HISTOIRE ¿È L’EGLISE DEPUIS LES ORIGINES JUSQU’A NOS JOURS PUBLIÉE SOUS LA DIRECTION DE Augustin FLICHE & Victor MARTIN 6 L’époque carolingienne par Émile AMANN professeur à la Faculté de Théologie catholique de Strasbourg BLOVD& GAY HISTOIRE de L’EGLISE DEPUIS LES ORIGINES JUSQU’A NOS JOURS PUBLIÉE SOUS LA DIRECTION DE Augustin FLICHE & Victor MARTIN 6 L’époque carolingienne par Émile AMANN professeur à la Faculté de Théologie catholique de Strasbourg BLOUD & GAY í• T %i BIBLIOGRAPHIE GÉNÉRALE Il devient de plus en plus difficile de rédiger, pour la période que couvre le présent volume, une bibliographie générale tant soit peu complète. On ne trouvera donc ici qu’une première orientation ; à chacune des subdivisions de l’ouvrage seront indiqués avec plus de précision les sources utilisées et les principaux travaux. Il convient aussi de distinguer les deux grandes parties de la chrétienté, l’Occident et l’Orient. I. — Occident. 1. Sources. — 1. Les documents officiels en provenance des chancelleries soit pontificale, soit royale, soit impériale demeurent encore assez rares, bien qu’en général plus nombreux qu’à la période précédente. De la chancellerie pontificale s’est conservée, en une copie presque contem­ poraine, une grande partie du Registre du pape Jean VIII (872-882), nouvelle édition dans M. G. H., Epistolae, t. VII, 1928. Les lettres des papes qui pré­ cèdent et qui suivent se retrouvent plus ou moins au complet daris diverses collections, soit anciennes, soit récentes, qui les ont remployées. De ces col­ lections, la plus importante est celle qui est contenue dans le Codex Carolinas (nouvelle édition dans M. G. H., Epistolae, t. III), où Charlemagne en 791 donne l’ordre de réunir les lettres reçues par la cour franque, depuis le temps de Charles Martel, en provenance de la curie romaine. Le rassemblement des autres lettres pontificales, commencé par Baronius, dans les Annales ecclesiastici, continué par les auteurs des collections conciliaires, puis dans la Patrologie latine de Migne, s’est poursuivi dans les M. G. H., Epistolae, t. III à VIII (c’est à cette édition que l’on se référera). Ces lettres sont groupées par ordre chronologique et sommairement analysées dans Jaffé-Wattenbach, Regesta pontificum romanarían, 2e édit., Leipzig, 1885. En dehors d’un nombre assez respectable de diplômes, dont plusieurs d’au­ thenticité douteuse (dans M. G. H., Diplomata Carolina), il s’est conservé relativement peu de lettres en provenance de la chancellerie franque. Plusieurs qui avaient pris place dans la P. L., se retrouvent en édition meilleure, mais en ordre dispersé, dans M. G. H., Epistolae. Classement chronologique, analyse sommaire et indications critiques et bibliographiques dans Bœhmer-Mühlbacher, Die Regesten des Kaiserreiches unter den Karolingern {751-918), Innsbruck, 1889 ; 2e édit, par J. Lechner, 1908 (à laquelle on se référera). Les documents d’ordre législatif se trouvent, pour ce qui est des pièces ecclésiastiques, dans les collections conciliaires. On utilisera, outre Mansi, Sacrorum conciliorum nova et amplissima collectio, t. XII-XVIII, l’édition de A. Verminghoff, 1906-1908, dans M. G. H., Concilia aevi karolini, en deux parties (une seule pagination). Une bonne part de la législation conci­ liaire et souvent des procès-verbaux d’importance capitale se trouvent aussi dans les diverses éditions des Capitulaires. La plus récente est celle des M. G. IL, Capitularia regum francorum, t. I, par A. Boretius, 1883, t. II, par A. Bobetius et V. Krause, 1897. 2. Les sources narratives, plus abondantes qu’à l’âge précédent, demeurent encore rares. De ce chef, le Liber pontificalis prend, pour l’histoire des papes, une impor­ 8 BIBLIOGRAPHIE GÉNÉRALE tance considérable, édit. L. Duchesne, 2 vol., Paris, 1886. Plusieurs des notices pontificales relatives à la période étudiée se développent aux dimen­ sions de vraies biographies ; rédigées soit peu après la mort du pape en cause, soit même, pour quelques-unes, de son vivant, elles contiennent des témoi­ gnages contemporains dont il faut, après discussion, tenir grand compte. Nous n’avons, pour la période considérée, rien qui ressemble à une histoire de l’Église, même partielle ¡ mais les faits d’ordre ecclésiastique, en rapport plus ou moins direct avec les événements politiques, se retrouvent dans les Annales qui commencent à se multiplier. Pour la fin du vme siècle et le début du ixe, jusqu’en 829, les Annales royales, qui prennent la suite des Continua­ teurs de Frédégaire, constituent une source de premier ordre. Elles existent sous une double forme : la rédaction primitive, passablement barbare, que nous continuerons d’appeler les Annales Laurissenses, jusqu’en 801, et un remaniement, avec continuation, de celles-ci, que nous continuerons d’appeler Annales Eginhardi, encore que nous n’admettions pas qu’Éginhard en soit l’auteur. Texte édité en parallèle dans M. G. H., SS., t. I, réimprimé dans P. L., CIV j nouvelle édition de Kurze dans Scriptores rerum germanicarum in usum scholarum. Il s’agit ici, selon toute vraisemblance, d’une chronique rédigée sous Einspiration directe de la cour franque. Autour de cette composition centrale gravitent d’autres « petites Annales », rédigées en divers monastères, Murbach (en Haute-Alsace), Lorsch (pays rhénan), Saint-Amand (département du Nord), Sâlzbourg, etc., qui sous des noms divers, Annales Nazariani, Mosellani, Laureshamenses, Sancti-Amandi, Maximiani, Juvavenses, etc., semblent bien dépendre, pour l’essentiel, des Annales royales auxquelles elles ajoutent, surtout pour les premières années du ixe siècle, quelques données particulières, qu’il faut contrôler. Elles se trouvent pour la plupart dans M. G. H., SS., t. I, quelques-unes t. Ili, t. XIII, t. XVI. Les rapports de ces textes soit entre eux, soit avec les Annales royales ont fait l’objet de travaux nombreux. Voir en particulier : G. Monod, Études critiques sur les sources de l'histoire carolingienne. Paris, 1898, et L. Halphen, Études critiques sur l'histoire de Charlemagne, Paris, 1921, qui renverront aux travaux antérieurs ; l’unanimité est encore loin d’être faite sur ces ques­ tions. Les Annales royales se continuent, pour le ixe siècle, par les Annales Bertiniani (de Saint-Bertin), anonymes pour le début, rédigées par Prudence, évêque de Troyes, pour la période 836-861, par Hincmar, archevêque de Reims, pour les années 861-882. Texte dans M. G. H., SS., t. I, réimprime dans P. L., CXV (Prudence) et CXXV (Hincmar) ; nouvelle édition de Waitz dans Scriptores rerum germanicarum. Pour cette même période, l’histoire des pays d’outre-Rhin (royaume de Louis le Germanique) se trouve dans les Annales Fuldenses; texte dans M. G. H., SS., t. I ; nouvelle édition de Kurze dans SS. rer. germ. La Chronique de Réginon de Prüm, dans son livre II, Liber de gestis regum Francorum (premières années du xe siècle), a de l’intérêt surtout pour la seconde moitié du ixe siècle. Texte dans M. G. H., SS., t. I, repioduit dans P. L., CXXXII ; nouvelle édition par Kurze dans Scrip­ tores rerum germanicarum, 1890. En dehors des Annales, il n’y a que peu de compositions historiques. Il faut pourtant donner ce nom à la Vita Caroli’rédigée par Éginhard vers l’an 830 (texte dans M. G. H., SS., t. I, dans P. G., XCVII, et dans SS. rer. germ * nouvelle édition avec traduction française par L. Halphen, dans les Classiques de l'histoire de France au Moyen Age, Paris, 1923) ; au De dissentionibus filiorum Ludovici Pii de Nithabd, abbé de Saint-Riquier (texte dans M. G. H., SS., t. II, dans P. G., CXVI, et dans SS. rer. germ. ; nouv. édition et tra­ duction française par Ph. Lauer, même collection, 1926) ; et, à un degré moindre, aux deux Vies de Louis le Pieux, rédigées l’une par Thégan, évêque » / BIBLIOGRAPHIE GÉNÉRALE 9 de Trêves, l’autre par un anonyme désigné depuis longtemps sous le nom de 1’Astronome (texte dans M. G. H., SS., t. II, et dans P. L., CVI et CIV). Ces deux vies sont intermédiaires entre les Annales et les productions hagio­ graphiques ou simplement biographiques. Ces dernières sont assez nombreuses pour l’époque considérée : biographies de missionnaires célèbres, comme Boniface, Sturm, Wilehad, Liuger, Anschaire, etc., de grands évêques, comme Lull de Mayence, de personnages remarquables, comme Alcuin. Se reporter pour les éditions soit à la Biblio­ theca hagiographica latina des Bollandistes, Bruxelles, 1899-1900 ; Supplé­ ment, 1911 ; soit à A. Potthast, Bibliotheca historica mediiaevi, 2e édit., Berlin, 1896, t. II, p. 1129-1646. Un nombre assez considérable de lettres nous restent de cette période ; la correspondance de saint Boniface et de Lull son successeur à Mayence (M. G. H., Epistolae, t. III), celle d’Alcuin (ibid., t. IV), celle de Raban Maur (ibid., t. V), celle de Loup, abbé de Ferrières (ibid., t. VI ; nouv. édition avec traduction française de L. Levillain, dans les Classiques de l’histoire de France au moyen âge, 2 vol.), d’autres encore, presque toutes publiées dans les Epistolae ; elles peuvent rendre de grands services. Quelques poètes de la renaissance carolingienne ont voulu mettre en vers les événements contemporains. Retenons l’écrivain anonyme que l’on a appelé le Poète saxon et qui, à la fin du ixe siècle, raconte en cinq livres, qui serrent parfois de très près les Annales royales et la Vita Caroli d’Eginhard, les gestes de Charlemagne (nouvelle édition dans M. G. H., Poetae latini, t. IV ; l’édition de P. L., XCIX, reproduit celle de Peetz, SS., t. I) ; pour le temps de Louis le Pieux, Ermold le Noir (Ermoldus Nigellus), De rebus gestis Ludovici Pii (dans P. L., CV, dans Poetae latini, t. II, nouvelle édition avec traduction française par E. Faral dans les Classiques de l’histoire de France au Moyen Age, 1932). Tant au point de vue de l’histoire générale, que de celle des idées et plus Îiarticulièrement des dogmes, on trouvera de nombreux renseignements dans es œuvres des écrivains ecclésiastiques de cette période. Rares encore à la fin du vine siècle, les ouvrages de théologie, d’exégèse, de droit canonique se multiplient au ixe siècle avec une intensité qui rappelle les plus beaux temps de l’ancienne littérature chrétienne ; qu’il suffise de rappeler les noms d’Alcuin, de Paulin d’Aquilée, de Théodulf d’Orléans, de Jessé d’Amiens, de Jonas d’Orléans, d’Agobard de Lyon, de Smaragde abbé de Saint-Mihiel et, un peu plus tard, ceux de Raban Maur, de saint Pascase Radbert, du moine Ratramne, de Gottschalck, de Prudence de Troyes, et enfin d’Hincmar de Reims, en qui se résume toute la culture théologique de l’époque. On s’orientera dans cette littérature extrêmement touffue à l’aide de VHistoire littéraire de la France, t. V et VI, un peu vieillie pour cette partie, de dom Ceillier, Histoire des auteifTs sacrés et ecclésiastiques, lre édit., t. XVIII, 1752, t. XIX, 1754 ; 2e édit., t. XII, 1862, qui a l’avantage de donner des textes une analyse soignée, à l’aide aussi des histoires de la littérature médiévale d’EBERT, Allgemeine Geschichte der Literatur des Mittelalters im Abendlande. 3 vol., 1880-1887 (traduction française de J. Aymeric et J. Condamin, Paris, 1884), et de M. Manitius, Geschichte der lateinischen Lite­ ratur des Mittelalters, t. I, Munich, 1911. Nombre de textes continuent à se publier dans des revues, dont la princi­ pale est le Neues Archiv der Gesellschaft für Sllere deutsche Geschichtskunde, 1876 et suiv., continuant l’ancien Archiv, 1819 et suiv. II. Ouvrages modernes. — Parmi les histoires générales de l’Église men­ tionnées en tête du tome I, on notera que celle de dom Poulet, Histoire du christianisme, a déjà largement dépassé la période carolingienne ; celle du R. P. Jacquin, t. II, Paris, 1936, finit à la mort du pape Paul Ier. 10 BIBLIOGRAPHIE GÉNÉRALE A. Hauck, Kirchengeschichte Dentschlands, t. Il, 3e et 4e édit., Leipzig, 1912, dépasse de beaucoup les frontières de l’Allemagne et fournira d’excel­ lentes indications sur l’histoire générale. La Geschichte des Papsttums de E. Caspar s’arrête au moment où prend notre récit ; Das Papsttum de J. Haller, t. II, Stuttgart, 1937, s’inspire de vues trop systématiques pour être de quelque utilité. Dans Les premiers temps de l’Etat pontifical, 3e édit., Paris, 1911, L. Duchesne donne un résumé suggestif de l’histoire du pouvoir temporel à ses débuts. Le R. P. A. Lapôtre a étudié l’action de la papauté à la fin du ixe siècle dans deux ouvrages qui n’ont pas été suffisamment remarqués : De Anastasio bibliothecario Sedis apostolicae, Paris, 1885 et L’Europe et le Saint-Siège à l’époque carolingienne, dont il n’a paru que la lre partie: Le pape Jean Vili, Paris, 1895. A défaut d’histoires ecclésiastiques, il faut se rabattre sur les histoires générales, qui, surtout pour l’époque étudiée, font une place d’ordinaire assez large aux faits de l’histoire de l’Église. On mettra en toute première ligne In série des Jahrbücher der deutschen Geschichte, rédigés sous la direction de l’Académie de Munich, guides indispensables pour la mise en place des événe­ ments et le rassemblement des sources. Pour notre période, il faut se référer à L. Œlsner, Jahrbücher des frankischen Reichs unter Konig Pippin, Leipzig, 1871 ; S. Abel-B. Simson, Jahrbücher... unter Karl dem Grosse, t. I, 2e édit., 1888, t. II, 1883 ; E. Duemmler, Geschichte des ostfrànkischen Reiches, 3 vol., 1880-1883 (les deux premiers et le premier tiers du t. III).En français, l’ouvrage de A. Kleinclausz, Charlemagne, Paris, s. d. (1935), est un guide excellent ; nous n’avons rien de semblable pour le règne de Louis le Pieux ; l’étude de F. Lot et L. Halphen, sur le Règne de Charles le Chauve, Paris, 1907, s’arrête à 851 et n’a pas été continuée. On trouvera des indications fort précieuses dans {’Histoire de France depuis les origines jusqu’à la Révolution, publiée sous la direction d’E. Lavisse, t. II, lre et 2e partie ; dans {’Histoire du Moyen Age publiée sous la direction de G. Glotz, t. I, Les destinées de l’Empire en Occident, par F. Lot-C. PfisterF. L. Ganshof, 1928-1935 ; et dans The Cambridge medieval history, publiée sous la direction de H. M. Gwatkin et J. P. Whitney, t. II, The rise of the Saracens and the foundation of the Western Empire, 1926, t. Ill, Germany and the Western Empire, 1930, où les chapitres conpernant les Iles Britan­ niques sont naturellement plus soignés. A côté de ces ouvrages d’étude, on consultera utilement des travaux de synthèse, tels A. Fliche, Là chrétienté médiévale (t. VII, 2, de {'Histoire du monde sous la direction de E. Cavaignac), Paris, 1929 ; L. Halphen, Les Barbares (t. V de Peuples et civilisations, sous la direction de L. Halphen et Ph. Sagnac), Paris, 1926. Nous avons signalé plus haut les guides pour l’histoire littéraire. Les histoires du dogme sont d’ordinaire fort brèves sur notre époque. Celle de J. Tixbront, t. III, 1912, s’arrête à l’an 800 ; celle de A. Harnack, Lehrbuch der Dogmen­ geschichte, t. III, 4« édit., 1910, n’a qu’un très bref chapitre sur l’histoire du dogme à l’époque de la renaissance carolingienne ; F. Loofs, Leitfaden zum Studium der Dogmengeschichte, 4e édit., 1906, est encore plus sommaire, mais très suggestif, ainsi que R. Seebebg, Lehrbuch der Dogmengeschichte, 2e édit., t. II (pour la théologie orientale), t. III (pour la théologie occidentale'1II. II. — Orient. I. Sources. — Les documents officiels en provenance du patriarcat byzan­ tin sont rassemblés, [analysés et critiqués par le R. P. V. Grumel, dans les Regestes des actes du patriarcat de Constantinople, vol. I, Les Actes des patriarches, fase. 2. Les regestes de 715 à 1043, Kadi-Kôy (Chalcédoine), 1936. BIBLIOGRAPHIE GÉNÉRALE 11 Ceux qui proviennent de la chancellerie impériale le sont par Dœlger, Regesten von Kaiserurkunden des ostrômischen Reiches von 565 bis ÍU53. Berlin et Munich, 1924 et suiv. Pour les textes conciliaires, on en est toujours réduit aux collections des xvne-xvine siècles, qui se révèlent ici particulièrement médiocres. Bien que plus complète en apparence, celle de Mansi doit céder le pas à celle de Hardouin qui permet de retrouver plus aisément l’origine des pièces rassemblées. Les ordonnances ecclésiastiques sont dans C. À. Zachariae von Ligenthal, Jus graecoromanum, 5 vol., Leipzig, 1856-1869, et dans J.-B. Pitra, Juris ecclesiastici Graecorum historia et monumenta, 2 vol., Rome, 1864, 1868. Les sources narratives paraissent au premier abord assez nombreuses, mais il faut tenir compte du fait que beaucoup d’historiens byzantins ne font guère que se recopier les uns les autres. Sont contemporains des événe­ ments, Nicéphore, Breviarium rerum post Mauricium gestarum (Historia syntomos), édit. C. de Boor dans Nicephori archiepiscopi Constantinopolitani opuscula historica, Leipzig, 1880, qui ne pousse le récit que jusqu’à 769, et Théophane, dont la Chronographia (traduite en latin au ixe siècle par Anastasb le Bibliothécaire) résume l’histoire de l’Église depuis Dioclétien, mais s’étend sur les faits de 750 à 812, édit. C. de Boor, 2 vol., Leipzig. 18831885. Dans le Chronicon de Georges Hamartolos (ou Monachos) qui prend l’histoire depuis la création, il n’y a d’original que la partie qui va de 812 à 842, édit. C. de Boor, 2 vol., Leipzig, 1904 ; une Vita Leonis Armenii, ano­ nyme (T.v’pfpayi xjxwypayíov), constitue pour la vie de ce souverain une source indépendante, texte dans P. G., CVIII. Les historiens ultérieurs : Genesios (milieu du xe siècle), édité dans le Corpus historiae byzantinae de Bonn, texte réimprimé dans P. G., CIX, les continuateurs de Théophane (Theophanes continuatus), ibid., (Pseudo-)Syméon Magister, ibid., ne font guère que reprendre, parfois textuellement, les renseignements de leurs prédécesseurs ; c’est plus vrai encore des historiens des xie et xne siècles, Jean Skylitzes, Georges Cedrenos (dans P, G., CXXI, CXXII j une édition avec traduction et commentaire est annoncée dans le Corpus Bruxellense historiae byzantinae). Les très nombreuses Vies de saints de la période considérée fournissent des renseignements importants, mais qu’il faut savoir critiquer ; vies des martyrs de la persécution iconoclaste, vies des grands évêques (Taraise, Méthode, Nicéphore, etc.), ou des grands higoumènes (Platon, Théodore le Studile, Euthyme, etc.), sur lesquelles on se renseignera dans la Bibliotheca hagiographica graeca des Bollandistes, 2e édit., 1909. La correspondance de plusieurs personnages notables a été rassemblée ; celle de Théodore le Studite, dans P. G., XC1X, celle de Photius, dont il existe trois éditions différentes (Montacutius, Londres, 1651 ; Hergenrœther, dans P. G., CIIj Valettas, Londres, 1864), sont les plus im­ portantes. Les auteurs ecclésiastiques de la période considérée entrent aussi en ligne de compte ; ils sont d’ailleurs à ce moment moins nombreux que les latins : Taraise et Nicéphore, patriarches de Constantinople, Théophane, Théodore le Studite qui les suit de près, Photius qui est de la génération suivante, Nicétas de Byzance, voilà pour les polémistes ; et à côté d’eux des orateurs sacrés comme Nicétas David et Photius lui-même. Sur ces écrivains on trou­ vera une première orientation dans K. Krumbacher, Geschichte der byzantinischen Litteratur, 2e edit., Munich, 1897, dont la lre partie est rédigée par A. Ehrhard. II. Ouvrages modernes. — Aux histoires générales signalées, ajoutons : J. Pabgoire, L’Église byzantine de 527 à 8U7, Paris, 1905 ; J. Hergenrœther, Photius, Patriarch von Constantinopel : sein Leben, seine Schriften und 12 BIBLIOGRAPHIE GÉNÉRALE das griechische Schisma, 3 vol., Ratísbonne, 1867-1869, qui déborde de beau­ coup les promesses de son titre et donne une histoire à peu près continue de l’Église byzantine des ixe et xe siècles. Le point de vue de l’Église ortho­ doxe est représenté par A. P. Lebedev, Histoire de la séparation des Églises aux IXe, Xe et' XIe siècles (en russe), Saint-Pétersbourg, 1905 et par Wl. Guettée (passé du catholicisme romain à l’orthodoxie), Histoire de l’Église, t. VI, Paris, 1889. Fr. Dvornik, La papauté, Byzance et les Slaves, Paris, 1925, ouvre un certain nombre d’aperçus extrêmement nouveaux. Les ouvrages généraux sur l’histoire byzantine font tous une place plus ou moins considérable à l’histoire ecclésiastique. Outre le tome IV de The Cambridge medieval history, Cambridge, 1927, qui est consacré à l’empire romain ¿’Orient (de 717 à 1453), on consultera avant tout : Ch. Diehl et G. Marçais, Le monde oriental de 395 à 1081 (t. III de l’Histoire générale. Histoire du Moyen Age sous la direction de G. Glotz), Paris, 1936. Voir aussi J. B. Bury, History of the Eastern Roman Empire from Arcadius to Irene, 2 vol., Londres, 1889 et History of the Eastern Roman Empire from the fall of Irene to the accession of Basil I {802-867), Londres, 1912 ; que l’on complé­ tera par A. Vogt, Basile IeT, empereur de Byzance, et la civilisation byzantine à la fin du IXe siècle, Paris, 1908. A. A. Vasiliev, Histoire de l’empire byzantin, traduit du russe, 2 vol., Paris,/1932, est sommaire pour la période considérée (t. I). L’histoire byzantine est d’ailleurs en train de se modifier profondément, et ce sont parfois des changements à vue que l'on enregistre en consultant des périodiques tels que la Byzantinische Zeitschrift, Munich, 1922 et suiv., le Byzantion, revue internationale des études byzantines, Bruxelles, 1924 et suiv., le Vizantifskif Vremmenik, Saint-Pétersbourg, 1894-1927 ; les Échos d’Orient, Paris, 1897 et suiv., ceci étant particulièrement vrai de l’histoire ecclésiastique. Un Corpus Bruxellense historiae byzantinae commence à pa­ raître à Bruxelles, 1935, comprenant soit des publications de textes anciens, soit des études et mémoires. Les encyclopédies et dictionnaires, utiles encore pour cette période, ont été cités au tome III. INTRODUCTION La période d’un siècle et demi qui va de l’élection de Grégoire le Grand à celle du pape Paul Ier (390-757) n’a pas réalisé, pour l’Église catho­ lique les espérances que l’on pouvait concevoir au lendemain du règne de Justinien. Les séparatismes religieux si menaçants en Orient, loin de s’atténuer, n’ont fait que s’affirmer. L’Église copte d’Égypte, l’Église jacobite de Syrie, sans parler de l’Église arménienne, persistent dans leur intransigeance antichalcédonienne. De l’autre côté de la frontière qui sépare l’Empire romain de la monarchie sassanide, l’Église dite nestorienne se claquemure dans son isolement et vise davantage à porter le christianisme vers l’Asie centrale et l’Extrême-Orient qu’à conclure (illiance avec les Églises d'Occident. De toutes ces dissidences l’histoire sera étudiée à part. Noyées au milieu d’elles, les communautés melkites, rattachées à l’Église de Constantinople mènent une existence, fort précaire en Égypte, un peu plus enviable en Syrie ; mais elles ne peuvent guère songer à faire rayonner la foi de Chalcédoine, à propager l’orthodo officielle. D’ail­ leurs, avant le milieu du,VIIe siècle, elles sont définitivement coupées de leurs communications avec l’Église impériale par la conquête arabe. Passé 640, l'infidèle est le maître à Damas, à Jérusalem, à Alexandrie ; Antioche le verra bientôt, et aussi la partie orientale de l’Anatolie, où s'établit la frontière qui, du golfe d’Alexandrelte jusqu'aux abords de Trébizonde, sur la mer Noire, séparera pendant des siècles l’Empire romain et le Califat. Puis, tandis que, à travers la Perse, vite conquise, l'Islam se fraye une route vers l’Inde et l’Asie centrale, une autre partie de ses forces, partant de l'Égypte, s’avance vers le Maghreb. Après des incursions qui affaiblissent l’Afrique byzantine, la conquête en règle en est entreprise vers 670. Carthage succombe définitivement en 697 ; la population latinisée ou hellénisée semble avoir disparu assez vite. Nous ne savons plus grand’chose à partir de cette date de l’Église afri­ caine. La conquête de l’Espagne suit de près. En 71 / la monarchie wisigothique s’écroule d’un seul coup ; il subsiste sans doute, en Espagne, de très nombreux chrétiens, mais leurs communications avec le reste de la chrétienté, leur vie religieuse même se ressentent de la situation humi­ liée et dépendante où ils vivent. 14 INTROD UCTION Dana lea mêmes temps, une autre partie de Vhéritage de Justinien est submergée par une autre barbarie. Les Avars, après s'être introduits des steppes de la Russie méridionale dans la plaine pannonienne ne se contentent pas de désorganiser par leurs raids F Illyricum. qui dépend toujours de Constantinople. Ils y poussent les Slaves, qui, par toutes les issues, pénètrent de plus en plus avant dans la péninsule balkanique, et jusque dans le Péloponèse. C’est encore une région de vieille civili­ sation chrétienne qui est provisoirement perdue. Au début du VIIe siècle, le pape Grégoire le Grand, faisant le compte des metropoles de 1’ Illy­ ricum, constatait bien des vides dans l’ancien cadre ecclésiastique. Un siècle plus tard la liste se serait allongée singulièrement des sièges épis­ copaux disparus. Les Bulgares, un autre peuple de la steppe, se sont chargés de détruire ce que les Slaves ont laissé subsister. L'Occident, il est vrai, ménage au christianisme quelques compen­ sations. Paralysée quelque temps par le mauvais vouloir des chrétiens d’origine celtique, l’évangélisation de l'heptarchie anglo-saxonne com­ mence à porter des fruits vers la fin du VIIe siècle ; et il n’est pas jusqu'à la lointaine Écosse qui ne compte des fidèles. La Gaule mérovingienne surtout est pour le christianisme un foyer d’expansion. Sans doute les résultats acquis soit en Thuringe, soit en Alémanie, soit sur la rive droite du Rhin sont-ils encore précaires ; ils ne sont même pas dus à des Francs. Il est incontestable néanmoins que, sans l'appui officiel de ceux-ci, les missionnaires scots, puis anglo-saxons, qui besognent en Germanie auraient difficilement triomphé des obstacles rencontrés. L'action des Willibrod, des Pirmin, des Boniface, si elle n'eût été secondée par les maires du palais d’Austrasie, risquait de demeurer inefficace. Mais, tout compte fait, Vexpansion du christianisme en Germanie est loin de com­ penser lés lourdes pertes subies sur tout le pourtour de l’ancien Empire romain. La période où nous entrons et qui va, en gros, de l'avènement du pape Paul IeT à la mort du pape Jean VIII (757-88%}, voit le christianisme reprendre sa marche conquérante. Quand meurt l'empereur Louis le Pieux, en 840, non seulement la Germanie tout entière, jusqu'à l'Elbe au nord, jusqu’aux hautes vallées de la Drave et de la Save, au sud, est devenue chrétienne, mais la frontière même de l’Elbe a été dépassée ; le Danemark, la Scandinavie même sont touchés, sinon remués par la propagande chrétienne. Les Slaves, ceux au moins du quadrilatère bohé­ mien, ont entendu parler de l’évangile et une génération ne se passera pas qu'ils ne demandent des missionnaires. La Pannonie, enfin débar­ rassée des Avars, donne de belles espérances. Constantinople de son côté, reprend conscience de ses devoirs. La Bulgarie voit arriver ses pré- INTRODUCTION 1& dicateurs ; plus au nord la Grande Moravie, où travaillent les deux Byzan­ tins Cyrille et Méthode, devient, pour tout le voisinage, un centre de rayon­ nement qui n’est pas sans efficacité. Les plaines mêmes de la Russie méridionale, où se succèdent les peuples de la steppe, attirent les regards de l'Église byzantine ; Khazars, Petchenègues et, derrière eux, toujours les Slaves sédentaires ou vagabonds qui seront un jour les maîtres de ces immenses pays. Cette expansion chrétienne, pour interessante quelle soit, n'est pas le seul, ni même le principal objet du présent volume. Plus importante encore pour l’histoire de l'Église est la formation du nouvel Empire d'Occident qui, pendant un siècle, va servir comme d’armature à la chré­ tienté latine. Vingt ans avant que Charlemagne reçoive à Rome la cou­ ronne impériale, cet Empire est réalisé qui englobe en ses limites à peu près tous ceux qui, en Occident, professent l’Évangile. Conscient de ses devoirs, conscient aussi des droits que ces devoirs lui confèrent, le chef de cet Empire va, pendant plus de quarante ans, faire figure, à l’endroit de l’Église, de défenseur, de guide, presque de chef, et l’histoire de l'Église d’Occident est inséparable de sa personne. Mais à pareille tâche des hommes ordinaires ne sauraient suffire. Sous le premier successeur de Charlemagne, c’est encore en fonction de l'histoire de VEmpire qu'il faut raconter l'histoire de l’Église. Louis le Pieux disparu, c'est un autre centre de perspective qu'il faut chercher. Ce nest plus à Aix-la-Chapelle qu’il convient de se placer, mais à Rome, où une succession de papes remarquables prend, une vingtaine d'antees durant, cette direction suprême des affaires tant religieuses que séculières, que s’était un peu jalousement réservée le premier empereur des Francs. Éphémère domi­ nation d'ailleurs ; l'Église d’Occident s'est trouvée unie si intimement à l’Empire que l’écroulement de celui-ci risque de compromettre grave­ ment l’équilibre de celle-là. C'est sur d'attristantes perspectives que se termine le IXe siècle, triomphalement inauguré par le couronnement impérial de Charlemagne. L’Église d'Orient, qui, malgré des querelles passagères, ne prend point encore son parti d'un isolement qui n'a rien de chrétien, connaît, pendant la période considérée, des vicissitudes d'un autre genre. Plus étroitement unie que jamais à l'Empire, elle est victime pendant tout un siècle des sautes d’humeur de souverains toujours prêts à s’immiscer aux questions théologiques. Sous prétexte de réforme, la dynastie isaurienne commence par lui imposer l'erreur complexe qui s'appelle I’iconoclasms, qui tourne vite à la persécution et pendant de longues années trouble profondément l’Empire. C’est seulement après 843 que l’Église byzantine connaîtra une période de calme relatif, encore que tous les germes de division ne 16 INTRODUCTION soient pas éliminés. C’est à la persistance de ces séquelles de la crise iconoclaste qu’il convient, semble-t-il, d’attribuer le caractère malin que prend subitement, au dernier tiers du IXe siècle, une discussion entre Rome et Constantinople dont on a parfois exagéré la portée. Du moins ce schisme de Photius fait-il apparaître le caractère toujours précaire des rapports ecclésiastiques entre l’ancienne et la nouvelle Rome. Les vicissitudes de la crise iconoclaste, les discussions politiques entre les deux Empires d’Orient et d'Occident, n’ont pas contribué, tant s’en faut à améliorer ces rapports ; quand se ferme le IXe siècle, on peut craindre que les tendances centrifuges ne prévalent, à Constantinople, sur les forces qui ramènent à l’unité. Pour pénibles que soient les constatations que l’historien est obligé de faire aux dernières décades du siècle, elles ne doivent pas lui faire oublier les grandeurs d’une époque dont la première partie est toute dominée par le nom prestigieux de Charlemagne. L’époque carolingienne, sans aucun doute, n’est pas la plus brillante ni la plus prospère de toute l’histoire ecclésiastique. Mais l’immense effort qui a été fait en sa première partie pour faire sortir l’Église de la Barbarie, la rendre moins inégale à ses responsabilités et à ses devoirs mérite bien d'être étudié par le détail. Rien de ce qui s’est fait alors n’est demeuré inutile dans l’édification sans cesse reprise de la Cité de Dieu. CHAPITRE PREMIER LA PAPAUTE, L’ETAT PONTIFICAL ET LES FRANCS DE 757 A 795 * § 1. — Le pape Paul Ier et le roi Pépin. Le 26 avril 757, au palais du Latran, mouLE BILnN^^N,7FICAT rait le pepe Etienne IL A travers des fortunes diverses, il avait ete, par sa per­ sévérance, l’artisan du pouvoir temporel de la papauté. Secouant déli­ bérément l’hégémonie byzantine qui, depuis deux cents ans, pesait sur l’action du Siège apostolique, il s’était orienté vers la monarchie franque, à qui le changement de dynastie accompli en 751 avait donné un regain de jeunesse. Dans la pensée d’Étienne, Pépin, le nouveau roi des Francs, devait aider l’Église romaine à surmonter les difficultés, les unes d’ordre temporel, les autres d’ordre spirituel, avec lesquelles on était aux prises. L’événement avait répondu aux espé­ rances du pontife. Les campagnes de 754 et de 756, les actes diplomatiques qui les avaient suivies avaient achevé de faire du pape un prince temporel, jouissant au moins d’un semblant d’indépendance. Depuis quelque cinquante ans déjà, le duché byzantin de Rome était, en fait, un gouvernement autonome que des liens d’allégeance tout à fait lâches rattachaient à Constantinople : à ce noyau primitif de l’État pontifical, tout entier en façade sur la mer Tyrrhé- LE NOUVEL ÉTAT PONTIFICAL (1) Bibliographie. — I. Sources. — Pour l’histoire pontificale, les lettres pontificales, classées dans Jaffé-Wattenbach, Regesta pontificum romanorum ; elles proviennent pour la plupart du Codex carolinus, cité ici d’après l’édition des M. G. H., Epistolae, t. III ; les notices du Liber pontificalis, édit. Duchesne, t. I, p. 463 et suiv. — Pour l’histoire franque, outre de « Continuateur de Frédégaire >, les Annales de Lorsch et celles dites d’Éginhard (se reporter, pour les éditions à la bibliographie générale).— Pour l’histoire byzantine, voir plus loin, c. III. La législation civile et canonique se trouvera, sans parler des vieilles collections conciliaires (Labbe, Hardouin, Mansi), dans M. G. H. : Io Concilia, t. II, Concilia aevi karolini édit. A. Verminghoff ; 2° Capitularia regum francorum, t. I, édit. A. Boretius. IL Travaux. — Le cadre général dans L. Œlsner, Jahrbücher des frdnkischen Reichs unter Kœnig Pippin, Leipzig, 1871 S. Abel et B. Simson, Jahrbücher des frdnkischen Reichs unter Karl dem Grosse, t. I, 2e édit., Leipzig, 1888, t. II, Leipzig, 1883 ; A. Kleinclausz, Charle­ magne ; A. Hauck, KirchengeschichteDeutschlands,l.ll,3e-lte édit., Leipzig, 1912. L’histoire de Rome et du domaine pontifical dans F. Gregorovius, Geschichie der Stadt Rom im MittelAlier, 5e édit., t. II ; R. Baxmann, Die Politik der Pdpste von Gregor 1. bis Gregor VII., t. II, Elberfeld, 1868 ; L. M. Hartmann, Geschichie Italiens im Miltelalter, t. II, 2e p., Gotha, 1903; L. Duchesne, Les premiers temps de l’Étal pontifical, 3e édit., Paris, 1911. Sur l’administration, voir L. Halphen, Études sur l'administration de Rome au moyen âge, dans Bibl. Éc. Hautes Études, fase. 166, Paris, 1907. Pour la législation, Carlo de Clercq, La législation religieuse franque de Clovis à Charlemagne, Paris-Louvain, 1936, qui renverra aux travaux plus anciens. Histoire de l’Église. — Tome VI. 2 18 LA PAPAUTÉ, L’ÉTAT PONTIFICAL ET LES FRANCS nienne, venaient s’annexer maintenant les autres possessions byzantines, reprises aux Lombards, qui bordaient l’Adriatique depuis les embouchures du Pô jusqu’un peu au nord d’Ancône. Outre qu’elle s’effectuait aux dépens de territoires sur lesquels, jusquelà, l’administration temporelle du pape n’avait point eu de prises, cette annexion donnait au nouvel État pontifical la configuration géographique qu’il gardera jusqu’en 1860 : deux grandes masses, l’une sur la mer Tyrrhénienne, l’autre sur l’Adriatique, réunies par une bande plus ou moins large dont Pérouse était le centre. Cette bande, qui assure la communica­ tion entre les deux parties principales, n’est encore, au moment où dis­ parait Étienne II, qu’un étroit pédoncule correspondant à l’ancienne route militaire qui reliait, depuis la conquête lombarde, les débris des possessions byzantines. Au nord de ce pédoncule la Tuscie lombarde, au sud les duchés lombards de Spolète et de Bénévent s’intercalent eux aussi entre les deux parties du territoire pontifical. Étienne II et ses successeurs immédiats chercheront à donner au nouvel État pontifical plus d’homogénéité, de consistance et de force, au risque d’entraîner la papauté en des complications presque exclusivement séculières. Tel sera, en particulier, le trait dominant du pontificat de Paul Ier, successeur d’Étienne II. Paul Ier était le frère d Étienne II ; comme ,. , . n diacre, il avait exercé une grande influence. Le Liber pontificalis rapporte1 que, pendant la dernière maladie d’Étienne, un parti se forma autour de Paul pour le pousser au souverain ponti­ ficat. Mais il s'en fallait que l'unanimité lui fût acquise. Autour de l’archi­ diacre Théophylacte, qu’une vieille coutume désignait comme le candidat éventuel, un certain nombre de personnes s’agitaient. Paul aurait pris le sage parti de ne pas quitter le Latran où son frère agonisait. Au retour de la cérémonie funèbre accomplie à Saint-Pierre, la faction qui tenait pour lui l’acclama comme successeur d’Étienne: Elle était la plus forte. Les chances de Théophylacte s’affaiblissaient, bien que, semble-t-il, l’archidiacre se fût posé pendant quelque temps en rival de Paul. Nous avons encore la lettre où Paul annonçait au roi Pépin *, le décès de son frère et l’élection qu’avait faite de sa chétive personne le peuple tout entier; il ne demandait pas que le roi des Francs lui donnât l’autori­ sation de se faire consacrer : il était mutile de créer, à l’endroit du nou­ veau patrice des Romains, un dangereux précédent. Cependant un missus de Pépin était à Rome, venu peut-être dès la nouvelle du décès ou même de la maladie d’Étienne. Paul le retint dans la capitale. Témoin de la piété et de la régularité avec laquelle se passerait l’ordina­ tion du pape, Immo — c’était le nom du missus — pourrait apporter L’ÉLECTION DE PAUL I” (1) Edit. Duchesne, t. I, p. 463. ¡2) Jaffé-Wattenbach, 2336, CwUx carolûuis, 12. 19 LE PAPE PAUL Ier ET LE ROI PÉPIN à son maître les assurances de la fidélité reconnaissante du pontife et de tout son peuple à l’endroit du souverain1. Dans oes conditions, et sans qu’on crût nécessaire d’attendre une réponse de la cour franque, Paul fut consacré le dimanche 29 mai : un mois à peine s’était écoulé depuis la mort-de son frère et prédécesseur. Mais la présence du missus franc, les promesses (sinon le serment) faites entre ses mains, tout cela témoignait que la papauté, délivrée de la sujé­ tion byzantine, se liait à un autre protecteur. Aussi bien, le jeune État pontifical étaitil trop faible pour se maintenir contre deux ennemis puissants et qui, malgré leurs anciens antagonismes, n’hésitaient pas à se liguer contre le nouveau venu. Byzance n’avait pas entièrement renoncé à l’Italie et le royaume lombard n’acceptait ni sa défaite de 756, ni les restitutions territoriales auxquelles Pépin l’avait obligé. Astolf était mort en décembre de cette même année ’ ; mais Didier qui, non sans quelque difficulté, l’avait remplacé en mars 757, donc quelques mois avant l’élection de Paul, héritait de ses ambitions et de ses procédés. De son côté, Constantin V, qui, depuis le concile de Hiéria, s’enfonçait de plus en plus dans la politique iconoclaste, autant par haine contre le pape défenseur des saintes images que par rancune contre la main­ mise de Rome sur l’eXarchat, n’hésitait pas à faire alliance avec ses anciens ennemis, les Lombards. LA SITUATION POLITIQUE LES DEMANDES D'AGRANDISSEMENTS TERRITORIAUX Les premières lettres adressées par paul jer . Ja {ranque tra_ . , , .n duisent les preoccupations que causent au pape ces deux voisins inquiétants. Le plus pressant est de consolider, par des rectifications de frontière, le petit État pontifical, et c’est une lettre « du sénat et du peuple romain » qui porte cette demande « au grand vainqueur Pépin, roi des Francs et patrice des Romains » *. L’année suivante allait encore renforcer les liens entre le pape et le roi. Paul accepte d’être le parrain de la princesse Gisèle, née vers la fin de 757 *. Ce fut l’occasion pour le pape de réclamer de nouveau à son puissant protecteur des concessions territoriales qui missent en sûreté les «justices » de saint Pierre. La chose, il le prévoyait^ ne serait pas facile, trop de gens malintentionnés étant intéressés à ce que l’opération ne se fît pas. (1) Il y a, croyons-nous, plus qu’une formule de politesse dans les mots employés par le pape : firmi et robusti.., in ea fide et dilectione et caritatis concordia atque pacis foedera quae..< sanctissimus pontifex vobiteum confirmavit permanentes et cum nostro populo permanebimus usque in finem. — Gundlach les rapproche avec raison d'une formule employée dans des circonstances analogues par ¡ le pape Etienne III. (M. G. H., Epistolae, t. III, p. 559, 1. 39-41). On voit s’esquisser, dès le début du protectorat franc, le protocole qui sera réglé plus tard. Cf. infra, p. 205-206. 2) Sur la date de décembre 756, voir la démonstration de Gundlach, dans la préface au Codex canlinus (M. G. H., Epistolae, t. III, p. 472). {31 Codex carolinus, 13, de 757. (4| Cf. L. Duchesne, Le Liber pontificalis, t. I, p. 446, n. 5 ; et Jaffé-Wattenbach, 2338, Cad. caroL, 14. 20 LA PAPAUTÉ, L’ÉTAT PONTIFICAL ET LES FRANCS En attendant que la cour franque intervînt, . - , -, ■ ... ~ <• • Paul 1er n était pas reste inactif. Des négociations engagées avec Alboin, duc de Spolète, et Liutprand, duc de Bénévent, avaient amené ceux-ci à se mettre sous le protectorat du roi des Francs *. Mal leur en prit. Une expédition punitive organisée par Didier les réduisit l’un et l’autre à l’impuissance. Capturé avec quelques-uns des siens, Alboin fut jeté en prison ; Liutprand réussit à s’enfuir à Otrante, mais Didier le remplace à Bénévent par Argis, un de ses fidèles. Puis, courant à Naples, toujours possession byzantine, il s’abouche avec le représentant du basileus, Georges, récemment venu de Francie, où il était allé remplir quelque mission ’. Des plans communs de campagne s’élaborent donc entre le Lombard et le Byzantin : d’une part l’armée impériale (venant sans doute de la Vénétie), appuyée par toutes les forces du royaume ita­ lien, marcherait sur Ravenne et la Pentapole et pousserait, si possible, jusqu’à Rome ; d’autre part, la flotte de Sicile bloquerait Otrante ; Liut­ prand, assiégé et pris, serait ainsi remis au pouvoir de Didier ’. Ces arrangements une fois conclus, le roi lombard se dirigea vers Rome, dans un appareil suffisamment pacifique pour qu’il fût possible au pape de le recevoir et d’entrer en négociations avec lui. Le vif du débat por­ tait sur la « restitution » à saint Pierre des cités de Bologne et d’Imola, dépendant de l’ancien exarchat, de celles d’Osimo et d’Ancône, parties de la Pentapole. Restitution est, dans la circonstance, un terme assez impropre ; jamais ces territoires n’avaient fait partie du duché de Rome. Il s’agissait, en somme, de rectifications de frontières que Didier avait promises à Étienne II pour obtenir son appui, au début de l’année 757, alors qu’il briguait contre Ratchis, sorti de son couvent, le trône des Lombards. Paul, d’ailleurs, se trouvait en excellente position pour rappeler au roi ses engagements ; lui-même ne les avait-il pas reçus aux lieu et place de son frère 4 ? C’est en vain, pourtant, qu’il fit appel, en 758, à ces souvenirs tout proches. Didier se refusa à toute cession, sous prétexte que le roi des Francs n’avait pas encore renvoyé les otages lombards donnés, en 756, comme garantie de l’exécution des traités. II priait le pape de transmettre à Pépin sa requête à ce sujet. Que s’il obtenait satisfaction, peut-être entrerait-il dans la voie des accommodements. Peu rassuré, Paul Ier se hâta d’avertir le roi des Francs. Dans une lettre qui devait passer sous les yeux de Didier, il lui exposait les réclamations du Lombard 6 ; mais une lettre secrète doublait celle-ci, exposant à la cour franque la véritable situation, l’invitant avec instance à ne tenir aucun compte des demandes du roi, à mettre au contraire tout en œuvre pour contraindre celui-ci à l’exécution de ses promesses antérieures 6 ____ _ MENACES DE DIDIER _ (1) Jaffé-Wattenbach, 2341, Cod. carol., 17 : « Spolaetinus et Beneventanus se sub vestra potestate contulerunt ». (2) Cf. Bœhmer-Muehlbacher, Regesta Imperii, t. I, n. 84 a ; Annales LaurissenSes, a. 757. (3) Lettre citée ci-dessus, Cod. carol., 17. L’idée de la marche sur Rome est exprimée dans une autre lettre (Cod. carol., 15) dont le texte intégral a disparu et dont il ne reste plus que le résumé. (4) Liber pontificalis, Vita Stephani, édit. Duchesne, U I, p. 455. (5) Jaffé-Wattenbach, 2340, Cod. carol., 16. (6) C’est la lettre Jaffé-Wattenbach, 2341, utilisée ci-dessus. LE PAPE PAUL Ier ET LE ROI PÉPIN 21 Le péril était sans doute moins grand que le pape ne l’imaginait. Les projets d’alliance entre la cour de Pavie et celle de Constantinople n’avaient peut-être rien de bien sérieux. L’année suivante, il est vrai, Paul Ier, plus ou moins exactement renseigné par ses émissaires, signale le départ de Constantinople d’une flotte considérable, qui se mettrait en mouvement vers l’Italie ou la Francie *. Nous ne savons si cette démons­ tration navale a reçu un commencement d’exécution. Des menaces byzan­ tines le roi Pépin semble bien ne s’être pas beaucoup préoccupé, sachant du reste à quoi il devait s’en tenir . * Une expédition armée au delà des Alpes ne lui paraissait pas non plus indispensable : il était assez fort pour que de sérieuses représentations fussent écoutées par Didier. A la fin de 759, deux personnages, choisis parmi les plus considérables, par­ taient pour l’Italie. L’un était le frère même du roi, Remi, pour lors évêque de Rouen ; l’autre le duc Auchaire (Ogier), qui jadis avait été envoyé au devant d’Étienne II, lors de son voyage en Francie, en 753. Leur actiori fut immédiate ; Didier donna sur le champ certaines satis­ factions : de notables rectifications de frontière furent accordées au nord-ouest de l’exarchat, portant la limite jusqu’à l’ouest de Ferrare et d’Imola. Ce territoire fut immédiatement évacué par le roi lombard. Celui-ci promettait en même temps de céder incessamment Bologne que Paul Ier persistait à réclamer. Sans doute parla-t-on aussi de la partie au sud-est de la Pentapole (territoires d’Ancône et d’Osimo). Une lettre débordante de joie remerciait le roi des Francs, au début de 760, des magnifiques résultats ainsi obtenus *. Elle ne laissait pas, dans sa finale, de formuler de nouvelles demandes ; il fallait que Pépin, soucieux des inté­ rêts de Pierre « qui l’avait consacré roi », prit toutes les mesures néces­ saires à l’exaltation et à la parfaite libération de la sainte Église. Une allusion fort claire était faite aux engagements pris jadis à l’égard d’Étienne*. Bref, le pape ne renonçait pas au rêve d’un grand État italien dont il eût été le souverain et qui aurait englobé toute la partie centrale de la péninsule. INTERVENTION DE LA COUR FRANQUE . Moins que jamais il ne pou.. x. .. r „ vait en etre question. Ce n’était pas sans peine que Didier se laissait arracher par lambeaux les quelques territoires qui avaient fait l’objet des négociations de la fin de 759. L’évêque de Rouen et le duc Auchaire étaient sans doute retour­ nés en Francie, quand Paul Ier, après avril 760, manda à la cour franque NOUVELLES RÉCLAMATIONS DE PAUL 1« (1) Jaffé-Wattenbach, 2345, Cod. carol., 20. Les fidèles dont il est question dans cette lettre et les précédentes ne seraient-ils pas à chercher parmi les moines byzantins qui refluaient alors à Rome, chassés de l’Orient par la persécution iconoclaste ? (2) II avait reçu à Compiègne, au printemps de 757, l’ambassade byzantine dont il a été dit un mot ci-dessus. Voir F. Dœlger, Re gesten der Kaiserurkunden dee ostrômischen Reiches, 320. (3 Jaffé-Wattenbach, 2344, Cod. carol., 19. (4) Il s'agit sans doute de la donation de 754. Voir t. V. 22 LA PAPAUTÉ, L’ÉTAT PONTIFICAL ET LES FRANCS que, loin de mettre ses promesses à exécution, Didier avait envoyé ses troupes exercer des déprédations en territoire pontifical. Sommé de revenir à de meilleurs sentiments, il avait répondu par une lettre inso­ lente et pleine de menaces, que le pape se faisait un devoir de trans­ mettre à Pépin. Paul implorait donc à deux genoux la protection du monarque. Le plus pressant, c’était l’envoi de plusieurs missi royaux. L’un s’arrêterait à Pavie et pourrait ainsi s’enquérir très exactement des intentions du Lombard ; deux autres viendraient à Rome pour se porter, en cas de besoin, au secours du pape attaqué *. Décidément la constitution de l’État pontifical n’était pas, pour la cour franque, une affaire de tout repos. Les missi partirent aussitôt ; mais celui qui s’arrêta à Pavie reçut de la cour lombarde un démenti pur et simple aux accusations du pontife ; il fallut qu’au cours de 761 Paul Ier donnât des précisions sur les méfaits accomplis par les troupes de Didier, tant sur le territoire de Sinigaglia que sur les confins de la Campanie romaine ’. Mêmes doléances, mêmes réclamations au cours des années suivantes •. Avec le temps, néanmoins, un modus vivendi finit par s’établir entre le pape et Didier. Tout montrait que la cour franque, dont l’attention était accaparée par les affaires d’Aquitaine avait d’autres soucis. Le mieux pour Paul était de renoncer provisoirement aux espoirs grandioses que son frère et lui avaient pu concevoir : si l’on ne pouvait supprimer le royaume lombard, il fallait s’entendre avec lui. A partir des années 761762, il n’est plus guère question des méfaits du souverain de Pavie. D autres préoccupations, d ordre plus reh. ,. • . , gieux, s imposaient d ailleurs au pape. La lutte iconoclaste faisait rage en Orient * ; les moines orthodoxes en étaient les principales victimes. Nombreux étaient ceux qui, chassés de l’Empire par la persécution, venaient chercher un refuge en Italie et tout spéciale­ ment à Rome. Paul Ier fit bon accueil à ces réfugiés et leur donna toutes facilités pour s’établir dans sa capitale. De ses deniers et sur un terrain lui appartenant, il avait construit un monastère en l’honneur du pape martyr, Étienne Ier, et de saint Silvestre, où les corps des deux saints furent transportés, en même temps que beaucoup d’autres reliques retirées des catacombes. Ce monastère fut attribué à des moines grecs, qui y célébreraient les offices dans leur langue II. y eut sans doute d’autres fondations du même genre. RAPPORTS AVEC L'ORIENT (1) Jaffé-Wattenbach, 2345, Cod. carol., 20. (2) Jaffé-Wattenbach, 2347, Cod. carol., 21. (3) Jaffé-Wattenbach, 2348, Cod. carol., 22. (4) Continuateur de Frédégaire, cxxiv et suiv. ; Annales Laurissenses et Annales Eginhardi, a. 768 et suiv. ; cf. Œlsner, Jahrbücher des frankischen Reichs unter Kônig Pippin, c. xxiv, xxv, XXVII. ^5) Cf. infra, p. 108 et suiv. (6) Liber pontificalis, édit. Duchesne, 1.1, p. 465 *, voir aussi, la n. 8 de la p. 466. La fondation de ce couvent est attestée par un diplôme qui porte la date du 2 juin 761, et qui est adressé à l'abbé Léonce. Texte dans Concilia aeri karolini, p. 65-71. Sur l'authenticité, voir Duchesne, dans la note indiquée ci-dessus. LE PAPE PAUL Ier ET LE ROI PÉPIN 23 Cet afflux de réfugiés incita vraisemblablement le pape à faire auprès du basileus des démarches en vue de mettre un terme à la persécution. Le Liber pontificalis croit savoir qu’à plusieurs reprises des missi ponti­ ficaux furent envoyés à Constantinople aux deux empereurs Constantin V et Léon IV l, « pour rétablir en leur ancien état de vénération les très saintes images de Notre-Seigneur, de sa sainte mère et des saints ». Sur ces négociations, nous sommes malheureusement moins bien ren­ seignés que sur les affaires strictement politiques. Dans une lettre au roi Pépin, qui peut être de la fin de 763 ou du commencement de 764, dans une autre que l’on peut dater avec quelque certitude du printemps de 764, il est fait allusion à des missi expédiés à Constantinople, mais dont le pape est encore sans nouvelle *. C’est peut-être à la même am­ bassade que se rapporte une information donnée par une autre lettre dont la date ne peut être exactement fixée ’, et suivant laquelle le primicier Christophe, représentant du Saint-Siège, aurait adressé au basileus de très vives représentations, auxquelles Constantin opposa que l’am­ bassadeur ne se conformait pas aux instructions pontificales. Le basileus aurait fait une déclaration analogue aux missi francs qui se trouvaient au même moment à la cour impériale ; ceux-ci, une fois ren­ trés en leur pays, rapportèrent çe qu’ils avaient entendu à Constantinople. Craignant qu’ils ne fussent ébranlés dans leurs sentiments à l’égard de l’Église romaine, Paul crut devoir affirmer à Pépin que son ambassadeur avait traduit exactement ses pensées, et mettre le roi en garde contre les dires de ses gens à lui. Tout cela fait entrevoir une négociation assez ardue où le basileus, visité à la fois par les représentants du pape et par ceux de Pépin, a tenté de lier partie avec ces derniers pour mettre en échec la politique pontificale relative au culte des images. On voudrait pouvoir dater avec plus de certitude une autre pièce 1 2*45 d’où il résulte que le basileus avait l’intention de mettre en œuvre, dans le débat, des arguments plus énergiques. Paul y prévient le roi des Francs qu’il a connaissance, par une voie sûre, de préparatifs militaires qui sont faits par les Byzantins (sans doute en Vénétie) et qui menacent l’exar­ chat. Que, de toute urgence, la cour franque se mette en rapport avec Didier ; celui-ci alertera les contingents de Spolète, de Bénévent et de la Tuscie lombarde. Ces mots laissent supposer que Didier a renoncé — si tant est qu’il y ait jamais songé — à la dangereuse alliance avec les Byzantins et que la papauté peut compter sur lui en cas de danger *. (1) Léon IV, dit le Khazar, fila de Constantin, associé par lui à l'Empire depuis 750 et qui lui suc­ cédera en 775. (2) Jaffé-Wattbhbacb, 2355, 2356, Cod. carol., 28 et 29. (3r Jaffé-Wattbmbacb, 2363, Cad. carol., 36. (4) Jaffé-Wattbwbacb, 2357, Cad. carol., 30. (5) C'est la raison pour laquelle il n’est pas possible de rapporter cette information à l'événe­ ment signalé plus haut, p. 21 n. 1. 24 LA PAPAUTÉ, L’ÉTAT PONTIFICAL ET LES FRANCS Quoi qu’il en soit, c’était par d’autres moyens que le basileus espérait l’em­ porter dans cette question des images, principal objet de ses préoccupations. L’ensemble de l’Église franque, il le savait, était loin de professer à l’endroit du culte des saintes icones les idées chères aux populations italiennes, idées auxquelles s’était ral­ liée la cour romaine depuis l’époque de Gregoire IL C’est à gagner cette Église, ou plutôt son chef naturel, le roi, que s’appliquait depuis quelque temps le basileus. Encore que nous soyons mal renseignés sur le détail des négociations, nous pouvons en surprendre divers indices qu’il n’est pas impossible de relier les uns aux autres. Une ambassade byzantine était à la cour franque en 757 1 ; le prolasecrelis Georges, que Didier aurait ultérieurement rencontré à Naples, en faisait partie *. Or, nous avons constaté la présence simultanée à Constantinople, en 764, d’une légation franque et d’une mission pontificale ’ : les Francs, revenant dans leur pays, ont dû être accompagnés par des envoyés byzan­ tins. En tout cas, Paul connaît en 765 la présence, à la cour de Pépin, d’une ambassade grecque conduite par le spathaire Anthime et l’eunuque Synésius, dont les agissements ne laissent pas de l’inquiéter. Il fait à Pépin les plus pressantes recommandations : que le roi se miette en garde, tant contre les insinuations des Grecs, relatives à la foi, que contre les récla­ mations territoriales qu’ils viendraient à formuler12345. De cette lettre, il ressort clairement que le pape veut faire de Pépin tout autant le défenseur de la foi orthodoxe, que le protecteur temporel de l’Église. C’est en la première de ces qualités qu’il lui adresse, de toute urgence, peu après la lettre précédente, un court billet le mettant au courant des nouvelles qu’il vient de recevoir. Un envoyé spécial du patriarche d’Alexandrie, Cosme, lui a apporté le témoignage que les églises d’Orient soustraites à l’emprise du basileus restent fidèles à l’intégrité de la foi : ce sera pour le roi un précieux encouragement ’. COLLUSIONS ENTRE L’ORIENT ET L’ÉGLISE FRANQUE Nous ignorons la manière dont se pour­ suivirent à la cour franque les négociations byzantines. La seule chose que nous sachions, c’est que Pépin réunit, à Pâques 767, à Gentilly, un grand synode? vraisemblablement celui dont il était question dès 765. Les Annales de Lorsch et les Annales d’Éginhard •, seuls documents par lesquels nous connaissions ladite assemblée, nous la présentent comme un débat contradictoire entre les deux Églises orientale et occidentale, « c’est-à-dire entre Romains et LE SYNODE DE GENTILLY (1) Annales Laurissenses, a. 757. (2) Cf. supra, p. 20, n. 2 ; 21, n. 2. (3) Cf. supra, p. 23. (4) Jaffé-Wattenbach, 2364, Cod. carol., 37. Les deux questions, politique et religieuse, res­ teront encore liées pendant fort longtemps. (5) Jaffé-Wattenbach, 2370, Cod. carol., 40 ; cf. F. Dœlger, Regesten, 325. (6; Annales Eginhardi, a. 767. LE PAPE PAUL Ier ET LE ROI PÉPIN 25 Grecs » au sujet de la sainte Trinité et des images des saints. L’on voit très bien ce que signifient les derniers mots ; quant aux discus­ sions sur la Trinité, l’on a conjecturé qu’il pourrait s’agir ici des pre­ mières attaques des Grecs contre le Filioque1. L. Duchesne a souligné que des « Romains » étaient présents à cette réunion ; peut-être a-t-il attaché trop d’importance au mot lui-même, l’expression « entre Romains et Grecs » pouvant n’être que la traduction des mots « entre les deux Églises orientale et occidentale ». Il reste néanmoins que dans toute cette affaire Pépin persévéra « toujours dans son système de n’admettre aucune discussion religieuse en dehors du pape * ». Cela ne veut pas dire que le nouveau roi des Francs se considérât comme sans autorité en matière ecclésiastique. S’il ne prend pas encore à l’en­ droit de l’Église universelle l’attitude qui sera celle de Charlemagne, il se considère à coup sûr non seulement comme le défenseur, mais comme le guide, et, jusqu’à un certain point, comme le chef de la chrétienté franque. Au lendemain de la mort de Charles Martel, alors que lui et son frère Carloman ne gouvernaient encore qu’en qualité de maires du palais, c’était l’autorité pontificale, représentée par saint Boniface, qui avait pris l’initiative de la réforme dont l’Église franque àvait un si vif besoin s. Depuis le sacre de Pépin en 752, Boniface avait disparu de la Francie ; revenant à ses premières amours, il dépensait son activité à l’œuvre des missions de Frise, et c’est là que, le 5 juin 754, il tombait en martyr. Lui mort, seul Pépin était de taille à continuer l’œuvre réfor­ matrice si heureusement commencée : Lull, successeur de Boniface sur le siège épiscopal de Mayence, strictement enfermé dans les limites de son diocèse, n’avait pas été, comme Boniface, investi du titre d’ar­ chevêque par le Saint-Siège. Comment, dès lors, aurait-il pu étendre à l’ensemble de l’Église franque une action qui, sur les rives mêmes du Rhin, était contestée par la jalousie de ses voisins ? ACTION RÉFORMATRICE DE PÉPIN Mais la confiance de Pépin avait fait de Chrode, , . , TT .. gand, eveque de Metz, à qui Etienne 11 avait conféré la dignité archiépiscopale, un des personnages les plus en vue de la Francie. Cette confiance, Chrodegand la méritait : il avait montré à Metz ce qu’il convenait de faire pour donner au clergé séculier la dignité ' des mœurs et la régularité de la vie ecclésiastique. Investi de par son titre d’archevêque * d’une réelle supériorité sur ses collègues de la Francie orientale, il fut en même temps, semble-t-il, auprès du roi Pépin le grand continuateur de l’œuvre réformatrice de Boniface. Cependant entre lui SAINT CHRODEGAND (1) Hefblè-Leclebcq, Histoire des conciles, t. III, 2e part., p. 725. Cf. infra, p. 175-176. (2) Les premiers temps de l’État pontifical, 3e édit., 1911, p. 94. (3) Voir t. V. (4) Ne pas confondre avec celui de métropolitain. Le rétablissement de la hiérarchie métro­ politaine ne viendra que plus tard ; cf. infra, p. 27 et 80. 26 LA PAPAUTÉ, L’ÉTAT PONTIFICAL ET LES FRANCS et l’archevêque martyr, on peut remarquer une différence essentielle. Anglo-saxon, Boniface a été élevé dans le culte du Siège apostolique ; comme Bède, son presque contemporain, comme Alcuin, dont nous aurons à dire l’influence, il est persuadé du rôle unique joué par le pape dans l’Église. Franc par son éducation, Chrodegand, tout dévoué qu’il soit au Saint-Siège, n’aura point les mêmes scrupules à faire intervenir de manière définitive et souveraine dans les choses d’Église une puissance autre que l’autorité pontificale. Plus inféodé aux idées de l’Église fran­ que, qui, depuis l’époque de Clovis, est habituée à tenir le plus grand compte de l’autorité royale, il va imprimer à l’activité ecclésiastique de la dynastie carolingienne une allure nouvelle. Continuant l’action entreprise depuis 744, Pépin, à l’été de 755, « faisait venir ù son palais de Ver (Oise), la presque universalité des évêques des Gaules, désireux qu’il était « de restaurer quelque peu les institutions canoni­ ques 1 ». Une seconde assemblée se tint au printemps de 756, à un endroit qui n’est pas spécialement désigné ; une autre à l’automne de 756, au palais de Verberie (Oise), une autre enfin, à Compiègne, en mai 757 *. Cette activité témoigne d’un effort sérieux pour maintenir ou consolider les résultats obtenus dans les synodes réformateurs qui avaient suivi la mort de Charles-Martel. La petite préface qui introduit les canons de Veri laisse voir que la retraite de Boniface avait rendu libre cours aux abus combattus par lui. De son propre aveu, le concile se bornait aux points les plus urgents, espérant que l’avenir permettrait une plus exacte res­ tauration de la discipline canonique. LES CONCILES RÉFORMATEURS Le plus pressant était de rendre à la hiérarchie épisco­ pale une vigueur que les troubles de l’âge précédent avaient totalement énervée. Dans chaque civilas il y aura désormais un évêque ‘ et on ne laissera pas se prolonger la vacance des sièges épiscopaux au delà de trois mois 5. A l’évêque diocésain doivent être soumis tant les séculierse que les réguliers des deux sexes ’. On mettra fin aux agissements des évêques « vagabonds » : ils ne pourront faire aucune ordination sans mandat de l’évêque résidentiel. Des peines graves sont prévues contre les délinquants et contre ceux, clercs ou laïques, qui prendraient leur défense *. LA HIÉRARCHIE (1) M. G. H., Concilia aeri karolini, p. 54; Hefelè-Leclercq, Histoire du conciles, t. III, 2e part., p. 934 et suiv. (2) Sur la chronologie de ces réunions synodales, voir A. Havqk, Kirehengeechichte Deulecklands, 3*-4e édit., t. II, p. 36, n. 1. De ces assemblées nous n'avons pas les procès-verbaux. Seules les décisions sont conservées sous forme de capitulaires royaux. (3) Texte dans M. G. H., Capitularia, t. I, p. 33 ; sur les abus, voir E. Lesxe, La hiérarchie ipisC'i/Kile en Gaule et en Germanie, Paris, 1905, p. 52-53. (4) C. 1. (5) C. 17. (6) C. 3, 7, 8. (7) C. 3, 5, 6. (8) C. 13. LE PAPE PAUL Ier ET LE ROI PÉPIN 27 L’autorité et le prestige de la hiérarchie épiscopale devaient gagner à la reprise de la vieille institution des synodes. L’idéal serait que chaque année, deux assemblées épiscopales se réunissent l’une au printemps, à laquelle le roi convoquerait tous les évêques, où il paraîtrait lui-même ; l’autre à l’automne, qui grouperait seulement les chefs de l’épiscopat et où se prépareraient les décisions à soumettre au synode du printemps x. Ces chefs de l’épiscopat, le vieux droit canonique n’en connaissait pas d’autres que les métropolitains. Les règles ecclésiastiques élaborées au cours des ive et ve siècles avaient fait de l’évêque résidant dans la capi­ tale civile de chaque province le chef reconnu de tout l’épiscopat de la circonscription provinciale ’. Cette organisation n’avait guère survécu, depuis les invasions barbares, qu’à l’état de souvenir. Mais saint Boniface avait compris tout le parti qu’il était possible d’en tirer pour la restau­ ration de la discipline ecclésiastique. A la vérité, l’institution qu’il pré­ conise n’est plus tout à fait celle qu’avait connue l’ancien droit. Le métro­ politain du ve siècle n’était pas en fait, sauf quelques exceptions, investi par le Siège apostolique d’une autorité spéciale. C’est au contraire comme archevêque, représentant de l’autorité pontificale et, de ce chef, revêtu du pallium, que Boniface, en Germanie d’abord, puis dans les territoires de la rive gauche du Rhin, avait travaillé à la réforme de l’Église. Unir les pouvoirs de l’archevêque, comme il les comprend, à la vieille institu­ tion métropolitaine dont il garde au moins le souvenir, tel paraît avoir été, à partir de 743, l’idée essentielle du réformateur anglo-saxon. La réali­ sation fut assez ardue. Sans doute Boniface obtenait, au concile de Soissons de 744, que les titulaires des vieux sièges métropolitains de Reims, de Sens et de Rouen fussent désignés comme archevêques, arbitres et juges dont les évêques devraient solliciter les sentences. Lui-même, en 745, reçoit la promesse que Cologne sera érigée en métropole dont il sera le titulaire, réunissant ainsi au titre de métropolitain celui d’archevêque qu’il tient directement de Rome. Il semble que l’on soit en marche vers la restauration d’une organisation provinciale renforcée. Mais ce plan ne put se réaliser. Non seulement Cologne ne fut pas donnée à Boniface, non seulement il ne se créa point de nouvelles métropoles, mais, dans celles mêmes qui avaient été relevées par le concile de Soissons, les évêques ne tardèrent pas à perdre leur qualité de chef Visiblement l’autorité royale pre­ nait ombrage de cette restauration. En dehors de l’évêque de Metz, Chrodegand, dont le siège n’avait jamais été une métropole, nul, Boniface une fois disparu, ne prend plus dans le royaume franc le titre d’archevêque, nul ne porte plus le pallium, insigne de la délégation pontificale. C’est la situation que manifeste le concile L'ORGANISATION MÉTROPOLITAINE (1) C. 4. (2) CL t. III, p. 437 et suiv. (3) Cf. E. Lf.sne, op. cil., c. t et n. 28 LA PAPAUTÉ, L’ÉTAT PONTIFICAL ET LES FRANCS de Ver. Il faut penser néanmoins que des demandes instantes furent adressées au roi — faut-il songer à l’action personnelle de Chrodegand ? — pour qu’un pas fût fait dans la voie de la réorganisation ecclésiastique. Toujours est-il que le capitulaire publié comme conclusion du synode prévoit l’établissement de vice-métropolitains ux pourraient être ordonnés au diaconat ou au presbytérat, demeurant bien entendu qu’ils ne monte­ raient pas plus haut dans la hiérarchie ; ceux que le pape ordonnerait diacres resteraient diacres, les prêtres resteraient prêtres ; nul ne pour­ rait en particulier s’élever au rang suprême du pontificat. C’était une manière de montrer toute l’horreur qu’éprouvait l’Église pour les actes impies accomplis par l’intrus. Le pape Étienne déclara d’ailleurs solennel­ lement qu’il ne ferait pas usage, pour son compte personnel, delà permis­ sion que lui donnait le concile à l’égard des prêtres et diacres ordonnés par Constantin. Il devait agir autrement à l’égard des évêques ; rétrogradés par le concile, ils rentrèrent en leurs églises, s’y firent élire à nouveau et revinrent chercher à Rome la consécration épiscopale. La nullité de la consécration de Constantin entraînait également la nullité des sacrements conférés par lui • ; ils durent être réitérés à l’exception du baptême et peut-être de la confirmation. Ces décisions, prises par un concile que présidait le pape en personne, n’étaient pas de nature à faciliter la besogne des théologiens de l’avenir. Le précédent créé par le concile de 769, étant donnée surtout la publi­ cité que devait lui faire le Liber pontificalis, sera fréquemment invoqué, dans la suite, par les partisans des a réordinations ». La question du culte des saintes images était plus que jamais à l’ordre du jour. La curie, nous l’avons dit, était fort préoccupée d’amener à son point de vue l’Église franque sur les sentiments de laquelle elle n’était point tout à fait rassurée. N’était-il pas indiqué de profiter de la présence à Rome des représentants les plus en vue de cette Église pour leur faire adopter l’attitude qui était, depuis le début de la querelle, celle de l’Église romaine ? Il s’agissait tout spécialement de prendre position par rapport au fameux concile de Hiéria, lequel avait été luimême une riposte au concile tenu par Grégoire III en 731. C’est ce que l’on fit à la quatrième séance. LA QUESTION DES SAINTES IMAGES (1) Cf. supra, p. 34, n. 4, sur l’élévation de diacres à l’épiscopat sans passer par la prêtrise. (2) Ce texte ne laisse aucun doute sur l’idée du concile ; la première consécration était nulle ; il y a donc lieu de procéder à une autre consécration. (3) On ne peut guère songer qu’aux consécrations d’églises qui étaient rangées parmi les eccle­ siastica sacramenta, peut-être aux réconciliations de pénitents, si tant est qu’il s’en fît encore à Rome à cette époque. Faut-il penser aussi à la confirmation ? Le Liber pontificalis (p. 476) semble mettre le sanctum chrisma sur le même pied que le baptême : la confirmation ne sera pas renou­ velée. Rathier de Vérone, qui cite le texte conciliaire, lui fait dire que seul le baptême ne sera pas renouvelé : « sed et quae alia in sacris officiis isdem Constantinus peregit praeter tantummodo baptis­ mum omnia iterentur > (P. L., CXXXVI, 481). Il y a là un problème sans doute insoluble. 44 LA PAPAUTÉ, L’ÉTAT PONTIFICAL ET LES FRANCS Autant qu’il est permis d’en juger par les informations fragmentaires que nous possédons, la majeure partie de la séance dut être occupée par la lecture des actes de ce synode de Grégoire III, où s’étaient déjà ali­ gnés les arguments topiques, scripturaires et traditionnels, et où s’étaient produites les réponses faites par l’orthodoxie aux attaques des adver­ saires. .Un évêque franc, Erlulf de Langres, abonda dans le sens des Romains, signalant au concile une lettre qu’il avait jadis écrite à un reclus de son diocèse. Lui envoyant diverses images du Sauveur et de la Vierge, il lui avait expliqué que ces images n’étaient pas seulement un langage vivant, rappelant à l’âme le souvenir du Christ et des célestes intercesseurs, qu’elles avaient droit à un véritable culte, qui se référait, bien entendu, aux personnes qu’elles représentaient1. Le concile estima que telle était bien l’idée qui se dégageait des nombreux textes patristiques allégués. A la vérité, ces arguments étaient d’inégale valeur et l’on ne saurait dire quelle impression fit sur les évêques francs l’anec­ dote relative à Abgar d’Édesse, recevant du Christ lui-même le mi­ raculeux portrait que celui-ci lui avait envoyé123. Peut-être quelque incrédulité se manifesta-t-elle ; mais le pape Étienne fit valoir que l’Évangile, au témoignage même de Jean, ne rapportait ni toutes les paroles, ni toutes les histoires du Sauveur, qu’il convenait de faire crédit aux Orientaux, bien placés pour être au courant de tout ce qui concernait le passé de leur pays 8. D’autres arguments valaient mieux. De très longue date, l’Église vénérait les saints eux-mêmes et leurs reliques ; ne fallait-il pas étendre à leurs représentations quelque chose du culte que l’on rendait à leurs corps ? Et puis la croix du Sauveur n’était-elle pas, depuis toujours, parmi les chrétiens, l’objet d’une légitime ado­ ration ? N’y avait-il pas lieu de transposer aux images des saints quelque chose de cette pratique ? Le consentement général des églises d’Orient dut être aussi invoqué. Les synodiques des patriarches d’Alexandrie et d’Antioche furent une fois de plus rappelées. On lut surtout avec beaucoup de solennité celle du patriarche de Jérusalem, Théodore, expédiée à Paul Ier, reçue par l’intrus Constantin 4, mais qui n’avait de ce chef rien perdu de sa vertu. A en juger par ce qu’en dira plus tard le pape Hadrien, c’est à la suite de cette lecture que fut adopté le texte qui peut être considéré comme la définition dogmatique du concile : Si quelqu’un veut établir uue autre règle de foi, un autre symbole, une autre doctrine que ce qui nous a été transmis par les six conciles œcuméniques et confirmé par les Pères qui y étaient rassemblés, si quélqïr'ün n’adore point l’image ou la représentation de Notre-Seigneur Jésus-Christ et (dès lors) ne (1) Concilia aevi karolini, p. 89-90. Le point de vue de l’évêque de Langres est assez différent de celui qui va prévaloir en Francie et s’exprimera dans les Livres caroline. (2) Le récit d’Eusèbe (Hist, eccl., I, xm), traduit par Rufin, ne connaît pas encore l’anecdote du portrait. (3) Concilia aevi karolini, p. 90. (4) Cf. supra, p. 35. L’USURPATION DE CONSTANTIN II 45 confesse point son incarnation, nous l’anathématisons comme impie et le décla­ rons étranger à la sainte Église catholique et apostolique i. Le culte des images des saints dut faire également l’objet d’une décla­ ration analogue. Les collections canoniques du xie siècle nous ont trans­ mis le tout sous cette forme abrégée : « Si quelqu’un ne veut point véné­ rer, selon l’enseignement des Pères, les images de Notre-Seigneur, de sa mère et des saints, qu’il soit-anathème 2 ». Ainsi l’Église romaine, en une assemblée où figuraient des représentants de presque toute la chrétienté occidentale, prenait définitivement position dans la controverse des saintes images. Nous la verrons bientôt s’efforcer de faire prévaloir ses solutions à Constantinople même. Pour le moment, il n’en pouvait être question. Du moins convenait-il que les décisions prises par le concile fussent solennellement portées à la connaissance de l’Église. Au lendemain des séances tenues en la basilique du Latran, une immense procession se mettait en marche pour Saint-Pierre. A l’ambon de la vénérable basi­ lique monta l’archiviste Léonce qui lut au peuple les décrets pris synodalement ; puis les trois évêques suburbicaires de Silva-Candida, d’Albano et de Tivoli, lui succédant, proclamèrent en toute solennité l’ana­ thème qui frappait quiconque désormais oserait y contrevenir. coyciLiAiRES Au lendemain du concile, Étienne III . . . . „ , connut encore de mauvais jours. Qu il le voulût ou non, il était arrivé à la chaire apostolique par la grâce de Didier. Or, jamais, sauf pendant le règne éphémère de Ratchis, la cour lombarde n’avait renoncé à ses rêves d’expansion territoriale jusqu’à l’Adriatique. Didier recommença donc à négocier et à intriguer. Il intriguait à Ravenne, où il aurait bien voulu installer une de ses créatures comme successeur de l’archevêque Serge et où l’on vit se dérouler, à partir d’août 770, des scènes qui rappelaient en petit celles dont Rome avait été le théâtre à la mort de Paul Ier s. En fin de compte, Didier en fut pour ses frais, mais il ne fallut rien moins que l’intervention d’un missus, franc pour amener une solution qui respectât les droits temporels et spirituels de la papauté en cette région. Cette intervention franque, elle-même, avait bien failli être refusée. Au fait, comprenant que la solution du problème italien était en Francie, Didier n’avait rien négligé pour amener, dans la politique des deux jeunes souverains, un changement radical. Par ailleurs, la bonne har­ monie que Pépin avait voulu établir entre ses deux fils en réglant très LES INTRIGUES DE DIDIER (1) Concilia aevi karolini, p. 89. On remarquera le lien établi entre le culte de l’image du Sauveur et la doctrine de l’incarnation. (2) Ibid., p. 86. (3) Liber pontificalis, Vita Stephani III, édit. Duchesne, t. J, p. 477. 46 LA PAPAUTÉ, L’ÉTAT PONTIFICAL ET LES FRANCS exactement leurs parts ne semblait pas se maintenir. Or, la brouille dans la famille carolingienne, ç’eût été le triomphe de Didier. Une lettre du pape aux deux jeunes princes (fin de 769 ou début de 770) les encou­ rageait à l’union et les mettait en garde contre toutes les intrigues par­ ties de la cour lombarde. Enfin un mémoire détaillé, que le pape remettait au missus franc, renfermait les réclamations qu’il se croyait en droit de formuler *. La lettre arrivait trop tard. En ce début de 770, tout, en Francie, s’orientait dans le sens de l’alliance lombarde. A l’été suivant, la reine Bertrade, veuve du roi Pépin, traversant l’Alsace et la Bavière, arrivait en Italie, passait à Pavie où elle s’entretenait avec Didier. Sans doute descendait-elle aussi jusqu’à Rome où elle faisait seS dévotions à la confession de saint Pierre *, mais il est peu vraisemblable qu’elle ait mis Étienne III au courant des projets qui l’amenaient dans la péninsule. Didier, en effet, venait de s’engager dans .... ,,’ ... . . . , une politique d alliances matrimoniales qui pouvait avoir pour lui les plus heureuses conséquences. Déjà il avait fait épouser une de ses filles au duc de Bénévent, Arichis, l’autre à Tassilon, duc de Bavière. Il lui en restait une troisième, Désirée, qu’il sou­ haitait marier à l’un des deux jeunes souverains francs dont, en outre, la sœur, Gisèle, pourrait épouser son fils Adalgise. A la vérité, Charles et Carloman avaient déjà contracté des unions antérieures ’ ; mais, comme nous l’avons déjà indiqué, avec l’indissolubilité du mariage il y avait dans l’Église franque de larges accommodements. Étienne III ne tarda pas à être mis au courant de ces projets. Il en fut atterré. Une lettre d’un tour extrêmement vif partit pour la Francie, sans doute à l’arrière-saison de 770 4, à l’adresse des deux souverains s. Mais cette fois encore, il était trop tard : à son retour de Rome, Bertrade était repassée à Pavie ; elle y avait pris la fille de Didier et l’emmenait en Francie 8 ; le mariage avec Charles dut être célébré vers la fin de l’année 770. Toutefois, les craintes manifestées par Étienne ne se réali­ sèrent pas. Il semble au contraire que la cour franque se soit piquée d’honneur et ait voulu montrer qu’elle continuait à prendre au sérieux son rôle de protectrice. Une lettre adressée par Étienne à Bertrade et à Charles, sans doute au cours de 771, les remercie l’un et l’autre avec effusion des bons offices qui lui ont été rendus par le chancelier franc, Hier. Par l’entremise de celui-ci, plusieurs restitutions importantes avaient été obtenues dans le duché de Bénévent ’. C’est aussi grâce à LES ALLIANCES DE DIDIER (1) Jaffé-Wattenbach, 2380, Cod. carol,, ü. (2) Annales Eginhardi, a. 770. (3) Charles s’était uni à Himiltrude, dont il avait eu un fils, Pépin dit le Bossu. Carloman avait épousé Gerbcrge, qui allait bientôt lui donner un second fils. (4) Jaffé-Wattenbach, 2381, Cod. carol., 45. (5) Le mariage lombard n’est encore, au moins selon les renseignements du pape, qu’à l’état de projet. Étienne ne sait pas encore que c’est à Charles que Désirée est destinée. (6) On trouvera les références aux textes dans Abel-Simson, Jahrbücher, t. I, p. 85, n. 2. (7) Jaffé-Wattenbach, 2386, Cod, carol., 46. L’USURPATION DE CONSTANTIN II 47 l’intervention d’un missus franc, Hucbald, que fut arrangée, non sans peine, au cours de cette même année, l’affaire de la succession épisco­ pale de Ravenne qui avait beaucoup préoccupé Étienne *. Au vrai, ce qui manquait le plus au pape, c’était l’esprit de continuité, c’était aussi le caractère. On'le vit bien dans une lamen­ table affaire qui empoisonna la dernière année de son pontificat. Dans tous les agissements de la curie qui contrecarraient sa politique, Didier croyait voir, non sans raison, la main du primicier Christophe et de son fils Serge, élevé au rang de secondicier \ Ces deux hommes étaient les vrais chefs de l’administration pontificale. Très hostiles aux Lombards, encore que, en 768, ils n’eussent pas hésité à les appeler à leur secours pour débusquer le pape intrus, ils étaient considérés par Didier comme des ennemis personnels. Se débarrasser d’eux était sa grande pensée en 771 •. Or il parvint à trouver dans l’entourage d’Étienne III un homme décidé à seconder ses vues. Paul Afiarta — c’était son nom — ne se priva pas de dénigrer auprès du pape Chris­ tophe et Serge. Qu’Étienne les sacrifiât et le roi lombard était prêt à donner les satisfactions que depuis si longtemps l’on réclamait en vain. Pour appuyer cette campagne diplomatique, Didier, au carême de 771, se mettait en route pour Saint-Pierre de Rome *, sous prétexte de pèle­ rinage, dans l’intention aussi de causer avec le pape. Sans doute la suite du roi paraissait un peu nombreuse pour une pieuse et pacifique expé­ dition. Le primicier, à la nouvelle de l’approche de Didier, fit prendre quelques mesures de précaution ; des renforts furent levés en hâte dans la campagne et les portes de l’enceinte fermées. LES COMPROMISSIONS D’ÉTIENNE III Didier ne laissa pas d’inviter le pape . x à venir con erer avec lui a . aintPierre ; Etienne se rendit a sa convo­ cation. Comme toujours, en pareille occurrence, il dut être question de DIDIER SOUS LES MURS DE ROME, L’EXÉCUTION DE CHRISTOPHE (1) Cf. supra, p. 45 ; cf. Jaffé-Wattenbach, 2467, Cod. carol., 85, p. 621 : lettre d'Hadrien rappelant le fait à Charlemagne. 2) Sur le guet-apens qui coûta la vie à ces deux personnages, nous sommes renseignés par trois sources indépendantes : la narration du Liber pontificalis, Vita Stephani IH, p. 478-480 ; la lettre du pape Étienne à Bertrade (Jaffé-Wattbnbach, 2388), enfin une chronique rédigée, semble-t-3, par un secrétaire de Tassilon III, duc de Bavière (748-788), perdue en tant que telle, mais incor­ * are par Aventin dans ses Annales. On trouvera le texte essentiel dans Duchesne, Le Liber ponfrolle, t. 1, p. 484, n. 58. Les trois sources ne diffètent pas essentiellement pour le récit des événe­ ments ; ce sont les sentiments des acteurs qui sont représentés de manière différente. La Vita Ste­ fani et l’annaliste bavarois sont d’accord pour faire de Christophe et de Serge les victimes d’un guet-a pens soigneusement monté par Didier et auquel, à son corps défendant peut-être, le pape f.t amené à se prêter. La lettre d’Étienne, au contraire, rejette toute la faute sur Christophe et ûls ; ses explications embarrassées, ses réticences (la mort de Christophe survenue trois jours rts son aveuglement n’y est pas signalée), les doléances faites quelques semaines plus tard à r.i.'.en montrent bien qu’elle cherche à pallier la faute ou l’erreur commise par Étienne. Sur cette date nous adoptons l’opinion courante ; L. Duchesne (Le Liber pontificalis, t. I, : • - z. 60 ; cf. p. 514, n. 2) a montré qu’il était difficile de se prononcer d’une manière absolue. -n ne doit pas oublier que ce quartier de Saint-Pierre est en dehors de l’enceinte d’Auré-ez que ce faubourg était alors complètement ouvert. 48 LA PAPAUTÉ, L’ÉTAT PONTIFICAL ET LES FRANCS ces « justices » du prince des apôtres que, depuis quinze ans, ne cessait de réclamer là curie, sans doute aussi des obstacles que la présence au palriarchium de Christophe et de son fils créait à la bonne harmonie. La ville cependanf. n’était pas si bien close que des émissaires du roi n’eussent pu y pénétrer ; s’abouchant avec les ennemis de Christophe, ils s’entendirent pour soulever contre le' primicier le mécontentement populaire. Le primicier eut vent de ces manœuvres. Rassemblant une petite troupe de gens armés, il monta au Latran, où le pape était rentré, bien décidé à en finir avec les adversaires dont’ il sentait l’action dans toutes ces manigances. Il fit tant de vacarme, que le pape put se croire personnellement menacé. Aussi, quand le lendemain Étienne, retourné à Saint-Pierre pour continuer sa conversation avec Didier, entendit à nouveau les plaintes du roi contre le primicier, son parti fut-il arrêté. De sa part on vint sommer Christophe et son fils qui, des créneaux de la porte Saint-Pierre, surveillaient les allées et venues, ou d’entrer dans un monastère ou de venir s’expliquer auprès du pape de leur attitude. Bien entendu, ils refusèrent. Cependant, parmi leurs amis, les défections se multipliaient ; ils apprirent bientôt qu’un de leurs fidèles, Gratiosus, avait abandonné la porte dont il avait la garde et s’était rangé du côté de Didier et d’Étienne. Rome soulevée derrière eux, le camp lombard devant eux ! Les deux hommes se sentirent perdus. Une seule chance leur restait. Le jour n’avait pas encore commencé de poindre et la cloche de Saint-Pierre annonçait seulement les vigiles. Peut-être, à la faveur de l’obscurité, arriveraient-ils à gagner la basilique, asile sacré d’où nul ne pouvait les arracher. Se laissant glisser le long de la muraille, ils prirent leur course vers l’église. Arrêtés par les sentinelles lombardes, ils furent conduits à Didier. Le soir même, un fort détachement de Romains, commandé par Paul Afiarta, venait les réclamer au roi. Trop heureux de rejeter l’odieux sur des comparses, Didier les livrait et, en face même de la porte Saint-Pierre, devant la foule qui suivait du haut des murailles les péripéties du drame, les gens d’Afiarta arra­ chaient les yeux à Christophe et à son fils. Le primicier mourait trois jours après des violences subies ; amené d’abord à Saint-Grégoire, puis jeté dans un cul de basse fosse du Latran, son fils Serge y traînerait jusqu’aux derniers jours de l’année une existence misérable. Là même il n’était pas en sûreté. Vers le 15 janvier 772, Afiarta, qui tenait à sa vengeance, trouvait le moyen de le faire sortir et sauvagement assas­ siner entre le Latran et Sainte-Marie-Majeure L Tous ces incidents, à l’exception . du dernier, survenu neuf mois plus tard, furent portés à la connaissance de la reine Bertrade et de son fils Charles nar une lettre d’Étienne III. Pour le bon renom du pape, LES EXPLICATIONS D'ÉTIENNE III (1) Sur ce dernier détail, voir Liber pontificalis, Vita Hadriani, édit. Duchesne, 1.1, p. 489, 1.12 et suiv. LE PAPE HADRIEN ET CHARLEMAGNE 49 il eût mieux valu que cette pièce n’eût pas été conservée *. Elle reporte toute la faute sur le primicier, son fils et le missus de Carloman, Dodo ; elle les accuse — et avec une particulière insistance en ce qui concer­ nait l’envoyé de Carloman, pour lors brouillé avec son frère — d’avoir organisé dans Rome une émeute où la vie du pape avait été en péril, si bien qu’il avait dû chercher secours auprès de saint Pierre... et du roi des Lombards ; quant au orimicier et à son fils, réfugiés dans la basilique, si, au mépris du droit d’asile, ils avaient été finalement livrés à leurs ennemis et rudement châtiés, la faute n’en était pas au pape qui avait fait tout le possible pour prévenir ce malheur. Du moins Étienne avait-il trouvé une occasion de s’entendre avec son fils bien-aimé, l’ex­ cellent roi Didier ; de lui il avait reçu pleine satisfaction concernant « les justices du bienheureux Pierre ». Le pauvre pape se vantait ! Moins que jamais le Lombard était décidé à en passer par les exigences d’un homme dont il connaissait maintenant la faiblesse : « Ne lui suffit-il pas, disait-il, que je l’aie débarrassé de Christophe, et de Serge ? Qu’il n’insiste pas ; il a besoin de moi. Car­ loman était fami de ces deux hommes ; s’il lui prenait fantaisie de mar­ cher sur Rome et d’en arracher le pape, que ferait donc celui-ci ? » Tels étaient les propos que recueillaient de la bouche du Lombard les deux envoyés pontificaux. Étienne en faisait confidence, l’âme navrée, à son fidèle conseiller Hadrien, celui-là même qui allait lui succéder ’. Regrets tardifs et. vaine contrition.. Les violences .° ,, , , . . qui déshonoraient les premiers jours de jan­ vier 772 et où Serge trouvait la mort montraient bien que l’anarchie était partout, qu’en aucun domaine l’autorité pontificale n était plus maîtresse. Les influences les plus diverses, les plus contradictoires s’exerçaient. Il était temps qu’Étienne disparût, qu’un homme de caractère prît en main l’administration de l’État ecclésiastique, adoptât au dehors comme au dedans une ligne de conduite fermement arrêtée. Le 24 janvier 772, Étienne III mourait. Quelques semaines auparavant in événement non moins considérable s’était passé en Francie ; le roi Carloman était mort le 4 décembre 771. Un nouvel ordre de choses 3 liait commencer en deçà et au delà des monts. MORT D'ÉTIENNE III §3. — Le pape Hadrien et Charlemagne . * Charles était à Valenciennes , . . . . „ quand lui arriva la nouvelle la mort de Carloman. Cet événement inopiné posait, une grave ques- HARLEHAGNE SEUL ROI DES FRANCS Jaffé-Wattenbach, 2388, Cod. carol., 48. Liber pontificalis, Vita Hadriani, édit. Duchesne, t. I, p. 487, 1. 15 et suiv. La Vita Hadriani du Liber pontificalis, édit. Duchesne, t. I, p. 486-523, est, pour les preannées du pontificat, une source de premier ordre ; mais après 774 elle tourne court et - raconte plus que les travaux faits à Rome. On peut suppléer, pour cette seconde partie, la bioHistoire de l’Église. — Tome VI. 4 . 50 LA PAPAUTÉ, L’ÉTAT PONTIFICAL ET LES FRANCS tion. De son mariage avec Gerberge. le défunt avait eu deux fils. Si jeunes qu’ils fussent, ils avaient dans leur mère une tutrice bien décidée à faire valoir leurs droits. Mais fallait-il revenir à la politique des par­ tages indéfinis et des régimes de tutelle qui avait causé la ruine de la dynastie mérovingienne ? On ne le pensa point parmi les grands qui avaient formé le conseil du roi Carloman. L’unanimité des Francs acclama Charles comme unique souverain x. Dans les semaines qui suivirent, l’Église romaine, elle aussi, se donnait un chef, dont le caractère était bien fait pour s’assortir à celui du souverain de Francie : en vingt-trois ans, Hadrien Ier devait faire atteindre à l’État pontifical des limites qu’il ne dépasserait plus guère, y introduire l’ordre, la jus­ tice, la paix, préciser vis-à-vis de Constantinople, qui n’avait pas renoncé à ses prétentions italiennes, la situation du nouvel État et rétablir aussi la paix religieuse entre les deux moitiés de la chrétienté. Ce n’est pas que les tristes personnages qui, dans les derniers temps d’Étienne III, avaient accaparé le pouvoir fussent dès l’abord devenus inofiensifs. Paul Afiarta, l’homme de Didier et de l’alliance lombarde, promu depuis quelque temps au grade de superisla, avait profité de la maladie du pape pour faire assassiner en des circonstances qui étaient demeurées obscures le fils du primicier Christophe, le malheureux Serge *. A peine Étienne avait-il rendu le dernier soupir que Paul expulsait de la ville les fonctionnaires, tant clercs que laïques, dont il redoutait l’opposition ; les prisons en même temps se remplissaient de suspects. C’est miracle qu’en de telles conjonctures le corps électoral ait pu réunir ses voix sur le diacre Hadrien. Par son oncle Théodote, il est vrai, celui-ci touchait aussi bien aux milieux de Ì’exercitus qu’à ceux de la bureaucratie ecclésiastique. Théodote, d’abord consul et duc, avait fini par devenir primicier. Quant à Hadrien, il avait fait toute sa carrière au patriarchium. Créé sous-diacre par Paul Ier, diacre par Étienne III, il avait reçu de ce dernier bien des confidences qui lui per­ mettraient d’éviter les fautes commises par son prédécesseur. Le jour même de son élection (1er février), il faisait ouvrir les prisons ; les ÉLECTION D’HADRIEN I" graphie pontificale par les Annales franques, qui donnent en général des renseignements de grande valeur ; il est presque toujours possible de les recouper par les données fournies par les lettres pontificales, rassemblées au Codex Carolinas. Les quelques indications fournies par les sources byzantines (voir ci-dessous, c. m) s’encadrent aussi dans les renseignements ainsi-fournis. Le Liber pontificalis ecclesiae Ravennatensis d’Agnelli présente au contraire les événements avec une telle confusion qu’il est très difficile d’en faire état. — Outre les travaux généraux cités en tête du chapitre, les ouvrages suivants mettent au point la question de la constitution définitive des États de l’Église : P. Genelin, Das Schenkungsversprechen und die Schenkung Pippins, Vienne, 1880 ; W. Martens. Dis rômische Frage unter Pippin und Karl dem Grosse, Stuttgart, 1881 ; du même, Neue Erôrterungen ùber die rômische Frage, Stuttgart, 1882 ; et Beleuchtung des neuesten Kontroversen über die rômische Frage, Munich, 1898 ; Th. Sickel, Das Privilegium Ottos I. für die rômische Kirche, Innsbruck, 1883 ; G. Schnubreit, Die Entstehung des Kirchenstoats, Cologne, 1894 ; Th. Lindner, Die sogenannlen Schenkungen Pippins, Karls des Grossen und Ottos 1. an die Pdpste, Stuttgart, 1896. (1) Sur l'élection de Charles, voir A. Kleinclausz, Charlemagne, p. 12-13. (2) Cf. supra, p. 48. LE PAPE HADRIEN ET CHARLEMAGNE ÉTAT PONTIFICAL anni Etat pontifical avant 774 Rectifications de 787 . R\\! Etat prévu par la donation de 774 . 51 52 LA PAPAUTÉ, L’ÉTAT PONTIFICAL ET LES FRANCS exilés pouvaient aussi rentrer dans Rome. Pour un instant, Paul Afiarta redevenait le fonctionnaire correct, dévoué en apparence au service du nouveau pape ; il n’avait pas dit son dernier mot. A peine consacré (9 février 772), Hadrien allait se trouver aux prises avec la question lombarde. Sitôt connue son élévation, les envoyés de Didier étaient arrivés à Rome, pour prendre le vent *. Fort loyalement, Hadrien leur fit entendre qu’il voulait la paix, mais sur la base du traité de 756 : que le roi lombard exécutât tout ce qu’il avait promis soit alors, soit en 767 pour obtenir l’appui d’Étienne II, et des relations de bon voisinage s’établiraient entre le pape et lui. Deux missi pontificaux dont Afiarta, furent chargés de porter cette réponse à Pavie ; ils n’étaient pas arri­ vés à destination que l’on apprenait soudain l’occupation par les forces lombardes de Ferrare, Comacchio et Faènza. Ravenne était ainsi encerclée et l’archevêque Léon réclamait à grands cris du secours *. On était à la fin de mars 772. LA QUESTION LOMBARDE Pour comprendre le sens de cette brusque démonstration, il faut remonter à quelques mois en arrière. Les beaux temps de l’alliance franco-lombarde n’étaient plus. La fille de Didier n’avait pas su garder le cœur du roi Charles ; des raisons politiques s’étaient jointes à des raisons de sentiment pour amener celui-ci à répudier sa seconde épouse. A la fin de 771, Désirée revenait en Italie, et bientôt Charles épousait Hildegarde ’. Vers la même date, arrivait à la cour de Pavie la veuve de Carloman, réclamant pour ses deux jeunes fils l’appui du souverain lombard. La recevoir, c’était se brouiller avec Charles. Or, celui-ci n’était pas entièrement maître de ses mouvements : la première cam­ pagne de ¿axe allait se déclencher en juillet 772 4. Un plan machiavé­ lique se précise alors dans la pensée du Lombard : compromettre le pape aux yeux de Charles en lui faisant donner Fonction royale aux deux fils de Carloman, le brouiller ainsi de manière définitive avec le roi des Francs 6 et l’avoir dès lors à sa merci. Les exécutions militaires du printemps de 772 n’étaient qu’un moyen de pression pour amener Hadrien à consentir aux exigences de Didier. Trame d’autant plus savamment ourdie que le Lombard trouvait dans l’envoyé pontifical lui-même un instrument de choix • ! A Pavie, POLITIQUE TORTUEUSE DE DIDIER (1) Liber pontificalis, édit. Duchesne, t. I, p. 487. (2) Ibid., p. 488. (3) Troisième femme de Charles, si l’on tient compte d’Himiltrude répudiée en 770 et de Désirée, répudiée en 771, Hildegarde vivrait jusqu’en 783, donnant à Charles quatre fils, Charles (772), Pépin (777), deux jumeaux Louis et Lothaire en 778, et cinq filles parmi lesquelles il faut retenir les noms de Rotrude et de Berthe. (4) Annales Eginhardi, a. 772. (5) Liber pontificalis, édit. Duchesne, t. I, p. 488, 1. 19 et suiv. (6) Ibid., p. 488. LE PAPE HADRIEN ET CHARLEMAGNE 53 Paul Afiarta déclarait que, dût-il le traîner par les pieds, il amènerait son maître à causer avec Didier, à traiter avec lui, à se réndre1. Il comp­ tait sans l’énergie et l’honnêteté d’Hadrien. Celui-ci venait de soup­ çonner quelque chose des criminels agissements du superista. Une enquête vivement menée sur les causes de la mort de Serge, fils de Christophe, avait précisé et les circonstances du crime et les complicités qui l’avaient rendu possible. Les premiers coupables que l’on avait trouvés avaient été rudement châtiés. On attendait le retour de Paul pour continuer l’enquête et prendre à son endroit les indispensables sanctions. Malheu­ reusement, le zèle intempestif de l’archevêque de Ravenne à qui le dos­ sier avait été envoyé, avec ordre de mettre Afiarta en lieu sûr, quand il passerait dans la ville, empêcha que le missus félon reçût à Rome même la récompense de ses hauts faits. Livré au « consulaire » de l’exar­ chat, Paul fut exécuté ’. Du moins l’un des instruments de la politique de Didier se trouvait-il hors de cause. A défaut de l’intrigue, il restait la vio­ lence. Pendant l’été de 772, on entendit parler à Rome de multiples déprédations qui se commettaient sur les fron­ tières de l’État pontifical. Jési, Senigaglia, Montefeltre, Urbino, d’autres localités encore étaient occupées et saccagées, les récoltes détruites, les moissonneurs mis à mal. Hadrien n’en persista pas moins dans sa réso­ lution de n’accorder une entrevue à Didier que si les choses étaient rétablies dans le stalu quo ante. Entre .la curie et la résidence de Didier, les allées et venues se multiplièrent, en cette fin de 772, sans que rien se terminât3. Il était temps, pour Hadrien, de mettre au courant le roi Charles des perplexités où l’on se débattait à Rome. Prenant la route de mer, la seule libre, des envoyés pontificaux partirent demander au fils de Pépin de faire le nécessaire pour que fussent délivrées des atta­ ques de Didier « l’Église de Rome et la province de Ravenne ; pour que fussent rendus à saint Pierre les droits qui lui avaient été enlevés ». Ils rencontrèrent Charles à Thionville 4. C’est après le départ de cette légation, vraisemblablement au prin­ temps de 773, que la menace lombarde s’accentua. Didier se mit en route pour Rome, emmenant son fils Adalgise, la veuve et les enfants de Carloman, toujours accompagnés du fidèle Auchaire. Quelques mesures de défense furent prises par Hadrien, des contingents levés dans la campagne romaine, les murailles mises en état. Les deux basiliques de Saint-Pierre et de Saint-Paul, situées hors de l’enceinte, furent soigneu­ sement closes et leurs trésors transportés dans la ville. Si le roi y péné­ trait, ce ne serait que par efiraction, et il les trouverait vides. Il n’en DIDIER MARCHE SUR ROME Liber pontificalis, édit. Duchesne, t. I, p. 489. I Ibid., p. 490. rociations * '' racontées dans le Liber pontificalis, édit. Duchesne, t. I, p. 491-493. -t .4 . -xales Eginhardi, a. 773. 54 LA PAPAUTÉ, L’ÉTAT PONTIFICAL ET LES FRANCS vint pas à ces extrémités. Il était arrivé à Viterbe, qui n’était pas encore en territoire pontifical, quand il reçut ,d’Hadrien une sommation péremp­ toire, sanctionnée par une menace d’anathème1, de suspendre sa marche. Le Lombard recula-t-il devant la crainte des peines spirituelles, fut-il en même temps sensible aux arguments que firent valoir trois missi du roi Charles qui arrivaient à son camp ? Toujours est-il qu’il tourna bride. Une fois de plus, Rome était sauvée Cependant les trois missi francs, dont l’un était peut-être Alcuin , * avaient rdllié Rome. Charles, retenu du côté de la Saxe — cette année 773 y serait désastreuse pour ses armes 3 — aurait bien voulu éviter une intervention en Italie. Hadrien n’eut pas de peine à faire comprendre aux missi que toutes les assurances données par Didier à la cour franque étaient fausses, que rien ne s’exécutait des promesses indéfiniment faites, indéfiniment éludées. Tout cela produisit impression sur les Francs. Pour l’acquit de leur conscience, ils repassèrent à Pavie, accompagnés par les missi pontificaux, puis ils rentrèrent avec ceux-ci en Francie. Il devenait évident que seule une intervention armée liqui­ derait la question italienne Quelque temps encore, le roi des Francs se flatta de régler l'affaire sans tirer l’épée. La Saxe était trop menaçante en cet été de 773 pour que, de gaîté de cœur, on se risquât bien loin du théâtre principal des opérations. Des offres furent faites à Didier ; on alla même jusqu’à lui promettre une très forte indemnité, s’il donnait au Siège apostolique les satisfactions que celui-ci réclamait *. Vaines propo­ sitions. Dès lors l’expédition d’Italie fut décidée. A l’automne de 773, Charles était à Genève à la tête de forces importantes *. Pendant que Bernard, son oncle, prenait avec le gros de la cavalerie le chemin du Grand Saint-Bernard, lui-même, avec le reste de l’armée, se dirigeait vers le val de Suse, par la route dn Mont-Cenis. Didier se retira dans Pavie, tandis que son fils Adalgise, toujours accompagné de la veuve et des enfants de Carloman, poussait plus à l’est, jusqu’à Vérone, où il s’enfermait également. Charles était devant Pavie aux tout premiers jours d’octobre ; il commença le blocus qui devait durer longtemps *. A la fin de mars 774, maintenant sous Pavie un corps d’observation, il se dirigeait vers Rome, voulant célébrer la fête de Pâques — qui tombait cette année le 3 avril — auprès des tombeaux des saints apôtres. EXPÉDITION DE CHARLEMAGNE EN ITALIE (1) Liber pontificali», édit. Dtjchesnb, t. I, p. 494. (2) Ibid. Albuinus deliciosus ipsius regis ; voir Duchesne, op. cil., p. 515, n. 19. Le biographe d’Alcuin sait que, dès avant 780, son.héros avait été en rapport avec Charles. Cf. Vita Alcuini, vi. (3) Les Annales Laurissenses et Eginhardi, a. 774, au début, rapportent les événements de 773. (4) Liber pontificalis, p. 494, 1. 26. (5) Annales E ginhardi, a. 773. (6) Liber pontificalis, édit. Duchesne, t I, p. 496. LE PAPE HADRIEN ET CHARLEMAGNE 55 Or, pendant cet hiver de 773-774, des événements considérables s’étaient déroulés aux alentours de Rome *. On avait vu successivement arriver dans la ville des députations en provenance de Spolète et de Riéti, qui venaient affirmer leur fidélité à l’endroit du Saint-Siège. Le duché lom­ bard de Spolète, abandonnant la cause désormais perdue de Didier, demandait à être rattaché à l’État pontifical. C’était le couronnement d’une politique inaugurée par Grégoire III, que Paul Ier avait spécia­ lement cultivée et qui, jusque-là, n’avàit pas encore porté ses fruits. Spolète — puis Bénévent peut-être — rattachée au duché de Rome, c’était la moitié occidentale de l’État pontifical étroitement soudée à la partie orientale : ainsi se serait constitué l’État fort et viable dont on rêvait au Latran depuis l’époque d’Étienne II. Avec bonne grâce, Hadrien reçut les députations lombardes, accepta le duc Hildebrand que les Spolétains s’étaient choisis. Ainsi, dit le biographe du pape, sans combat2, le duché de Spolète se trouva placé sous le droit et le pouvoir de saint Pierre. De même, au sud de la Pentapole, Ancône, Osimo, Fermo se donnèrent au pape. • Prévenu de l’arrivée de Charles, Hadrien, qui paraît avoir été un peu surpris de l’évé­ nement, envoya à sa rencontre, avec la bannière de saint Pierre, jusqu’au nord du lac de Bracciano *. Puis, le samedi saint au matin, un grand cortège se porta au devant du sou­ verain jusqu’à un mille de Rome. Miliciens et enfants des écoles, tous agitaient des rameaux d’olivier et des palmes, acclamant celui qui venait au nom du Seigneur ; croix et bannières s’inclinaient devant lui. A la vue des croix, Charles mit pied à terre ; c’était en pèlerin, non en guerrier, qu’il venait. Pieusement, baisant chaque degré, il monta les marches qui donnaient accès à l’atrium de Saint-Pierre. Sur le pallier l’attendait le pape, qui le reçut dans ses bras. Puis, se donnant la main, les deux personnages entrèrent dans l’église et Charles alla se prosterner, avec toute sa suite, devant la confession de Pierre, terme de son pèlerinage. Il obtint aisément d’Hadrien la permission d’en­ trer avec son escorte dans l’intérieur de la ville. Dans l’après-midi, il était au Latran, où il assistait à une partie de l’office de la vigile pas­ cale. Le lendemain, en la fête de la Résurrection, c’est à Sainte-MarieMajeure qu’il entendait la messe pontificale. Le mercredi 6 avril, les conversations politiques commencèrent au secretarium de Saint-Pierre. Le roi « se fit relire la promesse qui avait été faite en Francie, à l’endroit nommé Quierzy ; les stipulations qui s’y trouvaient annexées furent approuvées par lui-même et par tous ses fonctionnaires, puis, de sa propre volonté, librement, spontanément, CHARLEMAGNE A ROME. LA DONATION DE 774 (1) Cf. ibid., p. 495-496. (2) Je lia tint certamine au lieu de tuo certamine que donne le texte, édit. Duchxsmk, p. 496. (3) Pour tout ceci, voir Liber pontificatu, édit. Ducbeskb, t. J, p. 496-498. I 56 LA PAPAUTÉ, L’ÉTAT PONTIFICAL ET LES FRANCS Charles, roi très chrétien des Francs, fit rédiger par Hier, son cha­ pelain et notaire, une autre promesse de donation à l’instar de la précé­ dente il y concédait au bienheureux Pierre et promettait au pape les mêmes cités et les mêmes territoires, englobés dans la même ligne frontière, qui étaient mentionnés dans ladite donation»1. Et le bio­ graphe de décrire sommairement cette- ligne de démarcation. Partant de Luni (au sud-est de la Spezia), elle monte au nord vers Sarzana, Berceto et Parme, s’infléchit au sud-est vers Reggio, remonte vers Mantoue et de là tourne à l’est jusqu’à Monselice, où elle rejoint les fron­ tières de la Vénétie. Tout ce qui est au nord-ouest de cette ligne repré­ sente le royaume lombard. Quant aux limites de l’État dans la direction du sud et de l’est, elles ne sont pas marquées avec précision : on dit simplement que celui-ci comprendra l’Istrie, la Vénétie, l’exarchat tel qu’il se comportait autrefois (c’est-à-dire avant les conquêtes de Liutprand), les duchés de Spolète et de Bénévent, en somme, toute l’Italie au sud-est de la ligne indiquée, sauf les enclaves byzantines que cons­ tituent Gaète, Naples, Amalfi et les extrémités méridionales de la Calabre et de la Pouille. La Sicile et la Sardaigne n’y sont pas comprises ; mais la Corse, où depuis fort longtemps le Saint-Siège avait d’importants patrimoines, est expressément indiquée. Telle est la promesse de donation que Charles signa et que signèrent après lui tous les évêques, abbés, ducs et comtes de sa suite ; elle fut d’abord placée sur l’autel, déposée ensuite à l’intérieur de la confession. Par un serment sacré, le roi des Francs et ses fidèles s’engagèrent envers l’Apôtre et son vicaire, le pape Hadrien, à exécuter complètement tous les termes de cette donation. Des copies de l’acte furent dressées, que devait remporter le souverain a.1 2 (1) Liber pontificalis, édit. Duchesne, t. I, p. 498. (2) Il suffît de comparer sur la carte de la page 51 l’État pontifical tel qu’il existait en 774, d’une part, le même État tel qu’il se comporte au début du ixe siècle, d’autre part, et enfin l’État pontifical tel que le prévoyait la Donation pour que des problèmes se posent à l’esprit. Il y a une telle disproportion entre l’État de 778 ou même de 817 et celui qui est prévu en 774, que l’on peut se demander d’abord si vraiment, en 774, Charles a fait une telle promesse, ensuite, à supposer qu’il l’ait faite, comment cette donation n’a sorti que des effets aussi mesquins. L. Duchesne a discuté avec beaucoup de minutie l’un et l’autre point dans la préface du Liber pon­ tificalis, t. I, p. ccxxxvi-ccliii, à laquelle il faut toujours se référer. Pour lui, l’existence de la donation de 774 est un fait indéniable, quoi qu’il en soit des rapports de cet acte avec l’acte de Quierzy. Pour ce qui est de ce dernier, Duchesne pense également qu’en 754 une promesse fut faite de constituer à la papauté un royaume considérable et ayant des chances de durée. La des­ truction de la puissance militaire lombarde n’ayant pas été complète, il fut impossible de réaliser les projets grandioses que l’on avait faits et, bon gré, mal gré, les papes durent se contenter des stipulations de 756. Mais cette question est indépendante de celle de 774. Qu’il y ait eu une pièce officielle dressée en 754, ou que la chancellerie pontificale, forte d’engagements oraux plus ou moins précis, plus ou moins compris, ait dressé elle-même le plan de partage de l’Italie, il reste qu’en 774 une promesse en forme a été signée, consacrant cette division de la péninsule. Mais comment se fait-il que cette promesse n’ait jamais sorti que des effets tout à fait dispro­ portionnés ? C’est, pense Duchesne, que, pour diverses raisons, Charles fut amené à demander au papé de considérer l'acte de 774 comme non avenu. « Hadrien se rendit aux observations du roi et la donation fut retirée >. En fait, après que les revendications territoriales d’Hadrien ont fait l’objet de très vives instances jusqu’en 781, il n’y est plus fait allusion dans la correspondance ni d’Hadrien, ni de Léon III, après cette date. — On peut se demander, il est vrai, comment la bio­ graphie d’Hadrien ne porte aucune trace de cet accord. C’est, répond Duchesne, que ce morceau n’est pas d’une seule venue. La première partie a certainement été rédigée au début du pontificat d’Hadrien, très peu après les événements de 774 ; elle s’interrompt ensuite avec une brusquerie LE PAPE HADRIEN ET CHARLEMAGNE 57 Ainsi, en ce mercredi de n i i Paques 6 avril, la papauté devenait, en expectative du moins, souveraine des trois quarts de l’Italie. Restait à réaliser ces projets. Le duché de Spolète s’était rallié spontané­ ment à l’État pontifical. Mais celui de Bénévent, bien plus considérable, mal délimité vers le midi, peu soumis à son duc, n’était pas aussi facile à annexer. Au nord la Tuscie lombarde et les pays de la rive gauche du Pô reconnaissaient toujours la souveraineté de Didier. Quant à la loin­ taine Istrie, il n’y fallait guère songer, séparée qu’elle était du bloc prin­ cipal par les possessions byzantines du fond de l’Adriatique. Le plus facile à mettre hors de cause, c’était encore Didier. Quittant Rome après les fêtes pascales, Charles reprenait le siège de Pavie où le Lombard tenait toujours, mais où la famine et la maladie commençaient à rendre la situation difficile. Au mois de juin, Didier se décidait à capi­ tuler 1. Avec la reine Ansa et l’une de ses filles (était-ce Désirée ?), il fut exilé à Corbie. C’est là qu’il devait finir ses jours « dans les veilles, les oraisons, les jeûnes et les bonnes œuvres »2. A la nouvelle de la reddition de Pavie, Adalgise, enfermé dans Vérone, regagna l’Adriatique et de là Constantinople. La monarchie lombarde n’était plus. Le 5 juin 774, Charles ajoutait officiellement à son titre de roi des Francs celui de roi des Lombards. Qu’il n’ait pas ceint à ce moment, comme le veut la légende, la « couronne de fer », il n’en était pas moins authentiquement souverain de l’Italie du Nord, suzerain aussi des duchés lombards de Spolète et de Bénévent, sur lesquels les rois de Pavie avaient toujours exercé un contrôle, encore qu’assez précaire. C’est dans ce magnifique domaine qu’il fallait maintenant tailler à la papauté un État souverain. Pour l’instant, il ne pouvait être question de rien régler. La Saxe continuait à préoccuper le roi : en septembre 774, Charles y reprenait lui-même l’initiative des opérations3. Le règlement des affaires italiennes était remis à plus tard 4. . EXÉCUTION PARTIELLE DE LA DONATION Cet ajournement devait avoir de , . graves consequences : la promesse solennellement faite sur le tombeau de l’Apôtre irait peu à peu s’estom­ pant ; ce n’est qu’à force d’instances qu’Hadrien finira par obtenir l’exécution fort partielle du pacte de 774. Pour le moment, le départ NOUVEAUX EMBARRAS D’HADRIEN déconcertante;!] n’nst plus question que des travaux d’embellissement exécutés à Rome pendant le long pontificat d’Hadrien, plus jamais il n’est parlé des conditions de l’État pontifical, de ses vicissitudes. Tout indique une autre main qui s’est mise au travail après la mort d’Hadrien, alors que les événements politiques de 774 avaient cessé de passionner les esprits au Latran. — Sur cette même question, voir aussi P. Kehr, Die sogenannte karolinische Schenkung von 774, dans Historische Zeitschrift, t. LXX, 1893, p. 385-441 ; Halphen, Les origines du pouvoir temporel de la papauté dans Revue de France, 1er novembre 1922. (1) Liber pontificalis, édit. Duchesne, t. I, p. 499. 2) Annales Sangallenses majores, a. 774 (772). (3) Annales Laurissenses. a. 774. (4) Sur l’expédition de Saxe, cf. L. Halphen, Études critiques sur l'histoire de Charlemagne, p. 147 et suiy. ; A. Kleinclaubz, Charlemagne, p. 33 et suiv. 58 LA PAPAUTÉ. L’ÉTAT PONTIFICAL ET LES FRANCS de Charles l’exposait, de la part de ses voisins immédiats, à des empiè­ tements ou même à des attaques. Sa correspondance avec le roi des Francs, dans les années qui suivent la première visite de Charles à Rome, est remplie de ses doléances, 3e ses regrets, de ses demandes. C’est de l’archevêque de Ravenne, Léon, que lui viennent les pre­ miers soucis. Se prévalant, à tort ou à raison, de paroles prononcées par le roi Charles, Léon se considérait maintenant comme le souverain auto­ nome de l’exarchat. Ses agents s’installaient dans les cités de Ferrare et Comacchio, au nord de Ravenne, de Bologne, Imola, Faènza, Forli, Forlimpopoli, Césène, au sud ; s’avançant même plus avant dans la Penta­ pole, ils entreprenaient de détacher les habitants de l’allégeance pon­ tificale. S’ils ne réussirent pas dans cette dernière entreprise, du moins les fonctionnaires du pape, dans les localités nommées en premier lieu, avaient-ils dû se replier devant eux. La situation du pape devenait pire qu’au temps des Lombards 1 ! Le plus pénible pour Hadrien, c’est que Léon, parti à la cour franque pour soutenir ses prétentions, en était revenu avec une audace accrue et maintenait, avec plus de raideur que jamais, ce qu’il appelait ses droits. D’autres inquiétudes venaient au pape de ses voisins plus proches de Spolète et de Bénévent.. Dans la première de ces villes, Hadrien avait établi, dans l’hiver de 773-774, un duc qu’il était en droit de regarder comme son représentant’. Or, il devenait trop évident qu’Hildebrand entendait bien garder son autonomie. Quant è Arichis, duc de Béné­ vent, gendre de Didier, il se considérait, maintenant que son suzerain avait disparu, comme l’héritier, en Italie, des aspirations nationales des Lombards. Ce n’était pas lui qui laisserait prescrire les vieilles préten­ tions des rois de Pavie. Des intrigues obscures se tramaient dans le sud de l’Italie. Hadrien savait, ou croyait savoir, qu’une vaste ligue s’y préparait, où l’on pensait faire entrer, avec le Spolétain peut-être, en tout cas avec le duc de Chiusi, des adversaires beaucoup plus redou­ tables. Entre le pied des Alpes Carniques et les possessions byzantines du fond de l’Adriatique s’étendait le duché de Frioul, qui, jusqu’en 774, avait relevé du royaume lombard. En se proclamant l’héritier de Didier, Charles héritait de la suzeraineté sur le Frioul ; mais, pas plus que pour Bénévent, il n’avait voulu changer le titulaire de ce duché. Rodgaud continuait donc à gouverner en ces contrées ; mais il supportait mal l’hégémonie franque. A peine Charles avait-il quitté la péninsule qu’il se déclarait indépendant, avec son frère Félix et son beau-frère Stabilinus. C’était avec cet ennemi déclaré des Francs qu’‘Arichis de Béné vent se mettait en rapports. Et, pour comble, par l’intermédiaire de son1 2 (1) Jaffé-Wattenbach, 2408, Cod, carol,, 49; cf. 2415, Cod. carol., 54; 2416, Cod. carola 55. — La notice ¿’Agnelli sur Léon est fort mutilée, en sorte qu’il est difficile de connaître le point de vue des Ravennates. Le biographe vante au début les services rendus par l’archevêque à Charlemagne lors de l’expédition de 773-774. Voir Liber pontificalis Raoenn., dans M. G. H., Scrip, rer. longo b., p. 381. (2) Cf. supra, p. 55. LE PAPE HADRIEN ET CHARLEMAGNE 59 beau-frère Adalgise, qui s’était, nous l’avons dit, réfugié à Constanti­ nople, il espérait intéresser à ses affaires le basileus lui-même x. Toutefois, au début de l’été 775, Hadrien apprit que Charles avait l’intention de venir en Italie ; il multiplia, à son endroit, les protestations d’amitié et de fidélité, espérant que la venue du souverain serait l’occasion de tirer au clair tant de questions demeurées pendantes depuis Pâques 774, se résignant mal à l’idée que la donation pût né pas sortir tous ses effets 2. En f^it, les projets de Charles ne devaient pas encore se réaliser en 775. A l’arrière-saison, on vit bien arriver en Italie deux missi royaux ; mais, ils s’arrêtèrent d’abord à Spolète, puis filèrent sur Bénévent, afin de négocier directement avec les deux Lombards et de les détacher du duc de Frioul. C’est seulement une fois cette mission remplie, qu’Hadrien les vit arriver à Rome’ : il ne put s’empêcher d’en témoigner quelque humeur au roi des Francs 8 ; il lui semblait en effet qu’il avait son mot à dire dans toutes ces affaires et des avis à donner. Du moins la venue de Charles en Italie était-elle maintenant annoncée pour bientôt. Si le roi ne pou­ vait venir jusqu’à Rome, Hadrien n’hésiterait pas à se porter vers le nord, pour le rencontrer 4. Le voyage de Rome fut remis encore à une date ultérieure. Aux pre­ miers mois de 776, le roi des Francs et des Lombards se contenta de venir en Frioul, où Rodgaud fut tué, de même que son frère, et où les cités qui avaient fait défection se soumirent à nouveau ; puis Charles reprit le chemin de la Saxe où son arrivée produisit un effet décisif : les Saxons se rendirent sans combat 6. DEUXIÈME DESCENTE DE CHARLEMAGNE EN ITALIE Ce beau succès des armes franques ne consolait qu’imparfaitement Hadrien de la déconvenue qu’il venait d’éprouver. Il lui semblait en effet, et peut-être n’avait-il pas tort, qu’une entrevue per­ sonnelle avec le roi des Francs pouvait seule mettre fin aux malentendus qui, depuis le départ de Charles, en 774, ne cessaient de peser sur les rapports entre les deux cours. Au fait, malgré les allées et venues des missi royaux à Rome, des missi pontificaux à la cour franque, Hadrien avait l’impression que des gens mal intentionnés, dont Léon de Ravenne, le desservaient auprès du roi ; un des envoyés pontificaux, Anastase, avait tenu par ailleurs des propos si impertinents que le roi ne l’avait pas laissé repartir en Italie, ce qui avait fait jaser Lombards et Rave-n- HADRIEN DESSERVI A LA COUR FRANQUE (1) Sur cette ligue, Jaffé-Wattknbach, 2419, Cod. cani., 57, de la fin de 775. Ce» intri­ gues sont déjà signalées dans Jaffé-Wattbnbacb, 2415, Cad. cani., 54, écrite le 27 octo­ bre 775. (2) Jaffé-Watfbnbach, 2413, 2420, 2414, Cad. cani., 51, 52, 53. (3) Jaffé-Wattembacb, 2418, Cad. cani., 56. ¡4) Jaffé-Wattenbach, 2420, Cad. cani., 52. (5) Annoici Lauristeniei, a. 776 ; cl. Annoici Eginhardi. 60 LA PAPAUTÉ, L’ÉTAT PONTIFICAL ET LES FRANCS nates1. Sur l’administration de l’État pontifical aussi des plaintes se faisaient entendre à la cour franque ; on y racontait que les sujets du pape vendaient couramment des esclaves chrétiens aux Sarrasins. Quel­ que invraisemblable que fût le grief, Hadrien crut nécessaire d’en faire justice en rejetant la faute sur les Grecs qui, disait-il, venaient acheter, au besoin enlever des esclaves sur tout le littoral italien avec la complicité des Lombards Bien d’autres plaintes s’articulaient à la cour franque à l’endroit de l’État pontifical. La moindre n’était pas le manque de loyalisme du clergé romain à l’endroit du souverain franc ’. Accusation vague, aussi facile à produire que difficile à réfuter, et à laquelle seule une visits de Charles pouvait mettre fin. Au printemps de 778, une grande espérance, remplit l’âme d’Hadrien : un fils était né à Charles à l’été de 777 ; les missi pontificaux avaient cru comprendre qu’il était dans les intentions du roi de venir à Rome, avec la reine Hildegarde, vers les fêtes de Pâques, pour y faire baptiser l’enfant, dont Hadrien serait le parrain. Ainsi, comme au temps de Pépin, des liens de parenté spirituelle s’établiraient entre le souverain et le pape. Hélas ! ces beaux projets n’étaient pas encore près de se réaliser. A la diète de Paderborn, qui avait vu la soumission des principaux chefs saxons, avait paru, venant de l’Espagne musul­ mane, le gouverneur de Barcelone, Salomon ben Alarabi, révolté contre l’émir de Cordoue, qui avait réussi à entraîner Charles vers les pays d’outre Pyrénées, où i’on était parti avant Pâques 778. Échec devant Saragosse, anéantissement à Roncevaux de l’arrière-garde franque (15 août 778) avaient marqué d’un signe funèbre une entreprise dont la chrétienté aurait pu attendre les plus beaux fruits *. Et c’est au milieu de ces deuils qu’arrivait, sur le chemin du retour, la nouvelle que la prédication de Witikind venait une fois de plus de soulever la Saxe, que le Rhin même était menacé 1 23456. Pénibles événements que compensait à peine la naissance à Casseuil, sur les bords de la Garonne, de deux fils jumeaux, Louis et Lothaire. On pense si, au milieu de ces ... perplexités, \ ,, .. , , Charles dut lire d un œil attentif les dolé­ ances qu’une nouvelle fois lui adressait Hadrien, au courant de mai 778 '. Pourtant les demandes du pape prenaient un tour de plus en plus précis et faisaient état, non plus seulement des promesses faites en 774, mais de donations bien antérieures auxquelles le Siège apostolique croyait pouvoir ajouter quelque prix. INSISTANCE D'HADRIEN (1) Cf. Jaffé-Wattenbach, 2413, Cod. carol., 51. (2) Jaffé-Wattenbach, 2426, Cod. carol., 59 ; la lettre est intéressante à bien des points de vue : elle montre la papauté faisant, à ses dépens, l’apprentissage de la souveraineté tem­ porelle. (3) Ibid., (4) Annales Eginhardi, a. 778. (5) Ibid. ; Annales Laurissenses, a. 778. (6) Jaffé-Wattenbach, 2423 et 2424, Cod. carol., 60 et 61. LE PAPE HADRIEN ET CHARLEMAGNE 61 De même qu’aux temps du bienheureux Silvestre le très pieux Constantin de sainte mémoire, le grand empereur, élevait et exaltait par sa libéralité la sainte Église de Dieu, catholique et apostolique, et lui accordait la souveraineté dans ces régions de l’Hespérie, de même faut-il que, dans les heureux temps d’aujourd’hui qui sont les vôtres et les nôtres, la sainte Église du bienheureux apôtre Pierre fleurisse, exulte et demeure exaltée de jour en jour davantage. Et les nations qui entendront tout cela pourront dire : « Seigneur, sauvez le « roi, exaucez-nous au jour où nous vous invoquerons, car voici qu’un nouvel « empereur très chrétien, un nouveau Constantin vient de se lever, par qui « Dieu a daigné tout accorder à son Église, à l’Église du bienheureux Pierre, « prince des apôtres ». Faites donc que tant d’autres biens qui ont été, par divers empereurs, patrices et autres personnes craignant Dieu, concédés au patri­ moine du bienheureux Pierre et à la sainte Église romaine et apostolique, pour le bien de leurs âmes et la rémission de leurs péchés, dans les régions de la Tuscie, de Spolète, de Bénévent, en Corse et en Sabine et qui, au cours des temps, ont été enlevés et ravis par l’exécrable nation des Lombards, soient à présent et sous votre règne restitués à cette Église. Aussi bien dans nos archives du Latran nous conservons plusieurs de ces donations. Pour votre gouverne, nous vous lès faisons expédier *. A bien prendre les choses, Hadrien, dans cette lettre où se formule pour la première fois un programme très explicite, ne réclame rien d’autre que la restitution au « patrimoine de saint Pierre » de biens et de droits qui lui auraient jadis appartenus. Sans doute s’agit-il moins de souve­ raineté politique sur des territoires que de la récupération de domaines terriens, jadis concédés en diverses parties de l’Italie. Mais, pour peu que ces latifundia soient de quelque étendue, pour peu qu’ils soient jointifs, il est clair, étant donnée surtout la confusion qui achève de se faire, à l’époque, entre les deux idées de propriété et de souveraineté, que la reconstitution du « patrimoine de Pierre » doit amener une exten­ sion de l’État pontifical. Si, d’ailleurs, par une allusion qui nous paraît suffisamment explicite, Hadrien se réclame de la « donation de Constan­ tin », ce n’est pas qu’il demande, sur l’ensemble de l’Hespérie, la souve­ raineté impériale que le célèbre document semblait impliquer. Ce n’est pas la « donation » qu’Hadrien expédie à la cour franque, mais bien les titres de propriété des diyers patrimoines : le premier empereur chrétien vient ici moins comme le donateur dont on entend faire revivre les actes, que comme le grand homme dont on oppose l’ample générosité à l’en­ droit de l’Église romaine aux gestes un peu tâtillons de la cour franque. A ces demandes d’Hadrien ne tardaient pas à se joindre, quelques jours plus tard, des renseignements très précis sur les difficultés rencon­ trées par lui en Campanie, dans la région de Gaète et de Terracine. Les intrigues des Lombards de Bénévent, jointes à celles du patrice byzantin de Sicile, y avaient amené une véritable rébellion contre l’autorité pon­ tificale. Sourds à toutes les représentations, les coupables ne voulaient se présenter ni au pape, ni au roi. Hadrien se voyait contraint d’orga­ niser contre eux une expédition militaire. Avant de la déclencher, néan­ moins, il aurait bien voulu une intervention diplomatique de Charles. (1) Sur la question de savoir si Hadrien vise dans les lignes qui précèdent la « donation de Cons­ tantin », voir le t. V. 62 LA PAPAUTÉ, L’ÉTAT PONTIFICAL ET LES FRANCS Les Campaniens ne s’étaient-ils pas faits à lu fois les ennemis du pape et du roi des Fraûcs1 ? Quelque intérêt qu’eût ce dernier à prévenir les collusions entre Lom­ bards et Byzantins dans le sud de la péninsule, d’autres soucis plus immédiats l’accaparaient. Ranimée par Witikind, la révolte de la Saxe exigeait des mesures immédiates ; de ce front il était impossible de rien distraire. En 779, la guerre saxonne prenait le caractère d’une grande expédition2 ; l’année suivante amenait les armées franques jusqu’à l’Elbe 3. Parallèlement à la conquête militaire, l’évangélisation s’orga­ nisait ». A l’hiver de 780-781 seulement, les choses paraissaient assez calmes pour que le roi pût consacrer son attention aux affaires italiennes. A Noël, avec Hildegarde et ses enfants, il était à Pavie où il passait la fin de l’hiver. A l’approche de la fêla de Pâques, tout le cortège royal se mettait en route ppur Rome. Comme en 774, Charles voulait en même temps faire ses dévotions au tombeau de l’Apôtre et régler les multiples questions soulevées dans les dernières années. Sur ce deuxième séjour de Charles à Rome, nous sommes beaucoup moins renseignés que sur le premier ». Le jeune Pépin y reçut le baptême. Le pape fut son parrain et lui donna le nom de Carloman, puis il le sacra roi d’Italie, en même temps qu’il sacrait et couronnait roi d’Aquitaine son jeune frère Louis, le futur Louis le Pieux ». Diverses autres affaires politiques furent aussi réglées. Depuis longtemps déjà l’attitude de Tassilon, duc de Bavière, préoccu­ pait la cour franque ; il fut décidé que, pour l’ameûer au respect de ses serments, une démarche suprême serait tentée auprès de lui par une mission envoyée au nom du pape et du roi. Plus important encore était le règlement de la question byzantine. En 775, Léon IV (celui qu’en souvenir de sa mère Irène on appelait le Khazar) avait succédé à Cons­ tantin V, mais il était mort dès le 8 septembre 780, laissant un fils en bas âge, Constantin VI. La femme de Léon, l’impératrice Irène ’, fut char­ gée de lr régence. Elle entendait rompre tant avec l’iconoclasme qu’avec la politique anti-franque. Au moment où Charles se trouvait à Rome, arrivaient de leur côté des ambassadeurs byzantins, le sacellaire Constaès et le primicier Mamalus. Ils venaient peut-être causer avec le pape des affaires religieuses, mais surtout demander pour leur jeune souverain, âgé d’une dizaine d’années, la main de Rotrude, fille aînée TROISIÈME DESCENTE EN ITALIE. CHARLEMAGNE A ROME [781) (1) Epistolae, t. III, p. 589 : dura contrarii beati Petri atque nostri et oestri effecti sunt. (2) Annales Laurissenses et Eginhardi, Cf. Halphen, op. cil., p. 57 et suiv. ; Kletnglausz, op. cil., p. 130 et suiv. (3) Ibid. (4) Voir p. 188 et suiv. (5) Annales Laurissenses et Annales Eginhardi, a. 781. (6) Le frère jumeau de celui-ci, Lothairc, était mort au début de 779 ; comme il n’est pas question du baptême de Louis à Rome, il faut penser que les deux jumeaux avaient été baptisés en Francie. (7) Ne pas la confondre avec la précédente Irène, mère de Léon. LE PAPE HADRIEN ET CHARLEMAGNE" 63 du roi des Francs, qui pouvait en avoir une huitaine *. Les fiançailles furent alors conclues et l’événement devait être gros de conséquences. Au milieu de ces graves affaires disparaissaient un peu les reven­ dications territoriales du pape Hadrien. On ne laissa pas néanmoins de faire droit à l’une d’entre elles relative au patrimoine de la Sabine. Gela ressort de lettres ultérieures, où le pape signale et les premières procé­ dures engagées au sujet de ce recouvrement », et les difficultés que ren­ contrèrent parfois dans l’exécution ’ les ecclésiastiques que le roi avait laissés en Italie à cet effet : Itier, abbé de Saint-Martin de Tours, et Maginaire,. un des chapelains royaux qui deviendra plus tard abbé de Saint-Denis. Cette affaire dut être réglée au cours des années 781 et 782 *. Sa conclusion reportait la frontière pontificale assez au delà du cours moyen du Tibre, dans la direction de Riéti qui n’était pas englobé néanmoins dans les nouvelles limites. Ainsi le duché de Spolète se trou­ vait légèrement entamé. Mais on était loin encore des espérances que l’on avait pu concevoir à Rome dans l’hiver de 773-774 12*67, plus loin encore des grandioses perspectives ouvertes par la donation de 774. Or, chose curieuse, après cette visite à Rome de Charles en 781, la correspondance d’Hadrien avec le roi ne porte plus trace de ces demandes réitérées relatives à l’exaltation de l’Église romaine, qui rendent si monotones et parfois si pénibles les lettres antérieures. Les choses se passent comme si Hadrien avait pris son parti d’une situation nouvelle ; l’État ponti­ fical restera, doit rester un petit État. De ce chef l’année 781 marque une date importante dans l’histoire de la souveraineté temporelle des papes. Renonçant à certains espoirs chimériques, conçus une trentaine d’années plus tôt, la papauté se restreint à ce qui est nécessaire pour assurer sa fonction spirituelle. Charles reprit ensuite le chemin de la Francie, s’arrêtant à Milan pour y faire baptiser par l’archevêque sa fille, Gisèle, qui venait sans doute de voir le jour en Italie 6. Pendant ce temps s’organisait la mission qui devait partir pour la Bavière et qui eut pour effet de resserrer les liens du pays avec l’Empire franc ’. Restaient les affaires de Saxe, qui continuaient à préoccuper le roi. Elles avaient paru s’arranger au cours de l’année 782; mais, à peine Charlemagne avait-il regagné ses quartiers d’hiver, que Witikind, revenu du Danemark, excitait une nouvelle révolte. Mission­ SOUMISSJON DE LA SAXE Théopiiane, a. 6274 et les auteurs qui en dépendent. Les sources franques mentionnent l’accord matrimonial : Annales Mosellani et Annales Laureshamenses, a. 781. Jaffé-Wattenbach, 2433, Cod, carol., 69. Jaffé-Wattenbach, 2434, 2436, 2440, Cod. carol., 70, 71, 72. Le «privilège de 817 * (infra, p. 205) mentionne expressément la délimitation du territoire par Itier et Maginaire. Cf. supra, p. 55. Annales Laurissenses et Annales Eginhardi, loc. cil. L’un et l’autre texte disent expressé* /nent que l’archevêque fut à la fois l’officiant et le parrain. (7) Cf. Kleinclausz, Charlemagne, p. 159 et ?uiv. (1) aussi (2) 3) 4) vite *5) 64 LA PAPAUTÉ, L’ÉTAT PONTIFICAL ET LES FRANCS naires massacrés, églises incendiées, convertis molestés et contraints à l’apostasie, rien n’y manquait1. Les années 783 à 785 se passèrent à réparer ces dommages. Une répression terrible fut organisée : le mas, sacre de Versen, le capitulaire De partibus Saxoniæ en disent assez l’esprits. Puis brusquement, à la fin de 785, on apprenait la soumission de Witikind qui s’était présenté à Attignÿ et avait demandé le baptême. Cette grande nouvelle était portée à Rome, et c’est d’un ton fort ému qu’Hadrien exprimait à Charles ses félicitations, apercevant dans ces victoires ce que le roi lui-même y avait surtout cherché : l’expansion de l’Évangile, la gloire du nom chrétien. Répondant au désir exprimé par le souverain, le pape prescrivait, pour les 23,26 et 28 juin, des prières solennelles qui se célébreraient dans tout le ressort de l’Église romaine en action de grâces des succès obtenus ’. Que comptaient auprès de ce triomphe, dont le pape se croyait auto­ risé à prendre sa part, les petites difficultés que causait à Hadrien l’administration de son minuscule État4, les préoccupations de divers ordres pour lesquelles il était contraint de recourir au prince ? Les finances de l’État pontifical ont, dès le début, souffert d’un déficit chronique. Il était bien juste que le roi des Francs leur vînt en aide s. Tout cela, le pontife le disait à Charles sur un ton de confiance et d’abandon qui fait un heureux contraste avec celui des lettres antérieures à 781. Des questions d’ordre plus élevé et plus religieux s’imposaient d’ail­ leurs à ce moment à l’attention du pontife. A Rome, on gardait avec Constantinople le contact qu’avait peut-être inauguré l’ambassade de 781. C’est sans doute par une communication de la cour byzantine qu’Hadrien apprenait que le calife de Bagdad, Mahdi, le père d’Harounar-Raschid, avait envahi l’Asie Mineure et poussé ses escadrons jus-qu’à la ville d’Amorium, en Phrygie, nouvelle que le pape se hâtait de transmettre au roi des Francs *. La même cour lui avait fait tenir d’au­ tres messages, plus propres à le réjouir. Irène, dans la question des saintes images, avait le désir de mettre un terme à l’agitation religieuse de l’Orient. Aux ouvertures de la basilissa, à celles du patriarche Taraise, désigné par elle, Hadrien, à la fin d’octobre 785, avait cru pouvoir répondre ’, mais il n’en informa sans doute pas le roi des Francs et cette attitude réticente devait le mettre, durant les années suivantes, dans une situation assez fausse •. HADRIEN ET LA COUR BYZANTINE (1) Voir Jaffé-Wattenbach, 2453, Cod. carol., 11, les mesures prises par le pape à l’endroit des Saxons retournés au paganisme : vers le milieu de 786. (2) Cf. Halphen, Études critiques sur l'histoire de Charlemagne, p. 171 et suiv. ; Kleinclaubz, op. cit., p. 132 et suiv. (3) Jaffé-Wattenbach, 2451, Cod. carol., 76. (4) Voir Jaffé-Wattenbach, 2442, Cod. carol., 45, du milieu de 783. (5) Jaffé-Wattenbach, 2450, Cod. carol., 78 : demande de poutres et d’étain pour refaire la couverture de la basilique Saint-Pierre et d’autres églises ; date incertaine entre 781 et 786. (6) Jaffé-Wattenbach, 2439, Cod. carol., 74, date incertaine. (7) Jaffé-Wattenbach, 2448, 2449. Sur tout ceci nous reviendrons p.116 et suiv. (8) Cf. infra, p. 121 et suiv. LE PAPE HADRIEN ET CHARLEMAGNE 65 Au cours de 787, on revit Charles à Rome. Il était appelé cette fois encore dans la pénin­ sule par le désir de liquider l’affaire de Bénévent où Arichis continuait à se croire autonome. Il ne fit que traverser Rome en janvier 787 ;puis, après avoir contraint le duc lombard à traiter et à livrer des otages parmi lesquels Grimoald, le propre fils d’Arichis1, il était de retour à Rome pour Pâques. Diverses affaires furent alors traitées dont l’une tenait fort à cœur au roi. Toujours rebelle, malgré ses engagements, Tassilon de Bavière, avait envoyé à Rome une ambassade dirigée par Arn, évêque de Salzbourg, afin de prier le pape d’exercer sa médiation entre Charles et lui-même. Mais le roi ne l’entendait pas ainsi : il ne voulut pas laisser le pontife liquider cette affaire, demandant simplement à Hadrien de menacer Tassilon des anathèmes de l’Église s’il persévérait à violer ses serments antérieurs 2. Ainsi fut fait. L’année suivante verrait la sen­ tence pontificale sortir tous ses effets. Hadrien ne laissait pas de souhaiter par ailleurs une rectification de frontières qui donnât plus de cohésion au territoire pontifical. Des lettres ultérieurement adressées par lui à Charles montrent qu’il reçut alors des assurances fermes au sujet de territoires sis au nord de l’ancien duché de Rome. Viterbe, Soano, Toscanella, Bagnorea dans la Tuscie lombarde, laquelle appartenait au royaume d’Italie, lui furent remises à la fin de cette même année 787 ; il y eut plus de difficultés en ce qui concernait Grosseto et Piombino dont la possession, en face de l’île d’Elbe, permettait un contrôle plus efficace des patrimoines situés dans cette île et en Corse. En somme, du côté du aordj le territoire ponti­ fical atteignait à peu près les limites qu’il devait garder jusqu’en 1870. Dans la direction du sud, les promesses faites par Arichis lors de sa dernière capitulation donnaient au pape des espérances sur les villes qui jalonnaient la route de Naples : Aquino, Teano, Capoue, sur quel­ ques cités encore situées sur la rive gauche du Garigliano : Sora, Arpi­ num, Arce. Mais tout cela, qui aurait dû être cédé par le Lombard, n’était point d’une réalisation aussi facile ’. TROISIÈME SÉJOUR DE CHARLEMAGNE A ROME (787} Aussi bien le duc de Bénévent, Arichis, n’avait-il pas dit son der­ nier mot. Sitôt Charles retourné en Francie, il avait repris ses intrigues. Cette fois, il se rapprochait à nouveau des Grecs, avec qui il avait été quelque temps en difficulté. Un revirement s’était opéré à Constanti­ nople : les fiançailles de Constantin VI avec Rotrude avaient été rom­ pues 1 et l’on reprenait en Italie la politique antifranque. Deux spa- HADRIEN ET LE DUC DE BÉNÉVENT (1) Annales Laurissenses et Annales Eginhf U, a. 787. (2) Annales Laurissenses, a. 787 : « Statini supra ducem vel suis consentaneis anathema posuit si ipse sacramenta quae promiserat... non adimplesse/ ». (3) Jaffé-Wattenbach, 2460 et 2463, Cod. carol., 80, 83. (4) Les Annales Eginhardi, a. 788, semblent mettre la rupture entre Charles et les Grecs un peu plus tard ; Charles en aurait pris l’initiative. Cf. infra, p. 165. Histoire de l’Église. — Tome VI. 5 66 LA PAPAUTÉ, L’ÉTAT PONTIFICAL ET LES FRANCS thaires d’Anchis avaient été favorablement reçus à Byzance, où l’on avait fait droit à des demandes du Lombard qui, en toute autre conjonc­ ture, auraient paru exorbitantes. On lui concédait le duché de Naples et la dignité de patrice qu’il réclamait I On lui mandait en même temps que le fils de Didier, Adalgise, allait, avec une armée considérable, s’avan­ cer par Trévise et Ravenne pour effectuer sa jonction avec lui L La mort subite d’Arichis à Sáleme (26 août 787) * n’avait pas arrêté ces grands projets dont Hadrien se montra pendant quelque temps tort inquiet. La veuve d’Arichis, Adalberge, pressait la cour franque de renvoyer au plus tôt le jeune Grimoald. De toutes ses fcrces, le pape insistait pour que l’on n’en fit rien. Le mieux à son avis était que Charles préparât pour la bonne saison (en 788) une expédition qui fît échouer toutes ces intrigues. Tel ne fut pas l’avis du roi, qui sut fort habilement tirer parti de la situation. Son attention avait été retenue, pendant l’automne de 787, par le règlement de l’affaire bavaroise. A la double sommation qui lui avait été apportée de Rome de se montrer fidèle à ses serments, Tassiion avait refusé d’obéir. Il fallait en finir ; trois armées mar­ chèrent sur la Bavière ’. Encerclé de toutes parts, Tassiion dut faire sa soumission (3 octobre 787) et promit, en garantissant sa foi par des otages, de se comporter désormais en fidèle vassal. Il n’en poussa pas moins les Avares, ses voisins de l’est, à attaquerTEmpire franc, ce qui le fit condamner à mort pour félonie. Cependant, Charles lui fit grâce et l’expédia au monastère de Jumièges où il finit ses jours dans la piété et la pénitence ♦. Mais sa trahison porta ses effets : les Avares atta­ quèrent le Frioul d’une part, la Bavière de l’autre, et il fallut pourvoir de ces deux côtés à la défense du royaume. Le moment ne paraissait donc guère propice pour une campagne en Italie, où l’on ren­ contrerait la coalition des Grecs et des Lombards. Mieux valait tenter de dissocier les adversaires. Malgré l’avis d’Hadrien, Charles, à l’été de 788, renvoya dans la péninsule Grimoald, fils d’Arichis, comme duc, mais comme duc vassal, en le faisant surveiller par quelques Francs partis avec lui. L’alliance avec les Grecs fut rompue. Irritée, la basilissa intima l’ordre au patrice de Sicile de marcher contre Grimoald et de dévaster les fron­ tières du duché de Bénévent, mais le missus franc, Winigise, en liguant contre le patrice le duc de Spolète, Hildebrand, et Grimoald, vint faci­ lement à bout des Byzantins 6 en Calabre (novembre 788). Un peu plus PACIFICATION DE L’ITALIE (1) Jaffé-Wattenbach, 2463, Cod. carol., 83, du début de 788 ; ces nouvelles étaient déjà un peu vieilles quand Hadrien les mandait à Charles ; mais il avait déjà donné quelques indications à la fin de 787 dans la lettre 2460, utilisée ci-dessus. (2) Chronicon Salernitanum, xvii (M.G.H., SS., t. III, p. 481). (3) Annales Laurissenses, a. 787. (4) Annales Laurissenses, a. 788. Sur la soumission de la Bavière, cl. Klkinclausz, op. cil., p. 159-163. (5) Ibid. LE PAPE HADRIEN ET CHARLEMAGNE 67 tard, à une date que l’on ne saurait préciser, l’Istrie fut également net­ toyée. Les Byzantins, étroitement resserrés dans les dernières enclaves qu’ils possédaient en Calabre, en Apulie, autour de Naples et dans le fond de l’Adriatique, furent pratiquement hors de cause. L’État ponti­ fical, avec les quelques accroissements que lui avaient valus les trac­ tations de 787-788, achevait de prendre sa forme définitive. L’Italie lombarde était désormais pacifiée. Ni au nord du Pô, ni à Spolète, ni à Bénévent on ne contestait plus la souveraineté franque. Hadrien ne connaî­ trait plus, dans les dernières années de son pontificat, les angoisses qui en avaient traversé les débuts. Avec beaucoup de complai­ sance, les dernières pages de la Vie d’Hadrien, au Liber pontificalis, s’étendent sur les embellissements dont ce pape fit profiter la ville et tout spécialement les églises. La notice ne le cède guère sur ce point qu’à celle du pape Silvestre. Aussi bien le pontificat d’Hadrien fut-il, comme celui de son grand modèle, excep­ tionnellement long. Et puis, entre le pape du ive siècle et celui de la fin du vin®, il y avait encore une autre ressemblance. L’un et l’autre, assurés de l’amitié d’un grand souverain, pouvaient se consacrer en toute tran­ quillité d’âme soit à l’administration de leur ville épiscopale, soit aux intérêts généraux de l’Église. Hadrien, sur-ce point, ne faillit pas à ses obligations ; dans le domaine du dogme et de la discipline il intervint non moins heureusement1. Mais à la différence de Silvestre, lequel — n en déplaise à l’apocryphe donation de Constantin — s’était confiné aux affaires ecclésiastiques, Hadrien se trouvait, de par la nouvelle situation faite à la papauté, investi d’un pouvoir temporel dont il convient de rechercher quelle était exacte­ ment la nature. GOUVERNEMENT INTÉRIEUR D'HADRIEN Que l’État pontifical fasse partie de l’Empire franc, de ce vaste ensemble dont Charles Martel. Pépin et Charlemagne viennent d’assurer la cohésion, c’est ce que personne à l’époque ne songerait à nier, pas plus que nul n’aurait contesté, «à la génération précédente, que le , duché de Rome, pratiquement autonome, fût une des parties de l’Empire byzantin. Par les actes successifs de 754, 774, 781, 787, ce duché s’est assez sérieusement agrandi, atteignant à peu près les limites de ce que, au xixe siècle, pour le distinguer du reste de l’État pontifical, on appellera le Patrimoine de saint Pierre *. Les donations des rois francs y ont ajouté la Pentapole et l’Exarchat, conquêtes faites par eux sur1 2 les Lombards, qui eux-mêmes les avaient opérées aux dépens des Byzan­ tins. Désormais cet ensemble, enclavé dans le royaume d’Italie et ses L'ÉTAT PONTIFICAL ET L'EMPIRE FRANC (1) a. infra, p. 134, 141. (2) Province actuelle de Rome et Latium. 68 LA PAPAUTÉ, L’ÉTAT PONTIFICAL ET LES FRANCS annexes, est garanti par l’État franc. Il n’en fait cependant pas partie et il ne saurait être question de comparer sa situation à celle même des duchés de Spolète et de Bénévent. Ceux-ci, à l’époque où nous sommes arrivés, relèvent en théorie du roi d’Italie, dont la résidence est à Pavie, en pratique de Charlemagne lui-même ; leurs titulaires ne tarderont pas à être des fonctionnaires ; c’est au nom du gouvernement central qu’ils sont installés et qu’ils administrent, quoi qu’il en soit des velléités d’in­ dépendance qui ne tarderont pas à se manifester chez eux. Tout autre est la condition du pape ; il n’est pas un vassal du roi des Lombards et des Francs ; encore moins est-il son fonctionnaire. Il n’est point désigné par lui, il ne reçoit pas de lui son pouvoir. Quelle que puisse être, dans son élection, l’intervention du pouvoir central, cette élection le fait, de plein droit et sans autre formalité, le chef reconnu de l’État pontifical. Ainsi fait-il figure de souverain autonome. Cela ne l’empêche pas d’ail­ leurs d’être lié au chef suprême de l’État franc par un pacte « d’amour et de fidélité ». Cette expression, que nous avons déjà rencontrée à l’élec­ tion de Paul Ier, nous avertit que l’État pontifical est lié à l’État franc par quelque chose qui est plus qu’un traité d’alliance entre égaux, qui est moins qu’un acte de vasselage, qui est un contrat sui generis, lequel intègre l’État ecclésiastique dans l’Empire franc1. LES DROITS DES SOUVERAINS FRANCS SUR L’ÉTAT PONTIFICAL Aussi bien les souverains francs „ , ■. . ® FeÇU ’ d ab ° rd ’ Charles et Carloman ensuite, un titre qui les habilite à exercer sur Rome et, par là, sur l’ensemble de l’État pontifical, un droit de regard, imprécis et dès lors fort élas­ tique : ils sont pairices des Bomains. L’expression est byzantine ; elle était de soi un titre honorifique, mais, comme elle s’appliquait .d’ordi­ naire à un fonctionnaire revêtu d’un haut commandement, elle ne lais­ sait pas d’impliquer une idée de pouvoir et de juridiction 12. En conférant ce titre aux rois francs, Étienne II, sans nul doute, n’avait aucune inten­ tion de leur accorder sur Rome une juridiction quelconque. Et il ne semble pas qu’au début ceux-ci aient attaché quelque importance à cette désignation. Une fois qu’eurent été constitués le royaume d’Italie et ses dépendances, Charlemagne dut réfléchir aux obligations que lui créait le titre et tout naturellement aux droits qui découlaient de ces obligations. Protecteur de la puissance temporelle du pape, il ne pouvait se désintéresser de ce qui se passait dans l’État romain. D’ailleurs, au fur et à mesure que sa puissante main organisait l’Empire franc, il pre­ nait de plus en plus, dans la chrétienté occidentale, figúre de chef. Alors que peu à peu toutes les grandes affaires de l’Église aboutissaient à lui, (1) Quand Napoléon 1er écrit à Pie VII : « Votre Sainteté est souveraine de Rome, mais j’en suis l’empereur », il exprime fort exactement la relation qui existait au ix* siècle. Mais depuis cette époque les choses avaient bien changé. (2) Le stratège qui commande un thème est souvent qualifié du titre de patrice. Pratiquement on dit « le patrice de Sicile ». LE PAPE HADRIEN ET CHARLEMAGNE 69 comment aurait-il pu demeurer à l’écart des petites questions qui sur­ gissaient dans le minuscule État de l’Église ? Bien entendu, il veillait à ce qu’y fussent observées ces règles canoniques dont il s’efforçait de promouvoir en son Empire le rétablissement. Il lui revient par exemple que les élections épiscopales ne se passent pas en Tuscie et à Ravenne avec là régularité désirable, que la simonie s’y introduirait parfois : de sérieuses représentations sont faites à Hadrien, lequel repousse douce­ ment le reproche et promet de faire le nécessaire pour que ces abus ne se déclarent pas L Charles apprend que des contestations surgissent assez fréquemment entre évêques voisins sur les limites de leurs dio­ cèses ; il demande au pape, qui du reste abonde en son sens, de rappeler ses subordonnés à l’observation des règles canoniques *. Ce n’est pas seulement pour assurer le respect du droit, mais encore pour acquérir quelque influence à Ravenne que le roi voudrait être représenté à l’élec­ tion de l’archevêque de cette ville. A la mort de Gratiosus (788 ou 789), le successeur a été choisi comme d’habitude et envoyé d’urgence à Rome pour y être consacré. Informé trop tard, Charles fait tenir au pape un mémoire qui fait état de ce qui s’est passé vingt ans auparavant; à la mort de Serge, où les missi francs ont assisté à l’élection du successeur. Cette fois Hadrien, malgré toute sa bonne volonté, ne peut s’empêcher de protester : l’élection de Léon, successeur de Serge, s’est passée en des circonstances telles qu’elle ne saurait créer un précédent. A l’élection suivante, il n’y eut de la part de l’autorité franque aucune intervention ; il ne pouvait être question d’en attendre une dans le cas de Gratiosus *. Rien, absolument rien, ne justifierait un semblable procédé. Cette pro­ testation s’enveloppe d’ailleurs des formes les plus courtoises ; Hadrien n’entend porter aucun préjudice aux droits que confère à Charles son titre de patrice. Les interventions du souverain franc n’épargneront pas le domaine strictement temporel. On a signalé plus haut les observations faites au sujet du commerce des esclaves4. Lorsque la guerre reprend entre Francs et Byzantins, en Vénétie, le roi demande au pape, par représailles, de faire expulser de scs États, tout spécialement de la Pentapole et de l’Exarchat, les marchands vénitiens qui faisaient commerce en ces pays. Docilement, le pape prend les mesures nécessaires 6. Tout au plus de­ mande-t-il, en retour, que la cour franque mette fin aux agissements d’un de ses représentants, le duc Garamnus, qui dans ces mêmes régions, se comporte en vrai tyran. Au fait, ce sont tout spécialement ces questions de personnes qui tendraient, si Hadrien n’y apportait une infinie douceur, à rendre assez difficiles les rapports entre les deux cours. Quelles étaient au juste les (1) (2) (3) (4) (5) Jaffé-WaTTENBACH, 2478, Cod. carol., 94. Ibid. ; cf. Jaffé-W attenbach, 2477, Cod. carol., 93. Jaffé-VVattenbach, 2467, Cod. carol., 85. Cf. supra, p. 60. Jaffé-VVattenbach, 2480, Cod. carol., 86 ; date incertaine, 787-791. 70 LA PAPAUTÉ, L'ÉTAT PONTIFICAL ET LES FRANCS attributions de ces missi francs qui à tout instant interviennent dans l’administration de l’État pontifical, c’est ce qu’il n’est pas toujours facile de déterminer. P'usieurs de ceux que l’on voit ainsi paraître sont à la fois les « fidèles » du roi et les » fidèles » du pape ; il est aisé de com­ prendre que, tiraillés entre deux obéissances, ils aient eu la tentation de se réclamer alternativement de l'on ou de l’autre souverain Une des doléances qui reviennent le plus souvent dans la correspondance d’Hadrien avec Charles concerne précisément des personnes qui, sujettes du pape, ne laissent pas de se considérer comme les protégés du roi et n’hésitent pas, au cas où elles sont en désaccord avec Hadrien, à porter leurs plaintes à la cour franque. Encore que le pape s’exagère peut-être l’impression que ces clabauderies peuvent produire sur le souverain *, on ne peut que lui donner raison quand il demande à Charles d’user avec lui de réci­ procité. Il n’admet, pour son compte, les sujets du roi que s’ils sont munis d’une autorisation en règle de leur souverain ; ne conviendrait-il pas que la cour franque examinât, elle aussi, les titres de ceux qui s’y présentent en provenance des États de l’_Êglise ? En définitive, au fur et à mesure que l’on se rapproche de la fin du vuie siècle, il paraît bien que l’État pontifical est considéré par le roi des Francs comme une partie de l’Empire. Sur elle il exerce, en vertu de son patriciat, une souveraineté qui, pour n’être pas la même que celle qui fonctionne dans le reste de l’Italie, ne laisse pas d’être fort réelle. La collation du titre impérial, qui lui sera faite en l’an 800. donnera plus de précision encore à ces droits et régularisera ce qui s’est fait jus­ qu’à présent. Hadrien ne connaîtra pas ce régime nouveau. Du moins eut-il le mérite de maintenir, malgré des froissements passagers, la bonne harmonie entre les deux cours. Cette préoccupation ne l’empê­ chera pas d’ailleurs de remplir avec la fermeté nécessaire, quand les circonstances l’exigeront, son rôle de premier pasteur de l’Église. Dans l’affaire des saintes images, dans celle de l’adoptianisme espagnol, il se révélera, nous le verrons, très conscient de ses obligations. Mais avant de suivre le développement de ces grandes questions doctrinales, il est indispensable que nous nous rendions compte des changements consi­ dérables que le dernier tiers du vme siècle vient d’amener dans tout l’Empire franc et, par le fait même, dans la majeure partie de l’Église ¿’Occident. (1) Cf. Jaffé-Wattenbach, 2474, Cod. carol., 80 ; 2478, déjà citée, etc. (2) L'exemple le plus curieux des craintes que parfois se forgeait Hadrien est fourni par la lettre Jaffé-Wattenbach, 2476, Cod. carol., 92. Offa, roi de Mercie, est venu à Rome et s’est plaint au pape des bruits que certains avaient fait courir sur son propre compte. On avait raconté que, passant à la cour de Charles, il aurait conseillé au roi des Francs de déposer Hadrien pour le remplacer par un pape d’origine franque. Offa n’avait pas eu de peine à dissiper cette légende ; puis il avait averti Charles, lequel avait cru nécessaire de prévenir Hadrien. La lettre de ce dernier est un chef-d’œuvre de confusion ; elle donne l’idée des transes par lesquelles le pape devait quelquefois passer. Cela ne l’empêche pas d’ailleurs de revendiquer avec fierté les droits supérieurs du Siège apostolique. CHAPITRE II LA RENAISSANCE CAROLINGIENNE § 1. — La réforme de l’Êglise et de l’État1. L on se tromperait singulièrement, à ne voir dans . ,, . , Charlemagne — donnons-lui désormais le nom que l’histoire a consacré — que le rude homme de guerre ou l’habile diplo­ mate, dont nous avons marqué, au fur et à mesure qu’elles touchaient aux affaires de l’État pontifical, les diverses entreprises. A travers des vicissitudes que nous n’avons pas à retracer, celles-ci avaient donné au royaume carolingien, en cette dernière décade du vin® siècle où nous sommes arrivés, des contours extérieurs sensiblement différents de ce qu’ils étaient en 771, au moment où Charlemagne devenait seul roi. L’Aqui­ taine, qui de temps immémorial et jusque sous le règne de Pépin, n’avait jamais eu avec l’État franc que des liens fort lâches, faisait maintenant partie intégrante de la monarchie. La Saxe, l’Italie, finalement la Bavière, après la défaite de Tassilon, avaient été annexées. Sur toutes les fron­ tières orientales, des « marches » s’organisaient. Au sud même des Pyré­ nées, malgré des fortunes assez diverses, les armées du roi avaient atteint l'Èbre, sans pouvoir d’ailleurs s’y maintenir ; du moins la création de la Marche d’Espagne indiquait-elle que l’on ne renonçait pas à étendre, de ce côté, les limites du royaume et de la chrétienté. Tout cela pourtant était peu de chose au prix des efforts qui avaient été faits à l’intérieur pour assurer la cohésion de l’État, pour donner aux divers organes de ce grand corps une vigoureuse impulsion, pour mettre dans la main du souverain les indispensables moyens d’action. Le serment de fidélité avait été imposé à tous les s hommes » du roi ; les comtes, ses représentants directs dans les « cités », étaient mainte­ nant bien en sa main, tandis que l’organisation générale des missi royaux, L'EMPIRE FRANC (1) Bibliographie. — I. Sources. — Elles sont formées essentiellement par les recueils légis­ latifs. Conciles d’une part, Capitulaires de l’autre, qui se compénètrent mutuellement. U y a lieu de ne pas se borner exclusivement aux textes contemporains de Charlemagne ; les textes de l’âge suivant éclairent parfois d'une lumière très vive la période antérieure. Les textes sont commo­ dément analysés dans Carlo de Clercq, op. cil. II. Travaux. — Ils seront signalés pour chacune des questions principales. Comme études d’en­ semble : A. Kleinclausz, L'empire carolingien et ses transformations, Paris, 1902; du même, Charlemagne, Paris, 1033, surtout les c. m, vin, ix ; A. Hauck, Kirchengeschichte Deutschlands, t. 11, Surtout, 1. IV c. V ; G. Platz, Die Gesetzgebung Karl Grossen nach den Capitularien, OSenbourg, 1898. 72 LA RENAISSANCE CAROLINGIENNE dont les traits achevaient de se fixer, contribuait, plus que tout autre, à assurer l’ordre dans l’État\ La législation, encore qu’elle fût souvent le fruit de circonstances spéciales, ne laissait pas de s’inspirer de grandes directives facilement reconnaissables. Si les considérations d’ordre matériel ne lui restaient pas étran­ gères, les grands intérêts spirituels y étaient l’objet d’une attention toute spéciale. En somme, c’est à l’établissement — au rétablissement, si l’on préfère — d’une civilisation vraiment chrétienne que tendaient les efforts du souverain et de ses conseillers immédiats. Depuis les ori­ gines de la monarchie franque, cette préoccupation, malgré bien des éclipses passagères, avait été à l’ordre du jour. Plus récemment, au moment où se fondait la dynastie carolingienne, elle avait été insufflée avec une nouvelle vigueur par saint Boniface aux deux fils de Charles Martel. Il n’était plus nécessaire, maintenant, que l’on vînt du dehors la présenter à l’esprit du souverain. Charlemagne puisait dans son génie politique d’une part, dans sa piété de l’autre, les inspirations que sa puissance lui permettait aussi de réaliser. Faire de l’ensemble de ses sujets, si divers par la race, la langue, la religion inême, un seul peuple et un peuple chrétien, telle est la pensée dominante qui paraît à travers toute sa législation. Dans une telle entreprise, l’Église devait être un facteur essentiel, en même temps qu’elle éprouverait à son tour les bien­ faits d’une réorganisation et d’une réforme qui devaient amener en son sein une véritable renaissance. Rien de plus étranger à cette politique que ce que l’on est convenu d’appeler l’esprit laïque. Si nous voulons entendre par là une défiance systématique du pouvoir civil à l’endroit des hommes et des choses d’Église, il est bien clair que nous sommes ici aux antipodes de cet esprit. C’est dans le sens le plus large du terme que les choses d’Église, enten­ dons les préoccupations d’ordre religieux, avec tout leur cortège d’ap­ plications au domaine de la pratique, s’imposent à l’attention et au respect du souverain. C’est aussi dans la plus large mesure qu’il est fait appel aux ecclésiastiques pour les divérses besognes de l’État. ESPRIT DE LA LÉGISLATION Cela non plus n était pas nouveau. A une PLACE FAITE A L'ÉGLISE„12 ,epoque , , ,, . . „ . ,, ,. ou la culture intellectuelle était devenue de plus en plus l’apanage presque exclusif des clercs, les rois de la première race avaient été amenés à chercher parmi les gens d’Église (1) Sur cette organisation de l’État franc à la fin du vnic siècle, voir: Kleinclausz, op. cil. ; F. Lot, C. Pfister, F. Gansüof, Les destinées de l'empire en Occident, c. xxn, Les institutions de la monarchie carolingienne. (2) Sur le rôle de l’Eglise dans l’administration, outre, les renseignements fournis par les textes législatifs, il faut lire Hincmar, De ordine palatii dans Bibliothèque de l'École des Hautes Études, hist, et phil., fase. 58. Bien que du dernier tiers du ixe siècle, cet ouvrage, dans sa dernière partie, donne une description de l’administration, qui peut s’appliquer, positis ponendis, au temps de Charlemagne. Cf. aussi E. Dobbert, Deber das Wesen und den Geschdftkreis der missi dominici, Heidelberg, LA RÉFORME DE L’ÉGLISE ET DE L’ÉTAT 73 des auxiliaires, soit pour leur chancellerie, soit pour l’administration générale ou les missions diplomatiques : plus que jamais, avec Charle­ magne, l’Église tient une place considérable dans l’organisation géné­ rale de l’État. A la cour notamment ou, comme l’on dit, au « palais », que ce soit dans les résidences des vallées de la Seine, de l’Oise ou de l’Aisne, ou dans celles plus orientales de Nimègue, d’Ingelheim, de Francfort ou même de Ratisbonne, que ce soit, à partir de 794, dans la capitale d’Aix, on est certain de rencontrer, partout où se trouve le souverain, un nombre imposant d’ecclésiastiques. Les rplus honorés,’ les rproceres,■ sont ceux qui, . avec un certain nombre de laïques, font partie du conseil du roi, assemblée restreinte que le souverain compose comme il veut, qu’il réunit quand il lui plaît, mais où l’archichapelain est toujours convoqué. Fulrad, abbé de Saint-Denis, puis, après sa mort survenue en 784, Angilram, évêque de Metz, qui disparaît à son tour en 791, et enfin Hildebald, archevêque de Cologne, ont exercé tour à tour cette impor­ tante fonction x. Angilbert, abbé de Saint-Riquier, Adalard, le cousin du roi, fait par lui abbé de Corbie, sont aussi de ceux qui paraissent d’ordi­ naire au conseil. L’archichapelain n’est pas seulement le conseiller-né du roi : il par­ tage encore, avec le comte palatin, les besognes administratives. Tandis que l’expédition des affaires séculières et tout spécialement de la jus­ tice est confiée à ce dernier, qui est toujours un laïque, c’est au premier que reviennent toutes les questions concernant la hiérarchie et la disci­ pline ecclésiastiques. En même temps, l’archichapelain a sous ses ordres la chancellerie, dont le service, de temps immémorial, est exclu­ sivement assuré par des clercs. C’est de cette chancellerie que sortent tous les actes publics et privés émanés de la volonté royale, là aussi que se conservent les archives. Le protonotaire, chef immédiat de ces bureaux, est donc un personnage de première importance et, quand il quitte son poste, c’est pour occuper une haute situation dans l’Église. Itier, chancelier jusqu’en 776, deviendra abbé de Saint-Martin de Tours ; Radon, qui lui succède, sera fait en 797 abbé de Saint-Vaast d’Arras ; Jérémie, qui vient ensuite, n’abandonnera la chancellerie que pour deve­ nir en 813 archevêque de Sens 2. AU PALAIS direct et .Dans chaque , . « rcité, », le. comte. est „, l.’agent...... le representan! du roi, mais 1 eveque, a cote de lui, est constamment investi d’un rôle civil et politique, à telles enseignes que ces deux hommes, dépositaires chacun d’une parcelle de DANS LES CITÉS 1861 ; V. Krause, Geschichte des Instituts der missi dominici, dans Mitteilungen des Instituts fur ôsterreich. Geschichtsfoischung, t. II, 1890, p. 193 et suiv. (1) On trouvera de plus amples renseignements dans Abel-Simson, Jahrbücher, t. II, p. 540 et suiv. (2) Abel-Simson, ibid., p. 545. 74 LA RENAISSANCE CAROLINGIENNE la puissance publique, se surveillent et se contrôlent mutuellement. C’est de concert que le comte et l’évêque publient les lois exprimées dans les capitulaires, et le prône de la messe dominicale donne à l’évêque un moyen de publicité que le comte n’a pas toujours. Sans doute cette coopération de la double autorité civile et ecclésiastique n’est-elle pas toujours pacifique, et plus d’un incident se produira entre évêques et comtes. Mais la limitation respective de l’indépendance de l’un et de l’autre est un avantage pour l’autorité centrale. Si le comte est le fonction­ naire révocable du souverain, l’évêque sent lui aussi, jusqu’à un certain point, le poids de l’autorité royale. Son élection est en dépendance directe, nous le dirons plus loin, de la volonté du roi et, s’il est moins facile à celui-ci de se débarrasser d’un évêque tant soit peu libre que d’un comte trop personnel, les moyens ne manquent pas pour contraindre l’ecclésiastique à faire acte de soumission. Les exemples d’évêques déposés et condamnés par leurs pairs ne sont pas rares, sinon au temps de Charlemagne, du moins à l’époque de ses successeurs. Quant aux missi dominici, obliges de surveiller , partout 1 execution des divers commandements royaux, qu’il s’agisse de l’application des capitulaires, des règlements ecclésiastiques ou militaires, civils ou judiciaires, ils se recrutent en très grande partie dans le monde ecclésiastique. A la fin du vme siècle, le territoire du royaume a été divisé en un certain nombre de missalica — nous dirions d’inspections — comprenant chacun un nombre variable de comtés *. Chacune de ces circonscriptions est surveillée par deux missi, dont l’un est d’ordinaire un laïque, l’autre toujours un ecclésias­ tique, évêque ou grand abbé ; parfois les deux missi sont gens d’Église. Parmi ceux qui jouèrent un rôle important figurent les archevêques de Sens, de Rouen, de Lyon, d'Aquilée, de Salzbourg (après la soumission définitive de la Bavière), l’évêque d'Orléans, les abbés de Saint-Dénis, de Corbie, de Saint-Riquier, de Saint-Wandrille et bien a'autres encore. A peine est-il besoin d’ajouter que les envoyés diplomatiques, qui por­ tent eux aussi le nom de missi, se recrutent, sinon exclusivement, du moins en majeure partie, dans ie corps ecclésiastique *. DANS LES MISSATICA Si le rôle du clergé est considérable dans ce que nous pouvons déjà appeler l’ad­ ministration, il ne l’est pas moins dans le domaine de la législation. A la vérité, les lois émanent directement de la volonté du souverain ; elles sont élaborées ou tout au moins promulguées en des assemblées (convenias generales, piacila) qui, sans posséder voix délibérative au sens propre du mot, ont une réelle influence. S’ils ne limitent pas le pouvoir royal, s’ils ne se réunissent que sur convocation du roi, aux DANS L'ÉLABORATION DES LOIS (1) E. Dobbert, op. cit. (2) Cf. tupra, p. 73. LA RÉFORME DE L’ÉGLISE ET DE L’ÉTAT /5 jour et lieu fixés par lui, s’ils abordent exclusivement les questions que leur soumet le souverain, ces conventus apportent du moins à celui-ci et à ses conseillers des requêtes, des renseignements, des lumières. Or, dans ces assemblées, le clergé tient une place que nul ne songe à lui contester. Soit que les proceres ecclésiastiques délibèrent de concert avec les laïques, tant sur les questions d’ordre général que sur celles qui touchent aux affaires d’Église, soit que, formés en synodes, ils demeu­ rent exclusivement entre eux, ils ont une part importante dans toutes les tractations. Cela est si vrai qu’il n’est pas toujours facile, à lire les textes relatifs à ces assemblées, de dire si telle réunion est un plaid (placitum) ou un concilel. Le concile de Francfort de 794, le plus considérable qui ait été tenu à l’époque de Charlemagne et qui prit vraiment figure de concile général, ne discute pas seulement, les graves questions dogma­ tiques de l’adoptianisme et du culte des saintes images ; le capitulaire qui en est émané règle encore le sort de Tassilon, décide de questions économiques et monétaires, termine des contestations entre évêques sur les limites respectives de leurs ressorts et prend une série de mesures législatives dans l’ordre ecclésiastique et dans l’ordre civils. C’est dire la grande place que tient l’Église dans toutes les manifestations de la vie du pays. Pour s’en faire une juste idée, il faudrait parcourir l’ensemble des dispositions insérées dans les capitulaires. Dés la fin du règne de Louis le Pieux, ceux-ci étaient assez nombreux pour qu'il pût sembler néces­ saire de les rassembler en un corpus. C’est la besogne dont se chargea, de son initiative privée, en 827, Anségise, abbé de Saint-Wandrille. Sa collection en quatre livres s’efforce de grouper, dans un ordre logique, les lois émanées de Charlemagne et de Louis le Pieux, les deux pre­ miers livres renfermant respectivement les capitulaires ecclésiastiques de ces deux souverains, les deux suivants les capitulaires de Charlemagne, puis ceux de Louis se rapportant aux choses séculières (mundana »). Encore l’abbé de Saint-Wandrille, malgré les trois appendices qu’il a ajoutés à son travail, est-il loin d’être complet ‘ : nombre de textes lui 1) Un capitulaire important, de 779, élaboré dans une assemblée qui porte dans les collections le nom de concile d’Héristal (au nord de Liège), est introduit par cette phrase. < Anno feliciter unde­ cimo regni domini nostri Karoli, regie gloriosissimi, in mense martio factum capitulare, qualiter congregatis in unum syriodali concilio episcopis, abbatibus, virieque inluslribus comitibus, una curri piissimo domino nostro secundum Dei voluntatem, pro causis oportunis consenserunt decretum ». Remarquer 1 art. 12 : « Capitula quae bonae memoriae genitor nosier in sua placita (lire suis placitis) constituit ei in synodis conservare volumus ». Le contenu du capitulaire est des plus variés, encore que les matières ecclésiastiques y tiennent une grande place. Cf. Concilia aevi karolini, p 106 ; texte dans Capitularia, t. I, p. 46 et suiv Voir aussi Abbl-Simson, Ja^bucher, t. I, p. 323-332. (2) Dans le préambule du capitulaire, l’assemblée est donnée comme un concile ; il n’y est pas question, comme pour le concile d’Héristal, de la présence de viri inlustres. « Conjungentibus, Deo favente, apostolica auctoritate atque piissimi domini nostri Karol i regis jussione, anno XXVI prin­ cipatus sui, cunctis regni Francorum seu Italiae, Aquitaniae, Provinciae episcopis ac sacerdotibus synodali concilio, inter quos ipsem itissimus sancto interfuit conventui ». Cf. Concilia aevi karo­ lini, p. 165. Voir à ce sujet H. Barion, Der kirchenrechiliche Charakter des Konzils von Frankfurt, dans Zeitschrift der Savigny-Stiftung, kan. Abt., t. XIX, 1930, p. 90 et suiv. (3) M. G. H., LL., t. I, p. 271-325. '4) Il ne faut pas confondre ces Capitulaires cT Anségise avec les Faux-capitulaires de Benoît le Lévite, dont il sera question plus loin, c. xn, § 2. 76 LA RENAISSANCE CAROLINGIENNE ont échappé, qu’a retrouvés l’érudition moderne. C’est tout cet ensemble qu’il faudrait avoir étudié pour se rendre compte des caractères généraux de la législation carolingienne, à l’élaboration de laquelle l’Église a si puissamment contribué. Sans doute encore, rien de tout ceci n’est absolument nouveau : sous les Mérovingiens, comme sous les premiers Carolingiens, les gens d’Église sont intervenus fréquemment dans le domaine législatif ; revêtues ou non de la sanction royale, les décisions conciliaires, dont beaucoup visaient des matières mixtes, se sont pro­ gressivement incorporées à l’ensemble des lois. Il n’en reste pas moins que, sous l’impulsion puissante d’un chef qui sait observer, réfléchir, écouter et surtout vouloir, qui possède les moyens de se faire obéir, la chrétienté occidentale fait un effort pour échapper à l’anârchie qui l’a trop longtemps minée, prend une allure disciplinée et régulière, essaie. de réaliser, le moins imparfaitement qu’il se peut, les grandes directives fournies par l’Évangile. De ce redressement, de cette réorganisation l’Église est la première à recueillir les bénéfices*. Pour accomplir sa mission, elle trouve son compte au renforcement de l’ordre dans l’État. Il semble que, pen­ dant quelques dizaines d’années, cessent les doléances sur les malheurs des temps, les progrès du mal, les impuissances de l’Église à réprimer les abus qui, à toutes les époques, ont caractérisé la littérature ecclésias­ tique. S’il reste beaucoup à faire pour réaliser l’idéal chrétien, du moins les instruments existent qui permettent d’y travailler, entre tous l’au­ torité du prince. Et cette autorité ne s’attache pas seulement à créer pour l’Église le milieu où elle peut travailler en paix ; le prince n’est, pas seulement l’évêque du dehors, protecteur attentif de la société sainte dont il se contenterait de favoriser l’activité ; c’est à l’intérieur même qu’il besogne, avec une puissance qui ne connaît guère de limites et qui ne se préoccupe pas davantage de légitimer ses interventions. S’il a réformé la société chrétienne, c’est en réformant d’abord l’Église. LA LÉGISLATION RELATIVE A L'ÉGLISE Ce n’est pas du premier coup que Charlemagne a formulé de manière précise sa doctrine sur le rôle qui lui revient dans l'organisation de la « Cité de Dieu ». Ce qu’il doit à ses méditations personnelles, aux entretiens de ses familiers, aux exemples de ses prédécesseurs, aux réminiscences de l’antiquité ecclé­ siastique, il est difficile d’en faire le départ. 11 a commencé par vivre et par agir, puis il a trouvé les formules qui expriment au mieux son intime conception. Or, il ne saurait faire de doute qu’il s’attribue dans le gou­ vernement intérieur de l’Église une part prépondérante. La préface des LE ROLE DU PRINCE (1) Cf. J. Ketterer, Karl der Grosse und die K irche, Munich, 1898 ; F.-X. Arquillière, L’augustinisme politique, Paris, 1934 ; C. Beseler, Ueber die Gesclzeskraft der Capitularan, Berlin, 1871. LA RÉFORME DE L’ÉGLISE ET DE L’ÉTAT 77 Livres carotins est explicite à souhait. Charlemagne y rappelle les dangers intérieurs et extérieurs qui. menacent la société religieuse, mais qui mettent aussi en relief son incroyable vitalité : Puisque donc, par la faveur divine, nous avons reçu, étant dans le sein de cette Église, le gouvernail du royaume, il est nécessaire que, pour sa défense et son exaltation, nous combattions de toutes nos forces * avec l’aide du Christ, pour recevoir de celui-ci le titre de bon et fidèle serviteur. Et ce n’est point seulement notre fait à nous, d qui le soin a été confié de régir VËglise parmi les flots déchaînés du siècle présent ; cela doit préoccuper également tous ceux qui ont été nourris par elle L Qu’on ne lui dise pas qu’en dehors de lui l’Église possède, en la per­ sonne du vicaire de Pierre, un chef dont c’est proprement la fonction de gouverner, de régir, de commander. Il ne vient pas à sa pensée de con­ tester les droits du successeur de l’Apôtre, mais le partage est curieux qu’il fait des attributions du pape et des siennes : Notre rôle, c’est, avec le secours de la divine miséricorde, de défendre en tout lieu l’Église du Christ contre les attaques des païens et les ravages des infidèles, de lui donner comme défense, au dehors et au dedans, la reconnais­ sance de la foi catholique. Le vôtre, c’est d’élever les mains vers le ciel avec Moïse ’ et d’aider ainsi nos combats, afin que, par vos prières, sous la conduite et avec la grâce de Dieu, le peuple chrétien remporte partout la victoire sur les ennemis de ce nom sacré et que le nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ soit glorifié dans tout l’univers ’. Au pape la prière, au roi l’action, action pour protéger l’Église contre les ennemis de l’extérieur sans doute, mais pour mettre en sûreté également, à l’intérieur, les grands principes de la foi catholique et ceux aussi de la morale et de la discipline. Césaropapisme, dirait-on, qui ne laisse rien à envier à celui de Constantin et de Justinien, qui pourtant n’a point d’attache connue avec la doctrine byzantine et qui naît tout sim­ plement des mêmes concours de circonstances. Charlemagne apparaît d abord corafme .. , ,■ ranimateur de cette reforme de rEghse qu’au premier tiers du siècle l’action de saint Boniface s’était efforcée de promouvoir. C’est sensiblement dans la ligne de l’évêque-martyr que se tient le premier capitulaire de 769 *, encore qu’on y sente déjà percer quelques préoccupations nouvelles : souci d’assurer dans les diocèses l’autorité de l’évêque, de relever la moralité du peuple, le niveau intellectuel du . . LA RÉFORME DE L'ÉGLISE (1) Voici le texte latin de la finale ; il ne saurait laisser de doute sur la pensée du roi : « Quod qui­ dem non solum nobis, quibus, in hujus saeculi procellosis fluctibus ad regendum commissa est (le sujet ne peut être que ecclesia}, sed etiam cunctis ab ejus uberibus enutritis sollicite observandum est» (M. G. H., Concilia, t. II, supplém., p. 2) ; l’éliteur a d’ailleurs rassemblé à ce propos les textes parallèles de Charlemagne et d’Alcuin. (2) Allusion à Exode, xvn, 8-12. (3) Nostrum est... sanctam ubique Christi ecclesiam ab incursu paganorum et ab infidelium devas­ tatione armis defendere, foris et intus catholicae fidei agnitione munire. Vestrum est... ele­ vatis ad Deum cum Moyse manibus nostram adjuvare militiam (Epist. ad Leonem papam dans M G. H., Epistolae, t. IV, p. 137). (4) Capitularia, t. I, p. 44-46. 78 LA RENAISSANCE CAROLINGIENNE clergé. Dix ans plus tard, en 779, le capitulaire d’Héristal1 fait aux matières ecclésiastiques une large place, mais sans qu’il soit possible d’en marquer les directives essentielles. Celles-ci éclatent au contraire dans le grand capitulaire de 789 *, programme complet d’une réforme à laquelle vont être consacrées les années suivantes. Il faut en lire V admo­ nitio generalis. Nulle part ne s’expriment mieux la très haute idée que le roi se fait de sa mission et la manière dont il conçoit la collaboration qu’il attend de l’épiscopat. Douze ans plus tard, en 802, une grande tournée d’inspection est organisée dans tout l’Empire, dont le Capitulare missorum generale constituera le programme En 813 enfin, un autre procédé est mis en œuvre : dans cinq grandes villes, Arleê, Reims, Mayence, Chalon-sur-Saône et Tours, des conciles régionaux doivent se tenir, qui permettront aux évêques des diverses parties de l’Empire d'échanger leurs vues, d’exprimer leurs desiderata, de prendre les mesures appro­ priées ♦. Les actes de ces assemblées sont centralisés à Aix-la-Chapelle, dépouillés par un certain nombre d’évêques qui en tirent un projet de capitulaire 5. Seule la mort de Charlemagne, survenue en janvier, empê­ chera la promulgation de cet acte législatif qui aurait été, en la matière, son testament. Prodigieuse activité, comme on le voit, et sur le sens de laquelle il est impossible de se méprendre. L’on peut se demander quelles directives s n___ _ orientèrent ♦. Rome, qui n abdiquait pas ses droits, poussait évidemment à la reconnaissance des dispositions canoniques qui s’ôtaient élaborées en son sein et jusqu’à un certain point sous sa surveillance. Depuis qu’au vi® siècle le moine Denis le Petit avait réuni en un corpus, avec les canons des conciles soit généraux, soit particuliers de l’Orient et de l’Occident, les plus importantes des décrétales pontificales, on préconisait volontiers cette Collectio dionysiana qui avait le mérite de présenter, sous un volume restreint, les dispositions authentiques du droit ecclésiastique ’. Le vieux recueil de Denis avait d’ailleurs été enrichi, et il conviendrait de donner le nom de Dionyso-Hadriana à la collection telle qu’elle existait au temps d’Hadrien. C’est ce recueil dont le pape fit présent à Charlemagne lors de son séjour à Rome en 774 ’. L’intention du souverain pontife était LES NORMES DE L’ACTION RÉFORMATRICE (1, Capitularia, p. 47-51. (2) Ibid., p. 53-62. (3) Ibid., p. 91-99. (4) Concilia aeri karolini, p. 245-306. (5) Concordia episcoporum (Ibid., p. 297-301). (6¡ Sur les collections canoniques de l’époque, voir F. Maassen, Geschichle der Queden und der Literatur des canonischen Rechu, Graz, 1870-1871 : P. Fournibb et G. Ls Bbab, Histoire dee collections canoniques en Occident, 2 vol., Paris, 1931-1932 ; P. Séjourné, Saint Isidore de Séville, son rôle dans l'histoire du droit canonique, Paris, 1929. (7) Sur cette collection et sa réception dans l’Empire franc, voir P. Fournier et G. Lb Bras, op. cil., t. I, p. 91 et suiv. (8) Sur ce point qui est universellement admis, voir Abbl-Simson, Jahrbücher, t. I, p. 179 et les notes. Le texte essentiel qui est à l’appui de cette affirmation est le lemme d'un manuscrit de Wurrboorg de ladite collection : « Isle codex est scriptus de illo authentico, quem domnus Hadrianus LA RÉFORME DE L’ÉGLISE ET DE L’ÉTAT 79 claire : en remettant ce code canonique au roi, il lui traçait son devoir. La collection fut-elle l’objet d’une promulgation officielle de la part de Charlemagne ? C’est ce qui n’apparaît pas clairement. On a fait valoir en ce sens l’important capitulaire ecclésiastique du 23 mars 789, où il est incontestable que figurent bon nombre de prescriptions canoniques systématiquement extraites de la Dionyso-Hadriana: ’vant de passer à d’autres injonctions, le capitulaire rappelle aux évêques la valeur toute spéciale qui s’attache aux décisions conciliaires*. Mais il ne nous paraît pas qu’il y ait ici une promulgation du code canonique en tant que tel : le fait de prescrire l’observation de telles ou telles règleé n’équivaut point à la mise en vigueur de l’ensemble même du recueil qui les contient. On en dira tout autant du capitulaire, d’ailleurs mal conservé, qui fut rendu à l’assemblée d’Aix-la-Chapelle en octobre 802 * ; la ma­ nière dont parlent de cette réunion les petites Annales de Lorsch n’in­ dique pas nécessairement qu’il y ait eu promulgation de l’ensemble du code pontifical ’. Quoi qu’il en soit, il est incontestable que la diffusion dans l’Empire frate de la Dionyso-Hadriana devait grandement contribuer au rétablis­ sement d’une discipline plus conforme aux vieilles règles canoniques. Encore que toutes les prescriptions n’en aient pas été immédiatement mises en vigueur, la réforme avait maintenant un solide point d’appui. Trois questions surtout avaient préoccupé les premiers réformateurs du vme siècle : la réorganisation de la hiérarchie ecclésiastique, le réta­ blissement de la discipline parmi les clercs et les laïques, le retour à l’Église des biens aliénés aux époques de trouble, tout spécialement sous le principal de Charles Martel. Ce sont encore les mêmes objectifs que l’on vise à la fin du siècle et au début du siècle suivant. Mais les résultats sont plus aisément atteints et, du moins en certains domaines, plus durables. * apostolica dedit gloriosissimo Carolo regi Francorum et Longobardorum ac patrici^ Romanorum quando fuit Romae » (Cenni, Monumenta dominationis pontificiae, 1.1, p. 299-300, reproduit dans P. L., XCVIII, 268). On trouvera dans P. L., LXVII, 135, la pièce de vers qui forme la dédicace du pape a a sans doute trouvé le chemin de la cour en dédiant au roi quelque poème, comme celui qui s’est conservé partiellement et qui célèbre le triomphe de Charlemagne sur Tassilon en 787 *. Toujours est-il qu’il finit par entrer assez avant dans la confiance du souverain et dans l’intimité de sa famille *. Aussi bien Chart magne, surtout après la njort d’Alcuin, aimait-il à l’interroger sur diverses questions soit de philosophie, soit de science. Nous avons encore la lettre où il lui demande son avis sur un problème, plus dialectique que philosophique, soulevé par le diacre Fridugise et relatif à la « nature des ténèbres » *. Par ailleurs, nous avons la longue réponse adressée par le moine au souve­ rain qui l’avait interrogé sur les deux éclipses de soleil et les deux éclipses de lune de l’année 810 : il s’excuse de n’avoir pas sous la main les DUNGAL LE RECLUS (1) Voir par exemple Grammatica, dans P. L., CI, 849-902 ; Dialogus de rhetorica et virtutibus (entre le roi et Alenin), ibid., 919-946 ; Dialectica (entre le roi et Alcuin), ibid., 954-976 ; Pippins regalie et nobilissimi juvenis disputatio cum Albino scholastico, ibid., 975-980. Voir aussi quelques exemples de problèmes, soit de géométrie, soit d’arithmétique, dans les Propositiones ad acuendos juvenes, ibid., 1145 et suiv. (2) C'est la pièce : Ras Carola regi versus Hibemicus exsul, dans P. L., XCVIII, 1443 et suiv., et mieux dans Poet, lot., 1.1, p. 395-399. (3) Lettre de Dungal à Théodrade, une des fille» du souverain, qui vient de prendre le voile (¿putoiaa, t. IV, p. 582). (i) CL Le petit opuscule de Fridugise dans Epistolae, t. IV, p. 563 et suiv. ; la question de Char­ lemagne, iH¿, p. 552. Sor Fridugise, cf. M. Annaa, Fredegie von Tours, Leipzig, 1878. 100 LA RENAISSANCE CAROLINGIENNE ouvrages nécessaires1 ; du moins donne-t-il un certain nombre de références à Macrobe qui permettraient au prince d’éclairer sa religion. Demande et réponse sont également intéressantes comme témoignages d’une curiosité en éveil. Pierre de Pise, Paul Diacre, Paulin ont été . attires à la cour, sans y demeurer ; Alcuin a fini par en être l’oracle ; Dungal y a fait des apparitions. C’est le cas aussi de Théodulf2. Tout est mystérieux dans les raisons de l’arrivée en Francie de cet Espagnol, banni de sa patrie, comme aussi dans les circonstances où il est entré en rapport avec Charlemagne. Une seule chose est sûre, c’est qu’en 798 il est désigné par le roi comme évêque d’Orléans ; à ce titre il substituera en 800 celui d’archevêque, ayant reçu le pallium du pape Léon III, à la demande expresse du souverain ». Les soucis de l’adminis­ tration épiscopale, dont il s’acquitte avec le plus grand zèle, ne l’empêchent pas de rester en contact avec la cour et, sous Louis le Pieux, il sera mêlé, plus que de raison, à des intrigues qui lui coûteront sa place ; déposé en 818, il mourra complètement disgrâcié à l’automne de 821. Théologien, il avait composé, à la demande de Charlemagne, un Traité du SaintEsprit, où il se prononçait vigoureusement pour la doctrine exprimée par le Filioque, rassemblant avec diligence les textes patristiques qui l’appuyaient *. De même, un peu antérieurement, il avait répondu à la consultation du souverain sur la signification des rites du baptêmeB. Évêque, il a laissé de très intéressantes instructions pastorales, qui témoi­ gnent de beaucoup de zèle pour le rétablissement de l’ancienne discipline et pour une sérieuse formation du peuple chrétien ». C’est là que l’on trou­ vera, prise sur le vif, l’action d’un grand prélat à la période qui nous occupe. Pour l’historien de la littérature, Théodulf est surtout un poète qui a cultivé les genres les plus divers : épître, ode, épigramme, fable même. Tous les ans, au dimanche des Rameaux, l’Église latine redit avec allégresse les premières strophes de l’admirable Gloria laus, qui n’a que le défaut, dans le texte original, d’être vraiment un peu long ’. Peut-être est-ce dans cette pièce que nous avons la meilleure idée du talent de Théodulf. Mais il faut lire aussi quelques-unes des fables, où le prélat s’abaisse à des vers plus faciles 8, quelques-unes encore des épigrammes ou épitaphes destinées à orner un tombeau, une église, ou une bibliothèque ’. Sans doute ce n’est point la finesse, voire la préciosité THÉODULF D'ORLÉANS (1) Lettre de Dungal à Charlemagne, ibid., p. 570, et surtout, p. 577 : « Plinius enim Secundus el olii libri per quos aestimem haec me posse supplere non habentur nobiscum in his partibus ». (2) Sur Théodulf : G. Cuissart, Théodulphe, évêque d'Orléans, sa vie et ses deuvres, Orléans, 1892. (3) Cf. supra, p. 81. (4) Dans P. L„ CV, 259-276. (5) Cf. supra, p. 85, n. 7 ; texte dans P. L., ibid., 223-240. (6) Capitula ad presbyteros paruchiae suae ; Capitulare ad eosdem, ibid., 191 et suiv. ; 207 et suiv. (7) Quarante distiques élégiaques ; les 20 derniers oublient un peu le sujet de la fête pour s’at­ tarder à la description d’Angers (P. L., ibid., 308). (8) Voir, par exemple, Carmina, III, 9 (Ibid., 330) ; elle est d’un tour fort spirituel dans sa briè­ veté. Cette brièveté est d’ailleurs assez rare chez Théodulfe qui amplifie volontiers . (9) La plus importante, sinon la plus intéressante, est celle qui orne le frontispice de la < Bible de l’activité intellectuelle 101 que révèle, jusqu’aux époques les plus tardives, VAnthologie grecqueMais n’est-il pas intéressant de voir nos « barbares » du ixe siècle occupés à ces petits jeux ? C’est d’abord pour s’instruire lui-même et pour instruire les membres de sa famille, ses conseillers, ses amis, que Charlemagne a fait venir au palais soit à demeure, soit en passant, ces maîtres renommés chacun dans sa partie. La cour franque, d’autre part, est un lieu de passage où fréquente un nombre considérable de personnes. Il n’est guère d’évêque, de grand abbé qui ne soit obligé un jour ou l’autre d’y paraître. Rien ne peut mieux piquer leur désir de s’instruire, leur zèle pour acquérir les connais­ sances divines et humaines, que le contact avec ce milieu où l’on s’efforce de sortir de la barbarie. Nous pouvons sourire aujourd’hui de cette Aca­ démie palatine groupant autour du roi, affublé du nom de David, un certain nombre de courtisans qui revêtent à leur tour des noms empruntés à l’antiquité profane ou sacrée : tels Alcuin désigné sous le nom d’Horace, Angilbert sous celui d’Homère, Éginhard travesti en Béséléel ; il n’en reste pas moins que l’Académie palatine a développé le goût des choses de l’esprit et le désir d’apprendre, qu’elle a contribué à un essor brillant, encore qu’éphémère, d’une culture qui eut son prix1. L'ACADÉMIE PALATINE L école palatine !, qu il faut se garder de confondre avec 1 institution precedente, a joué un rôle encore plus décisif : c’est un véritable établissement scolaire, qui distribue aux fils de l’aristocratie franque, à des enfants moins fortunés aussi, un enseignement organisé selon le programme dont Alcuin s’ins­ pirait. Le « moine de Saint-Gall ’ » a peut-être schématisé les choses dans le récit où il représente le prince distribuant, si l’on peut dire, les rôles entre l’Irlandais Clément, à qui il confie le soin des enfants de toute condition élevés au palais, et le diacre Alcuin qui, dans son abbaye de Tours, donnera un enseignement plus théologique. A coup sûr il a embelli la vérité dans l’anecdote bien connue où il montre Charlemagne, à son retour de la guerre, visitant l’école de Clément, se faisant pré­ senter les devoirs des élèves, exprimant sa satisfaction et ses promesses aux bons travailleurs de condition infime, exhalant sa colère contre les fils de la noblesse qu’il a trouvés paresseux, joueurs et dissipés *. A deux générations de distance, ces récits sont l’écho de l’impression que . Théodulf », magnifique manuscrit exécuté par les soins de l’évêque. Cette Bible conservée à la Bibliothèque nationale ms. lat. 9380 (une réplique à la cathédrale du Puy) est un des chefs d’œuvre de la miniature carolingienne. (1) Ce sont les poèmes d’Alcuin et de Théodulf qui nous permettent d’entrevoir quelque chose de cette académie. Cf. Manitius, op. cit., t. I, p. 249-250. (2) Celle-ci existait déjà à l’époque de Pépin. Voir Hauck, op. cit., t. II, p. 126 et les notes. (3) Selon toute vraisemblance, il n’est pas autre que Notker le Bègue (840-912), connu pour d’au­ tres travaux d’érudition et d’hagiographie. (4) De gestis Caroli magni, I, i, in, iv. 102 LA RENAISSANCE CAROLINGIENNE l’on avait gardée : de Charlemagne, pensait-on, le plus sûr moyen pour obtenir « les évêchés et les abbayes », c'était encore de s’être montré, soit à l’école palatine, soit dans toute autre, un écolier laborieux L En dehors des maîtres déjà cités, Pierre de Pise, Paul Diacre, Paulin, Alcuin. Clément, on connaît encore le nom d’autres personnages qui y profes­ sèrent : Witto, par exemple, un compatriote d’Alcuin qu’il a suivi sur le continent, Fridugise, un Anglo-Saxon lui aussi, qui à la mort d’Alcuin héritera de son abbaye de Tours, Sigulf, encore un Anglo-Saxon, à qui le maître dédie ses commentaires sur la Genèse et qui, à la mort de celui-ci, recevra l’abbaye de Ferrières. Pour considérable d ailleurs qu ait été le . , .. , , . . rayonnement de cette école — nombre des élèves formés par elle sont arrivés à de hautes situations — il n’aurait pu pénétrer les couches profondes du bas clergé et même du peuple sur lesquelles on entendait agir. Il fallait que, dans les diverses régions de l’Empire, des écoles s’ouvrissent où fussent distribués, aux futurs clercs tout au moins, les rudiments du savoir. Un capitulaire de date incertaine, entre 780 et 800, exprime clairement les intentions du roi : Il nous a semblé, à nous et à nos fidèles, d’une souveraine utilité que les évêchés et monastères, dont le Christ a bien voulu nous confier le gouverne­ ment, ne se contentent pas de mener une vie régulière et pieuse, mais s’acquit­ tent de la fonction d’enseigner ceux qui ont reçu de Dieu des capacités pour apprendre, chacun selon ses moyens... Sans doute il est préférable de bien agir que de beaucoup savoir ; et pourtant il faut savoir pour bien faire. . . LES ÉCOLES ÉPISCOPALES Et le document officiel de s’expliquer longuement sur là barbarie que l’on a remarquée en nombre de pièces provenant des monastères, où les erreurs dans le langage n’ont d’égales que les erreurs dans les idées. Il conviendra donc de revenir à l’étude des lettres et de choisir, soit dans les évêchés, soit dans les monastères, des hommes « qui aient la volonté et la possibilité de s’instruire, et le désir aussi d’enseigner les autres »’. La volonté du souverain était précise ; auprès de chaque cathédrale, dans chaque monastère des cours devaient être donnés, sans que l’on précisât d’ailleurs si les écoles monastiques seraient à l’usage exclusif des religieux ou si elles s’ouvriraient aux gens du dehors. Quelques résistances se manifestèrent çà et là. On a conservé une lettre de Charlemagne adressée à un archevêque, lequel pourrait bien être Lull de Mayence, et qui gour­ mande assez vivement la négligence de celui-ci à réaliser les désirs du roi. Les clercs, disait l’archevêque, rechignent à s’instruire : qu’on y emploie, (1) Quant à la répartition des rôles entre Clément et Alcuin, elle est confirmée par un texte du Catalogue des abbés de Fulda, dans M. G. H., SS., t. XIII, p. 272 : il s'agit de Ratgar : « Eo quoque tempore Hrabanum et Halton Turonis direxit ad Albinum magistrum liberates discendi gratia artes... Modestum cum aliis ad Clementem Scotum grammaticam eludendi •. — Un exemple d'enfant du peu­ ple, élevé au palais et arrivant aux plus hautes dignités, noos est fourni par Ébon qui, parti de très bas, deviendra archevêque de Reims. (2) Capit. XXIX, de date incertaine. Le texte conservé est une ampliation adressée à Ban­ gulf, abbé de Fulda, d’un texte qui avait été envoyé aux métropolitains, pour être porté par eux à la connaissance de leurs suffragants et des monastères de leur ressort. l’activité intellectuelle 103 réplique le prince, la persuasion et au besoin la sévérité. Ils prétextent leur pauvreté : qu’on les encourage par des subsides. Si l’on ne peut faire venir ceux du dehors, que du moins soient appliqués aux études ceux qui sont au service de l’église cathédrale elle-même. En d’autres termes, il faut d’abord créer l’organe ; l’usage en viendra par la suitel. Le célèbre capitulaire de 789, si important à tous égards pour la réforme de l’Église, s’exprime avec non moins de fermeté : Que dans chaque évêché, dans chaque monastère, on enseigne les psaumes, les notes, le chant, le comput, la grammaire ; et que l’on ait des livres soigneu­ sement corrigés *. Le concile de Chalón de 813 fait sienne la prescription du monarque : Il faut, comme l’a ordonné notre empereur Charles, que les évêques établis­ sent des écoles où l’on enseigne et les disciplines littéraires et la science de l’Écriture, et qu’en ces écoles soient élevés ceux à qui le Seigneur dit à juste titre : « Vous êtes le sel de la terre » et qui doivent être l’assaisonnement des peuples De fait, les dernières années du vin® siècle voient , . . , , s ouvrir ou se restaurer bon nombre d écoles dont plusieurs deviendront fort célèbres et transmettront aux âges suivants de précieuses traditions. Peut-être Charlemagne a-t-il ressuscité l’école cathédrale de Notre-Dame de Paris, berceau de la grande université médiévale, mais ici nous sommes réduits à des conjectures. Sur les écoles de Lyon, au contraire, nous avons un document précis : dans la même pièce où il fait au souverain le compte rendu des restaurations d’églises accomplies dans sa ville épiscopale, l’archevêque Leidrade met encore celui-ci au courant de ce qui a été fait pour l’enseignement : Il a plu à votre piété de mettre à ma disposition un clerc de l’église de Metz ♦, par qui, grâce à Dieu et à votre générosité, l’ordre de la psalmodie a été res­ tauré dans l’église de Lyon. Tout s’y passe maintenant selon les rites qui s’ob­ servent au sacré palais en tout ce qui concerne l’exécution de l'office divin. J’ai maintenant des écoles de chanteurs et plusieurs d’entre eux sont présen­ tement si savants, qu’ils peuvent devenir des maîtres. J’ai aussi des écoles de lecteurs, où l’on ne s’exerce pas seulement à la lecture correcte des < leçons » de l’office, mais où l’on s’efforce, par l’étude des saints livres, d’arriver à Inintel­ ligence du sens spirituel. De mes élèves beaucoup sont déjà capables de retrouver le sens exact de l’évangile, d’autres y ajoutent le livre des apôtres », plusieurs arrivent à expliquer, au moins partiellement, le livre des prophètes, d’autres les livres de Salomon, le Psautier ou Job. Le nécessaire a été fait également pour la transcription des livres ». L'ÉCOLE DE LYON Programme d’une école toute cléricale, dira-t-on, et d’une sorte de maîtrise, mais qui laisse supposer un enseignement organisé, des disci­ plines élémentaires, sans lesquelles serait impossible le plus modeste (1) Epietolae, t. IV, p. 532. (2) Capii, xml, 72. (3) Concilia aevi karolini, p. 274. (4) Il s'agit d’Amalaire, que nous retrouverons. (5) C’est-à-dire l’ensemble des épitres du Nouveau Testament ; ce qu’en style liturgique on appelait VApostolat par opposition à l’Evangelium. (6) Epistdae, t. IV, p. 542-543. 104 LA RENAISSANCE CAROLINGIENNE travail exégétique. Néanmoins l’on ne voit point trace, dans la lettre de Leidrade, de l’enseignement du trivium et du quadrivium selon les­ quels était disposé le programme de l’école palatine. Le compte rendu de Leidrade nous avertit au moins de l’existence à Metz d’une école de chant, que fréquenta Sigulf, disciple d’Alcuin Le texte du capitulaire de Thionville de la fin de 805, tel que l’a publié Baluze, semblerait indiquer que bien des chantres allaient s’y former *. Nous sommes mieux renseignés sur ce qui se passe à Orléans, où Théodulf fait des merveilles. Ce n’est plus seulement auprès de l’église cathédrale qu’il veut voir s’ouvrir une école, c’est dans les campagnes mêmes : LES ÉCOLES DE METZ ET D'ORLÉANS Que, dans les villages et les bourgs, les prêtres tiennent école. Si quelque Adèle leur conAe des enfants pour apprendre les lettres, qu’ils ne refusent pas de les recevoir et de les instruire, le faisant en toute charité. N’est-il pas écrit : « Ceux qui seront doctes brilleront comme la splendeur du Armament, mais ceux qui enseignent la justice aux autres brilleront comme des étoiles pour toute l’éternité ». Quand les prêtres s’acquittent de cette fonction, qu’ils n’exi­ gent aucun salaire et, s’ils reçoivent quelque chose, que ce soit seulement les petites libéralités offertes par les parents ». Théodulf encourage ses prêtres à envoyer les enfants auxquels ils s’intéressent, neveux ou parents, soit à l’école de Sainte-Croix (l’église cathédrale d’Orléans), soit aux écoles de Saint-Aignan, de Saint-Benoîtsur-Loire ou- d’autres monastères relevant de sa juridiction *. Dans la région orientale de 1 Empire, les ... “ , . , ... . , , diocèses sont vastes et les cathédrales dissé­ minées. Il fallait surtout compter, pour la diffusion des connaissances, sur les monastères, en général assez nombreux. La prescription de Théo­ dulf nous fait entrevoir que l’on envoyait aux écoles monastiques non seulement les enfants que leurs parents destinaient à l’état religieux, mais d’autres encore qui demeureraient dans le clergé séculier, peut-être même qui n’étaient point orientés vers l’état ecclésiastique. A l’époque de Louis le Pieux, on se fera scrupule d’introduire ainsi des séculiers dans l’intérieur des couvents ; le grand capitulaire monastique de juillet 817 réservera exclusivement l’école conventuelle aux « oblats », c’est-à-dire aux enfants offerts par leurs parents au monastère *. Cette prescription montre que l’on veut réagir contre les usages de la période antérieure. Parmi les principaux de ces foyers de lumière il faut nommer d’abord Saint-Martin de Tours, où Alcuin s’est retiré et où il s’occupe activement LES ÉCOLES MONASTIQUES (1) Vita Alcuini, vm. Au dire du moine de Saint-Gall, le chant ecclésiastique s’appelait : « chant de Metz *, ecclesiastica cantilena dicitur Metensis, I, xi. Une addition ultérieure aux Annales de Lorsch est à rapprocher de ceci : Annales Laurissenses, a. 787. (2) Ut cantores de Mettis revertantur. Capit, xliii, 2 (dans les notes). (3) Capitula ad presbyteros, 20. (4) Ibid., 19. (5) Ut scola in monasterio non habeatur nisi eorum qui oblati sunt (Capit, clxx, 45). l’activité intellectuelle 105 de la formation religieuse, moralex, intellectuelle ’ de ses élèves. A SaintRiquier, domaine d’Angilbert, il n’y a pas moins de cent élèves, qui s’ad­ joignent aux moines dans les trois églises du monastère •. Corbie n’est guère moins florissante. Saint-Wandrille, sous la direction de l’abbé Gervold (787-806), s’est spécialisée dans l’étude du chant ecclésiastique et attire, de ce chef, un grand nombre d’élèves 4 ; tout près de l’abbaye d’ailleurs, un saint reclus, nommé Hardouin, donne aux jeunes gens des leçons d’arithmétique et de calligraphie. Sur les bords de la Meuse, au couvent de Saint-Mihiel, — une fondation nouvelle qui a remplacé Castellion, — Smaragde, bon théologien et exégète estimable, ne croit pas s’abaisser en enseignant la grammaire •. Non loin de là, Gorze, dans son vallon solitaire, est aussi un foyer de culture intellectuelle et le demeu­ rera longtemps. Aux portes de Paris, Saint-Denis, surtout quand l’abbé Hilduin en prend la direction, donne le ton aux monastères du centre de la Francie. Aniane, dans l’extrême Midi, est un centre non moins impor­ tant. Et dans les pays de langue allemande : Fulda dans le diocèse de Mayence, où bientôt Raban Maur rapportera la science acquise auprès d’Alcuin ; Lorsch, dans le même diocèse ; plus au sud, dans le diocèse de Constance, Reichenau, où professe Heito, qui deviendra évêque de Bâle, et encore Saint-Gall, dont la célébrité s’affirmera surtout à l’âge suivant. Il n’est pas jusqu’aux pays de mission qui n’aient leurs écoles monas­ tiques, où l’on se préoccupe surtout de former des ouvriers évangéliques. Utrecht, dès le milieu du vme siècle, avait eu en Grégoire (f 775) un maître renommé, dont le biographe, Liudger, vante les nombreux élèves, francs, anglais, frisons, saxons, bavarois et souabes •. Bientôt (en 815) au cœur même de la Saxe se fondera la Nouvelle-Corbie, qui sera pour toute la région conquise un centre de savoir et de piété. A ces fondations nouvelles, ce qui manque, .., . . i . au debut, ce sont moins encore les profes­ seurs que les instruments de travail. A plusieurs reprises nous avons entendu l.es maîtres d’origine insulaire regretter l’absence des livres dont ils disposaient dans leur patrie. Un effort considérable dut être fait pour obtenir soit d’Angleterre, soit d’Italie les manuscrits nécessaires et pour les multiplier. Le souverain lui-même avait donné l’exemple . LIVRES ET BIBLIOTHÈQUES (1) Voir surtout le très intéressant opuscule: Epistola et admonitio Albini ad pueros et adolescentulos, id est de confessione (P. L., CI, 649 et suiv.). (2) Une lettre d’Alcuin à Charlemagne est particulièrement intéressante ; elle donne quelque idée du programme suivi à Tours : « Moi, votre Flaccus, pour me conformer à vos exhortations et à votre volonté, ici, sous les toits de Saint-Martin, je m’efforce de fournir aux uns le miel des saintes Écritures ; d’autres, je m’applique à les enivrer du vieux vin des antiques disciplines ; pour d’autres, c’est des premiers fruits des subtilités grammaticales que je commence à les nourrir ; à certains je tente de faire comprendre le cours des astres ». Mais Alcuin se plaint de manquer des livres indis­ pensables ; il voudrait envoyer en Angleterre quelques-uns de ses élèves, pour y chercher les ou­ vrages-composés dans un but pédagogique soit par son maître Albert, soit par lui-même (Epist. cxxi, dans Epistolae, t. IV, p. 176-177). (3) Angilbert, De restauratione monasterii Centulensis (P. L., XCIX, 848). (4) Gesta abbatum Fontanellensium, xvi, dans M. G. H., SS., t. II, p. 292. (5) Dans Mabillon, Vetera Analecta, 2e édit., p. 358. (6) Liudger, Vita S. Gregorii, xv (P. L., XCIX, 764). 106 LA RENAISSANCE CAROLINGIENNE et rassemblé en sa bibliothèque un nombre considérable d’ouvrages ; cette collection, qui était sans doute unique à l’époque, fut malheureu­ sement dispersée après sa mort, selon la volonté qu’il avait exprimée *. Églises cathédrales et monastères rivalisèrent avec Charlemagne. On a pu faire l’histoire de la formation de la bibliothèque de Saint/Wandrille * et de ses accroissements successifs ; le reclus Hardouin contribua gran­ dement à l’augmenter. Décrivant la restauration de Saint-Riquier, Angilbert ne manque pas de faire état des deux cents volumes dont il a enrichi l’abbaye, sans préjudice de deux très précieux manuscrits On multi­ plierait ces exemples. Et d’ailleurs les capitulaires relatifs aux devoirs des ecclésiastiques ne supposent-ils pas en la possession des prêtres de paroisse un certain nombre de volumes qui leur sont indispensables pour l’accom­ plissement de leur ministère ? La multiplication des livres n’a pas porté que sur des ouvrages d’ordre strictement ecclésiastique : une bonne partie des manuscrits des clas­ siques latins remonte au ix« siècle; dès lors on appréciera à sa juste valeur l’effort que fournirent, au temps de Charlemagne et de ses premiers successeurs, les amis, les élèves, les continuateurs de ce grand humaniste que fut Alcuin. Par eux l’Europe occidentale a été vraiment sauvée de la barbarie où elle menaçait de s’enliser. A coup sûr de cet effort voulu par Charlemagne, • » ai* i l ii « • « inspiré par Alcuin, les résultats ne pouvaient se manifester du jour au lendemain. Une Athènes chrétienne ne Se bâtit pas en quelques années. Chose curieuse à signaler, les grandes contro­ verses intellectuelles qui vont remplir la fin du vin * siècle seront encore menées par des personnages étrangers, par leur origine du moins, au vieux royaume franc, mais, quelques années plus tard, entreront en scène les premiers théologiens de Francie : Jessé d’Amiens, Jonas d’Orléans, Leidfade et Agobard de Lyon, Amalaire de Metz, et ce singulier Claude de Turin, qui, s’il est Espagnol par ses origines, s’est formé aux écoles de Lyon. A côté de ces proceres ecclésiastiques figurent quelques gens du monde qui témoignent eux aussi de l’intensité de la Renaissance caro­ lingienne : tels Angilbert, l’Homère de l’Académie palatine, le très docte encore que très laïque abbé de Saint-Riquier, qui ne survécut d’ailleurs à Charlemagne que de quelques semaines et, avec lui, Éginhard, abbé de Seligenstadt, le plus authentique élève de l’École palatine, en qui revit au mieux l’esprit d’Alcuin, l’humanisme chrétien — l’humanisme dévot — très significatif de l’époque de Charlemagne. LES RESL LTAT S • (1) Égihhabd, Vita Caroli, xxxiii : « Similiter et de libris, quorum magnam in bibliotheca tua copiam congregavit, statuit ut ab hie qui eoe habere vellent justo pretio fuissent redempti ». (2) Hauck, Kirchengeschichte Deutschlands, t. II, p. 201. (3) De restauratione monasterii Centulensis (P. L., XCIX, 847) : « De libris, Evangelium auro scrip­ tum cum tabulis argenteis auro et lapidibus pretiosis mirifice paratum unum ; aliud Evangelium plenarium unum. De aliis libris "alumina ducenta ». CHAPITRE IH LA QUERELLE DES SAINTES IMAGES > Durant que l’Occident chrétien s’absorbait dans l’œuvre de restaura­ tion que nous venons de décrire, l’Orient, insensible, pourrait-on croire, aux dangers qui le menaçaient, voyait s’éterniser des querelles religieuses dont on perçoit mal les avantages. La dynastie isaurienne avait, bien inopportunément, soulevé la question du culte à rendre aux saintes images. Quand elle disparaît, en 802, à la chute de l’impératrice Irène, elle laisse aux éphémères successeurs qui vont se disputer le trône cet héritage empoisonné. C’est en 843 seulement que se liquidera pour de bon la grande aventure où Léon l’Isaurien, en 727, avait entraîné Byzance. Encore les germes de division semés au cours de plus d’un siècle vont-ils continuer à se propager. Chose étrange, d’ailleurs, l’Occident lui-même a été entraîné dans cette querelle à laquelle rien ne semblait devoir le mêler. Sans doute les luttes n’y prendront jamais le caractère passionné qu’elles eurent & Constantinople ; elles ne serviront guère qu’à mettre en évidence l’inté­ rêt que prend momentanément l’Église latine aux questions d’ordre théo­ logique. Mais ceci montre, plus clairement que toute description, qu’il y avait en Occident quelque chose de changé. (1) Bibliographie. — I. Sources. — 1. Les actes plus ou moins officiels des souverains sont classés commodément dans F. Dcelgeb, Regesten der Kaiserurkunden ; ceux des patriarches dans V. Grumel, Lee regestes dee actes du patriarcat de Constantinople, vol. I, fase. 2, Lee regostes de 715 à 1043, Kadi-Kôy (Chale édoine), 1936. — 2. Historiens byzantins. Nous avons deux his­ toriens presque contemporains des événements : Théophane (f 817), Chrono graphia, édit. C. de Boor, 2 vol., Leipzig, 1883-1885 ; Nicéphore (patriarche de Constantinople de 806 à 815), Opuecula historica (en particulier le Breviarium), édit. C. de Boor, Leipzig, 1880. Ces deux auteurs, iconodules convaincus, racontent évidemment les faits de leur point de vue. Ils sont utilisés par les chroniqueurs ou historiens ultérieurs : Georges Hamartolos ou Monachos (milieu du * ix s.). XfOvixov» édit. C. de Boor, 2 vol., Leipzig, 1904 (cf. P. G., CX) ; Cedhenos (xii® s. ?), Suvo^tÇ Tww itrro^iwv, édit. Bekker, du Corpus de Bonn (cf. P. G., CXXI), etc. — 3. Hagiographes. D’abord les diverses vies des patriarches constantinopolitains : Vita Tarasii patriarchae (P. G., XCVIII, 1385-1424 ; cf. édit. Heikel, Helsingfors, 1889). Puis les vies des martyrs ou confesseurs, en particulier Vita S. Stephani junioris {P. G., C, 1069-1186) ; Vita S. Andréas in Crisi, dans Acta sanctorum, Octobris, t. VIII, p. 135-142 ; Vita S. Pauli junioris (ibid., Julii, t. II, p. 635-639) ; Vita Gregorii Spatharii (ibid., Augusti, t. II, p. 434-447). II. Travaux. — Parmi les nombreuses histoires de l'Empire byzantin, voir surtout Ch. Diehl, Le Monde oriental de 395 à 1204, t. Ill, de VHistoire générale. Moyen-Age, sous la direction de G. Glotz, Paris, 1936 ; J.-B. Bury, History of the later Roman Empire from Arcadius to Irene (395-300), t. II, Londres, 1889 ; le t. IV de The Cambridge medieval history, Londres, 1927. Pour l’histoire proprement ecclésiastique, J. Pargoip.e, L'Église byzantine de 527 à 347, Paris, 1905 ; et les travaux cités au t. V, sur Ficonoclasme. 108 LA QUERELLE DES SAINTES IMAGES § 1. — L’iconoelasme persécuteur. / Le concile rassemblé à Hiéria *, en février 753, TehTr™ Par Constantin V et qui avait tenu au palais des Blakhernes sa dernière séance le 8 août, avait précisé dans la question des saintes images l’attitude qu’entendait prendre l’Église byzantine ’. Il avait défini que toute icone, quelle qu’en fût la matière et de quelque façon qu’elle fût exécutée, devait être bannie de l’Église chré­ tienne *. Désormais les partisans du culte des images, les iconodules, comme l’on disait, étaient exposés à la vindicte tant des lois de l’Église que de celles de l’État. Il ne semble pas que Constantin se soit empressé de faire usage des énormes pouvoirs que le concile lui avait conférés. Pour faire face au péril extérieur, au péril bulgare surtout, il était prudent de maintenir la paix à l’intérieur. Sans doute, dans les années qui suivirent le concile, on tint la main à l’exécution des prescriptions matérielles prévues par l’assemblée. Mais il ne semble pas qu’il y ait eu encore d’action concertée contre les iconodules. Ceux-ci, on les trouvait tout particulièrement dans le monde monastique et, quand elle se déclenchera, la persécution de Constantin visera plus encore les moines et leur costume que les images et leurs adorateurs. Pour le moment, on a l’impression, à lire la Vie de saint Étienne le jeune qui sera martyrisé en novembre 764, que les moines jouissent encore, au moins en divers endroits, d’une liberté relative, que leur recrutement n’est pas sérieusement entravé, que des donations leur sont faites de manière légale *. Sans doute beaucoup d’entre eux com­ mencent à prendre peur ; dans la capitale, nombre de monastères sont abandonnés ; on vient demander au saint ermite du Mont-Auxence, près de Nicomédie, s’il ne serait pas opportun de gagner des régions plus hospitalières s. Il n’empêche que la communauté d’hommes à laquelle il est rattaché, que la communauté de femmes toute proche de celle-ci continuent à vivre d’une existence régulière. Et l’on n’oubliera pas que Nicomédie est proche de Constantinople. Des exécutions pourtant sont signalées en 761, celle de Pierre le Blakhemite et celle d’André le Calybite, lequel expire dans l’Hippodrome sous le fouet des bourreaux, pour avoir reproché au basileus son impiété et l’avoir appelé nouveau Valens et nouveau Julien 6. Dans ce dernier cas il s’agit plus du crime de lèse-majesté que d’un délit d’ordre religieux. Mais c’est à partir des succès LA PERSÉCUTION OUVERTE (1) (2) (3) (4) (5) (6) Palais impérial sur la rive asiatique du Bosphore, un peu au nord de Chalcédoine (Kadi-Kôy). Voir t. V. Théophane, a. 6247. Cet auteur a un système particulier de chronologie. Vita Stephani junioris {P. G., C, 1069-1185 ; voir surtout 1124-1125). Ibid., 1113-1120. Théophane, a. 6253. l’iconoclasme persécuteur 109 remportés sur les Bulgares que, s’il faut en croire Nicéphore, débute la per­ sécution généralisée contre la gent monastique. On lit dans le Breviarium : L’impiété du souverain s’affirme alors ; les pires calomnies sont lancées contre les gens pieux et- surtout contre les moines. Parmi ces derniers, ceux qui entendaient garder leurs vœux, rester fidèles à leur costume et qui s’op­ posaient à son dogme impie furent accablés de tourments et de mauvais traitemients : barbe brûlée, cheveux arrachés, tête frappée avec les images qu’ils entendaient garder, c’étaient les supplices les plus doux ; qu’on y ajoute les yeux arrachés, les membres coupés, et avec quels raffinements de cruauté ! Tout ce qu’il y avait de pieux était persécuté et banni, comme si le paganisme était revenu *. L’imprécision des données chronologiques de Nicéphore ne permet guère de dire à quel moment débuta cette persécution furieuse et quelles circonstances l’amenèrent. Il n’est même pas facile de sérier les événe­ ments. Peut-être faudrait-il mettre en tête la publication d’une loi (ôéafxoç xofioXixôç) imposant à tous les sujets de l’Empire le serment de ne plus adorer les images ’. Le patriarche Constantin fut des premiers à donner l’exemple de la soumission : montant à l’ambon de Sainte-Sophie et tenant en main la relique de la vraie croix s, il jura sur elle qu’il n’avait jamais été, qu’il ne serait jamais un adorateur des images. On comprend que le refus de prêter serment ait amené pour les réluctants des désa­ gréments de tout genre, k Comme beaucoup, chefs ou soldats, avaient été (sans doute à cause de ce refus) accusés d’adorer les images, on les fit passer en jugement et ils furent condamnés à de cruels supplices 4 ». Si la persécution fit des victimes parmi les laïques, elle s’abattit tout spécialement sur les moines. Il y avait déjà quelque temps que l’on avait commencé à les traquer. Avant d’être enfermé à la prison du Prétoire, où il retrouvera plusieurs centaines de moines, victimes eux-mêmes des plus barbares traitements, le saint ermite du Mont-Auxence, Étienne le Jeune, avait été relégué dans l’île de Proconnèse, au milieu de la Marmara. C’est de là qu’on l’avait ramené à Constantinople, où finalement il sera massacré par la foule au sortir de sa prison, le 28 novembre 764 6. Aussi bien, rien ne devait plus être négligé de ce qui pouvait rendre abominable au peuple la profession monastique. Le 21 août de l’année suivante 765, une scène odieuse se déroulait à l’Hippodrome : un certain nombre de moines y avaient été rassemblés ; ils durent défiler sous les huées et les quolibets de la foule, tenant chacun par la main une femme. Tous les moyens étaient bons pour les contraindre à abandonner leur profession ; l’habit religieux était finalement interdit. D’ailleurs, quelques (1) Nicéphore, Breviarium, édit. Ct de Boor, p. 71. (2) Cf. F. Dœlger, Regesten, 324, qui renvoie à Théophane, a. 6257 et à Nicéphore, Brev., , édit, de Boor. p. 73,' 1. 2. Peut-être faut-il placer ce serment seulement en 766. Au fond la chronologie reste très incertaine. (3) On doit remarquer que jamais, au plus fort même de la lutte, les reliques de la Passion ne sont menacées ; elles continuent à être l’objet d’un culte fort dévot de la part même des iconoclastes. (4) Théophane, a. 6257 ; cf. Nicéphore, Brev., édit, de Boor, p. 73. (5) Vila Stephani, dans P. G., C, 1145-1156 (séjour à Proconnèse) ; 1160-1180 (la prison du Prétoire et la mort) ; à lire le texte, il semble bien que Constantin ait reculé devant un procès et une exécution en règle. no LA QUERELLE DES SAINTES IMAGES jours plus tard, le même Hippodrome voyait la parade d’exécution d’une vingtaine de hauts fonctionnaires, accusés de haute trahison et de com­ plot contre le basileus. S'il faut en croire Théophane, plusieurs d’entre eux figuraient dans le funèbre cortège pour des raisons d’ordre religieux : on leur reprochait d’avoir jadis subi l’influence du reclus Étienne1 et, de l’avoir, après sa mort, vénéré comme un martyr. Deux de ces malheu­ reux furent décapités, d’autres seulement aveuglés. Puis ce fut le tour du patriarche Constantin lui-même, malgré les gages qu’il avait donnés à la politique iconoclaste. Englobé dans le même procès de trahison, il était déposé le 30 août 766 et exilé à Hiéria d’abord, puis dans l’île des Princes, en attendant qu’on le ramenât, un peu plus tard, pour instruire son procès au criminel. Après avoir subi dans l’Hippodrome toutes les ava­ nies d’une cavalcade burlesque, il était décapité le 15 octobre 767, sa tête exposée pendant trois jours à deux pas de la résidence patriarcale, tandis que son corps était ignominieusement traîné à l’endroit nommé Pélagie où l’on enfouissait les cadavres des infidèles et des suppliciés *. Dans l’intervalle on avait intronisé comme patriarche l’eunuque Nicétas, un fonctionnaire du Sacré Palais sur lequel on pouvait compter. L’offensive contre le culte des saints revêt, à ce moment, une forme nou­ velle ; ce n’est plus seulement aux images que l’on s’attaque : la prière aux saints est interdite *, les reliques des sâints vont subir le sort d’abord réservé à leurs représentations *. Depuis une très haute anti­ quité on vénérait à Chalcédoine le corps d’une jeune martyre, sainte Euphémie. C’est dans son martyrium qu’avait été préparée la célèbre définition de foi du concile de 451. Cette circonstance rendait cher à tous les orthodoxes le souvenir de la sainte ; pourtant sa châsse fut jetée à la mer et plus tard retrouvée à Lemnos ’. Si l’on montra tant d’irré­ vérence à l’égard d’une pareille sainte, comment dut-on procéder à l’égard de reliques moins autorisées et moins authentiques 1 Il ne faudrait pas croire, d’ailleurs, que ces violences fussent réser­ vées à la capitale. Théophane signale en 766 l’envoi en divers » thèmes » de commandants militaires animés de sentiments iconoclastes ’. Parmi eux Michel Lachanodracon, préposé au thème des Thracésiens ’, devait laisser une terrible réputation. Ne s’avisa-t-il pas, en 770, de rassembler à Ëphèse tout ce qu’il avait pu trouver de moines et de nonnes en son gouvernement ? Puis il leur tint ce langage : « Qui veut nous obéir, au PAROXYSME DE LA PERSÉCUTION (1) Étienne le Jeune. (2) Théofhamb, a. 6257 et 6259. (3) Dams», Regalen, 327, attribue à 766 un SiOfi&c xaOoXixé; en ce sens, pour lequel il se réfère à Tsíovhank, a. 6258, et à Gaoaans Hamartolos (édit. C. de Booa, p. 751). (4) TWt mr», 333, précise trop en rapportant à 771 l’ordre concernant les reliques. (5) Théofhaxr, ù. 6258. (6) TakoraANE, a. 6258. (7) Un des gouvernements de l'Asie-Mineure, correspondant sensiblement à l'ancienne province d’Asie proconsulaire, dont Smyrne et Ëphèse étaient les grandes villes. l’iconoclasme persécuteur 111 basileus et à nous, que sur l’heure il revête le costume blanc et qu’il prenne femme. Qui n’obéira pas sera aveuglé et expédié en Chypre ». Sitôt dit, sitôt fait. Et, continue Théophane, quelques-uns acceptèrent le martyre ; beaucoup faiblirent, cédèrent et furent hébergés par le . * gouverneur Tout autant que par sa barbarie à l’égard des moines, Lachanodracon • s’était rendu célèbre par les destructions de monas­ tères et d’églises qu’il opéra ; les reliques étaient dispersées, les biens des couvents mis à l’encan, lei livres de piété brûlés et leurs propriétaires molestés. On se serait cru revenu aux plus mauvais jours du paganisme. Quelques résistances isolées furent durement réprimées. Plusieurs moines périrent sous le fouet, quelques-uns par le glaive ; un très grand nombre perdirent la vue ; tous ceux qui ne se pliaient pas aux volontés du gouver­ neur furent exilés ; finalement on ne vit plus un seul froc dans tout le thème des Thracésiens. « J’ai trouvé en toi un homme selon mon cœur », écrivait le basileus à ce terrible gouverneur 2. Et Michel Lachanodracon n’était pas un isolé. Ces années furent terribles pour les moines, et non seulement parce qu’elles firent parmi eux des victimes en assez grand nom­ bre, mais surtout parce qu’elles amenèrent une multitude d’apostasies *. Toutefois le règne de Constantin prit fin le 14 septembre 775. Le basileus, malade, avait dû interrompre une campagne contre les Bulgares et se faire ramener à Constantinople ; il expira avant d’y parvenir, en se recommandant « à cette même Théotokos, dont il avait été, toute sa vie, l’irréconciliable adversaire » *. MORT DE CONSTANTIN V Comme successeur, il laissait son fils, Léon IV, celui que l’on a surnommé le Khazar 5. Celui-ci avait épousé, en 769, une Athé­ nienne du nom d’Irène, qui fut proclamée Augusta • très peu après le mariage et prit sur lui un réel ascendant. Élevée en de grands sentiments de piété, l’impératrice avait une entière confiance en la direction des moines et partageait leur dévotion à l’endroit des saintes images, encore que cette piété ait^dû, sous le règne précédent, se contenir dans les bornes de la prudence. Grâce à son influence, un changement se produisit, sitôt Constantin V disparu et Léon IV devenu seul empereur responsable ’. Théophane noté, avec satisfaction, que Léon se montra, dès l’abord, plus pieux LÉON LE KHAZAR ET SA FEMME IRÈNE (1) Théophane, a. 6262. (2) Ibid., a. 6263. (3) Cf. Nicéphore, édit, de Boor, p. 71. (4) Théophane, a. 6267. (5) Sa mère était en effet la fille du kagan ou prince de ce peuple, stationné pour lore au sud de la Russie actuelle, entre le Caucase et la Crimée ; elle avait été instruite dans le christianisme et avait reçu au baptême le nom d'Irène. (6) Théophane, a. 6261. (7) Léon n’avait pas à être proclamé ; il avait été couronné Auguste très peu après sa naissance à la Pentecôte de 749. Cf. Théophane, a. 6224. 112 LA QUERELLE DES SAINTES IMAGES que sou père, a plus ami de la Théotokos et des moines ». Un certain nom­ bre de métropolites furent choisis dans le monde monastique ; l’ortho­ doxie se reprit à espérerl. Ces bonnes dispositions persévérèrent, semblet-il, puisque, à la mort du patriarche Nicétas, 6 février 780, Léon fit monter sur le siège de Constantinople Paul IV, dont Théophane déclare « qu’il était de bonne doctrine, encore qu’il-n’osât pas trop se déclarer à cause de l’hérésie qui prévalait toujours » ’. L’élection de Paul IV est du 20 février 780. Comment expliquer dès lors l’arrestation, au cours de la semaine sainte qui suivit, de plusieurs fonctionnaires considérables, accusés d’avoir adoré les images ? C’est qu’à Byzance les questions poli­ tiques interféraient à tout instant avec les questions religieuses. Toujours est-il que l’un des accusés, le parakimomène (chambellan) Théophane, mourut dans sa prison des suites des mauvais traitements qu’il avait endurés ». Léon IV allait-il recommencer la politique religieuse de Cons­ tantin V ? Il n’en eut pas le temps ; le 8 septembre de la même année 780, le Khazar mourait, ayant à peine régné cinq ans. S’il avait continué, non sans gloire, la politique étrangère de son père — quelques très beaux succès avaient été remportés sur les Arabes en 778 et 779 — il avait eu le mérite d’inaugurer une politique de tolérance religieuse dont on sen­ tait bien que le moment était venu. §2. — Irène et le IIe concile de Nicée *. .Le pouvoir était maintenant aux mains de la . ... T , , , T • basihssa Irene, puisque le fils aine de Leon, Constantin VI, n’avait pas encore dix ans ». Il y avait chez cette femme, dont les écrivains ecclésiastiques byzantins exaltent à l’envi la piété, un désir très réel de ramener la paix religieuse, mais aussi une incontes­ table ambition, une soif de dominer, un désir du pouvoir, non pas seule­ ment pour ses avantages, mais pour lui-même, qui ne reculerait devant rien, pas même devant le crime. Pour l’instant, il ne s’agissait encore que de mettre à la raison des ambitions rivales. Les oncles du jeune sou­ verain s’agitaient, réclamant leur part d’autorité : à Noël tous étaient tonsurés, leur entrée dans l’état ecclésiastique coupant court à toutes leurs prétentions. On agit de même à l’égard des hauts fonctionnaires du palais * ; tout fut bientôt aux mains du confident le plus intime de la . LA RÉGENCE D'IRÈNE (1) Théophane, a. 6268. (2) Ibid., a. 6272. (3) Ibid., a. 6272. (4) Bibliographie. — I. Sources. — Les sources historiques mentionnées précédemment. Actes du concile de Nicée dan Mansi, t. XIII et XIV. Sur les diverses traductions latines de ces actes, voir la note, p. 121, n. 3. II. Travaux. — Hefelè-Leclercq, Histoire des conciles, t. III, p. 741-798 ; C. Diehl, L*impé­ ratrice Irène, dans Figures byzantines, lre série, Paris, 1906 ; E. Marin, Les moines de Constanti­ nople, Paris, 1897, et les ouvrages cités plus haut. Au point de vue de l’histoire du dogme,V. Grumel, art. Images (Culte des) dans Diction, de théol. cath., t. VII, col. 746-844. (5) Il était né en janvier 771, d'après Théophane, a. 6262. (6) Théophane, a. 6273. 113 IRÈNE ET LE IIe CONCILE DE NICÉE basilissa, l’eunuque Staurakios, qui, pendant vingt ans, sera l’agent le plus dévoué de la souveraine x. Maîtresse au Sacré Palais, Irène, si elle voulait se consacrer à la restau­ ration de l’orthodoxie, avait encore besoin de la paix à l'extérieur. Or, les Arabes restaient toujours menaçants : en 782, un raid de cavalerie avait foncé jusqu’à Chrysopolis (Scutari du Bosphore). On s’arrangea avec eux *, en même temps que, dans la péninsule balkanique, on rame­ nait à l’ordre les Slaves, toujours agités. Mais, c’était avec l’Occident latin qu’il importait spécialement de s’entendre. En Italie, la politique iconoclaste de Léon l’Isaurien et de Constantin V avait largement contri' bué à détacher la papauté de l’allégeance byzantine, à la rapprocher des Carolingiens. A l’égard de ceux-ci Constantinople avait joué long­ temps un double jeu. A l’époque du pape Paul Ier et du roi Pépin, on avait essayé de brouiller le souverain pontife et le nouveau patrice des Romains s, puis on avait tenté d’appeler l’épiscopat franc à la rescousse de l’iconoçlasme. Après l’annexion de la Lombardie à l’Empire franc, on avait multiplié au contraire les attaques contre le nouveau maître de l’Italie, aussi bien au Frioul qu’à la frontière même des possessions véni­ tiennes ou dans la Basse-Italie *. Fort troublées du point de vue politique, les relations entre l’Orient byzantin et l’Occident l’étaient bien davantage encore du point de vue religieux. Pratiquement, depuis que Grégoire II, en 730, avait rejeté la synodique du patriarche Anastase, substitué par Léon l’Isaurien au patriarche Germain 6, la communion ecclésiastique était rompue entre l’Ancienne et la Nouvelle Rome. Le synode romain qui avait inauguré le règne de Grégoire III (novembre 731) avait prononcé l’anathème contre les destructeurs et les profanateurs des saintes images ’. Enfin et surtout le concile de 769, qui avait légitimé Étienne III, avait pris, nettement position à l’égard du pseudo-concile de Hiéria ; les deux Églises avaient ainsi confronté leurs doctrines ’, et Rome avait constaté avec une satisfaction non dissimulée que, parmi les chrétiens de langue grecque, Constantinople restait isolée. Les synodiques des patriarches d’Alexandrie, d’Antioche, de Jérusalem en faisaient foi. Au printemps de 781, deux hauts fonctionnaires, le sacellaire Constaès et le primicier Mamalus partirent pour l’Italie. Ils y rencontrèrent Char­ lemagne et demandèrent pour Constantin VI la main de Rotrude. L’ac­ cord se serait fait sans peine ; des serments furent échangés entre Francs et Byzantins. Il fut entendu que la princesse, encore très jeune, demen­ NÉGOCIATIONS AVEC L’OCCIDENT Ibid., a. 6274. Ibid., a. 6274, 6275. Cf. supra, p. 19 et suiv. Cf. supra, p. 58, 61, 62. Jaffé-Wattenbach, 2183. 6 Jaffé-Wattenbach, post 2233. (7) Cf. supra, p. 43. Histoire de l’Église. — Tome VI. ti) ■ 2. 3) 4) 8 114 LA QUERELLE DE8 SAINTES IMAGES ferait quelque temps en Occident, mais un précepteur l’instruirait dans la langue grecque et le cérémonial byzantin *. Bien que les sources orien­ tales et occidentales n’en soufflent mot, il serait invraisemblable que l’ambassade byzantine n’eût pas eu quelque conversation avec le pape ou son entourage et n’eût pas mis Hadrien au courant des intentions de la basilissa en matière religieuse. Sans doute les choses n’étaient pas encore au point, à Byzance, pour le rétablissement définitif de l’ortho­ doxie ; l’armée, encore toute pénétrée de dévotion pour la mémoire de Constantin V, pouvait créer de gros obstacles ; malgré les quelques heu­ reuses nominations faites par Léon IV, le haut clergé restait animé des sentiments qui avaient prévalu à Hiéria. Il fallait que le temps arran­ geât toutes choses, avant que l’on pût songer à faire un coup d’éclat. Trois ans après, en 784, les affaires semblèrent prendre à Constanti­ nople une tournure plus favorable. Le régime paraissait affermi ; l’armée, après d’heureuses campagnes en Hellade, ne regrettait plus autant les jours de victoire de Constantin V. Le patriarche Paul IV se sentait vieillir ; sa conscience, mal à l’aise, lui reprochait les serments prêtés, à l’encontre du culte des saintes images, le jour de son installation. Subi­ tement, sans prévenir Irène, il se retirait en mai dans un couvent, pour s’y préparer à la mort. Aux observations de la basilissa il opposa les rai­ sons qui l’avaient déterminé à abandonner le trône patriarcal : la crainte que lui faisait concevoir les serments prêtés, le sentiment du schisme où s’isolait de plus en plus l’Église byzantine. Pour réparer tout Je mal, celui que d’autres avaient commis, celui qu’il avait fait lui-même, il ne voyait qu’un seul remède : le concile œcuménique, qui ferait rentrer son Église en communion avec les quatre autres patriarcats et réglerait, par une délibération commune, les litiges soulevés ’. Cet entretien dut faire sur la basi,,, lissa la plus vive impression ; 1 époque des atermoiements était passée. Le 29 août, une lettre portant les noms de Constantin et d’Irène était adressée au pape Hadrien. Après consul­ tation et du peuple et des plus savants évêques, le gouvernement byzan­ tin se décidait à provoquer la réunion d’un concile œcuménique. Avec instance il priait le pape de s’y rendre, ou tout au moins d’y envoyer des hommes honorables, pleins de science et porteurs de lettres authen­ tiques du pontife romain. En présence d’Hadrien ou de ses représentants, s’il était empêché de venir, on confirmerait l’antique tradition des Pères, et l’on s’efforcerait de déraciner la zizanie. Ainsi le schisme prendrait fin et l’Eglise se sentirait unie sous un chef unique, le Christ •. PROPOSITIONS FAITES AU PAPE (1) Théophane, a. 6274 ; cette année correspondrait à 782 de notre ère ; voir dans F. Dœlger, ¿tegesten, 339, l'indication des raisons qui forcent à avancer cette date d'une année. (2) Théophane, a. 6276. (3) Dœlger, Pegesten, 341 ; le texte figure en latin seulement en tête des Actes de Nicée, (Mansi, t. XII, col. 984) ; cf. P. L., CXXIX, 199. Avec Dœlger, et contrairement à Hefelè, nous maintenons la date du 29 août 784 (VIIa indiction). H n'est pas encore question dans la. lettre de l’élection du nouveau patriarche, Taraise. IRÈNE ET LE II® CONCILE DE NICÉE 115 Cette proposition de paix, si franche, où ne manquait même pas l’ex­ pression du repentir pour les erreurs du passé, devait être portée au pape par Constantin, évêque de Léontium en Sicile, qui était connu d’Hadrien. Mandé à Constantinople, le prélat avait reçu les instructions orales conve­ nables ; il repartait aussitôt pour son lie, où le « stratège » devrait faciliter son voyage à Rome. Ce fonctionnaire recevait en même temps la consigne de tout préparer pour le voyage du pape ou de la mission pontificale, dont on prévoyait qu’elle ferait route par Naples et la Sicile1 Mais surtout il fallait, à Cons­ tantinople, orienter les esprits dans le sens de la paix. Le patriarche Paul était mort dans les tout premiers jours de septembre ; il importait de lui donner un successeur qui entrât pleinement dans les vues de la basilissa. Au beu de choisir celui-ci dans le haut clergé, encore trop pénétré, à son gré, de l’esprit de Hiéria, la souveraine jeta les yeux sur un haut fonctionnaire laïque, l’asecrelis Taraise. Une grande assemblée fut réunie à la Magnaure pour ratifier canoniquement les décisions arrê­ tées dans les conseils impériaux. Avec la précision d’un administrateur, Taraise y expliqua que la position schismatique où Constantinople se complaisait depuis un demi-siècle se révélait intenable et que le concile œcuménique était la seule manière d’en sortir. Si tous se ralliaient à cette manière de voir, il voulait bien, malgré les difficultés qu’il prévoyait, assumer la charge que le gouvernement mettait sur ses épaules ; sinon, conscient des responsabilités qu’il encourrait, il ne pou­ vait que se dérober. Quelques oppositions, semble-t-il, se manifestèrent. L’asecrelis y répondit de manière pertinente *. Le jour de Noël, il était consacré et s’empressait d’adresser au pape Hadrien et aux trois autres patriarches la synodique qui attestait l’orthodoxie de ses sentiments. Outre l’adhésion aux dogmes définis par les six premiers conciles, elle exprimait sa croyance à l’intercession de la Vierge, des anges, des saints, dont le'nouveau patriarche déclarait aussi « adorer * les images. A plus forte raison s’inclinait-il devant les représentations du Christ, instruit qu’il était par les enseignements du vi® concile. Ces expressions fort nettes d’une foi commune à l’ensemble des églises atténueraient — Taraise y comptait bien — la fâcheuse impression que pourrait faire sur les autres patriarches et tout spécialement à Rome l’aveu très franc des circonstances dans lesquelles il était monté sur le siège de Constan­ tinople •. En même temps que la synodique patriarcale, une nouvelle TARAISE PATRIARCHE. NOUVELLES PROPOSITIONS AU PAPE (1) Dœlger, 342. (2) Tbéophame, a. 6277, donne le résumé de l'allocution de Taraise ; elle est conservée au complet dans les Actes de Nicée (Mansi, t. XII, col. 986 et suiv.). 3) Copie de la synodique adressée ¿ Alexandrie, Antioche et Jérusalem, dans les Actes de Nicée, Mambí, t. XII, coi. 1119 et suiv.). Le texte de la synodique adressée à Rome devait être i lenûque, à en juger par les fragments conservés dans la réponse du pape Hadrien (Mansi, «i. 1077 ; Gbumkl, 351, 352). 116 LA QUERELLE DES SAINTES IMAGES divalis de la basilissa partait pour Rome, annonçant l’élection de Taraise, appuyant ses dires et renouvelant l’invitation au concile *. Les communications devenaient de plus en plus difficiles entre les deux parties de la Méditerranée. C’est seulement le 26 octobre 785 que le pape Hadrien répondait aux missives arrivées de Constantinople1 : approuvant l’idée du concile s’il n’existait pas de moyéns plus appropriés, il consentait à envoyer aussitôt ses deux repré­ sentants en Orient, l’archiprêtre Pierre et un autre Pierre, higoumène du couvent grec de Saint-Sabas à Rome. Une lettre pontificale exposait les preuves scripturaires et traditionnelles3 en faveur du culte des images, que le pape suppliait les souverains de rétablir en tout son éclat dans la « Cité gardée de Dieu ». D’autres revendications se faisaient également jour. Le Siège apostolique avait conservé un douloureux souvenir des mesures de rétorsion prises jadis par Léon l’Isaurien contre le pape Grégoire III : confiscation des « patrimoines » romains sis en terres byzantines et sur­ tout attribution au siège de Constantinople de la juridiction sur de vastes territoires, jusque-là rattachés au patriarcat de Rome. Hadrien entendait que l’on revînt ici, comme sur les points d’ordre ecclésiastique, au siala quo ante. Il n’était pas sans regretter non plus la façon un peu désinvolte dont un fonctionnaire laïque avait été élevé à la première place dans l’Église, ainsi que le titre de « patriarche œcuménique » que les lettres impériales donnaient à Taraise et qui, deux siècles plus tôt, avait si fort ému saint Grégoire le Grand. Enfin il préconisait pour la tenue du concile une procédure qui, écartant les ingérences impériales, laisserait à ses apocrisiaires une large initiative *. Le contenu de la lettre adressée au patriarche Taraise est à peu près identique. Plus tard, à une date qu’il est impossible de déterminer, les patriarcats melkites firent aussi con­ naître leurs sentiments et envoyèrent leurs délégués à Constantinople 3 : Jean, syncelle du titulaire d’Antioche, Thomas, représentant d’Alexan­ drie, qui deviendra archevêque de Thessalonique. RÉPONSE D'HADRIEN ET DES AUTRES PATRIARCATS (1) Dœlger, 343 ; le texte n’est pas conservé ; il est connu seulement par la réponse d’Ha­ drien (Mansi, t. XII, col. 1056). (2) Lettre aux deux souverains Constantin et Irène, Jaffé-Wattenbach, 2448, et à Taraise, 2449. (3) Il y a lieu de remarquer l’insistance sur l’anecdote, empruntée aux Actes de Sylvestre, racon­ tant la reconnaissance des images de Pierre et de Paul par Constantin. (4) Toute cette partie de la lettre d’Hadrien fut supprimée (au dire d’Anastase) lors de la lec­ ture qui fut faite à la 2e séance du Concile de Nicée ; elle froissait trop de susceptibilités orientales. En faisant sa traduction des Actes de Nicée, Anastase l’ajouta d'après la minute conservée à la chancellerie pontificale. A moins que... ; avec ce singulier personnage toutes les suppositions sont permises. La P. L., XCVI, 1215 et suiv. a malheureusement omis cette finale qu’on cherchera dans Mansi, t. XII, col. 1073 et suiv. (5) Texte dans les Actes de Nicée, 3e séance (Mansi, t. XII, col. 1127-1146). Il y a deux lettres, la première rédigée par des moines orientaux au nom des deux patriarches d’Antioche et d’Alexan­ drie ; elle annonce la deuxième rédigée par le patriarche de Jérusalem, Théodore, qui l’avait expé­ diée, peu avant sa mort à ses deux collègues melkites. L’intolérance des Arabes empêchait les titu­ laires des grands sièges orientaux de se rendre au concile. IRÈNE ET LE IIe CONCILE DE NICÉE 117 On pouvait maintenant songer à ouvrir le concile. . ,, . „QC . . . , Au debut de 1 ete 786, un ordre impérial convo­ quait à Constantinople les évêques du ressort patriarcal. Le 1er août1, tout ce monde se rassemblait à la basilique des Saints Apôtres. Irène et Cons­ tantin avaient pris place dans les galeries supérieures et la séance avait commencé par la discussion des textes scripturaires relatifs à la question, quand une troupe de gens armés fit irruption dans l’église, menaçant de mort le patriarche, les évêques, les higoumènes. Encore tout pénétré du vieil esprit iconoclaste du temps de Constantin V, le monde mili­ taire, la garde impériale tout spécialement, ne voulait point de ce triomphe de l’orthodoxie et des moines. Vainement la basilissa essaya-t-elle de faire rétablir l’ordre par des hommes sûrs, vainement le patriarche, mon­ tant à l’ambon, voulut-il imposer le silence : ses paroles furent couvertes par les vociférations des soldats, auxquelles se mêlaient des voix d’évê­ ques qui eux aussi criaient : « Victoire », car il s’en fallait que tout l’épis­ copat byzantin fût rallié autour de son chef. La séance fut levée dans le tumulte ; au bout de peu de jours les évêques orthodoxes avaient préci­ pitamment regagné leur domicile ’. Le concile était ajourné sine die. Pour que la reprise fût possible, une première mesure s’imposait : purger la capitale des éléments de désordre qu’y avait amenés la poli­ tique iconoclaste de Constantin V, écarter, si possible, les vieux régiments demeurés fidèles à la mémoire de leur ancien empereur. Staurakios fut chargé de cette double opération. Au début de septembre il ramenait de Thrace des troupes fidèles, réussissait à désarmer les contingents douteux et à renvoyer dans leurs pays d’.origine, avec leurs familles, les vétérans jadis installés dans la capitale. Sûre de la petite armée qu’elle avait reconstituée, des chefs qui la commandaient, Irène pouvait désormais songer à une nouvelle réunion du concile. Mieux valait pourtant éviter Constantinople, dont on n’était pas assez sûr. Au mois de mai 787, ordre était donné aux évêques d’Empire de se rassembler à Nicée pour y tenir synode ’. Les représentants de l’Orient n’avaient pas quitté la cour ; ceux de Rome purent être rejoints en Sicile et, le 24 septembre 787, le concile s’ouvrait dans la petite cité, où quatre siècles et demi plus tôt les « trois cent dix-huit Pères » avaient proclamé,- sous la présidence de Constantin, « l’égal des apôtres », le dogme du consubstantiel. . LE CONCILE MANQUÉ Trois semaines à peine furent nécessaires pour mener à bien l’œuvre conciliaire. En somme, il n’y eut guère de discussions qu’autour des questions de personnes. Admettrait-on à siéger les évêques dont les sentiments iconoclastes étaient avérés, ceux en particulier qui avaient, l’année précédente, contribué à l’échec de l’assemblée de Constantinople ? Taraise LE CONCILE SIÈGE A NICÉE 1 Sur cette date, voir Grumel, Regestes, 355. 2) Théophane, a. 6278. (3) Théophane, a. 6279. 118 LA QUERELLE DES SAINTES IMAGES qui présidait fit de louables efforts pour écarter ces controverses brû­ lantes ; le monde monastique, fort abondamment représenté, était d’un autre avis ; on parvint à le faire taire. Finalement les évêques suspects pment séance au début de la ni® session (28 septembre). La question même pour laquelle le concile était réuni, celle du culte à rendre aux saintes images, ne souleva aucune difficulté. Aux séances du 1er et du 4 octobre (rve et ve) furent alignées les preuves scripturaires et patristiques ten­ dant à démontrer la légitimité et de la confection des images et du culte à leur rendre. Toutes, à la vérité, n’étaient point apodictiques et il fallait quelque bonne volonté pour conclure, sans plus, de certains passages de l’Ancien Testament à la légitimité d’un culte que toute ¡’Ancienne Loi semblait bien rejeter. Les documents empruntés à la plus ancienne litté­ rature chrétienne, s’ils témoignaient que, d’assez bonne heure, les repré­ sentations figurées avaient eu place dans les églises, ne disaient pas aussi clairement qu’un culte leur eût été rendu. On aurait pu faire l’économie de plusieurs récits légendaires montrant qu’à dater d’une certaine époque, dans les milieux populaires, on attribuait aux images des saints une vertu surnaturelle. De même l’interminable réfutation des décisions de Hiéria qui remplit toute la vi® session (6 octobre) aurait gagné à être condensée et allégée des copieuses injures qu’elle contient à l’adresse des iconoclastes. Les décisions du concile valent beaucoup . . ... . ... . \ mieux que tous les considérants qui étaient censés les appuyer. Dès la u® session, après lecture de la lettre du pape Hadrien, Taraise et deux cent soixante-trois Pères avaient adhéré en ces termes à la doctrine exprimée par celui-ci : Nous acceptons, les représentations figurées, suivant l’antique tradition de nos saints Pères ; nous les « adorons > d’un culte relatif ', parce qu’elles ont été faites au nom du Christ, notre Dieu, de Notre-Dame, la sainte Tfiéotocos, des saints anges et de tous les saints, mais nous réservons pour Dieu seul l’adoration (au sens propre) et la foi *. DÉCISIONS CONCILIAIRES A la séance du 1er octobre (ive session), on s’occupa aussi de la question plus grave de l’intercession des saints : Nous saluons les paroles du Seigneur, des apôtres, des prophètes, qui noua apprennent à honorer et à magnifier en premier lieu celle qui est en toute vérité la mère de Dieu, supérieure à toutes les vertus célestes, puis ces vertus célestes mêmes, les apôtres, les prophètes, les martyrs, les docteurs, tous les saints personnages, à leur demander leur intercession, capables qu’ils sont de nous rendre Dieu favorable, si toutefois nous gardons les commandements et vivons de manière vertueuse. Et voici pour le culte proprement dit : Nous saluons ' aussi l’image de la croix sainte et vivifiante et les reliques des saints ; nous recevons, saluons, embrassons les saintes et vénérables images selon (1) ff/rrtxw jtôôm rpovxvMVfrty. (2) >«r/MÎa» x«i rirrt» àwiôipwot (Maksj, t. XII, col. 1086 B). (3) i de l’Église en matière temporelle y ont trouvé un argument de choix. 164 LES TRANSFORMATIONS DE LA CHRÉTIENTÉ dignité de l’empereur de Constantinople.‘Avec la capitale byzantine on continua d’entretenir des relations, qui ne furent ni meilleures ni pires que dans les années précédentes. Peut-être le fait que, sur les rives du Bosphore, l’Empire était tombé en quenouille a-t-il pu contribuer à hâter le couronnement de Charlemagne, mais, pour le moment, nul ne songeait à énoncer une théorie du nouveau droit international que créait le cou­ ronnement. Pas davantage ne fut-il question de fixer les droits et devoirs réci­ proques des deux puissances, spirituelle et temporelle, dont le geste commun restaurait l’Empire d’Occident. L’on ne voit pas qu’après le couronnement Charlemagne se soit attribué, soit dans le gouvernement intérieur de l’Église, soit dans l’administration de Rome et de l’État pontifical, des droits plus étendus qu’à l’époque où il était simple patrice des Romains. Peut-être avait-il seulement un titre de plus à exercer un pouvoir qui jusque-là avait joué sans contestation. « L’histoire, la tra­ dition, le droit écrit, dit fort bien L. Duchesne 1, définissaient sans obscu­ rité possible les prérogatives de Y imperalor. L’empereur était souverain de Rome ; tout le monde, le pape compris, y était devant lui, dans la condition de sujet. Administrateur, juge, chef militaire, son autorité s’étendait à tout, excepté cependant le domaine religieux que les empe­ reurs d’Occident avaient toujours respecté ou à peu près ». Toutefois le pape avait imposé la couronne au nouvel empereur et cela pouvait être gros de conséquences : l’image de Léon III mettant sur le front de Charlemagne, agenouillé devant lui, le diadème impérial finira par s’imposer à la postérité et non pas l’image de Léon III « adorant » le nouvel empereur. Sans s’arrêter aux répugnances des pre­ miers Carolingiens, les successeurs de Léon III reproduiront le même cérémonial pour les successeurs de Charlemagne : de là naîtra l’idée que, seul, le geste pontifical fait l’empereur et donc aussi que le pape donne au nouveau souverain quelque chose que, sans lui, il ne saurait légiti­ mement posséder. Ainsi va peu à peu se créer le droit public de la période suivante, et c’est ce qui donne à l’acte du jour de Noël de l’an 800 une portée si considérable. Les contemporains comprirent euxmêmes que quelque chose de très grand s’était passé ce jour-là. Le style d’ordinaire si laconique, si impersonnel des Annales prend, pour signaler cet événement, un tour un peu plus éloquent12. De sa lointaine abbaye, Alcuin applaudissait au triomphe de son auguste ami3 et il n’a pas dû être le seul à dire au nouvel Auguste sa joie et sa fierté. RAPPORTS DES DEUX POUVOIRS (1) Les premiers temps de l'État pontifical, p. 88-89. (2) Énuméx’ation des textes dans Jaffé-Wattenbach, Regesta, p. 310. (3) Epist. ccxL. LES RÉVOLUTIONS BYZANTINES ’ 165 Cependant, les fêtes de Noël passées, l’empe­ reur ne se hâta pas de quitter Rome. Il res­ DES CONJURÉS D'AVRIL tait d’abord à en finir avec les auteurs du com­ plot du 25 avril, dont les solennités ecclésiastiques et civiles n’avaient point permis de terminer le procès. La « purgation » de Léon III les avait mis,en fort mauvaise posture et plus encore le regain de popularité que valait au pape son geste du jour de Noël. Paschalis et Campulus avec leurs complices comparurent devant le tribunal impérial1 ; déclarés coupables de lèse-majesté, ils furent condamnés à mort. A la demande de Léon, l’empereur commua leur peine en celle de l’exil ; ils furent expédiés en Francie1 2. L’éloignement des plus compromis rétablit provisoirement la tranquillité dans l’État pontifical. Pour que la « paix franque » fût parfaite, il ne manquait plus qu’un accord avec Constantinople ; il n’allait pas tarder à intervenir. ÉPILOGUE DU PROCÈS § 2. — Les révolutions byzantines3. Irène, devenue dépositaire du pouvoir impérial, .. , • ~ f avait voulu maner Constantin, au nom duquel elle exerçait la régence, avec Rotrude, fille de Charlemagne. Elle conçut bientôt d’autres plans et, d’autorité, elle brisa, au printemps de 787, les projets matrimoniaux dont on était antérieurement convenu 45 . Dans le thème des Arméniaques elle fit ensuite chercher pour son fils une compagne qui fût assez effacée pour ne lui point porter ombrage à ellemême. Le mariage entre Constantin VI et Marie la Paphlagonienne eut lieu un an après la clôture du concile de Nicée, en novembre 788. Entre ' temps, dans la Basse-Italie, on avait repris à l’endroit des Francs une attitude hostile, refait alliance avec Arichis de Bénévent, essayé par divers moyens de créer des difficultés à Charlemagne en ces régions si éloignées du centre de ses États s. Toute cette politique était menée par Irène avec le concours de Staurakios, de plus en plus puissant dans les conseils de la basilissa. Mais Constantin VI, laissé complètement à l’écart, finit par s’irriter de la . . LA RÉGENCE D'IRÈNE (1) D’après le Liber pontificalis, ils auraient déjà été expédiés à Charlemagne au cours de 800, après l’enquête dont nous avons parlé plus haut. On peut admettre qu’ils ont été ramenés à Rome à l’automne avec la suite du roi ; ayant fait défaut lors de la séance du 23 decembre, ils sont repris par l’action judiciaire les fêtes de Noël passées. (2) Liber pontificalis, édit. Duchesne, t. II, p. 8 ; Annales Eginhardi, a. 801. (3) Bibliographie. — I. Sources. — Les mêmes qui ont été citées au § 1, et en plus : Pané­ gyrique de Platon, par Théodore le Studite (P. G., XCIX, 803-849) ; les deux Vitae Theodori (Ibid., 134 et 234), la Vita Nicephori patriarchae (P. G , C, 41-60) et les ouvrages, discours, lettres de Théodore, ibid. Parmi les sources latines, antérieurement citées, faire une place aux Gesta episcoporum. Neapo litanorum, 2e partie, dans M. G. H., Scriptores rerum langobardicarum, p. 427 et suiv. II. Travaux. — A ceux qui ont été cités antérieurement, ajouter : E. Marin, Les moines de Constanti nopie. (4) Cf. supra, p. 65, n. 4. Il n’est pas impossible d’accorder les deux points de vue de Théophane et des Annales Eginhardi. Dans une négociation, il n’est pas difficile de donner l’impression que le partenaire a pris l’initiative d’une rupture que l’on a voulue soi-même. (5) Théophane, a. 6281. 166 LES TRANSFORMATIONS DE LA CHRÉTIENTÉ minorité perpétuelle où l’on entendait le maintenir ; autour de lui un complot se forma pour mettre fin à la tyrannie du ministre. Gelui-ci eut vent de ce qui se tramait ; les amis du jeune basileus furent arrêtés et dispersés, lui-même fut fouetté et consigné dans ses appartements, tandis que l’armée prêtait serment de ne pas reconnaître, durant la vie d’Irène, d’autre souverain que celle-cil. Les troupes de la capitale ... . . . se prêtèrent, sans trop de peine, aux volontés d’Irène et du tout-puissant ministre. Celles des pro­ vinces ne se laissèrent pas manœuvrer aussi facilement. La résistance ouverte commença dans le thème des Arméniaques où le petit-fils de Constantin V continuait à bénéficier de la popularité de son aïeul. Comme l’on insistait, le corps d’armée des Arméniaques proclama Cons­ tantin VI seul empereur ; les thèmes voisins suivirent son exemple. Devant ce soulèvement militaire, Irène prit peur, et déclara renoncer au gouvernement. Constantin VI prit donc tout seul le pouvoir à la fin de 790 ; son premier soin fut de bannir Staurakios et tout son monde 1 234. Cependant le jeune basileus, en janvier 792, se réconciliait avec sa mère et Staurakios reparaissait au Sacré Palais ; les choses insensible­ ment reprenaient le même cours qu’avant le coup d’État de la fin de 790, et le pouvoir repassait aux mains d’Irène et de son conseiller. PROCLAMATION DE CONSTANTIN VI (790) Irène réussit d’ailleurs à rendre son fils partout impopulaire. Aussi bien la conduite privée du souverain com­ mençait-elle à scandaliser la capitale et l’Empire. Uni de force avec Marie la Paphlagonienne, Constantin n’aimait point sa femme. Une dame d’atours de celle-ci. Théodotc attira bientôt son attention, son affection. En janvier -795, on apprit soudain que Marie avait été tonsurée et enfermée dans un monastère. Et puis, au mois d’août suivant, sur le front de Théodote, proclamée Augusta, Constantin posait le diadème impérial ; quelques semaines plus tard, l’higoumène d’un des couvents de la capitale, le prêtre Joseph, donnait aux deux complices la bénédiction nuptiale. Théophane ne saurait être suspecté d’injuste partialité envers Irène, à l’endroit de laquelle il multiplie d’hyperboliques louanges. C’est lui pourtant qui voit dans cette suite d’événements l’aboutissement d’un plan machiavélique : en poussant le jeune basileus dans les bras de Théo­ dote, en favorisant son divorce, en lui faisant couronner corame^Augusta la favorite, l’adultère, elle déconsidérait son fils *. Voulu ou non, le résultat fut bien celui que Théophane déclare avoir été INTRIGUES D'IRÈNE. IMPOPULARITÉ DE CONSTANTIN (1) Printemps de 790 ; Cf. Théophane, a. 6282. (2) Ancienne province du Pont. (3) Théophane, a. 6283. (4) A. 6287 : « A la suggestion de sa propre mère, ambitieuse du pouvoir, afin qu’il fût condamné par tous >. LES RÉVOLUTIONS BYZANTINES 167 poursuivi. Le inonde ecclésiastique d’abord fut profondément troublé. Sans doute le patriarche Taraise, créature d’Irène, s’était-il rallié sans trop de peine à cette politique d’accommodement — d’économie, comme l’on disait, — qui consistait à s’incliner, quand l’on ne pouvait faire autre­ ment, devant « le fait du prince ». Par contre, l’émotion fut grande dans les milieux monastiques. Nulle part elle ne fut plus considérable que dans un des couvents du Mont-Olympe, le Saccoudion, que dirigeaient pour lors l’abbé Platon et son neveu Théodore, celui que l’on appellera plus tard Théodore le Studile *. Le Saccoudion était devenu, depuis Nicée, le point de départ d’une importante réforme ascétique et morale ; on ne pouvait y laisser passer sans protestation d’aussi graves scandales. Sans crainte on y fulminait et contre l’adultère du jeune basileus, et contre la forfaiture de l’higoumène Joseph, et contre la faiblesse de Taraise. Ces propos ne restaient pas confinés dans le mcnastère, des échos en parvinrent au patriarcat ; les discussions prirent un tour plus vif. Platon finit par déclarer qu’il se séparait de la communion du patriarche ; il fut enfermé à Constantinople, près du palais impérial ; Théodore, interné d’abord au couvent des Cathares, fut exilé à Thessalonique, où il arrivait le 25 mars 797 *. D’autres moines du Saccoudion étaient arrêtés, battus, exilés. Nous sommes moins renseignés sur les échos que « l’affaire mœchienne », comme l’on ne tardera pas à dire, éveillait en d’autres couvents ou parmi les simples fidèfes. II est incon­ testable néanmoins que, dans la capitale, la popularité de la basilissa, rénovatrice du culte des saintes images, retrouvait sa vigueur au détri­ ment du jeune basileus dont l’inconduite peinait beaucoup de monde. En outre, en mars 797, une expé­ dition contre les Arabes échouait lamentablementPresque au même moment, le fils que Théodote avait, en octobre 796, donné à Constantin mourait. N’étaient-ce point les signes de la malédiction divine qui s’acharnait sur le basileus ? Un complot, pré­ paré par Irène depuis l’automne précédent, se déclencha le 14 juillet. Constantin, après une tentative de résistance fut, le 15 août, enfermé dans la chambre où vingt-six ans plus tôt sa mère l’avait mis au monde. C’est là que, sur l’ordre d’Irène, on lui creva les yeux ; du moins lui permit-on de vivre en paix, avec sa femme Théodote, cette vie de ténèbres où sa mère elle-même l’avait plongé . Irène était arrivée au but que depuis si longtemps visait son ambition. Elle laissa les personnes pieuses célébrer comme un châtiment de la Provi­ dence les calamités qui venaient de fondre sur son malheureux fils ; elle donna loisir au patriarche Taraise, qui avait retrouvé son courage, LE COUP D'ÉTAT D’IRÈNE [JUILLET 797) (1) Quand il sera devenu abbé du couvent du Stoudion. « (2) Théophane, a. 6288, 6289 ; Vita Platonis, xxvi-xxx ; Vita 1 Theodori, xiv-xvi ; Vita IL Theodori, xvin-xxiii. . (3) Théophane,a. 6289, ne craint pas de faire retomber la responsabilité de l’échec sur Staurakios. (4) Théophane, a. 6290. 168 LES TRANSFORMATIONS DE LA CHRÉTIENTÉ de procéder contre l’higoumène Joseph, lequel fut déposé1 ; elle écouta sans se troubler les louanges qui l’acclamaient comme la restauratrice de l’orthodoxie. Peu lui importaient en somme ces questions religieuses, pour lesquelles autour d’elle on se passionnait. Ce qui l’intéressait, c’était la réalité du pouvoir. Ce qu’aucune femme encore n’avait osé à Cons­ tantinople, elle l’osa, elle prit le titre d’empereur et, après la mort de Staurakios (800), elle gouverna avec un autre favori, Aétios s. Avec Charlemagne, Irène s’efforçait main­ tenant d’établir des relations pacifiques. Dès septembre 797, un envoyé du patrice de Sicile, Nicétas, paraissait à ia cour franque où il était reçu avec honneur s. Une seconde ambassade se présentait à Aix-la-Chapelle, au début de l’année suivante et traitait avec Charlemagne des conditions d’une paix générale sur la base du statu quo : Bénévent et l’Istrie demeureraient aux Francs, la Croatie au contraire resterait à l’Empire ‘. La nouvelle du couronnement de Char­ lemagne comme empereur ne laissa pas de causer à la cour byzantine un mécontentement des plus vifs. Le premier mouvement fut d’envoyer à la flotte de Sicile un ordre de mobilisation. Puis Irène se ravisa ; Jes expéditions italiennes contre les Francs, soit au nord, soit au sud de la péninsule, n’avaient jamais apporté que des déboires. Ne valait-il pas mieux s’incliner devant le fait accompli, renforcer une alliance que tout semblait conseiller ? De plus, Charlemagne, depuis la mort de Liutgarde 123456, était libre ; Irène ne l’était pas moins. Un mariage entre le chef de l’Occident et la souveraine de l’Orient ne serait-il pas le moyen le plus simple, le plus efficace aussi de restaurer l’unité de cet Empire romain, qui deviendrait, sous un seul sceptre, plus grand qu’il ne l’avait jamais été ? L’orbis romanus se reconstituerait sous Charlemagne et Irène. A en croire Théophane, une mission fut envoyée à la cour franque au début de 802. Ce qui paraît plus extraordinaire, c’est que le sens rassis de Charlemagne ait pu donner suite à une proposition aussi romanesque. C’est pourtant ce qu’affirme encore Théophane, selon qui on aurait vu paraître à Constantinople une ambassade de l’empereur accompagnée par des envoyés du pape Léon afin de demander, au nom du souverain franc, la main de la basilissae. Les annalistes francs sont plus réservés : ils parlent bien d’une ambassade byzantine qui était à Aix avant Pâques 802 et de la mission qu’en réponse Charlemagne fit partir à Constantinople et dans laquelle figurait Jessé, évêque d’Amiens ; mais il ne s’agit chez eux que de la paix à affermir entre les Francs et les IRÈNE ET CHARLEMAGNE (1) (2) (3) (4) (5) (6) Grumel, Regesles, 368, 369. Théophane, a. 6291-2-3. Annales Laurissenses, a. 797. Annales Luurissenses, Annales Eginhardi, a. 798.’ Elle était morte le 4 juin 799. Théophane, a. 6293 et 6294. LES RÉVOLUTIONS BYZANTINES 169 Romains *. Toutefois, pour que fût durable la réconciliation entre les deux grandes puissances chrétiennes de l’Occident et de l’Orient, il était nécessaire que, sur les rives du Bosphore, un pouvoir se stabilisât, capable d’imprimer à la politique extérieure et intérieure vigueur et continuité. Ce fut le contraire qui arriva : le début du ixe siècle rouvre à Byzance l’ère des révolutions dynastiques. Du même coup, entre la cour d’Aix-la-Chapelle et celle de Constantinople, les relations vont à nouveau se tendre et les querelles, débordant le domaine stricte­ ment politique, se porteront une fois de plus sur le terrain du dogme, ce qui aura sur les rapports ultérieurs entre les deux Églises, grecque et latine, de très graves répercussions. Le 31 octobre 802, la révolution grondait Ier une fois de plus dans les rues de Cons­ tantinople, le patrice Nicephore était proclamé empereur, puis couronné à Sainte-Sophie par le patriarche Taraise. Cependant les sentiments étaient fort partagés : le parti mili­ taire acclamait Nicéphore, mais les gens d’Église, les moines tout spé­ cialement, étaient moins bien disposés. « Tous, dit Théophane, s’indi­ gnaient, maudissant en leur cœur et l’officiant et le tyran. On songeait à la piété de la basilissa, expulsée du trône par un homme de basse extraction, avec la complicité de gens qui avaient été comblés de faveurs par la vieille souveraine »2. Irène n’en fut pas moins transportée à File des Princes, au monastère jadis fondé par elle, puis à l’île de Lesbos (Mitylène), où d’ailleurs elle ne tarda pas à mourir (8 août 803). De cette catastrophe où s'abîmaient les ambitions de l’impératrice l’am­ bassade franque, arrivée au début de 802, avait été témoin 3. Cependant le nouveau basileus s’efforçait de remettre un peu d’ordre dans le gouvernement : les besoins financiers étaient grands et les caisses vides, car les largesses d’Irène à l’endroit des gens d’Église, des moines particulièrement, avaient contribué à appauvrir le trésor. Nicé­ phore essaya de soumettre à l’impôt les biens ecclésiastiques, ce qui le rendit impopulaire dans les cercles religieux : Théophane est aussi sévère à son égard qu’envers les plus acharnés persécuteurs de la dynastie isaurienne ; le « nouvel Achab » est mis par lui sur le même rang que le terrible Constantin V Copronyme. Aussi bien Nicéphore fait-il l’effet d’un soldat indévot, fort indifférent aux questions dogmatiques, avec une pointe de paillardise 4 et qui n’entend pas laisser contester ses ordres, fût-ce par les représentants de Dieu. Le patriarche Taraise en fut pour ses représentations ; on n’en tint aucun compte et les milieux dévots en manifestèrent leur ressentiment6. (1) Annales Eginhardi, a. 802. ¡2) Théophane,. a. 6295. •3) Théophane, ibid. ; Annales Eginhardi, a. 803. 4) Voir l’anecdote racontée par Théophane, a. 6300, à propos du concours de beautés organisé à Constantinople pour trouver une épouse à son fils Staurakios. (5) Théophane, a. 6295 et 6296 ; cf. Dœlger, 362 ; Grumel, 370. 170 LES TRANSFORMATIONS DE LA CHRÉTIENTÉ En février 806, Taraise mourut. Pour le remplacer, la cour, qui tenait à avoir le nouveau patriarche en sa main, recourut au même procédé qu’en 784. Aux suffrages de la population et des ecclésiastiques, elle proposa — pour ne pas dire elle imposa — un fonctionnaire impérial, l’asecrelis Nicéphore. C’était le second « néophyte » qui arrivait au trône patriarcal, ce qui ne laissait pas d’être inquiétant pour ceux que préoccupait la liberté de l’Église. A défaut du clergé séculier, les moines protestèrent. LE PATRIARCHE NICÉPHORE Nul couvent de Constantinople n’était célèbre alors que celui du Stoudion. Richement dote par Irène, il avait vu refluer dans ses murs, élargis après 797, les moines du Saccoudion avec les deux fameux abbés Platon et Théodore, que le triomphe de la basilissa avait rappelés de l’exilx. Sept cents moines y vivaient sous la direction de l’oncle et du neveu, zélés pour la discipline régulière, très férus de l’idée de liberté ecclésiastique, tout disposés à chercher en Occident, auprès du pape de Rome, un appui qu’ils ne trouvaient pas, disaient-ils, dans leurs chefs hiérarchiques de l’Orient. Le patriarche Nicéphore ayant été élevé à la dignité suprême par ordre du basileus et sans avoir fait dans les divers degrés de la hiérarchie les stages prévus par les canons, les moines du Stoudion, leurs abbés en tête, se séparèrent de sa communion. Irrité, le basileus voulut d’abord les chasser de la ville. On lui représenta que le procédé nuirait au patri­ arche, qu’il était souverainement dangereux de détruire ou de disperser un monastère de cette importance *. Sur le moment, les moines furent laissés en paix ; peut-être firent-ils, d’ailleurs, à l’endroit du patriarche quelque acte de soumission. Mais « l’affaire mœchienne » allait bientôt leur fournir un nouveau motif d’indignation. A peine installé, le nouveau patriarche donnait la mesure de sa dépendance à l’endroit de la cour. Celle-ci désirait fort la réhabilitation de l’higoumène Joseph, qui lui avait rendu d’importants services 8. Un synode tenu soit en 806, soit en 807, y pourvut. Non seu­ lement Joseph reçut l’absolution de sa faute, non seulement il fut réin­ tégré dans sa charge, mais, chose qui dut paraître spécialement grave, il fut autorisé à célébrer les saints mystères 1 *4. C’est sur ce dernier point que le Stoudion prit feu. Théodore en était maintenant le chef unique, car Platon vivait de la vie de reclus ; il protesta vivement contre les décisions du « pseudo-synode » rassemblé par le patriarche ; son frère Joseph, archevêque de Thessalonique, faisait écho à ses clameurs. Fina­ lement, s’il faut en croire Théophane, tout ce monde se sépara une nouLE (1) ¡2) ¡3) (4) Cf. supra, p. 167. Théophane, a. 6298. Cf. supra, p. 166. Mansi, t. XIV, col. 13 ; Gbumel, 377. LES RÉVOLUTIONS BYZANTINES 171 velie fois de Nicéphore. L’affaire prenait de graves proportions, il n’était plus possible de la traiter par le mépris. En janvier 809, le basileus et le patriarche rassemblèrent de concert un synode considérable qui con­ damna Théodore et ses partisans *. L’abbé fut exilé dansl’Ile des Princes, où il restera jusqu’à la mort du basileus, en 811. Vainement essaya-t-il d’intéresser à sa cause, et surtout aux intérêts de la morale qu’il croyait représenter, le pape de Rome, Léon III ’. Il en obtint des paroles de sympathie, mais non la condamnation de ce « synode mœchiamste » ’ qu’il sommait le pape de prononcer. Au fait, Léon III ne pouvait guère intervenir à Constantinople où l’on paraissait bien vouloir l'ignorer : n’est-il pas remarquable que le patriarche Nicéphore ait été empêché par le basileus d’envoyer à Rome, lors de son avènement, la synodale qui était de règle ? Toutefois le basileus Nicéphore en voulait moins, semble-t-il, au pape qu’à Charlemagne avec qui Léon III avait obligatoirement partie bée. Avec le temps on finit par comprendre qu’il valait mieux régler une bonne fois les litiges pendant entre les deux Empires. En octobre 810, une ambassade byzantine se trouvait à Aix-la-Chapelle et entamait les pourparlers. On convint que Charlemagne évacuerait la Vénétie *, mais que Constantinople lui reconnaîtrait le titre impérial. Cependant, rien ne fut définitivement arrêté ; une ambassade franque partit pour Constantinople au début de 811 5. L’EMPERjEUR NICÉPHORE ET CHARLEMAGNE. Elle allait apprendre dans la capitale byzantine la terrible catastrophe au cours de laquelle Nicéphore succomba. Le 25 juillet 811. l’armée byzantine qui combattait les Bulgares fut assaillie dans une position désavantageuse par des forces supérieures et essuya un véri­ table désastre ; nombre d’officiers furent tués et le basileus même, dont la tête fut emportée comme trophée par les barbares. Son fils Staurakios, grièvement blessé lui-même, put rallier les débris de l’armée, atteignit à grand’peine Andrinople, où il fut proclamé empereur, et regagna non sans difficulté la capitale. Autour de son lit de souffrance lés intrigues se multipliaient. Sa femme Théophano brûlait d’envie de jouer à nouveau le rôle d’Irène ; d’autres, parmi lesquels le patriarche Nicéphore, prônaient la candidature de Michel Rhangabé, beau-frère du mourant. On n’eut même pas la patience d’attendre la fin de celui-ci, dont l’agonie se prolongeait. Le 2 octobre, Michel était proclamé DÉFAITE ET MORT DE NICÉPHORE I" (1) Théophane, a. 6301 ; et. Mansi, t. XIV, col. 29 ; Grumel, 378-381. (2) Théodore, Epist., I, 28, 33, 34 (P. G., XCIX, 1001, 1017-1021). (3) Il s’agit du synode de janvier 809 ; mais cette assemblée n'avait pas proclamé la légalité du mariage de Théodote avec Constantin. (4) Annoia Eginhardi, a. 810. (5) Ibid., a. 811. 172 LES TRANSFORMATIONS DE LA CHRÉTIENTÉ empereur ; avant de le couronner, le patriarche lui fit signer une pièce où le basileus s’engageait à défendre la foi orthodoxe, à épargner le sang chrétien, à éviter tout ce qui pourrait avoir allure de brimade à l’endroit des gens d’Église et des moines. Quant à l’infortuné Staurakios, il se faisait transporter dans un couvent où on lui donnait la tonsure et le costume monastique ; quelques mois après il mourait (11 janvier 812) ; sa femme Théophano avait elle aussi revêtu l’habit religieux. Toutes difficultés’étaient ainsi épargnées au nouveau basileus1. La guerre fut aussitôt déclarée aux hétérodoxes , ® de tous genres qu avait laisse se multiplier, quand il ne les avait pas ouvertement favorisés, l’indifférentisme de Nicéphore Ier. Il était beaucoup question, depuis quelque temps, des néo-manichéens ou pauliciens 1 2. C’était une secte déjà ancienne et qui s’était développée dans les cantons reculés de l’Arménie, de la Ly­ caonie, de la Phrygie vers le milieu du vne siècle. Les basileis de cette époque en avaient pris quelque ombrage, puis la querelle des saintes images les avait fait perdre de vue. Nicéphore Ier avait observé que ces sectaires faisaient de bons soldats ; il en avait enrôlé un grand nombre, en leur garantissant la liberté de conscience. Ainsi avait-on vu refluer soit dans la capitale, soit en Thrace, où la menace bulgare nécessitait la présence de gros contingents, ces hérétiques auxquels le populaire prêtait volontiers des rites magiques et des croyances abominables. Quand il demandait à Michel de défendre la foi orthodoxe, le patriarche Nicéphore pensait aux dangers que lui faisaient courir les pauliciens3, tout autant sinon plus qu’aux menaces sournoises d’un iconoclasme toujours latent. Toutefois, sur les manifestations de l’esprit iconoclaste, le patriarche avait aussi l’œil ouvert. Il y avait encore dans la capitale de vieux soldats retraités pour rappeler l’époque glorieuse où Constantin V triomphait des barbares. Depuis que le parti dévot était aux affaires, tout au contraire allait de mal en pis. On ne se gênait pas, dans ces milieux, pour déblatérer contre le fameux concile de Nicée, cause de tout le mal. Des descendants de Constantin vivaient toujours, relégués à l’île de Panorma ; il fut vaguement question d’un pronunciamiento en leur faveur ; mais tout ceci n’amena que des échauffourées sans grande importance ; les mesures de précaution nécessaires furent prises à temps 4. MICHEL RHANGABÉ La pacification religieuse se poursuivait dans Une autre direction. Avec Rome tout A CONSTANTINOPLE „ ,, , , r. r d abord, les relations étaient reprises et le patriarche se décidait à écrire à Léon III la synodique qu’il aurait dû pacification religieuse (1) Théophane, a. 6303 et 6304. (2) Sur les pauliciens, leur origine, leurs doctrines, l’ouvrage essentiel est celui de TerMkrttschïan, Die Paulikianer im byzantinischen Kaiserreiche, Leipzig, 1893. Voir dans Grumel, 383, 384, deux actes du patriarche qui requiert contre eux la peine , capitale. 11 ne reçut que partiellement satisfaction. (4) Théophane, a. 6304. l’affaire DU « FILIOQUE » 173 . à son avènement. Il faisait acte de révérence envers le siège -=.r. tout en remarquant que, dans l’Église, il convenait de ne pas trop attacher d’importance aux questions de préséance1. En même la paix était définitivement conclue avec Charlemagne. La légation franque arrivée à Constantinople au début de 811 en repartait l’année 5—vante., accompagnée par une ambassade byzantine, particulièrement imposante: un -évêque, deux protospathaires. Ces . hauts dignitaires devaient signer la paix dont les préliminaires avaient été posés sous N céphore Ier. A Aix-la-Chapelle, dans l’église même du palais, ils reçu- ,t l’instrument diplomatique auquel Charlemagne avait apposé sa s mature ; puis ils lui adressèrent les compliments d’usage, lui donnant - ns leur langue le titre d’empereur et de basileus. Ils revinrent par Rome, où ils remirent au pape la synodique de Nicéphore et reçurent des mains de Léon — sans doute l’avait-il déposé d’abord sur la confes­ ión de Pierre — le traité signé à la cour franque1 2. D’une manière solennelle était ainsi proclamée la paix entre les deux moitiés, grecque et latine, de la chrétienté, cependant qu’était constatée la bonne entente entre le pape et le patriarche. A Constantinople même, la paix religieuse se rétablissait. Sensible, à qu’il paraît, à une intervention du pape Léon, le Stoudion se récon: liait avec le patriarcat. Les exilés rentraient dans leur monastère et ils y rentraient avec les honneurs de la guerre, car l’higoumène Joseph était à nouveau condamné 34 . Ainsi donc était écarté un gros nuage qui, dans les années précé­ dentes, avait sérieusement assombri l’horizon théologique et causé au pape Léon III de cruelles perplexités, nous voulons parler de la question du Filioque. Son premier paroxysme se situe au milieu des remous poli­ tiques du début du ixe siècle ; mais, pris en lui-même, le problème est beaucoup plus ancien et il faut, pour en saisir toute la complexité, remon­ ter à plusieurs siècles en arrière. , ri § 3. — L’affaire du « Filioque » «. Dans ses rédactions les plus anciennes LES ORIGINES de L'ADDITION et le8 PIus autorlsees> tant grecques que latines, le symbole de foi qui porte — avec plus ou moins de raison — le nom de Nicée-Constantinople (381) s’exprime ainsi sur le compte de l’Esprit Saint. (1) Mansi, t. XIV, col. 29jet suiv. ; Grumel, 382. (2) Annales Eginhardi, a. 812 ; Théophane, a. 6304. (3) Vita Platonis, xxxv-xl ; Vita I Theod. Stud., xxv-xxviii ; Vita 11 Theod. Stud., xliv-liv; Gbumel, 387. (4) Bibliographie. — I. Sources. — La lettre adressée à Léon III par les moines hiérosolymitains, dans Epistolae, t. V, p. 64-66, et la lettre de Léon à Charlemagne, ibid., p. 66. — Acta collationis romanae, dans M. G. H., Concilia aevi karolini, p. 240-244 ; P. L., Cil, col. 971-976. IL Travaux. — Surtout d’ordre théologique, en voir un aperçu dans A. Palmieri, art. Filioque du Dictionnaire de théologie catholique, t. V, col. 2309-2343 ; M. Jugie, Theologia dogmatica Chris­ tianorum orientalium, t. I, p. 154-178. 174 LES TRANSFORMATIONS DE LA CHRÉTIENTÉ (Je crois) aussi à l’Esprit-Saint, seigneur et vivifiant qui procède du Père, qui conjointement avec le Père et le Fils est adoré et glorifié, qui a parlé par les prophètes *. Sans que soit positivement exclue la participation du Fils à la pro­ cession de la troisième personne de la Trinité, l’origine éternelle du SaintEsprit n’est explicitement rapportée qu’au Père seul. Mais, dès la fin du vie g’ècle, en certains pays d’Occident, en Espagne notamment, on voit que s’est glissée, à côté des mots qui ex Patre procedit, l’addition Filioque, exprimant que la procession du Saint-Esprit doit être rapportée non seulement au Père, mais au Fils. Le fameux concile de Tolède de 589, qui consacre le passage au catholicisme des Wisigoths, ariens jusque-là, est un des premiers, sinon le premier témoin de cette addition. Au nom de son peuple, le roi Reccarède, après avoir exprimé sa foi au Père et au Fils qui lui est consubstantiel, ajoute, parlant de la troisième personne : Il nous faut également confesser l’Esprit Saint et dire de lui qu’il procède du Père et du Fils, et qu’il est une seule substance avec le Père et le Fils *. Comme il est facile de le voir, la profession de Reccarède n’est pas une simple répétition de la formule dite de Nicée-Constantinople, mais elle suppose l’existence de celle-ci, sur laquelle elle se calque. Il faut donc penser que les évêques catholiques de Tolède lisaient déjà dans leur symbole nicéo-constantinopolitain la fameuse addition Filioque ; il n’y a guère de chance que ce soient eux qui aient introduit le mot, cause ultérieure de tant de litiges, dans une formule qui avait à cette époque un siècle et demi d’existence ’. Toutefois le concile de Tolède a grande­ ment contribué à vulgariser le texte du symbole avec son addition *. Il prescrivit en effet d’adopter en Espagne la coutume, déjà ancienne en Orient, de réciter, durant la liturgie eucharistique, le symbole dit de Constantinople, ce qui ne se faisait pas en Occident. De proche en proche l’habitude se répandit dans les régions adjacentes ; en Gaule, elle était générale au vine siècle. La question du Filioque est . . .. . . proprement la question de la légitimité et de la nécessité de cette addition ; elle est complexe. Si l’on ASPECT DOGMATIQUE DE LA QUESTION (1) Voir les divers textes dans Hahn, Bibliothek der Symbole, 3e édit., Breslau, 1897, p. 162 et. suiv. (2) Spiritus aeque sanctus confitendus est a nobis et praedicandus est a Patre et a Filio procedere et cum Patre et Filio unius esse substantiae (ibid., p. 232). Les évêques goths qui passent au catho­ licisme s'expriment de la même façon (ibid., p. 233, n. 3). (3) C’est à Chalcédoine en 451 que, pour la première fois, apparaît en un texte officiel le Credode Nicée-Constantinople, bien entendu sans lé Filioque. (4) Les diverses professions de foi de l’Église espagnole, qu’elles soient ou non calquées sur le symbole, portent généralement, quand elles parlent du Saint-Esprit, la formule ex Patre Filioque, ou une formule analogue, par exemple : ab utroque procedens. Les formules romaines, quand elles mentionnent le Saint-Esprit, disent seulement que celui-ci procède du Père. Voir en particulier la profession de foi adressée au roi des Francs, Childebert, par le pape Pélage Ier, en 556. « Credo... in Spiritum sanctum... qui, ex Paire intemporaliter procedens, Patris est Filiique Spiritus » (Hahn, l’affaire DU « FILIOQUE » 175 se place au point de vue doctrinal, le Filioque ne constitue pas au fond une innovation. Dès que la spéculation théologique s’est portée sur la troisième personne de la Trinité, elle s’est persuadée — et ceci est vrai de l’Orient aussi bien que de l’Occident — que le Saint-Esprit devait son être personnel an Fils comme au Père. A tout prendre, c’était affirmer d’une autre manière la Trinité consubstantielle. Néanmoins, Orientaux et Occidentaux avaient chacun leur façon d’exprimer la même vérité. Pour les premiers, le Saint-Esprit procède du Père par le Fils, conformément à des expressions scripturaires qui parlent de l’Esprit comme étant à la fois l’esprit du Père et celui du Fils. Les Occidentaux, eux, disaient tout uniment : l’Esprit procède conjointement du Père et du Fils, quitte à ajouter, quand on les pressait sur le sujet, qu’il fallait considérer le Père et le Fils comme un principe unique de l’être personnel de l’Esprit, ce qui était faire droit au concept capital de la consubstantialité des per­ sonnes divines. Si elles ne s’équivalaient pas tout à fait, les deux formules, l’occidentale et l’orientale, exprimaient, chacune à sa manière, un des aspects de l’inexprimable mystère. Il ne semble pas que l’on trouve trace, à ces époques reculées, de la formule qui deviendra plus tard une tessère de la théologie byzantine : le Saint-Esprit procède du Père seul. Cela ne veut pas dire que l’idée véhiculée par cette formule n’ait pas eu à un moment ou à l’autre des partisans. Somme toute, néanmoins * en ne voyant les choses que du point de vue des idées, l’addition Filioque exprimait une doctrine où l’une et l’autre Église pouvait se reconnaître. Envisagée du point de vue de la discipline, . ,, f , . ... . . .• ou, si I on veut, de la liturgie, la question se présente différemment. Quoi qu’il en fût de ses origines, le symbole de Nicée-Constantinople avait pris, au moins depuis Chalcédoine, valeur de texte officiel. Une addition s’y était introduite, mais demeurait ignorée d’une partie de la chrétienté latine. A Rome, où l’dn ne chantait pas le symbole à la messe, on n’avait pas laissé dele substituer, dans la liturgie du baptême, au vieux formulaire dit « symbole des Apôtres », mais on s’était gardé d’introduire dans le texte l’addition litigieuse. Toutefois, si on ne connaissait pas, croyons-nous, l’existence du Filioque dans le symbole, cela ne veut pas dire que l’on contestât la vérité de La doctrine qu’expri­ mait l’addition. Dans l’Empire franc, au contraire, on allait,en ces dernières années du vme siècle, prendre une conscience de plus en plus nette de la divergence qui, de ce point de vue liturgique, séparait les Grecs des Latins. Persuadé, comme on le fut bientôt, de la parfaite légitimité de l’usage latin, tout comme on le devint de l’orthodoxie de la formule à l’exclusion de toute autre, on allait faire grief aux Grecs de ne pas se rallier ASPECT DISCIPLINAIRE opccit., p. 334).On trouve.il est vrai,dans une explication théologique du pape Hortnisdas (en 521) l’expression très précise : Proprium Spiritus sancti ut de Patre et Filio procederet sub una substantia deitatis (P. L., LXI1I, 514). Miis ici le texte e été certainement retouché, commq l’indique la note de l'éditeur. 176 LES TRANSFORMATIONS DE LA CHRÉTIENTÉ à la pratique occidentale. Peut-être ne songea-t-on point dès l’abord à leur imposer celle-ci ; du moins ne fut-on pas fâché de leur faire entendre qu’on les tenait pour de médiocres théologiens, pour des chrétiens d’or­ thodoxie douteuse, et l’on voulut mettre de son côté l’autorité doctrinale de Rome. Un jour ne tarderait pas où l’initiative des attaques, au contraire, partirait de l’Orient ; non sans âpreté, on y ferait le procès et de la formule latine et de la doctrine qu’elle abritait, tant et si bien que la question du Filioque deviendrait entre les deux Églises grecque et latine une pomme de discorde. Elle l’est demeurée. Fut-elle déjà agitée au synode de Gentilly, . „ j __ D “ 767’ leS, demlerS temPS dU roi Pepin, et sur lequel on est si mal ren­ seigné 1 ? On a voulu le conjecturer des termes fort vagues employés à son sujet par les annalistes francs : « Une question ayant été soulevée au sujet de la sainte Trinité et des images des saints, écrivent les Annales d’Éginhard, le roi Pépin rassembla son monde à Gentilly et tint synode sur ladite affaire ». Il est plus probable que, le synode de Hiéria ayant prétendu prouver, par des arguments empruntés à la doctrine de l’incar­ nation et de la Trinité, l’incongruité des représentations mêmes du Christ, c’est à cette position théologique que pense le rédacteur des Annales ; si l’on songe d’autre part qu’à ce concile de Gentilly les Grecs essaient de lier partie avec les Francs contre Rome, on ne comprendrait pas com­ ment ils auraient soulevé la question du Filioque, sur laquelle Rome, au début, aurait été plutôt d’accord avec eux contre les Francs. PREMIÈRES DISCUSSIONS ENTRE GRECS ET LATINS reahte, c est après 787, lors de la grande LES LIVRES CAROLINS En ,brouille , . T, i entre Charlemagne et Irène, que la querelle sur le Filioque apparaît soudain et, dès l’abord, avec toute sa brutalité. Il s’agit pour la cour franque de prendre les Grecs en défaut, d’obtenir du pape Hadrien qu’il se désolidarise d’avec eux. Épluchant sans bienveillance les Actes du IIe concile de Nicée, les théologiens francs y ont relevé tout ce qui était susceptible de mettre en bonne lumière l’hétérodoxie des Grecs. Fort innocemment, dans la profession de foi qu’il avait lue au concile, le patriarche Taraise avait employé, parlant du Saint-Esprit, l’antique formule des Pères du ive siècle, selon qui l’Esprit procède du Père par le Fils 2. Cette formule, si orthodoxe et par le sens et par l’origine, ne trouve pas grâce devant la théologie pointilleuse de nos Occidentaux ; d’autres non plus, où s’énonçait une doctrine trinitaire qui n’était pas tout à fait selon les alignements de la théologie latine. Voici d’ailleurs la formule du Capitulaire des images : Taraise n’est point orthodoxe, car il ne dit pas, selon l’enseignement du (1) Cf. supra, p. 25. (2) Mansi, t. XII, col. 1121. l’affaire DU « FILIOQUE » 177 symbole de Nicée, que l’Esprit-Saint procède du Père et du Fils, mais du Père par le Fils *. A l’ensemble de l’épiscopat grec on fait un reproche analogue : Nous avons démontré brièvement que l’Esprit-Saint procède du Père et du Fils. Or, presque tous, dans le susdit concile, ou bien ont entièrement passé ce point sous silence, ou se sont exprimés de manière ambiguë. Nous tenons donc à affirmer ici notre foi pour ne pas sembler par notre silence nous faire complice de leur ignorance, de lejirs erreurs peut-être, en tous cas de leurs réticences *. C’est le point sur lequel le pape Hadrien défendit le plus vigoureusement Taraise : « Celui-ci, écrit-il dans sa réponse, ne peut être mis en cause, il n’a fait qu’emprunter les mots des Pères anciens ». Et avec une appli­ cation qui semble témoigner qu’on avait, à la curie, fait dans les vieux textes des recherches diligentes, le pape alignait, à l’intention de Charle­ magne et de son monde, les citations d’auteurs anciens qui s’exprimaient, ou à peu près, comme l’avait fait Taraise. Tour à tour Grégoire de I\éocésarée, Athanase, Basile, Grégoire de Nysse et son homonyme de Nazianze, Cyrille, Sophrone de Jérusalem parmi les Grecs, Hilaire, Augustin et les deux grands papes saint Léon et saint Grégoire venaient apporter leur safïrage s. A dire le vrai, tous ces textes n’étaient pas également probants ; et il aurait au moins fallu une exégèse sommaire pour montrer comment ils justifiaient et les expressions du patriarche et la doctrine qu’elles abritaient. Mais la théologie de l’époque — nous aurons encore maintes fois l’occasion d’y revenir — ne s’embarrassait guère de discus­ sions textuelles ni d’arguments dialectiques. Tel quel, le dossier patristique rassemblé par la curie avait son prix et ses diverses pièces revien­ dront maintes fois dans la controverse. En outre, l’intervention du pape en faveur du patriarche constantinopolitain et de l’orthodoxie de ses formules mérite d’être signalée : à la plainte des Francs contre le chef de l’Église orientale Hadrien opposait une fin de non-recevoir. A la cour franque, on ne se tint pas pour , .. , i ■ . jitr j • j battu. Les atermoiements d Hadrien, quand il s’agissait de recevoir pleinement le concile *, laissaient espérer que le pape finirait par condamner l’œuvre de Nicée. La guerre, d’autre part, s’était rallumée en Italie entre Francs et Byzantins, C’est dans ce com­ plexe d’événements religieux et politiques qu’il faut replacer une très vive attaque contre l’hétérodoxie des Grecs, déclenchée en 796 5, au concile ae dividale de Ffioul, par le patriarche d’Aquilée, Paulin. Celui-ci avait joué un rôle primordial au concile de Francfort, où on l’avait chargé de LE CONCILE DE CIVIDALE 1) Capit, de imag., III, m (M. G. H., Concilia, t. II, Supplém., p. 110 et suiv.). * Ibid., III, vin. On remarquera que, dans la profession de foi qui termine les décisions dog * a-itiques de Francfort relatives à l’adoptianisme, la «double procession» du Saint-Esprit est rrrrlmée deux fois, à quelques lignes d’intervalle. ¿ Epistolae Hadriani papae, ii (M. G. H., Epistolae, t. V, p. 7 et suiv.). Cf. supra, p. 127. Les derniers éditeurs hésitent encore sur la date. Cf. M. G. H., Concilia aevi karolini, p. 177 •C suiv. Histoire de l’Église. — Tome VI. 12 178 LES TRANSFORMATIONS DE LA CHRÉTIENTÉ faire, du point de vue patristique, la réfutation des arguments de Félix et d’Élipand : c’est lui qui avait rédigé le Libellus sacrosyllabus qui résumait la position dans l’affaire espagnole de l’épiscopat italien. Sans doute d’autres questions importantes devaient se traiter au concile de Cividale, à commencer par celle de l’adoptianisme espagnol qui tenait tant à cœur aux théologiens francs ; mais c’était principalement à l’hété­ rodoxie des Grecs en matière trinitaire que l’on entendait s’attaquer. Dès le début de son discours d’ouverture, Paulin ne déclare-t-il pas que la première préoccupation doit être de remettre en honneur le texte du symbole de Nicée-Constantinople, tel qu’il est actuellement en usage ? Il sait très bien que, dans le texte rédigé à Nicée en 325 par les trois cent dix-huit Pères, la formule primitive s’arrêtait sur les mots : « Nous croyons aussi au Saint-Esprit ». C’est pour expliciter cette formule que les cent cinquante Pères de Constantinople, en 381, ont ajouté let mots qui précisent l’être et le rôle du Saint-Esprit : « Seigneur, vivificateur, procédant du Père1, qui doit, avec le Père et le Fils, être adoré et glo­ rifié ». De même pourtant que les membres du concile de Constantinople n’ont pas cru déroger à la majesté de la formule de Nicée en développant son contenu, de même les Pères anonymes, qui à la suite des rtiots ex Patre procedentem ont intercalé le Filioque, n’entendaient point faire autre chose qu’expliciter la pensée des conciliaires de Constantinople. Cela même était devenu nécessaire à cause des hérétiques qui murmu­ raient que l’Esprit-Saint était l’esprit du Père seul, qu’il procédait du Père seul *. Partant d’une analyse assez fouillée des textes scripturaires Où s’expriment les relations des personnes de l’adorable Trinité, le patriarche concluait que dire du Saint-Esprit qu’il procède à la fois du Père et du Fils, comme d’un seul principe, ce n’est pas faire autre chose qu’affirmer la consubstantialité des trois personnes, en d’autres termes l’unité de la substance divine. Sans pitié, dès lors, il mettait au rang des hérétiques ceux qui ne voulaient pas accepter les idées qu’avait succes­ sivement explicitées une méditation plus attentive des mystères divins ; il traitait de petits esprits ceux qui s’alarmaient outre mesure de pré­ tendues innovations doctrinales ; son discouTs n’allait à rien de moins qu’à leur démontrer ce que c’est, en matière de dogme, qu’ajouter ou retrancher aux formules définies 123. La raison d’Etat n’a pas seule dicté au patriarche d’Aquilée son réqui­ sitoire contre les Grecs. Elle n’est intervenue en l’occurrence ni plus ni moins que dans le cas d’Alcuin réalisant la gageure de démontrer que l’Église d’Orient est toute prête à verser dans l’idolâtrie. Mais, à coup sûr, moine anglo-saxon et prélat; italien, ont été heureux de mettre au service de Charlemagne leurs connaissances théologiques. Il faut (1) Concilia aevi k arolini, p. 182. Paulin sait donc bien que le Filioque ne fait point partie du texte primitif. (2) Ibid., p. 182. (3) Hucusque propter eos qui nequeunt ad purum subiditer inielligere quid sit in sacro eloquio addere vel minuere (Ibid., p. 186). L’AFFAIRE DU « FILIOQUE » 179 lire la lettre dithyrambique par laquelle Paulin rend compte au sou­ verain de la tenue de son concile et des décisions qui y ont été prises, lui demande de les approuver, au besoin d'y faire les retouches néces­ saires 1 Paulin rejoint Alcuin dans son jugement sur Charlemagne, tout puissant souverain de la chrétienté1. Pour l’instant, d’ailleurs, le sou­ verain s’orientait dans une autre direction et l’offensive de Paulin allait faire long feu. Les premières ouvertures de paix venues d’Irène se pro­ duisaient peu de temps après l’arrivée au palais des actes du concile de Cividale. Ce n’était pas le moment de greffer, sur les négociations politiques qui s’engageaient1 23 , l’abstruse question du Filioque. Tout le bruit qui s’était fait autour de « l’addition » s’éteignit soudain ; de cette première escarmouche contre les Grecs et en faveur du Filioque occi­ dental, il ne subsistera que le souvenir du beau discours inaugural de Paulin ; c’est une maîtresse pièce de théologie trinitaire. Après I éphémère réconciliation d Irène /, r . ...... et de Charlemagne, les hostilités, nous l’avons dit, avaient repris, plus âpres que jamais, entre Francs et Byzan­ tins ; elles sont à leur paroxysme en 806-807, où les escadres grecques bloquent très étroitement les côtes de l’Adriatique. C’est en trompant la surveillance des stationnaires byzantins que parvient à débarquer,non loin de Trévise, vers la fin de 806, uñe légation qui arrivait des pius lointaines contrées de l’Orient. Comme suite à des missions venues à la cour franque, Charlemagne, en 802, avait envoyé une ambassade au calife de Bagdad, Haroun-ar-Raschid. Elle revint à l’arrière-saison de 806, accompagnée d un envoyé d’Haroun et aussi, suivant le désir exprimé par le patriarche Thomas de Jérusalem, de deux moines, chargés de continuer avec la cour franque des rapports entamés quelques années auparavant. Il se trouvait que ces deux moines appartenaient au couvent du Mont-des-Oliviers, couvent latin où se perpétuaient les traditions dés temps lointains de Rufin et de Mélanie. L’un d’eux, abbé du monas­ tère, Georges de son nom de religion, était même germain par ses ori­ gines. Cette caravane, où se coudoyaient guerriers francs, ambassadeurs sarrasins, moines latins, ñe parvint à Aix qu’au début de 807. Son arrivée ne laissa pas de faire sensation ; les merveilles de l’art oriental, tapis­ series, soieries, parfums, horloges, furent admirées comme il. convenait. Mais les moines hiérosolymitains s’extasièrent, eux aussi, sur les splendeurs de la chapelle impériale, la beauté du chant, la majesté des cérémonies ; l’abbé demanda sans doute communication des euchologes en usage au palais. Puis ambassadeurs sarrasins et moines latins reprirent le chemin de l’Italie. Le blocus byzantin ayant cessé au mois d’août 807, l’abbé Georges pouvait être rentré au Mont-des-Oliviers à la fin de l’été s. LE FILIOQUE EN TERRE SAINTE (1) Epistolae, t. IV, p. 517 et suiv. (2) Cf. supra, p. 168. (3) Tous les renseignements ci-dessus, dans Annales Eginhardi, a. 806, 807. 180 LES TRANSFORMATIONS DE LA CHRÉTIENTÉ Il n’eut rien de plus pressé que d’introduire en son monastère les pratiques de la Francie. Au Mont-des-Oliviers, l’on chanta dope comme l’on chantait à Aix, et notamment le Credo, avec l’« addition » qui avait cours dans la chapelle impériale. Tout cela ne tarda pas à se remarquer. Le grand couvent de Saint-Sabas, à quelque distance de Jérusalem, avait fourni, lui aussi, en l’an 800, un ambassadeur chargé de porter, avec le confrère du Mont-des-Oliviers, les requêtes du patriarche à Padre se de Charlemagne. Sans doute, s’il put être le témoin des céré­ monies de la chapelle franque1, en fut-il moins édifié que l’abbé Georges. En tout cas, en 807, le chant du Credo avec l’addition parut suspect aux moines de Saint-Sabas ; à la sortie de l’un des offices, on entendit l’un d’eux s’écrier : « Tous ces Francs sont des hérétiques ». Des propos violents s’échangèrent : « Il n’y a pas de pire hérésie », disait le Sabaïte, et les Francs le suppliaient de se taire : « Si vous nous appelez hérétiques, disaient-ils, c’est le Siège apostolique que vous accusez d’hétérodoxie ». La querelle s’envenima. Le jour de Noël, la commu­ nauté olivétine s’était, A l’habitude, transportée à Bethléem ; des laï­ ques, excités par les moines grecs, prétendirent l’expulser de la basi­ lique : « Vous êtes des hérétiques, criaient-ils, vos livres liturgiques sont hérétiques, tout comme vous ». L'affaire fut portée, le dimanche sui­ vant, devant le patriarche et son conseil, siégeant dans la basilique de l’Anastasis, entre le Saint-Sépulcre et le Calvaire. On interrogea les moines francs sur leur Credo. Ils furent bien obligés de convenir que, sur divers points, leurs expressions liturgiques différaient de celles de l’Église de Jérusalem ; mais, prétendaient-ils, leur foi était la même et leur foi, d’ailleurs, n’était pas autre que celle de Rome. C’est à Rome qu’ils en référèrent aussi, en une lettre touchante où, racontant leurs ennuis, ils demandaient au pape Léon III de se prononcer dans le conflit doctrinal qui les mettait aux prises avec les Grecs. Il ne tenait qu’au pape de s’informer auprès de Charlemagne ; il saurait bien que, dans la chapelle impériale, se chantait le Filioque, et qu’il n’y avait donc aucune raison de ne le point chanter à Jérusalem1 23. CONFLITS ENTRE LATINS ET GRECS Le premier soin de Léon III fut de ras, . . , surer les bons moines ; il leur envoya en effet une profession de foi dont il entendait bien qu’elle serait une norme doctrinale, tant pour eux que pour les autres chrétiens d’Orient. Tout en restant muette sur le chant du symbole avec l’addition, elle affirmait par deux fois que le Saint-Esprit procédait également du Père et du Fils s. Avant même que l’épître pontificale, si encourageante pour les moines 1NTERVENTION DE LÉON III (1) Ce ne peut être à Aix ; mais la chapelle, au moins en partie, suivait le souverain dans ses déplacements. (2) Epistolae, t. V, p. 64-66. (3) P. L.t Cil, 1030-1032 ; les deux passages en question, col. 1031. l’affaire DU « FILIOQUE » 181 francs, arrivât à Jérusalem, le pape recevait du patriarche de cette ville une missive qui malheureusement s’est perdue ; Léon III estima que le plus simple était de la transmettre telle quelle à la cour d’Aix-laChapelle ; il y joignit la lettre reçue un peu auparavant des moines du Mont-des-Oliviers. L’empereur tenait à être renseigné sur tous les débats relatifs à la foi, il était naturel qu’il fût mis au courant de celui-ci L L’orthodoxie à défendre, et à défendre contre ces Grecs avec lesquels la lutte militaire continuait, en cette année 809, plus âpre que jamais *, il n’en fallait pas tant pour déterminer Charle­ magne à intervenir et à mobiliser ses théologiens. Paulin d’Aquilée était mort depuis 802 ; Alcuin n’avait pas tardé à le suivre dans la tombe ; mais une deuxième génération se levait, formée par les ouvriers de la première heure, et qui ne tarderait pas à éclipser ceux-ci. Smaragde, abbé de Saint-Mihiel, Théodulf d’Orléans, un autre écrivain encore qu’il n’est pas possible d’identifier furent alertés par les soins de l’em­ pereur. Il s’agissait de justifier, tant du point de vue de l’Écriture que de celui de la tradition, la doctrine de la double procession Exprimée par les mots qui ex Patre Filioque procedit. Théodulf se chargea de l’argumentation patristique 3. Son traité De Spirilu sánelo témoigne d’une très abondante érudition. L’auteur a dépouillé avec diligence les œuvres des Pères latins ; bien entendu, Au­ gustin, avec son disciple Fulgence, lui fournit l’essentiel de ses citations, mais il utilise aussi avec bonheur des passages d’Ambroise qui, plus que tous les Latins, avait spéculé sur la personne du Saint-Esprit. Les textes de saint Hilaire sont peut-être moins démonstratifs ; mais à coup sûr les extraits fournis à Théodulf par les papes Léon, Grégoire, Hormisdas valaient la peine d’être versés aux débats. Il va de soi que des Pères grecs, Cyrille, Proclus, l’évêque d’Orléans ne connaît que ce qu’il en a pu lire dans les collections conciliaires. Toutefois, il utilise abon­ damment l’ouvrage de Didyme l’Aveugle sur le Saint-Esprit, mis en latin par saint Jérôme. Les textes d’Athanase, auxquels il se réfère, sont inauthentiques et proviennent en réalité d’un auteur latin ; rien d’étonnant s’ils expriment au mieux la doctrine occidentale, à com­ mencer par le fameux Symbole d’Athanase dont l’origine latine est incon­ testable. L’ensemble de ce dossier ne laisse pas de témoigner d’une sin­ gulière curiosité, d’une érudition de bon aloi et — faut-il ajouter — de la possession d’œuvres patristiques que l’on est bien surpris de voir ensuite disparaître, pour des siècles, de la circulation. LES THÉOLOGIENS FRANCS SAISIS PAR CHARLEMAGNE (1) Epi stolae, t. V, p. 66-67. (2) C’est au début de 809 que se place une attaque des Grecs contre Comacchio, qui apparte naît aux États de l’Église. (3) Texte dans P. L.t CV, 239-276 ; la préface en vers fait allusion à l’ordre qui a été donné par Charlemagne de rassembler les arguments Quis (quibus) Patre seu (ef) Nato procedere Spiritus almus Astruitur. 182 LES TRANSFORMATIONS DE LA CHRÉTIENTÉ D’inspiration analogue se révèle un ouvrage anonyme, faussement attribué à Alcuin \ où l’on trouve un usage de la dialectique qui demeure étranger à l’évêque d’Orléans. Au lieu d’apporter les textes des Pères suivant l’ordre chronologique, cet auteur s’efforce de les répartir entre un certain nombre de thèses : l’Esprit-Saint procède du Père et du Fils ; il est appelé, dans les témoins de la révélation, ¡’Esprit du Père et du Fils’; il est envoyé par le Père et par le Fils. Chacune de ces propositions s’appuie sur des textes scripturaires d’abord, ensuite sur des citations patristiques déjà utilisées par Théodulf. La consultation de Smaragde est plus brève •. Exégète surtout, l’abbé de Saint-Mihiel ent endait emprunter à l’Écriture le meilleur de sa démons­ tration ; celle-ci ne témoignait-elle pas que la troisième personne était à la fois l’Esprit du Père et l’Esprit du Fils, que le Vefbe incarné inter­ venait dans la mission de l’Esprit au même titre que le Père, toutes vérités que la formule du symbole mettait dans le meilleur relief. C’est dans ces conditions que s’ouvrit en , i - i novembre 809, à Aix-la-Chapelle, le concile qui avait mission de ventiler cette affaire. Signalée par les Annales d’Éginhard a, l’assemblée n’a malheureusement pas laissé d’autres traces. Il demeure certain que, appuyée sur l’usage incontesté du Filioque dans le symbole, sur l’argumentation théologique de Théodulf et de ses deux compagnons, la doctrine de la double procession fut admise sans difficulté comme exprimant la foi traditionnelle. Restait la ques­ tion de l’opportunité de l’addition dans le symbole ; ici l’on dut se rendre compte de la diversité des deux usages romain et franc. Cette diversité devait être pour les Grecs un sérieux argument : les taxerait-on d’hétérodoxie alors que, dans leur texte du Credo, ils ne faisaient que se conformer à la coutume de l’Église romaine ? Pour les convaincre d’hé­ résie, le mieux n’était-il pas d’amener le pape à insérer dans le texte, tel qu’il se disait jusqu’à présent à Rome, l’addition que repoussaient les Grecs ? Que ceux-ci l’acceptassent, c’était fort douteux ; l’Église d’Occident serait dès lors autorisée à les traiter en suspects ; sur une question infiniment plus grave que celle de l’adoration des images, ils se montreraient ce qu’ils étaient, des adversaires de la foi catholique. La prééminence qu’ils entendaient se réserver dans les questions reli­ gieuses tout comme en matière politique serait ainsi mise en échec. LE CONCILE D’AIX (809) C’est ainsi qu’il faut comprendre la mission qui fut, en novembre 809, confiée à trois hauts dignitaires ecclésiastiques : l.’évêque de Worms, Berner, celui d’Amiens, Jessé, et le célèbre abbé de Corbie, Adalard ; Smaragde MISSION ENVOYÉE A ROME (1) Texte dans les œuvres d'Alcuin {P. L., CI, 64-82). (2) Texte dans Concilia aevi karolini, p. 236-239, et dans P. L., XCVIII, 923-929. (3) Annales Eginhardi, a. 809. L’AFFAIRE DU « FILIOQUE » 183 faisait aussi partie de l’expédition, et c’est à sa plume que nous devons le procès-verbal extrêmement vivant de l’entrevue qu’eurent les missi francs avec le pape Léon III dans le secrétarium de Saint-Pierre*. Sur la question doctrinale le pape était complètement d’accord avec les théologiens de Charlemagne. Après avoir entendu la lecture de l’opus­ cule de Smaragde, il s’exprimait ainsi : « Telle est bien ma pensée. Si quel­ qu’un veut penser ou enseigner autrement, je le lui interdis et, s’il per­ sévère dans son idée, je le rejette délibérément de l’Églisé ». — « Mais, repartirent alors les missi, il s’agit donc d’une vérité de foi, d’une de ces vérités dont la profession s’impose, dont la connaissance doit être mise à la portée de tous les croyants. C’est la raison pour laquelle le mot Filioque a été, peu importe par qui, inséré dans le symbole officiel. Est-ce avoir mal agi que d’avoir fait cette insertion » ? Ici, le pape refusa de donner à ses interlocuteurs une réponse pure et simple. On lui deman­ dait de sanctionner de son autorité la modification d’un texte officiel ; Léon se rendait compte de la gravité de la démarche. Il ne voulait pas s’engager dans cette voie, craignant que l’on ne fût amené à retoucher constamment des textes qui devaient servir de norme à la foi chrétienne. Les envoyés de Charlemagne ne purent amener le pontife à prescrire l’insertion dans le symbole, tel qu’on le récitait à Rome au cours de la liturgie baptismale, du texte litigieux. Ce fut bien plutôt le pape qui demanda aux Francs des concessions. « Que l’on supprime, disait-il, dans le chant du symbole l’incise Filioque ». Et, comme les missi lui représentaient que cette suppression ferait scandale, que certains — ils pensaient aux Grecs — en pourraient conclure que l’Église franque, l’Église latine, renonçait à sa doctrine, si orthodoxe pourtant, de la double procession : « Il est un moyen simple, repartit Léon III, de couper court à tout scandale. Que l’on supprime dans la célébration liturgique le chant du Credo, jadis autorisé par nous ;par le fait même disparaîtra le Filioque. Si la chapelle impériale donne à ce sujet l’exemple, nul doute que bientôt ne cesse dans tout l’Empire l’usage en question, tous se conformant à sa manière de faire. Et cette coutume illicite dispa­ raîtra sans qu’il y ait dommage pour la foi de personne ». On voit qu’en la circonstance, conscient de ses prérogatives de gardien de la doctrine, le pape Léon III refusait de s’incliner devant des injonctions extérieures, de si haut qu’elles partissent. Sans doute il n’eut pas gain de cause ; la chapelle, impériale, suivie par toute l’Église franque, continua de chanter le Credo à la messe et de le chanter avec le Filioque. Rome du moins entendit dégager sa responsabilité. Parmi les nombreux travaux effectués à Rome sous le pontificat de Léon III, il faut citer les embellissements de divers ordre dont bénéficia la basi­ FERME ATTITUDE DU PAPE LÉON ti) Texte dans Concilia aevi karolini, p .240-244. 184 LES TRANSFORMATIONS DE LA CHRÉTIENTÉ lique vaticane et spécialement la confession de Saint-Pierre. Deux pla­ ques d’argent, dit le Liber pontificalis, y furent érigées, à droite et à gauche de l’entrée de la crypte ; sur chacune était gravé le texte du symbole de Nicée, en grec sur l’une, en latin sur l’autre. Et le rédacteur de remarquer que Léon les fit placer « pour l’amour et la défense de la foi orthodoxe »*. Ces inscriptions ne se sont pas conservées et le texte du Liber ne donne point leur teneur exacte ; il est infiniment vraisem­ blable, néanmoins, que le symbole y figurait sans l’addition litigieuse. L’attitude du pape en cette affaire nous en est garant et, quatre-vingts ans plus tard, Photius confirme l’exactitude du fait *. De la part de Léon III, c’était souveraine sagesse ; par toute sa con­ duite, il avait évité de compromettre l’Église romaine en des querelles qu’avaient soulevées les soucis politiques plus encore que la préoccu­ pation de l’orthodoxie. Au fait, l’émoi des Francs n’allait pas tarder à s’apaiser. C’était aux premières semaines de 810 que se tenait, au secrétarium de Saint-Pierre, le colloque dont nous venons de parler. A l’au­ tomne de cette même année commençaient entre Charlemagne et Nicé­ phore Ier les négociations qui devaient aboutir, deux ans plus tard, sous Michel Rhangabé, à une paix définitive. Aussitôt la question du Filioque rentra dans l’ombre, comme jadis après la paix avec Irène. Elle en ressortira, soixante ans plus tard, à l’époque du schisme de Pho­ tius ; mais, cette fois, c’est du côté de l’Orient que viendra l’initiative des hostilités, et les conséquences de cette seconde passe d’armes devaient être, en fin de compte, d’une bien autre importance. §4. — La chrétienté aux dernières années de Charlemagne3. De l’attitude un peu raide de Léon III dans l’affaire du Filioque, ne concluons pas trop vite que, depuis le couronnement impérial, les relations se fussent ten­ dues entre le pape et l’empereur. Pour être moins affectueuses qu’aux der­ niers temps d’Hadrien Ier, elles restent de même nature: même déférence un peu obséquieuse du pontife à l’égard du souverain, même scrupule de le renseigner sur les affaires italiennes intéressant l’ensemble de l’Empire *, mêmes doléances aussi sur les intrusions que se permettent trop fréCHARLEMAGNE ET LÉON III (1) Liber pontificalis, édit. Duchesne, t. II, p. 26 ; ci. p. 46, n. 110. (2) Photius, Episl., I, xxiv (P. G., C, 794) ; cf. Mystagogia de Spiritu sancto, lxxxviii (ibid., 377). (3) Bibliographie. — I. Sources. — Outre les Annales franques, déjà énumérées et quel­ ques lettres pontificales, les textes relatifs à Louis le Pieux : Thégan, Vita Ludovici imperatoris (M. G. H., 55., t. II) ; la Vita Ludovici anonyme, dite de FAstronome (P. L., CIV, 927-980) ; le poème d’ERMOLDus Nigellus, De rebus gestis Ludovici Pii (M. G. H., Poetae, t. II, p. 1-79 ; et édit. E. Faral, avec traduction). II. Travaux. — Les mêmes que précédemment ; pour ce qui est de l’expansion chrétienne à l’époque de Charlemagne, voir surtout Hauck, Kirchengeschichte Deutschlands, 1. V, c. vi et vu, dont nous nous sommes beaucoup inspiré ; pour les rapports avec l’Orient, A. Kleinclausz, Char­ lemagne, p. 340 et suiv. (4) Jaffé-Wattenbach, 2515, 2524, 2526, 2527. LA CHRÉTIENTÉ AUX DERNIÈRES ANNÉES DE CHARLEMAGNE 185 quemment dans l’État romain les fonctionnaires de Charlemagne *, sur les difficultés qu’ont les missi pontificaux de se faire entendre au palais * A l’automne de 805 on revit le pape en Francie. C’était Charlemagne lui-mêrje qui avait, jusqu’à un certain point, provoqué cette visite. Ayant euï dire que l’on avait trouvé à Mantoue une relique que l’on pré­ tendait être le sang du Christ, le souverain, toujours curieux des questions intéressant la religion, avait demandé à Léon III de faire une enquête à ce sujet. Profitant de l’occasion, Léon était parti aussitôt pour la Lombardie, puis, au lieu de se contenter d’un rapport écrit, il se décidait, assez brusquement semble-t-il, à passer les Alpes pour se rencontrer avec Charlemagne 3. Il célébra avec lui la fête de Noël à Quierzy, puis l’accompagna à Aix-la-Chapelle où ils se trouvèrent pour l’Épiphanie. En cette solennité, Léon aurait consacré la fameuse église du palais qui venait à peine d’être terminée ♦. Puis chargé des présents impériaux, il reprit en plein hiver, par la Bavière, le chemin de sa capitale. V°DUApAP^LÉON^niE Fut-il mis au courant, durant cette entreLA ' DIVs^Inutilité °E 8°6 ‘ vue’ des Proîets de Charlemagne relatifs à la division de l’Empire ? Il n’est pas interdit de le conject"r^T' Le souverain vieillissait ; il était urgent de régler sa suc­ cession. Les trois fils que lui avait donnés Hildegarde, Charles, Louis et Pépin avaient déjà reçu tous trois Fonction royale6. Le 6 février 806, dans un plaid tenu à Aix-la-Chapelle et qui fut particulièrement nombreux, l’empereur annonça les dispositions qu’il avait prises conformément à la vieille coutume germanique qui partageait les royaumes, pour qu’après son décès la paix régnât dans ses États ’. Ces dispositions testamen­ taires, confirmées par le serment des grands de l’Empire, qui jurèrent d’en respecter la teneur, et communiquées au pape Léon III ’, devaient très vite se révéler inutiles, par suite de la mort du roi d’Italie Pépin (8 juillet 810)’, puis de Charles, l’aîné des fils (4 décembre 811) ’. Comme fils légitime, il ne restait plus à Charlemagne que le roi d’Aquitaine, Louis, alors âgé de trente-cinq ans ; il s’agissait de lui assurer, sans contestation possible, le double héritage de la couronne franque et de la couronne impériale. Le titre d’empereur auquel Charlemagne ne sem­ blait pas avoir attaché tout d’abord une importance capitale — le tesy (1) Jaffé-Wattenbach, 2516, 2528. (2) Ibid., 2529. (3) Annales Eginhardi, a. 804 ; l’annaliste semble bien dire que tout cela n’était qu’un prétexte, mais il ne peut nous renseigner sur les motifs de la démarche du pape. (4) Le fait a été contesté par Rauschen, Die Legende Karls des Grossen, Leipzig, 1890, p. 137. ¡5) Charles, bien que l’aîné, l’avait reçue en dernier lieu, à Rome, le jour même du couronnement impérial ; Louis et Pépin avaient été couronnés tout enfants en 781. Cf. supra, p. 65. (6) Pour le détail, cf. Bœhmer-Muehlbacheb, Be gesten, 415 a. (7) Annales Éginhardi, a. 806. (8) Ibid., a. 810. (9) Ibid., a. 811. 186 LES TRANSFORMATIONS DE LA CHRÉTIENTÉ tament de 806 ne réglait rien au sujet de son attribution — apparaissait maintenant, tant au vieux souverain qu’à ceux qui, depuis quelques années, avaient une place prépondérante en ses conseils, ses deux cou­ sins Adalard et Wala, comme le signe de l’unité qui faisait de l’Église occidentale un tout organique. Simple titre honorifique au début, il était devenu, au cours des années suivantes, le symbole d’une grande fonction. Il importait donc que la transmission de ce titre fût assuré^ à celui qui allait recueillir le lourd héritage. Elle le fut et dans des conditions telles qu’il apparût à tous les yeux que la dignité impériale ne dépendait d’aucune puissance terrestre. En septembre 813, le roi d Aqui. . .. -L . , , • , tame était convoque à Aix-laChapelle L Le dimanche 11, l’empereur revêtu des ornements de sa dignité, couronne en tête, faisait son entrée solennelle dans l’église ; il s’ap­ puyait sur son fils. Sur le maître-autel une couronne d’or avait été préparée. Charlemagne et Louis se prosternèrent d’abord, implorant les grâces divines. Puis l’empereur harangua l’héritier présomptif en pré­ sence de l’assemblée des évêques et des grands, lui recommandant en tout premier lieu d’aimer et de craindre le Dieu tout-puissant, de garder en tout ses préceptes, de gouverner avec prudence les églises et de les dé­ fendre contre les mécréants. Pour ses frères 2 et ses sœurs, pour ses neveux et tous ses proches, il se montrerait toujours plein d’attention et de misé­ ricorde. Il honorerait les évêques comme des pères, aimerait ses peuples comme des fils, emploierait au besoin les mesures de coaction, pour mettre sur le chemin du salut les superbes et les méchants ; il serait la conso­ lation des monastères, le père des pauvres. Il établirait des ministres fidèles et craignant Dieu, ayant en horreur les présents injustes. Il n’enlè­ verait à aucun sa fonction et ses honneurs sans examen ; il se montre­ rait irrépréhensible devant Dieu et devant tout le peuple. Ce discours terminé, Charles demanda à son fils s’il voulait se régler suivant les directives qu’il venait de recevoir. « Avec l’aide de Dieu, répondit Louis, j’obéirai avec plaisir et je garderai les commandements que vous venez de me rappeler ». Alors l’empereur donna ordre à son fils de prendre sur l’autel la couronne qui y était déposée et de se la mettre sur la tête. Louis obéit, au milieu des acclamations et des souhaits de toute l’assistance Il était désormais associé à l’Empire et portait, tout comme son père, le titre d’empereur et d’Auguste. En sa simplicité, la scène d’Aix-la-Chapelle dépasse en importance celle qui s’était déroulée à Saint-Pierre de Rome le jour de Noël de l’an 800. Quelle qu’eût été alors la part faite à Charlemagne dans l’organiCOURONNEMENT DE LOUIS LE PIEUX (1) Voir dans Ermoldus Nigellus, II, vers 1-47, le récit d’une délibération importante qui aurait tout réglé au printemps de 813. (2) Il s’agit des bâtards de l’empereur, Drogon et Hugues, fils de Regina, et Théodoric, fils d’Adallinde ; ils étaient encore fort jeunes : Drogon, l’aîné, n'avait pas encore douze ans. (3) Thé Gan, Vita Ludovici imperatoris, vi. LA CHRÉTIENTÉ AUX DERNIÈRES ANNÉES DE CHARLEMAGNE 187 sation de la cérémonie, celle-ci ne laissait pas de donner à l’Église et à son représentant un rôle des plus voyants ; à Aix, la cérémonie est religieuse, mais elle demeure toute laïque. C’est du pape Léon que Charlemagne avait reçu la couronne ; c’est de la volonté de Charles que Louis tient la sienne 1. Depuis l’an 800, Charlemagne a pu méditer sur l’origine du pouvoir, sur les droits et les devoirs qu’impose celui-ci ; les conversations avec Constantinople ont pu susciter bien des réflexions. Les premiers linéaments de la doctrine du « droit divin », chère à nos rois de la troi­ sième race, se remarquaient à coup sûr dans les écrits d’Alcuin ; ils trans­ paraissaient dans telle lettre de Charlemagne ; la lettre au pape Léon, comme la préface des Livres Caroline, en font clairement état ; mais la doctrine s’affirme avec toute sa force dans le geste du 11 septembre 813. Louis n’est empereur que par la grâce de Dieu et la désignation de son père, qui entend tenir directement de Dieu son autorité souveraine. C est le moment de jeter un regard d ensemble t o • . , , sur cet Empire au gouvernement duquel Louis est associé, en attendant que, quatre mois plus tard, il en assume la responsabilité. Cet Empire n’est pas seulement une puissance politique, un ensemble» de territoires sur lesquels s’exerce, de manière plus ou moins directe, l’autorité de Charlemagne. Il apparaît aussi — et telle était la conception de l’empereur — comme un des moments de cette Cité de Dieu, dont les érudits de l’époque empruntent à Augustin la grandiose conception. En faire le tour, c’est faire le tour de la chrétienté latine ; plus étroitement une région se rattache à l’autorité de l’empereur, plus étroitement aussi elle est soumise à la loi de Jésus-Christ. L'EMPIRE FRANC EN 814 Le noyau central de 1 Empire est formé par D . z • i z i -• la Francie et tout spécialement par la region parisienne autour de laquelle se groupent les anciennes divisions de la Gaule mérovingienne : Neustrie, sur la Basse-Seine, Aquitaine au sud de la Loire avec ses appendices naturels de Gascogne, Gothie et Provence ; Bourgogne enfin qui descend très au sud dans la vallée du Rhône. Mais il devient de plus en plus évident que toute cette région, romane de langue, cesse d’être le cœur du nouvel Empire. Pépin le Bref a été enterré à Saint-Denis ; c’est à Aix-la-Chapelle que le sera Charlemagne, presque au centre de cette Àustrasie, qui, au point de vue géographique, est à cheval sur les deux rives du Rhin moyen et inférieur, tandis que la fron­ tière linguistique entre parlers romans et parlers germaniques la divise elle-même en deux régions. Quelque dialecte d’ailleurs que l’on y parle, nous sommes ici en plein pays chrétien. Et l’on en dira tout autant, encore que l’évangélisation y soit plus récente et qu’elle y soit restée longtemps LA PARTIE ANCIENNE . (1) On remarquera la phrase d’Éginhard à propos du couronnement de Louis : « Divinitus ci propter regni utilitatem videbatur inspiratum (hoc consilium) ; auxitque majestatem ejue hoc factum et exteris nationibus non minimum terroris incussit ». (Vita Caroli, xxx). 188 LES TRANSFORMATIONS DE LA CHRÉTIENTÉ superficielle, des pays situés plus à l’est : Alémanie, Bavière, Franconie un peu plus au nord. A plus forte raison, si l’on passe les Alpes et que l’on pénètre dans le royaume d’Italie, se trouve-t-on au vrai centre de la chrétienté. Quelles que soient les différences — et elles sont pour lors déjà sensibles — entre le christianisme italien, le gallo-romain et le germanique, tout cet ensemble ne laisse pas de former un bloc compact. La même langue y est parlée, au moins par les hommes d’Église, les mêmes disci­ plines s’y enseignent, la même culture générale s’y distribue ; un chré­ tien, un chrétien cultivé surtout, ne s’y sent étranger nulle part. Il en est différemment si 1 on , . , . s aventure dans les regions mar­ ginales qui bornent ce vaste ensemble au nord et à l’est. La Frise (cor­ respondant à la plus grande partie des Pays-Bas au nord des embou­ chures de la Meuse et du Rhin) est un pays de conquête récente, tant au point de vue politique qu’au point de vue religieux. Malgré les anciennes tentatives de Willibrod et même de Boniface, ce n’est guère qu’en 770 qu’a commencé la conquête religieuse du nord avec l’anglo-saxon Willehad 1, qui de Dokkum (au nord de la province actuellé-de Frise) a fait rayonner le christianisme (770-780). L’évangélisation a été poursuivie de manière plus systématique encore après 780 par le nouvel abbé de SaintMartin d’Utrechta, Albéric, qui a été élevé à l’épiscopat par l’évêque de Cologne, poursuivie aussi dans la Frise centrale par Liudger 3, qui poussera jusque dans l’île d’Helgoland. LES ZONES MARGINALES. LA FRISE Au delà de la Frise, c’est la Saxe, délimitée à l’ouest et à l’est par les estuaires de l’Ems et de l’Elbe, bornée au sud par la Hesse et la Thuringe. Il n’a pas fallu moins de trente ans pour la soumettre définitivement aux lois de Charlemagne et aux préceptes du Christ. Ce n’est pas le lieu de raconter ici cette lutte de géants, ni même d’en préciser les caractères *. Notons seulement que le double travail de pénétration par la conquête franque et par l’Evangile y a toujours marché de conserve. Dès que les premières campagnes de 772 à 776 ont créé, au sud de la Lippe et de la Diemel, une « marche » où l’on pouvait compter sur la soumission d’une partie des grands, l’assemblée de Pader­ born, en 777, a jeté les bases de l’organisation ecclésiastique de la Saxe, qui a été divisée en zones de missions, confiées chacune à un évêché ou à une abbaye de Francie 6. La révolte de Witikind en 778 détruit presque la saxe (1) Saint Anschaire, Vita Willehadi, dans P. L., CXVIII, 1018-1024. (2) Monastère qui avait été longtemps sous la direction de Grégoire, un disciple de Boniface. Cf. la Vita Gregorii par Liudger dans M. G. H., SS., t. XV. , (3) Altfrid, Vita sancti Liudgeri (ibid., t. II). (4) Excellent exposé dans A. Kleinclausz, op. cit., c. vi, et dans L. Halphen, Études critiques sur le règne de Churlemagne, p. 145-218. (5) Cologne reçoit le pays des Bructères ; Mayence, les cantons du sud ; Utrecht, les territoires au nord de la Lippe ; VVurzbourg, la région autour de Paderborn ; Liège, la région d’Osnabrück ; Metz, celle de Magdebourg. Il est possible même que Reims et Châlons se soient vu attribuer des LA CHRÉTIENTÉ AUX DERNIÈRES ANNÉES DE CHARLEMAGNE 189 complètement ces premiers résultats1 ; mais les campagnes de 779 et de 780 qui poussent les armes franques jusqu’à l’Elbe ramènent les mission­ naires. Toute la contrée est réorganisée au point de vue religieux ; Wille­ had, qui a fait ses preuves en Frise, est envoyé en Wigmodie, entre les embouchures de la Weser et de l’Elbe, sur les bords mêmes de la mer du Nord. Le soulèvement de 782, qui anéantit au Sündtal une armée franque, l’en expulse lui et les siens : Willehad s’enfuit jusqu’à Rome, chercher auprès d’Hadrien lumière et réconfort; mais, après la soumis­ sion et le baptême de Witikind, il revient en Wigmodie dès 785, sur les pas des armées franques ; le 13 juillet 787 il est sacré à Worms comme évêque de Brême ; il ne tardera pas d’ailleurs à mourir. A peu près à la même date, sont organisés les évêchés de Verden et de Minden. Rien de définitif pourtant dans cette Saxe toujours indomptée ! L’année 793 revoit les mêmes horreurs qui s’étaient produites huit ans auparavant ; une fois encore il y eut des missionnaires massacrés, des sanctuaires détruits, des Saxons déjà convertis forcés de renier leur foi et sans doute aussi des martyrs. La répression fut longue et inexorable : nombre de familles furent transplantées dans les parties entièrement soumises de l’Empire. A ce prix du moins, la Saxe était pacifiée et l’on pouvait songer à donner au pays une organisation religieuse. Cette organisation s’étendit même à la Nordalbingie (pays au nord de l’Elbe) qui provisoirement relèvera de l’évêché de Trêves, en attendant que Hambourg, où Amalaire consacre la première église du pays, puisse en devenir la capitale religieuse. Provisoire encore l’organisation religieuse de l’Ostphalie, où les évêchés de Hildesheim et de Halberstadt ne seront établis que sous Louis le Pieux ; de même, Osnabrück,- au nord de la Westphalie, ne deviendra un siège épiscopal qu’un peu plus tard. Mais tout le centre de la Saxe possède en 804 une hiérarchie définitive. Brême, vacant depuis là mort de Willehad, est donné, en 804-805, à l’un des disciples de celui-ci, Willerich ; Liudger, l’apôtre de la Frise, devient évêque de Munster ; les sièges de Verden, Minden, Paderborn sont fondés presque au même moment. Bientôt, au cœur même de la Saxe, la Nopvelle-Corbie, essaimée par la vieille abbaye picarde, verra fl.eurir la vie monastique la plus fervente, émule en piété, en régularité, en science de la plus ancienne abbaye de Fulda (815). A la fin du règne de Charle­ magne, la question de l’appartenance de la Saxe à l’Empire et à l’Église était définitivement réglée. « Nul, écrit A. Hauck, n’approuvera toutes les mesures prises par Charlemagne pour arriver à ce résultat. Mais celleslà même qui méritent davantage le blâme 2 doivent être jugées à la mesure zones d’évangélisation^ Divers couvents, entre autres Fulda, Hersfeld, Corbie, Ferrières, furent egalement conviés à l’œuvre missionnaire. (1) Renseignements curieux dans la Vita S. Sturmi abbatis Fuldensis, xxiv (P. L., CV, 442) : l’abbaye de Fulda dans la Hesse se sentit menacée ; on crut devoir emporter les reliques de saint Boniface. (2) Il faut penser-évidemment au massacre de Verden d’une part et à la terrible législation conte­ nue dans la Capitulatio de partibus Saxoniae. En 782, en représailles de la défaite que les Saxons avaient fait essuyer aux armées franques au Sündtal, Charlemagne victorieux se fait livrer plu- 190 LES TRANSFORMATIONS DE LA CHRÉTIENTÉ de l’époque. Le résultat devait en être heureux pour l’Allemagne, comme pour l’Église. Sur le sol engraissé par tant de sang, celle-ci allait pousser de profondes racines » r. Le «cours moyen de 1 Elbe ne ter. .. ,, .. , , minait pas d une manière absolue l’Empire franc. Sans parler de la Nordalbingie qui, rattachée complète­ ment à la Saxe, prolongeait celle-ci jusqu’à la mer Baltique, les peuples slaves, Obodrites, Wilzes, Sorbes, installés les deux premiers sur la rive droite du grand fleuve en son cours inférieur, les derniers sur les deux rives de son cours moyen, à la sortie du quadrilatère bohémien, rele­ vaient jusqu’à un certain point de l’Empire. A l’époque de Charlemagne il ne saurait encore être question de leur porter l’Évangile ; il faudra attendre, pour réaliser ce grand dessein, que la Saxe ait été entièrement christianisée. A plus forte raison ne songe-t-on pas encore à ces masses slaves qu¿, sur les bords de l’Oder et de la Vistule, s’essaient à peine à la vie civilisée. LES SLAVES D'AU DELA DE L'ELBE Plus près, dans le Jutland, dans les grandes îles qui t, ... , , .• , , ferment 1 entree de la Baltique, dans les parties les plus méridionales de la péninsule scandinave, un péril très grave se dessine. Dès la fin du vme siècle, les « hommes du Nord », les Normands, se mettent à piller les côtes de l’Empire franc, celles de la Frise d’abord, puis celles de la Manche et même de l’Atlantique. Ce n’est pas seulement par les incursions maritimes qui en partent que cette Normannie devient dange­ reuse ; à partir de 808, elle exerce une pression continue sur la frontière nord de l’Empire, sur la rive droite de l’Elbe, où va se créer une marche du Danemark. A ce moment (808-810), les relations avec les hommes du Nord sont franchement mauvaises, mais, au règne suivant, l’Évangile pourra franchir l’Eider et pénétrer dans les pays Scandinaves. LES VIKINGS sieurs milliers de rebelles et les fait exécuter le même jour à Verden. Les Annales d’Éginhard et les Annales de Lorsch donnent le chiffre de 4500 < qui jussu regis omnes una die decollati sunt ». Sur lee discussione auxquelles ce chiffre a donné lieu, voir les ouvrages indiqués par A. Kleinclausz, Charlemagne,p. 134, n. 1. — La date de la Capitulatio de partibus Saxoniae (texte dans Capitularia t. I, p. 68-70) demeure contestée : les derniers éditeurs écrivent prudemment : 775-790. A l’estima­ tion de Hauck certains indices feraient admettre les années 787-788 ; c’est aussi la date acceptée par De Clercq, op. cit., p. 168 (une faute d’impression à corriger : 778 écrit au lieu de 787). Bon noiftbre des délits ou crimes qui y sont visés sont des crimes de droit commun et il n’y a pas lieu de s’étonner qu'ils soient réprimés de façon très sévère. Mais il y a aussi des fautes spécialement religieuses qui sont rigoureusement punies, par exemple : c. 4 : peine de mort pour qui violerait par mépris la loi du jeûne ; c. 7 : peine de mort pour qui donnerait à ses proches la sépulture à la mode païenne ; c. 19 : lourdes amendes pour les parents qui négligent de faire baptiser leur enfant dans l’année. Le c. 8 est bien plus grave : « Si quis deinceps in gente Saxonorum inter eos latens non baptizatus se abscondere voluerit et ad baptismum venire contempserit paganusque permanere voluerit, morte moriatur ». C’est le baptême forcé. — Le Capitulare Saxonicum de 797 représente un adoucis­ sement notable de cette législation. Ibid., p. 71-72. On remarquera les conseils de modération donnés à Charlemagne par Alcuin : Epist. ex, de 796 ; clxiv, de 799 : « relinquantur aliquantulum minae ne obdurati fugiant,'sed in spe retineantur » ; il ne faudrait envoyer en Saxe que des prêtres doux et vertueux ; la rigueur avec laquelle on exige la dîme est une des causes de l’aversion des Saxons pour le christianisme : cf. EpisL exi, de 796, adressée à Mégenfrid, trésorier du roi. L’An­ glo-Saxon Alcuin avait plus l’esprit de l’Évangile que nombre d’ecclésiastiques francs. (1) Kirchengeschichte Deutschlands, t. II, p. 424. LA CHRÉTIENTÉ AUX DERNIÈRES ANNÉES DE CHARLEMAGNE 191 Autant en dira-t-on du quadrilatère bohemien , _ , , . „ . .. , ou tchèques et Moraves peuvent être des voisins dangereux. C’est en 805 que, pour la première fois, les armées franques envahissent cette difficile région où le christianisme ne péné­ trera que deux générations plus tard et par une autre direction. . „ „ TCHÈQUES ET MORAVES P°ur comprendre la situation religieuse et politique de la partie orientale de l’Empire carolingien au sud du Danube, il est indispensable de rappeler que la Bavière est le réduit central du christianisme en ces régions, en même temps qu’un foyer d’expansion pour les pays situés plus à l’est. Aussi bien le duché a-t-il gardé longtemps une réelle autonomie, et la situation privilégiée qui lui était faite se serait maintenue vraisemblablement sans les incartades peu intelligentes de Tassiion1. Comme le duché, l’Église bavaroise fait figure aussi de grou­ pement autonome dans la chrétienté franque ; elle ne laisse pas d’ailleurs de se modeler sur celle-ci, mais elle le fait de son initiative propre, plutôt qu’en se conformant aux directives venues du pouvoir central. Le passage de Boniface, qui a réorganisé la hiérarchie ecclésiastique, y a laissé des traces profondes. A l’époque où nous sommes arrivés, un homme exerce dans cette Église une influence prépondérante. C’est Arn de Salzbourg qui, évêque de cette ville en 785, recevra du pape Léon III, en 798, le titre d’archevêque et le pallium, insigne de sa juridiction sur toute l’Église bavaroise *. Originaire du pays, il a reçu à Elnon (aujourd’hui SaintAmand) sa formation intellectuelle et religieuse. Abbé de ce monastère en 782, il est entré en rapports avec la cour franque, avec le roi, avec Alcuin, avec Angilbert, et sa nomination à Salzbourg doit être vraisem­ blablement attribuée à une intervention de Charlemagne. Tassiion disparu, il mettra au service du roi un dévouement qui ne se démentira jamais, même et surtout quand il sera devenu lui-même le chef ecclésias­ tique de la Bavière. S’il n’est pas directement responsable des nomina­ tions qui font passer entre les mains de prélats francs les riches et influentes abbayes bavaroises — Chiemsee est attribuée à Angilram de Metz, Mondsee à Hildebald de Cologne — c’est grâce à lui que la législation ecclésiastique du pays se modèle de plus en plus sur celle de l’Empire •. bavière Quand 1 Église bavaroise eut ete ainsi restaurée, elle * ° .. . . • , ... , J, put songer à une action missionnaire du coté des Slaves du sud. Depuis la fin du vie siècle, par les vallées de la Drave et de la Save, les Yougo-Slaves avaient profondément entamé les régions alpines orienCARINTHIE (1) Cf. supra, p. 62, 65, 66. (2) Jaffé-Wattenbach, 2495 (aux évêques de Bavière, pour leur annoncer les pouvoirs conférés à Arn) et 2496 (communication de cette nouvelle à Charlemagne). (3) Rien ne le montre mieux que l'encyclique par laquelle Arn convoque ses suffragants sans doute à l’automne de 798 à un synode à Riesbach (Concilium Rispacence dans Concilia aevi karolini, p. 196) ; il leur prescrit d’apporter les capitula qui ont été déterminés par un concile qui vient d'avoir lieu en Francie. Sur les conciles de Friesing et de Salzbourg, cf. ibid., p. 205-219. / 192 LES TRANSFORMATIONS DE LA CHRÉTIENTÉ taies et à peu près anéanti la civilisation chrétienne. Au début du vin® siècle, la situation change. Les Avars, descendants des Huns, installés dans la grande plaine pannonienne, exerçaient alors sur leurs voisins de l’ouest et du sud une pression qui allait sans cesse grandissant. Pour se protéger contre les Avars, les Slaves n’eurent plus d’autre ressource que de reconnaître la suzeraineté du roi des Francs, Pépin, souverain, au moins nominal, de cette Bavière où ils s’étaient infiltrés. Tout en demeurant païen, le duc slave, Boruth ’, prit des mesures qui devaient, favoriser l’introduction du christianisme. Avec son assentiment, son fils Cacatius et son neveu Cheitmar, qui avaient été donnés comme otages aux Bava­ rois, furent élevés dans la foi chrétienne au couvent de Chiemsee. Boruth étant mort, Cacatius fut libéré par Pépin et reconnu,comme chef par les Slaves de Carinthie. Il meurt deux ans,après ; mais son cousin Cheitmar, qui le remplace, est un chrétien encore plus convaincu et plus dévoué. C’est sur ce jeune prince que va s’appuyer Virgile, un Irlan­ dais qui précédé Arn sur le siège de Salzbourg. De concert, le prince et l’évêque travaillent à la conversion du pays, où un certain nombre d’églises furent alors bâties. En même temps, les deux monastères d’Innichen (dans le Trentin) et de Kremsmünster (Haute-Autriche) fournissaient une base à la propagande chrétiënne en terre slave. Malheureusement Cheitmar mourut bientôt (vers 769) et le parti païen reprit la haute main ; les missionnaires durent abandonner le pays, tous les progrès faits les années précédentes furent anéantis. En même temps la Carinthie, au point de vue politique, se séparait de la Bavière. Il fallut que le duc de Bavière, Tassilon, entreprît en ces contrées une véritable croisade, pour forcer les Slaves à accepter et l’Evangile et la suzeraineté germanique. C’était chose faite en 772 ; et le nouveau chef des Carinthiens, Waltunc, imposé sans doute par Tassilon, s’adressa à l’évêque de Salzbourg, Vipgile, pour obtenir de nouveaux missionnaires. L’œuvre commencée par Virgile fut non moins activement continuée par son successeur Arn, et la soumission immédiate de la Bavière à l’Empire, après la déposition de Tassilon, ne fit qu’élargir cette action. L’influence des missionnaires s’étendit à la région pannonienne occupée par les Avars. A la suite des rudes campa­ gnes qui, commencées en 788 ’, durèrent, avec des interruptions, jusqu aux premières années du ixe siècle et ne se terminèrent que par l’entière des­ truction de la puissance militaire du peuple avare et par sa disparition totale, une pénétration pacifique commença, sinon chez les Avars mêmes, du moins parmi les populations slaves dont ils avaient été si longtemps les tyrans. Les évêchés de Passau et de Salzbourg, au nord des Alpes, (1) Conversio Bagoariorum et Carantanorum dans il. G. H., SS., t. XI, p. 7. Ce document, que nous retrouverons, est fort tendancieux, au moins dans sa dernière partie. (2) Nombreux détails dans les Annales franques à partir de cette date; cf. A. Kleinclausz, ■op. cit., p. 164-169. / LA CHRÉTIENTÉ AUX DERNIÈRES ANNÉES DE CHARLEMAGNE 193 celui d’Aquilée 1 au sud étaient chargés d’y travailler. Au moment même où il marchait contre les Avars pour sa campagne décisive de 796, le roi Pépin rassemblait dans son camp, sur le Danube, une com­ mission épiscopale dont faisaient partie Arn de Salzbourg et Paulin d’Aquilée. Il s’agissait de délibérer sur les méthodes à employer à l’égard des peuples que l’on voulait convertir au christianisme. Nous avons encore le mémoire qui fut lu par Paulin s. Peut-être un certain nombre des membres de la réunion avaient-ils préconisé ces baptêmes en masse et sans préparation qui s’étaient souvent pratiqués lors de la conquête de la Saxe et dont on n’arrivait pas à reconnaître les incon­ vénients. Paulin s’éleva vigoureusement contre ces pratiques. Il rap­ pela avec force que, hors le cas de nécessité, l’Église ne connaissait que deux moments où pouvait être administré le baptême : à savoir les deux fêtes de Pâques et de la Pentecôte ; qu’elle entendait que ces céré­ monies solennelles fussent précédées d’une sérieuse initiation ; que l’ins­ truction catéchétique en était une des parties nécessaires. Le Christ n’avait pas dit : « Allez, baptisez les nations, et apprenez-leur mes pré­ ceptes ». Il avait dit : « Allez, enseignez, et baptisez ensuite ’, signifiant par là qu’avant toutes choses le candidat au baptême devait être instruit. Le recrutement même des catéchumènes ne devait point s’obtenir par le recours aux menaces et à la violence, mais par une prédication bien­ veillante, douce, persuasive. Qu’on ne laisse pas à des clercs sans lettres et sans dectrine le soin de baptiser ; ce rôle est celui des prêtres qui doivent se conformer, pour l’enseignement catéchétique à la doctrine de l’Église, pour le cérémonial aux prescriptions des livres liturgiques ». A distance, Alcuin applaudissait aux efforts faits par ses amis pour donner tout son sérieux au travail de l’évangélisation 4 : « Si à tant de reprises, écrivait-il à Arn, les Saxons ont renié leur baptême, c’est que jamais l'on n’a pris soin d’établir dans leurs cœurs les fermes assises de la foi »; Et il traçait le portrait du vrai missionnaire n’ayant d’autre souci que le bien des âmes, sans cupidité et sans artifice, moins préoccupé de dîmes à percevoir que de cœurs à former, industrieux et savant autant que pieux et dévoué. Ces exhortations d’Arn, de Paulin, d’Alcuin ne demeurèrent pas lettre - rte. S’il y eut ici, comme en Saxe, des abus et des conversions hâtives, il - ;te que la pénétration chrétienne en Carinthie et parmi les populations s . ènes de la grande plaine danubienne se révéla sérieuse. En 798, quand revint de Rome, avec le pallium, Arn fut envoyé par Charlemagne : -s le pays des Avars ; il crut l’œuvre d’évangélisation assez avancée p :ur qu’il fût utile d’y créer avec l’autorisation du roi un évêque, sinon Le siège était à Cividale. . ricilia aevi karolini, p. 172-176. . jutes ces remarques de Paulin laissent entrevoir quels graves abus se mêlaient à l’admip du baptême lors des randonnées militaires à travers des régions païennes. - £ ; üf. ex, à Charlemagne, pour l’engager à n’envoyer chez les Avars que des prêtres remplis as iT.-.t évangélique ; surtout Epist. cxm, à Arn de Salzbourg. rire de l’Église. — Tome VI. 13 194 LES TRANSFORMATIONS DE LA CHRÉTIENTÉ résidentiel, du moins régionnaire 1 ; un certain nombre d’églises furent construites et consacrées ; la pénétration pacifique d’éléments d’origine bavaroise assurait, tant en Carinthie que dans la plaine pannonienne, un point d’appui solide au travail missionnaire. Rien ne pouvait faire encore prévoir la terrible invasion qui modifierait une fois de plus, à la fin du ixe siècle, la situation religieuse et politique de ces pays. Nulle part l’action civilisatrice de Charlemagne n’avait porté de plus beaux fruits : ils mûriront sous le règne de Louis le Pieux. Laissant de côté la zone mal délimitée qui s’étend . , „, . . . , entre la vallee supérieure de la Save et r Adriatique, zone où s’entrechoquent sans cesse Francs du royaume d’Italie, Byzan­ tins de la Vénétie et de l’Istrie, Slaves de la péninsule balkanique, et où l’on ne saurait dire qui de ces peuples va l’emporter, nous passons main­ tenant au sud des Pyrénées. C’est ici peut-être que la politique de Char­ lemagne a été le plus constamment tenue en échec. Pour accomplir au delà des Pyrénées l’œuvre à laquelle il a parfois rêvé, il eût fallu pour Charlemagne avoir les mains complètement libres du côté de la Saxe, ce qui n’arrivera qu’à une date tardive où le roi, vieilli, préoccupé des multiples soucis d’un trop vaste Empire, ne pourra plus consacrer aux affaires espagnoles qu’une attention intermittente. La création du royaume d’Aquitaine avec une apparence d’autonomie, sous le gouverne­ ment nominal d’abord puis de plus en plus effectif de Louis, ne remédia que partiellement aux inconvénients signalés. Pour se créer un glacis de défense, le nouveau royaume fut amené à occuper, au sud de la chaîne pyrénéenne, Urgel, Vich, Girone et à pousser de plus en plus sur la côte méditerranéenne en direction de Barcelone. Mais ces succès partiels, souvent chèrement achetés, n’aboutirent qu’à I ci bassement d’une zone assez étroite ; encore les Arabes arrivent-ils à la crever et se deversent-ils en 793 dans la province franque de Septimanie 3, jusque sous les murs de Narbonne et de Carcassonne. Sans doute une fois de plus on réussit à limiter le désastre ; les années suivantes voient se renforcer la marche d’Espagne qui s’étire dans la direction de l’ouest ’. Entre 806 et 809, la Navarre et Pampelune se soumettent à Charlemagne; en 811, après l’occupation de Tortose, la marche espagnole s’étend jusqu’à l’embou­ chure de l’Èbre ; mais cette marche, dont l’établissement a coûté si cher, n’est qu’un boulevard pour la chrétienté, elle n’est pas un point d’appui pour des progrès ultérieurs dans la péninsule, pour cette lutte victorieuse contre l’Islam dont on avait rêvé dans les débuts du règne. MARCHE D’ESPAGNE Du moins cette constitution de la marche . . „ , , espagnole a-t-elle pour resultat de rap­ procher de l’Empire le petit royaume de Galice et des Asturies, dernier PRINCIPAUTÉ DES ASTURIES (1) Conversio Bagoar., vin. (2) Annales Eginhardi, a. 793. (3) Voir dans A. Kleinclausz, Charlemagne, la série des cartes des p. 43, 155 et 329, qui marque bien ce progrès vers l'ouest. LA CHRÉTIENTÉ AUX DERNIÈRES ANNÉES DE CHARLEMAGNE 195 refuge de l’indépendance chrétienne dans la péninsule ibérique et qui travaille d’une manière continue à refouler l’infidèle vers le sud. En 795, à un plaid tenu à Toulouse par le roi Louis d’Aquitaine, on vit paraître une légation envoyée par le souverain de ce pays, Alonso Ier, le Chaste (791-843). Trois ans plus tard, à la fin de 798 ou tout au début de 799, une ambassade de ce prince vient à Hérïstelle, sur la Weser, où Charle­ magne hiverne ; nuis, à la fin de la même année, à Aix-la-Chapelle, uneautre vient annoncer le beau succès remporté sur les Maures par Alonso dans la région de Lisbonne et remet au roi des Francs les trophée- de cette victoire1. Faisant allusion à ces événements, Éginhard voit, dans les démarches d’Alonso, une sorte de témoignage de vassalité C’est tout au moins >a preuve du prestige dont jouissait le souverain. Si 1 on ne peut parler ici de protectorat au sens propre , . • . . . , ■. \ du mot, 1 expression est exacte quand il s agit des Baléares. Venant d’Espagne ou d’Afrique, les Maures, en 798, avaient pillé Majorque et Minorque ’. Pour se protéger, ces îles avaient sollicité des Francs un secours qui s’était révélé efficace dès l’année suivante *. C’est de là que l’empereur organisera, par la suite, la défense des îles médi­ terranéennes. de plus en plus menacées à partir de 810. LES BALÉARES Ce n est pas seulement dans le bassin de la Medi. , ,. terranee que des souverains étrangers de toute manière à l’Empire font appel au roi franc. On voit Charlemagne inter­ venir en Angleterre5. En cette fin du vme siècle, deux des royaumes de la vieille Heptarchie anglo-saxonne ont pris une importance spéciale : dans la région septentrionale la Northumbrie, au centre la Mercie, qui, sous le roi Offa (757-796) contrôle tous les dynastes du Sud, à telles ensei­ gnes qu’aux yeux de la curie romaine Offa est le « roi des Anglais ». Le roi de Mercie est en relations suivies avec Charlemagne, qu’il rencontre sur le continent au cours d’un pèlerinage à Rome •. Peut-être est-ce lors- de ce voyage qu’il obtint du pape une concession de la plus grave importance, qui bouleversait, lorganisation ecclésiastique de la Grande-Bretagne. Jusqu’alors deux métropolitains seulement admi­ nistraient les catholiques anglo-saxons : Cantorbéry, le siège d’Augustin, York qui, depuis 735 au moins, avait fait reconnaître ses droits histo­ riques. Mais Offa ne s’accommodait pas de cette situation. Que l’arche­ vêque d’York gouvernât les pays au nord de l’Humber, il n’y voyait pas d’inconvénient. Mais il lui déplaisait que la Mercie demeurât sous la coupe d’un archevêque résidant dans la minuscule principauté de Kent, L'ANGLETERRE . (1) Annales Laurissenses, a. 798. 2) Vita Caroli, xvi. Annales Laurissenses, a. 798. 4) Ibid., a. 799. ' I Pour le cadre historique, voir Cambridge medieval history, t. II, c. xvn, t. III ; c. xiv. ~} Cf. supra, p. 70, n. 2. 196 LES TRANSFORMATIONS DE LA CHRÉTIENTÉ vassale de son royaume. Il voulait un archevêque à lui, au centre même de ses États. Hadrien Ier se laissa persuader ; en 787, on vit arriver dans l’île — c’était pour la première fois depuis le temps d’Augustin — deux légats du pape, Grégoire, évêque d’Ostie, Théophylacte de Todi1. Après une visite en Northumbrie, où ils firent adopter en concile diverses mesures réformatrices, ils tinrent à Chelsea, dans les États d’Offa, une autre assem­ blée, où fut démembré le ressort métropolitain de Cantorbéry. Il fut décidé que l’évêque de Lichfield, Higbert, recevrait le pallium et aurait la charge des sept diocèses de Mercie et d’Estanglie. En retour, le roi s’engageait à payer au Saint-Siège une redevance annuelle 12. La mort d’Offa (796) devait amener une assez rapide décadence de la Mercie ; son fils ne lui avait survécu que quatre mois, et c’était à un de ses parents très éloignés, Coenwulf, que les grands avaient remis le pou­ voir. Mais les principautés vassales s’agitaient. Dans le Kent, un prêtre apostat, Eadbert, se faisait proclamer roi. L’archevêque de Cantorbéry, Aethelhard, entendit demeurer fidèle à Coenwulf; il fut exilé (796-798) 3. Bien lui en prit d’ailleurs, car le roi de Mercie ne tarda pas à se rendre maître d'Eadbert, qui fut pris et aveuglé ; l’archevêque put revenir à son siège 45et sa fidélité à Coenwulf eut sa récompense. En 803, le concile de Cloveshoe, se conformant aux désirs du roi, défaisait ce qu’avait réglé le concile de Chelsea ; l’actuel titulaire de Lichfield conserverait sa vie durant le pallium, mais la juridiction métropolitaine de Cantorbéry retrouverait ses anciennes limites. En ees diverses négociations, Charle­ magne était intervenu plus ou moins directement pour amener la paci­ fication des esprits. Au nord de l’Humber, son action dut s’exercer dans le même sens au cours des années suivantes. Tout allait fort mal en ce royaume sous le roi Eardwulf (796-806), l’anarchie y était continuelle ; l’archevêque d’York fit si bien que le roi fut détrôné. II alla se réfugier auprès de Charlemagne, qu’il rejoignit à Nimègue vers Pâques 808 6, pour se rendre de là auprès du pape. A la demande pressante de l’empereur, Léon III expédie aussitôt un missus en Angleterre pour sommer l’archevêque de comparaître soit devant le pape, soit devant le souverain. Le diacre Hadulf, un AngloSaxon, ramena de fait à Rome l’archevêque ; quelque temps après il repar­ tait pour la Northumbrie, accompagné de deux missi impériaux chargés de rétablir le roi dépossédé. Eardwulf d’ailleurs ne tarda pas à mourir (809) ; mais son fils put lui succéder. L’union du pape et de l’empereur avait ainsi rétabli la paix civile et religieuse dans le nord de l’Angleterre 6. (1) Jaffé-Wattenbach, 2455 ; le rapport des deux légats s’est conservé dans la correspondance d’Alcuin (Epist. ni). (2) Sur cette assemblée de Chelsea, voir M. G. H., Epistolae, t. IV, p. 28, n. 6. Le rapport des légats ne parle* pas de cette affaire. (3) Sur ces événements, les lettres cxxvm, cxxix, cxxx d’ALCuiN. (i) Jaffé-Wattenbach, 2494; Alcuin, Epist. cxxvn. (5) Annales Eginhardi, a. 808. (6) Outre les Annales, voir trois lettres de Léon III (Jaffé-Wattenbach, 2516, 2517, 2521). LA CHRÉTIENTÉ AUX DERNIÈRES ANNÉES DE CHARLEMAGNE 197 Le grand souverain intervint bien plus loin encore pour assurer aux chrétiens, selon l’expression liturgique, la paix et la concorde. Pour éloignées que fussent les contrées de l’Orient et tout spécialement cette Terre Sainte, si riche pour le croyant de souvenirs précieux, on savait de reste combien pénible y était, sous la domination musulmane, la situation des fidèles. Sans doute c’était surtout aux régions où la lutte s’exaspérait entre Arabes et Byzantins, en Arménie, au centre de l’Anatolie, que la vie des chrétiens était dure. Il n’est que de lire-les annales grecques pour se rendre compte qu’il n’était guère d’années où de nouvelles victimes ne vinssent s’ajouter à la liste déjà longue des martyrs. En Palestine, et tout spécialement à Jérusalem, il n’en était pas tout à fait de même et, sauf les heurts occasionnés de temps à autre soit par le fanatisme musul­ man, soit par les provocations imprudentes de quelques chrétiens, l’exis­ tence était à peu près tolérable. A la fin du vme siècle toutefois, par suite de l’augmentation du nombre des musulmans, les mesures de prosé­ lytisme en faveur de l’Islam et les faits d’intolérance se multiplient1. On comprend que, dans ces conjonctures, les chrétiens d’Orient et tout spécialement ceux de Palestine aient songé à se chercher au dehors des protecteurs. On ne pouvait guère compter sur Constantinople. Outre qu’elle était paralysée par cette hérésie iconoclaste qui ne rassurait guère les fidèlesa, la lutte militaire et politique qu’elle soutenait sur les fron­ tières de J’Empire romain avec les Arabes ne la prédisposait guère à jouer entre ceux-ci et les. chrétiens soumis aux califes le rôle de média­ trice. De tout temps des relations commerciales avaient existé entre la Syrie et la Francie, tandis que des pèlerinages, qui se multipliaient dès qu’existait un peu de sécurité, apportaient à la Terre Sainte les nouvelles de l’Occident. On connaissait ainsi à Jérusalem les grandes choses qui se faisaient maintenant par les Francs ; il n’est pas étonnant que, dans les moments critiques, les regards se soient tournés de ce côté. LES CHRÉTIENS D'ORIENT De .plus, des relations ,diplomatiques , ’ .... . avaient déjà commence a se nouer entre Bagdad et la cour franque. A la fin de son règne, Pépin avait envoyé une ambassade au calife Abou-Djafar-el-Mansour. Partie en 765, la mission était rentrée en Francie trois ans plus tard, accompagnée par une délégation sarrasine 8. Il n’est plus question de rien pendant les trente années suivantes. C’est en 797 que, suivant les Annales, une ambassade fut envoyée au calife Haroun-ar-Raschid ‘ ; elle se composait des deux comtes francs LantCHARLEMAGNE ET LE CALIFAT (1) Cf. H. Vincent et F.-M. Abel, Jérusalem, t. II, p. 936 ; l’impression que donne A. Klein(op. cil., p. 341-342) nous paraît un peu trop optimiste. 2) C’est de la Palestine que Jean Damascène avait commencé la lutte contre l’iconoclasme. -) Continuator Fredegarii, cxxxiv, a. 768. 4 Annales Laurissenses, a. 801. A Pavie, au retour du voyage de Rome, Charlemagne apprend x retour de la mission expédiée par lui au « roi des Perses, Aaron », quatre ans auparavant. clausz 198 LES TRANSFORMATIONS DE LA CHRÉTIENTÉ frid et Sigismoud, à qui le Juif Isaac servait d’interprète. Il est peu pro­ bable que l’intention de Charlemagne eût été seulement d’obtenir de la munificence du calife divers cadeaux, entre autres un éléphant pour la ménagerie royale ; il y a tout lieu de penser que les délégués du roi avaient pour instruction d’attirer sur les Sévices auxquels étaient exposés les chrétiens de Palestine l’attention d’un calife que l’oi. lisait libéral. L’am­ bassade fit chemin, jusqu’en Terre Sainte, avec une mission chargée par Gebhard, comte de Trévise, de demander des reliques au patriarche de Jérusalem ; sans doute aussi emportait-elle des aumônes abondantes pour les établissements religieux de Jérusalem et des Lieux-Saints. Heureux de voir les rapports qui se nouent ainsi entre les Abbassides et les Carolingiens, le patriarche Georges dépêche à Aix-la-Chapelle un missus avec des eulogies et des reliques du Saint-Sépulcre1. Cet envoyé ne rentra pas seul à Jérusalem ; un prêtre palatin, nommé Zacharie, l’accompagnait, qui apportait au patriarche des témoignages non équi­ voques de la générosité de Charlemagne. C’est ce même Zacharie que l’on revoit'à Rome au moment où le souverain y arrive lùi-même en novembre de l’an 800 ; il est accompagné cette fois de deux moines hiérosolymitains, l’un du Mont des Oliyiers, l’autre de Saint-Sabas. Les eulogies qu’ils apportent, de la part du patriarche, sont très significatives : ce sont les clefs du Saint-Sépulcre et du lieu du Calvaire ’, les clefs de la cité et du Mont (des Oliviers) avec l’étendard Cela n’a pu se faire sans le consentement du calife, et l’on peut aisément supposer des tractations par l’intermédiaire de la mission franque entre le patriarche et Haroun. CHARLEMAGNE ET JÉRUSALEM L ambassade hierosolymitaine repart . . . > . . apres quelques jours ; c est a 1 ete de 801 que rentre en scène la mission qui est allée jusqu’à Bagdad et qui a perdu en route les deux comtes Lantfrid et Sigismond, mais, par contre, s’est renforcée d’un envoyé d’Haroun *. En 802 une nouvelle légation repart de Francie pour Bagdad, qui reviendra seulement vers la fin de 806, en trompant la surveillance des stationnaires byzantins de l’Adriatique 123456. Quand elle se présente à Aix, elle comprend trois catégories de person­ nages : les missi francs expédiés en 802, les moines de Jérusalem Georges et Félix envoyés par le nouveau patriarche Thomas, enfin la légation sarrasine dont le chef est un certain Abdallah *. Il faut regretter toutefois que les annalistes francs se soient complus davantage à décrire LES AMBASSADES D’HAROUN (1) Annales Laurisscnses et Eginhardi, a. 799. (2) Les deux édicules, Calvaire et Saint-Sépulcre, sont abrités dans le meme édifice; la basilique de 1’Anastasis. Ce sont les clefs de celle-ci que le patriarche aura envoyées. (3) Annales E#inhardi, a. 800 ; l’arrivée de Zacharie aurait eu lieu le jour même de la «purga­ tion» du pape Léon. (4) Ibid., a. 801. (5) Ibid., a. 806. (G) Ibid., a. 807. LA CHRÉTIENTÉ AUX DERNIÈRES ANNÉES DE CHARLEMAGNE 199 les cadeaux envoyés par Haroun à Charlemagne, spécialement une hor­ loge à sonnerie, vraie merveille de mécanique, qu’à nous rendre la physio­ nomie des négociations entre les envoyés d’Haroun et l’empereur. Éginhard écrit pourtant : « Arrivés auprès d’Haroun, les envoyés de Charlemagne obtinrent de lui ce qu’ils demandaient au nom de leur maître ; mais de plus le calife lui concéda d’avoir sous son autorité le lieu sacré d’où le salut était venu aux hommes s1. Entendons au moins la possession, à titre éminent, des Lieux Saints par excellence, c’est-à-dire de cette vieille basilique de V Anastasis qui contenait à la fois le rocher du Golgotha et le sépulcre du Sauveur2. Il est plus difficile, quoi qu’il en soit des amplifica­ tions toutes légendaires du moine de Saint-Galls, de supposer qu’il s’agit de la concession d’une sorte de protectorat sur l’ensemble de la Terre Sainte. Du moins cette reconnaissance officielle du haut domaine de l’empereur franc sur le lieu le plus saint du monde constituait-^elle, de la part du commandeur des croyants, un geste de grande courtoisie à l’endroit de Charlemagne, pour celui-ci un titre de plus à favoriser les chrétiens qui séjournaient en ces pays ou y venaient en pèlerinage ♦. Si l’on ajoute que la sollicitude de Charlemagne ne va pas seulement aux chrétiens de Terre Sainte, qu’elle soutient, en nombre de régions de l’Afrique, en Égypte et en Tunisie, par exemple, les fidèles noyés dans les masses musulmanes, on comprend que certains auteurs aient pu parler de ce protectorat de la France exercé déjà par lui sur les chrétiens vivant parmi les infidèles *. Ainsi l’Empire de Charlemagne, au moment où il le transmet à son fils Louis le Pieux, apparaît comme une puissante et grandiose réalisation de la Cité de Dieu. Si l’on exclut l’Orient byzantin, si l’on néglige la magnifique Église « nestorienne », qui en ce moment même atteint peut-être son apo­ gée •, il rassemble en son sein, ou du moins se rattache par des liens plus ou moins officiels, tous ceux qui, à cette époque, se réclament du nom de Jésus. Sans doute cette Cité de Dieu — Augustin l’avait dit de reste — connaît des luttes sporadiques, des échecs parfois, des difficultés toujours. Il n’en demeure pas moins qu’en ces premières années du ixe siècle elle brille d’un éclat qu’elle n’avait guère connu qu’aux dernières années de Théo dose, alors que l’évêque d’Hippone en saluait les triomphes. Les revers OBJET DE CES AMBASSADES (1) Vila Karoli, xvi. (2) A. Kleinclausz, réduit à tort, nous semble-t-il, l’expression d’Éginhard à l'édicule même du sépulcre. (3) De Gestis Caroli Magni, II, xi-xiv. (4) Capitulare missorum Aquisgranen.se primum (810), n. 18 : De eleemosyna mittenda ad Hieru­ salem propter ecclesias Dei restaurandas (Capitularia, t. I, p. 154). Cf. Commemoratorium de casis Dei dans Tobler et Molinier, Itinera hierosolymitana, t. I, p. 301 et suiv. (5) Cf. L. Bréhier, Les origines des rapports entre la France et la Syrie. Le protectorat de Char­ lemagne-, dans Congrès français de Syrie, Séances et travaux, 1919, fase. 2, p. |6-39. (6) Nous n’avons pas à en traiter ici ; indiquons au moins tous les renseignements que l’on peut fiouvei dans l’art. Eglise nestorienne de E. Tisserant et É. Amann dans Dictionnaire de thêol. catholique, t. XI, col. 157-323. Le chef de cette Église qui, à ce moment, pousse des ramifications jusque dans l’Inde, en Chine et dans l’Asie centrale, est alors le catholicos Timothée Ier (780-823) sur lequel il faut lire J. Labourt, De Timotheo 1, Nestorianorum patriarcha, Paris, 1904. 200 LES TRANSFORMATIONS DE LA CHRÉTIENTÉ ne tarderont pas à venir, les déceptions aussi, qui ne’ feront qu’aviver les regrets des hommes et grandir celui qui, pendant près de cinquante ans, fut le vrai chef de cette cité, le maître de la chrétienté d’Occident. Rien ne faisait prévoir, en septembre 813, une disparition très prochaine de l’empereur. Cependant les forces du vieillard — il avait soixante-douze ans — s’affaiblissaient. A partir du 1er novembre, il eut de fréquents accès de fièvre ; le 22 janvier 814 il s’alita ; une pleurésie se déclara : c’était la fin. Le 27 janvier il demandait à l’archichapelain, Hildebald, de lui administrer le saint viatique. Le lendemain matin, 28, aux premières lueurs de l’aube, très lucide, il s’essayait à faire encore le signe de la croix sur son front et sa poitrine ; il n’y parvenait qu’avec peine ; puis il s’endormait doucement dans le Seigneur, en soupirant le mot du psaume : « Mon Dieu, je remets mon âme entre vos mains »x. Il fut enterré à Aix, le jour même où il était décédés, dans un sarco­ phage de marbre antique, déposé directement dans la terre. Par les soins de Louis son fils, un monument assez modeste s’éleva bientôt au-dessus de la fosse, sorte de baldaquin où se voyait l’image du défunt et où se lisait une inscription, transmise par Éginhard et rappelant que : « Sous cet édicule repose le corps de Charles, grand et orthodoxe empereur, qui noblement amplifia le royaume des Francs et pendant quarantesept ans le gouverna avec bonheur » *. MORT DE CHARLEMAGNE (1) Thégan, Vita Ludovici, vu ; ci. Éginhard, Vita Karoli, xxx. (2) Éginhard, xxxi. (3) Ce monument extérieur a disparu de bonne heure, peut-être dès 881, quand les Normands incendièrent Aix-la-Chapelle ; son emplacement n’a pu être retrouvé. En 1165, l’empereur Frédéric Barberousse fit rechercher le corps de Charlemagne ; il fut tiré de son sarcophage de marbre et déposé dans un reliquaire en bois revêtu d’argent, que l’on plaça sur le maître-autel. Par les soins de Frédéric II, en 1215, il passa de ce premier reliquaire, dans un autre plus somptueux où il repose encore aujourd’hui. — Cette « élévation » du corps de Charlemagne, qui est la forme ancienne de la canonisation, a été faite par Barberousse en 1165, « avec l’assentiment et par l’autorité du pape Pascal (III) et de l’avis de tous les princes, tant séculiers qu’ecclésiastiques ». Le malheur est que Pascal III est un antipape, opposé par Barberousse à Alexandre III. Aussi Baronius fait-il remar­ quer que cette canonisation n’a pas été reçue par l’Église romaine, et que le nom de Charlemagne n’a pas été inséré au Martyrologe. Cet auteur ajoute néanmoins qu’il y a eu de la part de l’autorité romaine une permission tacite, ou tout au moins une tolérance, à l’égard du culte qui lui était rendu soit à Aix, soit en d’autres églises. (C’est aussi l’avis qu’exprimera plus tard .Benoît XIV.) En fait, continue-t-il, ce culte s’est répandu en d’autres églises de Belgique, de Germanie et des Gaules. Voir Annales eccles., a. 814, n. lxiii. On trouvera quelques spécimens d’office de saint Charlemagne et divers éloges martyrologiques dans P. L., XCVIII, 1357-1370. Ce serait seulement en 1661 que l’université de Paris aurait pris comme patron saint Charlemagne, qui, de ce chef, est demeuré le patron de l’Université de France. — En un procès régulier de canonisation, < l’avocat du diable » aurait beau jeu pour contester l’héroïcité des vertus pratiquées par les ouverain. Peut-être ne retiendrait-il pas certaines cruautés, comme le massacre de Verden, qui, pour être conformes aux habitudes du temps, ne laissent pas de jeter un voile sanglant sur sa mémoire. Mais il est trop cer­ tain que la vie privée du souverain n’était pas celle d’un chaste. Sans parler des deux premières répudiations, où la politique a eu peut-être quelque part, il eut après la mort de Luitgarde (4 juin 800) quatre concubines, pour les enfants desquelles il témoigna une tendresse sénile. L’opposition qu’il mit au mariage de ses filles, dont il ne pouvait consentir à se séparer, amena au palais des intri­ gues scandaleu&s sur lesquelles il était fort bien renseigné et qu’il ne se sentait pas le courage de réprimer. Aux dernières années de sa vie, la cour d’Aix n’avait pas bonne réputation, nous le dirons plus loin. Certains apologistes ont tenté de pallier ou même de nier ces faiblesses ; l’histoire impar­ tiale doit y renoncer. Pour n’avoir pas été un saint à mettre sur les autels, Charlemagne n’en reste pas moins un héros chrétien et sa grandiose conception de son rôle religieux et moral peut faire oublier bien des misères. CHAPITRE VI L’ÉGLISE ET L’EMPIRE D’OCCIDENT AÚ TEMPS DE LOUIS LE PIEUX1. C est à Doue, aux environs de Saumur, que ’ . ... . , ? 1 empereur Louis apprit la mort de son père. Il se mit aussitôt en route pour Aix-la-Chapelle, où il arriva un mois à peine après le décès de Charles. Des hommes de confiance l’y avaient précédé, entre autres son cousin Wala qui, pour l’instant, sem­ blait jouir de toute sa faveur. Dans l’administration même du palais rien ne changea, du moins en apparence ; mais on s’aperçut assez vite que les fonctionnaires qui avaient entouré Louis à la cour d’Aquitaine prenaient le dessus sur les vieux serviteurs de Charlemagne. Les deux cousins de l’empereur défunt, Adalard et Wala 1 2, furent bientôt supplantés par un très saint personnage, Benoît d’Aniane, le grand réformateur monastique du midi, que l’on ne tarda pas à installer à Inden, à deux pas d’Aix, dont il fréquentera assidûment le palais. Si l’archevêque de Cologne, Hildibald, restait archichapelain, la chancellerie passait aux mains d’Hélisachar, qui avait exercé les mêmes fonctions en Aquitaine. C’était un prêtre fort instruit, fort zélé avec cela pour la réforme des mœurs. Dès les premiers mois, ces deux personnages donnent le ton à la cour de celui qui pour l’histoire restera Louis le Pieux. L'AVÈNEMENT DE LOUIS ., Le surnom lui a ete donne de bonne heure et, de , , , , . . . . ,. quelque façon que 1 on traduise le mot latin pius, il convient exactement à Louis. « Le Débonnaire », écrivaient jadis les auteurs français, et le surnom est justifié, si l’on songe que, malgré des accès passagers de sévérité, la clémence —- et une clémence qui confinait . SON CARACTÈRE (1) Bibliographie. — I. Sources. — Annales Eginhardi, jusqu’en 829. Continuées à partir de cette date par les Annales Bertiniani (Annales de Saint-Bertin), anonymes jusqu’en 835, à partir de cette date jusqu’en 861, rédigées par Prudence, évêque de Troyes, édition de G. Waitz, dans les Scriptores rerum germanicarum. Les Annales Fuldenses, pour cette période, ne sont qu’un résumé des Annales Eginhardi. — Les deux Vies de Louis le Pieux, celle de Thégan et celle de l’écrivain appelé I’Astronome. Le poème d’ERMOLDus Nigellus (voir ci-dessus, p. 184, n. 3). Les deux vies d’Adalard (abbé de Corbie) et de Wala son frère, par Paschase Radbert, dans P. L., CXX, col. 1507-1556 et col. 1559-1650, l’une et l’autre de tendance apologétique. IL Travaux. — B. Simson, Jahrbücher des frdnkischen Reichs unter Ludwig dem Fromme, 2 vol., Leipzig, 1871-1876 (capital), renverra aux ouvrages antérieurs ; Pfister, dans Histoire de France de Lavisse, t. II, 1 et 2 ; F. Lot, Ch. Pfister et F.-L. Ganshof, op. cit. ; Himly, Wala et Louis le Débonnaire, Paris (très important), à compléter par C. Rodenberg, Die Vita Walae als historische Quelle, Goettingue, 1877. (2) Pour Adalard, Vita Adalhardi, xxx, P. L., CXX, col. 1523 et suiv. ; pour Wala voir ce que dit I’Astronome, Vita Ludovici, P. L., CIV, col. 941 A. 202 l’église et l’empire d’occident parfois à la faiblesse — prenait chez lui très vite le dessus sur les plus légitimes indignations. Mais c’est à sa piété envers Dieu que songeaient surtout les contemporains. Ne disons pas « bigoterie ». Encore qu’il se complût aux actes extérieurs de dévotion, il ne différait pas beaucoup en cela de son père. Charlemagne lui aussi aimait à prendre sa part aux gestes liturgiques et sa vie tout entière s’inspirait des pensées de la foi, au milieu même des écarts de sa conduite. Cet esprit de foi et de dévotion prend néanmoins chez le fils quelque chose de plus intime, de plus déli­ cat, de plus mystique. Charlemagne a une piété de laïque ! Louis une dévotion de prêtre ou de moine. C’est dans un milieu sacerdotal et monas­ tique qu’il a grandi : les premières impressions de l’enfant persisteront ; elles inspireront bon nombre des actes de l’empereur. Ici encore son père lui a donné l’exemple. Nous avons dit avec quel sérieux Charles avait pris son rôle de chef de la chrétienté, avec quel zèle il s’était occupé de cette Église « dont le gouvernement lui avait été confié par Dieu », mais ces préoccupations, quelque importance qu’il y attachât, n’ont pas primé les autres. Nul moins que lui n’a été l’homme d’une seule idée ; sa vaste intelligence met chaque chose en sa place et lui accorde l’importance qu’il faut, au moment qu’il faut. A Louis, au contraire, il a manqué, pour être un grand souverain, cette promptitude et ce développement de l’intelligence. Encore que sa formation intellectuelle fût supérieure à celle de son père, encore que ses connaissances — ses connaissances théologiques surtout — ne fussent nullement méprisables, il s’est trop exclusivement confiné dans la charge de chef de la chrétienté qu’il trouve dans l’héritage paternel : la réforme de l’Église, la réforme surtout de l’état monastique absorbera la meilleure partie de son attention. A ce rétrécissement des vues; que l’on ajoute la débilité du caractère et l’on comprendra que, ayant possédé un certain nombre des vertus qui font le grand prince, Louis n’ait pas su porter l’énorme responsabilité que lui laissait la mort de Charlemagne. Que l’on compte de surcroît la faiblesse du cœur et, en de certaines circonstances, le désarroi même des sens, et l’on s’expliquera qu’il ait pu être entraîné aux aven­ tures les plus tragiques. Son affection presque sénile pour sa seconde femme Judith causera beaucoup plus de troubles en J’État que les fugues extra-conjugales de son père. Un homme, somme toute, d’intelligence moyenne, de caractère moyen, de bonne volonté moyenne, pour conti­ nuer une œuvre énorme ! De là l’échec final. Sans doute, durant un quart de siècle encore, l’histoire de la chrétienté occidentale va se confondre avec celle de l’Empire d’Occident, mais bien vite, au cours de ce laps de temps, les signes se multiplient qui annoncent la fin prochaine de ce qu’avait créé la main puissante de Charlemagne. Église et État en Occi­ dent se confondent encqre ; mais alors que Charles était le chef reconnu, incontesté de la Cité de Dieu, d’autres pouvoirs surgissent, à l’époque de Louis, qui vont, plus ou moins vite, plus ou moins consciemment aussi, prendre en main la direction des affaires. A défaut des papes qui s’aven­ LOUIS LE PIEUX ET ROME 203 turent encore avec prudence en ce domaine nouveau pour eux, voici que les hauts dignitaires ecclésiastiques de l’Empire — les proceres comme l’on dit — se sentent en mesure d’imposer leurs directives à l’État, tou­ jours plus ou moins identifié à l’Église. § 1. — Louis le Pieux et Rome l. Au fait, les plus grosses difficultés ne sont pas venues , ’ \ t > ri i de Rome. A peine voit-on s y manifester quelques velléités d’indépendance. Léon III qui, décidément, ne savait pas s’y prendre avec ses sujets, connut, en 815, des ennuis analogues à ceux qui avaient marqué le début de son pontificat. Un complot monté pour assassiner le pape échoua ; les conjurés furent arrêtés, reconnus coupables de lèse-majesté, condamnés à mort et exécutés *. Bien qu’il ne faille pas prendre à la lettre le chiffre de trois cents exécutions capitales dont parle une chronique s, il est certain que la répression fut rude. En de pareilles conjonctures, Léon, du vivant de Charlemagne, en eût cer­ tainement référé à l’empereur. Or, ce fut par la rumeur publique que la cour de Louis le Pieux apprit les sanglantes représailles, où peut-être avaient été englobés des hommes que couvrait la protection des Francs. On s’émut à Aix-la-Chapelle de ce manque d’égards et aussi de la sévé­ rité déployée par le chef du sacerdoce. Le jeune roi d’Italie, Bernard 1 2345, et le comte Gérold furent expédiés à Rome pour enquêter. Sur les pas de la mission franque qui rentrait à Aix, survint une ambassade envoyée par Léon III, qui présenta à l’empereur une justification ; elle fut, paraîtil, trouvée suffisante. Le calme n’était pas revenu pour autant à Rome ; au cours de l’automne, une véritable jacquerie désola la campagne romaine et les propriétés ecclésiastiquess eurent beaucoup à souffrir. L’inter­ vention du roi Bernard fut encore nécessaire, il envoya sur les lieux le duc de Spolète, Winigis, qui rétablit l’ordre. Le pape Léon III mourut peu après, le 12 juin 816 67. Sa disparition dut laisser peu de regrets ; les vingt années de son pontificat n’avaient pas donné beaucoup de pres­ tige au Siège apostolique ’. LE PAPE LÉON UI (1) Bibliographie. — 1. Sources. — Le Liber pontificalis demeure, pour toute cette époque, une source de premier ordre. Les lettres pontificales sont conservées en nombre beaucoup plus restreint qu’au temps de Charlemagne ; on s’en apercevra à parcourir Jaffé-Wattenbach, Regesta pontificum. L’édition des Capitulaires de Boretius-Krause fournit quelques pièces importantes. II. Travaux. — Outre les travaux antérieurement cités sur l’État pontifical : Gregorovius, Baxmann, Duchesne, etc., le travail fondamental est celui de Th. Sickel, Das Privilegium Ottos 7. für die rômische Kirche, Insbrück, 1883 ; il y a encore profit à lire les préfaces de Cenni, Monumenta dominationis pontificiae, reproduits dans P. L., XCVIII. (2) Annales Eginhardi, a 815 ; I’Astronome, Vita Ludovici (P. L., CIV, 943). (3) Chronicon Benedicti Sancti A ndrcae, dans M. G. H., SS., t. III, p. 711 ; Benoît de SaintAndré est un bien pauvre garant. (4) Fils de Pépin (celui-ci était mort eu 813), il avait été reconnu, aussitôt après la mort de son père comme roi d’Italie. (5) A en croire,I’Astronome, ces propriétés avaient été constituées par des exactions du fisc pontifical ; les propriétaires lésés entendaient se dédommager eux-mêmes. (6) Annales Eginhardi et I’Astronome, ibid. (7) Ce pape ne laisse pas de figurer comme saint au Martyrologe roma n, le 12 juin. Celte inser- 204 l'église et l’empire d’occident Léon III avait à peine fermé les yeux que le choix du » , j . . , .. i j’ * i?. cierge et du peuple romains se portait sur le diacre Etienne, un homme de bonne famille — cette famille donnera deux autres papes au cours du ixe siècle — et qui avait fait carrière au palriarchium. C’était la première fois, depuis le rétablissement de l’Empire d’Occident, qu’avait lieu une élection pontificale. Convenait-il d’envoyer à Louis le procèsverbal de celle-ci et d’attendre, comme à l’époque des basileis, l’auto­ risation impériale pour procéder à la consécration ? Fallait-il, en d’autres termes, revenir à l’ancien système de l’approbation auquel les empereurs byzantins avaient si énergiquement tenu ? Rome, on le comprend, n’ai­ mait pas ces ingérences, encore que cette intervention du pouvoir sécu­ lier s’expliquât par le souci d’ei pêcher les schismes résultant d’élections contestées. Comme au moment de l’élection de Léon III, on pensa qu’il valait mieux mettre le lointain protecteur en présence du fait accompli. Étienne IV fut donc consacré dix jours après son élection. Il n’enten­ dait pas, d’ailleurs, que l’on interprétât cette hâte comme une marque d’insubordination à l’endroit de Louis : il fit prêter, par tout le peuple romain, serment de fidélité à l’empereur1. Très peu après, il envoyait à la cour franque deux missi qui expliqueraient les circonstances de son avènement. Ils devaient en même temps prévenir Louis de l’arrivée imminente en Francie de leur maître. Sans qu’il faille insister sur un mot de l’Astronome, d’après lequel les envoyés pontificaux venaient « donner satisfaction »2 à l’empereur au sujet de la consécration d’Étienne, il n’en reste pas moins qu’à Rome on se rendait compte du caractère osé du procédé mis en œuvre, et qu’on tenait à éviter des froissements entre les deux cours. Plus singulière encore apparaît la démarche du pape, se rendant de sa personne en Francie. Prévenu de son arrivée, Louis se porta à sa rencontre jusqu’à Reims, où il reçut le pontife avec de grands honneurs. Plusieurs journées se passèrent en pourparlers, au cours desquels Étienne, tout en renouvelant ses protestations d’amitié à l’égard de l’empereur, s’efforça de lui faire comprendre ce qu’il atten­ dait de lui3. Louis avait reçu la couronne impériale sans participation active des autorités ecclésiastiques ; il s’agissait de l’amener à se prêter maintenant à une cérémonie liturgique qui marquât le caractère sacré, hiérarchique de son autorité et s’ajoutât à celle au colors de laquelle il avait déjà reçu l’onction sainte comme roi d’Aquitaine. Il se laissa convaincre : « Le dimanche suivant, dit Thégan, au début de la messe, . ___ ÉTIENNE IV tion au Martyrologe a été décidée par un décret de la S. Congrégation des rites, de 1673 ; il semble que, depuis longtemps, le nom de Léon III paraissait déjà en divers recueils hagiographiques. Le miracle par lequel, disait-on, le pape aurait recouvré la vue après l’attentat du 25 avril 799 n’a pas dû être étranger à la vénération qui fut rendue à sa mémoire. C’est le seul fait qui soit rapporté de lui dans le texte actuel du Martyrologe. (1) Thégan, Vita Ludovici, xvi. (2) L’Astronome : « Praemisit legationem quae super ordinatione ejus imperatori sat isfaceret ». (3) Outre la question du couronnement, on dut traiter celle du retour à Rome des chefs de la conspiration de 799, exilés en Francie depuis 801. Étienne IV, qui voulait effacer les traces des violences du temps de Léon III, obtint ce retour. Voir Liber pontificalis, édit. Duchesne, t. II, p. 49, 1. 20 et suiv. LOUIS LE PIEUX ET ROME 205 devant le clergé et tout le peuple, le pape le sacra, lui donna Fonction impériale, et plaça sur sa tête une couronne d’or d’une grande beauté, ornée de gemmes magnifiques, qu’il avait apportée de Rome. Semblable­ ment proclama-t-il Augusta la reine Irmingarde et lui posa-t-il sur la tête une couronne d’or » *. Cette cérémonie doit se placer au début d’octobre. Elle était d’importance et complétait au mieux le geste de Léon III couronnant Charlemagne. Deux précédents attestaient maintenant que, faute de l’intervention du pape, il manquait quelque chose au pouvoir impérial. Les successeurs d’Étienne IV s’en souviendront. Le pape, d’ail­ leurs, n’eut pas le loisir de méditer longuement sur les conséquences de son geste. Il était rentré à Rome depuis trois mois à peine, qu’il mourait, le 24 janvier 817. Avec une célérité rplus ogrande encore qu’au moment du décès de Léon III, l’on porta dès le 25 au trône ponti­ fical et l’on consacra le lendemain 26 le prêtre Pascal, pour lors supé­ rieur du couvent de Saint-Étienne-le-Majeur, qui s’élevait non loin de la basilique vaticane. Cet empressement était significatif. Comme précédemment aussi, une légation partit bientôt de Rome pour Aix, portant à l’empereur une lettre où le nouveau pape expliquait la régu­ larité de son élection 2. Ces premiers messagers ou d’autres qui ne tar­ dèrent pas à prendre le chemin d’Aix demandaient en même temps la confirmation du pacte qui, depuis 774, liait le Saint-Siège à l’Empire franc. C’est ainsi que prit naissance le fameux « privilège de l’empereur Louis », le premier instrument diplomatique qui se soit conservé aux archives romaines relativement à l’État pontifical 3. Il en décrit d’abord par régions la teneur géographique : Rome et son duché, Pérouse et ses dépendances, la Campanie, l’exarchat de Ravenne, la Pentapole, le terri­ toire de Sabine, une partie de la Tuscie lombarde (à laquelle sont ratta­ chées les îles de Corse, de Sardaigne et de Sicile *), enfin les « patrimoines » sis en dehors de l’État lui-même. Puis le document fait état des cens et impositions de la Tuscie lombarde et du duché de Spolète, qui, de par les concessions de l’empereur Charles, doivent revenir au fisc pontifical. En dehors de ces deux derniers territoires, où il est bien entendu que l’empereur conserve tous ses droits de souveraineté, le « privilège » déclare que le haut domaine du pape dans l’État pontifical est absolu, et PASCAL IeT (1) Thégan, XVI, XVII ; I’Astronome est un peu moins circonstancié ; cf. aussi Annales Eginhardi, a. 816. (2) Annales Eginhardi, a. 817 : « Excusatoriam imperatori misit epistolam ». — L’Astronome : « Legatos cum epistola apologetica... imperatori misit ». (3) Le texte conservé aux archives romaines (Château Saint-Ange, puis Bibliothèque Vaticane) n’est pas l’authentique même, mais une copie. Sur les relations de celle-ci avec l’original les opi­ nions ont beaucoup varié. Depuis le travail de Th. Sickel, Das Privilegium Ottos I. für die rômische Kirche, 1883, on est à peu près d’accord pour considérer que les quelques interpolations que l’on peut y remarquer ne changent pas substantiellement la valeur du texte. Hauck (op. cit.y t. II, p. 493, n. 2) continue à considérer le texte comme inauthentique. Le texte dans P. L.t XCVIII, col. 579588, d’après Cenni ; la dissertation préliminaire et les notes de celui-ci conservent leur intérêt. (4) Il y a tout lieu de soupçonner une interpolation pour les deux dernières de ces îles. 206 l’église et l’empire d’occident’ que l’Empire franc protégera celui-ci contre toute agression. L’empereur s’interdit d’y exercer quelque pouvoir que ce soit, administratif ou judi­ ciaire, à moins d’en être requis par le détenteur régulier du Siège apos­ tolique, de soutenir les personnes relevant de la souveraineté pontificale qui viendraient se plaindre à la cour franque ou y chercher un abri et qu’il renverrait devant la juridiction pontificale. Exception toutefois était faite pour les plaignants qui auraient recours à l’empereur à la suite de vio­ lences ou de dénis de justice et demanderaient le redressement de torts graves : c’était dire que la cour impériale constituait une instance supé­ rieure, où les ressortissants de l’État pontifical pourraient en certains cas se pourvoir. La fin du privilège, chose non moins importante, garantissait la liberté complète des élections pontificales ; le personnage élu d’un consentement unanime, sans brigue ni simonie, pourrait être immédiatement consacré, après quoi il enverrait une ambassade à la cour franque, pour renouveler le pacte d’amitié et d’alliance déjà conclu aux temps de Charles Martel, de Pépin et de l’empereur Charles 1. Tel est ce « privilège de Louis » qui, tout au moins pour ce qui est des ra, irts entre pape et empereur, érigeait en droit ce qui avait été le fait aux deux élections d’Étienne IV et de Pascal. Pour le reste, on s’en tenait à peu près aux usages en vigueur à l’époque de Charle­ magne et d’Hadrien. Tout en reconnaissant dans la théorie la souverai­ neté absolue du pape en ses terres, on maintenait le droit de regard de la cour franque en toutes les affaires un peu importantes, surtout pour ce qui était des personnes qui se réclamaient de la protection de l’État franc. Des événements tout proches allaient montrer ce qu’il y avait de verbal dans une bonne partie des promesses ainsi faites ; une partie même des concessions réelles allait être retirée. Aussi bien, malgré l’effacement où ils avaient été d’abord con­ finés, il restait à la cour d’Aix assez de « palatins » du temps de Charlemagne pour faire revivre les idées de celui-ci ; Adalard, Wala, bien qu’absents, avaient repris de l’influence et, malgré leur piété, des gens comme Hélisachar ou même Benoît d’Aniane n’étaient pas disposés à restreindre les droits du souverain. On le vit bien dans les mois qui suivirent l’envoi à Rome du fameux « privilège ». Au début de l’été 817, en un grand plaid tenu à Aix où furent réglées nombre de questions intéressant la réforme ecclésiastique, fut proclamée la Divisio imperii, qui devait être la charte de la succession impériale. Louis avait alors trois fils, dont l’aîné Lothaire était âgé de vingt-deux ans. Il fut décidé que Lothaire serait dès ce moment associé à l’Empire ; aux deux autres, Pépin et Louis, était donné le titre de roi avec une portion de territoire : Pépin aurait l’Aquitaine, Louis — celui que l’histoire LA . DIVISIO IMPERII • ¡¿T LE COURONNEMENT DE LOTHAIRE (1) C’est sur les dispositions susdites que Hauck se fonde pour repter l’authenticité de la pièce. LOUIS LE PIEUX ET ROME 207 appellera Louis le Germanique — régnerait sur la Bavière et ses annexes orientales : Autriche, Pannonie, Carinthie. Mais —et c’est ici que se révèle la grande pensée des conseillers de I^ouis le Pieux — des précautions fort minutieuses étaient prises pour sauvegarder l’unité de l’Empire qui s’iden­ tifiait avec la Chrétienté. Bientôt le mot d’« unité de l’Empire» servira à rallier le parti ecclésiastique, pour des raisons théoriques, pour des motifs pratiques aussi. Sur l’heure, lea jeunes frères de Lothaire n’étaient point à craindre ; on assurait néanmoins à celui-ci un droit de direction à l’égard de Pépin et de Louis. On allait même plus loin et, pour bien montrer que l’unité de l’Empire était l’idéal auquel tout se subordonnait, on pré­ voyait qu’en cas de décès de l’un des trois frères il n’y aurait plus de nouveau partage. Si le défunt laissait plusieurs fils légitimes, l’assemblée du peuple choisirait l’un d’entre eux que Lothaire confirmerait ; s’il n’en laissait point, son royaume reviendrait à Lothaire. Si c’était Lothaire qui mourait le premier, c’était encore au peuple à décider à qui des deux frères survivants reviendrait l’héritage de celui-ci avec le titre impérial. On entendait donc bien limiter au plus strict les inconvénients de la vieille coutume germanique des partages L Quoi qu’il en soit, Lothaire fut investi de sa nouvelle dignité avec le même cérémonial dont, en septembre 813, Charlemagne avait usé pour s’adjoindre Louis le Pieux. Ce fut son père qui le couronna empereur, sans aucune intervention, semble-t-il, de l’autorité ecclésiastique2. Lothaire devenait empereur par la grâce de Dieu, la volonté de son père et le consentement du peuple. Mais, comme dans le cas de Louis le Pieux, ¡’intervention du pape viendrait à son heure. En 822, Lothaire fut envoyé en Italie, pour reconstituer l’administration de ce royaume : le pape Pascal, l’invita à venir à Rome pour y recevoir la couronne impériale 11 se rendit, accompagné de Wala, aux avances pontificales et, le jour, de Pâques (5 avril 823), fut couronné à Saint-Pierre. Une fois de plus, la papauté qui avait mis le diadème sur la tête de Charlemagne, sur celle de Louis le Pieux, le posait sur celle de l’héritier présomptif. Satisfaction assez maigre d’ailleurs pour le pape Pascal, qui n’allait pas tarder à voir jouer, mais cette fois contre lui, une des dispositions du ci entia filiorum erga patres et subditorum erga reges, dans M. G. H.» Epistolae, t. V, Z- Ameles Bertiniani, a. 834. 224 l’église et l’empire d’occident plein succès. Louis le Pieux et son jeune fils Charles, que Lothaire avait amenés d’Aix à Saint-Denis, étaient délivrés, tandis que Lothaire s’en­ fuyait dans la direction de la Bourgogne. Les partisans du vieil empereur étaient d’avis .que celui-ci reprît aussitôt les insignes de sa puissance. Toujours respectueux de l’autorité ecclésiastique, Louis ne voulut rien brusquer. « Ce sont les évêques, disait-il, qui m’ont désarmé ; c’est à eux qu’il appartient de me rendre mes armes ». L’acceptation qu’il avait faite de la pénitence publique supposait, d’ailleurs, une réconciliation solen­ nelle : elle lui fut accordée le dimanche de Reminiscere (1er mars) dans l’église de Saint-Denis1. Peu après, on vit revenir d’Italie l’impératrice Judith *. Enfin, Lothaire, après quelque résistance armée, vint faire, aux environs de Blois, une soumission complète 1 23. Les conditions lui furent relativement favorables : il conservait la vice-royauté de l’Italie, dont il lui était interdit de sortir. Un grand nombre de ses partisans les plus compromis allaient l’y suivre : Wala, abbé de Corbie, et les évêques Ber­ nard de Vienne, Barthélemy de Narbonne, Jessé d’Amiens, Héribald d’Auxerre, Élie de Troyes. Il n’est pas sûr qu’Agobard de Lyon les ait accompagnés ; quant à Ebbon de Reims, arrêté dans sa fuite par un accès de goutte, il tomba aux mains de Louis le Pieux et fut provisoi­ rement relégué à Fulda. Tous ces événements avaient rempli l’été de 834. C’est seulement à la Chandeleur de l’année suivante que l’on vit à Thionville 4 l’ensemble de l’épiscopat franc, solliciter son pardon. Imposante assemblée à qui don­ nait le ton l’archevêque Drogon, promu depuis quelque temps à la dignité d’archichapelain ! Étaient présents les métropolitains de Trêves, Mayence, Reims (le trop célèbre Ebbon), de Rouen, de Tours, de Sens, d’Arles et de Bourges ; parmi les évêques, le plus écouté était Jonas d’Orléans, Foracle du concile de Paris de 829. Le « palais » de Thionville étant un cadre un peu étroit, on se transporta à Metz pour le premier dimanche de carême,, et ce fut dans l’antique cathédrale de Saint-Étienne que se déroula la cérémonie qui, tout autant que celle de Soissons, attestait que l’Église ne renonçait pas à son emprise sur les affaires de l’État. Pendant la célébration de la messe, les sept archevêques chantèrent sur l’empereur agenouillé les sept oraisons qui réconciliaient les pénitents, puis Us vinrent prendre sur l’autel le diadème et les autres insignes de la puissance impé­ riale et les imposèrent au souverain. Montant à l’ambon, l’archevêque de Reims, Ebbon, déclara à haute voix que l’empereur avait été injustement déposé. Cette humiliante palinodie ne devait pas sauver le malheureux prélat 5. A peine rentrée à Thionville, l’assemblée entama son procès LE CONCILE DE THIONVILLE (835) (1) (2) (3) (4) (5) L’Astronome, col. 965-966. Annales Berliniani, a. 834 ; I’Astronome, col. 966. L’Astronome, col. 967 ; Thégan, lv. Les différents documents qui s’y rapportent, dans Concilia aevi karolini ,p. 696-703. Annales Berliniani, a. 835. LES FILS CONTRE LE PÈRE 225 dans lequel l’empereur lui-même s’était constitué partie 1 et, après un pénible débat, Ebbon fut déposé à l’unanimité. D’autres évêques eurent également à répondre de leur conduite antérieure : Hildemann de Beau­ vais réussit à se justifier ; Agobard de Lyon, Bernard de Vienne, Barthélemy de Narbonne furent jugés par contumace et déposés. La revanche de Louis le Pieux semblait complète. De cette revanche, c’était l’Empire qui aurait . ,, .. ’ T r ,, du, ce semble, tirer profit. Le pacifier, rassainir, n’était-ce pas l’objectif essentiel ? Mais pour y atteindre, la condition préliminaire, pour beaucoup de proceres ecclésiastiques, c’était la récon­ ciliation entre Louis et son fils aîné. Lothaire, aux yeux de tout ce monde, demeurait le représentant de l’idée impériale. Des ouvertures lui furent faites peu après Noël 835, et l’heureuse orientation de ces premiers pour­ parlers donna de grands espoirs à l’épiscopat franc. Réforme ! réforme ! disait-on depuis les conciles de 829. La guerre civile avait renvoyé sine die l’exécution du programme que l’on avait alors mis sur pied. Ce pro­ gramme allait inspirer les travaux du concile qui se réunit à Aix, peu après la Chandeleur de 836 2. On y parla beaucoup des qualités que devaient avoir les évêques, des connaissances qu’ils devaient posséder, de l’atten­ tion qu’il était désirable d’apporter aux cérémonies du culte. En même temps — et cela donne au concile son air d’actualité — on prit des pré­ cautions contre ceux qui, dorénavant, seraient infidèles à l’empereur. Une autre préoccupation se fit jour, qui inspirera dans un avenir prochain toute une législation : celle de mettre les prélats à l’abri des fausses accusations. Restait enfin la question toujours actuelle des biens ecclésiastiques ; c’est dans le royaume de Pépin qu’elle avait pris toute son acuité. Un long mémoire fut adressé au souverain de l’Aquitaine, lui rappelant toutes les raisons qui rendaient intangibles les propriétés de l’Église et lui demandant de mettre bon ordre aux abus qui se perpé­ tuaient en ses terres. Cette réunion d’Aix-la-Chapelle resserrait ainsi entre l’épiscopat et l’empereur les nœuds que les événements des années précédentes avaient détendus. Un instant on caressa l’espoir que Lothaire allait reprendre sa place dans ce concert unanime. En mai, arrivait à Thionville Wala, maintenant abbé de Bobbio, envoyé par lui pour négocier •. Une épidémie qui éclata en Italie après le retour du messager de Lothaire arrêta bientôt tous les projets. Le roi d’Italie fut lui-même touché ; il se rétablit, mais Wala succomba à la fin d’août *, Le frère de l’empereur, l’abbé Hugues, partit „ . LE CONCILE D’AIX (836) 1 Concilia aevi karolini, p. 697 et 699. _ D en reste : 1. Une série de décrets, dont les considérants et le dispositif sont fort souvent - - z r-ntés mot pôur mot au concile de Paris de 829 ; — 2. Un long mémoire adressé à Pépin i - taine, lui rappelant le devoir des souverains de respecter les biens ecclésiastiques, et fai1 appel à de nombreux textes scripturaires pour justifier ces vues. Texte le plus récent dans —s oevi karolini, p. 704-767. L Astronome, col. 969 ; Annales Bertiniani, a. 836. - 1_ -Astronome, col. 970. C’est ainsi que l’abbé de Corbie fut enterré à Bobbio. Cf. Vita Hsz de l’Église. — Tome VI. 15 226 L’ÉGLISE ET L’EMPITE D’OCCIDENT bien pour la cour de Pavie, mais toutes ces négociations ne devaient pas aboutir à grand’chose. Un instant, au cours de l’année suivante (837), il fut question d’un voyage que Louis le Pieux entreprendrait à Rome *, accompagné de Pépin et de Louis ; il s’agissait de détacher de Lothaire le pape Grégoire IV, demeuré, en dépit de tout, son meilleur appui. Une invasion normande qui dévasta la Frise arrêta ces beaux projets, dont le pape, paraît-il, s’était fort réjoui *. L’union si nécessaire entre toutes les forces de l’Empire s’en trouva compromise. Elle .devait 1..etre davantage encore par les . , „ .r, , décisions qui furent annoncées, fin octobre, à la diète d’Aix-la-Chapelle, où figuraient Louis le Germanique et des repré­ sentants du roi Pépin. Un domaine très étendu y fut constitué pour le jeune Charles : à peu près l’ancienne Austrasie et la Neustrie. Et il ne s’agissait pas seulement d’une assurance pour l’avenir ; dès le moment même, on lui donnait la suzeraineté sur les évêchés, abbayes, comtés, biens doma­ niaux compris en ces limites ; les titulaires de ces différentes fonctions lui prêtèrent immédiatement le serment de fidélité ’. Grande fut l’irritation de Louis le Germanique, qui, aussitôt sé rapproche de Lothaire et se rencontre avec lui dans le Trentin *. Sommé de venir s’expliquer à Aix, il est durement traité par son père et, quelques mois plus tard, à la diète de Nimègue (juin 838), il se voit, par un édit impérial, privé de la plus grande partie de ses États. Ces dispositions furent renouvelées et renforcées en une assemblée réunie à Quierzy à l’automne, et qui comporta, comme il arrivait fré­ quemment, un synode. Il apparut que l’épiscopat franc se serrait plus que jamais autour du Débonnaire, et il semblait difficile que la révolte ouverte, où se jetait maintenant Louis le Germanique, pût aboutir à ébranler l’autorité de son père. Après quelques succès, il avait dû rega­ gner sa fidèle Bavière. Par ailleurs, Pépin d’Aquitaine était mort en décembre 838 5 ; Judith, pour arrondir l’héritage de son fils au détriment des héritiers naturels du défunt, deux enfants en bas âge, réussit à pro­ voquer entre Lothaire et son frère Louis une rupture dont profiterait le jeune Charles, si bien qu’en mai 839 on vit paraître à la diète de Worms Lothaire en personne, réconcilié avec son père et tout prêt à servir les intérêts de Charles son filleul *. Louis,persévérant toujours dans sa révolte, s’excluait par le fait du nouveau partage, mais il était entendu qu’on L’HÉRITAGE DE CHARLES Walae, II, xxm, col. 1646. Radbert fait le rapprochement entre Colomban et Wala, tous deux morts en exil et au même lieu. (!) Annales Bertiniani, a. 837. (2) Cf. Jaffé-Wattenbach, 2581. (3) Annales Bertiniani, a. 837, où l’on trouvera une description sommaire des divers comtés attribués à Charles. L'Astronome, col. 972, ne fait que mentionner l’acte : « Comme il a été * ino pérant, dit-il, nous le passons sous silence ». (4) Annales Bertiniani, a. 838. (5) Ibid. (6) L’Astronome, col. 973 ; Annales Bertiniani, a. 839 ; Nithard, I, vu. LES FILS CONTRE LE PÈRE 227 lui laisserait la Bavière. Le reste de l’Empire était divisé en deux moitiés que séparaient la Meuse de ses embouchures à sa source et une ligne qui suivait la Saône, puis le Rhône, jusqu’au Lémanx, l’Italie étant ratta­ chée à la partie orientale. Lothaire, à qui était une fois de plus reconnue la dignité impériale, choisit ce lot, laissant à Charles la moitié occidentale. De l’un et l’autre de ces territoires, les deux fils ne prendraient d’ailleurs l’administration complète qu’après le décès de leur père. Les troubles continuèrent pendant les mois qui suivirent. En outre la santé de l’empereur était mauvaise ’ et ses forces déclinaient : il lui fallut inter­ rompre la campagne commencée après Pâques contre Louis et se replier sur Ingelheim, non loin de Mayence. C’est là que Louis le Pieux mourut, en chrétien sincère, après avoir pardonné complètement à son fils révolté et à tous ceux qui avaient pu l’offenser, dans la matinée du dimanche 20 juin. Par les soins de Drogon son corps fut transporté à Metz ; il reçut la sépulture dans la basilique de Saint-Amoul, où sa mère Hildegarde avait été enterrée. Le monument qui lui fut érigé devait être assez modeste ; il a été impossible jusqu’aujourd’hui de retrouver à Metz le tombeau du second empereur des Francs. MORT DE LOUIS LE PIEUX (SiO). (1) Ceci n’est exact qu’en gros la répartition était faite par comtés ; nous avons la l’Ste des eomtés frontières. Voir Capitularia, t. II, p. 58. (2) Cf. I’Astronome, col. 975 et suiv. ; sommaire rapide dans Annales Bertiniani, a. 840. CHAPITRE VII LE SECOND ICONOCLASME § 1. — La reprise de l’iconoclasmo *. Les troubles de 1 Occident tiennent iconoclaste a causes politiques ; une fois de plus, en Orient, ce sont les affaires religieuses qui vont amener la confusion. Irène et son concile de 787 avaient mis fin, de manière violente, à l’iconoclasme de la dynastie isaurienne. Mais cette tendance, où il faut voir surtout une vive réaction contre le monachisme oriental *, avait poussé des racines trop profondes pour qu’elle put être anéantie par une décision synodale. En outre, il y avait à résoudre, à Bvzance d’autres Questions aue l’affaire ,yzance’ a autrcs questions que 1 anaire des saintes images ou les demeles entre 'e Stoudion et le patriarcat. A la menace arabe, qui, depuis un siècle et demi, pesait de manière continue sur l’Anatolie, la menace bulgare venait s’ajouter, qui prenait, de jour en jour, un caractère plus pres­ sant. Le terrible Krum, dans l’été de 813, infligeait à Michel Rhangabé à Versinicia, non loin d’Andrinople, une effroyable défaite, à la suite de laquelle les troupes bulgares arrivaient sous les murs de Constanti­ nople. Pendant que le basileus épanchait dans le cœur du patriarche Nicéphore sa honte et sa douleur, le cotps d’armée des Anatoliques, DÉPOSITION DE MICHEL Ie’. AVÈNEMENT de LÉON V (813). * Bibliographie. — I. Sources. — Io Historiens et chroniqueurs. Ils sont nombreux, mais fort 11 --?ndants les uns des autres. Les voici dans leur ordre chronologique : L’auteur anonyme d’une de Léon VArménien (Suyypa^yj (P. G., CVIII, 1009-1038) qui semble se relier à ? rvphane ; Georges Hamartolos ou Monachos (milieu du ixe s.) [P. G., CIX) ; je n’ai pu utiliser i.ùon russe parue à Petrograd en 1920, 1922, 1930) ; Genesios (milieu du xe siècle) (P. G., . ; Theophanes continuatus, ibid. ; Léon le Grammairien (xne siècle), Xpo'joypaiyix : G., CVIII) ; Ps. Syméon Magister (P\ G., CIX). Hagio graphes. — Ici encore les Vies sont très nombreuses; voici les principales: les erses Vitae Theodori Studitae, déjà énumérées ; la Vila Nieephori dans P. G., C (en latin seu—-nt; en grec dans C. De Boor, Nicephori... opuscula historica, p. 139 et suiv. ; Vita Methodii, : .Z.* Acta sanctorum ¡unii, t. Ill, reproduite dans P. G.t C. ; Vita Nicetae Mediciensis dans —- i anciorum aprilis, t. I (3 avril). * Divers. — L'Epistola patriarcharum (Antiochiensis, Alexandrini, Hierosolymitani) ad Theor’...!.—* imperatorem, qui figure parmi les œuvres de Jean Damascène (P. G., XCV, 345-386) ; la ¿e Michel li à Louis le Pieux dans M. G. H., Concilia aevi karolini, p. 475-480. 11 Tbavaux déjà mentionnés de Bury, Diehl, Pargoire, Vasiliev ; ajouter J. Hergenrœrîx-F Z -toiius, Patriarch von Constantinopel, t. I, Ratisbonne, 1867; E. Marin, Saint Théodore Paris, 1906. i Theophane, a. 6305. 230 LE SECOND ICONOCLASME commandé par Léon et qui, dans la débandade générale, avait conservé quelque cohésion, proclamait comme empereur son chef, seul capable d’assurer en ces conjonctures le salut de la patrie. Forçant l’une des portes, les soldats de Léon introduisaient dans la Cité gardée de Dieu le nouveau basileus. Michel ne fit pas un geste pour défendre sa courbnne ni pour sauvegarder les droits de son fils Théophylacte. Il se réfugia dans une église et annonça sa volonté de se faire moine. Sans difficulté, Léon devenait le souverain légitime. D’origine orientale — son. père Bardas était Arménien —il par­ tageait toutes les idées des empereurs iconoclastes du vin® siècle. Dès son avènement, il se heurta à la méfiance des milieux ecclésiastiques. Le patriarche Nicéphore ne consentit à le couronner qu’après un serment où Léon l’Arménien — ainsi le nommera-t-on désormais — promettait de ne rien faire ni contre les gens d’Église, ni contre les dogmes établis par les saints Pères *. Pour le moment, Léon avait besogne plus urgente : il lui fallait résister aux Bulgares. Krum fut, au bout de quelque temps, obligé d’abandonner le siège de Constanti­ nople, à la fin de 813, puis battu à Mesembria. Il ne survécut pas longtemps à sa défaite ; il mourait le 14 avril 814. Avec son successeur, Omurtag,- Léon conclut une trêve de trente ans. Il avait maintenant les mains libres, du côté du Balkan : il se livra au démon de la théologie . * En ses conversations,.en ses discours, en ses manifestes, il ne se privait pas de faire la critique de « l’idolâtrie » restaurée par le concile de 787 *. Des hommes se rencontrèrent vite pour emboîter le pas, dont un grammairien, Jean Hylilas, personnage en vue que l’on chargea de faire dans la tradition une enquête approfondie pour établir le mal fondé de la pratique courante. Muni des réquisitions impériales, Jean se fit ouvrir les bibliothèques et les chartriers tant des couvents que des églises : il n’y trouva que les actes du concile de Hiéria ; depuis trois quarts de siècle la critique des iconoclastes n’avait pas fait de progrès ! On ramassait dans l’Écriture et la tradition patristique tout ce qui condamnait le culte des idoles et, sans se préoccuper de distinc­ tions mille fois établies, on appliquait tels quels ces textes au culte, tout relatif, des images ! On comprend assez que le patriarche Nicéphore, appelé par le basileus, pour entendre le réquisitoire dressé par Jean le Grammairien contre les saintes icones, n’ait pas eu grand’peine à se débarrasser de ce fatras 4. Cependant l’agitation grandissait dans la capitale ; la venue à Constan­ tinople des évêques, convoqués par le patriarche, n’était pas faite pour la L'ICONOCLASME DE LÉON (1) ïvyy/>aaint Boniface ; Charlemagne y avait mis la main, et l’une de ses der1 Bibliographie. — I. Sources. — Pour les conciles réformateurs, textes dans les Concilia ie» Capitularia, qui doivent mutuellement se compléter. Pour l’action de Benoît d’Aniane, la 256 LA RÉFORME AU TEMPS DE LOUIS LE ÇIEUX nières préoccupations avait été la réunion des grands conciles de 813, dont la mort l’avait empêché de tirer toutes les conséquences. Louis le Pieux allait mettre à exécution les desiderata exprimés par l’Église d’Empire. Son respect pour la volonté de son père, sa religion personnelle, les objurgations d’un entourage où figurait le saint abbé d’Inden, Benoît, tout lui faisait un devoir de ne pas laisser prescrire les intentions réfor­ matrices de son prédécesseur. II ne faillit pas à cette tâche ; il n’est que de lire les documents de l’époque pour s’en convaincre. D’ailleurs, il ne s’agissait pas seulement de compléter et de parfaire l’œuvre que Charlemagne considérait comme encore inachevée. Avec le relâchement des liens de dépendance, avec l’affaiblissement de l’autorité centrale * il était inévitable que reparussent les vieux abus, accompagnés d’àutres nouveaux. Mais on n’en était pas encore arrivé à ce degré d’abaissement où les abus semblent chose toute naturelle. Ni le pouvoir central ne perdait encore la conscience de ses devoirs envers la société chrétienne, ni les gens d’Église ne prenaient * leur parti d’une baisse générale de la moralité. Réagissant l’un sur l’autre, l’empereur et l’Église étaient donc amenés à faire, chacun pour son compte, leur examen de conscience et à prendre les mesures propres à réparer les défaillances. Au besoin, les cala­ mités publiques, envisagées par la foi toute simple de l’époque comme des châtiments divins et comme des avertissements de la Providence, auraient suffi à provoquer et les réflexions et les décisions. A deux mo­ ments surtout, cet examen de conscience s’imposa. La première fois, ce fut en 829, où l’initiative impériale provoqua la tenue en quelques grandes villes de l’Empire de conciles régionaux, dans lesquels Ies pro­ ceres ecclésiastiques dénonceraient en pleine liberté les abus de toute sorte, quels qu’en fussent les bénéficiaires, et proposeraient les mesures propres à les faire cesser. Les événements qui suivirent et qui montrèrent jusqu’à quel point s’étaient relâchées dans l’Empire les notions de disci­ pline, d’obéissance, de loyalisme, empêchèrent le pouvoir central de mettre à exécution les directives, fort sages qui étaient sorties des déli­ bérations conciliaires. C’est seulement après la restauration de 835 qu’il sera possible de songer à la réforme ecclésiastique. En février 836, un grand concile est convoqué à Aix-la-Chapelle, dont les décisions s’ins­ pirent très étroitement des recommandations de 829l. C’est l’étude minutieuse de ces textes conciliaires qui renseignerait le mieux sur l’idéal religieux et politique de l’épiscopat impérial. Rien de très LES CONCILES RÉFORMATEURS source essentielle est la Vita S. Benedicti Anianensis, dans P. L., CHI, 351-384 (édit, de Mabillon) ; édit, plus récente dans M. G. H., SS., t. XV, 1. II. Travaux. — Paulinier, Saint Benoît d'Anione et la fondation du monastère de ce nom, Mont­ pellier, 1871 ; P. J. Nicolai, Der h. Benedikt Grùnder von Anione und Cornelimünster, Reformator des Benediktiner Ordens, Cologne, 1865-1877 ; Suzanne Dulcy, La règle de saint Benoit d’Anione et la réforme monastique à l’époque carolingienne, Nîmes, 1935. Le rôle de saint Benoît d’Aniane a été bien indiqué par Guy de Valous, Le monachisme clunisien, Paris, 1935, 2 vol. (1) Cf. M. G. H., Concilia aevi karolini, p. 706. 257 LA RÉFORME ET LE MONACHISME original, d’ailleurs, dans les mesures qui sont prises. On s’en tient en somme à la discipline qu’a instituée Charlemagne et l’on s’efforce de refermer les brèches que le temps y a faites. Sur deux points seulement, qui sont relativement nouveaux, l’attention du souverain est attirée par les gens d’Église. A diverses reprises, on entend les plaintes des évêques sur le peu de considération que témoignent certaines personnes, fonc­ tionnaires publics ou simples particuliers, aux choses de Dieu et aux hommes d’Église. Il est trop souvent de règle que l’on adresse directement soit à la cour, soit aux représentants de l’empereur, des plaintes contre le clergé, même du premier rangL Alors, sans enquête contradictoire, sans jugement régulier, tel évêque est dépossédé de son siège, ou même déposé de ses fonctions. Ce qui est vrai de l’évêque se répète aux éche­ lons inférieurs de la hiérarchie. Quelquefois même on se livre contre les ecclésiastiques à de véritables voies de fait2. Tous abus auxquels il est grand temps que soit porté remède. Plus fréquentes encore sont les plaintes relatives à la désinvolture dont certains témoignent à l’endroit des biens d’Église. S’il est vrai que les clercs de tous ordres n’en sont que les usufruitiers et les administrateurs, s’il est vrai qu’ils ne peuvent, en aucune manière, les aliéner à leur profit ou à celui de leur famille, à plus forte raison est-il interdit aux laïques de se les approprier par ruse ou par violence 3. Les précaristes d’abord doivent s’acquitter très exac­ tement des redevances qui ont été fixées sous les règnes antérieurs, ne pas oublier que les biens qu’ils occupent demeurent sous le haut domaine de l’Église. Les puissants, d’autre part, ne doivent pas recommencer les usurpations dont l’Église a été victime jadis. Malheureusement, l’exemple vient de haut ! C’est à Pépin d’Aquitaine lui-même que s’en prend le concile d’Aix. Un long mémoire lui est adressé, auquel sans doute Jonas d’Orléans mit la main 4. Par amples preuves empruntées à l’Écriture Sainte et à la tradition patristique, on lui remontre à quels périls il expose et sa tranquillité en ce monde et le salut de son âme dans l’autre, s’il continue, comme il le fait, à disposer pour les intérêts de sa politique ou la satisfaction de ses besoins, des biens qui appar­ tiennent au patrimoine ecclésiastique. Les troubles, qui deviendront endémiques après la disparition de Louis le Pieux, ne feront que rendre ces griefs plus aigus. Un temps viendra où des canonistes sans scrupule et doués d’une forte imagination en feront le leit-motiv d’imposantes compilations 6. Retenons aussi le tour assez nouveau que prennent les consultations épiscopales. Ceux qui dirigent les assemblées conciliaires, ceux qui, après ces réunions, tiennent la TENDANCES ET ESPRIT (1) ■ 2) 3) 4) 5) Concilium Parisiense (829), xix ; Concilium Aquisgranense (836), xlvii. Capitularia, cxc, 1. Concilium Parisiense (829), xv-xviii. Epistola concilii Aquisgranensis ad Pippinum regem directa (Concilia, p. 724-767). Cf. infra, p. 352 et suiv. Histoire de l’Église. — Tome VI. 17 258 LA RÉFORME AU TEMPS DE LOUIS LE PIEUX plume, ne sont plus seulement des hommes d’action, ce sont des érudits et — si l’on ose dire — des gens de lettres. A fréquenter les collections canoniques, ils ont acquis une connaissance de l’antiquité chrétienne qu’ils étalent avec vanité ; ils ont lu avec attention quelques œuvres magistrales des anciens Pères ; Grégoire le Grand, Augustin, Jérôme, Origène même viennent appuyer leurs thèses. Preuve incontestable que la culture ecclésiastique a fait, quoi qu’ils en disent, de réels progrès, que le haut clergé a profité amplement des efforts tentés pár Charle­ magne dans ce sens. Il a également pris une conscience plus affinée du rôle qui lui appartient. Sans doute les formules protocolaires reprennent encore l’idée que c’est à l’empereur qu’a été confiée par le Christ la tâche de gouverner et de défendre l’Église *. Nul n’en est dupe en 829 ; nul ne peut plus y croire en 836. Les dirigeants de l’Église, ce sont bien les évêques. Sans doute ils ne s’assemblent que sur l’ordre du pou­ voir civil, sans doute ils ne délibèrent que sur les matières que leur déter­ mine celui-ci. Pourtant, même si l’on fait abstraction du rôle politique qu’ont prétendu jouer un certain nombre d’entre eux, on sent, à la ma­ nière dont ils présentent leurs doléances, dont ils étalent leurs griefs, dont ils proposent des solutions, qu’un esprit circule dans la société ecclésiastique qui n’est plus celui de l’époque de Charlemagne. Charlemagne, sans être un adversaire de la vie monastique, était peu disposé, par tem­ pérament, à. favoriser cette forme de la vie religieuse. Les monastères, il les envisageait moins comme des lieux de refuge pour la perfection évangélique que comme des foyers de rayon­ nement de la culture intellectuelle. Des moines eurent accès auprès de lui — Alcuin, Smaragdè sont les plus fameux ; — mais, s’il se plaît en leur compagnie, c’est uniquement pour leurs qualités personnelles et pour leur savoir. Au fond, il n’est pas disposé à favoriser sans réserve les fondations de nouveaux monastères. Sous son règne, qui fut de près d’un demisiècle, on en compte relativement peu 12 ; les couvents, qui devaient jouer un rôle si considérable, Fulda, Hersfeld, Lorsch, Prüm, Gorze, pour ne parler que des plus récents, sont antérieurs à son avènement. Bien plutôt Charlemagne serait-il amené à entraver le recrutement intensif des moines : un homme libre qui entre au couvent, c’est un soldat de moins au service du roi. Aussi les hommes libres ne peuvent-ils faire profession qu'avec son autorisation explicite 3 ; et l’on doit se montrer sévère à admettre les serfs mêmes au monastère. L’agrandissement des biens de mainmorte n’est pas non plus sans lui causer quelque inquiétude. LA RÉFORME MONASTIQUE SOUS CHARLEMAGNE (1) Cum pateat Ecclesiam quam Christus qui eam suo pretioso sanguine redemit suisque orthodoxis ¡amulis Ludowico et Lothario, gloriosis Augut's, regendam tuendamque committere occulta sua dis­ pensatione voluit, diversorum generibus affici... » (Concilium Parisiense (829), p. 607). (2) Liste pour l'Allemagne dans Hauck, op. cit., t. II, p. 580 et suiv. (3) Capitularia, xi.iv, 15 (de 805) ; cf. xljii, 12 (de 805). LA RÉFORME ET LE MONACHISME 259 Bref, l’institution monastique ne reçoit pas de lui les encouragements ju elle avait trouvés antérieurement et qu’elle rencontrera plus tard. Ce n’est pas à dire que Charlemagne se désintéresse de ce qui se passe derrière les hautes murailles des monastères. Rien dans la société ecclésiastique ou civile n’échappe à son regard ; en tout lieu, toutes choses doivent se casser suivant des règles et des règles qu’il approuve. Or, dans l’Empire franc, il y a dans la vie monastique peu d’uniformité. Chaque maison a sa règle spéciale, à moins que l’arbitraire le plus absolu n’y fasse loi. C est un héritage de l’époque antérieure où les deux grandes règles, relie de saint Benoît et celle de saint Colomban, se sont trouvées en mcurrence. Jadis prépondérante dans les Gaules, la règle luxovienne ? est vue remplacée peu à peu par celle du Mont-Cassin ; ce n’a pas été d’un seul coup. En bien des maisons, un mélange plus ou moins heureux s est fait des deux constitutions. De là beaucoup de diversité, d’incohé­ rence, d’incertitude ; la régularité des monastères n’y a rien gagné. Charlemagne aimait l’ordre et même l’uniformité. On l’avait vu lors de la réforme liturgique1. De même qu’il avait prescrit l’adoption de la -•.irgie romaine dans toutes les églises de l’Empire franc, de même •zmanda-t-il à l’abbé du Mont-Cassin une copie type de la règle de saint * Benoît et il décida que, dorénavant, on se conformerait dans tous les : nastères à ses dispositions. A vrai dire, il ne tint pas très énergiquement a main à la mise en pratique du texte qu’il fit expédier à tous les abbés. Z ans la règle bénédictine il était un point qui ne lui souriait guère : la libre ction de l’abbé par tous les profès de la communauté. Il tenait beaucoup en réserver la nomination directe au pouvoir royal ; ce ne lui était pas -ulement un moyen de conserver un contrôle sur les couvents ; il y voyait ? jrtout une possibilité de récompenser, par l’octroi d’une abbaye aux riches revenus, les services de ses fidèles, fussent-ils de simples laïques. Il se montra donc extrêmement parcimonieux dans l’octroi à certains monas:eres privilégiés de la faculté d’élire leur abbé. Un autre indice que le avoir central ne se mettait pas trop en peine de l’observation exacte 2^ la règle bénédictine, c’est que, sous le règne de Charlemagne, se pour• aivit le mouvement qui amenait, dans bien des couvents, la substitution i la règle monastique de la règle canoniale, beaucoup plus douce : les me Inès se muaient en chanoines, même à Saint-Martin de Tours ’, même i Saint-Denis *, les deux grandes abbayes royales de l’ancienne Francie. L 4 RÈGLE DE SAINT BENOIT Tout allait. changer à,, 1 avènement , . ° , . de Louis le Pieux ; élevé par des : "êtres et des moines, il se faisait de la vie monastique une très haute idée, IS LE PIEUX ET LES MOINES *. CX. supra, p. 84. i On a la lettre d’envoi de l’abbé du Mont-Cassin, Epistolae, t. IV, p. 509. Gallia Christiana, t. XIV, docum. p. 15, n. xii. Voir Concilia aevi karolini, p. 685 et suiv. 260 LA RÉFORME AU TEMPS DE LOUIS LE PIEUX comprenait au mieux l’idéal ascétique qui en est l’âme ; il était tout pénétré d’autre part de l’importance de la fonction impériale et des faci­ lités qu’elle lui donnait pour promouvoir le bien de la religion. Ses pre­ mières années de règne seront l’âge d’or de la réforme monastique. Benoît de Nursie avait été, au début du Moyen Age, le rédacteur de la règle du Mont-Gassin qui finit par s’imposer à l’Occident ; Benoît d’Aniane, à l’époque carolingienne, sera le second fondateur de la vie bénédictine. Né vers 750, fils du comte de Maguelone l, Benoît avait grandi à la cour de Pépin le Bref. L’avènement de Charlemagne n’avait pas modifié sa situation ; il continuait à servir au palais. Mais déjà son âme s’ouvrait aux pensées sérieuses. Sa vocation religieuse se décida irrévocablement au cours de l’expédition d’Italie de 773, dirigée contre Didier. Au passage d’un fleuve ’ il faillit périr en cherchant à retirer des flots son frère qui se noyait ; il fit vœu de renoncer au monde. En 774, trompant la surveillance de son père, le jeune palatin se présente au monastère de Saint-Seine, près de Dijon, où il fit bientôt profession. Il y demeura cinq ou six ans, mais sans y trouver complètement ce qu’il était venu chercher. La règle de saint Benoît était loin d’être appliquée à Saint-Seine en toute sa rigueur. Dès ce moment le jeune moine se mettait à étudier les diverses manières de vivre qu’avaient préconisées, soit en Orient, soit en Occident les pères de l’institution monastique, les Antoine, les Pacôme, les Basile chez les Grecs, les Colomban, les Benoît, les Césaire parmi les Latins. Au bout de ces réflexions, une résolution s’imposait ; il fallait faire revivre dans sa pureté la règle que jadis avait donnée le fondateur du Mont-Cassin et qu’au jour de leur profession les moines avaient promis d’observer. C’était impossible à Saint-Seine. Benoît se décide à quitter le monas­ tère, il rentre en son pays natal où il avait conservé quelque partie de ses biens, et là, il fonde, à Aniane s, en 782, un très pauvre monastère où il entend que soit observée dans toute son austérité primitive la règle béné­ dictine. Un point surtout le frappe : les moines de son temps font trop fi de cet esprit de pauvreté et de pénitence que le patriarche du Mont-Cassin voulait faire prévaloir. Ils vivent bourgeoisement, confortablement, préfé­ rant au travail des mains, aux rudes labeurs de l’agriculture les délasse­ ments que donnent les besognes intellectuelles. Au travail de l’esprit l’on sacrifie volontiers la prière elle-même, l’office divin, qui doit être, selon le sens étymologique, le vrai devoir du religieux. Telles étaient les habitudes contre lesquelles l’on voulait réagir au monastère d’Aniane. Encore Benoît dut-il au début agir avec modération, s’il ne voulait pas que son initiative fût condamnée à l’insuccès. Il fut assez souple pour SAINT BENOIT D’ANIANE (1) Sur tout ceci : Vita Benedicti Anianensis, dans P. L,, CIII, 353-384. (2) Le nom n’est pas précisé, Vita, vi. (3) Dans l’Hérault. LA RÉFORME ET LE MONACHISME 261 è epter les conditions créées par les circonstances1, sans toutefois rien sacrifier de son idéal : la restauration de la règle bénédictine en la pureté de ses origines. Par là-même l’influence de l’abbé d’Aniane put s’exercer largement :ans tout l’Empire franc. Le recrutement de son monastère, d’abord fessez difficile, fut bientôt assuré et permit d’essaimer au loin. Alcuin - ntretient avec Benoît de bons rapports, et lui demande pour son couvent ie Cormery vingt moines d’Aniane qui y infuseront l’esprit nouveau. Théodulf fait réformer par des moines de Benoît la vieille abbaye de -aint-Mesmin, et de même Leidrade pour les monastères de Saint-Martin -• de Tile-Barbe . * Le concile de Chalon-sur-Saône de 813 constate qu’à -*te date la règle bénédictine est observée en sa pureté dans presque tous ■s cloîtres de la région bourguignonne 3 ; Aniane était devenu pour tout Empire un foyer rayonnant de vie religieuse. Bien entendu, c’était vrai surtout pour le royaume d’Aquitaine, administré depuis 782 par Louis - Pieux. Sur le jeune souverain, l’abbé d’Aniane ne tarda pas à exercer a plus profonde influence ; il reçut de lui mission de visiter et de réformer nvers couvents de la province. Bien loin d’arrêter cette faveur, l’avènement de Louis comme empereur ne pouvait que l’agrandir. Un des premiers actes du nouveau souverain fut de rapprocher Benoît d’Aix-la-Chapelle. Il l’installa, au cours de 814 raisemblablement, à l’abbaye de Marmoutier en Alsace *, d’où l’influence : i saint pourrait s’exercer dans les régions orientales de l’Empire. Mais Alsace était encore trop loin ; bientôt Benoît fut appelé à Aix-la-Cha: elle même ; l’empereur avait fait construire à très peu de distance de - i résidence, dans une clairière de la forêt, auprès de la petite rivière i Inden, un couvent pouvant contenir une trentaine de moines et dont Benoît serait l’abbé5. La consécration de l’église eut lieu en juillet 817, à cette occasion LouL accorda à la nouvelle fondation le bénéfice de .mmunité. Peu après le droit de visite était accordé à l’abbé d’Inden sur . uze couvents de l’Empire 6, en attendant que sa surveillance s’étendît à : us les monastères ’. Cette situation officielle permet. .. , „ trait à Benoît de tenir la main = ' exécution des lois impériales qui furent édictées, à partir de 816, en faveur de la réforme monastique. A la diète d’Aix de 816, en effet, Louis SS RÉFORMES D'AIX-LA-CHAPELLE C’est ainsi qu’à la troisième de ses fondations il permit un certain luxe dans la construction, _ .ie qu’il avait soigneusement proscrite lors des deux premières. Vita, xxvi. 2 Vita, XXXVI Concilium Cabillonense (813), 22 (Concilia aevi karolini, p. 278). 4 Vita, xLvii. On le désigna d’abord sous le nom de couvent d’Inden ; c’est plus tard qu’on lui donna le «■de Comelimûnster. ¿ Liste dans P. L., CIII, 383 ; il s’agit d’Aniane, Gellone (voisin d’Aniane), Goudargues (Gard), *-Barbe (Lyon), Menât (Puy-de-Dôme), Saint-Savin (Vienne), Saint-Mesmin (Loiret), Massay , Cormery (près Tours), Celle-Neuve (dans le Toulousain), Marmoutier (Bas-Rhin). ' Vite, u 262 LA RÉFORME AU TEMPS DE LOUIS LE PIEUX le Pieux avait provoqué une délibération des prélats sur les voies et moyens propres à ramener dans le clergé tant séculier que régulier une plus exacte observance des règles traditionnelles. En ce qui concerne les moines, il fut donné suite à une idée chère à Benoît : tous les religieux sont tenus aux mêmes obligations, car ils font les mêmes vœux. L’assemblée prescrivit donc l’adoptiôn dans tous les monastères de l’office divin tel que le déterminait la règle bénédictine x. D’autres points furent visés sans doute * sur lesquels on fut amené à revenir au cours de l’année sui­ vante. A l’été de 817, en effet, l’empereur convoquait à Aix, en même temps que la diète, les abbés de tout l’Empire, qui délibérèrent à part des évêques sur les explications, revisions, compléments à apporter à la règle des moines. Benoît était l’âme de la réunion ; à côté de lui, Arnoul, abbé de Saint-Philibert dans l’île de Noirmoutier, Smaragde de Saint-Mihiel doivent être aussi mentionnés, tout comme Apollinaire de Flavigny et Agiulf de Solignac. Importante réunion, qui entendait prendre au sérieux la mission qui lui avait été confiée par le souverain. Aux articles proposés l’année précédente en furent ajoutés d’autres et le tout fut promulgué par l’empereur dans le célèbre Capitulare monasticum du 10 juillet, qui devait être la nouvelle charte des monastères de l’Empire *. Si l’on y prévoyait certains adoucissements à la règle bénédictine, pour la rendre applicable, en ce qui concerne le régime alimentaire, le vêtement, l’habi­ tation, au climat du Nord, l’ensemble ne laissait pas de correspondre aux idées rigoristes de Benoît d’Aniane : le travail manuel devenait obligatoire ; l’école monastique serait strictement réservée aux jeunes oblats se préparant à faire profession ’. C’était la suppression ou du moins une transformation radicale du rôle que Charlemagne accordait aux couvents dans la formation intellectuelle du pays. On revenait aux idées du monachisme primitif : le moine s’isolait du monde et ne cherchait plus à y exercer une action, fût-elle d’ordre religieux. Une disposition ultérieure allait faciliter ce retour. Un capitulaire de 818-819 ren­ dait aux monastères l’élection de leur abbé’. En même temps, on s’efforçait de réduire les obligations que ces monastères avaient envers l’État6, tout spécialement les charges militaires qui, pour les grandes (1) Annales Laurissenses minores, a. 816: « Ut monachi omnes cursum sancti Benedicti canta­ rent ordine regulari ». (2) Selon la conjecture de Seebass, adoptée par Verminohoff (Concilia aevi karolini, p. 307), les Statuts dits de Murbach, publiés par Albers, Consuetudines monasticae, t. Ill, p. 79 et suiv., ne seraient pas autre chose que le projet mis sur pied à Aix, en 816. (3) Borettus (Capitularia, t. I, p. 343 et suiv.) en donne de la recension longue, comportant 83 chapitres ; mais il tient les 7 derniers pour interpolés. Une autre recension plus courte, dans Albers, loe. cit., p. 115 et suiv., ne comporte que 75 chapitres. — Les diverses prescriptions, toutes de détail, se suivent sans ordre apparent. Le seul texte un peu générai est le c. 1 : « Ut abbates, mox ut ad monasteria sua remeaverint, regulam per singula verba discutientes pieniter legant, et intelligentes, Domino opitulante, efficaciter cum monachis suis implere studeant ». (4) C. 36 : « Ut scola in monasterio non habeatur nisi eorum qui oblati sunt ». (5) Le texte n'est pas conservé, mais il y est fait clairement allusion, dans le capitulaire cxxxviii, 5. (6) Vita Benedicti, liv. LA RÉFORME ET LE MONACHISME abbayes, étaient particulièrement lourdes *. Ces mesures, tant qu’il fut possible de tenir la main à leur exécution, amenèrent une très sérieuse amélioration de la vie monastique. Parallèlement des efforts étaient faits rPdrP88Pr la vie du clergé séen Pour redresser la vie du cierge sécu­ lier. Dès le temps de Charlemagne, on avait essayé de promouvoir la vie commune des clercs, soit dans les grandes églises, soit même dans les fondations de moindre importance. La règle que l’évêque de Metz, Chrodegand, avait donnée, vers le milieu du vme siècle, aux clercs de tous ordres desservant la cathédrale SaintÉtienne, avait plus ou moins servi de modèle pour les groupements analogues d’ecclésiastiques. Elle avait été, de même, plus ou moins appli­ quée dans certains monastères qui, abandonnant la règle bénédictine, vivaient à la manière des séculiers. Mais la plus grande diversité régnait et, en dépit même de leur bénignité relative, les prescriptions de Chroiegand paraissaient assez lourdes. Cette situation devait attirer l’attention de Louis. Il ouvrit la diète d’Aix de 816 par un long discours où passait le plus pur esprit de Benoît d’Aniane ; il y insistait sur la nécessité de tenir la main à l’observation des règles canoniques relatives à la vie du clergé. Un des membres de l’assemblée, Amalaire (dit de Metz) — à moins que ce ne soit Anségise, abbé de Saint-Wandrille — fut chargé de glaner, dans les textes patristiques, tant les principes qui devaient -égler la vie des clercs que les applications générales qu’il convenait d’en faire. Après quoi le rapporteur se préoccuperait d’élaborer un statut •eglant par le détail les devoirs des ecclésiastiques vivant en communauté. Ainsi naquit le règlement qui est intitulé : De institutione canonicorum *. Bien que cette règle des chanoines ne fasse aucune allusion à celle de r.rodegand, il est évident, à'simple lecture, que c’est de cette dernière qu’elle s’est inspirée. Elle ne laisse pas, néanmoins, de demander à la -¿le bénédictine son esprit et même quelques-unes de ses prescriptions. Sans doute elle pose, dès le début, la différence qu’il y a entre moines et chanoines : Les chanoines peuvent porter du lin, manger de la viande, posséder des .-ns en propre, toutes choses interdites aux moines’. VIE COMMUNE DANS LE CLERGÉ. la RÈGLE canoniale Mais, dans l’application, que de ressemblance entre la vie des uns et •es autres. Les chanoines vivent en commun, et la clôture de leur rèsi­ ci nce est presque aussi stricte que celle d’un monastère ; ils ont réfec.re commun, dortoir commun ; leur office divin est sensiblement celui les moines. De sévères punitions — allant même jusqu’à des châtiments * zb*c - : . Voir dans Capitularia, t. I, p. 350, capit, clxxi, une liste des divers monastères de France indication des charges de chacun. L’authenticité de ce document a été contestée. Concilia aevi karolini, p. 312t421. Tel quel le texte peut être divisé en trois parties : 1. Citapatristiques ; 2. Remarques générales sur la vie et les mœurs des clercs ; 3. Règle propredite des chanoines. De institutione canonicorum, cxv. 264 LA RÉFORME AU TEMPS DE LOUIS LE PIEUX corporels pour ceux qui ne sont pas prêtres — sont prévues à l’endroit des délinquantsToute une organisation est mise sur pied qui doit assurer dans la maison une discipline exacte. Même esprit, mêmes prescriptions dans la. règle ,, , , . . , ,, , B. élaborée en même temps à 1 usage des chanoinesses : De institutione sanctimonialium *. Les moniales dont il s’agit ici ne sont pas, de toute évidence, des religieuses astreintes à la règle de saint Benoît : beaucoup de ces femmes, issues de la classe noble, continuent à vivre, dans le monastère, d’une manière qui rappelle leur existence dans le monde ; elles sont obligées cependant à l’office divin et — par­ tiellement aji moins — à la vie commune. Ce genre de vie existait déjà en un certain nombre de fondations qui, après avoir professé la règle béné­ dictine ou colombanienne, avaient déchu de leur primitive ferveur. Le fait de lui donner un statut régulier était une garantie contre des défaillances ultérieures en même temps que contre les abus qui s’étaient introduits. Cette règle des chanoinesses, promulguée par le capitulaire impérial, fut portée à la connaissance des métropolitains de l’Empire qui n’avaient pu assister à l’assemblée ’. Des mesures étaient prises pour que des copies fidèles fussent transmises aux ayants cause. Les missi impériaux seraient chargés de surveiller l’exécution de ces ordonnances qui, en fait, demeu­ reront là charte théorique du monachisme pendant la plus grande partie du Moyen Age. LES CHANO1NESSES Il est relativement facile de prescrire une réforme ; il est plus malaisé de la mettre à exécution. Chargé de visiter les monastères et d’y veiller à l’application des capitulaires impé­ riaux, Benoît se mit à l’œuvre avec beaucoup de zèle et d’intelligence. C’est à cette fin qu’il composa, vers ce moment, ses deux ouvrages prin­ cipaux : la Concordia regularum *, étude comparée des diverses légis­ lations monastiques, et le Codex regularum *, commentaire de la règle bénédictine par des extraits patristiques destinés à montrer l’accord de celle-ci avec la morale des saints Pères. Ce sont des ouvrages du plus puissant intérêt •. On y retrouve d’une part cette érudition de bon aloi, si caractéristique de la renaissance carolingienne et qui sait accumuler, sur un sujet déterminé, ce qui a été dit d’important au cours de la vie de l’Église, d’autre part l’esprit ascétique qui est propre à Benoît et qui de lui passera aux grands réformateurs monastiques des âges suivants. C’est le même esprit de pénitence dont la Vie de cet auteur nous témoigne L'APPLICATION : TRAVAUX DE BENOIT D’ANIANE (1) De institutione canonicorum, cxxxiv. ¡2) Concilia aevi karolini, p. 422-456. (3) On a plusieurs exemplaires de cette encyclique, celle à Sichar de Bordeaux et celle à Arn de Salzbourg, dans Concilia aevi karolini, t. II, p. 458-464.. (4) P. L., CHI, 703-1380, reproduit l’édition de Ménard. (5) Ibid., col. 425-702, édition de Luc Holstein. (6) Cf. S. Dulcy, op. cit., p. 28 et suiv. LA RÉFORME ET LE MONACHISME 265 qu’il fut animé dès son entrée à Saint-Seine, l’esprit d’austérité qui lui faisait rechercher les plus dures mortifications, tout cela tempéré néan­ moins par un sens de l’équilibre et de la mesure qui est bien d’un Latin. Quelque chose de l’esprit de Benoît de Nursie est passé dans son grand homonyme du ixe siècle. Il va sans dire que les prescriptions édictées sous .,. , , H . ,. 1 influence de 1 abbé d Inden devaient gener bien des habitudes prises. Aux portes de Paris, la célèbre abbaye de Saint-Denis, abbaye royale et peut-être à ce moment la première des Gaules, s’était pratiquement sécularisée 1. Au mépris des vœux qu’ils avaient faits de persévérer toute leur vie dans la pratique de la règle de saint Benoît, les habitants du monastère menaient la vie séculière, se croyaient auto­ risés à garder la propriété et même l’usage de leurs biens particuliers, ne pratiquaient que d’une manière très lâche la vie commune et ne va­ quaient que fort négligemment au service divin, à cet « office » de la prière qui était leur raison d’être. En exécution des volontés impériales, on vit arriver à Saint-Denis, sans doute vers 817, les deux abbés Benoît d’Inden et Arnoul de Saint-Philibert, pour y rétablir l’observance régulière. Mais les moines ne les laissèrent pas faire. Sans doute un petit nombre i’entre eux consentît à accepter les nouvelles ordonnances ; la majorité parvint à faire croire aux deux réformateurs que, depuis longtemps,à 'dint-Denis l’on ne professait plus la règle bénédictine, que nul donc r.e pouvait être obligé maintenant à s’y conformer. Si des gens trop zélés • ùulaient s’engager à en subir les austérités, il ne tenait qu’à eux ; on Aur concéderait quelque coin de l’abbaye où ils vivraient selon la règle, mais le reste des habitants de la maison continuerait à mener la vie plus bre à laquelle ils étaient accoutumés. Arnoul et Benoît, en saintes pers unes qui soupçonnent difficilement le mal, se laissèrent persuader par ces assurances et consentirent à l’arrangement proposé. C’est seulement une dizaine d’années plus tard, en 829 ou 830 — Benoît était mort depuis S21 — que, sur la plainte de la minorité, le concile de la province ecclé- astique reprit l’affaire en main, fit une enquête et parvint à la conviction que tous les habitants de l’abbaye avaient fait vœu de stabilité selon la règle bénédictine, qu’ils étaient donc obligés de se soumettre tous à l’ob­ servance rigide et que la séparation acceptée par Benoît et Arnoul n’avait pas de raison d’être. Toutefois, en janvier 832, il fallut une nouvelle réunion synodale à Saint-Denis2 pour en finir avec les réclamations des mécontents et réinstaller dans l’abbaye royale la vie monastique. Des incidents du même genre ont dû se reproduire ailleurs. Il n’empêche rue l’action énergique et persévérante de Benoît porta des fruits. A Reiche. LES RÉSISTANCES 1 Renseignements dans le Praeceptum synodale du concile de la province de Sens tenu à Saint-zis en 829-830, et dans un diplôme de Louis le Pieux (Bœhmer-Muehlbacher, 905). Voir Conci: jévi /carolini, p. 683 et suiv. . Ibid., p. 688-694. 266 LA RÉFORME AU TEMPS DE LOUIS LE PIEUX nau, avant même d’avoir reçu la visite des moines réguliers que l’empereur envoyait aux divers couvents pour instruire les frères de leurs nouveaux devoirs, l’abbé Heiton se préoccupait d’expédier à Inden deux de ses sujets qui se rendraient compte par eux-mêmes de la façon dont on obser­ vait dans l’abbaye de Benoît la règle bénédictine. Ces deux envoyés furent grandement édifiés de ce qu’ils virent et entendirent ; ils s’empressèrent de transmettre par écrit à leur abbé les principales observations qu’ils avaient faitesL Les deux moines passèrent également à la cour impériale, où ils purent prendre copie de l’exemplaire de la règle transcrit sur l’ori­ ginal du Mont-Cassin, à la demande de Charlemagne ; ils envoyèrent leur transcription à l’écolâtre et archiviste de leur monastère d’origine, en y joignant un certain nombre d’observations sur des points qui tenaient particulièrement à cœur au souverain *. Un de ces moines, nommé Grimald, devint en 841 abbé de Saint-Gall : il ne manquera pas de faire pré­ valoir en ce nouveau domaine l’esprit de saint Benoît d’Aniane 8. Benoît d’Aniane est mort le 11 février 821. „ .. , . , . . Son œuvre se continue dans les années suivantes et le triomphe que remporte à Saint-Denis la cause de la réforme montre que le souverain et les évêques, tant qu’ils eurent les mains libres, ne se laissèrent pas détourner de cette grande tâche. Sans doute nombre de capitulaires postérieurs à 824 témoignent-ils que la réforme, surtout en ce qui concerne «chanoines et chanoinesses, rencontra des difficultés ; sans doute encore les admonestations des conciles de 829 et de 835 indi­ quent-elles, par leur insistance, qu’il demeure beaucoup à faire. Il n’en reste pas moins que le règne de Louis le Pieux a marqué dans l’histoire du monachisme occidental. L’impulsion donnée fut assez vigoureuse pour persévérer, au moins en quelques centres, malgré la barbarie renais­ sante de la fin du ixe siècle. Les couvents de la fin de l’époque carolin­ gienne sont demeurés d~s asiles de science ecclésiastique et aussi de vertu chrétienne. Ils ont été de plus et ils sont restés des points d’appui pour l’action missionnaire. C’est d’eux qu’étaient sortis les premiers ouvriers évangéliques, les Anschaire, les Gauzbert et leurs compagnons ; c’est vers eux que ceux-ci expédiaient les premiers néophytes destinés à devenir leurs auxiliaires, chez eux qu’ils trouvaient les ressources en argent et parfois en hommes pour continuer leurs travaux. L’œuvre d’expansion chrétienne et le monachisme, déjà liés aux âges précédents, se solidarisent davantage encore à l’époque de Louis le Pieux. A cela le souverain et ses évêques ont assez tenu la main pour que le règne du Débonnaire, si déce­ vant au point de vue politique, n’ait pas laissé de donner à l’Église un lustre nouveau. . . . RÉSULTATS GÉNÉRAUX (1) Epistolae, t. V, p. 305. Le nom de l’abbaye où ont été envoyés les deux moines n’est pas donné ; mais Hauck (op. cil., p. 607) pense, avec beaucoup de vraisemblance, qu’il s’agit d’Inden. (2) Ibid., p. 301 et 302. (3) Autres exemples de l’acceptation plus ou moins spontanée de la règle bénédictine dans Hauck, op. cil., p. 606. CHAPITRE IX LA DÉCOMPOSITION DE L’EMPIRE D’OCCIDENT A peine Louis le Pieux avait-il fermé les yeux que les compétitions commençaient entre les héritiers naturels qu’il laissait : Lothaire, Louis, que l’on appellera bientôt le Germanique, Charles enfin, le futur-Charles le Chauve. Il ne faudra pas moins de trois ans de luttes fratricides pour vider cette querelle. Quand, par lassitude générale, elle prendra fin au traité de Verdun (août 843), l’idée impériale aura subi un échec dont elle ne se relèvera pas. Sur les ruines de la gigantesque construction édifiée par Charlemagne, des États commencent à se former, plus ou moins nettement délimités, exposés aux invasions des peuples de la mer, Normands au Nord, Sarrasins au Sud, minés aussi par les dissen­ sions intérieures qui vont se multipliant, et, de ce chef, incapables de maintenir longtemps la grande œuvre de civilisation chrétienne qu’avait réalisée Charlemagne. Ayant perdu celui qui avait été son chef visible, la Cité de Dieu paraît devoir disparaître. Or, au moment précis où les chefs temporels semblent manquer à leur tâche, il se rencontre, parmi les chefs spirituels, des hommes qui prennent une conscience extraordinairement lucide du rôle qui leur revient dans le gouvernement de cette cité. Le prestige unique de Charlemagne avait, jusqu’à un certain point, relégué dans l’ombre la papauté. Celle-ci va rentrer en scène dès le pontificat de Léon IV (847-855). § 1. — Le traité de Verdun *. Dès qu’il apprit la mort de Louis le Pieux, Lothaire, pour lors en Italie, faisait annoncer dans tout l’Empire qu’il entrait de plein pied en possession des droits dont avait disposé son père L’IDÉE IMPÉRIALE A LA RÉUNION D’INGELHEIM (1) Bibliographie. — I. Sources. — Nithard, De dissensionibus filiorum Ludovici Pii, IIIV, édit. Lauer (Classiques de l’histoire de France, Paris, 1926) ; les Annales Bertiniani, de 836 à 861, sont l’œuvre de Prudence de Troyes, de 861 à 882 d’Hincmar de Reims, édition Waits, dans les Scriptores rerum germanicarum ; les Annales Fuldenses, texte dans M. G. II., SS., t. I, édition plus récente de Kurze, même collection ; Agnelli, Liber pontificalis Ecdesiae Ravennolens is, dans M. G. H., Scrip'ores rerum langobardicarum. II. Travaux. — E. Duemmler, Geschichte des ostfrdnkischen Reiches, 2e édit., t. I, Ludwig dei Deutsche, Leipzig, 1887, déborde de beaucoup les frontières de l'Allemagne, reprend les évênczwnts en 826 et les mène jusqu'en 860. — Voir aussi A. Kleinclausz, L’Empire carolingien déjà --te ; Lot-Pfister-Gansîiof, Les destinées de l’Empire en Occident, p. 498-50' . * 268 LA DÉCOMPOSITION DE L’EMPIRE D’OCCIDENT et qu’il réclamait l’obéissance de tous1. C’était interpréter, mais con­ trairement aux stipulations de Worms en 839, le geste de l’empereur mourant, qui envoyait à son aîné la couronne et le glaive. L’idée impériale avait encore assez d’emprise sur bon nombre d’es­ prits, tout spécialement dans le monde ecclésiastique, pour qu’il fût aisé à Lothaire de rallier autour de ses prétentions une fraction impor­ tante des proceres. On le vit bien quand l’empereur arriva, vers la fin de juillet, au palais d’Ingelheim. Ce sont presque tous les grands noms de l’épiscopat franc qui se retrouvent autour de lui, empressés à lui rendre hommage. Au premier rang, sans doute, l’épiscopat lombard, mais aussi les plus fidèles partisans de l’empereur défunt, ceux qui avaient recueilli son dernier soupir : Drogon de Metz, Héti de Trêves, Otgar de Mayence. Et puis encore Frotaire de Toul avec l’abbé de Saint-Mihiel, l’évêque de Liège, l’archevêque de Besançon accompagné de son suffragant de Lausanne ; les représentants des pays de langue germanique : Samuel, évêque de Worms, Badurad de Paderborn, Raban Maur, abbé de Fulda. L’Alémanie elle-même, le fief du jeune Louis, avait envoyé son contin­ gent ; à côté des puissants abbés de Saint-Gall et de Reichenau, figurait l’évêque de Coire i. Le premier soin du nouvel empereur fut de demander à l’assemblée la réhabilitation d’Ebbon de Reims, sur qui pesait toujours la sentence rendue à Thionville en 835. L’épiscopat s’inclina, Drogon en tête, et apposa sa signature au bas du décret impérial qui rendait à Ebbon le siège de Reims et les pouvoirs de métropolitain. Le 6 décembre 840, l’archevêque rentrait dans sa ville épiscopale ’. (1) Nithard, De dissensionibus filiorum Ludovici Pii, II ; Annales Bertiniani, a. 840. (2) Liste des présents dans Concilia aevi karolini, p. 792 ; comparer Mansi, t. XIV, col. 773. (3) Ce rétablissement, d’ailleurs fort provisoire, d’Ebbon, produira des complications énormes, qui dureront jusqu’en 867 ; déjà assez embrouillées, ces affaires sont devenues presque inextri­ cables du fait qu’Ebbon, d’une part, et, d’autre part, les clercs ordonnés par lui peu après son réta­ blissement mirent en circulation des pièces d’une sincérité plus que douteuse. Dès 842, peu après qu’il avait été une seconde fois chassé de Reims, Ebbon publia une Apologie, pour infirmer la portée de la confession faite par lui à Thionville en 835 et de la démission qu’il avait alors donnée. C’est ce qu’on appelle son Apologeticum que nous avons sous une double forme, tenant sans doute à ce nue l’archevêque l’a publié de deux manières successives. Texte dans Concilia aevi karolini, p. 794 et p. 799. Ebbon y donne, en l’entourant de gloses, le texte de sa « confession » de 835 et de l’édit im­ périal le rétablissant en 840. A la signature de Drogon au bas de ce dernier est ajoutée une longue explication, d’où il résulte que la déposition de Thionville n’a pas été canonique. Figure également dans ce factum une attestation des huit suffragants de Reims, approuvant le retour d’Ebbon à Reims, en décembre 840. — Après que les clercs ordonnés par Ebbon entre décembre 840 et l’au­ tomne 841 eurent été déposés et que leur déposition eut été confirmée au concile de Soissons, avril 853, ils mirent en circulation une pièce qui est désignée sous le nom de Narraiio dericorum Remensium (ibid., p. 806-814), mais qui n’est pas conservée en' entier. Elle raconte à sa manière la déposition d’Ebbon à Thionville, ses destinées ultérieures, son rétablissement à Ingelheim en un synode réuni par autorité apostolique, la réception enthousiaste qu’on lui a faite à Reims en décem­ bre 840, le solennel témoignage que lui donnent ses suffragants, l’approbation que lui demandent les évêques de la province ordonnés pendant son absence, son voyage à Rome où le pape Gré­ goire IV le rétablit en ses fonctions, enfin, après la fin de la guerre civile, sa translation à Hil­ desheim. Elle entame ensuite le récit des rapports des clercs avec le nouvel archevêque Hincmar jusques et y. compris le concile de Soissons, dont elle donne seulement le début. Ce document, où s’étalent plusieurs faussetés évidentes, a été connu à Rome après 865. A l’encontre de ces dires, d’autres textes ont prétendu rétablir la vérité : 1. Le concile de Soissons de 853, dont malheureusement les actes ne sont pas intégralement conservés, oppose un démenti forme1 à plusieurs des allégations faites oralement par les clercs de Reims et reprises dans la Narra­ tio (texte dans Mansi, Condì., t. XIV, col. 977-990); 2. Mis en cause par le pape Nicolas Ier, LE TRAITÉ DE VERDUN 269 Cependant, l’attitude de Lothaire avait immé­ diatement suscité une réaction fort vive de la part de ses deux cadets. Dès l’automne de 840, la guerre civile commence *. Timidement le pape Grégoire IV essaie de se porter médiateur. Ses envoyés, auxquels s’est joint l’archevêque de Ravenne, Georges 2, arrivent tout juste au camp de Lothaire pour être témoins de la défaite qui lui est infligée à Fontanet ’ le 25 juin 841. La victoire de Fontanet fut considérée par les gens d’Église, par ceux du moins qui suivaient Charles et Louis, comme un jugement de Dieu. Le 26 juin, réunis sur le champ de bataille où l’on achevait d’ensevelir * les morts, les évêques proclamaient juste la guerre entreprise contre Lothaire. Dès lors, il n’y avait pas à infliger de pénitences canoniques à ceux qui y avaient coopéré soit par conseil, soit de toute autre façon. Seuls les clercs qui, contrairement aux canons, avaient effectivement combattu, devaient se soumettre aux peines de droit ; ceux aussi qui reconnaîtraient avoir contribué de quelque manière aux hostilités par esprit de haine ou de vengeance. Ils ne seraient point astreints d’ailleurs à se soumettre de ce chef à la pénitence publique, mais feraient pénitence en secret4. Il va de soi que les ecclésiastiques du camp impérial avaient sur ces divers points des idées sensiblement différentes. Dans le pénitentiel que Raban Maur adresse vers ce même temps à l’archevêque de Mayence, Otgar, il relève, non sans vivacité, le jugement porté par ses collègues du parti adverse : « Bien des personnes, écrit-il, excusent les meurtres qui viennent d’avoir lieu et affirment qu’it n’est pas besoin d’en faire pénitence, sous le prétexte que tout est arrivé par ordre des princes, et que le jugement de Dieu s’est prononcé. Pour nous, il ne nous échappe pas que le jugement de Dieu est toujours juste, mais nul ne saurait péné­ trer les jugements de l’Éternel »’. LA GUERRE CIVILE. FONTANET (25 JUIN 841) pouvaient rien terminer. Pourtant, aux premiers jours de 842, Louis le Germanique et Charles opéraient à nouveau leur jonction, resserraient à Strasbourg, le 14 février, leur alliance de l’année précédente ’, puis ils Hincmar, à l’été de 867, rédige un long mémoire justificatif, conservé sous une double forme (texte dans P, L., CXXVI, Epist. xi, col. 76-89 ; Epist. xn, col. 90-92) ; 3. Le concile de Troyes, à l’automne de cette même année 867, reprend le même exposé (Mansi, t. XV, col. 791-796) ; 4. Au même moment, Charles le Chauve expédie à Nicolas 1er une lettre parallèle à celle du concile, mais où il attache quelque importance — à ce moment il est brouillé avec Hincmar — à la Narratio clericorum Remensium (texte dans Mansi, ibid., col. 796-800). (1) Nithard, De dissens., II. (2) Annales Berliniani, a. 841 ; cf. Agnelli, Lib. pontif. Ravenn. p. 389, Agnelli ne peut cacher sa joie des mésaventures arrivées à l’archevêque de Ravenne qu’il déteste. (3) Nithard, De dissens, et les deux textes de la note précédente. (4) Ibid., III, praefatio. (5) Poenitentium liber ad Otgarium, xv (P. L., CXII, 1411). (6) Annales Berliniani, a. 841 ; Nithard, De dissens., III. (7) Ibid., a. 842. C’est le fameux « Serment de Strasbourg », le premier monument écrit de la langue romane. Texte conservé par Nithard. 270 LA DÉCOMPOSITION DE L’EMPIRE D’OCCIDENT marchaient vers le nord, ralliant au passage Drogon de Metz, dévoué jusque-là à la cause de Lothaire, contraignaient ce dernier à quitter Aix, où ils faisaient, à la fin de mars, leur entrée solennelle. L’abbé de Fulda, Raban Maur, dut se démettre de la charge qu’il occupait depuis vingt ans et se réfugier dans la solitude. Otgar de Mayence quitta, lui aussi, sa ville épiscopale et se retira dans la partie la plus reculée de son ressort métropolitain, peut-être en Saxe. Quant à Lothaire, il fuyait en hâte vers la Bourgogne, donnant l’impression qu’il allait passer en Italie. Cependant, au palais d’Aix, en cette les deux rois vainqueurs avaient rassemblé en concile les évêques de leur parti, pour décider du sort à faire à l’apanage de leur frère aîné. On y rappela les fautes commises par Lothaire ; on détailla tous les malheurs que sa conduite avait attirés sur l’Église, pour conclure que l’Empire qu’il gou­ vernait si mal passait, par une disposition divine, à ses deux frères *. L’é­ piscopat, en enregistrant cette transmission, lui donnait en même temps la consécration ecclésiastique, créant par là un précédent auquel se con­ formeront les papes du xie au xive siècle. Comme le fait très justement remarquer E. Dümmlers, « Lothaire était combattu à l’aide des mêmes armes qu’il avait si souvent employées ; le droit divin que les proceres ecclésiastiques dévoués à sa cause avaient si souvent fait jouer en sa faveur à l’encontre des droits que la naissance conférait à ses frères, ce droit divin se retournait contre lui ; par décision du sacerdoce, la couronne dont il s’était montré indigne était transférée à d’autres ». Ceux-ci pro­ mettaient d’ailleurs d’administrer l’Empire non comine leur aîné l’avait fait, mais d’une manière conforme à la volonté de Dieu. Restait à exécuter la sentence. C’était plus difficile. Il fallut bientôt songer à s’entendre avec Lothaire et des négociations furent entamées à Mellecey, près de Chalon-sur-Saône. Très rapidement fut mis sur pied un projet de partage ; les deux cadets offraient de garantir à leur aîné, qu’ils reconnaissaient comme empereur, outre l’Italie, la portion médiane de l’Empire située entre le Rhin d’une part, la Meuse, la Saône et le Rhône d’autre part, sans compter la région sise, au sud de Lyon, entre le Rhône et les Alpes. PROCÈS DE DOTHAIRE A AIX prima sedes Franciae *, Ce sont à peu près les stipulations qui seront ... „ , • , . . arretées, 1 année suivante, au traité de Verdun. Vers le 10 août 843, les trois frères se rencontrèrent à Dugny, à quelques kilomètres au sud de cette ville, pour y signer leur accord définitif ♦. ! E TRAITÉ DE VERDUN (1) Nithard, IV. (2) Nithard, ibid. : « Omnibus unanimiter visum est... quod ob suam nequitiam vindicta Dei illum ejecerit, regnumque fratribus suis melioribus se juste ad regendum tradiderit ». Mansi (t. XIV, coi. 785) ne fait que reproduire ce texte. (3) Op. cit., t. I, p. 178. (4) Références dans Boehmeh-Muehlbacher, 1069 a. Se reporter à Spruner, Historischgeographisc.her Handatlas. On ne possède point de texte officiel décrivant les lots de chacun des LE TRAITÉ DE VERDUN 271 conformément aux préliminaires arrêtés à l’automne précédent, Louis recevait, outre la Bavière, tout le pays situé grosso modo à l’est du Rhin. Lothaire joignait à l’Italie, jusqu’à la frontière du Brenner et du Valais, ■ e que l’on appelait la Bourgogne, c’est-à-dire la région entre le Rhône et les Alpes ; encore dépassait-il ce fleuve pour englober vers l’ouest les pays d’Uzès, Viviers et Lyon ; au nord de cette dernière ville, le royaume de Lothaire comprenait la région entre l’Aar à l’est, et la Saône à l’ouest, puis l’Alsace et les pays mosellans, dont la Meuse formait sensiblement la frontière occidentale ; à partir de Givet la frontière s’in­ fléchissait nettement vers l’ouest ; vers l’est, la frontière du royaume de Lothaire englobait la Frise jusqu’* l’embouchure de la Weser. La part de Charles était constituée par tout ce qui restait à l’ouest de la frontière occidentale de Lothaire, soit la France actuelle amputée de toutes ses marches de l’Est et de la région à l’est de la Saône et du Rhône, agrandie par ailleurs de la marche d’Espagne qui portait jusqu’au cours supérieur de l’Èbre le domaine franc. Rien n’avait été prévu pour le jeune Pépin, qui, au cours des années précédentes, avait lié sa cause à celle de Lothaire, son oncle. Telle quelle, la repartition de 1 Empire .. A ,. ., ,r . carolingien était médiocrement réalisée. A première vue, deux grandes unités apparaissaient, le royaume de Charles qui va devenir la France *, celui de Louis qui va devenir l’Allemagne. A défaut d’autres liens, la langue parlée de part et d’autre pouvait assurer à chacune de ces unités une certaine cohésion. Charles ne commandait, si l’on excepte les Bretons, qu’à des peuples de langue romane, Louis qu’à des peuples de langue tudesque. Il y avait aussi entre les diverses régions germaniques dont était faite la part de Louis des aspirations et des sou­ venirs communs, encore que la partie méridionale, de plus ancienne civilisation et où subsistaient encore quelques vestiges de la vieille culture latine, ne s’accordât pas toujours avec des pays plus récemment évangé­ lisés. Pour des raisons analogues, la France de Charles le Chauve n’était que très imparfaitement unifiée ; il y avait toujours eu un hiatus entre Aquitaine — ou, pour mieux dire, les pays au sud de la Loire — et le bassin parisien. Malgré tout, la France de Charles, et l’Allemagne le Louis représentaient des États ayant chance de survie, quoi qu’il en fût des périls extérieurs et intérieurs qui les pouvaient menacer. Il n’en était pas de mime de l’État que l’on avait imaginé de tailler a Lothaire. On avait voulu mettre dans son lot les deux capitales impé­ nales, Aix-la-Chapelle et Rome. D’où cette longue bande de terrain qui - étendait sur près de deux mille kilomètres, des embouchures de la Weser MÉDIOCRITÉ DU RÉSULTAT trois frères. Toutefois ia Divisio regni Lotharii II (870) permet de fixer les contours de la partie nord du royaume de Lothaire. Voir ce texte dans Capitularia, ecu, t. II, p. 193. (1) Nous emploierons désormais ce terme, bien qu’il ne soit pas officiel. Les contemporains disent, q land ils veulent être précis, « le royaume de Charles ». Les lettres pontificales parlent assez souvent ie Gallia. Le terme de Francia s'applique plutôt à l’ancien domaine des Francs et spécialement a la partie relevant de Lothaire. 272 LA DÉCOMPOSITION DE L’EMPIRE D’OCCIDENT et du Rhin jusqu’au sud de l’embouchure du Tibre, où vivaient des populations que rien absolument ne réunissait : Frisons et Flamands d’une part, Italiens ou Provençaux d’autre part. Il était clair qu’avant peu cette partie de l’Empire se sectionnerait, dans le sens de la longueur, en trois tronçons, Italie, Bourgogne, Lorraine. Dès le ix.e siècle, d ailleurs, 1 Église , . ’ , . . , °.. éprouva les inconvénients de cette combinaison. Établies à l’époque de l’unité de l’Empire, les circonscrip­ tions ecclésiastiques de la région orientale ne coïncidaient plus avec les nouvelles frontières politiques. Les ressorts métropolitains chevauchaient maintenant sur deux royaumes : Cologne, par exemple, sise dans la por­ tion de Lothaire, ne conservait comme suffragants dans celle-ci que les évêques de Liège et d’Utrecht ; les autres, ceux de Minden, Osnabrück, Munster, Brême passaient sous la dépendance de Louis. Mayence, la plus puissante métropole de la région, sise dans le royaume de Louis, avait l’un de ses suffragants, celui de Strasbourg, qui relevait de l’autorité de Lothaire. Un même diocèse se trouvait partagé entre deux royaumes différents ; c’était le cas des évêchés de Münster et de Brême dont le siège était dans les États de Louis, mais avec des dépendances dans ceux de Lothaire ; le cas inverse se réalisait pour Strasbourg, qui avait toute la partie de son ressort situé sur la rive droite du Rhin dans le royaume de Louis. Si l’on ajoute que les possessions territoriales de beaucoup d’évêchés, d’églises, de couvents se trouvaient disséminées en des terri­ toires relevant de souverains différents, on se rendra compte de la compli­ cation qui succédait à la belle simplicité du temps de Charlemagne. RÉPERCUSSIONS ECCLÉSIASTIQUES On s’efforça du moins, au cours des années qui suivirent, d’assu­ rer une action commune des trois frères pour la défense des intérêts généraux : le synode réuni à Thionville — ou plus exactement à Yutz — en octobre 844, vit Lothaire, Louis et Charles s’entendre pour faire disparaître les causes de division qui pouvaient subsister entre eux et surtout entre leurs fidèles L Trois ans plus tard, c’est à Meersen, près de Maastricht, que les trois souverains se rencontrent ; il s’agit cette fois de défendre le royaume de Charles contre les Bretons de Nominoé et les Normands d’Euric, devenus de plus en plus audacieux ’. Nouvelle réu­ nion au même endroit à l’été de 851, pour rétablir entre les trois frères une amitié et une communauté de vues compromises au cours des années précédentes 8. En chacune de ces occasions on ne manqua pas de rappeler le principe qu’il n’y avait qu’un intérêt commun, comme il n’y avait qu’un Empire commun *. TENTATIVES POUR MAINTENIR L'UNITÉ (1) (2) (3) (4) Capitularia, ccxxvii, t. II, p. 112 et suiv. ; Annales Bertiniani, a. 844. Capitularia, cciv ; Annales Bertiniani, a. 847. Capitularia, ccv ; Annales Bertiniani, a. 851. Duemmler souligne l'intérêt de la proclamation de Louis à Meersen : « Similiter et de episco * l’action pontificale 273 Ajoutons que l’unité de l’Église contribuait d’une manière qui n’était pas sans efficacité à maintenir le sens de l’unité de l’Empire. Pour être dirigée par des personnages divers, la Cité de Dieu — et nous avons dit que ce concept et celui d’Empire se recouvraient presque — ne laissait pas de former un seul royaume. Comme l’écrira bientôt Hincmar, « cet Empire provenant de mains diverses s’était constitué dans la main des souverains nos pères en une puissante unité ; s’il s’est divisé, une demeure l’Église, malgré les divisions ultérieures » *. Il n’empêche que tous n’en prenaient pas aussi facilement leur parti. Les hommes politiques pouvaient se consoler de l’écroulement de leurs rêves ; un homme de science comme Florus, le célèbre écolâtre de Lyon, exhalait longuement sa plainte sur la division de l’Empire a, opposant à la situation présente les beaux temps où les Francs, gouvernés par un seigneur unique, assuraient partout la paix, la science, le triomphe de l’Évangile. Semblablement Walafrid, le docte abbé de Reichenau, qui, dès 841, prédisait à Lothaire la décomposition prochaine de ce grand corps qu’avait été l’Empire, si une main puissante ne venait bientôt en assurer l’unité 3. § 2. — L’action pontificale 4. pouvoir central de l’Église d’Occident n avait rien tenté pour arrêter une désagrégation dont il n’était pas difficile de prévoir qu’elle aurait pour tous des suites funestes. Qu’eût-il pu faire, d’ailleurs ? La fâcheuse aventure de 833 avait appris à Grégoire IV que le prestige de la papauté n’avait rien à gagner à descen­ dre dans cette arène où s’entrechoquaient des intérêts si disparates-. LES EMBARRAS DE LA PAPAUTÉ potibus et monasteriis ubicumque in nostro communi regno aliter est modo quam debeat volumus emendare » (Capitularia, t. II, p. 71, I. 1 et suiv.). (1) De divortio Lotharii, interrog. xn. (2) Querela de divisione imperii, dans Poetae latini, t. II, p. 559-564, voir en particulier vers 41 et suiv • « Floruit egregium claro diademate regnum, — Princeps unus erat, populus quoque subditus unus », etc. (3) Ad Lotharium imperatorem (Ibid., p. 413-415) ; voir vers 55 et suiv. : « Quarum moderamina rursus — Ni redeant servanda manu, mihi crede, sub una, — Corporis interitum membrorum demptio gignet (4) Bibliographie. — I. Sources. — Liber pontificalis, Vies des papes Grégoire IV, Serge II, Léon I.V, et début de celle de Benoît III, toutes très développées et donnant des renseignements précieux. Pseudo-Liutprand, Liber de vitis pontificum romanorum, dans P. L., CXXIX, 11511256, est pour l’ordinaire un mauvais abrégé du Liber pontificalis, mais il apporte sur cette période quelques données qu’il faut recueillir. Les chroniqueurs de l’Italie méridionale : Chronicon Casinense, 1. I (M. G. H., 55., t. III) ; Gesta episcoporum Neapolitanorum, dans M. G. H., Script, rerum langobardicarum ; Chronicon Benedicti a Monte Soracte (M. G. H., 55., t. III). Les lettres pontificales de cette période sont mal conservées : des fragments du registre de Léon IV sont four­ nis par la Collection britannique de canons, du British Museum, addit. 8873 publiés par Ewald, Neues Archiv., t. V, p. 375 et suiv., plus récemment dans M. G. H., Epistolae, t. V. Voir aussi la Correspondance ¿’Hincmar, dans P. L., CXXVI, à compléter par les données que fournit Flodoard, Historia Ecclesiae Remensis, ibid., CXXXV, et par les indications des textes conciliaires. IL Travaux. — Pour les rapports du Saint-Siège avec Hincmar : C. von Noorden, Hinkmar, Erzbischof von Reims, Bonn, 1863 ; H. Schrœrs, Hinkmar, Erzbischof von Reims, Fribourg, 1884 ; E. Lesne, Hincmar et l'empereur Lothaire, étude sur l’Église de Reims au IXe siècle, Paris, 1905. — Sur Anastase : A. Lapotre, De Anastasio bibliolhecario Sedis apostolicae, Paris, 1885 (capital). Histoire de l’Église. — Tome VI. 18 274 LA DÉCOMPOSITION DE L’EMPIRE D’OCCIDENT Aussi bien d’autres soucis plus immédiats avaient absorbé le pape depuis le moment où il était revenu du Champ du mensonge. Un nouvel ennemi surgissait en Italie. Débarqués en Sicile depuis 827, maîtres de Paierme depuis 831, les Arabes de l’Afrique du Nord1 commençaient à devenir pour les régions chrétiennes de la Méditerranée un péril grandissant. L’Adriatique, où déjà opéraient pour leur compte les Serbes de la côte dalmate, allait bientôt être infestée par eux. Brindisi, Bari étaient plu­ sieurs fois pillées, et c’est jusqu’aux embouchures du Pô que les corsaires poussaient leurs expéditions. Appelés dans le duché de Bénévent par un des partis qui s’étaient formés dans le pays ’, ils prirent pied en Apulie et si bien que de longtemps il ne fut plus question de les en déloger. Pendant ce temps, les Maures d’Espagne, qui, depuis les dernières années de Charlemagne, avaient pris comme buts de leurs courses les Baléares, la Corse, la Sardaigne, s’enhardissaient jusqu’à débarquer sur les côtes de l’Italie en bordure de la mer Tyrrhénienne. Pour protéger l’entrée du Tibre, le pape Grégoire IV élevait une forteresse qu’il appela de son nom Grégoriopolis, à l’emplacement de la moderne Ostie *. On commençait donc à s’aper­ cevoir à Rome que les Francs, protecteurs attitrés de l’État pontifical, n’étaient guère en situation de donner à celui-ci une assistance efficace. On s’y rendait compte aussi que les dissensions intérieures de l’Empire ajoutaient au péril que créaient les Sarrasins (Agareni) sur les côtes méditerranéennes, les « hommes du Nord » sur les côtes de l’Océan. Mais quel moyen le pape avait-il de mettre un terme à ces querelles ? Son action sur l’épiscopat de l’Empire était limitée, les événements de 833 l’avaient montré. Le Siège apostolique, en dehors de l’essai timide de médiation de 841 ne semble avoir été pour rien dans les tractations de tous ordres qui amenèrent la paix de Verdun. Il paraîtrait cependant — du moins c’est ce qu’on peut tirer d’une lettre d’Hadrien II postérieure aux événements de près de trente ans — que les stipulations de 843 furent soumises au pape régnant, confirmées par lui et qu’une copie du traité fut conservée aux archives pontificales4. A voir les choses d’un peu haut, d’ailleurs, le traité de Verdun, en affaiblissant, jusqu’à l’annihiler presque, le pouvoir impérial, ne pou­ vait qu’accroître le prestige moral du Siège apostolique. S’il était vrai LA PAPAUTÉ ET LE TRAITÉ DE VERDUN (1) Les Aglabites de Kairouan. ¡2) Les preuves dans Dijemmler, t. I, p. 191-192. (3) Liber pontificalis, édit. Duchesne, t. II, p. 81, 1. 21 et suiv. ; la date n’est pas donnée ; Du­ chesne estime que la fondation eut lieu vers la fin du pontificat (840-841). Grégoire s’était d’ail­ leurs montré, dans Rome même, un actif restaurateur des édifices religieux et autres. (4) Jaffé-Wattenbach, 2926 : S’adressant en 870 à Charles le Chauvi, Hadrien II lui écrit : « Numquid a mente excidit, quod vestra vestrorumque juramenta Sedi apostolicae destinata discussi­ mus, roboravimus et in archivo nostro hodie illa recondita retinemus »? De même Jean Vili, s’adressant aux deux fils de Louis le Germanique (Jaffé-Wattenbach, 3000). H n’y a pas lieu de s’arrêter à un témoignage d’Adam de Brême (GestaHammaburg. pontif., I, xxiv, dans M.G.H., SS., t. VII, p. 294), selon lequel la paix de Verdun aurait été conclue mediante papa Sergio. L’indication chronologique est inexacte ; en août 843 c’est encore Grégoire IV qui est pape et aucun document contemporain ne mentionne cette particularité. l’action pontificale 275 au temps de Charlemagne, comme Alcuin l’écrivait à celui-ci, qu’il y avait dans la chrétienté trois grands pouvoirs, le pape, l’empereur grec, le roi des Francs, les deux compétiteurs que le pape pouvait alors trouver en face de lui étaient maintenant réduits à une quasi-impuissance. Si l’on ajoute que les épiscopats nationaux, séparés désormais les uns des autres, en butte aussi à de multiples attaques de la part de l’aristocratie laïque, éprouveraient, plus ou moins vite, le besoin de se serrer autour du pape comme autour de leur chef naturel, on fera mieux encore saisir les raisons qui vont permettre à la papauté d’exercer au milieu du ixe siè­ cle, surtout après le partage des États de Lothaire (855), une action sans précédent. En attendant, et jusqu à son abdication, Lothaire, . , o,„ , couronne empereur par son père en 817, couronne en 823 par le pape Pascal, continuait de prendre au sérieux le titre qu’il avait reçu et d’exercer, aussi bien dans le domaine spirituel que dans le temporel, les pouvoirs dont avaient joui son père et son aïeul. Installé à Aix, sitôt après le traité de Verdun, il ne pouvait laisser sans contrôle cette Italie qu’il avait si longtemps gouvernée personnellement : il il y désigna donc comme roi son fils, le jeune Louis. Celui-ci, dès le prin­ temps de 844, était installé à Pavie, ayant à ses côtés comme conseiller Drogon de Metz, héritier des conceptions impériales. LE ROI D'ITALIE, LOUIS Un des premiers actes du jeune roi, inspiré d’ailleurs par son père, fut de se rendre à Rome, pour enquêter sur les circonstances dans lesquelles s’était faite l’élection du nouveau pape. Après un pontificat de dix-sept ans, Grégoire IV était mort en janvier 844 l. Comme il était arrivé plusieurs fois, une compétition fort vive mit aux prises le parti populaire, qui poussait au trône pontifical le diacre Jean, et la noblesse qui, ayant proclamé un certain Serge, le fit immédiatement consacrer, sans que fussent observées les précautions imposées par le Consliiulum de 824 ’. Sans doute fallait-il agir vite pour mettre les partisans de l’archidiacre Jean en présence du fait accompli ’. Mais l’on n’était pas fâché non plus de s’affranchir de règlements qui avaient toujours été supportés plutôt qu’acceptés. Peut-être se flattait-on que l’état de l’Empire empêcherait la cour d’Aix d’y regarder de trop près. C’était compter sans Drogon et les traditions qu’il représentait. La manière dont se comporta, dès qu’elle fut en territoire pontifical, l’es­ corte imposante qui accompagnait Louis et Drogon *, donna dès l’abord L'ÉLECTION DU PAPE SERGE (1) Jaffé ne pense pas que l’on puisse préciser davantage (Regesta, post n. 2585). ¡2) Liber pontificalis, édit. Duchesne, t. II, p. 86-87. (3) Au dire du Liber, ceux-ci avaient réussi à enfoncer les portos du Latran ; ils furent délogés du patriarcat par les principes urbis, qui y installèrent Serge. Voir pourtant la note 2, p. 101. (4) Ipsi vero... tantas strages in populo peregerunt ut qui per urbes et agros erant, tyrannica crude­ li laU perterriti, per loca abdita et latebras se absconderunt (Ibid., p. 87). 276 LA DÉCOMPOSITION DE L’EMPIRE D’OCCIDENT à réfléchir aux partisans trop zélés de l’indépendance du Saint-Siège. De même qu’à l’arrivée de Charlemagne, en 800, Léon III s’était porté à la rencontre du souverain, de même Serge se présenta au jeune Louis, lieutenant de l’empereur. Quelque noble qu’ait été, lors de l’entrée à Saint-Pierre, l’attitude du pape *, elle cachait mal son extrême embarras. Sitôt entré dans Rome, Louis, toujours conseillé par Drogon, réunit une assemblée où furent discutés les titres de Serge ; celui-ci aurait fini par s’en tirer à son honneur ; mais les termes employés par le Liber pontificalis, aussi bien que par la compilation du Pseudo-Liutprand, montrent bien que cette justification du pape n’alla pas sans difficulté. On ne laissa pas de rappeler que la consécration du nouvel élu ne pou­ vait avoir lieu sans un ordre du souverain et sans la présence des missi impériaux. En suite de quoi Serge dut prêter serment de fidélité à l’em­ pereur Lothaire, serment que le peuple romain émit de son côté. C’est après cela, et sans doute pour se conformer à une demande qui lui avait été faite, que Serge sacra Louis roi des Lombards ; « l’ayant oint de l’huile sainte, il lui mit sur la tête une couronne fort précieuse et le ceignit du glaive, insigne de sa puissance »2. On demanda ensuite au pape Serge d’accorder à Drogon, sa vie durant, les pouvoirs de vicaire du Saint-Siège pour tous les pays situés au delà des Alpes, c’est-à-dire pour les Gaules et les Germanies. Cela revenait à conférer à l’évêque de Metz une délégation analogue à celles dont avaient joui saint Boniface et après lui saint Chrodegand. Drogon serait devenu, de ce chef, le supérieur des métropolitains, lesquels auraient dû lui en référer en cas de litiges et n’auraient pu porter leurs causes à Rome qu’au cas où ils n’auraient pas accepté ses sentences. Serge accepta cette combinaison qui, dans la pensée de Lothaire, devait donner à son oncle, l’évêque de Metz, un moyen d’apaiser les discordes entre ecclé­ siastiques et de pacifier l’Empire si troublé par les luttes des années précédentes ’. Mais la situation n’était plus la même que vers le milieu DROGON VICAIRE DU SAINT-SIÈGE (1) Description très circonstanciée, Liber pontif., p. 88 : avant de lui faire ouvrir les portes de la basilique, Serge exige de Louis l’assurance qu’il ne vient à Rome que dans des intentions pures, pour le salut de l’Etat et de l’Église. (2) Les événements de juin 844 sont présentés dans un ordre différent par les deux sources essen­ tielles. — Le Liber pontificalis parle d’abord de l’arrivée de Louis, auquel le pape adresse un petit discours, presque comminatoire ; suit le récit du couronnement, puis seulement après la narration du concile où est discutée, sans qu’on dise laquelle, une grave question ; vient enfin la mention du serment prêté par le pape à Lothaire. — Les Annales Bertiniani (Prudence), a. 844, présentent ainsi l’ordre des événements : 1. Arrivée à Rome ; 2. Discussion relative à la procédure à suivre lors de l’accession d’un nouveau pape ; 3. Couronnement de Louis. — *C est aussi l’ordre suivi par Pseudo-Liutprand (P. L., CXXIX, 1244) : Élection de Serge et sa consécration absque jussione Lotharii imperatoris. Lothaire indigné envoie Louis et Drogon à Rome ; ils font prêter serment à Lothaire par le peuple romain, puis praedictum Sergium post multas contentiones in sede demum confirmaverunt ; enfin prend place l’onction de Louis comme roi des Lombards. — La première partie de la notice du Liber pontificalis est certainement tendancieuse ; l’esprit change d’ailleurs en cours de route et la fin est tout à fait défavorable à Serge. (3) Jaffé-Wattenbach, 2586, Epistolae, t. V, p. 583» La collation de ce pouvoir est briève­ ment signalée par les Annales Bertiniani, a. 844. Léon IV, en <849-850, rappelle cette concession et s’appuie sur elle, pour refuser à Hincmar le titre de vicaire apostolique (Jaffé- Wattenbach, l’action pontificale 277 du vin® siècle. Depuis cette date, le pouvoir des métropolitains avait été rétabli ; il tendait à devenir de plus en plus considérable ; ce serait chose bien difficile de faire accepter à ces potentats ecclésiastiques une instance intermédiaire entre eux et le Saint-Siège. Devant celui-ci même, ils ne se pliaient qu’à leurs corps défendant. La délégation donnée à Drogon demeura donc théorique ; sans doute c’est lui qui présida, en octobre de cette même année 844, le synode de Thionville (Yutz), réuni par les trois frères Lothaire, Louis et Charles1. Mais il ne souffla mot de la délégation apostolique qui lui donnait le droit de convoquer et de présider les synodes. Quand, au mois de décembre de la même année, le concile, gallican cette fois, réuni à Ver par les soins de Charles le Chauve, prit connaissance de la désignation de Drogon comme vicaire apostolique, il réserva la discussion à un synode ultérieur plus nombreux et où serait représenté tout l’épiscopat franc 2. Une autre affaire fut également soulevée par le T ■ Tr i j ,• , D jejine Louis II, lors de son séjour à Home. Parmi les personnages de sa suite on remarquait les deux archevêques de Reims et de Narbonne, Ebbon et Barthélemy, dont la situation avait besoin d’être liquidée. Déposée Thionville en février 835, rétabli par le décret de Lothaire, à Ingelheim en août 840, Ebbon avait repris possession de son siège de Reims en décembre 840 ; mais, à l’automne de 841, à l’approche de l’armée du roi Charles, il avait quitté précipitamment sa ville épiscopale et rallié le quartier général de Lothaire. Celui-ci l’avait employé à diverses missions et lui avait attribué les deux abbayes de Stavelot en Flandre et de Bobbio dans la Haute-Italie’. L’église de Reims, depuis 835, si l’on excepte les huit ou neuf mois pendant lesquels Ebbon y était rentré, n’avait eu que des administrateurs provisoires, le pape Grégoire IV ne s’étant pas pressé de sanctionner la sentence prononcée à Thionville 4. Pendant neuf ans c’était l’abbé de 'aint-Remi, Foulque, qui avait gouverné Reims, puis, en 843, Notho ; avait remplacé 5, au grand dam des biens d’Église, qui avaient été littéL'AFFAIRE D’EBBON . -•>07). Léon résume ainsi la concession faite à Drogon par son prédécesseur : « Ut omnis Franciae, allias seu Germaniae archiepisco pos, episcopos, abbates... canonice quoties ecclesiastica res ngit justo moderamine judicaret ». 1) Cf. supra, p. 272. (2) Capitularia, ccxci, t. II, p. 382-387, voir c. 11, De praelatione reverendissimi Drogonis. 3 Hincmar, Epist. ad Nicolaum (P. L., CXXVI, 82) et Synodique du concile de Troyes ctobre 867), dans Mansi, t. XV, col. 794. 4 La chose est reconnue par Charles le Chauve lui-même, dans sa lettre au pape Nicolas (Mansi, XV, col. 799). Mais il faut considérer comme un faux la lettre Jaffé-Wattenbach, 2583 i stolae, t. V, p. 82 et suiv.). Dans cette lettre adressée «aux révérendissimes évêques, à tous •s princes orthodoxes, et à tous les fidèles de l’Église catholique », le pape Grégoire IV raconte — ment Ebbon, après avoir été rétabli (en décembre 840), a fait aussitôt le voyage ad limina • : lorum, tant pour s’acquitter d’un vœu que pour soumettre son cas à l’autorité pontificale. t pris connaissance de sa « confession» de 835,àThionville,et des circonstances dans lesquelles - avait été extorquée, Grégoire IV considérait cette démarche comme non avenue et déclarait :ntinuait à reconnaître Ebbon pour le titulaire légitime de Reims. — Ce faux est déjà cité • i Narratio clericorum Remensium, cf. Concilia aevi karolini, p. 811 ; cela ne le garantit pas * ¿ jtant ; ce n’est pas la seule liberté que cette Narratio prenne avec la vérité. Cf. supra, «a 2 26-8, n. 3. Voir Hincmar et la Synodique de Troyes (ibid.). 278 LA DÉCOMPOSITION DE L’EMPIRE D’OCCIDENT râlement mis au pillage. Il importait d’en finir avec cette situation. Lothaire, qui n’était pas fâché de faire pièce à son frère Charles, aurait vivement désiré que le pape Serge remît Ebbon en possession de sa métropole. Mais les instances de Drogon furent impuissantes à obtenir du pape cette restitution. Ayant repris ses fonctions épiscopales dont il avait été dépossédé par un concile régulier, sans avoir été canonique­ ment rétabli par un autre concile, Ebbon — et il faut en dire autant de Barthélemy de Narbonne — s’était exposé aux peines les plus graves ; il dut se contenter, ainsi que son collègue, de la communion laïque1. Dans ces conditions, il convenait de pourvoir le siège de Reims, sans plus s’obstiner à y faire revenir l’ancien titulaire. Le 18 avril 845, eut lieu à Beauvais l’élection du nouvel archevêque. Le choix se porta sur un personnage d’une.quarantaine d’années qui jouissait de la faveur de Charles le Chauve, le prêtre Hincmar. De noble extraction, élevé dès sa prime jeunesse au couvent de Saint-Denis, sous l’abbé Hilduin, il ne partageait pas toutes les convictions politiques de celui-ci. Hilduin était pour Lothaire et pour « l’idée impériale ». Dans les conjonctures les plus graves, Hincmar sut, au rebours, montrer sa fidélité au vieil empereur Louis et au jeune Charles. Il en avait été récompensé déjà ; mais la rémunération cette fois dépassait toute attente. Le 3 mai, Hincmar était consacré ; pendant près de quarante ans il allait jouer dans le royaume de France un rôle de tout premier plan. Conseiller très écouté de Charles le Chauve et de ses successeurs, il serait en même temps la grande lumière de l’Église gallicane, le canoniste dont, même au delà des frontières du royaume, on aimait à se réclamer, le théo­ logien au jugement duquel beaucoup se soumettaient sans contestation. NOMINATION D'HINCMAR A HEIMS Ebbon, cependant, n avait pas dit son der­ nier mot et continuait à réclamer justice *. Malheureusement pour lui, il ne tardait pas à se brouiller avec Lothaire pour avoir refusé, alléguant son grand âge, de partir pour Constanti­ nople en mission diplomatique. L’empereur prit fort mal ce refus et lui retira les deux monastères de Bobbio et de Stavelot ; il confisqua même, pour l’attribuer à sa femme Hirmingarde, un domaine italien que l’archevêque dépossédé avait acheté de ses deniers •. Ebbon n’avait EBBON A HILDESHEIM (1) Liber pontificalis, édit. Duchesne, t. II, p. 90. Cette sentence de Serge est rappelée dans plusieurs des documents relatifs aux « clercs d’Ebbon ». (2) C’est à quoi vise son Apologeticum mis en circulation vers le moment où nous sommes arrivés ou un peu auparavant. L’effort principal de l’archevêque dépossédé est de montrer que sa « confes­ sion » de 835 n’était qu’une simple concession de forme ou bien — et c’est la thèse qu’accentue la seconde édition — une démarche d’ordre religieux sans portée canonique. Deux documents sont cités par Ebbon, le décret impérial de 840, qu’il s’efforce de transformer en un acte synodal ; l’assentiment donné par les évêques de la province, en décembre 840, à sa restauration. Le concile de Soissons de 853 déclarera que cette dernière pièce a été falsifiée. Voir Mansi, t. XIV, col. 987. (3) Lettre d’Hincmar (P. L., CXXVI, 82). l’action pontificale 279 plus qu’un refuge possible : la Germanie, où Louis lui fit bon accueil. On se rappela outre-Rhin que le pape Pascal Ier l’avait jadis envoyé comme apôtre aux « hommes du Nord ». Le siège de Hildesheim se trou­ vant vide par la mort de Rembert, il fut attribué à Ebbon1, lequel exhiba, pour la circonstance, une lettre du pape Grégoire IV, qui lui aurait rendu ses droits épiscopaux, alors que Serge avait réduit Ebbon à la comm’inion laïque et que le droit coutumier interdisait de manière assez stricte la translation d’un siège à un autre. Ebbon n’avait d’ailleurs pas renoncé entièrement à rentrer dans son ancienne métropole. Il réussit à intéresser de nouveau à sa cause l’empereur Lothaire. On fit valoir que l’administration un peu raide d’Hincmar causait à Reims beaucoup de trouble. Finalement, l’affaire fut, en 846, portée devant le pape Serge. Rome était priée d’envoyer des légats qui, de concert avec l’épiscopat local, connaîtraient de ces différends. Sur quoi Serge II prescrivit par diverses lettres * la réunion à Trêves d’un concile où l’archevêque de Rouen, Guntbald, amènerait un certain nombre de prélats qui se ren­ contreraient avec des envoyés pontificaux. Prié de se rendre lui aussi à cette réunion, où d’ailleurs, pour des raisons que l’on ignore, les légats romains ne parurent pas *, Ebbon refusa d’y venir *. Sans doute n’avait-il pas confiance en l’impartialité d’une assemblée où les évêques de Charles le Chauve auraient eu la majorité. L’assemblée réunie à Trêves par les soins de Guntbald ne put donc rien terminer. Ebbon ne se soucia même pas de s’expliquer avec le Saint-Siège au sujet de la sentence rendue jadis par le pape Serge et qui le ramenait à la communion laïque. Il mourut à Hildesheim le 20 mars 851, sans avoir obtenu la réhabilitation qu’il se promettait. (1) Lettre du concile de Troyes de 867 au pape Nicolas (Mansi, t. XV, col. 794). La date de cet événement n'est pas absolument fixée ; elle se situe entre l'élection d’Hincmar à Reims, avril 845, et le concile de Mayence de 847 où figure Ebbon. Cf. Capitularia, t. II, p. 173. La lettre du concile de Troyes dit expressément : « Episcopium Hildenesheim obtinuit, ubi etiam, auctoritate cujusdam privilegii nobis ostensi, a beato Gregorio papa sibi collati connivente supra memorata sua restitutione (à Reims, en 840) ministerium suum fine tenus exercuit ». Il s’agit de la lettre JafféWattenbach, 2583, qui est un faux ; cf. supra, p. 277, n. 4. La chancellerie de Serge savait de toute évidence à quoi s’en tenir sur les actes do Grégoire IV. On ne conçoit guère le pape Serge concédant comme une faveur l’admission à la communion laïque à un évêque déjà restauré par son prédécesseur. (2) Jaffé-Wattenbach, 2589-2591, connues seulement par la lettre d’Hincmar de 867 (P. L., CXXVI, 82). Ceci se passe un an après la consécration d’Hincmar, donc vers le milieu de 846. (3) Cf. lettre de Lothaire au pape Léon IV, successeur de Serge (Bœhmer-Muehlbachbr, 1149 : Epistolae, t. V, p. 610) : « Quia frequenter ad nos... Ebbonis facta est conquestio..., curavimus querelas ejus sancto decessori vestro Sergio papae significare, obsecrantes ut... ex suo latere viros idoneos des­ tinaret, qui una cum episcoporum ipsius provinciae tractatu causam ulriusque inquirere et canonice definire valerent... Cur tamen praefatus decessor vester legatos a nobis petitos non miserit vestram reverentiam nequaquam credimus ignorare ». (4) Hinchar, ibid., 82 ; cf. lettre du concile de Troyes (Mansi, t. XV, col. 795). Cet incident est rapporté fort différemment par la Narratio clericorum Remensium, loc. cil., p. 812. D’après celle-ci, c’est au pape Léon IV qu’Ebbon s’adressa. Le pape lui aurait donné, pour trancher son différend avec Hincmar, Drogon de Mets, Otgar de Mayence, Hetti de Trêves, Guntbald de Rouen ; Hincmar fut sommé de se présenter à Trêves ; mais pour diverses raisons qui ne sont pas données, l’affaire n’aboutit pas. Cette présentation n’a pas seulement contre elle le récit d’Hincmar, que l’on pourrait suspecter, mais la lettre de l’empereur Lothaire. 280 LA DÉCOMPOSITION DE L’EMPIRE D’OCCIDENT Cependant, au centre de la chrétienté, le pape o r f Serge connaissait les plus graves difficultés. D’abord le mécontentement contre lui allait croissant, occasionné sur­ tout, au dire du Liber ponlificalis *, par l’administration despotique, voire simoniaque, de son frère Benoît, nommé par Lothaire missus pon­ tifical. Et voici qu’en août 846, une flotte sarrasine, portant quelque dix mille hommes, parut à l’entrée du Tibre * et occupa, sans coup férir, Ostie et Porto : le château de Grégoriopolis avait été lâchement aban­ donné par ses défenseurs. Le 27 août, ayant battu en rase campagne les bataillons de miliciens saxons, frisons et francs, les infidèles étaient devant Rome. La vieille enceinte d’Aurélien pouvait, moyennant quelques précautions, braver les attaques des pirates, sans doute dépourvus de matériel de siège. Mais les deux plus fameux sanctuaires, Saint-Pierre, Saint-Paul, se trouvaient en dehors de l’enceinte ; ils furent pillés 3 à tel point que l’on enleva même les ornements d’argent qui recouvraient les portes, et l’autel qui se dressait au-dessus de la confession de Pierre ! Bien -entendu, les monastères qui desservaient les basiliques ou s’abritaient à leur ombre partagèrent leur sort ; leurs habitants, de l’un et l’autre sexe, furent ou tués sur place ou emmenés prisonniers. On raconta plus tard qu’une sortie de la garnison romaine et une intervention de Guy, marquis de Spolète, avaient jeté quelque trouble parmi les assaillants *. Il n’empêche que l’armée sarrasine, chargée d’un butin énorme, se retira assez tranquillement par la voie appienne et vint s’installer devant Gaète où elle se fortifia. Cependant, l’alerte avait été donnée dans l’Italie du Nord, et le roi Louis II arrivait avec une armée considérable 5 ; mais, le 10 novembre, ces forces essuyaient devant Gaète une défaite qui aurait tourné au désastre, si les flottes amalfitaine et napolitaine, commandées par Césaire, fils du duc de Naples, Serge, n’eussent couvert la retraite des Francs. Bloqués d’ailleurs par ces flottes, les Infidèles ne purent quitter la terre qu’en négociant avec Césaire. Mal leur en prit ; une violente tempête dispersa leurs bateaux ; ce fut une catastrophe complète et dont, au dire du chroniqueur du Mont-Cassin, personne absolument ne réchappa. Pendant plusieurs jours, la mer rejeta sur le rivage, avec les cadavres des pirates, une quantité d’objets volés par eqx aux vénérables basiliques. LES SARRASINS A ROME (1} Édit. Duchesne, t. II, p. 98 et suiv. ; plus fortement encore Pseudo-Liutprand (P. L., CXXIX, 1244). (2) Ibid., p. 99 : « Quod neglexerunt Christiani emendare, *ultore Deus misil paganos ». (3) Ici s’arrête le texte du Liber, qui est mutilé ; on peut suppléer la suite par Ps. Liutprand, loc. cit., les Annales Bertiniani, a. 846 ; la Chronique du Mont-Cassin, ix ; les Gesta episcoporum Neapolitanorum. (4) Chronique de Benoit du Mont Soracte, xxvi ; mais le récit est un chef-d’œuvre d’incohérence, comme toute la chronique, d’ailleurs. Il met l’affaire sous un pape Grégoire, qui ne peut être que Grégoire IV, ce qui ne l’empêche pas de la situer après la mort de Lothaire, etc. Tout son récit tend d’ailleurs à montrer que seuls, dans la circonstance, les Italiens (Lombards et Romains) ont fait leur devoir, les Francs n’ayant montré que leur lâcheté. (5) Voir dans Duchesne, Liber pontificalis, t. II, p. 104,. n. 38, une présentation un peu diffé­ rente des événements. l’action pontificale 281 Le pillage des sanctuaires romains et la défaite infligée au fils de l’em­ pereur avaient été cruellement ressentis dans tout l’Empire, spéciale­ ment dans les États de Lothaire. Très peu après ces événements, l’em­ pereur et son fils se rencontraient et prenaient en commun les mesures nécessaires pour prévenir de nouveaux désastres *. Mesures d’ordre militaire, sans doute, entre lesquelles il faut compter la décision de mettre Saint-Pierre de Rome à l’abri d’un nouveau coup de main et d’organiser une expédition dans l’Italie du Sud, mais surtout mesures d’ordre religieux. Tous s’accordaient à voir dans l’invasion récente un effet de la colère divine ; il fallait donc, toutes affaires cessantes, mettre dans l’Empire un terme au péché. Moines plus ou moins en rupture de ban, moniales à vie peu régulière, chanoines contempteurs des décisions récentes, ecclésiastiques sans piété, simples fidèles négligents de leurs devoirs, tous seraient mis en demeure de revenir à une pratique plus exacte de la vie chrétienne et religieuse. Le pape Serge mourut sur ces entrefaites, le 27 jan‘vier 847, très peu regretté, semble-t-il. L’unanimité semble avoir eu quelque peine a se faire sur la personne de son successeur, Léon IV, lequel ne fut consacré que le 10 avril2. On ne peut alléguer dans la circonstance les lenteurs de la cour impériale à donner son placel à l’élection ; sous prétexte en effet que le danger sarrasin était toujours menaçant3, il fut procédé à la consécration du nouvel élu sans qu’on eût pris la peine d’avertir Aix ou même Pavie. C’était donc en vain qu’avaient été rappelées en 844 les règles relatives à l’élection et à la consécration des pontifes. Visible­ ment, ceux qui dirigeaient la curie tenaient à s’affranchir de pre -riptions et d’entraves qui n’avaient jamais été que tolérées. A une demande d’explication de la cour impériale, on répondit par des excuses, des promesses, des serments de fidélité 4. Le plus pressant était de mettre la capitale de la chrétienté, avec ses richesses temporelles et spirituelles, à l’abri de nouvelles incursions sarrasines. Dès 848, sous la direction personnelle de Léon IV, on se mettait à la réfection de l’enceinte d’Aurélien, et l’embouchure du Tibre recevait de nouvelles fortifications6. Puis l’on entreprenait la construction, décidée par l’empereur, de la muraille continue qui, se greffant sur la vieille enceinte par le pont Saint-Pierre (actuellement pont Saint-Ange) fortifié, s’appuyait au château Saint-Ange, courait droit vers l’ouest, abritant la basilique Saint-Pierre et les monastères (1) Capitularia, t. II, ccin : Hlotharii capitulare de expeditione contra Saracenos facienda. (2) Le Liber pontificalis parle de l’ünanimité de l’élection, édit. Duchesne, t. II, p. 107. Il est bien extraordinaire que la consécration ait eu lieu si tard. (3) A s’en tenir strictement à l’ordre donné par les Annales Bertiniani, la retraite des Sarrasins qui aboutit au désastre maritime signalé plus haut n’aurait eu lieu qu’au cours de 847, après l’élec­ tion de Léon IV. C’est la même impression que donne le Liber pontificalis, loe. cit. (4) Jaffé-Wattenbach, 2652. (5) Liber pontificalis, édit. Duchesne, t. II, p. 115. 282 LA DÉCOMPOSITION DE L’EMPIRE D’OCCIDENT qui l’entouraient, se repliait ensuite vers le sud, puis vers l’est, venant rejoindre le fleuve à la hauteur de l’actuel hôpital du Saint-Esprit. Cette enceinte délimiterait ce que l’on ne tarda pas à appeler la cité léonine, du nom du pontife qui en surveilla l’établissementl. C’est seulement le 27 juin 852 que l’on procéda à l’inauguration solennelle. Considérée comme englobant un parvis, fort agrandi, de l’église Saint-Pierre, la muraille, avec les diverses portes qui s’y ouvraient, fut consacrée à la manière d’une basilique *. C’était un beau succès pour Léon IV. Ces précautions n étaient . T . .. pas vaines. La lutte con­ tre les Sarrasins, soit déjà installés en Italie, soit fraîchement débarqués, durera tout le pontificat de Léon IV. Elle était menée, non sans succès, par le jeune Louis II qui, selon les ordres de Lothaire, s’était mis en campagne à l’automne de 847, pour ramener un peu d’ordre dans l’extrême-sud du duché de Bénévent : le duché fut divisé en deux parties indé­ pendantes ayant respectivement pour capitales Bénévent et Salerne ’. De part et d’autre, l’on s’engageait à mettre toutes forces en commun pour chasser les Sarrasins du pays. Louis avait déjà contribué de sa personne à ce résultat ; une campagne rapide dans la région de Bari lui avait dès le début livré un des chefs arabes, Massar, qui fut amené à Bénévent et décapité. Rien de décisif pourtant n’avait été obtenu. Bari et d’autres forteresses demeuraient au pouvoir des mécréants, qui, de ces repaires, tyrannisaient l’Adriatique. Même situation sur les côtes de la mer Tyrrhénienne. En 849, c’était Luna qui était prise et pillée ; Rome se voyait de nouveau menacée, mais l’activité de Léon IV eut raison du danger ; le pape réussit à liguer contre les Sarrasins les flottes de Naples, d’Amalfi, de Gaète *, qui remportèrent sur eux une importante victoire navale. LA LUTTE CONTRE LES SARRASINS D'ITALIE L’année suivante, en avril, le jeune Louis II reparaissait à Rome et le pape, sans doute à la suite de pourparlers avec la cour d’Aix, conférait au fils aîné de Lothaire la couronne impériale *. Ce geste, succédant à ceux qu’a­ vaient faits Léon III pour Charlemagne, Étienne IV pour Louis le Pieux, Pascal Ier pour Lothaire, achevait de créer la tradition : nul ne serait empereur désormais qu’il n’eût reçu du chef de l’Église une sorte d’in­ vestiture. Quoi qu’il en soit, Louis II prenait complètement en Italie la situation dont son père avait joui dès 817.1 *345 SACRE IMPÉRIAL DE LOUIS II (1) ¡2) (3) (4) quer, (5) Liber pontificalis, édit. Duchesne, t. II, p. 123. Le Liber pontificalis donne le texte des oraisons qui furent dites à chacune des portes. Dukmmler, op. cil., t. I, p. 307-308. Liber pontificalis, édit. Duchesne, p. 117 et 119. Cette incursion — Duchesne le fait remar­ p. 136, n. 34 — n’est mentionnée nulle part ailleurs. Annales Bertiniani, a. 850. l’action pontificale ACCROISSEMENT DEL’AUTORITÉ PONTIFICALE 283 L’autorité impériale — et l’on en dirait tout autant de , _ . , „ defi rois de France et de Germanie — conti­ nue donc toujours à assurer le service qu’elle remplissait à l’époque de Charlemagne. Mais elle l’assure moins bien, avec plus de lenteur, moins de régularité, moins d’efficacité. De ces déficiences l’autorité pontificale commence à profiter, et la chose devient fort sensible sous le pape Léon IV. Sans doute celui-ei conserve à l’endroit des souverains la déférence exté­ rieure qui est de règle à la curie. C’est en termes fort respectueux, par exemple, que Léon s’adresse aux empereurs Lothaire et Louis IL pour leur demander l’autorisation de consacrer un évêque pour Rieti, dans le duché de Spolète *, ou pour Ascoli, au cas où ils auraient un autre candidat. Mais voici, par ailleurs, ce qu’écrit Lothaire au pape pour lui demander d’accorder le pallium à Hincmar : Le Siège apostolique, fondé par lé prince des apôtres, qui est, pour toutes les régions du inonde où est répandue la religion chrétienne, le fondement de la sainteté, possède, de par une disposition de la Providence, la primauté sur toutes les églises, en telle sorte que, dans toutes espèces de causes, de questions, d’affaires qu’amène le fonctionnement ecclésiastique, tous doivent recourir à lui comme à la mère de la religion, à la source de toute équité. Et la missive qui s’ouvre par cet exorde pompeux, se termine par l’assu­ rance de l’immense gratitude qu’aura l’empereur, si le pape veut bien lui accorder la faveur demandée ’. C’est évidemment d’une autre encre qu’usait la chancellerie de Charlemagne quand elle s’adressait à Léon III, ou même au pape Hadrien. Aussi bien, Rome, en ce milieu du ix® siècle, reprend une conscience plus nette de son pouvoir. A parcourir les débris qui subsistent du registre de Léon IV, on a la même impression qu’à la lecture de la volumineuse correspondance de Grégoire le Grand. A l’empereur Lothaire qui lui a demandé le pallium pour l’évêque d’Autun, Léon répond par une fin de non recevoir catégorique •. Au patriarche de Constantinople, Ignace, qui, s’imaginant lui être agréable, lui a envoyé entre autres ornements ecclésiastiques, un pallium, il déclare, dé façon péremptoire, que, si les titulaires du Siège apostolique envoient cel insigne aux diverses églises qu’ils veulent honorer, ils n’ont pas accoutumé de le recevoir des autres hiérarques4. Les dignitaires de moindre envergure sont naturellement traités avec plus de rigueur encore. Un abbé d’un monastère inconnu n’aimait pas le chant grégorien et ne s’était pas décidé à l’introduire en son couvent ; il est tancé d’importance ; sous peine d’encourir l’excommu­ nication, il devra se rallier à l’usage général5. Même attitude à l'endroit (1) Jaffé-Wattenbach, 2613. La lettre jette un jour assez curieux sur la dépendance où se trouve le pape pour la provision des divers sièges épiscopaux, même de ceux qui dépendent le plus directement de lui. (2) Bœhmer-Muehlbacher, 1149. (3) Jaffé-Wattenbach, 2603. (4) Jaffé-Wattenbach, 2647. (5) Jaffé-Wattenbach, 2651. 284 LA DÉCOMPOSITION DE L’EMPIRE D’OCCIDENT d’un évêque, qui n’a pas obéi assez vite à une sommation qui lui a été faite de se présenter à Rome 1, à l’endroit de deux autres prélats qui se sont montrés injustes et cruels envers un prêtre a. Sans doute la coutume de recourir au Siège apostolique en cas d’abus de pouvoir des autorités ecclésiastiques est ancienne ; il semble pourtant qu’elle reprenne, à l’époque où nous arrivons, une nouvelle vigueur. C’est ce que l’on remarquerait surtout dans les rapports avec Rome de l’arche­ vêque Hincmar, le plus puissant des proceres ecclésiastiques de France. La curie romaine voit sans plaisir grandir, depuis le début dû ixe siècle, l’autorité des métropolitains. Elle n’est pas fâchée de leur faire sentir à l’occasion qu’il existe au-dessus d’eux une instance suprême à laquelle ils sont tenus de se soumettre. Une affaire passablement embrouillée et dans laquelle Hincmar n’avait pas tous les torts, avait mis de nouveau l’archevêque de Reims en conflit avec l’empereur Lothaire. Un vassal de ce dernier, Fulkrich, s’était vu excommunier par Hincmar, pour avoir abandonné sa femme et contracté une nouvelle union. Réfugié dans le ressort de Trêves, il ’avait intéressé à sa cause l’empereur en per­ sonuerant et si bien qu’Hincmar avait menacé d’excommunier Lothaire lui-même ; peut-être même y avait-il eu un commencement d’exécution. Des plaintes furent adressées à Rome contre l’archevêque ; on reparla sans bienveillance de la manière dont il avait occupé le siège de Reims, au mépris des droits d’Ebbon dont Lothaire, par un de ces revirements qui lui étaient coutumiers, défendait maintenant les intérêts 8. A une date que nous ne saurions préciser, mais avant 849, une lettre ponti­ ficale très sévère fut adressée à tous les évêques des Gaules ; elle pro­ testait avec vivacité contre la manière dont le « moine Hincmar », qui avait promis de vivre toujours sous la règle de saint Benoît, avait usurpé, contre tout droit, du vivant même d’Ebbon, le siège de celui-ci, malgré l’appel interjeté à trois reprises devant le Siège apostolique ‘. De surcroît, s’arrogeant un pouvoir judiciaire qui se proclamait supérieur à celui du pape, il avait parlé d’excommunier celui que jadis un pape avait sacré empereur 1 23456. Une lettre parallèle à Lothaire exprimait une non moins vive indignation contre les procédés d’Hincmar et rassurait la conscience impériale : les foudres de l’archevêque de Reims étaient sans prise contre celui que Dieu avait choisi et sur la tête de qui le souverain pontife avait répandu l’huile sainte c. ROME ET HINCMAR DE REIMS (1) Jaffé-Wattenbach, 2604. (2) Jaffé-Wattenbach, 2623. (3) Lothaire, peu auparavant, avait demandé le pallium pour Hincmar et avait présenté au pape son élection comme absolument canonique. C'est la lettre Muehlbacher, 1149, citée plus haut, p. 283, n. 2. (4) La curie semblait oublier que Serge II avait réduit Ebbon à la communion laïque. Ci-dessus, p. 272. (5) Jaffé-Wattenbach, 2618. ’ (6) Jaffé-Wattf.nbach, 2619. l’action pontificale 285 Tout change à la suite de la conférence de Péronne (janvier 849)1. La réconciliation qui s’y fit de Lothaire avec Charles amena l’empe­ reur à abandonner le parti d’Ebbon ; non seulement il reconnaissait Hincmar, mais il le recommandait au pape et demandait pour lui l’usage quotidien du pallium avec le titre et l’autorité de vicaire du Saint-Siège,, tels qu’ils avaient été concédés à Drogon de Metz par le pape Serge. Tout en accordant la première de ces faveurs, Léon IV crut devoir refuser la seconde, craignant que Drogon n’en prît ombrage 1 23. Hincmar fut avisé qu’il pourrait porter l’insigne de la dignité archiépiscopale, non seulement aux jours de fêtes et lors de la consécration des évêques de son ressort, mais encore chaque fois qu’il le désirerait. Léon IV lui faisait d’ailleurs remarquer que, depuis le début de son pontificat, il n’avait encore accordé à aucun archevêque une telle faveur et qu’il n’était pas prêt à la prodiguer. Le plus parfait accord semblait exister entre le Siège apostolique et le métropolitain de Reims. De nouveaux nuages devaient néanmoins s’élever par la suite. Fulkrich, venu à Rome, avait présenté à sa manière les événements qui avaient attiré sur lui l’excommunication d’Hincmar : la femme qu’il avait aban­ donnée n’était pas son épouse légitime, mais une simple concubine, qui, touchée finalement par la grâce, était entrée au couvent ; après quoi il avait convolé lui-même en justes noces ; pourquoi l’archevêque de Reims l’avait-il frappé de censure ? L’explication de Fulkrich fut acceptée par la curie : « Nous vous ordonnons, écrivait Léon IV à Hincmar, de par­ donner au dit vassal, et de le réconcilier avec l’Église, si du moins les choses se sont passées comme il nous les a racontées. Que si, contraire­ ment aux règles des saints Pères et à la miséricorde qui' y est prescrite, vous preniez une autre attitude, nous serions contraints de vous frapper vous-même,selon notre pouvoir et en vertu de notre autorité apostolique » ’. Hincmar n était pas au , . , . •. ï .• bout de ses tribulations. L’affaire des a clercs d’Ebbon », pendant plus de quinze ans, allait empoi­ sonner ses rapports avec la curie. Durant la période où il avait réoccupé le siège de Reims, de décembre 840 à l’automne de 841, Ebbon avait conféré quelques ordinations. Quand Hincmar eut été consacré arche­ vêque de Reims en 845, il dut prendre une décision à l’égard de ceux qui avaient été ainsi promus et dont la situation ne paraissait pas régulière. Déposé canoniquement à Thionville en 835, Ebbon n’avait été rétabli sur le siège de Reims que par un ordre impérial, contresigné à la vérité par un certain nombre d’évêques. Avait-il recouvré pour autant sa juri­ diction épiscopale ? De ce chef les ordinations conférées par lui étaientelles licites, ou même valides ? Telles étaient les questions qu’Hincmar . DÉBUT DE L’AFFAIRE DES CLERCS D’EBBON (1) Annales Bertiniani, a. 849. (2) Jaffé-Wattenbach, 2607 (à Lothaire) ; 2608 (à Hincmar lui-même). (3) Jaffé-Wattenbach, 2614 ; la date est difficile à préciser : 852 ou 853 ? 286 LA DÉCOMPOSITION DE L’EMPIRE D’OCCIDENT eut à résoudre, quand le cas des < clercs d’Ebbon » se présenta quel­ ques semaines après sa propre consécration, au concile réuni à Meaux. Déférant à l’avis de ses anciens dans l’épiscopat, Hincmar enjoignit aux prêtres en question de s’abstenir de faire les fonctions de leur ordre *. Ces clercs, dont quatre étaient chanoines de Reims, les autres des moines, pour la plu­ part du monastère de Saint-Remi, respectèrent l’interdit qui pesait sur eux. Pendant quelque temps on n’entendit plus parler de leur affaire. Néan­ moins on sentait parfois leur main, tout spécialement celle du chanoine Wulfade, dans plusieurs des difficultés qui étaient faites à Hincmar1. Au concile réuni à Soissons par le roi Charles le Chauve, à la fin d’avril 853 •, les clercs déposés présentèrent, spontanément — comme Hincmar l’affirme — ou sous l’empire de la contrainte — comme on le prétendra plus tard — un mémoire concluant à leur réintégration. C’était remettre en ques­ tion la validité de la destitution d’Ebbon, de son rétablissement provisoire, de son remplacement par Hincmar. Ne voulant pas être à la fois juge et partie, l’archevêque de Reims, qui présidait le concile, céda la place à Pardulus, un de ses suffragants, et déclara prendre pour arbitres Wénilon de Sens, Amauri de Tours et ce même Pardulus. Les clercs d’Ebbon les acceptèrent aussi, demandant seulement qu’on leur adjoignît Prudence de Troyes. Cette commission reprit toute l’affaire ab ovo, et rendit fina­ lement son verdict : « Rien n’était plus régulier que l’accession d’Hincmar au siège de Reims ; canoniquement élu, régulièrement consacré, reconnu par le Siège apostolique, qui lui avait envoyé le pallium, l’archevêque était muni de toutes les garanties possibles». Restait à prouver la nullité des ordinations faites par Ebbon en 814 ; l’évêque de Noyon, Immon, démontra, conformément aux idées de son temps, qu’Ebbon, n’ayant pas recouvré sa juridiction sur Reims, n’avait rien pu donner à ceux qu’il avait prétendu ordonner 4. Vainement les demandeurs excipèrent-ils de leur bonne foi ; certaines de leurs explications furent contestées * par plusieurs de ceux qui avaient assisté à la rentrée d’Ebbon à Reims en décembre 841. En fin de compte, le concile déclara que ces clercs seraient excommuniés ;1 2345 la rigueur de la sentence fut d’ailleurs adoucie à la demande du roi. Les dernières séances du concile furent un triomphe pour Hincmar ; il reprit la présidence, à laquelle il avait renoncé durant les premières enquêtes, LE CONCILE DE SOISSONS (1) 'Telle est l'explication donnée par Hincmar dans son mémoire justificatif adressé au pape Nicolas en 867, Epist. xi (P. L., CXXVI, 84). (2) Hincmar, loc. cit., parle d’une vera praefatorum fratrum prosecutio adversum me. (3) Nous n’avons pas de procès-verbaux complets, mais seulement des extraits, parfois assez copieux, d’autres fois lacuneux. Le tout est publié dans Mansi, t. XIV, col. 977 et suiv. On peut contrôler partiellement le texte par Flodoard, Historia Ecclesiae Remensis, III, xi, qui d’ail­ leurs ne paraît avoir eu en main que nos extraits qu’il abrège. (4) C’est en vertu du même raisonnement que l’on avait considéré comme nuiles et que l’on avait réitéré les ordinations faites par le pape Constantin II ; cf. supra, p. 42. Le précédent était connu et il semble bien qu’à Soissons l’on y ait fait allusion. (5) Ces précisions étaient en partie empruntées à 1’Apologeticum d’Ebbon ; cf. supra, p. 268 n. 3. Elles seront corsées dans la Narratio clericorum mise en circulation un peu plus tard. l’action pontificale 287 et fit régler par l’assemblée les questions soit d’ordre personnel, soit d’ordre général inscrites à l’ordre du jour. Le métropolitain de Reims était trop canoniste pour méconnaître le poids que donnerait à la sentence de Boissons 1 appro­ bation du Siège apostolique. Deux fois de suite Rome avait posé des questions sur la manière dont il était arrivé au siège de Reims ; il importait de faire donner par elle valeur de chose jugée aux décisions prises en Gaule. Sans se préoccuper de faire tenir à la curie les pro­ cès-verbaux complets de l’assemblée de Soissons, Hincmar demanda pour les sentences rendues la sanction de Léon IV, à qui fut expédié sans doute un rapport sommaire. La réponse ne tarda guère. Dans une lettre dont il ne s’est malheureusement conservé que des fragments *, le pape expliquait à l’archevêque qu’avant de se prononcer il lui fallait avoir en main les actes mêmes du concile ; il eût été convenable de les faire porter à la curie par quelques-uns des membres de l’assemblée, puisqu’à Soissons il ne s’était pas trouvé de représentants du Saint-Siège, cela d’autant plus que les condamnés de Soissons avaient fait appel au Siège apostolique, se déclarant prêts à subir la peine qu’ils méritaient s’ils étaient trouvés coupables. hincmar demande Les choses allaient encore se com­ pliquer. Sur de nouvelles instances des « clercs d’Ebbon », ou comme suite à d’autres démarches faites à Rome, la curie se décidait à reprendre le projet d’un concile tenu au delà des monts sous la présidence de légats pontificaux, où serait définitivement ventilée toute cette affaire. A une date qu’il n’est pas facile de préciser, deux évêques italiens, Pierre d’Arezzo et Pierre de Spolète, étaient à la cour d’Aix, pour traiter avec l’empereur de différentes questions. Us étaient en même temps chargés de transmettre à Hincmar les ordres du Saint-Siège et de provoquer en France une nouvelle réunion épiscopale ’. Hincmar déclarera plus tard qu’il n’a jamais été saisi de cette missive pontificàie et qu’à cette époque il ne fut pas question de la réunion d’un oncile en France *. Il eut vent du moins de ce qui se préparait à la.cour de Lothaire pour infirmer la sentence de Soissons. Il alerta donc plusieurs de ses collègues qui avaient l’oreille du souverain. Lothaire, qui subissait facilement des influences contradictoires, fut retourné. Bien volontiers il confia aux envoyés pontificaux une missive pour le pape, où on le priait DIFFICULTÉS SOULEVÉES A ROME (1) Dans le mémoire justificatif d’Hincmar de 867 (P. L., CXXVI, 84 Elle est signalée dans Jaffé-Wattenbach, 2631 ; elle ne peut guère être antérieure à juin 853. 2) Cf. Jaffé-Wattenbach, 2632 ; lettre conservée de manière fragmentaire, et dont la signiation d’ensemble n’est pas facile à préciser. Voir le texte dans Epistolae, t. V, p. 590. La date - posée par le récent éditeur, juin-juillet 853, nous parait devoir être reportée plu» bas. Mémoire de 867 (P. L.t CXXVI, 85) : « Synodum autem... ». Par cette phrase il répond à .zr accusation lancée contre lui par le pape Nicolas, qui lui reproche de ne pas s’être présenté au de Léon IV ; voir Epistolae, t. VI, p. 417,1. 6 (Jaffé-Wattenbach, 2822). 288 LA DÉCOMPOSITION DE L’EMPIRE D’OCCIDENT d’arranger lés choses. Les envoyés d’Hincmar accompagnèrent dans leur voyage à Rome les légats pontificaux et les fidèles de l’empereur. Mais toutes ces démarches semblent avoir pris beaucoup de temps. La léga­ tion apprit en route la mort du pape Léon IV *. L. événement s était produit le 17 juillet 855,’ .. 1 J et il venait d amener une crise assez grave. Depuis longtemps, à Rome, deux partis s'affrontaient, l’un favorable aux Francs, comme l’on disait, l’autre hostile à la protection étrangère qui depuis un siècle couvrait Rome, mais se révélait de plus en plus impuis­ sante. En certains milieux plus exaltés, on allait jusqu’à parler de substi­ tuer au protectorat franc celui des Byzantins. L’autorité impériale, qui ne laissait pas d’être représentée dans la ville, suivait avec quelque inquié­ tude ces manifestations séparatistes. Très peu avant la mort du pape Léon, l’empereur Louis II s’était présenté à Rome inopinément, pour enquêter au sujet de propos tenus en ce sens par un très haut fonction­ naire. L’enquête avait abouti à un non-lieu mais la cour impériale restait en défiance. Aussi, depuis quelque temps, avait-elle en réserve un «candidat éventuel au siège pontifical, en la personne d’un certain Anastase. Singulière figure, à la vérité, que celle de ce prêtre que l’on avait promu, en 847, au titre de Saint-Marcel, mais qui n’inspirait cepen­ dant au pape Léon IV qu’une confiance fort limitée. Dès 848, il avait quitté Rome et l’on se demandait non sans inquiétude s’il ne fomentait pas quelque intrigue dans la province d’Aquilée où on le croyait réfugié. Il fut sommé de rejoindre son poste et, pour n’avoir pas obéi, excommunié en décembre 850 par un synode romain ’. Les soupçons grandirent ; on disait maintenant qu’Anastase visait ouvertement au souverain pontificat, qu’il n’hésiterait pas à utiliser dans ce but la protection impériale. A la fin de mai 853,1e pape Léon s’était transporté à Ravenne pour conférer avec l’empereur Louis II ; le 29, il y renouvelait contre Anastase l’anathème de 850 et frappait également tous ceux qui favoriseraient ses ambitions *. Cette sentence était promulguée à Saint-Pierre de Rome le 19 juin sui­ vant. Enfin le pape Léon, ayant rassemblé,le 8 décembre de la même année, un grand synode romain qui renouvela les canons portés sous Eugène II en 826, fit décider aussi par l’assemblée la déposition d’Anastase s. „ . LA SUCCESSION. DE LÉON IV Les craintes de Léon IV n’étaient pas sans fondement. Anastase était le fils1234*6 d’un personnage nommé Arsène, promu plus tard au siège d’Horta, et qui possédait à la cour de Pavie une grande influence. Anastase en avait bénéficié. IntelÉLECTION DE BENOIT III (1) (2) (3) (4) ¡5) (6) Explications d’Hincmar, loc. cit. Liber pontificalis, édit. Duchesne, t. II, p. 134. Les Annales Bertiniani, a. 868, donnent le texte de la sentence, édit. Waitz, p. 92. Annales Bertiniani, loc. cit. Annales Bertiniani, a. 868, ibid., p. 93-94. Ou peut-être seulement le neveu ; cf. infra, p. 397, n. 3. l’action pontificale 289 ligent, d’une culture bien supérieure à la moyenne, il aurait fait un pape fort convenable et qui eût pris à cœur les intérêts de l’Empire. La mort inattendue de Léon IV 1 ne permit pas d’agir au moment de l’élection de son successeur. Les suffrages du clergé, des proceres laïques, du Sénat et du peuple se portèrent — à l’unanimité, prétend le Liber pontificalis, — sur le prêtre-cardinal Benoît, du titre de Saint-Calliste 1 2. Ancien fonction­ naire du palriarchium, celui-ci avait été fait sous-diacre par Grégoire IV, et promu par Léon IV au titre qu’il occupait. A peine élu, il fut installé au Latran ; comme il était de règle, avant de procéder à la consécration, on expédia aux deux empereurs d’Aix et de Pavie le procès-verbal de l’élection. Mais les messagers à qui fut confiée cette mission n’étaient pas d’un loyalisme éprouvé. A Eugubium, ils rencontraient Arsène, le père d’Anastase ; sans doute firent-ils remarquer que l’élection de Benoît n’était pas aussi unanime que l’on voulait bien le dire, puis, continuant leur route, ils arrivèrent à Pavie ; quelques jours plus tard ils rentraient à Rome, annonçant la venue prochaine des missi impériaux, au devant desquels le pape élu devrait se porter. Ceux-ci approchaient, en effet ; mais iis firent halte à Horta, chez l’évêque Arsène, où les rejoignait Anastase. Bientôt l’on vit surgir dans la même localité un cer­ tain nombre de Romains, fonctionnaires civils ou militaires, des ecclé­ siastiques aussi, entre autres cet évêque d’Anagni qui avait porté à Pavie le procès-verbal de l’élection de Benoît. Tandis que ce groupe se mettait en route pour Rome, il était rejoint, non loin du Ponte Molle, par les deux évêques de Porto et de Todi. Benoît, à cette nouvelle, se méfia ; deux autres évêques, qui lui étaient fidèles, furent dépêchés en parlementaires ; ils furent très mal reçus. A des fonctionnaires envoyés un peu après, les inissi impériaux signifièrent tout simplement qu’ils attendaient au Ponte Molle les représentants des Romains, clergé, sénat et peuple. Bien entendu, il ne vint au rendez-vous que les gens dévoués à la cause impériale. Et c’est ce groupe assez compact, semble-t-il, qui, prenant à travers les Prati, arriva dans la cité léonine, pénétra dans Saint-Pierre non sans commettre quelques dégâts 3. Le plus extraordinaire, c’est que, sans coup férir, ce parti qui grossissait d’heure en heure ait pu entrer dans la ville elle-même, parvenir au Latran et en débusquer Benoît. Il faut croire néanmoins que celui-ci gardait encore de fidèles partisans. Quand le lendemain, qui était le dimanche 22 septembre, les missi impériaux se transportèrent au titre de Sainte-Émilienne, où s’était rassemblé le groupe loyaliste, il leur fut impossible, quelques moyens qu’ils employas­ sent, de le rallier à la candidature d’Anastase. Les deux évêques d’Ostie TENTATIVE D’ANASTASE (1) Il avait reçu lui-même Louis II fin juin et avait assisté au plaid tenu par celui-ci. (2) Sur ceci et les événements qui suivent, voir Liber pontificalis, édit. Duchesne, t. II, p. 140 et suiv. (3) L’inscription qui rappelait la condamnation d’Anastase, au concile de décembre 853, fut martelée. Histoire de l’Eglise. — Tome VI. 19 290 LA DÉCOMPOSITION DE L’EMPIRE D’OCCIDENT et d’Albano, à qui revenait de droit la consécration du pape, se déclarèrent eux aussi pour Benoit. Le mardi, un grand concours de peuple était réuni à la basilique du Latran, acclamant celui-ci. Vainement les impé­ riaux essayèrent-ils de parlementer avec les évêques. De guerre lasse, ils laissèrent ceux-ci procéder à la consécration de l’élu, le dimanche 29 septembre ; et la présence des missi à la cérémonie témoignait que l’empereur se ralliait au choix des Romains. Ainsi abandonné, Anas­ tase n’avait plus qu’à disparaître ; Benoît IV ne l’accabla pas et le réduisit simplement à la communion laïque *. Or, le jour meme ou le pretre-cardinal de Samt„ / , .. , , .. , . Galliste devenait, par la consécration épis­ copale, le pape Benoît III, mourait presque subitement, dans une combe sauvage de l’Eifel, au monastère de Prüm, l’empereur Lothaire Ier. Il s’y était retiré depuis quelques jours avec l’intention de terminer sa vie — il n’avait encore que soixante ans — dans le recueillement, la prière, la pénitence aussi’. Ainsi disparaissait le petit-fils de Charlemagne. Sur lui avaient reposé, pendant de longues années, les espoirs de ceux qui avaient vu, dans l’éta­ blissement de l’Empire, la réalisation terrestre de la Cité de Dieu. Ces espoirs avaient été trompés : Lothaire s’en allait, ne laissant que le sou­ venir des fausses manœuvres imaginées par sa petite ambition, des échecs successifs enregistrés par sa pusillanimité et sa faiblesse. Mauvais fils, mauvais frère, il avait mal servi cette grande idée impériale dont on avait voulu qu’il fût le représentant. Dans le grand rôle qu’il y avait encore à jouer, après 817, et même après 843, il n’avait vu que les petits avantages que pouvait retirer son intérêt personnel. Par sa faute l’Empire d’Occident se trouvait réduit en 855 à n’être plus qu’un nom, qu’un titre sans contenu et sans réalité. MORT DE LOTHAIRE I” §3. — Les débuts de l’anarehie’. Bien qu’il eût été réglé par Lothaire avant sa retraite, le partage de ses États ne laissa pas de susciter d’assez vives difficultés. De ses trois fils, Louis était investi depuis 844 du royaume d’Italie ; en PARTAGE DES ÉTATS DE LOTHAIRE I" (1) Renseignement fourni par une lettre du pape Hadrien II (Jaffé-Wattenbach, 2912 conservée par les Annales Bertiniani, a. 868, édit. Waitz, p. 95. (2) Annales Bertiniani, a. 855 ; voir pour la date exacte Duemmler, op. cü., t. 1, p. 373. Bœhmer-Muehlbacher, 1177 a b. (3) Bibliographie. —- I. Sources. — Pour le royaume de Charles le Chauve, la source capitale demeure les Annales Bertiniani, continuées après Prudence (à partir de 861) par Hincmar de Reims, édition récente de Waitz. — Pour le royaume de Louis le Germanique, les Annales Fuldenses, texte dans M. G. H., 55., t. I, p. 343-415, édit, récente de Kurze . — Pour l’Italie ; Erchempert, Historia Langobardorum Beneventanorum, dans M. G. H., Script, rer. langob., p. 231 ; Chronicon Casinense (M. G. H., 55., t. Ill, p. 222) ; Chronica 5. Benedicti Casinensis, dans Script, rer. langob., p. 467 et suiv. ; Gesta episcoporum Neapolitanorum, ibid., p. 402 et suiv. II. Travaux. — Duemmler, op. cil. ; les ouvrages sur Hincmar déjà cités au chapitre précédent. LES DÉBUTS DE L’ANARCHIE 291 850 il avait reçu la couronne impériale. Il désirait beaucoup agrandir son lot et prendre pied au delà des Alpes ; son royaume italien — telle était la considération qu’il faisait valoir auprès de ses oncles, Charles le Chauve et Louis le Germanique — était un héritage qu’il tenait de son aïeul Louis le Pieux ; il était juste qu’il reçut en plus une part des possessions transalpines de son père. Lothaire II, son frère, ne cachait pas ses desseins de mettre la main sur tous ces territoires. Dès le début de 856, les proceres l’avaient couronné « roi de Francie » ; il n’était plus que de persuader aux grands de la région provençale et bourguignonne de reléguer en un couvent le troisième fils de Lothaire Ier, le jeune Charles, encore mineur. Tous ces intérêts contradictoires s’affrontèrent dans une réunion des trois frères et de leurs fidèles qui se tint à Orbe vers la fm.de cette même année. Malgré des éclats assez vifs, on aboutit enfin à un partage tel quel1. La bande de territoires qu’avait laissée à Lothaire Ier le traité de Verdun se trouvait sectionnée dans le sens de la longueur en trois parties : le Nord revenait à Lothaire II et s’appellerait bientôt, de son nom, la Lotharingie. Le duché de Lyon et la Provence étaient laissés à Charles. Louis II gardait l’Italie et, bien entendu, le titre impérial. Des rectifica­ tions de frontières qui eurent lieu pacifiquement au cours des années suivantes 1 2 donnèrent aux États de Charles un peu plus de cohésion et assurèrent à Louis II quelques passages alpins 34et des territoires impor­ tants dans la région transjurane. Le titre d’empereur que Louis continuait de porter ne lui conférait, d’ailleurs, aucune juridiction ni sur ses deux frères ni, à plus forte raison, sur ses deux oncles de France et d’Allemagne. Quarante ans après Char­ lemagne, on eût été bien embarrassé pour définir ce qu’était l’empe­ reur d’Occident. Bien des difficultés allaient surgir : Charles , „ , . ° , ,. . de Provence devait compter avec les désirs d’agrandissements de son oncle Charles le Chauve et de son frère Lothaire. Le roi de France était particulièrement dangereux. En 861, on le vit arriver en force jusqu’à Mâcon, appelé, disait-il, par les grands de Bour­ gogne qui se plaignaient de l’incapacité de leur souverain *. Les choses s’arrangèrent tant bien que mal ; mais il était à prévoir que la succession du jeune roi s’ouvrirait bientôt. Il mourut en effet au printemps de 863. Des négociations ultérieures attribuèrent à Louis la Provence et une faible partie de la Bourgogne sur la rive gauche du Rhône, tandis que Lothaire recevait tout le reste. Des quatre archevêchés dont était formé le royaume de Charles, Louis n’aurait que ceux d’Embrun et d’Arles ; CHARLES DE PROVENCE (1) Annales Bertiniani, a. 856. (2) Annales Bertiniani, a. 858, p. 50. Lothaire cède à Charles Belley et Taren taise. (3) Ibid., a. 859. Lothaire cède à Louis II les cités de Genève, Lausanne et Sion, avec leurs évêchéa, monastères et comtés, à l’exception de l’hôpital du Grand Saint-Bernard (Mons Jovis) et . du comté de Bipp. (4) Annales Bertiniani, a. 861. 292 LA DÉCOMPOSITION DE L’EMPIRE D’OCCIDENT Lothaire ceux de Lyon et de Vienne, ce dernier amputé d’ailleurs des évêchés de Grenoble, Valence, Genève et Tarentaise qui appartenaient déjà à Louis 1. La Lotharingie était exposée aux mêmes inconvénients que le royaume de Provence. Guette par les ambitions de ses deux oncles, Charles de France et Louis le Germanique, Lothaire II ne pouvait se sauver que par une politique de prudence, qui ne laisse­ rait aucune prise aux querelles de ses voisins. Il fit tout le contraire. Ses démêlés avec le Siège apostolique serviront à plusieurs reprises de prétexte à ses rivaux pour intervenir dans ses affaires. Et puis la menace des « hommes du Nord » qui, depuis le règne de son père a, fai­ saient sur les embouchures de l’Escaut, de la Meuse et du Rhin une pres­ sion continue, paralysa bien souvent ses initiatives 3. Chose singulière, c’était surtout dans le royaume ri,'Ade Charles le Chauve que les entreprises des Normands avaient porté au maximum I insécurité. Il n’y a pas lieu de relater ici le détail de ces incursions 4 ; il suffira de rappeler que les monastères y ont cruellement souffert. Ainsi, le 8 novembre 853, lors du siège de Tours, le monastère de SaintMartin, sis en dehors de la ville, est enlevé : c’est tout juste si, humiliation sans précédent, les moines ont eu le temps d’emporter à Cormery, puis à Orléans la châsse qui contient les reliques du thaumaturge des Gaules 5 ! En 856, la ville de Paris est prise et brûlée • ; puis c’est le tour des églises et des monastères sis en dehors de la cité : seul résiste Saint-Vincent (SaintGermain-des-Prés)7 ; Saint-Denis se libère en versant une forte rançon 8. L’église des Saints Pierre et Paul, où est conservé le corps de Geneviève, a été incendiée, mais on a eu le temps de sauver la précieuse relique. Charles le Chauve essaye bien de lutter ; mais au moment où il organise la résistance, son frère, Louis le Germanique, envahit ses États (858). Les Normands en profitent, reprennent leurs expéditions dans la région parisienne. L’abbé de Saint-Denis, Louis, qui a tenté de les arrêter, est fait prisonnier avec son frère. Il faut mettre à sec le trésor des églises, imposer des contributions spéciales aux évêques, abbés et comtes pour payer l’énorme rançon qn’exigent les païens *. Encore l’abbé de SaintDenis est-il heureux de sauver sa vie ; c’est tout un martyrologe que l’on pourrait écrire des victimes de ces redoutables pirates. En 860 10, ceux (1) Duemmler, op. cit., t. II, p. 49-50. (2) Occupation de l’emporium de Durstede et de l’île de Walcheren dès 847 : Annales Bertiniani ; nouvelles attaques en 851, qui arrivent jusqu’à Gand ; en 852, les Normands remontent l’Escaut. (3) Annales Bertiniani, a. 857 : prise de Durstede, qui s’était relevée. (4) Voir les histoires générales. (5) Annales Bertiniani, a. 853. (6) Ibid., a. 857. (7) Sera pris et brûlé en janvier 861. (8) Ibid., a. 857. (9) Ibid., a. 858. (10) Ibid., a. 859. LES DÉBUTS DE L’ANARCHIE 293 de la Basse-Seine sont venus attaquer Noyon ; l’évêque Immon est pris avec un certain nombre de laïques et de clercs ; après le pillage de la ville, ils sont emmenés et massacrés en route. L’évêque de Beauvais avait eu le même sort ; de même, un peu auparavant, celui de Bayeux. Frotbald, évêque de Chartres, qui s’enfuit devant l’invasion, se noie en essayant de traverser l’Eure à la nage *. Les distances n’effraient pas les pirates ; c’est jusqu’au cœur de l’Auvergne qu’ils porteront leurs ravages ’. Ni les négociations, ni les opérations militaires ne peuvent en avoir raison. Sans doute il eût suffi d’un peu d’énergie et de continuité dans l’effort pour mettre à la raison ces pirates, dont les attaques vont, plus que tout autre facteur, dissocier la France carolingienne. Mais le roi est paralysé par les luttes intérieures sans cesse renaissantes. La Bretagne, à l’ouest, qui n’a jamais été définitivement soumise3, l’Aquitaine au sud, où le vieil esprit d’autonomie devient de plus en plus vivace, où tout un parti est resté fidèle à la mémoire de Pépin, fils de Louis le Pieux, et aux intérêts des deux enfants, Pépin et Charles qu’il a laissés, sont des foyers d’agitation qui se rallument sitôt qu’éteints. Charles sera finale­ ment contraint d’embrasser l’état ecclésiastique et d’entrer au monastère de Corbie 4. Pépin finira par être pris lui aussi, tonsuré, et enfermé à Saint-Médard de Soissons 6. Mais le roi de Germanie, Louis, vient apporter un appui à ces autono­ mistes aquitains ♦. En 854, une armée commandée par son fils Louis, Traverse rapidement les États de Lothaire Ier, passe la Loire, est accueillie omme une libératrice par les Aquitains ’. Les deux jeunes fils de Pépin 8 - échappent des monastères où ils ont fait profession de stabilité et reprennent la campagne. L’intervention de Lothaire Ier apaise cette pre­ mière échauffourée, et vers la mi-octobre 855, — au moment même où . empereur vient de disparaître — Charles le Chauve croit se concilier les X quitains en leur donnant un souverain particulier, en la personne de son s Charles, encore mineur, qui est sacré et couronné à Limoges’. Éphé­ mère triomphe ! Dès l’année suivante, beaucoup de ceux qui ont juré fidélité ï j jeune enfant se rallient autour de Pépin, en rupture de cloître, qui est proclamé roi10. DIFFICULTÉS EN BRETAGNE ET EN AQUITAINE. ROLE DE LOUIS LE GERMANIQUE Annales Bertiniani, a. 857, ce peut être en 858. i Ibid., a. 864. De 843 à 851, le duc Nominoé est un péril continu pour les Francs de son voisinage. Son - rispoï (Respogius), après une soumission précaire, reprend la lutte ; il est assassiné en 857 ■i? son cousin Salomon, qui ne se montre pas plus traitable. -t Annales Bertiniani, a. 849. 5 Ibid., a. 852. Ibid., a. 853. Ibid., a. 854. • Ibid., Charles était déjà diacre. - Ibid., a. 855. Ibid., a. 856. Son frère Charles eut une compensation ; Louis le Germanique lui fit donner i.• êché de Mayence ; il est sacré le 12 mai 856, comme successeur de Raban Maur. 294 LA DÉCOMPOSITION DE L’EMPIRE D’OCCIDENT C’est le plus dur moment pour Charles le Chauve ; la trahison gagne le nord même de son royaume ; tous se plaignent de l’incapacité du sou­ verain ; Louis le Germanique, sollicité une seconde fois d’intervenir en France, pénètre au cœur du royaume de Charles à l’automne de 858, alors que celui-ci est occupé avec les Normands de l’île d’Oscel. Il s’y comporte en souverain, distribuant comtés, monastères, villas royales, propriétés du fisc1. Mais Charles, en janvier 859, contraint son frère à repasser le Rhin en toute célérité. Au début du carême le roi de France est à Arches, près de Mézières, où il resserre son alliance avec Lothaire son neveu ; en juin, à Savonnières, près de Toul, le roi dé Provence, Charles, est venu se joindre à son frère et à son oncle ; un grand concile se tient qui s’efforce de rétablir la concorde entre les souverains, mais qui prend aussi des mesures contre les ecclésiastiques qui ont failli à leurs promesses de fidélité Tout cela prépare, à échéance plus ou moins lointaine, la paix qui se signera à Coblentz, en juin de l’année suivante (860), entre Louis le Germanique, Charles le Chauve et leur commun neveu, Lothaire II *. Charles le Chauve connut encore bien des déboires qui lui vinrent surtout de l’Aquitaine. C’est seulement en 864 que la disparition du moine apostat Pépin, enfermé à Senlis à la suite de sa condamnation par l’assem­ blée de Pîtres ♦, parait avoir ramené un peu de calme dans les pays au sud de la Loire. Quand mourut *, le 29 septembre 866, le jeune Charles, fils de Charles le Chauve, il fut remplacé sans difficulté par son frère Louis, qui, en mars de l’année suivante, fut proclamé roi des Aquitains. On entend bien que tous ces trou­ bles du royaume de Charles le Chauve n’étaient pas favorables à la paix de l’Église, au bon fonctionnement de la discipline ecclésiastique. Dans les régions où l’on se battait, c’était le cortège habituel des misères qui accompagnent la guerre : pil­ lage des sanctuaires et des couvents, viols, incendies, déprédations de tous genres. Pour verser aux Normands les formidables rançons qu’ils réclament, pour acheter leur neutralité, pour rémunérer les dévouements de ceux des nobles qui restént fidèles au roi, pour détacher de ses adver­ saires ceux qui ont abandonné leur souverain légitime, le roi n’a qu’une ressource, vider les caisses de l’Église, quand elles contiennent encore123456 quelque chose, surtout distribuer ses propriétés, attribuer des abbayes, des monastères, les grever de précaires ». On voit en somme refleurir les erre­ ments de l’époque de Charles Martel. Avec cet appauvrissement va de RÉPERCUSSIONS ECCLÉSIASTIQUES (1) Annale» Bertiniani, a. 858. (2) Ibid., a. 859. (3) Ibid., a. 860. Texte dans Capitularia, t. Il, p. 153-158. (4) Ibid., a. 864, p. 67 et 72. (5) Ibid., a. 866 p. 83. (6) Ibid., a. 866 (sort des abbayes de Saint-Martin de Tours, de Sarat-Waast d’Arras, de Saint-Quentin) et a. 867 (sort de Saint-Denis). LES DÉBUTS DE L’ANARCHIE 295 pair l’énervement des règles canoniques et aussi la diminution du respect pour la personne des ecclésiastiques. Les violences à leur endroit ne sont pas rares de la part des grands fonctionnaires laïques : si le roi ne leur donne pas ce qu’ils réclament, ils se servent eux-mêmes. Dès le début du règne, les protestations les plus . . . ...... , . vives se font entendre là-contre dans le monde ecclésiastique. Rassemblé en concile à Loire, près d’Angers (octobre.843), à Coulaines, près du Mans (novembre de la même année), puis à Meaux (juin 845) et à Paris (février 846), l’épiscopat de Charles le Chauve édicte une série de canons, qui, entre autres abus, visent les pratiques que nous venons de signaler 1. Plusieurs des dispositions adoptées sont très sévères à l’égard des contrevenants. Il est question de soumettre à la pénitence publique et, en cas de refus, de frapper d’excommunication majeure les usurpateurs des biens ecclésiastiques, tous ceux encore qui dépouillent les pauvres et les oppriment!. L’on n’y est pas tendre pour la manière dont le souverain dispose de la fortune de l’Église ; l’on demande qu’il soit mis bon ordre à ces exactions, qu’une enquête sévère soit faite au sujet des aliénations qui se sont produites. Mais à ces décisions il faut, pour qu’elles aient force de loi, la sanction royale. A l’assemblée générale qui se tient à Épernay en juin 846, elles sont présentées à Charles le Chauve. La noblesse alors, qui se sent atteinte, fait de l’obstruction à tel point que, chose inouïe jusqu’alors, les évêques quittent l’assemblée. C’est en petit comité, sous la présidence du roi, que les laïques font un choix entre les canons arrêtés par les ecclésiastiques. Des quatre-vingt-trois qui étaient proposés, on en retient une vingtaine seulement, ceux qui gênent le moins ou qu’il est le plus facile de tourner *. 1 de Louls le Germanique, s il parut d’abord avoir plus de cohésion que celui de son frère, ne laissait pas de connaître des diffi­ cultés du même genre. Sans doute les Normands y sont moins dan­ gereux. Les princes qui commandent dans la région danoise ne se sou­ cient pas, en général, d’attirer sur leur pays des représailles que le voisi­ nage rend faciles. D’assez bonne grâce, ils désavouent les entreprises que les pirates, sortis de leur pays, mènent contre les divers royaumes francs. On ne voit point d’ordinaire, en Germanie, les escadrilles nor­ mandes remonter l’Elbe ou la Weser et porter le ravage à l’intérieur du pays. La prise de Hambourg, en 845, est un fait isolé 5. S’il y a quelque danger pour la Germanie, c’est de l’Est qu’il vient. Les Slaves d’au delà de l’Elbe commencent à prendre conscience de LE ROYAUME DE LOUIS LE GERMANIQUE. MENACES D’INVASION (1) Voir cap. 8. Le synode adressait une lettre aux évêques bretons, en lutte contre leur métronolitain (Tours), leur enjoignant, sous peine de rupture de la communion, de so soumettre à celui-ci. (2) Libellus proclamations adv. Wenilonem, cap. 3, Capitularia, t. Il, p. 451. (3) Capitularia, ccxlii, t. Il, p. 152-15$. (4) Ibid., ccxLiii, t. II, p. 159-165. (5) Cf. supra, p. 253. Cf. Annales Bertiniani, a. 845 ; Annales Fuldenses, a. 845. LES DÉBUTS DE L’ANARCHIE 299 leur force. Non qu’ils soient encore groupés en une seule nation ; mais ils s’aperçoivent davantage de ce qui les unit. Trois groupes se distin­ guent : celui que forment au nord, entre l’Oder et l’Elbe, les Obodrites ; ensuite le groupe des peuples qui occupent le quadrilatère bohémien et les territoires aux frontières indécises qui bordent celui-ci au sud-est ; le groupe enfin des Slaves du Sud, qui se sont infiltrés dans la région montagneuse que drainent la Drave et la Save. Ce dernier est le moins dangereux, et la pénétration pacifique que nous avons précédemment signalée continue en ces régions yougo-slaves, qui avoisinent la marche de Carinthie. Le groupe du nord n’est pas très redoutable non plus, et les expéditions germaniques que l’on y signale parfois1 ont surtout pour but de ne pas laisser ignorer aux Slaves la force de leurs voisins. Tout autrement en est-il dans la région centrale. Ce sont moins les Tchè­ ques du quadrilatère et leurs voisins du nord-ouest, Sorbes (Sorabes), Sliuzes, Dalaminzes qui sont à craindre que les Moraves, installés dans tout le bassin de la Morava. Dès les années 840, leur duc Moïmir a ras­ semblé en un corps cette nation, imposé sa domination aux Slaves du voisinage, constitué le premier noyau de cette grande Moravie qui groupera pour quelque teiAps les forces dispersées du slavisme. Louis, dès 846, s’inquiète de ce voisinage dangereux ; une expédition se dirige à travers la Bohème vers la Moravie ; Moïmir est destitué et remplacé par son neveu Rastislav, sur lequel le Germanique croit pou­ voir compter. Rastislav en effet est chrétien et, durant les premières années, il travaillera à la diffusion de l’Évangile parmi ses compatriotes en liaison avec le clergé franc de Passau1. Mais, vers 855, on se rend compte en Germanie qu’il aspire à une indépendance d’autant plus dangereuse qu’il vient de renforcer l’unité de la Moravie. La campagne que l’on dirige alors contre lui n’aboutit qu’à de médiocres résultats *. On est plus heureux en Bohême où les armées germaniques ont subi, en 846, un échec que l’on répare au cours des années suivantes ; une expé­ dition de grande envergure était projetée pour 858, mais, à ce moment, Louis le Germanique s’empêtre dans son entreprise contre son frère Charles le Chauve. Cette malencontreuse campagne, où le Germanique en fut pour sa courte honte *, sauve provisoirement le duc des Moraves. Aussi bien son État ne cesse plus d’être un péril pour Louis le Germanique. S’il est des mécontents ou des agités en Allemagne, c’est en Moravie qu’ils cherchent un refuge ou un point d’appui. A partir de 861, un des fils de Louis, Carloman, qui commande les marches de Carinthie et de Pan-1 234 LES TROUBLES INTÉRIEURS (1) Annales Fuldenses, a. 844 : cf. Annales Bertiniani, a. 858. (2) Düemmler, op cit., t. I, p. 298. (3) Sine victoria rediit (Annales Fuldenses, a. 855) ; cf. Annales Bertiniani, a. 855. (4) On lira avec intérêt l’apologie que font de cette entreprise de Louis les Annales Fuldenses, a. 858, p. 49-50. 300 LA DÉCOMPOSITION DE L’EMPIRE D’OCCIDENT nonie, se met, à plusieurs reprises, en rapports avec le Morave *, à qui l’on arrache d’ailleurs, en 864, une soumission telle quelle 2. Puis, quand Carloman s’est réconcilié avec son père et en a reçu diverses concessions, c’est au tour de son frèfe Louis (le Jeune) d’être mécontent et d’entrer en collusion avec Rastislav ’. C’est le moment d’ailleurs — nous y devrons revenir — où, pour se libérer de toute emprise germanique, le Morave s’adresse à Constantinople et lui demande des missionnaires. Exemple contagieux, car, peu de temps après, une démarche analogue est faite par le duc des Slaves de Pannonie, Kocel. Sans doute, c’est vers Rome que se tourne celui-ci, mais l’évêque missionnaire qu’il demande au pape Hadrien II, c’est justement ce Méthode venu d’abord de Constan­ tinople en Moravie, propagateur d’un christianisme slave, fortement teinté de byzantinisme, et que le clergé bavarois regardera comme son pire ennemi. Tout compte fait néanmoins, le royaume de Louis le Germanique nous apparaît comme ayant joui, dans les vingt années qui ont suivi le traité de Verdun, d’une tranquil­ lité relative. Sans doute, et c’est assez la coutume des ecclésiastiques, les conciles ne laissent pas de gémir sur les malheurs des temps. Raban Maur, élevé au siège archiépiscopal de Mayence le 26 juin 847, réunit le 1er octobre qui suit un grand concile de la Germanie *. L’adresse au roi, par laquelle s’ouvrent les décisions synodales, contient le couplet de rigueur sur les graves abus de l’époque, le peu d’honneur que reçoi­ vent lieux saints et gens d’Église 5. Mais nous sommes très loin des plaintes véhémentes et sans cesse renouvelées qui se font entendre à la même date en France. Presque tous les canons promulgués sont repris du grand concile de 813. Tout au plus convient-il de remarquer le canon 5, qui excommunie ceux qui sont rebelles au roi et aux dignitaires ecclé­ siastiques, ou le 6e qui, pour défendre les immunités de l’Église, prescrit de retrancher de la communion ceux qui inspireraient au roi des mesures restrictives. Même note dans le concile réuni, à Mayence encore, en 852 par Raban, qui mourra le 4 février 856 ’, et sera remplacé, le 12 mars, par le jeune Charles, fils de Pépin, le feu roi d’Aquitaine TRANQUILLITÉ RELATIVE DE LA GERMANIE. RARAN MAUR (1) Annales Fuldenses, a. 862, 863 ; cf. Annales Bertiniani, a. 861 (2) Annales Fuldenses, a. 864. (3) Ibid., a. 866. (4) Il ne faut pas confondre ce concile avec la réunion qui eut lieu à Mayence en 848, et où, pour la première fois, fut condamné Gottschalck. Cette réunion de 848 fut, non un concile propre­ ment dit, mais un plaid (generale placitum) ; cf. Annales Fuldenses, a. 848. (5) Capitularia, t. Il, p. 173 et suiv. ; voir particulièrement, p. 174. (6) Annales Fuldenses, a. 856. (7) Sur les aventures antérieures du nouvel archevêque, cf. supra, p. 294. LES DÉBUTS DE L’ANARCHIE 301 Sous le gouvernement de Louis II, qui dePuis 845 Présidait aux destinées de l’Italie, la péninsule passait aussi par de durs moments. Si l’on n’y connaît pas les Normands, les Musulmans y paraissent tout aussi redoutables : Sarrasins venus de l’Afrique du Nord, qui se sont installés en Sicile et ont pris pied à Bari depuis 841 ; Maures aussi, en provenance de l’Espagne, qui ravagent les côtes de la mer Tyrrhénienne et qui, en 846, ont mis Rome tout près de sa perte. C’est contre ces derniers que Louis II a dû marcher, et ce sont encore eux qui le préoccupent dans les années 849 et 850. Puis, ce péril conjuré, il a fallu penser aux Sarrasins de l’Apulie, qui ont fait de Bari leur camp retranché et le point de départ de toutes leurs entre­ prises soit sur terre soit sur mer. En 852, le jeune empereur arrive devant la place, l’investit, presse assez vivement les opérations du siège, puis y renonce soudainement1. Il faut attendre quatorze ans pour que l’oc­ casion se présente de renouveler cette tentative A cette date, les appels de la- Basse-Italie sont si pressants que Louis se décide à une vigoureuse intervention 1 2. Au Mont-Cassin, il est rejoint par le prince de Salerne, Waifre, et le duc de Bénévent, Adalgis. La fin de l’année se passe à vaincre les résistances de l’évêque de Capoue, Landolf, dont les agissements ont porté le trouble dans toute la région campanienne et qui est arrivé à s’y tailler une véritable principauté autonome 3 ; les opérations contre Bari ne débutent donc qu’au prin­ temps suivant. Après des combats, en rase campagne, qui ne tournent pas tous à l’avantage des « Francs », le siège, ou plutôt l’investissement, de la place commence. N’ayant pas de marine, Louis pour effectuer le blocus par mer est obligé de s’adresser à Basile (869), le nouvel empereur de Constantinople. Il faudra près de cinq ans pour amener la chute de Bari (2 février 871). Bien entendu, Louis ne séjourne pas, durant tout ce laps de temps, sous les murs de la place. Mais cette opération, à laquelle tous attachent une si grande importance, est la grande pensée du moment. / Cette lutte contre les Infidèles était rendue L'ANARCHIE ITALIENNE .. . . ,, . , difficile par la situation intérieure de 1 Italie. Les velléités d’indépendance auxquelles Charlemagne avait dû couper court dans le duché de Bénévent reprennent à mesure que se laisse remarquer la faiblesse du pouvoir central. A Bénévent même, dont le duc est théoriquement un fonctionnaire aux ordres de l’empereur, on se comporte trop souvent comme en un État absolument autonome. Le duc Adalgis affiche de plus en plus la prétention d’être le représentant les invasions^arrasines (1) Annales Bertiniani, a. 852 ; les raisons données par Prudence du départ brusque de Louis sont évidemment fantaisistes. (2)Très sommairement indiquée par les Annales Bertiniani, a. 866 et 869, la campagne est décrite vec quelque détail par Erchembert, Historia Longobardorum, xxxii et suiv., et dans la Chronica 5. Benedicti Casinensis, ni et suiv. (3) Erchembert, ibid., xxi et suiv. 302 LA DÉCOMPOSITION DE L’EMPIRE D’OCCIDENT de l’idée lombarde contre la domination des Francs. Si, au début des opérations contre Bari, il prête & Louis un concours loyal, il se montrera vassal félon à l’été de 871. L’empereur qui, sans méfiance, s’est installé à Bénévent sera, le 13 août, victime d’un coup de force où il faillit perdre la vie ; du moins ne recouvra-t-il sa liberté qu’à des conditions humi­ liantes1. Et voilà qui en dit long sur la mentalité des grands vassaux italiens, tout comme les agissements d’un Landolf de Capoue sont révélateurs de l’état d’esprit des hobereaux de moindre envergure *. Ici donc, comme en France, comme en Germanie, les mêmes causes sont à l’œuvre qui achèvent de ruiner la chrétienté. Trop d’ambitions personnelles, aucun souci de la discipline nécessaire, aucune idée de la solidarité qui devrait unir en une commune action contre les ennemis de la chrétienté et de l’Empire tous les détenteurs de l’autorité, alliance au besoin avec l’infidèle pour faire pièce au pouvoir central. A la troi­ sième génération des successeurs de Charlemagne, la décomposition de l’Empire d’Occident est un fait acquis ; la civilisation chrétienne est exposée au naufrage. (1) Annales Bertiniani, a. 871 ; Erghbmbekt, xxxiv. ¡2) Les Annales Bertiniani signalent dès 860 la répression par Louis II de menées qui semblent avoir leur point do départ à Bénévent. CHAPITRE X LA CULTURE INTELLECTUELLE AU MILIEU DU IXe SIÈCLE1 Pour sombre que soit le tableau que présente, au milieu du ixe siècle, la société carolingienne, l’œil y découvre encore quelques plages lumineuses. L’ordre extérieur et intérieur, tel que l’avait créé la puissante main de Charlemagne, paraît gravement compromis. La chrétienté n’est cependant point retomlée dans la bar­ barie complète ; la vie intellectuelle, ranimée à la fin du vin® siècle, survit pendant une génération encore à la dislocation de l’Empire : on peut même dire, sans paradoxe, qu’elle s’épanouit avec plus de force. Il faut aller jusqu’aux dernières années du ixe siècle pour que se perdent — et pas entièrement, par bonheur — les traditions de vie intellectuelle qui ont été inaugurées sous le grand règne. PERSISTANCE DE LA CULTURE INTELLECTUELLE § 1. — Germanie et Lotharingie. A 1 est aussi bien qu à 1 ouest du Rhin, des centres . . ,, . . . .... i importants d enseignement se sont constitués dans les .uissantes abbayes fondées aux âges précédents. Autour du tombeau Je saint Boniface, l’abbaye de Fulda, née en 744, rayonne sur les pays de Hesse et de Franconie, les régions les plus anciennement chrétiennes et vilisées de la Germanie septentrionale. Corvey, la Nouvelle-Corbie, .haie de la grande abbaye picarde, est en Saxe la forteresse de la alture franque et chrétienne *. Dans les pays de langue alémanique, - ax alentours du lac de Constance qui en forme comme le centre, deux atrás abbayes ne le cèdent en influence à aucune de leurs contempoiiaes, Saint-Gall, où survit encore quelque chose de l’esprit colom. anien *, où s’abriteront les derniers vestiges de la culture carolingienne, A GERMANIE Bibliographie. — I. Sources. — Les œuvres de chacun des écrivains seront signalées à -*-• places respectives. On notera que do plusieurs d’entre eux il sera parlé avec plus de détails aax deux chapitres suivants. ... Travaux. — Les histoires générales de la littérature médiévale déjà signalées ci-dessus, - * Laistner est extrêmement suggestif. Il y a dans ['Histoire littéraire de la France, t. V, . _ jcours général sur le ixe siècle, qui, moyennant quelques retouches, peut encore être utilisé. — -. ç ropos des divers auteurs, on signalerales études essentielles. Celle de dom M. Gappuyms, . í an Scot Eri gène, Paris, 1933, donne bien des renseignements généraux. 1 Sur sa fondation, cf. supra, p. 249, n. 5. Le monastère doit sa fondation à Gall, un des disciples de Colomban. 304 LA CULTURE INTELLECTUELLE AU MILIEU DU IXe SIÈCLE et Reichenau, à l’autre bout du lac qui, sous le gouvernement de Walafrid Strabon, se posera quelque temps en émule de Fulda. Au temps de Louis le Pieux, c'est pourtant „ . .. . . . „ , Fulda qui est la vraie capitale intellectuelle des pays allemands. Depuis le début du srècle, Raban Maur, un nouvel Alcuin que la postérité désignera sous le nom de praeceptor Germaniae, y accomplit une œuvre de premier plan. Né à Mayence en 784, entré de bonne heure à Fulda, il a été erivoyé à Tours par ses supérieurs pour se former auprès d’Alcuin, qui y prolonge jusqu’en 804 sa laborieuse existence *. Revenu à son monastère, il a souffert d’abord du contraste entre la vie intense de l’esprit qu’il avait connue sur les bords de la Loire et les besognes toutes matérielles auxquelles il est d’abord appli­ qué. Mais un changement d’abbé va ranimer son courage ; Raban Maur devient écolâtre du monastère, avec charge de la bibliothèque. En 822, il est lui-même choisi comme abbé. Bien qu’il se soit tenu prudemment à l’écart des troubles qui marquent les dernières années du règne de Louis le Pieux, il a reporté sur Lothaire, après 840, sa confiance et ses espoirs. La défaite du fils aîné de Louis, la division de l’Empire lui sont funestes. En 842, il se voit obligé d’abandonner sa charge ; il se retire au couvent de Petersberg. Louis le Germanique apprend à le connaître ; il le fait, en 847, archevêque de Mayence où Raban mourra en 856. En ces fortunes diverses, il n’a pas cessé de travailler, et c’est une œuvre énorme qu’il laisse à la postérité *. L’explication de la Sainte Écriture en forme la majeure partie. En cette exégèse, rien de bien original, mais Raban, dans la riche bibliothèque de Fulda, a trouvé nombre de commentaires patristiques, depuis ceux de l’antiquité jus­ qu’aux travaux plus récents d’Isidore de Séville et de Bède : de copieux extraits de ces ouvrages, quelquefois, mais pas toujours, avec références à l’appui, constituent le fond de ses propres écrits. C’est par Raban que les pays de langue allemande garderont le contact avec la littérature patristique, par lui aussi que le clergé de ces régions recevra l’instruction que doit posséder l’honnête homme, à plus forte raison le clerc. A celui-ci le traité De institutione clericorum, l’un des premiers sortis de la plume de Raban, doit fournir un premier aperçu des connaissances nécessaires à son état. Sans doute l’écolâtre de Fulda insiste d’abord sur les connais­ sances proprement ecclésiastiques qu’un moine, qu’un clerc doit pos­ séder, mais qui ne doivent pas, comme le prouve le livre troisième, constituer son seul bagage. Sur chacun des arts libéraux, groupés sui­ vant l’idée d’Alcuin en trivium et quadrivium, il faut que le candidat FULDA ET RABAN MAUR (1) C’est Alcuin qui donne au jeune Raban, son surnom de Maur. Cf. Rabani episl. xiv, dans M. G. H., Epistolae, t. V, p. 403, 1. 3 : « Mauri nomen exprimentem, quod meus magister beatae memoriae Albinus mihi indidit ». (2) L’édition préparée par Jacques de Pamèle et publiée à Cologne par Colvener, 1626, est repro-' duite dans P. L., CVII-CXII. Elle prétend suivre à peu près l’ordre chronologique. A compléter, pour ce qui est de la poésie, par Poetae latini (dans M. G. H.), t. II, p. 159 * 258. GERMANIE ET LOTHARINGIE 305 aux ordres ait des clartés. En des ouvrages ultérieurs, Raban lui fournira les manuels qui doivent l’instruire sur la grammaire, le comput ecclé­ siastique et même sur les questions d’ordre plus général et, si l’on peut déjà dire, d’ordre philosophique. Son De universo libri viginli duo est une véritable encyclopédie qui traite à peu près de tout, à commencer par les notions relatives à Dieu et à la sainte Trinité, à finir par des renseignements et des « leçons de choses » sur l’économie domestique la plus humble. Que l’on ajoute à ces volumineuses compilations un certain nombre de productions relatives à la morale et au droit canonique 1, et l’on comprendra que la postérité n’ait pas hésité à donner à l’abbé de Fulda, devenu archevêque de Mayence, le surnom que nous avons dit. Walafrid Strabon est son véritable héritier. Il est originaire de Souabe, plus jeune de vingt ans que Raban Maur, étant né vers 808. C’est à Reichenau qu’il fait ses premières études ; esprit très précoce, il a tôt fait de dépasser ses maîtres. Il n’a pas dix-huit ans quand il met en vers cette curieuse Visio Weltini, première esquisse de l’Enfer du Dante 2. On songe, au monastère, à développer cette riche nature ; Walafrid est envoyé à Fulda, pour s’instruire auprès de Raban Maur. Puis, en 829, il part à Aix-la-Chapelle, où l’on a besoin d’un précepteur pour le jeune Charles. Belle occasion pour lui de contempler les splendeurs de la rési­ dence impériale 3, d’entrer en rapports étroits avec l’empereur, l’impé­ ratrice Judith, les hauts fonctionnaires du palais. En 838, l’éducation du jeune prince est terminée. Comme récompense on donne à Walafrid cette abbaye de Reichenau où il a été élevé : il est à peine âgé de trente ans. Surviennent les troubles civils de 840 ; Walafrid se rallie à Lothaire, doit quitter son abbaye qu’il ne recouvrera qu’en 842. Il meurt le 18 août' >49 à la cour de Charles le Chauve, lors d’une mission diplomatique. Pour les âges suivants, il est resté l’auteur de la Glose ordinaire, où la scolastique a trouvé l’explication, définitive à son sens, de la Sainte Écriture *. Ouvrage fort utile en vérité puisque, sous chacun des versets de l’Ancien et du Nouveau Testament se trouve un commentaire abrégé, reproduisant les dires des anciens exégètes. Rien de très personnel, :>mme l’on voit, mais une application que n’avaient connue ni Bède, REICHENAU ET WALAFRID STRABON (1) En particulier deux pénitentiels, l’un de 841, dédié à Héribald, évêque d’Auxerre (P.L., X, 471-494), l’autre postérieur de quelques années et dédié à Otgar de Mayence (f 847), rJ., CXII, 1397-1424). L’un et l’autre sont extrêmement intéressants par leur souci de revenir ancienne discipline canonique. 1 Texte dans P. L., CXIV, col. 1065-1082, et mieux dans Poet, lat., t. Il, p. 301 et suiv. ~ —arquer le passage relatif au supplice infligé à Charlemagne : « In his cruciatibus, inquit - Restai quando bona facta libidine turpi - Foedavit, ratus illecebras sub mole bonorum - Assumi'». — ¡_¿ion à Charlemagne est certaine : les premières lettres de chacun des vers du passage font ¿ -zsüche sur les mots Carolus Imperator. Voir l’intéressante pièce intitulée : De imagine Tetrici (P. L., 1089 et suiv. ; Poet, lat., p. 370 • aiv.) ; il s’agit d’une statue équestre de Théodoric qu’en 801 Charlemagne avait fait trans-crter de Ravenne à Aix. Le poème est un dialogue entre Strabon et son génie (scintilla). 4} Pour Pierre Lombard, elle est 1’auctoritas par excellence. Il ne faut pas la confondre avec la interlinéaire, beaucoup plus abrégée comme son nom l’indique. Histoire de l’Église. — Tome VI. 20 306 LA CULTURE INTELLECTUELLE AU MILIEU DU IXe SIÈCLE ni Alcuin, ni Raban Maur, à découvrir dans l’ancienne littérature le texte topique, à le résumer, à le faire servir immédiatement à l’éluci­ dation de L’Écriture. Cette explication, disons-le tout de suite, s’oriente davantage dans le sens de l’édification et de l’allégorie que dans celui de l’exégèse littérale et scientifique. En quoi Walafrid reste fidèle aux habitudes d’esprit de tous ceux qui l’ont précédé en Occident ; par lui ce genre d’exégèse, si déconcertant à nos yeux, obtint droit de cité à peu près exclusif dans notre littérature théologique. Auprès de cette œuvre volumineuse pâlit un peu un autre travail, dont le titre est loin de déceler tout l’intérêt, le De ecclesiasticarum rerum exordiis et ele­ mentis. C’est une série de notes assez sommaires, relatives au culte, aux. églises, aux cérémonies, où l’on est tout surpris de voir, quand l’auteur vient à l’explication de la sainte messe, quelques aperçus extrêmement judicieux. Quant aux notices hagiographiques consacrées par l’abbé de Reichenau à saint Gall, à saint Othmar, elles ne dépassent guère le niveau ordinaire des productions de ce genre, où tout est sacrifié à l’édification. En revanche, les œuvres poétiques décèlent un humaniste, digne successeur d’Alcuin, heureux émule parfois de Théodulf d’Orléans. Qu’il s’agisse de mettre en vers la Vie de saint Mammas, ou de tourner un quatrain à l’empereur, à l’impératrice, de décrire les herbes, fleurs et légumes d’un jardin, c’est toujours la même ingéniosité, la même connais­ sance des expressions, des tournures, des mètres classiques, tout cela aboutissant à une poésie qui n’est pas sans charme. Il manquerait quel­ que chose à la Renaissance carolingienne si elle n’avait produit Walafrid1. C’était aussi un bien savant homme que l’Irlandais Sédulius, que l’on voit arriver à Liège en 848, avec un certain nombre de ses compatriotes. Ce groupe devait assurer à la ville un rayonnement intellectuel qui survivra aux ruines du Xe siècle. A peine Sédulius est-il installé dans la région mosane, qu’il s’insinue dans les bonnes grâces de l’empereur Lothaire ; de même sera-t-il au mieux avec le fils du souverain, Lothaire II, avec les évêques du pays, surtout avec Gunther de Cologne. Aussi bien connaît-il l’art de flatter et de plaire. Humaniste plus raffiné encore que Walafrid, il sait tourne”, à l’adresse de tous ceux dont il quémande les faveurs, des vers qui n’ont que l’inconvénient d’être un peu trop précieux *. La tech­ nique, d’ailleurs, il la possède à fond, ayant fréquenté de près les grammai­ riens latins de l’époque post classique, Priscien et Eutychès ’. Exégète,1 23 LIÈGE ET SÉDVLIUS SCOTVS (1) L’édition de la P. L., CXIII-CXIV, reproduit pour la Glossa ordinaria l’édition de Douai, 1617, qui est loin d’être au point ; le difficile est de séparer ce qui revient en propre à Walafrid des additions que son texte a reçues au cours des âges. Le De officiis divinis ou De exordiis et incrementis (ou elementis) rerum ecclesiasticarum a été imprimé de bonne heure dans les collections relatives â la liturgie, spécialement dans celle de Melchior Hittorp. L’œuvre poétique est un peu dispersée et incomplète dans la P. L. ; s’adresser de préférence aux Poetae latini, t. II, p. 259-473. (2) L’ensemble de l’œuvre poétique est rassemblé dans Poet, lot., t. III, p. 151-240. (3) Il a lui-même donné un commentaire de l’un et de l’autre. Celui d’Eutychès seul est publié (Hagen, Anecdota Helvetica, p. 1-38). GERMANIE ET LOTHARINGIE 307 il a rassemblé ce que les meilleurs commentateurs ont écrit sur les épîtres de saint Paul et l’évangile de saint Matthieu1. Moraliste, il a donné dans son Liber de rectoribus chrislianis un pendant au De institutione regia de Jonas d’Orléans qu’il ne paraît pas d’ailleurs avoir connu *. Ce traité n’aurait pourtant qu’un médiocre intérêt, s’il ne témoignait d’une con­ naissance approfondie des écrivains, surtout des moralistes de l’anti­ quité classique. Sédulius savait aussi le grec, par quoi il se rapproche de son compatriote, Jean Scot ou l’Érigène qui, presque à la même date, étonnait par son savoir la cour de Charles le Chauve. Ne quittons pas cependant les États de Lothaire sans avoir salué à Prüm, à une quinzaine de lieues au sud-est de Liège, le poète Wandalbert ‘. Ce n'est pas que son Martyrologe en vers soit un chef-d’œuvre. Mais l’auteur a su entourer l’œuvre essentielle d’une couronne de poésies d’une tout autre inspiration ; la variété des mètres, la diversité des sujets, la fraîcheur parfois de l’inspiration retiennent sans peine l’attention du lecteur et font regretter que notre moine ait dépensé autour d’un aride sujet de très réelles qualités de poète s. Plus au sud, à Wissembourg, Otfrid, un enfant du pays, mais qui s’est formé à Fulda sous la direction de Raban Maur, sera le premier à écrire en allemand et à user d’une langue encore informe pour exprimer des concepts théologiques ou des idées tant soit peu relevées 1*346. Son Liber euangeliorum, assez malencontreusement baptisé le Krist par les philologues germaniques, est une adaptation en vers, dans la « langue des Francs », de la matière évangélique, soit récit, soit ensei­ gnement. A la vérité les narrations que fournissait l’Évangile ont moins retenu l’attention de notre moine que les leçons d’ordre dogmatique et moral. Bon élève de Raban Maur, Otfrid n’a rien oublié des enseigne­ ments de son maître. Il en résulte que l’ensemble de son travail manque de cette naïveté et de cette fraîcheur que l’on serait en droit d’attendre d’une composition qui veut être populaire. L’influence de cet écrit n’a pas été, de ce chef, aussi considérable qu’on pourrait le supposer 7. LES ABBAYES RHÉNANES (1) Le Collectaneum in epistolas Pauli est seul édité, dans P. L¡, CHI, 9-270. 2) Cf. supra, p. 216, n. 4. (3) Le titre complet est : De rectoribus christianis et convenientibus regulis quibus est respublica -te gubernanda. Édition Mai, reproduite dans P. L., CHI, 291-332 ; édit, critique de S. Hell­ mann, Sedulius Scotus, Munich, 1906, p. 19-91. (4) Né en 813. il publie son œuvre principale en 847. ¡5) Texte dans P. L., CXXI, 577-640 ; édition incomplète et insuffisante, se référer de préférence t celle de Duemmler, dans Poet, lat., t. Il, p. 569-622. (6) Otfrid croit être le premier à avoir usé, en matière sacrée, de la langue germanique. Ce n’est -¿s tout à fait exact. Peu de temps auparavant avait paru, en Saxe, un poème en vieux saxon sur e Sauveur, Heliand, racontant l’histoire de Jésus selon la suite d’uné harmonie des quatre évançâe». Sur cet écrit, dont l’auteur est inconnu, voir l’article Heliand de Si vers dans la Protest. - ^encyclopaedic, t. VII, 1899, p. 617-621, abondante bibliographie. Sur Otfrid, voirie meme -cseil, t. XIV, 1904, p. 519-623. La préface latine du Liber evangeliorum se trouvera dans Epistolae, t. VI, p. 166-169 ; elle --met de fixer aux environs de 865 la composition de l’écrit. Éditions complètes : J. Kelle, . voL, Ratisbonne, 1856-1881; P. Piper, 2 vol., Paderborn, 1878-1884 ; O. Erdmann, Halle, 2. Ce texte, fort intéressant pour la philologie germanique, a été beaucoup étudié. 308 LA CULTURE INTELLECTUELLE AU MILIEU DU IXe SIÈCLE Lyon, encore dans les États de Lothaire, est, depuis . J . ,, . , „ , • le debut du ixe siede, un foyer rayonnant de vie intellectuelle. Ne parlons que pour mémoire de l’archevêque Leidrade (t 816), bon administrateur à qui la théologie n’était pas étrangère. Son successeur Agobard, si étroitement mêlé aux troubles civils des années 833 et suivantes, dépossédé de son siège en 835, restauré en 838, apparaît surtout comme un batailleur. C’est lui qui crée à Lyon cette atmosphère de fièvre qui se constate encore après le milieu du siècle. Si elle ne se déploie pas exclusivement en des traités polémiques1 — il reste d’Agobard un traité De modo regiminis ecclesiastici qui contient d’excellents conseils à l’endroit du clergé, un autre encore De fidei veritate et lotius boni institutione adressé aux fidèles — l’activité littéraire de l’évêque se dépense particulièrement quand il s’agit de lutter : elle s’en prend à l’adoptianisme espagnol aussi bien qu’à l’adoration des images, à l’inso­ lence des Juifs aussi bien qu’à la mauvaise administration de l’empereur et de ses représentants. Dans les dernières années de sa carrière Ago­ bard trouvera une nouvelle occasion de polémiquer, et c’est contre les innovations liturgiques de son remplaçant provisoire Amalaire 2. LYON: AGOBARD (1) Œuvres dans P. L., CIV, 9-352, qui reproduit l’édition de Baluze. (2) La question de l’identité d’Amalaire reste une des questions difficiles de l’histoire littéraire du ixe siècle. Sirmond, au * xvn siècle, avait distingué deux Amalaire (De duobus Amalariis, dans Op. var., Paris, 1696, t. IV, col. 641-647). Le. plus ancien serait Amalaire, évêque de Trêves, vers 809, qui consacre la première église de Hambourg vers 812, est envoyé par Charlemagne en ambas­ sade à Constantinople en 813, d’où il revient en 814. Il n’était plus évêque de Trèves, en 816 ; un diplôme impérial de cette année (Bof.hmer-Muehlbache-r, 626) est adressé le 27 août à Hetti, son successeur. De cet évêque de Trèves on a, outre quelques lettres : 1. Un court traité De caere­ moniis baptismi (P. L., XCIX, 890-901), réponse à un questionnaire proposé par l’empereur. 2. Des Versus marini (P. L., CI, 1287, et mieux dans Poet, lat., t. I, p. 426 et suiv.), racontant le voyage de Constantinople. 3. Un Opusculum de expositione missae, composé pendant ce même voyage, identifié par Ad. Franz avec un opuscule déjà publié par Gerbert (Monum. veteris lilurgiae Alem., t. II, p. 149 et suiv.). 4. Une longue lettre à l’abbé Hilduin, De tempore jejuniorum aliisque disci­ plinae ecclesiasticae quaestionibus (Epistolae, t. V, p. 247-257), où il est fait aussi allusion au voyage à Constantinople. De cet évêque de Trèves, Sirmond distinguait un Amalaire dit de Metz, sur lequel on peut donner les renseignements Suivants. 11 figure au concile d’Aix-la-Chapelle en 817, où il contribue à la rédaction de la fìegula monachorum. En 825, il participe comme évêque (mais sans siège) à la confé­ rence de Paris sur les saintes images, et il est désigné pour aller à Constantinople avec Halitgaire, évêque de Cambrai, sans que l’on puisse dire si cette ambassade eut effectivement lieu. Ce person­ nage s’occupait de questions liturgiques. Vers 820, il avait dédié à l’empereur Louis un gros traité De ecclesiasticis officiis (P. L., CV, 985-1242). En 831, préoccupé des différences que l’introduction en Francie de la liturgie romaine avait amenées dans le texte de l’antiphonaire, il fait le voyage de Rome pour demander au pape Grégoire IV un texte authentique. On le renvoie à Corbie, où il trouvera des exemplaires de ce genre. C’est à la suite de cette enquête qu’il compose son Liber de ordine antiphonarii (ibid., 1243-1316). En 835, cet Amalaire remplace Agobard sur le siège de Lyon ; il y suscite une vive opposition. Après la restauration d’Agobard, il est accusé d’hérésie et le concile de Quierzy de 838 lui est fort hostile. On ne sait trop ce qu’il devient ensuite ; il vivait encore en 850, où Hincmar de Reims cherchait à l’intéresser à la controverse prédestinatienne. Après quoi on perd entièrement scs traces. Il se serait retiré à l’abbaye de Saint-Arnoul de Metz. La question reste de savoir s’il faut vraiment distinguer ces deux personnages, ou s’il ne convien­ drait pas de mettre bout à bout ce double curriculum vitae. Il faudrait pour cela supposer que, peu après son retour de Constantinople, l’évêque de Trèves aurait donné sa démission et serait resté dans la situation d’évêque en disponibilité ; supposer aussi qu’il fut nommé relativement jeune à Trèves. Ces difficultés n’ont pas empêché dom G. Morin de soutenir avec beaucoup de force l’iden­ tité des deux Amalaire (Rev. bénéd., t. VIII, 1891, p. 433-442 ; t. IX, 1892, p. 337-351). Sa démons­ tration a rallié des historiens de valeur, tels Dümmler, Manitius. Mais elle demeure contestée par R. Moenchemeier, Amalar von Metz, Munster, 1893, par R. Saure, Der liturgiker Amalarius, Dresde, 1893, et articles dans Prot. Realencyclopaedie ; Hauck reste hésitant, mais inclinerait pour la distinction des deux personnages (Kirchengeschichle Deutschlands, t. II, p. 186 et suiv.). Il nous semble que l’identification des deux personnages ne se heurte à aucune difficulté Insur­ montable. GERMANIE ET LOTHARINGIE 309 Celui-ci n était 1pas le .premier venu et s ,.était. déjà fait J . connaître par un certain nombre de publications litur­ giques dont la principale, un gros traité De ecclesiasticis officiis, dédié en 820 à l’empereur Louis, pouvait prêter flanc à quelques critiques. Appli­ quant aux prières et aux cérémonies de la messe cette exégèse allégorique qui ' faisait fureur quand il s’agissait d’expliquer l’Écriture Sainte, il découvrait, dans tous les détails du costume des officiants, de leurs gestes, de leurs paroles, un luxe de symboles qui aujourd’hui nous parais­ sent d’une rare invraisemblance, mais dont bon nombre purent sembler aux contemporains d’admirables trouvailles. Amalaire pourtant ne sacri­ fiait rien du sens traditionnel attaché de tout temps aux rites essentiels de l’oblation. Que la messe commémorât la passion du Christ, qu elle fût la continuation du sacrifice de la croix, il n’était certes pas le premier à le dire et toute la tradition allait en ce sens. Ce n’est point cette thèse qui fit scandale à Lyon ; ce fut la puérilité de certaines compa­ raisons que l’auteur tentait d’établir entre telles et telles cérémonies de l’office et tel ou tel geste du Christ. On mena surtout grand tapage autour d’une explication qu’il donnait de la fraction de l’hostie. Les trois parts que l’officiant en faisait représentaient, à l’entendre, le trilorme corpus, le triple corps du Christ : le corps né de la Vierge et ressuscité étant représenté par le fragment mêlé au calice, le corps mystique du Christ, c’est-à-dire le peuple chrétien vivant sur la terre, étant figuré par le fragment qui sert à la communion, l’ensemble des fidèles défunts, eux-mêmes partie du corps mystique, étant signifié par la parcelle conser­ vée sur l’autell. C’était bien compliqué et cela froissa. D’autant que, dans le domaine de la pratique, Amalaire eut à Lyon des initiatives malheureuses. Ne s’avisa-t-il pas d’imposer à cette Église, toujours chatouilleuse en ce qui concernait ses traditions liturgiques, l’adoption de l’antiphonaire qu’il avait corrigé ? Pour scientifique que fût sa restau­ ration, cette injonction déplut. AMALAIRE En l’absence d’Agobard, c’était l’archidiacre Florus qui exerçait dans la ville la plus considerable influence. C était un homme de grande science. Qu’il s’agît de droit canonique ou de cri­ tique textuelle, d’exégèse ou d’hagiographie, de théologie ou de poésie, on était sûr de trouver chez lui une réponse pertinente appuyée sur une connaissance exacte des sources *. Dès avant 834, il avait pris à partie les (1) De eccles. officiis, III, xxxv. '2) Œuvres dans P. L., CXIX, 9-424 ; elles sont loin d’être publiées au complet. Au droit cano' :que reviennent une courte dissertation sur l’élection des évêques (11-14) et un recueil de capitula -=19-422) ; mais il faudrait encore faire état des secours fournis à Agobard lors de sa campagne anti­ dive. A la critique textuelle revient un travail considérable de revision du Psautier, demandée ; ar Hyldrad, abbé de Novalese ; voir Epistolae, t. V, p. 340. L’exégèse est représentée par un double ::mmentaire sur les épîtres paulines, l’un, inédit, qui est fait d’extraits de douze commentateurs anciens, l’autre (cf. P. L., ibid., 279-420) constitué par des textes exclusivement augustiniens. L hagiographie figure sous forme d’une réédition du Martyrologe de Bède, avec de copieuses addiuons (se reporter au texte de Bède, P. L., XCIV, 799-1148). La théologie s’exprime dans les traités .•r.aüfs à la controverse prédestinatienne, voir plus loin. Les poèmes assez nombreux sont rasscm- 310 LA CULTURE INTELLECTUELLE AU MILIEU DU IXe SIÈCLE théories d’Amalaire dans une Exposition de la messe1, où il fournissait une interprétation plus réaliste, plus strictement traditionnelle aussi, des prières du saint sacrifice. On conçoit qu’après l’installation d’Ama­ laire la controverse se soit faite plus ardente. Florus ne tardait pas à lancer une attaque véhémente contre le liturgiste novateur * ; en même temps, semble-t-il, il exhortait Agobard exilé à faire toute diligence auprès de l’empereur pour obtenir l’éloignement d’Amalaire. Une dénonciation en règle fut enfin adressée par Florus à quelques puissants dignitaires, Drogon de Metz, Hetti de Trêves, Aldric du Mans, Albéric de Langres, et au « véné­ rable abbé de Fulda », Raban Maur *. Le chorévêque Amalaire y était traité sans mansuétude, ses innovations d’ordre pratique attaquées sans pitié ; et Florus se déclarait incapable de trouver dans le catalogue des hérésies aucune erreur qui pût être comparée à celle du corpus triforme. Cette dénonciation eut son épilogue au concile qui se réunit à Quierzy, en septembre 838, à la suite du plaid si important que nous avons signalé *. Florus y joua un rôle de premier plan. Dans un long discours il mit en lumière les dangers que faisaient courir à la foi les interprétations symbo­ liques proposées par le chorévêque. A son acte d’accusation il avait annexé tout un dossier patristique destiné à éclairer la religion des conciliaires. Il fit valoir aussi qu’Amalaire, en plein synode lyonnais, s’était vanté d’avoir rallié, lors d’une assemblée épiscopale considérable, bon nombre des meilleurs représentants de l’Église des Gaules. Il entendait couper court à ces faux bruits. Interrogé par ses pairs sur les sources des idées qu’il avait développées, le chorévêque fut incapable d’appuyer ses dires de quelque autorité empruntée à l’Écriture ou à la Tradition ; le concile, après délibération, déclara que sa doctrine de l’interprétation symbolique générale était parfaitement damnable ; ses expressions relatives au corpus Christi triforme furent rejetées avec plus de force encore 6. C’est vraisemblablement à la suite de cette condamnation qu’Agobard fut auto­ risé par l’empereur à reprendre le gouvernement de sa ville épiscopale. Il ne se priva pas, quand il y fut rentré, de combattre les innovations thébblés dans P. L., CV, 249-278, mieux dans Poet, lat., t. II, p. 509-566 ; le plus célèbre est la Querela de divisione imperii, auquel nous avons déjà fait allusion, p. 273, n. 2. (1) P. L., CXIX, 15-72. (2) Elle s’est conservée en manuscrit sous le titre Invectio canonica Martini papae in Amalarium officiographum ; retrouvée et publiée par R. Moenchemeieb, Amalar, p. 235 et suiv., (3) 'P. L., ibid., 71-80 et Epistolae, t. V, p. 267-273. (4) Cf. supra, p. 226. Nous n’avons pas d’actes au sens précis du mot, mais, se ralliant aux sugges­ tions de Moenchemeier, les éditeurs des Concilia aevi Karolini, t. II, p. 768, répartissent ainsi les documents. 1° Lettre de dénonciation de Florus aux cinq prélats. — 2° Discours tenu par Florus au concile, ce discours est formé en bloquant deux textes, jusqu’ici publiés indépendamment : la soi-disant lettre de Florus au concile de Thionville (P. L., CXIX, 94-96) et la fin du soi-disant Opusculum de causa fidei (ibid., 85,1.10, à 94 : Dominus enim noster J. C.... reddam tibi in agro isto, dicit Dominus). — 3. Récit du concile de Quierzy ; c’est le début dudit Opusculum (ibid., 80-85 : Bes nuperrime apud Carisiacum palatium... inutiles adinventiones languidus et inquietus oberrat). (5) On préférerait un texte précis aux développements d’une rare truculence auquels s’abandonne Florus. Voir P. L., loc. cit., 82-83. Pour le symbolisme général : « deliberatum est doctrinam hanc esse omnino damnabilem,... diversam esse a sinceritate verae fidei... Nemini omnino...-licuisse aut licere nova figurarum genera vel mysteriorum sacramenta sancire ». T>our ce qui est du corpus tri­ forme : « in tantum sacerdotes Domini exsecrati sunt ut hoc... de spiritibus erroris et doctrinis daemo­ niorum sumptum dicere minime dubitarinl ». LE ROYAUME DE CHARLES LE CHAUVE 311 riques et pratiques d’Amalaire *. Ët pourtant les interprétations symbo­ liques de la messe proposées par le remplaçant d’Agobard étaient appelées à la plus haute fortune. Cultivées avec amour par tout le Moyen Age, elles se glissent encore dans nombre de petits livres d’aujourd’hui. §2. — Le royaume de Charles le Chauve. Les foyers de la culture dans la Francie de , , . . . 1 Ouest, ce sont d abord les grandes abbayes qui forment autour de Paris — ou plutôt de Saint-Denis, le fief d’Hilduin (t 840) — une magnifique couronne. Depuis la mort d’Alcuin, Saint-Martin de Tours a perdu l’espèce d’hégémonie que lui avait conférée la présence du grand Anglo-Saxon. Mais Ferrières en Gâtinais, pas loin de là, s’assure, quelques années plus tard, une solide renommée. L’abbaye prendra toute son importance quand Servat Loup, un homme du cru, mais qui est allé à Fulda étudier sous Raban Maur, en recevra le gouver­ nement vers 841. Au vrai, c’est une personnalité de premier plan que cet abbé, en qui les critiques modernes aiment à retrouver un des plus beaux types d’humaniste du ixe siècle. Sa correspondance * témoigne de ses rapports avec tout ce que la société du temps compte d’illustrations, le roi Charles, le pape Benoît III, les plus fameux évêques de l’époque, Hincmar de Reims, Raban Maur de Mayence, Jonas d’Orléans, Pardulus de Laon, Wénilon de Sens, et bien d’autres. Il apparaît mêlé à toutes les grandes affaires du temps, avec des préoccupations de collectionneur averti, de fin lettré, de philologue au courant dé toutes les difficultés grammaticales, donnant une idée très exacte de la vie intellectuelle au cours du IXe siècle. Ce qui est vrai de Ferrières et de son abbé le serait à un degré moindre des puissants monastères de la Basse-Seine, avant que les invasions nor­ mandes viennent les dévaster, de Jumièges, de Saint-Wandrille, où l’abbé Anségise en 827 s’exerce à codifier les capitulaires impériaux, et où se conserveront quelque temps encore les traditions relatives à la musique sacrée. Plus au nord, dans la région picarde, Saint-Riquier garde quelque chose du prestige que lui a donné Angilbert (f 814) et tout autant SaintVaast, aux portes d’Arras, Saint-Bertin, qui est aux origines de la ville actuelle de Saint-Omer. Corbie surtout attire l’attention. Des hôtes illus­ tres, spontanément ou contraints, viennent y chercher un refuge au milieu des luttes politiques, tels, au début du règne de Louis, les deux frères Wala et Adalard ; une vie intellectuelle des plus intenses y circule, surtout LES GRANDES ABBAYES (1) Liber de divina psalmodia ; Liber de correctione antiphonarii ; ces deux premiers contre les corrections arbitraires faites à l'antiphonaire. Le Liber contra libros quatuor Amalarii abbatis viae surtout le symbolisme général d’Amalaire. (2) Édition Desdevises du Dézert, dans Bibl. de I'École des Hautes-Études, fase. 77 ; la chronologie adoptée piar cet éditeur est à revoir sérieusement ; édit, de E. Düemmler, dans Episto­ lae, t. VI,. p. 1-126; nouvelle édition avec traduction française, de L. Levillain, 2 vol., Paris, 1927-1935 (Coll. Les Classiques de l'histoire de France) ; celle de Baluze reste toujours précieuse pour ses notes (reproduite dans P. L., CXIX, 427 et suiv.). 312 LA CULTURE INTELLECTUELLE AU MILIEU DU IXe SIÈCLE à l’époque où Paschase Radbert en a pris la direction *, où fleurit le moine Ratramne ’, qui n’est pas toujours d’accord avec son collègue. Hautvillers, sur les hauteurs qui dominent Épernay, pour être moins célèbre que Corbie, ne laissera pas, au milieu du siècle, de faire parler d’elle. Ces abbayes, dont il serait facile d’allonger la liste, exer*" o • ceront longtemps encore un large rayonnement intellec­ tuel. Il faut en dire autant de certaines écoles cathédrales ; Reims, Orléans, Metz demeureront célèbres au cours du siècle ; puis la culture cherchera d’autres refuges, à Laon, par exemple, où une colonie irlan­ daise maintiendra les saines traditions. Mais il est une institution qui, créée par Charlemagne, ne disparaîtra qu’avec ses derniers successeurs. C’est l’école palatine, installée à Aixla-Chapelle à la fin du règne. Sous Louis le Pieux elle y conserve sa pri­ mitive splendeur. Claude, le futur évêque de Turin, y avait encore ren­ contré Éginhard 3 et peut-être Ermoldus Nigellus. Vers les années 830, on pouvait y voir Walafrid Strabon, et c’est seulement en 832 qu’Aldric la quitte pour devenir évêque du Mans 4. Mais les troubles qui suivent la mort du Débonnaire amènent une éclipse à peu près totale de la grande institution. Il faut la chercher après 842 dans le royaume de Charles le Chauve et dans l’entourage immédiat du souverain» En 845, l’arrivée d’un étranger de renom va lui donner un lustre nouveau. LES ECOLES jeanscotoul-érlgène. LE TRADUCTEUR Les contemporains le nommaient Jean le Scot ou rÉri ène à cause de ses ori. . , . ° gines irlandaises. Sur les conditions memes de l’Ile des saints à cette époque, nous sommes mal renseignés, mais les personnages qui en arrivent et font carrière sur le continent nous appa­ raissent, à l’ordinaire, comme munis d’une culture classique extrêmement soignée. C’est tout spécialement le cas pour Jean Scot5, dont il n’est pas exagéré de dire que nul depuis longtemps n’avait possédé une pareille somme de connaissances et qu’il faudra attendre plusieurs siècles encore pour retrouver son pareil. Philologue très averti il l’est ; si mal conservé que soit son commentaire du bizarre traité de Martianus Capella intitulé De nuptiis Philologiae et Mercurii, il nous permet de voir avec quelle largeur de vues l’Érigène concevait l’enseignement des arts libéraux ’. Jean n’en était pas réduit à la seule culture latine. Sa connaissance du grec (1) Né dans le Soissonnais vers 780-790, entré à Corbie vers 812, il est un des fondateurs de la Nouvellc-Corbie (822). Élu abbé après 843, il le restera à peine une dizaine d’années et donnera sa démission. Il a dû survivre au moins dix ans. (2) Dates plus difficiles encore à fixer: entré à Corbie vers 815-820, il écrivait encore en 868, en riposte aux attaques de Photius contre l’Église romaine. (3) Ce n’est qu’en 830 qu’Éginhard abandonne définitivement la cour pour se retirer dans son-, abbaye de Seligenstadt, où il mourra le 14 mars 840. (4) Voir les Gesta Aidrici, dans Baluze, Miscellanea, t.. III, p. 1-178. (5) Les circonstances de sa vie sont mal connues. Voir Cappuyns, Jean Scot Èri gène. (6) Encore inédit, indications de première main dans Manitius, op, cit., p. 335^337. LE ROYAUME DE CHARLES LE CHAUVE 313 était fort sérieuse, ainsi qu’en témoignent les traductions qu’il a données. Pour ses débuts il s’attaquait d’ailleurs à forte partie. Depuis 827 on possédait à Saint-Denis les fameux traités du mystérieux auteur qui se donnait pour Denis l’Aréopagite, le converti de saint Paul. Cet ensemble fort homogène avait été envoyé en Francie par le basileus Michel le Bègue, à l’époque de ses négociations avec Louis le Pieux. L’abbé de SaintDenis, Hilduin, s’y était intéressé, car il s’efforçait à l’époque de démon­ trer que l’Aéropagite était le même que l’évêque Denis, premier titulaire de Paris et dont l’abbaye croyait posséder les reliques1. Avec xies res­ sources qu’il n’est pas facile de préciser, il essaya de mettre en latin le grec du Pseudo-Aréopagite. Le résultat fut misérable, et la traduction barbare qui sortit de tant d’efforts ne fut pas publiée 123. Charles le Chauve invita l’Érigène à reprendre le travail sur nouveaux frais. Ainsi Jean fut-il amené à donner une version complète de l’œuvre aréopagitique 8, qui a conservé sans doute un bon nombre des défauts de celle d’Hilduin, son littéralisme excessif en particulier, mais qui est autrement utili­ sable 4. Peu de temps après, il publiait une traduction des Ambìgua 5 de Maxime le Confesseur, c’est-à-dire des solutions apportées par celui-ci à des passages difficiles de Grégoire de Nazianze. Enfin il s’essayait à traduire le discours de Grégoire de Nysse sur la création de l’homme 8. Tout cela préparait l’Érigène à la composition de son œuvre maîtresse, le De divisione naturae. Ce n’était pas son premier ouvrage de théologie. oc;i f . , , , , .&7, , ° Des 851, entraîné, un peu malgré lui, dans la contro­ verse prédestinatienne, il avait donné, un Liber de praedestinatione qui lui avait attiré d’assez sérieux désagréments ’. Dans les quinze ans qui suivirent, la pensée, la méthode de Jean s’étaient mûries. Sollicité par Wulfade, qui fréquentait lui aussi au palais, il se décidait à mettre sur pied cette vaste synthèse 8, unique en son genre, qui voulait donner au penseur croyant un aperçu général de la réalité. C’est bien au croyant que Jean s’adresse ; c’est en croyant qu’il traite sa matière, et voici comme. L’Écriture, l’enseignement ecclésiastique fournissent, sur l’en­ semble des choses, de leur origine, de leur destinée, de leur devenir, un certain nombre de données auxquelles il faut absolument se tenir. Ces données, le croyant les admet sans discussion ; au penseur de les orga­ LE . THÉOLOGIEN (1) C’est de cette pensée que naquirent les Areopagitica d’Hilduin (P. L., CVI, 13-50), qui devaient avoir sur l’histoire des origines religieuses des Gaules une considérable influence. (2) Retrouvée par le P. Théry, voir Études dionysiennes, t. II ; cf. t. I, p. 23-62. (3) Dans P. L., CXXII, 1029-1194. (4) Jean donnera plus tard un commentaire de la Hiérarchie céleste. (5) L’édition de P. L., ibid., 1193-1222, donne à peine le dixième du texte ; il a été retrouvé au complet par dom Cappuyns ; cf. op. cit., p. 163-171. (6) Inédit, retrouvé par dom Cappuyns dans un ms. de Bamberg; cf. ibid., p. 172-176. Voir aussi les renseignements sur une traduction de VAncoratus d’Épiphane, ibid., p. 178-179. (7) P. L., ibid., 355-440 ; cf. infra, p. 328. (8) L’édition de Floss, dans P. L., ibid., 441-1022, est loin de correspondre aux desiderata de la critique. Dom Cappuyns en prépare une autre. 314 LA CULTURE INTELLECTUELLE AU MILIEU DU IXe SIÈCLE niser. Empruntant son schéma général à la philosophie néo-platonicienne, qui avait si profondément imprégné quelques-uns des esprits auxquels il fait le plus de confiance : Augustin, Grégoire de Nysse, Pseudo-Denis, Maxime, notre théologien va présenter aux méditations du penseur chré­ tien le mouvement général qui, partant de Dieu, fait venir à l’être l’en­ semble de l’univers, puis le fait revenir à Celui qui en est la source. Ainsi se réalisera le mot de saint Paul ut sit Deus omnia in omnibus. Telle est l’idée maîtresse d’une œuvre où l’appareil dialectique et parfois, il faut le dire, l’inattendu de certaines formules ont pu donner le change sur la pensée véritable de l’auteur. Au sommet des choses, Dieu, en sa parfaite unité : nature incréée et créante ; puis la création commençant par la production, éternelle comme Dieu, des idées, exemplaires et formes de tout ce qui viendra à l’existence : nature créée et créante. Vient ensuite la réalisation de ces idées, où il n’est pas difficile de retrouver l’influence platonicienne et surtout plotinisante, et c’est donc une description de la nature tout entière, théophanie, manifestation de Dieu, une étude sur­ tout dé l’homme, microcosme où convergent le corporel et le spirituel : nature créée et non créante. Mais tout ce créé revient finalement à Dieu, par la médiation du Christ, et c’est la consommation finale, après laquelle règne seule la nature qui ne crée ni n'est créée, Dieu seul, en qui tout est revenu, non par absorption en son être — rien ne paraît plus étranger à la pensée de Scot que le panthéisme •— mais par la contemplation et l’amour, exception faite d’ailleurs pour les créatures intelligentes qui se sont volontairement exclues de cette fin *. Idée grandiose, malheureusement réalisée par des moyens qui n’étaient pas parfaitement adéquats. Malgré les efforts visibles de l’auteur pour serrer son exposé, la composition est encore loin d’être parfaite : trop de digressions, de récurrences, de répétitions ; beaucoup d’inhabileté encore à dominer l’érudition considérable qui est mise en œuvre ; une confiance en soi un peu naïve, l’illusion aussi que dés formules toutes faites — nous pensons surtout à la via affirmationis et à la via negationis — fournissent à coup sûr et en toute hypothèse des solutions. Tout cela explique les contre-sens puissants qui ont été faits sur le De divisione naturae depuis le jour où l’on a commencé à l’étudier, jusqu’à notre époque. Mais tout cela ne peut pas, ne doit pas faire oublier le mérite d’une œuvre vraiment unique dans toute la littérature médiévale *. (1) C’est le grand mérite de dom Cappuyns, aux idées de qui nous nous rallions pleinement d’avoir montré que le De divisione naturae est essentiellement une synthèse théologique partant des données de la foi et les systématisant selon un schéma qui est emprunté en grande partie au néo-platonisme. Du fait même tombent toutes les fausses interprétations que l’on a données de la pensée érigénienne, soit pour la louer (on a fait de Scot un libre-penseur, précurseur du panthéisme allemand du xixe siècle), soit pour la blâmer (au début du xnie siècle, lors de l’explosion du panthéisme almaricien, Honorius III condamne l’ouvrage au feu). (2) Il subsiste aussi de Scot un commentaire, fort mal conservé, du IVo évangile. Le début a l’allure d’une homélie. Scot fut-il prêtre ou diacre ? CHAPITRE XI LES CONTROVERSES DOCTRINALES AU MILIEU DU IXe SIÈCLE C’est tout ce monde de grammairiens, de moines, d’évêques, qu’il faut voir à l’arrière-plan des grandes controverses théologiques du milieu du ixe siècle, qu’ils y prennent part directement ou qu’ils ne fassent qu’y prêter une attention plus ou moins distraite. La naissance, la prolonga­ tion, l’acharnement parfois de ces querelles prouvent que l’Occident est sorti de son ancienne torpeur. Et puis, à la différence de ce qui s’est vu sous Charlemagne, au lieu de mettre en scène un ou deux protagonistes seulement, elles finissent par éveiller de proche en proche des échos de plus en plus multipliés. La dernière en date, la controverse prédestinatienne, dégénère en une véritable mêlée théologique. § 1. — La controverse eucharistique1. La première de ces querelles, la controverse eucharistique est relativement bénigne. Elle a commencé dans les murs de Corbie. A son retour de Corvey, Paschase Radbert adresse A Warin, qui veille au bon ordre de la jeune communauté, un livre d’édification 1 2 : ses moines, vété­ rans de Corbie ou jeunes recrues fournies par la Saxe, n’ont-ils pas tout intérêt à chercher dans la digne réception du corps et du sang du Christ l’aliment de leur vie spirituelle ? Ne percevront-ils pas davantage, à mesure qu’ils s’en rendront moins indignes, le sens profond du mystère qui s’accomplit sur l’autel chrétien ? Plein de cette idée, le pieux Radbert leur compose un véritable traité de l’eucharistie. La matière en est em­ pruntée aux meilleures expositions des docteurs du passé, surtout des Latins, mais l’organisation est bien de Radbert qui, non sans de multiples fautes de plan, réussit pourtant à grouper ses pensées autour de quelques points essentiels : la présence réelle du Christ dans l’eucharistie, la réalité du sacrifice de la messe, recommencement de l’immolation du Calvaire, LE TRAITÉ DE PASCHASE RADBERT (1) Bibliographie. — I. Sources. — Ce sont exclusivement les traités qui s’opposent les uns aux autres ; ils seront signalés au fur et à mesure. IL Travaux. — Les diverses histoires du dogme touchent plus ou moins à l’histoire de la contro­ verse. Voir une énumération des travaux plus récents dans l’art, de H. Peltier, art. Radbert du Dictionnaire de thêol. calh.t t. XIII, col. 1639. Voir aussi A. Gaudel, art. Messe du même recueil, § V. La controverse eucharistique du ixe siècle, t. X, col. 1009-1027, cf. bibliographie, col. 1084. (2) La date est fixée avec une précision relative ; à ce moment Wala est exilé, c’est donc entre 831-833. Dédicace à Warin dans Epistolae; t. VI, p. 133. 316 LES CONTROVERSES DOCTRINALES AU MILIEU DU IXe SIÈCLE les effets de la communion qui fait participer le croyant au sacrifice même de Jésus. On a dit que nous avions ici le premier traité complet de l’eucharistie ; c’est exact en un sens, à condition d’ajouter que ce traité vise moins à satisfaire la curiosité qu’à servir de thème à la méditation. A une date ultérieure qu’il est difficile de préciser, Paschase qui a des obligations envers Charles le Chauve, et qui peut-être vient de fréquenter la cour .pendant quelque temps, retouche son travail et en fait hommage au souverain VA la cour on se piquait de théologie ; il s’y rencontra des gens pour lire avec curiosité l’œuvre de l’abbé de Corbie. Ils y trouvèrent, outre des historiettes plus ou moins authentiques relatant des miracles du saint-sacrement, une doctrine qui, par certains de ses aspects, tran­ chait assez vivement avec ce que l’on avait coutume d’enseigner sur ce mystère. Au fait, c’étaient moins les idées de Paschase qui surprenaient que la façon de les exprimer. Formés surtout à l’école de saint Augustin, les docteurs de l’époque, quand ils parlaient de l’eucharistie, insistaient avec complaisance sur les aspects mystérieux et divers du sacrement. Signe d’une présence effective du Christ, mais d’une présence que l’on évitait de trop matérialiser, les espèces sacramentelles avaient encore de multiples significations? Il n’y avait pas qu’Amalaire à songer au triforme corpus Christia. L’ensemble des fidèles n’est-il pas désigné par saint Paul comme le corps dont Jésus est la tête ? De ce corps mystique le pain et le vin apportés sur l’autel étaient aussi une représentation. Bref, la réalité que l’Église offrait à la messe était quelque chose de très complexe et de très mystérieux. Paschase, lui, avait sa manière propre, sinon d’exprimer le mystère, du moins de le ramener à quelque chose d’infiniment plus simple. L’eucha­ ristie, tout le monde en convenait, c’était le corps du Christ. Ce corps du Christ, disait Paschase, n’est pas autre que le corps né de la Vierge, mort sur la croix, ressuscité enfin. Présence réelle, dira-t-on, du Christ, dans l’eucharistie ? Oui sans doute, mais plus que cela, présence maté­ rielle 3 : le corps du Christ se trouve sur l’autel d’une manière locale, si l’on peut dire, avec une disposition spatiale de ses membres, rapetissés à la dimension de l’hostie, mais existant néanmoins les uns en dehors des autres. Sur cette réalité les espèces sont comme un rideau qui est tiré, sans que Radbert ose dire qu’elles aient une existence objective 4. Quant à la manière dont se réalise cette présence, notre auteur est encore hési­ tant sur le choix des mots à employer ; sa terminologie flotte entre le terme de création et celui de transformation, auquel il se rallierait plus (1) Dédicace dans Epistolae, ibid., p. 135. Texte du traité dans P. L., CXX, 1255-1350, reprodui­ sant l’édition de Martène et Durand. Une édition critique s’imposerait qui ferait le départ entre les deux recensions. Il nous paraît qu’une partie des historiettes qui enjolivent le texte ont été ajoutées dans la recension adressée au roi. (2) Cf. supra, p. 309. (3) Il faut tenir grand compte, pensons-nous, des miracles eucharistiques rapportés par Radbert ; voir surtout le c. xiv. (4) A la vérité, certains passages de l’auteur expriment une conception moins simpliste ; voir surtout le c. xvn, où il enseigne que la grandeur des espèces reçues ne fait rien à la réception ; mais, ici même, la pensée manque de fermeté et tourne vite à la parénèse. LA CONTROVERSE EUCHARISTIQUE 317 volontiers. Si l’on ajoute enfin que, dans le langage tout au moins, Rad­ bert met en avant l’idée qu’à la messe se réalise une immolation véritable, une véritable mise à mort de la victime sainte et comme une passion dont elle souffrirait, on verra comment, malgré son orthodoxie fonda­ mentale, malgré son incontestable piété, malgré son heureuse anticipation sur les idées de l’avenir, le traité De corpore el sanguine Christi ne pouvait rallier tous les suffrages. Pour être un véritable traité de l’eucharistie, il lui manquait une langue théologique adéquate. C’est ce que fit remarquer, très peu après 845, un maître aussi considérable que Raban Maur x. Nous n’avons plus, malheureuse­ ment, la lettre adressée par lui à l’abbé de Prüm, Égil2, dans laquelle l’ex-abbé de Fulda essayait, comme il le dit lui-même, de répondre à « certaines gens » dont la doctrine ne lui semblait pas correcte. Nous som­ mes réduits à quelques lignes du Pénilentiel à Héribald, où, faisant allu­ sion à cette épître envoyée par lui, Raban déclare qu’il s’y est élevé contre « l’erreur de ceux qui disent du sacrement de l’autel qu’il est vraiment le corps du Christ, né de la Vierge, qui a souffert sur. la croix, qui est ressuscité du tombeau ». A cette conception, trop matérielle à son gré, le praeceptor Germaniae en opposait une autre qu’il croyait augustinienne, mais qui se révélait, cette fois, tout à fait insuffisante : « Recevoir le corps du Christ, disait-il, c’est s’unir au Christ par la foi, de manière à former avec lui un seul corps ». S’exprimant ainsi, Raban paraissait sacrifier, ou presque, la présence sous les espèces d’une réalité mystérieuse mais objective. Quand il prêchait à ses moines de Fulda, Raban Maur, il n’en faut pas douter, y mettait plus de précision. L'OPPOSITION A RADBERT : RABAN MAUR C’est ce qu’essayait de faire, quelques années plus tard, x moine • qui,• ài coup sur, . ne voulait , .. aucun .bien . un autre à Raban Maur, mais qui n’était nullement porté vers les doctrines de Paschase Radbert. Dans sa prison d’Hautvillers, Gottschalck — c’est de lui qu’il s’agit — continuait à se livrer au démon de la théologie. Mis au courant, par Ratramne sans doute; du traité de Paschase, il y alla d’une réfutation en règle 3 qui nous a été conservée sous le noip de Dicta cujusdam sapientis. Fuligineux comme tous les autres travaux sortis de sa plume, cet opuscule, inspiré par l’augustinisme le plus strict, abonde en aperçus où il n’est pas difficile de retrouver les aspects du mystère eucharistique dont nous parlions tout à l’heure. Une chose y est claire, en tout état de cause : Gottschalck rejette avec indignation les expressions GOTTSCHALCK (1) Paenitentiale ad Heribaldum, xxxm (P. L., CX. 492-493). (2) Le texte qui figure sous ce titre dans P. L., CXII, 1510 et suiv. n’est certainement pas de Raban Maur. Il est donné par la tradition manuscrite comme les Dicta cujusdam sapientis ad Hadpertum. Nous allons voir que c’est un texte de Gottschalck. (3) Sur l’attribution à Gottschalck, voir Revue bénédictine, t. XLIII, 1931, p. 303-312, en atten­ dant la publication, qui se prépare, du ms. bernois qui a conservé ce texte avec plusieurs autres inédits de Gottschalck. 318 LES CONTROVERSES DOCTRINALES AU MILIEU DU IXe SIÈCLE de Radbert selon lesquelles le Christ à l’autel souffrirait de nouveau, mourrait de nouveau, serait immolé de nouveau. Ces expressions exas­ pèrent littéralement l’auteur, et presque autant les affirmations indéfi­ niment répétées par l’abbé de Corbie de la parfaite identité entre le corps eucharistique et le corps né de la Vierge. Niera-t-il pour autant que l’eu­ charistie soit corps et sang du Christ ? Non certes ; ce serait aller contre l’affirmation explicite de l’Écriture et de l’Église. Si elle est corps et sang du Christ, c’est que l’eucharistie, par une mystérieuse présence du Verbe, qui n’est pas sans analogie avec l’union hypostatique, abrite, après la consécration, une « vertu de la divinité ». Ce n’est donc pas seule­ ment un signe de la grâce, comme semblerait le dire Raban Maur ; c’est une réalité objective, indépendante de la foi de celui qui communie. C’est dans le même sens, mais avec beaucoup plus de clarté, , . . T> . , „ f. que s oriente Ratramne, un moine de Corbie, dans un bref traité De corpore el sanguine Domini, composé à la demande même de Charles le Chauve, après que celui-ci eut pris connaissance de l’ouvrage de Paschase Radbert1 et sans doute aussi de diverses critiques qui lui avaient été faites ’. Remarquablement composé pour l’époque, cet opus­ cule ne se donne pas comme un traité complet de l’eucharistie ; l’on n’y trouvera que des allusions sommaires aux questions qui regardent la messe, son caractère de sacrifice, les effets du sacrement, les dispositions nécessaires à sa réception fructueuse. Ce n’était point non plus un livre d’édification, et l’esprit dialectique y dominait plus que la componction. Ce que Ratramne voulait, c’était opposer à la doctrine de Radbert *, qui lui semblait avoir de graves inconvénients pour la vie religieuse, un enseignement plus conforme tant à la logique qu’aux données de la tra­ dition. Entre le corps historique du Christ, pense le moine de Corbie, et ce que nous appelons son corps dans l’eucharistie, il y a une grande diffé­ rence. Et tirant argument de la doctrine selon qui l’eucharistie est, en un certain sens, le corps même des fidèles, Ratramne d’insister : RATRAMNE De même que le pain eucharistique n’est pas appelé corporellement, mais spirituellement le corps des fidèles, de même et de toute évidence il n’est pas corporellement, mais spirituellement, le corps du Christ *. Paschase, pour défendre son point de vue, avait fait état de certains mots de saint Ambroise qui rendent en effet un son extrêmement réaliste. Ratramne de lui rétorquer : « Ambroise nous montre bien pourquoi l’eucharistie est tenue pour le corps du Christ, c’est selon que s’y trouve1 234 (1) Cela explique comment Ratramne a pu réfuter ex professo un travail de son abbé. (2) Texte dans P. L., CXXI, 125-170, reproduit l’édition donnée par l’abbé J. Boileau, frère du poète. Les copieuses notes dont l’abbé a muni le texte risquent fort d’en donner une idée fausse, Boileau s’étant efforcé de ramener Ratramne aux alignements de la théologie moderne. (3) J. Boileau se donne beaucoup de peine pour démontrer que ce n’est pas à Radbert qu’en a Ratramne. C’est une gageure. Ratramne reprend un certain nombre des textes patristiques allégués par Radbert, pour contester l’exégèse qu’en a donnée son abbé. (4) Voir De corpore el sanguine Domini, ixxiu et lxxiv. LA CONTROVERSE EUCHARISTIQUE 319 l’esprit du Christ, c’est-à-dire la divine présence du Verbe »L Ne disons pas, pour autant, que Ratramne se rapprocherait d’un concept purement symbolique de l’eucharistie. Voici en effet sa conclusion : Que l’on n’aille pas induire de nos paroles que, dans ce mystère, le corps et le sang du Seigneur ne sont pas reçus par les fidèles... ; c’est bien une nourriture spirituelle, un breuvage spirituel, qui nourrit l’âme spirituellement et lui donne la vie de l’éterneHe satiété *. Ce que reçoit le fidèle, c’est une échés ne sauraient être remis. Cette pénitence consiste essentiellement dans a séparation de l’autel (l’exclusion des sacrements) prononcée par l’autorité de Leveque et suivie, après satisfaction convenable, de la réconciliation par ce même évêque. RETOUR A LA PÉNITENCE PUBLIQUE C’est expressément le mode canonique de rémission des péchés qui est ici désigné, mode qui est copieusement décrit dans tout le livre Ier. A le lire attentivement, on est surpris de constater que l’auteur semble ignorer de manière absolue l’autre mode de rémission des péchés que nous avons appelé la pénitence privée. Ignorance affectée, cela va de (1) Les plus anciens pénitentiels prévoyaient déjà que l’on pouvait remplacer une pénitence très longue (plusieurs années de jeûne, pàr exemple) mais relativement facile, par une œuvre de pénitence plus courte, mais plus dure. Peu à peu s’introduisit la substitution de prières ou d’au­ mônes aux œuvres de pénitence proprement dites. (2) Quorum sunt certi errores, incerti auctores, Concile de Chalón, can. 38 (Concilia aeoi karol., p. 281). (3) Concile de Paris, c. 32 (ibid., p. 633). (4) Dans les éditions ordinaires, ces textes étaient rangés dans l’ordre chronologique de leur apparition ; mais certaines éditions avaient essayé un classement méthodique soit des textes eux-mêmes, soit des titres des canons, ce qui facilitait bien les recherches. Nous possédons pour VHis­ pana une table de ce genre, cf. P. L., LXXXIV, 25-92. (5) Can. 25 ; loe. cil., p. 278 ; même idée dans les conciles contemporains : d’Arles, c. 26, p. 253 Reims, c. 31, p. 256, etc. (6) Ainsi nommée de son éditeur dom Luc d’Achéry, dans Spicilegium, t. I, p. 510 et suiv. LA LÉGISLATION SACRAMENTELLE 349 soi, car autour de lui il ne voyait guère fonctionner que celui-là. Mais, raisonnant dans l’abstrait et traçant des normes idéales bien plutôt que des règles pratiques, il ne-se soucie pas de faire un sort à une discipline pour laquelle il n’a que méfiance. Ceux qui vivaient davantage en contact avec la réalité ne pouvaient manquer de voir que le rétablissement inté­ gral et pour toutes les fautes, quel que fût leur degré de publicité' de l’ancienne discipline, était en fait une impossibilité. Dans leur esprit se forma vite, au cours des premières années du ixe siècle, une règle qui ne tarda pas à s’ériger en principe et à prendre force de loi : « A faute publique, pénitence publique ; à faute secrète, pénitence secrète » ’. Règle d’une application tout obvie, et que l’on serait tenté de prendre pour une règle ancienne, mais qui reste une invention de nos carolingiens s. Conciles, évêques, théologiens vont insister à maintes reprises sur ce principe. C’est qu’aussi bien il n’allait pas de soi, et ce ne dut pas être chose facile que de remettre en mouvement les rouages de la vieille institution. Il ne saurait faire de doute pourtant que l’on tenta et qu’en bien des cas on réussit à imposer à des gens coupables de quelques fautes capitales et publiques, meurtres, incestes, adultères, violences, une péni­ tence publique qui présentait avec l’institution antique de très grandes ressemblances. Si l’on songe que, par deux fois, les proceres ecclésias­ tiques imposèrent cette discipline à l’empereur Louis le Pieux, à Attigny, en 822, à Soissons, en 833, il faut bien penser que, s’agissant de « péni­ tents » de moindre envergure, l’on n’a pas hésité, quand la chose était possible, à mettre en pratique l’adage que nous avons signalé. Il ne faudrait donc- pas considérer comme purement théoriques les ins­ tructions données à ce sujet par divers statuts synodaux, ceux par exemple d’Hincmar3. Ces prescriptions représentent, en tout état de cause, une tentative curieuse pour adapter à des conditions plus mo­ dernes l’ancienne discipline. Celle-ci ne connaissait pas les paroisses rurales et légiférait pour des « églises » de peu d’étendue où l’évêque accom­ plissait lui-même les grandes fonctions liturgiques : synaxe eucharis­ tique, baptême, exclusion et réconciliation des pénitents. A un stade plus avancé de l’organisation ecclésiastique et surtout dans les très grands diocèses de la France du Nord ou de l’Allemagne, force avait bien été de laisser aux titulaires des paroisses, urbaines ou rurales, un rôle dans l’administration de beaucoup de sacrements. La pénitence publique toutefois échappera, et ceci de manière définitive, à leur compé­ tence. Ils ne laissent pas toutefois d’avoir un rôle dans son fonctionESSAIS DE RÈGLEMENTATION (!) C’est bien le sens, si ce ne sont pas tout à fait les termes, des canons de la note 5 de la p. 348. ¡2) Cette répartition des fautes entre la pénitence privée et la pénitence publique a été jadis considérée par les historiens de la pénitence comme fort ancienne ; elle supposait la coexistence dans l’ancienne Église d’une double discipline pénitentielle, l’une publique (celle dont témoignent les textes canoniques), l’autre privée. Cette coexistence n’est plus admise aujourd’hui: la « péni­ tence privée » a succédé à la « pénitence publique », elle n’a pas coexisté avec elle. (3) P. L., CXXV, 785 et suiv., 793, 797, 802. 350 LA RENAISSANCE DU DROIT CANONIQUE nement. Dés que vient à la connaissance du curé quelque faute grave, homicide, adultère, parjure, inceste *, perpétrée en public sur le terri­ toire qui relève de lui, le pasteur doit se mettre aussitôt que possible en rapport avec le criminel. S’il le trouve de bonne volonté, il l’exhortera à se présenter d’urgence au doyen, qui devra fournir un rapport à la curie épiscopale, de telle sorte que le pécheur public puisse, dans les quinze jours, être envoyé à l’évêque et être introduit par celui-ci dans l’ordre des pénitents. L’évêque lui précisera le temps que devra durer la pénitence, pendant laquelle le pécheur, cela va de soi, est exclu de la communion. La longueur de cette exclusion, qui s’accompagne d’autres œuvres satisfactoires, jeûnes, pèlerinages, macérations diverses, varie avec la grandeur de la faute et les circonstances qui Font accompagnée. Ayant reçu de l’évêque sa pénitence, l’intéressé retourne à son domicile, recommandé d’une façon toute spéciale à la surveillance de son curé. Les statuts synodaux d’Hincmar prévoient que, dans leurs conférences mensuelles, les curés doivent rendre compte au doyen de la manière dont se comportent les pénitents. Quand l’expiation est jugée suffisante, le pécheur est convoqué à la ville épiscopale pour le début du carême1 ; là, en une cérémonie solennelle, on lui impose les cendres et le cilice. Suivant une rubrique du Sacramentaire d’Hadrien, il est alors enfermé pour la durée de la sainte quarantaine soit dans les dépendances immé­ diates de l’église^ soit en quelque monastère voisin. Le jeudi saint, il est solennellement réconcilié par l’évêque •. Le plus difficile en toute cette affaire était sans doute d’amener les coupables à se soumettre à cette longue et humiliante expiation. L’ex­ communication avec les suites qu’elle entraînait tant au spirituel qu’au temporel pouvait réduire la mauvaise volonté des récalcitrants. Nos textes conciliaires demandent également l’intervention, en l’occurrence, du pouvoir séculier. Il est assez difficile, dans l’état de notre documen­ tation, de dire jusqu’à quel point étaient efficaces ces divers moyens de pression. Le fait pourtant qu’aux toutes dernières années du ixe siècle Réginon de Prüm nous montre encore en action cette discipline pénitentielle tendrait à prouver qu’au moins dans les régions qui n’étaient pas tout à fait envahies par l’anarchie, le nombre était assez grand des pécheurs publics qui se soumettaient, de bon ou de mauvais gré, aux exigences de la pénitence canonique. . RÉFORME DE LA PÉNITENCE PRIVÉE En même temps que les cano. . . . F. ,n , . . nistes du ixe siècle déployaient1*3 (1) L'inceste est très fréquemment visé par les textes ; il ne faut pas se hâter d’y voir les pires énormités ; il peut s’agir d’unions contractées & des degrés de parenté assez éloignés. 12) In capite quadragerimae, disent les textes ; c’est d’ordinaire le mercredi des cendres. (3) Les cérémonies de l’imposition des cendres et de l’expulsion au mercredi in capile jejunii, celles de la réconciliation au jeudi saint figurent encore au pontifical d’aujourd'hui. Pour cette reconstitution de la discipline de la pénitence publique à l'époque carolingienne, nous avons utilisé surtout les Capitula synodica d’Hincmar, à comparer avec ceux d’Hérard de Tours (P. L., CXXI, 765), mais aussi le recueil de Réginor. de Prüm, De eynodaUbue caueie, I, 290 et suiv. (P. L., CXXXII, 245). LA LÉGISLATION SACRAMENTELLE 351 cet effort pour remettre, au moins partiellement, en vigueur l’ancienne discipline pénitentielle, ils s’occupaient, ayant circonscrit de façon pré­ cise le domaine de la pénitence privée, de purger celle-ci des abus qui avaient été signalés au début de la période. L’institution est désormais officiellement acceptée, puisque le principe est posé par l’autorité compé­ tente : « à faute privée, pénitence privée ». Ceci entendu, il y avait sur­ tout à retoucher le système des satisfactions imposées par les tarifs pénitentiels en usage. Faire disparaître les livrets suspects était chose malaisée. Plus ardu était-il encore de les remplacer par des pénitentiels nouveaux qui tinssent compte à la fois et des antiques prescriptions et de l’actuel état des choses. A cette entreprise, les plus zélés des canonistes échouèrent. Ni Théodulf d’Orléans *, ni Halitgaire de Cambrai *, ni Raban Maur de Mayence • n’arrivèrent à mettre sur pied le pénitentiel idéal dont les conciles réformateurs réclamaient la confection. La solution finalement adoptée par l’évêque de Cambrai montre au mieux les diffi­ cultés inhérentes à l’entreprise. Les deux premiers livres de son volu­ mineux traité constituent un exposé de la morale ; le livre III, De ordine paenilenlium, fournit, dans un ordre logique, les canons du passé qui règlent la situation ecclésiastique des pénitents. Application est faite, aux deux livres suivants, des règles générales aux diverses catégories de péchés commis soit par les laïques, soit par les ecclésiastiques. Somme toute, ces trois livres forment un parfait manuel de la discipline cano­ nique. Mais brusquement le livre VI nous fait repasser dans la littérature habituelle des pénitentiels. Halitgaire écrit en effet : A notre œuvre, nous ajoutons maintenant un autre pénitentiel que nous empruntons aux archives de l’Église romaine ‘ sans que nous puissions dire qui en est l’auteur. Dès lors, nous avons pris la décision de l’annexer aux prescrip­ tions des canons ; si ces dernières paraissent superflues à diverses personnes qui n’y trouvent pas la solution de leurs difficultés, il n’y a qu’à s’adresser à ce pénitentiel qui, dans sa brièveté, permettra une réponse rapide en ce qui concerne les fautes les plus diverses. On ne saurait être plus explicite dans l’pveu. Les prescriptions cano­ niques anciennes visent un état de choses différent de l’actuel ; elles sont inapplicables à la pénitence privée ; le plus simple est de revenir, avec quelques corrections, au système des pénitentiels condamnés. C’est ce que fait Halitgaire, en aggravant son cas d’un mensonge. C,’est ce que firent d’autres. Bref, sauf des cas isolés, on ne sortit guère, pour ce •qui est de la pénitence privée, du système qui avait fini par prévaloir depuis plus de deux siècles. On ne voit pas que les rédemptions ou com­ pensations, dont le danger pourtant avait été explicitement signalé, iient fait mine de disparaître. Halitgaire les admet dans le sixième livre On peut considérer comme tel la partie du Capitulare de cet évêque relative à l'admimsde la pénitence (P. L., CV, 211 et suiv.). i) De vitii» et virtutibu» et de ordine paenitenlium (P. L.t CV, 651-710). ! Maur a composé deux pénitentiels : l’un adressé à Otgar, évêque de Mayence’(P. L.» CX1I» . .-»24 ; l’autre à Héribald d’Auxerre (CX, 467-494). - Affirmation mensongère et qui a grandement contribué à dérouter la critique. 352 LA RENAISSANCE DU DROIT CANONIQUE de son pénitentiel et elles s’étalent tout à l’aise dans l’œuvre de Réginon de Prüm. Finalement de cet effort pour renouveler les tarifs de la péni­ tence privée, il ne devait résulter qu’un peu plus de confusion dans la littérature des pénitentiels. Mais retenons le succès remporté par les canonistes férus. d’archaïsme, dans le domaine de la pénitence publique. § 2. — Les faux isidoriens*. De plus considérable importance et de plus durable efficacité fut une autre tentative qui, pour être le fait d’un petit groupe de personnes, ne laisse pas de refléter une mentalité assez générale à l’époque. Vers 830, Halitgaire de Cambrai garantissait la valeur des solutions fournies par lui, en les présentant comme extraites d’un « pénitentiel romain », trouvé dans les archives de l’Église romaine. Une vingtaine d’années plus tard, ce ne sont plus seulement quelques tarifs pénitentiels, c’est tout un droit canonique — et partiellement nouveau — qui vient au jour en se présentant comme le plus ancien droit de l’Église romaine. Les « faux isidoriens » commencent leur surprenante carrière. Sous ce titre 1 on désigne, à . J cause du nom d Isidore Mer­ cator qui se lit en tête du recueil le plus important, une littérature cano­ nique du contenu le plus varié, mais dont les diverses pièces ont un air de parenté auquel il est impossible de se méprendre. Il s’agit d’abord des Capitula Angilramni *, petit code de procédure criminelle ecclésias­ tique, qui se présente comme ayant été remis par le pape Hadrien Ier à l’évêque de Metz, Angilramne, lors d’un voyage que celui-ci avait fait à Rome. Tout différent d’allure est le recueil de capitulaires impériaux qu’un diacre de Mayence, Benoît, aurait compilé sur les ordres de son évêque Otgar, pour en faire la suite de la collection (authentique) d’Anségise. Œuvre massive en trois livres avec quatre appendices, où s’entassent, sans que l’on y puisse relever d’ordre général, les mesures les plus diverses prises par les souverains en faveur de l’Église, de ses drhits, de sa discipline. Mais tout ceci pâlit au regard de la grande compi­ lation de droit ecclésiastique 4 qui s’ouvre par une préface «'d’Isidore, DÉFINITION ET ANALYSE SOMMAIRE (1) Bibliographie. — I. Sources. — Le contenu, le texte, au besoin l’histoire sommaire de chacune des pièces seront donnés au fur et à mesure. Signalons seulement l’édition magistrale de P. Hinschius, Decretales pseudo-isidorianae et Capitula Angilramni, Leipzig, 1863. IL Travaux. — Leur énumération serait infinie : se reporter à celle qui est donnée par E. Seckel, art. Pseudo Isidor, dans Protest. Realencyclopadie, t. XVI, p. 265-267 ; par A. Villien, art. Décrétales (Les fausses) dans le Diction, de théol. cath.,t. IV, 1911, col. 221-222; renseignements plus récents dans P. Fournier et G. Le Bras, Histoire des collections canoniques en Occident, t. I, 1931, p. 126-233, où l’on trouvera un complément de bibliographie. (2) Texte dans P. L., XCVI, 1055-1068, d’après Sirmond ; Hinschius, op. cit., p. 757-769. (3) L’édition de P. L., XCVII, 699-911, reproduit celle de Pertz, dans M. G. H., LL., t. IV ; nou­ velle édition en préparation dans la ,érie in-4°. (4) Le texte de P. L., CXXX, tout entier, reproduit la deuxième édition de Merlin, Cologne, 1530. U faut lui préférer l'édition ¿’Hinschius. LES FAUX ISIDORIENS 353 serviteur du Christ ». Le plan général, au moins dans la forme la plus ancienne, est calqué sur celui des deux grandes collections canoniques, la Dionysiana et VH ispana1, c’est-à-dire que l’auteur suit l’ordre chro­ nologique des documents. Mais, tandis que les deux recueils en usage débutaient par les canons conciliaires, qu’ils faisaient suivre des décré­ tales des papes, à commencer par celles des pontifes du ive siècle finis­ sant, Isidore place en tête de sa compilation une imposante série de lettres émanées des papes les plus anciens. Chacun des titulaires du Siège romain, de saint Clément à Miltiade, est ainsi gratifié d’une ou plu­ sieurs lettres. C’est seulement quand il est arrivé à l’époque de Nicée qu’Isidore rejoint VHispana alignant, à sa suite, la série des canons émanés tant des quatre premiers conciles œcuméniques que des conciles particuliers de l’Orient et de l’Occident. Puis reprend la série des décré­ tales pontificales postérieures à Nicée, depuis celles de saint Silvestre, contemporain du concile, jusqu’à celles du pape Grégoire III (f 741)1 2. Qu’il y ait là une entreprise éhontée de falsification, c’est ce qui a paru évident à la critique, dès que, au moment de la Renaissance du xvie siècle, elle a regardé d’un peu près ces compilations singulières. C’est dans les décrétales soi-disant isidoriennes que ce caractère éclate d’abord. De lettres attri­ buées aux papes d’avant Nicée, aucune trace ne peut être relevée dans les collections authentiques et d’ailleurs les compositions isidoriennes — dont quelques unes longues à plaisir — ont entre elles un air de famille qui les rend d’abord suspectes. C’est sur le même ton, dans les mêmes termes, à l’aide des mêmes arguments que les papes échelonnés de Clément à Miltiade expriment, avec la même insistance, les mêmes préoccu­ pations. Il semblerait qu’à cette époque, si fertile pour l’Église en événements de tout genre, la pensée des chefs de l’Église romaine ait été exclusivement tendue vers un tout petit nombre de règles cano­ niques, d’importance secondaire, dont ils ne cessent de presser l’obser­ vation. Les canons conciliaires qui font suite à cette première série de décrétales nous font revenir dans un monde plus réel ; aussi bien le compilateur ne s’est-il guère écarté, dans cette section, de VHispana qui lui servait de guide. Il reprend sa liberté dans la troisième partie. Sans doute il s’y trouve bon nombre de textes authentiques ; mais ici encore, à côté des documents de bon aloi, gardés de VHispana ou recueillis par ailleurs, combien de pièces purement et simplement fabriquées ! C’est le cas des décrétales des papes Silvestre, Marc, Jules, Libère, Félix, dont l’antiquité ne possédait rien, de plusieurs textes du pape Damase relatifs aux procès d’évêques, des lettres attribuées aux papes Jean Ier LES FAUSSES DÉCRÉTALES (1) Il n’est pas impossible que le compilateur ait voulu, en dépit de toute vraisemblance, se faire passer pour Isidore de Séville, à qui une tradition assez ferme attribuait VHispana. (2) Telle est la disposition de la forme la plus courante et que les critiques jugent la plus ancienne ; une autre forme plus brève ne donne que les décrétales pontificales de Clément à Damase. Histoire de l’Église. — Tome VI. 23 354 LA RENAISSANCE DU DROIT CANONIQUE et Jean III, d’autres encore qu’il serait trop long d’énumérer. Au total une trentaine de documents, dans cette seconde série, ont été fabriqués de toutes pièces. Plusieurs autres, authentiques dans l’ensemble, ont été maquillés. Le cas le plus curieux est celui d’une décrétale du pape Vigile 1 qui se termine par un couplet, inconnu dans l’original, sur la primauté du Siège romain et la nécessité de lui soumettre toutes les causes majeures et d’abord celles des évêques *. Ajoutons que cette utilisation des textes authentiques a surtout pour but de donner le change. L’on en dira tout autant de la fabrication de certaines pièces qui ne se rapportent pas direc­ tement au but visé par le faussaire. Au fond, ce ne sont pas les préoccu­ pations dogmatiques qui ont mis en mouvement sa plume, ni le désir d’ex­ pliquer la genèse de tels ou tels usages ecclésiastiques. Mais il savait, par le Liber Pontificalis ou par les divers historiens ecclésiastiques, que tel pape avait pris position dans les controverses dogmatiques, que tel autre avait ordonné diverses mesures liturgiques ou disciplinaires. A ces pontifes il prête généreusement des textes où s’inscrivent ces décisions doctrinales et ces innovations disciplinaires ou autres. L’insertion de ces diverses pièces ne pouvait que consacrer l’autorité du recueil. Une autre préoccupation se fait jour dans les . , • 5 j -, , , ,, .. capitulaires que prétend compiler le faux lévite Benoit. Il n’est que d’étudier, pour la découvrir, la manière dont il a travaillé et les sources dont il a fait usage. De quoi s’agit-il, à première vue ? De supplémenter le recueil dans lequel Anségise avait rassemblé les lois émanées de l’autorité séculière, spécialement de Charlemagne et de Louis le Pieux. Parmi ces dispositions législatives un bon nombre, nous l’avons dit, réglaient les affaires d’Église ’. Au dire du pseudo-Benoît, un bien plus grand nombre de mesures à ce relatives avaient été prises par les deux-souverains, qui avaient échappé à l’attention de l’abbé de Saint-Wandrille. Il les donne et parmi celles qu’il prétend retrouver, il en est sans doute d’authentiques, un quart peut-être du chiffre total. Celles-là sont destinés à faire admettre les autres qui ne le sont pas. Sous le couvert des deux premiers empereurs passe comme lois d’État, promulguées par la puissance séculière, une énorme quantité de dispo­ sitions ecclésiastiques que ni Charles ni son fils n’avaient jamais songé à entériner, dont ils auraient même repoussé quelques-unes. Tout y vient : certaines prescriptions de l’Ancien ou du Nouveau Testament, certains textes canoniques empruntés aux grandes collections du ixe siècle, d’autres en provenance directe des lettres du grand réformateur saint Boniface, d’autres sortis des pénitentiels irlandais ou anglo-saxons, enfin des lois germaniques et des dispositions empruntées au droit romain1 *3 LES FAUX CAPITULAIRES (1) JaFFÉ-WaTTENBACH, 907 ; H1N8CHIU3, p. 710-712. ¡2) Plus extraordinaire encore est la lettre adressée par Pelage à Vigile, son collègue dans l’épis­ copat. Cf. Jaffé-Wattenbach, 973 ; Hinschius, p. 712. (3) Anségise avait distribué les capitulaires en ecclesiastica et mundana. 355 LES FAUX ISIDORIENS lui-même. Bien entendu, le soi-disant diacre mayençais ne s’est pas privé du droit de retoucher les textes qu’il insère en sa compilation. A leur égard il se donne une telle latitude que la critique moderne ne peut toujours démontrer avec certitude l’origine de tel texte, la source de telle loi : non content de démarquer des textes authentiques et de les maquiller, il s’avise d’en composer de son cru, soit en fabriquant à l’aide de fragments authentiques une véritable mosaïque, soit en constituant de toutes pièces une législation à laquelle nul n’avait pensé r. La parenté avec ces faux capitulaires des Capitula Angilramni est évidente. Seule­ ment il n’est question en ce dernier recueil que de la procédure conten­ tieuse à mettre en œuvre dans les causes épiscopales. Les prescriptions que l’on trouve ici groupées se rencontrent éparses et d’ailleurs fréquem­ ment répétées, tout au cours de la compilation de Benoît le lévite. UNITÉ D’ESPRIT ET DE TENDANCE: AFFRANCHISSEMENT DE L’ÉGLISE Quelques sondages faits au h ¿ p ¡t , , , , , P ' les tendances, les buts de ces énormes compilations. Certaines idées dominantes, en effet., reviennent presque à toutes les pages * ; il n’est que d’être un peu familiarisé avec le milieu ecclésiastique des environs de 850 pour retrouver ici toutes les préoccupations que l’histoire authentique fait voir de son côté. Une législation révèle l’état d’esprit d’une époque. Celle où travaillent les rédacteurs des faux isidoriens est une époque troublée, une époque où des menaces de divers ordre pèsent sur l’Église. Son patrimoine est exposé à de multiples usurpations ; il s’agit d’en proclamer le caractère sacré : les biens d’Église ne sont pas faits pour combler les vides d’un trésor royal souvent à sec ou pour satisfaire la rapacité des nobles et des puissants ; ils sont destinés à l’entretien du culte et de ses ministres, au soulagement de tous les déshérités. Voilà ce qu’afTirment tous les papes successifs que l’on entend dans les décrétales ; voilà ce que sanc­ tionne, en ses capitulaires, l’autorité royale. — Le clergé, par suite des circonstances, est entraîné en une foule d’obligations incompatibles avec son ministère : papes et empereurs déclarent que son rôle s’accommode mal de ces obligations et tout spécialement du service militaire. —Les gens d’Église sont, à tout moment, par le jeu des compétitions politiques auxquelles ils peuvent difficilement échapper, exposés à des procès som­ maires, à des dépositions arbitraires : autour de ces procès ecclésias­ tiques, de ceux surtout qui mettent en cause les hauts dignitaires, nos compilateurs multiplient les précautions. Ce n’est pas assez pour eux de poser le principe que les conflits juridiques de ce genre échappent au il) Un dei meilleur! exemples de ce genre est le texte du I. III, c. cxu, sur le service militaire ira ecclésiastiques. — Les sources des Faux-Capitulaires ont été étudiées avec beaucoup de soin mi E. Sbckbl, Studien su Benedicius Levita, série d'articles parus dans le Neues Archiv de 1900 > 1919. Les résultats essentiels seront insérés dans l'édition projetée des M. G. H. 2) On s’en rendra parfaitement compte en parcourant les manchettes de l'édition d’Hinschius. . est particuliérement dans les décrétales de la première série que la chose éclate. 356 LA RENAISSANCE DU DROIT CANONIQUE for séculier, que seuls les ecclésiastiques ont compétence pour juger les ecclésiastiques. Même débattus devant les gens d’Église, ces procès seront entourés de tant de prescriptions relatives au nombre et à la qualité des témoins qu’ils en deviendront quasi impossibles. D’ailleurs un recours des clercs à l’autorité pontificale reste toujours permis ; il est de droit quand il s’agit des évêques. Car, et c’est un des principes cardinaux de nos compilations, le jugement des causes majeures — l’on dira telle toute cause où un évêque est impliqué — est, de droit, réservé au pape. Et voici nos rédacteurs fort affairés autour de l’autorité du Siège romain. Outre que s'affirme, avec une précision à peu près inouïe jusque-là, son universelle primauté, l’on tire de ce principe, ayec une logique extraordinaire, toutes les conséquences. Et d’abord le droit pour le pape de dirimer toutes les questions ecclésiastiques, qu’elles soient doctrinales ou administratives, générales ou personnelles. De lui relèvent tous les évêques, soit isolés, soit réunis en conciles ; les assem­ blées synodales, bien loin qu’elles puissent balancer l’autorité du pape, ne tirent que de celle-ci leur valeur : pas de concile sans le pape. A vrai dire, ce relèvement de la puissance pontificale n’est pas la fin propre voulue par nos auteurs ; s’ils l’exaltent, ce pouvoir, c’est pour le faire servir à l'affermissement de l’autorité épiscopale, les faux isidoriens n’ont pas été fabriqués tout exprès pour donner une force nouvelle à la papauté. Affranchir l’Église des servitudes qui la menacent, ce n’est pas tout ; il faut encore y rétablir le bon ordre et, pour cela, c’est autour de l’évêque dio­ césain, de l’évêque résidentiel qu’il y a lieu de grouper les fidèles. Son autorité est mise en échec, dans le diocèse, sans parler des moines, tou­ jours prompts à s’y dérober, par un concurrent contre qui on lutte, en certains milieux, depuis l’époque de Boniface : le chorévêque. Encore qu’il ait reçu d’ordinaire la même consécration que l’évêque résidentiel, nos apocryphes voudraient faire croire, à grand renfort de lettres pontificales et de décrets séculiers, que ce personnage n’est point vraiment revêtu du caractère épiscopal. Incertains, pour ne pas dire nuis, sont donc les sacrements qu’il confère, les dédicaces d’église qu’il célèbre. Il faut en tout cas le ramener à sa situation normale d’auxiliaire de l’évêque. Si le chorévêque porte ombrage, dans le diocèse, à l’autorité épisco­ pale, celle-ci est plus restreinte encore par les empiétements du métro­ politain. En ce milieu du ixe siècle, on voit les archevêques1 traiter leurs suffragants en vrais subordonnés, au besoin les déposer12. C’était interpréter d’une manière beaucoup trop stricte les vieux canons qui faisaient de l’évêque de la métropole le primus inter pares de ses copro­ vinciaux et ne lui attribuaient guère que la présidence du synode de la RESTAURATION DE L'ORDRE (1) Le mot est devenu à ce moment synonyme de celui de métropolitain. Voir p. 80 et suiv. (2) Voir les démêlés de Rothade de Soissons avec Hincmar so/i métropolitain ; infra, p. 383 et suiv. LES FAUX ISIDORIENS 357 province. A cette conception se rallient les compilations isidoriennes. Ce qu’elles enlèvent au métropolitain, elles s’empressent d’ailleurs de le restituer au pape. C’est de lui qu’à leur gré dépendrait à peu près exclu­ sivement l’évêque. Le métropolitain est proche, le pape est loin ! C’est pour l’évêque diocésain une précieuse garantie d’indépendance. Ne prêtons point cependant à nos auteurs l’obsédante et égoïste pré­ occupation de faire du rétablissement aussi large que possible de l’auto­ rité de l’évêque dans son diocèse et des droits de l’Église dans la société une fin en soi. C’est un vrai zèle réformateur qui les anime : comme les proceres ecclésiastiques, ils sont frappés de la décadence des mœurs et des pratiques chrétiennes que favorise l’anarchie commençante. Ils veulent remonter la pente, faire respecter, à nouveau et par tous, les pres­ criptions cultuelles, les devoirs d’état, la règle des mœurs. Le bon com­ portement des laïques aussi bien que des ecclésiastiques, c’est le but dernier auquel ils tendent Comme aux jours déjà lointains de Charle­ magne, ils voient dans l’intime collaboration des deux pouvoirs, tem­ porel et spirituel, le principe assuré d’une réforme de la cité chrétienne devenue de plus en plus nécessaire. Et, puisque les circonstances rte per­ mettent plus d’envisager pour l’instant cette collaboration, ils supposent tout simplement le problème résolu. A quoi bon demander aux souverains d’aujourd’hui de faire sur la matière de nouveaux règlements ? Qu’il leur suffise d’appliquer les lois jadis portées par leurs prédécesseurs. En promulguant leurs capitulaires, ceux-ci n’ont fait que donner force aux prescriptions des plus anciennes et des plus vénérables autorités de l’Église. Quant à l’idée qui paraît singulière de recourir pour ce résultat à des falsifications éhontées, il convient de ne pas trop s’en indigner. Il y avait bel âge que les rédacteurs des légendes hagiographiques en avaient pris à leur aise avec les certitudes de l’histoire, que, faute d’avoir en main leurs titres originaux de propriété, les chartriers des monastères avaient rédigé de leur chef des actes primitifs de donation. Plus récemment on s’était mis à faire des retouches aux textes canoniques eux-mêmes^ et l’attention des critiques modernes a été attirée sur les modifications successives qu’a subies YHispana. Pour avoir travaillé à plus grande échelle, les compilateurs isidoriens sont restés fidèles à ces habitudes. Si les considérations précédentes sont exactes, il n’est pas trop malaisé de situer dans le temps, sinon dans l’espace, la composition de l’ensemble ie cette littérature. Elle a pris naissance, comme tout semble l’indiquer, :ans le royaume de Charles le Chauve, et c’est aux alentours de l’an 850 qu’il faut s’arrêter. La diète d’Épernay \ en juin 846, a été pour le parti ecclésiastique une humiliation sans précédent; la noblesse, dont le roi DATE DES FAUX ISIDORIENS Cf. supra, p. 295. 358 LA RENAISSANCE DU DROIT CANONIQUE n’a pas osé se séparer, a brutalement protesté contre les mesures réfor­ matrices proposées par l’Église après mûre délibération. Ce ne peut guère être qu’à ce moment que s’exacerbent, en certains milieux ecclé­ siastiques, les rancunes contre les empiétements laïques, contre les servi­ tudes auxquelles l’Église se voit astreinte. Que, dans ces mêmes cercles, on'en soit venu à l’idée de mettre en sûreté et les biens, et la liberté, et les moyens d’action de l’Église, c’est ce dont il n’y a pas lieu de s’étonner. Si l’on ajoute que la préface en vers des Faux Capitulaires suppose la mort de l’évêque de Mayence, Otgar (847), on voit qu’il n’est pas pos­ sible de remonter plus haut que cette date, pour la mise en circulation des capitulaires eux-mêmes. Par ailleurs, la première utilisation certaine d’un document extrait à coup sûr des Fausses Décrétales se situe au 1er novembre 852. Hincmar de Reims, dans les statuts synodaux publiés ce jour-là, se réfère expressément à une décrétale de saint Étienne, pape et martyr, adressée à l’évêque Hilaire, qui se trouve dans le recueil isidorien et là seulement1. De même, en un capitulaire adressé aux prévôts et doyens et qui, s’il n’est contemporain, est de peu postérieur, le même prélat cite une fausse décrétale du pape Calliste *, pour corro­ borer une décision — authentique celle-ci — du pape saint Grégoire. Or, il est infiniment vraisemblable que, de toute la littérature isidorienne, ce sont les Fausses Décrétales qui ont paru les dernières. Tout se passe comme si les faussaires — car l’ensemble de l’œuvre ne peut provenir d’une seule personne — s’étaient d’abord essayés à poser et à résoudre les graves problèmes autour desquels ils s’a (Tairaient dans les Capitula Angilramni et dans les Faux Capitulaires. Le premier de ces deux recueils, qui traitait de la très grosse question des procès épisco­ paux, a pu être exécuté fort rapidement ; il est d’ailleurs très court. Beaucoup plus volumineux, les Faux Capitulaires donnent l’impression d’un travail auquel plusieurs personnes ont pris part et où se remar­ quent à maints endroits des signes non équivoques de précipitation, voire d’incohérence. De toute évidence, dans l’atelier isidorien, on était pressé de mettre très vite en circulation des textes décisifs pour une affaire qui exigeait une prompte solution *. Les Fausses Décrétales ont été rédigées, semble-t-il, avec moins de hâte, avec une conscience plus avertie de tous les problèmes accessoires que soulevaient les solutions préconisées dans les recueils précédents, avec une préoccupation plus grande de donner à l’ensemble un cachet de vraisemblance. Le système adopté et qui consistait à refondre et à compléter VHispana, du fait qu’il obligeait à suivre l’ordre chronologique, permettait d’insister, sans1 23 (1) Capitula syiiodica presbyteris data anno 852 (P. 7.., CXXV, 775) ; cf. Hinschius, p. 183. (2) Capitula quibus de rebus magistri et decani per singulas ecclesias inquirere et episcopo renun­ tiare debeant (ibid.t 791) ; cf. Hinschius, p. 142. (3)- Tous les matériaux rassemblés n’ont pas été immédiatement utilisés ; ils ont été publiés ultérieurement sous forme d’additions. De ces additions, les deux premières ne font que reproduire des textes très authentiques : le Capitulaire monastique de 817 et une partie de la Relatio episco­ porum de 829 (supra, p. 256). Les additions m et iv seraient des recueils de matériaux préparés dans l’atelier isidorien et qui; n’ayani pas été terminés à temps, n’auraient pu être utilisés. 359 LES FAUX ISIDORIENS éveiller les soupçons, sur les principes que l’on entendait mettre en œuvre et sur les applications de détail que l’on en voulait faire *. PATRIE DES FAUX ISIDORIENS: MAYENCE r Qu’il faille chercher dans le royaume de Charleg je chauve cet atd¡er de « faussaires, c est ce dont on ne doute plus guère aujourd’hui. Il y a beau temps que la critique a fait justice de l’hypothèse, inspirée d’une préoccupation confessionnelle, qui cher­ chait à Rome et à la curie, la patrie des Fausses Décrétales *. Le fait que le compilateur des Faux Capitulaires se donne comme le lévite Benoît qui a, sur l’ordre d’Otgar de Mayence, continué l’œuvre d’Anségise, a fait surgir l’hypothèse de l’origine mayençaise. Comme si le titre d’une pièce fausse était à prendre plus au sérieux que le docu­ ment qu’il abrite ! D’ailleurs, à la date que nous sommes obligés d’as­ signer aux faux isidoriens, l’église de Mayence, sous le gouvernement de Raban Maur, connaissait une période de calme relatif. Le concile rassemblé en 847 attestait l’étroite collaboration de l’Église et de l’État pour la réforme de la cité chrétienne. Ce que les faussaires nous pré­ sentent comme un fait du passé se réalisait dans le présent. Nous voici ramenés dans la France proprement dite, et deux , . , „ , , . i jr * ï ... régions s offrent à nous ou les conditions sont assez troublées pour que l’on soit tenté d’y situer l’atelier en question : Reims, tout d’abord, où, vers le milieu du ixe siècle, l’archevêque Hincmar a soulevé, par ses procédés de gouvernement, de si vigoureuses oppositions et où se remarquent au mieux ces abus essentiels contre lesquels s’insurgent nos compilateurs. Ebbon, qu’Hincmar a remplacé, par quel moyen a-t-il été jeté bas de son siège, sinon par un procès anticanonique, où la volonté du prince a prévalu ? Le fléau des chorévêques n’a-t-il pas été endémique dans le ressort entre le départ d’Ebbon et l’élection d’Hincmar ? La faiblesse des administrateurs provisoires du diocèse n’a-t-elle pas amené le pillage en règle des biens d’Église ? Depuis qu’Hincmar s’est installé, les coups de force ne se sont-ils pas multipliés ? Les clercs ordonnés par Ebbon en savent quelque chose, qui ont été déclarés par le nouvel archevêque suspens de l’exercice des ordres- reçus de la main de son prédécesseur. Ne sent-on pas déjà dans le diocèse de Soissons, dépen­ dant de la métropole, s’affirmer les résistances de Rothade contre les empiétements de son archevêque ? Si l’on songe d’autre part qu’en des circonstances solennelles, au concile de Soissons de 853, les clercs d’Ebbon ont été pris en flagrant délit d’impos’ure et de falsification, l’idée ne REIMS P (1) On s'était essayé, et dans le même atelier sans doute, à un premier travail d’adaptation de i’Hùpana. Mais ce premier travail était fort modeste par rapport À ce qui l'a suivi. Ce *remanie ment constitue ce que l'on a appelé ï’Hispana d’Aulun, parce que le ms. du Vatican qui le contient, Vatic, lai. 1341, est en provenance d’Autun. Les historiens du droit canonique pensent que cette édition corrigée de VHispana est antérieure aux grands recueils isidoriens. (2) Pendant longtemps,c'est sur les Fausses Décrétales seules que l'on a spéculé. Leur * inauthen tirité a été reconnue bien avant celle des Faux Capitulaires. 360 LA RENAISSANCE DU DROIT CANONIQUE vient-elle pas de chercher dans ce cercle les ouvriers de l’atelier isidorien ? L’on ne s’étonnera pas, dès lors, que ce soit à Reims que l’on entende citer pour la première fois des textes empruntés aux fameux recueils. Ces arguments ont fait impression sur des critiques de valeur '. Ils n’ont pas emporté l’adhésion de tous. Sans doute les troubles ecclésiastiques n’ont pas manqué à Reims au milieu du ixe siècle ; mais précisément l’époque assez limitée où l’on est obligé de mettre la compo­ sition de nos apocryphes (847-852) est une période d’accalinie, surtout pour ce qui concerne l’affaire des clercs d’Ebbon. Par ailleurs, si les collections apocryphes avaient pris naissance dans ses alentours, Hinc­ mar aurait bien fini par avoir vent de quelque chose. Or, son premier contact avec cette littérature ne lui donne nullement l’impression qu’il s’agit d’une machine de guerre forgée contre lui ; en 852, sans y voir malice, il l’utilise. Plus tard, il est vrai, quand, au cours de l’affaire de Rothade, il remarquera l’appoint que fournissent à ses adversaires les Fausses-Décrétales, il se montrera plus réservé. Jamais il ne lui viendra à l’idée que ses ennemis ont contribué à produire ces armes. Reims éliminé,il faut se transporter dans l’ouest de la France * . ., .. r , ,11 . pouf trouver une situation analogue a celle que reflètent les faux isidoriens. Le malaise est causé par les entreprises du Breton Nominoé 3 qui, depuis 843 surtout, multiplie contre les territoires soumis à Charles le Chauve des expéditions militaires trop souvent heureuses. La Bretagne, celtisée à nouveau au cours du vie siècle, n’avait jamais pleinement accepté la suprématie politique ou religieuse des Francs et les Bretons supportaient mal les évêques qu’avaient pu leur imposer Pépin, Charlemagne ou Louis. Jamais l’autorité du métropolitain de Tours n’avait pu s’y faire complètement reconnaître. Les victoires de Nominoé aggravèrent, si possible, cette situation. Le duc entreprit de soustraire ses sujets à l’influence romano-franque ; les évêques francs qui administraient les diocèses bretons furent chassés * et les circons­ criptions ecclésiastiques remaniées : des sièges nouveaux furent créés et tous les évêques de Bretagne soumis à celui de Dol, qui prit le titre de métropolitain. Tout cela n’alla pas sans de vives protestations tant du Siège apostolique 5 que de l’épiscopat franc 6. LE MANS ? (1) C’est l’hypothèse do l’origine rémoise qui est acceptée par E. Seckel, art. Pseudo-lsidor de la Protest. Realencyclopddie, t. XVI, 1905, p. 278-279 ; par F. Lot, Études sur le règne de Hugues Capet, 1903, append. IX : Note sur la patrie, la date et les auteurs des fausses décrétales et des faux capitulaires; par Mgr Lesne, La hiérarchie épiscopale en Gaule et en Germanie, 1905 ; par A. Tardif, Histoire des sources du droit canonique, 1887, p. 158. (2) Proposée pour la première fois en 1886 par B. von Simbon, l’hypothèse de l’origine mancelle a surtout été défendue par P. Fournier, op. cit., p. 193 et suiv. (3) Cf. supra, p. 293, n. 4. (4) C’est ainsi qu’à Nantes Actarde fut remplacé par un .certain Gislard ; malgré les protestations du pape Léon IV (Jaffé-Wactenbach, 2600), il ne put recouvrer son siège. (5) L’épiscopat breton ne pouvait cependant revendiquer une autonomie complète à l’égard du Siège apostolique. Une députation fut envoyée à Rome pour régulariser les choses. Le pape Léon IV répondit en- 849, Jaffé-Wattenbach, 2599 ; il est remarquable que plusieurs des points touchés par le pape dans sa réponse soient les mêmes qui sont visés par les faux isidoriens : procès d’évêques, aliénation des biens ecclésiastiques, divers empêchements de mariage, etc. (6) Protestations du concile de Savonnières de 859 ; cf. supra, p. 298. LES FAUX ISIDORIENS 361 Que des ecclésiastiques des régions adjacentes aient eu la pensée d’éclairer à ce moment la religion des évêques bretons et de leur duc en leur faisant sentir combien leur conduite était exorbitante des vieilles règles ecclésiastiques et des principes généraux qui régissaient la société chrétienne, c’est ce qu’il est parfaitement lòisible de supposer. Dans une lettre adressée en 849 aux évêques bretons, le pape Léon IV rappelait d’après quels textes canoniques il convenait de dirimer les procès ; outre les documents en provenance des conciles anciens, il citait expressément « les règles des pontifes romains », Silvestre et ses suc­ cesseurs x. A ces autorités n’était-il pas naturel — nos clercs du moins le pensèrent — d’en ajouter de plus anciennes ? La révolution qui se perpétrait en Bretagne se trouvait ainsi condamnée à l’avance par les papes des trois premiers siècles et les imitateurs qu’elle risquait de trou­ ver en territoire franc seraient arrêtés tant par la majesté des règles ecclésiastiques, que par la sanction que celles-ci avaient reçue de l’auto­ rité séculière. Pour désigner avec quelque chance d’exactitude une ville déterminée, les critiques ont fait appel à d’autres considérations. Il se trouve que,, vers le même moment où émergent les faux isidoriens, on voit paraître au Mans d’autres pièces apocryphes qui témoignent d’une réelle parenté avec la littérature en question. Il s’agit d’abord d’une lettre attribuée au pape Grégoire IV ’, où celui-ci déclare que, si quelque difficulté est faite à l’évêque du Mans, Aldric, il aura toujours le droit d’en appeler au Siège apostolique ’. A côté de cette pièce, d’une inauthenticité fla­ grante, il faut en ranger deux autres qui prétendent rapporter les faits et gestes de ce même évêque du Mans f. De toute évidence celui-ci, qui se sentait menacé, multipliait, ou faisait multiplier, par son entourage, les mesures de précaution. La parenté de ces trois textes avec la litté­ rature isidorienne ne saurait être l’effet du hasard ; elle s’explique au mieux si l’on admet que, dans l’atelier des faussaires intallé soit dans la ville du Mans soit aux environs, on eut l’idée de faire servir à la solution d’un cas particulier les principes généraux à qui l’on s’efforçait de donner une plus large diffusion. Tout cela rend très vraisemblable l’origine mancelle des Fausses Décrétales et des apocryphes apparentés. » Quoi qu’il en soit, d’ailleurs, de INFLUENCE DES FAUX ISIDORIENS: „„„ .>„„; • a PAYS CISALPINS CeS ^o^tion à Rome des Fausses Décrétales ait produit à ce moment dans l’Église une véritable révolution. Que la primauté romaine soit une création directe des faux isidoriens, il faudrait, pour le prétendre, oublier toutes les décrétales très authen­ tiques où, depuis le début du ve siècle au moins, les papes revendiquent le droit de dirimer de façon définitive les débats relatifs aux questions de doctrine ou aux questions de personne. Mais pourquoi remonter à ce passé lointain ? Nicolas Ier n’avait pas eu besoin du renfort apporté par Rothade en 864 pour affirmer en 860 les droits du Siège romain en face de Photius’, pour intervenir avec vigueur dans l’affaire de Jean de Ravenne en 861 ’, pour demander des explications à Hincmar en 863. Il n’avait pas été davantage nécessaire à Hincmar de lire dans les Fausses Décrétales les affirmations relatives au droit supérieur du pape, pour réclamer de la curie l’approbation de son concile de Soissons. Les FaussesDécrétales n’ont pas fait la primauté pontificale, elles la supposent comme une réalité existante et y cherchent un point d’appui. Et pourtant elles ont, à leur manière, contribué sinon à grandir l’auto­ rité romaine — les papes Léon ou Hormisdas se sentent-ils moins grands1 23 et la DOCTRINE (1) Jaffé-Wattenbach, 2945, Eplst. t. VI, p. 739. (2) Cf. infra, p. 471-472. (3) Cf. infra, p. 381. 3tì6 LA RENAISSANCE DU DROIT CANONIQUE dans l’Église que Nicolas Ier? — du moins à donner à certaines formes, selon lesquelles s’exerce le pouvoir suprême dans l’Église, un cachet d’antiquité qui leur manquait. Au côurs du ixe siècle, s’achève l’évolution du pouvoir pontifical qui va étendre à toute l’Église le régime administratif qui avait été, depuis les origines, celui de l’Italie péninsulaire. Au temps de Grégoire le Grand, toutes les affaires ecclésiastiques de ce ressort refluent à Rome, mais celles-là seulement. Les autres églises, qu’il s’agisse de l’Orient, de l’Occident ou même de l’Italié transapennine, s’administrent d’une façon beaucoup moins dépendante du Siège romain. Or, l’élar­ gissement des perspectives que favorise la création de l’Empire d’Occident amène la papauté à étendre son contrôle bien au delà des frontières de son ressort italien. Aux autonomies ecclésiastiques succède progressive­ ment un régime d’interventions pontificales, dont l’activité de saint Boniface a marqué les premiers essais, dont les coups d’autorité de Nicolas Ier signalent l’aboutissement. C’est une situation de ce genre que connaissent les Fausses Décrétales, et dont elles apprécient les avantages. Cette situa­ tion est d’hier ; elles la transposent vigoureusement dans le passé ; elles nous montrent les papes du premier et du second siècle intervenant dans les affaires de l’Église universelle ou de telle église particulière, d’Afrique, des Gaules, comme l’on voyait, depuis le vme siècle, les papes prendrb des initiatives au sujet de la Germanie et de la Francie. A côté de cette influence très réelle, disparaissent ou presque les réper­ cussions qu’eut en d’autres domaines la diffusion des faux isidoriens. Sur le moment même, les chorévêques ne se sont pas relevés, du moins en France *, du coup qui leur a été porté. Les autres réformes préconisées furent à échéance retardée. Il faudra que l’ordre sé rétablisse dans la société pour que s’imposent les mesures relatives aux biens ecclésiastiques, à la séparation des deux fors, civil et ecclésiastique, à la procédure cano­ nique, aux empêchements de mariage ; il faudra plus longtemps encore pour que se réalise le rêve d’une société où l’Église, mise à l’abri des empiètements de l’autorité laïque, prendrait la haute main pour imposer à tous son idéal. Néanmoins, tout cela finira par entrer, sinon toujours dans la pratique, du moins dans le droit écrit. Travaillant d’abord pour leur époque, les canonistes manceaux n’ont pas laissé de tcavailler pour la postérité. (1) Hauck (op. cil., t. 11, p. 747 et suiv.) fait remarquer qu’il n’en a pas été de même en * Aile magne. L’institution d’évêques auxiliaires rendait les plus grands services dans les immenses dio­ cèses de la Germanie. En France, la disparition des chorévêques amènera la multiplication des archidiacres et la division des diocèses trop grands en archidiaconés. / CHAPITRE XIII LA RENTRÉE EN SCÈNE DE LA PAPAUTE. NICOLAS 1er ET HADRIEN II La persistance, raffermissement même, au cours du ixe siècle, de la vie intellectuelle dans l’Église, ne doit pas donner le change. Tout montre qu’à brève échéance, si l’on n’y met bon ordre, la barbarie redeviendra menaçante. Or, malgré les qualités et les efforts de plusieurs de leurs chefs, les églises locales sont incapables d’enrayer la descente qui s’accé­ lère. Bien souvent, au cours du règne de Louis le Pieux, au cours du règne de ses enfants, nous avons vu s’agiter les proceres ecclésiastiques. Leurs démarches ne nous ont pas toutes paru dictées par l’exclusif souci du bien général de la Cité de Dieu. A côté de préoccupations fort légitimes, que d’autres où dominent d’égoïstes désirs ! § 1. — Nicolas Ier; ses rapports avec les souverains et avec les « proceres » ecclésiastiques1. N m ^testait i® Siège apostolique, dont l’autorité, singulièrement éclipsée au temps de Charlemagne, avait recommencé à s'affirmer à l’époque suivante. Léon IV lui avait donné un relief nouveau. it (1) Bibliographie. — I. Sources. — La plus importante est la collection des lettres de Nico­ las Ier. On a commencé de très bonne heure à les recueillir, et plusieurs des manuscrits qui en renferment un certain nombre sont du ixe-x€ siècle. De préférence aux anciennes éditions utiliser celle de E. Perels, dans M. G. H., Epistolae, t. VI ; sur la manière dont le nouvel éditeur a com­ pris sa tâche, voir ses articles dans le Neues Archiv., t. XXXVII et, XXXVIII.— Biographie contemporaine dans le Liber Pontificalis (édit. Duchesne, t. II, p. 151-172) ; Duchesne a démontré (ibid., p. v-vm) qu’elle est due â deux auteurs, dont la prose s’entremêle : d’une part, comme à l’accoutumé, un employé du vestiaire pontifical et d’autre part le célèbre Anastase. — J^es divers conciles de l’époque fournissent des renseignements importants, les voir dans Mansi, et dans Boretius-Krause, Capitularia, t. II. — Aux habituelles Annales, Bertiniani (d’Hincmar à partir de 861), Fuldenses, etc., ajouter Réginon de Pruem dont le Chronicon, spécialement pour l’affaire du divorce de Lothaire, donne des renseignements spéciaux (texte dans M.G. H., SS., t. I, petite édition Kurze dans Script, rer. germ.). Erchembert donne quelques détails sur les affaires italiennes. — Les œuvres ¿’Hincmar de Reims fournissent aussi des renseignements de la plus haute importance. — Tout ce qui concerne les affaires orientales est renvoyé aux chapitres xv et XVI. IL Travaux. — Outre ceux qui ont déjà été cités de E. Duemmler, Langen, Baxmann, Schrœrs (pour l’histoire d’Hincmar), dont on n’usera ici qu’avec précaution, voir pour les ques­ tions générales : J. Roy, Principes du pape Nicolas I9t sur les rapports des deux puissances, dans Études d'histoire du M. A. dédiées à G. Monod, Paris, 1896 ; A. Greinacher, Die Anschauungen des Papstes Nikolaus I. über das Verhaltnis von Staat und Kirche, Berlin, 1909 ; H.-X. Arqtïllière, Sur la formation de la théocratie pontificale, dans Mélanges Lot, 1925, surtout p. 10-24. — Pour l’affaire du divorce de Lothaire : R. Parisot, Le royaume de Lorraine sous les Carolingiens S43-923), Paris, 1899. — Sur la part d’Anastase le Bibliothécaire dans la rédaction des lettres de Nicolas : A. Lap ótre, De Anastasio bibliothecario Sedis apostólicas, Paris, 1885 ; E. Perels, Papst Nikolaus I. und Anastasias Bibliothecarius, Berlin, 1920. 368 LA RENTRÉE EN SCÈNE DE LA PAPAUTÉ Un peu plus effacé, le successeur de Léon, Benoît III, ne laisse pas de s’inspirer des mêmes idées1. Le seul fait d’ailleurs d’avoir triomphé du candidat que l’autorité impériale lui avait opposé1 23est bien propre à accroître le sentiment de son indépendance. En 857, en une lettre adressée aux archevêques et évêques du royaume de Charles de Provence, on relève la trace d’une négociation menée par.le pape pour assurer la paix entre Louis II et ses frères Lothaire et Charles 8. Cette paix est menacée, dit le pape, par les agissements d’un certain Hubert, triste personnage, qui, s’étant fait attribuer l’abbaye de Saint-Maurice-en-Valais, risque fort de la transformer en un mauvais lieu, aussi bien que celle de Luxeuil. Ordre est donné de faire comparaître Hubert à Rome, dans les trente jours, sous peine d’excommunication. Et pourtant Hubert est un protégé de Charles le Chauve dans le royaume duquel il se réfugie et qui lui donnera en 862 l’abbaye de Saint-Martin de Tours ; pour l’instant la chose semble en être restée là. Même souci de défendre les droits de la morale chré­ tienne dans une autre lettre adressée à Louis II et à la noblesse d’Italie : Ingeltrude, femme du comte italien Boson 4* , a faussé compagnie à son mari et s’est enfuie avec un amant dans le royaume de Lothaire II, où l’on a fait bon accueil au couple adultère. L’empereur, ses grands, scs évêques devront faire le nécessaire pour que finisse un tel scandale67 . Cette histoire, d’ailleurs, reviendra bientôt sur le tapis, de même que reviendront les affaires d’Hincmar, archevêque de Reims, qui, pour le moment, possède la faveur du Siège apostolique. Il obtient l’approbation par Benoît III des actes du concile de Soissons d’avril 853, remis en question par Léon IV, la reconnaissance encore de sa primauté dans la province de Reims6. De même, le pape soutient les droits des évêques de Bretagne contre la tyrannie de Nominoé, qui n’a pas hésité à faire déposer par des laïques, et sans aucune garantie judiciaire, les prélats dont il croyait devoir se plaindre ’. Si l’on ajoute que, saisi par le patriarche de Constantinople Ignace des démêlés de celui-ci avec Grégoire Asbestas. archevêque de Syracuse, le pape refuse de confirmer la sentence d’Ignace sans avoir entendu contradictoirement les deux parties ’, on aura suffi» samment fait comprendre ce que fut le pontificat de Benoît III. Homme énergique, il prépare les voies à son successeur Nicolas Ier. (1) Pour le pontificat de Benoît III, on est assez mal renseigné ; de son registre if no subsiste qu’un tout petit nombre de pièces, et la notice du Liber Pontificalis, édit. Duchesne, t. II, p. 140-150, fort développée pour ce qui est du début du pontificat et de la tentative d’usurpation d’Anastase, tourne court, sitôt après. (2) Cf. supra, p. 289 et suiv. (3) Jaffé-Wattenbach, 2669: Cf. Epist., t. V, p. 613,1. 25 et suiv. Il s’agit des négociation» consécutives à la réunion d’Orbe. Cf. supra, p. 291. (4) Vraisemblablement frère d’Hubert, ci-dessus nommé, cf. Duemmler, op. cit.,t. Il, p. 17, n. 3 ¡5) Jaffé-Wattenbach, 2673. (6) Jaffé-Wattenbach, 2664. (7) Jaffé-Wattenbach, 2671, pas conservée, mais indications très précises dans une lettre ultérieure de Nicolas Ier, voir P. L., CXIX, 807. Déjà Léon IV était intervenu dans le même sens. (8) Jaffé-Wattenbach, 2667 ; cf. infra, p. 466. NICOLAS Ier 369 AVÈNEMENT DE NICOLAS 1« CelUÌf’ danS leS dÌX annéeS 0CCUpera le trône pontifical, va porter au maximum l’influence de la papauté. « Depuis saint Grégoire le Grand, dit L. Duchesne, on ne trouve aucun pape de cette taille b1. Né au début du ixe siècle, fils du « régionnaire » Théodore, doué de belles qualités, Nicolas avait fait des études qui lui donnèrent des con­ naissances générales supérieures à la moyenne de son tempsa. Remarqué par le pape Serge II (844-847) il entre au palriarchium et devient sousdiacre ; diacre sous Léon IV (847-855), il gagne la confiance de celui-ci ; sous Benoît III, il est l’indispensable conseiller et c’est lui qui gouverne en fait8. A la mort de Benoît (7 avril 858), il est le. candidat tout désigné. On ne signale pas qu’il ait eu de compétiteur. Le prêtre Anastase, qui s’était posé en rival de Benoît III, ne renouvela pas sa tenta­ tive. Nicolas ne tardera pas à avoir besoin de lui et tout spécialement de sa connaissance du grec. Rentré en grâce, l’antipape de 855 finira par devenir, à partir de 862, abbé de Sainte-Marie du Transtévère et secrétaire du pape légitime. L’élection de Nicolas se fit donc sans difficulté sérieuse. L’empereur Louis II, qui s’était trouvé à Rome le 1er avril, y rentra précipitamment à la nouvelle du décès de Benoît III. Nicolas était son candidat et, s’il faut en croire un mot de Prudence de Troyes, la présence du souverain n’aurait pas été étrangère à l’unanimité qui se fit sur son nom *. Nicolas n’en saura pas moins « concilier le respect scrupuleux des conditions extérieures que les circonstances et les conventions imposaient à la papauté avec la plus haute idée de ses devoirs de pontife et le plus grand zèle à les remplir »6. On se tromperait, d ailleurs, . r ... , T„ envoyant en Nicolas Ierun théoricien de ce qu’on est convenu d’appeler la théocratie médiévale ; rien chez lui qui s’apparente à la doctrine du « pouvoir direct ». S’il intervient en quelques affaires strictement politiques, ce n’est qu’à titre d’arbitre dont la décision a été sollicitée par les ayants cause. C’est ce qui apparaît dès le début du pontificat. Surpris par l’invasion en ses États de son frère Louis le Germanique, incapable de résister, Charles le Chauve implore l’intervention du pape, gardien de la moralité publique et de la religion du serment6. C’est encore au pape que Charles le Chauve NICOLAS Ie1 ET LES AFFAIRES TEMPORELLES (1) Les premiers temps de l’État pontifical, p. 115. (2) 11 faudrait d’ailleurs se garder d’en juger par l’érudition dont témoigne parfois sa corresponnce. La part d’Anastase le Bibliothécaire a été fort grande dans la rédaction de celle-ci. (3) Liber pontificalis, édit. Duchesne, t. II, p. 151. Il convient peut-être d’en rabattre ; dans le ¿flaires d’Hincmar et d’Ignace, Nicolas Ier a une politique différente de celle de son prédécesseur. (4) Annales Bertiniani, a. 858 : « Nicolaus praesentia magis ac favore Ludowici regis et procerum quam cleri electione substituitur ». (5) L. Duchesne, Les premiers temps de VÉlat pontifical, p. 119. (6) Cela ressort d’une lettre d’Hadrien II à Charles le Chauve en 870. Pour le détourner de nou­ illes entreprises contre la Lotharingie, après la mort de Lothaire II, Hadrien rappelle au roi àe France que le Saint-Siège a enregistré le traité de Verdun et donc s’en est porté garant. Il ajoute: Histoire de l’Église. — Tome VI. 24 / 370 LA RENTRÉE EN SCÈNE DE LA PAPAUTÉ recourt en 862 lors de la révolte, en Aquitaine, de ses deux fils Louis et Charles. Sans doute, Nicolas refuse au roi, s’il n’y a pas d’empêchements canoniques, de rompre le mariage contracté par Charles, en dépit de la volonté paternelle x. Il n’en est que plus énergique dans les représenta­ tions, dans les menaces mêmes qu’il fait aux deux jeunes princes, et il se félicite du fait que leur soumission ne l’a pas obligé de recourir à des moyens de rigueur ’. En un mot, le pape apparaît comme le défenseur de la loi divine qui prescrit aux sujets l’obéissance à l’endroit du sou­ verain légitime, aux enfants le respect à l’égard de leurs parents. L’indissolubilité du mariage chrétien sera affirmée par Nicolas Ier avec non moins de force, fallût-il aller à l’encontre des intérêts plus ou moins légitimes et des passions d’un souverain. Le a di­ vorce de Lothaire II » est l’une de ces grandes affaires qui tiendra en suspens l’attention de Nicolas, durant tout son pontificat, de même qu’elle a suscité, dans tous les pays de langue romane, les plus vives discussions •. Marié peu après son avènement, en 855, à Theutberge, fille du comte Boson *, le jeune roi Lothaire II ne tarda pas à prendre sa femme en haine. Adolescent, il avait vécu quelque temps en concubinage avec une certaine Waldrade, d’assez humble extraction, qu’il ’eût voulu épouser ; la volonté des grands du royaume lui avait imposé Theutberge, qu’il n’aimait pas et qui, de plus, se révéla stérile. Désir d’une postérité légitime, souve­ nirs de l’ancienne maîtresse, tout cela explique l’obstination du jeune souverain à faire rompre son mariage avec Theutberge et à donner à Waldrade le titre d’épouse et de reine. Bientôt celle-ci, rentrée à la cour, s’affichait publiquement avec Lothaire ; en même temps, et dès 857, les pires calomnies étaient mises en circulation sur le compte de l’épouse délaissée. Antérieurement à son mariage, elle aurait eu, prétendait-on, des relations incestueuses et même contre nature avec son propre frère, le trop fameux abbé Hubert. L’in­ vention était adroite. Suivant le droit canonique de l’époque, un crime de ce genre constituait un empêchement dirimant à l’endroit de tout LE DIVORCE DE LOTHAIRE II. PREMIERS AGISSEMENTS « Si cette considération ne vous suffit pas, nous vous engageons à réfléchir à des événements plus r ¿cents. Quand, vaincu par les forces de Louis, fils de votre frère, vous aviez perdu votre royaume, u’avez-vous pas adressé au Siège apostolique une lettre que nous avons encore? Vous y disiez entre autres : « Après la bataille de Fontanet, dans une réunion commune nous avons partagé l'empire « et avons promis par serment que nul d’entre nous n’envaldrait les États du voisin. Maintenant «donc qu’au mépris des serments prêtés mon royaume a été envahi et m’a été enlevé, que Votre «Sainteté ait pitié de moi et que, pour éviter aü nom du Christ d’être blasphémé par les païens, «elle ne laisse pas sans vengeance le crime qui vient de se commettre » (Jaffé-Wattenbach, «2926 ; texte dans Epistolae, t. VI. p. 725). (1) Jaffé-Wattenbach, 2705. En 862, Charles et Louis (le Bègue) avaient contracté des mariages dont le roi n'avait pas voulu reconnaître la validité. Cf. Annales Bertiniani, a. 862. (2) Jaffé-Wattenbach, 2728 (fin de 863 ou début de 864). (3) La production la plus considérable est le mémoire d’HiNCMAR : De divortio Lolharii et Telbergae (P. L., CXXV, 619-772) composé vers 860. Outre les renseignements qu’il donne sur les faits, il fournit sur le droit canonique de l’époque de précieuses indications. (4) Ce comte Boson est le père de l’abbé Hubert dont il a été question ci-dessus, de Theutberge, et peut-être aussi du comte Boson, mari d’Ingeltrude (cf. p. 368 et n. 4). NICOLAS 1er 371 mariage contracté par le coupable. L’union de Theutberge avec Lothaire était donc nulle ; il suffirait de faire reconnaître la chose par l’autorité ecclésiastique, pour que Lothaire fût autorisé à convoler en justes noces. A la cour de Lotharingie, on ne se pressa pas de tirer immédiatement toutes les conséquences de cette accusation. Le roi se contenta de faire enfermer sa femme dans un monastère *. L’année suivante (858), les grands du royaume le contraignirent à la reprendre ; le champion de Theutberge étant sorti victorieux de l’épreuve de l’eau bouillante, l’in­ nocence de la malheureuse femme avait été officiellement proclamée 1 234. Mais, si Theutberge rentrait à la cour, elle n’était point admise à faire valoir ses droits d’épouse ; le palais se transforma bientôt pour elle en une véritable prison et l’on mit en œuvre les pires contraintes morales pour lui arracher l’aveu de sa culpabilité. L’archevêque de Cologne, Gunther, serviteur très dévoué des passions de son roi, se prêta à l’affreuse comédie imaginée par Lothaire : Theutberge ferait au prélat la confession de son crime et l’on aviserait à tirer de cet aveu les conséquences souhaitées. Vaincue par la souffrance, Theutberge se prêta à ce jeu, espérant sans doute que cette démarche lui serait une libération. Jusqu’à présent les gens d’Église n’étaient pas encore intervenus dans raHai„. seuls les grands du royaume avaient insisté pour la rentrée en grâce de Theutberge ’. En 860, l’épiscopat lorrain entre en scène. Réunis au début de janvier, puis une seconde fois à la mi-février, dans la capitale du royaume, Aix-la-Chapelle, les évêques, ayant à leur tète le métropolitain de Cologne,, Gunther, et celui de Trêves, Theutgaud, s’appuyant sur l’aveu général de culpa­ bilité fait par Theutberge, engagent le roi à s’abstenir désormais de toute relation conjugale avec son épouse, qui est autorisée à prendre le voile *. Toutefois, si désireux qu’ils soient de plaire au souverain, ils n’osent prononcer la nullité du mariage et sollicitent l’avis de leurs confrères du voisinage. Hincmar, le plus proche) le plus savant aussi, ne voulut pas, quelques instances que l’on eût faites auprès de lui, se rendre à la convocation5. Mais l’on vit arriver à Aix, à la mifévrier, Wénilon, archevêque de Rouen, avec quelques prélats des royaumes de France et de Provence. Cette fois la reine avoua publi­ quement son indignité et remit une confession écrite précisant son crime ; elle déclara de plus que son aveu était spontané, sincère, véri(1) Annales Bertiniani, a. 857 : « Lotharius concubinis ab utens, uxorem suam reginam abjicit ». (2) Hincmar, De divori., interrog. vi-vin II est intéressant de voir les preuves qu’apporte Hine mar en faveur de la légitimité et de l’efficacité des « jugements de Dieu ». (3) Ils n’étaient peut-être pas entièrement désintéressés. L’absence d’héritier légitime, puisque Theutberge n’aurait pas d’enfants, pouvait favoriser leur indépendance. (4) Les décisions de la première assemblée (on peut à peine lui donner le nom de concile) nous •ont transmises par Hincmar sous une double forme : le libellus oct* capitulorum, expédié aux évê­ ques de Lotharingie ; ie libellus septem capitulorum, destiné aux laïques. Ils sont reproduits parallè.*ment dans Capitularia, t. II, p. 463-466. (5) De divori., inter, m. 372 LA RENTRÉE EN SCÈNE DE LA PAPAUTÉ dique, qu’elle n’en voulait rien retrancher. Là-dessus les évêques décident que la coupable sera soumise à la pénitence publique et recluse ensuite en un monastère x. Mais, comme si le crime de Theutberge ne lui paraissait pas entièrement prouvé2, le concile n’alla pas jusqu’à autoriser Lothaire à contracter une autre union. apostolique 3 ; dans son appel, elle désavouait à l’avance toute confession qui pourrait lui être extorquée par la violence. Nous ne savons ce que répondit le pape, mais, dès 860, Theutberge avait réussi à s’enfuir du couvent où elle était. enfermée et s’était réfugiée dans le royaume de Charles le Chauve, où son frère Hubert l’avait précédée 4. C’est le moment où Hincmar de Reims intervient avec toute sa science de canoniste, le moment aussi où la malheureuse reine interjette auprès du pape un nouvel appel, qui clame son innocence B. Il importait de parer le coup. A la fin de 860 ou au début de l’année suivante, Lothaire expédiait à Rome une mission ; outre des laïques, elle comprenait le métropolitain de Trêves, Theutgaud et l’évêque de Verdun, Atton. En même temps qu’elle assurerait le pape des bonnes dispositions de Lothaire — on s’offrait à envoyer des secours à Nicolas et à l’empereur contre les Sar­ rasins — elle lui transmettrait une lettre de l’épiscopat lorrain, expli­ quant, à sa manière, les décisions prises à Aix Sans attendre les réponses de Rome — au fait on n’en sollicitait pas — on se décida au printemps de 862 à brusquer les choses. La jeunesse du roi ne pouvait être condamnée à la conti­ nence absolue ; pour le soustraire à l’occasion du péché, il fallait bien lui permettre de contracter mariage. C’est ce que fit explicitement le concile présidé par Gunther, à Aix-la-Chapelle, le 29 avril ’. Il faut croire néanmoins que le malheureux Lothaire n’avait pas la conscience tran­ quille ; il ne se hâta pas d’user de la permission donnée. Il voulait aupa­ ravant prendre l’avis du pape 8 et sollicitait l’envoi de légats ponti­ ficaux. Puis, par un de ces coups de tête qui lui étaient familiers, avant L'ÉPISCOPAT LORRAIN CASSE LE PREMIER MARIAGE (1) Texte conservé partiellement dans Hincmar ; le lire dans Capitularia, ibid;, p. 466-467. (2) Hincmar note très finement l’inconséquence des évêques (De divortio, 641). Il est vrai que ses collègues d’Aix pouvaient être moins assurés que lui de l’existence canonique de cet « empêche­ ment de crime ». (3) C’est ce qui ressort des « Instructions » données en 865 au légat Arsène (Jaffé-Wattenbach, 2726, cf. Epistolae, t. VI, p. 277, 1. 29). (4) Annales Bertiniani, a. 860. (5) Allusion très explicite dans la lettre Jaffé-Wattenbach, 2702, Epistolae, p. 269, 1. 11. (6) Epistolae, t. VI, p. 209 (lettre de Lothaire) ; p. 210 (lettre des évêques lorrains). (7) Texte dans Mansi, t. XV, col. 611-617 : « Glorioso principi nostro... legitimum atque idoneuni confugium a Deo illi concessum non denegamus » (coi. 614; cf. coi. 617). L’unanimité d’ailleurs ne fut pas absolue ; il s’est conservé un mémoire rédigé par deux évêques et insistant sur l’indissolubilité du mariage (Ibid., col. 617-625). (8) Nicolas fait allusion à cette démarche dans plusieurs lettres : Jaffé-Wattenbach, 2698, 2723-2725, et surtout 2886 ; voir Epistolae, p. 342, 1. 32. NICOLAS Ier 373 d’avoir reçu de Rome aucune réponse, il se décidait à faire l’ultime démarche : au palais d’Aix-la-Chapelle, l’archevêque de Cologne, Gunther, bénissait le mariage de Lothaire avec Waldrade ; l’ancienne maîtresse était couronnée par lui reine de Lotharingie L Il prenait bien son temps : Nicolas Ier avait décidé le 23 novembre que l’affaire de Theutberge serait ventilée en un concile qui, en Lotha­ ringie même, à Metz, sous la présidence de deux envoyés pontificaux, Radoald de Porto — lequel rentrait d’une mission importante à Cons­ tantinople — et Jean, évêque de Ficoclé1 23, réunirait avec les prélats de Lotharingie deux évêques du royaume de Charles le Chauve, deux de celui de Louis le Germanique. Tous ces ecclésiastiques étaient exhortés à mettre de côté les questions de personnes et à ne juger que d’après les saints canons. Les procès-verbaux du synode seraient envoyés au pape qui se réservait d’approuver ou d’infirmer les décisions prises. Un peu plus tard, dans les premiers mois de 863, prévenu du mariage de Lothaire avec Waldrade, Nicolas dèmandait à tout l’épiscopat de Gaule et de Germanie de paraître à Metz, aussi nombreux que possible. Si le roi refusait de se présenter ou ne donnait point les satisfactions requises, il serait séparé de l’Église ’. Sur ces entrefaites s’était ouverte la succession de Charles de Pro­ vence ; cela retarda la réunion du concile qui ne put s’ouvrir à Metz qu’à la mi-juin 863 4. L’assemblée était d’ailleurs beaucoup moins nom­ breuse que le pape ne l’avait prévu. On était exclusivement entre prélats lorrains, Lothaire ayant hâté la convocation après son voyage en Pro­ vence, pour empêcher les évêques étrangers d’arriver à temps. Theut­ berge, à qui l’on avait refusé un sauf-conduit, ne se présenta pas non plus. La présence des légats pontificaux, dont la complaisance avait été achetée, n’empêcha ni Gunther, ni Theutgaud de mener les choses à leur gré ; les lettres de Nicolas furent passées sous silence ou à peu près. Le résultat était facile à prévoir : Theutberge fut à nouveau déclarée coupable, le mariage de Lothaire avec Waldrade proclamé valide ; aussi bien, disait le concile, l’union que, tout jeune, Lothaire avait con­ tractée avec celle-ci était un véritable mariage. Que parlait-on de concu­ binage ? Depuis qu’il avait l’âge nubile, le jeune homme avait considéré (1) Cf. Boehmer-Muehlbacher, 1297. La date n’est pas fixée avec exactitude ; les Annales Bertiniani, a. 862, mettent la cérémonie avant la réunion de Savonnières (octobre-novembre) où Charles le Chauve fit de sévères représentations à son neveu. Le pape, dans la lettre 2286, dit que la cérémonie eut lieu le jour de Noël (Epistolae, p. 343). Mais cette lettre est postérieure de cinq ans et Nicolas reconnaît que sa mémoire n’est plus très fraîche. (2) Jaffé-Wattenbach, 2698-2703. (3) Jaffé-Wattenbach, 2725 ; le numéro suivant contient les « instructions » particulières don­ nées aux légats. Au cas où le concile de Metz ne pourrait se réunir, les légats devraient faire le nécessaire pour donner à ces « instructions » la plus large publicité. (4) Les actes ne sont pas conservés. Nos renseignements proviennent : 1. De la lettre de Nicolas Ier Jaffé-Wattenbach, 2886), écrite le 31 octobre 867 aux évêques de Germanie, pour leur expli­ quer la conduite tenue par lui à l’endroit de Gunther et de Theutgaud. 2. Du Liber pontificalis, Vita Nicolai, édit. Duchesne, t. II, p. 160. — Les données fournies par les Annales b uldenses et .es Annales Bertiniani, a. 863, recouvrent à peu près celles-ci. On remarquera l’attitude réservée des Annales Fuldenses. 374 LA RENTRÉE EN SCÈNE DE LA PAPAUTÉ Waldrade comme sa femme légitime1. De toutes ces résolutions, un résumé fut dressé, que les deux métropolitains promettaient de porter incessamment à Rome. Et, comme pour mettre un comble à leur mala­ dresse, ne s’avisaient-ils pas, eux et leur concile, de trancher dans le sens contraire à celui du pape l’affaire d’Ingeltrude qui tenait à cœur à Nicolas, comme elle avait tenu à cœur à Benoît III ? Dès 860, le pape avait mandé à l’épiscopat de Charles le Chauve d’excommunier l’épouse adultère de Boson a. Passant outre aux décisions de Nicolas, le concile relevait Ingeltrude des pénalités qu’elle avait pu encourir. Par ces manifestations, qui étaient certainement voulues, Gunther et Theutgaud détournaient l’orage de Lothaire, mais ils l’attiraient sur leur tête. Comme ils l’avaient promis aux. légats, ils arrivaient à Rome à l’automne de cette même année 863. On leur fit pour commencer bon visage. Mais la lecture des pièces du concile fut accablante pour eux. Rodoald eut vent de l’effet produit et prit le large. Cependant, la condamnation des deux métropolitains se préparait dans le plus grand secret. Un beau jour ils furent convoqués au Latran ’ ; introduits au palriarchium, ils se trouvèrent devant une grande assem­ blée de clercs et de laïques ; sans leur laisser le temps de s’expliquer, le pape prononça contre eux et contre leurs collègues une sentence motivée : les décisions de Metz étaient cassées, les deux archevêques de Cologne et de Trêves déposés et excommuniés ; au cas où ils violeraient cet interdit, ils perdraient tout espoir d’être rétablis. Quant aux autres évêques présents à Metz, ils encourraient la même peine s’ils ne confessaient leur faute, soit en venant personnellement à Rome, soit en y envoyant des représentants accrédités. L’anathème était renouvelé contre Ingeltrude. Enfin, d’une manière générale, étaient frappés tous les contemp­ teurs des décisions du Saint-Siège. Sans tarder, ces décisions furent communiquées aux deux épiscopats de France et de Germanie *. GUNTHER ET THEUTGAUD A ROME. LEUR DÉPOSITION Loin de s’incliner, les deux condamnés se mirent ... , T1 en révolte ouverte contre le pape. Ils pouvaient compter sur des complicités en Italie : l’archevêque Jean de Ravenne gardait rancune à Nicolas 1er des procédés dont il se disait victime’ ;12345 LEUR RÉVOLTE (1) Ce changement d’argument pour démontrer la nullité du mariage avec Theutberge montre bien l’inanité du premier grief allégué, l’existence de « l’empêchement de crime ». (2) Jaffé-Wattenbach, 2684 ; cf. 2685 ; voir aussi la lettre 2886 {Epistolae, p. 341). (3) Sur la scène elle-même, confronter la narration du Liber pontificalis, t. Il, p. 160, et les expli­ cations données ultérieurement par Gunther et Theutgaud dans le mémoire justificatif dont il sera question ci-dessous. Voir ce mémoire dans AnnalesBertiniani et dans Annales Fuldenses, a. 863. Dans sa lettre de 867 (Jaffé-Wattenbach, 2886, Epistolae, p. 344-346), le pape donne lui aussi un aperçu des faits ; mais, comme il le dit lui-mêinc, sa mémoire peut le tromper, et surtout il se préoccupe de ramener au chiffre sacré de sept les arguments contre les deux archevêques. (4) C’est ainsi que le texte est parvenu aux Annales Bertiniani et aux Annales Fuldenses, a. 863. — Sur la procédure ex informata conscientia employée par Nicolas dans la circonstance, voir les réflexions concordantes de R. Parisot, op. cit., p. 236, et de Pérels, op. cil., p. 83. A croire ces auteurs, le pape eût bien fait de ne pas sortir des formes de la légalité. (5) Cf. infra, p. 381 et suiv. NICOLAS Ier 375 l'évêque de Bergame, Haganon, s’était trouvé mêlé, depuis quelques années, aux affaires lorraines ; un peu partout l’on entendait des plaintes — dont les échos retentirent jusqu’à Constantinople — sur la « tyrannie » de Nicolas. Il ne s’agissait que de grouper les mécontents. La cour de Pavie se prêta à ce jeu qui n’était pas sans danger. Depuis qu’avait été réglée la succession de Charles de Provence, l’empereur Louis II avait resserré son alliance avec son frère Lothaire. Et l’on vit soudain paraître sous les murs de Rome, au début de 864, une expédition armée que conduisait Louis II en personne *, accompagné par l’impératrice Engelberge et les deux archevêques félons. Louis voulait-il seulement inti­ mider le pape et lui faire retirer sa sentence ? Avait-il l’intention de procéder contre lui et de le déposer ? On ne sait. La tentative en tout cas fit long feu. Dès que l’approche de l’empereur avait été signalée, Nicolas avait ordonné un jeûne et une procession. Celle-ci, au moment où elle débouchait devant Saint-Pierre, se heurta aux impériaux qui venaient de prendre position. Des coups furent échangés ; des çroix, des bannières furent brisées ou jetées dans la boue ; le reliquaire pré­ cieux contenant une parcelle importante de la vraie croix fut profané. La procession rentra dans Rome en désordre, laissant sur le carreau des morts et des blessés. Le pape n’y assistait pas ; c’est au Latran qu’il apprit les détails de l’échauffourée. En même temps, on'lui faisait craindre qu’entrant dans la ville sur les talons des clercs en déroute, l’armée impé­ riale ne se portât jusqu’au palriarchium pour l’y faire prisonnier. Nicolas court au Tibre, se jette dans une barque, se fait conduire jusqu’à SaintPierre, asile sacré qu’il parvient à rejoindre ; il y passe deux jours et deux nuits dans la prière et le jeûne. 11 n’y était cependant pas tota­ lement à l’abri ; les offices de la basilique furent troublés par des gens à la solde des archevêques révoltésa. Mais, de toute évidence, l’em­ pereur était mis de ce chef dans une situation embarrassante. Il fallut bien parlementer. Introduite à Saint-Pierre, l’impératrice engagea le pape à venir traiter avec Louis IL A la suite de ce colloque, le pape reprit le chemin du Latran et l’armée impériale abandonna les environs de Rome, non sans y avoir commis de multiples déprédations. Gunther et Theutgaud recevaient de l’empereur ordre de. rentrer en Lotharingie. Leur colère ne connut plus de bornes. Au fcamp de Louis ils avaient rédigé un virulent factum adressé à tout l’épiscopat3, où ils s’insur­ geaient contre la tyrannie du pape *. Ils y racontaient à leur manière la scène de leur déposition. Cette sentence que le pape avait prononcée de son propre chef et sans l’avis du synode, ils la tenaient pour nulle. (1) Récit détaillé dans Annales Bertiniani, a. 864 ; allusions dans la lettre de Nicolas de 867 (Jaffé-Wattenbach, 2886, Epistolae, p. 345 et 346) ; et Erchembert, Hist. Long., xxxvn. Le moine voit dans l’aventure arrivée à Bénévent en 871, une punition de Dieu châtiant Louis pour les excès commis à Rome en 864. Le Liber pontificalis est à peu près muet sur ces événements. (2) Epistolae, p. 346. (3) Conservé par les Annales Bertiniani et les Annales Fuldenses, a. 864. (4) Domnus Nicolaus, qui dicitur papa et qui se apostolum inter apostolos annumerat, toliusque mundi imperatorem se facit... nos damnare voluit» 376 LA RENTRÉE EN SCÈNE DE LA PAPAUTÉ Le pape prétendait les excommunier ; c’était bien plutôt lui que les archevêques, en union avec l’ensemble de l’épiscopat, retranchaient de leur communion et de celle de l’Église L Tout cela pour conclure que l’union de Waldrade avec Lothaire n’avait jamais été un concubinage, qu’elle était un mariage morganatique ! Gunther fit porter ce faclum à Nicolas Ier par son frère Hilduin, accompagné de quelques hommes d’armes. Ce n’était pas le moyen de le faire lire. Comme l’on tenait aux manifestations théâtrales, Hilduin avait ordre d’aller jeter le papier en question dans la « confession » même de Saint-PierTe, prenant ainsi l’apôtre à témoin de la tyrannie exercée par son vicaire. Les sacristains de la basilique essayèrent de s’opposer à ce geste sacrilège ; mal leur en prit. Après quoi Gunther se donna la satisfaction d’expédier copie de son papier aux évêques de Lotharingie et de faire à ce document, dans le reste du monde chrétien, la plus large publicité. Photius, à Constanti­ nople, en aura connaissance. Mais si une pièce de ce genre pou­ vait trouver quelque accueil sur les rives du Bosphore, c’était se tromper lourdement que d’esperer rallier par là des sympathies en Occidenta. Les prélats qui avaient assisté au concile de Metz firent, les uns après les autres, leur soumission au pape qui, d’ailleurs, se montra facile ’. Theutgaud lui-même respecta l’interdit qui pesait sur lui. Seul Gunther s’obstinait à braver; rentré à Cologne, il viola publiquement la défense pontificale en consacrant le saint chrême, le jeudi saint 864 *. Mal lui en prit. Tenant à se désolidariser de ce geste, l’épiscopat lorrain fit des représentations à Lothaire qui, considérant la déposition de Gunther prononcée par le pape comme effective, donna le siège archiépiscopal à l’un de ses parents, Hugues, cousin germain de Charles le Chauve. Choix fort médiocre, à la vérité, car le nouvel élu n’était clerc que par l’habit ! Gunther se dirigea vers l’Italie. Mais à Rome le temps de la miséricorde n’était pas encore venu. Un concile rassemblé vers le début de novembre faisait le procès de Radoald, contre qui l’on avait de multiples griefs6 ; il n’est pas impossible que l’on y ait renouvelé la condamnation des deux archevêques de Cologne et de ILS SONT ABANDONNÉS DE TOUS (1) Te ipsum, damnatis et anathematizatis sacramque religionem abjicientibus ac contemnentibus faventem et communicantem, in nostram communionem nostrumque consortium recipere nolumus, contenti totius Ecclesiae communionem et fraternam societatem, quam tu arroganter te superexaltans, despicis, teque ab ea elationis tumore indignum faciens sequestras (c. iv). Les personnes « anathématisées, ennemies et contemptrices de la religion que le pape favorise et reçoit à sa communion » ne peuvent guère être qu’Arsène et Anastase, condamnés sous Benoît III et entrés fort avant dans la confiance de Nicolas Ier. On les considérait comme les inspirateurs du pape. (2) Hincmar, qui eut parfois à se plaindre des procédés impérieux de Nicolas Ier, ne le prendra jamais sur ce ton. Dans les Annales Bertiniani il qualifie le factum de Gunther de « diabolica capi­ tula et hactenus inaudita » (édit. Waitz, p. 68). L’attitude des Annales Fuldenses est plus curieuse ; l’auteur donne successivement les capitula de Nicolas, puis ceux de Gunther en les faisant précé­ der de cette remarque : « Partis utriusque scriptorum seriem his annalibus inserendam esse judicavi, discernendam rei veritatem lectoris arbitrio derelinquens » (a. 863). (3) Jaffé-Wattenbach, 2766, 2767, 2768. (4) Annales Bertiniani, a. 864. (5) Jaffé-Wattenbach, 2771. NICOLAS Ier 377 Trêves. Désespéré, Gunther regagna Pavie, essayant de faire intervenir Louis IL II obtint seulement qu’un synode rassemblé en février 866 intercédât en sa faveur auprès du pape Nicolas L L’affaire des deux métropolitains,, qui interférait par ailleurs avec celle d’Hincmar de Reims2, n’empêchait pas la curie de consacrer son attention au divorce de Lothaire. A la vérité, il y avait un moyen simple de venir à bout des résistances du jeune souverain. Ses deux oncles et voisins, Charles et Louis, suivaient d’un œil intéressé tout le développement de la querelle. Ils en avaient parlé déjà en 862, à la réunion de Savonnières 3 ; Louis le Germanique avait alors modéré les impatiences de son frère. Maintenant que Lothaire se donnait les appa­ rences de braver le Saint-Siège, les deux souverains, à l’entrevue de Thuzey (mi-févrief 865), se décidaient à agir de concert. Une sorte d’ul­ timatum fut envoyé à Lothaire, lui intimant de mettre fin au scandale dans le plus bref délai et de s’en remettre, comme il l’avait annoncé, à la discrétion du pape. Cette démarche inquiéta fort le roi de Lotha­ ringie ; il y vit, non sans raison, une menace contre l’intégrité de son royaume. En hâte, il envoya son oncle Liutfrid en Italie auprès de Louis II, demandant à celui-ci d’intervenir auprès du pape. Une lettre aux deux rois de France et de Germanie ne pourrait-elle rappeler ceux-ci au respect des traités solennellement enregistrés 4 ? C’était fournir au pape un excellent moyen de pression. Mais Nico­ las Ier ne tenait point à faire intervenir les querelles.politiques dans les affaires de conscience. Une lettre partit bientôt de la curie à l’adresse de Charles le Chauve et de Louis le Germanique 5. Elle leur demandait, à l’un et à l’autre, de faire tous leurs efforts pour maintenir la paix ; sans souffler mot de Lothaire, elle engageait Charles et Louis à res­ pecter le bien d’autrui, à ne pas créer de nouvelles difficultés au sou­ verain de l’Italie, menacé par tant de périls. Pour autant, Nicolas n’entendait pas laisser à Lothaire le droit d’agir à sa guise. A l’automne de 864, il semblait décidé à lancer l’excommu­ nication contre le souverain 6. On formait, d’ailleurs, à la curie de gran­ dioses projets. Tant de graves affaires ecclésiastiques étaient en suspens qui touchaient et l’Orient et l’Occident, que Nicolas songeait à réunir à Rome même un grand concile au cours de l’été 865. On y convoquerait LA CURIE NE CÈDE PAS SUR LA QUESTION DU DIVORCE (t) Mansi, t. XV, col. 759 et suiv. ¡2) Cf. infra, p. 387. C’est à Noël 864 et à la Sainte-Agnès 865, que Rothade de Soissons fut réta­ bli par le pape. (3) Annales Bertiniani, a. 862. (4) Ibid., a. 865. (5) C’est la lettre Jaffé-Wattenbach, 2773, qu’à la suite de Perels nous reculons jusqu’au printemps de 865 ; comme le récent éditeur le fait remarquer elle s’adresse, à la fois, aux deux souverains de France et de Germanie (Epistolae, p. 302, voir les notes). (6) Epist. XXXII (dans Epistolae, t. VI, p. 301 ; elle ne figure pas dans Jaffé-Wattenbach) ; elle est adossée à Adon de Vienne, ressortissant de Lothaire. Sur cette lettre, voir Perels dans Neues Archio, t. XXXII, 1907, p. 135 et suiv. 378 LA RENTRÉE EN SCÈNE DE LA PAPAUTÉ le plus d’évêques possible des royaumes de Charles le Chauve, de Louis le Germanique et, bien entendu, de Lothairel. Ce plan échoua : en Lothaiingie, on ne bougea pas ; de France et de Germanie, on fit dire à Rome que ce n’était guère le moment pour les évêques d’abandonner leurs diocèses, sans cesse exposés aux incursions des p ïïens 2. Cette fin de non-recevoir, si elle irrita le pape, n’était pas de nature à le faire reculer. Dans les premières semaines de 865, on préparait à la curie le départ d’un légat pontifical qui, faisant le tour des trois royaumes transalpins, exigerait le respect des décisions prises par le Saint-Siège. L’affaire du divorce de Lothaire était la principale de celles qu’il aurait à traiter, mais il aurait aussi à s’entremettre pour affermir la paix entre les sou­ verains. Le choix du négociateur avait, il est vrai, de quoi surprendre. C’était ce même Arsène qui avait, dix ans plus tôt, essayé de pousser au trône pontifical, déjà pourvu par l’élection de Benoît III, son fils Anastase 3. Rallié plus tard au pape légitime, il était devenu le conseiller intime de Nicolas Ier, tout comme son fils Anastase d’ailleurs. Mais l’on n’avait pas complètement oublié, au delà des Alpes, ses fâcheux antécédents 4 ; cela ne devait pas favoriser sa mission. Aux premiers beaux jours, le légat Arsène se mettait en route, porteur de lettres à Charles le Chauve s, à Louis le Germanique, à Lothaire et aux dignitaires ecclésiastiques de son royaume •. Dans ces dernières, le roi de Lotharingie était menacé des plus graves peines ecclésias­ tiques s’il ne se décidait à rompre avec Waldrade et à l’envoyer à Rome. Il devrait faire bon accueil à Theutberge, toujours considérée comme l’épouse légitime. Sans doute le légat emportait-il encore le dossier de l’affaire Rothade, qui venait de recevoir à Rome une solution. Son voyage se fit assez lentement ; il n’était à Francfort, auprès de Louis le Germanique, qu’en juin ’ et passait de là à Gondreville (près de Toul) où il rencontrait Lothaire II. Celui-ci dut s’incliner devant l’ultimatum pontifical ; Arsène partit donc pour la cour de Charles le Chauve où il pensait trouver Theutberge qu’il ramènerait à la cour lorraine. A la mi-juillet, il était en effet à Attigny, réglait avec le roi de France la question du rétablissement de Rothade, évêque de Soissons, puis repartait pour la Lotharingie, emmenant l’épouse délaissée. C’est à Douzy (non loin de Sedan) qu’elle rencontra son volage mari. Conformément à ce qui avait été réglé par le pape, des sûretés furent données à Theutberge. En présence des évêques lorrains 8 et de deux LA LÉGATION D'ARSÈNE (1) Outre la lettre précédente, voir Jaffé-Wattenbach, 2769, 2770, et Perels, article cité. (2) Voir Jaffé-Wattenbach, 2788, Epistolae, p. .309. (3) Cf. supra, p. 288. ¡4) Hincmar (Annales Bertiniani, a. 865 et 868) dissimule à peine son mépris pour le légat. (5) Jaffé-Wattenbach, 2773 ; cf. supra, p. 377, n. 5. (6) Jaffé-Wattenbach, 2777, 2778 et 2776. (7) Annales Fuldcnses, a. 865. (8) Les archevêques de Besançon, Lyon, Vienne, Arles les évêques de Metz, Verdun, Liège, Strasbourg. NICOLAS Ier 379 prélats de France *, six comtes et six chevaliers jurèrent sur les saints évangiles et sur la relique de la vraie croix, au nom de Lothaire, leur maître, que celui-ci reprendrait Theutberge pour sa légitime épouse, qu’il la traiterait comme il convenait, qu’il la garantirait contre toute atteinte en sa vie ou en ses membres. Sur quoi Arsène et les évêques qui l’assis­ taient remirent la reine aux mains de Lothaire ; s’il venait à manquer aux promesses faites, il en rendrait raison au tribunal de Dieu ’. On revit peu après Arsène à Attigny, auprès de Charles le Chauve où il fit, au dire d’Hincmar, fort mauvaise impression par sa manière de traiter les affaires temporelles. Il s’en fut de là à Gondreville où, le jour de l’Assomption, il célébra solennellement la messe en présence de Lothaire et de Theutberge, parés l’un et l’autre des ornements royaux. Waldrade, qu’il avait ordre de ramener en Italie, se fit encore attendre quelques semaines ; l’automne commençait quand le légat arriva dans l’Allemagne du Sud, où diverses affaires financières l’appelaient encore. A Worms enfin il obtenait un nouveau résultat : Ingeltrude, l’épouse adultère de Boson, contre qui tant de menaces étaient proférées depuis huit ans, se décidait à comparaître et s’engageait à rentrer en Italie avec le légat pour se mettre à l’entière disposition du souverain pontife. On n’était pas arrivé à Augsbourg qu’elle faussait compagnie à son mentor3. Quant à Waldrade, une fois à Pavie, elle refusait de continuer son voyage. Bientôt la curie apprenait qu’elle avait retrouvé Lothaire. Dès le 2 ... février 866,. Nicolas I. er lançait 1 ex.. , * , communication contre elle et prévenait de cette sentence les évêques des quatre royaumes 4. Rien ne semblait pou­ voir vaincre cette obstinée, apaiser cette passionnée. La réconciliation de Lothaire avec Theutberge, jurée tout récemment à Douzy, devenait de plus en plus précaire. Lasse d’une situation qui devenait de jour en jour plus pénible, la pauvre reine annonçait son intention de se rendre à Rome pour demander au pape lui-même l’annulation de son mariage, en mettant en avant le prétexte qui avait déjà servi lors du concile de Metz : l’union de Lothaire avec Waldrade, disait-elle, était dès le principe un mariage •. Le pape ne se fit aucune illusion : sans doute possible, la lettre écrite par Theutberge avait été dictée par Lothaire lui-même et la reine s’était montrée aussi faible que le jour où, devant le concile d’Aix, elle s’était reconnue coupable des fautes les plus répugnantes. C’est sur un ton sévère qu’il la gourmande dans une lettre du début de 867. Défense lui est faite de venir à Rome, si Waldrade n’y vient avant elle. Theutberge veut prendre le voile ; le pape ne le lui accordera qu’à RÉCIDIVE DE LOTHAIRE II Évêques de Langres et de Ch&lons. Annales Bertiniani, a. 865. Réginon, Chronicon, a. 866. Lettre perdue, inaia signalée par Nicolas dans une lettre du 13 juin suivant (Jaffé-Watten­ bach, 2808, Epistolae, p. 316) ; cf. Jaffé-Wattenbach, 2871. (5) Lettre connue par des réponses de Nicolas Ier : Jaffé-Wattenbach, 2870, Epistolae, p. 320 ; 2873, ibid., p. 323. (1) (2) (3) ¡4) 380 LA RENTRÉE EN SCÈNE DE LA PAPAUTÉ la condition que son mari fasse lui aussi profession de chasteté *. Bien plus sévère à l’égard de Lothaire, Nicolas lui déclare que jamais, même Theutberge morte, il n’autorisera son mariage avec Waldrade1 23. Au même moment, le- pape tance vertement les évêques de Lotharingie pour leur tiédeur en cette affaire s. Il supplie Charles le Chauve, qui vient de se réconcilier avec Lothaire, de ne point abandonner la cause de Theutberge 4. Même demande à Louis le Germanique 5. Selon son habitude, Lothaire mul­ tipliait les assurances de son respect à l'endroit du Siège apostolique, les promesses qu’il irait de sa personne à Rome pour se justifier, démentait les bruits que l’on faisait courir sur ses relations actuelles avec Waldrade67 . A sa demande, Louis le Ger­ manique s’interposait encore et, tout en plaidant auprès du pape la cause de son neveu, soulevait derechef la question des deux archevêques dépo­ sés. C’était mal connaître Nicolas Ier. Le 30 octobre 867, celui-ci, très affaibli déjà par la maladie qui allait bientôt l’emporter, signait trois lettres importantes ; les deux premières s’adressaient au roi de Germa­ nie, traitant séparément la question Theutberge-Waldrade ’ et celle des titulaires de Cologne et de Trêves 8. La dernière, envoyée à l’épiscopat de Germanie, était Un copieux exposé de toute l'affaire, depuis ses premiers débuts ; elle montrait péremptoirement aux évêques quels arguments de droit et de fait empêchaient le pape de transiger ». Son successeur, nous le verrons, n’aura pas les mêmes raisons pour se montrer implacable. Quant à Nicolas, il avait cru indispensable d’affirmer en la circonstance et le droit souverain de l’Église en questions matrimoniales, et l’autorité suprême qui revient en ce domaine au Siège apostolique. La flétrissure infligée aux deux archevêques de Cologne et de Trêves fut une leçon dont on se souvint longtemps. Canonistes et théologiens reviendront souvent, par la suite, sur les principes que Nicolas avait alors posés, sur la fermeté avec laquelle il avait su les appliquer. NICOLAS I™ DEMEURE INFLEXIBLE C’est de la même façon que le pape comprend les rapports du Siège apostolique avec les dignitaires ecclésiastiques. L’affaire photienne qui dure tout le long du pontificat nous le fera voir aux prises avec les tentatives autonomistes de l’Orient. NICOLAS /«' ET LES « PROCERES ECCLÉSIASTIQUES (1) Jaffé-Wattenbach, 2870 ; sur la sommation relative à la venue de Waldrade à Rome, voir Epistolae, p. 321. (2) Jaffé-Wattenbach, 2873 ; sur cette interdiction, motivée par l’empêchement de crime, voir Epistolae, p. 323. (3) Jaffé-Wattenbach, 2871. (4) Jaffé-Wattenbach, 2872. (5) Jaffé-Wattenbach, 2874, voir ce qui y est dit de l’affaire d’ingel trude. (6) Lettres à Nicolas, dans Epistolae, p. 230 et 236. (7) Jaffé-Wattenbach, 2884. (8) Jaffé-Wattenbach, 2885. ¿9) Jaffé-Wattenbach, 2886. NICOLAS Ier 381 A une échelle plus réduite, l’Occident lui a fourni des occasions d’af­ firmer, avec une vigueur que d’aucuns ont taxée de brutalité, les droits du Saint-Siège par rapport aux métropolitains. La réforme carolingienne avait donné un nouveau lustre à une institution qu’avait connue l’an­ cienne Église, mais qui n’avait pas laissé de prendre un caractère beau­ coup plus accusé. De président-né du synode de la province, le métro­ politain, au temps de Charlemagne et surtout de Louis le Pieux, s’était transformé en un véritable chef des évêques ses suffragants, jouissant à leur endroit d’une autorité à peu près sans appel. Or Nicolas Ier, sans peut-être qu’il y ait de sa part action systématique, montrera à quel­ ques-uns de ces potentats que leur pouvoir, à tout prendre, ne repose que sur une concession du Siège apostolique, suivant la conception jadis énoncée par saint Léon le Grand. Entendons bien qu’il ne veut pas rabaisser le rôle des métropolitains par simple désir de relever l’autorité pontificale. Il est le premier à reven­ diquer, pour ces dignitaires ecclésiastiques, le libre et complet exercice de leur juridiction normale. Au moment même où s’inaugure sa lutte avec Hincmar de Reims, il maintient, à l’encontre de Lothaire et de son épiscopat, les droits de ce métropolitain qui viennent d’être lésés par une nomination au siège de Cambrai, lequel ressortit à la juridiction de celui-ci x. En toutes les grandes affaires, c’est par l’intermédiaire des métropolitains que le pape s’adresse au clergé des divers royaumes2. Quand les souverains de la Bretagne essaient de régler — avec quelle vio­ lence — les affaires ecclésiastiques de leur pays en dehors de l’archevêque de Tours, Nicolas intervient avec vigueur en faveur des droits de ce der­ nier. Au duc Salomon, successeur de Crispoë, il rappelle que, suivant la' loi de Dieu, suivant la loi de l’Église, c’est à l’archevêque de Tours que doivent être adressés les évêques * bretons. « Il est leur métropolitain, et tous les évêques de votre royaume sont ses suffragants, comme le montrent à l’évidence les lettres de nos prédécesseurs et comme nousmême nous l’avons déjà rappelé » *. Mais, si le pape entend faire respecter les droits des métropolitains, il veut aussi que ces derniers n’empiètent ni sur les pouvoirs des évêques suffragants, ni sur l’autorité supérieure du Siège apostolique. On s’en aperçoit à la manière dont, au début même de son pontificat, il intervient à Ravenne *. De tout temps le siège de . . . .... .. x saint Apollinaire avait ma­ nifesté, vis-à-vis de Rome, des prétentions à l’autonomie. Résidence NICOLAS ET L'ARCHEVÊQUE DE RAVENNE (1) Jaffé-Wattenbach, 2730-2732. Lothaire avait nommé au siège de Cambrai Hilduin, frère de Gunther, sans tenir compte des droits d’Hincmar. (2) Voir, entre bien d’autres, Jaffé-Wattenbach, 2674 (à Wéniloade Sens), 2684 (à Hincmar, à propos de l’affaire d’Ingeltrude), 2697 (à Adon de Vienne), 2749 (à Hincmar de Reims et Wénilon de Rouen), 2757 (à Roland, archevêque d’Arles, à qui il fait espérer le rétablissement du a vicariat apostolique »). (3) Jaffé-Wattfnbach, 2708, Epistolae, p. 621-622. (4) La source essentielle est le Liber pontificalis, Vita Nicolai, édit. Duchesne, t. Il, p. 155-158, 382 LA RENTRÉE EN SCÈNE DE LA PAPAUTÉ impériale dès la fin du ive siècle, capitale de Théodoric et de ses succes­ seurs, Ravenne, depuis la conquête byzantine, était devenue le siège de l’exarque. Son archevêque — on n’en avait pas perdu le souvenir au milieu du ixe siècle — s’était fait attribuer par Constantinople nombre de privilèges les uns honorifiques, les autres utiles *. Tout récemment Agnelli, abbé de Notre-Dame des Blachèrnes, venait de dresser dans son Liber pontificalis Ravennatensis Ecclesiae, un réquisitoire serré contre les « prétentions » romaines, une défense en règle de tous les privilèges de Ravenne *. Depuis 850, le siège était occupé par Jean VIII, frère du duc Grégoire, commandant militaire de la ville, en fort bons termes avec l’empereur Louis II. Aux dires de ses administrés, Jean était un véritable despote. Sous Léon IV déjà (847-855), des plaintes avaient été portées à Rome contre lui : il tyrannisait ses subordonnés, lésait les droits de propriété que le Saint-Siège, en vertu des donations carolingiennes, pos­ sédait dans l’exarchat, brimait les ressortissants de l’État pontifical. Léon IV avait protesté et menacé •. De nouvelles plaintes arrivèrent à Nicolas Ier au début de 860. Sommé par trois fois de comparaître à Rome, Jean fut en fin de compte jugé par contumace. Outre son opiniâ­ treté et sa tyrannie, on lui reprochait encore des erreurs doctrinales *. L’archevêque fut excommunié, lui et ceux qui communiqueraient avec lui. « Jean se rendit aussitôt à Pavie, pour solliciter la protection de l’em­ pereur. On le vit bientôt arriver à Rome, accompagné de missi impériaux et peu décidé à la soumission. Mais ce fut en vain que tout ce monde essaya de fléchir le pape : l’archevêque, s’il voulait discuter son cas, n’avait qu’à se présenter au concile qui se réunirait le 1er novembre ; quant aux missi, qu’avaient-ils à se commettre avec un excommunié ? Jean dut reprendre le chemin de Ravenne sans rien obtehir. Enhardis par la fermeté du pape, les notables de l’Émilie et même le menu peuple faisaient à Rome de nouvelles instances pour être débarrassés de leur tyran. Alors Nicolas se transporte de sa personne à Ravenne et prend sur place les mesures de réparation nécessaires. Jean ne l’a pas attendu et s’est rendu à Pavie, où tout le monde, évêque, seigneurs, petites gens, lui fait grise mine ; l’empecf. les notes 17-32, p. 168-169 ; à compléter par la lettre Sollicitudinem adressée par Nicolas aux évêques d’Émilie, dans Epistolae, p. 614-617. La chronologie de toute cette affaire, un peu embrouillée par le Jaffé-Wattenbach,/a été bien établie par Duchesne, auquel se rallie Perels, op. cit., p. 45 et suiv., tout en la complétant. C’est ce dernier auteur que nous suivons. (1) Le plus important est le diplôme accordé par Constantin II, le 1er mars 666, qui faisait du titulaire de Ravenne un métropolitain, lui accordait le pallium et l'affranchissait de la juridiction de Rome (Dœlger, 233). C’était l’aboutissement des longs efforts des prélats ravennates pour dévenir autocéphalcs, c’est-à-dire métropolitains au sens propre du mot, comme les titulaires de Milan et d’Aquilée. Sur la situation très spéciale faite antérieurement aux évêques de Ravenne, voir Duchesne, Liber ponti ft colis, t. J, introd., p. cxxix b, note 1. L’acte impérial, d’ailleurs, était considéré en pratique par le Saint-Siège comme non avenu. (2) Ce Liber pontificalis a été édité dans les Scriptores rerum langobardicarum. p. 275-391. (3) Jaffé-Wattenbach^ 2627 et 2628. (4) C’est vraisemblablement à ce concile qu’il faut rapporter le texte publié dans Mansi, t. XV, col. 658-660, et qui est attribué à tort à un concile de 863. Dans l’acte d’accusation dressé contre Jean, celui-ci est présenté comme pessimo haereseos errore irretitus. Les chapitres qui suivent rappel­ lent la doctrine sur l’impassibilité du Verbe incarné, et condamnent ceux qui n’admettraient pas la rémission, dans le baptême, de tout péché. Jean aurait-il émis des erreurs sur ces points ? NICOLAS Ier 383 reur lui-même s’irrite de son obstination. Le malheureux archevêque dut se soumettre : le 18 novembre 862, en un synode romain qui réunissait soixante-dix évêques, il lut une rétractation et jura qu’il observerait à tout jamais les promesses qui y étaient contenues ; sur quoi le pape lui rendit sa communion. Ce n’était pas tout. Le.lendemain, les évêques d’Émilie apportaient, rédigées par écrit, leurs plaintes contre leur métro­ politain. Il y fut fait droit et d’importantes restrictions furent apportées aux prétentions de l’archevêque de Ravenne : il ne devrait consacrer aucun évêque en Émilie, qui n’eût été régulièrement élu par le clergé et le peuple ; il ne pourrait empêcher aucun de ses suffragants de porter, quand il le voudrait, ses appels à Rome ; il n’exigerait d’eux aucune contribution pécuniaire non prévue par les canons. Défense encore était faite à Jean d’empiéter, au point de vue temporel, sur les pro­ priétés du Saint-Siège. Un inventaire exact serait fait de tous ses biens, et l’on vérifierait les titres de propriété qu’il pourrait exhiber. Chaque année enfin l’archevêque devrait, sa vie durant, se présenter à la curie, pour donner les preuves que sa conduite s’était amendée. Communication du tout était adressée par Nicolas aux évêques d’Émilie. Et le pape ne leur cachait pas que ce qui était arrivé à Jean devait être une leçon « pour les autres métropolitains »*. Cette lettre est de novembre aon -, . . . , . . 862. C est le moment ou vient de commencer en France une affaire compliquée qui va mettre aux prises Nicolas Ier et Hincmar de Reims, le plus représentatif des proceres ecclésiastiques de l’Occident. S’il n’a pu obtenir, au temps de Lothaire Ier, le titre de vicaire du pape dans les Gaules, Hincmar n’en occupe pas moins dans le royaume de Charles le Chauve une situation de premier plan et son influence déborde les frontières. Il mérite d’ailleurs cette considération. Fort pénétré du sens de ses devoirs, très féru de droit canonique, jaloux de travailler au bon ordre de l’Église, il est en même temps très ancré sur les droits des métropolitains ; de» la part de ses subordonnés il n’admet pas de résistance, par contre, l'idée d’un pou­ voir supérieur qui interviendrait entre lui et ses évêques, si elle ne lui est pas absolument étrangère, ne’laisse pas de lui inspirer d’assez vives répugnances. . . . DÉMÊLÉS DE NICOLAS ET D’HINCMAR Depuis 832, le siege de Soissons, suffragant , „ . ° . ., ’ ?. . de Reims, était occupe par Rothade, excellent évêque sans doute, mais de rapports assez difficiles et qui ne semblait point professer à Pégard de son archevêque une spéciale vénération. A peine Hincmar est-il installé sur le siège de Reims, qu’une sourde hostilité commence entre les deux hommes. Elle ne fit que s’accentuer après HINCMAR ET ROTHADE (1) Lettre Sollicitudinem, citée plus haut. Voir particulièrement p. 616 : TVe aliis metropolitan is episcopis talia praesumendi occasio remaneret. 384 LA RENTRÉE EN SCÈNE DE LA PAPAUTÉ le concile de Soissons (853) l. Aussi bien, Rothade était-il le meilleur représentant dé l’esprit qui, vers les mêmes moments, inspirait les Fausses Décrétales. Limitation des droits de la puissance séculière en matière ecclésiastique, limitation de l’autorité métropolitaine, ce sont là deux idées particulièrement chères à l’évêque de Soissons. On entend bien que la seconde déplaisait tout particulièrement à Hincmar. Celui-ci ne cherchait qu’une occasion de se débarrasser de son suffragant. Il crut l’avoir trouvée en 861. Arguant des multiples désobéissances dont Rothade s’était rendu coupable à l’endroit de son métropolitain, des fréquentes entorses qu’il aurait données au droit canonique, un synode tenu dans la banlieue de Soissons et présidé par Hincmar excommunia l’évêque récalcitrant2. Celui-ci ne tint pas compte de la sentence. Convo­ qué au synode de Pitres, en juin 862, il persista dans son attitude, tout en parlant d’en appeler au Siège apostolique. Ses collègues n’osèrent passer outre. Rothade d’ailleurs n’allait pas tarder à se raviser ; il demandait au synode de constituer un tribunal de douze juges, qu’il désignerait lui-même. C’était, du moins en apparence, retirer son appel. Tactique maladroite ! On lui accorda ce qu’il réclamait. Son affaire fut jugée à Soissons à l’automne de cette même année 862 : l’évêque fut déposé, enfermé dans un monastère 3 et remplacé peu après sur son siège épiscopal. Prévenu d’assez bonne heure de ces événements, le pape, dès le début de 863, intervenait avec vigueur : « Comment, écrivait-il à Hincmar, un canoniste, un pasteur consciencieux, avait-il pu s’aveugler au point de mépriser les privilèges du Siège apostolique, d’ignorer les plus notoires des canons ? S’il voulait demeurer en communion avec Rome, il devait, toutes affaires cessantes, remettre l’évêque de Soissons en jouis­ sance de ses droits, prérogatives et honneurs, ou bien il l’enverrait à Rome où son affaire serait ventilée contradictoirement. Faute de s’être conformé à ces prescriptions dans les trente jours à compter de la réception de la lettre, l’archevêque serait suspens a divinis ». La même sentence atteignait les évêques qui avaient consenti à la déposition de Rothade 4. Une .lettre au roi Charles le Chauve mettait le souverain au tourant de ce verdict et le priait de s’interposer 5. INTERVENTION DU PAPE NICOLAS (1) Cf. supra, p. 286. ¡2) Annales Bertiniani, a. 861. Naturellement, les motifs sont très différemment exposés par Hincmar et par Rothade. Pour le premier, voir surtout Epist. n ad Nicolaum (P. L., CXXVI, 29) : pour le second, le Libellus proclamationis adressé au pape, dans Mansi, t. XV, col. 682. Ces raisons sont données par Nicolas Ier qui les fait siennes, dans la lettre Jaffé-Wattenbach, 2712 (Epistolae, p. 353), et dans l'allocution au concile romain de décembre 864 (ibid., p. 379). Il s'agissait d’un prêtre déposé par Rothade et qu’Hincmar avait voulu faire rétablir après pénitence faite. (3) Annales Bertiniani, a. 862 ; dans le Libellus proclamationis, Rothade expose les choses à sa manière et s’y défend avec vivacité d’avoir retiré son appel. Voir Mansi, t. XV, col. 683. De son côté, Hincmar, lettre citée, attribue le revirement de Rothade à l’action de certains évêques de Lotharingie, heureux de tailler des croupières à Hincmar, après son refus de paraître à Aix (ci-dessus, p. 371). Les deux affirmations sont intéressées. Il est impossible de démêler la vérité. (4) Jaffé-Wattenbach, 2712. (5) Jaffé-Wattenbach, 2713. NICOLAS Ier 385 C’était peut-être aller un peu vite ; les renseignements reçus à Rome ne provenaient que d’un seul côté. Mais ce que la curie avait vu dans l’affaire, c’était l’empêchement mis par Hincmar à un appel au SaintSiège. La cause de Rothade était après tout secondaire ; mais, de tout temps, la curie avait beaucoup tenu à sa prérogative d’instance suprême. Cette prérogative, Hincmar était canoniste trop averti et politique trop avisé pour la contester. Mais il lui parut qu’à Rome on n’avait pas tenu un compte suffisant de toutes les circonstances de fait. Sans tarder, il y envoya l’évêque de Beauvais, Odon, porteur de toutes les pièces justifi­ catives nécessaires, spécialement des procès-verbaux du dernier concile de Soissons qui avait déposé Rothade. Le messager d’Hincmar avait aussi mission de demander au Saint-Siège l’approbation du synode de Soissons de 853, qui avait terminé l’affaire des clercs d’Ebbon. Enfin il saisirait le pape des démêlés du métropolitain de Reims avec l’épiscopat de Lothaire II au sujet de la nomination d’Hilduin au siège de Cambrai1. Il faut voir, nous semble-t-il, en ces multiples démarches, une évidente attention à l’endroit du Siège apostolique. Rome se plaignait que Reims eût passé outre à ses droits ; Reims lui soumettait toutes les affaires qui, de près ou de loin, étaient de nature à l’intéresser. Le fait pourtant que Rothade n’avait pas été mis aussitôt en liberté impressionna Nicolas Ier d’assez fâcheuse manière. Sans doute la série des lettres par lui remises à l’évêque de Beauvais le 28 avril et adressées respectivement au roi, à Hincmar et aux conciliaires de Soissons de 8621 2 témoigne-t-elle, par rapport à la missive comminatoire expédiée au début de l’année, d’une moindre irritation et d’un peu plus de formes. Le fait encore que Nicolas Ier accordait à Hincmar l’app obation du synode de Soissons de 853 3 et faisait le nécessaire pour que l’affaire de Cambrai fût réglée au mieux des intérêts de l’archevêque 4 indiquait de meilleures dispositions à l’endroit de celui-ci. Mais ces concessions don­ naient barre au pape sur le métropolitain de Reims. Comment celui-ci oserait-il exiger le respect de ses droits si, pour son compte personnel, il faisait bon marché de ceux d’autrui ? Il devait se hâter d’envoyer Rothade au Saint-Siège. Toutefois Rothade ne partit pas immé­ diatement. On se contenta d’expédier à Rome le diacre Luido : il expliquerait au pape que l’évêque de Soissons avait été mis en liberté, qu’il était pour lors entre des mains amies5, qu’il ne tarderait pas à se mettre en route. Ces atermoiements ne lais­ saient pas d’agacer Nicolas. Déjà il avait envoyé à l’archevêque une lettre TEMPORISATIONS D’HINCMAR (1) Cf. supra, p. 381, n. 1. (2) Jaffé-Wattenbach, 2722, 2721, 2723 (adressée « aux évêques réunis auprès de Senlis ». Cette dernière appellation est inexacte ; il faut lire « Soissons »). (3) Jaffé-Wattenbach, 2720. (4) Jaffé-Wattenbach, 2730-2732. (5) Voir ce que dit Nicolas à Rothada dans la lettre Jaffé-Wattenbach, 2737. Histoire de l’Église. — Tome VI. " 25 386 LA RENTRÉE EN SCÈNE DE LA PAPAUTÉ de rappelx, sans doute vers le mois de juin. A Liúdo il confia, vers le début d’octobre, tout un courrier destiné à Charles le Chauve, à la reine Irmintrude * et à Hincmar ’ ; le 1er mai 864 était marqué comme le terme extrême de l’envoi à Rome de Rothade. Ces lettres arrivèrent seulement le 30 novembre ; elles n’ont donc pas influencé la décision qui fut prise à un plaid rassemblé à Verbene le 25 octobre * : Rothade serait, dès que possible, envoyé à Rome. C’est d’ailleurs seulement en juin 864 que l’évê­ que de Soissons arrivait au terme de son voyage 6. Et puis il était seul et la curie prévoyait que l’adverse partie enverrait aussi des représentants à Rome pour soutenir l’accusation et démontrer la culpabilité de Rothade. Tout ce que fit Hincmar, ce fut d’expédier un mémoire qui expliquait de son point de vue l’affaire de son suffragant ’. C’est une pièce bien curieuse. L’archevêque de Reims n’y ménage pas les protestations de respect, de dévouement, de vénération à l’endroit du Siège apostolique, mais il n’est pas fâché de l’occasion qui se présente de donner à la curie une petite leçon de droit canonique. De quoi s’agitil ? D’une cause épiscopale, qui s’est déroulée suivant les règles mêmes posées par les anciens conciles et les décrétales des papes et rappelées par saint Grégoire lui-même. Nul dessein de mettre en échec les droits du Siège apostolique. Celui que le concile de Soissons de 862 a déposé, ce n’est pas Rothade appelant au pape conformément aux canons de Sardique, c’est Rothade demandant des juges. Cette sentence, qui n’a été rendue qu’après audition de nombreux témoins, va-t-on l’infirmer directement à Rome ? Ce serait contraire à la discipline prévue par les canons en question qui prescrivent, en cas d’appel au Saint-Siège, non point le jugement par le pape de la cause, mais le renvoi de celle-ci à un autre tribunal, dans la région même où la cause a été ouverte, où il est possible de produire des témoins et de découvrir la vérité. Ce tribunal, le Siège apostolique le constitue soit en faisant appel aux évêques voisins tout seuls, soit en leur adjoignant des légats qui jugent avec les évêques susdits ’. Que signifiaient d’ailleurs ces multiples recours à Rome dont on parlait depuis quelque temps ? A quoi bon fatiguer le SaintSiège de querelles et de procès qu’il était si facile de terminer dans la province ? Ce n’était pas le moment, certes, d’affaiblir le pouvoir ecclé­ siastique. Les laïques guettaient toutes les occasions de le mettre en échec ; rien ne lui serait plus funeste que des actes qui sembleraient (1) Il y est fait allusion dans la lettre précédente ; cf. Epist., p. 374, n. 7. . (2) Jaffé-Wattenbach, 2738-2739. (3) Jaffé-Wattenbach, 2740 ; il ne s’en est conservé qu’un *très court fragment, dans le mé­ moire justificatif adressé par Hincmar à Nicolas, l’année suivante (P. L., CXXVI, 31). Nicolas admettait que la condamnation de Rothade pouvait être légitime. (4) Annales Bertiniani, a. 863. (5) Les Annales Bertiniani donnent (a. 864) l’explication de ccs retards. On ne saurait en justice les attribuer à Hincmar. Pourtant Nicolas l’en rend responsable (Jaffé-Wattenbach, 2756). (6) P. L., CXXVI, 25-46. ¡7) Loc. cit., 36. Ce que dit Hincmar est plutôt une interprétation qu’une citation des canons de Sardique ; c’est néanmoins le sens général. En fait Rome n avait jamais pratiqué cette procédure. Les appels au Siège apostolique avaient toujours été jugés directement et en dernière instance. NICOLAS IeI 387 porter atteinte aux pouvoirs des métropolitains. Ces pouvoirs provien­ nent, Hincmar le sait de reste, d’une concession du Saint-Siège ; mais il sait aussi que le maintien des prérogatives métropolitaines est la plus sûre garantie pour les droits de celui-ci. Si le pape décidait en faveur de Rothade, il s’inclinerait, à coup sûr-, mais arrivé presque au terme d’une carrière déjà longue, il ne pourrait que regretter les fâcheuses consé­ quences qu’aurait pour l’Église une telle décision *. Hincmar arrivait trop tard. A sa concep.. . .. . . r , .. . r tion décentralisatrice du pouvoir ecclésias­ tique une autre commençait dès lors à s’opposer où la curie se recon­ naissait mieux. C’était celle dont les Fausses Décrétales entreprenaient résolument la vulgarisation. Pour ne l’avoir pas créée, le recueil du mystérieux Isidore contribuait à lui donner un singulier relief. Le pape Nicolas et ses conseillers lurent avec une curiosité intéressée cette collection canonique, inconnue jusque-là, et que Rothade leur apportait d’au-delà des monts. Aussi bien, dès ce moment, on va voir figurer dans la correspondance pontificale — Anastase en était maintenant le rédac­ teur à peu près exclusif — des idées, des arguments que l’on avait jusqu’à présent négligés. « Pas de concile valable, va-t-on répéter, s’il n’a été réuni par l’autorité de Rome ; réserve à Rome de toutes les causes majeures, spécialement de celles où sont impliqués des évêques ; nécessité, avant tout procès d’évêque, de remettre celui-ci en possession de ses biens et de ses droits ; protestation renouvelée contre toute ingérence civile en matière ecclésiastique ». Tout cela qu’exprimaient si clairement les décrétales des très anciens papes allait se retrouver dans les documents de la curie : le style y prend désormais une autre allure. RÉACTION DE LA CURIE Il faut ajouter aussi que Nicolas Ier était las de ce qu’il appelait les ater­ moiements d’Hincmar. Depuis que Rothade était arrivé à Rome, c’està-dire depuis juin, nul ne s’était présenté pour se constituer adverse partie. On résolut donc de terminer l’affaire par un coup d’éclat ’. La veille de Noël, dans la basilique de Sainte-Marie-Majeure, le pape mon­ tait à l’ambon et, rappelant les grandes lignes de l’affaire de Rothade, il constatait qu’aucun accusateur ne s’était présenté contre luia. De l’avis unanime des évêques, prêtres et diacres présents à la cérémonie, il donna à l’évêque déposé l’ordre de reprendre les insignes de sa dignité : c’était une invitation directe aux adversaires de Rothade de produire enfin leur plainte. Le rétablissement de l’évêque eut lieu, un mois RÉTABLISSEMENT DE ROTHADE (t) Duemmler [op. cit., t. II, p. 94 et suiv.) et Schroers (op. cit., p. 254) jugent sévèrement . attitude d’Hincmar ; ils sacrifient peu ou prou aux préjugés nationaux. Hincmar n’est pas l’ambi•h*ux vulgaire qu’ils nous représentent. Hincmar cherche ici à ressusciter une conception du droit institutionnel de l’Église, archaïque peut-être, mais qui a existé. La curie en exprime une autre, c-r lie qui a triomphé en Occident. 11 faut signaler le moment où s’affrontent les deux conceptions. •2) Récit du Liber pontificalis, édit. Duchesne, t. II, p. 162-163. 3) Mansi, t. XV, col. 685 ; P. L., CXIX, 890 ; se reporter de préférence à Epistolae, p. 379, où iditcur a ffùt les rapprochements avec les textes des Fausses Décrétales. 388 LA RENTRÉE EN SCÈNE DE LA PAPAUTÉ plus tard, le jour de la Sainte-Agnès *. Au printemps, Rothade quittait Rome en compagnie d’Arsène ; c’est à Attigny qu’il fut présenté à Charles le Chauve ’, quelques jours après il regagnait définitivement sa ville épiscopale. Il y mourrait vers 869. L archevêque de Reims n était pas au bout , ? „ .. , , , . , de ses peines. Rothade, a la curie, n avait pas perdu son temps ; il avait pris soin de rafraîchir la mémoire du pape et de ses conseillers sur la vieille affaire de Wulfade et consorts, les fameux clercs ordonnés par Ebbon, qui pourtant semblait avoir été définitivement réglée, Benoît III ayant approuvé les décisions prises à Soissons en 853 ’, et Nicolas Ier, par une lettre du 28 avril 863 *, ayant confirmé purement et simplement la décision de son prédécesseur B. Or, au moment où nous sommes arrivés (865), cette confirmation, qui enlevait à Wulfade toutes chances d’avancement, ne faisait plus l’affaire du roi Charles le Chauve. Le prêtre déposé était entré fort avant dans la faveur du souverain. Chargé de l’éducation d’un des fils de Charles, Carlo­ man, il avait donné au roi des preuves de son habileté, de son dévouement aussi *. Dans cette Aquitaine qui lui causait tant de soucis, Charles serait bien aise de trouver, sur un des grands sièges métropolitains, celui de Bourges,qui allait être vacant, un homme de confiance. On en parla lors du séjour en France du légat pontifical Arsène à l’été de 865. Le résultat ne se fit pas attendre. Le légat avait rejoint la curie au début de 866. Le 3 avril partaient de Rome une série de lettres à destination de la France, qui rouvraient l’affaire de Wulfade et de ses compagnons d’infortune 7. L’archevêque de Reims était instamment prié de recevoir en grâce Wulfade et de le réintégrer dans son ordre. Le mieux serait qu’il réglât la chose sans autre forme de procès. Sinon il devrait incessamment réunir en concile, à Soissons encore, les principaux évêques des Gaules et de L’AFFAIRE WULFADE (1) Cf. Jaffé-Wattenbach, 2783 (à Charles le Chauve), 2784 (à Hincmar), 2785 (aux arche­ vêques et évêques des Gaules), 2786 (au clergé et au peuple de Soissons). Ici encore se reporter à l’édition des Epistolae, p. 381-400, où ont été marqués les rapprochements avec la collection isi­ dorienne. (2) Annales Bertiniani, a. 865. Hincmar en racontant le fait n’a pu s’empêcher d’élever une protestation. Après avoir rappelé ce que devrait être la procédure d’après les canons de Sardique, il ajoute que le pape n’a pas voulu en tenir compte et a agi d’autorité (édit. Waitz, p. 76). (3) Jaffé-Wattenbach, 2664 {Epistolae, p. 367 et suiv.). L’approbation de Benoît paraît absolue: « Diffinitiones fraternitatis tuae... ratas easdem apostolica promulgamus in omnibus fore auctoritate, semperque manere statuimus, ut inde quaestio nullis aliquando temporibus oriatur et adspirantes indebite anhelitus compressi funditus perpetuo maneant ». A la vérité cette phrase est précédée de la réserve : « si ila est, nostroque ut scriptis praesulatui intimasti et gestorum serie demonstrasti ». Mais il s’agit là, selon toute apparence, d’une clause de style. (4) Jaffé-Wattenbach, 2720. (5) Jaffé-Wattenbach, 2720, Epistolae, p. 365. Ici encore il y a une clause de style : « Ita et nos eam (synodum) confirmatam et irrefragabilem perpetuoque mansúram apostolica auctoritate decernimus, salvo tamen Romanae sedis in omnibus jussu atque judicio ». Il y a bien plus loin une restriction importante : « si in nullo negotio apostólicas Romanae sedis jussionibus inventus fueris inobediens ». Mais elle vise la concession du pallium et la reconnaissance des droits de la métro­ pole rémoise. (6) Voir le curriculum vitae de Wulfade dans Cappuyns, Jean Scot, p. 166. (7) Jaffé-Wattenbach, 2802 (à Hincmar), 2803 (à * de Hérard Tours), 2804 (à Adon de Vienne). Il y a aussi une lettre à Charles le Chauve très mal conservée ; texte dans Epistolae, p. 402. NICOLAS Ier 389 Neustrie et reprendre synodalement toute l’affaire. Que si le nouveau concile infirmait la sentence de 853, le procès était clos. Si la sentence antérieure était au contraire confirmée, et que Wulfade voulût en faire appel, il faudrait laisser à celui-ci toute liberté de se rendre à Rome. Toutes précautions étaient prises par la curie pour que nul ne pût exciper soit de la prescription, soit des confirmations données antérieurement par Rome à la sentence de 853, et pour que le concile eût lieu, même si Hincmar ne témoignait d’aucune bonne volonté pour le réunir *. Le roi était pressé ; Rodolphe de Bourges venait de mourir ; il eût bien voulu qu’adop­ tant l’action d’urgence recommandée par la curie, Hincmar remît sans tardèr Wulfade en pleine possession de ses droits. Wulfade venait d’être élu d’un consentement unanime pour rem­ placer Rodolphe ; on aurait voulu qu’il pût être consacré en septembre 2. Mais le métropolitain de Reims n’entendait se laisser manœuvrer par personne. A tort ou à raison, il se persuadait que le rétablissement de Wulfade pourrait compromettre sa situation à Reims, ressusciter la ques­ tion de sa propre légitimité. Bref, il obligea le roi à convoquer un concile à Soissons pour le 18 août de cette année 866 ’. A cette assemblée, le métropolitain de Reims réussit à imposer son point de vue : le Saint-Siège ayant autrefois terminé de manière définitive la question de Wulfade, ce serait manquer au respect dû à ses décisions que de la rouvrir en Gaule. Bien entendu, l’autorité suprême avait pouvoir pour défaire ce qu’elle avait fait ; les conciliaires de 866 n’y voyaient aucun inconvénient, tout au contraire. Somme toute, Wulfade et ses compagnons méritaient, pour toutes sortes de raisons *, qu’une mesure gracieuse fût prise en leur faveur, mais cette mesure, ce serait le SaintSiège lui-même qui en assumerait la responsabilité. A la synodique adressée à Nicolas Ier, où s’exprimaient ces idées, le métropolitain de RÉSISTANCE D’HINCMAR. CONCILE DE SOISSONS (866) (1) La lettre destinée à Hincmar était confiée à Remi de Lyon qui la porterait à son collègue de Reims ; au cas où celui-ci ne s’inclinerait pas, Remi lancerait lui-même les convocations. (2) C’est ce que Charles le Chauve explique au pape dans une lettre écrite fin juillet (Mansi, t. XV, col. 707), Nicolas, dans une lettre du 29 août, lui fait remarquer qu’il est allé un peu vite en besogne (Jaffé-Wattenbach, 2811). (3) Pas de procès-verbaux au complet. Mais on possède un certain nombre de pièces importantes, groupées dans Mansi, t. XV, col. 703-737, et que l’on retrouve partiellement dans la correspondance d’Hincmar. Y figurent, outre les lettres de Nicolas et de Charles le Chauve déjà signalées : 1. Quatre mémoires (schedulae) rédigés par Hincmar, il est dit du dernier que la lecture n'en fut pas continuée jusqu’au bout, quibusdam scandalizantibus (Mansi, 713). — 2. Une allocution de l’archevêque de Tours, Hérard. — 3. La synodique adressée au pape. Les Annales Bertiniani, a. 866, p. 82, donnent un compte rendu assez développé, reproduisant le point de vue d’Hincmar. Celui-ci ne peut se tenir d’y faire passer quelques textes canoniques. (4) La véritable était que, pour l’instant, le roi était coiffé de Wulfade et le voulait à Bourges. Charles profita aussi de la circonstance pour faire couronner par les évêques sa femme Irmintrude ; les raisons de cette démarche qui paraît d’abord insolite — Charles avait épousé Irmintrude en 842 — sont données dans le compte rendu de l’acte du couronnement (Capitularia, ccci, t. II, p. 453). Des quatre fils qui lui restaient, deux avaient été mis dans l’état ecclésiastique : Carloman et Lothaire ; Charles, roi d’Aquitaine depuis 855, avait été grièvement blessé à la tête en 864, il allait bientôt mourir ; Louis, l’aîné, le futur Louis le Bègue, n’avait pas beaucoup meilleure santé. La bénédiction donnée à la reine serait peut-être le gage d’une fécondité sur laquelle, étant donné son âge, on n’osait plus trop compter et qui assurerait la perpétuité de la dynastie. 390 LA RENTRÉE EN SCÈNE DE LA PAPAUTÉ Reims en joignait une autre relative aux conditions mêmes dans les­ quelles s’était opérée la déposition d’Ebbon x. Ces actes de Soissons, auxquels Hincmar . . .. ... n . joignit une lettre personnelle au pape *, furent remis à l’archevêque de Sens, Égilon, qui se mit en route pour Rome vers l’automne. Ce n’était pas sans appréhension qu’Hincmar le voyait partir : serait-il assez fin pour déjouer les intrigues qui s’ourdis­ saient ? Il ne venait pas à la pensée de l’archevêque de Reims de mettre en cause la personne même du pape ; mais il se méfiait, non sans raison, d’Arsène et plus encore du fils d’Arsène, Anastase, dont il redoutait l’esprit processif et la science juridique ; il songeait aux ennemis qu’il s’était créés un peu partout et qui seraient heureux de le mettre dans l’embarras. Il accabla Égilon de multiples recommandations3, lui faisant prévoir que l’on ressusciterait peut-être aussi l’affaire de Gottschalck : de son in-pace d’Hautvillers, le moine hérétique et félon avait trouvé le moyen de saisir Rome de ses réclamations ; Égilon représenterait avec force ce qu’était cette erreur prédestinatienne qu’avait jugulée la prudence d’Hincmar. Le métropolitain de Sens se garderait, bien entendu, de froisser les susceptibilités romaines ; il pourrait aussi attirer l’attention du pape sur Je tort que causaient à la cause de l’Église, déjà en si mauvais arroi, ces variations continuelles en des affaires qui paraissaient jugées, ces recours à Rome qui énervaient la discipline, cet antagonisme quise révélait entre le pouvoir central et les autorités inférieures. Pendant que l’archevêque de Sens s’acheminait vers Rome, Charles le Chauve s’était décidé à faire installer Wulfade sur le siège métropolitain de Bourges. Il lui avait d'abord confié seulement l’administration de l’évêché. Mais, quelques semaines plus tard, il envoyait à Bourges son fils Carloman, pour lors abbé de Saint-Médard de Soissons. Les instances, les menaces même de celui-ci amenèrent des évêques peu au courant des choses du droit à se prêter aux volontés du souverain. Wulfade fut consacré archevêque ; l’un de ses premiers actes devait être de célébrer à Bourges les funérailles du jeune souverain d’Aquitaine 4. MISSION D’ÉGILON A ROME Hincmar n avait pas tort de craindre les réac.. . n , , • ■ . , .. tions qu allait amener à la curie le geste fait par le concile de Soissons. Sans prendre égard que la solution préconisée par l’archevêque et son synode accordait — ce à quoi l’on semblait tenir — le rétablissement de Wulfade, on ne voulut, dans l’entourage du pape Nicolas, y voir que la manière dont le métropolitain de Reims semblait mettre en échec les volontés pontificales. Certains curialistes IRRITATION DE ROME (t) A la synodique relative à l’affaire de Wulfade et consorts est joint un autre mémoire au pape sur la question des évêques bretons en rébellion contre le métropolitain de Tours. (2) P. L., CXXVI, 61-68. (3) Epist. vin, lx, X (P. L., ibid., 64-76). (4) Annales Bertiniani, a. 866, p. 83. NICOLAS I” 391 eussent préféré de beaucoup que le concile de 866 confirmât la sentence de 853, que de cette confirmation Wulfade fît appel, et qu’on eût enfin la satis­ faction de voir arriver en curie le fameux archevêque, ou tout au moins ses procureurs, venant discuter avec les procureurs de Wulfade. Deux conceptions du droit public de l’Église se seraient ainsi publiquement affrontées, et la curie ne manquait pas de canonistes capables de donner la réplique à l’archevêque gallican. Mais cette satisfaction-là, Hincmar était bien résolu à ne la donner jamais ; il avait sa manière à lui, quand les exigences de la curie le serraient de trop près, de céder, avec de grandes protestations de respect et de dévouement, devant lesquelles des hommes comme Arsène et son fils se trouvaient désarmés. C’est l’expression des sentiments de ces deux hommes, pensons-nous, beaucoup plus que la pensée de Nicolas Ier, qu’il faut chercher dans les lettres signées par le pape le 6 décembre *. On ne s’y montrait pas tendre pour l’archevêque, à qui l’on ne reprochait rien de moins que d’avoir manqué à l’obéissance exigée par le souverain pontife. On y épluchait sans bienveillance les actes des synodes de 853 et de 866. On y refaisait, avec une critique tatillonne, l’histoire de cette longue affaire, des appro­ bations que l’archevêque avait cherché, disait-on, à extorquer au SaintSiège, des réticences, des falsifications peut-être doht il s’était servi à cette intention ’. Tout cela sur un ton âpre, dur, persifleur à certains endroits 3 et qui, à d’autres, cherchait à masquer sous le vague de for­ mules littéraires le néant de diverses accusations. Du moins, la chan­ cellerie prenait acte des bons témoignages fournis par les conciliaires tant à Wulfade qu’à ses compagnons; elle décidait que les condamnés de 853 seraient incontinent remis en possession de leurs ordres et offices. Cette satisfaction donnée, Hincmar aurait licence, dans le délai d’un an. de fournir la preuve que ces clercs avaient été canoniquement déposés ; si aucune nouvelle instance n’était faite, le rétablissement des clercs serait acquis et ils pourraient même être promus au degré supérieur *. Les mis(1) Jaffé-Wattenbach, 2824 (au roi), 2822, 2823 ; ces deux dernières adressées respectivement aux conciliaires et à Hincmar se recouvrent à peu près, de longs passages se répètent de l'une à l’autre. Il y a intérêt à consulter l’édition des Epistolae, p. 414-431. (2) Le principal de ces griefs c’est qu’Hincmar, en communiquant au concile de 866 les appro­ bations données par Benoît III et Nicolas lui-même, aurait supprimé les clauses restrictives qu’elles contenaient (cf. supra, p. 388, n. 3 et 5) et ajouté par ailleurs le mot in omnibus qui ne se serait pas trouve dans l’original. Dans sa réponse (voir plus loin), Hincmar a fait remarquer qu’il aurait été bien sot, si écrivant à Rome et demandant à la curie de collationner son texte avec la minute, il avait fait dans son texte des additions ou des retranchements. Pour ce qui est d’ailleurs de l’incise in omnibus, elle figure dans tous les manuscrits que nous avons. Il y a là un mystère que nous no nous chargeons pas d’éclaircir. — Il faut remarquer aussi la manière embar­ rassée et vague dont sont formulées certaines accusations. Les deux lettres racontent de la même manière l’envoi par Léon IV de Pierre de Spolète (cf. supra, p. 317). Hincmar se serait soustrait à l’audience de ce légat : « Verum Ule (Hinemarus) qui prius episcopum, legatum videlicet consilii sui, sedis apostolicae visioni subduxerat (pour demander l’approbation du concile de 853, Hincmar n’avait pas envoyé d’évêque à Rome) etiam suam audientiae ab eo designatae praesentiam subdu­ cens probavit de se », etc. (Episi., p. 417, p. 425). Sous un eliquetis de mots, c’est faire passer une contre-vérité. (3) Hincmar « nous fait rire v^quand il nous raconte que ce n’est pas lui qui a suspendu de leur office les clercs ordonnés par Ebbon (Episl., p. 419). Voir aussi le développement, p. 428, 1. 20, particulier à la lettre adressée à Hincmar. (4) C’était déjà chose faite pour Wulfade ; mais la curie témoignait son mécontentement du fait/ 392 LA RENTRÉE EN SCÈNE DE LA PAPAUTÉ sives pontificales insinuaient pour terminer qu’il faudrait bien tirer au clair, une fois pour toutes, cette affaire de la déposition, du rétablissement, puis de la seconde expulsion d’Ebbon ; de toutes manières il conviendrait que fussent expédiées à la curie les pièces de ce procès sur lequel on était assez mal renseigné. Au fait, l’on n’avait guère sur cette histoire que la donnée du Liber pontificalis ', racontant la réduction d’Ebbon à la com­ munion laïque par le pape Serge. Mais, quoi qu’il en fût des sentences pontificales qui avaient frappé l’ancien archevêque, il demeurerait en­ tendu que les ordinations données par lui ne pourraient être attaquées ’. C’est seulement vers la fin de mai 867 que l’arche. , „ . . . ? veque de Reims eut connaissance du courrier qu’Égilon avait rapporté de la curie. Dès qu’il le put, il se mit à la rédac­ tion d’un mémoire justificatif que ses clercs emportèrent à Rome ’. Il y exprimait la peine que lui avaient causée les observations du SaintSiège ; mais, tout en s’humiliant devant le pape, il ne pouvait s’empêcher de dire que sa conscience ne lui faisait pas les reproches que son supérieur lui adressait. Avec une précision qui n’était pas sans mérite, il refaisait toute l’histoire d’Ebbon, puis de sa propre élévation au siège de Reims, des mesures prises par lui, à la demande de ses consécrateurs, contre Wulfade et ses amis, des démarches faites par ceux-ci pour être réintégrés, des approbations du concile de Soissons de 853 demandées à Rome et obtenues. La chose venait d’être définitivement réglée par l’autorité apostolique ; elle l’était dans un sens différent ; c’était bien, il n’y avait plus à y revenir. Avec un accent de sincérité qui force la conviction, l’archevêque déclarait qu’il acceptait sans aucune réserve, presque avec joie, la solution qui venait d’être donnée. Quant aux falsifications des textes pontificaux dont on l’accusait, il s’en défendait avec énergie. La comparaison des procès-verbaux de 866 avec la minute des actes conservée aux archives romaines prouverait à l’évidence la sincérité de ses dires. Et puisqu’aussi bien les reproches du Saint-Siège visaient plus haut, il ne craignait pas de mettre la question sur son véritable terrain. On parlait à Rome de sa superbe, de ses ambitions. A l’âge où il était arrivé, con­ naissant le monde comme il le connaissait, pourrait-il encore se satisfaire de tous les petits jeux où se complaît la vanité des hommes ? Qu’on lui fît au moins l’honneur de penser qu’en des circonstances si diverses il n’avait entendu servir que les intérêts de l’Église ! Il faut avoir lu cette pièce pour connaître le véritable Hincmar. Les clercs rémois étaient à Rome au mois d’août et la remettaient au pape Nicolas. Celui-ci était bien malade, bien préoccupé aussi. La brouille avec Constantinople venait de prendre des proportions inattendues. RÉPONSE D’HINCMAR (1) Il est appelé Codex episcopalis (Epistolae, p. 422). (2) Ceci dirimait, au moins provisoirement, un point de doctrine important(3) Ce mémoire se présente sous une double forme, Epist., xi et xn d’Hincmar dans P. L., CXXVI, 76 et suiv. et 89. Les deux rédactions ne diffèrent que par l’introduction et les éditeurs n’ont pas reproduit en double la partie commune. NICOLAS Ier 393 Ce n’était pas le moment de se chicaner avec Hincmar et avec l’épis­ copat franc, qu’il valait mieux avoir avec soi dans la lutte contre les Grecsl. Au surplus, toute question d’intérêt mise à part, l’honnête homme qu’était Nicolas Ier était bien fait pour comprendre l’hon­ nête homme qu’était aussi l’archevêque de Reims. Les clercs d’Hincmar eurent, en octobre, la satisfaction de recevoir une lettre où le pape exprimait son contentement de tout ce que leur maître lui avait écrit’. En même temps, ils transmettraient à l’archevêque une missive pon­ tificale où était longuement expliquée l’affaire photienne et les déve­ loppements qu’elle venait de prendre. Hincmar et ses collègues de l’épis­ copat gaulois étaient invités à se concerter pour répondre de manière pertinente aux attaques des Orientaux 12345. Signe non équivoque que les dissentiments des années précédentes étaient désormais oubliés ! Aucune nouvelle de tout cela ne pouvait encore être parvenue à Troyes, le 25 octobre, quand se réunit le concile qui rassemblait les six provinces de Reims, Rouen, Tours, Sens, Bordeaux et Bourges. La présence de Wulfade n’était peut-être pas de nature à favoriser la sérénité des débats et il y eut encore, pour Hincmar, quelques mauvais moments à passer. Tout firïit néanmoins par s’arranger *. La tâche principale du synode était, suivant l’ordre que le pape avait exprimé, de rasseiùbler et de décrire les pièces essentielles de l’affaire d’Ebbon et de celle de Wulfade qui lui était étroitement liée. A ce dossier fut jointe une narration sommaire des événements, qui per­ mettrait à la curie d’éclairer sa religion. La synodique qui contient ce récit se termine par une demande assez surprenante : il serait utile que le Saint-Siège précisât de manière exacte les droits et devoirs respectifs des métropolitains et de leurs suffragants, qu’il déclarât aussi, en forme très explicite, que les causes des évêques sont réservées au SaintSiège 6. Si l’on pouvait être certain que l’archevêque de Reims a signé cette pièce telle quelle, il faudrait y voir une capitulation définitive des métropolitains devant l’autorité centrale de l’Église. LE CONCILE DE TROYES (1) Annales Bertiniani, a. 867, édit. Waitz, p. 89. (2) Lettre pas conservée ; cf. Jaffé-Wattenbach, 2881 ; les Annales Bertiniani la résument en ces mots : « Nicolaus papa gratanter suscipiens quae Hinemarus scripserat et de omnibus sibi satis­ factum esse rescripsit » (Ibid.). (3) Jaffé-Wattenbach, 2879 (du 23 octobre). (4) Pas de procès-verbaux. Quelques renseignements dans Annales Bertiniani, a. 867. Les col­ lections conciliaires donnent : 1. Une lettre des évêques de France et de Lotharingie à ceux de Germanie pour les inviter au concile, prévu pour le 23 avril ; 2. La synodique du concile ; 3. La lettre de Charles le Chauve au pape. Voir Mansi, t. XV, col. 789-800. (5) La demande vise d’abord le cas particulier de Reims ; si nous l’entendons bien, le concile exprime le vœu que soient renouvelées les concessions faites à ce siège par les deux « privilèges » de Benoît III et de Nicolas Ier, dont il avait été beaucoup question dans toute l’affaire de Wulfade. Mais le cas particulier est certainement dépassé dans des expressions comme celle-ci : « mucrone apostolico quorumcumque metropolitanorum temeraria praesumptione suppressa », ou encore : « ila ut... praeter consultum Romani pontificis, de gradu suo quilibet episcoporum dejiciatur, sicut eorumdem sanctorum antecessorum multiplicibus decretis et numerosis privilegiis stabilitum modis mirificis extat». Il y a dans cette dernière incise une claire allusion aux Fausses Décrétales. Texte dans Mansi, t. XV, col. 795. 394 LA RENTRÉE EN SCÈNE DE LA PAPAUTÉ Mais sommes-nous bien assurés de lire le texte tel qu’il est sorti des délibérations conciliaires ? Une anecdote racontée par les Annales de Saint-Berlin nous donne au moins le droit d’émettre quelques doutes *. Signée et scellée par les évêques, la synodique avait été remise à Actarde de Nantes, qui devait la porter en curie. A son passage à la cour de Charles le Chauve, cet évêque, qui avait par ailleurs besoin des boné offices du roi, remit à celui-ci le pli qui lui avait été confié. Le roi n’hésita pas à faire sauter les cachets et à prendre connaissance du contenu. Toujours coiffé de Wulfade, toujours aigri contre Hincmar qui lui avait résisté, il regrettait que la réunion de Troyes n’eût pas tourné à la confusion de l’archevêque de Reims ; il rédigea sur l’heure une lettre au pape qui reprenait à sa manière toute la suite de l’affaire d’Ebbon et de Wulfade1. D’opportunes modifications purent être faites en même temps au texte conciliaire. Quoi qu’il en soit, c’est chargé de ces deux pièces qu’Actarde de Nantes prit le chemin de Rome. Il n y trouva plus le pape Nicolas. Au , \,irmois d août les envoyés d Hincmar avaient déjà noté sa maladie ; ils avaient dû attendre jusqu’à la fin d’octobre pour recevoir la réponse qu’ils étaient venus chercher. Y eut-il à ce mo­ ment un mieux passager dans l’état de Nicolas Ier ? C’est vraisemblable, car ce mois d’octobre vit partir de la curie des lettres relatives à toutes les grandes questions qui avaient occupé le pape. L’affaire de Photius de Constantinople était pour lors au premier plan, avec le retentissement qu’elle avait en Bulgarie 123 et même au cœur des régions slaves 4567. Mais l’affaire du divorce de Lothaire n’était pas oubliée. A Louis le Germa­ nique, Nicolas expliquait une nouvelle fois qu’il n’autoriserait pas la venue à Rome de Lothaire, s’il n’avait au préalable rétabli Theutberge en ses droits et envoyé Waldrade au Saint-Siège s. Il essayait de faire comprendre à Louis et à son épiscopat qu'e c’était peine perdue que de demander le rétablissement et l’absolution de Gunther et de Theutgaud •, et qu’il fallait pourvoir à leur remplacement ’. Alors qu’il se déclarait satisfait des réponses d’Hincmar, il continuait à garder rigueur aux deux archevêques lorrains qui l’avaient si outrageusement bravé et dont il récapitulait longuement les fautes. Activité extraordinaire, qui montre jusqu’à quel point Nicolas s’était donné à sa grande mission ! Mais le mieux qui s’était manifesté ne dura guère. Le 13 novembre « il s’en allait MORT DU PAPE NICOLAS (1) Rédigées par Hincmar, les Annales ne donnent pas tous les apaisements désirables. (2) En particulier il reprenait à son compte la Xarrcdio clericorum remensium (cf. supra, p. 268, n. 3), qui attestait l’unanimité enthousiaste avec laquelle Ebbon avait été « rétabli » à Reims en 840. Pour ce qui est du concile de Soissons, il prenait sur des points d’importance (par exemple la convocation régulière de Wulfade), le contre-pied des affirmations d’Hincmar. (3) Jaffé-Wattenbach, 2879, 2880, 2882, 2883 et 2887 (affaire Bulgare). (4) Jaffé-Wattenbach, 2888. (5) Jaffé-W’attenbach, 2884. (6) Jaffé-Wattenbach, 2885, 2886. (7) Jaffé-Wattenbach, 2878. HADRIEN H 395 vers le Seigneur, après avoir tenu victorieusement le Siège apostolique, en athlète de Dieu, en vrai catholique, en vrai prince »L Ce fut un très grand pape et dont le souvenir devait rester. Dans une époque troublée, alors que se disloquait l’armature qui, depuis près d’un siècle, maintenait la chrétienté occidentale, il eut l’intuition de ce que pouvait, dece que devait être, pour soutenir celle-ci, l’action de la papauté. Sans trop spéculer sur la nature, l’origine, l’étendue de ses droits, surtout par ses gestes, il sut affirmer que le Siège apostolique a sur l’ensemble de l’Église un droit de contrôle universel. Les résistances ouvertes qu’il a rencontrées, il les a brisées quand il l’a pu, tournées quand la lutte directe n’était pas possible ; jamais il ne s’est avoué vaincu ; jamais non plus il ne s’est senti inégal à sa tâche. On peut critiquer à coup sûr la confiance qu’il a accordée, durant ses dernières années, à des personnages dont la valeur morale était bien inférieure à la sienne ; il n’a peut-être pas suffisamment senti que leur zèle intempestif et leurs interventions brouillonnes, parfois brutales, nuisaient à la cause qui lui était chère par dessus tout *. Sa mémoire en a peut-être un peu souffert. C’est à des gens comme Arsène, comme Anastase, que la physionomie morale de Nico­ las Ier doit ce quelque chose de dur, d’impitoyable qu’elle n’avait pas naturellement. Le Liber pontificalis, où est cependant passée la main d’Anastase, montre le pape doux, miséricordieux et bon envers les pauvres et les humbles. Mais ce n’était pas seulement à l’endroit des miséreux de Rome que Nicolas avait des réserves de bonté, et ce serait étrangement le comprendre que d’en faire un souverain despotique, nivelant toutes les autorités inférieures à la sienne. En tout état de cause, il a donné au Siège apostolique un prestige dont héritèrent ses successeurs immé­ diats, en attendant que, après les tristesses et les hontes du x® siècle, les grands papes de l’âge grégorien reprissent à leur actif les idées qu’il a si fortement exprimées et plus encore en ses actes qu’en ses écrits. §2. — Hadrien IIs. Au moment où s’ouvrait, le 13 novembre 867, la succession du pape Nicolas Ier, l’homme qui avait dans la désignation du nouveau pape le plus d’inté- AVÈNEMENT D'HADRIEN II («) Liber pontificalis, édit. Duchesne, t. II, p. 167. (2) C’est ce qu’il faut retenir, pensons-nous, de la thèse si brillamment défendue par le P. Lapôtre dans son De Anastasio bibliothecario Sedis apostolicae, Paris, 1885 ; bonne mise au point dans E. Perels, Papsl Nikolaus I und Anastasias bibliothecarius, Berlin, 1920. (3) Bibliographie. — I. Sources. — Le registre d’Hadrien II ne contient qu’une quarantaine de pièces, dont la plus grande partie se rapporte aux affaires de France ; le nouvel éditeur Perels, dans M. G. IL, Epistolae, t. VI, fase. 2, en a ajouté d ux à celles qu’énumérait Jaffé, et rectifié quelques dates.— La notice du Liber pontificalis, très développée pour le début du pontificat, tourne court à partir de 870. — Textes conciliaires assez nombreux, mais fort mal édités ; les ren­ seignements seront fournis pour chaque concile.— Annales Bertiniani, la personnalité du rédacteur invite à la prudence. — Correspondance et œuvres d’Hincmar de Reims. II. Travaux. — Ceux qui ont été signalés à propos de Nicolas Ier font presque tous une place à son successeur. Voir surtout A. Lapôtre, L'Europe et le Saint-Siège à l'époque carolingienne, 396 LA RENTRÉE EN SCÈNE DE LA PAPAUTÉ rêts engagés, l’empereur Louis II, était fort occupé aux environs de Bari avec les Sarrasins. Ce ne fut pas lui qu’on vit arriver à Rome, mais un certain Lambert, fils et successeur de Guy, duc de Spolète, qui depuis 866 était à la tête de la principauté lombarde de Capoue. Agissait-il sur les indications de l’empereur, on ne saurait le dire. Quand, en 871, il aura des démêlés avec le souverain, on lui fera grief des violences qu’au moment de l’interrègne il aurait exercées à Rome et qui, s’il faut en croire le Liber pontificalis, auraient été particulièrement graves x. II est possible que Lambert ait dépassé, en novembre 867, les instructions qui lui avaient été données. Toujours est-il que, sous la rédaction un peu embarrassée du biographe pontifical, il est assez facile devoir qu’il y eut des tiraillements assez vifs pour l’élection du successeur de Nicolas Ier. Un nom pourtant finit par rallier les suffrages, celui d’Hadrien, prêtre du titre de Saint-Marc. De la parenté d’Étienne IV et de Serge II, très en faveur sous Grégoire IV (827-844), il avait alors occupé au palriarchium une place considérable ; à la mort de Léon IV (855), puis à celle de Benoît III (858), quelques-uns avaient songé à lui pour le Siège apostolique, en raison de sa sainteté2. Au lendemain de la disparition de Nicolas, lés milieux ecclésiastiques devaient souhaiter l’avènement d’un pape dont la main fut moins rude. Certains, et tout spécialement Arsène qui, à la fin de la vie de Nicolas, s’était brouillé avec celui-ci, désiraient, pour des raisons diverses, qu’une amitié plus sincère fût rétablie entre l’empereur Lpuis II et le Siège apostolique. Tout cela explique qu’on se soit rallié autour d’Hadrien. Les missi impé­ riaux, eux-mêmes, qui un instant avaient fait grise mine, finirent par entendre raison : l’autorisation de l’empereur arriva assez vite ; le 14 décembre 867, Hadrien était consacré à Saint-Pierre. Dans la foule qui se pressait à la cérémonie et qui voulait communier de la main du pape, on se montrait quelques personnages qui s’avancèrent pour recevoir l’eucharistie parmi les ecclésiastiques et à leur rang : c’étaient Theutgaud, l’ex-archevêque de Trêves, que Nicolas n’avait admis qu’à la communion laïque, Zacharie, évêque d’Anagni, qui avait été excommunié pour son attitude au début de l’affajre photienne, et surtout l’abbé Anastase, rentré en faveur sous Nicolas — il avait occupé à la chancellerie un poste de premier plan — mais qui n’avait pu néanmoins obtenir d’être réintégré à son rang de prêtre. Tout cela indiquait, chez le nouveau pape ¿ j conseillaient _ Arsène, .. ... . le pere d Anastase, avait eu des le premier instant toute la confiance — un désir manifeste d’effacer les plus douLIQUIDATION DE QUESTIONS chez PENDANTES ...... première partie : Le pape Jean VIII, Paris, 1895 ; du même, De Anastasio ; et aussi Adrien II et les Fausses Décrétales, dans Revue des questions historiques, t. XXVII, 1880, p. 390 et suiv., dont les conclusions ont été partiellement corrigées par les ouvrages ultérieurs. (1) Vita Hadriani II, édit. Duchesne, t. II, p. 177 ; cf. A. Lapôtre, Jean VIII, p. 255. (2) Liber pontificalis, édit. Duchesne, t. II, p. 173. HADRIEN H 397 loureux souvenirs des années précédentes. Ne disait-on pas que l’ancien archevêque de Cologne, toujours excommunié, était à Rome et qu’Arsène se faisait fort d’obtenir sa grâce 1 ? Rien ne tenait plus à cœur à l’empereur Louis. En certains milieux romains on commença d’en prendre ombrage. Les réfugiés grecs, partisans d’Ignace, se demandaient eux aussi avec inquiétude si l’on allait revenir sur les mesures prises en dernier lieu contre Photius que l’on croyait toujours maître de la situation à Constantinople 2 ; le nouveau pape fit le nécessaire pour calmer cette agitation ; un avenir prochain devait montrer qu’Hadrien II ne chan­ gerait rien, sur ce dernier point, à l’attitude de son prédécesseur. Mais que ferait-il par rapport à Lo., . IT . . , ... thaire II, dont 1 instance de divorce était toujours pendante ? On put craindre, un instant que, pour être agréable à l’empereur, il ne se livrât sur ce point à d’importantes conces­ sions. Nul ne redoutait plus un changement d’attitude, en la matière, qu’Anastase qui était loin de suivre la politique d’Arsène, son père. Les honneurs lui étaient venus ; non seulement il avait retrouvé son rang dans la hiérarchie mais, presque aussitôt après, il avait été promu bibliothécaire du Siège apostolique, tout en gardant à la chancellerie pontificale la grosse influence dont il avait si longtemps joui. Il avait ses raisons de redouter de la part d’Hadrien une palinodie qui risquait de le mettre lui-même en fâcheuse posture. On commençait à murmurer, en divers cercles, que la part prise par Anastase dans la rédaction de la correspondance de Nicolas Ier avait été plus considérable que de raison, que bien des choses inexactes, voire « hérétiques », s’étaient glissées, du fait du chancelier, en ces lettres pontificales. Mais Anastase était homme de ressources. Il avait été le principal ins­ pirateur de la politique un peu rude suivie par la curie dans les affaires de France. Il se retourna vers ce monde gallican et lui demanda d’in­ tervenir à Rome pour que fussent respectées tout au moins les décisions de Nicolas Ier dans l’affaire du divorce. Très peu après l’avènement d’Hadrien, il écrivait en ce sens à Adon de Vienne 34 . Quelques semaines plus tard, c’était le pape Hadrien lui-même qui multipliait à l’endroit d’Hincmar de Reims les protestations d’amitié *. L’archevêque dut être bien étonné d’apprendre le bon témoignage qu’avaient rendu à sa science et à ses vertus les amis si chauds qu’il avait à la curie, Arsène et surtout son « très cher » Anastase ! On ne parlerait plus de l’affaire d’Ebbon ! Ce que répondit Hincmar, nous l’ignorons ; mais Adon envoya dans ANASTASE LE BIBLIOTHÉCAIRE (2) Annales Bertiniani, a. 867. (2) Liber pontificalis, édit. Duchesne, t. Il, p. 176; on ignorait à Rome la déchéance de Photius. (3) P. L., CXXIX, 741 ; voir les corrections importantes proposées par A. Lapôtre, De Anas­ tasio bibliothecario, p. 322-326 ; contra Perels, op. cit., p. 189 ; l’édition récente de M. G. H., Epis­ tolae, t. VII b, p. 401, maintient la leçon de P. L. et rejette la correction de Lapôtre. (4) Jaffé-Wattenbach, 2902 et 2905, du 8 mars 868, Epistolae, t. VI, p. 705, 710. Cf. Annales Bertiniani, a. 868. 398 LA RENTRÉE EN SCÈNE DE LA PAPAUTÉ les premières semaines de 868, à la curie, une lettre très pressante l, pour demander que l’on ne touchât pas aux actes de Nicolas Ier. Hadrien lui répondit que rien ne lui demeurait plus sacré à lui-même que la mémoire de son prédécesseur et que ses décisions. Peut-être cependant convenàit-il de recourir à la douceur et d’appliquer quelques tempéraments. L’influence d’Anastase, si opposé à ces mesures, subissait, en ce moment même, une éclipse. Un drame affreux commençait à se dérouler au Latran dont il fut rendu responsable et non sans raison . * Avant d’entrer dans les ordres sacrés — il était devenu sous-diacre en 842, sous Gré­ goire IV, — Hadrien avait été marié ; de ce mariage était née une fille qui, avec sa mère, Stéphanie, continuait à vivre au Latran. Fiancée à un noble Romain, la fille du pape fut enlevée, pendant le carême de 868, par Éleuthère, fils d’Arsène, qui contracta mariage avec elle. Arsène avait pu espérer qu’Hadrien passerait là-dessus comme sur tant d’autres choses ; le pontife fut, au contraire, extrêmement irrité. Arsène jugea prudent de s’enfuir à Bénévent auprès de l’empereur, non sans avoir mis à l’abri le trésor considérable qu’il avait amassé. Il ne tarda pas à mourir, en mécréant d’ailleurs, et sans communion *. Anastase, que compromettaient si fort les exploits de son père et de son frère, trouva le moyen de durer. C’est encore lui qui en mai rédige la correspondance pontificale. Mais la disgrâce était proche. Sur plainte d'Hadrien, la jus­ tice impériale avait été saisie du cas d’Éleuthère. Celui-ci, fou de rage, se livra aux pires excès. Il trouva le moyen d’attirer en un guet-apens la femme du pape, qu’il assassina ; il fit subir le même sort à la fille qu’il avait enlevée et épousée. Ce fut au Latran un long cri d’horreur. Éleuthère, tombé aux mains des missi impériaux, fut exécuté. Mais on accusait son frère Anastase d’avoir été son complice, son instigateur peut-être. Le bibliothécaire de l’Église romaine n’était pas aimé ; on reparla de ses aventures d’au­ trefois, des difficultés qu’il avait suscitées à Léon IV, de sa tentative de 855 pour évincer Benoît III, de la manière trop personnelle dont il avait gouverné sous Nicolas Ier, des violences peut-être, des manigances à coup sûr, auxquelles il avait été mêlé durant l’interrègne. Le pape Hadrien, en un concile réuni à Sainte-Praxède le 12 octobre 868, pro­ nonça l’excommunication contre le tout-puissant ministre 1 2*4. Défense était faite à tous de communiquer avec lui. Vitandus, il s’exposait à un éternel anathème s’il tentait d’exercer un acte quelconque du mi­ nistère ecclésiastique ; défense lui était intimée à nouveau, sous la même peine, de s’écarter de Rome à plus de quarante milles. Plus sévère UN SOMBRE DRAME AU LATRAN (1) (2) ¡3) Bibi. (4) Connue par la réponse d’Hadrien du 8 mai 868 (Jaffé-Wattenbach, 2907, Epùtolae, p.714). Renseignements essentiels dans Annale» Bertiniani, a. 868. Sur les circonstances de sa mort, outre lo récit d’Hincmar, Annale» Bertiniani, a. 868, voir Catinen., t. Ill, p. 139-140 ; cf. Lapôtbe, Jean Vili, p. 41-42. Le texte de la sentence est donné par les Annales Bertiniani (édit. Waitz, p. 94). HADRIEN II 399 condamnation ne saurait se concevoir à l’endroit d’un personnage fort suspect, mais dont en définitive la culpabilité n’avait pas été démontrée. Un an ne se passera pas qu’Anastase ne revienne à la chancellerie. En attendant, l’affaire du divorce de Lothaire allait vers son dénouement. Une solution partielle avait déjà été obtenue dès les premiers mois du règne d’Hadrien; Theutberge, l’épouse délaissée, était parvenue à Rome d’où la volonté de Nicolas Ier l’avait jadis écartée, Hadrien l’avait reçue, avait écouté ses suggestions. Lassée d’une lutte inégale, elle avait demandé une séparation pour laquelle les raisons canoniques ne manquaient point. Volontiers elle se serait retirée en quelque monastère, laissant à Lothaire le droit de garder Waldrade qui, après tout, pouvait bien être sa femme légitime1. Lothaire, de son côté, demandait au pape la faveur d’un entretien ; il y ferait justice de tant de calomnies que l’on faisait courir sur son compte *. Il entendait bien faire triompher la solution dont il ne voulait pas démordre : l’annu­ lation du mariage avec Theutberge, la régularisation de son union avec Waldrade 3. Au printemps de 869, il se décidait à partir pour l’Italie, après s’être entendu avec son oncle, Louis le Germanique. Il voulait ren­ contrer d’abord son frère, l’empereur Louis II, dont il espérait une énergique intervention auprès du pape Hadrien *. Le moment était mal choisi. L’empereur était pour l’instant fort occupé avec les Sarrasins, il attendait à brève échéance des renforts byzantins qui lui permettraient de reprendre l’avantage. Ses missi trouvèrent Lothaire à Ravenne et lui conseillèrent vivement de rentrer dans son pays ; quand les circonstances seraient plus favorables, son frère lui fixerait un rendez-vous. Lothairepassa outre et rencontra finalement Louis II à Bénévent. Engelberge, l’impératrice, s’interposa entre les deux hommes. Il fut convenu qu’elle accompagnerait son beau-frère au Mont-Cassin. On y inviterait le pape Hadrien, avec qui Lothaire pourrait causer. Le pape condescendit à cette démarche. Le 1er juillet, comme préambule sans doute à d’ultérieures négociations, il déférait à Lothaire le jugement de Dieu. Ayant chanté la messe devant lui et arrivé au moment de la communion, il invita le roi à s’approcher sans crainte, s’il avait, comme il le prétendait gardé fidèlement les ordres de Nicolas Ier et n’avait eu, depuis le moment où Waldrade avait été excommuniéé par celui-ci, aucun rapport, ni charnel, ni autre. Au cas contraire, c’était sa propre condamnation qu’il prononcerait, c’était au jugement divin qu’il s’exposait. Le malheureux n’osa pas reculer, comme il aurait dû le faire. Au nombre de ceux qui l’accompagnaient, figurait l’ex-archevêque de Cologne, Gunther; il fut admis lui aussi, L’AFFAIRE DE LOTHAIRE II. L’ENTREVUE DU MONT CASSIN (1) Jaffé-Wattenbach, 2892, Epistolae, t. VII, p.' 695, lettre d’Hadrien à Lothaire II (début de 8681. 2) Réginon, Chronicon, a. 868. t3¡ Annales Bertiniani, a. 869, p. 98. 4 Sur tout ceci : Annales Bertiniani, a. 869 ; cf. Réginon, a. 869. 400 LA RENTRÉE EN SCÈNE DE LA PAPAUTÉ mais à la communion laïque seulement, après avoir déclaré qu’il recon­ naissait la légitimité des sentences portées contre lui par Nicolas Ier. C’était en apparence la réconciliation de tout ce monde avec l’Église. Lothaire eût voulu davantage. Hadrien était aussitôt reparti pour Rome ; il l’y suivit, essayant de lui arracher l’annulation de son premier mariage, à laquelle il tenait par-dessus tout. A la çurie on n’entendait pas pro­ céder avec tarit de célérité. Quelque bienveillance qu’eût montrée le pape, il ne voulait pas trancher une question de cette importance sans s’être copieusement renseigné. Dès ce moment il préparait l’envoi, au delà des Alpes, d’une légation dont ferait partie l’évêque Formose et qui traiterait de cette affaire avec l’épiscopat gallican. Un concile se réunirait à Rome au printemps de l’année suivante, où les représentants de ces évêques, aussi bien que de ceux de Lotharingie et de Germanie, viendraient apporter les avis de leurs commettants. Tout cela allait devenir inutile. Lothaire venait , ... D , . . , , , de quitter Rome au plus fort des chaleurs de l’été. Il n’était pas à Lucques, que les fièvres paludéennes sévissaient dans son escorte ; plusieurs de ses compagnons succombaient. C’était le jugement de Dieu qui commençait. On essaya de faire diligence pour sortir des zones contaminées ; le 6 août on était à Plaisance ; le roi luimême fut atteint, il mourait le surlendemain sans avoir repris connais­ sance. Au Mont-Gassin, il avait « mangé et bu sa propre condamnation ». MORT DE LOTHAIRE II Aussitôt ce fut, sur la Lotharingie, la ruée des ambitions rivales de la France et de l’Allemagne, malgré les protestations de Louis II qui pré­ tendait avoir sur l’héritage de son frère des droits supérieurs à ceux de ses oncles. Le 2 septembre, Charles le Chauve était à Metz, appelé par les grands et par les prélats ; le 9 septembre, dans la cathédrale SaintÉtienne, il était couronné roi par les évêques de Metz, Toul et Verdun, auxquels s’adjoignaient leurs voisins de la province ecclésiastique de Reims, Hincmar en tête *. Dans la pensée de Charles et de tous ces prélats, ce couronnement faisait du roi de France le souverain légitime de toute la région que Lothaire gouvernait au moment de sa mort1 2. Aus­ sitôt après, Charles partait pour Aix-la-Chapelle ; à la fin de l’année on le trouve en Alsace, recherchant l’hommage des grands de la région. En tout cela, Charles et ses conseillers entendaient se laisser guider par la seule raison d’État. Pour l’instant, d’ailleurs, Louis le Germa­ nique semblait négligeable : on le disait malade, mourant peut-être. Mais une autre intervention allait compliquer les choses. L’empereur CHARLES LE CHAUVE, ROI DE LOTHARINGIE (1) Annales Bertiniani, a. 869, où l’on trouvera les allocutions prononcées par l’évêque de Metz et par Hincmar. Voir dans Capitularia, cccii, t. II, p. 456-458, les cérémonies et prières. (2) C’est-à-dire de sa part primitive, au partage de 855, augmentée de la part de la Provence qui lui était échue à la mort de son frère Charles en 863. HADRIEN II 401 Louis II se résignait mal à la faillite de ses espérances et comptait tou­ jours reconstituer au complet les États de son père, Lothaire Ier. Dès avant que lui fussent connus les agissements de Charles le Chauve, il avait obtenu que le pape Hadrien s’interposât. Le 5 septembre, au moment où le roi de France arrivait à Metz, une volumineuse corres­ pondance était signée par le pape, à la rédaction de laquelle on a soup­ çonné que la main d’Anastase, rentré en grâce, n’était pas étrangère 1, car on y usait des expressions les plus rudes qu’eût jamais employées la curie. Ce courrier parvint au roi alors qu’il séjournait à Gondreville, près de Toul, de retour de son voyage à Aix, avant son départ pour l’Alsace. Sans doute fit-il remarquer à l’ambassade romaine qu’elle arri­ vait trop tard et que l’on avait donné à Metz toutes les raisons qui militaient en faveur du rattachement de la Lotharingie à la France de l’Ouest*. Les choses pour l’instant en restèrent là avec le Saint-Siège. D’ailleurs un autre compétiteur, autrement dangereux que le lointain empereur ita­ lien, se présentait, Louis le Germanique, qui n’était point aussi malade qu’on le disait. C’est avec lui que Charles dut négocier une entente qui, après bien des péripéties, fut définitivement signée à Mersen le 8 août 870 ’. La Lotharingie était sectionnée cette fois dans le sens de la largeur : la bande occidentale demeurait à Charles le Chauve, tandis que passait à Louis le Germanique la bande orientale, c’est-à-dire tous les pays compris au delà du Rhin, mais aussi une bonne partie de la région entre Rhin et Meuse, puis entre Rhin et Moselle *. Cette fois la curie romaine se devait d’intervenir auprès des deux rois. Aussi bien Anastase s’y trouvait-il à nouveau, rentré d’un voyage qu’il avait dû faire à Constantinople, non pour le compte du pape, mais pouf celui de l’empereur. Il n’avait pas laissé de s’y occuper beaucoup, du moins à ses dires, des intérêts de l’Église romaine. En passant, il avait réchauffé, à la cour de Bénévent, son zèle impérialiste. On s’en aperçut au ton des lettres qui partirent de Rome à la fin de juin 870 et qui s’adressaient à Charles le Chauve, à ses évêques — Hincmar avait une lettre particulière — et aux grands de son royaume 1 23456 ; on était moins sévère pour le Germanique, dont on n’osait encore incriminer que les PARTAGE DE MERSEN. INTERVENTION DE ROME (1) Il s’agit des lettres Jaffé-Wattenbach, 2917-2921 (Epistolae, p. 717, 719, 720, 721), adres­ sées respectivement aux grands de Charles le Chauve, à ses évêques, à Hincmar en particulier, au roi lui-même, aux grands de Lotharingie. Le P. Lapôtre croit voir dans les textes conservés le style, assez reconnaissable, d’Anastase (op. cit., p. 255, n. 1). Un résumé de ces lettres dans Annales Bertiniani, a. 869. (2) Hincmar les fait valoir dans une lettre au pape écrite postérieurement au partage de Mersen. Voir Hincmar, Epist. xxvn. (3) Capitularia, ccl, t. II, p. 191-192 : pactiones Aquenses ; ccli, p. 193-195 : divisio regni Hlotharii II, (4) Pour fixer les idées, demeuraient à Charles, en partant du Nord : les embouchures de la Meuse, Liège, Maubeuge, Verdun, Saint-Mihiel, Toul, Senones, Besançon, Saint-Claude, Lyon, Vienne, Viviers, Uzès. (5) Jaffé-Wattenbach, 2926, 2927, 2928, 2929. Histoire de l’Église. — Tome VL 26 402 LA RENTRÉE EN SCÈNE DE LA PAPAUTÉ intentions *. Du moins lui remontrait-on avec quelque verdeur qu’il ne devait pas suivre le mauvais exemple de son frère. L’imposante légation qui emportait ce courrier se dirigea'd’abord vers Aix-la-Chapelle, où Louis était encore convalescent d’une grave chute qui, un peu avant les négociations de Mersen, avait failli lui coûter la vie. Il se contenta de prendre acte des demandes que lui présentaient les légats du pape et les missi de l’empereur ; puis il envoya tout ce monde à son frère Charles, qui reçut l’ambassade à Saint-Denis, le jour même de la fête du patron de l’abbaye. Un grand nombre de vassaux étaient groupés autour du roi ; celui-ci voulait en effet les rendre juges de la conduite de son fils Carloman qui, destiné jadis à l’état monas­ tique, ordonné diacre, doté de plusieurs abbayes, n’avàit pas laissé de créer à son père de sérieuses inquiétudes, à tel point qu’au printemps de cette année 870 il avait fallu l’enfermer à Senlis. Les légats ponti­ ficaux intervinrent en sa faveur ; Carloman fut autorisé à revenir à la cour, d’où il ne tarderait pas d’ailleurs à s’enfuir. Sur la question politique, les légats n’aboutirent à rien. Charles se réservait d’envoyer à Rome ses gens qui s’expliqueraient directement avec le pape. Anségise, abbé d’un monastère de la province de Reims, bientôt archevêque de Sens, et un laïque nommé Lothaire partirent chargés de cadeaux précieux. La mission eut un plein succès. Au cours des années suivantes, il ne sera plus guère question de la mainmise du roi sur l’héritage de son neveu. L’empereur d’une part se débattait, au sud de l’Italie, en trop de difficultés pour qu’il lui fût loisible de songer de manière efficace à la succession de Lotharingie. La curie d’autre part dut méditer sur un mémoire qui lui fut remis par Anségise peutêtre et qui émanait d’Hincmar de Reims ’. Répondant du même coup aux lettres pontificales de septembre 869 et de juin 870, l’archevêque, qui avait été mis en cause par la curie, se défendait des noirs desseins qu’on lui avait prêtés et il ne craignait pas de faire le procès de la méthode mise en œuvre dans l’occurrence par le Siège apostolique. Fort habilement, et comme pour se décharger sur d’autres, il narrait comment, au premier bruit du contenu des lettres pontificales, on était, de tous les points du royaume, accouru vers lui. En cette réunion toute spontanée, où dominait l’élément laïque, mais où figuraient aussi des prélats, on avait jugé avec la dernière sévérité l’in­ tervention pontificale Que venaient faire dans une question d’ordre strictement politique ces menaces de sentences ecclésiastiques ? Le pape voudrait-il donc être à la fois évêque et roi * ? C’était aller contre RÉPONSE DE CHARLES LE CHAUVE (1) .Jaffé-Wattenbach, 2930, 2931. (2) Hincmar, Epist. xxvii ; on y trouve le premier exposé en règle de ce que l’on appellera plus tard le gallicanisme politique. (3) Petile domnum apostolicum, ut quia rex et episcopus simul esse non potest et sui antecessores ecclesiasticum ordinem quod suum est, et non rem publicam, quod regum est, disposuerunt, non prae­ cipiat nobis habere regem qui nos... adjuvare non possit (P. L., CXXVI, 181). HADRIEN II 403 tous les précédents. Aux heures difficiles où la papauté se débattait avec les Lombards, à quoi avait-elle recouru ? aux armes spirituelles ? Non ; mais à l’épée de Pépin et des Francs. Sans doute on avait vu Gré­ goire IV s’immiscer plus que de raison aux affaires de l’Empire ; il n’avait pas eu à s’en féliciter. Au fait ces questions se règlent, au dire de la litté­ rature séculière, par la voie des armes. C’est la victoire qui en décide, non les excommunications du pape et des évêques l. Sans doute Hincmar se gardait-il de prendre à son compte des affirmations dont quelquesunes contredisaient au fond ses propres sentiments. Mais il ne pouvait s’empêcher d’ajouter, à l’endroit de la curie, sa petite leçon personnelle. A coup sûr l’autorité du Saint-Siège n’avait pas de partisan plus dévoué que lui ; encore fallait-il qu'elle s’exerçât conformément aux canons ! La curie, pour l’instant, ne chercha point à répondre. Elle n'en fut que plus attentive à surveiller les agissements de Charles le Chauye dans le domaine ecclésiastique, où nul n’oserait discuter sa compétence. Depuis 858, l’église de Laon, dans ía province de Reims, avait pour évêque Hincmar le Jeune *, neveu de l’archevêque de Reims. Orphelin de bonne heure, élevé par son oncle qui avait surveillé de très près son éducation, le jeune homme avait dû à l’archevêque sa promotion à la dignité épis­ copale. Mais, s’il avait cru se ménager ainsi un suffragant commode, le métropolitain s’était bien trompé. De bonne heure le neveu supporta mal les ingérences de l’oncle dans l’administration de son diocèse ; de bonne heure aussi il s’aliéna le roi Charles par ses perpétuelles récrimi­ nations contre les empiétements vrais ou prétendus de la couronne sur les biens relevant de son évêché. A l’été de 868, l’orage finit par éclater. Accusé d’avoir enlevé à des « hommes du roi » certains bénéfices qui leur avaient été attribués, l’évêque fut cité devant le tribunal séculier. Tout au moins devrait-il y envoyer un avocat, qui répondrait pour lui. Il ne ht ni l’un ni l’autre, se contentant d’écrire au roi pour lui exposer ses1 2 AFFAIRES ECCLÉSIASTIQUES DE FRANCE. LE CAS D’HINCMAR LE JEUNE (1) Dicunt {primores} saecularem scripturam dicere, quia omne regnum saeculi hujus bellis quae­ ritur, victoriis propagatur et non apostolici vel episcoporum excommunicationibus. (2) Sur cette affaire d’Hincmar de Laon, la documentation est relativement abondante. Io Les Annales Bertiniani, rédigées pour cette partie par Hincmar de Reims, fournissent un cadre suffi­ sant. — 2° Les lettres d’Hincmar de Reims que l’on trouvera à deux endroits dans P. L., CXXVI, la première section de ce volume reproduisant l’édition de Sirmond, où bien des lettres manquent (il est regrettable que Migne n’ait pas conservé la numérotation de Sirmond) ; la seconde (279-648), essayant de donner les diverses pièces échangées entre les deux Hincmar (il y figure un certain nombre de lettres que Sirmond avait ignorées, et qui ont été publiées d’abord par L. Gel lot). — 3° Le gros traité d’Hincmar de Reims, dit Opusculum LV capitulorum (P. L., CXXVI, 282-494) déjà connu de Sirmond. — 4° Les compilations canoniques d’Hincmar de Laon et ses lettres, ras­ semblées tellement quellement dans P. L., CXXIV, 979-1072. — Une partie importante de ces pièces provient de l’édition des Actes du concile de Douzy, publiée en 1658 par L. Cellot, S. J., qui sont passés dans les collections conciliaires ultérieures, et finalement dans Mansi, t. XVI, col. 572864. La publication de Cellot est malheureusement un fouillis inextricable, où il serait bien désirable que l’on mît de l’ordre ; elle est de plus tendancieuse. Cellot ne cache pas son dessein de réhabiliter Hincmar de Reims qui venait, peu auparavant, d’être pris à partie par G. Mauguin (cf. supra, p. 320, n. 2). Les notes de Cellot s’en ressentent et aussi la Vila H inemori Junioris (Mansi, 688724), qui n’a été reproduite que partiellement dans P. L., CXXIV, 967. 404 LA RENTRÉE EN SCÈNE DE LA PAPAUTÉ raisons de ne pas corrfparoir : il s’agissait en l’espèce, disait-il, d’une cause ecclésiastique échappant à la compétence séculière. Le roi prit fort mal la chose, décréta la saisie des revenus de l’évêque et chargea le comte de Laon, Nortmann, de l’exécution ’. Le premier geste de l’archevêque de Reims fut de se porter au secours de son neveu. Non certes qu’il approuvât toutes les actions de celui-ci ; mais c’était là une de ces questions où il tenait à soutenir les droits de l’Église contre les empiétements laïques. Accompagné du jeune Hinc­ mar, il s’en fut trouver à Pitres le roi Charles et lui remit un volumi­ neux mémoire, qu’il appuya de représentations orales1. L’évêque de Laon, en même temps, déclarait qu’il était prêt à soumettre cette affaire à un tribunal ecclésiastique, mais à condition qu’il fût d’abord remis en possession des biens dont il avait été dépouillé ; faute de quoi il déclarait en appeler au Siège apostolique ’. L’intervention d’Hincmar de Reims et des autres évêques présents à Pitres finit par arranger les choses. On accorda à Hincmar de Laon le tribunal qu’il demandait et il remit de son côté une protestation de fidélité au roi (août 868). Hincmar de Laon n’avait pas joué franc jeu ; il s’était bien gardé de souffler mot, à qui que ce fût, d’une démarche qu’il avait faite à Rome, sitôt que, au début de l’été, on avait procédé contre lui. Il y avait repré­ senté à sa manière la saisie de son temporel. La curie pontificale répondit aussitôt ‘ par deux lettres adressées à l’archevêque de Reims et au roi. L’évêque de Laon, y disait-elle, avait fait vœu de venir à Rome ; il fallait donc qu’il se mît incontinent en route. Nul ne pouvait l’empêcher d’accom­ plir son pieux dessein ; le comte Nortmann devrait le remettre en pos­ session des biens saisis, faute de quoi l’autorité apostolique l’excom­ muniait, lui et tous ceux qui attenteraient aux biens de l’évêque durant son absence. La colère de Charles éclata. Au début de décembre, à l’assemblée de Quierzy, il fit à Hincmar le Jeune une scène violente. Pris de peur, l’évêque s’enfuit à Laon, mais, avec une belle inconscience, continua de maintenir son attitude agressive à l’endroit du souverain. Sommé de venir s’expli­ quer, il refusa. C’en était trop. Au début de 869, sur l’ordre du roi, un fort parti de troupe, où l’on remarquait plusieurs comtes, arrivait à Laon et tentait d’enlever l’évêque de vive force. Les évêques voisins s’interposèrent, il est vrai ; Hincmar put rester à Laon, mais Charles convoqua pour le 24 avril à Verberie un synode où serait ventilée toute cette affaire 6. L’évêque se doutait bien de la façon dont les choses allaient12345 (1) Annales Bertiniani, a. 868. (2) Expositiones Hincmari Remensis ad Carolum regem, dans P. L., CXXV, 1035-1066 ; ces divers documents figuraient, avec d’autres contemporains, en provenance d’Hincmar le Jeune, dans un ms. publié par Cellot en appendice aux Actes de Douzy ; se reporter de préférence à cette édition, Mansi, t. XVI, col. 752-788. (3) Hincmari Laudunensis scedula episcopis et per eos regi porrecta (Mansi, col. 779). On recon­ naît dans son texte la fameuse exceptio spolii, si chère aux Fausses Décrétales. (4) Jaffé-Wattenbach, 2910, 2911, à Hincmar de Reims et à Charles le Chauve. (5) Annales Bertiniani, a. 868-869. HADRIEN H 405 tourner ; il prit ses précautions. Rassemblant le 19 avril son synode dio­ césain, il déclara que, si d’une manière ou de l’autre l’assemblée de Ver­ bene attentait à sa liberté, il retirait à ses prêtres tous leurs pouvoirs, ce qui revenait à soumettre le diocèse de Laon à un véritable interdit l. Encore que nous soyons mal renseignés sur ce qui se passa à Verberie, il est sûr que l’évêque de Laon y fut mis en fort mauvaise posture. Sans doute les efforts de son oncle réussirent-ils à lui éviter une sentence de déposition ; mais Charles le fit garder à vue dans la villa royale de Servais. Pendant ce temps Hincmar de Reims s’efforçait de résoudre la question de l’interdit lancé sur le diocèse de Laon. Finalement, il déclara nul et contraire aux canons le décret porté par son neveu. Celui-ci, on le pense bien, ne restait pas inactif à Servais. Outre qu’il préparait pour sa défense un volumineux mémoire, où il exploitait copieusement le recueil pseudo-isidorien, il mettait le pape Hadrien au courant. Une lettre assez vive fut aussitôt adressée au métropolitain par la curie ; on incriminait Hincmar de Reims de ne pas savoir faire respecter les droits ecclésiastiques ’ ; parallèlement une missive adressée au roi lui reprochait la manière tyrannique dont il se comportait à l’endroit du malheureux évêque 8 ; jamais encore un roi des Francs n’avait reçu de Rome pareille semonce. Charles s’en plaindra amèrement au concile de Douzy. Pour le moment il avait d’autres préoccupations ; il lui fallait s’entendre avec Louis le Germanique pour le partage de la Lotharingie. HINCMAR DE LAON SAISIT ROME C’est seulement après qu’eurent été posés, au printemps de 870, les préliminaires du traité de Mersen, qu’il fut loisible à Charles le Chauve de reprendre en synode l’affaire d’Hincmar de Laon. A Attigny, en mai 870, se réunit le concile des dix provinces qui devait en finir avec l’indomptable évêque, comme aussi avec les agissements de Carloman, le fils du roi 12345.Pour ce dernier, ce fut vite fait : il serait interné à Senlis. Il était plus difficile de calmer Hincmar. De son oncle il tenait l’esprit de chicane et la manie de collectionner les textes. Au métropolitain de Reims il avait fait porter, au cours de l’hiver précédent, la rhapsodie qu’il avait compilée des textes isidoriens. L’oncle ne voulut pas se tenir pour battu. Un pesant mémoire ’, composé par lui, opposait une fin de non-recevoir aux argu­ ments du neveu. Le nouveau droit, celui des Fausses Décrétales, et l’ancien, celui des vieilles collections canoniques, s’affrontaient. LA RÉUNION D'ATTIGNY (1) Sur cette menace et son exécution, voir la série des lettres d’Hincmar publiées par Cellot (Mansi, t. XVI, col. 809-856; P. L., CXXVI, 511-566). (2) Cette lettre manque aux fíegesta de Jaffé-Wattenbach ; des fragments en sont cités par Hincmar dans Epist. xxvn ad Adrianum. Cf. Epistolae, t. VI, p. 723, n. 1. (3) C’est la lettre Jaffé-Wattenbach, 2939, où par distraction le nom d’Hincmar de Reims a été substitué à celui d’Hincmar de Laon. Sur ces deux lettres et leur date, cf. Lapôtre, De Anas­ tasio, p. 260, n. 1 ; et Epistolae, t. VI, p. 723, n. 1. (4) C’était aussi une assemblée politique ; on y traita des préliminaires du traité avec Louis. (5) Opusculum LV capitidurum adversus H incinarum Laudunensem (P. L., CXXVI, 282-494). 406 LA RENTRÉE EN SCÈNE DE LA PAPAUTÉ C’est d’abord autour de tout cela que l’on commença de causer à Attigny \ et, tout spécialement, autour de l’interdit général lancé par l’évêque de Laon et levé par le métropolitain de Reims. Énergiquement travaillé par son oncle, le jeune Hincmar finit par signer une formule générale de soumission tant à son roi qu’à son métropolitain. Il est vrai que, dès le lendemain, il reprenait en détail ce qu’il avait accordé en gros et sommait impérieusement son oncle de lui rendre les privilèges et les droits de son siège. Le métropolitain le prit de très haut et l'affaire recommença de s’embrouiller. Il fallait d’ailleurs tirer au clair une foule de points de détail sur lesquels depuis longtemps des frictions s’étaient produites. Le mieux était de recourir au procédé déjà mis en avant l’année précé­ dente : constituer un tribunal de juges élus d’un commun accord par les parties. Tout allait péut-être s’arranger ; mais le jeune Hincmar avait gardé le souvenir de ce qui s’était passé après Verberie. Plantant là juges, plaignants et témoins, il s’enfuit à Laon. C’est de son nid d’aigle qu’il fit tenir le 2 juillet à son oncle une pièce ’ où il renouvelait l’appel que, disait-il, il avait, deux fois déjà, interjeté devant le pape, et deman­ dait que toute facilité lui fût accordée de se rendre à Rome. Hincmar de Reims ne répondit pas immédiatement. L’évêque de Laon revint à la charge quinze jours plus tard, mais sur un ton plus apaisé ; il faisait appel aux bons sentiments de son oncle et, sans plus parler de voyage à Rome, priait l’archevêque de s’interposer auprès du roi pour lui faire rendre son temporel. Belle occasion pour l’archevêque de rappeler à son neveu et suffragant le mauvais cas où il s’était mis en se soustrayant à un jugement qu’il avait d’abord accepté ! Vainement il chercherait un recours du côté de Rome ; l’appel qu’il interjetait avant que les tri­ bunaux ecclésiastiques locaux eussent prononcé ne pouvait qu’attirer sur lui les censures de l’Église. Il ne lui serait loisible de recourir au SaintSiège que si le concile provincial de Reims était empêché de porter une sentence, ou la portait contre le droit3. Le roi, très occupé à négocier avec son frère au sujet de la Lotharingie, n’était guère disposé à permettre le voyage à Rome d’Hincmar le Jeune ; aux réclamations de la curie et de l’évêque de Laon, il opposait la force d’inertie. C’est à l’automne seulement, après le départ de la mission pon­ tificale qui était venue à Saint-Denis pour essayer de sauvegarder les droits de l’empereur Louis II, que l’on songea à mettre Rome plus exac­ tement au courant. Anségise qui y partit vers la mi-octobre n’était pas seulement chargé par le roi d’expliquer au pape qu’il n’y avait plus à (1) Nous n'avons pas les actes d’Attigny ; outre le récit très bref des Annales Bertiniani, a. 870, il faut tenir compte : 1. D’une Narratio eorum quae post data LV capitula peracta sunt ab utroque Hincmaro, dans Mansi, t. XVI, col. 856-864. — 2. De la lettre d’Hincmar de Reims à son neveu, analysée par Flodoard, Hist. Rem. Ecd., Ill, xxn. Dans ces divers documents nous n’entcndons qu’Hincmar de Reims. (2) C’est la pièce Vos scitis... dans Mansi, t. XVI, col. 862 ; P. L.t CXXVI, 505-506. (3) Epistola Hincmari Rhemensis ad Hincmarum Laudunensem (À L., CXXVI, 494-498). I^a finale est précieuse pour la reconstitution des idées d’Hincmar sur les appels. Il est éviderft qu’il n’admet pas la législation des Fausses Décrétales qui renvoient de piano toute cause épiscopale au pape. La curie constitue seulement un tribunal d’appel, ou plus exactement de cassation. HADRIEN II 407 revenir sur le partage de Mersen ; il devait aussi éclairer la religion de la curie sur le cas d’Hincmar de Laon. Le 25 mars 871 le pape donnait enfin sa réponse, . . . i xx j , xsous forme de deux lettres adressées respective­ ment aux deux Hincmarl. Si sèche que fût la première, destinée à l’ar­ chevêque de Reims, elle n’était pas faite pour lui déplaire. Le pape l’engageait à veiller avec beaucoup de soin sur ses suffragante et à réunir un synode pour porter remède aux abus de ceux-ci ! Jamais l’archevêque n’avait pensé autrement. Quant à Hincmar de Laon, il était chapitré d’importance ; on lui rappelait les canons qui prescrivent l’obéissance des évêques à leur métropolitain. Anségise avait bien travaillé à la curie. Il avait à peine quitté Rome qu’on y voyait, par malheur, arriver des personnages dont l’intervention allait tout remettre en question. C’étaient les chargés d’affaires du fils du roi Charles le Chauve, Carlo­ man. Celui-ci, à peine rentré en grâce, s’était enfui nuitamment de la cour et, à la tête de gens sans aveu, avait semé l’épouvante dans les contrées du Nord-Est. La justice séculière prononça contre ceux de ses partisans que l’on avait pu saisir, et contre d’autres qui furent jugés par contumace, les plus rudes peines ; en même temps l’on sollicitait des évêques des régions dévastées l’excommunication majeure. Les prélats du royaume s’inclinèrent, à l’exception d’Hincmar de Laon, trop heureux de cette occasion de faire pièce au roi. Restait le principal coupable : diacre, moine en rupture de ban, il relevait de la justice ecclésiastique. Le synode de la province de Sens, à laquelle il appartenait par son ordi­ nation, était requis par le roi de prononcer contre lui l’anathème *. Pour prévenir cette sentence, Carloman se pourvut à Rome. Depuis le partage de la Lotharingie, la curie se montrait toujours fort animée contre Charles le Chauve. Intervenir dans ses démêlés avec son fils parut sans doute de bonne politique. Toujours est-il que, le 13 juillet, trois lettres partaient de la chancellerie, rédigées sans aucun doute par Anastase, et adressées respectivement au roi, à ses comtes, à ses évêques *. Le Bibliothécaire cette fois s’était dépassé. Avec une incroyable violence il s’en prenait au roi, plus cruel qu’une bête fauve, disait-il, à l’égard de son fils. Défense formelle était faite aux évêques d’excommunier Carloman ; défense aux laïques de porter les armes contre le fils rebelle, quels que fussent les ordres du roi ‘. RIPOSTE DE ROME LE CONCILE DE DOUZY De telles missives, qui compromettaient l au. ... xr> i « i tonté pontificale sans meme que le pape en (1) Jaffé-Wattbkbach, 2936, 2938, Epistolae, t. VI, p. 734-735 ; deux textes de grande im­ portance pour l'étude du droit des métropolitains. (2) Annales Bertiniani, 870-871. (3) Jaffé-Wattxfcbach, 2940, 2941, 2942. (4) Quisquis vestrum contra Carolomannum castra moverit, arma sustulerit vel laesionis exercitia praeparaverit... non solum excommunicationis nexibus innodabitur, verum etiam vinculis anathe­ matis obligatus in gehenna cum diabolo deputabitur (P. L., CXXII, 1308). 408 LA RENTRÉE EN SCÈNE DE LA PAPAUTÉ fût prévenu x, ne pouvaient que tout brouiller. Elles arrivèrent en France au moment, sans doute, où se terminait le concile de Douzy, réuni au mois d’août pour en finir avec Hincmar de Laon 2. Accusé par le roi de parjure et de félonie, le malheureux ne pouvait plus compter, comme jadis à Pitres, sur l’assistance de son oncle. Celui-ci était excédé des fras­ ques successives de son neveu ; ses griefs s’entassaient en un volumineux mémoire 3, dont la lecture suivit le réquisitoire de Charles. L’épiscopat, dans l’ensemble, était acquis aux vues du souverain et de l’archevêque : il fallait laisser les lois ecclésiastiques suivre leurs cours. Toute cette partie se déroula hors de la présence de l’accusé, que l’on avait inutilement sommé de venir. Ce ne fut qu’après la troisième sommation qu’il se décida à comparaître. Après avoir refusé de parler, il ne sut que maintenir contre ses accusateurs la fameuse exceptio spolii, chère au Pseudo-Isidore, et récuser le jugement de son métropolitain. Son insolence à l’égard du roi fit plus mauvais effet encore. Quand le moment vint d’aller aux voix, il n’y eut personne pour le défendre ; tous furent d’avis qu’il devait être déposé, sauf jugement contraire du Saint-Siège, et ce fut Hincmar de Reims qui prononça la sentence *. Une longue lettre synodale porta l’ensemble de l’affaire à la connaissance du Saint-Siège 6. Sans doute les évêques reconnaissaient que le pape pourrait faire application au cas présent des règles de Sardique 6 : casser la sentence et renvoyer l’af­ faire à un autre tribunal conciliaire. Le mieux serait néanmoins qu’il s’en tînt au jugement de l’assemblée de Douzy. Aussi bien les canons prévoient-ils que c’est dans la province même où se sont commis les crimes qu’ils doivent être jugés. Et le respect du pape à l’endroit des canons n’est-il pas le meilleur moyen pour celui-ci de faire valoir sa propre auto­ rité ? Une lettre d’Hincmar de Reims accompagnait la synodale. L’arche­ vêque confiait au pape tous les1 déboires que lui avait causés son neveu. Actarde, l’ancien évêque de Nantes, maintenant proposé pour le siège de Tours, se mettait en devoir d’emporter à Rome tout ce dossier, quand parvinrent à la cour les fameuses lettres du 13 juillet. L’occasion parut excellente pour donner à la curie la leçon qu’elle méritait. Actarde, en même temps que les Actes de Douzy, emporterait aussi une lettre personnelle du roi à l’adresse du pape Sans faire aucune allusion à1 234567 (1) Le P. Lapôtre suppose que ces lettres ne sont pas passées sous les yeux du pape. De Anastasio, p. 264. L'hypothèse n’a rien que de très vraisemblable. Voir infra, p. 411, n. 1. (2) Actes à peu près au complet (il manque quelques passages au début) dans Mansi, t. XVI t col. 578-688, qui reproduit l’édition de L. Cellot. Le manuscrit primitif les divise en cinq parties : 1. L’acte d’accusation du roi. — 2. Le mémoire d’Hincmar de Reims en 35 chapitres. — 3. Les avis exprimés par chaque évêque. — 4. La discussion avec l’accusé, se terminant par le prononcé de la sentence. — 5. Les deux lettres adressées au pape par les conciliaires et par Hincmar. — Tout cet ensemble est d’un puissant intérêt au point de vue de l’histoire du droit canonique. (3) Ne pas le confondre avec le mémoire en 55 chapitres : celui-ci n’en a que 35. (4) On la trouvera aussi dans P. L., CXXVI, 634. (5) Dans P. L., ibid., 635 et suiv. (6) C’est, de toute évidence, Hincmar qui tient la plume ; sur sa conception des appels à Rome, cf. supra, p. 406, n. 3. (7) P. L., CXXIV, 876-881. Il y a bien des chances que la lettre ait été rédigée par Hincmar ; comparer celle-ci à la lettre analysée ci-dessus, p. 402. HADRIEN H 409 l’affaire même de Carloman, Charles, en termes très vifs, se plaignait des procédés dont usait depuis quelque temps la curie. Jamais, depuis qu’il y avait des rois des Francs, on ne leur avait parlé sur ce ton. C’était à croire que ces diverses lettres n’avaient pas été dictées par le pape luimême et qu’un autre avait agi en son nom, sans même le prévenir *. Parjures, tyrannie, perfidie, tels étaient les crimes que l’on relevait contre le roi sans avoir aucune base pour de si graves accusations. Quoi ! la curie avait eu l’audace de lui proposer d’être le gardien-séquestre des biens de l’église de Laon ! Qu’elle le sache lies rois des Francs ne se sont jamais regardés comme les vidâmes des évêques, mais comme leurs seigneurs et leurs souverains. Quoi qu’il en fût d’ailleurs, jamais, lui vivant, Hincmar ne remonterait sur le siège de Laon ; le roi avait trop longtemps souffert des insolences de cet évêque ; celui-ci venait d’être régulièrement condamné par ses pairs. On verrait bien si le Siège apos­ tolique oserait défaire ce qui avait été fait à Douzy ! Trop de rancœur, sans doute, en cette lettre que l’on aimerait plus sereine ! Mais Actarde, selon toute vraisemblance, avait aussi reçu des instructions verbales. Il s’efforcerait d’attirer l’attention du pape-sur les procédés dont usait sa chancellerie. Malheureusement il avait lui-même des intérêts à ménager ; il ne sut pas faire montre de la fermeté qui s’imposait. Vit-il même le pape ? On ne le sait. En tout cas, on lui mit entre les mains, le 26 décembre, deux lettres à destination des conciliaires de Douzy et du roi *. Loin d’apaiser le différend, elles ne faisaient que verser de l’huile sur le feu. Sans doute la forme était moins dure que dans les missives précédentes ; sans doute encore l’affaire de la translation d’Actarde de Nantes à Tours était réglée comme l’avait demandé l’Église gallicane. Il n’empêche que, sur l’affaire d’Hincmar de Laon, les lettres pontificales prenaient le contre-pied de ce qui avait été dit outre-monts. Les conciliaires avaient rappelé l’exis­ tence de la procédure de Sardiqùe ; la curie déclarait que c’était à Rome seulement, en synode romain, que la cause de l’évêque de Laon pouvait être ventilée 3. Le roi avait déclaré que, lui vivant, Hincmar ne remettrait pas le pied à Laon ; le pape déclarait — du moins le lui faisait-on dire, — que, lui vivant, la déposition de l’évêque ne serait jamais regardée comme acquise, à moins que l’affaire n’eût été jugée et terminée à Rome. Une fois de plus deux jurisprudences, deux droits, s’opposaient. LES GRIEFS DU ROI PORTÉS A ROME. RÉPONSE DE LA CURIE (1) Voir col. 879. (2) Jaffé-Wattenbach, 2945, 2,946. (3) Jubemus ipsum Hincmarum... ad nostram venire praesentiam. Quo sane veniente, veniat pariter accusator idoneus... et tunc in praesentia nostra et totius sedis Romanae synodali collegio, causa illius prudenti ventilata examine ac diligenter inquisita... sine prolelalionc aliqua finietur. — On remarquera Íes mêmes exigences tout au long de l’affaire photienne. 410 LA RENTRÉE EN SCÈNE DE LA PAPAUTÉ Au palais et à Reims, ce fut de la stupeur. Nous avons conservé les deux lettres qui, presque aussitôt, en partirent, rédigées, l’une et l’autre, par la plume d’Hincmar. Parlant au nom des conciliaires de Douzy, l’une de ces mis­ sives 1 insistait vivement, avec textes à l’appui, sur les prescriptions de l’ancien droit, relatives aux procès d’évêques. En jugeant Hincmar de Laon malgré son appel, vrai ou prétendu, au Siège apostolique, le synode s’était strictement conformé aux règles qui veulent que la cause soit jugée là même où le délit a été commis. Que, la sentence rendue, le condam­ né fît appel à une juridiction supérieure, libre à lui ; mais le premier tri bunal était parfaitement dans son droit quand il connaissait de l’affaire. Si la curie avait étudié avec tant soit peu d’attention les protocoles de Douzy, elle aurait vu que tout s’y était passé selon les règles. La lettre rédigée au nom de Charles le Chauve * se développait en un long mémoire ’, qui ne craignait pas de mettre en cause le rédacteur de la lettre pontifi­ cale. C’est contre celui-ci que, soit prudence, soit conviction, se formulaient les plaintes véhémentes du roi, lequel professait toujours à l’endroit du pontife les mêmes sentiments de respect affectueux, mais distin­ guait expressément entre la personne vénérée d’Hadrien et le diclalor de ses lettres. Comment ! après avoir prétendu dans les lettres précé­ dentes constituer le roi de France administrateur-séquestre des biens de l’évêché de Laon, on entendait maintenant le tenir pour responsable si un évêque condamné régulièrement ne se rendait pas à Rome ? Jamais injonction pareille ne s’était adressée aux rois des Francs, si haut que l’on remontât dans l’histoire. A Brunehaut, à Théodebert, à Thierry, quand Grégoire le Grand demandait quelque chose, c’était sur le ton de la solli­ citation courtoise. Au souverain qui tient de Dieu son pouvoir 4, c’est de cette manière qu’il convient de s’adresser. On ferait bien, à la chan­ cellerie apostolique, de s’inspirer de ces précédents, de se pénétrer aussi du respect nécessaire a l’endroit des canons. Au témoignage même du pape Léon, le privilège de Pierre ne demeure pas, si le jugement n’est pas conforme à l’équité B. L’on exigeait à Rome que se présentât en curie un accusateur idoine : eh bien ! le jour où son neveu, l’empereur, lui en donnerait licence, le roi de France se transporterait personnellement à Rome pour se constituer partie contre l’évêque félon. Muni de ces lettres, Actarde reprit le chemin de Rome. Cette fois il réussit à les remettre à Hadrien lui-même qui en fut très ému. Il était bien vrai, de fait, que le pape n’avait pas eu communication des Actes de Douzy, vrai aussi que des lettres étaient parties de la curie, dont il n’avait CONTRE-RIPOSTE DE CHARLES LE CHAUVE ET D’HINCMAR (1) Mansi, t. XVI, col. 569-571 ; la seule pièce du concile de Douzy que connût Sirmond ; elle n'est pas dans les Acta publiés par Cellot. (2) P. L.,-CXXIV, 881-896. (3) Aussi était-elle rédigée, contrairement aux règles, sur un cahier (quaterniunculus), ce dont une lettre ouverte adressée au pape s’excuse [ibid., 896). (4) Me regem a Deo constitutum et gladio ex utraque parte acuto, .insignitum,jubet ut...(col. 889 C). (5) Col. 894. HADRIEN II 411 pas eu connaissance. Une lettre secrète — qu’Anastase ne lirait pas — fut remise à l’archevêque de Tours ; elle expliquait tout cela et fournis­ sait des excuses pour ce qui s’était passé l. Elle contenait aussi des satis­ factions plus substantielles. L'affaire d’Hincmar de Laon, d’abord, serait réglée conformément à la jurisprudence canonique. Puisqu’il avait appelé à Rome, il y viendrait donc et on lui donnerait connaissance de toutes les charges ’qui pesaient sur lui. Que s’il persistait dans son appel, on lui accorderait des juges élus, mais de la province elle-même où il avait été accusé * ; en aucun cas il ne serait admis à faire valoir l’exceplio spolii. L’archevêque de Reims dut goûter, à lire ces lignes, une satisfaction sans mélange : jamais le droit dont il s’était fait le champion intéressé n’avait remporté une telle victoire. Au palais, ce fut un autre passage de la lettre pontificale qui retint surtout l’attention. Avec d’infinies précautions le pape expliquait que la succession à l’Empire pouvait s’ouvrir incessamment — Louis II n’avait pas d’héritiers directs—. Des ambitions rivales ne manqueraient pas de surgir ; le pape devrait se prononcer. Lui offrît-on de l’or à la pelle, on ne le déciderait pas à donner la couronne impériale à un autre qu’au roi de France. Cette assurance correspondait trop bien aux préoccupations de Charles le Chauve pour ne pas lui faire passer condamnation sur les premières lignes de la missive d’Hadrien. L’incident était clos, du moins provisoirement. L’affaire de Carloman n’allait pas tarder à recevoir une solution définitive ; à attendre davantage, Hincmar de Laon ne gagnerait rien lui non plus. Les avances discrètes, mais , , , , fermes, du pape à Charles le Chauve dans l’affaire de la succession impériale ne devaient pas être abso­ lument spontanées. Depuis l’automne de 871 on se préoccupait, en France et en Germanie aussi, de cette éventualité. Sitôt après l’attentat de Bénévent où J’empereur Louis avait failli laisser la vie *, Charles et son frère Louis le Germanique s’étaient, chacun de son côté, rapprochés de la frontière italienne. Puis, au cours de l’hiver suivant et même assez avant dans l’année 872, l’impératrice Engelberge, personne fort remuante, s’était beaucoup agitée, sollicitant une entrevue avec le roi Charles et négociant secrètement, en sens diamétralement opposé, avec le Germa­ nique. A celui-ci elle avait même arraché — moyennant sans doute des assurances pour l’avenir — la promesse que seraient rétrocédées à Louis II les parties de l’héritage de Lothaire à lui attribuées par le traité de Mer-1 23 , AUTOUR DE LA SUCCESSION IMPÉRIALE (1) Jaffé-Wattenbach, 2951, texte dans Epistolae, p. 743. Elle est accablante contre Anastase et le P. Lapôtre en fait avec raison le point de départ de son réquisitoire contre le trop fameux bibliothécaire. « Si quaedam litterae delatae vobis surd aliter se habentes in superficie, vel subreptae, vel a nobis infirmantibus extortae vel a qualibet persona confictae, durius aut acrius mordaciter sonan­ tes, id tamen nobis fixum semper mansit in mente quod vobis significavimus devote ». (2) C’est proprement la règle de Sardique ; les instances et, il faut bien le dire, la science cano­ nique d’Hincmar de Reims avaient eu raison de la jurisprudence de la curie. Ce triomphe fut éphémère. (3) Cf. supra, p. 302. 412 LA RENTRÉE EN SCÈNE DE LA PAPAUTÉ sen l. Toutes ces intrigues finissaient par se découvrir et Charles le Chauve n’était pas sans inquiétude sur la manière dont éventuellement se régle­ rait la succession de Louis II. Ainsi les questions politiques se posaient-elles, plus aiguës que jamais, à la cour pontificale à l’été de 872. On le vit bien à la fête de la Pentecôte. Louis II reparut à Rome. Lors de sa retraite peu glorieuse de Bénévent sur Ravenne au mois d’août de l’année précédente, il n’avait pas osé s’y présenter. Il avait seulement prié le. pape de se porter à sa rencontre, espérant obtenir par l’autorité apostolique d’être délié du serment qu’il avait fait pour s’échapper sain et sauf de Bénévent. Il rentrait main­ tenant dans la ville impériale, décidé à tirer vengeance d’Adalgis, le duc félon. Soit pour bien montrer que Louis gardait toujours sa confiance, soit pour rendre évident que l’autorité pontificale tenait pour nul un serment extorqué par la violence, le pape voulut le couronner à nouveau dans la basilique de Saint-Pierre ; puis une procession solennelle conduisit, à travers toute la ville de Rome, le pape et l’empereur au palais du Latran *. S’il en faut croire Réginon de Prüm, une réunion du sénat romain aurait déclaré Adalgis tyran et ennemi de la République. Le pape, de son côté, aurait par l’autorité de Dieu et de saint Pierre expli­ citement délié l’empereur du serment prêté à son infidèle vassal1 23. En tout état de cause ce renouvellement à Louis II du couronnement impé­ rial est un des derniers actes d’Hadrien que nous connaissions. Il mourut à une date qu’il est impossible de préciser entre la mi-novembre et la mi-décembre 4. Héritier de la politique de Nicolas Ier, héritier aussi, pour son malheur, du même personnel qui tenait la chancellerie pontificale, Hadrien II, qui était déjà un vieillard à son arrivée au siège pontifical, n’avait pas l’énergie suffisante pour imposer les solutions de son prédécesseur. Les succès relatifs qu’il remporte en Orient ne peuvent faire oublier les reculs auxquels il fut contraint, en Occident : dans l’affaire du divorce de Lo­ thaire, il fut sur le point de céder ; dans la question de la succession de Lotharingie, il dut, après de solennelles protestations, abandonner la partie ; l’attitude prise par sa chancellerie da'ns les affaires d’Hincmar de Laon fut telle qu’au dernier moment il apparut comme un vaincu. Bien des déboires peut-être lui eussent été épargnés si, dès les premiers mois de son pontificat, il avait pu mettre définitivement à la raison le trop fameux Anastase le Bibliothécaire. (1) Annales Bertiniani, a. 871, 872. (2) Annales Bertiniani, a. 872. (3) Réginon, Chronicon, a. 872 ; le chroniqueur, il est vrai, met cet acte pontifical au compte de Jean VIH ; mais il y a sans doute erreur de nom, Jean VIII n’a été élu que dans les tout der­ niers jours de 872. (4) Jaffé-Wattenbach, p. 375 ; le Liber pontificalis, si abondant pour Je début du pontificat, s’interrompt brusquement sur le récit des événements orientaux de 870. CHAPITRE XIV LA FIN DE L’EMPIRE CAROLINGIEN * § 1. — Jean VIII et Charles le Chauve. Ce n était pas un jeune homme que 1 archir ■ i .1 • j i diacre Jean qui, au lendemain de la mort d’Hadrien II, fut élu pour lui succéder. Il y avait une quarantaine d’an­ nées au moins que ce Romain d’origine exerçait au patriarchium d’im­ portantes fonctions. Dépositaire des secrets du pape Nicolas Ier, il avait vu, semble-t-il, son influence baisser sous le pontificat d’Hadrien ; il n’en restait pas moins une puissance et, dans les graves conjonctures que traversait la chrétienté, on sentait à Rome le besoin d’une main expérimentée. En l’absence d’un récit détaillé de l’élection pontificale, on ne saurait dire si de graves compétitions se produisirent. Quatre ans plus tard, le nouveau pape incriminera très vivement la conduite tenue en l’occurrence par Formose, évêque de Porto. N’ayant pas réussi à devenir, comme il s’en était flatté, patriarche de Bulgarie, celui-ci aurait essayé d’échanger contre le siège de Rome son évêché suburbicaire, trop peu reluisant à son gré. Les canons interdisaient ce passage d’un siège . ÊLECTION DE JEAN VIII (1) Bibliographie. — I. Sources. — La correspondance de Jean VIII est la source essentielle. Elle est particulièrement abondante par suite de la conservation partielle du registre pontifical Z‘ pour les six dernières années. Sur les destinées de ce registre, voir l’étude du P. Lapôtre, dans son Jean VIII, p. 1-29. Pour les premières années du pontificat on dispose d’extraits assez copieux recueillis par les canonistes pontificaux du xie siècle. Le tout édité au mieux dans M. G. H., Epis­ tolae, t. VII, par E. Caspar (fase. 1er, 1912) et Laehr (fase. 2, 1928). Les nouveaux éditeurs ont, de ce chef, bouleversé en plusieurs endroits les Regesta de Jaffé (1er édit.) et de Jaffé-Ewald ; voir, p. xv-xxn, le Registrum Joannis VIII. Nous nous sommes généralement rallié à leur chronologie. — Il n’y a pas de notice de Jean VIII dans Je Liber pontificalis qui saute d’Hadrien II à Étienne V. Pour Marin et Hadrien III, ni notice au Liber pontificalis, ni correspondance. Les quelques indications restantes se rapportent surtout à l’affaire photienne (voir infra, p. 498).— D’Étienne V il s’est conservé au Liber pontificalis une notice, qui,très copieuse pour les premiers moments, tourne court très vite après ; fragments du registre recueillis par les canonistes du xi® siècle ; quelques lettres au complet relatives aux affaires d’Allemagne, deux lettres relatives aux affaires orientales, gardées en grec dans les collections conciliaires ; le tout dans M. G. H., Epistolae, t. VII, fase. 2, édit. 1928 (E. Caspar et G. Laehr). Les Annales Bertiniani, Fuldenses, etc. ; le Chronicon de Réginon de Pruem ; VHistoria Lango­ bardorum d’ERCHEMBERT fournissent des renseignements abondants ; on les trouve rassemblés, selon l’ordre chronologique, dans L M. Watterich, Pontificum romanorum vitae, Leipzig, 1862, t. I, qui commence avec Jean VIII. — Le Libellus de imperatoria potestate (P. L., CXXXIX, 49-56), manifeste spolétain (cf. Lapôtre, op. cit., p. 171-202Ì, est à utiliser avec précaution. — Pour les rapports avec la France, documentation abondante dans les textes conciliaires et les écrits d’Hincmar. II. Travaux. — Outre les ouvrages généraux déjà cités : Balan, Il pontificato di Giovanni Vili, Rome, 1880 ; Gasquet, Jean Vili et la fin de l'Empire carolingien, dans l’Empire byzantin et la monarchie franque, Paris, 1888 ; mais surtout A. Lapôtre, L'Europe et le Saint-Siège à l’époque carolingienne, t. I, Le pape Jean Vili, Paris, 1895 (l’ouvrage n’a pas été continué) ; R. Poupardin, Le royaume de Provence sous les Carolingiens, Paris, 1901. 414 LA FIN DE l’empire CAROLINGIEN à un autre ; c’était la raison pour laquelle ni le pape Nicolas, ni son successeur n’avaient autorisé l’installation définitive de Formose en Bulgarie. L’évêque de Porto se résigna, du moins en apparence, à son échec et demeura, ou feignit de demeurer, aux premiers temps, un auxi­ liaire loyal de la politique de Jean VIII. Pour l’instant le nouveau pape, . , , , _ ,. .. qui, malgré son grand age, était doué d’une énergie peu commune, n’avait qu’à continuer la politique de collaboration cordiale avec l’empereur Louis II, pratiquée par la curie pendant les années précédentes. Aussi bien était-ce le seul moyen de mettre Rome à l’abri des attaques sarrasines qui, malgré les succès remportés par l’empereur, ne laissaient pas de demeurer le grand danger *. Le plus pressant était de rétablir en Italie méridionale l’union des chrétiens contre les infidèles. Ce n’était pas chose facile. L’em­ pereur conservait un cuisant souvenir des avanies qu’en 871 lui avait fait subir le duc de Bénévent, Adalgis. Celui-ci, de son côté, s’était allié aux Byzantins d’Otrante. Jean VIII, « compère » d’Adalgis, inter­ posa sa médiation et, au cours d’un voyage en Campanie, ménagea une trêve entre le vassal révolté et son suzerain *. JEAN Vili ET L'EMPEREUR LOUIS A l’endroit des deux oncles de l’empereur, le roi de France et celui de Germanie, le pape observa la même attitude que son prédéces­ seur. Encore, ce dernier, quand il avait été vraiment lui-même, avaitil fini par laisser tomber l’affaire de la succession de Lotharingie. La curie la faisait revivre maintenant avec une rudesse qui rappelait les plus mau­ vais moments de 870. La lettre adressée aux premiers mois de 873 à Charles le Chauve ressemblait à celles dont s’étaient jadis si fort émus lé roi de France et ses conseillers ecclésiastiques ’. Jean VIII y parlait même de se transporter de sa personne au delà des Alpes, pour y faire sentir au roi toute la sévérité de la discipline ecclésiastique. JEAN Vili ET CHARLES LE CHAUVE Sur ce meme point de la suc, ,, . . T . , cession lothanngienne, Louis le Germanique était pour l’instant inattaquable. Au cours de 872, dans une entrevue avec l’impératrice Engelberge, il avait, disait-on, restitué à son neveu la part que lui attribuait le traité de Mersen 4. Toutefois, dès 874, le pape fera de vifs reproches aux fils du Germanique, Louis le Jeune et Charles d’Alémanie (celui que l’on appellera plus tard Charles le Gros), parce qu’ils occupent indûment les possessions du feu roi de Lotharingie JEAN VIII ET LOUIS LE GERMANIQUE (1) Jaffé-Wattenrach, 2966, Epistolae, t. VIT, p. 279 (lettre de Jean à l’impératrice Engelberge, lui parlant des préparatifs militaires qu’il fait contre les Sarrasins). (2) Annales Bertiniani, a. 873. (3) Jaffé-Wattenbach, 2961, Epistolae, t. VII, p. 276. (4) Annales Bertiniani, a. 872. Cf. supra, p. 411. JEAN Vili ET CHARLES LE CHAUVE 415 qui en justice reviennent à l’empereur Louis*. Au début du pontificat, ce sont pourtant des affaires d’ordre strictement ecclésiastique qui amènent des difficultés entre Louis le Germanique et la curie. Nous aurons à dire plus longuement les efforts faits par Jean VIII pour soustraire à l’emprise allemande les missions organisées en terres slaves par le grand convertis­ seur Méthode. C’est tout spécialement autour de cette question que rou­ lent les lettres parties de Rome en mai 8731 ; c’est elle que doivent régler les légats pontificaux expédiés à cette même date en Germanie ’. Plus à l’est, l’attitude que recommençait à prendre en Bulgarie le patriarche de Constantinople Ignace préoccupait aussi le Saint-Siège. Mais l’heure n’était pas encore venue de l’éclat définitif. En aucune affaire, d’ailleurs, la curie n’entendait laisser prescrire les droits du Siège apostolique. La longue vacance des métropoles de Trêves et de Cologne avait pris fin par une action directe de l’autorité civile. Au moment où, en 869, il occupait toute la Lotharingie, Charles le Chauve avait fait élire au premier de ces archevêchés l’abbé de Mettlach-surSarre, Bertolf, neveu de l’évêque de Metz, Adventius. La difficulté était plus grande pour Cologne ; si Theutgaud de Trêves était mort depuis quelque temps, le titulaire de la capitale rhénane, Gunther, conti­ nuait à maintenir ses droits 4. Pour le remplacer, Charles le Chauve avait fait choix d’Hilduin, abbé de Saint-Omer, qui, surpris par la brusque arrivée de Louis le Germanique, n’avait pu prendre possession. Dans le camp allemand on avait en toute hâte élu, installé, consacré un prêtre de Cologne, Willibert, que Gunther avait fini lui aussi par,reconnaître. Il va sans dire que Rome n’avait pu donner aussitôt ni à Bertolf ni à Willibert la confirmation que signifiait la remise du pallium. La chose avait traîné en longueur sous Hadrien II. Une sommation péremptoire fut adressée en 873 par la chancellerie de Jean VIII tout à la fois à Bertolf et à Willibert que l’on invitait à se rendre à Rome sans délai. L’une et l’autre affaire finit par s’arranger *. On mit vraisemblablement de part et d’autre un peu de bonne volonté et le pape Jean VIII, dans une lettre adressée sans doute vers le même temps au roi de Germanie, ne se privait pas d’exprimer sa satisfaction de l’obéissance qu’il obtenait des divers souverains ’. De cette docilité le besoin „ , . .. . allait se faire sentir plus que jamais en cette année 875, la troisième du pontificat de Jean VIII, L'OUVERTURE DE LA SUCCESSION IMPÉRIALE (1) Jaffé-Wattenbach, 3000. (2) Jaffé-Wattenbach, 2970, 2971, 2975. (3) Jaffé-Wattenbach, 2976, cf. 2977, 2979, 2980. Ces divers textes ne sont que de très courts fragments. (4) Il ne mourra qu’en 871, à Xanten. Cf. Duemmler, op. cil., t. II, p. 368. (5) Jaffé-Wattenbach, 2982 et 2986 ; cf. Jaffé-Wattenbach, 2988. (6) Jaffé-Wattenbach, 2990, Epistolae, t. VII, p. 291 : « Ecce Graecorum imperator apostólicas Sedis decretis obtemperat, ita ut et ipsorum patriarcharum sive casum sive statum (id ipsius sententiae moderetur intuitum. Ecce omnis fidelium ubique coetus gaudent, si in controversiis ubique nonnum­ quam accidentibus ejus meruerint adipisci decretum ». L’allusion aux succès remportés par la curie dans les affaires orientales est transparente. 416 LA FIN DE L’EMPIRE CAROLINGIEN où s’ouvrit la succession impériale, par la mort, le 12 août, de Louis II, qui ne laissait point d’héritier mâle. Jusqu’à présent la couronne impé­ riale s’était transmise en vertu du principe d’hérédité, non sans quelque assentiment des représentants, plus ou moins authentiques, plus ou moins qualifiés de la nation des Francs, mais hors de toute participation du pouvoir pontifical. Par ses évêques et ses abbés présents aux grandes assemblées, l’Église était intervenue, sans doute, mais au même titre que les grands de l’Empire et pour les mêmes raisons. L’autorité ponti­ ficale, toutefois, si elle était demeurée inactive dans la désignation du titulaire de la couronne impériale, n’àvait pas laissé de jouer un rôle, et très voyant, dans l’action extérieure qui faisait l’empereur1. Il s’était créé, en faveur de la papauté, une sorte de droit que nul, au dernier quart du ixe siècle, n’aurait pu contester. Du fait qu’il n’y avait pas d’em­ pereur au sens plein du mot sans une intervention du pape, il était assez naturel de conclure que celui-ci avait quelque droit à examiner les titres de l’homme à qui on lui demandait d’accorder la consécration suprême de l’Église. Cet examen, jusqu’en 875, avait été sans doute réduit au minimum. Mais de nouvelles circonstances imposaient à présent d’autres obligations. Quel était, en l’absence d’héritiers directs de l’empereur défunt, le personnage à qui il conviendrait d’assurer la succession ? L’Église romaine et son chef pouvaient d’autant moins se désintéresser de ce grave problème que l’Empire avait été dès l’abord considéré par tous comme ayant pour attribution principale la sauvegarde de la chré­ tienté. Plus précisément, les intérêts immédiats de l’Église de Rome et de l’État qui s’était formé autour d’elle apparaissaient comme les objets les plus dignes de l’attention de l’empereur. On comprend qu’en de telles conjonctures la curie pensait avoir son mot à dire — et un mot décisif — dans le choix du futur empereur d’Occident. On n avait pas, d ailleurs, attendu à Rome que . ,’ • tt > e, „ ,■ la succession de Louis Ils ouvrît efïectivement, pour réfléchir à ce qu’il conviendrait de faire en l’occurrence. La dernière lettre d’Hadrien II à Charles le Chauve montre que, dès 870, des in­ fluences diverses s’exerçaient à Rome qui poussaient le pape à reconnaître comme successeur éventuel de Louis II tel ou tel représentant de la lignée de Charlemagne. Dès ce moment, la branche allemande, d une part, la branche française, de l’autre, s’efforçaient de faire prévaloir leur candi­ dature à la couronne impériale. S’il faut en croire des propos tenus plus tard par Jean VIII, c’est du temps même de Nicolas Ier que l’attention de la curie avait été attirée sur tout ceci, et le grand pape n’aurait pas fait mystère de la sympathie qu’il éprouvait pour le roi de France . * Louis II était à peine enterré dans l’église Saint-Ambroise de Milan, que Jean VIII, réunissant les principaux ecclésiastiques de Rome et12 LES CANDIDATURES . (1) Cf. supra, p. 164, 204, 207, 282. (2) Jaffé-Wattenbach, 3019, Epistolae, t. VII, p. 311. JEAN VIH ET CHARLES LE CHAUVE 417 des environs, ainsi que le sénat romain, leur faisait acclamer Charles le Chauve comme futur empereur L Les évêques Gauderich de Velletri, Formose de Porto, Jean d’Arezzo étaient immédiatement envoyés en France pour inviter le roi à se rendre d’extrême urgence au tombeau des saints apôtres *. Presque à la même date (août 875), se réunissaient à Pavie, en présence de l’impératrice Engelberge, les grands du royaume d’Italie. Mais l’assemblée se divisa, les uns proposant de faire appel à Louis le Germanique, les autres lui préférant le roi de France ’. Cette incertitude devait favoriser le plus rapide des deux concurrents. D’ail­ leurs, comme si elle voulait encore accroître la confusion, Engelberge mandait à Carloman que l’heure était venue de mettre à exécution les désirs de l’empereur défunt *. Charles le Chauve n’avait pas perdu son temps en délibérations. Il était à Douzy quand lui arriva la nouvelle de la mort de son neveu. Dès le 1er septembre, après avoir réuni son conseil à Ponthion et assigné Langres comme point de concentration, il pouvait partir de cette dernière ville dans la direction du Valais. Rapidement il passait le grand SaintBernard ; le 29 septembre il était à Pavie, où sans doute il rencontrait ■ les envoyés de Jean VIII ; il y était reconnu par une grande partie de la noblesse du royaume 5. Les Allemands arriveraient trop tard. Charles le Gros, troisième fils de Louis le Germanique, débouchait le premier des Alpes, mais avec des forces insuffisantes et qui ne surent que piller les monastères 6. Il suffit à Charles le Chauve de se montrer pour lui faire reprendre le chemin de l’Alémanie. Carloman, frère aîné de Charles, qui arrivait par le Brenner, fut également contraint de repartir ’. Le chemin de Rome était libre ; le 25 décembre 875, anniversaire du jour où Char­ lemagne son aïeul avait été proclamé auguste, Charles le Chauve, à Saint-Pierre, recevait de Jean VIII Ponction sainte et la couronne qui faisaient de lui l’empereur des Romains. S’il fallait en croire le Libellus de imperatoria palesiate 8, le nouvel empereur aurait payé cher le titre assez vain dont il allait désormais se parer. Le pouvoir impérial comportait, avec un droit de regard assez mal défini sur les élections pontificales, une mainmise fort efficace sur le gouvernement des États de l’Église et spécialemen' sur l’administra­ tion de la justice. C’est à ces prérogatives que Charles le Chauve aurait DESCENTE DE CHARLES LE CHAUVE EN ITALIE. LE COURONNEMENT IMPÉRIAL (!) Jaffé-Wattenbach, 3019, Epistolae, p. 311, voir la note 3 ; cette lettre est adressée non à Charles d’Alémanie (Charles le Gros), comme le porte le Jaffé, mais à Charles le Chauve, ainsi que le montre bien Lapôtre, Jean VIII, p. 246, n. 1. (2) Actes du concile de Ponthion, i (Mansi, t. XVII, col. 308). (3) André de Bergame, Chronique, xix, dans M. G. H., Script, rer. langob., p. 229. (4) Libellus de imperatoria potestate, dans P. L., CXXXIX, 55. (5) Annales Bertiniani, a. 875. (6) Cf. Jaffé-Wattenbach, 3084 (27 mars 877)). (7) Annales Fuldenses, a. 875 ; le narrateur est très hostile à Charles le Chauve. (8) Loc. cit., 50-56. Histoire de l’Église. — Tome VI. 27 418 LA FIN DE L’EMPIRE CAROLINGIEN renoncé, donnant par là au souverain pontife une autonomie qu’il n’avait guère connue aux époques antérieures. En même temps, il aurait aban­ donné au pape les revenus fort considérables de trois grands monastères, dont la célèbre abbaye de Farfa, jusque-là tributaires du royaume italien. Pis encore ! une partie du comté de Spolète, qui continuait à relever au moins nominalement de ce même royaume, aurait été rattachée directe­ ment à l’État pontifical. Il y a peu de choses à retenir de ces griefs ; s’il est vrai que le Libellus soit des dernières années du ixe siècle et qu’il traduise les revendications, à cette date, de la maison de Spolète, arrivée à la dignité impériale, il reste que l’auteur a singulièrement exagéré les concessions faites par le nouvel empereur à l’autonomie pontificale et non pas, d’ailleurs, à l’époque même du couronnement, mais quelques mois plus tard, au concile de Pon^hion. Charles le Chauve n eut pas, . , . . . , f ’ au reste, le loisir de rever bien longtemps aux honneurs, aux profits, aux charges que lui confé­ rait son titre. Les deux expéditions de Carloman et de Charles d’Alémanie à l’automne de 875 s’étaient déclenchées — l’on n’en saurait douter — à l’instigation de Louis le Germanique, père des deux jeunes princes. Elles avaient échoué ; mais il était encore temps, pensait-on à Francfort, d’intervenir à main armée sur la frontière septentrionale du royaume de Charles le Chauve. En dépit des avertissements et des menaces du pape, le Germanique accompagné de son fils Louis le Jeune, se jetait, à la fin de 875, sur la partie de la Lotharingie garantie à Charles par le traité de Mersen. Pillant et ravageant tout, il arrivait jusqu’à l’Aisne ; à l’heure même où se célébrait à Rome le couronnement de son frère, il s’installait au palais d’Attigny, une des résidences préfé­ rées de Charles le Chauve l. Il avait l’habileté de se présenter non en conquérant, mais en redresseur de torts, et réussissait par là à se concilier un certain nombre de mécontents. Toutefois Hincmar de Reims, encore qu’il ne fût point partisan de l’expédition de Charles en Italie, conserva à « son seigneur » la fidélité qu’il lui avait jurée, et il engagea ses suffragants et les autres évêques du royaume à demeurer loyaux ’. Faut-il attribuer à cette fidélité de la grande majorité des proceres de la Francie occidentale la détermination subite que prit Louis le Germanique de rentrer sur ses terres au début de 876 ? Ce n’est pas impossible. D’ailleurs, puisque la campagne de France n’avait pas empêché le couronnement de Charles, il n’y avait pas de raison de persévérer dans cette attitude. Peu après l’Épiphanie de 876, Louis avait regagné Francfort ’.123 LA DIVERSION DE LOUIS LE GERMANIQUE (1) Annales Bertiniani, a. 875. (2) Epistola ad episcopos et proceres (P. L.tCXXV, 961-984). Dans un des mu. elle porte le titre : Cummonitio et exhortatio Hincmari ad episcopos ac totius regni primores, ut fidem intemeratam seniori suo Karolo servare deberent quando Romam perrexit. Comparer Flodoard, Hist. Remen, eccl., Ill, XXIII. (3) Annales Fuldenses, a. 876. JEAN VIH ET CHARLES LE CHAUVE 419 Ces nouvelles n'étaient pas de nature à faire prolonger à Charles le Chauve son séjour en Italie. Au plus vite, l’em­ pereur régla les affaires les plus importantes. Il fallait aviser surtout à la sécurité du Saint-Siège, de plus en plus menacé par les Sarrasins. De Tarente, d’où nul n’avait pu les déloger, les Infidèles reprenaient, avec plus d’entrain que jamais, leurs expéditions dévastatrices. Vaine­ ment Adalgis essayait-il de les arrêter ; il était bientôt contraint de rompre et même de rendre des prisonniers de marque. Le duché de Béné­ vent s’ouvrait largement à l’invasion. Pour se mettre à l’abri du pillage, Salerne, Naples, Gaète, Amalfi ne voyaient d’autre ressource que de traiter avec les Sarrasins et de faire alliance avec eux 1 ; la Ville éternelle se trouverait bientôt en péril. Pour protéger le pape, Charles fit appel, sur les conseils mêmes de Jean VIII1 234, à Lambert, qui depuis 858 gouvernait Spolète. Celui-ci avait pris part, en 871, à la rébellion d’Adalgis de Bénévent. Dépouillé, de ce chef, des fiefs qu’il tenait de Louis II, il avait été remplacé par le comte Suppo, cousin de l’impératrice Engelberge. Malgré cela, Jean VIII et Charles le Chauve le chargèrent d’assurer de concert avec son frère Guy, investi du comté de Camerino, la défense, contre les incursions venant du midi, du patrimoine de l’Église romaine 8. Presque aussi désastreux se trouvait être un autre choix, dans le domaine ecclésiastique celui-là. Le 2 janvier, Jean VIII signait une bulle adressée à tous les évêques des Gaules et des Germanies * et qui cons­ tituait Anségise, archevêque de Sens depuis 871, son vicaire pour les régions au delà des Alpes, lui attribuant les mêmes pouvoirs qui, en 844, avaient été confiés à l’évêque de Metz, Drogon. Comme celui-ci, le métropolitain de Sens serait l’intermédiaire obligatoire entre le Siège apostolique et les évêques d’outre-monts ; il pourrait trancher personnelle­ ment les questions d’ordre secondaire, jouirait en somme d’une viceroyauté spirituelle qui, dans la pensée du pape, ferait échec à l’influence des métropolitains. Le fait, d’autre part, que la juridiction d’Anségise ne se limitait point au royaume de Charles le Chauve, mais débordait sur les « Germanies », montrait aussi que le Saint-Siège reconnaissait, jusqu’à un certain point, le droit de regard du nouvel empereur sur les diverses parties de l’ancien Empire franc. Dans la réalité, cette juridiction d’Anségise aurait bien de la peine à se faire reconnaître dans la Francie occidentale ; à plus forte raison serait-elle illusoire dans les terres germa­ niques. On pouvait d’ailleurs épiloguer sur le choix du titulaire d’une si importante fonction. Anségise avait bien peu de surface si on le comparait au grand archevêque de Reims qui, depuis plus de trente ans, avait été RÈGLEMENT SOMMAIRE DES AFFAIRES ITALIENNES (1) ¡2) (3) (4) Erchembert, Hist. Langobard. Benev., xxxviii-xxxix. Cela résulte de la lettre Jaffé-Wattenbach, 3063, Epistolae, p. 23, I. 33. Erchembert, ibid. Jaffé-Wattenbach, 3032. 420 LA FIN DE L’EMPIRE CAROLINGIEN mêlé si intimement à toutes les affaires politiques et ecclésiastiques du royaume. Hincmar eut du moins une fiche de consolation ; l’affaire de son neveu, l’évêque de Laon, toujours en suspens devant la curie, fut déclarée close et il fut dès lors possible de lui donner un successeur*. Tout cela fut réglé en grand’hâte dans les jours qui suivirent le couron­ nement impérial. Dès le 5 janvier 876, Charles le Chauve quittait Rome ; en février, il recevait à Pavie les hommages des grands du royaume d’Ita­ lie, et récompensait avec munificence tous les dévouements. Un homme surtout fut comblé, Boson, beau-frère de Charles. Il devenait duc et missus impérial pour l’Italie, en même temps qu’ « archiministre du sacré palais ». Déjà maître de la Provence, il serait de la sorte vice-roi d’Italie. A Pâques (15 avril) l’empereur était rentré à Saint-Denis. Il lui restait à faire passer dans la réalité les espérances qu’avaient fondées sur lui le titulaire, déjà vieilli, mais encore plein d’allant, du Siège apostolique. LES EMBARRAS ITALIENS DE JEAN VIII Pour celui-ci, en effet, les diffîcultés grandissaient. Si le péril sarrasin se révélait de plus en plus menaçant en ce printemps de 876, il était non moins urgent de mettre un terme, à l’intérieur de la capitale, à une opposition devenue intolérable. Qu’elle ejlt reçu des récents événements une nou­ velle impulsion ou qu’elle s’alimentât à d’autres griefs, cette fronde avait son foyer principal au palriarchium même ’. De très hauts fonc­ tionnaires laïques et ecclésiastiques s’agitaient, au nombre desquels on comptait surtout Grégoire le nomenclateur, avec son gendre, Georges de l’Aventin, et le secondicier Étienne ; puis Serge, maître de la milice, neveu par alliance du feu pape Nicolas et qui avait mal récompensé les bontés de son oncle ; une fille de Grégoire le nomenclateur enfin, littéralement perdue d’honneur. Tout ce monde peuplait le Latran à l’époque du pape Hadrien II ; Jean VIII avait cru pouvoir le laisser en fonction, malgré les bruits étranges qui circulaient, malgré même certaines actions judiciaires intentées à plusieurs. Peut-être ces gens auraient-ils continué leurs malversations, leurs débauches, leurs crimes, s’ils n’avaient commis la faute irréparable de se lier trop intimement avec celui que Jean VIII considérait, à tort ou à raison, comme son ennemi personnel, l’évêque de Porto, Formose. Celui-ci était à coup sûr d’une autre trempe et l’on eût vainement cherché, dans sa vie privée, les tares qui déshonoraient ses lamentables complices. Mais Formose ne s’était pas consolé des échecs de son ambition. Qu’il se fût agi.du patriarcat de Bulgarie ou de la chaire apostolique, il s’était toujours heurté à la vieille règle qui interdisait la translation d’un évêque d’un siège à (1) Jaffé-Wattenbach, 3034. Voir le mémoire d’Hincmar relatif aux pouvoirs d’Anségise dans P. L., CXXVI, 189-210. Sur cette primatie conférée à Anségise, voir A. Fliche, La primatie des Gaules (876-1121), dans Bepue historique, t. CLXXIII, 1934, p. 328 et suiv. (2) Sur toute cette affaire nous n’avons de renseignements que d’un seul côté : Sententia in Formosum seu Epistola ad universos Galliae et Germaniae, datée du 21 avril et publiée au concile de Ponthion. C’est la pièce Jaffé-Wattenbach, 3041, Epistolae, t. VII, p. 326-329. JEAN Vili ET CHARLES LE CHAUVE 421 un autre. Il se vengeait, disait-on, en créant des difficultés à la curie, soit en Bulgarie où il avait sans doute conservé des intelligences, soit à Rome même où la politique de Jean Vili en faveur de Charles le Chauve ne ralliait pas tous les suffrages. Quoi qu’il en soit, le pape crut avoir en main la preuve des machinations de Formose et de ceux avec qui il avait partie liée ; il se décida à frapper un grand coup. Une accusation en règle fut déposée contre eux et ils furent sommés, au commencement d’avril, de se soumettre à une enquête. Leur conscience n’était pas à l’aise ; peut-être aussi craignaient-jls, comme ils le prétendirent plus tard, des violences populaires. Une nuit ils s’échappèrent tous par la porte SaintPancrace, qu’ils laissèrent ouverte, au risque de favoriser l’entrée dans le Transtévère des rôdeurs sarrasins. Le 19 avril, dans l’église de SainteMarie des Martyrs (le Panthéon), le pape Jean VIII, réunissant un synode romain, prononçait leur condamnation par contumace. Formose, s’il ne rentrait dans les dix jours, serait excommunié ; s’il ne se présentait pas dans les cinq jours suivants, l’excommunication deviendrait déposition ; passé un nouveau’ délai de cinq jours, ce serait l’anathème sans aucun espoir de réconciliation1. Le même anathème frapperait Grégoire le Nomenclateur, et les autres laïques si, à la même date, ils n’avaient purgé leur contumace. Communication du tout était adressée à l’empereur. Restait à mettre la capitale, ainsi nettoyée, à l’abri des insultes sarra­ cines. Quelque temps après la condamnation de Formose et de ses com­ plices, Jean Vili se rendait à Capoue, puis à Naples en compagnie de Lambert et de Guy, pour détacher de l’alliance conclue avec les infidèles les petits dynastes de la Basse-Italie. Waifre de Salerne, Pulkar d’Amalfi cédèrent ; mais Serge de Naples, excité sous main par Adalgis, refusa d’obéir ; il fut menacé d’excommunication *. Ces négociations avortées montraient qu’il était indispensable d’affermir d’abord l’autorité impé­ riale. C’est du jour seulement où Charles le Chauve aurait les mains libres du côté de l’Allemagne et serait reçonnu par tout l’Occident comme le vice-gérant du Saint-Siège, que l’on pourrait sônger à une action sérieuse de l’empereur en Italie. A cette besogne devaient s’appliquer les légats pontificaux Jean de Toscanella et Jean d’Arezzo qui partirent, vers ce même moment, pour la France et trouvèrent l’empereur à Saint-Denis, peu après les fêtes de Pâques. Les légats étaient porteurs de quatre lettres * ; elles félicitaient les évêques de France qui, lors du raid de l’automne passé, étaient restés fidèles à leur souverain légitime, MISSION PONTIFICALE EN FRANCE. LE CONCILE DE PONTHION1 23 (1) Ce qui est reproché à Formose ce sont, d’une part, les manœuvres par lesquelles il a circon­ venu le roi des Bulgares, Boris ; d’autre part, ses brigues pour se faire élire pape contrairement aux canons : quoniam jamdudum per ambitionem a minori ecclesia in majorem videlicet sanctissimam apostolicam prosilire conatus, plurimos sibi consolatores effecit. Mais on fait allusion aussi aux mai\œuvres dirigées contre Charles le Chauve. (2) Erchembert, XXXIX. (3) Jaffé-Wattenbach, 3037-3039. 422 LA FIN DE L’EMPIRE CAROLINGIEN gounnandaient et menaçaient les félons qui s’étaient mis du côté de Louis le Germanique ; plus sévères encore étaient-elles pour les prélats et les grands de son royaume, on les sommait de se présenter au concile que les légats allaient présider sur les terres de Charles. On pense bien que la cour de Francfort n’était guère disposée à entrer dans ces vues. De même que le Germanique avait refusé, à l’automne de 875, de recevoir les observations du Saint-Siège, de même opposa-t-il en 876 la force d’inertie. Nul évêque de son royaume, à l’exception de Willibert de Cologne, ne devait paraître au concile qui, vers la mi-juin, se rassembla à Ponthion sous la présidence des légats pontificauxl. Charles voulut dès l’abord profiter de la circonstance pour faire reconnaître par l’épiscopat gallican la prééminence tout récemment accordée à l’archevêque de Sens par le Siège apostolique. Mais il se heurta à l’opposition très vive de ses évêques, dont il semble bien qu’Hincmar récapitulait les griefs1 2. Même difficulté, encore que l’on se soit finalement incliné, quand il s’agit d’obtenir des prélats un nouveau serment de fidélité. L’archevêque de Reims, ici encore, se fit le repré­ sentant de l’opposition : à quoi bon, disait-il, multiplier des serments de ce genre ; les assurances jadis données au roi ne suffiraient-elles plus à l’empereur ? Il fut plus facile d’obtenir du concile un assentiment sans condition aux sentences portées à Rome, au printemps, contre For­ mose et ses complices, comme aussi de rallier l’opinion aux condamnations dont le pape et ses légats accablaient à nouveau la politique du roi de Germanie. Au milieu du concile, en effet, on vit arriver à Ponthion un autre légat pontifical qui revenait en droiture d’au-delà du Rhin. C’était Léon, évêque de Sabine, le propre neveu de Jean VIII, qui avait tenté vainement une troisième fois de faire accepter par Louis le Germanique les reproches pontificaux. Il ne fit qu’une apparition au concile, à la séance du 16 juillet, et repartit bien vite pour Rome, laissant aux autres envoyés de la curie, Jean d’Arezzo et Jean de Toscanella, le soin de ven­ tiler, avec l’épiscopat des Gaules, les * diverses questions qui figuraient à l’ordre du jour. Il est probable que dans le courrier qu’emportait Léon figurait ce pacte nouveau conclu entre Charles et le Saint-Siège et dont s’indignait, quelque vingt ans plus Lard, l’auteur du Libellus de impera­ toria palesiate 3. Cet accord renforçait l’autorité du pape dans la péninsule : (1) G? concile est connu par l’analyse très détaillée qu’en donne Hincmar dans les Annales Ber­ tiniani, a. 876 ; il subsiste aussi des fragments d’actes oflìciels (Mansi, t. XVII, col. 314 et suiv. et mieux dans Capitularia, t. Il, p. 347), mais qu’il n’est pas toujours facile d’insérer dans la nar­ ration d’Hincmar. En particulier il n’est pas possible d’aflirmer que la pièce désignée dans les collections sous le nom de Capitula ab Odone proposita (Capitularia, p. 351) est bien le docu­ ment dont il est question dans le récil de la séance du 16 août. (2) Si le roi parvint à faire asseoir Anségise à la place d’honneur, immédiatement après les légats, il ne semble pas qu’il ait réussi à obtenir de l’assemblée un vote reconnaissant la primatie d’Anségise. Sans doute on lit dans les Capitula d’Odon que le concile aurait unanimement donné son consentement : « nos unanimiter omni devotione laudamus et ut ipse primatum teneat Galliae et Ger­ maniae decernimus et sancimus ». Mais, dans son récit de la séance du 16 juillet, Hincmar dit en propres termes de ces Capitula qu’ils avaient été arrangés par les légats, par Anségise et par Odon lui meme, sine conscientia synodi et qu’ils n’avaient aucune autorité, cf. Fljcue, art. cite. (3 i Conjecture très plausible du P. Lapôtre, op. cit., p. 308 et suiv. JEAN VIH ET CHARLES LE CHAUVE 423 au lieu de laisser au Spolétain son titre de protecteur du Siège aposto­ lique, il en faisait un subordonné de celui-ci ; semblablement les États lombards de la Basse-Italie étaient placés sous la direction immédiate du souverain pontife, à qui l’on donnait, d’autre part, latitude plus grande pour trancher les questions juridiques qui pourraient réclamer une solu­ tion urgente. En retour le pape ferait le nécessaire pour que fût reconnue, aussi ample que possible, au delà des monts, l’autorité de l’empereur ; celui-ci, de son côté, débarrassait le souverain pontificat d’un certain nombre des contraintes qui paralysaient son action à Rome ; il faisait en quelque sorte du pape son représentant, au temporel, dans la partie cen­ trale de l’Italie. Tout cela ne manquait pas de logique. D’un pape aussi entreprenant que Jean VIII, il n’était pas à craindre qu’il laissât prescrire les droits nouveaux qui lui étaient concédés. Encore lui eût-il fallu les moyens d’exécution indispensables. Ceux-ci malheureusement étaient limités. Les missi impériaux qui accompagnaient, au retour de Ponthion, le légat pontifical ne voulurent ou ne surent pas imposer à Lambert, de Spolète les volontés de leur maître *. Quant à la situation de l’Italie méridionale, il eût fallu, pour y porter remède, un déploiement de forces dont Charles le Chauve était incapable. Les périls que faisaient cdurir à la papauté et le voisinage des Sarrasins et leur alliance avec les petits États du Midi, ne firent que croître au cours de l’automne de 876 et de l’hiver de 877. Les lettres se succèdent expédiées par Jean VIII à l’empereur pour lui demander que, de sa personne, il intervînt en Italie a. Or le moment était des plus mal choisis pour une secondé expédi­ tion de Charles le Chauve au delà des Alpes. La mort de Louis le Germanique survenue presque au lende­ main du concile de Ponthion, le 28 août 876, venait de rouvrir l’ère des compétitions et des luttes d’influence. Soit désir de prendre sa revanche de l’agression de l’automne 875, soit ambition de récupérer la portion de la Lotharingie qu’il avait dû abandonner à Mersen et de retrouver pour son royaume la frontière du Rhin, Charles le Chauve, sitôt connu le décès de son frère, envahissait le pays entre Meuse et Rhin. Après avoir marché directement sur Metz, il obliquait vers Aix et Cologne, ralliant autour de lui une bonne partie des grands *. La présence dans le camp impérial des deux légats qui avaient présidé le synode de Ponthion était bien faite pour acquérir à Charles un certain nombre d’adhésions. CHARLES LE CHAUVE INCAPABLE DE SOUTENIR JEAN VIII (1) Jaffé-Wattenbach, 3063 du 16 novembre 876 ; Jean Vili se plaint vivement des collusions d’Anségise avec Lambert. (2) Jaffé-Wattenbach, 3062, 3063, 3064 (à l’impératrice Richilde, pour solliciter son appui), ces trois *lettres sont de la mi-novembre 876 ; 3077,. 3079, 3078 (à l’impératrice), toutes trois de février 877. (3) Annales Perliniani, a. 876 ; Annales Fuldenses, a. 876. On remarquera qu’Hincmar parle de l’expédition avec une sévérité ausi grande que le rédacteur des Annales Fuldenses. On n’oubliera pat, que depuis quelque temps Hincmar était fort irrité contre l’empereur. 424 LA FIN DE L’EMPIRE CAROLINGIEN On entend bien que les héritiers directs du Germanique, Carloman de Bavière, Charles d’Alémanie et Louis le Jeune n’allaient pas céder, sans coup férir, un des plus beaux morceaux de la succession paternelle. Sans doute rien n’avait été définitivement réglé pour le partage, mai» il était au moins implicitement convenu que des portions de l’héritage lotharingien s’ajouteraient aux territoires qu’ils gouvernaient déjà depuis quelque temps. De plus, en ce qui concernait l’Italie, ils refusaient de s’incliner devant le fait accompli, eût-il été sanctionné par le pape. Louis le Jeune réagit le premier. A peine eut-il réuni ses forces, d’ail­ leurs insuffisantes, qu’il voulut mettre de son côté l’appui divin. Un jugement de Dieu en toutes formes avait d’abord eu lieu qui montrait, de toute évidence, la justice de sa cause 1. Prières, litanies, jeûnes, il ne négligea rien pour mettre de son côté le Dieu des batailles et la victoire remportée par lui à Andernach sur Charles le Chauve, le 8 octobre 876, apparut aux contemporains comme la réponse de la Providence ». L’armée de Charles reprit, en mauvais arroi, le chemin de l’Ouest, où d’autres besognes l’attendaient, car les Normands de la Basse-Seine avaient, à la mi-septembre, renouvelé leurs attaques contre la région fortifiée qui devait les contenir. Si l’on ajoute à tout ceci que l’empereur fit, vers Noël, une très grave maladie, l’on comprend assez que Charles n’était guère en mesure, en ce début de 877, de répondre aux .appels désespérés de Jean VIII ». Tout ce que l’on put faire, ce fut d’expédier au pape l’évêque d’Autun, Adalgaire. Il demanderait à Jean VIII de provoquer la réunion dans la péninsule d’une grande assemblée épiscopale où l’on contraindrait les prélats italiens à faire acte d’adhésion à l’empereur ; on les mettrait aussi en garde contre toutes les tentatives qui pourraient être faites par Carloman de Bavière. Adalgaire dut se croiser avec une autre mission pontificale qui arrivait à Compiègne aux environs des fêtes de Pâques 1 23456. Les deux évêques de Fossombrone et de Sinigaglia — ils s’appelaient tous deux Pierre — qui en étaient les chefs, étaient porteurs de lettres plus pres­ santes encore que les précédentes ». L’empereur ne pouvait indéfiniment rester sourd aux sollicitations éplorées de Jean, VIII. En mai, il s’occupa de prendre les mesures nécessaires en vue d’une expédition en Italie. Les Normands demeuraient le grand péril ; n’ayant ni le temps, ni les moyens de les réduire par la force, on achèterait leur tranquillité en leur payant un tribut dont la levée fut organisée à Compiègne ». Puis une NOUVELLES INSTANCES DE JEAN Vili (1) Dix hommes se soumirent en son nom à l’épreuve du fer rouge ; dix autres à l’épreuve de l’eau froide, « petentibus omnibus, ut Deus in illo judicio declararet si plus per rectum ille habere deberet portionem quam pater suus illi dimisit » (Annales Bertiniani, a. 876). (2) Annales Bertiniani, ibid. (3) Une mission apporte les lettres Jaffé-Wattenbach, 3062-3064, signalées plus haut. (4) Annales Bertiniani, a. 877. (5) Ce sont les lettres Jaffé-Wattenbach, 3077-3081, signalées plus haut. (6) Capitularia, t. II, p. 353» Cf. Annales Bertiniani, a. 877. JEAN Vili ET CHARLES LE CHAUVE 425 grande assemblée, tenue à Quierzy du 14 au 16 juin, décida, avec l’empe­ reur, les mesures conservatoires qu’il convenait de prendre pour le temps où le souverain serait éloigné de France. La régence était confiée à Louis le Bègue, qu’une réunion, tenue à Reims en 870, avait déjà reconnu comme héritier du royaume. Des précautions étaient prises pour le cas où l’empereur décéderait en Italie. D’autres concernaient la succession éventuelle des grands dignitaires qui accompagneraient le souverain et dont les fonctions, honneurs, bénéfices demeureraient dans leur famille, s’ils venaient à mourir au delà des monts. Les choses ainsi disposées, il ne restait plus à l’empereur qu’à prendre la route des Alpes. Dans la première quinzaine d’août il passait à Besançon et s’engageait dans leJura. A Orbe il était rejoint par Adalgaire, envoyé à Rome en février, et qui apportait au souverain des nouvelles de l’activité du pape. Jean VIII en effet n’était pas demeuré inactif. Une fois de plus il avait repris le chemin de la Basse-Italie pour tenter de rompre cette alliance des chrétiens avec les Infidèles qui lui donnait tant de souci. S’étant rencontré à Trajetto avec Landolf de Capoue, Waifre de Salerne, Pulkar d’Amalfi, il avait réussi à les faire agir de concert sur Serge de Naples, pour décider ce dernier à rompre enfin son alliance avec les Sarrasins1. Pour quelque temps ce danger, semblait conjuré. Mais il fallait penser aussi à nettoyer lé littoral de la mer Tyrrhénienne des pirates qui l’infestaient. Une occasion favorable se trouva qui permit d’avoir l’aide du patrice Grégoire, commandant de l’escadre byzantine. Dix galères furent obtenues qui permirent de faire la police de la mer12*. En même temps le pape pressait la réunion à Ravenne, pour la Saint-Jean, de ce grand concile italien dont l’empereur demandait la tenue et qui devait affermir l’autorité de Charles dans la péninsule Retardée par le voyage de Jean dans la Basse-Italie, l’assemblée ne put s’ouvrir qu’au début d’août. Cent trente évêques s’y trouvèrent, devant lesquels le pape prononça de l’empereur un éloge 45qui nous paraît vraiment un peu trop emphatique. L’assemblée se rallia sans opposition à cette motion ; elle déclara que l’élection de Charles à l’Empire — et sans doute au royaume d’Italie — était définitive; qui s’y opposerait encourrait l’ana­ thème, car il se rangerait de ce chef parmi les ennemis du Christ. On profita aussi de cette réunion conciliaire pour rédiger un certain nombre de canons disciplinaires, relatifs aux droits et devoirs des métropolitains et des évêques, à l’indépendance des prélats par rapport aux magistrats civils, à l’organisation aussi de la pénitence canonique dont on n’avait guère entendu parler en Italies. (1) Jaffé-Wattenbach, 3091,3095,3096,3097. Ces lettres sont de la fin d’avril. La réunion à Trajetto (près de Gaète) n’a pu avoir lieu qu’en juin ; cf. Jaffé-Wattenbach, 3106. (2) Jaffé-Wattenbach, 3091, 3092. ¡3) Jaffé-Wattenbach, 3098, 3100-3103. (4) Mansi, t. XVII, supplément, col. 171, faussement attribué à un concile romain. (5) Canons 7, 8, 9, 10. LA FIN DE L’EMPIRE CAROLINGIEN 426 Telles étaient les nouvelles , . .. , „ , , qu apportait a Orbe le fidèle Adalgaire ; elles étaient de nature à encourager Charles. Jean VIII était si impatient de joindre l’empereur qu’il se porta, quand il apprit que Charles arrivait par le Grand Saint-Bernard et le Val d’Aoste, jusqu’à Verceil, où la rencontre eut lieu. Les deux chefs de la chrétienté entrèrent à Pavie vers le début de septembre. Les vœux du pape étaient accomplis : il allait donc pouvoir enfin remettre, de concert avec l’empereur, un peu d’ordre dans la péninsule. L’armée franque aidant, on pourrait délivrer Rome de l’étreinte sarrasine qui se resserrait de plus en plus autour d'elle1. Or, tous ces beaux rêves allaient s’évanouir en un instant. Aussi bien Jean VIII et Charles le Chauve avaient-ils compté sans les fils de Louis le Germanique. La crainte des ambitions de l’empereur avait fait taire leurs mutuelles rancunes. Au lendemain d’Andernach, en novembre 876, les trois frères s’étaient rencontrés à Riess 2, pour se partager l’héritage paternel. Carloman, l’aîné, garderait la Bavière avec ses marches orientales ; Louis, le cadet, avait pour lot la Franconie, la Thuringe, la Saxe ; Charles, le dernier, se contenterait de l’Alémanie. Quant à la partie de la Lotharingie laissée au Germanique, on la main­ tenait provisoirement dans l’indivision ; l’Alsace seule en était détachée pour arrondir la portion de Charles. On disposerait du reste quand aurait été fixé le sort de l’héritage de l’empereur Louis II, auquel les descen­ dants de Louis le Germanique n’entendaient pas renoncer. Bientôt Carloman se mettait en devoir d’en prendre effectivement possession. Quand il apprit que, docile à l’appel de Jean VIII, Charles le Chauve, son oncle, allait-passer les Alpes, il rassembla une armée consi­ dérable, où se coudoyaeint Germains et Slaves, et reprit au début de sep­ tembre le chemin du Brenner. Charles le Chauve quitta la ligne du Pô et se retrancha un peu en arrière, à Tortona. Le pape l’accompagnait. En toute , hâte, il fit sacrer impératrice sa femme Richilde et la tenvoya avec le trésor vers la Maurienne ; puis, menacé par des forces très supé­ rieures, mal soutenu par les siens, il n’eut plus d’autre ressource que de reprendre la route des Alpes par le col du Mont-Cenis. „ L'EXPÉDITION DE CHARLES LE CHAUVE L’empereur dut faire la route en litière, atteint * i j qu ,..u était d une fièvre maligne. tLe r6 octobre, dans une misérable cabane d’un hameau perdu de la Maurienne, il expirait, tandis que, le cœur angoissé, le pape Jean VIII rentrait en hâte dans sa capitale. Ainsi finissait, jeune encore — il n’avait pas cinquante-cinq ans — le petit-fils de Charlemagne. Après les durs moments que lui avaient ména­ gés ses premières années de règne, la fortune avait paru lui sourire. Un MORT DE CHARLES (!) Voir la lettre Jaffé-Wattenbach, 3099 (de mai 877), qui fait un tableau lamentable de la situation. (2) Annales Fuldenses, a. 876. LES DÉBOIRES DE JEAN VIII 427 instant Charles le Chauve et Jean VIII avaient pu caresser l’espéranee de voir luire à nouveau lés beaux moments de Léon III et de Charlemagne. La Cité de Dieu retrouverait ses guides! Tous ces beaux rêves venaient aboutir é la fosse sans gloire de Nantua, où précipitamment il fallait enfouir, tant l’infection qu’il répandait était insupportable, le cadavre en putréfaction du cinquième empereur des Francs. Dans cette même fosse descendaient aussi, en même temps que le corps de Charles le Chauve, tous les espoirs de Jean VIII. En moins de deux années, les deux hommes qu’il aimait, en qui il mettait sa confiance, Louis d’Italie, Charles de France, lui faisaient soudainement défaut. Restaient, pour venir à la rescousse, les Carolingiens de la branche aînée. Le pontife n’avait en eux qu’une confiance limitée. §2. — Les déboires de Jean VIII. Pourtant il n’y avait guère, dans la conjoncture, que cette solution, et d’ailleurs les fils du Germanique entendaient bien l’imposer. Dès la mi-septembre 877, Carloman de Bavière s’était installé à Pavie, y rece­ vant l’obédience des grands et des évêques. Puis, sitôt connue la mort de Charles le Chauve, il écrivait au pape1, tant pour lui annoncer l’évé­ nement, que pour lui exprimer ses intentions relativement à la couronne impériale. De toutes ses forces, disait-il, il voulait se mettre au service de l’Église romaine. Seulement il lui fallait un délai, car, avant de pénétrer davantage en Italie, il était convenable qu’il s’entendit avec ses frères. Jean VIII ne retint que cette dernière idée: ses affaires arrangées outre­ monts, Carloman pourrait revenir dans la péninsule et une légation pon­ tificale lui indiquerait par le menu les conditions mises au couronnement ; que s’il les acceptait, une ambassade plus solennelle irait le prendre, dans la Haute-Italie, pour le conduire à la Ville éternelle. Visiblement le pape cherchait à gagner du temps. Pour une fois, d’ailleurs, les circonstances travaillèrent en sa faveur. Une épidémie décima l’armée du Bavarois, lui-même fut grièvement atteint. A la fin de novembre les Allemands avaient repassé les Alpes: Jean VIII avait tout loisir d’aviser. Sa pensée se tourna d’abord vers le fils de Charles le Chauve, Louis, celui que l’on surnommera le Bègue. Sans trop de difficulté, celui-ci était entré en possession de l’héritage paternel. Le 8 décembre, à Compiègne, Hincmar l’avait sacré et couronné roi de France, après qu’il eut promis aux évêques de respecter les privilèges de l’Église1. Mais Louis n’avait pas hérité en même temps des ambitions de son père ; sa santé, de plus, était médiocre, une grave maladie venait de le mettre aux portes de la tombe ; une convalescence apparente fut bientôt suivie d’une nouvelle12 LES PRÉTENTIONS GERMANIQUES (1) Lettre à res G tuer par la réponse du pape (Jaffé-Wattenbach, 3114). (2) Annales Bertiniani, a. 877. 428 LA FIN DE L’EMPIRE CAROLINGIEN rechute. Comment le Saint-Siège aurait-il pu recevoir de ce valétudi­ naire l’appui dont, plus que jamais, il avait besoin ? La situation empirait, en effet, aux environs de Rome. Cette fois, ce n’étaient plus seule­ ment les Sarrasins qui étaient à craindre. Les « mauvais chrétiens », pour parler comme le pape, se chargeaient de faire la vie dure à Jean VIII. Les Spolétains, que l’on avait eu, deux ans plus tôt, la singulière pensée d’ériger en défenseurs du Saint-Siège, enten­ daient se soustraire à l’emprise pontificale, telle que l’avait organisée le pacte de Ponthion et, mieux encore arrondir, au détriment des États de l’Église, leurs propres domaines. Pour l’instant, d’ailleurs, ils se pré­ sentaient comme fort préoccupés des intérêts du roi de Bavière, Carlo­ man. Dès le début de l’année 878, une correspondance sans aménité s’était échangée entre la curie et Lambert de Spolète 1. C’était le prélude d’un coup de force qui rappelle l’intervention de Louis II contre Rome, au temps du pape Nicolas en 8621234. A la nouvelle que Lambert, accompagné d’Adalbert de Toscane, se dirigeait vers la Ville, le pape s’était rendu à la basilique de Saint-Pierre, en ordonnant de fermer les portes de la vieille enceinte d’Aurélien. Au tombeau de l’Apôtre, le Spolétain avait fait ses dévotions, reçu en pèlerin par Jean VIII. Mais aussitôt il avait jeté le masque, forcé les portes de la ville, où il se comportait en maître. L’on vit rentrer dans Rome les pires ennemis du pape, ces mêmes hommes, groupés autour de Formose, excommuniés et anathématisés au synode du Panthéon, en 876, anathématisés de nouveau à Ponthion. Toute com­ munication était coupée entre la ville, occupée par les Spolétains, et la Cité léonine où le pape était gardé à vue. Une procession qui tenta de se rendre à Saint-Pierre fut dispersée par la force. Pendant ce temps les Spolétains obligeaient les Romains à prêter serment de fidélité à Carlo­ man ’, le nouveau roi d’Italie, qui n’avait aucun droit sur Rome. Cette situation dura trente jours1. On pense bien que, dans ce laps de temps, Lambert ne négligea rien pour amener le pape à céder à ses instances. Sans doute exigeait-il de lui, avec des concessions politiques et terri­ toriales pour lui-même, une reconnaissance officielle des droits de Car­ loman 5. Jean VIII ne se laissa pas ébranler. Bien au contraire, la pression brutale que l’on tentait d’exercer sur lui le détachait de plus en plus du Bavarois. Renouvelant le geste d’Étienne II, il se rendrait en France DIFFICULTÉS DE JEAN VIII. SON VOYAGE EN FRANCE (1) Jaffé-Wattenbach, 3119, 3120. (2) Détails fournis par plusieurs lettres du pape, en particulier, Jaffé-Wattenbach, 3122, 3123, 3124 ; ce doit être en mars ou avril. Le P. Lapôtre (op. cil., p. 342, n. 2), précise trop en disant entre le 26 (29) mars et le 26 (27) avril. Voir Epistolae, t. VII, p. 70, n. 2. (3) Annales Fuldenses, a. 878. (4) Jaffé-Wattenbach, 3142. (5) Cela résulte des expressions du pape s’adressant, soit à Bérenger de Frioul, représentant de Carloman dans la Haute-Italie (Jaffé-Wattenbach, 3123), soit à Carloman lui-même (JafféWattenbach, 3139). Jean VIII feint de dire que Lambert s’est donné faussement pour lo représentant du roi ; cf. aussi Jaffé-Wattenbach, 3138. LES DÉBOIRES DE JEAN VIII 429 solliciter un appui qu’il ne voulait pas devoir à la branche aînée des Carolingiens. A la fin d’avril, après avoir, à Saint-Paul d’abord, puis à Saint-Pierre, prononcé l’anatheme contre Lambert, qui d'ailleurs avait ajouté à ses crimes celui d’entrer en collusion avec les Sarrasins de Tarente, il s’em­ barquait à destination de la Provence. Des lettres adressées respecti­ vement à Louis le Bègue et à ses cousins de Germanie les prévenaient, les uns et les autres, des raisons de sa fuite et des buts de son voyage l. De Gênes où il aborda, Jean VIII, par de nouvelles missives 2, avertissait tous les héritiers de Charlemagne de son intention de réunir un synode dont le lieu et la date seraient ultérieurement fixés. Avec eux et leurs évêques, il étudierait les mesures nécessaires. A la Pentecôte (11 mai) il abordait à Arles et se mettait en rapports avec le comte Boson, qui devait l’accompagner jusqu’à Lyon. Beaufrère de l’empereur défunt, oncle du roi Louis le Bègue, marié en secondes noces à Irmingarde, fille de l’empereur Louis II, Boson, encore que réduit maintenant au gouvernement de la Provence, ne laissait pas d’être un personnage considérable. Au cours du voyage il sut gagner la confiance du pape et reçut vraisemblablement les ouvertures les plus flatteuses. Aussi bien Jean VIII, à peine débarqué, avait-il été mis au courant de l’état de santé du nouveau roi. Décidément Louis le Bègue ne pourrait faire un empereur. D’ailleurs son entourage, Hincmar en tête, le dissua­ dait de se hausser à de telles ambitions ’. Des Carolingiens d’outre-Rhin Jean VIII, depuis les événements de mars, voulait moins que jamais entendre parler. Mais Boson qui, sans avoir dans les veines du sang de Charlemagne, se trouvait apparenté aux Carolingiens, ne pourrait-il entrer en ligne de compte ? Dévorée d’ambition, sa nouvelle épouse, à coup sûr, le poussait à se mettre en avant. On ne pouvait cependant perdre le contact . avec Louis le Bègue. Convalescent à Tours, il s’excusa de ne pouvoir se rendre immédiatement auprès du pape auquel il demanda de se transporter à Troyes, où il le rejoindrait, dès que son état de santé le lui permettrait. A la mi-juin, en effet, Jean VIII était au rendez-vous, mais Louis se faisait encore attendre. De ce répit le pape profita pour continuer ses négociations avec les fils de Louis le Germa­ nique : l’ouverture du grand concile étant prévue pour le 1er août *, il espérait bien les voir s’y présenter en personne. Tous trois opposèrent la force d’inertie. Il fallut se décider à tenir sans eux le synode annoncé, quitte à chercher à les joindre ensuite pour les rallier aux solutions adoptées 6. (1) Jaffé-Wattenbach, 3137 ; adressée à Louis le Bègue, cette lettre fait mention de lettres écrites parallèlement à ses trois cousins. (2) Jaffé-Wattenbach, 3138. ¡3) Hincmar, Ad Ludovicum Balbum regem (P. L., CXXV, 983-990). (4) Négociations indiquées dans la lettre Jaffé-Wattenbach, 3158. (5) Jaffé-Wattenbach, 3159 (lettre à l’impératrice Engelberge, de la fin de juillet). 430 » LA FIN DE L’EMPIRE CAROLINGIEN Ce fut le 11 août seulement que le pape ouvrit l’assemblée ; encore le roi de France n’arriva-t-il qu’après les premières séances, dans la seconde quinzaine du mois *. L’absence des souverains avec lesquels le pape désirait conférer changea totalement le caractère de la réunion. A lire les actes, il semble que la grande affaire ait été de soumettre à l’appro­ bation de l’épiscopat des Gaules l’excommunication portée deux ans plus tôt contre Formose et ses partisans, à Rome d’abord, puis à Pon­ thion *. Encore les évêques ne consentirent-ils à apposer leur signature au bas de la sentence pontificale que moyennant une contre-partie: le pape dut anathématiser les usurpateurs des biens de l’Église, contre lesquels l’épiscopat gallican ne se lassait pas de sévir, sans résultats hélas ! Une autre question tenait également à cœur à Jean VIII. Depuis quelque temps on avait vu se passer, quelquefois avec l’approbation du Siège apostolique, des translations d’un évêque d’un siège à un autre. Le précédent d’Actarde ’ avait sans doute été invoqué pour autoriser le transfert de Frotaire de Bordeaux à Poitiers, puis de là au siège métro­ politain de Bourges. C’était, à l’estimation des canonistes gallicans, toujours animés par Hincmar, ouvrir la porte à l’ambition et à la brigue. Dans l’assemblée les textes canoniques qui interdisaient ces trans­ lations furent relus ; Frotaire fut sommé d’exhiber le privilège ponti­ fical qui l’avait autorisé à changer de siège. D’autres mesures discipli­ naires furent prises, qui ne différaient pas essentiellement de celles qui avaient été arrêtées dans les conciles du même temps. En fait de ques­ tions personnelles, l’assemblée prononça l’excommunication d’Hugues, issu de l’union adultère de Lothaire II et de Waldrade, qui depuis quelque temps terrorisait, à la tête d’une poignée de brigands, les régions de Basse-Lotharingie. L’affaire d’Hincmar de Laon reçût elle-même une solution inattendue. Jean VIII avait, au lendemain du sacre de Charles le Chauve, confirmé sa déposition, et il avait été remplacé sur le siège de Laon par Hédénulf. Mais l’évêque malheureux — après avoir subi une rude captivité, il avait été aveuglé, sans doute vers le même temps que Carloman * — avait conservé des amis qui demandaient sa réhabi­ litation. Hédénulf, malade, épris de vie monastique, se serait volontiers retiré, lui abandonnant la place. On fit si bien que le pape Jean VIII consentit au moins à relever Hincmar le Jeune de la suspense encourue et à lui faire attribuer une part des revenus de son ancien évêché. Entre temps, le roi Louis le Bègue avait paru au concile. Le 7 septembre le pape l’avait couronné solennellement, mais, quelques instances que l’on fit, Jean Vili se refusa à couronner la reine Adélaïde5; de même fut-il {!) Actes dans Mansi, t. XVII, col. 345-358 ; cf. les Annales Bertiniani, a. 878. ¡2) Formose vint en grand mystère solliciter son pardon. Il fut réduit à la communion laïque sur la promesse de ne jamais remettre le pied à Rome. Voir Jaffé-Wattenbach, post 3184. (3) Cf. supra, p. 409. (4) Au concile de Senlis, en 873, Carloman, fils de Charles le Chauve, moine défroqué et sujet félon, avait été dégradé par le» évêques. Il avait été ensuite aveuglé et enfermé à Corbie. Il est possible qu’Hincmar ait été mêlé à cette dernière rébellion. (5) La situation d'Adélaïde n’était pas tout à fait régulière. Louis le Bègue avait en 862 épousé, LES DÉBOIRES DE JEAN VIII 431 impossible de lui faire apposer sa signature au bas du testament de Charles le Chauve qui transférait la succession à Louis. Ces petits froisse­ ments n’empêchèrent pas le pape et le roi de se quitter en bons termes. Il semble bien, d’ailleurs, qu’à la suite des conversations qu’il avait eues à Troyes Jean VIII avait auandonné l’idée de se rencontrer avec les Carolingiens d’outre-Rhin. Son plan, en ce qui concernait la couronne impériale, était dès maintenant arrêté ; à quoi bon mettre des tiers dans la confidence ? Boson, qui venait de contracter un lien de plus avec les Carolingiens — à Troyes même il avait fiancé sa fille à Carloman, l’un des fils de Louis le Bègue — Boson était désormais l’élu de son cœur, son fils adoptif, celui qui lui permettrait, en se chargeant du soin des choses terrestres, de vaquer lui-même aux affaires de Dieu \ Un pacte secret avait été conclu à Troyes entre le pape et l’ambitieux comte de Provence * ; on ne saurait guère douter qu’il ait prévu la collation à celui-ci de la cou­ ronne impériale et du royaume d’Italie. En attendant que fussent décou­ verts les voies et moyens pour la réalisation, Boson accompagnait le pape dans son voyage de retour en Italie. De Turin, où l’on était arrivé après la mi-novembre, Jean VIII lançait de tous côtés des convocations à un concile qui se réunirait à Pavie, au début de décembre, où l’on trai­ terait des moyens de rétablir l’ordre dans l’Église et dans l’État3. Vains efforts ; nul ne répondit à l’appel du pape, ni seigneur, ni évêque ; Boson reprenait aux derniers jours de l’année le chemin de la France *. S’il ne renonçait pas à l’ambition de ceindre une couronne, peut-être pen­ sait-il que la royauté italienne, même ornée des insignes impériaux, avait plus d’apparence que de réalité et que sa vanité pourrait trouver au delà des Alpes de plus substantielles satisfactions. LES AMBITIONS DE BOSON Pendant que, sous la conduite de Boson, le pape Jean VIII franchissait les passages alpestres, Louis le Bègue, préoccupé d’assu­ rer à son royaume une sécurité moins précaire, avait tenté de négocier avec ses cousins de Germanie, et tout d’abord avec son plus proche voisin, Louis le Jeune. Leur entrevue à Mersen, le 1er novembre, complétée par une réunion le 2 février, aboutissait à la consolidation du statu quo, en ce qui concernait la Lotharingie. On s’en tiendrait, de part et d’autre, aux stipulations de 870s. Sage précaution, mais que la mort rapide de MORT DE LOUIS LE BÈGUE. COMPLICATIONS POLITIQUES malgré la volonté de son père, Ansgarde, fille du comte Hardouin ; après la réconciliation de Louis avec son père, Ansgarde avait été autorisée à paraître à la cour. Il n’empoche que, quelques années plus tard, après qu’Ansgarde avait déjà donné deux fils à Louis, Charles le Chauve contraignit son fils à la répudier (sans doute en 870) pour lui faire épouser Adélaïde. Ansgarde vivait encore. (1) Jaffé-Wattenbach, 3205. (2) Jean VIII, un peu plus tard, dans une lettre à Boson, fait allusion à ce pacte conclu à Troyes. Cf. Jaffé-Wattenbach, 3251 (mars 879). (3) Jaffé-Wattenbach, 3202, 3203, 3204, 3207, 3209, 3210. (4) Cf. Jaffé-Wattenbach, 3208, au roi Louis le Bègue. (5) Annales B eriini ani, a. 878. 432 LA FIN DE l’empire CAROLINGIEN Louis le Bègue allait bientôt rendre cadüque. Le vendredi saint, 10 avril 879, le roi de France mourait à Gompiègne, après avoir fait envoyer à son fils aîné, Louis, la couronne, le glaive et les autres insignes royaux1. Cet événement allait exciter aussitôt les convoitises de Louis le Jeune. La tentation était d’autant plus forte que, dans l’ancien royaume de Charles le Chauve, un parti se formait, hostile au jeune Louis III et à son frère Carloman, dont il était entendu qu’ils régneraient conjointe­ ment. Répondant à son appel, le roi de Germanie occidentale se portait de Metz sur Verdun. Pour prévenir de plus grands malheurs, les conseil­ lers des deux jeunes souverains — Louis III n’avait guère que seize ans, et Carloman treize — offrirent au fils du Germanique de reconnaître sa souveraineté sur tout l’ancien royaume de Lothaire. Pour l’instant, Louis le Jeune se contenta de cette satisfaction a. Son attention, d’ail­ leurs, était attirée dans une autre direction. L’état de santé de son frère Carloman empirait de plus en plus, et Carloman n’avait d’autre descen­ dant que le bâtard Arnulf, déjà préposé au gouvernement de la Carinthie, mais à qui l’on aurait pu difficilement concéder le titre royal et la succes­ sion paternelle. Louis le Jeune se hâta de partir pour la Bavière et d’y faire reconnaître ses droits à l’héritage de son frère ’. Au milieu de ces complications, Jean VIII reste fidèle à la candidature de Boson, à qui il rappelle, en mars, qu’il demeure acquis, pour son compte, aux engagements pris à Troyes *. « Nous nous gardons bien, lui écrit-il, de chercher pour le moment un autre appui ». C’est en un concile italien convoqué à Rome pour la fin d’avril qu’il s’efforcera de régler cette question1234567. Mais Boson avait maintenant de bonnes raisons de ne pas bouger ; la disparition de Louis le Bègue, qu’il était possible d’escompter dès le début de mars, ouvrait à son ambition de nouvelles perspectives. Force était bien au pape de sç retourner vers la Germanie. Inu­ tile de songer à Carloman, désormais frappé à mort. Le roi d’Alémanie, Charles le Gros, était le plus proche voisin de l’Italie. Dès le début d’avril, Jean VIII lui faisait des ouvertures non équivoques . * C’est dans le sens de la reconnaissance de Charles comme roi d’Italie et comme empereur qu’il pensait diriger les délibérations du concile romain, fixé décidément au 1er mai. L’archevêque de Milan, Anspert, fait la sourde oreille ; Jean VIII l’excommunie ’, lui commande de se trouver à Rome au synode qui s’y réunira en octobre, lui interdit de prendre, dans le nord de OUVERTURES A CHARLES LE GROS (1) Annales Bertiniani, a. 879. (2) Ibid., a. 879. (3) Ibid. (4) Jaffé-Wattenbach, 3251 ; à moins d'accuser Jean VIII de la plus flagrante duplicité, il faut mettre cette pièce avant les suivantes. Voir la note de Caspar (Epistolae, t. VII, p. 149), faisant siennes les conclusions du P. Lapôtre. (5) Jaffé-Wattenbach, 3222, aux archevêques de Ravenne et de ses Milan ; 3224. (6) Jaffé-Wattenbach, 3231. (7) Jaffé-Wattenbach, 3240. 433 LES DÉBOIRES DE JEAN VIII l’Italie, aucune initiative en faveur de l’un ou l’autre des rois francs, même si l’un d’eux se présentait en personne *. Cependant l’indolent Charles le Gros ne montrait guère d’empressement. L’évêque de Parme, Wigbod, lui est dépêché au début de juin , * tandis qu’une autre mission s’en va maintenir le contact avec le malheureux Carloman *. Plusieurs négociations se déroulent parallèlement ; à défaut de Carloman, à défaut de Charles le Gros, on se rabat sur Louis le Jeune *. Toutes ces démarches semblent demeurer vaines ; jusqu’à l’automne de 879, l’Italie semble abandonnée à elle-même ; l’insécurité grandit, l’anarchie aussi, même dans le monde ecclésiastique. Quelques sommations qu’on lui adresse, l’archevêque de Milan se refuse à paraître à Rome ; le synode romain du 15 octobre le déclare privé de sa charge et une mission est expédiée dans la Haute-Italie qui doit pourvoir à son remplacement6. Toutefois le dénouement approchait. Boson s’était exclu lui-même de la candidature à la couronne impériale. Par ailleurs, Louis III et Carloman venaient d’être sacrés et couronnés à Ferrières; Boson, se décida pour lors à s’éman­ ciper de toute domination. A son instigation les évêques du Sud-Est se rassemblaient, vers la mi-octobre à Mantaille, près de Vienne, et, constatant que depuis la mort de Louis le Bègue ils n’avaient plus de souverain, élisaient comme roi le beau-frère de Charles le Chauve *, qu’ils sacraient et couronnaient tout aussitôt à Lyon. Grave décision qui portait une première atteinte, dans l’Empire franc, au principe de l’hérédité. Presqu’au même moment, Hugues, le bâtard de Lothaiée II, cherchait à se créer, dans les États de son père, une royauté indépen­ dante. La France créée par Charles le Chauve commençait à se disloquer. BOSON S'ÉLIMINE LUI-MÊME Sensiblement à la même date où Boson , . .. . se faisait indépendant, le roi d Alémame, Charles le Gros, répondant enfin aux appels désespérés du pape, traver­ sait les Alpes, entrait à Pavie, et s’y faisait reconnaître comme roi par les grands. Il avait invité Jean VIII à venir à sa rencontre ’. Les circons­ tances ayant empêché le pape de se trouver au premier rendez-vous, une entrevue fut fixée à Ravenne, qui put avoir lieu au début de 880. Charles y fut définitivement salué comme roi d’Italie, reçut de ses nouveaux vassaux le serment de fidélité *. Mais ce fut l’âme bien attristée que Jean VIII, au lendemain de cette rencontre, reprit le chemin de Rome. Rien de ce qu’il avait espéré du souverain germanique ne faisait mine de CHARLES LE GROS EN ITALIE (1) (2) (3) (4) (5) (6) (7) ¡8) Jaffé-Wattenbach, 3252 et 3253. Jaffé-Wattenbach, 3244, 3245 . Jaffé-Wattenbach, 3256. Jaffé-Wattenbach, 3254. Jaffé-Wattenbach, 3292 ; 3294 ; cf. 3305, 3306. Annales Bertiniani, a. 879. Cf. Concilium Mantalense, dans Capitularia, t. Il, p. 365. Cf. Jaffé-Wattenbach, 3314. Continuateur d’Erchambert (peut-être Notker le Bègue), dans M. G. H., SS., t. II, p. 329. Histoire de ¡’Église. — Tome VI. 28 434 LA FIN DE L'EMPIRE CAROLINGIEN se réaliser. A l’activité trépidante du pape, Charles opposait ses atermoie­ ments. Par ailleurs il n’avait même pas su épargner au pontife des con­ tacts pénibles : Anspert de Milan, déposé par Jean VIII à l’automne précédent, faisait figure, à Ravenne, de l’un des grands électeurs de Charles*. Dès avril, satisfait de son voyage en Italie, le nouveau roi repassait les Alpes, au grand mécontentement du pape *. Le patrimoine de saint Pierre se trouvait exposé à de nouvelles menaces. Au fait, des soins plus urgents rappelaient au nord des Alpes celui en qui Jean VIII ne voulait guère voir que le protecteur du Saint-Siège. Il s’agissait d’abord de rétablir la paix entre Louis le Jeune et les deux souverains de la France.’ Renouvelant son exploit de l’automne précédent, Louis le Jeune, au moment même où Charles le Gros paradait à Ravenne, s’était jeté sur ses voisins de l’Ouest et s’était porté jusque sur l’Oise, dépassant de beaucoup les limites de l’ancienne Lotharingie qu’il était censé revendi­ quer. Une rencontre sanglante ne fut évitée que de justesse *. Sentant d’ailleurs qu’il s’était trop avancé, Louis le Jeune se contentait des assu­ rances qui lui avaient été données quelques mois plus tôt et faisait espérer que, lors du retour d’Italie de son frère, Charles le Gros, des compensations pourraient être offertes aux deux souverains de la France. A la conférence que l’on décida de tenir à Gondreville dès que Charles serait rentré, il faudrait aussi que l’on s’entendît sur le sort à faire à Hugues et à Boson. Il importait enfin que des mesures fussent prises contre les Normands qui, depuis quelques mois, déployaient sur le littoral de la mer du Nord une activité redoublée. Tâches multiples pour un souverain comme Charles le.Gros, toujours timide et hésitant! Il y satisfit tant bien que mal. A l’été de 880, Hugues était mis hors de cause ; Louis III et Carloman, les deux jeunes rois de France, unis à Charles le Gros, marchaient contre Boson qui, sans les attendre, leur laissait investir Vienne, sa capitale *. On courait sus aux Normands, mais ici avec moins de succès, et les désastres causés par les pirates s’accumulaient. Cependant se multipliaient, à l’endroit de Charles le Gros, les sollici­ tations de Jean VIII. Il fallait que, sans plus tergiverser, le nouveau roi d’Italie parût dans la péninsule pour y rétablir la paix 6. Plus que jamais le désordre y régnait, surtout dans le midi, et les Sarrasins en profitaient largement. L’évêque de Naples, Athanase, par exemple, permet­ tait aux Infidèles l’entrée de ses domaines et, moyennant partage du butin, leur donnait licence de piller les territoires des Romains, des SpoIL REPASSE LES ALPES (1) Cf. Jaffé-Wattenbach, 3288. (2) Jaffé-Wattenbach, 3289. (3) Annales Bertiniani, a. 880 ; Annales Fuldenses, a. 880. (4) Annales Bertiniani, a. 880. C’est aussi vers ce moment que mourut Carloman de Bavière ; sa mort fit si peu sensation que l’on a pu hésiter sur sa date : est-elle du 22 mars ou du 22 sep­ tembre ? Cette dernière date est la meilleure. Voir Duemmler, op. cit., t. III, p. 138, n. 3. (5) Jaffé-Wattenbach, 3318, du 26 juin 880 ; 3321, de juillet ; 3324, du 10 septembrè. LES DÉBOIRES DE JEAN VIII 435 létains, des Bénéventais *. C’était pis encore à Amalfi ; en 879, le pape avait payé aux habitants la somme considérable de dix mille sous d’or pour qu’ils l’assistassent sur mer ; ils avaient empoché l’or, mais conti­ nuaient de traiter avec les Sarrasins . * Ne sachant plus à quel saint se vouer, le pape — dussent les Francs s’en offenser — avait renoué les relations avec Basile Ier de Constantinople et lui avait promis, au cours de ce même été 879, de reconnaître Photius Pour l’avoir un instant soulagé1*3456789, l’intervention byzantine n’était pas encore suffisamment efficace et force était bien de recourir encore au roi d’Alémanie. Celui-ci finit par entendre l’appel qui lui venait d’au-delà des Alpes. A l’été de 880, Wigbod, évêque de Parme, assurait le pape de sa part que son dessein était de partir bientôt pour l’Italie. Mais, en même temps, le missus de Charles devait s’informer si les bruits qui couraient sur les collusions du pape soit avec Boson, soit avec les Grecs, avaient quelque fondement. On lui donna à Rome les apaisements utiles *, et l’on reçut en réponse, à peu de temps de là, une nouvelle lettre de Charles annonçant sa très prochaine arrivée °. Une dernière lettre, fin octobre ’, mit un terme aux hésitations de Charles. Laissant les deux jeunes souverains de la France continuer seuls le siège de Vienne et en finir avec Boson, il prenait à_la fin de novembre le chemin de l’Italie°. Il était en décembre dans la vallée du Pô ; à la mi-janvier le pape apprenait sa toute prochaine arrivée à Rome. Jean VIII en témoigna d’abord quelque humeur ; sans doute avait-il dans l’idée de mettre quelques conditions à l’entrée du roi germanique dans la Ville éternelle. Ses légats se portèrent en hâte au devant du souverain , * reçu­ rent de lui les sûretés qui convenaient. En février10, Charles le Gros entrait solennellement dans Rome et recevait à Saint-Pierre la couronne qui faisait de lui le successeur de Charlemagne. Il faut croire que des mesures furent alors arrêtées de concert entre le pàpe et le nouvel empereur pour la sauvegarde effective des États de l’Église et la protection de l’Italie. Nous ignorons quelles elles furent. Au fait Charles le Gros paraissait plus pressé d’affermir son autorité dans la Haute-Italie que d’intervenir dans la partie méridionale de la CHARLES LE GROS EMPEREUR (FÉVRIER 881) (1) Erchembert, xliv. ¡2) Jaffé-Wattenbach, 3278, 3281, ces deux lettres de l’automne 879 ; 3304, 3308; dans cette dernière, qui est de décembre, Jean s’efforce de renouer la négociation. (3) Cf. infra, p. 492. (4) Jaffé-Wattenbach, 3303 (décembre 879). (5) Jaffé-Wattenbach, 3321 (juillet 880). (6) Jaffé-Wattenbach, 3324 (10 septembre 880). (7) Jaffé-Wattenbach, 3327. (8) Annales Bertiniani, a. 880. (9) Jaffé-Wattenbach, 3333 (25 janvier 881) ; on remarquera les termes comminatoires d? la lettre, qui font un vif contraste avec les appels répétés des lettres précédentes. (10) Les Annales Bertiniani mettent le sacre à Noël 880 ; c’est certainement une erreur. Cf. Boehmer-Muehlbacher, 1609 a. 436 LA FIN DE L’EMPIRE CAROLINGIEN péninsule, et cette hâte ne laissait pas d’inquiéter Jean VIII1, toujours exposé aux menaces sarrasines. Somme toute, cette année 881 ne devait pas mettre un terme aux préoccupations du pape. Une lueur d’espoir lui vint pourtant aux derniers jours ; l’empereur, après avoir fait en Souabe une brève apparition, venait de repasser les Alpes et de prendre ses quar­ tiers d’hiver dans la Haute-Italie ’. De sa part, l’évêque de Pavie vint apporter au pape une invitation à se trouver, pour la fête de la Purifica­ tion, dans la ville de Ravenne, où se réunirait un grand concile d’évêques italiens 8. C’était aller au devant des désirs de Jean, qui promit d’être à Ravenne quelques jours à l’avance, pour avoir tout loisir de s’entretenir avec l’empereur de leurs communs intérêts. En fait, la réunion ne donna pas les résultats escomptés. On y entendit les plaintes habituelles des ecclésiastiques contre les usurpations des fonctionnaires séculiers, les doléances toutes spéciales de Jean VIII contre les deux marquis de Spolète et de Camerino et les attentats qu’ils avaient perpétrés contre les États de l’Église. Les biens ainsi usurpés, déclara l’empereur, devaient être remis en la possession du pape ; simple formalité, en fait, car Jean VIII s’engageait à les concéder à titre de fief. Plus significative fut une som­ mation adressée à l’archevêque de Vienne, dont nous avons dit le rôle dans la révolte de Boson. Il devrait, au plus tôt, venir à la curie, s’expli­ quer sur la manière dont il avait compromis l’autorité de l’Église romaine *. Pour donner force aux décisions prises à Ravenne, il eût été nécessaire que l’empereur, prolongeant son séjour en Italie, parût de sa personne au centre et au midi de la péninsule. Or, à peine était-il rentré à Pavie, aux derniers jours de février, qu’il reçut la nouvelle de la mort de son frère Louis, survenue le 20 janvier’. Le seul héritier mâle de celui-ci, Hugues, était mort deux ans plus tôt ; par droit d’héritage toutes les possessions du roi défunt revenaient à son frère Charles. Celui-ci se hâta de passer en Allemagne pour s’y faire reconnaître. Autour du descendant de Charlemagne tous les peuples de langue germanique se ralliaient sans peine ; la partie occidentale de la Lotharingie ne tardait pas à les irïiiter’. L’Empire franc était en voie de se reconstituer. Les obligations que créait à l’empereur son titre nou­ veau devaient le détourner immanquablement dés préoccupations italiennes. Si les Sarrasins mena­ çaient Rome, les Normands constituaient pour le nord de l’Empire un danger plus pressant encore. Ils avaient paru s’endormir vers 875, mais ils venaient de se réveiller, et le réveil avait été terrible. L’hiver de1 23456 NOUVELLES OBLIGATIONS DE CHARLES LE GROS. RECRUDESCENCE DES ATTAQUES NORMANDES (1) (2) (3) (4) (5) (6) Jaffé-Wattenbach, 3345 (23 mars 881). Cf. Jaffé-Wattenbach, 3355, 3356 (novembre 881). Réponse du pape à cette invitation, Jaffé-Wattenbach, 3362 (janvier 882). Jaffé Wattenbach, 3370. Annales Fuldenses et Annales Bertiniani, a. 882. Annales Bertiniani, ibid. LES DÉBOIRES DE JEAN VHI 437 880-881 avait été marqué par des ravages effroyables dans la région de l’Escaut et de ses affluents. Saint-Géry, aux portes de Cambrai, SaintRiquier, Saint-Valéry, Péronne, Saint-Waast d’Arras, Saint-Omer avaient été pillés et incendiés. Sans doute le jeune roi de France, Louis III, avait fait dans ces pays des prodiges de vaillance ; la bataille de Saucouri (3 août 881) avait révélé en lui un chef habile autant qu’un soldat valeureux A Mais, dans les pays de la Basse-Meuse et du Rhin, les der­ niers mois de 881 avaient vu saccager Maastricht, Liège, Tongres ; puis, remontant le Rhin, les hordes dévastatrices avaient pillé Cologne, Bonn, Juliers, Neuss. Aix-la-Chapelle, l’ancienne résidence impériaæ, avait été forcée à son tour et la sépulture de Charlemagne outragée a, en attendant que le fût, à Prüm, celle de l’empereur Lothaire. Et durant tous ces premiers mois de 882 ce fut la ruée, dans la direction du sud, vers Coblentz, tylayence et Trêves. Vainement l’évêque de Metz, Wala, rameutant tout ce qui restait d’hommes armés en la région, se portait-il à la rencontre des envahisseurs ; aux environs de Remich il était battu et tué ’. Mouzon, sur la Meuse, marquait l’extrême avance des pillards. Telle était la situation devant laquelle se trouvait Charles le Gros au printemps de 882. Contre les Normands il eût suffi de montrer un peu d’énergie ; l’exemple récent de Louis III de France prouvait que ces barbares n’étaient pas invincibles. Une attaque massive fut décidée contre Elsloo 4, réduit de leur défense. L’investissement de la place commençait à la mi-juillet. Mais au lieu de presser les opérations de siège, l’empereur ne tarda pas à entrer dans la voie des négociations. Il en fut pour sa courte honte6. Une fois de plus les maigres ressources de l’Église furent mises à contribution pour satisfaire l’avidité des Normands. Bientôt deux cents navires chargés de captifs et de butin prenaient le chemin du Danemark, tandis que les guerriers s’installaient en Frise, n’atten­ dant que le moment favorable pour reprendre leurs fructueuses opérations. Ils n’attendirent pas longtemps. Dès l’automne ils se , . . , , , . j . t portaient dans la région de 1 Escaut. Le vainqueur de Saucourt n’était plus ; le 5 août 882, Louis III était mort à Saint-Denis, des suites d’un accident qui lui était advenu à Tours. Son frère Carloman devenait par là même seul roi de France et il était reconnu à Quierzy, par les grands vassaux, le 9 septembre ’. Mais, absorbé par sa lutte avec Boson dans le Sud-Est, le jeune souverain n’avait pu porter une attention suffisante aux événements qui se préparaient dans le nord. Rien n’était LA DÉBÂCLE (1) Réginon, a. 883 ; Annales Bertiniani, a. 881 ; Annales Fuldenses, a. 881. Remarquer le ton de dénigrement avec lequel Hincmar parle de Louis III ; à ce moment il est brouillé avec lui, au sujet des élections épiscopales de Beauvais et de Noyon. (2) Annales Fuldenses : « ubi in capella regis equis suis stabulum fecerunt ». (3) Annales Fuldenses et Annales Bertiniani, a. 882. (4) Sur la Meuse, à vingt kilomètres en aval de Maastricht. (5) Appréciation concordante des Annales Bertiniani, a. 882, et des Annales Fuldenses. . (6) Hincmar lui adressait à cette occasion deux écrits, sur les devoirs de sa charge et l’organisa­ tion du palais (P. L., CXXV, 993-1008 ; le De ordine palatii dans Bibl. de l’École des Hau tes-Études, fase. 58). C’est la dernière intervention de l’archevêque de Reims dans le domaine politique. •438 LA FIN DE L’EMPIRE CAROLINGIEN prêt pour faire face aux Normands ; en quelques jours leurs bandes étaient au pied de Y oppidum sur lequel s’élevait la ville de Laon. Il n’était pas question d’emporter de force une place inexpugnable ; les pirates se tournèrent en direction de Reims, que le vieil Hincmar aban­ donnait précipitamment le 8 novembre, emportant dans la litière où ses infirmités le contraignaient de prendre place les reliques de saint Remi et les pièces les plus précieuses du trésor de sa cathédrale. Le lamentable cortège ne s’arrêtait qu’à la villa d’Épernay, ayant mis la Marne entre lui et les pillards. L’archevêque y agonisa bientôt et y mourut le 21 dé­ cembre 882, non sans avoir eu connaissance du succès relatif remporté sur les Normands par son jeune souverain, succès qui eut au moins le résultat d’empêcher la destruction de sa ville épiscopalel. Jean VIII l’avait précédé d’une semaine dans la , . , r . tombe. Cette dernière année de son pontificat avait été non moins tragique pour lui que pour le métropolitain de Reims. A son retour de Ravenne, en mars, le pape avait essayé sans succès de régler la question spolétaine, suivant le mode délibéré au concile. Non seulement les deux marquis opposaient à ses réclamations la force d’inertie 123; ils en vinrent bientôt à des actes d’inqualifiable violence. Un de leurs fidèles, ayant saisi des hommes du pape, aux environs de Narni, leur avait fait couper les deux mains ; plusieurs étaient morts des suites de cette sauvage exécution *. Quatre-vingts personnes avaient été ainsi mutilées. Les choses n’allaient guère mieux dans la Basse-Italie. Sans doute un succès partiel avait donné au pape une légère consolation : Athanase, évêque de Naples, s’était uni à Waifre de Salerne 45contre les Sarrasins, qui avaient été repoussés de la baie de Naples et s’étaient repliés sur Pestum, une dizaine de lieues plus au sud. Succès éphémère ! Bientôt les Infidèles s’alliaient avec Gaète contre Capoue et cette trahison leur permettait d’occuper en force la vallée du Garigliano, dont ils allaient faire, pour longtemps, un inexpugnable repaire. De cette position ils dirigent des attaques répétées contre les grands monastères de SaintVincent du Vulturne, du Mont-Cassin, de Farfa. Les incursions sarrasines ne respectent même plus la frontière du territoire romain. De la Ville éternelle Jean VIII suivait avec angoisse les progrès de l’invasion. Une lettre éplorée confiait à l’impératrice Richarde, toutes.ses appréhensions6. Il se voyait déjà prisonnier des infidèles, traîné en captivité, massacré peut-être. Et nul secours ne venait de la lointaine Germanie 6 ! MORT DE JEAN VIH (1) Annales Bertiniani, a. 882 ; les Annales se terminent brusquement sur le succès relatif de Carloman. (2) Jaffé-Wattenbach, 3377 (mars 882). (3) Jaffé-Wattenbach, 3382 (août 882). (4) Jaffé-Wattenbach, 3378. (5) Jaffé-Wattenbach, 3380 (mars 882). (6) Avec Caspar et Lapôtre, contre Jaffé (lre édition), et Duemmler, nous considérons comme écrites à l'automne de 881 et non à celui de 882 les deux lettres Jaffé-Wattenbach, 3355 et 3356, exprimant la joie du pape à la nouvelle de l’approche de l’empereur. LES DERNIERS SOUBRESAUTS 439 Ses prévisions pessimistes devaient se réaliser, mais d’une autre ma­ nière. L’épuration du personnel du Latran tentée en 876 n’avait pas été complète. Il s’y trouvait encore en 882 des gens qui estimaient que Jean VIII tardait trop à-mourir. Un des familiers du pape lui administra du poison ; mais, le breuvage agissant trop lentement au gré de l’assassin et de ses complices, on acheva le pape à coups de marteau sur la tête. (15 décembre 882). Telle fut du moins la version qui courut en Alle­ magne aux premières semaines de 883 et que l’empereur recueillit à Ratisbonne, lors de la diète qu’il y tint vers Pâques de cette année *. § 3. — Les derniers soubresauts. Hincmar mourant sur les grands chemins, errant et fugitif, Jean VIII assassiné dans son lit par des gens de son entourage, ces deux scènes qui se passent à quelques jours d’intervalle caractérisent de manière poignante l’état dés choses en ces dernières années du ixe siècle. C’est vraiment la décomposition de la société chrétienne, sous l’action des forces hostiles qui l’attaquent de l’extérieur, des ferments de destruction qui la rongent à l’intérieur ! L’institution impériale, en qui la papauté a cru voir le salut de la Cité de Dieu, se révèle de plus en plus incapable de remplir sa fonction ; la papauté elle-même, absorbée par les préoccupa­ tions temporelles — on a vu ce qu’ont été les grandes pensées de Jean VIII — se montre inhabile à dominer les événements. Tout présage les incroyables abaissements du xe siècle. Par la force de l’habitude cepen­ dant, les choses vont garder, pendant quelque temps encore, les apparences tout au moins de la régula­ rité. Jean VIII mort, une élection * qui, paratt-il, fut unanime, lui substitue ÉLECTION DE MARIN. SON PONTIFICAT (1) Ces données sont fournies exclusivement par la Continuatio Ratisbonensis des Annales Fuldenses, édit. Kurze, p. 109. C’est, dit-elle, à Ratisbonne que l’empereur fut mis au courant de ce qui s’était passé en Italie. « Igitur Romae praesul apostólicas sedis nomine Johannes prius de propinquo suo veneno potatus, deinde cum ab illo simulque aliis suae iniquitatis consortibus longius victurus putatus est quam eorum satisfactio esset cupiditali, quia tam thesaurum suum quam culmen episcopa­ tus rapere anhelabant, malleolo, dum usque in cerebro constabat, pércussus expiravil. Sed et etiam ipse constructor malae factionis concrepante turba stupefactus, a nullo laesus nec vulneratus, mortuus non mora apparuit ». C’est ici la version, plus ou moins déformée, des événements qui circulait en Bavière au début de 883. Le P. Lapôtre, op. cit., p. 162, la rejette comme une fable et son jugement a influencé celui de quelques historiens (ainsi H. Boehmer, dans la Protestant. Reahncyclopadie, t. IX, p. 260). Au témoignage de la Continuatio Ratisbonensis, le P. Lapôtre oppose celui des Annales Fuldenses de Méginhard (Kurze, p. 99). On y lit qu’à la mort de Jean VIII, Marin lui fut subs­ titué d’une manière anticanonique ; puis le texte ajoute : « Quidam Gregorius nomine, quem Romani superistam vocitabant, dives valde, in paradiso sancti Petri a suo collega occisus est ». Pour Lapôtre, cet assassinat d’un haut fonctionnaire serait le lait réel, raconté de manière si invraisemblable par la Continuatio Ratisbonensis : « sans que nul le touche, l’assassin du pape Jean tombe frappé de mort ». La Continuatio transforme ainsi l'assassinat de Grégoire en un châtiment divin, qui punit le forfait perpétré contre le pape par ce haut fonctionnaire. — La combinaison est ingénieuse ; elle ne nous convainc pas. Il peut y avoir eu deux faits distincts : l’assassinat du pape et le lynchage par la foule de l’assassin ; puis, après l’avènement de Marin, l’assassinat de Grégoire. (2) Comparer les deux récits des Annales Fuldenses. 1. Rédaction de Méginhard : « In cujus (Johannis) locum Marinus antea episcopus contra statuta canonum subrogatus est ». 2. Continuatio Ratisbonensis \ « In cujus (Johannis) vice omni populo Romano unanimiter confortante Marinus, qui in id tempus Romano in urbe archidiáconos tenebatur, ordinari compactum est ». 440 LA FIN DE L’EMPIRE CAROLINGIEN un personnage qui avait joué un rôle de premier plan dans les affaires orientales, Marin, jadis évêque de Gère. C’est la première fois que l’on voit un évêque devenir pape ; la chose fut remarquée sur l’heure et beau­ coup regardèrent cette élection comme anticanonique. Quelques années plus tôt, le pape Jean VIII n’avait-il pas fait grief à l’évêque de Porto, Formose, de ses brigues pour se faire nommer soit patriarche de Bulgarie, soit plus tard évêque de Rome ? Le concile de Troyes, présidé par le même pape, n’avait-il pas condamné les translations d’évêques d’un siège à un autre ? Il faut croire cependant que le cas de Marin n’était pas tellement clair que le caractère anticanonique de son élection s’im­ posât à toutes les consciences. Depuis longtemps déjà Marin, encore qu’il ne fût pas l’un des évêques suburbicaires, exerçait à- la curie des emplois importants. Que ce fût avec le titre d’archidiacre, cela ne paraît guère vraisemblable ; du moins en remplissait-il les fonctions. Or, on sait que l’archidiacre était souvent le candidat tout désigné pour le souverain pontificat. Faute de documents d’ailleurs, tout reste obscur dans cette affaire ; il est possible que le choix de Marin ait eu quelque peine à s’im­ poser dans certains milieux du Latran. Les Annales de Fulda parlent de l’assassinat en plein jour, sur le parvis de Saint-Pierre, d’un haut fonctionnaire romain, Grégoire le superista, par un de ses collègues et rivaux1. Cela semble indiquer une situation tendue. Aussi bien Marin paraît-il avoir réagi contre la politique de son prédé­ cesseur. Jean VIII avait toujours montré depuis 876, à l’égard de For­ mose, une hostilité déclarée : au concile de Troyes, il n’avait levé l’excom­ munication qui pesait sur lui et ne l’avait admis à la communion laïque, que moyennant la promesse expresse, confirmée par serment, que jamais l’ancien évêque de Porto ne remettrait le pied à Rome. A peine Jean était-il mort que Formose, jusque-là réfugié en France, reprenait le che­ min de l’Italie. Le pape Marin l’accueillait avec bonté, le déliait de son serment et, peu après, lui rendait son ancien évêché123. Sur un autre point, d’importance plus grande encore, Marin prenait le contrepied de Jean VIII. A l’égard de Photius, patriarche de Constantinople, Jean avait adopté une politique de conciliation qu’il estimait nécessaire. Marin avait ses raisons pour ne pas emboîter le pas à son prédécesseur. Il est vraisemblable qu’il fit entendre à l’empereur Basile sa défiance persis­ tante à l’endroit du patriarche ’. Mais il était un point sur lequel Marin ne pouvait guère se. séparer des vues de Jean VIII. Le Spolétain — il s’agissait depuis 882 du seul Guy, le futur empereur — ne desserrait pas son emprise sur le patrimoine de saint Pierre. Il fallait en finir avec cette situation. L’empereur, au printemps de 883, était revenu en Italie, Marin le rencontra à l’abbaye de Nonantola, non loin de Modène. Les plaintes du pape contre Guy (1) Cf. supra, p. 439, n. 1. (2) Auxilius, Infensor et defensor, xxxii (P. L., CXXIX, 1101), (3) Cf. infra, p. 498. LES DERNIERS SOUBRESAUTS 441 de Spolète furent appuyées par une accusation de trahison : le marquis serait, disait-on, entré en collusion avec les Byzantins. Il fut déclaré privé de tous ses fiefs et l’exécution de cet arrêt fut confiée à Bérenger, marquis de FriouL Maison dut finalement transiger avec le duc de Spolète1. Ce ne fut pas Marin qui eut la satisfaction de voir la paix llADRIE^ 111 rétablie entre l’empereur et ce vassal difficile. Il était mort vers la mi-mai 884 et avait été remplacé, sans que l’on puisse savoir en quelles circonstances, par Hadrien III, sur le pontificat duquel nous som­ mes moins renseignés encore que sur celui de Marin. Tout ce que nous pouvons dire, c’est que la politiquè de la curie à l’endroit de Constanti­ nople et de son patriarche se fit plus conciliante. On ne saurait guère douter en effet qu’Hadrien n’ait envoyé à Photius sa lettre synodique, ce qui constituait une véritable reconnaissance du patriarche. C’était revenir, en somme, à l’attitude de Jean VIIIa. De même y revenait-on à l’intérieur de Rome. Georges de l’Aventin, l’ennemi juré de Jean VIII, avait reparu dans la ville sous Marin. Hadrien III le fit passer en juge­ ment : il fut condamné à perdre la vue. Quelques rares indications font d’ailleurs entrevoir une situation troublée au palriarchium et par exemple la condamnation infamante qui frappa, vers ce temps, une dame de la plus haute société romaine, « Marie la superistane », veuve de ce même Grégoire qui avait été assassiné au lendemain de l’élection de Marin1 *345. Cependant la situation de la chrétienté occidentale venait encore de se modifier. Alors que l’empereur Charles le Gros séjournait à Pavie, au début de 885, la nouvelle lui arriva de la mort de son neveu à la mode de Bretagne, le jeune roi de France, Carloman, qui avait succombé, le 12 décembre 884, dans un accident de chasse ‘. Le destin s’acharnait sur la branche cadette des Carolingiens ! Il restait un tout jeune descen­ dant légitime de Louis le Bègue, nommé Charles, fils posthume, né en septembre 879 d’une autre mère que Louis III et Carloman. Mais que pouvait faire cet enfant de cinq ans dans la situation tragique où se débattait la France ? Encouragés par les faiblesses de Charles le Gros, les Normands étaient devenus dans les régions de la Somme et de l’Escaut plus agressifs que jamais. Moitié combattant, moitié traitant, le jeune Carloman avait réussi à les faire rentrer en leurs cantonne­ ments de repos. Sitôt connue la mort du roi, ils recommençaient à s’agi­ ter : la trêve, disaient-ils, n’avait été conclue qu’avec lui et le succes­ seur, pour en bénéficier, devrait renouveler les versements déjà faitss. Devant ce danger, les grands du royaume estimèrent que le plus sage était de mettre la France sous la protection de l’autre descendant CHARLES LE GROS, ROI DE FRANCE (1) ¡2) ¡3) (4) (5) Annales Fuldenses, a. 883 : 1. Méginhard, p. 100 ; 2. Coni. Ratisbon., p. 109-110. Cf. infra, p. 492. Chronica S. Benedicti Casinensis, dans M. G. H., Script, rer. Langob., p. 483. Réginon, a. 884 ; Annales Fuldenses, Méginhard, a. 884. Annales Fuldenses, Méginhard, a. 884. 442 LA FIN DE l’empire CAROLINGIEN légitime de Charlemagne, l’empereur Charles le Gros. Peu après l’Épi­ phanie de 885, le comte Thierry arrivait à Pavie pour inviter Charles à venir en France. En juin, l’empereur recevait, à Gondreville, près de Toul, puis à Ponthion, l’hommage de la très grande majorité des proceres laïques et ecclésiastiques1. L’Empire de Charlemagne se trouvait de ce chef reconstitué. Si l’on exceptait la Provence, où Boson continuait à se considérer comme autonome, la Bretagne aussi, qui q’avait jamais été entièrement soumise, Charles le Gros régnait sur les mêmes territoires qu’avait, quatre-vingts ans plus tôt, gouvernés son trisaïeul. Nul cependant, ne réalisa, sur l’heure, l’importance de l’événement, et les chroniques contemporaines en parlent avec leur laconisme habi­ tuel. D’ailleurs, cette union, sous un même chef, des divers pays séparés par le traité de Verdun, ce n’était pas encore la reconstitution de l’Empire de Charlemagne. Aucun organe de coordination ne fut prévu dès l’abord ; l’intelligence, la force, le temps aussi manquèrent pour en instaurer. Si incapable qu’eût été Charles le Gros, son premier geste fut louable. Ce qui importait avant to\it, c’était d’assurer sa succession. Sans doute il n’avait encore que quarante-six ans ; mais le mariage qu’en 862 il avait contracté avec Richarde, une très puissante héritière d’Alsace, n’avait jamais été consommé ; il y avait toutes chances qu’il ne le fût jamais *. A défaut d’héritier légitime, Charles reportait son affection paternelle et ses espérances sur un fils, nommé Bernard, qu’il avait eu d’une personne d’assez basse extraction. Le jeune homme avait tout au plus une quinzaine d’années. Certaines personnes de l’entourage impé­ rial lui auraient préféré, comme successeur désigné, Arnulf, fils bâtard de Carloman, qui avait déjà fait ses preuves et qui, pour l’instant, conti­ nuait à besogner utilement dans les marches orientales de l’Empire. Pour couper court à cette combinaison et pour faire accepter la sienne, Charles le Gros ne trouva rien de mieux quede recouriraupapeHadrienlII. Une invitation à venir en Germanie lui fut adressée vers la fin de juin. Rien ne pouvait flatter davantage le pontife que ce recours à son arbi­ trage dans une affaire de cette importance. Une fois de plus, la papauté avait l’occasion d’intervenir dans la désignation du titulaire de la couronne impériale. Hadrien se mit en route aussitôt ; il n’avait pas atteint le Pô qu’il succombait à Saint-Césaire sur le Panaro, vers la mi-août. Son corps fut enseveli au monastère de Nonantola •. L’affaire de la légiti­ mation de Bernard en demeura là. Sitôt connu le décès d’Hadrien, les Romains, sans trop se préoccuper de ce que pouvait en penser 1 empereur, acclamèrent comme pape le cardinal Étienne, du titre des Quatre-Cou-123 . (1) Annales Fuldenses et Contin. Ratisbon., a. 885. (2) Voir à ce sujet ia remarque faite par les Annales Bertiniani, a. 873, sur une attaque épilepti­ forme arrivée à Charles cette année-là et durant laquelle il aurait dit : « Quia saeculum vellet dimiltere et guia uxorem suam carnali commercio non contingeret ». (3) Les Annales Fuldenses (Méginhard) a. 885, se montrent très excitées contre le projet impérial : « Cujus fraudulenta consilia Dei nutu dissipata sunt ». LES DERNIERS SOUBRESAUTS 443 ronnés. De noble famille romaine, apparenté avec l’un des hauts digni­ taires de la cour pontificale, Étienne était entré au palriarchium à l’époque déjà lointaine du pape Hadrien IL Sous Jean VIII on ne parla guère de lui ; Marin l’avait favorisé et lui avait donné son titre de prêtre-cardinal. Sans doute n’était-il pas auprès de l’empereur persona graia. A peine eut-il connaissance de son élection 1 et de son ordination que Charles manifesta son intention de procéder contre lui. L’évêque de Verceil, Liutward, archichapelain de la cour, fut expédié de toute urgence à Rome, avec mission de réunir les évêques du ressort immédiat du Saint-Siège 1 et de leur faire prononcer la déposition du pape. Sans se prêter à une enquête proprement dite, Étienne eut l’habileté de mettre à la dispo­ sition de Liutward les pièces qui établissaient l’unanimité qui avait présidé à son élection. Les légats impériaux n’insistèrent pas et les rela­ tions ne tardèrent pas à s’améliorer entre le pape et le souverain. Au printemps de l’année suivante (886), Étienne invita même l’empereur à Rome pour y régler un certain nombre de questions intéressant les deux pouvoirs. Il s’agissait en particulier de faire un sort à divers évêques chassés par les invasions normandes et de leur permettre de monter sur des sièges épiscopaux non occupés. De fait Charles franchit à nouveau les Alpes, mais, s’arrêtant dans la Haute-Italie, il se contenta de députer à Rome Liutward, son homme de confiance avec qui le pape finit par s’entendre ’. Dans les mois qui avaient précédé, Étienne avait procédé, au Latran, à une sérieuse épuration. Avec plus de décision encore que Jean VIII en 876, qu’Hadrien III en 884, il entendit mettre à la raison pas mal de fonctionnaires dont une enquête rapide lui avait démontré et la mau­ vaise tenue et les malversations 1234*. Des mesures furent prises pour couper court à d’autres abus que le pape Marin avait tenté de combattre, mais qui avaient repris de plus belle sous son successeur. Tout annonçait un pontificat énergique, et l’on s’orientait dans le sens d’une politique qui rappelait celle de Nicolas Ier. Durant ce temps se préparait la liquidation définitive de l’Empire d’Occident. Miné par une maladie qui nécessita au début de 887 une grave intervention chirurgicale6, faible de caractère, craintif, irré­ solu, Charles le Gros s’avérait de plus en plus incapable de remplir le premier de ses devoirs. Son attitude lors du siège de Paris par les Nor­ INCAPACITÉ DE CHARLES LE GROS (1) Pourtant le missus impérial qui demeurait en permanence à Rome avait, au dire du Liber pontificalis, semblé approuver le choix d’Étienne V. Les Annales Fuldenses de Méginbard à qui nous devons le récit de l’opposition impériale disent d’ailleurs expressément que c’est l’ordination prématurée de l’élu qui mécontenta l’empereur (édit. Kurze, p. 103). Nous en sommes toujours au régime créé par le Constitutum de 824. (2) L’expression des Annales Fuldenses est peu claire : « Misit (imperator) Liutwardum et quos­ dam Romanae sedis episcopos, qui eum deponerent ». (3) Annales Fuldenses, Cont. Ratisbon., a. 886. ¡4) Liber pontificalis, édit. Duchesne, t. II, p. 192. ¡5) Annales Fuldenses, Cont. Ratisbon., a. 887. 444 LA FIN DE L’EMPIRE CAROLINGIEN mands, en 885, avait achevé de le déconsidérer, tant aux yeux de ses ennemis qu’aux yeux de ses fidèles1. En de telles conditions, c’était à chacun à pourvoir à sa sécurité ; l’Empire n’existait plus. La dissolution allait s’accélérer. Par l’Alsace l’empereur .... . , „ , ... . . . ; était rentré en Souabe ou il passa 1 hiver. Au printemps il tenait iin plaid à Weiblingen, où il avait inutilement demandé au pape de se faire représentera. Il y enregistrait un dernier succès diplomatique. Boson était mort, et son jeune fils Louis — celui qui, un peu plus tard, devait ceindre la couronne impériale — venait faire hommage à l’empereur et se soumettre à son autorité ’. Joie sans lendemain ! La diète en effet mon­ trait que tous les esprits étaient aigris contre le gouvernement impérial. A défaut du souverain que l’on n’osait encore attaquer ouvertement, on faisait, à voix de plus en plus haute, le procès de l’archichapelain, Liutward, évêque de Verceil, qui n’usait de son pouvoir qu’en des vues intéressées. Son ambition, son avarice étaient ouvertement critiquées ; il n’était pas jusqu’à la pureté de sa foi1 et de ses mœurs 12*56 qui ne fût suspecte. Tous ces griefs firent impression sur l’esprit de l’empereur. A la réunion de Kirchen qui eut lieu peu après, Liutward fut dépouillé de tous ses. biens, honneurs et dignités et consigné dans son évéché de Ver­ ceil. Au lieu d’y séjourner, il se rendit chez Arnulf de Bavière, qu’il n’eut pas de peine à tourner contre Charles le Gros. Une conjuration se forma au début de l’automne qui, partant de la Bavière et de la Franconie, rallia vite la Saxe et la Thuringe. La fidèle Alémanie ellemême fut entraînée, au moins partiellement. Le 11 novembre, Charles s’était rendu à Tribur, où il avait convoqué son plaid. Bientôt il apprit qu’Arnulf, à la tête d’une armée recrutée en Carinthie et en Bavière, marchait contre lui. Loin de songer à défendre leur souverain, les grands de l’Empire se portaient au devant du révolté et lui faisaient hommage. Vainement l’empereur envoyait-il à son neveu, par Liutbert, archevêque de Mayence, le nouvel archichapelain, cette même relique de la vraie croix sur laquelle, jadis, Arnulf avait juré fidé­ lité à son seigneur. Un instant ému, le jeune homme ne s’était pas laissé ébranler. Il ne restait plus à Charles qu’à traiter avec son vainqueur. Modéré en ses ambitions, l’empereur déchu ne demandait plus que l’octroi, SA DÉPOSITION (1) Sur ce siège de Paris et le rôle de l’empereur, voir Duemmler, t. III, p. 258-275. (2) Jaffé-Wattenbach, 3428. ¡3) Annales Fuldenses, Coni. Ratisbon., a. 887. ¡4) Annales Fuldenses, Méginhard. Si je l’entends bien, Liutward est accusé d’être tombé dans le monophysisme : « Dicens Christum unum esse unitate substantiae non personae, cum sancta Ecclesia credat ei confiteatur eum in duabus substantiis unam habere personam ». L’accusation est au moins surprenante. La Continuatio Ratisbonensis voit en tout ceci un coup monté : « Ala­ manni contra Liutwardum episcopum dolose conspiravere ». (5) Au dire de Réginon, a. 887, on reprochait à l’évêque ses relations avec l’impératrice Richarde. Peu de temps après la disgrâce de Liutward, Richarde fut appelée à répondre de ce grief devant la diète. C’est alors que Charles déclara que son mariage avec l’impératrice n’avait jamais été consommé. Richarde affîruia de son côté, en faisant appel à un jugement de Dieu, qu’elle avait toujours gardé sa virginité. La dissolution du mariage fut néanmoins prononcée contre elle, elle se retira au monastère d’Andlau qu’elle avait fondé. LES DERNIERS SOUBRESAUTS 445 «n Alémanie, de quelques petits domaines qui lui permissent de vivre, à lui et à son fils Bernard x. Tout cela était réglé à la fin de novembre. A Francfort, Arnulf était reconnu par toutes les populations de langue allemande comme le roi légitime et Liutbert de Mayence n’était pas le dernier à rallier la nouvelle cour. Pendant ce temps Charles le Gros se retirait en Souabe sur les terres qu’Arnulf avait bien voulu lui laisser. Il n’y serait pas longtemps une gêne pour son vainqueur. Le 13 janvier 888, deux mois à peine après les événements de Tribur.il rendait son âme à Dieu, à Neidingen, sur le Danube ; son corps fut enterré peu après dans l’église abbatiale de Reichenau ’. Aussitôt, lit-on dans les Annales de Fulda, voici que se mettent à pulluler en Europe, dans l’ancien Empire de Charles,les roitelets sans auto­ rité. Arnulf rallie l’Allemagne ; Bérenger de Frioul se proclame roi d’Italie ; Rodolphe, fils de Conrad, de Bourgogne transjurane ; Louis, fils de Boson, se fait roi de Provence ; Guy de Spolète, fils de Lambert, se propose comme souverain de la Gaule Belgique ; Eudes, fils de Robert le Fort, usurpe le gouvernement de la Gaule jusqu’à la Loire, tandis que Ramnolfe, duc d’Aquitaine, se déclare roi lui aussi •. C’est la liquidation com­ plète de l’Empire carolingien, en attendant que chacun des États ainsi créés se morcelle à son tour en une poussière de petites souverainetés. De quelles conséquences ceci devait être pour l’Église, il conviendra de le rechercher plus tard ; mais c’est avec peine que l’on assiste à l’agonie de cette grande chose que, pendant près d’un siècle, avait été l’Empire franc, en qui s’était réalisée, au moins mal, la Cité de Dieu, en qui s’était abritée, avec une sécurité qu’elle ne connaîtra plus, notre Église d’Occident. (1) Annale» Fuldenses, a. 887 : Mécinbard, p. 106 ; Coni, Raliebon., p. 115 ; Réginon, a. 887. (2) Cf. Coni. Ratubon., a. 887, voir aussi l’éloge que fait de lui Réginon, a. 888. (3) Coni. Ratùbon., a. 888. CHAPITRE XV L’EXPANSION CHRETIENNE AU MILIEU DU IXe SIECLE § 1. — Les missions Scandinaves1. Les troubles, les divisions, les morcel, . . r *i j -i-. lementS qU1 remP1188ent la 8econde m01tlé du ixe siècle et qui s’accentuent vers la fin de cette période n’étaient pas de nature à favoriser le travail missionnaire. L’œuvre entreprise par Anschaire dans la direction de la Scandinavie était, à coup sûr, celle qui présentait le plus de difficulté. Sous Charlemagne, sous Louis le Pieux même, les < hommes du Nord » avaient de l’Empire franc une haute idée. Qu’en pensaienLils, maintenant qu’avec la complicité plus ou moins avouée de leurs souverains les Vikings pouvaient à peu près impunément assaillir le littoral des divers royaumes, pénétrer dans l’intérieur, y semer partout le ravage et l’incendie ? Même aux époques où la paix régnait officiellement entre le roi de la Ger­ manie et les chefs du Danemark, il n’était pas aisé de faire respecter le nom franc au delà de l’Eider. Qu’était-ce, quand les hostilités ouvertes se déroulaient à la frontière même du Nord ? En 845, Anschaire avait dû fuir Hambourg, qui ne se relèverait qu’assez lentement de ses ruines. Sans ressources, presque sans clergé, il ne pouvait songer à continuer l’œuvre que lui avait confiée le Siège apostolique. Mais l’évêque de Brême, Leudéric, étant mort sur les entrefaites (24 août 845), on songea, dans les conseils de Louis le Germanique, à confier simplement à Anschaire l’administration de Brême. Diverses solutions furent envisagées, une très radicale d’abord, qui consistait à supprimer purement et simplement le siège de Hambourg. Cette manière de faire agréait assez à l’évêque de Verden qui aurait retrouvé, par le retour au statu quo ante, la partie de la Nordalbingie qu’il avait cédée jadis. Mais, à plus ample réflexion, on s’arrêta à une autre combinaison, qui consistait à unir sous un seul évêque, en leur conservant néanmoins leur existence séparée, les deux ressorts de Brême et de Hambourg. On rendit néanmoins à Verden la partie au nord de l’Elbe qui en avait été détachée1 2 RÈCLEMENT DE LA QUESTION D’HAMBOURG-BRÊME (1) Bibliographie. — La même que pour le chapitre vin ; ajouter à la Vita Anscharii, la Vita Remberti, anonyme, reproduite, d’après les Acia sanet. O. S. B.t dans P. L., CXXV1,'991-1010. (2) Rembert, Vita Anscharii, xxxvi-xxxvn. Le biographe distingue nettement deux assemblées Conciliaires où cette affaire aurait été ventilée. On les identifie d’ordinaire avec les deux assemblées 448 l’expansion chrétienne AU MILIEU DU IXe SIÈCLE Tout cela avait été réglé pendant la vacance du siège de Cologne, duquel dépendait l’évêché de Brême. Quand ce siège eut été pourvu par la nomination de Gunther, en 850, il y eut, de la part de celui-ci, d’assez vives réclamations.Cette opposition du titulaire de Cologne retarda le règle­ ment définitif de la situation d’Anschaire. En 864, Gunther, en révoltecontre le Siège apostolique, n’avait plus aucune chance de faire soutenir ses droits par Rome. Une lettre de Nicolas Ier, sur l’authenticité de laquelle des doutes ont été vainement élevés, soustrayait définitivement Brême à la juridiction de Cologne ; son territoire- était annexé à celui de Hambourg, de telle façon que fût formé un seul diocèse, qui avait rang de métropole1. Anschaire n’était pas, pour autant, resté inactif entre 847 et 864. De Brême où ils emble bien s’être retiré, il administrait ce qui restait, au nord de l’Elbe, de la circonscription de Hambourg. C’était très peu ; on comptait, tout au plus, dans cette partie de la Nordalbingie quatre églises baptismales. Y avait-il, dans cette région où la population chrétienne était fort clairsemée, d’autres postes de missionnaires ? C’est vraisemblable, encore que l’on ne puisse rien affirmer. Anschaire ne laissait pas d’ailleurs de songer aux pays Scandinaves. En Suède, Gauzbert n’osait pas rentrer, et les quelques chrétiens qu’il avait groupés demeuraient sans prêtre ; seul un laïque qui jouissait de quelque crédit assurait là-bas la continuation de l’œuvre évangélique. Anschaire finit par y envoyer un ermite nommé Ardgaire qui, avec la permission du roi, rouvrit l’église ; mais le missionnaire se découragea bientôt et rentra en territoire germanique. L’archevêque de Hambourg essaya bien de convaincre Gauzbert de reprendre son poste, ce fut en vain. L’administrateur d’Osnabrück ne se souciait guère d’échan­ ger les commodités relatives de son nouveau poste pour les incertitudes de son siège suédois. Il donna carte blanche à Anschaire, lui demandant seulement d’utiliser pour la mission suédoise son neveu Érembert. C’est avec celui-ci qu’Anschaire retourna à Sigtuna ; il fut assez heureux pour obtenir du roi Olaf — lequel au préalable s’était assuré du consen­ tement populaire — une reconnaissance générale de la liberté du culte chrétien ; il serait loisible de construire des églises, d’y célébrer les offices diVins, d’y faife de la propagande auprès des habitants. Somme toute, le christianisme, qui jusque-là n’avait guère été que la religion des étran­ gers venus de gré ou de force en Suède, pouvait aspirer à une plus large expansion. Il se faisait connaître dans des milieux qui d’abord étaient demeurés hostiles. Au dire de l’historien d’Anschaire, une petite armée suédoise attribuait à l’intervention du Christ l’heureuse issue d’une LA MISSION DE SUÈDE tenues à Mayence en 847 et en 848. Cf. supra, p. 300. Il est remarquable néanmoins que les pièces qui nous restent de celles-ci ne fassent pas mention de cette importante affaire. (1) Jaffé-Wattenbach, 2759. LES MISSIONS SCANDINAVES 449 expédition contre la Courlandel. Sans renoncer pour autant à leurs dieux, bien des gens acceptaient, en l’honneur du Dieu des chrétiens, diverses pratiques de culte ou d’abstinence. Mais il aurait fallu, pour accélérer le mouvement de conversion, quelqu’un de plus résolu qu’Érimbert. Celui-ci ne tarda pas à demander à son oncle d’être relevé de ses fonctions. Gauzbert lui envoya comme remplaçant un Danois, Ansfrid, formé jadis par l’archevêque Ebbon. Mais celui-ci non plus n’était pas dévoré de zèle. Quand il apprit la mort de Gauzbert (859 ?), il se hâta de regagner Hambourg. La mort de l’administrateur d’Osnabrück laissait les coudées franches à Ansch'aire, qui prit directement en main les affaires de Suède. Malheureusement le prêtre qu’il y envoya mourut en route, victime de brigands danois. Ce fut Rembert, disciple immédiat d’Anschaire, qui reprit l’œuvre commencée à Sigtuna, mais ce poste perdu ne paraît pas avoir eu de rayonnement considérable. Le Danemark, lui non plus, ne s’ouvrait pas vite à la pénétration chrétienne. Sans doute, en 848, les rapports s’étant améliorés entre le roi Horik et Louis le Germanique, Anschaire avait pu se présenter au souverain danois. A plusieurs reprises on le vit à la cour du prince, tant pour traiter d’affaires politiques au nom de son souverain, que pour obtenir diverses conces­ sions dans le domaine religieux. La liberté du culte chrétien avait été reconnue, une église construite à Schleswig. Mais, faute d’une action plus profonde parmi la population indigène, le christianisme, comme à Sigtuna, demeurait une religion d’étrangers. Quand mourut Horik (854) et qu’il fut remplacé par son fils, qui portait le même nom, une réaction assez vive se manifesta à la cour. L’église de Schleswig fut fermée. Anschaire reparut alors au Danemark ; ses efforts obtinrent la réouverture du sanctuaire désaffecté ; une autre église put même être bâtie à Ribè, dans le Jutland. Entré plus avant dans l’intimité du souverain, l’arche­ vêque put croire qu’il finirait par le gagner à la religion chrétienne. Au début de 864, la cour germanique fit part au pape Nicolas Ier des espoirs que l’on concevait d’une conversion prochaine1 2* . Ayant reçu du Danois quelques cadeaux apportés par le missus de Louis, l’évêque de Cons­ tance, Nicolas se hâta d’adresser à Horik une lettre où il louait la foi qui, même avant la grâce du baptême, se manifestait en lui ’. Joie prématurée ; le barbare ne put se décider à abandonner les idoles que le pape l’engageait à brûler4. Il faudra du temps encore pour que paraisse au Danemark un nouveau Clovis. LA MISSION DE DANEMARK (1) Vila Anscharii, li-liii. ¡2) Cf. Jaffé-Wattenbach, 2758 ; voir surtout Epistolae, t. VI, p. 292. ¡3) Jaffé-Wattenbach, 2761, Epistolae, t. VI, p. 293 et suiv. (4) L’affirmation d’Adam de Brême, selon laquelle le roi aurait reçu le christianisme et l’aurait imposé à son peuple [Gesta ponti/. Hamabar g., I, xxxi), est certainement controuvée : Rembert, dans sa Vila Anscharii, liv, n’eût pas omis un événement de cette importance, lui qui men­ tionne comme une conquête la permission donnée par le roi aux chrétiens d’avoir une cloche. Histoire de l’Église. — Tome VI. 29 450 l’expansion chrétienne AU MILIEU DU IXe SIÈCLE Ainsi donc, quand il mourait à Breme le 2 février . ¿ . .. ,, ,. 865, Anschaire ne pouvait encore se flatter d’avoir rempli le programme qui s’était esquissé dans les rêves de sa jeunesse. Comme successeur il désignait, pour autant qu’il lui était loisible de le faire, ce même Rembert, qu’il avait jadis envoyé en Suède. Ce fut lui en effet qui fut appelé au siège de Brême-Hambourg ; il l’occupera jusqu’à sa mort (11 juin 888) . * Sans abandonner les frêles établissements de Suède et de Danemark, qu’il ne voulut jamais laisser sans prêtre, le nouvel élu pensa davantage à son diocèse. Les temps de la conquête chrétienne en terre scandinave n’étaient pas encore révolus ; les germes mêmes qu’Anschaire avait semés devaient, semble-t-il, dispa­ raître complètement aux dernières années du ixe siècle. La dissolution de l’Empire carolingien amenait à cette frontière, comme ailleurs, le recroquevillement de l’Église franque sur elle-même. Seule la reconsti­ tution d’un nouvel Empire germanique permettrait à l’Évangile de reprendre en terre nordique sa marche conquérante. MORT D'ANSCHAIRE OCEC On en dira tout autant, et à bien plus forte raison, des territoires slaves qui s’étendent en bordure de la Baltique. Obodrites, Wilzes, Sorabes, qui à l’époque de Charlemagne s’étaient reconnus, avec des intermittences, vassaux de l’Empire, tendaient à reprendre leur indépendance. L’Évangile ne semble pas avoir fait de gains considérables dans ces régions. L’on voit bien, à la vérité, durant cette période,, de hauts dignitaires de l’Église germanique y paraître, mais c’est épée au poing et casque en tête, pour châtier les révoltés. Ainsi en 874, Liutbeit, archevêque de Mayence, qui dirige entre Saale et Mulde une expédition punitive contre les Sorabes *. Les campagnes en ces pays lointains n’étaient pas toujours des promenades militaires avec leur accompagnement obligé de pil­ lages et d’incendie. L’évêque de Minden, Wulfare, l’apprit à ses dépens. Il tomba sur le champ de bataille, le 15 septembre 886, dans une expédition contre les Obodrites 3. Rien de tout cela n’avançait la cause de l’Évangile. Si le christianisme pénètre peu à peu en ces régions de l’Elbe et de l’Oder, ce n’est pas de l’Allemagne qu’il vient ; ce sont les Slaves plus méridionaux qui le transmettent à leurs frères du Nord. C’est de la Moravie qu’il s’infiltrera lentement à travers la Bohême, pour atteindre peu à peu les grandes plaines riveraines de laBaltique. LES SLAVES DU NORD (1) Vita Remberti (P. L., CXXV1, 991 et suiv.). (2) Annales Fuldenses, a. 874 : « Liutbertus archiepiscopus et fìatol/us, Thaculfi successor, ultra Salam fluvium mense Januario profecti, praedis et incendiis sine bello compresserunt (Sorabos) ». (3) Annal, necrol. Fuldens., dans M. G. H., SS., t. XIII, p. 186. LA MORAVIE : CYRILLE ET MÉTHODE 451 §2. — La Moravie : Cyrille et Méthode *. On a vu comment s’était formé, au deuxième tiers du ixe siècle, ce royaume de Grande. * Moravie Vainement, pour conjurer le danger qu’il crée à l’Empire franc, Louis le Germanique a-t-il, après la campagne de 846, destitué Moïmir et l’a-t-il remplacé par Rastislav, son neveu. Plus encore que son oncle, ce dernier travaille à grouper en une nation to' es les peuplades slaves du voisinage. C’est chose faite dans les années 846-856. Rastislav n’est d’ailleurs pas hostile au christianisme. Lui-même est baptisé, sans que l’on puisse dire dans quelles circonstances il le fut. Dans les pays qu’il gouverne directement, dans les régions slaves qu’il a vassalisées, l’Évangile arrive à pénétrer. Le concile de Mayence de 852 connaît « la chrétienté encore demi-saùvage des Moraves »’. C’est de Passau, le dio­ cèse germanique le plus proche, que sont venus les missionnaires. LA GRANDE MORAVIE Mais, qu’ils le veuillent ou non, ces Allemands font en terre slave figure d’auxiliaires du germanisme. Est-il prudent de leur laisser prendre en Moravie une influence prépondérante ? Depuis quelque temps il est beau- RASTISLAV ET CONSTANTINOPLE (1) Bibliographie. — I. Sources. — La vie et l’action des apôtres de la Moravie, Constantin (Cyrille) et Méthode, nous sont connues par une double tradition sur les mérites respectifs des­ quelles on a beaucoup discuté : Io Ce qu’on est convenu d’appeler la « légende pannonicnne », comportant une Vie de Constantin et une Vie de Méthode en des rédactions slavonnes, sur la priorité desquelles on n’est pas absolument au clair ; la Vie de Constantin paraît avoir existé dès le ixe siècle. L'édition accessible reste toujours celle de Fr. Miklosich, Die Legende oom hi. Cyrillus et Vita S. Methodii russico-slovenire et latine, Vienne, 1870 ; on peut utiliser la traduction française que donne Fr. Dvornik, dans l'ouvrage dont il va être question plus loin ; à la même souche appartient la Vie grecque de saint Clément d'Ochrida, attribuée à Théophylacte, texte dans P. G., CXXVI, 1194-1240 ; ce texte est un remaniement assez tardif (xie siècle) d’une recension slavonne, composée au début du xe siècle par un disciple de Clément, lui-même disciple de Méthode. — 2° Ce qu’on est convenu d’appeler la « légende italique », représentée essentiellement par la Vita (sancti Cyrilli) cum translatione S. Clementis (il s’agit de saint Clément de Rome, un des premiers successeurs de saint Pierre), texte dans Acta Sanctorum, Martii, t. 11, p. 19-21. Cette pièce repose, en dernière analyse, sur des renseignements qui proviennent en partie d’Anastase le Bibliothécaire, voir la lettre de celui-ci à Gauderich, évêque de Velletri, dans M. G. H., Epistolae, t. VII , p. 436-438. Gauderich, qui avait composé une Vila S. Clementis (Clément de Rome), y faisait état des rensei­ gnements relatifs à l’apport à Rome des reliques de ce martyr par les deux frères Constantin et Méthode. On pei t laisser de côté la < légende morave » qui se révèle comme de basse époque. Les deux légendes « pannonienne » (ou mieux slavonne) et < italique » se complètent plus qu’elles ne se contredisent. F. Dvornik, Les légendes de Constantin et de Méthode vues de Byzance, Prague, 1933, a montré que, sur bien des points, il y avait lieu de se fier à la tradition orientale. Ajouter quelques lettres pontificales qui seront signalées au fur età mesure. Les voir de préfé­ rence dans l’édition des M. G. H., dont les annotations rendront grand service. IL Travaux. — Ils sont fort nombreux et portent wtîou rrarûta^/ov xai ¿puntai, 2 vol., Constantinople, 1900-1901 (copieuse bibliographie) ; sans parler d’ouvrages en langues slaves. 2° Orientation récente. — Elle commence avec le P. Lapôtre, Jean VIII, Paris, 1895, qui a révisé avec beaucoup de sens critique nombre de jugements tout faits ; s’amorce dans les articles Jean Vili, Jean IX, Nicolas Ier, Photius du Dictionnaire de théologie catholique ; inspire les tra­ vaux de Fr. Dvornik en cours de publication ; des PP. V. Laurent1 et V. Grumel, en diverses revues et spécialement dans les Échos d'Orient ; de H. Grégoire, dans le Byzantion. (1) Grumel, Regestes, 445 (fin 847-début de 848). (2) Grumel, 447 ; Jaffé-Wattenbach, 2661. (3) Grumel, 448 ; Jaffé-Wattenbach, 2667. (4) C’est ce que dit le pape Hadrien II, dans la lettre Jaffé-Wattenbach, 2913 [Epistolae, VI, p. 753, 1. 12) ; Hadrien traite il est vrai le propos de calomnie, mais il serait très désireux que le patriarche s’en lavât. LES PREMIÈRES PASSES D’ARMES 467 allait avoir besoin de l’appui du Siège apostolique : le 23 novembre 858, d’ordre du gouvernement, Ignace était enlevé du patriarcat et interné à l’île du Térébinthe, dans l’archipel des Princes. Cette mesure n’avait rien de commun avec l’affaire . , . , , ... , , .. d Asbestas. Depuis longtemps la brouille s accentuait entre le patriarcat et le Sacré Palais. En mars 856, Michel III, le fils de Théophile, qui régnait jusque-là sous la régence de sa mère Théodora, avait été proclamé majeur. C’était la fin de l’influence de Théoctiste, que la volonté expresse du basileus défunt avait placé auprès de la régente ; Théoctisté ne tarda pas à être assassiné. Le pouvoir passa aux mains de Bardas, l’oncle de Michel, qui deviendra curopalate en 859 et césar en avril 862. Théodora n'avait plus qu’à disparaître. Elle ne le fit pas sans résistance. Dans les luttes d’influence dont le Sacré Palais était le théâtre, il était impossible qu’Ignace gardât la neutralité. Il était pour la pieuse princesse, à qui l’on devait le rétablissement de l’orthodoxie. Bardas, par contre, ne lui inspirait que de la répulsion. Habile, intelligent, cul­ tivé — il le montrait bien en créant dans la capitale une véritable univer­ sité — le nouveau maître paraissait aussi, malheureusement, dépourvu de sens moral. Sans qu’il faille prendre à la lettre les racontars en prove­ nance des milieux monastiques, qui lui attribuent l’intention d’avilir son neveu pour gouverner à sa place 1, il faut bien reconnaître que les mœurs de Bardas étaient peu édifiantes. Un jour vint où, pour une frasque du ministre qui dépassait l’ordinaire a, le patriarche crut devoir lui refuser publiquement la communion. C’était à l’Épiphanie de 858. Au courant de cette même année, Ignace, sollicité de prêter son concours à l’inter­ nement dans un monastère de l’impératrice-mère et d’une de ses filles, se refuse à cette parodie. On prétend alors, au Palais, voir un lien entre ce refus et une tentative de rébellion découverte à ce moment. Le même jour où est exécuté l’auteur du complot, et comme pour bien marquer la connivence du patriarche, Ignace est arrêté et interné 123. Ce n’était pas la première fois qu’un ordre du basileus rendait ainsi aux loisirs de la contemplation ou de l’étude un patriarche en exercice. Sans remonter bien haut, on avait le précédent de 843 : Méthode substitué par la pieuse Théodora à Jean le Grammairien, ennemi des saintes images. Trente ans plus tôt, l’iconoclaste Théodote Cassitéras, d’ordre de Léon l’Arménien, avait remplacé l’orthodoxe Nicéphore. En l’une et l’autre occurrence le « fait du prince » avait justifié l’opération ; ultérieurement on lui avait donné caractère de légitimité. Il en irait de même cette fois, pensa-t-on, et, pour remplacer Ignace, on songea à l’un des hauts personnages de l’administration, le prolasecretis Photius. SA DESTITUTION (1) Le Continuateur de Théophane (IV, xxxvii-xxxvm) i aconte à ce sujet d’horribles histoires. (2) Grumel, 449. (3) Présentation des faits d’après Nicétas (P. G.t CV, 504-505). 468 l’affaire de photius Né à Constantinople au premier quart du ixe siècle d’une famille fort distinguée tant par son rang que par l’orthodoxie de ses principes, Photius avait, après de brillantes études, suivi d’abord la voie de l’enseignement1. Par la parole, par la plume il s’était fait un grand renom. Ce qui nous reste de lui — et cela fait un ensemble consi­ dérable malgré les mutilations que son œuvre a subies — témoigne d’une immense curiosité : grammaire, logique, dialectique, métaphy­ sique, exégèse, théologie, il avait abordé successivement dans son pro­ fessorat ces diverses disciplines. Son Myriobiblon témoigne de lectures poussées dans les sens les plus divers ; et plus tard, dans les loisirs de son premier exil (867-874), il aura l’occasion de consigner par écrit un très grand nombre des élucubrations philosophiques, scripturaires, théo­ logiques qui avaient pris naissance au temps de son professorat12. S’il devait conserver toute sa vie la tournure d’esprit du professeur et la manie de « régenter », Photius ne devait pas s’éterniser néanmoins dans la fonction elle-même. Sans que l’on puisse préciser quel fut pour lui le cursus honorum, on est certain qu’il entra de bonne heure au Sacré Palais pour être finalement élevé à la charge importante de prolasecrelis avec rang de protospathaire. Est-ce avant, est-ce après la collation de cette dignité qu’il fut envoyé en ambassadeur chez, les Arabes, soit auprès du calife de Bagdad, soit auprès de quelque émir de Mésopotamie, nous ne saurions le dire3. Toujours est-il que,-à l’époque où Michel III inau­ gurait son règne personnel, Photius était l’un des hommes en vue de Constantinople. On aurait mauvaise grâce à le mêler aux scandaleuses aventures qui se passèrent alors à la cour. Fonctionnaire correct et cer­ tainement zélé, le prolasecrelis n’avait pas à s’immiscer dans les affaires personnelles du basileus ou de Bardas. Ultérieurement on a prétendu qu’il s’était compromis dans le parti qui, groupé autour de Grégoire Asbestas, cherchait noise au patriarche Ignace ; on a même parlé d’un véritable complot monté contre celui-ci ; la preuve n’est pas faite, tant (1) Sur la formation de 1’« université » de Constantinople qui devait s’épanouir un siècle plus tard, voir un excellent chapitre de F. Dvornik, Les légendes de Constantin et de Méthode, p. 25-38. (2) L’œuvre écrite de Photius remplit les tomes CI-CIV de la P. G. Le plus important de ses ouvrages est le Myriobiblon, ou la Bibliothèque, description souvent avec une analyse systéma­ tique et de copieux extraits do plusieurs centaines d’ouvrages lus ou expliqués au cours du pro­ fessorat ; recueil extrêmement précieux, parce que plusieurs des ouvrages que lisait encore Photius ont disparu depuis. — Le Lexique (non reproduit dans P. G.) témoigne des connaissances gramma­ ticales de l’auteur. — Les Amphilochia, ainsi nommés du personnage auquel l’œuvre est dédiée, sont un recueil de « Questions et réponses » sur les sujets les plus divers, où l’exégèse a, d’ailleurs, une place importante. Nous retrouverons, à leur place chronologique, les traités polémiques en­ gendrés par les circonstances. La correspondance de Photius comprend plus de 300 numéros, elle est intéressante à des points de vue divers, et les littérateurs y ont profit autant que les historiens : édition Hergenrœther dans P. G., Cil (1860), dont on citera la numérotation, et édition Valettas, Londres, 1864, à compléter par les additions de A. Papadopoulos-Kérameus, Saint-Pétersbourg, 1892. L’œuvre oratoire s’est moins bien conservée et l’édition de S. Aristarchos, Constanti­ nople, 1900, est un peu décevante ; on ne laisse pas d’y trouver quelques admirables morceaux. Mais il faut définitivement rayer de l’œuvre de Photius le Nomocanon, qui rassemble en un même recueil la législation civile (vópto;) et la législation ecclésiastique (xàvœv) sur les ma­ tières religieuses. Sur l’activité littéraire de Photius, voir l’article qui Ini est consacré au Dictionnaire de théologie catholique, où l’on trouvera une première orientation bibliographique. (3) Sur cette ambassade dont il est question dans la préface du Myriobiblon (P. G., CUI, 41-44), et à laquelle prit part Constantin le Philosophe, voir Dvornik, op. cit., p. 96 et suiv. LES PREMIÈRES PASSES D’ARMES 469 s’en faut, de ces allégations. La cause d’Asbestas — telle était aussi l’opi­ nion de la curie romaine — n’était pas aussi mauvaise qu’on le préten­ dait au patriarcat. Bardas la soutenait, et Photius emboîtait le pas à son chef. Quant à prêter dès ce moment au prolasecreiis l’ambition de supplanter Ignace, c’est se méprendre sur le caractère du personnage et ne tenir aucun compte de ses affirmations répétées. Tel était l’homme que le 4. j d j gouvernement de Bardas songeait à mettre, dans la conjoncture, sur le siège de Constantinople. Contre son élévation on pouvait faire valoir, il est vrai, qu’étant simple laïque il ferait, comme l’on disait, figure de néophyte. Mais, ici encore, il y avait des précédents. Sans remonter aussi haut qu’à la fin du ive siècle, on pouvait alléguer les cas tout récents de Taraise et de Cassitéras. L’exclusive portée contre les « néophytes » n’était pas aussi stricte à Byzance qu’à Rome et les sources grecques, même hostiles à Photius, n’insistent guère sur cette circonstance de son élévation. Beaucoup plus grave était le fait que le siège où l’on prétendait installer le prolasecreiis n’était pas vacant. En des circonstances analogues les patriarches écartés par le pouvoir civil avaient fini par donner leur démission. On put craindre d’abord les réactions d’Ignace, dont on connaissait l’entêtement. Cepen­ dant il ne fut pas trop difficile de lui faire signer, en décembre, un acte d’abdication1. Conditionnelle ou absolue, cette renonciation permettait de pourvoir au trône patriarcal. Sans doute on prétendit ultérieurement qu’Ignace, en résignant sa charge, avait fait un devoir aux métropo­ lites de n’élire comme patriarche que quelqu’un de sa communion. Qui était visé par cette exclusive ? Asbestas sans doute et les évêques qui s’étaient rangés avec lui. Pouvait-on dire de Photius qu’il n’était pas en communion avec Ignace ? Le prolasecreiis ne le pensa point. Qu’il ait souhaité le trône œcuménique, c’est ce que l’on ne saurait prouver. Il déclarera ultérieurement, et à maintes reprises, n’avoir accepté qu’à son corps défendant une désignation qui bouleversait sa vie ; on l’en croira sans trop de peine. Mais on s’explique aussi que, devant des instances répétées, « il n’ait pas refusé l’église qu’indûment on lui offrait ». A tout prendre, il y avait là un beau rôle à jouer, celui de pacificateur. Photius, qui, à coup sûr, ne sous-estimait pas sa valeur, accepta les propositions de Bardas et, au courant de décembre, fut choisi comme successeur d’Ignace. Le mieux était d’ailleurs de s’entendre à l’amiable avec le patriarche déchu. Un instant on parut avoir trouvé la formule. Photius reconnaîÉLECTION DE PHOTIVS COMME PATRIARCHE (1) Sur cette question capitale de la démission donnée par Ignace, l’accord paraît se faire entre érudits catholiques (il y a longtemps que les « orthodoxes > l’avaient résolue). D’une part F. Dvornik, Le premier schisme de Photius (extrait des Actes du IVe Congrès international des études byzan­ tines), Sofia, 1935, d’autre part le P. Grumel, fíe gestes, 455, arrivent sensiblement au même ré­ sultat, en partant du même document, la Narration de Métrophane, que l’on ne peut soupçonner de partialité à l’endroit de Photius. Le P. Grumel, il est vrai, insiste davantage sur le caractère conditionnel de l’abdication d’Ignace. La Vita Euthymii ne parle pas de conditions. 470 l’affaire de photius trait à Ignace une sorte d’honorariat et prendrait conseil de lui pour les affaires importantes1. Ce compromis fut-il accepté par Ignace? On ne ■. saurait le dire. Photius crut pouvoir en faire état. Dans les jours qui précédèrent Noël, il reçut les diverses oïdinations inférieures, et, le jour de la solennité, la consécration qui le faisait patriarche de Constantinople. Ce fût Grégoire Asbestas qui lui imposa let mains *. Mais Ignace avait conservé des parti­ sans, entre autres Métrophane, évêque de Smyrne, et Stylien, évêque de Néocésarée, qui vont devenir et demeu­ reront les chefs de l’opposition. Réunissant tout ce qu’il y avait d’amis du patriarche déchu, ils proclamèrent la nullité de l’élection de Photius. Cette manifestation n’aboutit qu à rendre plus dure la captivité où le gouvernement tenait Ignace, qui fut déporté à Mitylène ; des sévices furent aussi exercés contre les plus bruyants des opposants3. Pour mettre fin à l’agitation, un concile réuni aux Saints- Apôtres au printemps de 859 déposa Ignace avec un bon nombre de ses partisans4. Il est impossible de fournir ici des chiffres, mais il est certain que les remplacements se multiplièrent dans toute l’étendue du ressort. Ce n’est pas, à coup sûr, l’indice de cette approbation quasi unanime dont Photius se réclamera plus tard. Les milieux monastiques de la capitale et de la banlieue se divisèrent : le Stoudion, comme l’on pouvait s’y attendre, prit parti contre « l’intrus » ; son abbé, Nicolas de Crète, fut exilé en Bithynie d’abord, puis dans la lointaine Chersunèse. Les monastères de l’Olympe, comme précédemment au temps de l’iconoclasme, ne suivirent pas, en général, le Stoudion ; un bon nombre se montreront loyaux à l’égard de Photius e. Bref le coup de force de novembre 858 n’avait pas contribué à faire régner la paix reli­ gieuse dans le patriarcat. AGITATION ANTIPHOTIENNE Devant cette opposition il était indispensable, , . , , pour le nouveau titulaire, d etre reconnu par le « premier siège »4. Tout patriarche, à son avènement, écrivait aux titulaires des quatre autres patriarcats une lettre dite synodique ou enthronistique ; la réponse qui était faite à cette missive était la preuve que la communion ecclésiastique persévérait entre le nouvel élu et ses collègues déjà pourvus. Selon la vieille conception de la pentarchie, d’ailleurs, le siège romain avait la première place ’. Étant donné l’effacement où se trouvaient réduits les autres titres patriarcaux, la démarche auprès de ceux-ci était PHOTIUS ÉCRIT A ROME (1) Nicétas (P. G., CV, 513) ; Grumel, 456 (met la pièce en décembre 858, avant l’ordination). (2) On épilegüera beaucoup par la suite sur la validité de cette ordination, attendu que *Gré goire avait été déposé. Gardait-il ses pouvoirs d’ordre ? (3) Photius protesta contre ces sévices. Voir Epist., I, 6. (4) Nicétas, 513 ; les autres documents dans Grumel, 459, cf. 458 et 460. (5) Dvornik, Cyrille et Méthode, p. 141. (6) Les trois patriarcats melkites, au pouvoir des Infidèles, étaient avisés aussi ; mais leur réponse avait beaucoup moins d’importance. Cf. Grumel, 46^ (7) Cf. R. Vancourt, art. Patriarcats du Dictionnaire de théologie catholique, t. XI, col. 2269 et suiv. LES PREMIÈRES PASSES D’ARMES 471 de pure forme. Mais il n’en était pas de même pour celui de Rome1. La synodique adressée au Saint Siège par Photius s’est conservée’. Le nou­ veau patriarche y exprime les appréhensions que lui cause la dignité dont il vient d’être, bien malgré lui, investi. La lettre passe, sans appuyer, sur la manière dont le prédécesseur a été contraint de quitter ses fonc­ tions, elle se termine comme de coutume par la profession de foi ; le nouvel élu y proclame son adhésion aux principales vérités dogmatiques et spécialement aux décrets a des sept conciles ». Quoi que prétende Nicétas ’, il n’est pas question dans la lettre de Photius de l’envoi à Constantinople par la curie romaine d’une légation, en présence de laquelle on mettrait bon ordre, en synode, aux tentatives que faisaient encore les derniers adversaires des images. La missive ne s’étend pas non plus sur la situation qui est faite à Ignace, situation des plus honorables, dit-elle. Ces détails se trouvaient peut-être dans la lettre impériale qui accompagnait la synodique *, comme c’était la coutume. A la date ou ce courrier arrivait à Rome, , ... . T„ , .. le pape Nicolas Ier n avait pas encore indiqué comment il concevait son rôle dans l’Église universelle ; ce serait pourtant une erreur de penser que la curie acçeptât sans aucune réserve un concept de la pentarchie qui réduisait à peu près exclusivement le titulaire du Siège apostolique à celui d’un primus inter pares. Aux yeux de Nicolas et de ses conseillers, la communion du Saint-Siège était chose trop importante pour que l’on ne s’entourât pas, avant de la donner, de toutes les garanties. Les explications fournies par Constantinople parurent suspectes ; on n’avait eu d’Ignace, le patriarche démissionnaire, aucun renseignement direct. Le mieux qu’on pût faire était de surseoir à l’envoi de la lettre de communion ; elle ne serait expédiée qu’après une enquête faite sur place par des représentants qualifiés du Siège aposto­ lique1 234*6. Deux légats, Radoald, évêque de Porto, et Zacharie, évêque d’Anagni, seraient envoyés à Constantinople. Sur les questions relatives aux saintes images ils avaient le droit de porter un jugement, mais pour l'affaire Ignace-Photius leur rôle était expressément réduit à celui de commis­ saires-enquêteurs. Deux lettres leur étaient confiées, l’une pour le basi­ leus, l’autre pour Photius •. Très brève, cette dernière exprimait seule­ ment à l’intéressé le regret que l’on avait de ne pouvoir le reconnaître immédiatement ; son ordination était celle d’un néophyte, que les canons réprouvaient ; le rapport des légats montrerait si, en considération des PREMIÈRE RÉPONSE DE ROME (1) Inversement, le ti.ulaire de Rome signifiait son avènement aux autres patriarcats. (2) Grvmel, 464, Epistolae, I, 1. (3) P. G., CV, 516. (4) Dœlger, 457. La date est difficile à fixer, est-ce au cours de 859, ou au cours de 860 ? La ré­ ponse romaine n’a été délibérée en synode qu’en septembre 860. Mais on laissait parfois des lettres de ce genre dormir assez longtemps dans les cartons. A cette époque d'ailleurs, par suite de l’insé­ curité des voies de terre ou de mer, les communications étaient fort lentes. (5, Jaffé-Wattenbach, 2681. (6) Jaffé-Wattenbach, 2682, 2683 ; cf. Epistolae, t. VI, p. 433 et p. 439 (25 septembre 860). 472 l’affaire de photius circonstances, de l’utilité de l’Église, du zèle de Photius pour l’ortho­ doxie, le Siège apostolique pouvait passer condamnation là-dessus. Beaucoup plus longue, la lettre adressée au basileus mettait d’emblée la question sur un tout autre terrain ; elle commençait par un exposé, irénique sans doute, mais très ferme, des droits du Siège apostolique, conséquence de ses devoirs. Du fait que le concile des Saints-Apôtres avait été tenu sans l’autorisation du pape, ses décisions étaient sans valeur, et donc la déposition d’Ignace n’était point canonique ; la lettre expédiée par le basileus montrait d’ailleurs l’irrégularité de toute la procédure. Pour l’élection de Photius, elle était non moins contraire au droit, car les canons interdisaient de choisir un « néophyte ». La lettre se terminait — il faut y insister, car toute la question bulgare y est en germe — par l’exposé d’un grief de la curie contre Byzance qui datait de plus d’un siècle : le préjudice causé à Rome par les décrets de Léon l’Isaurien mutilant le patriarcat romain et confisquant les patrimoines de Calabre et de Sicile. Remontant beaucoup plus haut dans le passé, Nicolas — ou son secrétaire — demandait que l’on revînt à l’ancien état de choses, alors que l’Illyricum oriental ressortissait tout entier au siège patriarcal de Rome, alors que l’évêque de Thessalonique faisait fonction de vicaire pontifical pour « les deux Épires, l’Illyrie, la Macédoine, la Thessalie, l’Achaïe, les deux Dacies, la Mésie, la Dardanie et la Prévalitane Partis seulement pour .. r . mener une enquete, les légats romains, Radoald et Zacharie, ne tardèrent pas, quand ils furent rendus sur les rives du Bosphore, à dépasser leurs pouvoirs. Obligés d’étu­ dier — du moins ils crurent le lire dans leurs instructions — tout ce qui concernait le fait d’Ignace, ils enquêtèrent sur les circonstances mêmes de son élévation, treize ans plus tôt, aussi bien que sur son attitude à l’endroit de la curie romaine lors de ses démêlés avec Grégoire Asbestas. Tout cela fut habilement exploité par les tenants de Photius. Les légats se laissèrent convaincre qu’ils pouvaient, qu’ils devaient prendre position. En avril 861, on les vit siéger en un synode, que prési­ dait le basileus, et qui devait juger Ignace a. Les circonstances de son élection furent discutées contradictoirement avec lui. Le patriarche dut reconnaître qu’il avait été porté au siège épiscopal par la seule autorité de la basilissa. Puis, s’avisant un peu tard d’un moyen de défense, il mit en question la compétence des légats, et comme s’il avait eu vent des ins­ tructions qui leur avaient été remises : « Je ne puis être jugé par vous, dit-il, parce que vous n’avez pas été envoyés pour être mes juges. » La procédure aboutit en fin de compte à une sentence de déposition : Ignace LA LÉGATION ROMAINE A CONSTANTINOPLE (1) Il est bien difficile de ne pas voir, se déployant ici, l’érudition d’Anastase le Bioliothécaire, l’homme des « précédents ». Pour théoriques qu’elles fussent, ces manifestations d’irrédentisme ecclésiastique n’étaient pas sans danger. (2) Actes conservés par la Collectio canonum du cardinal Deusdedit, édit. Wolf von Glanvell, p. 604-610. Autres documents dans Grumel, 466. LES PREMIÈRES PASSES D’ARMES 473 était devenu patriarche de façon irrégulière ; d’autre part il avait pro­ cédé en dehors du droit contre Asbestas et deux autres évêques. Il fut dégradé en séance publique. « Longue vie au pape Nicolas ; longue vie à Photius, longue vie aux apocrisiaires romains ». C’est sur ces accla­ mations que le concile se sépara. L’affaire de la succession patriarcale paraissait réglée peu après, Bardas obtenait d’Ignace un semblant d’adhésion, qui permettait de lui laisser une liberté relative. Michel, Bardas, Photius demeuraient bien les vainqueurs. A peine les légats, tout fiers de leur prouesse, étaient-ils rentrés à Rome, à l’automne de 861, qu’ils étaient désavoués. Leurs explications orales, les procès-verbaux qu’ils rapportaient ne laissaient aucun doute sur la manière dont ils s’étaient comportés. Une légation impériale qui apportait à Nicolas une lettre du basileus, une autre de Photius 1 ne pouvait que confirmer cette première impression. Aussi le synode romain, tenu au mois de mars 862, et auquel assistèrent les représentants de l’empereur, annula-t-il la procédure dirigée contre Ignace par les deux légats. C’est ce qu’expli­ quèrent à Photius et au basileus deux lettres datées du 18 mars 2. La première répondait aux excuses que le patriarche avait alléguées pour justifier son ascension trop rapide au rang suprême : les canons relatifs à l’élection des « néophytes », disait-il, ne sont pas reçus dans l’Église d’Orient. Et Nicolas de rétorquer l’argument. Se recommandant de son titr-e de vicaire de Pierre et de la primauté que celui-ci lui conférait sur l’ensemble des croyants, il déclarait que les décisions prises par lui dans la plénitude de son autorité ne pouvaient être contestées par personne, même en matière disciplinaire. Les précédents allégués par Photius n’avaient point d’application dans le cas présent ; d’ailleurs ce n’était pas seulement parce que « néophyte » que le nouvel élu se voyait discuté ; le trône patriarcal était-il vacant, oui ou non, quand Photius s’y était installé ? là était la question. Le pape, instruit, d’autre part, de la façon dont on avait fait pression sur ses représentants, se refusait à sanctionner le jugement porté au concile grec ; il ne condamnerait pas Ignace avant d’avoir tiré au clair l’ensemble de la question. Mais, tandis qu’en ces missives la curie n’esquissait à l’endroit du nouvel élu qu’un geste de défiance, la lettre expédiée le même jour aux trois autres patriarcats orientaux témoignait de dispositions moins iréniques. On y parlait de Photius comme d’un intrus, d’un scélérat que le Siège apostolique repoussait ’. Jusqu’à nouvel ordre et à plus ample informé, Ignace était reconn par Rome comme le véritable patriarche. Les autres sièges devraient régler leur attitude sur celle du Siège aposLES LÉGATS ROMAINS DÉSAVOUÉS. RÉPLIQUE DE ROME A PHQTIUS (1 ) Grumel, 469, Epistolae, I, 2. (2) Jaffé-Wattenbach, 2691, 269°, Epistolae, t. VI, p. 447 et 443. (3) Jaffé-Wattenbach, 2690, Epistolae, t. VI, p. 140. 474 l’affaire de photius tolique. C’était déjà la condamnation de Photius. Un autre événement allait la précipiter : à la fin de 862 parvenait à Rome l’appel d’Ignace apporté, avec bien des retards, par l’archimandrite Théognostel. C’est un document assez étrange, à première vue, que ce Libellus2, qui se. donne comme rédigé au nom d’Ignace, de dix métropolites, de quinze évêques, de nombreux cénobiarques et prêtres ; l’on voudrait être plus assuré que ce qu’on y lit a bien été écrit par Ignace. Ce dernier, nous l’avons vu et nous le verrons de reste, ne paraissait pas professer, à l'endroit du Siège apostolique, une très spéciale révérence. Devant le concile réuni aux Saints-Apôtres, il avait expressément déclaré qu'il n’avait pas fait appel au pape et qu’il ne comprenait pas comment Rome se mêlait de ses affaires. Le Libellus affirme au contraire que le patriarche déposé a expédié à Rome plusieurs lettres antérieures, qui sans doute ne sont pas parvenues à leur adresse. Quoi qu’il en soit de ces inconsis­ tances, le Libellus constituait un appel en forme à la juridiction suprême de l’Église et narrait par le menu les raisons qui avaient amené la dépo­ sition d’Ignace. La curie, ainsi éclairée sur un aspect du problème qu’elle n’avait pas encore perçu, se décida pour des mesures énergiques. En avril 863, le concile romain, reuni d abord , ■ _ . . r> ’ . ,. . , , à Saint-Pierre, puis transféré au Latran, s’occupa de ventiler toute l’affaire3. Nous n’avons malheureusement pas le procès-verbal des débats, qui pouvaient difficilement être contra­ dictoires. Du moins savons-nous que Zacharie se reconnut coupable d’avoir prévariqué dans sa légation et qu’il fut déposé ; Rodoald, pour lors occupé aux affaires de Metz, serait incriminé à son retour. Les actes accomplis par les deux légats à Constantinople étaient cassés : cinq capilula précisaient les mesures adoptées par le concile romain. Le pre­ mier visait Photius, néophyte, ordonné par un évêque déposé et de plus bourreau d’Ignace et corrupteur des légats romains ; il serait, de ce chef, dépouillé de tout honneur et de tout titre sacerdotal, de tout office de la cléricature ; que s’il passait outre à cette sentence et ne restituait pas à Ignace son siège, il serait excommunié. Grégoire de Syracuse, son consécrateur, était déclaré, par l’article 2, suspens de tout ministère sacer­ dotal. L’article 3 privait de leur office tous les clercs promus par Photius, à quelque ordre que ce fût. Ignace, selon la teneur de l’article 4, était remis en pleine possession de tous ses droits ; sa déposition était déclarée de nul effet ; quiconque ferait obstacle à son rétablissement serait frappé des censures ecclésiastiques. De même étaient remis en possession, aux termes de l’article 5, tous les ecclésiastiques qui, pour leur attachement CONCILE ROMAIN DE 863 (1) La date d’arrivée peut se conjecturer du fait que, le 23 novembre 862, Radoald reçoit encore une mission de confiance. Cf. supra, p. 373. (2) Mansi, t. XVI, col. 296-301. (3) Les actes sont reproduits partiellement dans des lettres pontificales ultérieures, et le plus complètement dans la lettre Jaffé-Wattenbach, 2821 (du 13 novembre 866), sous ce titré : Incipit narrationis ordo de Photii repulsione et Ignacii patriarchae restitutione, necnon de Zachariae ac Rhadoaldi... depositione, cum capitulis interpositis. Cf. Epistolae, t. VI, p. 556-561. LES PREMIÈRES PASSES D’ARMES 475 à Ignace, avaient été exilés et privés de leurs offices1. Ajoutons que Rodoald, enfin rentré à Rome, n’avait rien perdu pour attendre. Le 1er novembre 864, dix-huit mois donc après son collègue, il était à son tour déposé et excommunié Puis silence complet. C’est le moment où se déroule le duel entre Nicolas Ier et Lothaire IL L’attention de Rome était provisoirement détournée des affaires de l’Orient. Nous ne savons ni quand, ni comment ... . , „ . , fut donnée a Constantinople communication des décrets du concile romain d’avril 863. Ii n’est pas difficile cependant d’imaginer quelle réaction devait se produire là-bas. Confor­ mément aux habitudes de la- curie qui, ne connaissant plus Photius, ne pouvait lui écrire, les décisions avaient dû être transmises au seul empe­ reur. Photius n’avait donc qu’à s’envelopper dans le silence et à laisser au basileus le soin de répondre. C’est ce que fit Michel ou, si l’on préfère, Bardas. Il riposta par une lettre qui ne s’est pas conservée 1 23, mais que la curie estima « pleine de blasphèmes ». Elle y répliqua par un long mémo­ randum daté du 28 septembre 865 4. I' faut le lire 5 pour se rendre compte de l’idée que se faisaient de l’extension du pouvoir pontifical les cano­ nistes de la curie, — la main d’Anastase s’y reconnaît à maint endroit — pour étudier aussi les preuves, habilement groupées, qui étayaient la thèse. Tout cela témoigne d'unie érudition peu commune, mais d’assez fraîche date67 . En fait, tout ce déploiement de forces aboutissait à une reculade. La sentence du concile romain de 863 semblait définitive. Le basileus, quels que fussent les « blasphèmes » dont sa lettre était pleine, avait-il révélé à la curie un fait nouveau ? Toujours est-il que la lettre de septembre 865 rouvrait la question Ignace-Photius. Comme si rien n’était terminé, elle invitait l’une et l’autre partie à se présenter à Rome, soit personnellement, soit par procureurs. Cette lettre fut remise avec une autre au protospathaire Michel qui avait sans doute apporté la protestation du basileus. La missive d’accompagnement exprimait très bien le contenu du mémorandum ; il fallait y voir, on le disait, une tentative de conciliation ’. La paix n’était donc pas rompue entre le basileus et son patriarche d’une part, Rome de l’autre ; on ren­ trait, si tant est qu’on l’eût quittée, dans la voie des accommodements. MÉMORANDUM ROMAIN DE 865 (1) Remarquer dans l’article 5 la disposition relative aux accusations qui pourraient être portées contre ces évêques : avant toute audition de la cause, ils devraient être remis en possession de leurs sièges (c’est V exceptio spolii), leur cause était réservée au Siège romain.Deux idées chères aux rédacteurs des Fausses Décrétales. Voir ci-dessus, p. 355. Leur application à l’Orient constitue une novation importante. Le droit ancien ne prévoyait que l’appel au Siège romain et non la réserve. De fait ces prescriptions ne seront pas appliquées. (2) Jaffé-Wattenbach, post n. 2771. (3) Essai de restitution dans Dœlger, Regesten, fâb. (4) L’espacement des dates, concile romain, avril 863, réplique de Rome à la riposte de Michel, septembre 865, donne quelque idée de la lenteur des communications entre Rome et Constanti­ nople. Cette lenteur explique bien des choses. (5) Jaffé-Wattenbach, 2796, Epistolae, t. VI, p. 454-487. (6) A la fin de 864, Rothade est à Rome, où il a apporté tout ou partie des Fausses Décrétales. (7) Jaffé-Wattenbach, 2797, Epistolae, t. VI, p. 487-488 : remarquer les mots : sententiam nostram temperavimus et pacem et communionem reddendam Ecclesiae et illi promisimus. 476 l’affaire de photius §2. — La question bulgare. Or, comment se fait-il que, juste un an plus tard, , ... , sans qu aucun fait nouveau soit intervenu dans l’affaire Photius-Ignace, la rupture éclate brusquement entre les deux capitales religieuses ? C’est ce que l’on ne saisira pas, si l’on ne reprend d’un peu plus haut une question qui désormais, et pendant vingt ans, va sans cesse interférer avec l’affaire de la succession patriarcale, à savoir la question bulgare. SON IMPORTANCE Quel immense péril avait cons■ i. titué pour 1 Empire byzantin le jeune État bulgare, installé sur son flanc occidental, nous l’avons dit à plusieurs reprises. Depuis le vne siècle où le danger s’était révélé, il n’avait fait que grandir. Heureusement, depuis les jours de Krum et d’Omortag, la situation s’était modifiée. Les féroces païens qui, à diverses reprises, étaient arrivés sous les murs de la « Cité gardée de Dieu », commençaient maintenant à s’ouvrir à l’Évangile. Depuis 852 ou environ, c’était Boris qui les gouvernait. Plus intelligent, plus religieux peut-être qu’on ne l’était dans son peuple, il avait compris que le paga­ nisme contribuait plus que tout à isoler sa nation. Coincée entre la Moravie qui se christianisait, la Germanie et l’Empire byzantin représentants officiels de l’Évangile, la nation bulgare, sous peine d’être mise sur le même pied que les autres peuples de la steppe, Magyars, Petschenègues, Khazars, devait, elle aussi, devenir chrétienne. Mais auxquels de ses voisins demanderait-elle l’Évangile ? Aux Latins ou aux Byzantins ? Boris avait été catéchisé par l’Église byzantine. A une date qu’il est assez difficile de préciser, mais qui doit se rapprocher de 864, Michel III lui ayant offert la paix s’il consentait à se faire chrétien, il a été baptisé ; l’empereur fut son parrain et lui donna au baptême son propre nom de Michelx. Il paraît impossible que Photius, alors patriarche en titre, n’ait pas été mêlé d’une façon ou de l’autre à ce glorieux événement. Si le basileus était le parrain du kniaz Boris, le patriarche devenait aussi, qu’il eût conféré le baptême ou non, le père spirituel du néophyte. Quant à prétendre que les missionnaires byzantins aient été les tout premiers à planter la croix sur le sol bulgare, ce serait beaucoup s’avancer. Non certes qu’il faille attacher une importance majeure à un témoignage évidemment tendancieux d’Anastase le Bibliothécaire1 2. Les Bulgares, LES BULGARES ET LE CHRISTIANISME (1) Nous ne savons ni le lieu, ni la date de cet événement : le parrainage du basileus n’implique pas que la cérémonie ait eu lieu à Constantinople, ni même au camp impèri al ; on ne saurait exclure l’idée d'un parrainage par procuration. Pour la date, on a proposé bien des hypothèses entre 859 et 864-865. C’est de cette dernière date qu’il conviendrait de se rapprocher. Sur la question, voir Bury, op. cil., p. 385, n. 4 ; A. Vaillant et M. Lascaris, La date de la conversion des Bulgares, dans Revue des Eludes slaves, t. XIII, p. 5-15, qui concluent ferme pour 864. (2) Dans sa préface à la traduction des Actes du VIIIe concile, P. L., CXXIX, 18-19 ; cf. M. G. H., Epistolae, t. VII, p. 431, 1. 27 et suiv. Anastase l’adresse au pape Hadrien IL LA QUESTION BULGARE 477 dit-il, et leur roi Boris ont reçu le premier enseignement chrétien d’un Romain, le prêtre Paul. Boris fut ainsi amené à se tourner vers Rome, pour lui demander et les règles de la foi et les préceptes de la discipline. Ce faisant, il se conformait, non seulement aux suggestions de ce mission­ naire, mais à une révélation divine. La Providence remettait sous la tutelle romaine des régions qui jadis lui avaient été soumises et qui ne lui avaient échappé que par suite des invasions barbares et des machi­ nations byzantines 1. Cette révélation divine aurait bien pu d’ailleurs revêtir, en l’occurrence, la forme de suggestions venues de la Germanie. On constate vers ces moments-là, en effet, diverses collusions de Boris avec sec voisins de l’Ouesta, et rien n’interdit de penser que le barbare n’ait eu l’idée de jouer à la fois sur les deux tableaux. Mais, de ce chef, la rivalité traditionnelle entre les deux Églises, latine et grecque, allait trouver un nouvel aliment. Chacune des deux métropoles, Rome et Cons­ tantinople, voudrait annexer la Bulgarie à sa juridiction. Rien n’était plus préjudiciable à la cause même de l’Évangile qu’une telle rivalité. Somme toute, c était Constantinople ■ , •• 1 r • qui était arrivée la premiere à faire reconnaître officiellement le christianisme en terre bulgare. Elle entendait conserver sa mainmise sur cette région. Au lendemain de son baptême, Boris avait demandé au patriarche d’organiser en ses États une hiérarchie ecclésiastique complète, dont il espérait qu’elle ne tarderait pas à devenir autonome. C’était, pensait Photius, aller un peu vite en besogne : la Bulgarie serait fournie de missionnaires par Constantinople, mais demeu­ rerait d’abord sous la dépendance de l’Église-mère. Aussi bien, Photius faisait-il parvenir à son fils spirituel un long document' lui exposant par le menu les principes de la foi et de la morale chrétiennes 8. Pour remar­ quable que soit ce catéchisme, il n’a pas dû laisser de paraître raffiné à ce barbare, aux yeux de qui le christianisme devait se présenter surtout comme un ensemble de rites pompeux remplaçant les cérémonies de la religion ancestrale. Il eût préféré découvrir dans le mémoire du patriarche la promesse que bientôt il aurait ses prêtres, ses évêques, son archevêque surtout, qui pourrait un jour lui poser sur la tête la couronne impériale. Le kniaz rêvait déjà de devenir tsar. Tsar, empereur, on ne pouvait l’être, dans les conceptions de l’époque, que par la bénédiction d’un1 23 LES BYZANTINS EN BULGARIE (1) Rapprocher ce passage d’Anastase de celui que nous avons relevé dans la lettre J.-W., 2682 , ci-dessus, p. 472, n. 1. Le petit cours d’histoire que fait Anastase au pape Hadrien est des plus suggestifs. Malheureusement la géographie d’Anastase n’était pas à la hauteur de son érudition historique. A supposer même que le cours normal des événements n’eût pas fait disparaître la juridiction « patriarcale » de Rome (c’est de celle-là seulement qu’on se réclamait) sur 1’Illyricum oriental, la Bulgarie, dans sa majeure partie, s’était constituée aux dépens de l’ancien diocèse de Thrace, qui avait toujours ressorti à Constantinople. Si ses prolongements occidentaux s’éten­ daient jusque sur l’Hlyricum, c’était bien le cas d’appliquer la règle : « Major pars trahit ad se minorem ». (2) En 852, Louis le Germanique reçoit une légation des Bulgares (Annales Fuldenses, a. 852). en 863, Carloman de Bavière fait alliance avec Boris contre Rastislav. On se rappellera aussi que Gottschalck, avant 848, avait travaillé comme missionnaire chez les Bulgares ; cf. p. 323, n. 3. (3) Grumel, 478, Epistolae, I, 8 (P. G., Cil, 626-696). 478 l’affaire de photius dynaste ecclésiastique indépendant. Un revirement ne tarda pas à se faire dans l’esprit de Boris ; Constantinople ne se pressait pas d’organiser l’Église autocéphale bulgare ; Rome y mettrait plus de complaisance. En août 866, une ambassade de Boris arrivait dans la Ville éternelle *. Rien ne pouvait être plus agréable à la curie. Cet Illyricum oriental, sur lequel les grands papes du ve siècle avaient affirmé leurs droits patriarcaux, on rêvait depuis quelque temps de le rattacher d’une manière effective à la juridiction romaine. A la vérité, le jeune État bulgare débordait très largement au delà des frontières orientales de l’ancien Illyricum, et s’étalait amplement sur l’ancien « diocèse » de Thrace. A Rome, l’on n’y regarda pas de trop près ; et puis l’on y avait toujours tendance à suspecter les ambitions ecclésiastiques de Constantinople. Au moment où se présen­ taient à la curie les envoyés de Boris, on n’était pas très loin d’y consi­ dérer et l’Empire byzantin avec son basileus, et l’Église grecque avec son patriarche, comme des schismatiques dangereux. N’y avait-il pas nécessité d’arracher à leur influence un peuple jeune chez qui, on le pensait, les missionnaires latins avaient les premiers annoncé l’Évangile ? Aux ouvertures de Boris, on se décida à répondre immédiatement. Dès l’automne de 866, une mission fut organisée, qui avait à sa tête les deux évêques Formose de Porto et Paul de Populonie. Elle emportait une longue réponse aux questions posées par Borisa. Le souverain bulgare s’était étonné des divergences nombreuses, capi­ tales à son point de vue, qui séparaient la pratique grecque de la pratique romaine. La curie lui répondait en déclarant que c’était à cette dernière seule qu’il fallait s’attacher, que, par exemple, les cérémonies extérieures du mariage n’avaient pas l’importance que disaient les Grecs, puisque c’est le consentement seul des parties qui fait le mariage 3. Les secondes noces étaient permises sans aucune restriction 4. La coutume grecque prescrivant l’abstention des bains les jours de pénitence ne s’imposait nullement6. La communion n’était pas interdite en carême ". L’abstention des œuvres serviles ne s’imposait pas le samedi7. II n’y avait pas de viandes spécialement interdites et les prescriptions de l’Ancien Testa­ ment, celles mêmes relatives à l’usage du sang, ne s’imposaient pas aux chrétiens ’. Quoi que prétendissent les Grecs, il n’y avait point à attacher d’importance aux prescriptions concernant les attitudes et postures à BORIS S'ADRESSE A ROME (1) Liber pontificali», t. II, édit. Duchesne, p. 64, 1. 18 ; cf. Annale» Fuldenses, a. 866 (Kunzs, p. 65), l'ambassade bulgare passe par Ratisbonne, où elle est reçue par Louis le Germanique ; Annales Bertiniani, a. 866. (2) Ce sont les célèbres Responsione» ad consulta Bulgarorum (Jaffé-Wattenbach, 2812, Epis­ tolae, t. VI, p. 568-600). (3) C. 3, p. 569. (4) C. 3, p. 570. (5) C. 6, p. 572. (6) C. 9. p. 573. (7) C. 10, p. 574. (8) C. 43, p. 583 ; cf. c. 90, p. 596 ; c. 57, p. 588. la question bulgare 479 prendre à l’église et pour la communion. Plus importants que ces cri­ tiques de détail des usages grecs étaient certains blâmes relatifs à la dis­ cipline de l’Église orientale. La curie faisait remarquer, entre autres, que le mariage des prêtres était répréhensible, encore qu’elle ne demandât pas que les prêtres mariés fussent renvoyés pour cette raison seule *. Elle critiquait non moins vivement la conception ecclésiastique des Orientaux ; à l’encontre de la pentarchie de ceux-ci, il fallait tenir à l’idée romaine suivant laquelle il n’y avait de patriarcaux que les trois sièges apostoliques: Rome, Alexandrie, Antioche * ; 'les sièges de Cons­ tantinople et de Jérusalem étaient loin d'avoir la même autorité 8. La curie mettait quelque joie à opposer les deux droits latin et byzantin. Restait un point qui préoccupait davantage Boris que ces divergences de canonistes. Comme jadis à Photius, il avait posé au pape la question de l’établissement d’un patriarcat bulgare autonome. Pas plus que Pho­ tius, Nicolas Ier n’était disposé à entrer immédiatement dans ces vues. Du moins eut-il l’habileté de ne pas écarter de manière brutale les de­ mandes du kniaz. Dès que faire se pourrait la Bulgarie aurait, sinon un patriarche, du moins un archevêque qui recevrait les pouvoirs nécessaires pour organiser une hiérarchie, et qui pourrait être consacré dans le pays même, sans être obligé de venir jusqu’à Rome ; l’octroi du pallium témoi­ gnerait qu’il tenait sa juridiction du Siège apostolique *. Aussi bien c’était vers l’Église romaine que la Bulgarie aurait toujours soin de se tourner. Seul le siège de Pierre était le gardien du vrai christianisme, seul il n’avait jamais connu l’erreur. C’était en prenant comme normes ses directives qu’on se maintiendrait dans le bon chemin. Pour expliquer cette attitude, qui ne laisse pas de surprendre après les ouvertures pacifiques faites au basileus en septembre 865, il faut tenir compte, pensons-nous, et de l’irritation que put causer la nouvelle de la mainmise de Constantinople sur la Bulgarie, et de la mauvaise hu­ meur que provoquait le silence dans lequel s’enfermait Byzance. Puisque la cité rivale s’obstinait, il n’y avait plus qu’à lui signifier la rupture. Pour que l’on ne pût se méprendre sur le sens de l’envoi d’une mission en Bulgarie, une autre légation partait de Rome à la même date. Elle ferait d’abord route avec celle de Formose et de Paul, puis, arrivée en Bulgarie, prendrait le chemin de Constantinople. Donat, évêque d’Ostie, le cardinal-prêtre Léon, le diacre Marin en étaient les chefs ; ils empor­ taient un volumineux courrier5. Le nombre et la longueur des pièces MISSION ENVOYÉE EN ORIENT (1) C. 70, p. 592. (2) Alexandrie était considérée comme le siège de saint Marc, disciple de saint Pierre. La cou­ tume romaine lui donnait le pas sur Antioche. (3) C. 92, p. 596 ; pourtant l’ordre des sièges avait jadis été réglé par Justinien : Rome, Constan­ tinople, Alexandrie, Antioche, Jérusalem. (4) C. 72, 73, p. 592. (5) Jaffé-Wattenbach, 2813-2821 ; cf. Epistolae, t. VI, p. 488,533, 540, 544, 547, 549, 512, 552, 553, toutes datées du 13 novembre 866. Plusieurs sont des mémoires considérables, en parti­ culier le n. 2813 (à l’empereur), le n. 2821 (à tout l’épiscopat oriental). 480 l’affaire de photius témoignent de la préoccupation qui s’imposait à la curie de ne laisser per­ sonne dans l’ignorance de ses dispositions. Rien de bien nouveau, au point de vue du fond, en ces interminables dépêches, où les arguments cano­ niques, et les textes du passé l, s’étalent avec une complaisance voulue. Ce qui frappe surtout c’est, dans les documents adressés aux deux principaux responsables, le basileus et le patriarche intrus, une bien plus grande véhémence de ton. Michel III est sommé de venir à résipiscence et de faire brûler publiquement sa lettre de 863, faute de quoi, « devant l’épis­ copat d’Occident rassemblé, nous anathématiserons solennellement les responsables, nous ferons attacher à un gibet et publiquement brûler tous les écrits faits pour soutenir cette iniquité ». Plus regrettables peutêtre que ces excès de langage 2 étaient les imprécisions qui se révèlent à plus attentive lecture dans une question de capitale importance. L’un des griefs qui sont formulés contre Photius, c’est d’avoir reçu ses ordi­ nations d’un évêque déposé, Grégoire Asbestas. Or, la manière dont parle le rédacteur des lettres apostoliques semble mettre en question la validité même de ces ordinations et, par le fait, de toutes celles qui en sont déri­ vées. Les déclamations d’Anastase contre ces rites sacrilèges, qui n’avaient pu être que des parodies, auront très vite un immense retentissement. Le dossier remis aux mains de Donat, de Léon et de Marin arriva-t-il jamais à Constantinople, nous ne pourrions le dire. Nous savons seulement qu’à la frontière byzantino-bulgare la légation romaine fut arrêtée. Inca­ pables de remplir leur mission, les envoyés du pape se replièrent sur la cour de Boris. Ils purent s’y rendre compte des succès que remportaient en Bulgarie Formose et les siens. Les missionnaires grecs étaient bientôt refoulés. En toute hâte, si l’on en avait cru le souverain, il était nécessaire que Formose devînt l’archevêque de Bulgarie. Déjà consacré, il n’avait que faire de retourner en Italie ; il resterait dans le pays ; il suffisait que de là-bas on lui envoyât du renfort. C’est ce qu’expliqua, venant à Rome; à l’été de 867, une mission de Boris. Mais Nicolas n’entendait pas déroger à la vieille règle qui interdisait la translation d’un évêque d’un siège à un autre ; titulaire de Porto, Formose ne pouvait être l’archevêque des Bulgares. C’est ce que tâcherait de faire comprendre à Boris une légation, dirigée par les évêques Dominique de Trévi et Grimoald de Polimarti. Parmi les prêtres qui les accompagnaient, Boris choisirait son archevêque, qui,reviendrait se faire sacrer à Rome. Paul de Populonie et Grimoald resteraient encore quelque temps à la cour bulgare. Mais la curie prenait ombrage de l’ascendant qu’avait acquis sur Boris l’évêque de Porto. Formose, accompagné par Dominique de Trévi, passerait à Constanti­ nople pour observer le tour que prenait l’affaire de Photius 3. (1) Il nous paraît extrêmement vraisemblable que le rédacteur s’est inspiré des Fausses Décré­ tales ; c’est aussi le sentiment de Perels, le récent éditeur des lettres de Nicolas. Voir Epistolae, t. VI, p. 493, n. 11 ; p. 495, n. 3 et 4. (2) Le fait qu’Anastase en fut le rédacteur est certain ; lui-même le reconnaît dans sa préface aux Actes du VIIIe concile. Cf. Epistolae, t. VII, p. 410, 1. 25 et suiv. (3) Liber pontificalis, édit. Duchesne, t. II, p. 165 ; cf. lettre de Nicolas à Hincmar (JafféWattenbach, n. 2879, Epistolae, t. VI, p. 603, 1. 9 et suiv.). LA QUESTION BULGARE 481 Ce n. était °guère le mo, T ,. ment, pour des Latins, de se hasarder en la capitale byzantine. Au cours de cette année 867, la rupture entre Rome et Constantinople, latente jusque-là, venait d’aboutir à un éclat. Que le patriarche ait eu connaissance ou non des lettres expédiées de Rome le 13 novembre 866, peu importe ;mais l’inter­ vention en Bulgarie des missionnaires latins avait amené Photius à sortir de la réserve qu’il s’était d’abord imposée. Les circonstances politiques auraient dû l’en détourner. Bardas, son protecteur, avait été assassiné, en avril 866, par Basile, favori de Michel III et désormais tout-puissant au Sacré Palais. Il est vrai que Photius n’avait pas rompu avec le nouveau maître ; il avait même pu se prêter à la cérémonie du couronnement de Basile 1. Il n’empêche que de ce côté des difficultés étaient à craindre. Rien pourtant n’empêcha le patriarche de formuler contre les « empiéte­ ments » romains une éclatante protestation. Cette protestation prit la forme d’une longue encyclique adressée aux autres sièges de l’Orient1 23 , signalant à leur indignation la conduite des hommes exécrables qui, venus de l’Occident, le pays des ténèbres, avaient anéanti les espérances que donnait la Bulgarie. Leurs innovations dogma­ tiques et disciplinaires étaient dénoncées : jeûne du samedi, permission du laitage dans la semaine d’avant le carême, célibat ecclésiastique, réitération de la confirmation donnée par les simples prêtres, mais surtout insertion dans le symbole du Filioque s. Il fallait, toutes affaires cessantes, que l’Orient protestât contre ces forfaits ; un concile se réunirait à Cons­ tantinople qui exprimerait la condamnation solennelle portée par les quatre patriarcats. Cette condamnation aurait bien vite, disait l’ency­ clique, un écho en Occident, où l’on était las de la tyrannie de celui qui à Rome détenait le pouvoir 4. Sauf ce passage où se marque de façon assez, nette la distinction entre le Siège romain et celui qui l’occupe — et comme l’on dira plus tard entre la sedes et le sedens — il n’est pas douteux que l’encyclique photienne ne soit le résumé des rancunes et des griefs accu­ mulés depuis si longtemps contre l’Ancienne Rome par la Nouvelle. Elle servira indéfiniment d’arsenal à tous les Grecs en mal de polémique contre le Saint-Siège et, à ce point de vue, elle fait époque. VIOLENTE RÉACTION DE CONSTANTINOPLE On en dira tout autant du concile qui, sur convoca­ tion de Photius, se réunit à Constantinople à l’été de 867. Nous sommes fort mal renseignés, faute d’actes officiels, sur les événements qui s’y CONCILE DE CONSTANTINOPLE „ (ÉTÉ DE 867) (1) Génésios, IV (P. G., CIX, 1136) ; Theophanes continuatus, IV, xliii (ibid., 221). (2) Grumel, 481, Epistolae, I, 13 ; il faut la placer aux premiers mois de 867, alors que refluent en territoire byzantin les missionnaires grecs expulsés de Bulgarie. (3) A ces griefs, un manifeste différent en ajoutait d'autres : sacrifice par les Latins, le jour de Pâques, d'un agneau ; faculté pour les clercs de se raser la barbe, élévation directe des diacres à i’épiscopat. Voir la lettre de Nicolas à Hincmar dans Jaffé-Wattenbach, 2879. (4) Il s’agit de Gunther et de ses partisans. A se fier au texte de la Vita Ignatii, Photius, dès le début de 867» aurait envoyé à Louis II une ambassade pour tâter le terrain. Cf. Cru.mel, 479. Histoire de l’Église. — Tome VI. 31 482 l’affaire de photius déroulèrent. Mais il ne saurait faire de doute, quoi que l’on ait prétendu plus tard, que la participation de l’épiscopat byzantin y fut considérable. Une bonne partie des évêques, depuis dix ans que Photius régnait, avait été ordonnée par lui ; les titulaires anciens demeurés en place lui étaient favorables. Les patriarcats melkites, représentés par leurs apocrisiaires permanents, n’étaient guère disposés à secouer l’emprise de Constanti­ nople. Bref, il ne fut pas malaisé à Photius de liguer contre Rome une écrasante majorité. Finalement fut prononcée contre le titulaire du Siège apostolique une sentence de déposition, d’anathème et d’excom­ munication 1. On s’efforçait en même temps d’exciter contre le pape Nicolas « le roi de Francie » et son épouse — entendons l’empereur Louis II et Engelberge — « leur promettant de les faire reconnaître comme basileis par Constantinople, s’ils chassaient Nicolas de son Église »1 2. Copie de ces décisions fut expédiée aux patriarcats orientaux, tandis que deux évêques grecs, Zacharie de Chalcédoine et Théodore de Laodicée, emportaient en Italie les actes conciliaires. Nicolas ne les reçut pas et ce n est que d une .. ... ... , , , manière incomplete qu n connut la réaction de Constantinople. Ce qu’il apprit — sans doute par ses représentants en Bulgarie, peut-être aussi par l’encyclique photienne elle-même — était suffisant pour qu’il se rendît compte du danger. Danger pour luimême : une alliance des Grecs avec l’empereur Louis pouvait avoir de graves conséquences ; danger surtout pour le prestige de l’Église romaine. Aux griefs que l’Orient lui faisait, il ne fallait pas que l’Occident latin demeurât sans réponse. Si mauvais que fût, en août de cette année 867, l’état de sa santé, le pape retrouvait assez de force pour requérir contre les Grecs l’assistance de tout ce que son clergé comptait encore de savants34.. Hincmar de Reims en particulier fut invité à mettre au service de l’Église romaine ses connaissances historiques. La curie escomptait surtout l’effet que pourraient avoir des conciles se multipliant dans tous les pays de langue latine. C’était, contre l’attaque grecque, Ja mobilisation générale des forces théologiques de l’Empire carolingien *. Le pape Nicolas mourut, le 13 novembre, sans en connaîlre les résultats. Encore moins avait-il été prévenu des graves événements qui, depuis le 24 septembre, se précipitaient à Constantinople et qui rendaient inutile la riposte des Latins. MORT DE NICOLAS /« (1) Grumel, 482. (2) Nicétas, Vie d’Ignace, 537 ; cf. Grumel, 483 ; mais est-il nécessaire de distinguer, comme le fait Grumel, deux ambassades envoyées en Italie, l'une au printemps, l’autre à l’automne de 867 ? (3) Jaffé-Wattenbach 2882, 2883, mais surtout 2879 (à Hincmar de Reims), Epistolae, t. VI, p. 600-609 ; toutes ces lettres sont du 23 octobre. (4) Hincmar, dès le 29 décembre, alerte Odon de Beauvais (Epist., xv, dans P. L., CXXVI, 93). Dans la province de Sens, le soin de répondre fut confié à Énée de Paris, qui composa un Adversus Graecos qui s’est conservé (P. L., CXXI, 685-762), accumulation de textes patristiques dont plusieurs assez rares. L'œuvre la plus remarquable est celle de Ratramne (ibid., 225-346) : Contra l’affaire photienne sous LES SUCCESSEURS DE NICOLAS 1er 483 Dans la nuit du 23 au 24 septembre, en effet, avait eu lieu, dans la capitale, un coup d’État qui devait avoir sur les destinées politiques et même religieuses de l’Empire un immense retentissement : Basile le Macédonien faisait assassiner Michel par ses gardes. Le lendemain, il était proclamé empereur *. Dès les premiers jours, il montrait par tous ses actes qu’il prendrait le contre-pied de la politique de son prédécesseur. Or, Photius avait pris sur Michel un ascendant considérable ; Michel disparaissant, Photius devait disparaître. N’allons point chercher de motifs religieux à la con­ duite de Basile, cet empereur deux fois assassin2. Et pourtant la cause de la religion ou, si l’on veut, le prestige de la vieille Rome allait pro­ fiter, au moins provisoirement, du coup de force du 24 septembre. AVÈNEMENT DE BASILE LE MACÉDONIEN §3. — L’affaire photienne sous les successeurs de Nicolas Ier. Le premier soin de Basile avait été d’en­ voyer à la poursuite du navire qui emportait vers l’Italie les messagers du concile photien un croiseur rapide qui devait ramener immédiatement ceux-ci à la Corne d’or. Le second serait de trouver contre Photius un grief qui permît de s’en débarrasser. C’était fait à la mi-novembre 867. Pour avoir écarté Basile de l’Église, après le meurtre de Michels, le patriarche fut enlevé de son palais et relégué en un couvent. Tout indiquait de rendre à Ignace le trône d’où il avait été précipité neuf ans plus tôt ; à dessein, l’on choisit pour la cérémonie de l’intrqnisation l’anniversaire de la déchéance', lé 23 no­ vembre. Rome fut aussitôt mise au courant de ce grave événement par une lettre du basileus5. La missive était adressée au pape Nicolas Ier ; ce fut Hadrien II qui la reçut. A quelque temps de là, le basileus et le patriarche expédièrent à Rome s un nouveau courrier pour mettre plus exactement la curie au fait de la conjoncture présente, pour lui suggérer aussi les mesures qu’il convenait ¡{ÉTABLISSEMENT D’IGNACE Graecorum opposita romanam Ecclesiam infamantium libri quatuor. Le moine de Corbie fait la plus grande place à la question de la procession du Saint-Esprit ; mais il ne néglige pas les griefs d’ordre disciplinaire et liturgique, et il consacre quelques développements à la primauté pontificale. (1) Génésios, col. 1136; Theophanes continuatus, col. 269. Sur Basile, cf. A. Vogt^ Basile 1er, empereur de Byzance, Paris, 1908. (2) Assassin de Bardas en 866, de Michel en 867. Il est pénible, en lisant les auteurs grecs du temps, de ne trouver sous leur plume aucun mot de réprobation. (3) Le témoignage de Léon le Grammairien ne saurait guère laisser de doute (P. G., CVIII, 1085-1087). (4) Supposée par une lettre d’Hadrien II (Jaffé-Wattenbach, 2908, Epistolae, t. VI, p. 747). (5) Ce peut être très peu après, le 11 décembre de cette même année 867 ; ou un an plus tard, 11 décembre 868. Les deux lettres du basileus et du patriarche sont adressées au pape Nicolas. Il serait bien extraordinaire qu’en décembre 868 on ignorât encore à Constantinople la mort de celuici (13 novembre 867). Ceci milite en faveur de la première date. D’autre part, il paraît bizarre qu après avoir signalé dans une première missive le changement de patriarche, Ignace et l’empe­ reur reviennent quinze jours après, dans un nouveau courrier, sur la question. Voir Dœlger, 474 ; Gbumel, 499. 484 l’affaire de photius de prendre en vue d’assurer l’avenir1. Or, il est bien remarquable que, dès ce moment, l’on sente percer dans la lettre de Basile des vues conci­ liatrices qui ne laisseront pas, avec le temps, de paraître inopportunes à la curie. Restaurer le patriarche Ignace sans faire un sort acceptable aux anciens partisans de Photius, c’était perpétuer les troubles. Le uieux serait que, Rome ayant pris conscience de la situation, les deux partis pussent y porter leur cause. Mais il faudrait aussi que sur place des apocrisiaires romains vinssent se rendre compte de la complexité du problème. Des idées analogues étaient développées par Ignace. Ce courrier mit fort longtemps à atteindre Rome. Hadrien II ne l’avait certainement pas encore reçu le 1er août 868, quand il répondait à la première lettre du basileus123. Des mésaventures étaient en cours de route arrivées au porteur ’, en sorte que les deux missives parallèles du patriarche et du basileus ne parvinrent à la curie qu’au printemps de 869. Les envoyés respectifs d’Ignace et de Photius y étaient déjà rendus qui devaient, selon les désirs de l’empereur, y plaider contradictoire­ ment la cause de leurs commettants. L’idée du souverain était évidemment — et Ignace, de gré ou de force, avait dû s’y ranger — qu’on reprenait l’affaire au point où l’avait mise la lettre de Nicolas de novembre 865, sans tenir compte des faits qui, de part et d’autre, avaient depuis ce momert envenimé le conflit : on arriverait bien, d’une manière ou de l’autre, à un arrangement entre Ignace et Photius. Malgré les tares de son origine, Basile avait l’étoffe d’un grand souverain ; il ne lui déplaisait pas de jouer, dans cette Église byzantine, si déchirée depuis un siècle et demi, le rôle de pacificateur. Rome ne, pouvait se preter à ce jeu. Le concile . .. r oc„ .. . . photien de 867 constituait à ses yeux un fait nouveau d’une extrême gravité. Prima sedes a nemine judicatur, le pre­ mier siège n’est jugé par personne, cet axiome se répétait à la curie depuis des siècles. Or, Photius avait commis cette énormité de juger et de condamner synodalement le titulaire du Siège apostolique. Ses pro­ cédés à l’égard d’Ignace disparaissaient complètement au regard de l’injure faite par lui à l’Église romaine. C’est avec cette idée présente à la pensée qu’il faut lire les actes du synode rassemblé par Hadrien H, le 10 juin 869, dans la basilique de Saint-Pierre 4. Tout y roule autour de ce concile photien de 867, dont la condamnation se matérialise dans l’autodafé du codex envoyé de Constantinople et qui contenait les actes de l’assemblée. Les deux synodes contre Ignace de 859 et de 861 sont également réprouvés. Surtout Photius est solennellement anathématisé. ATTITUDE DE ROME (1) Conservées dans les Actes du vme concile, me session. Voir Mansi, t. XVI, col. 324 et suiv. et P. L., CXXIX (traduction d’Anastase), 58-60 (lettre de Basile) et 60-63 (lettre d’Ignace). (2) Jaffé-Wattenbach, 2908, Epistolae, t. VI, p. 747 ; la lettre 2909 (p. 748), adressée à Ignace, s’étonne que celui-ci n’ait pas annoncé au Siège apostolique sa réintégration. (3) Cf. Liber pontificalis, édit. Duchesne, t. II, p. 178. (4) Conservés dans les actes du vine concile, session vu (Mansi, t. XVI, col. 372 et suiv.). l’affaire PHOTIENNE SOUS LES SUCCESSEURS DE NICOLAS Ier 485 S’il revenait à résipiscence, il serait admis seulement à la communion laïque. Pour faire droit aux exigences du basileus une amnistie était accordée aux gens qui avaient souscrit au concile de 867. Mais les créatures de Photius seraient éloignées des fonctions ecclésiastiques. La curie ne laissait pas néanmoins de prendre en considération la demande de Basile relative à l’envoi à Constantinople de légats, sous la présidence desquels se tiendrait un grand concile. A l’évêque d’Ostie, Donat, et au diacre Marin, qui n’avaient pu, en 866, arriver dans la capi­ tale, on adjoignait l’évêque de Népi, Étienne. Les deux lettres qui leur étaient confiées, l’une pour le basileus, l’autre pour le patriarche 1, pré­ cisaient ce que Rome attendait de la tenue du concile. Il ne s’agissait pas d’y reprendre une discussion sur le passé, mais simplement d’enté­ riner les décrets du synode romain. Des directives de détail étaient données à Ignace sur le traitement à faire aux diverses personnes com­ promises dans l’aventure photienne. Les prélats ordonnés par l’intrus 123* seraient écartés ; ceux qui avaient été consacrés avant 858 pourraient seuls conserver leurs sièges, s’ils acceptaient de signer une rétractation ’. Plus fidèles à leurs consignes . 6 , que les légats de 861, les représentants du Siège apostolique, «auxquels le diacre Marin semble avoir donné le ton, entendirent bien, pendant toute la durée du concile, ne pas se départir de l’attitude qui leur avait été prescrite. Mais l’em­ pereur Basile concevait autrement que la curie le rôle de l’assemblée, qui ne devait pas être une simple chambre d’enregistrement. Évitant de se commettre avec les plénipotentiaires romains, il avait confié à Baanès, un magistrat à poigne, le soin de diriger les débats et d’intervenir quand besoin serait. Il fut obéi ; à maintes reprises les représentants d’Hadrien se ’heurtèrent aux résistances de ce dernier. Les premières séances, qui commencèrent le 5 octobre 869, furent exclusivement consacrées à la constitution de l’assemblée. Celle-ci fut formée, si l’on peut dire, par cooptation : les légats, Ignace, les apocrisiaires de Jérusalem et d’Antioche, une douzaine d’évêques byzantins demeurés toujours fidèles à Ignace, inaugurent, seuls avec les fonction­ naires civils, les travaux du concile ; puis ce petit groupe se renforce, mais fort lentement, des prélats du patriarcat byzantin qui, jadis ordon­ nés par Ignace ou son prédécesseur Méthode, mais ralliés à Photius, ne sont admis qu’après signature du libellus satisfactionis imposé par Rome. A la cinquième séance, le 20 octobre, on n’était encore arrivé qu’au chiffre total de vingt et un évêques; il fallait néanmoins —Baanès l’exigeait „„ „ „ LE CONCILE DE CONSTANTINOPLE (869-870) (1) Jaffé-Wattenbach, 2914, 2913, Epistolae, t. VI, p. 754 et p. 750 (10 juin 869). (2) Ici encore quelques phrases malheureuses sur le caractère sacrilège de la consécration reçue par Photius et de celles qu’il avait données. (3) Le début en était emprunté au formulaire du pape Hormisdas, dont la souscription avait été imposée aux évêques grecs, lors de la liquidation du schisme acacien en 515. Du reste l’attitude prise par Rome dans cette affaire d’Acace inspirait très certainement les curialistcs de 869. 486 l’affaire de photius impérieusement — commencer le procès de Photius et des évêques consacrés par lui. Procès, au vrai, est même un terme impropre puisque les légats, passant outre aux protestations des magistrats, s’opposèrent à toute discussion sur le fond. La comparution des « condamnés » — celle de Photius eut lieu dans cette séance du 20 octobre, puis dans celle du 29 — ne pouvait donc être, en l’occurrence, qu’une parade d’exécution. Photius s’enferma dans un silence dédaigneux. Quelquesuns de ses partisans essayèrent de discuter. A la sixième séance, l’un d’eux fit valoir que le pape n’était pas au-dessus des canons et qu’il y avait dans l’histoire des exemples de sentences pontificales rectifiées par la postérité. Visiblement intéressé, le basileus, qui était présent ce jour-là, commença de discuter avec lui ; mais les légats, non sans violence, inter­ rompirent le débat : « Oui ou non, le comparant voulait-il signer le libel­ lus 2 » Ils ne sortiraient pas de là. Le 29 octobre, à la septième séance, après qu'eurent été lues les délibérations du cbncile romain de juin, Photius fut anathématisé. Huit jours plus tard, à la huitième séance, le bûcher consumait tous les papiers de l’ex-patriarche relatifs au concile de 867 et bien d’autres aussi, vraisemblablement. Puis brusquement les séances, qui s’étaient succédé régulièrement entre le 5 octobre et le 8 novembre, s’interrompent. La neuvième ne fut tenue que trois mois plus tard, le 12 février 870, avec un nombre d’évêques un peu plus considérable1 ; elle condamna les faux témoins qui avaient déposé au procès d’Ignace en 861, comme aussi les compagnons des débauches sacrilèges de feu l’empereur Michel. La séance suivante, du 28 février, eut un caractère particulièrement solennel. Cent trois évêques, dont trente-sept métropolites, y prenaient part, sous la présidence des légats romains et celle des deux souverains, Basile et son fils Constantin, associé à l’Empire. Mais l’on se montrait aussi avec curiosité deux légations qui n’étaient pas venues spécialement pour le concile et qui rehaussaient de leur présence l’éclat de la solennité. L’une était celle qu’envoyait Boris, le prince des Bulgares. L’autre était conduite par le célèbre Anastase le Bibliothécaire, pour lors au service de l’empereur Louis II ; elle venait négocier les fiançailles d’Irmengarde, fille de Louis, avec le fils de Basile, Constantin ’. C’est devant cette imposante réunion que furent publiés les vingt-sept canons arrêtés par le concile et la définition même de l’assemblée. Outre des prescriptions d’ordre général, il y avait, dans la série des articles, un certain nombre de mesures inspirées par les circonstances ’. La moins importante n’était pas la déclaration qui se lisait au canon 2 :123 (1) ÌI n’y avait encore que 38 présents Je 8 novembre ; il y en a 65 le 12 février. (2) Préface d’Anastase à la traduction des actes du vm® concile (P. L.t CXXIX, 17). Cf. Annales Bertiniani, a. 872. Le mariage n’eut pas lieu ; Irmengarde épousera plus tard Boson. (3) La plus regrettable est celle qui figure au canon 4 : elle est bien propre à accréditer l'idée qui tous les actes ecclésiastiques accomplis par Photius sont nuis : on réitérera les consécrations d'autels faites par lui ou scs créatures. Il n’est pas question, à vrai dire, de réordinations. Mais la logique aurait dû amener jusque-là. l’affaire PHOTIENNE SOUS LES SUCCESSEURS DE NICOLAS Ier 487 Tenant, pour l’organe du Saint-Esprit le bienheureux-pape Nicolas, de même que son successeur le saint pape Hadrien, nous définissons et proclamons que doivent être gardées inviolablement toutes les mesures prises synodalement par eux, tant pour la défense et le rétablissement dans l’Eglise constantinopolitaine de son chef Ignace, que pour l’expulsion et la condamnation de Pho­ tius, néophyte et intrus *. C’est au bas de ces pièces qu’apposaient leur signature, après les légats romains, Ignace et les trois apocrisiaires des patriarcats melkites, l’em­ pereur Basile et ses deux fils, Constantin et Léon, trente-sept métropo­ lites, soixante-cinq évêques. Jamais encore, pas même au concile de 681, la Nouvelle-Rome n’avait affirmé de manière plus éclatante son union avec l’Ancienne. Ce n’était plus seulement « Pierre qui parlait par la bouche d’Agathon », c’était le Saint-Esprit lui-même qui, par les papes de Rome, exprimait ses oracles ! Pour qui néanmoins eût été au courant de divers incidents, des doutes auraient pu naître. En réalité la tension n’avait fait que croître entre les représentants de Rome, et les Byzantins, leur empe­ reur, leur patriarche, leurs évêques. Et, comme à point nommé, rebon­ dissait l'affaire bulgare qui, une fois de plus, allait empoisonner les rapports des deux Églises, grecque et latine. La tension, ion la sent dans tous les incidents de séance, où les magis­ trats impériaux protestent contre l’attitude des légats ; on la sent encore dans deux affaires consécutives à la signature et dont la seconde est parti­ culièrement symptomatique. Les légats pontificaux avaient conservé devers eux les formules de rétractation qu’avaient dû signer, pour être admis au concile, les prélats ralliés à Photius. Ces pièces, à la demande des intéressés, peu soucieux de laisser dans les cartons de la curie la preuve de leur soumission, furent dérobées aux légats, pendant leur absence, par les gens du basileus chargés de les garder . * Protestations indignées des légats, enquête, intervention d’Anastase qui s’efforça d’aplanir le différend. Les papiers soustraits furent restitués ; mais l’incident en dit long sur l’état d’esprit du basileus et de l’épiscopat grec. Que serait-ce, si l’on pouvait donner certitude à une hypothèse que suggère un document postérieur de plusieurs années ? Il n’est pas interdit de penser, en effet, que l’interruption du concile entre novembre et février aurait eu pour cause des froissements très vifs entre le basileus et la légation romaine, tout spécialement le diacre Marin. Ce pourrait être à ce moment que ce diacre aurait été gardé aux arrêts pendant trente jours, comme dit la lettre qu’Étienne V écrira en 885 à Basile Ier LES ARRIÈRE-PENSÉES DES BYZANTINS (1) P. L., CXXIX, 150 D. (2) Liber pontificalis, Vita Hadriani, édit. Duchesne, t. II, p. 181-182 ; cf. une note d’Anastase à la fin du procès-verbal de la lre session du concile (P. L., CXXIX, 38-39). M. Vogt [Basile Ier, p. 225) essaie de mettre l’affaire dans la longue interruption qui sépare la vm® et la ix® séance. Mais il faut pour cela solliciter nos deux témoins. (3) Jaffé-Wattenbach, 3403, Epistolae, t. VII, p. 374, 1. 22. A la vérité, beaucoup d’histo­ riens rapportent ces « arrêts » de Marin à une autre date ; cf. infra, p. 497, n. 1. 488 l’affaire de photius pour avoir refusé son concours à la procédure que voulait conduire l’em­ pereur. Tout n’est pas limpide dans l’histoire du séjour à Constantinople de la légation romaine, durant l’hiver de 869-870. Ce concile, qui fut désigné comme le vme œcuménique dans la computation latine1, ne fut pas pour l’Église romaine une joie sans mélange. Les événements qui le suivirent allaient vite changer cette joie en amertume. Ce n était pas pour le plaisir , □ » de parader au concile que la légation bulgare, que nous avons vue à la dernière séance, était présente à Constantinople en février 870. Une affaire importante l’y amenait. Depuis 866, où il s’était tourné vers Rome, Boris avait une fois de plus changé d’avis. Son cœur était définitivement attaché à Formose, qui avait dû rentrer en Italie vers la fin de 867. Au cours des années 868 et 869, les allées et venues s’étaient multipliées entre la Bulgarie et Rome8. Il s’agissait toujours de trouver un archevêque pour Boris. Mais aucun des candidats que la curie lui proposait n’avait le don de lui agréer ; il ne voulait que Formose ! Rome refusant de le satisfaire, il allait se retour­ ner vers Byzance. En même temps que Grimoald, le chef de la mission latine était réexpédié à Rome, une légation bulgare partait pour Cons­ tantinople. Elle arriva, nous l’avons dit, à la fin du concile. Des pourparlers s’engagèrent aussitôt entre le patriarche, les Bulgares et les légats romains, auxquels Anastase aurait bien voulu se joindre A son grand regret on le laissa devant la porte 8 ; il ne s’en consola pas. Peut-être d’ailleurs faut-il regretter son absence ; il aurait pu rendre, par sa connaissance du grec, de signalés services aux légats romains. Ces derniers savaient fort bien à quoi s’en tenir sur les dispositions de la curie ; elle ne pouvait que rejeter toute mainmise du patriarcat byzantin sur la Bulgarie. Ignace ne l’ignorait pas. Il eut l’habileté de ne pas se pronon­ cer et de demander l’arbitrage des apocrisiaires des autres patriarcats. C’est pour les droits de Constantinople sur la Bulgarie que ces derniers se prononcèrent. Mais les légats romains protestèrent contre cette sen­ tence, exhibèrent une lettre pontificale dont ils n’avaient pas fait mention jusque-là et finalement interdirent à Ignace, de la manière la plus formelle, d’envoyer aucun des siens à Boris. Ignace prit bien la lettre que les légats lui tendaient, mais en dépit des instances de ceux-ci, il se refusa à la lire sur le moment. Sans prendre aucun engagement, il protesta de son res­ pect et de son obéissance pour le Siège apostolique. C’est là-dessus que l’on se sépara. Quelque temps après Ignace sacrait pour la Bulgarie un archevêque *, et postérieurement une dizaine d’évêques. REVIREMENT DE BORIS VERS LES GRECS (1) Et déjà par Anastase dans sa traduction des actes (P. L., CXXIX, 17 ; Epistolae, t. VII’ p. 410). (2) Racontées dans la Vita Hadriani, Liber pontificalis, édit. Duchesne, t. II, p. 175. (3) Renseignements dans Anastase, préface du vin® concile, col. 21-22 ; Epistolae, t. VII, p. 413, et dans la Vita Hadriani dont le rédacteur fut certainement mêlé aux pourparlers. (4) Cf. Jaffé-Wattenbach, 2943, Epistolae, t. VI, p. 760,1.15 (lettre à Basile du 10 novembre 871). l’affaire PHOTIENNE SOUS LES SUCCESSEURS DE NICOLAS Ier 489 Encore qu’il n’ait pas connu tout de suite ces derniers faits, Ha­ drien ne put manquer d’être fâcheusement impressionné par les récits qui lui arrivèrent du concile. En fait ses légats ne rallièrent la curie qu’au milieu de 871, ayant eu en cours de route des aventures tragicomiques, où leurs papiers mêmes avaient péri. Mais Anastase, venu par un autre bateau et qui par une heureuse fortune avait emporté un double des actes conciliaires, avait pu renseigner le pape. La curie attendit néan­ moins le rapport officiel des légats pour exprimer ses sentiments. Le 10 novembre 871, une missive était adressée au basileus \ que l’on peut considérer comme une approbation telle quelle du vme concile 1 23. Elle exprimait au souverain la reconnaissance du pape ; mais cette grati­ tude se tempérait de quelques plaintes, tant sur l’abandon où l’on avait laissé les légats dans leur voyage de retour, que sur les empiétements d’Ignace en Bulgarie. Des menaces s’esquissaient à l’adresse de celui-ci et même la sentence apostolique frappait d’ores et déjà ceux qui, au pays de Boris, usurpaient l’autorité épiscopale. Quant aux arrangements dont on formait le projet pour réconcilier partisans de Photius et d’Ignace, ils n’avaient chance de réussir que si, l’une et l’autre partie s’étant constituées à Rome, le Siège apostolique découvrait un fait nou­ veau qui lui permît de revenir sur les décisions du pape Nicolas Ier. MÉCONTENTEMENT D’HADRIEN II Un an après ces lettres, le pape Hadrien II mourait (novembre-décembre 872). Jean VIII ne ferait qu’accentuer, dans l’affaire bulgare, l’attitude de son prédéces­ seur. Il semble vraiment s’être donné pour tâche d’arracher la Bul­ garie à l’influence grecque. « Si les perfides Grecs ne sortent pas de chez vous, écrit-il à Boris, aux premiers mois de son pontificat, nous déposerons Ignace ; quant aux prêtres et évêques de sa communion qui sont en Bulgarie, ils seront déposés et anathématisés ; ce sont d’ail­ leurs, paraît-il, des gens ordonnés en partie par Photius ou qui sont dans les mêmes sentiments ’. » Et au cours de l’année suivante, Jean VIII de menacer à nouveau : a Ignace n’a été remis en possession de son siège que sous la condition de respecter les droits du Saint-Siège en Bulgarie. Que s’il passait outre, il retomberait sous le coup de la condamnation an­ cienne 45 . » Ce que Jean VIII craint pour la nation bulgare— il le dira expressément en 878 — c’est qu’à suivre les Grecs, elle ne tombe dans le schisme et l’hérésie6. S’il ne va pas aussi loin quand il écrit à Basile Ier, il IRRITATION DE JEAN VIII (1) Jaffé-Wattenbach, 2943, Epistolae, t. VI, p. 759. Il est vraisemblable qu’elle était doublée d’une lettre au patriarche, mais qui ne s’est pas conservée ; la lettre Jaffé-Wattenbach*, 2944 (Epistolae, p. 762), adressée à Ignace, suppose une réponse du patriarche à la première lettre du pape. Cf. Grumel, 505. (2) Mû’s ce n’est pas, à coup sûr, une approbation en forme. (3) Jaffé-Wattenbach, 2962, Epistolae, t. VII, p. 277 (avant mai 873). (4) Jaffé-Wattenbach, 2996, ibid., p. 294 (fin 874, début 875). (5) Jaffé-Wattenbach, 3130, ibid., p. 59-60 (16 avril 878). 490 l’affaire de photius ne laisse pas de se répandre en plaintes contre les agissements d’Ignace, qui devra venir à Rome pour se justifier de ses empiétements1. Mais rien ne semblait pouvoir vaincre la résolution d’Ignace ; il était en Bul­ garie, il y resterait. En avril 878, la curie, de guerre lasse, se décidait à prendre contre lui des mesures de rigueur. Une légation romaine, ayant à sa tête les deux évêques d’ûstie et d’Ancône, Eugène et Paul, partait pour Constantinople, avec mission d’instrumenter contre le patriarche récalcitrant. Passant par la cour bulgare, elle y déposerait les lettres des­ tinées à mettre en garde Boris et ses gens « contre la perfidie grecque » * ; au basileus elle remettrait un message répondant à des ouvertures anté­ rieurement faites par lui sur les moyens de mettre fin aux troubles de l’Église constantinopolitaine 3. Au patriarche étaient réservées toutes les sévérités 4. Avec de vifs reproches pour son ingratitude, on lui adressait une troisième et dernière sommation. Que sans perdre un instanti il fît évacuer la Bulgarie par ses évêques et leurs subordonnés ; on lui donnait un délai de trente jours, après lequel commenceraient à s’appliquer les sanctions prévues et d’abord l’excommunication, puis, s’il le fallait, la déposition pure et simple. Même sommation aux gens d’Ignace ins­ tallés en Bulgarie 5. Mais quelle dut être la stupéfaction des légats, quand, arrivés dans la capitale, ils trouvèrent au patriarcat, non plus Ignace, pieusement endormi dans le Seigneur en octobre de l’année précédente *, mais son ancien rival Photius, qui l’avait pacifiquement remplacé ! MESURES DE RIGUEUR CONTRE IGNACE. SA MORT La chose pourtant n’avait rien d’ex­ traordinaire. Si, au lendemain du concile de 869-870, Photius avait connu de très pénibles moments, son sort, avec le temps, s’était bien amélioré. Basile, dès son avènement, avait voulu la pacification religieuse, et les mesures brutales prises à la suite du concile, les dépositions d’évêques, leurs remplacements, la réitération des cérémonies faites par eux ’, tout cela avait entretenu, au contraire, un trouble qui durait depuis trop longtemps. Mais Ignace était âgé ; il pouvait disparaître d’un moment à l’autre ; serait-il impossible, à sa mort, de lui substituer Photius, un Photius assagi d’ailleurs et prêt à la conciliation ? Que Basile ait fait explicitement toutes ces déductions, on ne saurait l’affirmer ; mais il y avait bien quelque chose de cela dans le geste du souverain qui, en mars 873, faisait venir Photius au Sacré Palais et lui confiait, peu après, l’éducation RETOUR EN GRACE DE PHOTIUS (1) (2) (3) (4) (5) (6) (7) Jaffé-Wattenbach, 2999 (fin 874, début de 875). Jaffé-Wattenbach, 3130-3132. Jaffé-Wattenbach, 3135. Jaffé-Wattenbach, 3133. Jaffé-Wattenbach, 3134. Il figure au Martyrologe romain le 23 octobre. L’Eglise romaine ne lui a pas gardé rancune. Y compris peut-être des réordinations. L’AFFAIRE PHOTIENNE SOUS LES SUCCESSEURS DE NICOLAS Ier 491 de ses enfants. Que Photius ait profité de cette situation pour créer à Ignace de nouvelles difficultés, c’est ce que dirent, plus tard, de mauvaises langues ; il n’y a aucun fond à faire sur ces rapports. Tout indique au contraire que la réconciliation se fit entre les deux concurrents de jadis*. Ignace, en froid, pour ne pas dire en lutte avec Rome, n’avait pas à prendre les intérêts du Siège apostolique ; Photius de son côté savait attendre. Trois jours après la mort d’Ignace, d’ordre du souverain, Pho­ tius remontait sur le trône patriarcal. Il ne dut pas avoir beaucoup de mal à rallier l’ensemble de l’épiscopat grec, lequel avait, dans sa majo­ rité, conservé des soumissions imposées par Rome lors du vine concile un pénible souvenir. Seul un petit groupe fidèle à la mémoire d’Ignace commençait à se former, qui ne reculerait pas devant le schisme. Telle était la situation, bien inattendue pour eux, que trouvèrent les légats de Jean VIII en arrivant à Constantinople. Fort embarrassés sur ce qu’ils devaient faire, ils essayèrent — Sans peut-être y réussir — de ne pas prendre parti. Au lieu de rentrer immédiatement à Rome, ce qui eût été le plus sage, ils demeurèrent sur place, évitant de se compromettre avec Photius et demandant à leur maître de nouvelles instructions. Sans doute insinuèrent-ils que la réconciliation de Rome avec Photius appa­ raissait comme la solution la plus opportune. Dans le même sens allaient agir à Rome un envoyé spécial du patriarche, Théodore de Patras, et une ambassade expédiée en Italie par le basileus lui-même a. Aussi bien n’était-ce pas uniquement pour agir contre Ignace que les deux légats Eugène et Paul étaient venus en Orient. Des affaires politiques sollicitaient aussi leur attention. Jean VIII, au moment où il les envoyait, au printemps de 878, était sur le point de partir en France, pour y chercher un successeur à Charles le Chauve, un défenseur pour la papauté en Italie ; la. menace arabe se précisait contre Rome, et l’infidèle trouvait des connivences dans l’Italie méridionale. Puisque la protection franque se révélait de plus en plus aléatoire, il n’était pas interdit au pape de songer à d’autres soutiens. Depuis que Basile Ier avait imprime à la politique byzantine une vigoureuse impulsion, l’Empire grec apparaissait comme la seule force capable d’arrêter la décomposition de l’Italie, d’empêcher la prise de Rome par les Sarrasins. C’est de quoi, sans doute, s’entretinrent avec le basileus les envoyés de Jean VIII. La mission byzantine, qui dut quitter Constantinople au printemps de 8793, n’allait pas seule­ ment négocier la reconnaissance de Photius par Rome, elle devait régler aussi la participation du basileus à la défense de l’Italie. PRÉOCCUPATIONS TEMPORELLES DE JEAN VIII (1) Grumel, 506, discute de l’existence et de la signification d’une pièce dont l’authenticité n’est pas certaine, mais qui peut jeter quelque lumière sur la réconciliation entre Ignace et Photius. (2) Dœlger, 497 ; Grumel, 513. (3) Elle était déjà partie quand Jean VIII écrivait la lettre Jaffé-VVattenuach, 3239, sans doute en avril 879 ; le pape y déclarait que cette ambassade serait bien reçue. 492 l’affaire de photius Au moment où elle se présentait à Jean VIII, à l’été de 879, la situation de celui-ci apparaissait de plus en plus difficile. Le voyage en France de 878 n’avait abouti à aucun résultat. Ce n’était pas le moment pour le pape de mécontenter le basileus ; à tout prendre, le mieux était encore d’en passer par des exigences qui, sans doute, étaient rigoureuses, mais dont la reconnaissance ne sacrifiait aucun principe dogmatique. Photius, il est vtai, avait bravé le Siège apostolique, s’était insurgé contre Nicolas Ier : faute d’orgueil et de désobéissance extrêmement grave ! A tout péché miséricorde cependant. Ce n’était pas la première fois que, dans l’Église, on avait fait bon accueil au prodigue repentant ! Nous n’avons que peu de renseigne­ ments sur le concile romain, d’ailleurs restreint, où fut arrêtée la ligne de conduite définitivex. On y déclara que l’Église romaine reconnaissait Photius, à condition qu’il exprimât ses regrets des événements de jadis. Telle est la pensée qui s’affirme dans les diverses lettres2 signées à la RECONNAISSANCE DE PHOTIUS PAR JEAN VIII (1) Cf. Jaffé-Wattenbach, 3276 ; Mansi, t. XVII, p. 473. (2) Ce sont les lettres Jaffé-Wattenbach, 3271 (à Basile et à ses fils), 3272 (au clergé du patriar­ cat byzantin et des trois autres patriarcats), 3273 (à Photius), 3274 (à des dignitaires et à des évê­ ques byzantins), 3275 (aux légats restés à Constantinople), 3276 (instructions ou commonitorium auxdits légats). Les trois premières sont conservées sous une double forme : en latin, dans le registre de Jean VIII, en grec, dans les Actes du concile de 879-880 ; la 4e n’est qu’au registre ; de même pour la 5e ; quant à la 6e (commonitorium) elle n’est qu’aux Actes conciliaires. — Une comparaison entre la teneur en latin et en grec des trois premières (comparaison bien facilitée par l’édition de M. G. H., Epistolae, t. VII, p. 167-186), révèle à première vue une grande différence de texte qui, dans le grec, est tout à l’avantage de Photius, loué plus ou moins discrètement par le pape et à qui ne sont demandées que des satisfactions anodines. — L’authenticité du texte latin, conservé au registre, étant hors de conteste, la divergence évidente ne peut être attribuée qu’à un remanie­ ment volontaire des textes. C’est le problème dit de la « falsification » des lettres de Jean VIII. Jusqu’à une date très récente — et c’est encore la position de Caspar dans l’édition des M.G.H. — on a admis que l’auteur de la « falsification » était Photius lui-même, qui, s’étant fait remettre les lettres à l’arrivée à Constantinople, les aurait fait traduire et arranger ; elles auraient été lues sous cette forme au concile de 879-880. Des doutes ont été tout récemment élevés sur l’exactitude de cette hypothèse. Les P. P. V. Laurent et V. Grumel, ayant posé la question de l’authenticité géné­ rale des Actes de 880, ne sont pas éloignés de penser que c’est beaucoup plus tard, peut-être vers le xme siècle finissant, que les Actes conciliaires (lettres comprises) ont été altérés dans le sens favorable à Photius, les antiunionistes de cette époque le prenant comme le représentant de leurs idées. F. Dvornik s’est rallié à cette manière de voir, Les légendes..., p. 324 et suiv. Conti­ nuant une hypothèse du P. Lapôtre, nous avions nous-même antérieurement présenté une autre hypothèse, art. Jean VIII du Diet, de théol. cath., t. VIII (1922), col. 605 et suiv. : Un rema­ niement fait à Rome, avant le départ de la légation byzantine, après que déjà les pièces avaient été transcrites au registre. Ce qui nous avait surtout frappé, c’était la correspondance exacte entre le sens général des lettres remaniées (reconnaissance inconditionnée de Photius) et de la lettre n. 3274. Celle-ci, qui n’est conservée qu’au registre, annonce aux adversaires soit laïques, soit ecclésiastiques, que Photius avait encore à Constantinople la reconnaissance absolue de celui-ci par le pape et les gourmande de leur attitude scliismatique. Cette dernière lettre est datée du 16 août 879, tandis que les trois autres sont seulement marquées en août, sans date précise. — On a fait valoir aussi en faveur de cette hypothèse que le canoniste latin Yves de Chartres, au début du xne siècle, connaît une forme de la lettre 3271, très voisine de notre * texte grec actuel (cf. Mansi, t. XVII, col. 527-530). Il ne faut pas trop insister sur ce fait. Yves peut tenir son texte d’une traduction latine des Actes grecs dont on relève par ailleurs des traces dans la collection du cardinal Deusdedit. Cette remarque infirmerait l’hypothèse des PP. Laurent et. Grumel, au moins pour ce qui est de la date de l’altération des Actes. — En définitive le pro­ blème ne saurait être résolu que par une étude objective de l’origine et des destinées des Aetes de 879-880. Pour ce qui est, au surplus, du fond même de la question, la différence entre les deux rédactions noûs paraît avoir été quelque peu exagérée. La reconnaissance de l’état de choses était un fait acquis. l’affaire photienne sous LES SUCCESSEURS DE NICOLAS 1er 493 mi-août pour être remises à Pierre, un prêtre cardinal, qui devait aller rejoindre les deux évêques Eugène et Paul demeurés à Constantinople. Avec eux il représenterait le Siège apostolique au grand concile dont le basileus demandait la réunion. Toutes ces lettres déclarent — de manière plus ou moins explicite, selon qu’elles se lisent en grec ou en latin — que le Saint-Siège, juge suprême des opportunités, ayant pou­ voir de réformer les sentences judiciaires du passé, reconnaissait Photius comme titulaire du siège patriarcal. L’unanimité s’était faite, dans l’épiscopat byzantin, autour de cette restauration, les souve­ rains la désiraient, les dispositions présentes de Photius étaient un gage de ce qu’elles seraient dans l’avenir. Autant de raisons qui enga­ geaient à ne pas insister sur le passé. Les rares opposants que Photius trouvait encore devant lui recevaient l’ordre de s’unir au reste du troupeau et à Photius, le vrai pasteur, sans chercher des prétextes à dis­ sidence en des documents qui se trouvaient désormais sans valeur1 ; à résister, ils s’exposeraient aux anathèmes de cette Église romaine dont ils prétendaient se réclamer. A ce pardon si large la curie mettait, il est vrai, des conditions. Il y avait d’abord les satisfactions que Photius devrait fournir devant le concile projeté, et puis la réintégration à leurs postes de ses adversaires qui voudraient se réconcilier avec luia. Mais ce qui tenait particulièrement à cœur au Siège apostolique, c’était la renonciation définitive du pa­ triarcat byzantin à toute entreprise sur la Bulgarie. Ce qu’il désirait, ce n’étaient pas seulement des protestations verbales ; le retrait des mission­ naires envoyés par Ignace témoignerait des dispositions véritables de Photius à l’endroit du Siège romain. Si le patriarche remettait la paix dans son ressort :— et Rome était bien décidée à lui faciliter la tâche — s’il s’abstenait d’autre part d’empiéter sur le domaine que revendiquait le Siège apostolique, la réconciliation était faite entre les deux Églises. Or, ces rpromesses, Photius n avait pas de raison , . . . , . . , .. , . de les refuser et c est pourquoi le concile, dont les séances s’échelonnèrent de la mi-novembre 879 à mars 880 ’, fut une manifestation de fraternité, qui serait vraiment touchante, si l’on était plus rassuré sur les sentiments véritables du principal acteur. Qui aurait pu douter des dispositions de Rome, quand l’on voyait les légats, dès la première séance, présenter au condamné de 869 les cadeaux que lui envoyait Jean VIII, l’étole, l’omophorion, la tunique, les sandales, insignes de la dignité patriarcale ?1 23 CONCILE DE 879-880 (1) Il s’agit des actes du concile de 869-870 : « l’Église a pouvoir de délier les liens noués antérieurement par elle ». Rapprocher de ce texte authentique, la tinaie, dans le grec, de la lettre à Photius où le pape déclare annuler les décisions de ce concile, parce qu’elles n’ont pas reçu la signature d’Hadrien II. Mêmes expressions dans le Commonitorium, n. 10. (2) Ces réconciliations s’étaient produites dès le début, cf. Grumel, 508 ; mais il y avait des retardataires, sans compter les intransigeants. (3) Actes dans Mansi, t. XVII, col. 371 et suiv. 494 l’affaire de photius Mais l’on ne s’était pas réuni en concile que pour s’embrasser. A la deuxième séance, le 17 novembre, le cardinal Pierre posa explicitement les deux questions capitales. Photius était-il prêt à recevoir les dissidents qui se rallieraient à lui ? Etait-il prêt à faire évacuer la Bulgarie ? Sur le premier point, le patriarche s’en remit aux décisions de l’empereur, qui avait exi'é les plus agités des schismatiques. Mais sur la question de la Bulgarie, il fut explicite à souhait. « Avant même l’injonction du Siège apostolique, dit-il, nous n’avions fait en ce pays ni ordinations ni promo­ tion d’archevêque ; ce que nous désirons, c’est la paix ; la gérance d’un territoire nouveau ne nous apporte que de nouveaux soucis ; que le Siège apostolique reprenne donc en Bulgarie l’exercice de sa juridiction. » Ces promesses reçues, et après une enquête sommaire sur la façon dont Photius était remonté sur son siège, le cardinal Pierre reconnut officiel­ lement et juridiquement le patriarche au nom de l’Église. Lh même recon­ naissance lui était signifiée au nom des patriarcats d’Alexandrie, d’An­ tioche, de Jérusalem, aussi bien qu’au nom du catholicos d’Arménie. Ces diverses cérémonies, ponctuées par des manifestations bruyantes de loyalisme envers les souverains, envers Photius, envers Jean VIII, ne réglaient pas néanmoins quelques points de détail auxquels Rome tenait beaucoup. Tl y avait surtout la question de l’admission aux ordres des « néophytes », où l’Occident aurait voulu imposer ses règles. La troi­ sième séance, qui se tint le surlendemain, 19 novembre, ne put aboutir à une entente. L’Église grecque, disaient les conciliaires, a ses règles à elle ; qu’on ne cherche pas à lui imposer le droit canonique des Occiden­ taux. Ce refus n’empêcha pas les légats apostoliques de déclarer, en fin de séance, suivant les termes mêmes du commonitorium reçu par eux, l’annulation pure et simple des décisions de fait et de droit prises en 869-870. Cependant le concile se recomplétait peu à peu ; quelques ignaciens jusque-là récalcitrants venaient à résipiscence. La séance de décembre enregistrait avec joie la soumission de plusieurs hauts fonc­ tionnaires. Puis on y lut des lettres apostoliques annulant le vin * concile et anathématisant les adversaires irréconciliables de Photius. Les fêtes passées, une nouvelle séance, le 24 janvier, appliqua à Métrophane de Smyrne, le chef de l’opposition ignacienne, les sanctions prévues. Un canon disciplinaire généralisa les mesures prises : il fut entendu que les deux sièges de Rome et de Constantinople reconnaîtraient mutuellement la valeur de leurs sentences d’excommunication *. Cela ne veut pas dire, comme divers commentateurs l’ont prétendu, que Rome abandonnait pour autant son privilège d’être l’instance suprême en toute question de droit ou de fait, mais il faut bien avouer qu’une lecture attentive du texte est nécessaire pour y découvrir le maintien du droit d’appel. Les Byzantins profitaient évidemment de la circonstance pour exprimer leur éternel point de vue, qui mettait au même niveau les deux sièges de l’Ancienne et de la Nouvelle Rome. (1) Cf. Grumel, 520. l’affaire photienne sous LES SUCCESSEURS DE NICOLAS Ier 495 Si l’on était plus certain de l’authenLA question DU FIL1OQUE ticité des proces-verbaux relatifs eux deux dernières séances, tenues le 3 et le 13 mars, il faudri.it ajouter que se manifesta de même la prétention byzantine d’imposer à l’Occident la recpnnaissance de son autonomie en matière dogmatique. Nous avons dit plus haut tout le bruit qu’avait fait, aux premières années du ixe siècle, la question du Filioque. Pour s’être assoupie.aux deux générations suivantes, la controverse n’était pas résolue. Les partisans de la doctrine de la double procession du SaintEsprit et de l’addition au symbole des mots qui l’expriment étaient à présent la majorité chez les Latins, A Rome même, où Léon III, contre les demandes impérieuses de Charlemagne, avait entendu maintenir le texte du Credo en sa forme traditionnelle, il semble bien qu’on eût cédé peu à peu et laissé l’addition s’introduire. En tout cas les héritiers de la théologie carolingienne considéraient comme blâmables ceux qui ne chan­ taient point le Filioque. En Moravie, l’opposition suscitée à Méthode par les Germaniques prenait prétexte tout autant de son opposition au Filioque 1 que de sa liturgie slave. Mais de son côté, l’Église grecque se raidissait ; sa lutte contre l’addition prenait désormais allure dogmatique, et une théologie de la procession des personnes divines tendait à s’affirmer qui faisait bon marché des vieilles affirmations patristiques. Quoi qu’il en soit d’ailleurs, au nombre des griefs que l’on avait contre l’Occident, la formule du Filioque et la doctrine qu’elle abritait figuraient en bonne place. Dans son encyclique de 867, Photius l’avait expressément signa­ lée comme l’une des erreurs graves des missionnaires romains. Il n’est donc pas invraisemblable d’admettre que le concile de 879-880 ait été saisi de la question. Sans doute celle-ci ne figure d’aucune manière dans les lettres apostoliques relatives au concile !. Mais, puisque l’assem­ blée avait pour tâche de rétablir la concorde entre les Églises et de sup­ primer les causes possibles de friction, il y avait intérêt à prendre position. La solution là plus simple, au moins pour l’instant, était de revenir aux sages décisions du pape Léon III. A la vérité, l’opposition de celui-ci au Filioque s’inspirait de motifs très différents de ceux qui animaient les théologiens grecs. Mais l’habile diplomate qu’était Photius avait le moyen de convaincre les légats que les deux points de vue de l’Église romaine — ne disons pas de l’Église d’Occident — et de l’Église grecque n’étaient pas loin de coïncider. L’une et l’autre ne demandaient en la matière que le maintien du slalu quo ante ; elles interdisaient l’introduction, dans le symbole officiel, d’un mot que ses auteurs n’y avaient pas mis. Ainsi en aurait-on décidé à la séance du 3 mars, à laquelle la présence du souverain et de ses fils donnait une importance spéciale. Après que, sur la demande1 2 „ . (1) Cf. supra, p. 459, n. 5. (2) La lettre Ovx ay>o£iv, Jaffé-Wattenbach, 3369, que l’on trouve dans les collections conci* liairns à la suite des Actes, mais en dehors d’eux, est selon toute vraisemblance un faux tardif (xive siècle). 496 l’affaire r>E PHOTIUS de Basile, l’on eut récité la formule de Nicée-Constantinople sans aucune addition, un décret1 menaça d’anathème quiconque, laïque ou ecclésias­ tique, l’altérerait par addition ou retranchement. La séance suivante fut consacrée à l’enregistrement solennel de ces résolutions. Les légats romains se félicitèrent de l’heureuse issue du concile. Sur les louanges qu’ils accordèrent à Photius renchérit encore Procope, métropolite de Césarée. Jamais.patriarche, jamais empereür, jamais pape n’avait été encensé comme le fut en ce jour le titulaire de Constantinople. Cependant rien n’était terminé tant que la signa­ ture des légats ne serait point ratifiée par Jean VIII. Tout laissait prévoir que cette approbation ne serait pas refusée. Il est incontestable qu’au premier moment le pape renseigné par ses légats formula une acceptation fort explicite des actes de l’assemblée, tout au moins en ce qui concernait la reconnaissance de Photius. Deux lettres respectivement adressées au patriarche et au basileus 1 23 expriment avec netteté la pensée du pape : « Ce qui s’est fait au synode de Constantinople pour le rétablissement de Photius, écrivait Jean VIII, nous le recevons. » Il exceptait seulement de son approbation les mesures que les légats auraient laissé prendre contrairement à leurs instructions ». La lettre au basileus exprimait en outre la reconnaissance que le pape gardait au souverain et pour la restauration de la paix religieuse à Constantinople, et pour les secours militaires envoyés en Italie. Un peu plus froide, la missive au patriarche ne laissait pas d’être bienveillante. A certaines récriminations de Photius 4 elle répondait par une discrète leçon d’humilité, tout en l’assurant néan­ moins de la fraternelle affection du pape romain. Assurément tout ne s’était pas déroulé au concile comme Jean VIII l’aurait désiré ; sur tout cela l’avenir étendrait ses voiles ; la fidélité, le loyalisme de Photius à l’endroit du Siège apostolique iraient s’affermissant ; le pape pouvait donc dès maintenant l’embrasser comme un frère. Ces dispositions du pape à l’endroit du patriarche ont-elles persévéré jusqu’à la mort de Jean VIII ? On n’a pas de raison sérieuse d’en douter. L’hypothèse selon laquelle ce pontife serait postérieurement revenu sur sa première approbation et aurait jeté sur Photius un nouvel anathème, cette hypothèse qu’avaient accréditée jadis des auteurs considérables, ne résiste pas à un examen attentif et impartial des rares dócuments LE PAPE JEAN VIII ET LE CONCILE (1) Grumel, 521, où l’on trouvera l’indication de la littérature la plus récente. (2) Jaffé-Wattenbach, 3322 et 3323, Epistolea, t. VII, p. 227 et 229. (3) Nam et ea quae pro causa tuae restitutionis synodali decreto Constantinopoli misericorditer acta sunt recipimus et si fortasse nostri legali in eadem synodo contra apostolicam praeceptionem ege­ rint nos nec recipimus nec judicamus alicujus existe-re firmitatis. Texte identique dans la lettre au basileus. La formule restrictive pourrait n’être qu’une clause de style. Il ne manquait pas de points, d’ailleurs, sur lesquels le pape pouvait avoir des hésitations. Sans parler de la question du Filioque, les légats avaient cédé sur le canon relatif aux ordinations des néophytes ; le canon relatif à la reconnaissance mutuelle des sentences ecclésiastiques était ambigu : il faut tenir compte aussi des solutions relatives aux personnes. (4) Exprimées dans une lettre perdue, Grumel, 522. l’affaire PHOTIENNE SOUS LES SUCCESSEURS DE NICOLAS Ier 497 par lesquels on a tenté de l’étayer. Ce que l’on a appelé le « second schisme de Photius » s’avère de plus en plus comme inexistant1. On ne voit pas, d’ailleurs, quel fait nouveau aurait amené Jean VIII à revenir sur la solution qu’il avait acceptée en 879. Les deux conditions qu’il avait mises à la reconnaissance de Photius étaient respectées. Les opposants venus à résipiscence avaient été admis par le patriarche rétabli ; ceux qui persévéraient dans leur attitude schismatique ne pouvaient s’en prendre qu’à eux-mêmes des rigueurs qui s’abattaient sur eux. Quant à la Bulgarie, Photius et son concile avaient promis de s’entendre avec l’empereur et Basile, ce dont le pape lui exprime sa gratitude 2, avait pris des mesures en conséquence. Cela ne veut pas dire que, du jour au lendemain, le clergé grec ait disparu des États de Boris, ni surtout que la hiérarchie latine ait pu tout aussitôt s’y installer. Mais de fait, la Bul­ garie cessa de figurer sur les listes épiscopales du patriarcat byzantin. Elle n’en devenait pas, pour autant, une dépendance de Rome, Boris s’ancrant de plus en plus dans ses idées d’autonomie ecclésiastique. Des jours allaient bientôt venir où le souverain bulgare réglerait à sa fan­ taisie toutes les affaires de son Église. Mais de ce séparatisme on ne sau­ rait rendre responsables des machinations de Photius. En 882, Jean VIII mourait et le patriarche de Constantinople semble l’avoir regretté sincèrement ’. Aussi bien ses relations allaient-elles être LES SUCCESSEURS DE JEAN Vili (1) L’autorité du cardinal Hergenrôther avait beaucoup contribué à rendre classique l’hypothèse d’une seconde rupture. Voici comment elle était présentée. Les légats romains apportent à Jean VIII les actes conciliaires, en août 880. Empêtré dans les affaires italiennes, le pape remet à plus tard l’examen du dossier rapporté, exprime d’abord son vif « mécontentement » à Photius (Jaffé-Wat­ tenbach, 3322). A l’automne, il envoie à Constantinople le diacre Marin avec mission d’enquêter sur ce qui s’était passé au concile. Celui-ci est empêché de remplir sa mission. A son retour le pape décide de prendre contre Photius 1 s plus graves mesures. Dans une cérémonie solennelle (peutêtre lors du sacre de Charles le Gros, février 881), du haut de l’ambon de Saint-Pierre, il prononce l’anathème contre Photius et aussi contre les légats qui avaient, en 879-880, trahi leur mandat. Dès 1895, le P. Lapôtre, dans son Jean VIII, avait émis des doutes motivés sur la réalité de la seconde légation de Marin ; et il avait donné de la scène de l’ambon une interprétation différente. Nous-même, en 1923, dans l’article Jean VIII du Diet, de théol. cath., avions critiqué l’hypothèse de Hergenrœther. Par des voies différentes, en 1933, et presque simultanément, l’abbé Dvornik et le P. Grumel sont arrivés à la même conclusion, à savoir que ni Jean VIII, ni ses successeurs n’étaient revenus sur la reconnaissance de Photius. L’hypothèse de Hergenrœther ne résiste pas à l’examen des documents sur lesquels il veut l’appuyer. Tous ces documents sont contenus dans un manifeste qui figure en appendice des actes du vme concile. Cette pièce, issue des milieux les plus exaltés des adversaires de Photius (parti ignacien), se propose de montrer que « tous les papes successifs, depuis Léon IV jusqu’à Formose (et même Jean IX), ont condamné Photius ». Pour ce faire, elle cite une série de documents soi-disant émanés de la curie romaine ou d’événements his­ toriques en relation plus ou moins directe avec l’affaire de Photius. L’authenticité et l’intégrité des lettres pontificales citées fût-elle prouvée (et M. Dvornik a fait à ce sujet des remarques extrê­ mement judicieuses), ces lettres n’ont pas, même prises telles quelles, le sens que veut à toute force leur donner Je pamphlet ignacien (le P. Grumel le démontre péremptoirement). Il faut en dire autant du sens donné à certains événements allégués,et particulièrement à la « scène de l’ambon ». Pour la discussion voir, outre les articles cités du Diet, de théol. cath. : Fr. Dvornik, Les légendes de Constantin et de Méthode, p. 317 et suiv. ; et Le second schisme de Photius, une mysti­ fication historique, dans Byzantion, t. VIII, 1933, p. 425-474 ; V. Grumel, Y eut-il un second schisme de Photius ? dans Revue des sciences philosophiques et théologiques, t. XXII, 1933, p. 431-454. La question qui reste encore ouverte est celle de savoir s’il n’y eut pas, après la seconde dépo­ sition de Photius, une nouvelle rupture entre Rome et Constantinople. Nous la retrouverons au volume suivant. (2) Jaffé-Wattenbach, 3323, Epistolae, t. VII, p. 229, 1. 30. (3) Voir la façon dont il en parle dans la Mystagogia (P. G., Cil, 380). Histoire de l’Église. — Tome VI. 32 498 l’affaire de photius moins cordiales avec les successeurs du pape défunt. Marin, qui remplaçait Jean VIII, arrivait au trône pontifical dans des conditions assez irré­ gulières *. Peut-être ne fut-on pas fâché à Constantinople, soit au Sacré Palais, soit au patriarcat, de voir Rome en prendre à son aise avec les vieux canons. Du concile de 869-870 Marin encore diacre avait été le véritable animateur. Il avait humilié Photius et résisté aux injonctions mêmes du basileus : ce sont choses qui ne s’oublient jamais tout à fait ’. Si Marin envoya à Constantinople sa synodique de prise de posses­ sion — ce dont nous n’avons pas la preuve absolue — il paraît certain que, de son chef ou du fait de Photius, le souverain ne le reconnut pas comme pape ’. D’ailleurs Marin ne régna qu’une quinzaine de mois ; il ne fut guère possible d’entamer des négociations. Hadrien III, son succes­ seur, ne dura pas beaucoup plus longtemps. Lui du moins n’avait aucune raison de battre froid à Photius ; membre du concile romain d’août 879, il savait exactement à quoi ¡.’en tenir sur les intentions de Jean VIII, à la politique duquel il semblait vouloir revenir. Il envoya sa synodique à Constantinople 4, où l’on se mit en devoir de lui répondre. Mais Hadrien vécut trop peu pour recevoir la lettre du basileus ; elle fut remise à Étienne V, son successeur, lequel, fort dévoué à la mémoire de Marin, son ancien protecteur, y lut avec indignation les attaques que l’on ne ménageait pas à celui-ci. Le basileus, soufflé peut-être par le patriarche, y expliquait les raisons pour lesquelles il n’avait pas cru pouvoir recon­ naître l’ancien évêque de Cére devenu, en violation des règles, évêque de Rome. Étienne répliqua assez vertement * : sans déclarer explici­ tement qu’il rompait avec Constantinople, il fit entendre que tout irait mieux entre l’Ancienne et la Nouvelle Rome sans la présence au patriarcat byzantin d’un homme en qui il était impossible d’avoir confiance. Le basileus avait articulé contre Marin un grief qui se retournait contre l’ac­ tuel titulaire de Byzance, laïque sans autorité avec qui Rome n’entendait pas se commettre. C’était presque la rupture, en­ core qu’Étienne ne tirât pas la conséquence de ses griefs. Mais il était écrit que tout, dans celte affaire photienne, serait péripétie imprévue. Quand la lettre pontificale parvint à Constantinople, elle n’y trouva plus ni Basile Ier, ni Photius. Basile était mort le 29 août 886 ; Photius, lui, venait une seconde fois d’échanger le trône patriarcal contre la cellule d’un monastère. A Basile Ier, en effet, avait succédé son fils putatif6 Léon VI, lequel, DEUXIÈME DÉPOSITION DE PHOTIUS (1) Cf. supra, p. 440. (2) Cependant, au lendemain du concile de 880, Photius avait adressé à Marin, évêque de Cére, une lettre aimable accompagnant une relique précieuse, Grumel, 523 ; voir aussi les deux lettres suivantes adressées aux doux évêques Gaudéric de Velletri et Zacharie d’Anagni. (3) Renseignement fourni par une lettre postérieure d'Étienne V (Jaffé-Wattenbach, 3403, Epistolae, t. VU, p. 372 et suiv.), transmise par le manifeste ignacien, à utiliser avec précaution. (4) Jaffé-Wattenbach, 3399, renseignement fourni par la Mystagogia, P. G., CI I, 381. (5) Jaffé-Wattenbach, 3403. (6) En réalité, Léon était le fils de Michel III et d’Eudocie Ingerina, épouse légitime de Basile, mais maîtresse de Michel. L’AFFAIRE PHOTIENNE SOUS LES SUCCESSEURS DE NICOLAS Ier 499 dès son avènement, s’inscrivit en vive réaction contre la politique de son père légal. Désir d’en finir avec celui qui, depuis 876 au moins, avait été le conseiller très écouté de Basile, désir encore de caser à une place où il ne lui porterait pas ombrage son jeune frère Étienne, il y eut de tout cela dans l’acte du nouveau souverain qui, presque au lendemain de son avènement, faisait arrêter Photius. On prit prétexte d’un complot, vrai ou prétendu, qu’aurait monté contre le nouveau basileus Théodore Santabarénos, l’ami très intime de Photius. Un procès criminel leur fut intenté à tous deux. Théodore fut condamné à l’aveuglement, et exilé1. Contre le patriarche on ne put trouver de crime politique, mais sa déposition, à laquelle il se résigna *, demeurait un fait acquis ; on l’autorisa seulement à se retirer au monastère des Arméniaques. Il était de nouveau rendu à ses , études. Au lendemain de sa première déchéance, après les humiliations que lui avait réservées le vm® concile, il avait ruminé le thème de la primauté romaine dont il venait d’être la victime. Et ses méditations s’inscrivaient en un mince volume : « Contre ceux qui disent que Rome est le premier siège » Il y montrait que c’était principalement à des causes d’ordre temporel que le Siège apostolique devait la prééminence que, de fait, on lui avait toujours reconnue. Cette prééminence même, elle avait été mise en échec à bien des reprises, et particulièrement à l’époque du v® concile, en 553. Peu de temps après sa restauration, le patriarche avait de nouveau repris la plume et consigné, dans un aide-mémoire, qui s’est au moins partiellement conservé *, les divers précédents historiques qui montraient les évêques de Rome en fâcheuse situation. C’était, d’ailleurs, moins la thèse de la primauté romaine qui était ici visée, que la politique personnelle suivie à son endroit par Nicolas Ier et Hadrien II. Les loisirs de son deuxième exil permirent à Photius de reprendre l’étude d’un sujet qui lui tenait à cœur, celui de la procession du Saint-Esprit. Il y avait touché lors de son professorat et il avait fait usage, dans sa polémique de 867 contre les Latins, des diver­ gences qui s’accentuaient sur ce point entre les deux Églises. Quelques années après le concile de 880, il s’exprimait on ne peut plus clairement à ce sujet dans une lettre à l’archevêque d’Aquilée1 *3456. Son traité du SaintEsprit • entendait maintenant opposer à « l’innovation » de plusieurs d’entre les Latins — on remarquera qu’il ne dit pas de tous — la doctrine qui lui paraissait la seule conforme aux données de l’Écriture et de la LE TRAITÉ SUR LE SAINT-ESPRIT (1) Léon le Grammairien (P. G.t CVIII, 1096-1097). Theophanes continuatus, VI, v. ¡2) GruMel, 536. (3) Ityòj Toùj Àé/ovraç wç ñ ‘Púpq trp¿>ro« Ûpôsoç, texte dans Rhalli et Potli, Syntagma canonum, t. IV, Athènes, 1854, p. 409-415. Peut-être n’avons-nous ici que des extraits d’un ouvrage plus important. (4) Swaywyai «ai «n-oMÇtiç àxptStîç (p. G., CIV, 1219-1232). (5) Grumel, 259, texte dans P. G., CH, 793-821. (6) Ilspi tíí tou àyi'ov tnnófxaTOí puora-payi'af, publié par Hergenrœther en 1857 et reproduit dans P. G., CJI, 280-391. 500 l’affaire de photius tradition. Reprenant sans se lasser le texte de l’Évangile johannique où Jésus parle du Saint-Esprit qui procède du Père1, Photius lui fait dire que, selon le Sauveur, l’Esprit ne procède que du Père ; il faut dès lors que tous les passages de l’Écriture où l’on voit le Fils intervenir, au sein de la Trinité, dans la manifestation de l’Esprit Saint s’expliquent en fonction de ce texte capital. Aux affirmations contraires à sa thèse que l’on tirait de la tradition latine, Photius oppose les expressions en provenance des docteurs de l’Orient, sans remarquer que ces derniers, dans leurs textes les plus explicites, font une place au Fils dans.la proces­ sion de l’Esprit, encore qu’ils ne s’expriment pas de la même manière que les Latins1 2. La partie la plus intéressante de la démonstration de Photius est celle où il entend prouver que sa thèse n’est pas autre que la thèse toujours maintenue par les évêques de Rome. Et de citer toutes les approbations fort explicites données par les papes au symbole officiel de Nicée-Constantinople d’où est exclu, on le sait, le mot Filioque. Bien entendu, le geste du pape Léon III est mentionné, mais surtout l’approbation donnée par Jean VIII, ou plus exactement par ses légats, lors du concile de 879-880, au Credo sans addition. Aux yeux de Photius, cette démonstration théologique n’était qu’une ébauche. Il l’avait rédigée sans aucun document ; le jour « où ses livres, ses scribes seraient délivrés de captivité », il entendait bien fournir de sa thèse des preuves plus rigoureuses, répondre aussi de manière topique aux arguments des adversaires. Cette consolation lui fut sans doute refusée, et nous ne connaissons point sur la procession du Saint-Esprit d’autre livre que la Myslagogie 3. Combien de temps le patriarche déchu survécut-il à sa déposition, on ne saurait le dire. A partir de 886, on perd complètement sa trace ; l’absence de tout indice sur son activité extérieure montre bien que sa retraite fut complète, et qu’il ne se mêla plus à l’agitation qui continuait dans la capitale entre « ignaciens » et « photiens ». Sa mort même passa presque inaperçue et les chroniqueurs contemporains ont négligé d’en marquer la date précise 45. Nous sommes réduits sur ce point à ‘des conjec­ tures et l’accord ne s’est pas fait entre historiens sur l’année où mourut Photius. Un jour viendrait pourtant, — ce fut peut-être à la fin du xe siè­ cle 6 — où son nom serait inscrit parmi ceux des grands patriarches de (1) Joan., XV, 26. (2) D’une manière générale les Grecs disent que le Saint-Esprit procède du Père par le Fils, tandis que les Latins disent qu’il procède du Père et du Fils. Il y a là une nuance importante, mais non une opposition. (3) On a essayé de fixer la date de la Mystagogie, en découvrant au n. 88, col. 377 B, une allusion au « concile cadavérique » de janvier 897, qui condamna, après sa mort, le pape Formose. L’allu­ sion est tout à fait douteuse. (4) Papadopoulos-Kérameus, dans Byzant. Zeitschrift, t. VIII, 1899, p. 649 et suiv., donne dos précisions qui sont trompeuses : 6 février 897 ; la date du 6 février est certaine, elle est fournie par les Synaxaires. Mais l’année est impossible à préciser. (5) Voir M. Jugie, Le culte de Photius dans l’Église byzantine, dans Revue de l’Orient chrétien, t. XXIII, 1922-1923, p. 106-122 ; conclusions à peu près identiques pour la date de la canonisation dans A. M’chel, Humbert und Kerullarios, dans Quellen und Forschungen... heraugsgegeben von der Gûrresgesellschaft, t. XXIII, 1930, p. 18 et suiv. l’affaire PHOTIENNE SOUS LES SUCCESSEURS DE NICOLAS 1er 501 Byzance qui, ayant bien mérité de la saine doctrine, étaient acclamés officiellement le « dimanche de l’orthodoxie ». Pacifiquement associé à Ignace, Photius figurait désormais à la suite des Germain, des Taraise, des Nicéphore, des Méthode, les vaillants défenseurs des saintes images. La. foule qui criait : « Éternelle mémoire aux très saints, très orthodoxes, très illustres patriarches Ignace et Photius », avait-elle idée des conflits douloureux qui avaient mis aux prises ces deux hommes ; avait-elle idée des luttes que, l’un après l’autre et pour des raisons si diverses, ils avaient soutenu contre les titulaires du Siège apostolique ? C était pourtant en cette fin du o , ,1 , , . Xe siede que le nom de Photius, le saint patriarche — son corps reposait maintenant dans l’église SaintJean d’Érémia — commençait à devenir le signe de ralliement, dans Byzance, de tout ce qui aspirait à ia complète autonomie ecclésiastique de la Nouvelle Rome. De sa carrière on rappelait surtout les épisodes où il s’était heurté aux « prétentions tyranniques » du Saint-Siège. De son œuvre écrite, on voulait retenir principalement et les mémoires historiques relatifs à la primauté romaine, et la Mystagogis du SaintEsprit. Cette œuvre théologique n’avait, à la vérité, rien de spécifique­ ment anti-romain, mais elle était une œuvre de polémique anti-latine, que l’on ne se ferait pas faute d’utiliser plus tard. Quelles qu’eussent été ses dispositions réelles à l’endroit du Siège de saint Pierre, Photius dès ce moment était en passe de devenir le porte-drapeau de l’Église byzantine. Mais c’est plus tard seulement, quand la séparation se sera faite, quasi définitive, entre l’Ancienne et la Nouvelle Rome, que son rôle grandira. C’est de lui que se réclameront tous ceux qui, sur les rives du Bosphore, ne songent qu’à conserver, dût l’Empire en mourir, l’auto­ nomie ecclésiastique de Constantinople. Et voilà comment les polémistes latins ont été amenés, à leur tour, à faire de Photius le héros éponyme de l’Église byzantine. Conséquence infiniment grave d’événements assez petits en soi et qui, d’ailleurs, ont été partiellement transformés par la signification rétrospective que, de part et d’autre, on a voulu leur donner. Peut-être celui qui en fut tour à tour l’inspirateur et la victime ne méri­ tait-il, après tout, « ni cet excès d’honneur, ni cette indignité ». SIGNIFICATION DE L'ÉPISODE PHOTIEN TABLE DES MATIÈRES Fagee BIBLIOGRAPHIE GÉNÉRALE......................................................... INTRODUCTION...................... 7 13 CHAPITRE PREMIER. — LA PAPAUTÉ, L’ÉTAT PONTIFICAL ET LES FRANCS DE 757 A 795 ............................................ . 17 § 1. — Le pape Paul Ier et le roi Pépin.................................. 17 Le bilan du pontificat d’Etienne II, 17. Le nouvel État pontifical. 17. L’élection de Paul Ier, 18. La situation poli­ tique, 19. Les demandes d’agrandissements territoriaux, 19. Menaces de Didier, 20. Intervention de la cour franque, 21. Nouvelles réclamations de Paul Ier, 21. Rapports avec l’Orient, 22. Cbllusions entre l’Orient et l’Église franque, 24. Le synode de Gentilly, 24. Action réformatrice de Pépin, 25. Saint Chrodegrand, 25. Les conciles réformateurs, 26. La hiérarchie. 26. L’organisation métropolitaine, 27. La réforme des mœurs, 28. Le concile d’Attigny, 30 L’épis­ copat franc, 31. Rome et la cour franque, 31. Mort du pape Paul Ier, 32. § 2. — L’usurpation de Constantin II et les compromissions d’Étienne III......................................................... ■ . . . 32 Les laïques et l’élection pontificale, 32. Le complot du duc Toto et l’usurpation de Constantin, 33. Constantin II et la cour franque, 34. Les difficultés intérieures, 36. Le complot de Christophe, 36. Le coup de force du 30 juillet, 37. L’ins­ tallation de Philippe, 37. L’élection d’Etienne, 38. Violences et représailles, 38. Envoi d’une mission en Francie, 39. Mort de Pépin. Avènement de Charles et de Carloman, 40. La mission franque à Rome, 40. .Le concile du Latran de 769, 41. Les décisions du concile sur les élections pontificales, 42. Nullité des ordinations faites par Constantin, 42. La question des saintes images, 43. Promulgation des décisions conciliaires, 45. Les intrigues de Didier, 45. Les alliances de Didier, 46. Les compromissions d’Étienne III, 47. Didier sous les murs de Rome. L’exécution de Christophe, 47. Les explications d’Étienne III, 48. Mort d’Étienne III, 49. § 3. — Le pape Hadrien et Charlemagne.............................. 49 Charlemagne seul roi des Francs, 49. Élection d’Hadrien Ier, 50. Va question lombarde, 52. Politique tortueuse de Didier, 52. Didier marche sur Rome, 53'. Expédition de Charlemagne en Italie, 54. Charlemagne à Rome. La donation de 774, 55. Exécution partielle de la donation, 57. Nouveaux 504 TABLE DES MATIÈRES embarras d’Hadrien, 57. Deuxième descente de Charle­ magne en Italie, 59. Hadrien desservi à la cour franque, 59. Insistance d’Hadrien, 60. Troisième descente en Italie. Charlemagne à Rome (781), 62. Soumission de la Saxe, 63. Hadrien et la cour byzantine, 64. Troisième séjour de Char­ lemagne à Rome (787), 65. Hadrien et le duc de Bénévent, 65. Pacification de l’Italie, 66. Gouvernement intérieur d’Hadrien, 67. L’État pontifical et l’Empire franc, 67. Les droits des souverains francs sur l’État pontifical, 68. CHAPITRE II. — LA RENAISSANCE CAROLINGIENNE. ... 71 § 1, — La réforme de l’Église et de l’État............................... L’Empire franc, 71. Esprit de la législation, 72. Place faite à l’Église, 72. Au palais, 73. Dans les cités, 73. Dans les missatica, 74. Dans l’élaboration des lois, 74. La législation relative à l’Église, 76. Le rôle du prince, 76. La réforme de l’Église, 77. Les normes de l’action réformatrice, 78. La hiérarchie ecclésiastique, 80. Recrutement de l’épiscopat, 81. La formation du clergé, 82. La liturgie, 84. L’architec­ ture religieuse, 86. La formation du peuple, 87. La sainteté du mariage, 88. Le temporel de l’Eglise, 89. Les revenus ecclésiastiques, 91. La dîme, 91. Persistance de l’œuvre de Charlemagne, 93. § 2. — L’activité intellectuelle.................................................. Nouvelle activité intellectuelle sous Charlemagne, 93. L’intention primitive, 94. Le prestige de la culture antique, 94. Les derniers refuges de la culture, 95. Les maîtres ita­ liens, 96. Alcuin, 97. Dungal le Reclus, 99. Théodulf d’Orléans, 100. L’Académie palatine, 101. L’école palatine, 101. Les écoles épiscopales, 102. L’école de Lyon, 103. Les écoles de Metz et d’Orléans, 104. Les écoles monastiques, 104. Livres et bibliothèques, 105. Les résultats, 106. 71 93 CHAPITRE III. — LA QUERELLE DES SAINTES IMAGES . . 107 § 1. — L’iconodasme persécuteur...............................................108 Application des décrets du concile de Hiéria, 108. La persé­ cution ouverte, 108. Paroxysme de la persécution, 110. Mort de Constantin V, 111. Léon le Khazar et sa femme Irène, 111. §2. — Irène et le IIe concile de Nicée....................................... 112 La régence d’Irène, 112. Négociations avec l’Occident, 113. Propositions faites au pape, 114. Taraise, patriarche. Nou­ velles propositions au pape, 115. Réponse d’Hadrien et des autres patriarcats, 116. Le concile manqué, 117. Le concile siège à Nicée, 117. Décisions conciliaires, 118. Clô­ ture du concile, 119. §3. — Charlemagne et le concile de Nicée................................... 120 Les actes de Nicée à la cour franque, 120. Les livres caro­ lins, 121. La doctrine des livres carolins, 122. Leur hostilité contre les Grecs, 123. L’auteur des. livres carolins, 125. Le coir ile de Francfort (794), 125. Hadrien et Angilbert, 126. TABLE DES MATIÈRES 505 CHAPITRE IV. — L’ADOPTIANISME ESPAGNOL........................ 129 § 1, — L’adoptianisme en Espagne................................................129 L’Église d’Espagne, 129. Élipand de Tolède et Égila, 130. Égila et Migetius, 131. Incartades théologiques de Migetius, 131. Tendances de la théologie espagnole, 132. Oppo­ sition à Élipand, Beatus et Etherius, 133. Intervention du pape Hadrien, 134. §2. — Espagnols et Francs........................................................... 135 Félix d’Urgel, 135. Félix convoqué à Ratisbonne. Sa rétrac­ tation, 136. La riposte des Espagnols, 137. Leur position théologique, 137. Dangers de leur terminologie, 139. Attitude à l’égard de Charlemagne, 140. L’idée d’un grand concile d’Occident, 140. Lettre dogmatique du pape Hadrien, 141. § 3. — Le concile de Francfort....................................................... 142 Réunion du concile, 142. Les pièces théologiques envoyées en Espagne, 143. La lettre de Charlemagne, 145. §4. — L’épilogue de la controverse............................................... 145 Félix rentre à Urgel, 145. Alcuin et Félix, 145. Premier traité d’Alcuin, 146. Traité de Félix, 147. Emoi produit par le traité de Félix, 148. Intervention de Léon III, 148. Félix à Aix-la-Chapelle (800), 149. Félix relégué à Lyon, 150. Les controverses littéraires, 151. Alcuin et Élipand, 151. Le hilan de la controverse, 152. CHAPITRE V. — LES TRANSFORMATIONS DE LA CHRÉ­ TIENTÉ AU DÉBUT DU IX® SIÈCLE........................................... 153 § 1. — Le couronnement impérial de l’an 800 ...................... 153 Mort du pape Hadrien (25 décembre 795), 153. Le pape Léon III, 154. Premiers rapports avec Charlemagne, 154. L’attentat du 25 avril 799, 155. Léon III à Paderborn, 156. Retour de Léon III à Rome, 156. L’enquête à Rome, 157. Voyage du roi à Rome, 158. L’enquête menée par le roi, 159. Le serment de Léon III, 159. Le couronnement impé­ rial (25 décembre 800), 160. Le couronnement n’est pas une surprise, 161. Qui en eut l’initiative ? 162. Sens de la cérémonie, 163. Rapports des deux pouvoirs, 164. Épilogue du procès des conjurés d’avril, 165. § 2. — Les révolutions byzantines............................................... 165 La régence d’Irène, 165. Proclamation de Constantin VI (790), 166. Intrigues d’Irène. Impopularité de Constantin. 166. Le coup d’État d’Irène (juillet 797), 167. Irène et Char­ lemagne, 168. Chute d’Irène. Avènement de Nicéphore Ier, 169. Le patriarche Nicéphore, 170. Le monastère du Stoudion. Théodore le Studite, 170. L’empereur Nicéphore et Charlemagne, 171. Défaite et mort de Nicéphore Ier, 171. Michel Rhangabé, 172. Pacification religieuse à Constan­ tinople, 172. §3. — L’affaire du « Filioque »...................................................... 173 La question du Filioque. Les origines de l’addition, 173. Aspect dogmatique de la question, 174. Aspect discipli­ 506 ' TABLE DES MATIÈRES naire, 175. Premières discussions entre Grecs et Latins, 176. Les livres carolins, 176. Le concile de Cividale, 177. Le Filioque en Terre sainte, 179. Conflits entre I .a tins et Grecs, 180. Intervention de Léon III, 180. Les théologiens francs saisis par Charlemagne, 181. Le concile d’Aix (809), 182. Mission envoyée à Rome, 182. Ferme attitude du pape Léon, 183. § 4. — La chrétienté aux dernières années de Charlemagne . Charlemagne et Léon III, 184. Voyage en Francie du pape Léon III, 185. La divisio imperii de 806. Son inutilité, 185. Couronnement de Louis le Pieux, 186. L’Empire franc en 814, 187. La partie ancienne, 187. Les zones marginales. La Frise, 188. La Saxe, 188. Les Slaves d’au-delà de l’Elbe, 190. Les Vikings, 190. Tchèques et Moraves, 191. Bavière, 191. Carinthie, 191. Pannonie, 192. Marche d’Espagne, 194. Principauté des Asturies, 194. Les Baléares, 195. L’Angle­ terre, 195. Les chrétiens d’Orient, 197. Charlemagne et le califat, 197. Charlemagne et Jérusalem, 198. Les ambas­ sades d’Haroun, 198. Objet de ces ambassades, 199. Mort de Charlemagne, 200. 184 CHAPITRE VI. — L’ÉGLISE ET L’EMPIRE D’OCCIDENT AU TEMPS DE LOUIS LE PIEUX..................................................... /201 L’avènement de Louis, 201. Son caractère, 201. § 1. — Louis le Pieux et Rome.................................................. 203 Le pape Léon III, 203. Étienne IV, 204. Pascal Ier, 205. La divisio imperii et le couronnement de Lothaire, 206. Troubles romains de 823, 207. Eugène II et le Constitutum de 824, 208. Grégoire IV, 210. § 2. — Louis le Pieux et le monde ecclésiastique franc . . . 210 Les gens d’Église, 210. Premiers conciles réformateurs, 211. L’équipée de Bernard, roi d’Italie, 212. Second ma­ riage de Louis. Ses premières conséquences, 213. La péni­ tence d’Attigny (août 822), 214. Autour de la grande ré­ forme, 215. Les conciles de 829, 216. L’assemblée de Worms de 829, 217. Les premiers mécontentements, 217. § 3. —- Les fils contre le père....................................................... 217 Le mouvement de 830, 217. Triomphe passager de Louis. La diète de Nimègue, 218. La grande révolte de 833. L’in­ tervention de Grégoire IV, 219. Attitude des évêques impé­ rialistes, 220. Le champ du mensonge, 221. La pénitence de Saint-Médard (833), 222. La réaction en faveur de Louis, 223. Le concile de Thionville (835), 224. Le concile d’Aix (836), 225. L’héritage de Charles, 226. Mort de Louis le Pieux, 227. CHAPITRE VIL — LE SECOND ICONOCLASME............................... 229 § 1. — La reprise de l’iconoclasme............................................... 229 Persistance de la tendance iconoclaste, 229. Déposition de Michel Ier. Avènement de Léon V, 229. L’iconoclasme de Léon, 230. Déposition du patriarche Nicéphore. Rétablis­ sement des décrets de Hiéria, 231. La persécution ouverte, TABLE DES MATIÈRES 507 232. Assassinat de Léon V. Avènement de Michel II, 233. Accalmie dans la persécution, 234. Les difficultés poli­ tiques, 235. § 2. — Alliance de Byzance avec l’Empire franc............................ 236 Ambassade de Michel II à Louis le Pieux, 236. Ambassade de Louis le Pieux à Rome, 237. Le concile de Paris (825), 237. Projets de lettres préparés par le concile, 238. Nouvelle mission à Rome, 239. Attitude agressive de Claude de Turin, 239. § 3. — La fin de l’iconoclasme byzantin.............................. . 240 Iconoclasmo modéré de Michel II, 240. Nouvelles rigueurs sous Théophile, 241. Attitude de l’Église officielle, 242. Mort de Théophile'. Régence de Théodora, 243. Élection de Méthode, 244. Les embarras de Méthode, 245. Pacifi­ cation définitive, 246. , CHAPITRE VIII. — EXPANSION CHRÉTIENNE ET RÉFORME AU TEMPS DE LOUIS LE PIEUX.................................................. 247 § 1. — Les missions de l’Église latine........................................... 247 Action en Danemark. Ebbon de Reims, 247. Le baptême <1’Harald, 249. Saint Anschaire au Danemark, 249. Anschaire en Suède, 250. Fondation du siège de Hambourg, 251. Apostolat en Suède et au Danemark, 252. Ruine des missions Scandinaves, 253. Les Slaves, 254. En Pannonie, 254. Caractère du mouvement missionnaire sous Louis le Pieux, 255. § 2. — La réforme et le monachisme........................................... 255 La réforme ecclésiastique sous Louis le Pieux, 255. Les conciles réformateurs, 256. Tendances et esprit, 257. La réforme monastique sous Charlemagne, 258. La règle de saint Benoît, 259. Louis le Pieux et les moines, 259. Saint Benoît d’Aniane, 260. Les réformes d’Aix-la-Chapelle, 261. Vie commune dans le clergé. La règle canoniale, 263. Les chanoinesses, 264. L’application : travaux de Benoît d’Ania­ ne, 264. Les résistances, 265. Résultats généraux, 266. CHAPITRE IX. — LA DÉCOMPOSITION DE L’EMPIRE D’OCCI­ DENT, ................................................................................................... 267 § 1. — Le traité de Verdun............................................. 267 L’idée impériale à la réunion d’Ingelheim, 267. La guerre civile : Fontanet (25 juin 841), 269. Le serment de Stras­ bourg, 269, Procès de Lothaire à Aix, 270. Le traité de Verdun, 270. Médiocrité du résultat, 271. Répercussions ecclésiastiques, 272. Tentatives pour maintenir l’unité, 272. §2. — L’action pontificale.......................................................... 273 Les embarras de la papauté, 273. La papauté et le traité de Verdun, 274. Le roi d’Italie, Louis II, 275. L’élection du pape Serge, 275. Drogon, vicaire du Saint-Siège, 276. L’affaire d’Ebbon, 277. Nomination d’Hincmar à Reims. 278. Ebbon à Hildesheim, 278. Les Sarrasins à Rome, 280. Le pape Léon IV. La cité léonine, 281. La lutte contre les Sarrasins 508 TABLE DES MATIÈRES d’Italie, 282. Sacre impérial de Louis II, 282, Accroissement de l’autorité pontificale, 283. Rome et Hincmar de Reims, 284. Début de l’affaire des clercs d’Ebbon, 285. Le concile de Soissons, 286. Hincmar demande l’approbation de Rome. 287. Difficultés soulevées à Rome, 287. La succession de Léon IV, 288. Élection de Benoît III, 288. Tentative d’Anas­ tase, 289. Mort de Lothaire Ier, 290. .§ 3. — Les débuts de l’anarchie.................................................. 290 Partage des États de Lothaire Ier, 290. Charles de Provence, 291. Lothaire II, 292. Charles le Chauve. Le péril normand, 292. Difficultés en Bretagne et en Aquitaine. Rôle de Louis le Germanique, 293 Répercussions ecclésiastiques, 294. Les protestations, 295. Les évêques compromis dans les troubles, 295. Les évêques loyalistes, 296. Le concile de Savonnières, 297. Le royaume de Louis le Germanique. Menaces d’invasion, 298. Les troubles intérieurs, 299. Tran­ quillité relative de la Germanie. Raban Maur, 300. L’Italie. Les invasions sarrasines, 301. L’anarchie italienne, 301. CHAPITRE X. — LA CULTURE INTELLECTUELLE AU MILIEU DU IXe SIÈCLE......................................................................................... 303 Persistance de la culture intellectuelle, 303. § 1. — Germanie et Lotharingie.................................................. 303 La Germanie, 303. Fulda et Raban Maur, 304. Reichenau et Walafrid Strabon, 305. Liège et Sédulius Scotus, 306. Les abbayes rhénanes, 307. Lyon et Agobard, 308. Amalaire, 309. Florus, 309. § 2. — Le royaume de Charles le Chauve . . . ■........................ 311 Les grandes abbayes, 311. Les écoles, 312. Jean Scot ou l’Érigène. Le traducteur, 312. Le théologien, 313. CH è PITB E XL — LES CONTROVERSES DOCTRINALES AU MILIEU DU IXe SIÈCLE .................. 315 § 1. — La controverse eucharistique........................................... 315 Le traité de Paschase Radbert, 315. L’opposition à Radbert : Raban Maur, 317. Gottschalck, 317. Ratranune, 318. Réplique de Radbert, 319. § 2. — La controverse prédestinatienne....................................... 320 Persistance de l’augustinisme, 321. Gottschalck. Le pre­ mier éclat, 321. Intervention de Raban Maur, 322. La réu­ nion de Mayence (848), 323. Hincmar intervient. Le concile de Quierzy (849), 324. Le premier traité d’Hincmar sur la prédestination, 325. Les ami? de Gottschalck, 326. Jean Scot à la rescousse d’Hincmar, 328. Vive réaction contre Jean Scot, 329. Prudence de Troyes, 329. Intervention de Florus de Lyon, 330. Hincmar et les Lyonnais, 332. La riposte des Lyonnais, 332. §3. — Conciles contre conciles...................................................... 333 Contre-attaque d’Hincmar. Les Capitula de Quierzy (853), 333. Protestations des Lyonnais, 335. Les articles de Va­ lence- (855), 335. Autres polémiques d’Hincmar, 337. Élec- TABLE DES MATIÈRES 509 tion d’Énée de Paris (856), 338. Le concile de Savonnières, 339. Dernier traité d’Hincmar, 341. Le concile de Thuzey, 342. La fin de Gottschalck, 342. CHAPITRE XII. — LA RENAISSANCE DU DROIT CANONIQUE. 345 § 1.— La législation sacramentelle............................................... 345 Le droit en formation, 345. Le droit matrimonial, 346. La législation pénitentielle, 346. Pénitence canonique et pénitence privée, 346. La réaction contre les pénitentiels, 347. Retour à la pénitence publique, 348. Essais de régle­ mentation, 349. Réforme de la pénitence privée, 350. § 2. — Les faux isidoriens.............................................................. 352 Définition et analyse sommaire, 352. Les Fausses Décré­ tales, 353. Les Faux Capitulaires, 354. Unité d’esprit et de tendance . affranchissement de l’Église, 355. Restauration de l’ordre, 356. Date des faux isidoriens, 357. Patrie des faux isidoriens : Mayence ? 359. Reims ? 359. Le Mans ? 360. Influence des faux isidoriens : pays cisalpins, 361. La littérature isidorienne en Italie, 363. Les Fausses Décrétales et la curie romaine, 364. Influence sur les insti­ tutions et la doctrine, 365. CHAPITRE XIII. — LA RENTRÉE EN SCÈNE DE LA PAPAUTÉ : NICOLAS Ier ET HADRIEN II..............................................................367 § 1. — Nicolas Ier ; ses rapports avec les souverains et avec les proceres ecclésiastiques.......................................................367 Benoît III, 367. Avènement de Nicolas Ier, 369. Nicolas Ier et les affaires temporelles, 369. Le divorce de Lothaire II. Premiers agissements, 370. Premières complaisances de l’épiscopat, 371. Theutberge appelle à Rome, 372. L’épis­ copat lorrain casse le premier mariage, 372. * Gunther et Theutgaud à Rome. Leur déposition, 374. Leur révolte, 374. Ils sont abandonnés de tous, 376. La curie ne cède pas sur la question du divorce, 377. La légation d’Arsène, 378. Récidive de Lothaire II, 379. Nicolas Ier demeure inflexible, 380. Nicolas Ier et les proceres ecclésiastiques, 380. Nicolas et l’archevêque de Ravenne, 381. Démêlés de Nicolas et d’Hincmar, 383. Hincmar et Rothade, 383. Intervention du pape Nicolas, 384. Temporisations d’Hincmar, 385. Réaction de la curie, 387. Rétablissement de Rothade, 387. L’affaire Wulfade, 388. Résistance d’Hincmar. Concile de Soissons (866), 389. Mission d’Égilon à Rome, 390. Irritation de Rome, 390. Réponse d’Hincmar, 392. Le concile de Troyes, 393. Mort du pape Nicolas, 394. § 2. — Hadrien II................ . .................................................. 395 Avènement d’Hadrien II, 395. Liquidation des questions pendantes, 396. Anastase le bibliothécaire, 397. Un sombre drame au Latran, 398. L’affaire de Lothaire II. L’entrevue du Mont Cassin, 399. Mort de Lothaire II, 400. Charles le Chauve, roi de Lotharingie, 400. Partage de Mersen. Inter­ vention de Rome, 401. Réponse de Charles le Chauve, 402. Affaires ecclésiastiques de France. Le cas d’Hincmar le Jeune, 403. Hincmar de Laon saisit Rome, 405. La réunion 510 TABLE DES MATIÈRES d’Attigny, 405. Riposte de Rome, 407. Le concile de Douzy, 407. Les griefs du roi portés à Rome. Réponse de la curie, 409. Contre-riposte de Charles lé Chauve et d’Hincmar, 410. Autour de la succession impériale, 411. CHAPITRE XIV. — LA FIN DE L’EMPIRE CAROLINGIEN. 413 § 1. — Jean VIII et Charles le Chauve....................................... 413 Élection de Jean VIII, 413. Jean VIII et l’empereur Louis, 414. Jean VIII et Charles le Chauve, 414. Jean VIII et Louis le Germanique, 414. L’ouverture de la succession impériale, 415. Les candidatures, 416. Descente de Charles le Chauve en Italie. Le couronnement impérial, 417. La diversion de Louis le Germanique, 418. Règlement som­ maire des affaires italiennes, 419. Les embarras italiens de Jean VIII à Rome, 420. Mission pontificale en France. Le concile de Ponthion, 421. Charles le Chauve incapable de soutenir Jean VIII, 423. Nouvelles instances de Jean VIII, 424. L’expédition de Charles le Chauve, 426. Mort de Char­ les, 426. § 2. — Les déboires de Jean VIII......................................... 427 Les prétentions germaniques, 427. Difficultés de Jean VIII. Son voyage en France, 428. Le concile de Troyes, 429. Les ambitions de Boson, 431. Mort de Louis le Bègue. Compli­ cations politiques, 431. Ouvertures à Charles le Gros, 432. Boson s’élimine lui-même, 433. Charles le Gros en Italie, 433. Il repasse les Alpes, 434. Charles le Gros empereur (février 881), 435. Nouvelles obligations de Charles le Gros. Recrudescence des attaques normandes, 436. La débâcle, 437. Mort de Jean VIII, 438. § 3. — Les derniers soubresauts....................... ;....................... 439 Élection de Marin. Son pontificat, 439. Hadrien III, 441. Charles le Gros, roi de France, 441. Étienne V, 442. Inca­ pacité de Charles le Gros, 443. Sa déposition, 444. CHAPITRE XV. — L’EXPANSION CHRÉTIENNE AU MILIEU DU IXe SIÈCLE......................................................................................... 447 § 1. — Les missions Scandinaves.................................................. 447 Règlement de la question d’Hambourg-Brême, 447. La mission de Suède, 448. La mission de Danemark, 449. Mort d’Anschaire, 450. Les Slaves du Nord, 450. § 2. — La Moravie : Cyrille et Méthode....................................... 451 La grande Moravie, 451. Rastislav et Constantinople, 451. Constantin (Cyrille), 452. Constantin chez les Khazars, 453. Constantin et Méthode en Moravié, 454. Constantin et Méthode à Rome, 455. Règlements relatifs aux missions slaves, 455. Mort de Constantin-Cyrille, 456. Méthode archevêque de Pannonie, 456. Les tribulations de Méthode, 457. Rome et Méthode, 458. La,trahison de Wiching, 460. Méthode à Constantinople, 460. Mort de Méthode, 461. La revanche de Wiching, 461. Les disciples de Méthode se replient en Bulgarie, 462. TABLE DES MATIÈRES 511 CHAPITRE XVI. — L’AFFAIRE DE PHOTIUS................................... 465 § 1. — Les premières passes d’armes.......................................... 465 Le patriarche Ignace, 465. Sa destitution, 467. Photius, 468. Élection de Photius comme patriarche, 469. Agitation antiphotienne, 470. Photius écrit à Rome, 470. Première réponse de Rome, 471. La légation romaine à Constanti­ nople, 472. Les légats romains désavoués. Réplique de Rome à Photius, 473. Concile romain de 863, 474. Mémorandum romain de 865, 475. § 2. — La question bulgare.................................................... 476 Son importance, 476. Les Bulgares et le christianisme, 476. Les Byzantins en Bulgarie, 477. Boris s’adresse à Rome, 478. Mission envoyée en Orient, 479. Violente réaction de Constantinople, 481. Concile de Constantinople (été de 867), 481. Mort de Nicolas Ier, 482. Avènement de Basile le Macédonien, 483. § 3. — L’affaire photienne sous les successeurs de Nicolas Ier. 483 Rétablissement d’Ignace, 483. Attitude de Rome, 484. Le concile de Constantinople (869-870), 485. Les arrière-pensées des Byzantins, 487. Revirement de Boris vers les Grecs, 488. Mécontentement d’Hadrien II, 489. Irritation de Jean VIII, 489. Mesures de rigueur contre Ignace. Sa mort, 490. Retour en grâce de Photius, 490. Préoccupations temporelles de Jean VIII, 491. Reconnaissance de Photius par Jean VIII, 492. Concile de 879-880, 493. Les deux der­ nières sessions. La question du Filioque, 495. Le pape Jean VIII et le concile, 496. Les successeurs de Jean Vili, 497. Deuxième déposition de Photius, 498. Le traité sur le Saint-Esprit, 499. Signification de l’épisode photien, 501. CARTES L’Italie et l’Etat pontifical............................................................................. 51 L’Empire de Charlemagne................................... ;................................... 193 L’Empire byzantin et ses voisins. ............................................................ 457