W. REVUE THOMISTE REVUE DOCTRINALE DE THÉOLOGIE ET DE PHILOSOPHIE Lxxi'èmb ANNÉE — . LXIII — JANVIER-MARS 1963 BLESSED SACRAC^Ï CRY 5384 Wiison Mills Road Cleveland, Ohio - 44124 I* Chronique d’ecclésiologie La production théologique concernant l'Église et les diverses questions de ce qu’on est convenu d’appeler l’ecclésiologie, est devenue trop considérable pour qu’on n’éprouve pas le besoin de réfléchir sur elle, d’en classer les tendances et d’en retracer les étapes, d'en dresser une manière de bilan, au moins pour une période donnée. De tels travaux, qui deviennent pour les débutants de fort utiles introductions, permet­ tent à tous une sorte de confrontation particulièrement éclairante, qui suscite la réflexion. C’est un service de ce genre qu’a rendu le R. P. Jâki, en consacrant une longue étude aux tendances nouvelles de ïecclésiologie1. On devine combien un livre engagé sur ce thème aurait pu être conduit d’une manière bien subjective, sinon tendancieuse ; ΓΑ. a échappé à ces dangers et l’on est frappé de l’honnêteté avec laquelle il reste fidèle à des critères nettement exprimés ; on peut certes n’être pas d’accord avec ces critères ; du moins assurent-ils une ligne d’inter­ prétation dont l'objectivité est aisément contrôlable. Le travail est par ailleurs assez largement conçu pour garder toute sa valeur d’histoire et de réflexion sur l’histoire, même après que quelques années ont sufii, en apportant du « plus nouveau », à faire souhaiter un titre qui résiste mieux au temps que celui de tendances « nouvelles ». C’est que J. a judi­ cieusement choisi son point de départ et discerné le vrai point de surgis­ sement des tendances dont il nous dit que le but est de « combler l’uni­ latéralisme de l’ecclésiologie post-tridentine23». Une nouvelle orientation s’est fait jour ; ΓΑ. en étudiera « la mentalité générale, l’idéal théologique qu’elle suppose, le but qu’elle se propose, les problèmes auxquels elle s’intéresse, ses apports pour un enrichissement de notre théologie sur l’Église, ses déficiences aussi et les dangers qu’elle présente8 ». Quatre chapitres jalonnent la démarche. Le premier, consacré aux origines des tendances actuelles, fait ressortir avec raison l’extrême importance du romantisme allemand, à travers l’école de Tubingue et le grand initiateur que fut Moehler. « Étroitement lié au romantisme, l’élément, peut-être le plus décisif dans les tendances nouvelles, est un besoin d’ordre vital qui veut rendre le mystère de l’Église un mystère vécu par les fidèles4. » Un second élément, de capitale importance, est venu influer sur l’ecclésiologie : c’est le renouveazi des études sur l’Église dans les confessions non catholiques et la naissance du mouvement œcu­ ménique ; le chapitre second l’étudie avec minutie. Troisième élément et troisième chapitre : le retour aux sources. L'étude renouvelée de la Bible, 1. Stanislas JÂκι, O. S. B., Les Tendances nouvelles de l'ecclésiologie, «Bibliotheca Harder11 Romehun8ancae· Sectto philosophico-theologica, 3 », τ vol. de 276 pp., 2. Ibid., p. 14· 3. Ibid., p. 16. 4. Ibidem. - ECCLÉSIOLOGIE des Pères et des grands scolastiques conduisait invinciblement à élargir une problématique trop dominée par les préoccupations de la contreRéfonue. Le quatrième et dernier chapitre enfin passe en revue les recherches systématiques sur l’Église. Analyser ainsi plus d’un siècle de littérature ecclésiologique n'était pas un travail facile. Il y fallait d'abord une immense lecture ; mais la lecture, on le sait, se fait à des niveaux plus ou moins profonds. Celle qu'a faite ΓΑ. n’est assurément pas superficielle, même si, en tel ou tel cas, on peut la trouver un peu étroite. Il est allé aux vrais problèmes et il fait, du progrès des recherches, un exposé passionnant. Ce qui aurait pu n’être qu’un répertoire, et qui en fait contient une manière de réper­ toire, est beaucoup mieux : une véritable histoire des idées. Peut-être même les «courants » sont-ils trop marqués, ΓΑ. use plus de la netteté que des nuances. Mais il montre bien le développement, qui lui paraît trouver son couronnement dans l’encyclique Mystici corporis. S’il avait continué son enquête jusqu'aux toutes dernières années et aux derniers mois, il aurait sans doute dû ajouter quelques ombres à cette progressive épiphanie de la notion de Corps mystique au cœur du traité de l’Église, noter quelques résistances non certes à l’utiliser, mais à lui donner une place si centrale qu’elle paraît à certains exclusive. Ce n’est probable­ ment pas sans malentendus, et, pour l’ensemble, sa perspective nous parait exacte. Il était difficile de résumer en détail cette suite de résumés ; nous voudrions avoir suffisamment souligné les mérites de cet ouvrage pour qu’on ait saisi les services qu’il peut rendre. [M.-M. L.] Nous manquons encore, remarque justement l’article Ekklesiologie du Lexikon fur Théologie und Kirche1, d’une étude d'ensemble sur la formation et le développement du traité d’ecclésiologie, aussi nombreu­ ses que puissent être les monographies et études particulières consacrées à ce sujet. On lira avec intérêt les indications historiques, forcément succinctes, de cette notice, qui fournissent une introduction et un cadre utile aux recherches et aux réflexions sur ce point2. Nous ne nous arrêterons pas longuement pour cette fois au problème que pose l’absence, dans les synthèses théologiques des Docteurs de la grande scolastique et en particulier chez saint Thomas, d’un traité «séparé » de Ecclesia. Cette absence, note Semmelroth3, n’est pas le signe d’un manque d'attention ou d’intérêt de nos auteurs. Pour n’être pas considérée à part, l’Église n’en est pas moins présente à leur étude, dans la considération des autres vérités du salut. La constitution d’un traité spécial est cependant, nous semble-t-il, l’effet normal du développement du savoir théologique, et de la différenciation progressive de ses diverses parties. Aussi bien l’Église ne forme-t-elle pas l’objet d’un mystère spécial, d’un aliquid speciale non visum qu'énonce un article de foi 1. Ekklesiologie, dans Lexikon fur Théologie und Kirche, 2. Auflage, 1959, III, c. 781-787 : i. Historische Grundlinien (H. Bacht) ; 2. WissenschaftstheoreUsche Ueberlegungen (O. Semmelroth). 2. Nous retrouverons dans la suite de cette chronique, en présentant la traduction française de l’ouvraee de Semmelroth sur die Kirche als Ursakrament, les idées qu U présente ici de maniéré cursive. 3. Ekklesiologie, LTK, c. 784· 27^ REVUE THOMISTE ____________ ---------- - ---- ----------- _ particulier ? Dès lors se trouvera posée la question de la place et des I connexions de ce traité dans l’organisation d’ensemble d’une synthèse I de théologie. Le problème est tout à la fois théorique et pratique, car de sa solution dépendent pour une part l’objet et les limites qu’on assignera à ce traité et l’agencement interne de ses parties, et d'autre part des conséquences en résulteront pour son enseignement. Une première solution a été longtemps celle de la facilité. Dans le temps où se consti­ tuait l’ecclésiologie, le développement et les nécessités des sciences sacrées avaient amené la formation d’une «théologie fondamentale», aux frontières aussi amples qu’imprécises. Or celle-ci était conduite à traiter de l’Église, tant du point de vue de la révélation, pour autant que l’Église en garde le dépôt et en garantit la divine origine, étant ellemême motif permanent de crédibilité, que du point de vue de la méthode théologique, selon qu’elle est règle prochaine de la foi et donc de la science de la foi. N’était-il pas bien tentant et commode d’en profiter pour introduire toute une ecclésiologie au cœur de cette « théologie fon­ damentale » ? Tentation d’autant plus compréhensible que la plupart des questions concernant l’Église avaient été posées et s’élaboraient dans un climat de controverse, d’« apologétique » !... Il n’est plus personne aujourd’hui, pensons-nous, qui conteste en droit la distinction entre une apologétique de l’Église (elle-même bien circonscrite en son objet par le propos de l’apologétique en son ensemble, et nullement étendue à toute une « apologie » de l’Église, pas plus que ne relève de 1 apologétique une « apologie » de l’incarnation, ou toute autre défense des mystères de foi), une épistémologie de l’Église, en tant quelle est «lieu théo­ logique », et une théologie proprement dite de l’Église. Mais il reste beaucoup à faire encore pour qu’une telle conviction passe définitive­ ment dans les faits, en ce qui regarde tant l’organisation de 1 enseigne­ ment ecclésiastique que la rédaction des manuels de théologie1. Ce sera donc parmi les traités dits de dogmatique spéciale que devra être exposé le mystère de l’Église. Mais où ? La disposition même des articles du Credo nous paraît pouvoir fournir les éléments d une réponse. C’est dans le prolongement de l’incarnation rédemptrice et comme œuvre de l’Esprit de Jésus, que nous y proclamons notre foi en 1 Église. Celle-ci est l’ouvrage du Verbe incarné et crucifié, et de l’Esprit répandu à la Pentecôte, elle est au terme des deux missions visibles faites au monde à la plénitude des temps. Et par la rémission des péchés qu’elle annonce et le baptême qu’elle administre, elle rassemble les hommes en une communion de sainteté, pour la vie éternelle. La place de notre traité ne s’en trouve-t-elle pas marquée ? C’est ce qu’avait bien vu le théologien lucide que fut le Père Ambroise Gardeil : « Si saint Thomas revenait, écrivait-il en 1908, et voyait le dogme de l’Église au point de développement où il est parvenu de nos jours, je ne doute pas qu’il ne lui fît une large place dans la troisième partie de sa Somme théo­ logique, entre le traité de l’incarnation et le traité des sacrements *. ♦ La remarque est pertinente à condition de la bien entendre, car il est Chrùti^^x titre parties, l’une apologétique (ou bien 2. A. Gakdbu., La crHiHU et c.ommun ' de Ecclesia ,Dat,ère en deux 279 ECCLÉSIOLOGIE bien clair qu’un traité différencié de l’Église ne saurait s enfoncer comme un coin entre les qq. 59 et 60 de la IIP Pars et y prendre toutes ses dimensions, en laissant absolument inchangés les autres traités entre lesquels il prendrait place : c’est toute la sacramentologie et le de Novissimis, pensons-nous, qui doit se développer et s’intégrer en un traité de l’Église. Mais ceci demande peut-être un mot d’explication. Empreinte en nous de la science de Dieu12, la théologie a pour sujet formel le sujet même de la science divine, et elle s’étend à ce à quoi s'étend la science de Dieu, connaissant comme elle en Dieu même les œuvres de Dieu. Omnia tractantur in sacra doctrina sub ratione Dei, vel quia sunt ipse Deus, vel quia habent ordinem ad Deum ut ad principium tl finem1. Aussi, par delà la division en trois « parties », la répartition la plus fondamentale de la Somme de théologie, correspondant à celle même de l’objet de foi et de la science de Dieu à laquelle, par la médiation de cette foi, elle se subalterne, y distingue deux grands « traités » : Dieu en lui-même, dans l’unité de sa nature et la trinité de ses personnes (/*, qq. 2-43) ; Dieu en ordre à son œuvre, comme principe et fin de l’uni­ vers. C’est la division traditionnelle en théologie et économie, la « théo­ logie » étant première, non seulement selon l’ordre de la démarche, mais comme raison dernière et fondement d’intelligibilité de 1’« économie », tout ce que Dieu faisant ad extra étant ultimement rattaché et ordonné à ce qu’il est en lui-même, et donc expliqué par lui. Dans le traité de l'< économie », qui s’ouvre par l’in principio de la Genèse {P, q. 44) et s’achève par l’instauration des cieux nouveaux et de la terre nouvelle, à la consommation des temps, quand Dieu sera tozit en tous (IIP, suppl., in fine), saint Thomas a fait se correspondre étroitement les deux mouvements complémentaires de l’exitus et du reditus (car c’est la loi de l’effet de faire retour à sa cause), et soudé profondément l’une à l’autre la //* et la IIP, comprises entre deux considérations de Dieu fin der­ nière, en sorte qu’elles ne forment plus qu’un seul mouvement, tout entier consacré à décrire le retour à Dieu, par le Christ, de l’humanité pécheresse et rachetée, et donc de toute la création. Dans une telle perspective, qui intègre toute une théologie de l’histoire et en décrit progressivement les étapes, la IIP se place toute à la bienheureuse plénitude des temps : elle ne représente certes pas un appendice, ou seule­ ment l’irruption tardive de l’histoire, de l’événementiel, dans une considération jusque-là cantonnée à l’étude abstraite des natures ; mais tous les traités antérieurs, y compris celui des anges et de la création matérielle, y trouvent leur achèvement et leur couronnement (« ad consummationem totius theologici negotii », dit le prologue de la IIP pars), le Christ (et son Église) étant présent à la P et à la IP par cette ten­ dance à lui de tous les traités particuliers dont aucun ne s’achève ni ne se referme sur lui-même. Or, des trois sections qui constituent la IIP, la première considère le mystère du Christ, en qui il a plu à Dieu de réca­ pituler toutes choses, et l’œuvre de salut par laquelle il fonde 1 Église , la dernière nous renvoie à la fin des temps, quand il viendra sur les nuées du ciel juger les vivants et les morts ; la deuxième se rapporte en 1. Sum. theol., P, q. 1, a. 3, ad 2t,m· 2. Ibid., a. 7. & 28ο REVUE THOMISTE propre au temps intermédiaire entre ces deux avènements : son objet n’est-il exactement l’édification de l’Église comme « prémices du nouvel univers rassemblé dans le sang du Christ » dans le temps qui va de la Pentecôte à la parousie, de même que la section suivante (le traditionnel Novissimis) concerne l’Église glorieuse, « plénitude du nouvel univers rassemblé dans la gloire du Christ12» ? Pour qui étudie et enseigne la théologie selon l’ordre de la Somme de théologie, ce ne pourra donc être à l'occasion des mentions que fait saint Thomas de l’Église dans les traités de la loi nouvelle, de la foi et de la charité, ni dans l’étude des états de vie, qu’il se doit d’organiser un traité de l’Église, encore qu’il ait à recueillir soigneusement l’enseignement qui y est donné ; ce ne peut être davantage à la q. 8 de la IIP, cette question, qui considère parmi les prérogatives de l’humanité assumée la grâce capitale, ne pou­ vant se développer en une ecclésiologie sans faire éclater le traité du Verbe incarné et déséquilibrer l’ensemble de la IIP. C’est seulement une fois achevée l’étude des acta et passa Christi in carne, après qu’il aura été glorifié et sera remonté à la droite de Dieu (q. 58 : de sessione Christi ad dexteram Patris), que peut être abordée la double et indivisible mission qui, dérivée du Christ glorieux, fonde l’Église : celle de l’Esprit-Saint et celle des apôtres. C’est alors seulement que le théologien disposera de tous les éléments indispensables à une définition intégrale de l’Église : le Christ ressuscité, son Chef ; l’Esprit-Saint, son âme ; les pouvoirs hiérarchiques dont elle est issue ; le baptême et l’eucharistie ; les carac­ tères et la grâce sacramentelle. Per fidem... et per sacramenta quae de latere Christi pendentis in cruce fluxerunt, dicitur esse fabricata Ecclesia Christi i. On s’accorde généralement à voir dans le de Regimine christiano de Jacques de Viterbe le premier traité systématique de l’Église. H.-X. Arquillière, qui en donna en 1926 la première édition critique, le présente comme Illll « le plus ancien traité de l’Église3 ». Pour être un écrit de contro­ verse théologique, à l’occasion du conflit qui opposa Boniface VIII et Philippe le Bel, cet exposé n’en contient pas moins « tous les éléments essentiels sur l’essence de l’Église, les caractères de l’Église, le pouvoir de ses chefs, qui constitueront plus tard le traité classique de l’Église », quoique «plutôt à l’état d’ébauche qu’à l’état de tableau achevé4 ». Or il est intéressant de relever que, dans ce traité où l’influence thomiste est si manifeste, l’idée fondamentale qui unifie et organise toute l'œuvre est celle de regnum Christi, explicitée à l’aide de la notion philosophique de societas perfecta. Cette influence de saint Thomas, Mgr Grabmann, dans une de ses dernières contributions, l’a étudiée sur un point précis : l’enseignement de Jacques de Viterbe sur les degrés du pouvoir d’ordre et de juridiction non seulement s accorde harmonieusement avec la doctrine thomiste, incami, H. Pans, „Ι51&η“ρ,'χ“ί.,ΟΓ,η"'Κ à Mgr 2. III*, q. 04, a. 2, ad 3«®. De regimine Christiano Beauchesne, 1926. 4. Ibid., p. 78. l'église: Jacques de Viterbe, Etude des Γsources ------- et‘ édition '*................. critique, ~Paris, Ttn! ECCLÉSIOLOGIE 281 mais en dépend étroitement, en particulier du C. Gentiles, IV, c. 76 et du de Regimine principum, I, 21*. Quelques décades après la mort de Jacques Cappocci, Jean Wiclif s'élevait dans son Tractatus de Ecclesia (1378) contre la prétention d'identifier l’Église avec les détenteurs des pouvoirs et dignités ecclé­ siastiques, et lui opposait sa conception d’une Église définie comme la communauté invisible de tous les prédestinés. Le problème ainsi soulevé avec une acuité qu’accroissait encore le Grand Schisme, ouvert à l’heure même où paraissait le traité de Wiclif, ne cessera plus d’agiter et de déchirer la chrétienté occidentale. Ce fut en Bohême que dès la fin du xive siècle les idées de Wiclif eurent d’abord le plus de retentissement, provoquant le déclenchement de la crise hussite. Nous disposons à présent d’une excellente édition du principal ouvrage où Jean Huss exposa sa conception de l’Église, le Tractatus de Ecclesia*. Le texte en a été établi à partir des meilleurs manuscrits, aucun auto­ graphe ne nous en étant parvenu, l’apparat mentionne les variantes, et trois index le complètent. Dans l’introduction, S. H. Thomson décrit les conditions dans lesquelles fut rédigé le traité. Depuis 1410, le problème central des réflexions et des prédications du maître praguois portait sur la nature et la constitution de l’Église. Ce sont les lignes maîtresses de sa pensée, fixées dès 1410, affermies encore par deux années de vives controverses, que Huss entreprit de fixer dans son de Ecclesia. Th. pense que les dix premiers chapitres en ont été rédigés, ou du moins élaborés et mis au point, antérieurement à la décision du « conseil des huit docteurs » de la faculté de théologie de Prague, du 6 février 1413 : par conséquent durant les brefs séjours que Huss fit à Prague de décembre 1412 à février 1413. Dès qu’il eut connaissance du texte de ses contra­ dicteurs, Huss aura décidé de s’en servir pour arrêter le plan du reste de son ouvrage : celui-ci (ch. xi-xxni) se présente en effet comme un com­ mentaire cursif et une réfutation de leur déclaration. Rédigé en Bohême méridionale, à Kosi Hrâdek, il y fut terminé à la mi-mai, et lecture publique fut faite de l’œuvre en son entier, à la chapelle de Bethléem, le 8 juin 1413. On sait le retentissement considérable que suscita cette publication : à Prague même, à Paris, à Constance enfin, dans le procès et la condamnation de Huss. Sur les trente-neuf articles qui lui furent objectés à la troisième séance publique (8 juin 1415), vingt-six en étaient extraits ; sur les trente articles qui furent censurés à la quinzième session générale du concile qui le condamna (6 juillet 1415) : censure que devait reprendre la bulle Inter ctinctas du pape Martin V (22 juillet 1418)3, dix-neuf en proviennent directement. « Ce fut donc essentiellement pour son enseignement sur l’Église que Huss fut condamné4 » ; et le matin de son exécution, ce traité, que mentionnait expressément l’acte de conI, Martin Grabmann, Die Lehre des Erzbischofs und Augustinerlheologen Jakob tvn Viterbo (t 1307/8) vom Episcopat und Primat und ihre Bexiehung zum heihgen Thomas von Aquin, dans Episcopust Studien ùber des Bischofsaint..., Ratisbonne, 'T M&stri Johannis Hus, Tractatus de Ecclesia, e fontibus manu scriptis in lucem Midit S Harnson Thomson, .Study and Texts in Medieval Thought., i vol. de «™-252!pp^jCanibridge°W. Heffe? and Sons, University of Colorado Press, r956. 3. Denz., n. 627-656 ; 657-689. 4. Op. rec., introd., p. xx. 2§2 REVUE THOMISTE damnation, était livré au feu avec ses autres principaux ouvrages, dans le cimetière de la cathédrale de Constance. Il est convenu, depuis les travaux décisifs en la matière de J. Loserth, de souligner le manque d’originalité de la pensée théologique de Huss, spécialement en matière d’ecclésiologie, et son étroite dépendance de Wiclif1. L’éditeur du de Ecclesia (dans lequel Wiclif n’est jamais cité I) a relevé et mentionné nombre de ces « emprunts ». Dans son introduction, il s’efforce, à la suite de Sedlak, d’en réduire quelque peu l’ampleur et surtout d’en limiter la portée. Cette méthode d’emprunts littéraux, appliquée d’ailleurs ici de manière sélective, était non seulement tolérée des universitaires médiévaux, qui n’avaient pas notre conception de la propriété littéraire, mais communément admise et pratiquée, et n’auto­ rise pas le reproche anachronique de plagiat. Il note surtout que la réforme hussite n’a pas été l’importation pure et simple en Bohême du mouvement wiclifiste, mais qu’il y trouvait une terre préparée et y a poussé de profondes racines. C’est ce même problème des rapports de Wiclif et de Huss que dom Paul De Voogt a été amené à étudier de près, dans les deux importants ouvrages qu’il vient de consacrer à Jean Huss23. Sa position est assez bien résumée dans le texte suivant, choisi entre beaucoup d autres ; Huss persiste à réunir dans les mêmes textes la vérité catholique et les thèmes de Wiclif... Wiclif est et reste pour lui, malgré ses erreurs, le docteur évangélique qui a dénoncé la décadence de 1 Église et indiqué le chemin des réformes... L’œuvre wiclifienne est pour Huss un champ immense où il n’a jamais fin; de moissonner. Mais ce champ est semé de chausse-trapes. Il y circule avec un instinct presque infaillible sans mettre le pied, ou presque, sur l’engin dangereux. On a dit parfois que les innombrables démarquages de Wiclif prouvent le manque d’origi­ nalité de Huss. Jusqu’à un certain point, ils prouvent exactement le contraire, car ils ont été faits selon une méthode extrêmement person­ nelle et avec un esprit de suite rarement en défaut. Huss s est appliqué à faire de son œuvre une réplique de celle de Wiclif, mais corrigée dans le sens catholique*. 1. Cf. encore L. Cristiaxi, art. Wyclif, dans DTC XV*, c. 3611 : « La subordination doctrinale de Huss par rapport à Wyclif est absolument indéniable et elle atteint les proportions du plagiat pur et simple. » 2. Paul De Vooght, moine bénédictin, L'Hérésie de Jean Huss, 1 vol. de xx-494 pp. ; It>., Hussiana, 1 vol. de vin-452 pp. ; « Bibliothèque de la Revue d’histoire ecclésias­ tique, fasc. 34 et 35 » ; Louvain, Bibliothèque de l’Université et Publications univer­ sitaires, i960. —Cf. aussi, du même A., Part. Huss (Jean) dans l’enc. Catholicisme, fasc. 20, col. 1107-1111, où les mêmes positions sont présentées de manière plus résumée et plus percutante. 3. L'Hérésie de Jean Huss, p. 214. Cf. encore, ibid., pp. 84-85 : « Huss copia comme tout le monde. Il copia surtout Wiclif, mais en choisissant des textes d’une résonance catholique pure. Il n’allait pas jusqu’à reprendre les hérésies. Sa manière de faire montre cependant à quel point il vénérait le théologien anglais. Huss était en quelque sorte wiclihste sans l’être. Il l’était avec conviction et enthousiasme, mais non sans de très importantes restrictions. Au plus profond de lui-même, Huss était partagé. Son esprit était catholique, mais son cœur était avec Wiclif. » P. 179 : « Il est évident que ♦nnTp.nVl?.^™^»Îait?inent errcurs de Wiclif. La seule manière dont il les évite, HusX./ ndsf)/no r^CO?lant ccsse’ en est une Preuve éloquente. » Et dans R hîw. J’ai^tâché dte “ qu’on prend’ mais aussi par œ Wiclif dans ses positions sur l’épiscopat*dî· .pa,r raPP°rt à communion des saints, la pénitence, et iusou’à nn /eucharistie, les indulgences, la Γ Église» A chaque coup, Huss a oréféré Γη™?™; P°ln* notion meme de vations hétérodoxes de Wiclif. » P on catholique traditionnelle aux inno- ECCLÉSIOLOGIE 283 On le voit, la figure que dessine dom De V. est en grande partie nou­ velle et inconnue, bien différente en tout cas du « personnage historique ». Plus largement encore, c'est, en un sens, à une entreprise de démythisation qu’il s'est livré et nous convie, dans cette étude qu’il croit pouvoir conclure en ces termes : 1 Il a été immolé, avant tout, par ses propres concitoyens et on le considéra, à la faveur d’un mythe étrange, comme un héros national, le symbole glorieux de tous ceux qui tombent dans la lutte contre l’ennemi du dehors. Il fut un esprit sans originalité profonde et on le désigna comme un réformateur... Il passa toujours pour un wiclifiste, mais, s’il prit beaucoup à Wiclif, il lui laissa ses hérésies. Il paya ainsi sur le bûcher l’hérésie d’un autre... Tous les traits par lesquels sa per­ sonnalité entra dans l'histoire, Huss les acquit sans le vouloir et malgré lui. Héros national, révolté, wiclifiste, utraquiste (comme on dit plus tard), hérétique et finalement premier martyr de la future idée pro­ testante, Huss fut tout cela... malgré lui. Il le fut par toutes sortes de circonstances et par ses contradictions internes. Il ne fut rien de tout cela par son propre choix. Son cœur resta toujours catholique et il mourut en professant l’intégralité du Symbole qu’il récitait1. De telles affirmations, qu’on aimerait pouvoir croire sur parole, de­ mandent évidemment à être justifiées, et l’A. s’y emploie tout au long de son ouvrage qui, nonobstant l’érudition qui s’y étale et la garantie que lui confère le label de la collection où il paraît, semble assez éloigné de la sérénité désintéressée de la pure histoire : c’est une thèse qui y est défendue, avec une conviction et une ardeur extrêmes, un livre de combat, oserions-nous dire. Dom De V. remarque en commençant que, si, à l’instar de beaucoup de personnages historiques, « Jean Huss a été l’objet d’appréciations diverses et contradictoires, ce qui le distingue peut-être, c’est l’extrême passion avec laquelle il a souvent été loué ou blâmé2 ». Mais peut-il se flatter d’avoir lui-même entièrement échappé à cette loi, et n’est-ce pas une passion contenue que l’on sent courir de la première de ses pages à la dernière, et qui maintes fois soulève le récit au ton du plaidoyer, ou du réquisitoire ? L’A. n’aime pas les demiteintes et fait fi des nuances. Dans cette révision du procès de Jean Huss (car c’est bien de cela en définitive qu’il s’agit), il cite à sa barre accusateurs et accusé, amis et ennemis ; il tranche avec éclat, distribuant le blâme ou l’éloge ; il absout ou renvoie aux ténèbres extérieures, s’in­ digne ou ironise, et n’évite pas toujours le trait trop appuyé ou quelque peu vulgaire3. J’ai cité plus haut les conclusions auxquelles il aboutit. 1. L'Hérésie de Jean Huss, pp. 480-481. 2. Ibid., intr., p. v. 3. Le lecteur ne manquera pas d’être frappe par le préjugé de faveur dont bénéficie toujours Huss : quoi qu’il ait dit ou fait, toujours en est fournie la justification ou du moins lui trouve-t-on des « circonstances atténuantes » ; parti pris dont la contrepartie est la sévérité, constante elle aussi, qui flagelle ses opposants et ses juges. Les anciens amis de Huss n’ont pu l’avoir quitté que par opportunisme et ne l’ont attaqué que sous le coup d’une haine aveugle : ce sont des faussaires et des misérables. Mais sur­ tout les juges sont stigmatisés en traits de feu. « Le crime des Pères du concile de Constance a été particulièrement odieux, non seulement dans son aboutissement mais dans la manière dont le procès a été mené · (p. 473)· Le concile est vilipenc é pour avoir, au nom de son autorité souveraine en matière de foi, instrmt le procès de Huss au lieu d’engager avec lui, · d’égal à égal », une discussion libre (p. 425). La de Huss les aveugle entièrement (p. 3=,) : le procès REVUE THOMISTE Pour l’ensemble du problème, nous laisserons à de plus doctes le soin d en apprécier la validité, et le poids des raisons avancées, et nous en tiendrons exclusivement ici à l'examen de l’ecclésiologie de Jean Huss. La tentation était bien forte, en ces temps de corruption et dans le scandale du Grand Schisme, d'opposer à l’Église visible, sacramentaire, hiérarchique, qui semblait n’être plus qu’une sentine de vices, un repaire de brigands, la véritable Église, faite des seuls prédestinés, laquelle est sans tache ni ride. Le réformisme tchèque avait fait la rencontre de Wiclif et marchait avec lui, la main dans la main. A son école, Huss tentera, non sans doute de réduire toute la réalité ecclésiale à Y univer­ sitas praedestinatorum, du moins de la rattacher à elle et de l’y fonder toute. Dom De V. nous paraît avoir minimisé le bouleversement que provoquait cette nouvelle définition1, et insuffisamment mis en lumière que cette position de base était la cause, le principe des autres négations et rejets de Huss. Certes, Huss « s’efforce de loger à l’intérieur de l’Église de la prédestination les institutions ecclésiales existantes »3, mais il le fait partir de la notion de prédestination, et moyennant celle de droite vie chrétienne, qui seule permet de discerner avec une suffisante proba­ bilité ceux qui sont prédestinés, car il est écrit : Vous les reconnaîtrez à leurs fruits. Il rejoint ainsi, mais de manière incorrecte, la définition de l’Église comme congregatio fidelium, puisqu’aussi bien pour lui les méchants ne peuvent avoir la vraie foia. L’interprétation que nous donne De V. de la pensée de Huss sur les « pasteurs véritables » est plus explicite et équilibrée que les formules où il pense la lire... et sans doute est-ce de lui-même plutôt que de son héros qu’il convient de dire que sur ce point « il s’explique de la manière la moins ambiguë qui soit4 ». A moins de s'inscrire en faux contre la détermination solennelle de Martin V, dom De V. est bien obligé de reconnaître que Jean Huss fut hérétique, mais son hérésie, à l'entendre, porte exclusivement sur la négation d’une primauté pontificale de droit divin. Et ici notre A. se laisse aller à des expressions manifestement excessives : Il a été hérétique ? Sans aucun doute, mais s il a vraiment mérité de brûler pour n’avoir pas reconnu la primauté du pape de Rome, que n’ont pas mérité alors scs juges, les Pères du Concile, pour avoir solen­ nellement proclamé comme un dogme de foi l’opinion hérétique, impie n’a été que «l’acharnement d’une cabale d’excités qui liquident une querelle de ména­ ge » (Hussiana, p. 206). L’« horrible » scène de la dégradation est décrite en termes d’une violence presque insoutenable (L*Hérésie..., pp. 455-456). — Il arrive que notre A. aille plus loin que Huss lui-même dans son ardeur à le défendre. Pour ce qui est des « trente articles · (à la différence de ceux qui lui sont imputés par des témoins), je ne vois pas que Huss ait jamais dit qu*« ils sont le plus souvent la caricature et parfois le contre-pied de sa doctrine prise dans son ensemble » (p. 480). Il accorde qu’ils ont été extraits correctement de ses œuvres, et refuse seulement «de les reconnaître comme erronés » (p. 430), · d’admettre que chacun d’eux soit erroné, de peur de condamner la doctrine des saints Docteurs, saint Augustin en particulier » (p. 431). i. L Hérésie (te Jean Huss, p. 270 : < Un fait est pourtant que la définition wicliHIM nenne de 1 Eglise comme la grande famille des prédestinés n’a pas conduit Huss à conception traditionnelle de l’Église comme société des croyants. Bien que σ Thïd Sn maintenant que l’Église secondaire, tout y reste comme avant. · tout,.dil"uc!lê peu. ECCLÉSIOLOGIE (I scandaleuse [ce sont les termes qu'emploiera Eugène IV, le 4 sep­ tembre 1432] de leur supériorité sur le souverain pontife1 ? Il fut condamné à cause de sa doctrine sur l’Église par un concile qui professait sur le même point une doctrine sans doute pire 2. Huss se fût-il soumis — il est étrange de le penser — qu’il serait tombé avec ses juges dans l’hérésie conciliaire 3. Reste le problème humain de Huss, sur lequel dom De V. a écrit les pages sans doute les meilleures de son livre. La clé de sa vie et de son enseignement, Huss lui-même nous l’a donnée, lorsque sur le bûcher il répondit à l’ultime sommation des deux officiers impériaux : « L'inten­ tion principale que j’ai poursuivie dans ma prédication, dans tous mes actes et tous mes écrits, a été d’arracher les hommes au péché » (et parmi eux, plus spécialement les clercs)45. Parti d'un propos de réforme, et d’une notion pragmatique de « pasteur véritable », le malheur a voulu qu'il ait pris Wiclif pour modèle et pour maître, et lié indissolublement à lui sa cause et celle même de la réforme. Voilà pourquoi, selon ΓΑ., «il l’a défendu à travers tout, essayant de donner le change... et là [même] où il n’était plus défendable6 ». Une telle attitude ne laisse pas toutefois de surprendre, elle est même incompréhensible, s’il est vrai, CO Hltl e on nous l’assure, que Huss avait parfaitement discerné et su éviter pour lui-même les erreurs dont fourmillaient les écrits du maître anglais. N'était-elle pas de la dernière maladresse, pour lui-même (car il s’exposait à ne pas convaincre ses adversaires de l’orthodoxie de Wiclif et à faire douter de la sienne, et c’est bien ce qui arriva) et pour la cause de la réforme qui lui tenait à cœur plus que tout et qu’il risquait de compromettre irrémédiablement ? D’autant que s’agitait autour de lui tout un parti wiclifiste dont il paraissait bien être le chef de file, et dont on ne voit pas qu'il ait publiquement désavoué les excès. Or dom De V. ne peut blanchir son héros qu’en accablant ses précurseurs ou ses émules : « Ce sont les idées de Milic et de Janov, de Wiclif, de Nicolas de Dresde, de Jakoubek, qui ont formé le hussitisme. De tout ce pro­ gramme, d’ailleurs en partie contradictoire, Huss n’acceptait que ce qu’il estimait compatible avec l'orthodoxie catholique. Mais, tandis que les grands coupables restèrent impunis, Huss paya pour les autres®. » 1. Ibid., p. 470. 2. Ibid., p. 481. 3. Ibid., p. 435. — Rien ne prouve mieux qu’ici la fougue de l’A. l’a fait malencon­ treusement outrepasser sa pensée, que les formulations sages et équilibrées qu’il donnait du conciliarisme, dans le temps même où paraissaient les ouvrages que nous recensons : cf. Le conciliarisme aux conciles de Constance et de Bâle, dans Le Concile et les conciles, Paris, i960, pp. 143-181 ; p. 145 : « La primauté de Pierre et de ses suc­ cesseurs n’est pas mise en doute par les conciliaristcs » ; p. 147 : au concile de Cons­ tance, les conciliaristes « sont unanimes, tant à admettre la supériorité du concile sur le pape qu’à maintenir la papauté comme institution du Christ », etc. Mais les expres­ sions que nous critiquons prennent un relief bien étrange si on les confronte aux plus récentes déclarations de leur auteur, dans le Conciliarisme aux conciles de Constance et de Bâle (Compléments et précisions), dans Irenikon, XXXVI, 1963, pp. 61-75, où, se ralliant aux positions récentes de Hans Küng dans Strukturen der Kirche, il écrit : « Le conciliarisme mitigé... est donc (abstraction faite du mot, assez male sonans), une doctrine définie par un concile œcuménique » (p. 74)· 4. Cf. op. rec., p. 460 î cf. pp- 456-466. 5. Ibid., p. 214. 6. Ibid., p. 473· REVUE THOMISTE 2^6 Du moins accordera-t-on à 1 A. qu’il y a quelque chose de tragique­ ment cruel dans son destin, dans la fatalité qui d'étape en étape le mène implacablement au drame final, dans cette « régularité dans le désastre1 ♦. Sans doute n*est-ce pas le seul fait du hasard, et de la malignité de ses ennemis. Dom De V. mentionne sa maladresse insigne, son attitude brouillonne et provoquante, dépourvue de tout sens de l’opportunité ; le caractère violent, souvent frénétique, de ses interventions, et ce ♦ quelque chose d’excessif dans le comportement qui allumait l’incendie partout où il allait3 * ; le manque d’envergure, la médiocrité de l’esprit « qui l’empêchait de jamais repenser une doctrine ou d’organiser quoi que ce soit3 » ; l’incohérence et l’obstination d’une pensée qui ne s'em­ barrassait pas de ses contradictions et le fit s’y entêter. « Les idéaux hussites et même les idées hussiennes ne partent pas vraiment de lui. Il a tout reçu. Il est une somme de tendances diverses qui ne s’équilibrent pas toujours dans une personnalité d’un naturel violent et porté à des réactions divergentes qu’on croirait incompatibles. Huss est un être complexe qui doit avant tout à ses propres contradictions le sort boule­ versé qui est le sien 4. ♦ Dans le second volume intitulé Hussiana, complémentaire du précé­ dent, dom De V. a groupé quelques études de détail qui ont un rapport étroit avec la pensée de Huss, mais n’auraient pu trouver place dans un livre de synthèse. Il les a classées sous des têtes de chapitre qui sont les grands thèmes de la réflexion théologique de Huss : ΓÉglise (pp. 9-208) ; l’épiscopat (pp. 209-260) ; l’eucharistie (pp. 261-299) ; les indulgences (pp. 301-362) ; questions spéciales (pp. 363-441)5. La comparaison entre Huss et Wiclif ne fait pas l’objet d'un paragraphe spécial, car elle se poursuit à travers tout l'ouvrage, mais TA. commence par nous donner en commençant les conclusions dispersées dans les divers chapitres®. Nous ne nous arrêterons ici qu’aux deux premières parties. On y trouvera un exposé suggestif de l’ecclésiologie catholique à Prague autour de 1400, suivi de l’édition du Tractatulus de Potestate clavûim de Jean de Jenètejn6 7. Dans ces traités de ΓÉglise qui s’ébauchent, il y a un effort bien remarquable d'élucidation de la doctrine catholique, en particulier sur les problèmes d’actualité, et l’entreprise de Huss s’éclaire 1. L'Hérésie de Jean Huss, p. 4752. Ibid., p. 477. 3. Ibidem. 4. Ibid., p. 45. — Malgré le soin apporté à la correction des épreuves (introd. p. xvii), il reste quelques fautes d’impression, dont quelques-unes sont cocasses. P. 238 et 471 : « qui aime la bonne chair », < les titres doctoraux, le gain et la bonne chair ». P. 400 : « son pouvoir deviendrait caduque », etc. 5. Ces «questions spéciales» ont un rapport parfois assez lâche avec la personne et l’œuvre de Jean Huss. C’est ainsi que l’une d’elles (pp. 400-421) concerne Jean de Pomuk : < Huss n’a été mêlé qu’indirectement à l’aventure de celui que sa légende conduisit sur les autels... Il n’est pourtant pas sans intérêt pour l’histoire de Huss de rechercher sa véritable figure. Non seulement Jean de Pomuk et Jean Huss furent contemporains. Ils se retrouvent aussi dans la légende, bien que ce soit en qualité d antagonistes. A Huss dont ses fidèles firent un hussite, d’autres opposèrent un Pomuk transformé en saint Jean Népomucène, martyr dii secret de 6. Hussiana, p. 6. 7. Ibid., pp. 102-185. ECCLÉSIOLOGIE 287 singulièrement à la lumière de ce contexte doctrinal dont il se sépare délibérément, ou auquel violemment il s'affronte, pour suivre Wiclif. Nous ne nous arrêterons pas au chapitre consacré à l'ecclésiologie des adversaires de Huss au concile de Constance1 qui tend à prouver, contre toute vraisemblance, que, par leur décret du 6 avril 1415, « les Pères du concile de Constance professèrent sur la primauté papale une erreur au moins égale à celle de Huss » ; que « les hommes qui portèrent le décret condamnèrent au feu un autre homme dont les idées se rapprochaient singulièrement des leurs2»; et avance le paradoxe vraiment insoute­ nable que Théodore de Niem, Jean Gerson, les cardinaux Zarabella et Pierre d’Ailly furent « des hussites qui s’ignorent3 ». Les deux principales études de la section consacrée à l’épiscopat cherchent à dégager le sens de la trentième proposition de Huss condam­ née à Constance : « Personne n’est ni chef civil, ni prélat, ni évêque, s’il se trouve en état de péché mortel4 », et la notion qu'à l'école de Wiclif Huss s’est faite de l’épiscopat et du « véritable évêque56». Mais ce sont les deux études de la première section consacrées ex professo à l’ecclésiologie du de Ecclesia de Huss et à la part qu’y tient saint Augustin®, qui retiendront l’attention du théologien. En dépit des réserves ou mises au point qu'appelleraient sans doute bien des jugements de détail, il s’accordera avec ΓΑ. sur l'essentiel des conclusions, plus sereines et équilibrées que dans le précédent ouvrage. En définissant avec Wiclif l’Église comme étant le rassemblement invisible des prédestinés, et en s’efforçant d’organiser toute son ecclésiologie en fonction de cette défi­ nition, Huss décentrait toute sa doctrine et la compromettait incurable­ ment. Il pourra bien, à partir de là, chercher à rejoindre, par la notion de < vie selon la loi du Christ » (comme signe conjectural de la grâce de la prédestination qui seule fait être de l’Église), l’Église-société-des­ fidèles ; il ne le fera qu’en introduisant entre ces « deux Églises » une mortelle dissociation. Il n'arrive pas à loger l’Église terrestre dans l’Église des prédestinés. Car la « définition exclusive » d’où il partait, tendait à effacer l’Église terrestre. « Elle l’effaçait, compte non tenu de son illogisme7. » D’où dans le de Ecclesia, un traité dont « toutes les pages à peu près prêtent à confusion », mais dont De V. accentue encore < le désordre de la pensée et l’incertitude du vocabulaire » pour en pou­ voir atténuer « la pointe d'hérésie8 ». Il est vrai que, prise en elle-même, la définition de l’Église comme universitas praedestinatorum n’était pas hérétique, comme l’ont bien noté Gerson et les théologiens de Paris et de Constance. Elle pouvait se réclamer de saint Augustin, à condition toutefois de garder les complé­ ments et correctifs qu'elle avait dans la pensée et l’œuvre du Docteur d’Hippone. Dom De V. fait un relevé attentif des principaux textes dont Huss, après Wiclif, se réclamait, puis s’interroge sur la qualité de 1. ff>id.,pp. 186-208. 2. Ibid., p. 186. 3. Cf. ibid., pp. 202, 203. 4. Ibid., pp. 211-230. 5. Ibid., pp. 231-240. 6. Ibid., pp. 9-65 et pp. 66-92. 7. Ibid., p. 91 et passim. 8. Ibid., pp. 63, 65 et passim. REVUE THOMISTE t ♦ I ------------ - ------ ------------------------------ -- ----------- -____ son « augustinisme *. « L’ecclésiologie de Huss, conclura-t-il, est à la fois très près et très éloignée de celle de saint Augustin1. » Huss a bien saisi en effet quelques-uns des thèmes essentiels de la pensée augustinienne, et s'en est inspiré pour réaffirmer le primat dans l’Église, contre toute majoration des valeurs d’ordre juridique et «institutionnel», de ce qui seul y est définitif et terminal : la communion de grâce et de sain­ teté ; et qui n’applaudirait à une si juste et toujours si nécessaire reven­ dication ? Mais ce sera désormais le destin de l’augustinisme de susciter ou du moins d’alimenter dans 1 Occident chrétien les erreurs doctrinales dressées contre l'orthodoxie catholique et opposées par là à sa plus authentique inspiration. Sous l’identité des termes et la reprise partielle des thèmes, l’ecclésiologie de Huss se situe aux antipodes de la pensée d’Augustin. Et la doctrine qu’on voudrait couvrir de son patronage eût fait crier d'horreur le Docteur et l’évêque de la Catholica. Jean de Torquemada avait assisté au concile de Constance comme membre de l’ambassade qu’y envoya la reine-mère Catherine de Castille et son fils mineur Jean II, et qui y arriva le 30 mars 1417. Après la dissolution du concile, il fut envoyé à Paris pour y conquérir ses grades et y enseigner, et son intérêt pour les études ecclésiologiques dut recevoir une nouvelle stimulation des querelles autour du conciliarisme qui s’y poursuivaient, et de son contact prolongé avec les coryphées du mouve­ ment conciliariste. Si par la suite notre dominicain eut à combattre le mouvement hussite, si, à Florence, il s’employa activement à favoriser la réconciliation avec les Orientaux, c’est principalement à la défense des droits et de la dignité du Saint-Siège que s’employa le maître du Sacré-Palais, puis le théologien du pape au concile de Bâle. A cette défense des prérogatives pontificales contre les prétentions du concilia­ risme, dont il dénonce l’inspiration diabolique, Jean de Torquemada consacrera la plus grande part de son activité et le plus grand nombre de ses écrits, ce qui lui valut le titre glorieux de Defensor fidei. Et le plus important et le plus connu de ces ouvrages, la Summa de Ecclesia, est dirigé contra Ecclesiae et primatus apostoloci Petri adversarios. Ce serait toutefois une erreur, assez largement répandue pourtant3, de s’hypnotiser sur l’intention polémique de ce traité, au point d en méconnaître la richesse et l’ampleur proprement dogmatique. C’est Mgr Grabmann ici qui a raison, quand il voit dans la Somme de Torque­ mada l’ouvrage le plus significatif de la scolastique sur ce sujet, l’ensem­ ble peut-être le plus achevé de l’ecclésiologie avant les grandes études modernes. Le cardinal dominicain a recueilli la substance de tout l’enseignement de ses prédécesseurs et l’a puissamment ordonnée. Il se rattache étroitement à saint Thomas, à l’enseignement duquel il apporte en cette matière une admirable explicitation. A l’augustinisme frelaté de Wiclif et de Huss, il oppose une ecclésiologie d’inspiration i. Hussiana, p. iv. sSiiKl p??trqUC lc,CMdinal Tujrecremau limite sa Sumnw | ecclésiologie authentiquement augustinienne aussi bien que thomiste12. C’est ce qui . χ·» rt avec évidence du remarquable travail, riche de doctrine et d’érudition, où le Dr Karl Binder expose la conception de Torquemada dt l'essence et des propriétés de l’Église*. L’A. y manifeste une connais­ sance approfondie, non seulement de la Summa de Ecclesia, mais aussi de l'ensemble de l’œuvre, éditée ou encore inédite, du cardinal de SaintSixte, ainsi que du milieu et des conditions où cette œuvre s'est cons­ tituée, des influences exercées ou subies, etc. La partie centrale de l'ouvrage, consacrée à l'analyse minutieuse des données essentielles de l’ecclésiologie de Torquemada, est complétée par une large introduction portant sur sa vie, son rapport aux travaux ecclésiologiques de ses prédécesseurs et de ses contemporains, et par un chapitre de conclusion, qui nous montre l'influence considérable qu’exerça, directement ou par intermédiaires, l'œuvre du grand dominicain, avant et après le concile de Trente : K. B. y relève avec complaisance non seulement la confor­ mité de cet enseignement avec celui de l'encyclique Mystici corporis, mais encore les nombreux points de rencontre34. Le chapitre premier dégage la définition nominale, puis réelle, de l’Église, à partir de ses multiples acceptions scripturaires, et précise la notion d’incorporation à l’Église : celle-ci, nous dit Torquemada, n’est pas faite des seuls prédestinés, il y a en elle pour le temps de son pèlerinage des justes et des pécheurs ; et il concilie cette affirmation avec celle de sa sainteté immaculée en distinguant avec Pierre Lombard (et par lui, avec saint Augustin) des degrés divers d’appartenance : si les pécheurs sont dans l’Église, ils ne sont pas de l’Église, ils y sont corpore non mente, numero non merito, nomine non numine*. Vient ensuite (chap. 2) l'étude des quatre caractéristiques de l’Église, professées au symbole de NicéeConstantinople : à la suite de Jacques de Viterbe, Torquemada les rattache à l’essence de l’Église comme en étant tout ensemble des conditions et des propriétés, mystérieuses comme elle et objet de foi : credo unam, sanctam, catholicam et apostolicam ecclesiam, et marques qui la désignent comme étant l’Église véritable, seule sainte et sanctifiante. Le chapitre 3 traite de la dimension temporelle de l’Église : son commen­ cement a principio humani generis, et son indéfectible pérennité. Le chap. 4 examine l’interprétation que donne Torquemada des images sous lesquelles l’Écriture décrit l’Église, à l’exception de la plus importante d’entre elles, celle du Corps mystique, à laquelle il ne consacra pas moins de vingt-six chapitres de sa Somme (1, 43-68), et qui fait l’objet du ch. 5 en son entier (ce qui ne va pas d’ailleurs sans amener quelques répétitions par rapport aux chapitres précédents). On sera reconnaissant à ΓΑ. d’avoir dégagé d’une œuvre complexe et toufiue les lignes essentielles d’une théologie de l’Église, et sous sa conduite on admirera la vigueur et l’équilibre de ce corps de doctrine. On verra qu’à cette lumière se trouvent résolues ou écartées des diffi- 1. Cf. Martin Grabmann, Die Geschichle der kalholischen Théologie seit demAusgang der Vâterzeil, Fribourg-en-B., 1933, p. 100. . 2. Dr. Karl Binder, Wesen und Eigenschaften der Kirche bei Kardmal Juan de Torquemada, O. P., 1 vol. de xxvi-234 pp., Innsbruck, Verlagsanstalt Tyrolia, 19553. Op. rec., pp. 206-207. 4. Ibid., pp. 51-54· RT 9 29° REVUE THOMISTE cultés auxquelles d autres, plusieurs siècles plus tard, continueront à achopper. L’Eglise, selon Torquemada, et son unité, est effectuée par les sacrements, ceux en particulier du baptême et de l’eucharistie ; mais elle-même n’est pas un sacrement et n’en peut recevoir le nom (si ce n'est au sens général de mystère)1. L’apologiste de la primauté pontificale, le défenseur de 1’« Église-institution * a été aussi, et d’abord, le théologien de l’Église communion des saints, sans songer à les dissosier le moins du monde. L’Église de Jésus est identiquement son Corps mystique, ce qui fait tout à la fois qu’elle est contemporaine de la gratia Christi et « commence avec Abel », et que, de la Pentecôte à la Parousie, secundum temf>us gratiae revelatae, elle est l’Église romaine, le troupeau des brebis du Christ confié au Pastorat universel de Pierre. Aussi conclurons-nous avec K. Binder que, dans son effort pour revenir d’une perspective surtout apologétique ou canonique à un type de considération principalement dogmatique, la théologie contemporaine est assurée de trouver en Jean de Torquemada un modèle et un guide*. Ce n’est pas son enseignement sur l’Église qui a fait la réputation de Dominique Banez dans le monde des théologiens. Le R. Père Mario Midali a estimé cependant qu’il y avait sur ce sujet dans son œuvre des données suffisamment importantes pour mériter une étude spéciale. Le travail qu’il nous offre aujourd’hui, après qu’il l’a fait agréer de ses maîtres de l’université Grégorienne, représente le résultat de son enquête’. Consciencieusement agencée selon les lois du genre, sa thèse examine, en une première partie, de caractère historique, la liste des écrits ecclésiologiques de Banez (il s’agit, pour l’essentiel, de son double commentaire à q. i, a. 10), et l’ordre des questions qu il y traite ; la seconde partie, spéculative, reprend avec ampleur, quoique de manière assez scolaire, la doctrine de Banez distribuée dans le cadre des principaux chapitres de l’ecclésiologie. L’A. a cédé à la tentation, bien excusable en son cas, de majorer quelque peu la portée et l’origina­ lité de cet enseignement. Celui-ci est classique, étroitement dépendant (souvent même ad litteram) des nombreuses sources qu’il exploite et dont Μ. M. fait un relevé précis, et tout particulièrement de Torquemada, Cajetan et Cano (pour ce dernier, cf. le tableau synoptique des concor­ dances, pp. 33-34). Sans méconnaître la qualité de cette compilation intelligente, nous n’accorderions certes pas à ΓΑ. qu’elle représente un véritable progrès par rapport à saint Thomas et aux théologiens contem­ porains4. Banez se trouve parfois en retrait par rapport à ses sources : je pense ici à l'usage qu’il fait du grand texte de Cajetan sur l’unité de l’Église, fruit de la charité5. Dans son souci de sauvegarder cette vérité, à laquelle depuis la crise hussite et la Réforme la théologie est plus spécialement attentive, que les fidèles pécheurs demeurent membres 1. Op. rec., p. 61. 2. Cf. ibid., p. 211. Grégorienne, 1962. ’ 4. Cf. op. rec., conclusio, pp. 229-232 5. Cajetan, in q. a Puni té essentielle de l’Église : in 11*&-τ mysticum apud Dominicum Bites 16 ’ 1 vo1· de 24° * PP·» Rome, université .. ~ ce Hue dit Battez de ce qui constitue 9 q. i, a. 10, II, dub. 11, prima conclusio. ECCLÉSIOLOGIE 2Q1 f ’ ) ■ simpliciter du Christ et de l’Église, Banez a pensé ne devoir retenir comme éléments essentiels à l’Église que ceux-là qui demeurent dans le fidèle pécheur : le baptême, la foi théologale, la soumission au Chef visible de l’Église. Lui qui sait bien que l’Église de Jésus demeure tou­ jours dans la charité, en vient pourtant à concevoir la charité non plus comme le principe formel de son unité, mais comme un titre nouveau d’unité, ou un perfectionnement accidentel de son unité essentielle ; à distinguer entre l'unité de communion ecclésiale et l’unité de charité, comme si le principe d’unité d’une communauté de grâce pouvait être autre que surnaturel et théologal, pouvait être autre que Yagapè ! Quod dai esse rei tribuit illi unitatem sibi essentialem, remarque-t-il à ce sujet1, sans s'apercevoir que la distinction de ces deux principes d’être et d'unité ouvrait la voie à une dissociation entre l’Église du droit et l’Église de l’amour... L’originalité qu’il manifeste sur ce point, et dont ΓΑ. le loue, par laquelle il introduit en thomisme une conception devenue malheureusement courante dans la théologie post-tridentine, représente, à notre avis, un regrettable retrait et une infidélité à la doctrine de saint Thomas. Nous devons à M. Heribert Schauf l’édition d’un texte important du Père Clemens Schrader2. Ce théologien qui, nous dit H. Sch., coopéra étroitement à la composition du traité de Passaglia de Ecclesia Christi (publié de 1853 à 1856), fit paraître en 1869 quatre-vingt-six Thèses théologiques concernant l’Église. Ce texte se présentait comme le résumé (synopsis instar) fort schématique d’un cours donné en 1866 à l’univer­ sité de Vienne, demeuré inédit, qui en développait les divers points. Dans l’édition qu’il nous offre de ces Thèses, H. Sch. utilise pour son commentaire ce manuscrit (qu’il a eu le grand mérite de déchiffrer), ainsi que d’autres textes et documents de TA., non encore publiés à ce jour. L’édition doit comporter trois volumes. Le premier, seul paru à cette date, contient les vingt-huit premières Thèses de Schrader, accompa­ gnées d’un copieux commentaire d’une grande richesse documentaire et doctrinale. M. Sch. ne se contente pas, en effet, de replacer l’œuvre du théologien viennois dans le large contexte des études ecclésiologiques, catholiques et non catholiques, de son temps (on notera ici avec intérêt l'influence profonde qu’exerça sur lui, comme sur Passaglia, la pensée de J.-A. Moehler3) ; il les compare aussi avec le premier schéma présyno­ dal de Vatican I : de Ecclesia Christi, dont Schrader fut le principal auteur, ainsi qu’avec les données plus récentes de la recherche exégétique ou théologique (cf. p. ex., pp. 87-98, l’examen critique de la théorie de la présence somatique du Christ dans son Église). 1. D. Banez, »n 7Zajn-I/ae, q. 1, a. 10, toc. cil. 2. Heribert Schauf, De Corpore Christi mystico sive de Ecclesia Christi- Theses, Die Ekklesiologie des Konzilstheologen Clemens Schrader, S. J., an Hahd seines veroffentlichten und unverôffentlichten Schrifttums zusammengestellt, herausgegeben, kommentiert und mit dem 1. Schema De Ecclesia Christi verglichen, 1 vol. de xi 1-484 pp., Fribourg-en-B., Herder, 1959· . „ ... 3 Cf. St. Jaki, op. cit., p. 206: «Moehler... dans la Symbolique, a reconnu l'importance de l’idée du Corps mystique qui est devenue ensuite, grâce aux travaux des théologiens de l’École de Rome [il s’agit de Perrone, Passaglia, Schrader, Franzelin, tous professeurs de l’université Grégorienne] l’idée maîtresse du renouveau. . 2Ç2 REVUE THOMISTE L importante introduction expose successivement le point do vue et le but de l’entreprise ; puis donne un conspectus de la vie de Schrader, indique les sources de sa doctrine sur ΓÉglise, nous dit comment ses contemporains apprécièrent son style et sa méthode. Viennent alors trois parties bien définies : la première groupe les neuf premières thèses, qui exposent la doctrine du Corps mystique : il est en effet bien remarquable que Schrader ne pose pas au départ l'affirmation de principe que ΓÉglise est le Corps mystique du Christ, mais part de la réalité du Corps mystique pour établir (à la Thèse septième seulement) que le Corps mystique ainsi décrit s’identifie à l’Église catholique. On notera à la Thèse quatrième la longue suite des citations scripturaires1 : cela ne surprendra pas ceux qui connaissent le souci de fidélité aux sources du théologien viennois, mais a l’avantage de mettre en évidence l’inspira­ tion biblique du premier schéma conciliaire (dans lequel ces citations n’ont pas été reprises). La deuxième partie (Thèses x-xv) est un com­ pendium de sociologie : on y expose les notions de société volontaire et légale, simple et composée, parfaite et imparfaite2. Dans les notes à la Thèse quinzième, se rencontrent les concepts voisins de société égale et inégale, de république et de collège3. La troisième partie (Thèses xvixxvni) étudie l’Église en elle-même, pour autant qu’elle peut être saisie, et que son mystère peut être éclairé, par la mise en œuvre des notions sociologiques qu’on vient de définir. L’Église, nous y expose-t-on, est une société légale, nécessaire, parfaite. D’où résultent sa distinction d’avec la société civile et la détermination de leurs rapports mutuels (Thèse xxv) ; son caractère de société surnaturelle et spirituelle (Thèse xxvi) ; sa visibilité (Thèse xxvm) qui, comme celle même du Christ dont elle est le Corps, est tout ensemble visible et intelligible, humaine et divine ; manifeste au regard comme est la Cité bâtie sur la montagne, signe levé à la face des nations, mais dont le mystère intérieur est caché en Dieu et ne se perçoit qu’à la lumière de la foi. Le grand intérêt de cette publication, qu’on souhaite voir rapidement se poursuivre, s’accroît encore de ce que le schéma de Vatican I partait lui aussi du concept de Corps mystique du Christ, et que nombre de ses données furent reprises par la suite dans l’enseignement de Léon XIII et surtout de Pie XII dans Mystici corporis. Ainsi se trouve prolongée jusqu’à notre temps, auquel incombe sans doute la tâche redoutable et exaltante d’en mener à bonne fin la construction, la ligne qu’a suivie au cours de siècles de travail, la formation progressive d’un traité théolo­ gique de l’Église. Plus encore qu’à ses sinuosités et à ses ruptures, c’est à la continuité et à l’homogénéité fondamentale de son développement que le théologien sera sensible. Et il ne manquera pas de remarquer que, de saint Augustin à la grande scolastique, de saint Thomas à Moehler, de Schrader à nos jours, c’est autour et en fonction de la notion fonda­ mentale de Corps du Christ que s’est organisé et progressivement cons­ titué le traité théologique de Ecclesia. ♦ * ♦ 1. Op. pp. 100-113. 2. Cf. la note consacrée à la notion de société nnrfnîu 3. Cf. ibid., pp. 214-216. 50016X6 Parfaite, pp. 193-199 ECCLÉSIOLOGIE i I 293 Comme pour la théologie en son ensemble, les études actuelles d ecclésiologie se caractérisent par l'attention portée aux sources, la forte impulsion donnée aux recherches portant sur les documents de la foi. Cependant, si les études particulières, ici encore, ne manquent pas, il n'est pas si aisé de trouver une bonne présentation d'ensemble de l'ensei­ gnement de la Bible sur l’Église. Tout le monde éprouve cependant la nécessité d’un travail de ce genre, qui serait une introduction indispen­ sable aux recherches de type plus spéculatif. Aussi sera-t-on vivement reconnaissant au professeur R. Schnackenburg de nous avoir présenté, en un volume aux dimensions modestes mais d’une grande richesse de contenu, une étude d’ensemble sur l’Église dans le Nouveau Testament1. ♦ L’Église est partout présente dans le Nouveau Testament, remarque ΓΑ. en commençant, là même où elle n'est pas exprimable en concepts et en images2. » Les écrits du Nouveau Testament ont été formés en son sein et sont nés d’elle, ils témoignent tous ensemble de son existence et de sa vie. Aussi, selon R. Sch., un exposé de l’enseignement du Nouveau Testament sur l’Église ne doit pas restreindre son attention aux for­ mules et aux thèmes qui se réfèrent expressément à Vekklesia ; il doit recevoir et apprécier en leur ensemble les documents néo-testamentaires comme témoignages de la vie de l’Église et formulations explicites de la connaissance qu’elle prend d’elle-même. Cette considération unitaire du témoignage que rend à l’Église le Nouveau Testament ne saurait d’ailleurs faire méconnaître les différenciations dans les perspectives, les images, comme aussi les lignes de développement de la conception de l’Église. L’exposé du prof. Sch. se présente comme une étude de théologie biblique, tout à fait consciente de sa méthode et vigoureusement char­ pentée. Elle tient en effet une position moyenne (et médiatrice) entre une recherche exégétique et historique et une considération systématique, et tient de l’un et de l'autre de ces extrêmes. D’un côté en effet, elle part des documents néo-testamentaires et cherche à en dégager la notion de l’Église ; de l’autre, elle tente d’organiser en une vue cohérente, déjà ♦ systématique », la pluralité des notions, images et expressions recueil­ lies, pour cerner au plus près la donnée révélée sur l’essence et le mystère de l’Église. D’où les deux grandes parties de ce travail, regroupant deux à deux les quatre sections entre lesquelles il est réparti, et qui corres­ pondent à son sous-titre. On part de la réalité même de la communauté ecclésiale, telle qu’elle s’est constituée après Pâques et le don de l’Esprit, et on en montre les caractères essentiels (I. La réalité de l’Église : Traits fondamentaux de son devenir et de sa vie). A partir de là, on abordera les écrits et la théologie qui s’en dégage (II. Théologie de l’Église : Images théologiques directrices et Unité de la conception d’Église). Cette deuxième section, dont l’analyse attentive suit tous les écrits du Nouveau Testament, des plus anciens textes où s’exprime la conception qu’a d’elle-même la première Communauté aux écrits johanniques (y compris Y Apocalypse), pour y voir naître et s’épanouir, aussi loin que le 1. Rudolf Schnackenburg, Die Kirche im Neuen Testament, Hire Wirklichkeit und theologische Deutung, ihr Wesen und Geheimms, « Quaestiones disputatae, 14 », i vol. de 174 pp., Fribourg-en-B., Bâle, Vienne, Herder, 1961. 2. Op. rec., p. 9. 2Ç4 REVUE THOMISTE permettent les textes, une « théologie inspirée » de l'Église, est d’une grande richesse exégétique et doctrinale. Vient alors la seconde grande partie, qui, sur le terrain qu'ont afiermi les recherches antérieures, tente de bâtir une synthèse des données obtenues. C’est la troisième et qua­ trième section : III. Traits essentiels de l’Église : elle est communauté eschatologique de salut ; remplie et régie par l’Esprit-Saint ; hiérarchi­ quement ordonnée ; unie et s’unifiant ; sainte et se sanctifiant ; univer­ selle et missionnaire (sur ces divers points, Sch. montre sa profonde originalité en regard des sectes issues du judaïsme, celle en particulier que nous font connaître les documents de Qumrân) ; IV. Le mystère de l’Église : ses dimensions ne se laissent pas circonscrire, elle est tout ensemble humaine et divine, terrestre et supra-terrestre, historique et eschatologique ; elle est le peuple de Dieu, construction dans l’EspritSaint, corps du Christ. Cette section s'achève, et avec elle le volume, par l’examen des rapports entre l’Église et le monde, puis entre l’Église et le Royaume de Dieu. Certes, « c’est le Royaume qui est le but dernier du plan divin de salut et la forme achevée du salut pour le monde entier1 » ; mais le chemin de l’Église terrestre ne s’arrête pas au seuil de ce Royaume. C’est dans le Royaume de Dieu à venir que l’Église, Jéru­ salem céleste (Heb. x, 22) et Épouse de Γ Agneau (Apoc. xxi, 9), trouve son accomplissement et atteint sa fin3. Celui qui abordera le recueil publié par les facultés S. J. de Montréal sous le titre : L'Église dans la Bible3 après avoir lu Schnackenburg, ne pourra manquer d’être frappé, et quelque peu déconcerté, par le carac­ tère fragmentaire et partiel (et même lacuneux en certains points d’importance), en tous cas souvent élémentaire, de cet ensemble. Une telle impression risque toutefois d’être excessive et toute comparaison de ce genre injuste, car il ne s’agit ici, en dépit d’un titre trop ambitieux, que du texte des rapports, forcément limités en nombre et en longueur, présentés à la session de l’Association catholique des études bibliques au Canada en leur dix-septième session annuelle, tenue à Nicolet, en juin i960. Ces communications, que leur dimension restreinte limite à n'être souvent qu’un exposé, d’ailleurs clair et honnêtement documenté, de l’état de la question, abordent plusieurs aspects de l’Église : ses antécédents vétéro-testamentaires dans « l’Assemblée des enfants d’Israël » réunis pour le culte (M.-C. Matura) ; l’évangile de saint Mat­ thieu, évangile ecclésiastique (A.-M. Malo) ; l'authenticité de Mt. xvi, 17-19 et le silence de Marc et de Luc (A. Legault) ; le caractère distinctif de l’Église johannique (J.-L. d'Aragon) ; l’Église dans la perspective des Actes des Apôtres (F. Zéman) ; l'origine chez saint Paul de l'expres­ sion : ♦ Église, Corps du Christ » (L. Ouelette) ; le Christ Tête de l’Église, selon les Ép. aux Colossiens et aux Éphésiens (H. Paradis) ; l’Église dans 1 Ép. aux Hébreux (J. Morin) et dans ΓApocalypse (L. Poirier) ; l’Église missionnaire et ses fondements bibliques (Y. Gaudreault). Une excellente 1. Op. rcc., p. 166. 2. Cf. ibid., pp. 170-172. de’î’ACÉBAC, •s’tudif ? ^cherches dT p^l^pWe"^ de théol^ri réu"1?? annue.Ue Facultés S. J. de Montréal. u t vol. deP2o8 ρρΡ^' ECCLÉSIOLOGIE 295 Bibliographie, de quelque trente pages, préparée par J.-L. d’Aragon, complète heureusement le volu me. Le mot d’Église : ekklesia a une longue histoire, au cours de laquelle sa signification est allée en s’enrichissant. M. l'abbé Pedro Tena Garriga a entrepris de nous retracer cette histoire et d’en dégager la portée théo­ logique1. Son analyse minutieuse en suit l'évolution sémantique tout au long de la révélation biblique. Un relevé complet des textes de l’Ancien Testament où la Septante emploie ce terme le conduit à penser qu’il désigne dès le début (c’est-à-dire à partir du Deutéronome} la réunion du peuple comme assemblée religieuse et cultuelle. Quatre composantes y sont incluses, qui s'y retrouveront toujours par la suite, plus ou moins explicitement : la convocation par Yahvé ; la présence divine ; la loi et l’alliance; les oblations et les sacrifices. L'A. en suit les applications au cours de l’histoire d’Israël, puis dans le Nouveau Testament. Dans les textes néo-testamentaires où le terme ekklesia est employé, il s’efforce de retrouver sa signification liturgique et cultuelle, en référence désormais à la nouvelle Jérusalem, au Temple nouveau qu’est le Corps du Christ glorifié. « Née d’une idée liturgique : l’assemblée religieuse du peuple de Dieu, L'Église’ trouve sa plus parfaite expression dans une autre idée liturgique sublime : l’assemblée des rachetés en la sainte cité du ciel, là où il n’y a plus ni temple ni luminaires2 », car le Seigneur, le Dieu-Maître-de-tout, est son Temple... et Γ Agneau lui tient lieu de flam­ beau (Apoc. xxi, 22, 23). [M.-V. L.] * * * Le Visage de l’Eglise est un livre admirable qui appelle la méditation et la nourrit ·. Composé d’extraits de saint Augustin, il a sans doute les inconvénients d’un florilège ; mais il en a aussi les avantages, et d’autant plus que ce florilège est très abondamment fourni et présenté dans un très bon cadre. Il ne prétend évidemment pas servir directement au travail dit scientifique ; mais ce n’est pas sans profit qu’un théologien s’y familiariserait avec un Augustin généralement moins connu parce que ce n’est pas celui des grandes œuvres et traités. Le choix s’est limité à < l’œuvre prêchée de saint Augustin », sermons et homélies. Ce sont des textes beaucoup moins « écrits » que ceux qui étaient destinés à la lecture, et, quand il s’agit d’Augustin, cela compte. Neuf chapitres aux multiples sections regroupent les passages retenus : 1. La rédemption ; il. L’Église dans l’Ancienne Alliance ; ni. Le Christ et l’Église ; iv. L’an­ née de l’Église (c'est-à-dire le cycle liturgique) ; v. Les sources du salut ; vi. Membres et fonctions ; vu. L’Église est amour ; vin. Le scandale ; IX. L’espérance de l’Église. Une brève mais dense introduction de H. Urs von Balthasar, qui a choisi les textes, dégage un beau portrait i. Pedro Tena Garriga, La Palabra Ekklesia, Estudio histôrico-teolôgico, « Collecta­ nea San Paciano, serie teolôgica, 6 », 1 vol. de 316 pp., Barcelone, éd. Casulleras, 1958. ï Saint*Augustin, Le Visage de l’Église, Textes choisis et présentés par Hans Urs von Balthasar, traduction française par Th. Camelot et J. Grumel, « Unam sanctam, 31 », 1 vol. de 344 pp·, Paris, éd. du Cerf, 1958· 296 REVUE THOMISTE fcfX kJr..'i de saint Augustin lui-même, dans son progrès, dans sa quête d’une con­ naissance meilleure de Dieu dans le Christ et donc dans l’Église. «C’est une des absurdités de notre temps d’estimer le chemin plus que le terme, la recherche plus que le résultat. Au point de vue d’un intérêt immédiat, cette préférence peut être juste ; au int de vue décisif de la vérité, elle est faussev. » Si saint Augustin cherche, c’est pour trouver, mais un trouver dont il sait qu’il faudra toujours l’approfondir, lui qui disait de Dieu : « Pour que nous le cherchions afin de le trouver, il est caché ; pour que nous le cherchions quand nous l’avons trouvé, il est immense. 1 Ce qu’il a de plus en plus compris, c’est que cette recherche ne peut se faire que dans l’Église. L’une des plus éclatantes leçons de cet enseigne­ ment est bien dégagée : « Celui qui, même avec les meilleures et les plus pures intentions de réforme se sépare de l’unité, celui-là est, par là même, indiscutablement dans son tort3. » En se plaçant au point de vue le plus essentiel, le R. P. J. Hamer a écrit un livre plein de richesses, qui sera pour beaucoup un guide excellent : l’Église est une communion3. Il faut, à vrai dire, dépasser une première impression de décousu, celle que le tout n’assemble pas assez rigoureusement des parties qui n’avaient pas été composées en vue de le constituer, mais se sont trouvées réunies après coup. C’est probablement vrai ; mais aussi, c’est la manière de TA. — où l’on reconnaît l’habitude de l’enseignement et qui sera pour beaucoup fort utile — d’aborder les articulations du livre, divers chapitres, parfois tel ou tel paragraphe, à partir des éléments, comme s’il ouvrait une monographie. Mais 1 im­ pression serait trompeuse si elle empêchait de saisir la très réelle et profonde unité de l’ouvrage ou si elle masquait l’effort méritoire, et, à notre avis, réussi, de clarification en un domaine actuellement bien encombré. La première partie tend à définir l’Église comme communion. Trois études préparent le chapitre qui propose cette définition : 1. Signifi­ cation et portée de l’encyclique Mystici corporis; 2. Vocabulaire et images bibliques ; 3. Saint Thomas, théologien du Corps mystique. On trouvera dans chacun un bon état de la question, présentant et résu­ mant avec objectivité les controverses, ramenant la discussion à ses termes simples, mais à tous ses termes, car la difficulté est bien de les tenir tous : ne pas oublier la réalité spirituelle mystérieuse du Corps mystique au moment même où l’on affirme son essentielle visibilité, et réciproquement ne pas voiler ou laisser dans l’ombre cette visibilité de l’institution alors même que l’on insiste sur sa non moins essentielle intériorité de grâce. Comme il est difficile de se définir sans se différen­ cier, J. H. ouvre son quatrième chapitre par la célèbre définition bellarminienne : « Cette unique vraie Église est la communauté des hommes rassemblée par la profession de la vraie foi, la communion des mêmes sacrements, et sous le gouvernement des pasteurs légitimes et princi- 1. rtc., p. 7. 2. lb., p. 9· άΛδίΧΤίΰ*” · Unam sanctam, 40 .. t vol. ECCLÉSIOLOGIE 297 paiement de l'unique vicaire du Christ sur terre, le pontife romain12. » Si c’est là «une description empirique parfaitement valable et exacte », ce n’est pas une « définition ontologique complète* ». Et pour le perce­ voir, il suffit en effet d’en rapprocher la formule, à coup sûr beaucoup plus incomplète, mais d’une si admirable profondeur, de Khomiakov, pour qui l’Église est · l’organisme de la vérité et de l'amour, ou, plus exactement, la vérité et l’amour comme organisme3». S’arrêtera-t-on à une définition sacramentelle de l’Église ? On serait en bonne et aujour­ d’hui assez nombreuse compagnie ; mais précisément, ce genre de défi­ nition jouit d’assez de faveur pour qu'on ait pu mieux saisir les dangers qu’elle recèle et qui consistent à s'en tenir au plan du sacramentum tantum. Or, remarque justement H., « dans sa totalité vivante, l’Église est plus que le sacramentum ; elle est aussi la vie nouvelle de l’huma­ nité4* ». Tout autant que le sacramentum, elle est la res sacramenti. Le P. H. propose alors une définition, dont il reconnaît les limites, mais qui offre incontestablement de grands avantages : « L’Église est le corps mystique du Christ, c’est-à-dire une communion à la fois intérieure et extérieure, la vie d'union au Christ signifiée et suscitée (causée) par le régime de médiation du Christ6. » Pour la restreindre à l’Église pérégrinante, il faudrait expliciter quelques précisions propres au régime de la terre ; du moins la définition est-elle bien centrée et garde-t-elle le juste équilibre. Il n'est pas arbitraire de privilégier l’image biblique du corps, si on ne la tient pour exclusive d’aucune des métaphores inspirées (le temple, le troupeau, la vigne, l’épouse, etc.)6, car il semble bien que ce soit elle qui permette de donner aux autres toute leur profondeur et c’est évidemment prendre appui sur un enseignement du Magistère ordinaire. Les deux autres parties du livre illustrent cette définition et l’ex­ ploitent, à vrai dire plutôt en ouvrant à partir d’elle diverses avenues qu’en bâtissant les cadres d’une ecclésiologie cohérente. La deuxième envisage la mission de l’Église, les causes génératrices de la communion, ce qui recouvre encore quatre chapitres : le sacerdoce royal du peuple de Dieu, les fonctions apostoliques du ministère hiérarchique, l’aposto­ lat des laïcs, au double point de vue de la confession de la foi et de l’état de vie. On voit l’ampleur de la considération. C’est surtout dans cette partie qu’on a parfois l’impression d’une suite de petites monographies ; mais chacune fournit utilement l’amorce et les moyens d’une recherche plus développée, en même temps qu’elle donne l’occasion de mises au point et de prises de position toujours nettes et motivées. Je ne suis pas sûr d’être tout à fait d’accord avec ΓΑ. sur la notion du sacerdoce des fidèles, dans lequel je crois qu’il faut distinguer fondamentalement la grâce sacerdotale et royale participée du Christ et qui se dit par rapport aux « hosties spirituelles » et s'épanouira au ciel, et cette autre parti­ 1. Op. rec., p. 88. 2. Ib., p. 91. 3. Ibidem. [b., p. 93-................................... 5. Ib., p. 97 : c’est moi qui souligne. livre est toujours parfaitement corrigé. On litunc ici, séné à la ligne 21 . 6. Cf Cf. np. 66 66. Le Le livre n n’’r-* Leuvre est pas pa ♦««««·« j considération de toute d’autres < Une vue complète demanderait encore-------- ~ désignations métaphysiques » (il faut évidemment lire métaphoriques). 298 REVUE THOMISTE cipation, beaucoup plus particulière, au sacerdoce du Christ que sont (du moins selon saint Thomas) les caractères du baptême et de la con­ firmation, qui nous députent au culte sacramentel ; je ne suis pas con­ vaincu non plus par les arguments développés en faveur de la division tripartite des pouvoirs hiérarchiques. Mais c’est peu de chose auprès de la satisfaction de se trouver à l’aise dans une ecclésiologie équilibrée. La troisième partie considère la communion en elle-même et dans ses expressions. Trois chapitres, dont le premier justifie l’emploi du mot « communion ♦ ; le second, sous le titre « la communion de l’Esprit », exploite justement l’admirable texte de Cajetan sur l’unité de l’Église q. 39, a. 1) : le troisième et dernier développe les implications psychologiques et sociales de la communion. Une brève conclusion sou­ ligne avec force que la communion « n’est pas un revêtement temporaire de l’Église » ; elle en est le lien, elle est « le nom structurel de l’unité catholique ♦ (p. 226). Trois Appendices, dont le plus notable concerne le corps épiscopal uni au pape, achèvent de donner à ce livre ce caractère de bon instrument au service de la recherche et de la réflexion qui en fait le prix. Depuis que le Magistère pontifical ordinaire a pris coutume de donner régulièrement à l’Église un enseignement qui, tout en prenant occasion de circonstances diverses, revient habituellement sur les grands thèmes doctrinaux jugés plus nécessaires à la réflexion chrétienne de nos jours, il est devenu indispensable d'inventorier soigneusement un donné aussi abondant. Diverses collections s’emploient à les rendre accessibles. Mais cela ne suffit plus. Le temps est venu où s’imposent des études ll|M plus synthétiques, qui commencent à se multiplier. Nous en présenterons deux qui se tiennent dans le domaine de Tecclésiologie. Dans une thèse de doctorat soutenue à l’Antonianum, à Rome, le R. P. Laurent Boisvert, prend les choses d’un peu plus haut1. Voulant dégager l’enseignement magistériel récent sur la vraie notion de membre de ΓEglise, il consacre une première partie au premier concile du Vatican : schéma général de l’Église en ses deux rédactions et constitution Pastor aeternus. La seconde partie, plus longue, poursuit l’enquête à travers les documents pontificaux, de Pie IX à Pie XII, c’est-à-dire jusqu’à l’en­ cyclique Mystici corporis qui lui permet de la conclure. L’étude est bien menée ; elle garde, à défaut peut-être de toutes les nuances qu’on cher­ cherait, une clarté méritoire en un sujet aussi complexe. L’A. met ainsi en bonne lumière la notion désormais « officielle » : la qualité de membre de l Église comporte 1) le baptême effectivement reçu, 2) la profession de la foi catholique, 3) la reconnaissance de l’autorité du souverain pontife. Pour ce qui est du second caractère, il pense avec raison, contre certains auteurs qui veulent s’en tenir aux notes observables, qu’il i, Laurentius Boisvert, O. F M —__ u -et· . , Magisterii recentiora: A concilio VtUkano Ζί.ίλ ™mbns Scelestae juxta documenta « Pontificium athenaeum Antonianum ■ These- Ta * ilystfa,a'Pons ’· Montréal, éd. Franciscaines, 1961. 3 a ' ‘auream· 146 », I vol. de 184 pp. ECCLÉSIOLOGIE 299 s’agit de la foi actuellement possédée et qu’un hérétique occulte a cessé d’étre membre de l’Église. La sécheresse de cet excellent devoir ne l’em­ pêchera pas de rendre service à qui veut un exposé clair et documenté sur un sujet trop souvent embrouillé. C’est un travail beaucoup plus personnel et très remarquable que nous devons au R. P. G. Baum, sur l’unité chrétienne d’après la doctrine des papes de Léon XIII à Pie XII L La bonne centaine de documents qu’il utilise s’échelonne sur quatre-vingts ans : 1877 à IQ57- Mais il ne s’agit aucunement d’un recueil ou d’un florilège : « Notre dessein est théologiqui . nous nous appliquerons à exposer la doctrine de l’unité chrétienne contenue dans les textes pontificaux12*.» Et cela même sert un autre dessein : < Cette étude veut être une contribution au dialogue œcumé­ nique’. » L'idée est excellente d’utiliser à cette fin les textes pontificaux, assurément insoupçonnables de faux irénisme. Cinq chapitres jalonnent la démarche : 1. L'unité de l’Église ; 11. Les chrétiens dissidents ; ni. Les Eglises dissidentes ; iv. L’œcuménisme catholique : son fondement ; v. L'œcuménisme catholique : sa mise en œuvre. L'Église catholique romaine est unie à Jésus-Christ le Sauveur du monde en sa qualité de Corps mystique. Cette proposition doit être tenue pour une vérité de foi4. Cette Église est une, tout en présentant de multiples aspects. C’est ce que ΓΑ. manifeste dans le premier chapitre en la considérant succes­ sivement comme Peuple de Dieu, puis comme Corps du Christ : « deux noms du seul et même don divin56.» Il les rapproche ensuite, tout en résumant son enquête ; le passage est assez typique de sa manière pour qu’on nous excuse de le citer longuement : L’unité sociale de l’Église est rendue visible du fait que le Christ s’est acquis un peuple en ce monde-ci ; son unité organique est visible, parce qu’il est de la nature d’un corps d’être visible. La foi et le baptême, éléments fondamentaux de l’unité chrétienne, manifestent d’une part la vocation et l’orientation du Peuple tout entier vers sa fin nouvelle et gratuite ; ils apparaissent d’autre part co llltt e l’incorporation au Christ, qui est la Vigne vivante. La communion ecclésiastique constitue dans le contexte social la garantie de l’unité d’action du Peuple ; dans le contexte organique, elle est la manifestation de l’union du Corps au Chef. [...] Dans les deux cas, l’Église est la présence et la continuation du Christ dans l’histoire. Elle est le Seigneur au milieu de son Peuple, émergeant de façon spirituelle en une Personne unique ; elle est le Chef uni de façon particulière au Corps, formant avec celui-ci une seule Personne mystique·. 1. Gregory Baum, O. S. A., L'Unité chrétienne d'après la doctrine des papes, de Léon XIII a Pie XII, traduit de l’anglais par André Renard, O. S. B., * Unam sanc­ tam, 35 >, i vol. de 252 pp., Paris, éd. du Cerf, 1961. 2. Op. rtc., p. 7. 3- Ib., p. 8. 4 /6,p. ii. 5- Ib., p. 53· 6. Ibidem. 300 REVUE THOMISTE Dans un tel contexte, quelle peut bien être la situation des chrétiens dissidents ? On entend par là les hommes qui, croyant en Jésus-Christ Dieu et Sauveur, demeurent cependant de bonne foi en dehors de l’Église catholique12 . Les documents relèvent chez eux, à côté d’un prin­ cipe positif : le patrimoine divin qu’ils ont conservé, un élément négatif : la dissidence ; ces éléments ne demeurent pas isolés et parallèles, mais s’influencent et se mêlent en une situation objectivement distendue entre une grâce qui pousse vers l’unité catholique et un principe de dissi­ dence qui entraîne vers la séparation et l'émiettement. Mais si on pose la question de l’appartenance à l’Église véritable, il faut se garder de parler de ces chrétiens de la même façon que des « saints païens », ordonnés à l’Église in voto, par un désir encore très implicite dans la foi aux deux premiers credibilia indispensables. « Si nous disons qu’ils [les chrétiens séparés] appartiennent in voto à l’Église, nous devons préciser que ce votum est incorporé concrètement dans divers liens visibles, qui sont des éléments de ce qui fait l’Église et qu’ils possèdent in rez. » Mais il ne suffit pas de parler des individus : ceux-ci forment des communautés dissidentes. Les documents pontificaux repoussent éner­ giquement l’idée que ces communautés feraient partie de quelque façon de l'unique Église catholique : « seules les Églises en communion avec le siège de Pierre sont des parties de l’Église universelle. Cette conclusion est, dirions-nous, de fide3. ♦ Il y a néanmoins un mystère dans ces com­ munautés chrétiennes, le mystère de ce qu’elles ont gardé du patrimoine chrétien et qui reste sumaturellement agissant sur les âmes de bonne foi, creusant en elles l’aspiration vers l’unité véritable dont elles ne con­ naissent pas le vrai nom, — dans la mesure toutefois où le principe de dissidence ne mortifie pas ces développements intérieurs. C’est évidem­ ment dans les communautés de l’Orient orthodoxe que ce mystère est déjà le plus proche de sa plénitude. Aussi les papes n’hésitent-ils pas à appeler ces communautés des «Églises»4, et Pie XI, entre autres, déclarait : « Ils ont conservé très religieusement une part considérable de la Révélation divine, ils ont un culte sincère pour le Seigneur, un amour et une piété vraiment exceptionnelle pour sa Mère immaculée et l’usage des sacrements5. ♦ Par contre, aux communautés dissidentes d’Occident, nées de la Réforme, les textes du Saint-Siège ne donnent jamais le nom à'Églises. Le patrimoine chrétien est chez elles beaucoup moins complet, quoique à des degrés divers ; ce n en est pas moins grâce à ce qui en subsiste que leurs fidèles sont encore véritablement chrétiens. Quelle doit être notre attitude vis-à-vis des communautés dissidentes ? C’est à quoi veut répondre le mouvement œcuménique, dont parlent les deux derniers chapitres. Il est remarquable que, vis-à-vis des chrétiens séparés, le Saint-Siège ne parle jamais d'une activité « missionnaire ». Il s agit de bien autre chose. « On y a en vue non pas une conversion à quelque chose de nouveau, mais un retour à la plénitude autrefois pos1. 2. 3. 4. 5. Cf. op. rec., p. 64. Ib., p. 112. Ib., p. 116. Cf. »0., p. 69, n. 13. Rcrum orùntalium, dans 44S XX, i928, p. 28? (dw> Qp p ECCLÉSIOLOGIE 3OI sédée ; non une initiation à la vie chrétienne, mais la réintégration, au sein de la plénitude du Corps du Christ, des traditions chrétiennes bles­ sées1. ♦ L'A. présente alors la catholicité de l’Église de la même façon qu'il avait étudié son unité : d’abord sous le nom de Peuple de Dieu, ensuite sous celui de Corps du Christ. Et il conclut que, si le principe de l’activité missionnaire est sans doute « la catholicité de l’Église par rapport à l’humanité déchue », la « ratio formalis de l’activité œcumé­ nique de l’Église » est cet autre aspect de sa catholicité : « tous les dons du Christ lui appartiennent », se tournent vers elle, l’attendent2. En conséquence, nous définissons l'oecuménisme comme la fonction que l’Église doit exercer auprès des chrétiens dissidents ; elle consiste à faire progresser vers leur perfection les patrimoines chrétiens partiels existant dans la dissidence et à réduire, jusqu’à les éliminer, les falsi­ fications humaines affectant ces patrimoines3. C’est ce qu'expriment admirablement ces quelques mots de Léon XIII : ad maturandum Christianae unitatis bonum*. Autant que nous pouvons en juger, le P. B. a atteint son but : c’est une très belle théologie qu’il a développée à partir des textes pontificaux, et c’est sans aucun doute une excellente contribution au dialogue œcuménique. [M.-M. L.] (à suivre) 1. 2. 3. 4. 0f>. rtc., p. 14°· Cf. ib., pp. 15K53· Ib., p. 169. Ib., p. 229. fr. M.-M. Labourdette, O. P. fr. M.-V. Leroy, O. P. r Recensions Joachim Ritter, i^aturrecht » bei Aristoteles, Zum Problem einer Erneuerung des Xaturrechts, « Res publica », Beitrâge zum ôSentlichen Recht herausgegeben von Prof. Dr. Ernst Forsthoff, Heidelberg, Bd. 6, i vol. de 40 pp., Stuttgart, W. Kohlhammer, 1961. Dans le renouveau actuel du droit naturel, ces quelques pages pour­ raient avoir l’importance d’un gros volume : que pensait Aristote du < droit naturel » ? Dans son ouvrage sur le Concept de droit selon Aristote et saint Thomas, le R. P. Lachance écrivait : « Aristote, ne s’étant pas élevé au concept analogique de loi, mais en ayant restreint la notion à l’ordre humain, n’a pu découvrir entre loi et droit un rapport aussi universel que celui que nous préconisons. Il y a, à son sens, un droit qui vient de la loi, un autre qui se détache de la nature. Et ce dernier est-il, comme prétendent les poètes, fondé sur un ordre éternel, il n’en dit rien. Il se contente de signaler cette conjecture. Et si l'on lit, au livre des Éthiques, son analyse de la notion de droit, ainsi que ses notes sur la nécessité de la loi, on est porté à croire qu’il n’a pas vu de relations nécessaires entre loi et droit, si ce n’est dans le droit qu il dénomme 'légal’ \ » Ainsi se pose un problème bien connu. Aristote parle d’un droit physicon, à côté d’un droit nomicon, et l’on en déduit qu’il ne peut être compté parmi les positivistes, tout en concédant que, pour lui, « le droit naturel n’existe pas en dehors de l’État ; mais celui-ci ne 1 a pas créé : il est donné tant par la nature humaine que par l’État, qui est issu de celle-ci3 ». Soit ; mais tout le monde convient que la notion d un droit dit « naturel » dépend essentiellement de celle de « nature », en l’espèce, de la « nature humaine ♦. Et ici, les docteurs discutent sur la pensée des philosophes, Aristote inclusivement. Comment d'ailleurs, aurait-il pu s’élever à la notion de « nature humaine », telle par exemple que 1 a i. Louis Lachance, O. P., Le Concept de droit selon Aristote et saint Thomas, Paris et Montréal, 1933, p. 211 (c’est nous qui soulignons). — En nous rappelant que, pour saint Thomas, la loi naturelle n’est en nous qu’une participation à la loi «éter­ nelle » qu’en langage humain nous posons dans la divinité elle-même, et que cette même « loi naturelle « détermine, en matière de relations de justice, ce qu’est le droit « naturel », nous saisirons mieux les quelques remarques suivantes prises du même A. : « Saint Thomas, d’un trait de plume, nous porte au-dessus de ce que conçut Aristote » (P-,,343)· · Le Stagirite a... la réputation de n’être pas religieux... il faut... admettre qu’il a semblé dépassé par les problèmes de la création, de la providence, par tous ceux, en un mot, qui se greffent sur la causalité efficiente du premier Principe » (p. 344). Et cependant, «.(sans amorcer le problème) la nature ne relève pas de notre pouvoir, mais est un principe inculqué en l’homme par une cause divine (1179 b 21) » (p. 345). On · ai< pu, dans sa doc- C. RP- *■ «*■ RECENSIONS 3°3 élaborée la doctrine catholique (nous disons « catholique », pour la distinguer de telle et telle doctrine « chrétienne · passablement pessi­ miste), lui qui ne pouvait faire autrement que tout subordonner aux sacrosaintes lois de la polis, et n'assigner d’autre rôle au droit naturel que celui d'élément intégrant de la loi positive, et à tous deux d'assurer le bonheur terrestre ? La polis n'en connaissait pas d'autre et, sous ce rapport, se suffisait à elle-même. Il semble donc qu'Aristote n'a pas dépassé le stade de la polis (ce que saint Thomas, lui, a certainement fait), et c’est uniquement d’elle qu’il déduit ses principes en cette matière1, car ce n’est qu’à ce stade que la nature humaine peut être sujet de droit2. Et la même remarque vaut pour la non moins célèbre doctrine du «bien commun», qu'Aristote ne pouvait, sous aucun rap­ port, concevoir comme supérieur à celui de la polis. La question est délicate au plus haut point, car le problème se ramène, on le comprend, à celui des rapports entre personne et société : celle-ci est-elle, oui ou non, au niveau de la destinée réelle de la personne humaine, au service de celle-ci, de telle sorte pourtant que la personne, à son tour, au niveau de la vie sociale, soit au service de la société3 ? En rappelant que la notion de personne, au niveau naturel déjà, mais surtout au niveau de sa destinée supraterrestre4, est une notion purement catholique (parce que seule l’Eglise catholique défend toutes les prérogatives et tous les droits de la personne humaine), on aura fait comprendre immédiatement de quel intérêt sera une étude qui délimite strictement dans quel sens et jusqu’où il pouvait être question, chez Aristote, d’un droit naturel, vraiment fondé sur la nature de la personne humaine en ordre primaire, et sur la société en ordre secondaire. Il s’agit d’une chose connue ? Sans doute, mais ΓΑ. a bien fait de l’examiner à fond, et, sous ce rapport, nous ne pouvons que louer son honnête travail ; mais il a pensé aussi devoir l’introduire par une étude préliminaire ; et ici, nous croyons pouvoir faire modestement quelques réserves. En effet, une première conférence — car il s’agit, en substance, de conférences prononcées devant le Ebracher Studienkreis — passe en revue le rôle qu’a joué la doctrine de Christian Wolff dans la présente matière. Ce choix se comprend parfaitement du point de vue historique : à l’époque de l’Aufklarung ce philosophe est, en effet, en matière de droit naturel, un point d’aboutissement ; mais, considéré du point de vue doctrinal, ce choix ne nous semble pas très heureux. M. le Prof. Duynstee, par exemple, n’a pas hésité à reprocher à Chr. Wolff d’être le grand responsable, préparé en ceci par l'individualisme de Pufendorf, de la mauvaise réputation faite au droit naturel : il serait un droit arbitraire et nullement basé sur la réalité5. Wolff a rendu le droit naturel tout bonnement ridicule, et absolument inacceptable pour le positiviste 1. Cf. Op. UC., p. 20. 2. Cf. rcc.y p. 34. 3. Nous avons essayé de traiter cette question dans J?T LV1II, 1958, pp· 289 ss. 4. N'oublions pas la remarque pertinente de saint Thomas, Il'-II™, q. 152, a. 4, lum · g Bonum commune potius est bono privato, si sit ejusdem generis ; sed potest esse quod bonum privatum sit melius secundum suum genus. » 5. Geschiedenis van het natuurrecht en de unjsbegeerte van het recht in Nederland, Amsterdam, 1940, p. 45.