L’APOCATASTASE CHEZ SAINT GRÉGOIRE DE NYSSE " Le mot άποκατάστασις désignait dans l'antiquité grecque le retour à un état antérieur de perfection. C’est ainsi, pour ne prendre d’exemples que chez l'auteur qui nous occupe, que saint Grégoire de Nysse l’emploie à propos du retour à la santé après une maladie1, du retour de la lumière après une éclipse2, de la réconciliation d'un pécheur public avec l’Église3. Dans la langue philosophique du pythagorisme, il marque le retour périodique de la Grande Année45, coïncidant avec le retour d’une certaine conjonction astrale. Dans la littérature chrétienne, il désigne l’instauration de toutes choses dans le Christ à la fin des temps 6. Ce sens chrétien apparaît, contaminé par l’idée pythagoricienne, dans la doctrine origéniste du retour des âmes à la condition d’esprits purs, condamnée par le cinquième concile œcuménique et que Grégoire de Nysse rejetait déjà 6. Mais qu’en est-il de celui-ci ? A-t-il parlé d'apocatastase ? Et s'il l'a fait, qu’a-t-il entendu par ce mot ? On sait que la question est controversée depuis l'antiquité grecque. Et toutes les positions s’y rencontrent déjà. Un Sévère d’Antioche dénonce chez lui l'erreur d'Origène7. On sait que l’Église n’a jamais suivi cette voie. Un Germain de Constantinoplç, à l'autre extrémité, prétend que les passages où il est question d’apocatastase sont interpolés8. Un Maxime 1. 2. 3. 4. 5. 6. 7. 8. P. G., 46, 1161 A. P. G., 44, 933 A. P. G., 46, 232 C. Carcopino, Virgile cl le Mystère de la quatrième Églogue, p. 44. Act., 3, ii. P. G., 46, 108 A. P. G., 103, 1104 D. P. G., 103, 1105 A. L’APOCATASTASE CHEZ SAINT GRÉGOIRE DE NYSSE 329 enfin reconnaît que la doctrine se trouve chez lui, mais lui donne un sens acceptable1. Chez les modernes, les mêmes positions se retrouvent. Un Vincenzi défend la thèse de l’interpolation2; un Hilt, suivi par Bardenhewer, tient à l’authenticité des pas­ sages incriminés3. Quant à leur signification, on se borne en général à les assimiler à la doctrine d’Origène. Une double question se pose ainsi : l’une relative au texte, l'autre à son interprétation. Quelques éléments nouveaux aideront peut-être à faire progresser la question, sinon à l’élucider entièrement. I. — Un Texte inédit En ce qui concerne la question du texte, les controverses jusqu’à présent ne pouvaient' avancer, faute d’une base de dis­ cussion. Pour appuyer la thèse de la falsification, il aurait fallu en effet avoir la preuve matérielle d’un passage où le texte ori­ ginal aurait été remplacé par le texte contenant l’apocatastase. Or, jusqu’à présent, — faute d’une étude critique du texte de Grégoire de Nysse, — on ne connaissait aucune variante de ce genre. L'étude des manuscrits de la Vie de Moïse m’a permis d’en découvrir une, d’autant plus intéressante qu’elle avait été signalée dans l’antiquité et qu'elle représente donc un des deux ou trois textes autour desquels a porté la controverse. Parmi les ouvrages de saint Grégoire de Nysse où se trouve la doctrine de l’apocatastase, Germain de Constantinople, au huitième siècle, cite le Περί τελείου βίου. Bardenhewer avait cru pouvoir identifier ce traité avec un opuscule Περί τελειάττ,το; qui se trouve au tome 46 de Aligne4. Mais par ailleurs il était obligé de constater que le texte conservé de cet ouvrage ne contenait aucune allusion ni au mot ni à la chose de l’apocatastase. N'y aurait-il pas dans l’œuvre de Grégoire un autre 1. P. G., 90, 795 B. 2. S. Gregorii Nysseni et Origenis de aeternitate poenarum cum dogmate catholico concordia, Rome, 1864. 3. Des hi. Gregor von Nyssa Lchrc vom Menschcn, Kôln, 1890. 4. Gcschichte der altkirchlichen Litcratur, III, 21S. 330 L’APOCATASTASE CHEZ SAINT GRÉGOIRE DE NYSSE ouvrage qui ait pu avoir été désigné par ce titre ? Or, précisément, parmi les textes que cite Théodoret en appendice à son dialogue "Ατρεπτος à l'appui de la thèse des deux natures du Christ, il s’en trouve un qui est emprunté à un ouvrage qu'il intitule, du même titre que Germain de Constantinople, Περί τελείου βίου *. Or ce texte est tiré de la Βίος Μούσεως de notre auteur. Ceci n'a rien pour étonner. La seconde partie de la Vie de Moïse, en effet, consacrée à une exégèse spirituelle du texte du Pentateuque, porte souvent dès l'antiquité le sous-titre de Περί τελειότατος, dont le Περί τελείου βίου n'est sans doute qu’une variante. Mais nous ne sommes pas au bout de nos peines. Car nous aurons beau lire d’un bout à l'autre la Vie de Moïse, aussi bien dans le texte grec que dans le texte latin de Migne, — et c’est la seule édition que nous en ayons, — nous n’y trouverons pas une allusion à la doctrine incriminée. Voici qui semblerait justifier de prime abord la thèse de l’évêque de Constantinople selon qui les passages en question seraient des interpolations. Mais il faudrait être bien sûr de la qualité du texte que nous possédons. Or le texte grec de la Vie de Moïse dans l’édition de Migne — et il n’y en a pas eu depuis — reproduit purement et simplement l'édition donnée à Leyde en 1586 par David Hoeschelius, l’huma­ niste allemand. Cette édition avait été établie sur un seul manu­ scrit, copié par Maxime Margonnios, évêque de Cythère, et envoyé par lui à Hoeschelius, qui était son ami. Il se trouve aujour­ d'hui à la bibliothèque de Munich, où je l’ai eu entre les mains. Quant au texte latin de Migne, il y a lieu d’en tenir compte, car il représente une tradition différente du texte grec. Il n’a pas été fait sur celui-ci en effet, mais il reproduit la traduction latine du cardinal Georges de Trébizonde, que celui-ci avait publiée à Vienne cinquante ans avant l’édition d’Hoeschelius et qui reproduisait un manuscrit vraisemblablement perdu aujour­ d’hui de la bibliothèque de Mathias Corvin. Ce texte a été retouché par le Jésuite Fronton du Duc pour être adapté au i. P. G., 83, 97 B. L’APOCATASTASE CHEZ SAINT GRÉGOIRE DE NYSSE 331 texte grec d'Hoeschelius dans l'édition gréco-latine de Paris en 1618. Et c’est cette édition que Migne reproduit purement et simplement. On voit donc la pauvreté de la tradition manuscrite repré­ sentée par Migne. A-t-elle au moins la qualité pour elle ? Parmi les manuscrits peu nombreux de la Vie de Moïse, il en est un, à la Bibliothèque Saint-Marc de Venise, qui vient de la collection du cardinal Bessarion. Il fait partie du codex 67 que le catalogue date du onzième siècle et qui pourrait être plus ancien. Ce manu­ scrit forme un groupe important avec le Paris. Graec. 584 et le Monae. XXIII. Or ce manuscrit semble représenter une tradi­ tion bien préférable à celle sur laquelle s’appuie le texte de Migne. Il contient à plusieurs reprises des passages omis par celui-ci et nécessaires à l’intelligence du texte. Surtout la tradition qu’il représente se trouve, par un privilège rare, avoir un témoin dans un papyrus du Fayoum du cinquième siècle. Ce papyrus, publié dans Philologus, XLIII, 1, p. 114 sq., reproduit plusieurs fragments de la Vie de Moïse que l’éditeur a pu facilement restituer en les confrontant avec le texte de Migne. Mais il se trouve un passage, fort altéré précisément, et où Migne ne donnait rien. L'éditeur a reproduit les lettres telles qu’elles se trouvaient sur le manuscrit : ουκ αγν σει το κατα ριον εν του εχθρού κα[τ]α β[α]σ ιαον Or ces lettres se trouvent exactement correspondre à un passage qui se trouve dans le Vendus 67 et qui se situerait à la page 361 de Migne : τοΰτο δε ό άκούων ούκ άν άγνοήσειεν το κατά το ύδωρ μυστήριον έν ώ τις μετά ττίς πανστρατιάς του εχθρού καταβας [αονος αναδύεται. Un tel témoin assure au Vendus une autorité sans conteste. Or — et c’est là que les choses deviennent intéressantes — ce manuscrit, dont la tradition est attestée dès le cinquième siècle, contient un passage sur l’apocatastase. Voilà enfin le passage inconnu — et pour cause — de Bardenhewer et auquel 332 L’APOCATASTASE CHEZ SAINT GRÉGOIRE DE NYSSE Germain de Constantinople faisait allusion. Ce passage n’est pas omis, mais remplacé par un autre dans le texte de Migne \ Pour qu'on puisse juger de la perfection du décalcage, je place les deux textes l’un sous l’autre. Migne : την άπο κακίας προς άρετην Vendus : την άποκατάστασιν την Μ : δι έπιγνώσεως του σταυρωθε'ντος και V : μετά ταυτα εν τη βασιλεία των ούρανών Μ : μετάνοιας μετάστασιν των πριν κατά τον V : προ σδοκου με'νην των έν τη γεεννη Μ : βιον Αιγυπτιαζόντων άγάγοι τό νόημα V : καταδεδικασμένων άγάγοι το νόημα Μ : το γάρ ψηλαφητόν εκείνο σκότος V : ‘id. Μ : καθώς φησιν ή ιστορία, προς V : id. Μ : το τής άγνοιας καί αμαρτίας σκότος V : το εξώτερον σκότος Μ : πολλήν... την συγγένειαν εχει. V : id. On voit le problème. Il s’agit de l’interprétation spirituelle du passage de l’Exode où est rapportée la plaie des ténèbres. Pendant trois jours, les Égyptiens sont plongés dans l'obscurité, tandis que les Hébreux sont en pleine lumière. Mais au bout de trois jours, les Égyptiens eux-mêmes rentrent dans la lumière. Pour le texte de Migne, il s’agit des ténèbres de l’ignorance et du péché dont on sort par la pénitence (μετάνοια) ; pour le Venetus, de la ténèbre extérieure de la géhenne qui disparaîtra à l’apocatastase dans le Royaume des cieux; on voit l’importance doctrinale de la question. Mais quel est le texte authentique ? Après ce que nous avons dit de la tradition des deux manuscrits, il est bien clair que la leçon du Venetus est préférable et que c’est le texte qui contient i. P. G., 44, 349 B. L’APOCATASTASE CHEZ SAINT GRÉGOIRE DE NYSSE 333 l’apocatastase qui a le plus de chance d’être celui de Grégoire. Les arguments de critique interne et de critique externe vont-ils nous confirmer dans cette opinion ? Notons d’abord qu’au sixième siècle, dans sa chaîne sur l’Octateuque, Procope de Gaza, qui cite tout ce qui précède et tout ce qui suit notre passage, omet précisément celui-ci h Pourquoi ? S'il s’était agi d’une phrase sur la conversion du vice à la vertu, on ne voit pas bien quelles raisons il aurait pu avoir de l’omettre. Il en était tout autrement d’un passage sur l’apocatastase. On était alors au vif des controverses monophysites. Et l’on sait que l’un des procédés de Sévère d’Antioche était de discréditer les auteurs qu'on lui opposait en relevant chez eux des erreurs. L'une de ces erreurs était l’apocatastase. Procope avait donc tout intérêt à laisser dans l’ombre un passage qui y faisait allusion. Ceci est donc une présomption en faveur de notre texte. En second lieu, on peut observer que l’interprétation eschatologique de la plaie des ténèbres était traditionnelle. C’est déjà celle du Livre de la Sagesse1 2. Le monde entier était éclairé d’une lumière éclatante. Sur eux seuls une nuit épaisse s’était abattue. Image de la ténèbre qui devait les recevoir. 4 C’est aussi — et cela est plus important — celle que donne Grégoire de Nysse dans un autre passage de son œuvre3. « Nous n’ignorons pas le sens... du changement de la lumière en ténèbres. Qui ne sait comment la vie lumineuse se change en œuvres amies de la nuit et ténébreuses dont la fournaise de feu fait, en les consumant, les tristes cendres de la.damnation ? » Quant au texte lui-même, il ne présente pas d’indications décisives. Notons toutefois que le contexte immédiat demande plutôt un sens eschatologique, tandis que le sens moral nous ramène à 349 A. Par ailleurs, le ton dubitatif exprimé par l’optatif 1. P. G., 87, 559 C. 2. Sap., 17, 19-20. 3. P. G., 44, 813 C. 334 L’APOCATASTASE CHEZ SAINT GRÉGOIRE DE NYSSE est davantage de saison si l’interprétation proposée a un caractère plus aventureux. Grégoire, en effet, s'exprime toujours dans ce cas avec beaucoup de précautions et sans prétendre imposer son opinion. Ceci dit, reste à savoir maintenant dans quelles circonstances a pu se faire la falsification. L’histoire des attitudes successives des Pères grecs à l’égard de l'enseignement de Grégoire de Nysse sur l’apocatastase est à cet égard très instructive. En même temps qu’elle va nous permettre, sinon de trouver les faussaires, du moins de préciser le champ où il les faut chercher, elle va apporter de nouveaux arguments à notre thèse. La question commence à se poser au cours du sixième siècle. Dans les controverses contre le monophysisme qui avaient lieu alors, l’autorité de Grégoire était, nous l’avons dit, l’une des plus souvent invoquées contre les hérétiques. Mais c’était aussi l’époque des controverses antiorigénistes. Or l’une des grandes erreurs reprochées à Origène était l’apocatastase. Le fait que cette doctrine parût se trouver chez l’un des grands docteurs ne pouvait pas ne pas troubler les esprits. Or pas un instant on ne songe alors à mettre en doute que Grégoire ait parlé de l’apocatastase. La discussion porte seulement sur l’interpré­ tation qu’il lui faut donner. C’est l'attitude de saint Barsanulphe : un moine étant venu l’interroger dans sa solitude de Palestine sur certaines difficultés, l’une de celles-ci se trouve être l’enseignement de Grégoire sur l’apocatastase. Très sagement, le saint vieillard commence par distinguer une apocatastase condamnable, celle d’Origène, qui est la croyance au retour des hommes à la condition d’esprits purs et qui n’est pas celle de Grégoire. Quant à celle de celui-ci, il refuse de se prononcer sur son compte et s’en tire par une profes­ sion de foi antiintellectualiste : « Pourquoi m’interroges-tu sur ce qui dépasse ma pensée ? Toute notre sollicitude doit être du salut de notre âme1. » Il admet donc bien que Grégoire a traité la question. Telle est également à cette époque l'attitude de i. P. G., 86, 898 B-C. L’APOCATASTASE CHEZ SAINT GRÉGOIRE DE NYSSE 335 saint Maxime. Un de ses correspondants l'ayant interrogé sur la même question, il répond en distinguant trois sortes d’apocatastases : la conversion, la résurrection universelle, enfin la restauration des puissances spirituelles. Cette dernière est celle qu’a tenue Grégoire — et il tâche d’en donner une interprétation acceptable x. Mais l'idée de la justifier en désavouant les passages incriminés ne semble pas l’effleurer. Et ceci nous montre bien que jusqu’à une certaine date le seul texte connu de Grégoire conte­ nait la doctrine de l’apocatastase et que c’est bien là le texte primitif. Or si nous nous reportons un siècle plus tard, tout a changé. Dans une apologie de Grégoire de Nysse que nous n’avons plus, mais dont Photius nous a conservé le résumé dans sa Biblio­ thèque, Germain de Constantinople prétendait formellement que Grégoire n’avait pas enseigné l’apocatastase et que les passages incriminés, celui de la Vie de Moïse en particulier, étaient des falsifications introduites dans son œuvre par des hérétiques, soucieux de détruire son autorité12. Cette opinion sera désormais traditionnelle dans l’Église grecque. On la trouve dans la notice de Nicéphore Calliste sur Grégoire de Nysse3. Elle n’a cependant pas rallié tous les suffrages. Un Théodore Studite, au neuvième siècle, garde la position de saint Maxime 4. Il faut donc qu’entre le début du septième siècle avec saint Maxime et le début du huitième avec saint Germain de Cons­ tantinople il se soit produit un fait nouveau qui explique le changement de tactique. Pour que l’évêque de Constantinople ait pu parler de texte falsifié, il fallait qu’à son époque il y eût deux éditions, l’une avec l’apocatastase, l’autre sans elle. C’est donc à cette époque que s'est faite la modification. Or cela n’est pas pour nous étonner. Nous savons en effet que, dans les controverses du septième siècle, l’altération des textes t patristiques était une arme ordinaire. Et cela non seulement 1. 2. 3. 4. P. P. P. P. G., G., G., G., 90, 795 B. 103, 1105 A-B. 146, 627 B-C. 99, 1149 B. 33θ L’APOCATASTASE CHEZ SAINT GRÉGOIRE DE NYSSE chez les hérétiques, mais aussi chez les catholiques. M. Bardy1 a cité un passage d’.Anastase le Sinaïte dans sa Via Dux 2 où celui-ci rapporte que certain hérésiarque avait à Alexandrie tout un atelier de scribes dont le métier était de modifier adroi­ tement les textes des Pères. Et il ajoute candidement qu’au cours de sa controverse avec les Sévériens, voulant confondre deux d’entre eux en leur montrant que les Pères avaient employé les expressions mêmes de Chalcédoine, il n’hésita pas à corriger les textes de ceux-ci. Il précise même qu’il faisait cela non en ajoutant ou en retranchant, mais en changeant les mots et en les remplaçant par des équivalents, ce qui est le procédé même en présence duquel nous nous trouvons. Or il se trouve que cette même Via Dux est une des pièces principales de notre discussion. Anastase en effet, exposant la manière dont les hérétiques falsifient les textes des Pères, en vient aux exemples. Et il prend celui de l’apocatastase, à l’appui de laquelle, dit-il, les hérétiques apportent de nombreux passages « comme étant de Grégoire de Nysse et de Grégoire de Nazianze ». Il précise que ces hérétiques sont les Sévériens. Et parmi les textes que ceux-ci utilisent, il indique le Περί άρεττίς, qui n’est .autre que notre Vie de Moïse. II semble donc bien que nous sommes ici à l’époque et dans le milieu où le texte de Grégoire a été changé. Anastase est en effet le premier à employer l'argument de la falsification. La modifi­ cation de notre texte doit donc se situer dans la seconde moitié du septième siècle; elle est un épisode.des controverses monophysites et peut être versée à leur dossier. Mais qui est le faus­ saire ? Un monophysite ou un catholique ? Après les déclara­ tions que nous tenons d’Anastase lui-même, le moins qu’on puisse dire est qu’une falsification par un catholique ne présente aucune improbabilité. C’était, depuis cent cinquante ans, la tactique des Sévériens de discréditer Grégoire en lui attribuant les erreurs origénistes. On comprend que quelque scribe du milieu d’Anastase ait pu être tenté d’y mettre fin par un procédé que 1. Rev. Hisl. ecclés., 1936, 1 sq. 2. P. G., 89, 289 D-292 A. L’APOCATASTASE CHEZ SAINT GRÉGOIRE DE NYSSE 337 la conscience publique réprouvait moins alors qu’aujourd’hui et que le manque d’exigence critique et la rareté des manuscrits rendaient plus facile. Retenons donc que, de ce côté, il n’y a aucune raison de principe de ne pas voir dans le texte du Vendus le texte authentique et dans celui de Aligne une atténua­ tion postérieure. II. — Hellénisme et Christianisme Aussi bien, alors même que le passage qui nous occupe serait apocryphe, ce qui nous semble improbable, resteraient nombre d’autres passages de Grégoire sur l’apocatastase qui sont à ce point incorporés à la trame de ses écrits et à la structure de sa pensée que l’authenticité n’en peut pas faire questionL Et la vraie, la seule question alors, est celle que se posaient un Maxime ou un Théodore Studite. Comment interpréter de tels passages ? Retrouve-t-on chez Grégoire les erreurs origénistes, comme le prétendent les Sévériens ? Ou bien, comme le disait déjà Justi­ nien, les hérétiques (il pensait ici aux origénistes du début du sixième siècle) tirent-ils malicieusement à eux certaines formules des Pères en les interprétant selon leur propre pensée12 ? Σφετεριζομε'νους τα του θειοτάτου Γρηγορίου ιερά δόγματα προς την σοών κακονοίαν, dira de son côté Théodore Studite3. Ici, comme toujours, le grand danger est de considérer la pensée des Pères en fonction de l’état présent de la théologie et des problèmes qu’elle pose, au lieu de la situer dans les problèmes qui se posaient de leur temps et des perspectives dans lesquelles se situait leur théologie. La question de l’apocatastase apparaît alors sous un jour tout différent. Elle devient un des aspects, et l’un des plus fondamentaux, de l’effort de la pensée chré­ tienne pour courber à l’expression de son message les cadres 1. Les principaux sont : P. G., Il, 188 D-189 A ; 201 D-204 A ; 525 C-D ; 585 B ; 605 D-608 A; 1116 A ; 46, 70 C ; 90 B ; 103 B; 108 A ; 133 D-138 A. 2. P. G., 86, 975. 3. P. G., 99, 1149. 338 L’APOCATASTASE CHEZ SAINT GRÉGOIRE DE NYSSE résistants de la pensée hellénique. Ce qui est intéressant, dès lors, chez un Grégoire de Nysse, c’est de voir comment sa doctrine de l’apocatastase marque un progrès de la théologie, de considérer les richesses qui y sont encloses — et dont nous avons peut-être laissé se perdre quelques-unes, — non ce qu’elle a encore d’ina­ chevé et ce que lui ajouteront les siècles suivants, à mesure que’ se poseront de nouveaux problèmes. L’Apocatastase, dans la pensée philosophique grecque, — et particulièrement dans la tradition stoïcienne et néo-pytha­ goricienne, — c’est, avec le retour des astres à une certaine con­ jonction, le retour pour l’humanité de la Grande Année, de l'Age d'or, après quoi l’Univers s'embrase pour recommencer un cycle nouveau h II ne faut pas voir là seulement une doctrine d’école. Réduit à son essence, ce schème du Retour éternel représente peut-être le thème fondamental de la pensée grecque. Métempsychose platonicienne, grande année des pythagoriciens et des stoïciens, ascensions célestes de la gnose, il s'agit toujours d’un ordre éternel et divin, au sein duquel les âmes vivent une existence précaire, menacée et sujette à d’éternels recommence­ ments. A cet éternisme désespérant, qui abolit l'histoire en ce qu’elle a d’essentiellement irréversible, le christianisme oppose l'événement de l’incarnation 1 2, le άπ«ς, « une fois — et pour 1. Carcopino, Virgile et le Mystère de la quatrième Èglogue, p. 44. 2. Cette méconnaissance de l’histoire comme valeur positive, c’està-dire du progrès qualitatif, par le platonisme, est fortement soulignée dans le dernier ouvrage consacré en France à Platon : a Pour le légis­ lateur antique, écrit M. Lachièze-Rey, la variation n’est pas conçue, et elle ne peut pas l’être, sous l’idée de progrès et d’amélioration ; elle l’est sous l’idée de perturbation ; elle apparaît donc comme une ennemie avec laquelle il faut compter, qu’il faut savoir discipliner quand elle se pré­ sentera, mais qu’il faut avant tout s’efforcer d’arrêter et d’éliminer. « (Les Idées morales, sociales et politiques de Platon, p. 210, Boivin, 1939.) Il est remarquable de voir un contemporain de Grégoire, l’empereur Julien, opposer au fait nouveau du christianisme un traditionalisme fondé sur l’invariabilité des types nationaux expression des idées éternelles : « Chaque nation est la réalisation dans le monde sensible d’un modèle intelligible... L'avenir ne peut être que le maintien ou la restauration de ce qui a été... C’est ainsi que le disciple de Jamblique associe l’idée natio­ nale et l’idée conservatrice... s’opposant aux tendances internationales et L’APOCATASTASE CHEZ SAINT GRÉGOIRE DE NYSSE 339 toujours », qui rythme triomphalement l’Épître aux Hébreux. Dans le Christ, en qui à jamais l'humain est uni au divin, et en Lui seul, pour tous ceux qui Lui sont unis, l’union de l'homme à la divinité est définitivement acquise. Et cet établissement de l’ordre futur, cette instauration de toutes choses dans le Christ, le christianisme l’a appelée elle aussi apocatastase\ L’histoire de la théologie et des hérésies chrétiennes va être en grande partie un effort pour imposer à la mentalité grecque ce sens de la valeur de l'histoire et de l’événement qui lui est si profondément étrangère. Et les hérésies — c’est leur signification véritable — marqueront au contraire les efforts de l’esprit grec pour ramener à lui le message chrétien et en évacuer l’essentiel, le don gratuit et définitif de Γάγάπη divine2. Cela est très remarquable dès les origines dans les courants de gnose chrétiens, où apparaît la notion d’une humanité primitive idéale, analogue à l’Homme à l’image, de Philon, à l’Anthropos du Poimandrès, à l'Archanthrope des Naasséniens, dont l’humanité historique à l’idée de progrès que nous devons au christianisme. >· (Bidez, Tie de Julien, p. 308-309.) 1. Actes, 3, h. 2. M. Bréhier, à propos d’un disciple de Grégoire de Nysse, Scot Érigène, a bien marqué les analogies à la fois et les différences du schème chrétien et du schème platonicien : « L’image chrétienne et l’image néo-platonicienne du monde ont en commun une sorte de rythme : l’une et l’autre sont des images théocentriques, qui nous décrivent le double mouvement des choses, la manière dont elles s'écartent de leur premier principe, puis leur retour au principe. Seulement, dans l’image chrétienne, la suite de ces moments est une série d’événements, dont chacun part d’une libre initiative : création et chute ; rédemption et vie future dans la béatitude. Chez les néo-platoniciens, on voit les moments successifs dérivés d'une nécessité naturelle et étemelle... Mais l’opposition entre ces deux images est bien loin d’fitre aussi nette que nous la présentons ici : le christianisme hellénique est incontestablement hypnotisé par le néo­ platonisme. [Or], depuis les Stoïciens, l’esprit grec est dominé par l’image d’une vie future, alternant entre la sortie de Dieu et l’absorption en Dieu : schème dont il reste nécessairement beaucoup dans l’image de la création, de la chute et de la rédemption... Mais il accueille aussi l’idée antihellénique (et qu’il sait telle) de la fin du monde — c’est l’apocatastase — à la place de l’ordre éternel de Plotin. »> (Bréhier, Hist, de la Philos., I, 3, p. 541 sq.) 340 L’APOCATASTASE CHEZ SAINT GRÉGOIRE DE NYSSE ne serait que la dégradation h Le rôle du Christ dès lors ne consiste plus qu’à ramener l’humanité à un état qu’elle aurait déjà possédé avant Lui et sans Lui. Contre ces doctrines qui diminuent d’autant le rôle du Christ et le don de l’incarnation, qu’elles grossissent démesurément l’homme primitif aux pro­ portions cosmiques de l’Adam des gnoses juives 2, — défaut à quoi n'échappent pas certaines théologies de l’état primitif, — saint Paul déjà rappelle dans des textes célèbres que ce n'est pas en arrière mais en avant qu’il faut regarder. « Ce n'est pas au début des temps que Dieu rend les élus conformes à l’Adam céleste (comme peut-être chez les gnostiques « en fiés» de Corinthe). Il les a choisis pour qu’ils le devinssent, à un certain moment de l’histoire de l’humanité, par leur conformation à la mort et à la résurrection du Christ3. Tous les titres que la gnose donnait à l'homme primitif, il les attribue à l’homme nouveau créé dans le Christ : c’est lui qui est πνεύμα ζωοποιούν, par opposition à l’Adam psychique 4 ; c’est lui qui est κατ’ εικόνα, à l’image de Dieu5 ; c’est lui qui est au-dessus de la condition charnelle, « ni mâle, ni femelle 8 » ; c’est lui l’homme céleste, par opposition à l’Adam terrestre 7. L'humanité n’est plus dans cette perspective, selon une remarquable formule de Jean Héring, toute pleine de -résonances patristiques, « la princesse envoyée en exil et qui aspire au retour, c’est Abraham qui se met en route vers un pays inconnu 8 ». 1. Reitzenstein, Die hellenistischen Erlosungmyslcrien ; Knox, Saini Paul and. the Church of Jerusalem (Cambridge, 1925), p. 136-149 ; Dodd, The Bible and the Greeks ; Cerfaux, Gnose et Christianisme, Suppl. Diet. Bibl., Ill, col. 671-701. 2. Frey, le Péché originel dans les Conceptions juives au temps de J.-C., Rev. Sc. phil. et théol., 1911, p. 507-545; Vitti, Christus-Adam, Biblica, 1926, p. 121-145. 3. Héring, le Royaume de Dieu et sa venue, p. 180. 4. I Cor., 15, 45 ; cf. Reitzenstein, Poimandrès, p. 12. 5. Col., 1, 15 ; cf. Philon, De opif., 181 ; Leg. All., II, 4 ; H. Willms, Είχών, Eine begriffsgeschichtliche Untersuchung zum Platonismus; Festugière, Vie spirituelle, Ier mai 1939. 6. Gai., 3, 28 ; cf. Reitzenstein, Poimandrès, p. 13. 7. I Cor., 15, 48 ; cf. Philon, De op., 181. 8. Le Royaume de Dieu et sa venue, p. 150. L’APOCATASTASE CHEZ SAINT GRÉGOIRE DE NYSSE 341 Mais la théologie sera lente à percevoir toute la fécondité des principes posés par saint Paul — et dans son effort pour exprimer le message chrétien dans les cadres de la pensée grecque, à ne pas se laisser gauchir. De cela le cas typique est Origène. La théorie de la préexistence des âmes, de leur chute dans le temps mauvais et de leur retour à l’état primitif ramène le schème chrétien au schème platonicien. Or ce danger, Grégoire de Nysse l’a vu et l’a dénoncé avec une lucidité incomparable. Je cite ce remarquable passage qui met le doigt sur la différence précise des deux schèmes, « J'ai entendu dire à certains qu’il existe des peuples d’âmes vivant dans un monde à elles avant la vie corporelle... (jusqu’au jour) où, entraînées par une sorte de penchant (po—?,) vers le mal, elles perdent leurs ailes et viennent dans un corps... Elles remontent ensuite par les mêmes degrés et sont réintégrées (ά-οκαθίστασθαι) dans le lieu céleste... Il y a donc comme une sorte de cycle passant par les mêmes étapes, l’âme n’étant jamais établie définitivement dans un état... Ceux qui enseignent cela ne font rien que brouiller et confondre les choses bonnes et les choses mauvaises1. » Et il est bien clair en effet que si l’âme ne fait que revenir purement et simplement à l’état où elle était d’abord, il n’y a aucune garantie qu’elle n’en doive à nouveau déchoir. Cette apocatastase qui évacue le bénéfice irrévocable de la rédemption, et qui est proprement l’erreur origéniste, étroitement solidaire de la doctrine de la préexistence2, il est bien clair dès lors que Grégoire, loin de l’admettre, l’excluait radicalement. Et c’est ce que saint Barsanulphe avait raison d'affirmer : « De l’apocatastase, il parle clairement, mais ce n’est pas de celle que ceux-là tiennent, à savoir que l’homme, le supplice cessant, doit être restauré (άποκαΟίστασΟαι) dans ce qu’il était au début, c’est-à-dire pur esprit (καθαρούς νοάς)3. » Aussi bien 1. P. G., 46, 108 C-109 C. 2. <1 Si quelqu’un enseigne une préexistence mythique des âmes et l’apocatastase qui en est la conséquence, qu’il soit anathème. » Can. I du cinquième Concile contre Origène. On voit la nature précise de l’apocatastase ici condamnée et son lien avec la préexistence. 3. P. G., 86, 898 B. 342 L’APOCATASTASE CHEZ SAINT GRÉGOIRE DE NYSSE d'ailleurs l’Église, discernant fort bien cela, n'a jamais associé Grégoire de Nysse aux condamnations portées contre Origène. C’est que l’apocatastase a, chez notre auteur, un sens exacte­ ment contraire. Elle signifie en effet, conformément au sens paulinien du mot, que le salut de l’humanité est définitivement assuré ; et que par le Christ elle est introduite dans le Royaume· des cieux. Ce salut est exprimé par diverses expressions dont l’ensemble exprime la richesse de la doctrine de l’apocatastase : tantôt il est présenté comme le retour dans la patrie, le Paradis1 ; tantôt comme un retour à une condition semblable à celle des anges selon l’enseignement du Christ : « et erunt sicut angeli Dei2 » ; tantôt comme la consommation dans la charité de l’unité ontologique de l’humanité, et c’est l’admirable passage qui clôt le commentaire sur le Cantique des cantiques : « Il n’y aura plus de diversité entre les volontés, divisées entre elles dans l'élection du bien, mais tous seront un, dans une adhésion commune (συμφυεντας) à l’Unique et Seul Bien, en sorte que dans l’unité du Saint-Esprit, comme dit l'apôtre, liés du lien de la charité, tous formeront un corps et un esprit dans l’unité de l’espérance à laquelle ils ont été appelés3. » La présentation de cette apocatastase comme un retour au Paradis ou comme un retour à une condition angélique ne doit pas faire illusion. C’est une concession à ce mirage psycholo­ gique, inscrit dans le vocabulaire, qui fait que le Paradis vers lequel nous sommes en marche nous apparaît toujours comme un Paradis perdu 4. C’est là d’ailleurs l'expression d'une profonde vérité, qu’exprime aussi à sa manière la théorie platonicienne de la réminiscence et qui est l’intuition profonde que nous sommes actuellement étrangers, aliénés à nous-mêmes, et que notre vraie nature nous attend quelque part. Grégoire de Nysse s’est 1. P. G., ïi, 1148 C. 2. P. G., 44, 187 D. 3. P. G., ii, il 16 A, avec une citation de Eph., k, 4. 4. Le thème de la nostalgie du paradis perdu de l’enfance qui remplit la littérature contemporaine, depuis A la Recherche du Temps perdu jusqu’au Grand Meaulnes, représente le même phénomène dans l’ordre littéraire. L’APOCATASTASE CHEZ SAINT GRÉGOIRE DE NYSSE 343 d'ailleurs longuement expliqué là-dessus dans un passage capital du De hominis opificio où il explique qu’il ne faut pas entendre la création originelle de l'homme idéal comme une priorité chro­ nologique dans le devenir historique, mais comme une priorité logique dans le plan divin : en ce sens qu’en créant Adam, c'est le Christ total que Dieu avait en vue h II s’agit donc là, pour parler le langage de l’École, d’une priorité de la cause finale. J'ai gardé une dernière série de textes parmi les plus intéres­ sants parce qu’ils vont nous faire voir, mieux qu’aucun autre, la richesse et aussi les limites de la doctrine de Grégoire. Je veux parler d’un certain nombre de passages où l’apocatastase est présentée comme une restauration ou comme une instauration du plérome des créatures spirituelles, par le retour à l’entrée de l’humanité dans leur société, qui ainsi retrouve ou trouve sa perfection et réalise définitivement le royaume des cieux. Ici la vision de Grégoire s’élargit en des perspectives d’une profondeur sans limites, comme certains ciels de Turner, auxquels notre théologie anthropocentrique et géocentrique d’Occident est peu accoutumée. Le monde idéal se présente dans sa totalité comme la société des créatures spirituelles qui sont le cortège et comme le raj'onnement intelligible du Logos. « Il y eut un temps où le chœur des créatures spirituelles était un, toutes regardant vers l’unique coryphée et déployant l’harmonie de leurs danses en suivant la mesure donnée par lui*. » La faute, en survenant, défit cet accord mystique (evOeoç), « l’homme fut arraché à la conversation des anges, la chute ayant rompu leur lien ». Le Logos alors quitte la troupe angélique, les quatre-vingt-dixneuf brebis, et, comme un Bon Pasteur, part à la recherche de 1. P. G., 44, 205 C. 2. P. G., 44, 508 B ; cf. 46, 1130 C. L’image du chœur cyclique se retrouve dans Plotin, VI, 9, 8, 38. « Le chœur cyclique, note Bréhier, se mouvait encerclé ; il formait une ronde en chantant et en dansant autour de l’autel du dieu ; mais le centre pouvait être occupé par un coryphée porteur de lyre. » L’identité de l’image, les ressemblances de vocabulaire (tvûioc) indiqueraient peut-être une dépendance de Plotin. On sait que, dans sa consciencieuse enquête (les Étals du texte de Plotiu), le P. Henry n’en a pas trouvé d’exemple dans notre auteur. 344 L'APOCATASTASE CHEZ SAINT GRÉGOIRE DE NYSSE celle qui s'est égarée h Les autres cependant, veillant aux portes du ciel, — ne sont-ils pas les veilleurs de l’Écriture1 2? — attendent que le Seigneur revienne des Noces, de ces noces « où, comme dit le Psaume, l’Époux, s’avançant comme hors de la chambre nuptiale, s’est uni, par la régénération sacramentelle 3, la Vierge qui s’était prostituée aux idoles, — c’est nous, — l’ayant restituée à son intégrité virginale 4 ». C’est de cette attente des anges que, par une exégèse remarquable, Grégoire entend le passage de l’Épître aux Romains, 8, 21, sur l'attente de la création — et ceci est bien caractéristique de sa mentalité « ouranienne », et non terrienne 567. Et le poème théologique s’achève sur la vision des anges se réjouissant, « lorsque la brebis est sauvée et rejoint la centaine d’en haut — c’est nous la brebis, nous, l'Humanité 8 ». Ce qui est remarquable dans tous ces passages, empruntés à des écrits divers, et qui décèlent par conséquent une vue persis­ tante et majeure, c’est que ce qui est envisagé, c'est le salut de l'humanité totale, de la nature humaine dans son ensemble ’. 1. P. G., 45 1154 B j voir aussi 45, 890 B-C. La brebis perdue entendue de la nature humaine unique est un thème fréquent de l’antiquité chré­ tienne. Le moyen âge en a hérité. On le retrouve dans un vitrail de Bourges. Voir Lubac, Catholicisme, p. 14. 2. Daniel, 4, 10. 14. 20. 3. Dans la perspective des noces éternelles, c’est le baptême qui est le sceau de l’union, c’est lui qui réintègre dans la communauté spirituelle, par le moyen de son union avec le Logos, la \;ierge Humanité. 4. P. G., 41, 996 C ; cf. 46, 693 B-D. 5. P. G., 45, 635 A. 6. Ibid. 7. Cette doctrine de la solidarité concrète de l’humanité chez les Pères grecs est exposée remarquablement par le P. de Lubac, dans Catholi­ cisme, et appuyéede nombreux textes. Je n’ai pas à discuter ici la question de savoir dans quelle mesure elle relève du réalisme platonicien. Soutenue par Gronau, De Basilio, Gregorio Nazianzeno et Gregorio Nysseno Platonis imitatoribus, et Cherniss, The Platonism of Gregor of Nyssa, 1930, la thèse a été récemment mise en doute par Endre von Ivanka, Von Platonismus zur Theorie der Mystik, Scholastik, 1936, p. 163-195. Le dernier exposé de la question est celui de Gonzalès, El Realismo platonico di Gregorio Nisseno, Gregorian uni, 1939. C’est là une question fondamentale d'où dépend l’interprétation de la pensée de Grégoire sur la Trinité (Isayc, ΓUnité de l’action divine chez Grégoire de Nazianzc, Recherches de L'APOCATASTASE CHEZ SAINT GRÉGOIRE DE NYSSE 345 Ce salut est assuré dans l’incarnation, qui ne peut ne pas atteindre son effet. Il peut donc être déjà considéré comme acquis. « La doctrine qui s’exprime ainsi, écrit très bien Henri de Lubac, est indépendante en elle-même des vues origénistes sur l’apocatastase. Elle rejoint celle d’Irénée ; et elle est aussi bien, pour l’essen­ tiel, celle d’Augustin parlant du Christus totus, quoique les per­ spectives cosmiques soient beaucoup plus estompées dans la tradition latine que chez les Grecs1. » On voit l’aspect du dogme que cette conception met en valeur : c’est la solidarité concrète de l’humanité qui en fait comme une seule réalité, un seul être concret ; c’est en même temps sa soli­ darité dans le Christ avec la divinité, solidarité désormais indes­ tructible, si bien que « puisque la Tête a triomphé, le corps entier, le Plérome sera sauvé 2 ». C’est l’affirmation pour l’Humanité totale d’une accession à la vie éternelle. Ce sont là des vues d’une importance capitale et qu’une préoccupation trop exclu­ sive du salut individuel avait fait laisser dans l’ombre. Elles donnent en particulier un sens singulièrement positif à la réali­ sation, que rien ne saurait mettre en échec, du mystère caché en Dieu dès l’origine, de l’élévation de l’humanité à la vie divine dans le Christ. Reste cependant — et c’est en cela que la doctrine de Grégoire, quelque progrès qu’elle marque, reste encore tributaire de l’hellénisme — que dans cette perspective l’accent est mis uni­ quement sur le salut de la nature humaine, concrètement envi­ sagée d’ailleurs comme l’ensemble de l’humanité, et que le pro­ blème du salut individuel est laissé dans l’ombre. On reconnaît bien là l’esprit grec qui s'intéresse davantage à la nature, aux essences, qu'aux individus3 — et qui n’a pas le sens chrétien du prix infini de l’âme individuelle. Ce sera l’apport de la théo­ logie occidentale. Augustin le premier posera dans sa plénitude Science religieuse, 1937, P· 422-439), sur l’incarnation (Lenz, J.-C. nach der Lchre des hl. G. von Nyssa, 1925), sur l’Église (Malevez, l'Unité de l'Église, Recherches de Science religieuse, 1935, 280-291). 1. Catholicisme, p. 213, note 2. 2. Id., p. 213. 3. Cf. Labcrthonnière, Réalisme chrétien et Idéalisme grec. 346 L'APOCATASTASE CHEZ SAINT GRÉGOIRE DE NYSSE le problème. Le moyen âge apprendra en méditant sur le crucifix la valeur infinie de toute âme rachetée par le sang du Christ. C’est ce sentiment qui sera à l'origine de l’esprit apostolique occidental, qui contraste si vivement avec l’idéal contemplatif de l’Orient. Grégoire s’arrête au seuil de ce problème tragique. Il semble qu’il lui suffise de savoir l’humanité sauvée dans son ensemble. Quelques individus seront-ils soustraits au bénéfice de ce salut ? Sa pensée là-dessus est flottante. D’une part il affirme un enfer éternel x, de l’autre il lui semble difficile que le mal dure tou­ jours. « Le péché n’a pas existé de toute éternité ni n’existera de toute éternité. En effet, ce qui n’a pas toujours existé n’exis­ tera pas toujours 1 2. » C’est bien là raisonnement d’un platoni­ cien pour qui le mal est dans les réincarnations, dans le change­ ment, et le bien dans l’éternel — et pour qui bien et éternel, divin et éternel s’identifient au point qu’il soit difficile d’imaginer ün mal éternel : c’est une contradiction dans les termes. Tout sera absorbé par l’Éternel, Dieu sera tout en tous. « Accord majeur : rien ne pourra subsister ou paraître hors de Dieu3. » Une fois pourtant Grégoire a été plus loin. Au delà de cette apocatastase « physique », à laquelle s’arrête le platonisme de l’entrée de la nature humaine concrète dans l’éternel et dans l’incorruptibilité, dépassant l’identification de l’éternel et du bien, dégageant plus profondément la philosophie de la personne de la philosophie des essences, il pose la possibilité d’une dis­ tinction entre une éternité heureuse et une éternité malheureuse 4, et d’une restauration de l’humanité à sa condition première qui 1. P. G., 46,461 A. 2. P. G., 46, 526 A ; ci. ib., 292 B, 585 A-C. 3. Lot Borodine, la Doctrine de la déification dans l’Église grecque, Rev. Hist. Rel., 1933, p. 50. 4. P. G., 44, 605 D : « Le péché disparaîtra et sera réduit à néant ; et nulle malice ne subsistant nulle part, le domaine du Seigneur s’étendra d’une extrémité à l’autre; mais les hommes resteront dans l’état où ils se sont fixés maintenant, en choisissant entre le bien et le mal ; ainsi celui qui est déchu ici-bas de la cité d’en haut sera puni par la privation des biens. » L’APOCATASTASE CHEZ SAINT GRÉGOIRE DE NYSSE 347 n'entraîne pas la béatitude de tous les hommes. C’est la distinc­ tion que reprendra Maxime, interprète autorisé de son maître *, et qui, intégrant toute la richesse du point de vue platonicien, réussit pourtant à le surmonter. Résumons notre propos. Rencontrant sur notre chemin une variante inconnue de la Vie de Moïse où l’apocatastase est affirmée en termes particulièrement précis, nous avons dû recon­ naître qu’il y avait de fortes probabilités qu’elle représente le texte authentique. Les conditions dans lesquelles se présente ce texte nous paraissent donc interdire de se rallier, sur le difficile problème de la doctrine de l’apocatastase chez Grégoire de Nysse, à l’hypothèse facile de la falsification. Mais l’accusation d’origénisme, qui date déjà de Sévère d’Antioche, nous paraît aussi dénuée de fondement. Nous pensons que Maxime a vu clair dans la pensée de son maître, a dégagé les lignes maîtresses de sa doctrine : le contenu en est très riche : l’apocatastase chez Grégoire de Nysse souligne le caractère définitif de l’incarnation, le caractère social du salut, la certitude de la béatitude pour l'ensemble de l’humanité, l’entrée dans l’incorruptibilité de tous les hommes ; mais une notion insuffisante de l’éternité lui permet difficilement de dépasser la notion d’une apocatastase physique universelle qui se concilie mal avec son affirmation de l’éternité du châtiment des damnés, et une estime imparfaite de la valeur de l’individu lui a masqué le tragique du problème ainsi laissé en suspens. Aux armées. Jean DANIÉLOU. P. G., 90, 795 B. On voit très clairement dans ces textes la disso­ ciation de l’apocatastase qui consiste dans une έπίγνωσις, « prise de possession des essences organisatrices » (Lachièze-Rey, Idées morales..., p. 213) et qui est l’idéal suprême du platonisme; et de la béatitude chrétienne, qui est communion, μιθέξις, avec un Dieu personnel. i.