Édition établie par René et Dominique Mougel Sous la direction de : Mgr Pierre Mamie, évêque émérite, président de la Fondation du Cardinal Journet R. P. Georges Cottier, o.p. théologien de la Maison Pontificale AJ l bld AL U. i J MUV £ |Cl ÆiBicm iv.xiovuavj xxv s œuvres complètes de CHARLES JOURNET L’ÉGLISE DU VERBE INCARNÉ ΓΠ ESSAI DE THÉOLOGIE SPÉCULATIVE f. n VOLUME I LA HIÉRARCHIE APOSTOLIQUE , J' Ul> Édition publiée par la Fondation du Cardinal Journet Editions Saint-Augustin Publié avec la participation financière de la Fondation Louis Cergneux PRÉFACE par Mgr Pierre Mamie L’Église de Jésus, l’Église du Verbe Incarné est, aux yeux du croyant, «sans tache, ni ride, ni rien de sem­ blable, mais sainte et immaculée »’. Nous pensons que l’œuvre majeure de Charles Journet, créé Cardinal de la sainte Eglise catholique et romaine en 1965, demeure une nourriture essentielle pour l’Église et le Monde de ce temps et, tout en même temps, quelle répondra aux requêtes qui nous ont été faites. C’est pour­ quoi, suivant les conseils et les désirs des papes Paul VI et Jean-Paul II, la Fondation du Cardinal Journet, dont le siège est à Villars sur Glâne, près de Fribourg, en Suisse, a décidé cette nouvelle édition. «C’est l’Eucharistie qui fait l’Église» ne cessait de répéter notre professeur au grand séminaire diocésain de Fribourg. C’est bien parce que la célébration du sacrifice de la messe était au cœur de sa vie, que Charles Journet a été conduit à méditer durant toute sa vie sur la très pure épouse de Jésus, parce que tout partait de là, et emme­ nait là, dans sa vie de prêtre, dans son ministère de confesseur, confesseur pour nos péchés et confesseur de la foi, de théologien, d’évêque, de cardinal, de Père conciliaire durant la dernière session de Vatican IL 1. Cf. Éph. 5, 27. - Ch. Journet, L'Église du Verbe Incarné, 1*" édition, Desclée de Brouwer, Paris, 1941, introduction, p. XIV (dans le présent volume, p. 10). VI • PRÉFACE · A ce qu’il nous disait, c’est à l’intercession de sainte Catherine de Sienne qu’il faut attribuer ce qui me paraît être le charisme de Charles Journée, celui d'être pour notre temps et pour demain, l'un des plus grands maîtres théologiens dans son enseignement sur ΓÉglise du Verbe Incarné. Le titre est bien de lui, mais inspiré par Catherine de Sienne, Augustin d’Hippone, Thomas d’Aquin, Thérèse d'Avila et Thérèse de Lisieux23. Et cette œuvre de théologie prend sa source la plus haute dans la sagesse, la sagesse de l'amour, don de l’Esprit Saint, « âme de l’Église ». Notre réédition des trois tomes publiés par Charles Journet comportera cinq volumes. Le présent volume est la reprise du premier tome. Le deuxième et le troisième se partageront le volumineux tome deux ; le quatrième reproduira le tome trois. Enfin un cinquième volume rassemblera, comme un Supplément de cette Somme inachevée, les éléments épars ou inédits que l’auteur avait préparés selon le plan de son traité, en particulier sur la sainteté de l’Église. Notre dessein est que ces cinq volumes soient les pre­ miers de la publication des Œuvres complètes de Charles Journet, comme le Cercle d'Études Jacques et Raïssa Maritain (à Kolbsheim, en Alsace) l’a fait pour Jacques Maritain. Ainsi, avec la correspondance JournetMaritain dont les deux premiers volumes ont déjà paru4, ces deux séries d’œuvres complètes rassembleront deux 2. Cf. Carrier bleu. Inédit, Rome 1970 : «Jeudi, 18 juin, messe seul à la Garde Suisse ; 8h 1/4 à la Minerve. C’est sous l aurel majeur de la Minerve que se trouve l’âme de ce que j’ai pu penser, aimer, dire de l’Église du V. I. » 3. Cf. les différentes dédicaces des trois tomes. 4. Éditions Universitaires, Fribourg, et Saint-Paul, Paris, 1996 et 1997. Le volume paraîtra en 1998 aux Éditions SaintAugustin/Parole et Silence. L’édition complète comportera 6 volumes. PRÉFACE VII œuvres si complémentaires, et en quelque sorte si com­ munes dans la profondeur du dialogue qui les a portées, quelles peuvent paraître les deux parties d’une même œuvre. En avril 1932, répondant à une lettre de Jacques Maritain, Charles Journet écrivait : «... quel beau pro­ gramme que celui que vous m’indiquez pour l’Église !... Au fond c’est un travail préliminaire, qui, s’il n’est pas raté, pourra avoir comme résultat d’aider à ce que le traité De Ecclesia tel qu’on l’enseigne aujourd’hui soit élargi et restitué à sa vraie grandeur. Après, il faudrait faire, en le décantant et en gardant les grandes thèses, le petit livre qui s’adresserait à tous, auxquels je songeais d’abord. Mais il faudrait pour l’écrire avoir un cœur immense...5 » C’est bien Jacques Maritain qui a sinon suggéré, mais pour le moins encouragé Charles Journet à entreprendre la publication de cette œuvre magistrale (au sens fort du terme). Tous les deux, dès 1930, ne cesseront pas d’en parler non seulement dans leurs correspondances, mais aussi dans les rencontres de Meudon puis de Kolbsheim, comme aussi dans leurs visites, à Rome, à Paris, à Genève ou à Fribourg. La première mention, dans leur correspondance, est datée du 30 janvier 1930. En 1932, Charles Journet croit qu’il pourra finir l’ouvrage avant l’été... Mais l’am­ pleur et l’approfondissement du sujet l’ont conduit à y travailler durant toute sa vie. Et ce n’est que le 15 sep­ tembre 1939, au jour de Notre Dame des Sept Douleurs, qu’il termine la rédaction de l’introduction au premier vo urne qui paraîtra à la fin de 1941 (ou en 1942, car la date de parution reste incertaine). Cette introduction commence par préciser quel est son plan 5. CorrespondanceJotirnet-Maritain, t. Il, p. 230 s. Mil PRÉFACE général1’. Un second tome paraîtra en 1951 et un troisièmeen 1969. En 1932, Jacques Maritain écrit à Charles Journet : «Je voudrais vous parler de votre traité de l'Église, vous supplier de n’ètre pas 'timide' comme vous me l’écrivez. Duc in altum, Dieu nous presse terriblement d'aller de l'avant. Votre traité sera une chose très importante, je souhaite tant que vous le fassiez non pas seulement pour défendre les vérités acquises et par rapport aux pro­ blèmes des communautés chrétiennes séparées, mais d’abord et avant tout par rapport à la vie religieuse de l'humanité tout entière. Il faudrait que ce traité éclaire un Hindou et un chinois, un taoïste et un bouddhiste, comme un luthérien et un orthodoxe... Ils ne sont pas séparés' ceux-là. Et tous ils sont ‘voto’ de l’Église. Il faut leur révéler leur maison . » Puisque l'Église est sans péché et qu’elle est faite de pécheurs, on comprend pourquoi Charles Journet a sou­ vent dit, enseigné, prêché, écrit et médité pour nous faire reconnaître que « la frontière de l’Église passe par notre cœur ». T? ■rN> V’ » -w:: y U */· T. Fribourg, Villars s/Glâne, en la fete de la Nativité du Verbe Incarné, 25 décembre 1997. Φ Pierre Mamie 6. Page XI ; dans le présent volume, pp. 5-6. 7. CorrespondanceJoumet-Maritain, t. II, p. 225 s. INTRODUCTION Par le P Georges Cottier Charles Journet a trente et un ans quand en 1922 il rencontre Jacques Maritain, de neuf ans son aîné. Le philosophe est déjà connu, le futur théologien de l’Église est vicaire à la paroisse du Sacré-Cœur à Genève. La mine exceptionnelle qu’est leur correspondance, en cours de publication, contient quelques indications pré­ cieuses sur la genèse de l’œuvre ecclésiologique de Charles Journet. Il semble que ce dernier, lors des premières ren­ contres, ait fait état de ses réflexions sur la Messe, « pré­ sence du sacrifice de la Croix », sujet qui ne cessera d’oc­ cuper sa méditation de théologien. Quant à Jacques Maritain, il avait déjà édité et préfacé le livre posthume du P. Humbert Clérissac, Le Mystère de l'Église. Les pro­ blèmes d’ecclésiologie sont très présents à sa recherche, plusieurs lettres en témoignent, par exemple à propos de appartenance à l’Église. Puis quand surviendra la crise de l’Action Française et la publication de Primauté du spirituel, le théologien sera plusieurs fois interrogé sur les questions relatives aux relations entre l’Église et l’État. La Juridiction de l’Église sur la Cité (1931) se rattache à cette problématique. Il n’est pas impossible que ce soit Maritain qui ait incité son ami à écrire sur l’Église et, par là ait contribué à la prise de conscience de sa vocation d’ecclésiologue. Ainsi dans une lettre du 22 février 1932 Charles Journet annonce qu’il compte terminer son livre sur l’Église ■■■ . INTRODUCTION : A' i 7 *’ · ,· ' K.< rê .J avant l’été. L’ouvrage aurait eu sans doute des dimen­ sions relativement modestes. Charles Journet a-t-il dès ce moment entrevu les grandes lignes du plan de ce que sera L'Église du Verbe Incarné Ί Quoi qu’il en soit, vers les années 30 commencent à paraître dans diverses revues mais surtout dans Nova et Vetera des articles consacrés à l’Église, qui sont autant d’éléments du futur ouvrage. L’auteur se propose de présenter « du point de vue de la théologie spéculative » l’Église à partir des quatre causes dont elle résulte. La doctrine thomiste des causes fournit ainsi les axes majeurs autour desquels le traité devait s’or­ ganiser. Quatre livres étaient prévus. Le plan initial ne sera jamais abandonné, mais au fur et à mesure de la rédaction des développements se sont imposés qui allaient amener des modifications de l’architecture interne, sans toutefois que le cadre logique soit remis en cause. Charles Journet était un intuitif : l’architecture ellemême de l’ouvrage procède d’une inspiration première. Lui-même a indiqué comme ses sources majeures, sainte Catherine de Sienne, La Divina Commedia, le Père Clérissac. Les principes théologiques sont ceux de saint Thomas mais aussi de saint Augustin dans La Cité de Dieu. Il faut y ajouter les maîtres spirituels comme saint Jean de la Croix, ainsi que la constante attention à la censée moderne et contemporaine. Il est clair que le diaogue avec Jacques Maritain est déterminant. LÉglise du Verbe Incarné est un ouvrage monumental, d ailleurs inachevé : trois livres ont été publiés par l’au­ teur, un quatrième était prévu. Le manuscrit du premier livre était prêt à la veille de la guerre en 1939; il ne pourra être publié qu’en 1941. Le second sortira de presse en 1951. Ils connaîtront des rééditions. En 1958, paraissait une Théologie de l'Église qui est un abrégé de ces deux premiers livres. Ceux-ci sont antérieurs anrérienrç au an INTRODUCTION XI Concile Vatican II. Charles Journet consacrera une étude marquant les points de convergence avec la Constitution dogmatique Lumen Gentium'. Le troisième tome sera publié en 1969. Le premier tome traite de La hiérarchie apostolique, «cause efficiente immédiate» d’où découle l’Église dans le monde par les sacrements et les pouvoirs d’ordre juridictionnel. Cette approche prend son sens à la lumière du mystère de l’incarnation. Charles Journet aimait à citer la définition de l’Église donnée par Bossuet: «Jésus-Christ répandu et communiqué». Ce livre I traite du sacerdoce du Christ, de la juridiction des évêques et des successeurs de Pierre, du magistère et des rapports entre le pouvoir canonique de l’Église et le pouvoir temporel ; c’est ainsi qu’il dégage les prin­ cipes théologiques qui éclairent le concept analogique de chrétienté chez J. Maritain. Le second livre, qui est aussi le plus ample, traite de la structure interne et de l’unité catholique de l’Église, « mystérieuse et visible ». Le Christ, qui est la tête, exerce sur son Corps mystique un triple influx, prophétique, sacerdotal et sanctifiant. C’est ce dernier aspect qui est ici largement analysé, alors que les deux premiers l’avaient été dans le tome I. Nous sommes ici au cœur de l’ecclésiologie de Charles Journet, qui nous donne des vues extrêmement fécondes sur le mode christique de la grâce et sur son action « christoconformante ». Le chapitre sur la Vierge Marie, d’une grande beauté spirituelle, montre la place de la mariologie dans l’ecclésiologie. On comprend que la réflexion sur la sainteté de l’Église s’arrête longuement au thème de l’Esprit « divi1. Charles Journet, « Le Mystère de l’Église selon le IIe Concile du Vatican», in Revue Thomiste, 1965/1. XII INTRODUCTION nîsateur» de l’Église. L’Esprit saint, en effet, est « l’âme incréée de l’Église». A partir de là sont examinées une série de questions qui se rapportent à « l’âme créée » et au corps de l’Église. Nous sommes ainsi conduits à une affirmation majeure : c’est la charité, « en tant que plei­ nement christique » qui constitue l'âme créée de l’Église. Cette plénitude implique la participation à la vie cul­ tuelle du Christ, aux sacrements, ainsi que l’orientation imprimée par ceux qui exercent le ministère de vérité, d’unité et de communion. Sont alors abordées les ques­ tions qui touchent aux « déchirures de l’Église » et aux Églises héritières des actes de rupture. Clarifiant le lexique et montrant le caractère complexe de cet héri­ tage, Charles Journet jette les bases théologiques de l’ap­ proche œcuménique. La considération du caractère « organique et différen­ cié » de l’unité conduit à la théologie des états de vie. On est ainsi conduit à une question, dont la corres­ pondance Maritain-Journet permet de suivre la matura­ tion : qui est membre du Christ et de l’Église ? Une telle appartenance comporte des modes et des degrés divers. Là encore Charles Journet a fait œuvre de pionnier. On pense ici aux n. 13-17 du ch. II de Lumen Gentium. Dans la perspective de l’unicité et de la catholicité, une section expose les principes de la missiologie. Relevons encore l’importance épistémologique des pages consacrées aux trois « regards », phénoménal, métaphysique et surnaturel que l’on peut porter sur l’Église et dont seul le troisième permet d’en appréhen­ der pleinement le mystère. Tels sont, évoqués à grands traits, les points forts de cette somme d’ecclésiologie que constitue déjà à lui seul le second tome. Cependant, avec cela, nous n’avons pas encore pleinement mis en évidence ce qui est sans doute l’essentiel. INTRODUCTION χιπ En effet, une intuition majeure anime ce vaste traité: celle de la sainteté de l’Église. En effet, l’âme de l’Église est la charité christique. La sainteté est charité. De là le corollaire: l’Église est sainte, elle est sans péché, mais non sans pécheurs. « L’Église divise en nous le bien et le mal. Elle retient le bien et laisse le mal. Ses frontières passent à travers nos cœurs ». Introduction au troisième volume de L’Église du Verbe Incarné publié en 1969 par Charles Journet consti­ tue une présentation du plan général de l’œuvre à l’état de maturité, elle contient à ce propos de précieuses indi­ cations. « La charité sacramentelle et orientée, lisonsnous, en même temps que principe de l’unité de l’Église, est aussi principe immanent de sa sainteté. Elle est en même temps cause formelle et finale de l’Église [...]. Le troisième livre traitant de la sainteté., cause finale imma­ nente à l’Église et fruit suprême de sa vie, trouverait donc ses assises doctrinales et son point de départ dans la charité, tout à la fois condition et effet de l’inhabitation parmi nous de l’Esprit saint, Ame et Personnalité incréées de l’Église ». Il se développerait selon les trois principales lignes de force où la sainteté se manifeste : «sa constance à confesser dans le monde les grandeurs de Dieu, son ardente espérance de le voir un jour à découvert, son immense désir de le porter partout aux hommes ». Charles Journet ajoutait : « Il faudrait s’aider ici moins de la méthode spéculative que de l’histoire, distinguer, dans l’histoire du monde chrétien, ce qui est en propre l’histoire de l’Épouse du Christ: ‘l’histoire de l’Église doit être proprement appelée l’histoire de la vérité2’, - et voir ainsi se vérifier l’une des plus émou­ 2. Pascal, Pensées, éd. Brunschvicg, n. 728. ill ί ill < n; XIV INTRODUCTION vantes définitions de l’Église: l’Église, c’est l’Évangile qui continue. Ce troisième livre restera pour nous à l’état de projet et de désir. » En fait, le projet avait reçu une première ébauche de réalisation au début des années trente. Un beau texte resté inédit, La cause finale et la sainteté de I'Église1' en fournit les axes. Grâce à la diligence de René et Dominique Mougel, il est possible d'ordonner autour de ce texte central une série d’études publiées à l’époque par Charles Journet, surtout dans Nova et Vetera. Bien qu’ils ne reflètent pas l’état définitif de la pensée de l’auteur, ces articles constituent un ensemble de grande valeur, à paraître prochainement. Le troisième tome publié, en 1969, a pour titre: III. Essai de théologie de lhistoire du salut. Il s’agit en réalité de la première partie du livre IV, de nombreux éléments de la seconde étant contenus dans des articles publiés dans Nova et Vetera. L’auteur lui-même donne de claires indications concernant le plan34. Cette « esquisse d’une histoire ecclésiale de l’histoire du salut » débute par un traité sur l’univers de la création x>ur développer ensuite l’ecclésiologie qui concerne univers de la rédemption, ^introduction se termine par la belle citation de Lumen Gentium n. 2 sur la consom­ mation de l’Église universelle qui va d’Adam et d’Abel le juste jusqu’au dernier élu. L’ukime régime de l’Église, qui embrasse la totalité de notre histoire, va de Pentecôte à la Parousie. Elle repré3. Publié dans Noua et Vetera, 1985/3, pp. 185-216. 4. Charles Joumet, « L’Église aux Tournants de l’histoire », in Nova et Vetera, 1970/4, pp. 243-280 ; note 1, p. 243. *· ! H./ Λ INTRODUCTION i* · XV sente l’âge de l’Esprit saint. Cette affirmation est essen­ tielle. Elle contient la réponse aux conceptions milléna­ ristes, inspirées de près ou de loin par Joachim de Flore. L’ouvrage contient une série de vues neuves, pré­ cieuses pour l’élaboration de cette reprise du De civitate Dei d’Augustin, à laquelle Charles Journet pensait cum tremore et timoré et qui est certainement une des tâches de la théologie de demain. La seconde partie du livre IV aurait dû « suivre l’Église jusqu’au terme de sa course, jusqu’au but suprême de son espérance » et la considérer « non plus comme en pèlerinage ici-bas dans le temps mais en sa notre temps consommation dans l’au-delà historique ». Cette consommation, à vrai dire déjà com­ mencée, sera totale et définitive au temps de la Parousie. Ainsi par la voie de l’histoire on retrouve le thème central et inspirateur de l’oeuvre entière : la sainteté. Depuis longtemps les volumes que nous publions maintenant étaient épuisés. Ces textes n’ont rien perdu de leur actualité et de leur pertinence. Ils introduisent d’une manière incomparable dans l’intelligence de ce mystère de foi qu’est l’Église. De plus, de divers côtés ils sont demandés. Il est heureux que ce monument de l’ecclésiologie de notre siècle soit de nouveau à la disposi­ tion de nouvelles générations de théologiens. Que les éditeurs en soient remerciés. i ΙΊ < ■ Ht •I · 2.1 · « 10 INTRODUCTION ne sont meme plus troublées par les attaques du démon et les révoltes des passions. A elles conviennent pleine­ ment les mots de l’apôtre : « Quiconque est né de Dieu ne commet point le péché, parce que la semence de Dieu demeure en lui ; et il ne peut pécher parce qu'il est né de Dieu. C’est à cela qu’on reconnaît les enfants de Dieu et les enfants du diable » (I Jean, III, 9-10). Ainsi la frontière de l’Église passe en chacun de ceux qui se disent ses membres, prenant au-dedans d'elle ce qui est pur et saint, laissant au-dehors ce qui est péché et souillure, « affilée comme une épée à deux tranchants, allant jusqu’à séparer l’âme de l’esprit, les articulations et les moelles, et démêlant les sentiments et les pensées du cœur» (cf. Hébr., IV, 12). En sorte que c’est vraiment dès ici-bas, dans le temps même de son pèlerinage, au sein du mal et du péché qui lui disputent chacun de ses enfants, que l’Église demeure immaculée : et que c’est pleinement, sans aucune restriction, qu’on doit lui appli­ quer le passage de l’épître aux Éphésiens, V, 25-27 : « Le Christ a aimé l’Église et s’est livré lui-même pour elle, afin de la sanctifier, en la purifiant par le bain de l’eau dans la parole, et afin de se préparer une Eglise glorieuse, sans tache, ni ride, ni rien de semblable, mais sainte et immaculéE. » C’est donc ce sens formel, ce sens théologique, que nous donnerons toujours au mot Église, quand nous dirons quelle est une, sainte, catholique, apostolique, quelle est l’Épouse et le Corps du Christ, quelle est le temple et le lieu d’habitation de la Trinité. En un mot, 5. SOLOVIEV dit bien que « l’Église ne se souille pas par nos péchés », mais il a tort d’ajouter aussitôt qu’ « elle-même n’est pas en nous, bien que composée de nous », et de la réduire à n’êtrc que la pure forme spirituelle qui rassemble les croyants. Cf. Les fondements spirituels de la vie, trad, par le R, P. Georges Tzebricow, Bruxelles, 1932, p. 179. Deuxième édition, Tournai-Paris, 1948, p. 144. INTRODUCTION 11 nous n’accepterons jamais qu’on identifie avec l’Église les péchés de ses membres, avec le christianisme les souil­ lures des chrétiens. Ce n’est pas cela qui la constitue, ou la rend visible, mais son vrai corps, constamment illu­ miné par son âme, avec une intensité qui, certes, nous le dirons, pourra varier au cours des âges. Mais on peut aussi, et cela est fréquent, entendre l’Église d’une manière matérielle. On dira encore qu’elle est composée de justes et de pécheurs. Mais, cette fois, les pécheurs seront tout entiers dans l’Eglise, y compris leur péché. L’Église sera donc mélangée de sainteté et de péché. Ses frontières seront envahies par le mal. Cette acception matérielle de l’Église peut provenir de deux sortes de préoccupations bien différentes. Elle se rencontre d’une part chez les empiristes, notamment chez les historiens, qui par office considè­ rent l’Église plutôt d’un point de vue extérieur, descriptif, phénoménal. La voyant mêlée de justes et de pécheurs, ils font remonter indistinctement jusqu’à elle les actions des uns et des autres. Elle leur apparaît responsable pêlemêle du bien et du mal que ses membres accomplissent dans le temps ; elle est à la fois le lieu de toutes les gran­ deurs et de toutes les indignités des chrétiens. D'autre part, l’acception matérielle de l’Église peut se trouver, pour des raisons presque opposées, chez les pré­ dicateurs de la foi et les hommes apostoliques. Non certes qu’ils manquent d’amour, ni d’attention pour le mystère de l’Église ! Mais ils sont portés à considérer ce mystère moins sous son aspect ontologique, qui intéresse d’abord le théologien spéculatif, que sous son aspect dynamique, moral, déontologique. Attentifs à montrer aux chrétiens qu’en droit, en vertu de la loi de leur baptême, ils ont à vivre tout entiers dans la lumière, tout entiers en deçà des frontières de l’Église, ils sont enclins, en par­ lant de l’Église, à lui assigner non pas ses frontières 12 INTRODUCTION réelles, les frontières auxquelles en fait elle se heurte le plus souvent dans le cœur des hommes, mais ses fron­ tières normales, les frontières quelle devrait avoir, et quelle a, nous l’avons dit, chez les nouveaux baptisés et chez les saints. Ils ne souffrent pas que l’Église ait ses limites à l'intérieur d'un seul chrétien ; ils veulent refou­ ler ces limites jusqu’à ce quelles atteignent les régions extrêmes de l’homme et finissent par encercler toutes les puissances obédientielles de son âme. Ils ont ainsi tou­ jours en vue ces limites normales, et c’est ce qui leur per­ met d’enfermer les péchés du chrétien au-dedans même de l’Église, et d’accentuer ainsi plus violemment leur caractère en quelque sorte sacrilège. En se plaçant à ce point de vue, on pourra dire, par exemple, avec Origène, que le luxe et l’avarice changent par endroits l’Église en caverne de voleurs, et que le Christ lui-même emprunte la parole du psalmiste pour en pleurer les désordres : « Quelle est l’utilité de mon sang, puisque je descends dans la corruption ? » ; ou, avec saint Augustin, quelle est boiteuse ; ou, avec sainte Catherine de Sienne, quelle est lépreuse. Peut-être ces façons paradoxales de s’expri­ mer sont-elles à rattacher au passage célèbre de l’apôtre : « Ne savez-vous pas que vos corps sont les membres du Christ?... Ne savez-vous pas que votre corps est un temple de l’Esprit saint, que vous avez reçu de Dieu, et que vous n’êtes pas à vous-mêmes ? Car vous avez été achetés, et à quel prix!» (I Cor., Vl, 15 et 20.) Quoi qu'il en soit, à vouloir donner à ces affirmations un sens ontologique, on en viendrait à dire que « le Christ pèche et qu'il a toujours péché dans ses membres », proposition condamnée dans la vingt-deuxième session du concile de Bâle*’. On peut dire que le Christ vit, souffre, se sanctifie 6. Cf. A. PALMIER], Dictionnaire de théologie catholique, article « Favaroni (Augustin) », col. 2113. INTRODUCTION 13 dans ses membres. On ne peur pas dire qu’il pèche dans ses membres. Ce n’est pas d’un point de vue matériel, qu’il soit empirique ou déontologique, c’est d’un point de vue for­ me , ontologique, que nous aurons à considérer le mys­ tère de l’Église : qu’on entende l’Église au sens strict pour désigner Γ « Ecclesia credens », ou d’une manière plus ample pour lui joindre Γ « Ecclesia docens », ou d’une manière très large pour y inclure même le Christ. Nous sommes avertis dès maintenant de ce qu’une telle définition de l’Église va réclamer de nous. Elle ne peut être maintenue qu’au prix d’une continuelle tension des énergies intérieures. Elle nous empêche absolument de matérialiser l’Église, de confondre son contour réel avec celui des personnes qui lui appartiennent, des groupes et des partis où elles sont inscrites. Elle nous oblige de lui retracer constamment par la foi ses vivantes limites au milieu de ces personnes, de ces groupes, de ces partis, au milieu même de notre propre personne. Et s’il est vrai que personne ne sait, d’une certaine science, s’il est digne d’amour ou de haine, il est vrai aussi que nul chré­ tien ne sait, de cette science-là, comment son être est divisé par les limites de l’Église, si elles passent en deçà ou au delà du centre de gravité de son cœur ; chacun, avec le psalmiste, ne peut que supplier en tremblant : «Judica me Deus, et discerne causam meam..., ab homine iniquo et doloso erue me ». C’est de cette Église, qui vient de Dieu, par le Christ et par la hiérarchie, qui est visible, et qui inclut des pécheurs, mais non leurs péchés, que nous aurons à dire quelle est à la fois plus pure et plus vaste qu’on ne croit communément : plus pure, puis­ qu’elle bannit toute souillure, et plus vaste, car elle attire à soi tout ce qui, dans le monde, commence à relever de la grâce. 14 J ·.*>> INTRODUCTION y a présomption à entreprendre un essai de synthèse du mystère de l’Église, du mystère de la richesse in­ compréhensible du Christ en tant quelle surabonde au sein de la misère du monde, notre excuse est la certitude où nous sommes qu’il suffirait de joindre ensemble orga­ niquement les vues dispersées que nous oftre le passé, ou du moins quelques-unes d entre elles, pour résoudre vrai­ ment, sans recourir à nul expédient apologétique, les graves questions que le simple progrès du temps pose de nos jours d’une manière directe à toutes les intelligences. Ce qu’on estimera vrai dans les pages qui vont suivre, qu’on le fasse ainsi remonter à ceux dont nous voudrions n’avoir été qu’un disciple, un disciple qui ne trahit pas, à saint Thomas d’Aquin et à saint Augustin ; mais quand on se donne de tels maîtres, qui ne le devine, rien n’est plus aisé que de trahir par une fidélité qui en resterait à l’écorce des mots ; rien n’est plus malaisé que de redécouvrir, sous des formules familières, presque banales, l’intuition pro­ fonde qui les a engendrées. Nous avons trouvé, chez ces grands docteurs, une théologie de l’Église plus vivante, plus étendue, plus libératrice que celle que l’on renferme habituellement dans le cadre des manuels. En eux, nous sentions la présence active d’une vision de foi du mystère de l’Église comprise comme une expansion de l’incarna­ tion, vision que nous retrouvions chez les Pères latins comme chez les Pères grecs, qui est fondée sur l’ensemble même du Nouveau Testament, et que cependant les héré­ sies n’ont jamais eu la force de dégager tout entière ; tandis quelle a été pénétrée du premier coup, et développée au long des siècles avec une délicatesse infinie, par le magis­ tère de cette Église romaine, que frère Thomas d’Aquin révérait si dévotement et à la correction de laquelle il sou- INTRODUCTION mettait à l’heure de mourir tous ses écrits. Cette même vue de foi continue de soutenir intérieurement le travail des théologiens venus dans la suite du temps, et il est bon de pouvoir éprouver, en les consultant, l’intimité de la communion qui rassemble, en des régions si élevées, des intelligences d’ailleurs diverses, voire opposées : même quand nous avons adopté, sur des problèmes non encore déterminés par le magistère, une autre opinion que tels d’entre eux, le point où nous avions à les quitter nous fai­ sait remarquer davantage la longueur du chemin parcouru ensemble. Et, dans une certaine mesure, nous pourrions faire une observation analogue à propos de certains pen­ seurs demeurés étrangers à l’Eglise. Tant qu’ils aident à joindre les intuitions primordiales de la foi, les textes du passé ne lassent jamais. Ils introdui­ sent l’esprit en des contrées toujours vierges, d’où il pourra redescendre, réconforté, non seulement vers le passé, mais aussi vers les problèmes et les situations du présent. L’arbre n’a qu’une façon de prouver qu’il vit, c’est de donner à chaque printemps des branches et des fleurs nouvelles. Ainsi, toujours pareille à elle-même, la théologie de l’Eglise devra toujours s’accroître de conséquences nouvelles. Comment aurions-nous pu les apercevoir si nous n’avions été guidé ici par les écrits des contemporains, qu’ils soient théologiens par vocation ou qu’ils ne le soient pas — et les antennes de ces derniers sont parfois plus sensibles à discer­ ner les ondes qui montent des mondes en formation . Entrevoir toutes ces conséquences et les formuler parfaite­ ment, qui pourrait prétendre l’avoir réussi ? Mais nous serions heureux si notre effort pouvait être de quelque secours à ceux qui serviront l’Église après nous. 7. C’est Newman, qui ne voulait pas être un « théologien », qui a su voir parmi les premiers, au XIXe siècle, toute l’importance qu’allait prendre le problème du développement du dogme. Avant lui il fau­ drait signaler l’« autodidacte » J.-A. Moehler. Mt cV « 16 INTRODUCTION Pour finir, excusons-nous des répétitions que nous n’avons pas su éviter. Elles ne sont que des maladresses. Nous cherchions tout autre chose : à faire sentir, à propos de chacune des vérités particulières concernant l’Église, la pesée de toutes les autres ; et même nous aurions voulu qu’on pût trouver, dans ce premier livre, comme une esquisse de ce qui sera développé dans les autres. Si nous aimons assez la théologie spéculative pour lui donner la grande part de notre temps, nous savons bien pourtant qu’il existe une sagesse meilleure, dont parle saint Thomas au seuil même de la Somme et qui consiste, dit-il, à « souffrir » les choses divines. A propos de ce que nous appellerons l’omniprésence de la charité, nous signa­ lerons cette connaissance expérimentale, en vertu de laquelle une âme individuelle peut souffrir merveilleuse­ ment le mystère universel de l’Église. C’est presque uni­ quement de cette façon que sainte Catherine de Sienne connaissait l’Église, et ce quelle en a dit est plus apte à enflammer les cœurs que les écrits des théologiens. On comprend pourquoi son nom se trouve en tête de cet ouvrage". En l’écrivant, nous avons pensé à quelqu’un d’encore plus grand quelle, en qui a été d’avance comme récapitulé et totalisé tout ce que Γ Eglise, prise comme dis­ tincte du Christ, prise comme Épouse du Christ, devait offrir successivement au cours des âges, de foi, de splen­ deur, de pureté, et aussi de douleur déchirante et de com­ passion, la sainte Vierge Marie. Fribourg, le 15 septembre 1939, au jour de Notre-Dame des Sept-Douleurs. 8. Il faudrait lui joindre celui de sainte Thérèse de Lisieux. ‘.nt INTRODUCTION 17 Le premier tome de ΓÉglise du Verbe incarné a paru en 1941. La composition ayant été détruite par un incendie au cours de la guerre, on a dû procéder à une réimpres­ sion. Nous en avons profité pour y introduire de nom­ breuses améliorations, et y ajouter deux excursus, qui forment, dans la présente édition \'Excursus II: «Vues récentes sur le sacrement de l’ordre», et VExcursus X: «L’origine et la transmission du pouvoir politique ». Noël 1954. Deux Annexes complètent cette 3e édition. La pre­ mière présente des fragments de deux Allocutions de Pie XII : L'Allocution aux membres du Xe Congrès interna­ tional des sciences historiques, 7 septembre 1955, où le souverain pontife traite des relations entre l’Eglise et l’État ; lAllocution aux membres de la Ve Assemblée natio­ nale de rUnion des juristes italiens, 6 décembre 1953, où il traite de la tolérance civile de l’erreur religieuse, qui demanderait à être observée dans une communauté poli­ tique mondiale. La deuxième Annexe essaie de préciser la nature des Pouvoirs hiérarchiques chez les apôtres, le pape, les évêques, en s’aidant des délibérations qui eurent lieu lors du premier concile du Vatican et des récents tra­ vaux. Juin 1962. PREMIER LIVRE LA HIÉRARCHIE APOSTOLIQUE OU LA CAUSE EFFICIENTE IMMÉDIATE DE L’ÉGLISE ET SON APOSTOLICITÉ On parlera tout de suite en général des phases de l'acte générateur de ΓEglise, ou des divers régimes divins successifs de l'Église (ch. I). Puis l’on s'arrêtera au régime actuel de ΓÉglise pour traiter, d’une manière encore sommaire, de sa cause immédiate, à savoir de la hiérarchie aposto­ lique (ch. II). On étudiera ensuite plus en particulier les deux pouvoirs de la hiérarchie, à savoir le pouvoir d'ordre (ch. III) et le pouvoir de juridiction (ch. IV à VIII). C’est de leur union qu’est faite la hiérarchie une et indivisible (ch. IX). Enfin l’on traitera de l’apostolicité considérée comme propriété et comme note de la véritable Église (ch. X). CHAPITRE PREMIER LES PHASES DE L’ACTE GÉNÉRATEUR DE L’ÉGLISE OU LES RÉGIMES DIVINS DE L’ÉGLISE jpi Îîp . I1 Le premier acte de la toute-puissance divine est celui par lequel elle a créé de rien l’univers, et par lequel elle continue de soutenir dans l’existence, en vertu d’un contact immédiat incessant, l’être substantiel des choses. « Il y a dans chaque être, dit saint Thomas, un effet qui relève de Dieu d’une manière prochaine et immédiate. Car, comme on l’a montré, Dieu seul peut créer. Or, l’on trouve, au cœur de chaque être, quelque chose qui est dû à la création : dans es êtres corporels, c’est la matière première ; dans les êtres incorporels, c’est la sim­ plicité de leur essence... Il faut donc que Dieu soit pré­ sent à la fois à toutes choses, du fait surtout qu’il conserve dans l’être, d’une manière ininterrompue et durable, ces choses qu’il a fait passer du néant à l’exis­ tence. Aussi le Seigneur dit-il, dans Jérémie (XXIII, 24) : C’est moi qui remplis le ciel et la terre. Et il est écrit dans les psaumes (CXXXVIII, Vulgate, 8) : Si je monte au ciel, je t’y trouve ; si je descends aux enfers, tu y es»'. 1. ΠΙ Contra Gentiles, cap. LXVlli. - « De même que Dieu seul peut créer, il peut seul anéantir les créatures : seul il les conserve dans l’être, les empêchant de sombrer dans le néant. Pour ce qui est des effets attei­ gnant les créatures dans leur fond même, l’âme du Christ ne dispose pas de la toute-puissance divine. » S. THOMAS, III, qu. 13, a. 2. rn QI RÉGIMES DIVINS DE L ÉGLISE Le second acte de la toute-puissance divine est plus étonnant encore. C’est celui par lequel elle cherche à revêtir les personnes humaines, à les enrichir de dons si purs, si merveilleux, quelles pourront devenir, unies entre elles et avec Dieu, comme une vivante demeure collective où Dieu lui-même trouvera ses délices à venir habiter. Quand, dans l'Ancien Testament, la Sagesse ouvre la bouche, c’est pour dire, en effet: «J’ai cherché le repos : dans l'héritage de qui habiterai-je ? » (Eccli., Septante, XXI v, 11.) De même, vers la fin de l’Apo­ calypse, l’Église apparaît à saint Jean comme « la ville sainte, la Jérusalem nouvelle » ; à ce moment, il entend une grande voix, venue du trône et disant : « Voici le tabernacle de Dieu avec les hommes, et il dressera sa tente avec eux ; et eux, ils seront ses peuples, et luimême sera Dieu avec eux » (XXI, 2 et 3). Cet acte producteur de l’Église, de la demeure de Dieu au milieu des hommes, qu’on appelle cette demeure une hutte, en considération de la misère des hommes, ou un temple, en considération de l’hôte quelle abrite, n’a-t-il connu qu’une seule forme, est-il demeuré inchangé à tra­ vers les âges? Dieu a-t-il, dès l’origine, produit l’Église telle quelle est aujourd’hui, et le temps n’a-t-il pour rôle que de faire durer une Église d’emblée parfaite ? La réponse est nette. L’acte divin qui produit l’Église a connu plusieurs phases. Elles constituent ce qu’on pour­ rait appeler les régimes divins du peuple de Dieu au cours des âges, les régimes divins de l’Église. Car Dieu a produit successivement son Église sous plusieurs états, et e temps avait pour fin, en se déroulant, de permettre à cette Église non seulement de durer, mais encore de progresser par étapes vers l’état, ici-bas définitif, où elle est entrée aux jours de l’incarnation et de la Pentecôte2. 2. Il est remarquable que les anciens, qui ignoraient nos vues sur l’évolution de l’univers et croyaient à un certain immobilisme de la LE REGIME AN I ÉR1EUR A L’ÉGLISE 23 Rappelons brièvement quelle est la suite des régimes divins du peuple de Dieu et de l’Eglise. I. LE RÉGIME ANTÉRIEUR À L’ÉGLISE Si l’on veut être fidèle à la doctrine du docteur angé­ lique, il faut affirmer que Dieu avait résolu d’agir d’abord lui seul, et en dehors de toute cause intermédiaire, sur les hommes, pour les revêtir de la grâce de l’innocence et pour faire d’eux la première demeure terrestre vivante où il viendrait habiter. En cela, le premier régime du peuple de Dieu différait profondément des régimes postérieurs à la chute, avec lesquels commencera l’Église proprement dite. Ni la médiation du Christ, ni celle de causes ministé­ rielles comme sont les pouvoirs sacramentel et juridiction­ nel, n’étaient alors supposées. Il est clair tout d’abord, en effet, que les dons surnatu­ rels de grâce et de vérité, qui devaient descendre sur le pre­ mier homme, ne pouvaient pas passer par le Christ, puisque le Verbe ne s’était point encore incarné. Il faut nature, aient, grâce à la révélation, pris conscience de la loi du déve­ loppement historique dans son cas le plus éminent, celui du salut spi­ rituel qui devait progresser depuis la chute jusqu’à l’avènement du Messie. « Le cosmos des Grecs est un monde pour ainsi dire sans his­ toire, un ordre éternel où le temps n’a aucune efficace, soit qu’il laisse l’ordre toujours identique à lui-même, soit qu’il engendre une suite d’événements qui revient toujours au même point, selon des change­ ments cycliques qui se répètent indéfiniment. L’idée inverse, qu’il y a dans la réalité des changements radicaux, des initiatives absolues, des inventions véritables, une pareille idée a été impossible avant que le christianisme ne vienne bouleverser le cosmos des Hellènes. » Émile BréHJER, Histoire de lü philosophie, 1.1, p. 489. 24 I - LES RÉGIMES DIVINS DE l.’ÉGl.ISE dire davantage. Ces dons surnaturels n’étaient pas accor­ dés non plus ew raison des souffrances futures du Christ, puisque si l’homme n’avait pas péché, le Christ n’aurait pas eu à le racheter par ses souffrances ; puisque même, comme l’a pensé saint Thomas vers la fin de sa vie, si l'homme n’avait pas péché, Dieu ne se serait jamais incarné'. En conséquence, ni la grâce conférée au premier homme, ni la grâce conférée aux anges n’étaient, à propre­ ment parler, la grâce du Christ, gratia Christi. Il y a toute­ fois sur ce point, nous aurons plus tard à y revenir, une différence entre la grâce du premier homme et la grâce des anges; car, tandis que la grâce de l'innocence devait être perdue pour foire place à la grâce de la rédemption, à laquelle elle n’était donc ordonnée que d'une manière tout indirecte et toute matérielle, la grâce des anges se trouvait, d’avance, ontologiquement préaccordée à la grâce parfaite (intensivement et extensivement) qui devait remplir la sainte âme du Christ, dans le cas où le Verbe s’incarnerait. Aussi, quand l'homme eut brisé par le péché l’harmonie de l’innocence et que le Verbe eut décidé de s’incarner pour mourir sur la croix, la grâce plénière, créée à cet ins­ tant dans son cœur, devint le lieu de toutes les grâces exis­ tant antérieurement dans les anges, comme le centre, mar­ qué après coup dans un cercle, y devient aussitôt le lieu de tous les points de la circonférence34. On pourra même aller plus loin dans cette voie, et dire qu’aussitôt l’incarnation 3. Ill, qu. 1, a. 3. 4. « De route cene multitude (anges et hommes), le Christ est le chef ; car il est placé plus près de Dieu et il participe aux dons divins plus parfaitement que les hommes et que les anges. » S. THOMAS, III, qu. 8, a. 4. La grâce et la justification des anges, remarquent les SALMANTICENCES, qui devaient non point être saccagées, mais au contraire toujours durer « ont très bien pu être ordonnées au Christ comme à leur fin, et en conséquence être le terme de son influence dans l’ordre de la cause finale. » De incarnatione, disp. 16, dub. 5, LE REGIME ANTÉRIEUR Λ I. ÉGLISE du Verbe accomplie, les anges ont commencé à recevoir par la médiation physique de l’humanité du Christ la grâce qu’ils avaient jusque-là reçue immédiatement. En sorte que le Christ est vraiment le Roi des anges, leur dis­ tribuant maintenant cette grâce essentielle qu’ils ont tou­ jours possédée et les grâces accidentelles qui y ont été sur­ ajoutées5. Il est clair en outre, suivant la doctrine de saint Thomas, que si les hommes avaient vécu dans l’inno­ cence, les dons surnaturels de grâce et de vérité leur seraient parvenus sans passer par la médiation de causes ministérielles comme sont le pouvoir sacramentel ou le pouvoir juridictionnel. La loi d’innocence voulait en effet que la vie spirituelle se communiquât de Dieu à l’âme et de l’âme au corps. Il aurait fallu bouleverser cette ordonnance pour que la grâce ou la vérité surnatu­ relles vinssent à l’âme, qui est spirituelle, par des moyens ou par des signes sensib es6. 5. L’influx du Christ, dit saint THOMAS, « atteint non seulement les hommes, mais encore les anges ; car on lit dans l’épître aux Éphésiens (1, 20-22) que Dieu le Père a fait asseoir le Christ à sa droite dans les deux, au-dessus de toute principauté, de toute autorité, de toute puissance, de toute domination et de tout ce qui peut se nommer non seu­ lement dans les siècles présents, mais encore dans les siècles à venir, et il a tout mis sous ses pieds. » III, qu. 8, a. 4. Nous croyons pouvoir dire de la grâce des anges ce que JEAN DE SAINT-THOMAS dit de la grâce des justes antérieurs au Christ : « L’influx que le Verbe de Dieu, conjoin­ tement avec le Père et le Saint-Esprit, donnait directement aux anciens justes, il continue de le leur donner en se servant, mainte­ nant, de la nature humaine dont il s’est revêtu comme d’une cause instrumentale.» III, qu. 61 ; disp. 23, a. 3, n° 95; édition Vivès, r. IX, p. 141. En plus des anges, les hommes ont avec le Christ une solidarité non seulement de nature, mais encore de destinée : leur vie est entraînée dans le sillage de la sienne. 6. III, qu. 61, a. 2. CAJETAN note, dans son commentaire sur cet article, que si l’état d’innocence avait persévéré, les enfants y seraient nés avec la grâce et avec les dons surnaturels perfectifs de l’intelligence. ■•'i Μ Π i 26 I - LES RÉGIMES DIVINS DE L’ÉGLISE Ainsi, la toute-puissance divine était la cause unique du peuple de Dieu dans sa première forme. Le ministère des anges s’exerçait sans doute déjà a ce moment pour secourir l’homme contre les embûches du démon et pour lui transmettre les instructions divines78, mais l’ob­ jet de cette médiation, d’ailleurs toute spirituelle, restait accidentel. Les dons essentiels de grâce et de vérité venaient immédiatement de Dieu. Le régime antérieur à l’Église excluait donc tout intermédiaire corporel et visible. IL LE PREMIER RÉGIME DE L’ÉGLISE Pourquoi Dieu a-t-il permis que l’état d’innocence fut détruit ? On connaît la réponse : Dieu ne permet le mal que pour en faire l’occasion d’un plus grand bien9. Au régime de création, qui semblait parfait, succède le régime de rédemption, qui, au total, sera meilleur. Ces deux régimes diffèrent profondément. Le régime de création excluait tout médiateur visible10 ; le régime de 7. S. Thomas, I, qu. 113, a. 4, ad 2. 8. Ibid., a. 1, ad 2. 9. « Bien que tout-puissant et souverainement bon, Dieu permet cependant qu’il y ait dans l’univers des maux qu’il pourrait empêcher, de crainte, en les supprimant, d’entraver de plus grands biens ou de provoquer de pires maux. » II-II, qu. 10, a. 11. 10. Saint Thomas, qui tient que si l’homme n’avait pas péché Dieu ne se serait pas incarné, affirme pourtant qu’avant le péché ori­ ginel Adam connaissait l’incarnation du Verbe (II-II, qu. 2, a. 7). Comment concilier ces deux passages ? La réponse est donnée par les SaLMANTICENSES : Adam n’a pas cru que le Christ serait chef du peuple de Dieu pour l'état d’innocence ; mais il a cru, ce qui est très v..Sv· LE PREMIER RÉGIME DE L’ÉGLISE rédemption sera essentiellement le régime d’un média­ teur, attendu puis reconnu, « le Christ Jésus, homme, qui s’est donné lui-même en rançon pour tous » (I Tim., Il, 5-6). Le premier régime avait donné naissance à la première forme du peuple de Dieu ; les régimes suivants donneront naissance à l’Église proprement dite, qui sera non pas simplement un peuple de Dieu, mais un peuple de Dieu marqué à l’effigie de l’incarnation rédemptrice, un peuple de Dieu appelé « le corps » du Christ, et dont la vocation sera de prolonger dans l’espace et le temps la vie temporelle du Sauveur. Aussitôt après la chute commence le premier des régimes de l’Église. Une médiation visible dispensera la grâce et la vérité. La grâce qui est envoyée aux âmes tout de suite, est celle même que le Rédempteur devra mériter un jour par son amour et payer de ses souffrances. En ce sens, elle est déjà la grâce du Christ, gratia Christi. Et c’est pourquoi elle agit, de l’intérieur, non seulement pour commencer d’organiser le nouveau peuple de Dieu, mais encore jour l’acheminer peu à peu, à travers les vicissitudes de ’histoire, vers le statut concret et définitif qu’il recevra du Christ lui-même. Pour laisser pressentir obscurément, dès l’origine, quelle vient par anticipation du mystère de l’incarnation rédemptrice, c’est-à-dire du mystère d’un Dieu qui se fera visible et descendra dans notre chair, la grâce est désormais donnée en dépendance de signes visibles, de gestes extérieurs, que les théologiens appellent des sacre­ ments. Sans doute ces sacrements sont rudimentaires. Ils ne sont point encore, comme iis le deviendront dans la différent, que le Christ serait chef du peuple de Dieu pour un nouvel ordre de choses qui lui restait impénétrable. De incarnatione, disp. 16, dub. 4, n0$ 62 et 63. Cf. S. Thomas, III, qu. 1, a. 3, ad 5. I IJ « 1 ο 36 1 - LES RÉGIMES DIVINS DE L’ÉGI LSI Ainsi donc, il apparaît qu’au temps de sa vie mortelle, Jésus agit de deux manières : il envoie ses grâces à l'Orient et à l'Occident, c'est {'action à distance ; mais il les communique d’une manière plus intime à ceux qu’il peut toucher, c’est {'action par contact. Et sans doute, le contact n'est pas un moyen d’agir qui lui soit indispen­ sable·, il faut dire pourtant que c'est le moyen d’agir qui lui est connaturel, sur lequel il attire notre attention, qu’il s’efforce en quelque sorte de multiplier en parcourant la Galilée, la Samarie, la Judée, la Décapole, et jusqu’à la Phénicie. Et si l’on demande la raison dernière d’une telle conduite de notre Sauveur, il faudra la chercher non pas seulement dans le principe encore trop général que le contact direct entre agent et patient favorise le bon exer­ cice de l'action physique (car lorsqu’elle vient de Dieu par le cœur du Christ, l’action physique, même à dis­ tance, peut être parfaite), mais surtout dans le fait beau­ coup plus immédiat que, tant que notre nature est bles­ sée, elle a besoin d’un choc sensible pour être éveillée connaturellement à la vie de la grâce21. Et cela nous explique pourquoi la perfection du ciel, où l’homme sera glorifié, ne sera pas incompatible avec une action du Christ à distance, tandis que la perfection de la terre, où l’homme reste blessé, requiert l’action du Christ par contact sensible22. 21. Scheeben estime que la sacramentalité a pour fin moins de remédier à nos plaies et à notre faiblesse, que d’instaurer une écono­ mie plus sublime du salut. Nous tenons sans doute que la grâce du Christ, qui nous arrive par les sacrements, est meilleure que la grâce d’Adam : en ce sens les vues de Scheeben doivent être retenues. Il ne faut pas oublier toutefois qu’à la différence de l’incarnation, les sacre­ ments passeront, ils n’appartiendront pas à l’économie de l’Église glo­ rieuse. Cf. M. J. SCHEEBEN, Die Mysterien des Christentums, ch. VII, n° 81, Fribourg-en-B., 1865, p. 541. 22. Le contact direct de l’agent et du patient peut être dit conna­ turel en raison des exigences génériques de l’action physique : c’est ainsi LE RÉGIME ACTUEL DE L’ÉGLISE 37 2. Maintenant, Jésus a été « enlevé au ciel », il est «assis à la droite de Dieu» (Mc., XVI, 19), pleinement associé à la puissance de son Père. Dès lors, l’action à distance lui sera-t-elle seule possible ? Sera-ce la fin de son action par contact ? Non. Car, avant de nous quit­ ter, il a voulu qu’il y eût toujours, au milieu de nous, des hommes revêtus de pouvoirs divins, par lesquels l’action qu’il exerce du haut du ciel pourrait être conduite sensiblement jusqu’à chacun de nous et conti­ nuer de nous atteindre de la manière qui nous est connaturelle, par la voie d’un contact direct. Ce sont les pouvoirs hiérarchiques : loin de se substituer à l’action du Christ, ils se subordonnent à elle pour la véhiculer en quelque sorte à travers le temps et l’espace ; à la manière de ces nuages sortant de la pluie et continuant après elle de rafraîchir la terre, ils naissent du mystère de l’incarnation pour en perpétuer parmi nous le bien­ fait23. Ces pouvoirs sont essentiellement ministériels, c’est-à-dire transmetteurs ; ils resteraient sans effet si la puissance divine, passant dans le cœur du Christ, ne venait chaque fois les toucher pour les animer. Ils com­ prennent deux sortes de pouvoirs : le pouvoir juridic­ tionnel, transmetteur de vérité, et le pouvoir sacramenque les SALMANTICENSES, dans un passage cité plus haut, font remar­ quer qu’il est requis « connaturellement », non « essentiellement » ; à titre de condition « naturelle », non « essentielle ». De incarnatione, disp. 23, dub. 4, nos 37 et 40. Mais ce contact peut être dit connatu­ rel d’une autre manière, en raison de la condition particulière du patient: aux hommes blessés par le premier péché seule l’action par contact sensible apportera la grâce connaturellement. C’est l’ensei­ gnement de saint Thomas exposant les convenances de l’incarnation et de la sacramentalité. Cf. Ill, qu. 1, a. 2 ; qu. 61, a. 1. 23. Prologue du quatrième livre des Sentences à Annibald. Cet écrit est en réalité d’un dominicain du nom d’Annibald, ami et dis­ ciple de saint Thomas. Cf. P. MANDONNET, O.P., Des écrits authen­ tiques de saint Thomas d’Aquin, Fribourg, 1910, p. 153. 38 1 - 1 ES RÉGIMES DIVINS DE l’ÉGl LSE tel, transmetteur de grâce2425 . Le Sauveur les a lui-même annoncés, préparés, institués lorsqu’il était encore visible au milieu de nous : n’a-t-il pas envoyé d’abord les douze apôtres en Galilée (Luc, IX, 1), puis les soixantedouze disciples en Judée (Luc, X, 1) et enfin les « onze » qui devaient enseigner toutes les nations jusqu’à la fin des siècles (Mt., fin) ? N’a-t-il pas fait baptiser ceux qui venaient à lui (Jean, III, 22 ; IV, 2)2> et n’a-t-il pas voulu qu’on baptisât après lui toutes les nations (Mt., fin) ? Et le signe, à la fois mystérieux et manifeste, que ce qu’il recherche à travers ces pouvoirs hiérarchiques, c’est un contact sensible avec nous, n’apparaît-il pas dans le fait que le plus élevé de ces pouvoirs, le pouvoir d’ordre, a pour fin de nous donner sous les voiles du sacrement, sa présence même réelle et corporelle ? Sans doute Dieu aurait pu nous sauver sans s’incarner, et il est probable que même alors il aurait institué une hiérarchie visible : on peut apporter en faveur de cette opinion des raisons d'ordre général, rappeler par exemple que la Providence se plaît à régir les choses infé­ rieures par les choses supérieures. Mais on ne peut se contenter de justifier la hiérarchie chrétienne par ces vues générales. Il faut passer à des raisons plus immé­ diates et plus précises. D’une part, nous savons que c’est le désir de nous toucher qui a porté Dieu à s’incarner. Et 24. Certes, la présence des pouvoirs hiérarchiques n’est pas néces­ saire dans le ministre du baptême et du mariage, et c’est pourquoi ces deux sacrements peuvent subsister dans le protestantisme ; toutefois ces mêmes sacrements sont rattachés à la hiérarchie par de nombreux liens et c’est pourquoi, dans le protestantisme, leur validité peut devenir précaire. 25. Pour saint Augustin, c’était déjà le baptême de la loi nouvelle. Pour saint Chrysostome, ce n’était au fond que le baptême de Jean. Cf. M.-J. LAGRANGE, Evangile selon saint Jean, Paris, 1925, p. 91. Saint Thomas suit saint Augustin, III, qu. 66, a. 2 : non sans hésiter cependant, III, qu. 73, a. 5, ad 4. LE RÉGIME ACTUEL DE L’ÉGLISE 39 d’autre part, nous savons que le Christ, après un séjour de quelques années sur notre terre, a été enlevé au ciel, où il est assis à la droite du Père. Comment donc un contact sensible entre lui et nous restera-t-il possible ? Il n’y aura qu’une solution. C’est que le Christ, sur le point de quitter la terre, y ait fondé une hiérarchie visible, assistée par lui, dirigée par lui, et qui, étant placée au milieu de nous, pourra lui servir d’instrument pour entrer en contact avec nous. Il continuera donc de nous toucher par son action, mais sous les apparences étran­ gères de la hiérarchie ; comme, dans le plus grand des sacrements, il continuera de nous toucher par sa sub­ stance, mais sous les apparences étrangères du pain et du vin. Telle est la raison qui explique d’une manière immé­ diate et prochaine l’institution de la hiérarchie chré­ tienne. b) Les fausses explications A ceux qui cherchent une explication de l’origine de la hiérarchie mais qui ne s’élèveront pas jusqu’à ces hau­ teurs, elle ne pourra guère apparaître que comme le résultat d’un processus de divinisation de l’humanité par elle-même. Qu’on songe ici aux considérations de Chestov sur ce qu’il appelle le « pouvoir des clefs ». Il y voit une atteinte à la transcendance de Dieu, une hellé­ nisation progressive de la révélation biblique. Pour cet auteur, Socrate est le premier qui ait énoncé clairement l’idée formidable que les clefs du ciel sont sur la terre, à la disposition des hommes ; les chrétiens ont arraché ce mouvoir des mains des idolâtres ; et voici qu’aujourd’hui ’esprit scientifique ose s’en emparer : « Grattez l’Euro­ péen moderne : qu’il soit positiviste ou matérialiste, vous découvrirez bientôt en lui le catholique du moyen âge, convaincu du droit exclusif qu’il possède d’ouvrir les portes du ciel... Si Dieu lui-même venait nous dire que 40 1 - LES RÉGIMES DIVINS DE L’ÉGLISE la potestas clavium n’appartient qu’à lui seul, les plus doux se révolteraient’6. » On trouverait chez Karl Barth des idées qui ne sont guère diftérentes sur la signification de notre hiérarchie ecclésiastique. Il y a, au fond de la manière de voir de ces penseurs, une irréparable méprise sur la manière d’entendre les rapports de Dieu et de l’homme. Ils supposent que Dieu est contraint de résigner aux hommes tout ce qu’il vou­ drait leur confier de ses pouvoirs ; qu’il cesse de pos­ séder souverainement, comme cause première, ce que l'homme possède ministériellement, comme cause ins­ trumentale; qu'il y a en un mot concurrence, conflit entre la potestas du Créateur et la potestas de ses créatures, en sorte que ce qui leur est ajouté à elles lui est retranché à lui. Dans une telle hypothèse, il est évident que les puissances de salut - mais aussi plus généralement tout pouvoir, et jusqu’à l’existence elle-même - ne pourront appartenir à Dieu et à l'homme ; il faudra choisir de les accorder à Dieu ou à l’homme. Ceux qui raisonnent ainsi sont victimes d’une méta­ physique de l’univocité. Ce n’est pas le même pouvoir des clefs que nous reconnaissons à Dieu et à ses ministres. La notion du pouvoir des clefs est proportion­ nelle, analogique. Il y a les clefs d’autorité (clavis auctori­ tatis), qui sont le privilège de la sainte Trinité ; les clefs d’excellence (clavis excellentiae), qui sont propres au Christ, en tant que sa nature humaine est l’organe de la divinité; enfin, les clefs de ministère (clavis ministerii)1', qui sont seules communiquées à l’Église, et subsis­ tent dans la dépendance des deux précédentes, comme suspendues à elles. Les premières clefs absorbent les26 27 26. Léon CheSTOV, Les révélations de la mort, préface de Boris de Schloezer, Paris, 1923. p. XLVi. 27. S. THOMAS, IV Sent., dist. 18, qu. 1, a. 1, quaest. 1. LE RÉGIME ACTUEL DE L’ÉGLISE 41 secondes, et celles-ci absorbent les troisièmes, comme l’océan absorbe en lui tous les courants marins. C’est une erreur métaphysique, qui faussera d’avance tous les essais d’exégèse, d’imaginer que la puissance divine, sans rien perdre d’elle-même, ne peut se communiquer aux hommes en les touchant ; quelle passe nécessairement sur eux comme un ouragan qui les dévaste, non pas comme un souffle qui les fait naître à sa ressemblance ; quelle cesse de demeurer souverainement maîtresse des biens quelle leur abandonne. Que les pouvoirs hiérar­ chiques, avec les sujets créés dans lesquels ils reposent, soient dans la dépendance ininterrompue de la puissance divine, l’auteur de ΓImitation, exprimant la doctrine commune, l’écrit à propos du plus sublime et du plus mystérieux de ces pouvoirs, celui de consacrer le corps et le sang du Sauveur : « Le prêtre en effet est ministre de Dieu, usant du verbe de Dieu, par ordre et institution de Dieu; mais c’est Dieu qui est ici l’Auteur principal et [Opérateur invisible, à qui est soumis tout ce qu’il veut, et qui est obéi en tout ce qu’il ordonne28. » c) Les caractères de l'action hiérarchique La vertu venant de Dieu par le contact d’une hiérarchie visible - on pourra donc l’appeler vertu hiérarchique, ou encore vertu apostolique - aura pour effet propre la for­ mation de l’Église. Elle portera les marques de sa double origine, divine et visible. Et c’est pourquoi elle pourra pré­ senter des caractères en apparence opposés. Ainsi elle sera parfaite, mais aura besoin d’être complétée ; elle sera uni­ verselle, mais aura besoin d’être suppléée. Elle est parfaite puisqu’elle seule confère les effets sanctificateurs capables d’amener l’Église militante à son âge historique parfait, à son ultime forme spécifique, et 28. Livre IV, ch. V. 42 ; - LES RÉGLMES DIVINS DE L’ÉGLISE de faire d’elle le corps achevé du Christ, la communauté ayant le Christ pour tète et les chrétiens pour membres, la demeure merveilleuse où Dieu réside un peu comme il réside dans le Christ lui-même. Et pourtant elle a besoin de grâces complétives, destinées à préparer son interven­ tion et à perpétuer ses effets. Comment, d’abord, l’ac­ tion de la hiérarchie serait-elle acceptée par les adultes, s’ils n'y étaient préparés intérieurement par des influences cachées, envoyées à distance pour les prédis­ poser, et qui, dans la suite, continueront à les stimuler à de nouveaux progrès29 ? Et, puisque la hiérarchie ne peut agir que par à-coups, d’une manière sans doute morale­ ment continue mais pourtant physiquement disconti­ nue, comment les effets divins qu elle seule fait naître dans les âmes, tels le caractère sacramentel et la grâce sacramentelle, seraient-ils ultérieurement soutenus dans l'existence, sinon par l’œuvre d’une influence constante et secrète? Sans le contact de la hiérarchie, jamais cer­ tains dons de plénitude, nécessaires à la constitution de l’Église, ne seraient faits aux hommes ; mais pour assurer l’acceptation de ces dons et leur conservation à chaque instant de la durée, il faut l’action d’une force complé­ tive, venant elle aussi du Christ, mais agissant à distance et tout entière invisible. 29. Il y a deux vocations : <■ L’une extérieure, qui se fait par la bouche du prédicateur : La Sagesse a envoyé ses servantes qui nous appellent à la ville (Prov., ix, 3) ; c’est ainsi que Dieu a appelé Pierre et André (Mt., IV, 19). L’autre intérieure, qui n’est autre chose qu’un certain élan de l’esprit, quidam mentis instinctus, par lequel Dieu incline le cœur de l’homme à consentir aux choses de la foi et de la vertu : Qui a fait venir le juste de l'Orient, qui la appelé pour qu’il le suivit ? (Isaïe, Vulg, XLI, 2.) Cette seconde vocation est nécessaire, car notre cœur ne se tournerait pas vers Dieu, si Dieu lui-même ne nous tirait à lui : Nul ne peut venir à moi, si le Père qui ma envoyé ne l'attire (Jean, VI, 44). Convertis-nous à toi. Seigneur, et nous serons convertis (Thrènes, V, 21).» S. THOMAS, Comm, in Rom., cap. VIII, lect. 6. LE RÉGIME ACTUEL DE L’ÉGLISE 43 lil En outre, la vertu hiérarchique est universelle, car elle est faite pour s’étendre à toutes les nations et pour durer jusqu’à la fin des siècles : «Allez, enseignez toutes les nations, baprisez-les... Et voici que moi-même je suis avec vous tous les jours jusqu’à la consommation du temps» (Ml, fin). Mais la hiérarchie atteint les hommes par un contact sensible. Un contact de cette nature peutil être vraiment universel ? Oui, sans doute. D abord en droit·, la hiérarchie est l’unique instrument visible choisi par Dieu pour former ici-bas son Eglise et communiquer au monde la plénitude de la grâce et de la vérité évangé­ liques. Et même en fait·, dès le jour de Pentecôte, la hié­ rarchie entre en contact avec une foule d’hommes appar­ tenant à diverses conditions, à diverses classes, à diverses langues. Pourtant cette universalité de fait de la hiérar­ chie ne sera jamais achevée. Elle pourra toujours pro­ gresser: les conditions de la prédication évangélique ne pourraient-elles pas toujours s’améliorer, les dispositions à la recevoir toujours se clarifier, le zèle de la répandre toujours s’accroître ? Supposer que la hiérarchie réalise un jour son universalité maxima, c’est supposer qu’alors elle entrerait en contact non seulement avec chacune des grandes catégories où l’on peut ranger les hommes, mais encore avec chacun des groupes plus restreints en les­ quels ces catégories se subdivisent : voilà, en effet, l’uni­ versalité la plus parfaite qu’on soit en droit d’attendre d’un instrument visible et social de salut. Même dans une telle supposition, la hiérarchie n’aurait pas nécessai­ rement à entrer en contact avec chaque individu de chaque groupe : à l’intérieur de chaque groupe l’igno­ rance invincible, ou non coupable, du caractère divin de la hiérarchie resterait encore possible en tel ou tel indi­ vidu. Or, ne savons-nous pas, d’autre part, que Dieu voulant « que tous les hommes soient sauvés et parvien­ nent à la connaissance de la vérité » (I Tim., Il, 4), il est Hi r» · > f · 3** i, 44 V >^>32 1 - LES RÉGIMES DIVINS DE L’ÉGLISE impossible qu’aucune personne humaine, qu’aucun homme doué de raison et de liberté, soit abandonné de lui, même quand cet homme, par quelque irresponsable malentendu, ignorerait ou méconnaîtrait la hiérarchie? Privé du secours de la hiérarchie, un tel homme sera du moins visité à distance par les influences secrètes de la rédemption du Christ, et ce n’est que pour avoir méprisé en connaissance de cause ces invitations expresses au salut, qu’il pourrait être définitivement condamné. Nous l’avons dit: seule I’effusion de grâce qui se fait par le contact visible de la hiérarchie est capable d’amener l’Église à son dernier état spécifique et de former dans le monde le corps achevé du Christ. Mais cette effusion, bien quelle soit plénière et universelle dans son ordre, en appelle une autre toute spirituelle et faite à distance, qui aura non seulement pour fin normale de la compléter, mais encore pour fin extraordinaire de la suppléer dans une certaine mesure. En conséquence, il faut reconnaître deux influences du Christ. L’une qui s’exerce par le contact de la hiérar­ chie : elle est parfaite ; et elle est universelle en droit et en fait, mais dans un genre donné, à la manière dont la hiérarchie, instrument visible et social de salut, peut être universelle, à savoir en atteignant chaque classe d hommes, non toujours chaque homme de ces classes, genera singulorum, non singula generum50 ; on pourrait parler d’« universalité collective ». L’autre qui s’exerce à distance-, elle est universelle à la manière dont peut l’être un pur rayon spirituel, elle entre librement dans chacune des consciences humaines, normalement à titre complé­ té, pour les disposer à recevoir l’influence hiérarchique30 30. Cf. S. Thomas, I, qu. 19, a. 6, ad 1 ; Co mm. super I Tint, cap. Il, lect. 1 ; S. AUGUSTIN, Enchiridion de fide, spe et charitate, cap. CH1, n° 27. LE RÉGIME ACTUEL DE L’ÉGLISE 45 et pour en conserver les effets, mais exceptionnellement, là où cette influence manque, à titre supplétif, pour y remédier dans une certaine mesure ; on pourrait parler d’« universalité individuelle ». d) Le rôle supplétifde l'action à distance La puissance divine du Christ utilise exclusivement le contact de la hiérarchie pour constituer l’Église dans son dernier âge historique, pour communiquer aux hommes les caractères sacramentels, les grâces sacramentelles, la droite orientation que devront prendre leur pensée et leur action. Pourtant la puissance divine du Christ n’est pas liée aux instruments visibles31. Elle peut s’en passer. Elle envoie à distance dans chaque conscience humaine sinon les mêmes dons, du moins la grâce élémentaire du salut. De cette action à distance, pour autant qu’excep­ tionnellement elle est appelée à suppléer l’action par contact, il faut dire ici quelques mots. Elle s’exercera jusqu’à la consommation des siècles. Car il y aura toujours ici-bas des hommes qui, sans qu’il y ait de leur faute, vivront dans l’ignorance ou la mécon­ naissance de la hiérarchie. Ils ne recevront pas les grâces qui leur permettraient d’être d’une manière complète membres de l’Église. Et cependant, nul d’entre eux ne sera privé, sinon par sa faute, de la grâce du salut. S’ils refusent cette grâce, ils se condamnent euxmêmes. S’ils y sont dociles au point de vivre dans l’amour, ils sont des brebis du Christ. Ils ne sont point encore réunis visiblement au troupeau que Pierre a mis31. «Licet atitem effectus dependeat a prima causa, causa tamen superexcedit effectum, nec dependet ab effectu. Et ideo praeter baptis­ mum aquae potest aliquis consequi sacramenti effectum ex passione Christi...» S. THOMAS, III, qu. 66, a. 11. «Deus... cujus potentia sacramentis visibilibus non alligatur. » Ibid., qu. 68, a. 2. 46 T# (T# I - LES RÉGIMES DIVINS DE LÉGLISE sion de paître. Ils sont des brebis encore dispersées, encore exilées. Cependant la grâce qui vient les visiter est, de soi, une grâce pourvoyeuse de Église. Elle oriente secrètement tous les hommes vers l'unique troupeau du Christ32. Elle ne réussira pas toujours à les y introduire effectivement. Beaucoup, sans qu'il y ait de leur faute, pourront mourir avant de toucher au terme de leur voyage. Ils ne sont pas encore et pourtant déjà ils peuvent être de Γ Église. Ils n’en sont pas encore d'une manière stable et définitive, mais ils peuvent en être d'une manière précaire et provi­ soire; ils n’en sont pas encore complètement, en acte achevé, re, mais ils peuvent en être incomplètement, en acte virtuel, voto; ils n’en sont pas encore assez pour recevoir l’influence causale efficiente des pouvoirs hiérar­ chiques, mais ils peuvent en être assez pour être déjà en marche, peut-être sans le savoir, peut-être malgré leur moi superficiel, vers les régions éclairées et fécondées par les pouvoirs hiérarchiques. En sorte qu’en un sens il est vrai, déjà maintenant, qu’il n’y a sur la terre qu’un seul troupeau, rassemblé par le Christ et pour le Christ, confié par lui à Pierre, auquel beaucoup de fidèles appartiennent consciemment, ouvertement, visiblement, auquel beaucoup d’autres fidèles appartiennent incons­ ciemment, secrètement, invisiblement. 32. « J’ai d’autres brebis qui ne sont pas de ce bercail ; il faut aussi que je les conduise, et elles entendront ma voix, et il y aura un seul troupeau, un seul pasteur» (Jean, X, 16). Les brebis d’Israël, sortant de leur ancien bercail, s’uniront aux brebis de la gentilité pour ne faire qu’un troupeau n’ayant qu’un pasteur. Dans le texte de saint Jean, le mot conduise * ne signifie pas amener au bercail (perducere, adducere), mais conduire comme un troupeau », l’essentiel dans la parabole n’étant pas « d’être au bercail, mais d’être conduit par le vrai pasteur». M.-J. LAGRANGE, O.P., Évangile selon saint Jean, 1925, p. 281. Littéralement, il est donc question non d’un seul bercail, mais d’un seul troupeau. Toutes les brebis, que le vrai pasteur conduit, ten­ dent à faire un seul troupeau. C'est cela qui importe. LE RÉGIME FUTUR DE L’ÉGI.ISE 47 En résumé, le régime actuel de Γ Église comporte deux actions divines. D’abord, l’action créatrice et conservatrice de l’être substantiel des choses, qui vient tout entière de Dieu seul. Puis l’action salvatrice, qui passe tout entière à travers le Christ. Elle s’exerce de deux façons distinctes : par le contact sensible de la hiérarchie, atteignant alors des hommes de toutes classes (universalité collective), d’une manière proportionnée à la condition de leur nature blessée, pour leur communiquer les dons spéci­ fiques, seuls capables de constituer l’Eglise dans son der­ nier âge historique ; et à distance, atteignant alors tous les hommes sans exception (universalité individuelle), normalement pour les préparer à recevoir l’action hiérarchique et pour en conserver les effets33 : voilà son rôle complétif-, et extraor­ dinairement pour leur communiquer les seules grâces de salut qui puissent dans certains cas leur parvenir : voilà son rôle supplétif. IV. LE RÉGIME FUTUR DE L’ÉGLISE Avec la mission visible du Verbe, au jour de l’incar­ nation, lui donnant le Christ qui sera sa tête, et la mis­ sion visible de l’Esprit, au jour de la Pentecôte, lui don­ nant les fidèles qui seront son corps, l’Eglise est entrée 33. Le petit enfant qui meurt un moment après avoir été baptisé, a besoin de cette influence extrahiérarchique, qui conserve en lui jus­ qu’à la mort les dons apportés par le baptême. 48 /.·· ? WJfc · ; -J * I - LES RÉGIMES DIVINS DE L’ÉGLISE dans son économie définitive'4. Ce qui a été inauguré, à ce moment que les apôtres appelleront avec insistance la « fin des jours » (Hébr., 1, 2), la « fin des temps » (I Pierre, 1, 20), c’est cela même qui devra durer pour l’éternité. En effet, toutes les richesses que Dieu tenait en réserve dans son cœur, dès le commencement du monde, nous ont vraiment alors été communiquées. Nous ne les possédons ici-bas que sous des voiles et dans notre nature encore toute blessée par le péché. Mais plus tard, tous les voiles étant déchirés, nous les posséderons à découvert, dans notre nature glorifiée et transfigurée. Et c'est pourquoi il faut distinguer, jusque dans l’économie définitive de l’Église, deux régimes successifs : le régime de la terre et le régime du ciel. C’est directement et immédiatement dans la déité même, que plongeront la vision et l’amour béatifiques des anges et des élus. Pourtant, la force qui leur donnera de pouvoir connaître Dieu comme il se connaît et l’ai­ mer comme il s’aime, continuera de leur parvenir médiatement, en passant par la nature humaine du Christ, éternel Roi des hommes et des anges. Mais, alors, il n’importera plus du tout que le Christ atteigne les élus par contact sensible ou à distance. Il est bien vrai, en effet, qu’ici-bas, où nous sommes blessés, nous avons besoin d’un choc sensible pour être éveillés connaturellement à la vie de sa grâce, et c’est pourquoi, lorsque le Christ a voulu nous communiquer les faveurs suprêmes, il nous a touchés d’une manière sensible, d’abord à travers ses apparences naturelles 34. « Dans le christianisme, il n’y a à'époque que celle qui com­ mence par le Christ et par la descente du Saint-Esprit. Tout le reste n est que période de développement d'une force unique donnée une fois pour toutes. « Jean-Adam MOEHLER, L’unité dans l’Église, ou le principe du catholicisme d’après l’esprit des Pères des trois premiers siècles de l’Église, trad. A. de Lilienfeld, Paris, 1938, § 34, p. 108. LE RÉGIME FUTUR DE 1, ÉGLISE 49 quand il a vécu au milieu de nous ; puis à travers les apparences étrangères de la hiérarchie quand il s’est assis à la droite de Dieu55. Mais, au ciel, où toutes nos infir­ mités se seront évanouies, l’action à distance égalera l’ac­ tion par contact ; elle pourra pénétrer en nous avec la même aisance et la même connaturalité ; elle possédera par rapport à nous les mêmes privilèges. Alors la hiérarchie visible ne servira plus de rien. Elle avait été instituée pour prolonger le contact sensible par lequel le Christ voulait toucher nos blessures pour les guérir. Et c’est pourquoi les Pères et les Docteurs ont présenté si souvent la médiation de la hiérarchie comme un remède. Elle n’avait donc aucune raison d’être dans l’état de justice originelle36. Elle en aura moins encore dans l’état de nature glorifiée : « Quand sera venu l'achè­ vement, l’usage des sacrements cessera ; car les bienheu­ reux, dans la gloire céleste, n’ont plus besoin du remède sacramentel ; ils se réjouissent en effet sans fin dans la présence de Dieu, contemplant sa gloire face à face, et transformés de clarté en clarté en l’abîme de la déité, ils goûtent le Verbe de Dieu fait chair, tel qu’il était au commencement et qu’il demeure pour l’éternité37. » 35. Même dans l’état de nature pure, et donc abstraction faite des blessures du péché, l’action par contact est meilleure que l’action à distance; car, fait remarquer saint THOMAS, III, qu. 61, a. 1, il est dans la condition de la nature humaine de s’aider des choses corpo­ relles et sensibles pour atteindre aux choses spirituelles et intelligibles. Mais l’état de nature pure n’a jamais existé. D’autre part, l’action par contact ne conserve ses privilèges ni dans l’état à'innocence ni dans l'état de nature glorifiée. En fait, il n’y a donc que l’état de nature bles­ sée et réparée où elle puisse les posséder. 36. Saint THOMAS, qui a si profondément analysé l’état de justice originelle, pense même que l’homme n’avait alors aucun besoin des sacrements « non seulement pour autant qu’ils ont pour fin de remé­ dier au péché, mais encore pour autant qu’ils ont pour fin la perfec­ tion de l’âme». III, qu. 61, a. 2. 37. De imitatione Christi, lib. IV, cap. XI. 50 1 - LES RÉGIMES DIVINS DE L ÉGLISE En résumé, le régime futur de l’Église comportera, comme le régime présent, deux actions divines. D'abord faction créatrice et conservatrice de l'être substantiel des choses, venant de Dieu seul. Puis faction productrice et conservatrice de la grâce et de la gloire dans des anges et des élus. Éternellement elle viendra de Dieu par le Christ. C’est alors seulement que la médiation visible et corporelle du Christ sera pleine­ ment manifestée. Nous pouvons revenir à la question posée au début de ces pages. L'acte qui forme le peuple de Dieu, l’habita­ tion de Dieu chez les hommes a connu plusieurs grandes phases. Elles représentent plusieurs grands régimes divins. Après le régime de l’innocence commence la suite des régimes de l’Église proprement dite. Elle naît aussitôt après la chute. Le temps aura pour fin non seulement de lui permettre de durer, mais encore de lui permettre de progresser par étapes vers son état parfait. Elle y entre ici-bas déjà, lors de l'incarnation et de la Pentecôte, à ce moment qui, en un sens très haut, marque véritablement la « fin des jours », la « fin des temps », l’entrée dans l’éternité. Désormais, en effet, l’Église, tête et corps, est spécifiquement constituée pour toujours. Elle résulte de la pleine médiation visible de l'humanité du Christ ; elle est pleinement l’Église du Verbe incarné. Au ciel, où toutes les conséquences du péché seront détruites, la nature humaine, entièrement spiritualisée, transfigurée, glorifiée, recevra les effets de la médiation du Christ avec une égale connaturalité, qu’ils résultent d'une influence par contact ou d’une influence à distance, et, par consé­ quent, la hiérarchie visible, comme véhicule de la grâce et de la vérité, n’aura plus d’emploi : voilà le régime futur de l’Église. Mais tant que notre nature humaine est blessée, tant quelle demeure anesthésiée par le venin du LE RÉGIME FUTUR DE L’ÉGLISE 51 premier péché, la médiation du Christ a besoin, pour produire en nous ses pleins effets, d’un contact corporel ; il faut que nous soyons touchés sensiblement, d’abord par le Christ lui-même qui parcourt la Palestine, et plus tard par sa hiérarchie : voilà le régime présent de l’Église, qui nous importe le plus, qui devra nous retenir davan­ tage, et dont il est parlé en termes si nets dans le Nouveau Testament. LA HIÉRARCHIE APOSTOLIQUE Pour permettre de prendre une première vue de la hiérarchie apostolique, nous rappellerons d’une façon sommaire son rôle dans le régime présent de l’Église (I) ; puis nous distinguerons ses deux branches (II) ; enfin nous indiquerons quelle est son empreinte sur l’Église (III). I. LE RÔLE DE LA HIÉRARCHIE APOSTOLIQUE Dès la première révélation chrétienne, l’Église du temps présent nous apparaît comme tout entière suspen­ due à Dieu par la chaîne visible d’une hiérarchie, et ce mystère va soulever immédiatement certaines questions. 1. La chaîne de l’apostolicité Comme le Père m'a envoyé, voici que Moi je vous envoie... (Jean, XX, 21). Ce que vous lierez sur la terre sera lié dans le ciel... (Mt., XVIII, 18). Toute puissance m’a été donnée dans le ciel et sur la terre. Allez donc, enseignez toutes les nations, les baptisant..., leur appre­ nant à garder tout ce que je vous ai commandé ; et voici que je suis avec vous tous les jours jusqu’à la consomma­ tion du temps (Mt., fin). Le Père, le Christ, le corps apostolique composé de Pierre et des apôtres, le peuple: tels sont les anneaux d’une chaîne que tout l’Évangile dénonce1. Il faut donc croire qu’une force extraordinaire, dont les plus beaux effets avaient été jusqu'alors comme retenus dans le sein de la Trinité, a commencé, au début de notre ère, à se déployer pour le salut des hommes, et qu elle descend à eux par étapes, en passant d’abord dans le Christ voilé à nos yeux depuis la nuée lumineuse de l’Ascension, puis, du Christ, dans le corps apostolique2 qui est fait pour durer jusqu'à la consommation du temps, afin d ensei­ gner et de baptiser les peuples. Cette force extraordi­ naire, cette puissance spirituelle sortie de Dieu, devenue jusqu'à un certain point visible par Jésus, et continuant de l’être par le corps apostolique (dont les membres sont constamment remplacés comme individus, mais qui néanmoins subsiste comme un vivant unique à travers les générations), en sorte qu’on peut l’appeler la vertu d'apostolicité, est la cause propre de l’Église, comme le feu est la cause propre de la chaleur. Elle est toujours en acte de former, dans le monde, ce que saint Paul nomme le corps du Christ. La pleine Église ne peut naître et fleurir qu’aux endroits précis où la Trinité, par Jésus et par le corps apostolique, touche notre terre, et c’est à 1. C’est la chaîne de la dépendance actuelle des causes. Le corps apostolique se conservera à travers les générations : ce sera la chaîne du déroulement dans le temps ou de la succession apostolique. 2. Sur le mot de Jésus aux soixante-douze disciples revenant de mission: Je voyais Satan tombant du ciel comme un éclair, le P. Lagrange note : « Rien de plus fort sur l’intention de Jésus d’agir, pour son œuvre rédemptrice, par ceux qu’il investit de son autorité. C'est sur cette volonté que repose l’Église avec sa hiérarchie. » Évan­ gile selon saint Luc. Paris, 1921, p. 302. r IE RÔLE DE LA HIÉRARCHIE quoi l’on pense avant tout quand on dit quelle est apos­ tolique5. La religion inscrite dans l’Évangile n’est pas égalitaire, mais apostolique ; ce n’est pas une religion sans intermédiaires, mais une religion de hiérarchie. 2. Le pourquoi d une hiérarchie Voilà certes un bien grand mystère. Dieu pouvait agir tout seul. 11 ne lui était pas nécessaire de mêler la nature humaine toujours circonscrite, presque toujours péche­ resse, à l’œuvre de la sanctification du monde. Il pré­ voyait assez, en recourant au ministère de l’homme, qu’il serait trop souvent mal servi, qu’il fournirait par surcroît à plusieurs des armes contre ses bontés. « Quoi ! dit Rousseau, toujours des témoignages humains ! toujours des hommes qui me rapportent ce que d’autres hommes ont rapporté ! que d’hommes entre Dieu et moi345!» Et il est bien vrai que partout, entre Dieu et moi, je rencontre la nature humaine, celle d’abord du Christ envoyé par le Père, celle ensuite des apôtres et de leurs successeurs envoyés par le Christ5. Pourquoi ? 3. Parce quelle a pour cause propre une hiérarchie où repose, jus­ qu’à la fin des temps, le pouvoir conféré par le Christ aux apôtres, l’Église est appelée apostolique. Ainsi considérée, l’apostolicité marque la dépendance de l’Église telle qu’on la trouve chez tous les fi­ dèles, de l’Église croyante et aimante, par rapport à ses causes divines. L’apostolicité lui convient alors ratione causalitatis, secundum perseitatem quarti modi. 4. Profession de foi du vicaire savoyard. 5. Ils ont brisé le déploiement organique du salut ceux qui, sans vouloir nier la médiation du Christ, ont entrepris de supprimer la médiation du corps apostolique. Et quand ils invoquent le texte de saint Paul : « Unique est Dieu, unique aussi le médiateur de Dieu et des hommes, l’homme Christ Jésus, qui s’est donné lui-même comme rançon pour tous » (I Tim., Il, 5), ils aggravent leur erreur par un contresens biblique. Le deuxième chapitre de cette épître à : 56 Π - LA HIÉRARCHIE APOSTOLIQUE 1° On répond habituellement en donnant une raison très haute, mais encore très générale et qui s’appliquera, d'une manière proportionnelle, à toutes les formes du gouvernement divin concernant soit le monde de la nature soit le monde de la grâce. Elle consiste à rappeler que si Dieu, qui connaît d'un regard direct les moindres êtres de l'univers, a choisi toutefois de les régir par une chaîne d'intermédiaires créés ; que s'il y a donc, Timothée commence par un exposé sur la prière. Saint Paul indique ses formes : J'exhorte donc, avant tout, à faire des demandes, des prières, des suppliques, des actions de grâces...(1) ; ses bénéficiaires : pour tous les hommes, pour les rois et tous ceux qui sont constitués en dignité, afin que nous passions une vie paisible et tranquille, en toute piété et honnêteté ( 1 et 2) ; ses motifs, qui sont tirés soit de la nature même de la prière : cela est bon (3*) ; soit du désir de Dieu : et agréable aux yeux de notre Sauveur Dieu qui veut que tous les hommes soient sauvés et viennent à la connaissance de la vérité (3b, 4). Que Dieu veuille le salut de tous les hommes, autant des Juifs que des Gentils, saint Paul l'établit par trois raisons. La première est prise de Dieu, qui est Dieu sur les Juifs et sur les Gentils : Unique, en effet, est Dieu (51 ; cf. Rom., ΙΠ, 29). La seconde est prise de la médiation du Christ qui est universelle : unique aussi le médiateur de Dieu et des hommes, l’homme Christ Jésus, qui s’est donné lui-même comme rançon pour tous (5b, 61). La troisième est prise de la médiation de Paul luimême par qui la Rédemption du Christ est portée aux Gentils : tel est le témoignage rendu en son temps, pour lequel j’ai été établi prédicateur et apôtre - je dis la vérité, je ne mens pas - docteur des nations dans la foi et la vérité (G, 7). Analysé correctement, ce texte prouve donc encore que le salut s’épanche par nappes : Dieu, puis l'humanité du Christ, puis Paul, puis les peuples des Gentils. Paul sait la mort proche (II Tim., IV, 6), il a imposé les mains à Timothée (II Tim., I, 6) qui devra garder le dépôt (I Tim., VI, 20) et le transmettre à des hommes sûrs capables d’en instruire d’autres (II Tim., II, 2) et auxquels, à son tour, il impo­ sera les mains (I Tim., V, 22). Les épitres à Timothée et àTitc témoignent d’ailleurs en faveur de la hiérarchie apostolique avec un tel éclat que le protestantisme libé­ ral a dû prendre le parti de nier leur authenticité. ■*•*1*0'*' LE RÔLE DE LA HIÉRARCHIE 57 au-dessous de la Cause première, de vraies causes secondes - en sorte que l’occasionnalisme, qui rejette l’existence des causes secondes et imagine le monde comme un théâtre de marionnettes que Dieu remue tout seul, se trouve nier l’une des toutes premières évidences philosophiques -, c’est parce que, pour en user avec ses créatures à la manière du riche donnant au pauvre de quoi faire l’aumône, du maître faisant un disciple capable d’enseigner, Dieu a décidé de leur communiquer non seulement l’être et la perfection par laquelle il existe, mais encore la vertu causative et la perfection par laquelle il agit6. Ainsi les choses inférieures sont régies par les moyennes, qui sont régies par les supérieures. L’ordre partout naît d’une subordination. A l’étage de la nature : les enfants sont rattachés aux parents ; les familles à des gouvernements politiques dont la forme, sans doute, est facultative, mais dont l’existence est nécessaire. Et à l’étage de la grâce : « Toutes choses donc, dit saint Paul, sont à vous ; Paul, Apollos et Céphas7, le monde, la vie et la mort, le présent et l’avenir. Toutes choses sont à vous, et vous, vous êtes au Christ, et le Christ est à Dieu » (I Cor., III, 21-23). L’on pourra dire, de ce point de vue, que l’une des fins les plus hautes de la hiérarchie est de provoquer l’exercice de la charité. C’est la vérité que Dieu manifeste à sainte Catherine de Sienne : « Il était en mon pouvoir de doter les hommes de tout ce qui leur était nécessaire pour le corps et pour l’âme ; mais j’ai voulu qu’ils eus6. Cf. S. THOMAS, I, qu. 103, a. 6: Utrum omnia immediate gubernentur a Deo. 7. Si l’autorité est un service, Paul qui a planté, Apollos qui a arrosé, et Céphas, sont, en un sens, les serviteurs des Corinthiens : « Ce n’est pas nous-mêmes que nous prêchons, c’est le Christ Jésus comme Seigneur. Pour nous, nous nous disons vos serviteurs à cause de Jésus» (II Cor., rv, 5). ‘i Il* h» DI eu “CI D; GC' 58 Il - LA HIERARCHIE APOSTOL1QUE sent besoin l'un de l'autre et qu'ils fussent mes ministres pour la distribution des grâces et des libéralités qu’ils ont reçues de moi. Qu’il le veuille ou non, l’homme ne peut ainsi échapper à cette nécessité de pratiquer l’acte de la charité; il est vrai que s’il n'est pas accompli pour l'amour de moi, cet acte n'a pas de valeur quant à la grâce. Tu vois donc que c’est pour qu'ils exercent la vertu de charité que je les ai faits mes ministres et que je les ai placés en des états différents et des conditions inégales. C’est ce qui vous montre que s'il y a dans ma maison beaucoup de demeures, je n’y veux cependant rien d’autre que l’amour8. » Il y a assez de lumière, dans ces lignes d'une fille d’artisan, pour dissiper les paradoxes de la Profession de foi du vicaire savoyard. 2° Cependant, lorsqu’il est question de l’Eglise, on peut apporter une raison plus précise et plus immédiate de la nécessité d’une hiérarchie. S’il est vrai, d’une part, que c’est le désir de nous toucher qui a porté Dieu à s’in­ carner ; s’il est vrai, d’autre part, que le Christ, après un séjour de quelques années sur notre terre, a été enlevé au ciel, où il est assis à la droite du Père ; comment le contact sensible, établi autrefois entre lui et nous, restera-t-il possible ? Il n’y a, nous l’avons dit, qu’une solu­ tion : c’est que le Christ, sur le point de quitter la terre, y ait laissé une hiérarchie visible, qu’il utilisera dorénavant comme un instrument pour entrer en contact avec nous ; il continuera, de la sorte, à nous toucher par son action, qui nous arrivera sous les apparences étrangères de la hiérarchie. mi ··· ·>'»> ·-·· t 8. Libro della divina dottrina, édit. Matilde Fiorilli, Bari, 1912, p. 16 ; cf. J. HURTAUD, O.P., Le dialogue de sainte Catherine de Sienne, Paris, 1913,1.1, p. 29. LE RÔLE DE IA HIÉRARCHIE 59 3. L’œuvre des disciples plus étonnante, en un sens, que celle de Jésus On voit bien que la plus immédiate sollicitude de Jésus, après avoir fondé le royaume de Dieu, a été non de l’étendre lui-même, mais de former ceux qui travaille­ raient à cette expansion. A mesure que la mort avance, il se rapproche de Jérusalem et semble concentrer peu à peu son attention sur les apôtres, sur trois d’entre eux, sur le premier de ces trois ; en retour, ce sera leur tâche, quand ils seront confirmés, de lui rendre témoignage « à Jérusalem, dans toute la Judée, dans la Samarie, et jus­ qu’aux extrémités de la terre » (Act., I, 8) : le livre des Actes est l’histoire de cette conquête du monde par les apôtres sous l’action de l’Esprit saint. Les mages vien­ nent d’abord à son berceau, et néanmoins Jésus décla­ rera, plus tard, qu’il n’est envoyé « qu’aux brebis perdues de la maison d’Israël » (Mt., XV, 24) ; aussi sera-ce à Pierre, après la vision de Joppé, d’ouvrir l’Eglise aux gen­ tils (Act., X) et à Paul de divulguer, parmi eux, ce mys­ tère de leur agrégation au Christ (Eph., III, 6). Voilà donc les apôtres qui feront, à l’extérieur, de plus grandes œuvres que Jésus, mais ils les feront par Jésus retourné auprès du Père d’où il les assistera : « En vérité, en vérité, je vous le dis : celui qui croit en moi fera lui aussi les œuvres que je fais, et il en fera de plus grandes, car je m’en vais vers le Père » (Jean, XIV, 12). On n’a peut-être jamais exalté, autant que dans ce texte, le rô e des intermé­ diaires dans la religion de Jésus9. C’est par eux que Jésus 9. « Celui qui croit en moi fera aussi les œuvres que je fais, et il en fera de plus grandes » Qean, XIV, 12). Les œuvres dont il est ici parlé sont non seulement les miracles, mais la diffusion du christianisme dans tout l’univers. Trop hostile au surnaturel pour recevoir le qua­ trième Évangile, A. LOISY a du moins bien vu le sens de ce passage. C’est, dit-il, « la naissance, le développement, la vie entière de l’Église 60 Il - LA HIÉRARCHIE APOS TOUQUE veut se soumettre le monde: «Je vous ai envoyés mois­ sonner où vous n’avez pas travaillé ; d’autres ont tra­ vaillé, et vous êtes entrés dans leur travail » (Jean, rv, 38). 4. Responsabilités de la hiérarchie « Pour moi, je vous ai glorifié sur la terre, j’ai achevé l’œuvre que vous m’avez donné à faire » (Jean, XVII, 4). Quel prêtre, sur son lit de mort, en se ressouvenant, pour la dernière fois, de ces mots de Jésus à son Père, osera les répéter sans se sentir jugé par eux, et n’aura pas l’âme bouleversée par la vision suprême du mal qu’au­ ront occasionné les négligences et les erreurs de sa vie ! Il n’ignore pas, certes, que Dieu, fut-ce par des illumi­ nations secrètes et irrégulières, prévient toutes les âmes de son amour, et que pas un seul damné ne se lèvera, au Jugement dernier, pour crier que ce n’est pas par sa propre faute. Mais il sait aussi que s’il avait su imiter un peu le pauvre curé d’Ars, un fleuve de grâce serait, à cause de lui, descendu jusqu’aux âmes et les aurait sanctifiées par milliers. Peut-être cette pensée se fera-t-elle si oppres­ sante qu’il aura besoin d’une miséricorde particulière pour ne point désespérer. Et, s’il est vrai que le peuple fidèle tout entier, pour autant qu’il doit faire passer à l’acte les dons qu’il a reçus, est cause de la vie et du rayonnement de l’Église, ne faut- . Μ- qui sont présentés comme faisant suite à l’Évangile et comme le dépassant. Au fond, ce ne sont pas des œuvres séparées, et ce sera toujours le Christ qui agira ; tant qu’il vit avec ses disciples son acti­ vité est limitée par les conditions de l’existence terrestre et les nécessi­ tés providentielles de son rôle auprès des Juifs. Il n’en sera plus ainsi quand il sera entré dans sa gloire, et c’est la raison pour laquelle 1 œuvre des disciples sera plus merveilleuse que son œuvre person­ nelle. » Le Quatrième Évangile, 1903, p. 749. LE RÔLE DE I-A HIÉRARCHIE 61 il pas dire que toute âme fidèle, consciente de la mission dont elle fut investie lors de son baptême et de sa confir­ mation, aura part à de pareilles angoisses. Brisée par des pénitences inouïes, sainte Catherine de Sienne mou­ rante, cet agneau sans tache, s’accusait dans les larmes des désordres qui défiguraient alors la chrétienté. Avec raison ! Il est naturel, en effet, que la foi, qui nous fait accepter les paroles de Jésus sur la médiation d’hommes fragiles et nous charge ainsi de responsabilités illimitées, nous laisse entrevoir du même coup les incalculables et troublantes conséquences d’une seule de nos défaillances. I' 5. La hiérarchie comme mystère et comme miracle Lorsqu’elle passait jadis à travers la nature humaine du Sauveur pour apporter aux pécheurs, parmi lesquels il séjournait, la grâce et la vérité, la vertu divine, bien quelle restât mystérieuse par essence, prenait corps dans l’espace et dans le temps et, de ce fait, devenait manifeste dans une certaine mesure, à cause des moyens visibles quelle empruntait. Ainsi la même vertu mystérieuse, par laquelle l’Église est aujourd’hui formée dans le monde, après être sortie de la Trinité comme de sa source et avoir traversé la nature humaine du Sauveur maintenant glorifié et remonté au ciel, continue, en pas­ sant par la hiérarchie, de prendre corps pour ainsi dire dans l’espace et dans le temps, et de se rendre visible dans une certaine mesure à cause des moyens quelle uti­ lise pour entrer en contact sensible avec nous. Elle est donc invisible et mystérieuse en son fond, mais visible et apparente pour une part, en raison de l’appareil sensible dont elle s’entoure pour nous atteindre. Il n’est pas besoin de la foi pour percevoir les signes sacramentels et l’organisation juridictionnelle de l’Église. Mais il faut la foi pour reconnaître, dans ces signes sacra- L1 co :ci ex · *·<·♦.** Π · 62 11 - la hiérarchie apostolique mentels et dans cette organisation juridictionnelle, l’en­ veloppe sensible d’une vertu secrète, divine, toujours agissante, sans laquelle l'être et l'existence même de l’Église s’abîmeraient aussitôt dans le néant. Voilà le mystère que nous confessons quand nous disons avec le symbole de Nicée-Constantinople : Je crois l’Église apos­ tolique. Nous croyons, c’est une vérité de foi révélée dans l'Écriture, qu'une vertu surnaturelle traverse la hié­ rarchie, le corps apostolique, pour former dans le monde le corps du Christ. Cependant, la vertu divine qui forme et maintient l’Église, toute mystérieuse quelle reste en elle-même, est comme trahie, elle est décelée au-dehors d’une manière inadéquate sans doute, par l’un de ses effets : l’admirable permanence de l’Église. A qui songe à la mobilité et à la fragilité des sociétés, la continuité substantielle ininter­ rompue de l’Église mêlée aux révolutions du monde occidental apparaîtra comme un fait sociologique sans explication naturelle suffisante. La permanence de l’Eglise sous une même hiérarchie ne se présente pas comme un mystère révélé qu’il faut croire de foi divine. Elle est un fait, qui est constatable par l’histoire, et dont le caractère miraculeux sera capable de manifester sensiblement la divine origine de l’Église. C’est en ce sens que Bossuet peut écrire: «Outre l’avantage qu’a l’Église de JésusChrist d’être seule fondée sur des faits miraculeux et divins qu’on a écrits hautement, et sans crainte d’être démenti, dans le temps qu’ils sont arrivés, voici, en faveur de ceux qui n’ont pas vécu dans ces temps, un miracle toujours subsistant, qui confirme la vérité de tous les autres : c’est la suite de la religion toujours victo­ rieuse des erreurs qui ont tâché de la détruire »10. 10. Discours sur l'histoire universelle, IIe partie, ch. XXX. LES DEUX POUVOIRS HIÉRARCHIQUES 63 La hiérarchie est donc mystérieuse, et comme telle objet de foi, pour autant quelle est dispensatrice de la grâce et de la vérité divines, pour autant quelle cause ministériellement le corps du Christ qui est l’Élglise. Mais elle est encore miraculeuse, et comme telle objet de constatation, pour autant quelle communique à tout ce que nous pouvons voir de l’Église, au milieu même de l’agitation et du bouleversement du monde, une constance dans la doctrine et dans la pratique, que les lois qui président à l’évolution des sociétés ne peuvent expliquer suffisamment. IL LES DEUX POUVOIRS DE LA HIÉRARCHIE APOSTOLIQUE La hiérarchie apostolique se divise en deux grands pouvoirs, qui sont le pouvoir d’ordre et le pouvoir de juridiction. Quel est le fondement de cette division (1) et quels sont les caractères respectifs de ces deux pou­ voirs (2) ? 1. Le fondement de la division des pouvoirs hiérar­ chiques Le Christ est « la tête du corps, c’est-à-dire de l’Église » (Col., I, 18). Dieu l’a donné comme «tête suprême à l’Église, qui est son corps » (Éph., I, 22-23). « Le Christ est tête de l’Église, et Sauveur du corps » (Éph., V, 23). Dans cette comparaison de la tête et du corps, saint Paul enferme tout le mystère de l’action du Christ sur l’Église. > Il - LA HIERARCHIE APOSTOLIQUE 3 <5 , s . . • X ► Λ* >e. · : *. r • '··■·.* Comment la tête agit-elle en nous sur le corps ? Elle lui communique intérieurement, par un influx secret, la vertu de sentir et de se mouvoir. Et elle le renseigne du dehors pour orienter ses démarches. Si le Verbe se fait chair pour devenir la tête de l’Église, il peut agir sur elle de deux manières. Tout d’abord en la touchant pour lui communiquer, par un influx secret, la vie de la grâce. Puis en la touchant d'une nouvelle manière pour lui enseigner, du dehors, les voies de la vérité. Ainsi par un double contact, l'un plus mystérieux répandant la grâce en elle, l’autre plus extérieur lui mon­ trant la vérité, le Christ sauve l’Église qui est son corps. C’est pourquoi il apparaît aux apôtres « plein de grâce et de vérité » (Jean, I, 14) ; Moïse n’avait apporté que la loi, mais « par Jésus-Christ », par son contact, « sont venues la grâce et la vérité » (Jean, I, 17). Il est le Prêtre plein de grâce, il est le Roi plein de vérité. Or, le Seigneur, nous dit saint Marc, XVI, 19, «a été enlevé au ciel où il est assis à la droite de Dieu » ; il est, dit saint Matthieu, XXVI, 64, « à la droite de la Puis­ sance » ; Étienne le voit debout « à la droite de Dieu » (Act., VU, 56). Il est donc associé à la toute-puissance divine pour soutenir et diriger son Église. Comment la soutient-il et la dirige-t-il ? Il a voulu la former par le double contact de son influence sanctificatrice et de son enseignement vivant : faut-il croire que, pour la conserver, il ne veuille agir sur elle qu’à distance ? Il a voulu d’abord s’unir à elle comme la tête au corps : faut-il croire qu’au jour de l’Ascension la tête ait été comme arrachée du corps ? Non. Le Christ glorieux, qui est au ciel, reste uni étroitement au corps crucifié de son Église. Il ne la touche plus par le contact de ses apparences propres ; il la touche encore néanmoins à travers les apparences empruntées de la hiérarchie : par elle, en effet, explique ILS DEUX POUVOIRS HIÉRARCHIQUES l’apôtre, nous adhérons « à la tête, de laquelle le corps entier, à l’aide des liens et des jointures, s’entretient et grandit par l’accroissement que Dieu lui donne » (CoL, II, 19). S’il a fait lui-même «les uns apôtres, les autres prophètes, les autres évangélistes, les autres pasteurs et docteurs», c’est « en vue du perfectionnement des saints, pour une œuvre de ministère, pour l’édification du corps du Christ, jusqu’à ce que nous soyons parvenus tous ensemble à l’unité de la foi et de la connaissance du Fils de Dieu, à l’état d’homme fait, à la mesure de la stature parfaite du Christ», et afin que «confessant la vérité, nous croissions à tous égards dans la charité, en union avec celui qui est tête, le Christ, de qui le corps entier, assemblé et uni par le jeu des différentes jointures, conformément à l’énergie mesurée à chaque membre, reçoit son accroissement et s’édifie dans la charité » (Éph., IV, 11 à 16). La double action que le Christ avait commencé d’exercer par son contact propre sur l’Église pour lui infuser secrètement la grâce et pour l’orienter du dehors vers la vérité, il continuera de l’exercer par le contact ministériel de la hiérarchie. D’où la distinction de deux grands pouvoirs hiérarchiques. Le pouvoir de servir d’instrument au Christ-Prêtre pour perpétuer à la messe le sacrifice rédempteur, et pour communiquer par les sacrements la plénitude de la grâce chrétienne. C’est le pouvoir d’ordre^. Et le pouvoir de servir de ministre au 11. Les sacrements, par lesquels le Christ continue de nous tou­ cher, supposent dans le ministre, pour être conférés validement, un pouvoir spirituel le reliant au Christ, prêtre souverain, et appelé pou­ voir sacramentel, caractère sacramentel. (Il n’y a d’exception que pour le baptême.) Mis à part le mariage, qui n’exige des époux que le caractère baptismal, commun à tous les chrétiens, le pouvoir sacra­ mentel requis pour conférer validement les autres sacrements est le pouvoir d’ordre, qui est un pouvoir réservé, un pouvoir hiérarchique. Γ' CZ 66 Il - IA HIÉRARCHIE APOSTOLIQUE Christ-Roi pour continuer, sous son action, de prêcher au monde la plénitude de la vérité chrétienne : c’est le pouvoir de juridiction, le pouvoir pastoral12, l’autorité d’enseigner ce qu'il faut croire et ce qu'il faut faire. La fin du pouvoir d’ordre est de véhiculer secrètement à travers les âges le drame et les fruits de la rédemption. La fin du pouvoir de juridiction, entendu ici au sens le plus large de manière à envelopper à la fois l’autorité extraordinaire des apôtres et l’autorité régulière de leurs successeurs, est de prolonger le témoignage rendu par le Christ à la vérité, en proposant ouvertement à travers les âges la plénitude de la vérité chrétienne, tant spéculative que pratique. Le pouvoir d’ordre, qui donne la grâce et justifie du péché, ouvre directement le ciel, se extendit ad ipsum coe­ lum immediate, directe, dit saint Thomas13. Le pouvoir de juridiction oriente vers le ciel : il permettra aux apôtres de révéler des vérités nouvelles ; au pape de déterminer l’objet de la foi, de rassembler un concile général14, de régler l’usage légitime du pouvoir d’ordre, d'absoudre, d’excommunier, de promulguer des indul­ gences1^, de disposer toutes choses dans l’Église militante16. 12. Le pasteur peut désigner celui qui nourrit et conduit le trou­ peau, ou seulement celui qui conduit le troupeau au pâturage. Il s’en­ suit que le pouvoir pastoral peut s’entendre de deux manières. Il désigne, au sens large, à la fois les pouvoirs à' ordre et de juridiction ; et au sens restreint, où nous le prenons ici, le seul pouvoir de juridic­ tion. 13. IVSent., dist. 19, qu. 1, a. 1, qu. 3 ; cf. Suppl., qu. 19, a. 3. 14.1I-II, qu. 1, a. 10. 15. Π-H, qu. 39, a. 3. 16. IVSent., loc. cit. LES DEUX POUVOIRS HIÉRARCHIQUES 67 2. Leurs caractères respectifs S’il fallait insister davantage sur la distinction du pou­ voir d’ordre et du pouvoir de juridiction, on noterait qu’ils diffèrent non seulement, comme nous venons de le dire, par leur fin, mais encore par leur nature, et par la façon dont ils se transmettent. a) Ils different par leur nature. Le pouvoir d’ordre, et plus généralement le pouvoir sacramentel, est une participation au sacerdoce du Christ ; les caractères sacramentels, dit saint Thomas, « ne sont pas autre chose que des participations au sacerdoce du Christ, dérivées du Christ lui-même'7». Le pouvoir juri­ dictionnel est une participation à la royauté du Christ : le Christ étant chef de l’Église de façon souveraine et par sa propre autorité, les autres étant chefs de façon dépen­ dante et comme délégués du Christ17 1819 . Le sacerdoce du Christ ayant pour fin de répandre dans les âmes la vertu même de la rédemption, les inter­ médiaires créés ne peuvent procurer un effet si divin qu’à titre de simples instruments : le pouvoir sacramentel est donc un pouvoir ministériel purement instrumental ^ ; de ce fait il est infaillible, non certes par sa vertu propre, mais parce qu’il transmet la vertu d’un agent principal20. La royauté du Christ ayant pour fin de prêcher audehors la plénitude de la révélation divine, es intermé­ diaires créés peuvent participer à cet effet d’une manière plus libre: le pouvoir juridictionnel est encore un pou­ voir ministériel, mais on peut dire qu’il agit davantage à 17. III, qu. 63, a. 3. 18. « Vicem gerunt Christi. » III, qu. 8, a. 6. 19. Ill, qu. 63, a. 2. 20. Ill, qu. 64, a. 5. l/llE 68 ■ Π - LX HIÉRARCHIE APOSTOLIQUE la façon d'une cause seconde', il ne sera infaillible que dans la mesure où il sera secouru divinement. Le pouvoir d'ordre, ayant pour fin de communiquer aux âmes la venu rédemptrice, est une participation spi­ rituelle, physique, au pouvoir spirituel du Christ prêtre. Si, en effet, « l'instrument doit être proportionné à l'agenf1 », il faut qu’il y ait entre ceux qui sont les ins­ truments habituels de la rédemption et le Christ, qui en est la source, une proportion, une conformité. D’où le pouvoir d’ordre. Comme tout caractère sacramentel, le pouvoir d’ordre est une puissance spirituelle physique, et de ce fait indélébile21 22 : il pourra persister et se trans­ mettre même sous le schisme et l’hérésie23. Le pouvoir de juridiction ayant pour fin de prêcher au-dehors la vérité chrétienne, spéculative et pratique, est une auto­ rité, une mission, un pouvoir moral·, s’il est gardé dans la vérité et préservé de l’erreur, c’est par un secours provi­ dentiel comportant des grâces prophétiques diverses, qui vont de l’inspiration orale et scripturaire, privilège des seuls apôtres, aux grâces d’assistance données à leurs suc­ cesseurs : il disparaît dès qu’on se sépare de l’Eglise. L’autorité apostolique, à la différence du pouvoir d’ordre, avait abandonné Judas. La juridiction régulière ne peut résider de soi dans le schisme et l’hérésie24. 21. « Minister... comparatur ad dominum sicut instrumentum ad principale agens... Oportet autem instrumentum esse proportiona­ rum agenti. Unde et ministros Christi oportet esse ei conformes... Oportet igitur ministros Christi homines esse et aliquid divinitatis ejus participare secundum aliquam spiritualem potestatem... Haec spiritualis potestas a Christo in ministros Ecclesiae derivatur... » S. Thomas, IV Contra Gent., cap. LXXiv. 22. Ill, qu. 63, a. 523. II-II, qu. 39, a. 3. 24. « Non immobiliter adhaeret. » II-II, qu. 39, a. 3. LES DEUX POUVOIRS HIÉRARCHIQUES 69 b) Les deux pouvoirs d'ordre et de juridiction diffèrent enfin par la manière dont ils se transmettent. Le pouvoir sacramentel, étant un pouvoir physique, sera normalement conféré par voie de consécration, per consecrationem (consécration reçue du baptême, de la confirmation, de l’ordre). Le pouvoir juridictionnel, étant un pouvoir moral, sera normalement conféré par voie de désignation, de commission, de mandat, ex sim­ plici injunctione25. 3. Leur dépendance mutuelle Le pouvoir d’ordre et le pouvoir de juridiction sont deux pouvoirs réellement distincts. Ils ne sont pas cepen­ dant, disons-le ici déjà succinctement, indépendants l’un de l’autre. L’une des tâches du pouvoir de juridiction est de déterminer les conditions d’exercice du pouvoir d’ordre. Sous cet aspect, c’est le pouvoir d’ordre qui dépend du pou­ voir de juridiction. Il en dépend toujours pour ce qui est de son exercice légitime. Il en dépend même parfois pour ce qui est de son exercice valide: c’est ainsi qu’une juri­ diction est requise pour l’administration valide du sacre­ ment de pénitence ; qu'un simple prêtre ne pourrait conférer validement la confirmation et les saints ordres sans une délégation du souverain pontife ; que la plupart des théologiens pensent que l’Eglise peut déterminer in individuo la matière et la forme valides de certains sacre­ ments, comme la confirmation et l’ordre. De plus, le pouvoir juridictionnel a pour fin plus générale de conserver au cours des âges la pleine vérité de la révéla­ tion chrétienne, sans laquelle l’existence même du pou­ 25. Ibid. w ·* O 70 II - LA HIÉRARCHIE APOSTOLIQUE voir d'ordre est menacée. Quant à la juridiction extraor­ dinaire des apôtres, en plus du pouvoir de révéler au monde la divine économie du christianisme, elle com­ portait le pouvoir, non certes d’instituer, mais de pro­ mulguer certains sacrements. D'autre part, le pouvoir de juridiction ne réside d'une manière régulière et connaturelle que dans les évêques en qui se trouve la plénitude du pouvoir d'ordre. Sous cet aspect, c'est le pouvoir de juridiction qui dépend du pou­ voir d'ordre. Et si la juridiction peut exister chez ceux qui sont privés du pouvoir d'ordre, ce n’est pas en eux toute­ fois, c'est en d’autres, qu elle trouve son sujet ultime et définitif. Si le sacerdoce souverain et la royauté suprême sont inséparables dans le Christ, qui est la tête, comment le pouvoir d’ordre et le pouvoir de juridiction, qui en sont la double dérivation, ne seraient-ils pas étroitement unis pour agir sur l’Église, qui est son corps ? Ils sont, suivant l’image de saint Paul, le système des jointures et des liga­ ments par lequel descend de la tête au corps l’accroisse­ ment de la charité et de la vérité, en un mot l'unité d’une même vie. Il n’y a donc pas deux hiérarchies, l’une d'ordre, l’autre de juridiction. Ce serait une erreur de le penser. Il n’y a qu’une seule hiérarchie, présentant deux pouvoirs distincts, mais interdépendants. Elle apparaît avec les premiers degrés du pouvoir d’ordre ; elle se complète chez les évêques, en qui réside la plénitude du pouvoir d ordre, et qui possèdent la juridiction permanente à titre ordinaire et propre ; elle s’achève dans l’évêque de Rome, en qui seul réside la juridiction permanente uni­ verselle. Les ministres inférieurs et les prêtres appartien­ nent déjà à la hiérarchie, mais leurs pouvoirs sont incomplets et dépendants; les deux pouvoirs perma­ nents de la hiérarchie, le pouvoir d’ordre et le pouvoir de juridiction, ne se rejoignent pleinement que dans le LES DEUX POUVOIRS HIÉRARCHIQUES 71 corps apostolique, constitué directement par le pape et les évêques. Selon le Code de Droit Canon, qui résume ici les données du concile de Trente et du concile du Vatican, «la hiérarchie» permanente «comprend, en vertu du droit divin, dans la ligne de l’ordre : des évêques, des prêtres, des ministres, et, dans la ligne de la juridiction : un pontificat suprême et un épiscopat subordonné »26. Ées pouvoirs hiérarchiques de l’Église sont appelés souvent 1’« Église enseignante » et opposés de ce fait à 1’« Église croyante ». 4. « Église enseignante » et « Église croyante » Si la hiérarchie comporte le double pouvoir d’ordre et de juridiction, il faudrait, pour la désigner moins impar­ faitement, dire quelle est non seulement « Église ensei­ gnante » mais encore « Église sanctifiante ». 1. Ces mots d’Église enseignante (et sanctifiante) s’op­ poseraient à ceux d’Eglise enseignée et sanctifiée, ou plu­ tôt à ceux d’Église croyante et aimante. Ce n’est pas là, il va de soi, une division de l’Église en deux sociétés dis­ tinctes, ou en deux moitiés d’une société ayant chacune ses sujets distincts. C’est une division entre, d’une part, un pouvoir assisté du Christ pour définir le vrai spécula­ tif et pratique, et, d’autre part, tous les hommes qui reconnaissent ce pouvoir, y compris le souverain pontife, les évêques et les clercs2'’. En tant qu’ils sont les déposi26. Can. 108, § 3. Voir plus loin, p. 211s.; et p. 999. 27. Cf. R.-M. SCHULTES, O.P., De Ecclesia catholica, 1925, p. 294 : « Ecclesia credens dicitur collectio omnium fidelium (romani pontifi­ cis, episcoporum, clericorum et laicorum) non quidem prout sunt numerus quidam fidelium, sed in quantum Ecclesiam constituunt ». ·-« ·.· - LA HIÉRARCHIE APOSTOLIQUE taires et les organes du pouvoir ae de juridiction, le pape et les évêques forment l’Église enseignante ; mais en tant qu’ils ont une âme à sauver, une intelligence et un amour qu’il faut vouer à Dieu, ils font partie de l’Église croyante et aimante. Ils sont tenus de recevoir, au même titre que tous les chrétiens et sous peine de manquer leur salut éternel, tous les énoncés de droit divin, quand bien même il leur aurait été donné de les proposer solennelle­ ment au monde pour la première fois : pour ne point perdre la foi divine, Pie IX devait croire comme chacun de nous le dogme de l'immaculée Conception et le dogme de l’infaillibilité pontificale. Quant aux énoncés de droit ecclésiastique qu'ils ont eux-mêmes promulgués, ils sont encore tenus respectivement de s’y conformer: non sans doute qu’un chef puisse se lier lui-même juridi­ quement devant les hommes par les lois qu’il promulgue, mais il se lie lui-même moralement devant Dieu, qui lui reprochera au dernier jour « d’avoir dit et de n’avoir pas fait », d’avoir « imposé de lourds fardeaux sans même essayer de les remuer du doigt » (Mt., XXIII, 3 et 4)28. La division de l’Église en Église enseignante et sancti­ fiante d’une pan, en Église croyante et aimante d’autre part, ne correspond pas à une division de l’Église en active et en passive. L’Église enseignante et sanctifiante sans doute est active par rapport à Γ ise croyante, aimante, opérante. Mais celle-ci, pour être profondément docile à la juridiction laissée dans le monde par Jésus, n’est pas inerte : elle vit de la vie la plus secrète et la plus enviable ; 28. « Le prince est dit au-dessus de la loi, c’est-à-dire au-dessus de la force coactive de la loi : personne, en effet, à parler proprement, ne peut être contraint par lui-même [...]. Mais pour la force directive de la loi, le prince y est soumis de sa propre volonté [...]. Devant le juge­ ment de Dieu, le prince n’est donc pas au-dessus de la loi, c’est-à-dire de la force directive de la loi. Il doit en conséquence accomplir la loi par liberté, non par contrainte. · S. THOMAS, I-II, qU. 96, a. 5, ad 3. LES DEUX POUVOIRS HIÉRARCHIQUES 73 il n’y a rien de plus vivant qu’une foi qui sait ce quelle doit croire, qu’un amour qui sait ce qu’il doit aimer et opérer29. La hiérarchie est pour la charité. 2. Les pouvoirs hiérarchiques d’ordre et de juridiction ont pour dépositaires des hommes qui de soi doivent faire partie de l’Église croyante. Ces pouvoirs sont exté­ rieurs à l’Église croyante à la manière dont une cause efficiente (ministérielle) est extérieure à son effet, et c’est ainsi que nous les considérerons le plus souvent dans ce premier livre ; mais, sous un autre aspect, ils lui sont intérieurs, car ils sont faits pour résider de soi en des hommes qui sont membres de l’Église croyante, et qui partagent la foi et la charité du commun des chrétiens. Et cela suffirait à montrer l’unité profonde de l’Eglise enseignante et de l’Église croyante. Il en va à peu près comme du sens de la vue, dont on peut dire d’une cer29. « Le chrétien paraît n’être que passif quand il entre dans la vie commune où il reçoit immédiatement, de la totalité des croyants, son être nouveau ; mais cette passivité contient la plus grande activité, la plus grande œuvre personnelle et libre qui se puissent concevoir. L’opinion contraire est fondée sur une compréhension étroite de l’ac­ tivité personnelle, indépendante ; en effet, on la fait consister dans le fait que nous pouvons donner ou engendrer, mais on oublie notre capacité de recevoir. En bien des cas, la réception, pour être vraiment acte personnel, exige beaucoup plus de force que le don... Dans la force personnelle et indépendante qui nous pousse à accepter, domi­ nent l’abnégation et l’amour ; et en permettant à autrui d’agir sur nous, nous devenons actifs à notre tour. Quiconque veut faire d’un don une activité vraiment propre, doit au préalable avoir appris à recevoir; et c’est cela qui fait naître et qui entretient les relations entre nous. Donner sans avoir reçu et sans jamais recevoir est le privi­ lège de Dieu. La force qui unit le fidèle à l’Église comporte tout le bien possible, à la condition qu elle se présente dans toute son amp­ leur et sa pureté. » J.-A. MOEHLER, L’unité dans l’Église, ou le principe du catholicisme d’après l’esprit des Pères des trois premiers siècles de l’Église, trad. A. de Lilienfeld, Paris, 1938, p. 162, note 1. 74 II - LA HIÉRARCHIE APOS TOLIQUE taint façon qu’il dirige du dehors nos démarches corpo­ relles, mais qui cependant appartient au corps, et en qui doit se vérifier la oi d’assimilation et de désassimilation qui est commune à tous les organes. « De la même manière que le corps est un et possède plusieurs mem­ bres..., de même aussi le Christ... Vous êtes, vous, le corps du Christ, et ses membres pour votre part. Et Dieu a placé les uns dans l’Église: premièrement comme apôtres, deuxièmement comme prophètes, troisième­ ment comme instructeurs » (I Cor., XII, 12, 27). Notons cependant - peut-être Moehler ne l’a-t-il pas dit assez expressément - qu’à proprement parler les pou­ voirs hiérarchiques ne sont pas engendrés spontanément par la vie de l’Église croyante, à la manière par exemple dont l'organe de la vue est engendré spontanément à un instant précis du développement physiologique de l'em­ bryon. Les pouvoirs hiérarchiques président dès le prin­ cipe à la formation et à la conservation de l’Église de la foi et de la charité. Ils sont antérieurs à elle : non sans doute d’une antériorité dans la ligne de la succession temporelle; mais de l’antériorité qu'une cause ministé­ rielle toujours active peut avoir sur l’effet qu elle ne cesse de produire. Le pouvoir hiérarchique, que nous avons appelé corps apostolique, est une institution organique fondée par le Christ et qui ne s’interrompra jamais. Les individus qui en sont les membres sont emportés tour à tour par la mort ; mais le corps comme tel ne meurt pas, il est comme un vivant éternel, plus exactement il durera autant que l’histoire. En sorte qu’il n’y aura jamais dans la vie de l’Église, cela est absolument exclu, de moment où l’Église croyante, dépourvue de sa hiérarchie, ait à la reconstituer, par une sorte d’extériorisation et de par­ achèvement d’elle-même, à la manière dont la force évo­ lutive de l’embryon fait surgir de l’organisme le sens de la vue. 111. L’ÉGLISE ISSUE DE LA HIÉRARCHIE C’est de la hiérarchie que viennent à l’Église ses dons les plus précieux et les plus secrets et l’empreinte dont la hiérarchie la marque va lui communiquer son âme créée30, qui sera capable de construire, de vivifier, d’orga­ niser sous elle tout le grand corps de l’Église. Essayons sans attendre davantage de présenter de ce point de vue une esquisse encore très sommaire, très incomplète de ce qu’est l’Église, en utilisant les éléments que nous possédons et en anticipant sur ce qui restera à dire. Le pouvoir d’ordre va contribuer à enrichir l’Église de deux éléments spirituels fondamentaux : le caractère sacramentel et la grâce sacramentelle (1). Le pouvoir juridictionnel ou pastoral, dont les directions seront intériorisées dans les coeurs des chrétiens par la foi et l’obéissance, orientera vers la vérité divine tout l’élan de leur activité contemplative et pratique (2). L’âme créée de l’Église est dès lors constituée dans son intégrité. Sous elle se formera cette Église visible hors de laquelle il n’y a pas de salut, mais dans laquelle on commence d’être compris dès qu’on lui appartient « par le désir », c’est-àdire par un mouvement de charité authentique (3). Ceux qu’on appelle les justes « du dehors », s’ils ne sont 30. « L’anima della Chiesa consiste in cio che essa ha d’interno e spi­ rituale, cioè la fede, la speranza, la carità, i doni della grazia e dello Spirito santo e tutti i celesti tesori che le sono derivati pei meriti di Cristo Redentore e dei santi. » Compendio della dottrina cristiana, prescritto da S. S. Pio X aile diocesi della provincia di Roma, Rome, 1905, p. 119. « Par 1 'âme de l'Église on entend ce qui est le principe invisible de la vie spirituelle et surnaturelle de l’Église, c’est-à-dire l’assistance perpétuelle du Saint-Esprit, le principe d’autorité, l’obéissance interne aux chefs, la grâce habituelle avec les vertus infuses, etc. » Catéchisme catholique, Cardinal GasPARRI, Juvisy, 1932, p. 161. 1G 11 - LA HIÉRARCHIE APOSTOLIQUE pas encore en elle d'une manière consommée, sont déjà en elle d’une manière ébauchée, en acte virtuel (4). On pourra même noter que l’appartenance de désir peut se rencontrer sous des attitudes extérieures bien différentes (5). Enfin on sera conduit à dire quelques mots de l’œ­ cuménisme catholique (6). 1. Le pouvoir d'ordre contribue à former l’Église: caractère sacramentel et grâce sacramentelle Le pouvoir d’ordre, nous aurons bientôt à le dire, donne à ceux en qui il réside, d’agir, à titre soit exclusif soit normal, comme causes instrumentales dans la trans­ mission du pouvoir cultuel (ou caractère sacramentel) et de la grâce sacramentelle. 1. Le caractère sacramentel. — Sous cet aspect, l’Église distingue ses enfants selon qu’ils sont laïques ou qu’ils sont dans les ordres. Les laïques forment, comme le nom l’indique (laos = peuple), le peuple chrétien. Ils sont déjà des consacrés. Ce n’est pas l’Église, c’est le monde présent qui oppose les termes de laïque et de consacré31. Les non-consacrés, ce sont au vrai les catéchumènes et plus généralement tous les non-baptisés, qu’ils soient de bonne ou de mauvaise foi. Quant aux laïques, la consécration du baptême et celle de la confirmation les font participer au pouvoir sacerdo­ tal du Christ. Ils sont des membres qualifiés pour célébrer le culte chrétien, pour offrir liturgiquement avec le prêtre le sacrifice de la loi nouvelle, pour être ministres dans la 31. Notons, en passant, que lorsqu’on oppose, en droit canon, les clercs et les laïques, on compte parmi les clercs non seulement les ordonnés mais encore les tonsurés, bien que la tonsure soit non pas un ordre, mais une préparation aux ordres. L’ÉGLISE ISSUE DE IA HIÉRARCHIE I 77 célébration du sacrement de leur mariage, et pour recevoir des mains du prêtre les autres sacrements. Pour ceux qui ont reçu le sacrement de l’ordre, ils par­ ticipent à une troisième consécration grâce à laquelle le sacrifice et le sacrement de l’eucharistie resteront pré­ sents dans le monde et grâce à laquelle la double consé­ cration laïque pourra recevoir son plein exercice, sa pleine signification. Les consécrations conférées par le baptême, la confir­ mation, l’ordre, sont des puissances spirituelles, des puis­ sances surnaturelles32. Elles sont surnaturelles non seule­ ment dans le mode de leur production comme les miracles, mais encore en elles-mêmes. Elles font partici­ per les hommes à ce qu’il y a de plus caché dans la toutepuissance de la déité33. En ce sens leur spiritualité est plus précieuse encore que celle des anges si on ne les considérait que dans leur seule nature. Les saints ont compris et même ont entrevu miraculeusement la gran­ deur des caractères sacramentels, et notamment du caractère de l’ordre. Ce qui est objet de foi pour nous est devenu parfois pour eux une réalité visible. Saint Philippe Néri devina qu’un inconnu de seize ou dix-sept ans, vêtu d’un habit laïc, avait été secrètement ordonné prêtre, disant « qu’il avait vu sur le front de ce jeune homme une grande splendeur et que c’était le caractère sacerdotal imprimé dans l’âme »M. Le caractère sacra32. « Supernatural accidens impressum animae », dit CAJETAN ; et encore : « Supernaturales potentiae. » In III, qu. 63, a. 2, n° X. 33- JEAN DE Saint-Thomas écrit: «Gratia autem, aut fides, aut character, non solum sunt quid supernaturale quia productio eorum superat totam vim naturae, sed quia in seipsis entitative superant omnem naturam, quia in se sunt participationes univocae et superna­ turales Dei. » III, qu. 63 ; disp. 25, a. 2, n° 57 ; t. IX, p. 336. 34. L PONNELLE et L. BORDET, Saint Philippe Néri et la société romaine de son temps, Paris, 1929, p. 103. * ·< 78 H - LA HIÉRARCHIE APOSTOLIQUE mentel n'est pas un ornement extérieur, surajouté, amovible, mais un élément intime, inhérent à l’âme, qui la transforme et la rend participante au sacerdoce du Christ. La consécration invisible conférée par les sacrements, en d’autres mots le caractère sacramentel, est ainsi un élément essentiel de l’Église, une partie composante spi­ rituelle de l’Église. Elle appartient donc à l’âme créée de l’Église. 2. La grâce sacramentelle. - Le pouvoir d’ordre donne en outre, à ceux en qui il réside, d’agir, à titre soit exclu­ sif soit normal, comme causes instrumentales dans la transmission de la grâce35. Or les sacrements confèrent la grâce non seulement dans sa substance simple et nue comme on la trouve chez le catéchumène, le « sauvage », le non-baptisé de bonne foi que Dieu justifie dans le secret, mais encore avec, dans une certaine mesure, les modalités parfaites et plénières quelle avait dans l’âme même du Sauveur. La raison, c’est que, Jésus ayant voulu choisir les sacrements comme les moyens de faire passer la grâce de son cœur dans le nôtre, elle nous arrive à tra­ vers ces canaux avec plus d’intégrité, de vigueur, de déli­ catesse, et par une influence immédiate de sa très sainte humanité, dont les sacrements prolongent au milieu de nous la bienfaisance36. Nous disons « par une influence 35- Sauf dans le mariage, où les époux baptisés sont eux-mémes les ministres de la grâce. Quant au baptême, s’il est privé, il peut sans doute être conféré par chacun ; mais s’il est solennel, il a pour ministre ordinaire le prêtre. 36. « Les sacrements sont des canaux par lesquels, pour ainsi par­ ler, Dieu descend à nous. » S. FRANÇOIS DE SALES, Les vrays entretiens spirituels, Annecy, 1895, t. VI, p. 337. L'image du canal est exacte, mais imparfaite. Elle est exacte parce quelle dit que les sacrements de la loi nouvelle contiennent réellement la grâce. Elle est imparfaite parce que, dans les sacrements, la grâce n’est contenue que secundum t ? · >· à L ÉGLISE ISSUE DE ΙΛ HIÉRARCHIE 79 immédiate», ce qu’il faut entendre non pas de ce que les anciens appelaient l’immédiation de « suppôt », car le sacrement tout entier avec son rite et son ministre est une réalité interposée entre le Christ et l’homme à qui il est conféré ; mais de ce que les anciens appelaient l’im­ médiation de « vertu », car toute la vertu du sacrement s’explique non par le sacrement mais par le seul Christ : pour apporter un exemple, disons que si l’on considère l’immédiation de « suppôt », la toiture d’une maison est supportée médiatement par les fondements ; que si l’on considère au contraire l’immédiation de « vertu », la toi­ ture est supportée immédiatement par les fondements qui donnent leur solidité à tout le reste. Aussi la grâce qui vient des sacrements est-elle riche de formalités dont est privée la grâce donnée sans eux. On pourrait prendre comparaison de la lumière du soleil et de la lune ; elles sont de même espèce, dit Jean de Saint-Thomas, mais la première est chargée de plus de vertus ; ainsi la grâce est de même espèce en celui qui reçoit les sacrements effec­ tivement (re) et en celui qui ne les reçoit qu’en désir (vota), mais là, fût-elle même dans certains cas moins intense, elle ne laisserait pas, sous un rapport, d’être plus complète. Il importe de bien faire la distinction entre la grâce sanctifiante, nécessaire au salut de tous les hommes sans exception, et la grâce sacramentelle qui donne à la grâce sanctifiante son libre et total épanouissement, lui permet de revêtir les aspects quelle avait en Jésus, et de composer ainsi, dans l’espace et le temps, les traits de son corps mystique, c’est-à-dire de son Église. Aussi est-ce à l’intérieur de la seule société religieuse enfantée, formée quamdam instrumentaient virtutem, quae est fluens et incompleta in esse naturae·, tandis que, dans un canal, l’eau existe selon son être propre. La beauté d’un dessin passe tout entière dans le crayon, mais elle s’y trouve en devenir, elle n’est réalisée que sur le papier ; ainsi la grâce, en devenir dans le sacrement, n’est réalisée que dans l’âme. ; h* m I ! - î 80 II - LA HIERARCHIE APOSTOLIQUE et nourrie par les sacrements, que la plénitude du Christ est représentée et que le corps du Christ n’est pas mutilé. Chez ceux qui, à la manière du catéchumène ou du « bon sauvage », reçoivent les sacrements non pas encore en fait, mais seulement en désir, la grâce manque d’une modalité particulière5 . Ils sont comme des étrangers qui pressentent leur vraie patrie, comme des brebis déjà gagnées au Christ mais qui ne sont pas encore entrées dans le troupeau. Il faut ainsi compter, parmi les parties composantes spirituelles de l’Église, en plus du caractère sacramentel, la grâce sacramentelle. Elle appartient donc, elle aussi, à l’âme créée de l’Église. i 2. Le rôle du pouvoir juridictionnel ou pastoral La grâce sacramentelle, qui n’est pleinement dispensée qu’avec le secours du pouvoir d’ordre, est la substance même de la vie chrétienne. Elle sera le principe de tous ses développements ultérieurs. La vie surnaturelle, en effet, ne peut rester toujours sommeillante comme dans <:·-?■ V •K-ft:· r;f· ’ ; n- 37. Jean de Saint-Thomas, III, qu. 62; disp. 24, a. 2; t. IX, p. 283. - Deux choses sont certaines pour tous les théologiens : 1° que chaque sacrement a pour effet une grâce particulière ; 2° que la grâce propre à chaque sacrement ne représente pas simplement un degré plus ou moins intense de la grâce sanctifiante habituelle, mais ajoute quelque chose à cette grâce sanctifiante habituelle. Sinon, la pluralité des sacrements serait sans raison d’étre. Un troisième point reste disputé, celui de savoir si la grâce sacramentelle est un secours simplement actuel (Cajetan), ou permanent (Jean de Saint-Thomas). Les conclusions que nous tirons de la doctrine sur la grâce sacramen­ telle relativement à l’âme de l’Église resteraient valables même pour ceux qui estimeraient, avec Cajetan, que la grâce sacramentelle est non pas une modalité habituelle de la grâce sanctifiante, mais seule­ ment un secours divin fait de simples impulsions transitoires. C’est l’enseignement de Jean de Saint-Thomas que nous faisons nôtre. l’église issue de ia hiérarchie 81 l’âme du petit enfant baptisé. Elle est faite pour s’éveiller, se déployer. La foi va-t-elle ne rien penser, l’espérance ne rien attendre, la charité ne rien aimer ? Ou bien vontelles penser n’importe quoi, attendre n’importe quoi, aimer n’importe quoi ? Ce serait un envahissement, lent ou rapide, par la mort. La vie cherche à se développer, elle veut quitter l’indétermination pour la détermina­ tion, la puissance pour l’acte, en d’autres mots elle veut choisir. Si la vie est surnaturelle et divine, ses choix, à moins d’un malheur, devront être surnaturels et divins. Elle aura besoin de savoir de certitude surnaturelle et divine ce qu’il faut croire et ne pas croire, attendre et ne pas attendre, aimer et ne pas aimer, faire et ne pas faire. Il faudra que le même Dieu qui la crée lui donne encore les directions spéculatives et pratiques quelle doit suivre. Elle les postule, elle les pressent, et souvent même elle les prévient. Au pouvoir d’ordre, par lequel Dieu fait nor­ malement apparaître dans les âmes a vie surnaturelle, répond le pouvoir de juridiction, par lequel il trace nor­ malement les routes où elle doit s’engager38. En sorte que même la grâce sacramentelle, quand elle sera privée des indications venant d’une juridiction authentique, ne vivra que d’une vie diminuée, constamment menacée, et qui finira par s’étioler. Ainsi, la double action hiérar38. L’expression de « pouvoir juridictionnel » est prise ici dans sa pleine signification traditionnelle. Elle désigne le pouvoir de pronon­ cer avec une autorité divine, en matière spéculative et en matière pra­ tique. L’Église l’exerce de deux manières : soit en nous transmettant les déclarations divinement révélées ; soit en promulguant elle-même des décisions de droit ecclésiastique. SCHEEBEN, se référant au passage où Jésus confie à Pierre ses agneaux et ses brebis, propose d’appeler ce pouvoir une puissance pastorale, « Hirtengewalt » ; Die Mysterien des Christenttinis, n° 80, 1865, p. 529. On peut retenir cette appellation. Nous avons noté cependant qu’à l’entendre au sens large, le pouvoir pastoral comprendrait à la fois le pouvoir d’ordre et le pouvoir de juridiction. fît F 82 I • ·] Il - LA HIÉRARCHIE APOSTOLIQUE chique du pouvoir d’ordre et du pouvoir de juridiction est requise pour conférer à la grâce sanctifiante la pléni­ tude de son être et de son élan et la plénitude de son orientation ou de sa spécification. C’est alors qu’il sera donné à cette grâce de former, conjointement avec le caractère sacramentel, ce qu’on peut appeler l’âme créée de l’Église, la forme unificatrice capable de lier l’Église dans la vérité et dans l’amour, de la marquer à l’effigie de Celui dont elle doit être, sous la différence des pays et des temps, la fidèle et permanente image. En p us du caractère sacramentel et de la grâce sacra­ mentelle, il faudra donc ranger parmi les éléments spiri­ tuels qui composent Γ« Ecclesia credens », l’Église telle qu’on la trouve dans le peuple fidèle, l’Eglise telle qu’on la trouve dans tous ses membres, non pas sans doute le pouvoir juridictionnel (lequel ressortit à la cause effi­ ciente de Γ« Ecclesia credens »), mais la droite orienta­ tion que ce pouvoir juridictionnel communique aux puissances et aux vertus divines déposées dans les cœurs, pour autant que cette droite orientation est librement acceptée par la foi et l’obéissance des fidèles, assimilée par eux, intériorisée en eux. Le caractère sacramentel, la grâce sacramentelle, X orientation juridictionnelle en tant qu'intériorisée, voilà donc trois éléments spirituels com­ posant l’âme créée de l’Église. Nous dirons plus tard que cette âme créée se présente, à la fois, sous un aspect, comme l ultime disposition requise pour que puisse venir habiter pleinement et librement dans l’Église l’Esprit saint, âme incréée de l’Église; et qu elle se présente, sous un autre aspect, comme une pro­ priété résultant de la pleine et libre venue, de la pleine et libre habitation dans son Église de l’Esprit saint, qui en est l’âme incréée. Hm LÉGUSE ISSUE DE IJ\ HIÉRARCHIE 83 3. Le sens de l’axiome « Hors de l’Église, pas de salut » C’est donc à l’endroit précis où Dieu, par le double pouvoir de la hiérarchie apostolique, touche les hommes qu’il faut chercher l’âme créée de l’Église, puis le corps quelle vivifie. Car l’âme créée er le corps de l’Église sont de soi coextensifs, autrement dit ni l’âme créée de l’Église ne déborde son corps, ni le corps de l’Église ne déborde son âme. « Que les fidèles, écrit saint Augustin, deviennent le corps du Christ, s’ils veulent vivre de l’Esprit du Christ. Comprenez, mes frères, ce que j’ai dit. Tu es homme, tu as un esprit et tu as un corps. Un esprit, dis-je, qui s’appelle l’âme, par laquelle il apparaît que tu es homme, car tu es composé d’âme et de corps. Tu as donc un esprit invisible et un corps visible. Dismoi lequel des deux vit de l’autre : est-ce ton esprit qui vit de ton corps, ou ton corps de ton esprit ? Tout homme vivant sait répondre, et celui qui ne peut ici répondre, je ne sais s’il vit. Et que répond tout homme vivant? - C’est mon corps, certes, qui vit de mon esprit. - Veux-tu donc, pour toi, vivre de l’Esprit du Christ ? Sois dans le corps du Christ. Est-ce que mon corps vit de ton esprit ? Le mien vit de mon esprit, et le tien du tien. Le corps du Christ ne peut vivre, sinon de l’Esprit du Christ. » Il ajoute un peu plus loin : « C’est l'Esprit qui vivifie, car c’est l’esprit qui rend les membres vivants. Et il ne rend vivants que les membres qu’il trouve dans le corps qu’il anime. Car l’esprit qui est en toi, ô homme ! et par lequel tu es homme, est-ce qu’il vivifie un membre qui serait séparé de ta chair ? Ton esprit, c’est ce que j’ap­ pelle ton âme, et ton âme ne vivifie que les membres qui sont dans ton corps ; si tu détaches l’un d’eux, aussitôt il cesse d’être vivifié par ton âme, car il ne participe plus à l’unité de ton corps. Ces choses sont dites pour que nous « 84 11 - LA HIÉRARCHIE APOSTOLIQUE aimions l'unité, que nous craignions la séparation. Car le chrétien ne doit rien tant craindre que d'être séparé du corps du Christ. Est-il en effet séparé du corps du Christ, il n'est plus membre du Christ ; s’il n’est pas membre du Christ, il n'est pas animé de l’Esprit du Christ. Car, dit l'Apôtre, celui qui ria pas l'Esprit du Christ nest pas au Christ v\ » La loi fondamentale de la coextension de l ame créée et du corps de l’Église n'est pas contredite par le fait que la grâce sanctifiante se ren­ contre chez les justes non baptisés ou dissidents; car: 1° la grâce doit être sacramentelle et orientée pour contri­ buer à constituer l’âme parfaite de l’Église ; 2° bien que l'âme de l’Église ne soit qu’ébauchée là où manquent soit le caractère, soit la grâce sacramentelle, soit la grâce orientée, cependant le corps de l’Église commence à s’y ébaucher. Éa loi fondamentale de la coextension de l’âme créée et du corps de l’Église n’est pas davantage contredite par le fait que beaucoup de pécheurs privés de la grâce continuent d’être membres de l’Église ; car l’on 39. In Joan., tract. 26, n° 13 ; 27, n° 6. - Saint AUGUSTIN a sou­ vent déclaré qu’il n’y a pas de salut hors de l’Église. Il a bien laissé voir aussi qu’il ne damnait pas l'ignorance de bonne foi, puisqu’il accorde que ceux qui sont dans l’erreur non de leur fait mais du fait de leurs parents, <■ qui cherchent la vérité avec sollicitude et prudence, qui sont prêts à s'y rallier quand ils la découvriront, ne sont pas à ran­ ger parmi les hérétiques ■■ (Epist., XUI1, 1). Faut-il dire qu’il ait appli­ qué ici la distinction de l’âme et du corps de l’Église ? Nous ne le croyons pas. Mgr BATIFFOL, pourtant, bien qu’il ait marqué que « Specht a ton de dire que le terme âme de l’Église est augustinien », a écrit : « Augustin, peut-on dire, entrevoit la doctrine de l’âme de l’Église, cette âme à laquelle se rattachent les saints que Dieu sanctifie sans qu’ils appartiennent au corps visible de l’Église. » Le catholicisme de saint Augustin, 1920, t. I, p. 250. Ne distinguons pas des saints que Dieu sanctifierait sans qu’ils appartinssent au corps visible de l’Église. Disons qu’ici-bas les saints appartiennent re ou voto, en acte achevé ou en acte commencé, à l’Église, qui, comme le Christ, est visible par son corps. ■ l’église issue de i λ hiérarchie 85 >ourra dire que, pour autant qu’ils adhèrent encore à Église, ces pécheurs reçoivent en eux des influences spi­ rituelles qui émanent de \ âme entière de l’Église, laquelle est en ce sens présente en eux efficiemment et comme à distance. Les prédicateurs et les apologistes du XIXe siècle ont un peu perdu de vue la grande doctrine de saint Augustin. Comment leur fallait-il concilier l’axiome « Hors de l’Église, pas de salut »40 et la doctrine, partout reçue, suivant laquelle ceux qui ignorent de bonne foi l’Église peuvent cependant être en grâce et parvenir au salut ? Le protestantisme, prompt à dissocier les réalités invisibles et les réalités visibles, répondait qu’il existe une I 4 f ) .1 I 40. L’axiome « Hors de l’Église, pas de salut » se trouve, quant au sens, dans l’Écriture même. On pourrait citer, par exemple, Mc., XVI, 15-16: «Allez par le monde entier, prêchez l’évangile à toute créature ; celui qui croira et sera baptisé sera sauvé, celui qui ne croira pas sera condamné. » On a fait remarquer, à ce propos, que la con­ damnation de Jésus «étant portée uniquement contre ceux qui refu­ sent positivement de se soumettre à l’Église, n’atteint pas ceux qui, ignorant en toute bonne foi la divine autorité de cette Église, ne sont point de fait soumis à son enseignement ». E. DUBLANCHY, Diet, théoL cath., art. « Église», col. 2155. C’est une croyance com­ mune, dès le principe, que « tous ceux qui refusent de se soumettre à l’autorité doctrinale ou disciplinaire de l’Église, hérétiques ou schis­ matiques, perdent tout droit au salut éternel.» Ibid., col. 2156. Les premiers textes explicites se rencontrent chez ORIGÈNE, vers 249251: «Que personne donc ne s’illusionne, que personne ne se trompe lui-même : hors de cette demeure, c’est-à-dire hors de l’Église, personne n’est sauvé ; celui qui en sort est lui-même respon­ sable de sa mort.» Hom., III, n° 5 ; P. G., t. XII, col. 841. Et chez saint CYPRIEN, en 251 : «Celui qui quitte l’Église pour se joindre à une [secte] adultère, se sépare des promesses de l’Église. Il ne parvien­ dra pas aux récompenses du Christ, celui qui délaisse l’Église du Christ... Il ne peut avoir Dieu pour Père, celui qui n’a pas l’Église pour mère. Si, hors de l’arche de Noé, quelqu’un a pu être sauvé, quelqu’un pourra être sauvé hors de l’Église. » De unitate Ecclesiae catholicae, cap. VI ; P. L., t. IV, col. 505. r.· * r. LÀ HIÉRARCHIE APOSTOLIQUE «Église invisible» à laquelle appartiennent les justes de tous les temps, et une « Eglise visible » (ou plusieurs Églises visibles) dans laquelle il n’est point nécessaire d'entrer. Un certain nombre d écrivains c athoiiques, sans vouloir disloquer ainsi ΓΕ guse, ima ginèrent que son âme, à savoir, disaient-ils, la grâce sanctifiante, débordait de beaucoup son corps. Les justes, ajoutaient-ils, qui de appartiennent à l’âme de bonne foi ignorent l’Égl l’Église, et ne sont donc p hors d’elle. Mais d’abord une pareille manière de distinguer l’âme et le corps de l’Église est sans fondement dans les docu­ ments authentiques du magistère41. De plus, elle paraît influencée par la conception protestante d’une « Église spirituelle » distincte de l’« Église visible »42, et elle est d’un On doit en même temps observer que ces mêmes documents [ecclésiastiques] ne contiennent relativement à notre dogme (Extra Ecclesiam nulla salus) aucune donnée positive en faveur d’une distinction théologique entre l’âme et le corps de l'Égl ise. Selon la teneur des documents ecclésiastiques, il est nécessaire pour le salut que 1 on appartienne actuellement ou in re à l’Église catholique, en dehors de deux cas implicitement ou explicitement indiqués, où par conséquent premier cas, l’appartenance in voto suffit pour obtenir le salut qui est implicitement prévu, est celui où le baptême ne pourrait être qui est explicitement prévu, est effectivement reçu ; le second celui où la vérité de ΓΪ serait invinciblement ignorée, E. DUBLANCHY, article « Égli se », Diet, de théol. cathol, col. 2166 et 2167. Sur l’existence d’ un retour au vocabulaire traditionnel, cf. Louis CàPÉRAN, Le problème du salut des infidèles, Essai historique, t. I, 1934, p. 546. 42. En quoi l’explication de l’abbé PERREYVE différait-elle de la distinction protestante entre Église invisible et Église visible ? « Les théologiens , disait-il, entendent par l’âme de l’Église justes, en quelque temps et sous quelque ciel qu’ils aient vécu. Tout homme qui, fidèle au gouvernement intérieur de la grâce et docile à la part de lumière divine qu’il a pu recevoir, croit, espère et aime selon les forces spirituelles qui lui sont données de Dieu, conforme sa vie à ce qu’il connaît de la loi et désire mourir dans l’état le plus éloi­ gné qu’il lui est possible de l’erreur et du mal, appartient à la véritable l’église issue de la hiérarchie 87 emploi dangereux43. D’autre part, il est facile de faire observer que l’âme de l’Eglise, précisément, est non pas la grâce sanctifiante sans plus, telle qu’on peut la trouver chez celui qui de bonne foi ignore l’Église, mais la grâce sanctifiante en tant qu’elle est transmise par le pouvoir sacramentel et régie par le pouvoir juridictionnel. Église, par ces venus qui lui viennent d’en haut... Hors de l’Église, point de salut : c'est-à-dire, en dernière analyse, hors de l’assemblée des justes, hors de la bonne foi fidèle à la grâce, hors de la recherche de la vérité dans un coeur sincère et pur point de salut. » Entretiens sur l’Église catholique, t. II, pp. 504 et 546, cité par Louis CAPÉRAN, Le problème du salut des infidèles, Essai historique, 1934, p. 476. C’est nous qui soulignons. Si l’âme de l’Église est l’assemblée des justes, que sera le corps de l’Église ? Nous distinguerons certes l’âme et le corps de l’Église, mais en affirmant leur coextension. 43. Il est si vrai que cette distinction est d’un emploi dangereux quelle entraîne d’aussi bons théologiens que le P. Lemon'NYER {Vie spirituelle, 1er mai 1932, p. [71] et suiv.) à contre-distinguer 1’« Église visible» et 1’« Église invisible » ; l’« Église visible » et l’« Église en état de grâce » ; 1’« Église visible » et le « corps mystique de Jésus-Christ ». Le corps du Christ est dès lors considéré non plus comme une réalité de soi visible, mais comme une réalité de soi invisible, dont cepen­ dant « l’Église visible est la maison familiale ». Il va sans dire que c’est non pas la pensée du P. Lemonnyer que nous mettons ici en cause, mais son vocabulaire. Ne parlons donc pas d’une âme de l’Église qui déborderait son corps. Ne disons pas surtout que les justes du dehors sont de l’Église invisible. Mais disons, si l’on veut, qu’ils sont invisi­ blement de l’Église visible. Toutefois, il est difficile que leur charité surnaturelle ne paraisse pas au-dehors par quelque signe, et en ce sens leur appartenance à l’Église n’est pas pleinement invisible ; on pour­ rait dire quelle est invisible simpliciter, mais visible secundum quid. En gros et pratiquement, l’on pourrait distinguer trois manières d’ap­ partenir à l’Église, qui est visible : 1° l’appartenance seulement visible des membres pécheurs et charnels (sans doute, c’est par les réalités spirituelles qui sont encore en eux, le caractère baptismal, la foi sur­ naturelle, l’espérance surnaturelle, qu’ils appartiennent à l’Église ; mais ce qu’il y a de plus spirituel dans le chrétien, la charité, leur fait défaut) ; 2° l’appartenance visible et spirituelle des membres justes ; 3° l’appartenance seulement spirituelle des justes du « dehors ». 88 i·::: . i % · · · *>■ 5 ‘ II - LA HIERARCHIE APOSTOLIQUE Afin de concilier l’axiome « Hors de l’Eglise, pas de salut» avec la doctrine de la possibilité du salut pour ceux qui ignorent de bonne foi l’Église, il n’est pas besoin de forger quelque nouvelle théorie. Il suffit d'appliquer, à l’Église, la distinction traditionnelle faite à propos de la nécessité du baptême, qui est la porte de l’Église. A la question : « Peut-on être sauvé sans le bap­ tême ? » saint Thomas, qui s’appuie sur saint Ambroise, répond que ceux qui sont privés du baptême re et voto, c’est-à-dire qui ne sont ni ne veulent être baptisés, ne peuvent parvenir au salut, « car ils ne sont ni sacramentellement ni mentalement incorporés au Christ par qui seul est le salut ». Mais ceux qui sont privés du baptême re sed non voto, c’est-à-dire « qui désirent le baptême, mais qui sont accidentellement prévenus par la mort avant de le recevoir, pourront parvenir au salut sans le baptême actuel, à cause du désir du baptême, qui émane de la foi opérant par la charité, par laquelle Dieu, dont la puissance n’est pas liée aux sacrements visibles, sanctifie l’homme intérieurement44 ». Conformément à cette dis­ tinction, on dira que l’axiome : « Hors de l’Église pas de salut » vaut contre ceux qui ne sont de l’Église, laquelle est de soi visible, ni visiblement (corporaliter) ni même invisiblement ; ni par les sacrements (sacramentaliter) ni même par l’esprit (mentaliter) ; ni pleinement (re) ni même par le désir (voto) ; ni en acte achevé ni même en acte virtuel45. L’axiome ne concerne pas les justes qui 44. III, qu. 68, a. 2. 45- Parlant de la manière dont on peut être privé du baptême, saint THOMAS oppose les termes de re et de voto ; cf. III, qu. 68, a. 2. Parlant de la manière dont on peut être incorporé au Christ, il oppose les mots de sacramentaliter et de mentaliter {ibid.}, ou de corporaliter et de men­ taliter·. « Adulti prius credentes in Christum sunt ei incorporati menta­ liter·, sed postmodum, cum baptizantur, incorporantur ei quodam­ modo corporaliter, scilicet per visibile sacramentum, sine cujus proposito nec mentaliter incorporari potuissent. » III, qu. 69, a. 5, ad 1. ¥ A l’église issue de la hiérarchie 89 sans être encore de l’Église visiblement, en acte achevé (re), en sont déjà invisiblement, en acte virtuel, par l’es­ prit, par le désir (mentaliter, voto), c’est-à-dire par la sur­ naturelle droiture de leur vie, alors même qu’ils pour­ raient, en raison d’une insurmontable ignorance, ne rien savoir de la sainteté ou même de l’existence de l’Église46. 46. C’est aux distinctions que saint Thomas fait à propos de la nécessité du baptême, que saint Bellarmin et les théologiens posté­ rieurs recourront, en effet, pour expliquer l’axiome: «Hors de l’É­ glise, pas de salut». Saint BELLARMIN, parlant des catéchumènes, commence par dire qu’ils sont de l’Église non pas « actu et proprie, sed tantum in potentia, quomodo homo conceptus sed nondum for­ matus et natus non dicitur homo nisi in potentia », et l’on voit bien par cet exemple emprunté, croit-il, à saint Augustin, que Vin potentia de saint Bellarmin équivaut à ce que nous avons appelé un acte vir­ tuel: l’homme déjà conçu mais non encore enfanté, s’il n’est pas homme en acte achevé, est déjà homme en acte commencé. Le saint docteur continue : « Quod dicitur : Extra Ecclesiam neminem salvari, intelligi debere de iis qui neque re ipsa, nec desiderio sunt de Ecclesia, sicut de baptismo communiter loquuntur theologi. Quoniam autem catechumeni, si non re, saltem voto sunt in Ecclesia, ideo salvari pos­ sunt. » De Ecclesia militante, lib. Ill, cap. III. — Même doctrine chez SUAREZ : « Melius ergo respondendum juxta distinctionem datam de necessitate in re vel in voto ; ita enim nemo salvari potest, nisi hanc Christi Ecclesiam vel in re, vel in voto saltem et desiderio ingrediatur. » De fide, disp. 12, sect. 4, n° 22. - BlLLUART note que les catéchu­ mènes « non sunt re et proprie in Ecclesia » ; cependant, lorsqu’ils ont la charité, ils sont dans l’Église « proxime et in voto », comme on dit d’un homme qui est entré dans le vestibule qu’il est déjà dans la maison; ils appartiennent à l’Église «.inchoative et ut aspirantes..., et ideo salvari possunt. Nec obstat quod extra Ecclesiam non sit salus ; id namque intelligitur de eo qui nec re, nec in voto est in Ecclesia. » De regulis fidei, dissert. 3, a. 2, § 3. - Voir sur ce point E. DüBLANCHY, art. « Église », Diet, théol. cathol, col. 2163-2165. Que gagnera-t-on à substituer à cette exégèse traditionnelle une nouvelle explication de l’axiome : Extra Ecclesiam nulla salus ? « Il arrive que les apologistes se mettent en désaccord avec les théologiens et dévient de l’enseignement traditionnel. Introduite purement et simplement dans la formule : Hors de l’Églisepoint de salut, la distinc­ tion entre le corps et l’âme de l’Église risque d’en fausser le sens. 90 Il - LA HIÉRARCHIE APOSTOLIQUE Suite de la note 46 : Quand les Pères et les conciles ont employé cette formule, ils ont fort bien voulu dire qu’il est pour tous de nécessité de salut non pas seule­ ment d'appartenir à l'âme de l’Église, mais d’entrer dans sa commu­ nion extérieure. C’est sans porter atteinte à cette vérité que les théo­ logiens la concilient avec l’universalité de la grâce et l'universelle pos­ sibilité du salut. Ils distinguent, comme leurs prédécesseurs, une adhésion réelle à Γ ise visible et une adhésion implicite. » Louis CaPÉRAX. Le problème du salut des infidèles. Essai historique, p. 477. Tous les apologistes ne sont heureusement pas à incriminer. Dans sa 36e conférence à Notre-Dame de Paris, par exemple, le P. de RAVIGXAN expliquait fort bien que le dogme : Hors de l'Église point de salut, condamne ceux qui vivent dans l'erreur « volontaire et coupable », mais non pas ceux qui ont « au moins le vœu et le désir implicite de l’Église et du baptême ». Dans son livre sur [Église, si plein de suggestions, A.-D. SerTILLANGES, O. P., plus perspicace que les apologistes que nous reprenons, a bien vu, cela saute aux yeux de tout thomiste, que l’âme et le corps de l’Église sont coextensifs; mais pour concilier cette vérité et la doctrine du salut possible à ceux qui de bonne foi igno­ rent l’Église, il cherche dans une direction au premier abord contraire à celle que nous suivons ici. Au lieu de ramener l’âme de l'Église aux dimensions de son corps normal par la distinction entre la grâce sim­ plement sanctifiante, laquelle déborde certes ce corps normal, et la grâce sanctifiante issue du pouvoir sacramentel et régie par le pouvoir juridictionnel, laquelle est l’âme même de l’Église, ajustée à son corps normal, il laisse à l’expression « âme de l’Église » une signification indifférenciée et universelle, et il essaie - mais toujours, il est superflu de le dire, avec les distinctions qui font sentir le théologien - de dila­ ter en quelque sorte le corps de l’Église jusqu’à le rendre, comme l ame, universel : « Dans la mesure où ces organisations (il s’agit des religions païennes) favorisaient non pas les vices et les erreurs, comme elles faisaient souvent, mais les vertus et le sentiment religieux véri­ table, ce quelles faisaient aussi plus ou moins, elles étaient, de par Dieu et de par son Christ, salutaires ; elles étaient comme des supports occasionnels, hors plan, de lame universelle de l’Église. » Et encore : « Notre Église catholique, comme elle enveloppe, par son âme, toutes les âmes filles de Dieu» où que ce soit quelles résident, enveloppe donc, selon son corps, à titre de dépendances extrinsèques de son corps, toutes les formes religieuses (il s’agit de religions dissidentes) qui lui sont antagonistes de soi, mais partiellement et par le moyen que je if L*ÉGLISE ISSUE DE IA HIÉRARCHIE 91 4. Les justes «du dehors» sont de l’Église par le désir, non en acte achevé Hors de l’Église, en fait de vie surnaturelle, il y a non pas rien, mais rien qui ne soit tourné vers elle47. Précisons tout de suite, d’un point de vue statique et pour achever d’introduire l’étude plus approfondie qu’il faudra faire de l’âme de l’Église, la position des « justes du dehors ». On les trouvera ou bien dans les groupes qui n’ont pas de sacrements de la loi nouvelle (paganisme, islam, judaïsme, sectes protestantes comme le quakerisme), ou bien dans les groupes qui, en se détachant de l’Église, ont conservé, entre autres richesses, d’authentiques sacrements (on peut leur réserver le nom de groupes dis­ sidents : gréco-russes et protestants traditionalistes)48. 1. Les justes de la première catégorie ont la vie surna­ turelle - c’est-à-dire la grâce sanctifiante d’où naissent les vertus infuses et les dons du Saint-Esprit -, laquelle, à la manière d’une plante qui voudrait fleurir et embaumer, demande à se compléter, à s’enrichir des modalités quelle possède naturellement dans la sainte humanité du viens de dire, servantes. » L’Église, 1917, t. II, pp. 112 et 119 ; c’est nous qui avons souligné. Ces vues nous semblent exactes. Elles demandent pourtant, croyons-nous, à être précisées. Il faudra déter­ miner ce qu’il y a de l’âme de l’Église hors de l’Église, et ce qu’il y a du corps de l’Église hors de l’Église. 47. Qu’on se rappelle la vingt-neuvième proposition de Quesnel, condamnée par le pape CLÉMENT XI : « Hors de l’Église, nulle grâce n’est concédée, Extra Ecclesiam nulla conceditur gratia. » Denz., n° 1379. 48. Nous évitons à dessein, sans vouloir d’ailleurs en proscrire absolument l’emploi, les locutions matérielles : salut des infidèles, païens ou hérétiques de bonne foi, etc. Ce sont des fidèles que ces infidèles, ce ne sont ni des païens ni des hérétiques que ces païens et ces hérétiques. 92 11 - LÀ HIÉRARCHIE APOSTOLIQUE Christ, en un mot à s’épanouir en cette grâce sacramen­ telle où nous avons reconnu un élément premier et fon­ damental de Pâme de l’Eglise, créant ainsi en eux comme une tendance vivante à cette âme et comme un désir réel, ontologique de l’Église. Ils sont de l’Église, disent les théologiens, non point encore re, mais déjà voto, mentali­ tés par le désir. Voit-on, maintenant, ce qu’il faut entendre par ces mors ? Appartenance re et appartenance voto s’opposent ici non point comme appartenance réelle et appartenance irréelle, mais comme appartenance onto­ logique actuelle, consommée, et appartenance ontologique virtuelle, ébauchée, comme appartenance en acte achevé et appartenance en acte virtuel. L’appartenance re, visible, corporelle, terminale, achevée, peut être comparée à l’ap­ partenance voto, invisible, spirituelle, ébauchée, de désir, comme la plante en fleur à la plante en herbe ou, pour emprunter la comparaison de saint Bellarmin, comme l’homme à l’enfant qui est encore caché dans le sein de sa mère49. Si réduites que soient en eux les activités de la grâce, de tels justes auront besoin de directives spéculatives et pratiques. Il leur faudra savoir, par exemple, l’existence et la providence de Dieu - pour les croire de foi surnatu­ relle -, les principes de la conduite à tenir, etc. Pareilles 49- Expliquant un passage authentique de saint AUGUSTIN qui range les catéchumènes dans l’Église : « Futuri erant aliqui in Ecclesia excelsioris grariae catechumeni» (In Evang. Joan., tract. 4, η ° 13) saint BELLARMIN écrit : « Voluit ergo dicere, esse in Ecclesia non actu sed potentia, quod idem ipse explicuit initio libri II De symbolo (mais ce texte n’est pas de saint Augustin) ubi comparat catechumenos homi­ nibus conceptis, non natis. « De Ecclesia militante, lib. Ill, cap. III. Pour E. MERSCH, au contraire, les catéchumènes seraient membres du Christ sans être membres de l’Église, et il en prend occasion pour conclure qu’il n’y aurait pas identité entre le corps mystique du Christ et l’Église. Le corps mystique du Christ, Louvain, 1933, t. II, pp. 219 et 331. V : 1 l’église issue de 1J\ hiérarchie 93 données sont tissées peut-être, mais avec d’innom­ brables, subtiles et mortelles erreurs, dans la trame des formations religieuses et culturelles où ils vivent, en sorte que chacun d’eux, pour son compte, devra s’appliquer à faire, sous l’impulsion intime de l’Esprit saint qui ne manque à personne - mais serons-nous jamais sûrs de ne la point confondre avec son contraire, l’impulsion de l’esprit propre ? - la discrimination du vrai et du faux, du bien et du mal. On conçoit que cette discrimination s’effectuera avec des difficultés, des lacunes, des impréci­ sions plus ou moins graves suivant les groupes, le judaïsme, par exemple, ou l’Islam aidant plus que le paganisme, et celui-ci comportant bien des degrés. Il est clair que ces religions, en tant quelles se sont écartées de la vérité, sont, de soi, des instruments de ténèbres ; en tant quelles ont, malgré cela, retenu, ou retrouvé peutêtre après les avoir perdus, des vérités particulières ou même les fragments d’une synthèse, elles sont, par acci­ dent, pour des milliers d’âmes soutenues secrètement par l’Esprit saint, les instruments, imparfaits sans doute et impurs, d’une vraie lumière. 2. Pour les justes de la seconde catégorie - celle des « groupes dissidents » - ils sont davantage favorisés. Comme les précédents, ils appartiennent à l'Église non d’une manière terminale, achevée, re, mais d’une manière initiale, virtuelle, commencée, voto. Qu’on le remarque pourtant, 1’appartenance par désir se réalise d’une manière analogue, c’est-à-dire proportionnelle, plus pauvrement dans la première catégorie, plus parfai­ tement dans la seconde, où l’on a retenu de vrais sacre­ ments de la loi nouvelle, et d’innombrables données tra­ ditionnelles relatives aux choses spéculatives et pratiques. Les dissidents gréco-russes ont gardé le pouvoir d’ordre et ses trois degrés, évêques, prêtres, ministres. Il 94 Π - LA HIÉRARCHIE APOSTOLIQUE se transmet en vertu d’une consécration qui subsistait en ceux-là mêmes qui firent schisme et dont la transmission est demeurée valide. Grâce au pouvoir d’ordre, le sacri­ fice rédempteur est offert, les sacrements sont conservés: le baptême sans doute et la confirmation qui donnent aux laïques de participer déjà, dans une certaine mesure, au pouvoir sacerdotal du Christ ; l'eucharistie elle-même, fin de tous les sacrements et qui, de soi, partout où elle est saintement reçue, tendrait à conférer la vie spirituelle non pas seulement comme le baptême à l’état d’inchoation, mais à l'état de consommation'0, et à former l’Église, corps du Christ, « sacrement de piété, signe d’unité, lien de charité»50 5152 . Les justes de ces groupes gréco-russes, en plus du triple caractère sacramentel qui leur permet de continuer validement la célébration du culte de la religion chrétienne, ont véritablement la grâce sacramentelle dont nous avons dit qu elle est non pas, à elle seule et isolément, l’âme de l’Église, mais un élément premier et fondamental de l’âme de l’Église. Les groupes dissidents de la Réforme où le baptême continue de s'administrer validement - où donc le mariage peut être tenu par l’Église romaine pour un authentique sacrement’2 - peuvent encore participer, mais d’une manière réduite, aux richesses sacramen­ telles : le pouvoir sacerdotal du Christ ne leur est plus communiqué que par le seul baptême ; la grâce sacra- / ■ 50. « Perceptio baptismi est necessaria ad inchoandam spiritualem vitam ; perceptio autem eucharistiae est necessaria ad consummandam ipsam » S. THOMAS, III, qu. 73, a. 3. 51. S. Augustin, In Joan. Evang., tract. 26, n° 13. 52. Le mariage entre protestants n’est pas sacrement devant l’Église protestante, il 1 est devant l’Église romaine, Codex Juris Canonici, can. 1099, § 2. Les deux sacrements qui restent au protes­ tantisme traditionaliste sont non pas le baptême et la cène, mais le baptême er le mariage. • «. Λ. H ·· ,. ' ?·:·14 l’église issue de la hiérarchie 95 mentelle, que par le baptême et le sacrement du mariage. Quant aux directives surnaturelles qui fourniront à la grâce sacramentelle ses orientations collectives et l’ultime perfectionnement qui la constituera âme de l’Église, forme immanente destinée à unir, à régir et à vivifier le corps mystique tout entier du Christ, elles existent hors de l’Eglise catholique à l’état d’agglomérats doctrinaux beau­ coup plus importants et beaucoup plus liés cenes dans la religion gréco-russe, où la déchirure est peu avancée, que dans la religion protestante ; et beaucoup plus importants dans la religion protestante où les deux Testaments sont honorés, que dans les religions de non-baptisés. Que le nombre des sacrements décroisse lorsque décroît la valeur de ces agglomérats, on le comprend aisément. Quand les protestants d’Angleterre cessèrent de croire l’eucharistie, les ordinations cessèrent d’y être valides et le pouvoir d’ordre y perdit sa divine signification53. Aujourd’hui, les protestants modernistes qui ne croient pas le péché origi­ nel n’attachent plus guère d’importance à la réception du baptême. La négation du pouvoir divin de juridiction, et en conséquence la négation de l’infaillible valeur de vérité 53. Si les ordinations anglicanes sont invalides, c’est que le pou­ voir d’ordre cessa d’être légitime dans l’Église d’Angleterre lorsque la foi en l’eucharistie eut disparu : « Les mots : Reçois le Saint-Esprit que les anglicans, jusqu’à nos jours, ont partout regardés comme la forme propre de l’ordination sacerdotale, sont loin de signifier d’une façon déterminée l’ordre du sacerdoce, sa grâce, son pouvoir qui est surtout le pouvoir de consacrer et d’offrir le vrai corps et le vrai sang du Seigneur, dans un sacrifice qui n’est pas la simple commémoration du sacrifice accompli sur la croix... Dans tout l’ordinal, non seulement il n’est fait aucune mention expresse du sacrifice, de la consécration, du sacerdoce, du pouvoir de consacrer et d’offrir le sacrifice, mais en outre les moindres traces de ces institutions, qui subsistaient encore dans les prières du rite incomplètement abolies, ont été supprimées et effacées. » LÉON XIII, Lettre Apostolicae curae, 1896. ** . . Π; Go 96 II - LA HIÉRARCHIE APOSTOLIQUE des énoncés dogmatiques, tend de soi à la suppression du pouvoir sacramentel. 3. Dans les justes non baptisés, dans les justes du groupe protestant et dans ceux du groupe gréco-russe, l’âme de l’Église est comme en formation et cependant nulle part elle ne saurait éclore. Car là même où la grâce sacramentelle obtient la plénitude de son être et de ses modalités, comme chez les justes gréco-russes, elle manque de lumière, elle rencontre des directives qui ne sont ni toujours suffisantes, ni toujours certaines, ni, dans leur ensemble, infailliblement garanties, ni préser­ vées contre la corrosion des erreurs modernes, et il lui est impossible d’atteindre à cette plénitude qui fera d’elle l’âme créée de l’Église, la forme ordonnatrice immanente de ce qui est le corps mystique du Christ. Il importe de noter ici que, si l’on peut dire que hors de l’Église, l’Église est en formation, c’est en considérant les choses sous un aspect qui, du point de vue ecclésiolo­ gique, est accidentel et second. On veut dire que ceux qui ont rompu avec l’Église ont emporté avec eux, en les arrachant pour ainsi dire de son sein, des richesses qui lui appartiennent par nature. A les considérer en euxmêmes, suivant leur exigence interne, ces fragments épars demandent en quelque sorte à être réintégrés dans l’Église, et nous savons que l’universelle vertu salvatrice du Dieu de miséricorde, pour ce qui est d’elle, travaille mystérieusement et constamment à aider à cette réinté­ gration. Il est évident néanmoins que ce mouvement de réintégration travaille dans un sens directement contraire au mouvement originel et primordial par lequel les Églises dissidentes se sont détachées de l’Église vraie, et qu’il ne peut se propager qu’en sapant le principe spéci­ fique par lequel ces Églises ont voulu et veulent encore se distinguer de l’Église vraie. Lors donc qu’on affirme i ru Kv. « i »·.. l’église issue de ia hiérarchie 97 que hors de l’Église, l’Église est en formation, l’on est tenu d’ajouter aussitôt que c’est par accident, par vio­ lence faite au cours naturel des choses. De soi, hors de l’Église, l’Église est en décomposition. Tous les morceaux de vie qu'on voulait prendre d’elle, une fois séparés de l’ensemble, commencent, sous l’action du principe de dissidence, à se défaire et à se corrompre. Ainsi il est exact de tenir que le combat de la lumière contre les ténèbres est celui de l’Église contre le monde, mais il convient d’ajouter que jusque dans ce monde l’Église a quelqu’un qui travaille en secret pour elle, c’est le Dieu caché qui éclaire mystérieusement tout homme, dont la Sagesse atteint d’une extrémité à l’autre de l’uni­ vers, et qui ne vient pas récolter où il n’a pas semé. En résumé, pour ce qui est de l’appartenance à l’Église par désir, on voit que, toutes choses égales d’ailleurs, c’est-à-dire à supposer partout une intensité égale de la charité, elle s’entend d’une façon plus parfaite quand on passe des justes non baptisés à ceux des Eglises protestantes traditionalistes, puis à ceux des Églises gréco-russes. Mais on constatera, par un bien doulou­ reux et bien déconcertant paradoxe, que le mouvement de conversion à l’Église se produira non pas nécessaire­ ment en raison directe, mais parfois même en raison inverse de la perfection religieuse de ces différents groupes. Est-ce qu’il y a peut-être ici quelque mystère pareil à celui des gentils, dont la conversion en masse devait précéder l’entrée d’Israël dans l’Église ? 5. Attitudes diverses sous lesquelles peut se rencon­ trer l’appartenance de désir Si l’on regarde non plus aux groupes que forment les croyants, mais aux personnes individuelles, il faut noter que l’appartenance de désir, l’authentique mouvement W-r.· - . 98 II - LA HIÉRARCHIE APOS TOLIQUE de charité qui rattache effectivement un être à l’Église, peut se rencontrer sous des attitudes extérieures très diverses, parfois même déroutantes pour les fidèles. Mais ce ne sont pas les fidèles, et ce ne sont pas les théolo­ giens, ni même le pouvoir juridictionnel, c’est Dieu seul qui juge en dernière instance du salut de chaque âme particulière. On pourra discerner, du point de vue où nous nous plaçons, trois attitudes typiques, auxquelles il sera facile de ramener toutes les autres. Tout d’abord celle des catéchumènes. Ils demandent expressément le baptême, qui leur ouvre toute grande l’entrée dans cette Église dont ils savent qu’elle est le corps du Christ. Leur désir de l’Église est pleinement conscient et explicite. La seconde attitude est représentée par l'enfant non baptisé, qui s’éveille en même temps à la vie de la raison et de la foi, et qui s’oriente vers sa fin suprême par un grand élan foncier, lequel va compter comme un bap­ tême de désir et lui apporter au cœur le royaume de Dieu'4 ; ou par l’homme élevé dans les forêts et parmi les bêtes sauvages, qui est éclairé soudain par une inspira­ tion intérieure sur ce qu’il est nécessaire de croire54 55. Dans ces deux cas, et dans une infinité d’autres sem­ blables, on peut penser, nous reviendrons là-dessus plus tard, que le désir qui sauve ces hommes, s’il procède de la foi opérant par la charité, ne s’accompagne cependant pas toujours d’une connaissance explicite du baptême, ni de l’Église, ni même peut-être de l’incarnation et de la Trinité : le contenu explicite de leur foi pouvant se rame­ ner alors à ces deux points, qui contiennent dans le mys­ tère de leur richesse suréminente tous les articles du 54. Cf. S. Thomas, I-II, qu. 89, a. 6. 55. S. Thomas, De veritate, qu. 14, a. 11, ad 1. L’ÉGLISE ISSUE DE ΙΛ HIÉRARCHIE 99 Credo, à savoir que « Dieu existe, et qu’il est rémunéra­ teur pour ceux qui le cherchent » (Hébr., XI, 6). La troisième attitude est celle d’hommes qui connais­ sent l’existence et l’activité de l’Église, mais qui, loin de sembler se rapprocher d’elle au-dehors, témoignent à son égard de dispositions ennemies, s’opposent peut-être à elle de toutes leurs forces conscientes, ou même la persé­ cutent, qui cependant font tout cela en vertu d’erreurs dont Dieu les regarde comme irresponsables et que les événements rendent invincibles, étant sûrs de travailler sincèrement pour la cause de la justice et de la vérité ; en sorte que leur hostilité et leur iniquité à l’égard de l’Église, oeuvres d’une activité qui s’égare, pourront coexister avec la présence dans leur cœur d’un mouve­ ment authentique de foi opérant par la charité, qui lui ne s’égarera pas, et qui les rattachera étroitement, bien qu’à leur insu, à cette Église qu’ils détestent mais dont ils sont déjà les fils. Newman avait déjà renoncé à « choisir sa route » et fait vœu de se laisser guider pas à pas par la seule lumière divine, et l’Église de Rome continua long­ temps encore de lui sembler « liée à la cause de l’Antéchrist». Il y a plus de choses dans le cœur d’un homme que n’en peut contenir sa philosophie et même sa théologie. L’appartenance à l’Église pourrait donc être dite ou consciente, ou inconsciente, ou paradoxale. 6. « Œcuménisme » catholique Dans un ouvrage important, d’une riche documenta­ tion, plein d’aperçus profonds et originaux, où il exa­ mine quelle est du point de vue catholique la vraie manière de considérer les dissidents, pris soit comme individus soit comme Églises, et où il répond aux brû­ lantes questions posées par la division actuelle des chré- Π L .· ·. 100 ■••■•y- -· *2 Π - LA HIÉRARCHIE APOSTOLIQUE riens, le P. M.-J. Congar a essayé de définir les principes d’un œcuménisme catholique'’'1. 1. Au sens protestant, [œcuménisme dit fauteur, « n’est pas le désir ou la tentative de réunir à une seule Église considérée comme seule vraie, des groupes chrétiens considérés comme dissidents. Il commence là où l’on tient qu’aucune confession chrétienne ne possède, en son état actuel, la plénitude du christianisme ; que, même si l'une d'entre elles est vraie, elle n’a cependant pas, comme confession, la totalité de la vérité, mais que d’autres valeurs chrétiennes existent en dehors d’elle, non seule­ ment chez des chrétiens confessionnellement séparés d’elle, mais dans les autres confessions ou les autres Églises comme confessions ou comme Églises5. » Le P. Congar ne critiquera pas les dernières de ces paroles·8. Mais, il tient bien sûr à le déclarer tout de suite : « Dans la mesure où cet œcuménisme supposerait que les différentes chrétientés existantes, ayant toutes failli en quelque chose, ne possè­ dent chacune qu’une part de la vérité et devraient donc, se repentant et s’humiliant toutes devant Dieu, traiter sur pied d’égalité, consentir quelques sacrifices et s’unir dans la profession de ce qui leur est commun de christianisme, dans le respect de leurs différences; dans la mesure où [œcuménisme serait cela, il ne saurait y avoir à'œcuménisme catholique. « Mais si, ce qui définit [œcuménisme comme mouve­ ment spécifique de pensée et d’action, c’est seulement la :·.? ■ 56. Chrétiens désunis, Principes d’un «œcuménisme» catholique, Paris, 1937. 57. Ibid., p. XII. 58. Nous préciserions, quant à nous, que c’est en raison exactement de ce qu elles ont emporté de la véritable Église, ou de ce qu elles reçoi­ vent indûment de 1 Esprit, non certes, en tout cas, en raison du prin­ cipe de leur dissidence, mais au contraire malgré ce principe. •Ve I. ÉGLISE ISSUE DE LA HIÉRARCHIE 101 conscience qu’il existe réellement un problème de la réunion des Eglises ; que ce problème n’est pas épuisé, pas même pleinement abordé, par la recherche exclusive des conversions individuelles ; mais qu’il y a lieu de déter­ miner théologiquement le statut des chrétientés dissi­ dentes comme chrétientés, les rapports des Églises dissi­ dentes comme Églises à LA véritable Église et à son unité : alors il peut y avoir, et nous pensons même qu’il doit y avoir et qu’il y a un œcuménisme catholique. » Ln 2. Préoccupé de pousser le plus loin possible la cour­ toisie et la bienveillance, l’auteur semble parfois distin­ guer dans l’attitude spirituelle qui est au principe des dissidences, à l’origine par exemple de la rupture de Luther ou de Calvin, comme deux moments. D’abord, la perception extrêmement vive d’une vérité authenti­ quement chrétienne: gratuité de la justification chez Luther, transcendance de la sainteté divine chez Calvin. Puis un second moment qui consiste à démembrer cette vérité, à l’arracher à l’ensemble organique du dépôt révélé dans lequel elle nous été donnée, pour la vivre à part et par conséquent pour la fausser. De ce point de vue, on dira qu’« à l’origine des grandes sécessions, il y a généralement un sentiment spirituel authentique et, en ce qu’il a de positif et de pur, authentiquement catho­ lique »5960 ; ou encore que le uthéranisme est vrai « comme attitude spirituelle», mais que l’erreur qui précisément constitue le luthéranisme vient de ce que « Luther, ne tenant compte que de son expérience avec tout ce quelle avait de violent et de personnel, l’a projetée en une doc­ trine théologique abstraite et universelle »6ü ; ou encore que «ce qu’il y a de vrai dans l’expérience religieuse 59. Chrétiens désunis, p. 49. 60. Ibid., p. 50. rn âj A. ^5? Λά’.. S te ■ ‘.«ta· 102 Π - LA HIÉRARCHIE APOSTOLIQUE luthérienne manque à 1 Eglise catholique et réclame, par sa nature même, de lui être réintégré » ; que « ce qu’il y a de pur dans la piété protestante ou orthodoxe, ou dans cette pietas anglicana qui donne à 1 anglicanisme sa continuité réelle, manque à l’Église catholique : non à sa substance, bien sûr, qui est réellement catholique, mais à l'expression, à l'explicitation, à l’incarnation de ses prin­ cipes vivants, ou du moins à la plénitude de cette expres­ sion et de cette incarnation »61. 11 nous semble plus exact, pour notre part, de consi­ dérer l'intuition originelle, la « raison séminale », d’où devait sortir le luthéranisme, comme quelque chose d’in­ divisible, qu’il est impossible de décomposer en deux regards l'un concernant une vérité authentiquement chrétienne, l’autre bloquant avec cette vérité des erreurs qui la gauchissent. Nous croyons que l’intuition luthé­ rienne primitive de la justification était faussée en ellemême, intrinsèquement, du fait quelle associait insépa­ rablement la gratuité et la nature forensique de la justifi­ cation ; que l’intuition barthienne foncière est fausse en elle-même, du fait quelle associe inséparablement la transcendance et la non-communicabilité de la sainteté divine. L’idée-mère du luthéranisme, du calvinisme, du barthisme, etc., nous apparaît comme le concept com­ plexe, sans doute, mais unique, l'idée unique et l’expé­ rience unique d’une vérité déformée, non comme la juxta­ position de deux idées, de deux expériences l'une vraie, l’autre fausse. Sans doute Luther a pu faire d’authentiques expé­ riences chrétiennes, soit avant la rupture (contre Grisar, nous ne croyons pas que ses grandes épreuves d’avant > » 61. Ibid., p. 319. - Serait-ce ce passage que le P. CORDOVANl aurait entendu résumer par 1 expression « lo scisma possiede quello che manca a noi ». qu’il signale comme critiquable, dans VOsservatore romano, du 22 mars 1940 ? L’ÉGLISE ISSUE DE IA. HIÉRARCHIE 103 1518 puissent se réduire à une simple névrose d’an­ goisse62), soit même après (cela est possible, mais reste le secret de Dieu) ; en tout cas ces expériences chrétiennes, si elles sont authentiques, restent de soi extérieures à l’ex­ périence luthérienne spécifique fondamentale. Et sans doute encore, cela ne fait question pour personne, Luther a conservé, à côté de l’intuition-mère du luthéra­ nisme, un lot important de vérités chrétiennes authen­ tiques63, et le drame de l’histoire du protestantisme comme doctrine réside précisément dans cet antago­ nisme, qui se manifeste à l’intérieur de lui-même, entre l’ancien et le nouveau, entre le divin et l’humain. Les protestants droits et saints qui hériteront du patrimoine luthérien pourront certes posséder d’authentiques valeurs chrétiennes, mais la pureté de ces valeurs serait compromise par eux dans la mesure précisément où, en les formulant surtout, ou en en vivant, ils subiraient le vertige de l’expérience luthérienne primitive. Elle sera au contraire sauvegardée dans la mesure où ils en seront affranchis par la force intérieure de l’Esprit, qui souffle où il veut. 62. Cf. notre étude « L’aridité dans le protestantisme », dans Études carmélitaines, octobre 1937, p. 183. 63. Nous ne prétendons nullement, écrit Jean-Adam MOEHLER, « que l’hérésie ne possède pas certains éléments chrétiens ; dépourvue totalement de ce qui est chrétien, elle ne serait plus une hérésie, elle n'aurait plus rien à voir avec le christianisme et on n’en trouverait nulle trace dans l’histoire de l’Église. Disons plutôt : ce qui constitue l’hérésie en tant que telle, et ce qu’elle tire de ses propres principes, voilà ce qui en elle n’est pas chrétien. Dans ses attaques, l’hérésie vise toujours des vérités particulières qu’elle essaie de renverser au moyen de ses principes. Comme ceux-ci ne sont généralement pas appliqués au reste de sa doctrine, qu’elle suppose inattaquable, c’est ce reste qui forme son élément chrétien et qui la lie encore à l’Église. » L’unité dans l’Église, ou le principe du catholicisme d’après l’esprit des Pères des trois premiers siècles de l’Église, trad. A. de Lilienfeld, Paris, 1938, p. 105. K.·* ♦· fl ·.<· ■'Wnw 104 D’autre part, il est possible que l’état de dissidence où ils se trouvent puisse favoriser accidentellement — par un accident qui pourrait même être fréquent — la décou­ verte de nouveaux aspects du trésor chrétien. Nous ne crovons pas, par exemple, qu au point de vue religieux nous n'ayons rien à recevoir, ou plutôt rien à tirer, des pravoslaves ou des anglicans. Les hérésies, disait saint Augustin, sont des épines qui nous sortent de notre tor­ peur : ajoutons même que dans ces épines peuvent se trouver des roses. Mais dans la mesure où les découvertes et les expériences des dissidents auraient été faites sous l’influence de l’hérésie, elles devront être redressées avant d'être intégrées. Certain théologien, pour illustrer sa pensée par une comparaison, a prétendu qu’à la manière dont la cécité développe chez les aveugles une extrême délicatesse du toucher, ainsi la dissidence pouvait avoir accidentellement comme effet de faire éclore de nou­ veaux aspects spirituels de l'Évangile. Mais cette compa­ raison tire le voile sur un point qu’on ne peut négliger. La cécité n’altère en rien le sens du toucher ; tandis que les perspectives de la vie religieuse sont toujours plus ou moins faussées en vertu de la dissidence64. Nous ne demanderons jamais, le P. Congar le dit avec force, à nos frères séparés d’abandonner leurs vraies valeurs. Nous ne leur demanderons que de les replacer dans l’ensemble organique de la vie et de la vérité chrétiennes, d’où elles ont été arrachées autrefois, et, dans la mesure où elles auraient été altérées, de les purifier au préalable en vue de cette réintégration. Les purifier, ce n’est pas les amoindrir. Helas ! toute purification ne risque-t-elle pas d’apparaître à la « nature » comme une amputation ? ,■ ·!■ « * ■: II - LA HIÉRARCHIE APOSTOLIQUE ■ · ·.· 64. Dire avec Photius que ΓEsprit procède du Père seul. c’est non seulement exclure le Filioque, mais du même coup altérer la notion de procession a Patre. -r 1.EGLISE ISSUE DE IA HIERARCHIE 105 Ajoutons encore, le P. Congar le fait bien ressortir, que si nos frères séparés d’Occident ou d’Orient étaient restés unis à nous dans le sein de l’Eglise, ils nous auraient aidés, en raison de leur valeur personnelle, en raison aussi de leur tempérament ethnique ou spirituel, à mettre en valeur d’une manière moins imparfaite les richesses de notre Église, car étant divine elle possède en elle plus que ce qu’en peut vivre et saisir le génie latin ou même le génie de tous les peuples ensemble. Pour revenir à notre problème de tout à l’heure, il est possible qu’il n’y ait ici, entre le P. Congar et nous, qu’une simple différence de présentation et de point de vue, et que sur le fond il y ait accord. Nous en aurions pour preuve des passages comme celui-ci : « Dans la mesure où les chrétientés dissidentes auront conservé des principes de communion avec Dieu mis par le Christ en son Église, il y aura en elles, malgré la promiscuité de l’erreur, quelque chose de l’Église, quelques fibres de son être, et il pourra être vrai de dire que les âmes se sanctifient en elles non malgré leur confession, mais dans et par leur confession. Seulement, il faudra bien s’en­ tendre : cela est vrai seulement de ce que les confessions dissidentes ont en elles, indûment, et anormalement de l’Église; c’est donc vrai d’elles, si l’on peut dire contre elles; car, par ce quelles ont en propre et par ellesmêmes, c’est bien malgré elles que des âmes se sanctifient en elles »65. Plus brièvement, les âmes des groupes dissi­ dents se sanctifient en vertu de ce qu’il y a de catholi­ cisme dans leur confession, et malgré le principe de dis­ sidence. 3. Dans un passage remarquable de L’unité dans l’Église, où il essaie de définir « la vraie nature des 65. Chrétiens désunis, p. 306. 11 - LA HIÉRARCHIE APOSTOLIQUE > ·♦ w? “ À*' . . --Γ.· !- ■ T contrastes dans l’Église », Moehler touche à la question des rapports ontologiques que l’Église entretient avec les formations dissidentes, nées à la suite d’une hérésie66. La vie organique de l’Église, dit-il, est le résultat à la fois de l’unité la plus forte et de la diversité la plus riche. Elle réussit à rassembler sous une loi d'harmonie des contrastes qui, au dehors, en vertu de leur propre poids, se changent aussitôt en contradictions : la tendance contemplative et la tendance active, la tendance mys­ tique et la tendance spéculative, etc. Les hérésies, qui n’ont pu emporter avec elles la forme d’unité de l’Église, sont incapables de conserver en leur sein la vivante har­ monie des contrastes, qui ne tardent pas alors à se heur­ ter entre eux et à se muer en contradictions. On a vu des hérésies qui n’étaient que repos et d’autres qui n’étaient que mouvement : dans l’Église, au contraire, le repos est mouvementé et le mouvement en repos, c’est-à-dire que les contrastes se pénètrent pour se résoudre dans l’unité67. On demandait à Moehler si l’Église ne devait pas s’unir aux hérésies pour composer avec elles une réalité 66. § 46, pp. 143-149 de la trad. A. de Lilienfeld. MOEHLER oppose entre eux les mots Gegensàtze et Widersprüche, que le traduc­ teur a rendus par ceux de différences et à'oppositions, et que nous pré­ férons traduire par contrastes et contradictions. 67. Cf. le chapitre sur « Les paradoxes du christianisme », dans Orthodoxie de G. K. CHESTERTON : « Il est vrai que l’Église historique a exalté en même temps le célibat et la famille ; quelle a en même temps, si l’on peut s’exprimer ainsi, plaidé avec passion pour et contre l’enfantement. Elle a gardé côte à côte ces deux idéals comme des couleurs vives, rouge et blanc, comme le rouge et le blanc sur l’écu de saint Georges. Elle a toujours eu une saine horreur du rose... Elle hait cette évolution du noir au blanc, qui produit l’équivalent du gris sale... Tour ce que j’allègue ici peut s’exprimer en disant que le christianisme a cherché dans la plupart de ces cas à garder deux cou­ leurs coexistantes mais pures. »Trad. Grolleau, Paris, 1923, p. 137. plus riche er plus élevée. Il lui est aisé de répondre qu’en s’unissant aux hérésies l’Église accepterait en elle non pas des contrastes, mais des contradictions. PLllc renferme déjà dans son unité, dit-il, tous les contrastes, toutes les vérités chrétiennes qui par les hérésies vont entrer en conflit les unes avec les autres. Elle est intégrale. Mais ce qui oppose entre elles les hérésies n’est pas inclus dans son unité. Elle forme ainsi l’unité inconsciente de toutes les hérésies avant leur séparation, leur unité consciente après leur séparation ; pendant leur séparation elle est en opposition avec toutes, comme toutes le sont entre elles. Ce qui constituait le montanisme ou le gnosticisme comme tels, n’avait absolument rien du christianisme, ni dans son contenu ni dans sa forme ; c’est pourquoi ces éléments n’étaient pas des contrastes du christianisme, et ne pouvaient pas, pour cette raison, être admis dans l’unité de la vie chrétienne. Mais alors, comment peut-on prétendre que les héré­ sies sont nécessaires pour le développement de la vie de l’Église68 ? On voudra bien remarquer qu’il y a toujours dans les chrétiens69 du mal, source d’erreurs. « C’est par le mal que des éléments, destinés par leur nature à être de simples contrastes, se changent en contradictions ; tandis qu’il est toujours possible et qu’il est même nécessaire que les fidèles, observant la vraie nature de ce qui est contraste, représentent toutes les possibilités de développement dans la religion chrétienne, faisant concourir à l’entretien de la vie le jeu libre et harmo­ nieux d’individualités multiples. Mais puisque les 68. Voir dans le même ouvrage de Moehler, l’appendice X, « Saint Augustin et le développement de la doctrine chrétienne à l’occasion des hérésies», où sont rapportés quelques commentaires de saint Augustin sur le mot de saint Paul, Nam oportet et haereses esse, I Cor., XI, 19. 69. Moehler dit : « dans l’Église ». ft;·»·?: ·’; <·: · / Λ : 108 Π - LA HIÉRARCHIE APOSTOLIQUE contrastes, sans lesquels il n'est pas de vie, tournent si souvent en contradictions, l’Église profite de la contri­ bution que des contrastes manqués apportent sous cette forme à sa vie, sans pour autant les reconnaître comme absolument nécessaires et par le fait même comme bons. Ainsi le mal ne devient-il jamais le bien, encore qu’il puisse en être l’occasion, et doit-on reconnaître au bien la faculté de se produire par lui-même, sans le secours du mal. » 4. Rappelons que l’Église n’exige de personne une chose facile, puisque ni un certain œcuménisme des noncatholiques, qui supprime le problème de la conversion, ni le particularisme de certains catholiques qui élèvent des murs autour de leur charité, ne peuvent être selon son cœur; et faisons nôtres ces lignes qui signalent ces deux déviations de sens contraire: «Je me méfie d’une amitié entre croyants de toutes dénominations qui ne serait pas accompagnée d’une sorte de componction, ou de douleur de l’âme ; qui serait aisée et confortable ; comme je me méfie d’un universalisme qui prétendrait réunir dans un même service de Dieu et une même piété transcendante tous les modes de croyance et tous les modes d’adoration. Le devoir de fidélité à la lumière, de la suivre toujours pour autant qu’on la voit, est un devoir qui ne s’élude pas ; autrement dit le problème de la conversion, pour qui ressent l’aiguillon de Dieu, et dans la mesure où il est atteint par lui, ne peut être éva­ cué ; non plus que d’autre part la charge de l’apostolat. Et je me méfie aussi, en revanche, d’une amitié entre croyants de même dénomination qui serait aisée et confortable parce que la charité y serait réservée aux coreligionnaires, d’un universalisme qui limiterait l’amour aux seuls frères dans la foi, d’un prosélytisme qui n’aimerait autrui que pour le convertir et dans la STU J -C* l’église issue DE 1J\ hiérarchie 109 mesure où il est convenissable...70 » S’il prend exemple sur l’amour du Christ, l’amour de l’Église doit s’étendre hors de l’Église. Mais arrêtons ici ces anticipations dont le but princi­ pal était de montrer comment le pouvoir sacramentel et le pouvoir juridictionnel contribuent à former l’âme créée de l’Église. Avant de reprendre notre sujet, arrêtons-nous un ins­ tant pour faire le point. C’est Dieu, nous l’avons dit, qui par l’humanité du Christ et par la hiérarchie produit dans le monde l’Eglise, sous son régime actuel. DIEU est la cause première. C humanité du Christ est l’organe de la déité, la cause instrumentale conjointe substantiellement à la personne du Verbe (à la manière dont notre main est conjointe substantiellement à notre personne). La hiérarchie tout entière pourra être consi­ dérée, en donnant à cette expression un sens large, comme un instrument séparé substantiellement de la personne du Verbe (à la manière dont un outil que nous manions est séparé de notre personne). L’Église a donc trois causes efficientes. Mais elles n’agissent pas au même plan. Elles sont non point juxta­ posées, mais subordonnées. Elles sont causes non point univoquement, mais analogiquement. La troisième 70. Jacques MaRITAIN, « Qui est mon prochain ? », Vie intellec­ tuelle, août 1939, p. 177. Reproduit dans Principes d’une politique humaniste, New York, 1944, p. 151, [Oeuvres Complètes, VIII, P· 291]. 110 11 - LA HIÉRARCHIE A POSTO I IQUE dépend de la deuxième, qui esc cause en un sens incom­ parablement plus haut ; et par elle de la première, qui est cause d'une manière absolument unique et imparticipable. On s’exposerait, en oubliant, fût-ce un instant, ces vues, à des erreurs fatales. Il nous faudra donc les rappeler inlassablement. Mais, dans le premier livre de cet ouvrage, où nous étudions la cause efficiente de l’Église, c’est de la seule hiérarchie, qui est la moindre des causes de l’Église, que nous pourrons parler pleinement. Quant à a nature humaine du Christ et à la divinité elle-même, il ne sera pas encore possible de définir tout leur rôle. Elles sont en effet beaucoup plus que les causes efficientes de l’Église. Le Christ, comme homme, est non seulement une cause instrumentale, mais encore une cause exemplaire et une cause finale; il est l’époux et la tête de l’Église. L’Esprit saint est non seulement la Cause première, mais la per­ sonnalité, l’hôte, et l’âme de l’Église. C’est ailleurs, en étudiant la nature de l’Église, que nous pourrons signaler plus librement ses rapports de dépendance à l’égard de l'humanité du Christ et à l’égard de la déité. Nous allons examiner successivement, d’une manière plus approfondie d’abord, les deux pouvoirs distincts de la hiérarchie apostolique, à savoir le pouvoir d'ordre (chapitre Hl) et le pouvoir de juridiction (chapitres IV à Vin) ; leur fusion dans une seule hiérarchie (chapitre IX) ; enfin la propriété et la note d’apostolicité (chapitre x). Précisons encore le sens que nous allons donner au mot Église : Lorsqu on dit que le Christ est la cause efficiente de 1 Église, on considère le Christ comme distinct de 1 Église, laquelle pourra comprendre à la fois la hiérar­ chie et le peuple fidèle. C’est le sens le plus fréquent. Λ‘ ; \· l’église issue de ia hiérarchie 1 1 I Et lorsqu’on dit, comme nous l’avons fait, que la hié­ rarchie est la cause efficiente de l’Église, c’est que l’on considère la hiérarchie comme distincte de l’Eglise. La hiérarchie signifie alors la fonction enseignante et sancti­ ficatrice d’où résulte l’Église; ou ce qu’on appelle is l’expression peut prêter à confusion jarfois, - mais ignante». Eglise signifie alors l’Église ’« Église enseignante ». Et l’Égl telle qu’on peut la trouver chez tous ses membres, le peuple croyant, aimant et agissant ; ou ce qu’on appelle 1’« Église croyante », à laquelle doivent apparte­ nir, cela va de soi, le pape, les évêques et tous les ministres, en raison de la vie surnaturelle qui est en eux. C’est donc surtout de ce dernier point de vue que nous envisagerons l’Église dans cette première partie, en attri­ buant au concept d’Église son maximum d’extension, mais aussi son minimum de compréhension ’. 71. Le concept d Église est pris alors en effet, du point de vue de sa compréhension, au sens le plus restreint. Cf. Excursus I, « Sur trois manières de circonscrire le mot Église et sur la façon d’assigner, dans chaque cas, les causes de l’Église », p. 112. *·■-.· • . ■ i -Y·. EXCURSUS I ’ - ·■■·/ ···;'. î; Sur trois manières de circonscrire le mot Église et sur la façon d’assigner, dans chaque cas, les causes de l’Église. ^4 ·. v; ·. ■ . « ‘ «Jd é; n ' ■ : I. Trois sens du mot Église. — Le mot Église peut être pris, du point de vue de sa compréhension, au sens « restreint » ou pauvre, au sens « moyen », au sens « large » ou riche. Au sens restreint, le mot Église désignera l'Église telle qu elle se trouve dans tous les fidèles, 1« Ecclesia credens et amans », considérée comme l’effet suprême auquel est ordon­ née la hiérarchie, 1« Ecclesia docens et sanctificans ». C’est ainsi que saint Paul entend le mot Église quand il dit aux presbytres-épiscopes de Milet : « Soyez attentifs à vousmêmes et à tout le troupeau dans lequel l’Esprit saint vous a établis évêques, pour paître l’Église de Dieu qu’il s est acquise par son propre sang ·> (Act., XX, 28). Quand les théologiens définissent l’Église » la communauté des fidèles baptisés sou­ mis à un seul chef visible, vicaire du Christ », le mot Église est pris de même en ce sens restreint. Au sens moyen, fréquent chez saint Augustin, le mot Église désignera l'ensemble des chrétiens appartenant soit à la hiérar­ chie soit au peuple fidèle. Le Christ est la tête, l’Église n’est que le corps. Saint Thomas écrit : « Quandoque enim (nomen Ecclesiae) nominat tantummodo corpus quod Christo conjun­ gitur sicut capiti. » Suppi., qu. 95, a. 3, ad 4 ; cf. IV Sent., dist. 49, qu. 4, a. 3, ad 4. Citons Col., I, 18 : « Il est la tête du corps, [à savoir] de l’Église. » Saint Paul écrit encore du Christ : ·< Dieu l’a donné pour tête à l’Église qui est son corps » (Éph., 1, 22). Les fonctions hiérarchiques sont alors comprises dans l’Église elle-même. Aux Corinthiens, qu'il appelle le corps et les membres du Christ, saint Paul écrit : « Dieu a éta­ bli dans 1 Église premièrement des apôtres, deuxièmement des prophètes, troisièmement des docteurs, ensuite ceux qui ont les dons de guérir, d assister, de gouverner, de parler en langues » (I Cor., X11,28). TROIS SENS DU MOT ÉGLISE ] 13 Au sens large, le mot Eglise désignera le rout organique dont le Christ est la tête et dont les chrétiens sont le corps. Ce sens a été noté par saint Thomas d’Aquin : « Alio modo accipi­ tur Ecclesia secundum quod nominat caput et membra conjuncta. » IV Sent., dist. 49, loc. cit. On pourrait peut-être citer ici Col., 1, 18 : « Il est la tête du corps de l’Église. » (Mais il semble bien qu’il faille lire : « Il est la tête du corps, de l’Église.») Dans I Cor., Xll, 12: «De même que... les membres du corps, tout en étant plusieurs, sont un seul corps, de même aussi le Christ » ; et dans les expressions « revêtir le Christ, être plongé dans le Christ, être greffé sur le Christ », ce que saint Paul appelle le Christ, c’est le Christ mystique, le Christ total, tête et corps, c’est-à-dire l’Église au sens large. IL L'Église au sens «restreint»: la manière d'assigner ses quatre causes. - Entendue au sens restreint, l’Église a pour cause matérielle la nature humaine des chrétiens composant le peuple fidèle (mais il faut répéter que le pape et les évêques, s’ils relèvent de l’Église enseignante en tant qu’ils sont les dépositaires des pouvoirs hiérarchiques, relèvent de l’Église croyante en tant qu’ils ont une âme à sauver). Elle a pour cause formelle l’unité d’esprit du peuple fidèle, c’est-à-dire l’unité d’action (actus secundus) résultant de l’unité d’âme (actus primus) : cette âme commune du peuple fidèle étant constituée essentiellement par trois éléments: 1° les deux caractères sacramentels du baptême et de la confir­ mation ; 2° la grâce sacramentelle (voilà pour l’ordre d’exer­ cice); 3° la droite orientation immanente reçue, avec foi et obéissance, du pouvoir juridictionnel (voilà pour l’ordre de spécification). - Nous parlons ici de la seule âme créée de l’Église, non de son Âme incréée, qui est le Saint-Esprit. Elle a pour causes efficientes extrinsèques·. 1° la divinité, considérée comme cause première ; 2° l’humanité du Christ, considérée comme cause instrumentale conjointe à la divinité ; 3° les pouvoirs hiérarchiques d’ordre (caractère sacramentel de l’ordre) et de juridiction, qui peuvent être considérés, d’une façon stricte pour le premier, d’une façon large pour le second, comme une cause instrumentale, séparée de la divinité. Et 114 Il - LX HIÉRARCHIE APOSTOLIQUE pour cause efficiente intrinsèque l’âme surnaturelle, l’âme « pneumatique » du peuple fidèle, composée des trois éléments nommés, - à savoir les deux caractères du baptême et de la confirmation, la grâce sacramentelle, la droite orientation immanente reçue du pouvoir juridictionnel, — pour autant que cette âme est en disposition prochaine (actus primus) à procurer l’unité d’action de l’Église (actus secundus). L’âme du peuple fidèle est le principe d’efficience quo (principe prochain et tout spirituel) de l'unité d'action de l’Église; les chrétiens sont le principe d’efficience quod immédiat (principe radical et visible) de l’unité d'action de l'Église. Elle a pour causes finales extrinsèques : 1° la divinité, consi­ dérée comme fin suprême et souverain bien ; 2° l’humanité du Christ, considérée comme fin intermédiaire et point de concentration de tous les fidèles. Et, pour cause finale intrin­ sèque, le bien commun de l’Église qui comporte comme par­ ties intégrantes ordonnées entre elles, selon ce que dit saint Thomas, I, qu. 5, a. 5 (cf. le commentaire de Cajetan), le mode ou la mesure, l’espèce ou la forme, l’ordre ou 1 inclina­ tion vers la fin : le « mode », c’est-à-dire l’heureuse disposition des causes efficientes extrinsèques et intrinsèques d’où résulte l’âme de l’Église ; Γ« espèce », c’est-à-dire l’âme de l’Église telle que nous venons de la définir ; 1’« ordre », c’est-à-dire l’inclina­ tion qui entraîne 1’ ise vers le Christ comme fin prochaine et vers la divinité comme fin ultime. III. L'Église au sens · moyen » : la manière d’assigner ses quatre causes. - Entendue au sens moyen, l’Église a pour cause maté­ rielle la nature humaine des chrétiens de la hiérarchie et du peuple fidèle. Elle a pour cause formelle l’unité d’esprit, c’est-àdire l’unité d’action (actus secundus) résultant de l’unité d’âme (actus primus)·, cette âme de l’Église étant constituée encore par trois éléments qui sont cette fois-ci : 1 ° les caractères sacra­ mentels du baptême, de la confirmation et de Γordre-, 2° la grâce sacramentelle (voilà pour l’ordre d’exercice) ; 3° la droite orientation suivant laquelle les éléments précédents auront à se déployer, droite orientation qu’il convient de considérer à la fois comme transmise par le pouvoir juridictionnel et comme sni TROIS SENS DU MOI’ ÉGLISE 115 reçue avec foi et obéissance par le peuple fidèle (voilà pour l’ordre de spécification). Elle a pour causes efficientes extrinsèques: 1° la divinité, considérée comme cause première ; 2° l’humanité du Christ, considérée comme cause instrumentale conjointe à la divinité. Et pour causes efficientes intrinsèques : 1° les pouvoirs hiérar­ chiques d’ordre et de juridiction, dont le Christ se sert comme d’un « instrument séparé » pour communiquer à l’Église les caractères sacramentels du baptême, de la confirmation (et même de l’ordre), la grâce sacramentelle (notons ici que le baptême, qui confère un caractère et une grâce sacramentels, a pour ministre, en effet, lorsqu’il est solennel, un prêtre, bien que le baptême non solennel puisse être administré par toute personne), et la droite orientation immanente suivant laquelle les caractères sacramentels et la grâce sacramentelle auront à se déployer ; 2° ces mêmes éléments, à savoir les caractères sacra­ mentels du baptême et de la confirmation, la grâce sacramen­ telle, et leur droite orientation immanente, pour autant que ces trois éléments sont une disposition prochaine (actus pri­ mus) à procurer l’unité d’action de l’Eglise (actus secundus). Les pouvoirs hiérarchiques d’ordre et de juridiction, et les trois éléments qu’ils causent dans l’Église à savoir les caractères sacramentels du baptême et de la confirmation, la grâce sacra­ mentelle, la droite orientation immanente reçue avec foi et obéissance, sont des principes d'efficience quo (principes pro­ chains et tout spirituels) de l’unité d’action de l’Église; les chrétiens de la hiérarchie et du peuple fidèle sont des principes d’efficience quod immédiats (principes radicaux et visibles de l’unité d’action de l’Église). Elle a pour causes finales extrinsèques : 1 ° la divinité, consi­ dérée comme fin suprême et souverain bien ; 2° l’humanité du Christ, considérée comme fin intermédiaire et comme point de concentration de toute l’Église. Et pour causes finales intrinsèques le bien commun intrinsèque de l’Église qui com­ porte comme parties intégrantes le « mode », c’est-à-dire l’heu­ reuse disposition des causes efficientes d’où résulte l’âme de l’Église, et l’intégrité des causes matérielles dans lesquelles cette âme s’incarne ; 1’« espèce », c’est-à-dire l’âme elle-même 116 H — LA HIÉRARCHIE APOSTOLIQUE de l’Église (il faut définir ici l’âme de l’Église comme nous venons de le faire): Γ« ordre», c’est-à-dire l’inclination qui entraîne l’Église vers le Christ comme fin intermédiaire, et vers la divinité comme fin ultime. IV. L'Église au sens «large»: la manière d'assigner ses quatre causes. — En passant d un sens à 1 autre du mot Église, on voit se modifier dans une certaine mesure la manière d’assi­ gner les causes de l’Église. Entendue au sens large, l’Église a pour cause efficiente extrinsèque la divinité considérée comme cause première. Elle a pour cause finale extrinsèque la divinité considérée comme souverain bien. Elle a pour cause matérielle la nature humaine du Christ et des chrétiens. Jusqu’ici tout est simple. La difficulté commence quand on essaie de définir la cause formelle et les causes efficiente et finale intrinsèques de l’Église. Selon nous, l’Église entendue au sens large a pour cause for­ melle créée l’unité d’esprit, c’est-à-dire l’unité d action (actus secundus) résultant de l’unité d âme (actus primus) : cette âme créée de l’Église étant constituée par trois éléments : 1° le pou­ voir sacerdotal du Christ et le triple caractère sacramentel qui en est, chez les chrétiens, une participation ; 2° la grâce sancti­ fiante résidant en plénitude dans le Christ et participée sacramentellement chez les chrétiens (ces deux éléments concer­ nent ce qu’on appelle l’ordre d’exercice) ; 3° la droite orienta­ tion suivant laquelle les deux éléments précédents auront à se déployer quand ils passeront à l’acte second (ce dernier élé­ ment concerne ce qu’on appelle l’ordre de spécification). Quand on a déterminé la cause formelle créée de l’Église, l’âme créée de l’Église, il est facile d’assigner les causes effi­ ciente et finale intrinsèques de l’Église. Cajetan remarque, en effet, que « l’âme préside au corps suivant un triple ordre de causalité : suivant la causalité efficiente, car elle est la cause des mouvements corporels de l’être animé ; suivant la causalité formelle, car elle est la forme du corps ; suivant la causalité finale, car le corps est pour l’âme ». In II-II, qu. 60, a. 6. TROIS SENS OU MO I ÉGLISE 117 Cf. S. Thomas, De anima, lib. II, lect. 7, n° 318. On dira donc de lame de l’Église quelle est une cause formelle si on la considère comme donnant à l’Église son être et son unité ; une cause efficiente intrinsèque, si on la considère comme cause de l’activité de l’Église; une cause finale intrinsèque, si on la considère comme le bien auquel le corps de l’Église est ordonné. Mais on peut préciser davantage ce qui concerne les causes efficiente et finale intrinsèques de l’Église entendue au sens large. L’Église a pour cause efficiente intrinsèque 1° les vertus spi­ rituelles de l’humanité du Christ, lequel, comme cause instru­ mentale «conjointe» à la divinité, est la tête de qui l’Église reçoit son mouvement et sa direction suprêmes ; 2° les pou­ voirs hiérarchiques, c’est-à-dire les pouvoirs d’ordre et de juri­ diction, qui sont, d’une façon stricte pour le premier, d’une façon large pour le second, les causes instrumentales «séparées» que l’humanité du Christ utilise pour communi­ quer aux hommes - a) les caractères sacramentels du baptême, de la confirmation (et même de l’ordre), - b) la grâce sacra­ mentelle, et - c) la droite orientation, acceptée dans la foi et dans l’obéissance, suivant laquelle ces deux premiers éléments auront à se déployer ; 3° enfin, ces mêmes éléments que nous venons de mentionner, à savoir les caractères sacramentels du baptême et de la confirmation (pour le caractère sacramentel de l’ordre, il est ce pouvoir hiérarchique que nous avons déjà cité), la grâce sacramentelle, et leur droite orientation imma­ nente, car ces trois éléments sont en effet en disposition pro­ chaine (actus primus) à procurer l’unité de vie et d’action de l’Église (actus secundus). Notons que les vertus spirituelles qui résident dans le Christ en tant qu’homme et qui sont partici­ pées par les membres de la hiérarchie, puis par les membres du peuple fidèle sont un principe d’efficience quo (principe prochain et tout spirituel) de l’unité d’action de l’Église ; tan­ dis que le Christ lui-même, les membres de la hiérarchie, puis du peuple fidèle, qui agissent par les vertus spirituelles dont nous venons de parler, sont un principe d’efficience quod (principe radical et visible) de l’unité d’action de l’Église : par cette dernière considération nous rejoignons, en la transposant 118 11 - LÀ hiérarchie apostolique pour l’appliquer à l’Eglise, une pensée de saint Thomas d’Aquin, qui considère les citoyens comme étant les causes efficientes intrinsèques de la cité. Dans son Commentaire sur les Politiques d'Aristote, saint Thomas appelle, en eftet, citoyens « ceux qui peuvent être élus aux charges délibératives et judicatives ». lib. Ill, lect. 1, et il nomme «citoyen par excellence celui qui participe aux honneurs de la cité », lib. Ill, lect. 4, n° 382. Et l’Église a pour cause finale intrinsèque son bien commun intrinsèque, qui comporte comme parties intégrantes ordon­ nées entre elles, le « mode » ou la « mesure », ce qui veut dire que le bien intrinsèque de l’Église présuppose soit l’heureuse disposition des causes efficientes d’où résultera l’âme de l’Église, soit l’intégrité des causes matérielles en lesquelles cette âme s’incarnera ; ï’« espèce » ou la « forme », ce qui veut dire que le bien intrinsèque de l’Église exige la présence de l'âme entière de l’Église ; 1’« ordre » ou l’« inclination vers la fin », ce qui veut dire que le bien intrinsèque de l’Eglise comporte sur­ tout une inclination, un élan, référant toute l’Église à sa fin ultime suprême qui est la divinité. V. Comment faut-il entendre l’apostolicité ? — Si l’on prend l’Église au sens « large » et au sens « moyen », les pouvoirs hié­ rarchiques d’ordre et de juridiction venant des apôtres par une succession ininterrompue se présenteront comme appartenant aux causes intrinsèques de l’Église : à la cause efficiente intrin­ sèque et à la cause formelle. L’apostolicité convient alors à l’Église ratione formae, comme une propriété qui résulte de son essence. Si l’on prend l’Église au sens « restreint », les pouvoirs hié­ rarchiques d’ordre et de juridiction venant des apôtres par une succession ininterrompue se présenteront comme rattachés aux causes efficientes extrinsèques de l’Église : ils constituent une cause efficiente ministérielle séparée de la divinité, et exté­ rieure à l’Église. L’apostolicité marque alors la dépendance de l’Église par rapport à cette cause efficiente extrinsèque. Elle convient à l’Église non plus ratione formae, mais ratione causalitatis. CHAPITRE III LE POUVOIR D’ORDRE ENVISAGÉ COMME CAUSE MINISTÉRIELLE DE L’ÉGLISE C’est du pouvoir d'ordre, qui est, avec le pouvoir de juridiction, un des deux pouvoirs du corps apostolique, et qui, pour une part essentielle et même prépondérante, contribue à causer l’Église dans le monde, qu’il sera question dans ce chapitre. Mais le pouvoir d’ordre n’est que la plus haute réalisa­ tion, réservée à la hiérarchie, d’un pouvoir plus général et très mystérieux, le poiivoir cultuel, appelé aussi pou­ voir sacramentel, dont les deux réalisations inférieures, conférées l’une par le sacrement de baptême, l’autre par le sacrement de confirmation, vont s’étendre communé­ ment à tous les fidèles, et vont de la sorte s’empreindre sur l’Église présente tout entière et pénétrer jusqu’en son intérieur. Et comment définir le pouvoir cultuel sans traiter auparavant du culte chrétien, auquel ce pouvoir est essen­ tiellement relatif, et en fonction duquel il doit se définir ? D’où la division de ce chapitre en trois sections où l’on traitera successivement du culte chrétien, qui a pour axe, ici-bas, le sacrifice de la messe et les sacrements (I), du pouvoir cultuel commun à tous les membres de 1 Église (II), du pouvoir cultuel suprême ou hiérar- S3 ♦·· ' C, 120 11! - LE POUVOIR D’ORDRE chique, c’est-à-dire du pouvoir d'ordre (III). On conclura en attirant l'attention sur la fonction mater­ nelle de la hiérarchie (IV). L LE CULTE CHRÉTIEN, .AXE DE L’ÉGLISE PRÉSENTE t£ Le culte chrétien est le culte de la loi nouvelle. Il suc­ cède au culte purement figuratif de la loi ancienne. Il annonce et prépare la vie de la gloire où toute la vérité sera manifestée à découvert et parfaitement, où ni 1 obla­ tion du sacrifice, ni l’usage des sacrements, ni 1 exercice de ce que saint Thomas appelle, d’un mot, le culte exté­ rieur, n'auront plus de raison d être. Il n’est plus la pure figure, et il n’est pas encore la pure réalité : il est réalité, mais sous le voile des figures1*III, . Ce culte, instauré par le Christ, est continué dans l’Église. 1. Saint THOMAS écrit que «l’état de la loi nouvelle est intermé­ diaire entre l’état de la loi ancienne, dont les figures sont accomplies en la loi nouvelle, et l’état de la gloire, où toute la vérité apparaîtra à découvert et parfaitement », et où « il n’y aura plus de sacrements », III, qu. 61, a. 4, ad 1. Le sacerdoce du Christ est éternel non quant à 1 oblation du sacrifice, mais quant à la fin et à la consommation du sacrifice, cest-à-dire quant à la gloire, que les élus recevront du Christ, qu. 22, a. 5, et ad 1. « Après cette vie, ce qui subsistera, c’est non pas le culte extérieur, mais la fin de ce culte », qu. 63, a. 5, ad 3. L’Église présente pourrait être la réalité chantée par le poète de la Cantate à trois voix: - Cette heure qui est entre le printemps et l’été... Entre ce soir et demain l'heure seule qui est laissée... Sommeil sans aucun sommeil avant que ne renaisse le soleil.. Nuit sans aucune nuit... ». 121 1. Instauration du culte chrétien par le Christ prêtre Quand, prenant occasion du désastre causé par le pre­ mier péché, le Verbe de Dieu, en vue d’instaurer un monde nouveau, meilleur que le monde de l’innocence, un second règne de miséricorde, un second royaume de Dieu plus parfait que le premier2, s’est uni personnelle­ ment à une nature humaine destinée à être le principe de la création régénérée, le nœud vivant qui joindrait le ciel et la terre, il a conféré à cette nature humaine les dons créés d’une double onction, d’une double consécration, d’une double sanctification, dans l’ordre du culte et dans l’ordre de lagnfcf, afin que le Christ, en tant qu’homme, d’une part fut constitué chef, tête d’un culte suprême, prophétisé pour le dernier âge du monde, et auquel par­ ticipent effectivement ceux qui lui sont incorporés comme membres par la réception du caractère sacramen­ tel, lequel est un pouvoir cultuel et sacerdotal ; et d’autre part fut constitué chef, tête d’une effusion suprême de sainteté et d’amour à laquelle participent pleinement ceux qui lui sont incorporés comme membres par la grâce, reçue avec sa perfection sacramentelle3. C’est du Christ comme chef, tête, instaurateur d’un culte nouveau que nous avons à parler. Le Christ appa­ raît au seuil du dernier âge du monde comme le grand jrêtre désigné par Dieu : « Tout grand prêtre, pris parmi es hommes, est établi pour les hommes dans les choses qui ont rapport à Dieu... Et nul ne s’arroge cette dignité, 2. La maîtrise de Dieu s’étend sur toutes choses, mais elle s’exerce ou principalement par voie de justice, ou principalement par voie de miséricorde, et c’est dans le second cas qu’elle prend le nom de royaume de Dieu. 3. La grâce sanctifiante non sacramentelle n’est qu’une participa­ tion initiale à la sainteté du Christ. 122 ni - LE POUVOIR d’ordre il doit être appelé de Dieu, comme Aaron. Ainsi le Christ ne s'est pas glorifié lui-même pour être grand prêtre; celui qui l’a glorifié est celui qui lui a dit : Tu es mon Fils, aujourd'hui je t’ai engendré', comme il dit encore ailleurs : Tu es prêtre à jamais selon l'ordre de Melchisédech » (Hébr. V, 1, 4-6). Il vient non seulement pour abroger le sacerdoce infirme et temporaire de la loi ancienne, mais pour instaurer à sa place le sacerdoce par­ fait et définitif: « Les autres étaient établis prêtres sans serment », par la voie de la génération charnelle, « mais lui est établi prêtre avec serment par celui qui lui a dit: Tu es prêtre à jamais» (vil, 20-21) ; les autres se succé­ daient « parce que la mort les empêchait de durer, mais lui, du fait qu'il demeure à jamais, possède un sacerdoce inamovible » et toujours actuel (VII, 23-25) ; les autres présentaient le sang des boucs et des taureaux en vue d’une purification charnelle, mais lui présente son propre sang en vue d’une rédemption éternelle (IX, 1114) ; les autres offraient chaque jour et plusieurs fois des sacrifices impuissants à ôter les péchés, mais lui n’offre qu’un sacrifice pour les péchés et « par une oblation unique, il rend parfaits pour toujours ceux qui sont sanctifiés » (X, 11-14). En ce sacerdoce, en ce culte, en ce sacrifice unique, tout ce qu’il y avait de légitime dans le sacerdoce, le culte, le sacrifice de la loi ancienne et aupa­ ravant de la loi de nature trouve sa signification, sa justi­ fication, son accomplissement. Le culte entier des âges précédents ne valait en effet que dans la mesure où il annonçait et préparait, sans doute obscurément, le culte que devait offrir le Christ. C’est pourquoi ce culte suprême, qui, par une anticipation mystérieuse, avait été le centre de gravitation des cultes antérieurs et la raison de leur efficacité, devait un jour les effacer complète­ ment pour demeurer le seul valable, le seul légitime, le seul capable d’apporter aux hommes la rémission de ,Ην i LE CULTE CHRÉTIEN f 123 leurs péchés, à l’exclusion de n’importe quelle autre obla­ tion, car « où est la rémission des péchés, plus d’oblation pour le péché» (x, 18). Il s’ensuit en outre que ce culte suprême, cette oblation décisive, doit étendre ultérieure­ ment son efficacité à tous les siècles au fur et à mesure de leur venue à l’existence, que sa vertu purificatrice est nécessaire à toute la suite des générations pécheresses, et que ceux mêmes qui, victimes d’une erreur collective et invincible, méconnaissent sa nature ou sa perpétuité dans le temps, lui sont inconsciemment redevables de ce qu’il y a de meilleur en eux, de leur bonne foi et de la droiture de leur cœur. Le culte instauré par le Christ comporte un double mouvement (a). Il est une liturgie (b). Les hommes y sont incorporés (c et d). ;t 1 a) Double mouvement du culte chrétien Parce qu’il était homme, pareil à nous, sauf pour le péché, et parce que sa nature humaine subsistait dans une personne divine, Jésus, considéré dans son huma­ nité, se trouvait placé entre le peuple et Dieu. Dès lors, il pouvait être le pont qui joindrait la terre et le ciel, le pontife, le médiateur qui transmettrait la prière montant des hommes et les bienfaits descendant de Dieu, le prêtre par excellence qui, au seuil de la nouvelle alliance, donnerait le monde à Dieu et Dieu au monde4. 4. · Proprie officium sacerdotis est esse mediatorem inter Deum et populum, inquantum scilicet divina populo tradit..., et iterum inquantum preces populi Deo offert et pro eorum peccatis Deo ali­ qualiter satisfacit. » S. Thomas, III, qu. 22, a. 1. K *:> ·\· : Ill - LE POUVOIR D’ORDRE a"· J. Médiation cultuelle ascendante : l'offrande sacrifi­ cielle. 1. L’acte par lequel Jésus a offert à Dieu, pour les hommes, des prières et des satisfactions, a été, bien sûr, tout d’abord un acte méritoire. Premièrement parce que sa nature humaine subsistait dans la personne du Verbe de Dieu : en vertu d’une telle « grâce d’union » qui conférait à ses moindres actes, même quand ils seraient restés intrinsèquement naturels, une dignité infinie, il était désigné dès le principe pour être l'intercesseur, l’avocat de tous les hommes’. En outre, la grâce d’union appelait la présence dans l’âme de Jésus de la « grâce habituelle » qui surélevait toute son activité humaine, la rendait intrinsèquement surnaturelle, la proportionnait intérieurement à obtenir la gloire corporelle pour luimême et, en vertu d'une disposition providentielle, le salut spirituel pour tous ceux qui ne refuseraient pas de s’unir à lui en devenant ses membres5 6. L’intercession de Jésus était ainsi méritoire du salut du monde. 5. Si le Chrisr a pu mériter pour les autres hommes, « c’est radica­ liter et praesuppositive en vertu de la grâce d’union, mais aussi formaliter et proxime en vertu de la grâce habituelle, pour autant qu’elle était unie à la grâce d’union qui la complétait. En l’absence de la grâce habituelle, la grâce d’union aurait suffi à donner au Christ le pouvoir de mériter pour les autres hommes; mais alors son âme n’aurait pu donner naissance aux actes méritoires d’une façon si connaturelle. » Jean de Saj.nt-Thom.as, III. qu. 8; disp. 10, a. 1, n° 50; t. VIII, p. 261. 6. « La grâce a été donnée au Christ non seulement comme à une personne privée ; mais comme à la tête de l’Église, c’est-à-dire en voie d être communiquée à ses membres, c’est pourquoi les œuvres du Christ ont, pour lui et pour scs membres, proportionnellement la même valeur que les œuvres d’un homme en état de grâce pour soimême. » S. THOMAS, 111, qu. 48, a. 1, « Utrum passio Christi causaverit nostram salutem per modum meriti ? » LE CULTE Cl· I RÉTI EN 125 2. Mais, et l’on nous permettra d’insister ici sur cet aspect, l’acte par lequel Jésus a intercédé pour les hommes n’a pas été seulement un acte méritoire, il a été, de plus, un acte sacrificiel, un acte cultuel extérieur, où nous retrouverons, bien que d’une manière suréminente, les quatre fins du sacrifice : l’adoration, la propitiation, faction de grâces, l’impétration. Quand l’heure fut venue, pour Jésus, de consommer son intercession sur la croix, sa mort fut davantage encore que le plus beau martyre, l'Écriture nous la repré­ sente en effet comme une offrande, un sacrifice : « Le Christ... nous a aimés et s’est livré lui-même à Dieu pour nous comme une oblation et un sacrifice d’agréable odeur» (Eph., V, 2), comme un sacrifice volontaire incomparable, préfiguré par les sacrifices de l’ancienne alliance mais destiné à les effacer à jamais par sa divine efficacité: « Ce n’est pas avec le sang des boucs et des tau­ reaux, c’est avec son propre sang qu’il est entré une fois pour toutes dans le sanctuaire, après avoir acquis une rédemption éternelle » (Hébr., IX, 12). Il est entré « dans le ciel même, pour être désormais présent pour nous devant la face de Dieu ; non pour s’offrir lui-même plu­ sieurs fois, tel le grand prêtre qui entre chaque année dans le sanctuaire avec un sang étranger : il aurait fallu alors qu’il souffrît souvent depuis la fondation du monde; mais il s’est montré une seule fois sur la fin des âges pour abolir le péché par son sacrifice » (Hébr., IX, 24-26). La vie éternelle, la réconciliation et la rénovation du monde, Jésus voulait donc les mériter d’une manière défi7. Comparée à la volonté perverse des Juifs, la mort du Christ n’est certes pas un sacrifice ; ses bourreaux ont, non pas offert une hostie à Dieu, mais gravement péché. Comparée à la volonté du Christ acceptant librement la passion, elle a valeur de sacrifice. Cf. S.Thomas, III, qu. 22, a. 2, ad 2 ; qu. 48, a. 3, ad 3. 126 ΙΠ - LE POUVOIR D’ORDRE nitive par un acte sacrificiel8, c’est-à-dire par un acte exté­ rieur, un rite réservé, de soi significatif de l'hommage « latreutique », de l'hommage à'adoration qui n’est dû qu’à Dieu - la fin générique de tout sacrifice étant l’hommage d’adoration'. Ce rite extérieur, cet hommage latreutique • <* *7$ S. Cf. S. THOMAS, III, qu. 48, a. 3 : « Utrum passio Christi operata sit per modum sacrifiât ?· Le Christ, fait remarquer SCHEEBEN, « aurait pu mériter pour nous la grâce et la gloire sans avoir à souffrir pour nous ; au contraire, la satisfaction exigeait absolument qu’il souf­ frit. Car, sans aliénation de soi, sans renoncement, sans anéantisse­ ment, l'honneur dérobé à Dieu ne peut lui être rendu ; mais le mérite exige simplement qu'on fasse, pour l’amour de Dieu, quelque chose en son honneur et à sa gloire. Cependant, comme le don de l’amour se montre de la façon la plus excellente lorsqu’on s’offre pour l’aimé, et comme la plus parfaite adoration de Dieu consiste à s’anéantir réellement devant son infinie majesté, il faut conclure que le mérite du Christ a atteint son apogée lors de sa passion et de sa mort. » Die Mj/sterien des Christen turns, η ° 67, 1895, p. 439. 9. A la différence de l’offrande, le sacrifice « est un symbole essen­ tiellement latreutique », il est « par essence un rite significatif de l’hommage qu’on ne doit qu’à Dieu. C’est ce qui le distingue des autres actes de religion, et motive sa spéciale valeur morale.» I. MéNNESSIER, O.P., La notion du sacrifice, dans la traduction du traité de saint Thomas sur la religion, Paris, 1932, r. I, p. 360. « Le caractère latreutique du sacrifice du Christ est généralement peu sou­ ligné. L’Écriture sainte elle-même nous décrit ordinairement ce sacri­ fice comme seulement propitiatoire, mais sans autre intention, cela est manifeste, que de nous manifester en général le culte divin dans ses relations avec les biens qu’il apporte. Si le culte divin entraîne cenes pour la créature une récompense de la part de Dieu, cependant c’est non pas la béatification de la créature, mais la glorification de Dieu qui est le but suprême du culte divin et de la créature béatifiée elle-même ; pareillement, le sacrifice du Christ est certes ordonné à réconcilier la créature et à la faire rentrer en grâce, cependant, il n’en est pas moins voulu pour lui-même comme un sacrifice latreutique. en vue de glorifier Dieu, et c’est là précisément qu’il faut chercher son essence la plus profonde et sa signification la plus élevée. Nous croyons même que le caractère propitiatoire et impétratoire du sacri­ fice du Christ ne pourra être mis convenablement en valeur, que lorsque son caractère latreutique aura été convenablement apprécié. » M.-J. Scheeben, op. cit., n° 65, p. 416. LE CULTE CHRÉTIEN 127 de la nouvelle alliance avait été arrêté et défini d’avance dans un décret du Père céleste, auquel Jésus s’est volontai­ rement soumis : « Crois-tu que je ne puisse recourir à mon Père, qui m’enverrait immédiatement plus de douze légions d’anges? Mais comment donc s’accompliraient les Écritures annonçant qu’z/ en doit être ainsi? » (Mt., XXVI, 53-54). «Mon Père m’aime pour ce motif que j'offre ma vie, et je la prendrai de nouveau. Personne ne me l’a ôtée, mais je l’offre de moi-même. J’ai le pouvoir de l’offrir, et le pouvoir de la reprendre : voilà le commandement que j'ai reçu de mon Père» (Jean, X, 17-18). Et c’est pourquoi la mort de Jésus sera représentée dans l’Écriture comme une œuvre d’obéissance : « De même que par la désobéissance d’un seul tous ont été constitués pécheurs, de même par l’obéissance d’un seul tous seront constitués justes » (Rom., V, 19) ; et encore : « Il s’est abaissé lui-même en se faisant obéissant jusqu’à la mort, et jusqu’à la mort de la croix» (Phil., II, 8). Cet acte sacrificiel par lequel Jésus glorifiait son Père céleste et nous méritait la vie éternelle renfermait en outre, en lui-même, d’une manière éminente, la vertu de tous les sacrifices de l’ancienne loi : il était non seule­ ment latreutique plus que l’holocauste, mais encore pro­ pitiatoire, eucharistique, impétratoire plus que les anciennes offrandes réparatrices ou pacifiques10. Il faut dire qu’en un sens le sacrifice de Jésus est d’abord un sacrifice « propitiatoire », un sacrifice pour nos péchés, puisqu’il n’aurait point eu lieu si l’homme n’avait pas péché. Sa fin première est d’offrir pour les hommes une chose plus aimée de Dieu que leur péché ne l’offense. De ce fait, la passion du Christ pourra s’appeler répara­ trice, rédemptrice, satisfactoire, propitiatoire pour le péché, réconciliatrice. « C’est non par des choses péris10. S. THOMAS, I-II, qu. 102, a. 3 ; et ad 10. *·>·*■- «a 128 HI - LE POUVOIR D’ORDRE sables, de l'argent ou de l’or, que vous avez été rachetés de la vaine manière de vivre que vous teniez de vos pères, mais par le sang précieux, comme d’un agneau sans défaut et sans tache, du Christ» (I Pierre, I, 18-19). « Il est luimême une victime de propitiation pour nos péchés, non seulement pour les nôtres mais pour ceux du monde entier» (I Jean, II, 2). Son sacrifice volontaire est capable d’apaiser Dieu pour tous les péchés et de le réconcilier avec le monde : « Nous avons été réconciliés avec Dieu par la mort de son Fils» (Rom., V, 10) ; «Dieu réconciliant le monde avec lui-même dans le Christ, n’imputant pas aux hommes leurs offenses... » (II Cor., V, 19). Il a plu à Dieu de « réconcilier par lui toutes choses, en les ramenant vers lui, les ayant pacifiées par le sang de sa croix » (Col., 1, 20). Voilà tout ce qu’on veut d’abord signifier lorsqu’on dit que le Christ est rédempteur1 *. Le sacrifice de la croix est de même une suprême « eucharistie », une suprême action de grâces pour les bienfaits déjà reçus et c’est pourquoi, lorsqu’il en institue la mémoire, Jésus rend grâces sur le pain et le vin, eucha­ ristie le pain et le vin (Luc, XXII, 19 ; Mt., XXVI, 27). 11. Cf. S. THOMAS, III, qu. 48 ; et qu. 49, a. 4 : La passion du Christ a causé notre salut par manière de satisfaction et de rédemption : elle nous a réconciliés avec Dieu. Les multiples caractères que l’on peut distinguer dans la passion du Christ sont étroitement liés entre eux; ce sont les aspects d’une même réalité. Comme le Christ « par la vertu satisfactoire de son sacrifice, nous délivrait de la dette infinie que nous avions contractée à l’égard de Dieu, ainsi par la vertu méritoire de son sacrifice, il faisait de Dieu notre débiteur, il lui présentait un prix si élevé que, désormais. Dieu se devait de donner aux hommes non seulement par pure faveur et libre amour, mais en droit, ce haut bien qu’est la grâce de la filiation ; et c’est justement en cela que parait davantage la signification suprême et mystérieuse du sacrifice du Christ pour nous. - M.-J. SCHEEBEN, op. cit., n° 67, p. 347. Saint THOMAS avait écrit : « Per passionem Christi est sublata odii causa : tum propter ablutionem peccati ; tum propter recompen­ sationem acceptabilioris boni. · III, qu. 49, a. 4, ad 2. X -. · · μ Τ' 4Λ Λν.·^ LE CULTE CHRÉTIEN Enfin, il est une suprême demande, une supreme «impétration». A la ressemblance de l’efficacité méritoire, l’efficacité impétratoire suppose une préordination suivant laquelle Dieu décide d’attacher à certaines démarches cer­ taines faveurs. Mais tandis que l’acte méritoire, en vertu de l’amour dont il est empreint, est proportionné en quelque mesure à ce qu’il espère, la demande ne s’appuie comme telle que sur la seule miséricorde. Or, il était non seulement méritoire, mais encore impétratoire, le sacrifice du Christ, « qui, dans les jours de sa chair, ayant offert des trières et des supplications à celui qui pouvait le sauver de a mort, avec un grand cri et avec larmes, fut exaucé à cause de sa révérence » (Hébr., V, 7). Ainsi, c’est par une intercession méritoire, mais expri­ mée dans un sacrifice à la fois « latreutique », « eucharis­ tique», «impétratoire» et «propitiatoire», que Jésus a offert le monde à Dieu. 3. Dans son troisième Jentaculum, qu’il écrivit a Poznan, en 1524, sur le sacerdoce, le cardinal Cajetan a marqué, avec sa profondeur coutumière, comment, à la différence du simple martyre, qui n’est un sacrifice qu’au sens métaphorique ou spirituel, la mort du Sauveur est un sacrifice au sens propre. On alléguera, dit-il, que le martyr qui s’offre lui-même sur son bûcher ou dans d’autres supplices comme sur un autel est donc prêtre lui aussi, vraiment et proprement. Et dès lors notre argu­ mentation s’écroule ; car si la vertu du martyre volon­ taire suffit à réaliser le sacerdoce proprement dit, on semble bien autorisé à déclarer prêtres au sens propre tous ceux qui font l’offrande de leurs souffrances corpo­ relles et d’autres actes analogues. «Nous répondons qu’entre le Christ et les autres mar­ tyrs il y a sur ce point une différence capitale. Contentons-nous d’en indiquer trois aspects : L r* f Λ ,.A rn j ·«· 130 U1 - LE POUVOIR D’ORDRE »a) Quant au principe même du sacrifice. Le Christ s’est often lui-même en vertu de sa fonction sacerdotale publique, ayant été constitué prêtre pour ce sacrifice même, ce qu’on ne doit insinuer de qui que ce soir d'autre. Nul en effet n'est fait prêtre pour s’offrir soimême en sacrifice; on est fait prêtre pour offrir des veaux ou des brebis, sous la loi ancienne et, sous la loi nouvelle, le corps et le sang de notre Seigneur. Tandis que notre Seigneur Jésus-Christ, assumé d’entre les hommes par Dieu le Père, a été également constitué en faveur des hommes pour s’offrir lui-même à la mort sur l’autel de la croix, comme saint Paul l'explique tout au long dans l’Épître aux Hébreux. » b) Quant à l'oblation. L’oblation du Christ était, par sa nature même, volontaire. Autrement dit, le Christ est mort parce qu’il l’a voulu, et non seulement de sa volonté divine, mais aussi de sa volonté humaine ; non seulement comme on accepte un fait, mais comme on produit un effet. Car, son âme jouissant déjà de la gloire, il était en son pouvoir d’empêcher cette mort corporelle, mais il n’a point voulu le faire. La notion de volontaire prend donc une valeur tout à fait unique dans le texte d’Isaïe (LIII, 7) : «Il a été often parce qu’il l’a voulu.» D’ailleurs notre Seigneur dit lui-même : « Nul ne me prend ma vie, mais moi-même, de moi-même, je la dépose» (Jean, X, 18), et il précise qu’il a pouvoir sur sa vie : «J’ai pouvoir de dépo­ ser ma vie et j’ai pouvoir de la reprendre à nouveau. » L’oblation des autres martyrs, par contre, n’était pas volontaire par nature: il n’était pas en leur pouvoir de mourir ou de ne pas mourir, mais seulement, en certains cas, de choisir certaines circonstances de leur mort (de lieu, de temps ou de manière). Volontaire, leur offrande ne l’était que par mode d'acceptation, en ce sens qu’ils acceptaient de mourir pour l’honneur de Dieu, faisant, en quelque sorte, de nécessité venu. LE CULTE CHRÉTIEN 131 »c) Quant à la chose offerte elle-même. Le sang du Christ avait par nature la vertu de réconcilier et de satis­ faire pour les autres, et même pour tous les autres (cf. Irc Ép. de saint Jean, 11, 2), tandis que le sang des martyrs n’a valeur méritoire que pour eux seuls. » Ainsi, autre est le sacrifice du Christ en croix, autre le sacrifice qu’est la mort d’un martyr. En s’offrant luimême, le Christ a donc été véritablement et proprement prêtre. Les martyrs ne sont prêtres qu’au sens dérivé du mot, au sens où il désigne une vertu12. » B. Médiation cultuelle descendante : la causalité ins­ trumentale de la Passion. Jésus a, de plus, donné au monde les choses divines. Pour cela encore il avait qualité. Sa nature humaine qui subsistait dans la personne du Verbe était consacrée et sanctifiée par sa seule union à la divinité ; de plus elle était le sujet d’une grâce habituelle si riche qu’il faut l’appeler infinie. Pour ces deux raisons elle pouvait être l’instrument lucide, aimant, délicat par lequel les bien­ faits divins seraient versés jusqu’au fond des âmes. Saint Paul annonce qu’en effet Jésus est la tête du corps de l’Église (Éph., I, 22) ; qu’il a plu à Dieu que toute la plé­ nitude habitât en lui (Col., I, 19). Saint Jean le repré­ sente pareillement comme celui qui est « plein de grâce et de vérité », « de la plénitude de qui nous avons tous reçu, grâce après grâce» (Jean, I, 14, 16), comme la vigne par laquelle les sarments portent du fruit (xv, 4). S’il est vrai que c’est au moment de sa mort en croix que Jésus confère au monde les suprêmes faveurs divines, il faut voir dans cette mort en croix la cause instrumentale de 12. Traduit par le R. P. de Menasce, O.P., Nova et Vetera, 1939, p. 276. Cf. notre étude « Pour une théologie du martyre », Études Carmélitaines, 1953, p. 215. 132 111 - LE POUVOIR D’ORDRE notre salut: en raison de la vertu divine qui passait en elle, elle est devenue pour le monde entier une source inépuisable de grâce capable de purifier tous les péchés passés, présents, fiiturs ; il suffira d’entrer en contact avec elle par la foi au moins implicite, et par les sacrements de la foi’3. b) Caractère liturgique de la religion chrétienne Il s’ensuit qu’un culte, une liturgie, un ministère est au cœur du christianisme. « Ayant donc un grand prêtre excellent qui a pénétré les deux, Jésus, le Fils de Dieu, demeurons fermes dans la confession de notre foi » (Hébr., IV, 14). «Nous avons un grand prêtre qui s’est assis à la droite du trône de la majesté dans les deux, liturge [ministre] du sanctuaire et du vrai tabernacle dressé par le Seigneur, non par un homme» (vin, 1-2). « Il a reçu une liturgie [un ministère] d’autant préférable qu’il est médiateur d’une alliance meilleure » (VIII, 6). « Il a dit alors : Voici que je viens [ô Dieu] pour faire ta volonté. Il abolit les premières choses pour établir les secondes. C’est en vertu de cette volonté que nous avons été sanctifiés par l’oblation du corps de Jésus-Christ en une fois. Et tout prêtre se présente chaque jour pour accomplir une liturgie, offrant plusieurs fois les mêmes sacrifices qui ne parviennent jamais à enlever les péchés ; mais lui, après avoir offert un seul sacrifice pour les péchés, est assis à la droite de Dieu pour toujours... Car, par une oblation unique, il a pour toujours conduit à la perfection ceux qui sont sanctifiés... Là, en effet, où les13 13. Cf. S. Thomas, III, qu. 48, a. 6 ; cf. ad 3 : « Passio Christi, secundum quod comparatur ad divinitatem ejus, agit per modum efficientiae · ; er qu. 49, a. 1, ad 3. 17 1 J LE CULTE CHRETIEN 133 péchés sont enlevés, il n’est plus besoin d’oblation pour le péché» (x, 9 à 18). Certes, Dieu et le monde pouvaient être réconciliés de bien des manières; mais que signifient ces témoignages, sinon qu’ew fait la réconciliation s’est consommée dans un drame rituel où Jésus offrait à Dieu sa vie et commu­ niquait aux hommes la grâce ? Notre salut est le fruit du plus beau des actes d’amour qui, parce qu’il venait d’un homme et devait être un signe de ralliement pour les hommes, s’est exprimé dans un sacrifice visible, préordonné par Dieu de toute éternité. Une littirgie montante et des­ cendante est au principe de la religion chrétienne. Elle en est comme l’ossature. On ne l’en arrachera pas. A moins de rayer l’Écriture, de changer le christianisme14. Le prêtre de cette liturgie est le Christ. « Bien qu’il soit prêtre non pas en tant que Dieu, mais en tant qu’homme, celui qui est prêtre et qui est Dieu n’est qu’un seul et même être15. » Et si le prêtre est un média­ teur consacré pour faire monter vers Dieu les prières du peuple et descendre vers le peuple les faveurs de Dieu, il est clair que personne jamais n’a été ni ne sera prêtre comme Jésus, «prêtre selon l’ordre de Melchisédech»16 et « médiateur de la nouvelle alliance ». 14. Le sacrifice du Christ est opposé, dans l'Épître aux Hébreux (ch. X), aux sacrifices de la loi ancienne qui avaient cessé de plaire à Dieu, soit parce que le temps approchait où les figures devaient céder à la réalité, soit parce qu’ils étaient offerts avec hypocrisie et sans amour. De tels sacrifices, ainsi accomplis, Jésus en effet les réprouvera chez les pharisiens quand il les renverra au prophète Osée : « Allez apprendre ce que signifie: Je veux la miséricorde et non le sacrifice» (Mt., ix, 13 ; xn, 7). 15. S. Thomas, III, qu. 22, a. 3, ad 1. 16. Jésus est appelé « Prêtre selon l’ordre de Melchisédech » pour deux raisons. Premièrement comme l’explique l’épître aux Hébreux (VU), parce que le sacerdoce lévitique, définitivement éclipsé par le sacerdoce parfait du Christ en croix, avait été jadis momentanément 1 I I i? 134 Ill - LE POUVOIR D’ORDRE Nous dirons plus tard qu’à titre d’homme encore, Jésus est roi. Dieu, prêtre, roi : tous ces traits sont joints dans la vision liminaire de l’Apocalypse : les cheveux blancs de celui qui est pareil « à un fils d'homme » signi­ fient sa préexistence et son éternité ; la longue tunique, son sacerdoce ; la ceinture d’or, sa royauté. Sa divinité est incommunicable. Mais son sacerdoce, sa royauté et sa grâce vont s’épancher à partir de lui sur l'Eglise qui est son corps. c) Une triple incorporation au Christ constitue l’Église De même que Dieu, voulant communiquer aux créa­ tures quelque chose de sa ressemblance, leur a donné non seulement d'être, mais d’agir, d’être sous sa dépendance absolue de vraies causes à leur tour ; ainsi le Christ, venant pour reprendre l’œuvre de la création et recommencer toutes choses parmi les hommes, leur donnera non seule­ ment le pouvoir d’être unis à lui, mais encore le pouvoir d’agir en lui, d’être sous sa dépendance totale de vraies causes offrant avec lui le monde à Dieu et donnant avec effacé par le sacerdoce meilleur de Melchisédech : le livre de la Genèse (XIV, 20) nous montre, en effet, Abraham, de qui est issu le sacerdoce lévitique, offrant la dîme à Melchisédech, roi de Salem et prêtre du Très-Haut. Secondement, comme note le concile de Trente (cf. Denz., n° 938), parce que, comme Melchisédech allant au-devant d’Abraham apportait du pain et du vin (Gen., XTV, 18), Jésus, au soir de la Cène, offrit son corps et son sang sous les apparences du pain et du vin. A propos des passages de l’Épître aux Hébreux opposant, à la succession des prêtres lévitiques, Jésus le prêtre unique, faisons remarquer tout de suite que le pouvoir des « prêtres » a pour fin, aujourd’hui, non pas de supplanter mais de rendre présente la média­ tion suprême de Jésus. Lui seul est le prêtre parfait. Ils sont ses prêtres, c’est-à-dire de simples ministres éphémères, qui ne servent qu’à dispenser, au long du temps, sa rédemption éternelle. V-v» fW J : ' h· LE CULTE CHRÉTIEN 135 lui Dieu au monde. Il n’y a rien de plus merveilleux que cette confiance que Dieu témoigne à ses créatures en fai­ sant d’elles les coopératrices de sa providence et de la rédemption du Christ. « Nous sommes, disait saint Paul, les coopérateurs de Dieu » (I Cor., Ill, 9). Et après avoir rappelé que Dieu nous a réconciliés avec lui-même par l’intermédiaire du Christ, que Dieu était dans le Christ se réconciliant le monde, il ajoute que ce même Dieu lui a donné, à lui, Paul « le ministère de la réconciliation » et a mis en lui « la parole de la réconciliation » ; en sorte, continue-t-il, que « nous sommes en ambassade pour le Christ, vu que c’est Dieu qui exhorte par nous » (II Cor., V, 18-20). L’Esprit du Seigneur, la divinité tout entière est des­ cendue, à l’instant de l’incarnation, sur l’humanité du Christ, de l’Oint, comme une onction. Elle l’a consacré, sanctifié, spiritualisé, de deux manières. En faisant de lui la tête, le chef, le grand prêtre d’un culte suprême où devaient se rejoindre le ciel et la terre : voilà la consécra­ tion, la sanctification, la spiritualisation cultuelle ou sacerdotale. En faisant de lui la tête, le chef, la source de h suprême effusion de sainteté réservée pour le dernier âge du monde : voilà la consécration, la sanctification, la spi­ ritualisation de la grâce et de la charité. Ces deux consé­ crations, ces deux sanctifications, ces deux spiritualisa­ tions, le Christ les a reçues comme tête, comme chef de l’humanité restaurée : la première l’a consacré comme prêtre, la seconde comme sanctificateur ou comme sau­ veur' . Elles se répandront l’une et l’autre à partir de lui sur tous ceux qui deviendront ses membres et formeront I7. Le culte du Christ étant ordonné à la grâce du Christ, on pourra réunir ensemble ces deux consécrations pour les attribuer au Christ prêtre (ou au contraire au Christ sauveur). C’est parler plus strictement que d’attribuer la première au Christ prêtre, et la seconde au Christ sauveur. Un troisième privilège concernera le Christ roi. «: .1 •- ! Δ2 * * s Î5 136 III - LE POUVOIR D’ORDRE son corps : comme l'influx nerveux part de la tète pour mouvoir tout le corps. Il se produira quelque chose de parallèle à propos du troisième privilège communicable du Christ, sa royauté spirituelle sur les intelligences tant spéculatives que pratiques, qui s’épanchera sur les hommes par le moyen du pouvoir juridictionnel. L’Église apparaîtra ainsi comme une extension aux hommes des privilèges communicables du Christ. Elle résultera, prise dans sa plénitude et sa perfection, d’une triple incorporation des hommes au Christ, leur tête, par l’entrée en eux de quelque chose de son sacerdoce, de quelque chose de sa grâce, de quelque chose de sa vérité. Elle participera aux privilèges du Christ prêtre, du Christ sanctificateur ou sauveur et du Christ roi. Sa mis­ sion ne sera pas simplement de rappeler des souvenirs, si grands, si divins puissent-ils être. Elle sera de prolonger véritablement et efficacement, dans le temps et l'espace, la première initiative du Christ inaugurant au seuil des derniers âges un culte nouveau, communiquant autour de lui une grâce qui de soi vise à la rédemption du monde entier, proposant extérieurement avec autorité aux intelligences le message de la délivrance suprême. Mais revenons à la première de ces incorporations au Christ, celle qui se fait par le pouvoir sacerdotal ou cul­ tuel. d) L’incorporation cultuelle au Christ prêtre Tous ceux sur qui descendra la consécration, la sancti­ fication cultuelle ou sacerdotale du Christ, seront à sa ressemblance consacrés et sanctifiés dans la ligne cul­ tuelle et sacerdotalels. Ils seront incorporés au Christ 18. Tous les sacrements, dit saint THOMAS, conferent la consécra­ tion de la grâce. Mais trois d’entre eux, le baptême, la confirmation LE CULTE CHRÉTIEN 137 prêtre. Quelque chose de la puissance spirituelle inalié­ nable qui fait du Christ le prêtre unique passera jusqu’à eux avec le pouvoir ou caractère sacramentel du bap­ tême, de la confirmation, de l’ordre, les spiritualisant, leur donnant d’être les ministres, les instruments, les coopérateurs du prêtre unique et inamovible. Ils seront admis à participer au culte offert par le prêtre unique en une fois, mais valable pour tous les siècles. Ils seront appelés à entrer, les uns après les autres, dans le courant de sa médiation ascendante pour offrir à Dieu, par lui, avec lui, en lui, tous les hommes de leur génération et dans le courant de sa médiation descendante pour don­ ner, par lui, avec lui, en lui, Dieu à tous les hommes de leur génération. Il y aura donc, tout au long de l’histoire, des hommes incorporés au Christ prêtre, participant à l’onction spiri­ tuelle de son sacerdoce inaliénable et souverain, entraî­ nés dans le sillage de sa divine liturgie. L’action média­ trice cultuelle du chef pourra se transmettre et se diffuser dans tout le corps. Achevée en un coup du côté du Sauveur, elle reste en effet inachevée du côté de ceux qui, étant ses membres, doivent au cours des âges continuer de travailler, par lui, avec lui, en lui, au salut du monde. Elle s’est produite dans le chef au principe de la nouvelle et l’ordre, confèrent en outre une consécration cultuelle : • Sanctificatio aurem duobus modis accipitur. Uno modo pro emuntLjtione, quia sanctum est mundum. Alio modo pro mancipatione ad aliquod sacrum, sicut dicitur altare sanctificari, vel aliquod hujus­ modi. Omnia ergo sacramenta sunt sanctificationes primo modo... Sed quaedam sunt sanctificationes etiam secundo modo, sicut patet praecipue in ordine, quia ordinatus mancipatur ad aliquid sacrum... Quicumque autem mancipatur ad aliquid sacrum spirituale exercen­ dum, oportet quod habeat spiritualem potestatem, et solum talis. Et ideo non omnia sacramenta novae legis characterem imprimunt, sed quaedam, quae etiam secundo modo sanctificationes sunt. » IV Sent., dist. 4, qu. 1, a. 4, quaest. 2. 4— ΙΚΐγ /· 138 r * Ill - LE POUVOIR D ORDRE alliance, mais pour se répercuter dans le corps tant que durera l'histoire. Elle est entrée dans le temps pour y res­ ter réellement et constamment présente, non pour en être arrachée aussitôt et pour ne laisser d’elle aux hommes qu’un souvenir, le plus divin des souvenirs. Présence efficace à travers les âges, et non pur souvenir: voilà le mystère du sacerdoce essentiel du chef, suscitant le sacerdoce purement ministériel des membres, et du corps qui est l’Église. L’Église n’existera dans sa plénitude qu’à l’endroit où le sacerdoce du Christ, où le culte chré­ tien continuera de s’exercer. Mais puisqu’il nous apporte la présence du médiateur qui « s’est donné lui-même en rançon pour tous » (I Tim., II, 6), ce culte visible n’est pas offert seulement pour ceux qui appartiennent visiblement et complète­ ment à l’Église. Il est offert aussi pour ceux qui lui appartiennent déjà d’une manière invisible et incom­ plète. Et il est offert encore pour tous les hommes : car, dit saint Paul, il est agréable à Dieu notre Sauveur, « qui veut que tous les hommes soient sauvés et viennent à la connaissance de la vérité», qu’on lui adresse «des prières, des supplications, des intercessions, des actions de grâces pour tous les hommes » (I Tim., Il, 1 et 4). En conséquence, on doit faire deux parts des hommes qui sont sauvés. Les uns, pourvus des caractères sacra­ mentels, peuvent participer à X exercice même du culte rédempteur ; les autres, privés des caractères sacramentels ne peuvent participer qu’aux effets sanctificateurs du culte chrétien, et encore dans une mesure forcément incomplète. Les premiers sont sauvés pour autant qu’unis au Christ ils continuent à'offrir le sacrifice rédempteur pour tous les hommes de leur génération ; les seconds sont sauvés pour autant que le sacrifice rédempteur continue à être offert pour eux par le Christ et les chrétiens de leur génération. Les premiers sont lijil LE CULTE CHRÉTIEN 139 portés par le Christ en vue de porter les autres ; ils sont membres du Christ complètement ; ils sont avec lui, sous l’aspect cultuel que nous venons de considéreru, des membres rédempteurs et sauveurs. Les seconds sont portés par le Christ et les précédents ; ils sont membres du Christ incomplètement ; ils ne peuvent être que rachetés et sauvés. iI I 11 2. Continuation du culte chrétien dans l’Église Le culte chrétien, instauré par le Christ, est continué dans l’Eglise, en ce qu’il a d’essentiel et de primordial, de deux manières : par le sacrifice non sanglant et par les sacrements. 4 ·< . i a) Le sacrifice non sanglant 1. Lorsqu’il parut comme « grand prêtre des biens nouveaux » le Christ fit « une fois pour toutes l’oblation de son corps » et nous « obtint une rédemption éternelle» (Hébr., IX, 11, 12; X, 10). C’est dans l’of­ frande prédestinée d’un moment que furent réconciliés le Dieu éternel et le déroulement encore inachevé des siècles. La croix sanglante reste pour jamais plantée au centre de la religion vraie. Elle ranime les âmes péris­ santes, elle dispense la vie, elle fond la dureté des cœurs : voici, disait lahvé par son prophète, que « je répandrai sur la maison de David et sur les habitants de Jérusalem un esprit de grâce et de miséricorde, et ils regarderont 19. Sur I incorporation au Christ roi et prophète par la prédica­ tion de la vérité, et sur l’incorporation au Christ rédempteur par la grâce sacramentelle, cf. infra, pp. 1035 ; 1038-1042. L’aspect stricte­ ment cultuel·, considéré ici, n’est ni le seul ni le plus important. Γ I · 140 111 - LE POUVOIR D’ORDRE vers moi ; et celui qu’ils auront transpercé, ils pleureront sur lui comme on pleure sur un bien-aimé ». Elle purifie du péché : « En ce temps-là, il y aura une source ouverte pour la maison de David et pour les habitants de Jérusalem, en vue du péché et de la souillure » (Zach., ΧΠ, 10 ; XIII, 1). Elle est la fontaine d'Éden des douceurs et des douleurs qui fleurissent le jardin de l’Église. Il faut quelle soit partout présente. «Seigneur, si vous aviez été présent, mon frère ne serait pas mort. » Et Jésus ne dit pas non. Il avait même dit aux disciples quelque chose de semblable : « Lazare est mort, et je me réjouis à cause de vous de n’avoir pas été présent, afin que vous croyiez. » Mais quand vinrent à lui, l’une après l’autre, les deux sœurs, quand Marie fut à ses pieds, et qu’il « la vit pleurer, elle et les Juifs qui l'accompagnaient », alors « il frémit en son esprit, et il se troubla lui-même, et il dit : Où l’avez-vous mis ? » (Jean, Xl). C’est qu’il y a des supplications auxquelles on résiste à distance, mais auxquelles on ne résiste plus de près. Marthe et Marie le savaient. Dieu le sait aussi. C’est même pour cela que le Verbe s’est fait chair et qu’il a habité parmi nous. Et c'est pour cela qu’étant monté sur la croix avec le dessein de tirer tous les hommes à lui, il désira que la croix elle-même ne leur fût point distante, mais présente, et qu’elle fia comme portée sur le fleuve du temps. Ayant donc attendu que le sacrifice suprême fut commencé, il fonda la mystérieuse institution qui per­ mettrait de le véhiculer et d’en perpétuer la vertu. La liturgie du jeudi saint, que les disciples devront repro­ duire « en mémoire de lui », apportera vraiment, en effet, aux générations successives, son corps « donné pour nous », et le sang « de la nouvelle alliance », « répandu pour nous » (Luc, XXII, 19-20), « en vue de la rémission des péchés » (Mt., XXVI, 28). Ceux qui « mangent ce pain et boivent ce calice annoncent » seuls « la mort du LE CULTE CHRÉTIEN 141 Seigneur» (I Cor., XI, 26) jusqu’à ce qu’il vienne substi­ tuer, à ce repas où les réalités demeurent voilées sous les signes sacramentels, le repas où elles deviendront mani­ festes et où ses fidèles boiront le vin de l’amour au calice sans mélange « dans le royaume de son Père » (Mt., XXVI, 29). En résumé, le sacrifice sanglant est conduit jusqu’à nous par le renouvellement du rite non sanglant insti­ tué lors de la Cène, et autour duquel se noue l’Église20. 2. Qu’on entende bien ce rite non sanglant. Il ne se substitue pas au sacrifice sanglant. Il se subordonne à lui. Le rite non sanglant de la messe est un sacrifice réel et véritable parce que Jésus et son sacrifice meme de la croix y sont non seulement figurés, mais encore réellement et véritablement rendus présents. De même que plusieurs hosties consa­ crées ne font pas plusieurs Christs, mais plusieurs pré­ sences véritables du Christ unique, ainsi faut-il dire, à parler rigoureusement, que plusieurs messes ne font pas plusieurs sacrifices, mais plusieurs présences véritables du sacrifice unique21. 20. Tout le mystère évangélique de l’eucharistie trouve une expres­ sion fidèle dans l’oraison du missel où il est dit que « chaque fois que la mémoire de cette offrande est célébrée, l’œuvre de notre rédemp­ tion s’accomplit, Quoties hujus hostiae commemoratio celebratur, opus nostrae redemptionis exercetur. » (Dom. IX post Pent.) 21. La messe, c’est le Christ nous apportant le sacrifice sanglant de la croix dans un rite non sanglant. Dans un opuscule sur Le sacrifice et le rite de la messe (Opuscules, édit Venise, 1612, t. III, tractatus 10), qu’il adressait, le 3 mai 1531, au pape Clément VII, et dirigé contre les luthériens, le cardinal CâJETAN semble avoir pénétré, mieux que d’autres théologiens, la pensée de saint Thomas (III, qu. 83, a. 1) concernant l’essence du sacrifice de la messe. Luther, comme on sait, confessait que l’eucharistie contenait véri­ tablement le corps et le sang du Christ. Mais, à l’encontre de la croyance universelle de l’Église romaine et des Églises orientales dissi- 142 in - LE POUVOIR D’ORDRE Suite de la note 21 : ΛΪ· dentes, il nia quelle fut un sacrifice. Il nia, en conséquence, quelle Rit un rite expiatoire pour les vivants et pour les défunts. Pour établir que la célébration de l’eucharistie contribue à l’expia­ tion des péchés, Cajetan n’a qu'à citer la parole de Jésus, rapportée dans le récit de la Cène selon saint Matthieu : « Ceci est mon sang, de (’Alliance, répandu pour plusieurs, en vue de la rémission des péchés» (xxvi, 28). Il montre ensuite que le sacrifice de la messe, loin de déroger au sacrifice de la croix, fait un avec lui, et le prolonge jusqu’à nous. Le Christ s’offre sur la croix d’une manière sanglante et sur l’autel d’une manière non sanglante. Mais la répétition quotidienne du rite non sanglant ne fait pas un nouveau sacrifice. D’abord, parce que la réa­ lité présente c’est, ici et là, le Christ identique à lui-même. Ensuite, parce que le rite non sanglant n’est pas juxtaposé au sacrifice sanglant, il lui est subordonné: loin donc de le supplanter, il riest que le véhicule de la rémission des péchés que le Christ nous acquit alors. Voici dans le texte original, quelques lignes de la discussion déli­ cate où ce grand théologien précisait, trente ans avant le concile de Trente, le mystère de la messe : « Hostia cruenta et incruenta non sunt hostiae duae, sed una hostia. Quia res quae est hostia, est unamet res; non enim Christi corpus in nostro altari est aliud ab illo Christi corpore quod oblatum est in cruce, nec sanguis Christi in nostro altari alius est ab illo Christi sanguine qui fusus est in cruce. Modus vero hanc unam eandemque hostiam immolandi, alter est. Quia ille unicus substantialis ac primaevus immolandi modus, fuit cruentus, utpote in propria specie, corporis fractione, in cruce san­ guinem fundens; iste vero quotidianus, externus, accessoriusque modus, est incruentus, utpote, sub specie panis et vini, oblatum in cruce Christum, immolatitio modo repraesentans. • Quocirca, Novi Testamenti hostia cruenta er incruenta, unica est cx parte rei oblatae. Et ex parte modi offerendi, licet sit diversitas, quia tamen iste modus (scilicet incruente immolare) non est, secun­ dum seipsum, tanquam disparatus modus immolandi institutus, sed dumtaxat ut refertur ad cruentam in cruce hostiam, consequens est, apud sapientes et penetrantes quod « ubi unum nonnisi propter alte­ rum, ibi unum dumtaxat est», consequens, inquam, est, non posse affirmari, proprie loquendo, duo sacrificia, aut duas hostias, aut duas oblationes, immolationes, et quovis nomine appelles, esse in Noto Testamento ex hoc quod est, in hostia cruenta, Christus in cruce, et in hostia incruenta, Christus in altari ; sed esse unicam hostiam, semel '-•Λ LE CULTE CHRE TIEN 143 C’est pour multiplier non pas le sacrifice suprême, mais la présence parmi les hommes du sacrifice suprême, que Jésus, la nuit où il fut livré, ayant pris du pain et l’ayant rompu en disant : « Ceci est mon corps livré pour vous», ajouta ces mots, qui sont rapportés dans saint Paul et dans saint Luc : « Faites ceci en mémoire de moi » ; et qu’ayant pris ensuite le calice en disant : « Ce calice est la nouvelle alliance dans mon sang», il ajouta, comme le oblatam in cruce, perseverantem, modo immolatitio, quotidiana repeti­ tione, ex institutione Christi, in Eucharistia... -In Novo Testamento, non repetitur sacrificium, seu oblatio, sed perseverat, immolatitio modo, unicum sacrificium semel oblatum ; et in modo perseverandi intervenit repetitio, non in ipsa re oblata ; nec etiam ipse, qui repetitur, modus, concurrit ad sacrificium propter se, sed propter oblationem in cruce commemorandam incruente... «Absit a fidelium mentibus etiam cogitare quod ad supplendam efficaciam hostiae in cruce oblatae celebretur missa ; celebratur enim tanquam vehiculum remissionis peccatorum per Christum in cruce factae ; ita quod, quemadmodum non est alia hostia, ita non aliam affert remissionem peccatorum. » Le sacrifice de la croix suffit à lui seul à intercéder pour les hommes de tous les temps. Et pourtant, l’Écriture en témoigne, il ne rend pas inutile l’intercession perpétuelle du Christ dans les deux : «Il peut sauver parfaitement ceux qui s’approchent de Dieu par lui, puisqu’il est toujours vivant pour intercéder en leur faveur » (Hébr., VII, 25). L’intercession glorieuse ratifie l’intercession douloureuse par laquelle elle continue de sauver le monde. Le rite non sanglant de la messe, qui rend présente au milieu de nous l’intercession glorieuse du ciel ratifiant l'intercession douloureuse de la croix toujours efficace à tra­ vers la durée, ne déroge ni à l’une, ni à l’autre de ces intercessions : il leur est subordonné. Cf. PlE XII : « L’auguste sacrifice de l’autel est comme l’instrument suprême par lequel les mérites venant de la Croix du divin Rédempteur sont distribués aux croyants... Immolé chaque jour, il nous rappelle qu’il n’y a pas de salut hors de la Croix... Dieu veut la continuation de ce sacrifice, les hommes ayant perpé­ tuellement besoin du sang du Rédempteur pour effacer des péchés provoquant sa justice.» Encyclique Mediator Dei, 20 nov. 1947, W., 1947, p. 552. < Λ 1' L 5 :4> 144 HI - ΙΈ POUVOIR D ORDRE fait remarquer encore saint Paul : « Faites ceci, chaque fois que vous en boirez, en mémoire de mor1. » Le rite non sanglant du jeudi saint, capable non seule­ ment de figurer mais encore de rendre présente l’unique immolation sanglante, l’Église a donc puissance pour le renouveler. Elle offre à la place des rites sanglants d’Israël, une oblation pure, non sanglante dans son mode, qui s'élève par toute la terre de l'Orient jusqu'à lOccident, déjà pressentie par le prophète Malachie (l, 10-11) : «Je n’ai point en vous mon bon plaisir, dit lahvé des armées; un présent ne me plaît pas venant de vos mains. Car, du lever du soleil à son coucher, mon nom est grand parmi les nations, et en tout lieu un sacrifice d'encens est often en mon nom, et une offrande pure, car mon nom est grand parmi les nations, dit lahvé des armées23. » Un 22. I Cor., XI, 23-32. - Le P. ALLO, qui étudié minutieusement, du point de vue exégérique, ce texte et celui de I Cor., X, 14-22, éta­ blit qu’ils contiennent expressément toute la doctrine qui est restée la doctrine catholique, « ce qui fait remonter à saint Paul le dogme catholique du sacrifice de la messe, contre les diverses théories protes­ tantes ». Il ajoute : « Le « réalisme », le « sacramentalisme », en un mot le catholicisme de Paul ne sauraient plus guère faire de doute pour aucun esprit libéré des confessions de foi dissidentes. Pour ce qui fai­ sait, à côté de la transsubstantiation, l’antique sujet de controverse entre catholiques et protestants, la question de l’eucharistie-sacrifice, il semble que nous soyons sur la voie d’un accord avec les critiques affranchis des Églises [...]. L’évidence historique les incline de plus en plus à reconnaître que saint Paul a présenté toutes les grandes lignes essentielles du dogme de l’eucharistie, - comme aussi des autres. Ainsi l’on nous restitue plus ou moins ouvertement saint Paul, et ce n’est pas là peu de choses. · Première ëpître aux Corinthiens, Paris, 1935, pp. 305 et 307. 23. C’est la traduction du P. LAGRANGE qui montre, dans ses « Notes sur les prophéties messianiques des derniers prophètes », Rame biblique, janvier 1906, p. 80, que la seule manière possible d entendre ce texte est de le mettre en rapport avec le grand change­ ment apporté dans le culte par le christianisme. ‘• ni LE CULTE CHRÉTIEN 145 repas sacrificiel, dont saint Paul rappellera aux Corinthiens le mystère incomparable, suivra cette olfrande, qui est donc vraiment une offrande sacrifi­ cielle. En mangeant les victimes offertes aux idoles, les païens croyaient s’unir aux idoles, qui ne sont rien. En mangeant les victimes offertes au vrai Dieu, Israël croyait s’unir au vrai Dieu. Mais ni les sacrifices abominables des païens, ni même les sacrifices d’Israël ne sont plus permis, sous peine de provoquer la jalousie du Seigneur ; car, aujourd’hui, en mangeant le pain et le vin de leur sacrifice, qui sont le « corps » et le « sang » du Christ, les chrétiens boivent vraiment le calice du Seigneur et parti­ cipent vraiment à la table du Seigneur : « Le calice de bénédiction que nous bénissons, n’est-il pas vrai que c’est la communion au sang du Christ ? Le pain que nous rompons, n’est-il pas vrai que c’est la communion au corps du Christ ? Parce que le pain est un, nous sommes un seul corps dans notre multitude ; car nous jarticipons, tous, au pain qui est unique. Regardez Israël selon la chair ; n’est-il pas vrai que ceux qui man­ gent les victimes sont en communion avec l’autel ? [...] Mais ce que sacrifient les gentils, c’est aux démons et à ce qui n’est pas Dieu qu’ils le sacrifient ; je ne veux pas que vous entriez dans la communion des démons ! Vous ne pouvez boire le calice du Seigneur et le calice des démons; vous ne pouvez participer à la table du Seigneur et à la table des démons. Ou bien voulons-nous provoquer la jalousie du Seigneur ? Est-ce que nous sommes plus forts que lui?» (I Cor., X, 16 à 22)2t. Le sacrifice rédempteur - achevé en un coup du côté du 24. Cf. E.-B. Allô, O. p., Première ëpître aux Corinthiens, pp. 239243, et 302 et suiv. Rapprocher Hébr., XIII, 10 : « Nous avons un autel, duquel n’ont pas le pouvoir de manger ceux qui adorent dans le tabernacle. » • i <« TV: ; *7 V · 146 111 - LE POUVOIR D ORDRE Sauveur, qui est le chef, mais inachevé du côté des hommes qui sont les membres tant qu’il en reste à sau­ ver, à incorporer aux souffrances et à la mort de leur chef -, continue par la messe de s’« accomplir », de s’in­ corporer les générations successives jusqu'à ce que soit pleinement édifié le corps du Christ, qui est l’Église. 3. La valeur du sacrifice rédempteur, ainsi perpétué, ainsi rapproché de nous par le renouvellement du rite non sanglant de la messe, est de soi infinie, et elle serait capable de purifier tous les péchés du monde". Mais en fait cette purification infinie n’est participée que pour une mesure finie qui pourra toujours grandir. Il y a cenes dans l’intercession du Christ, et même dans celle de la Vierge et des saints du ciel, plus d’amour qu’il n’en faut pour sauver tous les pécheurs de la terre et toutes les âmes du purgatoire ; pourtant, les effets de cette inter­ cession souveraine ne nous sont appliqués qu’en vertu d’une dispensation profondément mystérieuse. Pour une part sans doute, ils nous sont conférés d’une manière directe, immédiate et viennent nous combler de grâces prévenantes. Mais aussi, pour une part très grande, ils ne nous sont conférés qu’à proportion du zèle et de la cha- '41 25. La valeur méritoire infinie de la mon du Christ est due radica­ lement et présuppositivement à la « grâce d’union » ; elle est due pro­ chainement et formellement à la « grâce habituelle ». Même en l’ab­ sence de la grâce habituelle, la grâce d’union aurait suffi à conférer une valeur infinie aux actions du Christ. Cf. JEAN DE SAINTThomas, III, qu. 8 ; disp. 10, a. 1, n° 50 ; t. VIII, p. 261. CAJETAN dira que le sacrifice de la messe, étant l’immolation même du Christ, a une valeur impétratoire, méritoire et satisfactoire infinie de soi et absolument·, mais qu’en fait il nous est appliqué en proportion de la dévotion de l’Église qui l'offre et de ceux pour lesquels il est offert. Opuscules, t. II, tract. 3, qu. 2. Voir Nova et vetera, 1932, p. 1934193-195: - La valeur infinie de la messe», note D suivant l’article « L’Église souffrante », de C.J.] LE CULTE CHRÉTIEN 147 rite de l’Église d’ici-bas. Dieu, qui a placé son Église dans le temps, tient compte de sa prière et de sa charité pour agir sur le temps. On l’a écrit : « De même qu’il y a dans une seule étoile de quoi fondre toutes les glaces de la terre, et cependant nous subissons l’hiver ; de même que, pour faire agir un bras de levier, il lui faut un point d’appui : Dieu veut que les actions du ciel ici-bas aient un point d’appui sur la terre ; ce point d’appui, ce sont les saints qui poursuivent encore leur pèlerinage de cette vie26. » Et c’est pourquoi le Sauveur pressera les meilleurs de ses serviteurs d’offrir continuellement au Père céleste sa passion sanglante pour la conversion du monde2 . M J ·’ JH* I ttii «· ? ' 26. L E. RabuSSIER, S. J., « Quelques notes sur le « mariage spiri­ tuel », Revue d’ascétique et de mystique, 1927, pp. 289 à 291. Nous avons modifié légèrement le texte. L’auteur écrit en effet : « Dieu veut que toute action du ciel ici-bas ait un point d’appui sur la terre. » — Pour ce qui est de l’Église du purgatoire nous dirons plus tard quelle demeure, sous un certain aspect, dans la dépendance de l’Église du temps. 27. « O Père ! que tardez-vous ? Il y a si longtemps que mon bienaimé a répandu son sang! Je postule pour les intérêts de mon époux... Vous garderez votre parole, ô Père, car vous lui avez promis toutes les nations. » Écrits spirituels de Marie de l'incarnation, ursuline, réédités par Dom Jamet, t. II, p. 311. « Toutes les nuits, du jeudi au vendredi, je te ferai participer à cette mortelle tristesse que j’ai bien voulu sentir au jardin des Olives, et laquelle tristesse te réduira, sans que tu la puisses comprendre, à une espèce d’agonie plus rude à sup­ porter que la mort. Et pour m’accompagner dans cette humble prière que je présentai alors à mon Père parmi toutes mes angoisses, tu te lèveras entre onze heures et minuit, pour te prosterner pendant une heure avec moi, la face contre terre, tant pour apaiser la divine colère, en demandant miséricorde pour les pécheurs, que pour adoucir en quelque façon l’amertume que je sentais de l’abandon de mes apôtres, qui m’obligea à leur reprocher qu’ils n’avaient pu veiller une heure avec moi. » Vie de sainte Marguerite-Marie Alacoque, écrite par elle-même, Paray-le-Monial, 1924, p. 88. A une autre visitandine, la sœur Marie-Marthe Chambon, Jésus montre ses plaies en disant : « Ma fille, reconnais le trésor du monde. Le monde ne veut pas le *> I 148 Ill - LE POUVOIR D ORDRE La participation au sacrifice rédempteur se fera déjà par la prière, par la « foi », ou plus étroitement encore par les « sacrements de la foi », notamment par le sacre­ ment de l'eucharistie. On peut dire que la dévotion avec laquelle l’Église militante tout entière s'unit au sacrifice rédempteur par la communion décide, à chaque instant de sa durée, soit de l’étendue soit de la qualité de ses conquêtes, et l'on pourra chercher dans l’inimaginable ferveur d'amour avec laquelle communiaient la Vierge et les apôtres la raison secrète de la merveilleuse expansion de l’Église au lendemain de la Pentecôte. Chaque messe est une mine prête à faite explosion dans l’Église, et qui, en vérité, fait explosion dans les âmes pleinement ouvertes à l’amour. Le Père Rabussier, que nous avons cité tout à l'heure, affirmait avec raison que « la prière de l’Église glorieuse n’a toute son efficacité sur la terre que par quelqu’un qui communie et qui est ainsi en commu­ nication immédiate avec le Calvaire et la Croix28 ». En parlant de la mesure suivant laquelle nous est appliqué le sacrifice rédempteur, véhiculé jusqu’à nous reconnaître. Voilà de quoi payer pour tous ceux qui ont des dettes », et il lui inspire cette prière quelle s’engage à redire avec amour toutes les dix minutes : « Père éternel, je vous offre les plaies de NotreSeigncur Jésus-Christ pour guérir celles de nos âmes. >· Vie de la sœur Marie-Marthe Chambon, Chambéry, 1928, pp. 62 et 63. 28. Revue d'ascétique et de mystique, p. 291. A propos du texte de saint Pierre adressé à tous les chrétiens : « Et vous aussi, vous entrez dans l’édifice, pierres vivantes, maison spirituelle, sacerdoce saint, afin d offrir des hosties spirituelles qui soient agréables à Dieu par le Christ Jésus - (I Pierre, Π, 5), CâJETAN écrit dans son troisième Jentaculum : « L’hostie du Nouveau Testament surpasse toutes les autres, puisque c’est le Christ lui-même, notre Dieu. Mais l’offrande de son sacrifice, si 1 on considère ceux qui l’offrent, n’est pas toujours meilleure que les hosties spirituelles : il arrive, hélas ! quelle leur soit bien inférieure. » Les « hosties spirituelles > sont les actes de vertu faits en l’honneur de Dieu. LE CULTE CHRÉTIEN 149 par le rite non sanglant de la messe, il a fallu quitter un moment le domaine de la stricte validité des rites cul­ tuels pour entrer dans le domaine plus sublime de l’amour et de la sainteté, auquel le culte est ordonné tout entier. Nous allons revenir à la question du culte chré­ tien. b) Les sacrements Avant de remonter au ciel, Jésus a voulu laisser dans le monde des rites mystérieux qui devaient signifier les multiples richesses de la grâce rédemptrice et les porter à chacun des hommes en particulier. Ce sont les sacrements de la loi nouvelle. Ils sont, avant tout, des instruments par lesquels la venu de la passion du Christ nous est apportée, et c’est en signe de cela, disaient les Pères, que, de la blessure du Christ en croix, coulèrent l’eau et le sang, symbolisant les deux principaux sacrements, le baptême et l’eucharis­ tie. C’est leur fonction suprême, ce n’est pas leur fonc­ tion unique. Chaque sacrement suppose en outre, en effet, chez celui qui le confère et chez celui qui le reçoit, des actes positifs de culte qui relèveront, pour la plupart des cas, à la fois d’un pouvoir cultuel en ce qui concerne leur validité, et de la vertu de religion en ce qui concerne leur moralité29. Pour l’instant cependant nous ne consi29. A propos de l’expression cultus christianae religionis, fréquente chez saint Thomas, JEAN DE SAINT-THOMAS note que la religion chrétienne, en tant qu’elle est in genere moris, relève de la vertu morale de religion ; et en tant quelle est in genere caeremoniarum, relève d un pouvoir ministériel qui est le caractère. III, qu. 63 ; disp. 25, a. 2, n° 84 ; t. IX, p. 342. Les théologiens allemands contemporains insistent à bon droit sur le culte rendu à Dieu lors de la collation ou de la réception des sacrements. Cf. Damasus W1NZEN, Deutsche Thomas-Ausgabe, t. XXIX, p. 10 de l’introduction; Rudolf i , ;;i5 3 I <μν ; rï 150 SB? Hl - LE POUVOIR D’ORDRE dérons les sacrements que dans leurs rapports immédiats avec les réalités de la grâce sacramentelle et du pouvoir cultuel. De même que le crayon matériel d'un Michel-Ange peut faire apparaître sur le papier la beauté d’un visage qui est spirituelle, ainsi de très humbles choses visibles comme les sacrements, maniées par Dieu, pourront faire passer jusqu’au fond des âmes d'immatérielles réalités, non pas certes indépendamment des dispositions du sujet, lesquelles seront toujours requises (dispositions simplement négatives, cela va de soi, chez le petit enfant qui n'a pas encore péché personnellement, et disposi­ tions positives chez l’adulte), mais au-delà de ces disposi­ tions, proportionnellement pourtant à elles, en sorte que celui qui s’approche avec deux talents revienne avec quatre, celui qui s’approche avec quatre revienne avec huit. Ici encore se vérifie le mot de l’Evangile : « Dans la mesure dont vous mesurez, l’on mesurera pour vous, et l’on y ajoutera encore ; car celui qui a, on lui donnera, et celui qui n’a pas, on lui enlèvera même ce qu’il a» (Marc, IV, 24-25). Que la rédemption du Christ nous arrive par les sacrements de la loi nouvelle, c’est un mystère qui est noté expressément dans l’Écriture, par exemple à propos du baptême : « En vérité, en vérité, je te le dis, nul, s’il ne naît de l’eau et de l'Esprit, ne peut entrer dans le royaume de Dieu » (Jean, III, 5). « Nous qui sommes morts au péché, comment vivrions-nous encore en lui ? Ou bien ignorez-vous que nous tous qui avons été bapti­ sés en le Christ Jésus, nous avons été baptisés en sa mort ? » (Rom., VI, 2-3). Dieu le Père nous a sauvés « par GRABER, Christus in seinen heiligen Sakramenten, p. 26 ; Eugen Walter, Sakrament und christliches Leben, p. 93- Fonr-ils tous assez nettement la distinction que nous venons de rapporter ? LE CULTE CHRÉTIEN 151 le bain de la régénération [palingénésie] et du renouvel­ lement de l’Esprit saint qu’il a répandu libéralement sur nous, par Jésus-Christ, notre Sauveur » (Tit., III, 5-6). Aussi saint Augustin pourra-t-il demander en une for­ mule restée traditionnelle : « D’où vient à l’eau une telle vertu qu’elle touche le corps et lave le cœur ?30 » La régénération intérieure, la vie de l’esprit, la pureté du cœur, en un mot la grâce sanctifiante, voilà l’effet principal des sacrements de la loi nouvelle. Et sans doute, la toute-puissance sanctificatrice du Seigneur n’est pas liée aux sacrements (potentia Dei sacramentis visibili­ bus non alligatur), elle les déborde de toutes parts et s’en va porter le don du Saint-Esprit à l’Orient et à l’Occident. Il reste pourtant que les sacrements de la loi nouvelle sont le moyen normal et privilégié de la grâce sanctifiante31. En passant par eux, elle se revêt en quelque sorte de richesses singulières qui la feront nom­ mer grâce sacramentelle. Elle acquiert la vertu de pro­ duire certains effets spéciaux caractéristiques de la vie chrétienne, ordinantur... sacramenta ad quosdam speciales effectus necessarios in vita christiana51. D’où il s’ensuit que le corps mystique du Christ sera fidèlement reproduit dans l’espace et le temps. Ainsi, à la simple grâce sancti­ fiante, la grâce sacramentelle ajoute un nouveau secours divin, une perfection particulière. La grâce sacramentelle est comme une participation plus riche et plus immé­ diate à la sainteté communicable du Christ. C’est de là que vient à l’Église ce qu’il y a de plus accompli dans sa sainteté, de plus secret dans sa beauté, de plus parfait dans sa ressemblance avec le Christ. 30. In Joannis Evang., tract. 80, n° 3. 31. Nous pourrions dire: le moyen parfait et même, en un sens, le moyen universel de la grâce, cf. supra pp. 41-43. 32. S. Thomas, III, qu. 62, a. 2. - ; r* 4 <-·Λ O IJ * 111 - LE POUVOIR D’ORDRE 152 Avec le pouvoir de perpétuer le sacrifice rédempteur du Christ qui apporte, à chaque génération, toute la vertu indivisée de la Passion sanglante, l’Église a donc le pouvoir d’en dispenser les multiples effets à chaque homme particulier par les sacrements de la loi nouvelle. Ainsi s’achève le culte en esprit et en vérité33. 3. Pouvoir cultuel commun à tous les chrétiens ET POUVOIR CULTUEL HIÉRARCHIQUE S’il a fallu que le Christ fut consacré comme grand prêtre pour inaugurer le culte de la loi nouvelle, il faudra que quelque chose de sa consécration soit communiqué à ceux qui auront, comme ministres, à prolonger ce culte à chaque moment du temps pour le salut du monde entier. La consécration laissée par le Christ à ses ministres, l’empreinte dégradée de son pouvoir sacerdotal ou cul­ tuel, est constituée par ce qu’on appelle ordinairement les pouvoirs ou caractères sacramentels. Il en existe trois. ·. 7 33. Est-ce le lieu de rapporter ici la juste remarque d’un exégète rationaliste ? * L’idée que les théologiens protestants se font volontiers du culte en esprit riest pas plus rationnelle qu évangélique... La parole du Christ johannique sur le culte en esprit et en vérité (Jean, IV, 23-24) n’oppose pas un culte purement intérieur à un culte extérieur; mais le culte qu’on peut dire inspiré, spiritualisé, le culte chrétien que connaît l’évangéliste et qui est animé par l’esprit donné aux croyants, culte qui peut s’accomplir en tout lieu, est substitué au culte localisé à Jérusalem ou sur le mont Garizim. C'est le même évangéliste qui a donné la formule du culte en esprit et la formule de 1 incarnation : les deux se correspondent ; Dieu est esprit, ainsi que son Verbe ; le vrai culte est spirituel, puisqu’il se fonde sur la commu­ nication de 1 esprit divin ; mais comme Dieu esprit se manifeste dans le Verbe incarné, la vie de 1 esprit se communique et s’entretient par les sacrements spirituels, 1 eau du baptême, le pain et le vin eucharis­ tiques. » LoiSY, L Évangile et l Église, p. 258. ■w LE POUVOIR CULTUEL COMMUN 153 Mais du point de vue du traité de l’Église, il faut les répartir en deux groupes. On mettra d’une part les deux pouvoirs cultuels com­ muns de soi à tous les membres de l’Église, à savoir le pouvoir ou caractère du baptême et le pouvoir ou carac­ tère de la confirmation (section II). On mettra d’autre pan le pouvoir cultuel hiérarchique, à savoir le pouvoir ou caractère de l’ordre, qui comportera plusieurs degrés (sec­ tion III). II. DU POUVOIR CULTUEL COMMUN ÀTOUS LES MEMBRES DE L’ÉGLISE Nous parlerons brièvement de l’existence d’un pou­ voir cultuel commun à tous les chrétiens (1), puis de sa nature (2), de ses effets (3), de ses différenciations (4), et enfin de la sainteté cultuelle et de la sainteté morale (5). 1. Existence d’un pouvoir cultuel A la divine liturgie de la rédemption, tous les hommes, pour être sauvés, doivent se rattacher en quelque manière : quand bien même, invinciblement, ils l’ignoreraient ou la méconnaîtraient, ils devraient, pour être sauvés, être en de telles dispositions d’âme qu’ils se trouveraient secrètement accordés à elle par leur désir le plus foncier, c’est-à-dire par la foi vive, cachée peut-être dans les cendres de leur cœur et sans laquelle « il est impossible de plaire à Dieu » (Hébr., XI, 6). Mais un rattachement par le seul désir à la liturgie de la rédemption, s’il suffit à faire participer les hommes r» i· H, en ■■Cl·.·· Ill - LE POUVOIR D’ORDRE 154 <. <··*Λ1 ;·5 r’>?3 Γ · r •y. h x Aft λ initialement et dans une certaine mesure à V effet dernier du culte chrétien, c’est-à-dire à la grâce rédemptrice, ne suffit pas à les faire participer à ['exercice même de ce culte chrétien qui doit pourtant, selon la volonté de Jésus, se perpétuer dans le temps. Une spiritualisation nouvelle, un pouvoir original sera requis en ceux qui exerce­ ront validement ce culte, nommons-le le pouvoir cultuel. Le Christ est la cause principale du culte chrétien, et les hommes sont les instruments dont il se sert pour le perpétuer sur la terre. Mais en ce cas, saint I homas le fait remarquer54, « l’instrument doit être proportionné à l’agent * ; il faudra donc que la vertu spirituelle du Christ prêtre dérive jusqu'à ses ministres et quelle soit participée par eux. Telle est la raison du pouvoir cultuel. Un usage traditionnel, immémorial, constant, dont les racines apparaissent dans l’Écriture elle-même, nous manifeste que tous les croyants, même s’ils sont saints, ne peuvent pas indifféremment prononcer d’une manière valide, sur le pain et le vin, les paroles eucharis­ tiques, ni imposer les mains aux baptisés ; tous, de même, ne peuvent être admis à l’eucharistie ou aux autres sacrements : « Que personne ne mange ni ne boive de votre eucharistie si ce n’est les baptisés au nom du Seigneur», est-il écrit par exemple dans la Didachè (IX, 5). D’où il apparaît que les actes essentiels du culte chrétien présupposent chez celui qui les exerce (sauf dans les cas de la réception et même de la collation du baptême) un pouvoir sans quoi ils seraient inefficaces et non valides. Ce pouvoir ne s’obtient pas par le seul désir de parti­ ciper au culte chrétien. Il provient de la réception effective de certains sacrements, et c’est pourquoi il peut s'appeler pouvoir sacramentel, caractère sacramentel, signe sacra34. /V Contra Gent., cap. LXXIV. Bbl .’toi :τχ· .7· 4 s \ LE POUVOIR CUi J Ull COMMUN mentel. Il consiste dans un sacre, dans une consécration. Si tous les sacrements sanctifient d’abord en ce sens pre­ mier et principal qu’ils confèrent la grâce, laquelle puri­ fie du péché, trois sacrements, le baptême, la confirma­ tion et l’ordre, sanctifient en outre en ce deuxième sens qu’ils confèrent un pouvoir cultuel ou sacramentel, une consécration, une spiritualisation, laquelle permet d’ac­ complir efficacement les actes du culte chrétien, résumé dans le sacrifice qu’il faut offrir et dans les sacrements qu’il faut recevoir ou dispenser35. De ces trois consécra­ tions, la consécration baptismale est la seule qui, à la rigueur, puisse être conférée par un ministre qui ne la posséderait point encore. Les deux autres consécrations sacramentelles ne peuvent être transmises que par un ministre qui les possède, en sorte que le pouvoir cultuel ou sacramentel nous arrive du Christ et des apôtres par une continuité rigoureuse qui ne pourrait souffrir la moindre interruption sans que tout fut irrémédiablement perdu. s ί ■ I 4Λ■·* ·"« 35. « Per omnia sacramenta sanctificatur homo secundum quod sanctitas importat munditiam a peccato, quae fit per gratiam ; sed specialiter per quaedam sacramenta, quae characterem imprimunt, homo sanctificatur quadam consecratione, utpote deputatus ad cul­ tum divinum. » S. THOMAS, III, qu. 63, a. 6, ad 2. C’est à tort que SCHEEBEN, Die Mysterien des Christentums, 1865, § 83, pp. 550 et 557, appelle le baptême, la confirmation et l’ordre, des sacrements < hiérarchiques » : la hiérarchie ne commence qu’avec le sacrement de l’ordre. D’autre part, Scheeben distingue quatre sacrements « consécratoircs » : c’est trop si l’on ne pense qu’aux trois consécrations qui sont des caractères, ou trop peu si l’on admet que le mariage et l’ex­ trême-onction confèrent une sorte de consécration : ils actualisent en effet la réceptivité du caractère baptismal, en sorte qu’il devient impossible de les réitérer pendant la vie des époux ou pendant le même danger de mort. Sur ce dernier point, cf. F. MARIN-SOLA, O.P., «Proponitur nova solutio ad conciliandam causalitatem physicam sacramentorum cum eorum reviviscentia», tiré à part du Divus Thomas, Fribourg, 1925, p. 9. **·» 5 «4 - î* 156 HI - LE POUVOIR D’ORDRE 2. Nature du pouvoir cultuel Parce qu'il subsistait dans la personne divine du Verbe, et parce qu en outre son âme était remplie de tous les pouvoirs requis pour sauver le monde, le Christ était consacré pour instaurer lui-même le culte chrétien, et pour prescrire la manière dont ce culte, seul désormais agréable à Dieu, devrait être perpétué. A la consécration sacerdotale du Christ participent directement tous ceux qui possèdent, a quelque degré que ce soit, le pouvoir de conti­ nuer le culte chrétien. Le simple pouvoir cultuel donné au baptême suffit déjà à nous incorporer au Christ, chef et tête du culte chrétien. Il fait de nous des membres, des organes ministériels, des instruments vivants, libres et spirituels du culte chrétien. Il nous associe initialement à l’œuvre sacerdotale du Christ. Il nous engendre à la reli­ gion, à la liturgie chrétienne3637 . Le pouvoir cultuel est, à l’instar de la grâce, une réa­ lité invisible5 , spirituelle et surnaturelle. Il est cependant distinct de la grâce. La grâce perfectionne l’homme immédiatement dans la ligne morale de la sanctification personnelle, « in ordine ad sancte agendum » ; le pouvoir cultuel perfectionne l’homme immédiatement par rap­ port à l’exercice valide du culte chrétien, « in ordine ad 36. « Le baptême, pour autant qu'il est générateur des enfants d'adoption, a pour principal effet cette qualité que nous appelons la grâce. Mais, pour autant qu’il est générateur d’un chrétien, c’est-àdire d un membre de la religion chrétienne, de la famille chrétienne, il a pour principal effet le caractère. * CAJETAN, in III, qu. 69, a. 10, n° IV. Nous ajoutons que la grâce sacramentelle nous rend membres de la famille chrétienne bien plus intimement encore que le caractère sacramentel. 37. Les signes sont visibles. Si le caractère, qui est invisible, peut être un signe, c’est en tant qu’il est imprimé en nous par un sacre­ ment visible. L’on saura, par exemple, que quelqu’un a le caractère baptismal si l’on sait que le sacrement du baptême lui a été conféré. S. Thomas, III, qu. 63. a. 1, ad 2. LE POUVOIR CULTUEL COMMUN valide operandum ». Et si le culte chrétien est lui-même ordonné à la production de la grâce comme à son effet ultime, il reste qu’autre chose est son exercice valide, autre chose son effet ultime, lequel sera parfois tenu en échec par la perversité des sujets humains. Tandis que la grâce est amissible, le pouvoir cultuel est mamissible, et c’est pourquoi les sacrements par les­ quels il est conféré ne sont pas réitérables. Saint Augustin le note à propos des consécrations données par le baptême et par l’ordre. Dans le déserteur qui revient à la charge, écrit-il, le caractère de soldat subsiste et n’a besoin que d’être reconnu ; ainsi, dans l’apostat qui revient à l’Église, le caractère du baptême est demeuré, et il n’a pas à être réitéré38. Les choses saintes veulent être traitées saintement, et l’usage du pouvoir cultuel dans le péché est sacrilège, mais reste valide. Il en est de ce pouvoir, au plan surna­ turel, comme de l’intelligence et de la volonté au plan de la nature : Dieu nous les a concédées pour un bon usage, mais elles subsistent chez ceux qui en usent pour leur perdition. C’est pourquoi saint Thomas dira que le pou­ voir cultuel ou sacerdotal est, au plan surnaturel, pareil à une « puissance », à une faculté, dont on peut user bien ou mal ; tandis que la grâce et les vertus sont des « habi­ tus» dont on ne peut user que salutairement. 4 ( 1 « c < J ·.·< a 3. Effets généraux du pouvoir cultuel 1. C’est grâce au pouvoir cultuel ou sacerdotal que le culte instauré par le Christ continue d’être célébré au cours du temps. C’est par lui, en effet, que le sacrifice rédempteur sera rendu présent à chaque génération et 38. Contra epist. Parmeniani, lib. II, n°‘ 28 et 29. yL ■ U ,* ·"**■· - «.·..· - · ·■ 158 111 - LE POUVOIR D’ORDRE que la grâce rédemptrice pourra être apportée à chaque homme particulier dans les sacrements - le baptême étant le seul sacrement qui fasse exception et qui n’exige pas d’une manière absolue un ministre consacré au préa­ lable. Si donc le pouvoir cultuel cessait de se transmettre dans une région et si le baptême même n’y était plus conféré'0, le culte chrétien y périrait. Le sacrifice rédemp­ teur n’y serait plus chaque jour rendu réellement pré­ sent, la grâce n’y aurait plus sa perfection sacramentelle, la notion elle-même de la sacramentalité y serait oubliée. L’incorporation au Christ comme chef et tête du culte chrétien disparaîtrait. Quant à l’incorporation au Christ comme chef et tête de la grâce et de la sainteté chrétiennes, elle deviendrait non seulement plus difficile et plus rare, mais elle serait en outre privée de ses effets les plus admirables : il en serait comme d’un arbre arraché à son climat natal et qui ne parvient plus à mûrir ses fruits. Chez les meilleurs, qui seraient de bonne foi et vivraient malgré tout dans l’amour, le vrai christianisme serait présent un peu à la manière d’une patrie lointaine, encore invinciblement inconnue ou méconnue, vers laquelle leur cœur les orienterait réellement, mais secrètement. 2. Le pouvoir cultuel ou caractère sacramentel occupe une place importante dans l’économie sacramentel e. « Quand nous l'appelons sacramentel, écrit M.-J. Scheeben, ce n’est pas seulement, songeons-y, parce qu’il 39. On sait que des catholiques japonais persécutes vécurent sans prêtres pendant un siècle et demi en demeurant fidèles à leur Église. Le baptême maintenait au milieu d eux la grâce sacramentelle et un pouvoir sacerdotal initial, qui leur permettait d’accomplir certains actes du culte chrétien, par exemple, de contracter un mariage sacra­ mentel, mais qui restait privé de son exercice le plus élevé. LE POUVOIR CULTUEL COMMUN 159 est conféré par certains sacrements, c’est encore parce qu’il est, pour les sacrements qui le confèrent, le foyer de leur efficacité et de leur signification, et, pour les autres sacrements, la base et le nœud de toute leur activité40. » Reprenons ces deux affirmations. a) Le caractère est pour les sacrements qui le confè­ rent comme un foyer d’activité. Bien qu’il soit un effet secondaire des sacrements, le caractère a déjà pour résultat direct de faire de nous des membres de la religion chrétienne, des ministres du culte chrétien ; il nous introduit ainsi dans la famille du Christ, il nous incorpore au Christ en tant que chef et tête du culte de la nouvelle alliance. En conséquence, il constitue un titre « moral », un droit à posséder la grâce, qui est l’effet principal des sacrements, si les dispositions mauvaises du sujet n’y font pas obstacle. Le caractère, écrit saint Thomas, « d’une manière directe et prochaine dispose l’âme à accomplir les choses du culte divin : et parce que ces choses ne peuvent se faire convenablement sans le secours de la grâce, selon ce qui est dit en saint Jean qu’il faut adorer Dieu en esprit et en vérité, la bonté divine, par voie de conséquence, offrira la grâce à ceux qui recevront le caractère, afin qu’ils accomplissent digne­ ment les fonctions qui leur sont confiées41 ». De ce fait, on peut dire que l’incorporation au Christ par le carac­ tère appelle en droit une autre incorporation plus intime, plus profonde, plus divine, l’incorporation au Christ par la grâce et la charité sacramentelles. Ajoutons que, s’il est un titre à recevoir la grâce chrétienne, le caractère est du même coup un titre à recevoir la souf­ france chrétienne. Le P. E Florand s’étonne de n’avoir pas rencontré cette vue dans la Croix de Jésus de 40. Op. cit., § 84, p. 560. 41. ΠΙ, qu. 63, a. 4, ad 1. 160 III - LE POUVOIR D’ORDRE Chardon. On sait, dit-il, que « notre frappe chrétienne est double. Il y a d’abord celle de la grâce, qui est vitale et vivante, la grâce nous faisant agir, nous-mêmes, per­ sonnellement, à titre de cause principale : nous sommes, en la grâce, d'autres Christs vivants. Mais il y a aussi cette frappe qui vient du caractère de certains sacrements. Sans doute, le caractère n’est pas en nous un principe viral, et ne fait pas de nous, au point de vue de l’effica­ cité cultuelle des actes que nous posons, des causes propres et principales ; nous ne sommes alors que des instruments animés, des ministres. Il n’en est pas moins vrai que, s’ajoutant à la grâce, il renforce notre chrétienté, et dans le sens de la croix, puisqu’il est une certaine par­ ticipation au sacerdoce du Christ, lequel est inséparable de la croix [...] Si, donc, il faut accorder que la frappe chrétienne qui vient de la grâce est plus directement exi­ geante de croix, parce quelle nous insère plus immédia­ tement en la vie même du crucifié, il faut reconnaître aussi que la frappe chrétienne qui vient du caractère sacramentel constitue, sur un autre plan, un nouvel appel à la souffrance. Elle achève de nous insérer dans le Christ, en achevant de nous introduire dans le plan rédempteur qui est aussi, de fait, un plan de réparation et de sanctification par la croix. Ainsi, le baptisé, le confirmé, le prêtre sont orientés, de par leur caractère, vers des croix. Il est vrai que ce seront surtout, à ce titre, des épreuves extérieures, des humiliations, des persécu­ tions... ; mais des épreuves tout de même et des croix. Et rien n’est plus étonnant que l’étonnement d’un baptisé, d un confirmé, d’un prêtre en présence de nouvelles souffrances. C'est leur absence qui serait mons­ trueuse42 ». 42. La Croix de Jésus, par le P. Louis CHARDON, O.P. ; « Introduction », par le R. P. E Florand, Ο.Ρ., Paris, 1937, p. CIV. LE POUVOIR CULTUEL COMMUN 161 Mais le caractère ne crée pas seulement un titre, un droit à l’investissement de l’âme par la grâce sacramen­ telle et par la souffrance chrétienne. 11 intervient encore organiquement, « physiquement » dans la production de la grâce. Faut-il dire, avec Scheeben, que lors de la pre­ miereapparition de la grâce sacramentelle le caractère est, conjointement avec le sacrement, la cause instrumentale et ministérielle de la grâce ? Qu’au moment où l’on confère extérieurement le pur signe sacramentel « sacra­ mentum tantum » du baptême, de la confirmation ou de l’ordre, le caractère, à l’instant même où il est produit dans le sujet comme un premier effet du sacrement - il est lui-même « effet », mais encore « signe » d’un effet ultérieur, « res et sacramentum » —, s’unit au pur sacre­ ment pour être, avec lui, la cause instrumentale physique de la grâce, laquelle est l’effet ultime et principal du sacrement (« res tantum ») ? Qu’on le remarque, cela n’équivaudrait pas du tout à nier que la grâce soit l’effet principal du sacrement, ni à revenir à la théorie de jeu­ nesse de saint Thomas, abandonnée dans la Somme, et suivant laquelle le sacrement ne produirait qu’une dispo­ sition appelant la grâce, mais resterait incapable de cau­ ser directement et physiquement la grâce elle-même. En faveur de cette manière de voir, on pourrait citer le texte de la Somme où saint Thomas, distinguant à propos de la pénitence ce qui est « sacramentum », ce qui est « res et sacramentum » et ce qui est « res », déclare que « primum totum simul sumptum, est causa secundi ; primum autem et secundum sunt quodammodo causa tertii43 ». Quoi qu’il en soit, les théologiens thomistes admettent que lors de la reviviscence de la grâce sacramentelle, le caractère est utilisé par la toute-puissance divine à la 43. III, qu. 84, a. 1, ad 3. 162 111 - LE pouvoir d’ordre manière dune cause instrumentale physique de la grâce44. b) Quant aux sacrements qui ne conterent pas les caractères sacramentels, à savoir l’eucharistie, la péni­ tence, l’extrême-onction, le mariage, ils sont néanmoins en étroit rapport avec ceux-ci. Non seulement ils ne peu­ vent être reçus validement que par des sujets incorporés au Christ par le caractère baptismal, mais encore la grâce qu’ils ont pour fin de leur communiquer n’est pas une grâce quelconque, c’est une grâce proportionnée à la dignité de membre du Christ, et qui tire de là sa signifi­ cation fondamentale. I *k 3. Au sujet de la causalité du pouvoir cultuel par rap­ port à la grâce rédemptrice, nous avons fait observer que si ce pouvoir a pour fin directe et immédiate de disposer l’âme à exercer validement les actes du culte chrétien, il a cependant pour conséquence, en venu de la libéralité divine, d’attirer dans l’âme la grâce nécessaire au saint exercice de ce culte. On fait donc violence à l’ordre établi par Dieu et l’on commet un sacrilège lorsqu’on reçoit le pouvoir cultuel en menant obstacle, par de mauvaises dis­ positions, à la venue de la grâce. Il y a encore sacrilège à conférer indignement un sacrement — et l’on sait que le prêtre n’est pas seul ministre des sacrements : les époux le sont lors de leur mariage ; en outre, en cas de nécessité, n’importe qui peut l’être du baptême45. Mais même si le 44. Le caractère est assimilé par saint T HOMAS à une forme qui produit son effet, à savoir la grâce, dès que les dispositions contraires sont écartées. III, qu. 69, a. 10. Ce n’est là, fait remarquer CajetaN, qu’une comparaison. 45. Toutefois saint THOMAS écrit, à propos du baptême : « En cas de nécessité, où même un laïque pourrait baptiser, celui qui baptiserait sans être en état de grâce ne pécherait pas, car son intention serait de rendre service, non de se comporter en ministre de l’Église. La présente LE POUVOIR CULTUEL COMMUN 1 63 ministre est indigne, l’usage du pouvoir cultuel peut rester valide: le sacrifice peut être perpétué validement, pour le salut de ceux qui désireront s’y unir ; les sacrements peu­ vent être conférés validement et, s’ils sont reçus avec les dispositions requises, fructueusement. La raison de ce mystère, c’est que l’action du ministre et le rite sacramentel pris ensemble n’ont, par rapport à la grâce rédemptrice, qu’un rôle instrumental. Ce n’est pas la sainteté du ministre, c’est la sainteté du Christ qui, par le rite sacramentel, apparaî­ tra dans le monde et passera jusqu’à ceux qui désirent la recevoir. Le baptême administré par les hérétiques, écrit saint Augustin, sera donc valide : « Tous le disent, et je le dis aussi, il ne faudrait que des justes pour être ministres de ce Juge [qui est Jésus...]. Un ministre orgueilleux est un démon; mais le don du Christ, à travers lui, n’est pas contaminé, il coule pur, il passe intact jusqu’à la terre fer­ tile. Ce ministre est de pierre, et l’eau qui l’arrose ne lui fera point porter de fruits ; mais par le canal de pierre l’eau passe, elle passe jusqu’aux plates-bandes. Dans le canal de pierre elle ne vivifie rien, mais aux jardins elle donne la fertilité. La vertu spirituelle du sacrement est pareille à la lumière: elle arrive pure à ceux quelle éclaire, et n’est point souillée même en traversant des choses immondes [...]. Ce que donnait Paul, ce que donnait Pierre, c’est le bien du Christ ; même si Judas l’a donné, c’était le bien du Christ46. » Le culte chrétien, ses rites, ses ministres ne sont rien de plus, mais aussi rien de moins que le véhicule de la rédemption. Et c’est pourquoi, outre ses effets immédiats, qui sont donc de permettre l’exercice ininterrompu du culte chré­ tien, et de véhiculer visiblement la rédemption au milieu solution ne serait cependant pas applicable aux sacrements donc la nécessité est moindre que celle du baptême. » III, qu. 64, a. 6, ad 3. 46. In Evang. Joannis, tract. 5, n“ 15 et 18. 164 111 - LE POUVOIR DORDRE de chacune des générations successives, le pouvoir cultuel entraînera des effets innombrables de sanctification, non seulement pour ceux qui s’en approcheront avec une foi éclairée et un cœur purifié, mais encore pour ceux mêmes qui l'ignorent, le méconnaissent, ou même le combattent. 4. Le pouvoir cultuel des baptisés et des confirmés Le pouvoir cultuel ou sacerdotal de l’Église est disposé en étages : le pouvoir des baptisés, le pouvoir des confir­ més, enfin les degrés successifs du pouvoir d’ordre, avec lesquels commencera la hiérarchie, couronnée dans la ligne de l’ordre par le pouvoir épiscopal. 1. Il n’est pas requis pour la validité du baptême que ceux qui le donnent soient déjà consacrés. Mais ce sacre­ ment imprime dans l’âme la première des consécrations chrétiennes. Si le baptisé, comme le déclare saint Paul, est incorporé au Christ, s'il est associé au Christ en croix autant qu’un rameau à la tige (Rom., VI, 1-11), c’est pour deux raisons : la première et la plus parfaite, c’est sans doute qu’il meurt au péché et qu’il naît à la vie sur­ naturelle de la grâce ; la seconde, sur laquelle nous insis­ tons, c’est qu'il participe, dans une certaine mesure, à la consécration qui fait de Jésus le prêtre essentiel d’un culte assuré de plaire à Dieu jusqu’à la fin du temps. Le baptisé, en effet, a le pouvoir de coopérer liturgiquement au sacrifice de la messe, où Jésus ne cesse d’offrir le monde à son Père céleste : il peut être, à la messe, non seu­ lement un spectateur et un assistant, mais un acteur et un participant - ou du moins, si l’on emploie ici le mot assis­ tant, il signifie que le baptisé assiste à la messe un peu comme la Vierge à la mort du Christ : stabat -, et l’on en trouverait un signe par exemple dans la forme collective des prières du canon, ou encore dans l’ancien usage de LE POUVOIR CULTUEL COMMUN 165 renvoyer les catéchumènes avant l’offertoire. Quant au privilège que possède le Christ de communiquer la grâce, les baptisés ont d’abord quelque chose qui s’y réfère, puis­ qu'ils ont la possibilité de recevoir validement les autres sacrements chrétiens, qui seront autant de canaux de la grâce; ils en détiennent même une participation directe puisqu’au mariage, dont ils sont eux-mémes les ministres, ils peuvent être des instruments de la grâce. Une seconde consécration chrétienne achève et appro­ fondit la consécration baptismale. Elle est donnée à la confirmation. L’âme confirmée est d’abord préparée plus congrûment à la réception valide des autres sacrements. Surtout il lui est donné, lorsqu’elle confesse la foi, non seulement d’accomplir, avec le secours d’une grâce sacra­ mentelle spéciale, un devoir moral personnel, mais encore de continuer dans le monde au nom de l’Eglise tout entière le témoignage public, extérieur, liturgique, que le Christ est venu rendre à la vérité et qui, depuis Pentecôte, ne s’éteindra plus47. 47. Les deux textes capitaux de l’Écriture concernant le sacrement de confirmation (Actes, VIII, 4-24; XIX, 1-20) sont discutés dans letude du Dictionnaire de théologie catholique: « Confirmation dans la sainte Écriture», col. 975-1026. L’auteur, Mgr R.UCH, établit que la communication du Saint-Esprit qui se fait alors «sacre le disciple prophète des temps nouveaux et lui permet de rendre témoignage au Messie dans la mesure où les circonstances l’exigent et où le Seigneur le veut». Étant universel, «le ministère auquel rend apte le don de l’Esprit ne confère pas un grade hiérarchique, il est pourtant une par­ ticipation à des fonctions publiques. Le témoin, comme tel, ne parle-til pas en public et pour le public ? » Quant aux grâces extraordinaires, comme le don des langues, elles ne sont qu’un effet accidentel ; tous ne les reçoivent pas « parce que tous n’en ont pas besoin pour rendre témoignage», mais elles ont été données à certains « parce qu’à l’ori­ gine les paroles et les œuvres de l’homme public devaient, plus que jamais, être confirmées par la toute-puissance de Dieu ». Au vrai, c’est une signification cultuelle, et non pas prophétique, que la confession delà vérité prend chez le confirmé, en tant que tel. 1 *1 VA— i if J i· < *1.·. <·· S 2. ->· 166 Ill - LE POUVOIR D ORDRE Ainsi, pareil à ce parfum qui descend de la tête d’Aaron jusqu’aux dernières franges de son vêtement, le sacerdoce du Christ se répand par degrés dans toute l’Église, chez les clercs et les laïques. Les uns et les autres, en exerçant le pouvoir sacerdotal qu’ils détiennent, sont le principe, la cause efficiente ministérielle du culte chré­ tien. 2. Toutes les âmes qui sont dans la grâce le doivent au sacerdoce du Christ, la grâce étant le fruit suprême de son sacerdoce. En ce premier sens général et indirect, ces âmes participent au sacerdoce du Christ. Déjà elles peu­ vent dire, avec le voyant de Patmos, la louange à Jésus : « Il nous aime, il nous a lavés de nos péchés dans son sang, et il a fait de nous des rois et des prêtres pour Dieu, son Père >> (Apoc., I, 5-6). Déjà elles peuvent entendre la révélation du prince des apôtres : « Pour vous, vous êtes une race choisie, un sacerdoce royal, une nation sainte, un peuple d’acquisition, afin que vous annonciez les ver­ tus de celui qui vous a appelés des ténèbres à son admi­ rable lumière » (I Pierre, II, 9)48. • « U * 48. « Tous les sacrements, en un sens, font participer au sacerdoce du Christ, puisqu’ils en dispensent quelque fruit-, tous cependant ne donnent pas le pouvoir de faire ou de recevoir ce qui a trait au culte dont le Christ est prêtre, mais ceux-là seuls qui impriment dans l’âme un caractère. » S. THOMAS, III, qu. 63, a. 6, ad 1. - Si l’on admet que les deux textes de l’Apocalypse : « Il nous a faits, pour Dieu son Père, royaume et prêtres» (l, 6) ; et: «Tu nous as faits, pour notre Dieu, royaume et prêtres ■· (v, 10) concernent non pas chaque fidèle parti­ culier, mais l’ensemble du peuple chrétien, on pourra dire, comme le fait Cajetan, que dans ces textes le mot prêtres est pris déjà au sens propre pour désigner le pouvoir d’ordre lui-même. Cf. CAJETAN, Jentaculum tertium, trad, du P. de Menasce, Nova et vetera, 1939, p. 277 et 279 (« Du sacerdoce royal », texte de Cajetan, p. 274-2831De même pour I Pierre, 11, 9. Le sacrifice du Christ, acte de culte et acte de charité est participé dans l’ordre du culte et dans l’ordre plus excellent de la charité. On parlera d’un sacerdoce cultuel, soir hiérar- LE POUVOIR CULTUEL COMMUN 1 67 Mais les âmes qui, par la consécration du baptême, puis par celle de la confirmation, ont été vouées au culte chrétien participent en outre directement au sacerdoce du Christ. Elles ont le pouvoir d’intervenir efficacement dans la grande liturgie rédemptrice, instaurée par le Christ en tête de l’alliance définitive et perpétuée par le ministète des générations successives. Quand l’Écriture dit des baptisés qu’ils sont « marqués du sceau de l’Esprit saint » (Éph., 1, 13; IV, 30), cela doit s’entendre d’abord du sceau de la divinité laquelle habite en eux ; puis de la sigillation créée de la grâce, qui les prépare à la vie de la gloire pour le royaume céleste ; mais cela peut s’entendre aussi d’une seconde sigillation créée, d’une empreinte spirituelle, d’un pouvoir d’accomplir sacerdotalement les premiers actes du culte dans le royaume de Dieu sur terre, dans l’Eglise militante. De même, quand l’Ecriture dit, en diverses manières, que les baptisés sont « incorpo­ rés au Christ pour vivre de sa vie », cela signifie surtout, sans doute, qu’ils participent par la grâce à la sainteté intime de son cœur ; mais cela, en outre, peut signifier, et l’antiquité chrétienne l’a toujours compris ainsi, qu’ils ont la puissance de s’unir validement et efficacement à la liturgie sanglante par laquelle il voulut, à la fin, sauver l’humanité. chique (ordre) soir non hiérarchique (baptême et confirmation) ; et, si Γοπ veut, d’un sacerdoce éminent mais non formel, d’un transacerdoce de la charité. L’idée est claire ; pour les variations du vocabu­ laire, voir M.-J. CONGAR, Jalons pour une théologie du laïcat, Paris, 1953, p. 242. Dans son Allocution du 1" nov. 1954, P1E XII oppose le sacerdoce proprie vereque dicto, au sacerdoce commun des fidèles, Oaervatore Romano, 4 nov. 1954. |||] ; ..-..U 168 Ill - LE POUVOIR D ORDRE 5. Consécration cultuelle et sainteté morale % L’idée que tous les chrétiens, clercs et laïques, sont icibas des consacrés ayant la mission de perpétuer un culte, une liturgie, l’idée que c’est une consécration, un pou­ voir cultuel, qui doit commencer à nous incorporer comme des membres, comme des organes ministériels au Christ, chef et tête du culte de la nouvelle alliance, est une idée secondaire - l'idée première est celle de notre incorporation au Christ par la charité, - mais néanmoins essentielle et fondamentale de la révélation chrétienne. Le monde antique, toujours et partout, avait compris la nécessité d’offrir à Dieu des actions et des objets voués et consacrés, par l’intermédiaire de personnes elles-mêmes vouées et consacrées. Mais il n’a pu ni aller jusqu’au bout de la notion de consécration ni même la garder pure des pires corruptions. Tant que l’incarnation ne s’était pas accomplie, tant que fonction substantielle de la divinité n’était pas venue consacrer merveilleusement le Sauveur des hommes pour faire de lui le grand prêtre d’un culte nouveau, les consécrations cultuelles ne pouvaient être que de pures figures, de purs signes, elles représentaient des pouvoirs de nature morale, juridique, conférés par simple désignation, par simple délégation, quelles que fus­ sent les apparences, même si l’on recourait à la cérémonie de fonction. C’est ainsi du moins qu’elles se présentaient dans les meilleurs cas, sous la loi de nature et sous la loi mosaïque. Mais dans le monde païen l’on verra la notion de « voué » et de « consacré » se substituer peu à peu, par une monstrueuse perversion, à la notion de sainteté morale, et prétendre la supplanter. Une aberration si funeste eût été capable de compromettre irrémédiable­ ment la vérité contenue dans la notion de consécration si le christianisme n’était venu la purifier, la sauver, l’élever à sa perfection. En effet, au moment où le Verbe en se fai- LE POUVOIR CULTUEL COMMUN 169 sanc chair, a sacré le Messie par l’onction de sa divinité, comblant son âme des dons les plus précieux et faisant de­ lui le chef, la tête, à la fois d’une nouvelle effusion de grâce et de sainteté et d’un nouveau culte devant se perpé­ tuer jusqu’à la fin des siècles, il est devenu manifeste tout d’abord que l’ordre de sainteté morale et l’ordre de consé­ cration cultuelle sont tous deux, mais à des titres divers, essentiels au christianisme, et, en outre, que la consécra­ tion par laquelle nous sommes incorporés, comme membres et instruments'’9, au Christ chef et tête du culte chrétien, représente non plus un simple pouvoir juridic­ tionnel conféré par délégation, mais un pouvoir sacerdotal jhysique, spirituel, conféré par le contact du Christ, equel nous touche mystérieusement à travers les sacre­ ments conférant un caractère. Les Eglises dissidentes orientales ont gardé une notion très nette et très élevée de la consécration cultuelle confé­ rée par les sacrements. Le protestantisme, au contraire, reprenant à son compte des déviations antérieures et s’ef­ forçant, par une erreur directement contraire à celle des païens, d’éliminer la notion de consécration et de lui sub­ stituer celle de sainteté morale méconnaissait gravement l’essence du christianisme qui, loin de les opposer, concilie divinement en lui-même les notions de culte et de morale, de validité et de charité, de consécration et de sainteté49 50. 49. La nature humaine du Christ est conjointe à la personne du Verbe dans l’ordre de l’être. L’incorporation au Christ fait de nous des instruments séparés de la personne du Verbe dans l’ordre de l’être, et conjoints à elle seulement dans l’ordre de l’agir. 50. « Le signe du baptême chrétien, quand il reste un et le même, vaut et suffit même chez les hérétiques à donner une consécration, bien qu’il ne suffise pas à faire participer à la vie éternelle. » S. AUGUSTIN, Epist., XCVUl, n° 5. - Aux trois consécrations qui sont des caractères, on pourrait, nous l’avons dit, rattacher les modifications )hy$iques produites dans les baptisés par la réception du mariage et de extrême-onction. Leur rôle négatif sera d’empêcher la réitération A ·.> 170 c III - LE POUVOIR D’ORDRE Mais la perpétuité du culte chrétien, nous l’avons dit, n’en continue pas moins d'être bienfaisante même à ceux qui la méconnaissent. Pourtant, si tous les membres de l’Église, clercs et laïques, participent au pouvoir sacerdotal du Christ, ils ne sont pas tous dans les ordres. C’est avec les inégalités et les consécrations venant du sacrement de l’ordre que la hiérarchie commencera^1. III. DU POUVOIR D'ORDRE OU DU POUVOIR CULTUEL HIÉRARCHIQUE On rappellera son existence et sa nature (1), puis ses dif­ férenciations (2) et enfin son importance dans l’Église (3). valide de ces deux sacrements durant la vie des époux ou durant le même danger de mon. Leur rôle positif sera de servir d’instrument à la toute-puissance divine en cas de reviviscence de ces sacrements, et aussi de consacrer temporairement ou momentanément les chrétiens, pour les tâches du mariage ou les combats de l’agonie. 51. La consécration du baptême et celle de la confirmation sont une participation au sacerdoce du Christ ; mais, étant conférées uni­ versellement, elles ne peuvent être des degrés de la hiérarchie sacra­ mentelle. Cette dernière ne résulte que du seul sacrement de l’ordre avec lequel commencent les inégalités. Ceci noté, il est facile de comprendre ces mots d’un théologien russe dissident : « Les laïques ont leur place et leur valeur dans l’ensemble de l’Église aussi bien que le clergé. L’état laïque ne peut être défini négativement, comme absence d ordre ecclésiastique, - c’est plutôt un ordre spécial, qui est conféré dans le sacrement de fonction. - (Discours du P. Serge BOULGAKOV, au Congres des Églises, à Lausanne, 1927). Disons plus exactement: 1 état laïque comporte non pas 1 absence du pouvoir sacerdotal ou sacramentel, mais bien 1 absence du pouvoir d'ordre. Il suppose les pre­ miers degrés du pouvoir sacramentel, mais non pas le premier degré de l’ordre, ni de la hiérarchie sacramentelle. LE POUVOIR CULTUEL HIERARCHIQUE 171 1. L’existence et la nature du pouvoir d’ordre 1. Au culte provisoire de la loi ancienne, avec ses sacrifices et ses cérémonies qui n’étaient qu’ombres et figures, l’économie du Verbe fait chair substitue le culte définitif de la loi nouvelle, avec son sacrifice et ses sacre­ ments qui sont vérité et réalité parce qu’ils contiennent le Christ et la grâce du Christ. Si tous les chrétiens reçoi­ vent le pouvoir de participer validement à ce culte qui apporte au milieu du monde les sources de la vie, où chacun puisera selon l’intensité de son désir, ce pouvoir cependant comporte des degrés. En plus du pouvoir donné par le baptême et du pou­ voir donné par la confirmation, il est un troisième pou­ voir, venant de l’ordre52, et qui n’est point donné à tous53. C’est le pouvoir de consacrer le vrai corps et le vrai sang du Seigneur, et de remettre ou de retenir les péchés54, afin que ne s’éteigne pas, dans le monde, le sacerdoce du Christ en croix'’'5. Ce pouvoir, étant un pouvoir ministériel56, peut être exercé validement même par des indignes5 . Il réside dans l’âme à la manière d’une marque spirituelle indélébile58, en sorte que l’homme qui est une fois prêtre ne peut plus redevenir laïque59, et que le sacrement qui confère ce pouvoir n’est 52. Concile de Trente, Denz., n° 852. 53. Ibid., n° 853, 920. 54. Ibid., n° 961. 55. Ibid., n° 938. 56. Ibid., n° 855. 57. Ibid., n° 920. 58. Ibid., n° 852. 59. Ibid., n° 960, 964. - Selon les réformateurs, l’ordination était non pas un sacrement conférant un pouvoir cultuel, une consécra­ tion, mais une simple désignation par l’Église des ministres, lesquels pouvaient à volonté redevenir laïques. La consécration que leprotestantisrne de la Réforme ôtait aux prêtres, le protestantisme libéral l’ôte à Jésus lui-même. On ne croit plus qu’il soit auprès de Dieu le prêtre de 172 Ill - LE POUVOIR D ORDRE pas réicérable60. Voilà l’essentiel de la doctrine du concile de Trente sur la nature du pouvoir d’ordre. 2. Les grands traits de cette doctrine sont visibles dans l’Écriture. L'Écriture nous montre d’abord le Christ conférant des pouvoirs réservés. Au soir de la Cène, il donne aux apôtres l’ordre de faire, en mémoire de lui, jusqu’à ce qu'il revienne, la chose prodigieuse qu’il venait de faire, c’est-à-dire de changer le pain en son corps et le toute l'humanité. Ce n’est, dit-on, que dans l’esprit de certains de ses disciples qu’il a été grand prêtre selon l’ordre de Melchisédech, que sa mon a été un sacrifice rédempteur, qu’il nous a purifiés de nos péchés dans son sang, que la cène est la commémoration d’un sacrifice. Cf. Albert REVILLE, Jésus de Nazareth, 1897, t. II, p. 350, et suiv.; Auguste SABATIER, La doctrine de l’expiation et son évolution historique, 1903; Jean REVILLE, Les origines de l'eucharistie, 1908; HaRNACK, Dos Wesen des Christentums, édit. 1920, pp. 98 sq. De tous, ce dernier est non pas le moins catégorique, mais le plus adroit: « Qui pénètre l’histoire reconnaît que le salut vient pour elle de la souffrance du juste et de l’innocent, en ce sens que ce sont non des mots, mais des actes, non même des actes, mais des actes d’oblation, non même des actes d’oblation, mais le seul don volontaire de la vie qui décide des grands progrès de l’histoire. En ce sens, je crois que, dans la mesure où toutes les théories d’une substitution peuvent nous paraître acceptables, peu d’entre nous méconnaîtront la justice interne et la vérité d’un drame comme celui d’Isaïe, ch. LUI : En vérité, il a porté notre maladie et il s’est chargé de nos douleurs. Personne na de plus grand amour que lorsqu'il donne sa vie pour ses amis : voilà comme on a, dès le début, compris la mort du Christ. Plus le sens moral d'un homme est délicat, plus sûrement il découvrira dans l’his­ toire, chaque fois qu’une grande chose s’est faite, le rôle de la souf­ france de substitution et plus il en saura tirer leçon. Luther, dans son cloître, n’a-t-il lutté que pour lui, n’est-ce pas pour nous tous qu’à cause de cette religion qui lui était confiée, il a combattu et saigné intérieurement ? Mais en la croix de Jésus-Christ l’humanité a connu la puissance d une pureté et d un amour qui se prouvent par la mort, en sorte qu elle n a pu 1 oublier, et que cette expérience a marqué une nouvelle époque de notre histoire. » 60. Denz., n° 852. <1 ‘ · ’ LA Λ* ■ ; ; ·■' ·· r * & -TT/ ’c f ÂV4· Si ■ ’.P LE POUVOIR CULTUEL HIÉRARCHIQUE 173 vin en son sang (Luc, XXII, 19 ; I Cor., XI, 24-25). Avant l'Ascension, le Christ, comme il avait été envoyé par le Père, enverra, à son tour, les disciples avec le pouvoir de remettre ou de retenir les péchés (Jean, XX, 21-23). Toute puissance lui a été donnée dans le ciel et sur la terre, aussi peut-il charger les apôtres de baptiser tous les peuples jusqu’à la fin des temps (Mc., XVJ, 15 ; Mt., fin) ; et sans doute toute personne peut être ministre extraor­ dinaire du baptême : mais le même enseignement tradi­ tionnel par lequel nous l’apprenons, nous dit que le bap­ tême a pour ministres ordinaires ceux qui sont ordonnés. L’Écriture nous montre, au vif, que certains acres liturgiques ne sont pas accomplis indistinctement par tous les chrétiens. Le diacre Philippe baptise les Samaritains ; mais il ne peut leur imposer les mains pour faire descendre sur eux le Saint-Esprit : c’est là un pou­ voir réservé aux apôtres, qui enverront Pierre et Jean en Samarie (Actes, VIII, 14-17). A Corinthe, c’est un autre apôtre, Paul, qui impose les mains aux néophytes pour leur donner le Saint-Esprit (Actes, XIX, 6). Saint Jacques ordonne aux malades de mander les presbytres de l’Eglise pour recevoir de leurs mains l’onction d’huile au nom du Seigneur (v, 14). L’Écriture, enfin, parle de la transmission et de la per­ manence du pouvoir d’ordre. « Ne néglige pas le cha­ risme qui est en toi, qui t’a été donné par prophétie, avec l’imposition des mains du presbytérium », dit saint Paul à Timothée (I Tim., IV, 14). La prophétie a désigné Timothée (cf. I Tim., I, 18); mais l’imposition des mains a mis en lui un don, qui sera permanent. D’où l’exhortation de Paul à Timothée : «Je t’avertis de rani­ mer le charisme de Dieu, qui est en toi par l’imposition de mes mains » (II Tim., I, 6). D’où encore le pouvoir qu’aura Timothée d’imposer les mains à son tour, mais avec discernement, à d’autres sujets (I Tim., V, 22). Tite, 4 4 c "·« •n r· "I 174 Ill - LE POUVOIR D ORDRE sans doute, agira de la même manière, puisqu’il est laissé en Crète avec mission d’établir, dans chaque ville, des presbyrres qui devront, épiscopes irréprochables, dispen­ ser les biens de Dieu et veiller sur la pureté de la doctrine (Tit., 1,5-9). Un pouvoir d’offrir le sacrifice et de conférer les sacre­ ments de la loi nouvelle, pouvoir venant du Christ, transmis par les apôtres et leurs successeurs, qui ne se redonne pas à la même personne, mais dont il suffit de raviver les effets, car il réside dans l ame d’une façon per­ manente, et qui établit une inégalité, une hiérarchie, voilà le pouvoir d’ordre tel qu’il apparaît dans l’Écriture. a»·* L74 3. Telle est la doctrine à laquelle saint Augustin fait écho. Certains donatistes pensaient que, si le baptême subsiste dans les apostats, il n’en est pas de même du pouvoir de baptiser. Saint Augustin répond que soit le pouvoir reçu au baptême, soit le pouvoir de conférer le baptême (solennel61) sont également inamissibles : « L’un et l’autre sont des sacrements ; l’un et l’autre sont confé­ rés par une consécration : le premier, lorsqu’on baptise ; le second, lorsqu’on ordonne. C'est pourquoi, dans la Catholica, il est interdit de les réitérer. Lorsque des dignitaires, venus du schisme, après avoir corrigé leur erreur, ont été reçus en elle pour le bien de la paix, et qu’il a paru bon de leur laisser exercer leurs anciennes fonctions, ils n’ont pas été réordonnés. L’ordre, en effet, comme le baptême, est demeuré intact en eux. Ce qui s’est trouvé mauvais, c'est le schisme, lequel a été réparé par la paix de l’unité ; ce ne sont pas les sacrements, les61. Le diacre est ministre extraordinaire et le prêtre ministre ordi­ naire du baptême •'solennel·, c’est-à-dire du baptême conféré conformément aux prescriptions et aux cérémonies du rituel. Cad. Jur. Can., can. 737, § 2 ; 738, § 1 ; 741. LE POUVOIR CULTUEL HIÉRARCHIQUE 175 quels gardent partout leur nature62. » Le pouvoir d’ordre est donc, pour saint Augustin, un caractère sacramentel ineffaçable, qui subsiste et demeure efficace même chez les indignes. Avec saint Augustin, la doctrine des caractères sacra­ mentels est acquise pour la théologie. Mais saint Augustin n’a pas innové. Il n’a fait qu’expliciter la doc­ trine traditionnelle. Entre l’Écriture et lui, une chaîne ininterrompue de témoignages, passant par la Didachè, saint Clément de Rome, saint Ignace d’Antioche, nous montre l’existence d’une hiérarchie ordonnée à la célé­ bration de ce culte chrétien, dont nous avons dit qu’étant un culte non pas en ombres et en figures, mais en vérité et en réalité, il requérait une consécration spiri­ tuelle particulière. Quand Tertullien, qui d’abord avait reproché à bon droit aux hérétiques de transférer le pou­ voir sacerdotal aux laïques non plus par une « consécra­ tion», mais par une simple « injonction » (laïcis sacerdo­ talia munera injungunt), en viendra plus tard à soutenir lui-même que le sacerdoce (et il entend par là le pouvoir d’ordre) appartient à tous les hommes, et que les laïques peuvent célébrer validement l’eucharistie et remettre les péchés, c’est lui qui fera figure de novateur63. 2. Divisions et degrés du pouvoir d’ordre Les divisions qui sont de droit divin apparaissent dans les documents historiques bien avant d’autres divisions, qui sont de droit ecclésiastique. Ce sont elles qui consti­ tuent les trois principaux degrés du pouvoir d’ordre. 62. Contra epistolam Parmeniani, lib. II, n° 28. 63. Cf. Pierre BATIFFOL, L’Église naissante et le catholicisme, Paris, 1911,p. 351. 4 < · t il' ·< Μ Η ■ 176 111 - LE POUVOIR D’ORDRE a) Divisioris du pouvoir d'ordre 1. Le pouvoir d’ordre que Jésus a laissé dans le monde, pour assurer la continuité des actes suprêmes du culte chrétien, est un pouvoir virtuellement multiple. Et c’est pourquoi, outre la réalisation plénière qu’il offrira à son degré supérieur, il pourra présenter des réalisations inférieures où sa vertu sera participée. Ces diverses réali­ sations du pouvoir divin de l’ordre marqueront des degrés dans la hiérarchie64. Quels seront ces degrés ? Il en est trois qui ont été expressément voulus de Dieu, autrement dit, qui sont de droit divin : l’épiscopat, le presbytérat, le diaconat65. L’épiscopat comporte, outre le pouvoir plénier de changer le pain au corps propre du Christ, le pouvoir plénier de sanctifier le corps mystique ou social du Christ, en préparant les fidèles à s’approcher 64. · Hoc sacramentum datur principaliter ad actus aliquos agen­ dos. Et ideo, secundum diversitatem actuum, oportet quod ordinis sacramentum distinguatur. · S. THOMAS, IV Sent., dist. 24, qu. 2, a. 1, quaest. 1, ad I. «Tota enim plenitudo sacramenti hujus est in uno ordine, scilicet sacerdotio, sed in aliis est quaedam participatio ordinis. * Ibid., ad 2. 65. Que ces ordres soient tous trois d’institution divine, le Concile de Trente n’a pas entendu le définir ; on ne peut donc tenter d’établir ce point en citant le concile lui-même: «Si quelqu’un dit que, dans l’Église catholique, il n’y a pas une hiérarchie, instituée par ordonnance divine, comprenant des évêques, des prêtres et des ministres, qu’il soit anathème ·, Session XX111, can. 6, Denz., n° 966. Néanmoins, on ne peut douter que cet enseignement ne soit celui du Code de Droit canon : « En venu d’une institution divine, la hiérarchie sacrée com­ prend, dans la ligne de l’ordre, des évêques, des prêtres et des ministres... », can. 108, § 3. Voir plus loin, Excursus Il : « Vues récentes sur le sacrement de l'ordre ». 66. Le mot « corps mystique - a d’abord été employé au IXe siècle pour désigner le corps sacramentel, le corps eucharistique du Christ, puis dès le XII*· siècle pour désigner son effet propre, à savoir le « corps qu’est l’Église». Cf. Henri DE LUBAC, S. J., Corpus Mysticum, L'Eucharistie et l’Église au moyen âge, Paris, 1944, p. 15. LE POUVOIR CULTUEL HIÉRARCHIQUE 177 de l’eucharistie. Le presbytérat donne le pouvoir plénier de consacrer le corps propre du Christ et un pouvoir seu­ lement partiel de sanctifier le corps mystique du Christ67. Le diaconat ne donne qu’un pouvoir partiel tant sur le corps propre que sur le corps mystique du Christ. Le dernier de ces trois pouvoirs de droit divin, le dia­ conat, renferme en lui, d’une manière éminente, d’autres pouvoirs inférieurs, qui devaient se manifester peu à peu au cours du temps. Quand le culte divin se développa, l’Église déplia, en quelque sorte, ces divers pouvoirs. C’est alors qu’apparurent le sous-diaconat et les ordres mineurs68. Le Christ en est l’auteur en ce sens qu’il a seul donné le pouvoir du diaconat à son Église. Mais le dépliement de ce pouvoir est d’institution ecclésiastique. 11 est accompli dans l’Église latine dès le troisième siècle69. Cependant, ce que l’Église a distingué à cer­ taines époques, il lui est loisible, à d’autres époques, de le réduire à l’unité70. 67. L'épiscopat et le presbytérat, où esc également exercé l’acte principal du pouvoir d’ordre, qui est de consacrer le corps réel du Christ, sont réunis souvent sous le nom de sacerdoce : l’un étant le sacerdoce du second degré, l’autre le sacerdoce du premier degré. 68. «In primitiva Ecclesia, propter paucitatem ministrorum, omnia inferiora ministeria diaconis committebantur... Nihilominus erant omnes praedictae potestates, sed implicite, in una diaconi potes­ tate. Sed postea ampliatus est cultus divinus ; et Ecclesia, quod impli­ cite habebat in uno ordine, explicite tradidit in diversis. Et secundum hoc dicit Magister... quod Ecclesia alios ordines sibi instituit. » S. THOMAS, IVSent., dist. 24, qu. 2, a. 1, quaest. 2, ad 2 ; cf. Suppi., qu. 37, a. 2, ad 2. Voir Excursus II, n° IX. 69. Une lettre écrite en 251 par le pape Corneille à l’évêque d’Antioche, Fabius, nous apprend combien l’Église romaine comptait alors de prêtres, diacres, sous-diacres, acolytes, exorcistes, lecteurs, portiers. Cf. Denz., n° 45. 70. Que le sous-diaconat et les ordres mineurs soient de véritables degrés du pouvoir d’ordre, c’était la doctrine de saint Thomas, N Sent., loc. cit. C’était aussi, selon toute vraisemblance, la doctrine * ; i É 4 LM 178 III - LE POUVOIR D’ORDRE 2. L'examen de {’Écriture nous permettra de retrouver, dans les ministres sacrés de la primitive Église, les trois degrés du pouvoir d’ordre qui, suivant l'enseignement magistériel, sont de droit divin l. L’épiscopat, qui comporte non seulement le pouvoir d ordre, mais encore e pouvoir de le transmettre à d'autres, est donné par Paul à Timothée, qui devra, à son tour, imposer les mains, et à Tite, qui a charge d’établir la hiérarchie dans les villes de Crète (I Tim., V, 22 ; Tite, I, 5-9). Les presbytres dont il est parlé dans 1 Écriture ont-ils été, pour une partie, de simples laïques ? Quelques écri­ vains l'admettent. Mais, en tout cas, pour une autre par­ tie, ces presbytres participaient au pouvoir d’ordre. C’est Paul et Barnabé qui, après avoir prié et jeûné, les établis­ sent à la tête des Églises d’Asie (Act. XIV, 23). Si ces pres­ bytres imposent les mains à Timothée (I Tim., IV, 14), c’est sans doute qu’ils ont dû recevoir eux-mêmes, aupa­ ravant, l’imposition des mains. Ils devront apporter aux malades l’onction sacramentelle qui remet les péchés ,· s ····?. du Concile de Florence: en indiquant la manière dont sont conférés les ordres, le concile parle non seulement du presbytérat et du diaco­ nat, mais encore du sous-diaconat et des autres ordres (Denz., n° 701). Mais il semble que, depuis, l’intention de l’Église se soit modi­ fiée. On peut croire que, par la Constitution apostolique sur les ordres du diaconat, du presbytérat et de l’épiscopat, du 30 novembre 1947, Pie XII, en redonnant au rite primitif de l’imposition des mains un rôle essentiel et exclusif dans l'ordination, a réduit du même coup au rang de simples sacramentaux le sous-diaconat et les ordres mineurs, qui sont donnés sans imposition des mains. Voir plus loin Excursus II : « Vues récentes sur le sacrement de l’ordre », n° IX. 71. A côté de la hiérarchie, il faudra reconnaître, aux premiers temps de 1 Église, I existence d une organisation missionnaire et itiné­ rante, composée de prophètes, de docteurs, etc., et qui se présente comme un service de l’apostolat. Cf. Pierre BATIFFOL, Études d’his­ toire et de théologie positive, Paris, 1920, p. 260. ' 1» * » uwu · I . · · .! 1.1. POUVOIR CULTUEL HIÉRARCHIQUE 179 (Jacques, V, 14). Une question plus difficile se pose à leur sujet: sont-ils de simples prêtres, ou sont-ils de vrais évêques ? L’Écriture, en effet, les appelle épiscopes : par exemple, les presbytres d’Éphèse, que Paul fait venir à Milet, sont «établis épiscopes pour paître l’Église du Seigneur» (Act., XX, 28) ; les presbytres que choisiraTite devront être des épiscopes irrépréhensibles (Tite, I, 5-7). La question ne peut être résolue d’une manière certaine72. « 11 est probable d’ailleurs que la même déci­ sion ne convient pas à tous les cas. Saint Chrysostome et d’autres auteurs après lui croient que, lorsque plu­ sieurs épiscopes sont signalés dans la même ville, comme à Éphèse et à Philippes, il ne peut s’agir que de simples prêtres. Petau estime, au contraire, que la plupart devaient être évêques73. » 72. On pourrait trouver un signe de la volonté de Jésus de distin­ guer plus tard les évêques et les prêtres, dans les deux missions dont parle [’Évangile, celle des douze apôtres, auxquels succéderont les évêques, et celle des soixante-douze disciples, auxquels succéderont les prêtres. (« Cum sacerdotes succedant in locum septuagintaduomm discipulorum, episcopi vero in locum duodecim apostolorum, ut dicitur in Glossa » ; S. THOMAS, Contra impugnantes Dei cultum et reliÿonem.) La mission des soixante-douze disciples, en effet, n’est pas simplement transitoire : « Voici que je vous ai donné pouvoir de marcher sur les serpents et les scorpions, et sur toute la force de l’en­ nemi; et rien ne vous nuira» (Luc., X, 19). Le P. LAGRANGE écrit: «Si cette fois les disciples ont précédé Jésus, ils auront à continuer son œuvre après lui. Aussi le Maître leur communique à titre perma­ nent le pouvoir dont ils ont usé si bien. Déjà avant d’envoyer ses dis­ ciples il avait posé le fondement de la hiérarchie, avec le principe de l'obéissance et de la discipline qui régit l’Église : Celui qui vous écoute m'écoute, et celui qui vous rejette, me rejette ; or, celui qui me rejette, rejette celui qui ma envoyé, Luc, X, 16. » L'Évangile de Jésus-Christ, Paris, 1928, p. 312. 73. J. TlXERONT, L'ordre et les ordinations, Paris, 1925, p. 61. Selon BATIFFOL, le nom de « presbytres » aurait été donné, à l’origine, communément aux laïques et aux ordonnés. Les fonctions liturgiques « sociales étaient réservées aux diacres et aux épiscopes. Les épiscopes, 180 III - LE POUVOIR D’ORDRE Quant aux diacres, s’ils sont élus à l’occasion du ser­ vice des tables, ils sont eux aussi des ministres sacrésΛ Ils apparaissent en effet dans les Actes comme consacrés par l’imposition des mains des apôtres (VI, 6), et comme ministres du baptême (vill, 38). 3. Outre l’Écriture sainte, les premiers documents des temps apostoliques témoignent que le pouvoir d’ordre était divisé en plusieurs degrés. La Didachè, parlant du sacrifice eucharistique annoncé par Malachie, ajoute aus­ sitôt qu’il faut choisir [pour l’offrir] des épiscopes et des diacres dignes du Seigneur (XIV et XV, 1). L’épître de saint Clément de Rome (XL, 2 - XLI, 1), composée vers l’année 95, insiste sur le rôle distinct des clercs et des laïques (ce mot apparaît ici pour la première fois) dans la célébration du culte : « Les offrandes et les liturgies doi­ vent être faites, non pas comme il plaît et sans ordre, mais comme le Maître l’ordonne, en des occasions et à des heures déterminées. Où, et par qui elles doivent être faites, lui-même l’a fixé dans sa souveraine volonté, afin que tout se fasse saintement selon son bon plaisir [...] Au grand prêtre [le Christ? l’évêque?] sont réservées des ou presbytres-épiscopes, avaient le pouvoir des évêques. Ils vécurent d’abord en collège dans chaque Église. A la mort des apôtres, l’épisco­ pat plural se serait démembré, pour donner naissance à l’épiscopat sou­ verain de l'évêque, et au sacerdoce subordonné des prêtres. Cependant l’épiscopat plural aurait subsisté longtemps à Alexandrie : tout le presbytérium y était composé d’évêques; mais l’un d'entre eux, désigné par élection, exerçait seul le pouvoir d’ordonner. Cf. Études d’histoire et de théologie positive, Paris, 1920, pp. 266 et 280. Mais DüCHESNE fait observer que si 1 on a commencé en plus d’un endroit par l’épiscopat collégial, l’épiscopat unitaire n’est pas étranger aux institutions primi­ tives : on le trouve dans la mère-église de Jérusalem, à Antioche, Rome, Lyon, Corinthe. Athènes, en Crète. Histoire ancienne de l’Église, t. I, pp. 89-95. ^oir plus loin Excursus H : · Vues récentes sur le sacrement de l’ordre *, ηα V, p. 226. 74. Voir Excursus II, n° vin, p. 241. LE POUVOIR CULTUEL HIÉRARCHIQUE 181 liturgies propres ; aux presbytres est assigné un lieu spécial; aux lévites [diacres] sont destinés des services distincts ; l’homme laïque est lié par des préceptes parti­ culiers aux laïques \ » Quelques années plus tard, saint Ignace d’Antioche loue, par exemple, les Tralliens d’être soumis « à leur évêque comme à Jésus-Christ », « au presfytérium comme aux apôtres de Jésus-Christ », et il recommande aux diacres « préposés aux mystères de Jésus-Christ » et « serviteurs de l’Église de Dieu » de plaire à tous (il, 1-3). Il ajoute : « Que tous révèrent les diacres comme Jésus-Christ, V évêque comme l’image du Père, les presbytres comme le sénat de Dieu et l’assemblée des apôtres. Sans eux, il n’y a pas d’Église » (ill, 1). Évêques, prêtres, diacres, tels sont, dans la ligne de l’ordre, en vertu d’une institution divine, manifestée déjà par le magistère initial de l’Église, les degrés de la hiérar­ chie. Il faut dire quelques mots de chacun d’eux en parti­ culier. b) Degrés du pouvoir d'ordre En venu de l’institution divine, il y a donc trois degrés dans le pouvoir d’ordre : les ministres inférieurs, les prêtres, les évêques. 75. Selon saint CLÉMENT, Dieu envoie le Christ, qui envoie les apôtres, et ceux-ci, ayant éprouvé leurs prémices, les instituent comme évêques et diacres des croyants, posant cette règle qu’après leur mort d’autres hommes éprouvés leur succéderont dans leur ministère. Ceux qui ont été ainsi mis en charge par les apôtres, ou plus tard par d’autres personnages éminents avec l’approbation de toute l’Église, il n’est pas juste de les rejeter du ministère (XLII, 2-4 ; XLV, 2-3). Où l’on voit que la communauté approuve, mais n’institue pas. Elle ne peut donc desti­ tuer. Si Clément reproche aux Corinthiens d’avoir destitué injustement des presbytres irréprochables, il ne dit nulle part qu’il leur reconnaisse le droit de destituer des presbytres qui seraient répréhensibles. Et même alors une destitution priverait de l’exercice des fonctions, non du pou­ voir radical de les exercer. ! '' I ; 4t|.· •w •f (? ΓΊ r./ *■* f · I 182 Ill - l b POUVOIR D ORDRE 1. Les prêtres. - Le pouvoir cultuel ou sacerdotal des prêtres est double. Ils ont pouvoir sur le corps propre à\s Christ quand ils consacrent l'eucharistie ; ils ont pouvoir sur le corps mystique du Christ quand ils préparent les fidèles à s’approcher de l'eucharistie. Quand il célèbre l'eucharistie, qui est en même temps le sacrifice de la loi nouvelle et le sacrement du corps et du sang du Sauveur, le prêtre ne dit pas : Ceci est le corps de Jésus, ceci est le sang de Jésus ; pour confesser en effet que le rite du jeudi saint est alors reproduit d’une manière non point seulement semblable, mais vrai­ ment identique, pour confesser encore qu’à cet instant formidable sa propre médiation personnelle n’est qu’un pur instrument, le prêtre redit au nom de Jésus les mots de Jésus : Ceci est mon corps, ceci est mon sang. « La consécration, dit saint Ambroise, quelles en sont les paroles ? de qui sont-elles ? Du Seigneur Jésus. Tout ce qui précède, c’est le prêtre qui le dit : on loue Dieu, on prie pour le peuple, pour les rois, pour le prochain ; mais quand on vient à ce mystère vénérable (venerabile sacra­ mentum), ce sont non ses mots à lui qu’emploie le prêtre, mais ceux du Christ. C’est la parole du Christ qui accomplit ce mystère » 6. La suprême fonction du V., ? 76. De sacramentis, lib. IV, cap. tv ; P. L., t. XVI, col. 440. Dom Germain Morin er la critique moderne restituent le De sacramentis à saint À.MBROISE. - Cette distinction que souligne saint Ambroise, entre les paroles que dit le prêtre au nom immédiat de Jésus et celles qu’il dit au nom immédiat de l’Église, est la distinction même qui fait comprendre les deux sens de l’intervention du prêtre dans la célébration de la messe. Pour ce qui regarde la validité du sacrifice, le prêtre est, au moment de la consécration, le ministre, l’instrument, à travers lequel le Christ luimême agit comme vrai Dieu et comme vrai homme. Pour ce qui regarde Γapplication du sacrifice, le prêtre peut agir comme ministre de l’Église, laquelle puise selon sa dévotion à elle dans la valeur infinie du sacrifice ; c’est au titre de ministre de l’Église que le prêtre pourra disposer, dans une mesure spéciale, des fruits du sacrifice de la messe, pour les diriger vers les intentions bonnes qu’il spécifiera. LE POUVOIR CULTUEL HIÉRARCHIQUE 183 prêtre en tant que tel est ainsi de disparaître devant le Christ qu’il offre à Dieu et qu’il donne au monde. Sa maxime doit être celle du Précurseur : « Il faut qu’il gran­ disse et que je diminue » (Jean, 111, 30). La fonction secondaire des prêtres concernera non plus le corps individuel ou réel du Christ, mais son corps social ou mystique ; elle sera d’amener le peuple de Dieu jusqu’à l’Eucharisrie. A cette fin77, il leur est concédé le pouvoir de purifier les âmes soit du péché par le sacre­ ment de pénitence : « Comme le Père m’a envoyé, moi aussi je vous envoie... Ceux à qui vous remettrez les péchés, ils leur seront remis ; ceux à qui vous les retien­ drez, ils leur seront retenus » (Jean, XX, 21-23) 8 ; soit des 77. « La pénitence et l’extrême-onction préparent l’homme à rece­ voir dignement le corps du Christ.» S. THOMAS, III, qu. 65, a. 3. Notons qu’un pouvoir unique peut avoir plusieurs actes distincts ordonnés l’un à l’autre. Le feu peut chauffer et dilater. Ainsi, le pouvoir d’ordre, qui donne de consacrer, donne aussi de baptiser, et - présup­ posée la juridiction de l’Église - d’absoudre. Le pouvoir d’absoudre, à son tour, aura deux actes subordonnés : c’est un pouvoir de connaître du péché, puis de porter la sentence qui lie ou délie. D’où les deux clefs -c’est-à-dire les deux pouvoirs — du sacrement de pénitence, la clef de science et la clef de puissance. Cette doctrine traditionnelle des deux défi, résumée par saint Thomas d'Aquin {IV Sent., dist. 18, qu. 1, a. 1, quaest. 2, ad 1 ; quaest. 3 ; et IV Contra Gent.., LXXI1), est illustrée par DANTE au neuvième chant du Purgatoire : ...........................trasse due chiavi. Luna era d’oro e l’altra d'argento : Pria con la bianca, e poscia con la gialla Fece alla porta si ch'io fui contento... 78. Longtemps les protestants se sont astreints à soutenir que le sens clair de ce texte était que les péchés sont remis par la simple pré­ dication de l’Évangile, et non par un jugement porté sur les disposi­ tions des hommes, comme est le sacrement de pénitence. Les apôtres prêcheront; ceux qui les croiront auront leurs péchés pardonnés, les autres, non. « Mais, note le P. LAGRANGE, que devient, dans ce sens flou, l’action des apôtres pour délier ou pour retenir ? Nous ne pen­ sons pas que les exégètes qui se targuent de critique s’arrêtent un ins- 184 ? *'-· : AV · •iSri Ill - LE POUVOIR D’ORDRE restes du péché par le sacrement d’extrême-onction: « Quelqu’un parmi vous est-il malade, qu’il appelle les pres bytrès de l’Église et que ceux-ci prient sur lui, en joignant d’huile au nom du Seigneur » (Jacques, V, 14). Ils sont ministres ordinaires du baptême solennel. Et ils peuvent être ministres extraordinaires de la confirma­ tion, car ils possèdent le pouvoir radical de la conférer tant à l’échappatoire luthérienne » (Évangile selon saint Jean, 1925, p. 516). Aujourd’hui, on avoue beaucoup plus facilement que les catholiques ont bien compris le passage, mais on trouvera au passage une saveur païenne. Quand le protestantisme aura vu que l’Évangile du · culte en esprit et en vérité », de la chair « qui ne sert de rien », est l’Évangile même du Verbe fait chair, de l’eau qui régénère, du corps et du sang du Christ qui nourrissent et abreuvent, de la décision qui remet ou retient les péchés, c’est-à-dire de l’incarnation, du baptême, de l’eucharistie, de la pénitence, il sera dans l’alternative de se rétrac­ ter lui-même ou de mutiler saint Jean. 79. « La concession, la délégation par laquelle le pape autorise un simple prêtre à conférer la confirmation et les ordres mineurs, a pour rôle non pas de donner la puissance physique de dispenser ces sacre­ ments, mais de fournir les circonstances nécessaires à leur dispensation valide. En vertu de son pouvoir épiscopal, l’évêque, de droit divin, peut conférer la confirmation ; en vertu de son pouvoir sacerdotal, le prêtre peut la conférer, s’il y est autorisé par le souverain pontife. Le pouvoir physique qu’a le prêtre ne peut s'exercer validement qu’en dépendance de certaines conditions morales ; le pouvoir de l’évêque, au contraire, est affranchi de toutes ces restrictions. Car rien n’em­ pêche qu’un pouvoir sacramentel physique ne puisse s’exercer valide­ ment qu’en dépendance d’une circonstance morale, d’une autorisa­ tion, d’une délégation juridique, etc. Le prêtre par exemple a, comme tel, le pouvoir physique d’administrer le sacrement de pénitence; mais il ne peut l’exercer que dépendamment d’une condition morale, à savoir s’il a juridiction. Ce qu’on rencontre chez le ministre ordi­ naire de la pénitence, faut-il s’étonner de le rencontrer chez le ministre extraordinaire de la confirmation ? Le pouvoir sacerdotal donne donc d’être ministre ordinaire de l’eucharistie et de la péni­ tence, et ministre de la confirmation ou des ordres mineurs extraordi­ nairement, c est-à-dire en dépendance d’une délégation du souverain pontife. » JEAN DE Saint-Thomas, III, qu. 63 ; disp. 25, a. 2, n° 98 ; t. IX. p. 345. Les évêques sont les ministres ordinaires de la confirma- LE POUVOIR CULTUEL HIÉRARCHIQUE 185 et le souverain pontife les exemptera parfois du statut réservant aux évêques seuls l’administration valide de ce sacrement. 2. Les ministres inférieurs. - Les apôtres avaient, sous l’inspiration de l’Esprit saint, détaché le diaconat du sacerdoce. L’Église, de sa propre initiative, détachera pareillement du diaconat les pouvoirs inférieurs du sousdiaconat et des ordres mineurs. Le sacerdoce, défini par son acte principal, est le pouvoir de célébrer le sacrifice du corps et du sang du Sauveur. Le diaconat et les ordres inférieurs, si on les définit par leur acte principal, ainsi que le fait saint Thomas d’Aquin80, apparaissent comme des pouvoirs de préparer, de près ou de loin, le sacrifice eucharistique. La raison d’être du pouvoir d’ordre et de ses participations hiérarchisées est ainsi, avant tout, de donner continuellement au monde la rédemption du Christ en croix. 3. Les évêques. - Le plus sublime des pouvoirs, c’est de consacrer l’eucharistie. Le prêtre le fait. Dans la ligne du pouvoir strictement sacramentel, dont il est ici question, don ; ce sont en effet des apôtres, Pierre, Jean, Paul, qui, dans le livre des Actes, imposent les mains: Pierre et Jean aux Samaritains (vill), Paul aux Éphésiens (XIX). La délégation nécessaire aux simples prêtres pour conférer validement la confirmation est généralement possédée >arlcs Orientaux catholiques, et même, nous le dirons plus loin, par es Orientaux dissidents. Cf. infra, p. 1026. Le Décret Spiritus sancti muntra, de la Sacrée Congrégation pour la discipline des sacrements, du 14 septembre 1946, accorde aux curés, aux vicaires économes et à certains prêtres le pouvoir de conférer validement et licitement le saaement de confirmation aux fidèles qu’une maladie grave mer en vrai péril de mort. Acta Apost. Sedis, 1946, pp. 349 et suiv. Voir Excursus II, n° IV et vu, pp. 224 et 236. 80. IV Sent., dist. 24, qu. 2, a. 1, quaest. 2. •τ­ ι t 186 ni - I E POUVOIR d’ordre que fera de plus l’évêque? Comment entendre que l’épiscopat donne la plénitude du sacerdoce ? Quand un prêtre est sacré évêque, ce qui est alors accru, c’est non intensivement le pouvoir de consacrer l’eucharistie, mais extensivement le pouvoir de préparer le peuple à l’eucharistie ; non le pouvoir direct sur ce qu'on appelle le corps propre du Christ (l’évêque n’est donc pas supérieur au prêtre pour l'acte principal du pouvoir d’ordre), mais le pouvoir latéral sur ce qu’on appelle le corps mystique du Christ (l’évêque est supé­ rieur au prêtre pour l’acte secondaire du pouvoir d’ordre)''·. Le prêtre est ministre du baptême, de la péni­ tence, de l'extrême-onction, et même, extraordinaire­ ment, de la confirmation et de certains ordres. Mais l'évêque est ministre ordinaire de la confirmation et de l’ordination sacrée, il possède un pouvoir, par essence désentravé et non liable, d'administrer ces deux sacre­ ments. Le pouvoir sacerdotal, lorsqu’un évêque est sacré, n’est pas intensifié dans la ligne de son acte premier, la consécration de l’eucharistie ; il est dilaté dans la ligne d’un acte secondaire, en ce sens qu’il est, par essence, désentravé et non liable dans la ligne d’un acte intensive­ ment moins élevé, celui de conférer la confirmation et les ordres sacrés81 82. Et, s’il faut dire du pouvoir sacerdotal ce qu’on dit des vivants, qu’ils n’atteignent leur perfec­ tion qu’au moment où ils sont en état de se reproduire, 81. Le pouvoir épiscopal est supérieur au pouvoir sacerdotal quant à l’acte secondaire du prêtre, qui est de préparer le peuple de Dieu à recevoir l’eucharistie, mais non quant à l’acte premier, qui est de consacrer le corps du Christ. S. THOMAS, IVSent., dise 24, qu. 3, a. 2, quaest 1 ; cf. Suppl., qu. 40, a. 4. 82. C est une question débattue de savoir si le pape peut déléguer un simple prêtre pour conférer non seulement le sous-diaconat et le diaconat, mais même la prêtrise. 11 semble qu’il faille répondre affir­ mativement. Voir Excursus II, n° VII, p. 236. 1.1 POUVOIR CULTUEL HIERARCHIQUE il résulte que c'est non dans le prêtre, qui pourtant, en consacrant l’eucharistie, accomplit l’acte suprême du culte chrétien, mais dans l’évêque, que réside la pléni­ tude du sacerdoce8’. 3. Le rôle du pouvoir d’ordre dans l’Église l. Tant que demeurera l’Écriture, elle témoignera que le Christ fut le prêtre consacré par Dieu, d’abord pour offrir à Dieu un sacrifice parfait, lequel, par le soin de ministres admis à participer à son pouvoir sacerdotal souverain, serait commémoré jusqu’à la fin des temps ; et ensuite pour procurer au monde une rédemption, laquelle, par le ministère sacramentel, serait conduite à chaque homme particulier. La consécration du Christ n’était point pareille à celle des rois, des prophètes, ou des prêtres qui l’avaient pré83. «Il ne saurait y avoir de controverse sur le point précis que I épiscopat, envisagé comme plénitude du sacerdoce, est et demeure un sacrement. La question controversée entre théologiens est de savoir si l’épiscopat est un sacrement adéquatement distinct du simple sacer­ doce et imprimant dans l’âme un nouveau caractère... Nombre d’an­ ciens théologiens, tout en admettant que l’ordination épiscopale étend et accroît le caractère sacerdotal en conférant à l’évêque des pouvoirs que n’a pas le prêtre, nient cependant que l’épiscopat soit un ordre distinct du sacerdoce. C’était l’opinion des grands scolas­ tiques; après le concile de Trente, l’école thomiste, dans son ensemble, y demeura fidèle... Mais les théologiens et canonistes modernes, surtout après Bellarmin, ont pris une position nettement opposée. · A. MICHEL, art. « Ordre », Diet, théol. cath., col. 1383. Le même auteur ajoute: « Qu’on admette sept ou huit ordres, la chose au point de vue du dogme est sans importance », et il cite, à ce pro­ pos, un passage de BENOÎT XIV, Epist. In postremo, 20 oct. 1756, § 17: «Que personne n’interdise de discuter si l’épiscopat est un ordre distinct du presbytérat, si le caractère imprimé par la consécra­ tion épiscopale diffère du caractère presbytéral, ou s’il n’en est, en quelque sorte, que l’extension. » Voir Excursus II, n° Ill, p. 218. .«I 188 •/y - in - LE POUVOIR D ORDRE cédé. Elle résultait de ce qu’il était le Verbe fait chair, et de ce que toute la divinité, qui résidait en lui comme une onction permanente, non seulement le sancti­ fiait substantiellement rendant d'emblée théandriques84 toutes ses actions, mais encore versait dans son âme la source du pouvoir sacerdotal et la source de la sainteté créée: d'où la double consécration par laquelle il était ineftablement préparé à sa mission de sauver les hommes. « Le Christ ne s'est pas désigné lui-même pour être grand prêtre, mais a été désigné par Celui qui a dit : Tu es mon Fils, c’est Moi aujourd’hui qui t’ai engendré» (Hébr., V, 5/ Jésus est et restera donc prêtre au sens où per­ sonne jamais ne sera prêtre. Ceux qu’on appelle aujourd'hui de ce nom ne sont que les véhicules de son irremplaçable sacerdoce, les dis­ pensateurs de sa rédemption, le lieu de passage par où il a voulu qu elle descendît au peuple. Le pouvoir d’ordre est, dans les prêtres de la loi nouvelle, une qualité per­ manente qui n’est point par elle seule active, mais qui, à la manière d’un instrument, a besoin de recevoir, à chaque fois, du Christ, la vertu qui l’actualisera, l’élè­ vera, l’appliquera à produire son effet. C’est la puissance divine qui utilise le pouvoir d’ordre. Ce n’est pas, comme nous le font dire les protestants, des libéraux jus­ qu’à Karl Barth, et avec eux tous ceux qui voient dans les sacrements une œuvre de magie ou dans l’incarnation une vénération païenne, ce n’est pas le pouvoir d’ordre qui « utilise » et qui « se soumet » la toute-puissance 84. C’est-à-dire: divino-humaines. On peut appeler théandriques tous les actes qui viennent de la nature humaine de Jésus ; du seul fait de la divinité de sa personne, ils revêtent, même si, par hypothèse, ils n étaient point surnaturalisés par la grâce habituelle, une dignité infi­ nie. Mais on peut réserver plus particulièrement ce nom aux seuls actes que la nature humaine du Christ produit comme instrument de sa divinité. LE POUVOIR CULTUEL HIERARCHIQUE 1«9 divine85! Pour consacrer le sacrifice eucharistique, où le Christ désire nous associer à l’offrande de sa croix san­ glante, et pour conférer les sacrements de la grâce, les prêtres, en raison du pouvoir d’ordre qui est en eux, sont, dans la main du Christ qui agit du haut des cieux, un peu ce que serait, dans la main de l’artiste, un instru­ ment accordé, un peu ce que serait, dans la main de l’écrivain, une plume prête à l’usage, déjà trempée d’encre, et appelant en quelque sorte la très libre motion de l’écrivain86. Le pouvoir d’ordre est par rapport au pouvoir sacerdotal du Christ non pas un pouvoir supé­ rieur, ni même un pouvoir indépendant, mais un pouvoir constamment et complètement subordonné, un pouvoir purement instrumental. 85. Dans une conférence faite en 1922, Karl BARTH va même jus­ qu’à déclarer par deux fois, avec la plus profonde conviction, que selon les catholiques le prêtre est creator creatoris\ Dans Parole de Dieu et parole humaine, Paris, 1933, pp. 139 et 154. 86. «Character... est qualitas permanens, ut instrumentum consti­ tuat hominem debito modo, id est ut homo ita sit ordinatus ut habeat sibi connaturalem et debitum concursum instrumentaient ad exercendum sacramentales effectus [...]. Hoc tamen non ponit in ipso activitatem per modum permanentis, sed tota activitas datur quando datur ei elevativus concursus ad instrumentaliter operandum Non tamen ponenda est in Christo talis qualitas, quia illa solum constituit potentiam ministerialem respectu Christi ; et ideo ipsa non debet esse in Christo, sed aliquid illa altius et excellentius. Igitur, habens characterem, ad producendam gratiam habet se sicut calamus praeparatus, qui est instrumentum proportionatum et connaturale scribendi ; aliae autem res quae elevari possunt a Deo ad causandam gratiam, habent se sicut calamus non praeparatus ad scribendum, vel sicut aliquid aliud ad id non proportionatum. » JEAN DE SAINTTHOMAS, III, qu. 63 ; disp. 25, a. 2, n“ 122 et 144 ; t. IX, pp. 350 et 356. Le pouvoir qui ressemble le plus au pouvoir du prêtre est celui des baptisés au moment où ils contractent un mariage sacramentel, puisqu ils deviennent les ministres mutuels de la grâce, mais dans une ligne restreinte. TV *• *· *2 *» 190 111 - LE POUVOIR D’ORDRE 2. L’effet, disent les philosophes, ressemble à la cause principale, non à la cause instrumentale. Si le prêtre, dans la célébration du sacrifice et la dispensation des sacrements, n’est par rapport au Christ qu’un instru­ ment, c’est la richesse du Christ, ce n’est pas la pauvreté du ministre, qui passera dans le monde. Et quand le ministre serait indigne, quand la hiérarchie serait enva­ hie par le mal, quand Judas dispenserait le don du Christ, le don du Christ continuerait de passer. Mais les hérésies seront proches, qui seront un terrible jugement exercé par Dieu sur son Eglise, et dont la tactique sera toujours d'attaquer les institutions divines à cause des abus qui les défigurent. Les âmes courront alors de grands périls, mais les responsabilités personnelles de chacune d’entre elles demeurent, et la conduite quelles auront à tenir, pour être héroïque, est claire : « Si un homme crasseux et mal vêtu vous apportait un grand trésor qui vous rendrait la vie, sans aucun doute, pour l’amour du trésor et aussi du seigneur qui l’envoie, vous ne haïriez pas le porteur, nonobstant sa crasse et ses souillures. Certes, vous en souffririez et vous vous ingé­ nieriez, pour l’amour du seigneur, à lui ôter son impu­ reté et à le revêtir. Je veux que vous trairiez de cette manière mes ministres dont la vie est trop peu réglée. Malgré leur impureté et leurs vêtements en lambeaux, déchirés par tous les vices depuis qu’ils sont séparés de ma charité, ils ne laissent pas que de vous apporter de grands trésors, à savoir les sacrements de la sainte Église, où vous puisez la vie de la grâce, si vous en approchez dignement [...] C’est contraire à ma volonté qu'ils vous distribuent le soleil dans les ténèbres, dépouillés de la vertu et souillés par une vie déshonnête. C’est pour qu ils soient vos anges sur terre et en même temps votre soleil que je vous les ai donnés. S’ils ne le sont pas, votre devoir est de me prier pour eux, mais ne les jugez pas. Le Z - LE POUVOIR CULTUEl HIÉRARCHIQUE 191 jugement, laissez-le-moi. Et moi, par vos prières, s’ils veulent s’y disposer, je leur ferai miséricorde. Mais s’ils ne se corrigent pas, la dignité qu’ils possèdent sera leur ruine, moi, le souverain Juge, je leur ferai entendre le grand reproche au dernier instant de la mort, et s’ils ne s’amendent pas, s’ils ne profitent pas de la grandeur de ma miséricorde, ils seront envoyés au feu éternel8'. » 3. Les consécrations du baptême et de la confirmation donnent déjà, nous l’avons dit, le pouvoir de célébrer validement le culte chrétien, en sorte que tous les bapti­ sés et tous les confirmés participent directement au sacerdoce de Jésus-Christ. Ils ont le pouvoir actif d’exer­ cer d’une façon non purement matérielle et extérieure, mais valide et liturgique, certains actes du culte chrétien, de s’unir par exemple à l’offrande du sacrifice de la messe, de confesser la foi chrétienne, et encore le pou­ voir actif d’être ministre dans la célébration de leur mariage. Ils ont en outre (soit simplement, soit parfaite­ ment selon qu’il s’agit des baptisés ou des confirmés) le pouvoir passif de recevoir d’une façon non purement matérielle et extérieure, mais valide, liturgique, sacra­ mentelle, tous les autres sacrements. Mais à quoi se réduirait le pouvoir cultuel du bap­ tême s’il n’y avait pas de prêtres pour offrir le sacrifice de la messe, pas de prêtres ni d’évêques pour conférer les autres sacrements ? Il déposerait dans les baptisés, de préférence aux non-baptisés, une certaine connaturalité à conférer eux-mêmes le baptême non solennel ou privé ; il leur donnerait le pouvoir radical de contracter un mariage chrétien dont ils seraient les ministres et les sujets valides. Avec le baptême et le mariage, la grâce 87. Libro della divina dottrina, cap. CXX, pp. 248-249 ; J. Hurtaud Le dialogue de sainte Catherine de Sienne, t. II, pp. 50-52. t1 •MK . ·«** 3 192 III - LE POUVOIR D’ORDRE sacramentelle ferait son apparition dans le monde. Néanmoins, le sacrifice et cinq des sacrements de la loi nouvelle tomberaient. On n’aurait plus alors qu’un rameau d’Église arraché à l’Église. ' '» ■· ’ VA* · 4. Est-il possible de définir maintenant le rôle, dans l’Église, du pouvoir d’ordre, considéré avec la plénitude qu’il possède chez les évêques et grâce à laquelle il se transmet d’âge en âge, depuis les apôtres, par une succes­ sion ininterrompue appelée succession apostolique ? Le pouvoir d’ordre ne pourra se définir qu’en fonction de l’œuvre sacerdotale personnelle que le Christ conti­ nue d’exercer par le sacrifice et par les sacrements de la loi nouvelle. Le sacrifice de la croix, perpétué dans le rite non san­ glant de la messe, demeure, par rapport au salut de chaque génération, une cause non seulement méritoire (et en même temps latreutique, propitiatoire, impétratoire, eucharistique), mais encore une cause efficiente instrumentale, « conjointe » à la divinité (comme la main est un instrument « conjoint » à la personne humaine), le Christ souffrant ayant été l’organe dont la divinité s’est servie pour faire passer sa miséricorde au monde. Et les sacrements de la loi nouvelle sont, par rapport à chaque homme particulier, une cause efficiente instru­ mentale de la grâce sacramentelle et même du pouvoir cultuel : cause efficiente instrumentale « séparée » de la divinité (comme la plume est un instrument « séparé » de la personne de l’écrivain). C’est donc le sacrifice de la messe et les sacrements de la loi nouvelle qui sont au milieu de nous la cause de la grâce rédemptrice - cause méritoire suréminente et cause efficiente «conjointe» à la divinité s’il s’agit du sacrifice de la messe, qui nous apporte toute la Passion LE POUVOIR CULTUEL HIÉRARCHIQUE 193 du Sauveur; cause efficiente « séparée » de la divinité s’il s’agit des sacrements de la loi nouvelle, qui nous distri­ buent les effets particuliers de la Passion. Or, c’est le pouvoir d’ordre qui donne, à ceux en qui il réside, d’agir comme instruments dans l’action où est perpétué le sacrifice de la croix. Et c’est encore, exception faite pour le baptême et pour le sacrement du mariage dont les époux sont les ministres, le pouvoir d’ordre qui donne, à ceux en qui il réside, d’agir comme instruments dans la transmission sacramentelle de la grâce et du pouvoir cultuel lui-même : carie sacrement et celui qui le confère font ensemble un seul instrument dans les mains de Dieu. En sorte que c’est au pouvoir d'ordre que reste suspendu tout le culte chrétien. Ni le sacrifice, ni le sacrement de l’eucharistie ne seraient perpétués dans le monde si par impossible le )ouvoir d’ordre venait à s’éteindre, en d’autres termes si a succession apostolique était interrompue. Et l’eucha­ ristie est le centre du culte chrétien88. Les quelques actes du culte chrétien qui pourraient encore être exercés per­ draient, du fait de la disparition de l’eucharistie, leur destination suprême. L’Eglise dans tout son être, dans toutes ses parties, est pénétrée par la puissance sacerdotale du Christ ; l’ombre de la consécration suprême du Pontife éternel la couvre 88. Le culte chrétien consiste surtout dans la présence parmi les hommes, grâce au rire non sanglant de la messe, du sacrifice sanglant de la croix et dans la dispensation à chaque homme du plus grand des sacrements, celui de l’eucharistie. Le culte chrétien consiste secondairement dans la dispensation des sacrements qui prépareront ou bien à consacrer l’eucharistie (c’est le sacrement de l’ordre), ou bien à recevoir l’eucharistie (et ici il faudra ranger, comme l’explique saint THOMAS, III, qu. 65, a. 3, tous les autres sacrements, même le mariage). Ill - LE POUVOIR D ORDRE 194 . · tout entière, l’investit, la consacre, la spiritualise, la rend apte à prolonger validement au cours des siècles le culte extérieur, célébré par le Christ au seuil des temps nou­ veaux pour être répercuté « jusqu'à ce qu’il vienne » juger le monde. Mais, dans une portion de son être, l’Eglise est péné­ trée d'une manière encore plus intime par la puissance sacerdotale du Christ89. En ceux de ses enfants qui reçoi­ vent le pouvoir d’ordre, elle est consacrée, spiritualisée, pour exercer comme un instrument, sous la motion du Christ, les actes éminents du culte chrétien, qui en constituent pour ainsi dire le cœur, la partie centrale, autour de laquelle tous les actes cultuels communs vien­ nent se grouper et de laquelle ils reçoivent leur significa­ tion. Ainsi, au-dessus du pouvoir cultuel de soi commun à tous les fidèles, conféré par les sacrements de baptême et de confirmation, il existe un pouvoir cultuel hiérarchi­ que, conféré par le sacrement de l’ordre. Le pouvoir cultuel hiérarchique est possédé dans sa plénitude par les évêques, qui ont pour fonction, suivant la doctrine traditionnelle, de le transmettre de généra­ tion en génération, par une chaîne ininterrompue de consécrations, appelée succession apostolique. Le pouvoir cultuel hiérarchique, ou pouvoir d’ordre, agit comme une cause efficiente dans l’Eglise et dans le monde. Il permet à ceux qui le possèdent de dispenser 89- » Le ministre est comparé au maître comme l’instrument à 1 agent principal... Mais l'instrument doit être proportionné à l’agent. Aussi les ministres du Christ doivent-ils lui devenir conformes... 11 faut qu à sa ressemblance ils soient des hommes, et qu’ils participent quelque chose de sa divinité par une sorte de puissance spirituelle, car 1 instrument participe quelque chose de la vertu de l’agent principal. » S. THOMAS, l\ Contra Gent., cap. LXX1V, « De sacramento ordinis ». ■ 1 LA MATERNITÉ DE HIERARCHIE 195 validement la plupart des sacrements90, et de se compor­ ter en conséquence comme des causes instrumentales hypostatiquement «séparées» de la divinité - le Christ étant cause instrumentale hypostatiquement «conjointe» à la divinité - dans la dispensation des grâces les plus parfaites, les grâces sacramentelles. Et il leur permet, toujours à titre de causes instrumentales « séparées », de rendre le Sauveur corporellement présent à chaque moment de la durée, avec toute la vertu de sa passion sanglante, pour l'élever au-dessus du péché des généra­ tions qui se renouvellent. IV. FONCTION MATERNELLE DE LA HIÉRARCHIE Il reste, pour finir, à dire un mot des inégalités causées parla hiérarchie et de la maternité de l’Église. 1. Les chrétiens, inégaux devant la hiérarchie, sont égaux devant le salut Le Christ, tête de l’Église, est celui, dit saint Paul, « de qui tout le corps, entretenu et uni ensemble du moyen des jointures et des ligaments, reçoit la croissance voulue de Dieu» (Col., II, 19). Dans ces jointures et ces ligaments, par qui la vie de la tête est communiquée à tout le corps pour lui donner la croissance voulue de Dieu, il est facile de reconnaître, surtout à la lumière de la vie ultérieure de l’Église, les pouvoirs juridictionnel et sacramentel de la 90. Cependant, quiconque peut conférer le baptême privé ; et les baptisés peuvent se marier. 196 Ill - LE POUVOIR D ORDRE hiérarchie, auxquels un illuminé, « sous couleur d’humilité et de culte des anges, Faisant fond sur ses visions et vaine­ ment enflé par son intellect charnel », cherchait à arracher les chrétiens de Colosses. Dans un texte parallèle de lepître aux Éphésiens, ΓApôtre enseigne que les inégalités du ministère, loin de faire obstacle à l’unité des fidèles dans la vérité et dans l’amour, en sont le moyen, et quelles ont pour fin de nous faire parvenir tous « à l’unité de la foi, à l’entière connaissance du Fils de Dieu, à l’état d’homme parfait, à la mesure de la pleine croissance du Christ» (Éph., IV, 13)91. Qui donc pourrait penser que l’inégalité de hiérarchie est odieuse? Si le pouvoir d’ordre est un privilège réservé92, sa suprême justification, sa suprême raison d’être, sera de distribuer au monde les richesses bien plus Λ 91. < Une fois comprise la nature du caractère, il faut, semble-t-il, admettre que la doctrine d’ensemble sur les trois caractères sacramen­ tels est implicitement contenue dans deux textes de saint Paul, Éph., IV, 16, et Col., Il, 19. » Bernardus DURST, Abbas Ord. S. Bened., «De characteribus sacramentalibus », Xenia thomistica, 1925, t. II, pp. 555 et 578. 92. Il le sera toujours à l’égard de la femme. Rappelons à ce pro­ pos les points suivants : 1° Nulle femme ne peut recevoir validement le sacrement de l’ordre. Cf. S. THOMAS, IVSent., dist. 25. qu. 2, a. 1, quaest. 1. Il y a là une disposition de « droit divin », attestée par l’usage perpétuel de l’Église, en sorte que « tous les Pères ont condamné comme héré­ tiques ceux qui dans leur secte ont admis les femmes aux saints ordres et au sacerdoce.» GOTTl, De sacramento ordinis, qu. 3, dub. 1, Theologia, Bologne, 1734, t. XV, p. 73. 2° Quelles sont les raisons de cette disposition divine ? Les théolo­ giens les ont cherchées dans l’Écriture, et ils produisent ici les pas­ sages connus de saint Paul : « Que les femmes se taisent dans les assemblées, car il ne leur est pas donné mission de parler; mais quelles soient soumises, ainsi que le dit la loi elle-même » (I Cor., XIV, 34). « Je ne permets pas à la femme d’enseigner, ni de dominer sur l’homme, mais elle doit se tenir dans le silence» (1 Tim., II, 12). Ces textes et d’autres semblables doivent contenir, en effet, la réponse ΙΑ MATE RNITÉ I ) E 1A H J f.RA RCH1E 197 Suite de Lt note 92 : à la question qui nous préoccupe. Mais comme, d’autre part, ils se réfèrent incontestablement à la situation historique et contingente faite à la femme par le monde antique, ils sont d’une interprétation délicate. Saint THOMAS ne l’ignore pas. Il ne les utilisera point pour conclure à quelque infériorité spirituelle de la femme. Il sait que • dans la réalité, pour ce qui concerne les choses de l’âme, la femme ne diffère pas de homme, et qu'il arrive parfois que la femme est par l'âme supérieure à beaucoup d’hommes» {IVSent., loc. cit., ad 1). Il sait qu’à l’exemple de Débora la femme peut occuper le premier rang dans le gouvernement des choses temporelles ou politiques. Ce qu’il retiendra donc de saint Paul, c’esr que, hormis les choses de l’âme, la femme est par rapport à l’homme en ce qui regarde les choses exté­ rieures, dans un état général d’infériorité (mulier statum subjectionis bilbet). Gertrude VON Le Fort, qui a montré avec profondeur la vraie grandeur de la femme, ne le contestera pas ; elle se contentera de remarquer que « le côté passif et réceptif de l’être féminin, qui fut considéré par l'antiquité sous un jour purement négatif, apparaît dans l’ordre chrétien de la grâce comme la chose positive qui décide de tout»; elle écrit que le voile qui «est sur la terre le symbole du mystère» est aussi «le symbole de l’être féminin», que «toutes les grandes manifestations de la vie féminine font apparaître la femme en tant que voilée ». La Femme éternelle, chap. 2. Cela ne signifie pas que les femmes soient inaptes aux choses extérieures dans l’ordre temporel ou même dans l’ordre religieux - à ceux qui lui objectent saint Paul, sainte THÉRÈSE devra répondre de la part du Seigneur « de ne pas se guider par un seul passage de la sainte Écriture, mais de considérer aussi les autres : eh quoi ! pourraient-ils par hasard me lier les mains?» Relations spirituelles, dans Obras, Silv., t. II, p. 52 ; cf. trad. Grégoire de Saint Joseph, t. III, p. 106 ; - cela signifie que, hors le cas toujours possible d’une mission exceptionnelle comme celle de Jeanne d’Arc, elles y sont aptes à leur manière, qui est en général d’un ordre voilé. Cette constatation évidente, qui est de tous les temps, bien que son degré d’importance puisse varier avec les temps, et qui n'offre rien d’humiliant, suffira pour saint THOMAS, lorsqu’elle sera confrontée avec les principes généraux de la théologie sacramentaire, à fournir la raison de convenance de la disposition divine qui réserve l'ordination aux hommes. Les sacrements, dit-il, étant essentielle­ ment des signes, ne sont conférés validement que lorsque leur symbo­ lisme est sauvegarde {loc. cit.). De même donc que l’extrême-onction, qui doit être donnée à la manière d’une médication spirituelle ne 198 Hl - LE POUVOIR D’ORDRE consent son symbolisme et n'est valide que si elle est conférée à un malade: ainsi l'ordre, destiné à conférer une supériorité hiérarchique, ne conserve son symbolisme et par conséquent sa validité que s'il est appliqué à l’homme, non à la femme qui est extérieurement dans un état d’infériorité. Ainsi pour les choses de l’âme la femme est procla­ mée l'égale de l’homme; mais quant à certaines activités extérieures, elle est, comme telle et en général plus faible, et cela suffit pour que le symbolisme du sacrement de l'ordre ne puisse se vérifier en elle. 3° La Vierge a-t-elle été prêtre ? On pourrait l’affirmer tout en niant que le caractère sacerdotal puisse convenir aux femmes. On dirait alors qu elle a été prêtre d’une manière éminente et intransmis­ sible, en raison de la maternité divine, sans l’être d’une manière com­ municable, et sans posséder formellement le caractère de l'ordre. C’est ainsi que dans le Christ réside la plénitude du pouvoir sacerdotal, non le caractère sacramentel, qui n en est qu une participation (S. Thomas, III, qu. 63. a. 5). Les deux questions ne sont donc pas en connexion nécessaire. Mais ceux qui affirment, comme saint ÉP1PHAXE, que la Vierge elle-même n’a pas été prêtre, en concluront qu’à plus forte raison les autres femmes ne le peuvent être. Cf. Panarion, haer. 79 ; P- G., t. XLII, col. 744. Tous les privilèges de la Vierge sont une conséquence du privilège évangélique majeur qui tait d elle la digne Mère d un Dieu sauveur. S il faut accorder le sacerdoce à la Vierge, ce sera donc en vertu de ce pre­ mier privilège. Mais faut-il le lui accorder ? Le prêtre est celui qui est consacré pour donner Dieu aux hommes et les hommes à Dieu par union au sacrifice rédempteur de la croix. Mais il y a, selon saint Thomas, III, qu. 63, a. 3, deux sones de consécrations: 1° celle des caractères sacramentels, qui assure la continuité ininterrompue du culte chrétien dans la ligne de la validité., plus spécialement celle du caractère hiérarchique de l’ordre, qui assure la permanence du sacrifice rédemp­ teur sous les espèces eucharistiques ; 2° celle de la grâce et de la charité christiques, plus foncière et plus précieuse, à laquelle la précédente est ordonnée, qui assure la sainteté du culte en esprit et en vérité. De même donc qu'on distingue dans l’Église deux sones de grandeurs, les gran­ deurs de hiérarchie et les grandeurs de charité, on pourra reconnaître avec le Catéchisme Romain, Pars II, chap. VII, n” 23 et 24, deux sones de sacerdoces : le premier, externe, réservé à quelques-uns, et conféré par le sacrement de l’ordre, disons le sacerdoce hiérarchique·, le second, interne, commun à tous les fidèles (Apoc., 1, 5-6 ; I Pierre, II, 5), disons, si l’on veut, un sacerdoce de l'amour. Comment accorder le premier à la Vierge? Mais comment lui refuser le second? La doctrine ecclésiologique et mariale exposée dans le deuxième tome de L'Église du Verbe incarné nous LA MATERNITÉ DE LA IIIÉRARCHIE 199 précieuses, incomparables et pleinement universelles du salut. L’homme en qui réside le pouvoir d’ordre est l’ins­ trument qui, lors de la célébration de l’eucharistie, rend présent Jésus lui-même attirant dans l’offrande de sa croix sanglante ceux qui, sans oser lever les yeux vers le ciel, cherchaient en vain, en eux et autour d’eux, la sup­ plication absolument pure dont ils avaient besoin pour se faire pardonner leur vie, pour amener d’autres âmes à la vérité, pour faire descendre chaque matin le ciel de l’amour sur le dur égoïsme du monde : Jésus dont le cœur même bat au cœur de sa visible Église, qu’il fortifie conduit à la notion de la Vierge présente au Calvaire comme corédemptrice du monde entier, mais tout entière cachée dans les grandeurs de sainteté. C’est donc le sacerdoce mystique et intérieur de l’amour qui, selon nous, lui convient seul. Tant qu’on n’aura pas fait explicitement ces dis­ tinctions, le conflit renaîtra entre les théologiens, les uns refusant à la Vierge tout sacerdoce, les autres lui accordant un sacerdoce formel. L'histoire de ce conflit est exposée d’une manière quasi exhaustive par René LWRENTIN, Marie, l’Église et le sacerdoce, Essai sur le développement d'une idée religieuse, Paris, 1952, t. I, 688 pages, thèse de doctorat èslettresen Sorbonne; Étude théologique, 1953, t. II, 222 pages. La solu­ tion très claire en est donnée, notamment dès la page 651 du premier tome. Toutefois l’auteur, au lieu de distinguer dans l’Église même, en s’inspirant de saint Thomas, entre les grandeurs ministérielles de hiérar­ chie et les grandeurs terminales de sainteté, préfère opposer ici les notions certainement moins adéquates de virilité et de féminité, d’acti­ vité et de passivité, voire de grâce divine et de nature humaine. Quoi de dus actif pourtant, de plus entreprenant, de plus audacieux, que ’amour corédempteur ? Et que signifie la médiation corédemptrice de la Vierge sinon son sacerdoce mystique au pied de la Croix ? Dès lors le problème théologique est résolu, il ne reste que le choix entre deux expressions, celle de « médiation corédemptrice» et celle de «sacerdoce mystique » ; et si la seconde risque d’être devenue équivoque au cours du temps, qui ne préférera la première ? Une définition du magistère si elle devait un jour se produire, concernerait, plutôt que le sacerdoce de la Vierge, sa médiation ou intercession médiatrice, soit comme corédemptrice dans Γacquisition des grâces du salut, soit comme codispensatrice dans la distribution des grâces du salut. Il t 200 r* Ill - LE POUVOIR D ORDRE contre les assauts de l'enfer. Encore, cet homme est l’ins­ trument dont le Seigneur se sert du haut des cieux, pour dispenser par les sacrements, à ceux qui voudront bien s’en approcher comme des mendiants, la rémission de leurs péchés, les dons d'une nouvelle naissance, l’eau vive capable à la fois d’entretenir et d'apaiser la soif de leur exil et de jaillir jusqu'à la vie éternelle. En présence des richesses du sacrifice de la messe et des sacrements de la loi nouvelle, il n’y a plus, chez les chrétiens, d'autre inéga­ lité que celle de leur désir et de leur amour, de leur faim et de leur soif. Ce n’est pas le degré hiérarchique, c’est le degré de pauvreté, d’humilité, d’abnégation, de souf­ france, de magnanimité qui compte seul. Le pouvoir de frapper le rocher n’aurait pas, au désert de Sin, désaltéré Moïse, mais l'eau elle-même qui jaillit avec abondance, et où il put boire comme tout le peuple. Ainsi, le pou­ voir d’ordre ne saurait sanctifier à lui seul ceux qui sont en hiérarchie, mais la grâce, issue de ce pouvoir, et qu’ils peuvent recevoir aux mêmes conditions que tout le peuple chrétien. C’est pour autant qu’ils possèdent le pouvoir d’ordre ou le pouvoir de juridiction que le pape, les évêques, les prêtres et les ministres appartiennent à la hiérarchie ; mais, pour autant qu’ils ont une âme à sau­ ver, ils rentrent dans le rang des fidèles, dans 1’« Ecclesia credens» et, en songeant à la gravité des comptes qu’il leur faudra rendre, ils sont portés à s’estimer les derniers des hommes, de peur, suivant l’avertissement de l’apôtre, qu après avoir prêché aux autres, ils ne soient eux-mêmes réprouvés (I Cor., DC, 27). 2. Maternité de l’Église Au moment où le Verbe s’est fait chair, la vertu divine a été portée en quelque sorte au sein de l’univers maté­ riel pour le restaurer, le transformer, le sanctifier. Ce IA maternité DE IA hiérarchie 201 n’est pas seulement la nature corporelle du Christ, c’est encore la nature matérielle tout entière qui a été conviée à participer à une dignité jusqu’alors inouïe. Car, si dans l’incarnation c’est le corps du Christ, dans les sacrements ce sont d’autres éléments matériels, de l’ordre minéral, ou végétal, ou humain : l’eau, le pain et le vin, l’huile, nos actes corporels et nos paroles humaines qui devien­ nent les instruments de l’Esprit de Dieu93. L’on pourra dire désormais que la terre, qui jusqu’alors n’avait donné à l’homme que sa vie et sa nourriture corporelles, appa­ raît, dans les sacrements, comme la pourvoyeuse de sa vie et de sa nourriture spirituelles94. 93. «Catholiques et entièrement divins sont tous les sacrements de l’Église en ce sens encore qu’ils embrassent et sanctifient non seu­ lement la vie morale et spirituelle de l’homme, mais aussi sa vie phy­ sique; bien plus, les sacrements consacrent et rattachent à Dieu les principes élémentaires de la nature matérielle de tout le monde visible. C’est ainsi que, dans le baptême, l’Esprit divin, qui, au début de la création, flottait au-dessus des eaux, relie de nouveau son action mystérieuse à l’eau, comme à un élément primordial du monde maté­ riel, et, en elle à tous les autres éléments. Dans la confirmation et l'extrême-onction, l’élément végétal en ses plus purs produits est consacré et devient le véhicule de l’action de la grâce sur le corps humain, etc... » Vladimir SOLOVIEV, Les fondements spirituels de la vie, trad. Tzebricow, Bruxelles, 1932, p. 209 ; 2e édit., p. 167. 94. Ces considérations et celles qui suivent sont empruntées au livre de SCHEEBEN sur Die Mysterien des Christen turns, ch. VIII : Le mystère de l’Église et des sacrements. Selon ce théologien, le caractère se distingue en nous de la grâce, à la manière dont se distinguent, dans le Christ, la grâce substantielle de l’union au Verbe et la grâce habi­ tuelle. Le caractère élève notre hypostase, en nous unissant à i’hypostase du Christ, il est en nous une similitude et une participation de ce qu’est, dans le Christ, l’union hypostatique ; la grâce au contraire élève notre nature, en nous faisant entrer en communauté de vie avec Dieu. De ce principe, Scheeben déduira que si l’union hypostatique est dans le Christ la racine de la grâce habituelle, le caractère est en nous la racine de la grâce sanctifiante, non sans doute qu’il la ren­ ferme d’une manière latente, mais parce qu’il exige moralement sa présence dans l’âme. Et lorsqu’elle survient en dépendance du carac- r « · 4« ·«■ % .. ·· 202 Ill - LE POUVOIR D ORDRE Suite de Li note 94 : ' - · tère, la grâce reçoit une dignité plus haute, non seulement parce quelle est alors le bien d’un membre du Christ, mais encore parce que son or enchâsse la pierre précieuse du caractère et que la robe de l’enfant de Dieu, lorsqu’elle est unie au sceau de l'incorporation au Fils naturel de Dieu, reçoit un éclat plus splendide. Le caractère est si noble qu’il ne saurait avoir pour sujet l’une des puissances de lame; il les déborde toutes, il s’étend jusqu’à la substance même de l’âme, et c’est lui qui appelle la présence de la grâce dans l’âme tout entière. Scheeben conclut avec profondeur que, dans le corps mystique, la configuration au Christ résultant de l’empreinte du caractère, revêt la même signification que possède, en biologie, la configuration des membres à la tête: ici et là, l’identité de configuration est une condi­ tion nécessaire de l’unité de vie intérieure et d’action extérieure. Pourtant, quelle que soit la séduction de ces aperçus de Scheeben, il est certain qu’ils ne peuvent êae tous conciliés avec les positions adoptées par Jean de Saint-Thomas et par saint Thomas lui-même. Voici comment les choses se présentent de leur point de vue. La dignité de l’ordre hypostatique ne peut être communiquée à une pure créature. En plus de cette grâce d’union, le Christ possède un autre privilège incommunicable; car, du fait qu’il est réellement uni au Verbe et qu'il sert d’organe à la divinité, la grâce habituelle revêt en lui une perfection unique : elle a raison de grâce capitale, elle devient la source d’où la grâce dérive à tous les membres du Christ. Mais le Christ est chef de l’Église non seulement parce qu’il communique la grâce sanctifiante. Il l’est encore comme grand prêtre et comme fon­ dateur du culte chrétien. La puissance sacerdotale du Christ est une qualité créée, résidant non pas dans l’essence de son âme, ni dans sa volonté, mais dans son intelligence. C’est à cette puissance sacerdo­ tale que le caractère nous fait participer, et c’est pourquoi il a pour sujet immédiat l’intelligence. « Si ergo sacerdotium Christi debet esse aliquid ad intellectum pertinens, character qui est participatio talis sacerdotii, exequens ministerialiter id quod sacerdotium Christi prin­ cipaliter, debet etiam ad intellectum pertinere », écrit JEAN DE SaINTTHOMAS, 111, qu. 63; disp. 25, a. 4, n° 12; t. IX, p. 369. Saint THOMAS dit expressément que le caractère, du fait qu’il est une vertu instrumentale, ne peut résider dans l'âme à la manière de la grâce, III, qu. 63, a. 5, ad 1. Au sens large, la grâce capitale du Christ pourra signifier à la fois la grâce sanctifiante et le pouvoir sacerdotal du Christ. « Character... derivatur a sacerdotio Christi et potestate excel­ lentiae quam, ex vi gratiae capitis, habet supra totam Ecclesiam ; : .'1 r • * IA MATERNITÉ DE 1.A HIÉRARCHIE 203 Mais - et il n’y a d’exception que pour le baptême privé-, le ministre qui applique les sacrements de la loi nouvelle doit être consacré, il doit posséder un pouvoir cultuel. La cause instrumentale utilisée par l’Esprit pour conférer la grâce comprend à la fois le sacrement, le ministre, le pouvoir cultuel du ministre. Par rapport aux autres éléments de cette cause instrumentale, le pouvoir cultuel, qui est une participation au sacerdoce du Christ, se présente comme l’élément qui élève, spiritualise, sur­ naturalise. 11 est donc, pour ainsi parler, l’âme de la cause instrumentale. Il la rend pleinement apte à être utilisée par l’Esprit, en vue d’en communiquer les bienfaits. quae aliquid physicum est», écrit encore Jean de Saint-Thomas, Ibid., a. 2, n° 121, p. 350. Bien qu’il soit l’effet commun des trois personnes divines, le caractère, étant une participation au sacerdoce du Christ, peut s’appeler « caractère du Christ » ; et puisque le Christ est uni hypostatiquement au Verbe, on pourra dire que le caractère nous conforme au Verbe plutôt qu’au Père et à l’Esprit saint. Mais il n’est pas supérieur à la grâce : il se réfère au sacerdoce du Christ, et donc au Christ en tant qu’homme ; la grâce, au contraire, est une participation immédiate de la nature divine : « In exemplaritate et participatione, character respicit sacerdotium Christi, et consequen­ ter Christum secundum quod homo ; in quo differt a gratia, quae est immediata participatio naturae divinae», ibid., a. 3, n° 4, p. 366. Peut-on dire, dès lors, que la grâce est ennoblie par le caractère, comme l’or par un diamant ? A la suite de Jean de Saint-Thomas, nous préférons soutenir que ce qui enrichit la grâce, c’est la modalité sacramentelle quelle reçoit lorsqu’elle est conférée par les sacrements. Plus encore que le caractère, la grâce sacramentelle nous conforme au Christ. Le caractère subsistera en enfer. Il ne sera pas nécessaire au ciel où notre culte extérieur aura cessé, dit saint Thomas, III, qu. 63, a. 5, ad 3 ; il ne sera donc pas le partage de tous les élus. Mais en tous les élus la grâce sera parvenue à son éclosion sacramentelle. Sans aucun doute, l’on se trouve en présence de deux grandes conceptions divergentes du caractère. Il faut choisir. L’une semble admettre une sorte de participation à l’union hypostatique et élever en quelque manière l’ordre de hiérarchie au-dessus de l’ordre de sainteté. L’autre, allé de saint Thomas, sauvegarde pleinement la primauté de l’ordre de l’amour dans le temps et dans l’éternité. • I îf 204 ni - le pouvoir d’ordre Or, sauf dans le mariage, le pouvoir cultuel nécessaire pour administrer les sacrements est le pouvoir d’ordre. Lui seul, en outre, permet de perpétuer de génération en génération le sacrifice central de la religion chrétienne. Aussi est-ce grâce au pouvoir d'ordre, qui est le premier et le principal des pouvoirs hiérarchiques - le second étant le pouvoir juridictionnel ou pouvoir pastoral -, que s’exercera premièrement et principalement la fonc­ tion maternelle de l’Eglise. La maternité de l’Eglise représente bien davantage que la touchante évocation, à propos des pouvoirs hiérar­ chiques, appelés parfois Eglise enseignante, des sollici­ tudes et des tendresses d’une mère. Elle signifie que la hiérarchie a vraiment, pour notre vie surnaturelle, l’im­ portance d’une mère pour la vie de ses enfants. Scheeben, qui a beaucoup insisté sur ces vues, a signalé les deux aspects principaux de cette maternité : la fécon­ dité (Fruchtbarkeit), qu’il rattache tout entière au pou­ voir d’ordre, au sacerdoce, et la fonction éducative ou pastorale (Hirtengewalt), qu’il rattache au pouvoir de juridiction. En parlant de la fécondité, il rappelle que le Saint-Esprit, qui par la médiation et le libre acquiesce­ ment de la Vierge a formé le Christ afin de le donner au monde, se sert aujourd’hui de la médiation du pouvoir d’ordre pour rendre ce même Christ substantiellement présent parmi nous, sous les espèces eucharistiques ; en sorte que la maternité de la Vierge, à qui nous devons la naissance du Christ, trouve comme une réplique dans la maternité du pouvoir d’ordre, à qui nous devons le Christ sacramenté. Et ce n’est pas seulement à l’égard du Christ sacra­ menté que le sacerdoce exerce comme une fonction maternelle, c’est, en outre, à l’égard de chacun des chré­ tiens qui, par le moyen des sacrements, sont incorporés au Christ pour devenir ses membres et qui composent LA .MATERNITÉ DE IA HIÉRARCHIE 205 son Église. C’esr le pouvoir d’ordre, c’est le sacerdoce qui, à la manière bien sûr d’un simple instrument de la toute-puissance divine, enfante les chrétiens au baptême, les prépare pour les combats de la vie par la confirma­ tion, les nourrit du pain eucharistique, les purifie de leurs souillures et les guérit de leurs infirmités par la pénitence et l’extrême-onction et qui, enfin, se renou­ velle et se perpétue par la collation des ordres95. Ainsi, la mystérieuse fécondité qu’il avait donnée à la Vierge, au jour de l’Annonciation, pour quelle devînt la Mère du Christ et conséquemment la Mère de tous les hommes, le Saint-Esprit la communique, d’une manière différente sans doute et analogique, au pouvoir d’ordre, au sacerdoce, en vue de rendre présent dans le monde le Christ sacramenté et d’y engendrer l’Eglise, qui est son corps, à laquelle se rattacheront, consciemment ou inconsciemment, tous ceux qui sont sauvés. C’est ici qu’apparaît, dans ce qu’elle a de plus pur et de plus élevé, la fonction maternelle de la hiérarchie. 95. «La maternité de l’Église, au sens strict, est l’apanage non pas de tous ses membres, mais des seuls dépositaires de sa fécondité et de sa puissance pastorale, par qui les enfants de l’Église sont engendrés, soignés, éduqués. Elle appartient en un mot aux pères de l’Église. Nous les appelons naturellement pères, en raison de leur sexe, puisque le Christ a préordonné que les plus hautes fonctions de l’Église seraient exercées par des hommes. Mais si l’on considère leur situation dans l’Église formellement et par son côté surnaturel, si l’on regarde plus à leur dignité qu’à leur personne, alors c’est le caractère de maternité qui apparaît en eux. Unis au Dieu-homme d’une manière particulière dans l’Esprit saint, ils se présentent, en effet, comme l’intermédiaire par lequel le Dieu-homme, tel un père, engendre, soigne, éduque ses enfants. De ce point de vue, ce qui entre précisément en ligne de compte, c’est non pas la multiplicité de leurs personnes, mais l’unité de leur relation au Christ et à l’Esprit saint, unité qui trouvera une expression véritable dans la dépendance juridictionnelle de tous les chrétiens à l'égard du dépositaire des pleins pouvoirs pastoraux. » M.-J. SCHEEBEN, op. cit., § 80, p. 533. 206 HI - LE POUVOIR D’ORDRE Si l'on inclut la fonction hiérarchique dans le sein même de l’Église, et qu’on appelle Ég ise la fusion de 1« Église enseignante » et de 1’« Église croyante », alors, à ceux qui demanderont pourquoi le Christ veut recourir à la hiérarchie pour baptiser, consacrer l’eucharistie, remettre les péchés, etc., on répondra, avec les théolo­ giens mystiques du moyen âge96, que sans doute le Christ seul pourrait taire toutes ces choses, mais que, s’étant uni l’Église comme son Épouse, comme sa chair, il ne veut recevoir que d'elle ses enfants immédiats. A cette maternité des grandeurs de hiérarchie, dont parle Scheeben, il nous faudra joindre la maternité plus mystérieuse encore des grandeurs de sainteté, dont le Sauveur lui-même a parlé, Matth., XII, 50 : « Quiconque fait la volonté de mon Père qui est dans les deux, est mon frère, et ma sœur, et ma mère. » 3. Les défaillances des membres de la hiérarchie, textes de S. Jean Chrysostome et de S. Augustin Les dépositaires des pouvoirs hiérarchiques, qui, au nom du Christ, annoncent la vérité et communiquent la vie, peuvent dans leur conduite personnelle offenser et même trahir le Christ. L’important, c’est que le message et la sainteté du Christ passent malgré tout jusqu’aux autres hommes. Ils y trouveront toujours des cœurs ouverts pour les recevoir, une terre fertile et profonde où enfoncer des racines. Personne d’ailleurs ne serait excusé de prendre prétexte des épines pour se détourner des roses. Saint Jean Chrysostome le dit : « Ce que l’on te demande, c’est de laver tes péchés, non de montrer que d’autres en ont commis de semblables. » « Nous sommes 96. Par exemple Isaac de l’Étoile, cité par Émile MerSCH, S.J., Le corps mystique du Christ, Louvain, 1933, t. II, p. 145. LA MATERNITÉ DE IA H1 ÉRARCI11E 207 prêts, dit-il à ses auditeurs, à vous rendre nos raisons. Mais, s’il n’en était pas ainsi, si vous aviez des maîtres corrompus, rapaces, avares, leur perversion ne serait point votre justification. Car celui qui est plein d’amour et de sagesse, le Fils monogène de Dieu, lui qui voit tout, sachant que dans un temps si long, sur une terre si vaste, il y aurait beaucoup de mauvais prêtres, et ne vou­ lant pas que leur incurie encourageât l’insouciance des ouailles, a d’avance ôté toute excuse à l’insouciance quand il a dit : Sur la chaire de Moïse se sont assis les scribes et les pharisiens ; et donc tout ce qu’ils vous diront de faire, faites-le; mais ce qu’ils font, ne le faites pas (Mt., XXIII, 2), montrant ainsi que même quand tu aurais un maître dévoyé, tu ne serais pas excusé de n’avoir pas fait le bien qu’il enseignait. Ce n’est pas sur ce qu’a fait ce maître, mais sur ce que tu as entendu de lui et n’as point observé, que Dieu te jugera. En sorte que, si tu as accompli les commandements, tu seras alors en grande sécurité; mais, si tu les as transgressés, alors même que tu montrerais une foule de mauvais prêtres, cela ne te servira de rien. Judas, en effet, était apôtre, et cela ne justifiera jamais les sacrilèges, ni les avares, et nul accusé ne pourra dire : un apôtre même a été voleur, sacrilège, traître. Au contraire, nous serons condamnés et punis plus sévèrement pour ne nous être pas assagis au spec­ tacle des péchés d’autrui : s’ils sont rapportés dans 1 Ecriture, c’est pour que nous nous gardions de les imi­ ter. Aussi, sans plus nous occuper de tel ou tel, soyons attentifs à nous-mêmes, car chacun de nous rendra compte à Dieu de sa propre vie »9 . Le même saint dit encore, lorsqu’il montre le sacerdoce supérieur à la royauté: «Au roi sont confiées les choses terrestres ; à moi, les choses célestes. A moi, c’est-à-dire au prêtre. 97. In I Cor., Homil. xxi ; P. G., r. LXI, col. 180. 208 111 - LE POUVOIR D’ORDRE Aussi quand tu verrais un prêtre indigne, n’attaque pas le sacerdoce; ce n'est point la chose qu’il faut blâmer, niais celui qui use mal de ce qui est beau ; car si Judas fut traître, c’est la condamnation non de l’apostolat, mais de sa propre vie ; ce n'est pas un grief contre le sacerdoce, c’est un péché de sa conscience. N'accuse donc jamais le sacerdoce, mais le prêtre qui use mal de ce qui est beau. En effet, si quelqu'un, discutant avec toi, te dit: - Vois donc celui-ci ! c’est un chrétien ! réponds-lui : - Je ne dis­ cute pas des personnes, mais des choses. Combien de médecins, en effet, furent des bourreaux et ont donné un poison pour un remède ! Pourtant je n'incrimine pas leur art, mais ceux qui s en servent mal. Combien de marins ont coulé leurs navires ! Pourtant c’est non point l’an de naviguer, mais l’usage qu’ils en font, qui est mauvais. Si tu rencontres un mauvais chrétien, n'accuse ni sa foi ni le sacerdoce, mais celui qui use mal d’une chose belle9''. » Vers la même époque, à la vierge Felicia ébranlée par l’inconduite de certains pasteurs, saint Augustin écrivait: «Je t'exhorte à n’être point troublée d’une manière exa­ gérée par des scandales qui ont été prédits d’avance pour que, lorsqu’ils arriveraient, nous puissions nous souvenir qu’ils ont été prédits et n’être pas trop émus par eux. Car le Seigneur lui-même les a prédits dans l’Évangile: Malheur au monde à cause des scandales ! Il faut qu'il y ait des scandales, mais malheur à l'homme par qui le scandale arrive (Mt., XVIII, 7). Qui sont ces hommes, sinon ceux dont l’Apôtre dit : Ils cherchent leurs intérêts, non ceux de Jésus-Christ (Phil., II, 21)? Ainsi, il en est qui occupent les chaires pastorales pour veiller sur les troupeaux du Christ; et il en est qui les occupent pour s’attirer des honneurs temporels, des avantages séculiers. Ces deux classes de pasteurs, les uns mourant les autres naissant, il 98. In illud: Vidi Dominum..., Homil. IV ; P. G., t. LVI, col. 126. •7· * LA MATERNITÉ DE LA HIÉRARCHIE 209 faut qu elles se perpétuent dans le sein même de l’Église catholique jusqu’à la fin des siècles et jusqu’au jugement du Seigneur. S’il y eut, en effet, au temps des apôtres, de faux frères parmi lesquels l’Apôtre gémissait, se plaignant des dangers venant des faux frères (II Cor. XI, 26), s’il vou­ lut non pas les chasser orgueilleusement mais les suppor­ ter patiemment, combien plus, à notre époque, faut-il qu i s’en trouve, puisque, de notre âge qui s’approche de la fin, le Seigneur dit ouvertement : Parce que l’iniquité abondera, la charité de beaucoup se refroidira. Mais ce qui suit doit nous consoler et nous encourager : Celui, dit-il, qui aura persévéré jusqu’à la fin, celui-là sera sauvé (Mt., xxiv, 12-13). » Comme il y a de bons et de mauvais pasteurs, il y a dans les troupeaux de bons et de mauvais éléments. Les bons, ce sont les brebis ; les mauvais, ce sont les boucs. Mais ils paissent mêlés ensemble jusqu’à ce que vienne le prince des pasteurs, ['unique Pasteur (Jean, X, 16). Alors, ainsi qu’il l’a promis, il séparera, comme un berger, les brebis d’avec les boucs (Mt., XXV, 32). Pour nous, il nous a commandé de rassembler ; pour lui, il s’est réservé de séparer : c’est à celui qui ne peut errer qu’il appartient de séparer. Séparer, avant le temps que le Seigneur s’est réservé, les serviteurs présomptueux l’ont osé hardiment : mais ce sont eux qui ont été séparés de l’unité catholique ; souillés par le schisme, comment ont-ils pu former un troupeau immaculé ? «Afin donc que nous restions dans l’unité et que, même heurtés par les scandales de la paille, nous ne quittions pas l’aire du Seigneur, mais que nous demeu­ rions jusqu’à la fin du vannage comme le grain, et que nous supportions, grâce au poids invariable de la charité, le chaume écrasé, notre Pasteur lui-même nous parle dans l’Évangile soit des bons pasteurs, nous engageant à ne pas mettre notre espérance en eux à cause de leurs r 4 ; 210 111 - LE POUVOIR D’ORDRE œuvres bonnes, mais de glorifier Celui qui les a faits tels, le Père qui est dans les deux ; soit des mauvais pasteurs, représentés par les scribes et les pharisiens, qui ensei­ gnent le bien et font le mal. » Des bons pasteurs il dit en effet : Vous êtes la lumière du monde [...] Que votre lumière luise devant les hommes pour qu'ils voient vos œuvres bonnes et qu'ils glorifient votre Père qui est dans les deux (Mt., V, 14-16). Des mauvais pasteurs il dit à ses brebis : Ils sont assis sur la chaire de Moïse. Ce quib disent, faites-le ; mais ce quib font, ne le faites pas : ib disent en effet et ne font pas (Mt., XXIII, 2-3). Connaissent-elles ces paroles, les brebis du Christ savent entendre la voix du Christ même chez les mauvais doc­ teurs, et ne délaissent pas son unité. Car le bien quelles leur entendent dire est non pas à eux, mais à lui ; elles paissent donc en sécurité, et même sous de mauvais pas­ teurs elles se nourrissent dans les pâturages du Seigneur. Mais elles ne font pas les œuvres des mauvais pasteurs, car ces œuvres sont non pas à lui, mais à eux. Quand elles voient de bons pasteurs, non seulement elles écou­ tent le bien qu’ils disent, elles imitent encore le bien qu’ils font. Tel était l’Apôtre qui disait : Soyez mes imita­ teurs, comme je le sub du Christ (I Cor., XI, 1). Il était une lumière illuminée par la Lumière éternelle, le Seigneur Jésus-Christ [... ] » C’est déjà, appliquée aux membres de l’Eglise ensei­ gnante et de la hiérarchie, la distinction que nous faisons à propos de l’Église entière, en disant quelle est non pas sans pécheurs, mais sans péchés99 100. 99. Epist., 208, n“ 2 à 5. 100. Touchant le sacrifice eucharistique, PlE XII, dans l’encyclique Mediator Dei, 20 novembre 1947, cite un texte d’lNNOCENT III: «Ce qui s'accomplit d’une manière spéciale par le ministère des prêtres se fait d’une manière universelle par le cœur, voto, des fidèles. « L’encyclique distingue expressément : a) l’offrande faite par le prêtre 21 1 EXCURSUS II Vues récentes sur le sacrement de l’ordre Les recherches historiques qui ont abouti récemment soit à une nouvelle mise en lumière, soit même à la découverte de documents pontificaux relatifs au ministre extraordinaire du sacrement de l’ordre, invitent les théologiens à serrer de près l’enseignement du magistère de l’Église, notamment du concile de Trente, sur le sacrement de l’ordre, afin de le mettre en regard des multiples opinions jusqu’ici professées. D’autre part, la promulgation, le 30 novembre 1947, de la Consti­ tution apostolique sur les ordres sacrés du diaconat, du presbytérat et de l'épiscopat^, où Pie XII déclare quelles sont pour chacun d'eux la matière et la forme désormais valides, représente, pour l’histoire du sacrement de l’ordre, un événement majeur. 11 résulte de ces divers faits que les enseignements des théolo­ giens antérieurs concernant les degrés de l’ordre et leur origine jeuvent être utilement réexaminés. Nous voudrions exposer )rièvement l’état actuel du problème et indiquer quelles solu­ tions peuvent sembler préférables. I. Le Code de Droit canon. — Suivant le Code, « en vertu d’une institution divine, ex divina institutione, il y a dans l’Eglise des clercs distincts des laïques, bien que tous les clercs ne soient pas d’institution divine», can. 107. Ainsi, en droit divin, certains clercs sont distincts des laïques. Les clercs « ne sont pas tous du même rang, mais il existe entre eux une hiérarchie sacrée, dans laquelle les uns sont subordonnés aux autres », can. 108, § 2. seul, prout personam Christi sustinetb) une députation au culte divin et une participation au sacerdoce du Christ résultant, chez les fidèles, du caractère baptismal ; c) une participation du peuple fidèle unissant ses sentiments de louange, impétration, expiation, action de grâces aux sentiments et aux intentions du ministre et du Souverain Prêtre. Acta. Apost. Sedis, 1947, pp. 553-556. lOl.AAS.» XL, 1948, pp. 5-7. 4 f 212 ill - LE POUVOIR D’ORDRE Vient le texte fondamental concernant la hiérarchie: «En vertu d'une institution divine, e.v divina institutione, la hiérar­ chie sacrée comprend, constat, dans la ligne de l’ordre, ratione ordinis, des évêques, des prêtres et des ministres ; dans la ligne de la juridiction, ratione jurisdictionis, un pontificat suprême et un épiscopat subordonné. Mais en vertu d’une institution de l’Eglise, ex Ecclesiae autem institutione, d'autres degrés ont en outre été adjoints », can. 108, § 3. Le can. 109 rappelle que l’admission dans la hiérarchie «ne dépend pas du consentement ou de l’appel du peuple ni du pouvoir séculier. Pour les degrés du pouvoir d’ordre, elle se fait par l’ordination sacrée, sacra ordinatione ; pour le pontificat suprême, par le droit divin lui-même, ipsomet jure divino, dès que l’élection légitime et son acceptation sont accomplies; pour les autres degrés de la juridiction, par la mission cano­ nique, canonica missione ». Le can. 329 précise que « les évêques sont les successeurs des apôtres » et que « en vertu d’une institution divine, ex divina institutione, ils sont préposés aux églises particulières, qu ils régissent avec un pouvoir ordinaire, sous l’autorité du pontife romain ». On le notera, il n’est pas question de deux hiérarchies, l’une d’ordre et l’autre de juridiction. Le Code ne connaît quz/w seule hiérarchie, qui comporte des degrés soit en raison de l'ordre, soit en raison de la juridiction. Cette hiérarchie est institution divine. Dans la ligne de la juridiction, elle compone deux degrés, insti­ tués immédiatement par le Christ, et donc de droit divin : le pon­ tificat suprême sur l’Église universelle, transmis aux seuls succes­ seurs de Pierre ; et l’épiscopat subordonné, nansmis aux successeurs des autres apôtres, qui régissent les églises particulières. Dans la ligne de l’ordre, qui nous occupe présentement, la hiérarchie comporte trois degrés : les évêques, les prêtres, les diacres. Comment lire ici le can. 108, § 3 ? Faut-il traduire: « En vertu d’une institution divine, la hié­ rarchie comporte dans la ligne de l’ordre trois degrés : évêques, prêtres, diacres » ? C’est la version qui se présente naturelle- VUES RÉCENTES SUR LE SACREMEN'I DE I .’(JRDRE 21 3 ment à l’esprit. Dès lors, on devra reconnaître, dans la ligne de l'ordre, des distinctions de droit divin entre l'épiscopat, le presbytérat, le diaconat. Ou bien faut-il limiter le sens et entendre, si étrange que cela paraisse: «La hiérarchie, qui est d’institution divine, comporte dans la ligne de l’ordre trois degrés : évêques, prêtres, diacres » ; ou « la hiérarchie, en vertu d’une institution divine, comprend des pouvoirs d’ordre et des pouvoirs de juri­ diction; les pouvoirs d’ordre sont distribués selon trois degrés: évêques, prêtres, diacres » ? Alors on ne trancherait pas la question de savoir si les distinctions entre épiscopat, presbytérat, diaconat sont de droit divin ou de droit canonique. Le Code n’aurait-il voulu que reprendre en cet endroit l’en­ seignement du concile de Trente sur le sacrement de l’ordre ? Le Concile avait déclaré en effet : « Si quelqu’un dit que, dans l’Église catholique, il n’y a pas une hiérarchie, instituée par une ordonnance divine, divina ordinatione institutam, comprenant des évêques, des prêtres et des ministres, qu’il soit anathème. » Session XXIII, can. 6, Denz., n° 966. Mais que signifie ellemême cette déclaration ? Sur quoi porte la définition ? Cela est clair, disent les uns : selon le Concile, la distinction entre épisco­ pat, presbytérat, diaconat est de droit divin. Ainsi, parmi beau­ coup d’autres, Pierre Gasparri, qui devait prendre plus tard une part prépondérante à la rédaction du Code102. Les autres répon­ dent: on a défini à Trente que la hiérarchie est d’institution divine, on n’a pas défini que les trois degrés de l’ordre le soient. Qui a raison ? Et quelle est l’intention du Concile ? Nous esti­ mons pour nous, d’une part, que les trois degrés de l’ordre sont vraiment d’institution divine ; mais que, d’autre part, ce point est resté volontairement en dehors de la définition conciliaire. 102. « Dicimus in primis certum esse primos tres gradus esse divi­ nae institutionis, nempe episcopatum, presbyteratum et diaconatum. Id definivit Concilium Tridentinum... Hierarchia divina ordinatione instituta constans episcopis, presbyteris et ministris indicat clare episco­ patum, presbyteratum et ministerium (quod saltem erit diaconatus), esse divinae institutionis. » Pierre GASPARRI, Tractatus canonicus de sacra ordinatione, Paris, 1893, t. I, n° 31, p. 18. Cf. t. II, n“ 11481150, pp. 301-302. 214 in - ΙΈ POUVOIR D’ORDRE II. Le concile de Trente et la distinction entre prêtres et évêques dans la ligne de l'ordre. 1. Voici, sur le point qui nous occupe, les diverses déclara­ tions du concile de Trente, Session XXIII : chap. 4 : * C'est pourquoi le saint Concile déclare qu’outre les autres degrés ecclésiastiques, les évêques, successeurs des apôtres, appartiennent principalement à cet ordre hiérar­ chique; qu’ils sont placés, comme le dit le même apôtre par l’Esprir saint pour régir l’Église de Dieu (Actes, XX, 28) ; qu'ils sont supérieurs aux prêtres, confèrent le sacrement de la confirma­ tion, ordonnent les ministres de l’Église, et peuvent accomplir de nombreux offices, fonctions sur lesquelles ceux qui sont d'un ordre inférieur n 'ont aucun pouvoir. » can. 6 : « Si quelqu’un dit que, dans l’Église catholique, il n’y a pas une hiérarchie, instituée par ordonnance divine, comprenant des évêques, des prêtres et des ministres, qu’il soit anathème. » can. 7 : « Si quelqu’un dit que les évêques ne sont pas supé­ rieurs aux prêtres, ou n’ont pas le pouvoir de confirmer ou d'or­ donner, ou que celui qu’ils ont leur est commun avec les prêtres..., qu’il soit anathème. » Denz., nœ 960, 966, 967. Ainsi les évêques sont supérieurs aux prêtres, du fait qu’ils ont un pouvoir de confirmer et d’ordonner qui n’est pas com­ muniqué aux prêtres. 2. Les Pères du Concile devaient examiner, entre autres erreurs, les deux suivantes : « Il n’y a pas de hiérarchie ecclésiastique, mais tous les chré­ tiens sont également prêtres ; l’appel du magistrat et le consen­ tement du peuple sont requis pour l’usage ou exercice du sacerdoce ; celui qui est devenu prêtre peut redevenir laïque. « Les évêques ne sont pas supérieurs aux prêtres, et ils n’ont pas le droit d ordonner ; ou, s’ils l’ont, il leur est commun avec les prêtres...103. » 103. Stephanus EHSES, Acta Concilii Tridentini, Friburgi Brisgoviae, 1924, t. IX, p. 5. VOLS RÉCENTES SUR LE SACREMENT DE LORDRE 21 5 Pour faire face à la première erreur, les premières formules du canon 6 se contentèrent d’affirmer l’existence de la hiérar­ chie: «Si quelqu'un dit qu’il n’y a pas de hiérarchie dans l’Église catholique ; ou que tous les chrétiens sont également prêtres et ont le même pouvoir spirituel, qu’il soit anathème104. » «Si quelqu’un dit que dans l’Église catholique il n’y a pas de hiérarchie comprenant des évêques, des prêtres, et des autres ministres, qu’il soit anathème105. » Quelques jours avant la XXIIIe session, l’archevêque d’Otrante proposa la for­ mule qui, après la suppression d’un mot, est devenue défini­ tive: «Si quelqu’un dit que, dans l’Église catholique, il n’y a pas une hiérarchie, instituée par ordonnance divine, divina ordinatione institutam, comprenant des évêques, des prêtres et d’(autres) ministres, qu’il soit anathème106107 . » Tous l’acceptèrent 108 d’abord. Puis certains, se ravisant, voudront substituer à l’ex­ pression divina ordinatione institutam, trop générale à leur gré, d’autres expressions : episcopos institutos a Christo, ou hierarebiam institutam a Christo, ou peculiari et particulari divina ordinatione™1, ou ordinatione divina Christi™*. A quoi les légats répondront qu’« ils ne nient pas que les évêques sont institués par le Christ, mais que cela demande des précisions : ils relèvent du Christ non immédiatement, mais médiatement par le souverain pontife ; ou : ils relèvent du Christ (immédia­ tement) pour ce qui est de l’ordre, non pour ce qui est de la juridiction109 ». Pour faire face à la seconde erreur, le Concile est constant à affirmer que les évêques sont supérieurs aux prêtres par leur pouvoir de confirmer et d’ordonner. Mais, jusqu’au bout, deux tendances se manifesteront parmi les Pères. Les uns veu­ lent insérer dans le canon 7 que l’institution des évêques est de 104. Ibid., pp. 228, 231. Cf. p. 40. 105. Ibid., p. 602, note 1. 106. Ibid. La redaction definitive supprime le mot autres, p. 622. 107. Ibid., p. 602, note 1. 108. Ibid., p. 616, note 6. 109. PALEOTTI, Acta Concilii Tridentini, édit. Goerres, t. III, 1931, p. 691. Cité par H. LENNERZ, S. J., De sacramento ordinis, Rome, 1947, p. 86, n° 150. 1 f w r. ci 216 III - LE POUVOIR D’ORDRE droit divin : « Si quelqu’un dit que les évêques ne sont ni insti­ tués de droit divin, ni supérieurs aux prêtres...110» ; ou même qu elle est due au Christ : « Si quelqu'un dit que les évêques ne sont pas institués par le Christ dans l’Église, ou qu’ils ne sont pas au-dessus des prêtres par la sainte ordination...111112 » Les autres s’y refusent. Ce sont ceux-ci qui prévaudront. 3. Pourquoi leur refus ? Pour trois raisons principales. La première est une raison d’économie : il ne faut définir que ce qui suffit strictement à condamner l’erreur protestante 11? . La seconde raison est plus immédiate. Certains auteurs catholiques, qui se sont réclamés entre autres de saint Jérôme, ont estimé que la distinction entre les évêques et les prêtres était seulement de droit canonique. Le Concile n’entend pas trancher ce débat113. C’est la troisième raison qui parait avoir pesé davantage. Vu les circonstances historiques et l’état des esprits, une clause définissant que les évêques sont institués de droit divin pou­ vait donner lieu de croire que les évêques tiennent leurs pou­ voirs immédiatement de Dieu, sans que leur juridiction dérive du pape114. Ainsi l’intention du Concile est manifeste, il ne veut pas définir que la supériorité des évêques sur les prêtres est de droit divin. Dès lors il serait vain de chercher une telle défini­ tion dans la rédaction finale du canon 6. Certains Pères 110. Ehses, op. cit„ p. 3 ; p. 4, note I ; p. 32, note 6 ; p. 40, notes 3 et 4 ; p. 49, etc. 111. Ibid., p. 228 ; p. 49. 112. Ibid., p. 4. 113. Ibid., pp. 55 et suiv. 114. Ibid., p. 54, lignes 9-19. A la p. 4, ligne 12, et à la p. 181, lignes 33-35, il est question des clercs que le pape a exemptés de la juridiction de leurs évêques. Une formule affirmant l’institution divine des évêques et en même temps leur dépendance par rapport au souverain pontife, qui sera finalement proposée, sera cependant reje­ tée, ibid., p. 107, note 2. VUES RÉCENTES SUR LE SACREMENT DE L’ORDRE 217 d’ailleurs déclarèrent n’admettre ce canon qu’en regrettant qu’il ne fût pas explicite sur le droit divin des évêques1l5. 4. Tous ceux qui étudient les Actes du concile de Trente aboutissent à la même persuasion. Le canon 6, dit A. Michel, «proclame l’existence de cette hiérarchie (catholique) comme un dogme de foi, et par là, définit comme article de foi la dis­ tinction entre clercs et laïques. Cette distinction est de droit divin: c’est ce qu’exprime explicitement l’incise divina ordina­ tione, qui... étend ce droit divin... à la hiérarchie » entière116. A propos du canon 7, il ajoute : « Il eût été intéressant de préci­ ser si la supériorité de l’épiscopat sur le simple sacerdoce est de droit divin, et sous quel rapport ; mais le Concile entend sur ce sujet observer une prudente réserve117.» Les vues de C. Baisi sont pareilles : « L’unique chose définie par le Concile est donc que dans l’état présent de l’Église les évêques sont supérieurs aux prêtres par le pouvoir de juridiction et ont un pouvoir spécial d’ordre. Mais on n’a défini ni que cette supé­ riorité juridictionnelle, ni que ce pouvoir spécial d’ordre leur soient exclusivement réservés en droit divin. On pourrait s’au­ toriser du canon 6 pour faire quelque difficulté à la conclusion à laquelle je suis arrivé. Mais les Actes du concile de Trente montrent que l’expression divina ordinatione institutam n’exige pas nécessairement une institution immédiate et explicite du Christ, mais peut très bien se référer à une institution médiate parle moyen de l’Église118. » Même opinion chez H. Lennerz : « La différence entre l’évêque et le prêtre, la supériorité de l’évêque sur le prêtre dans la ligne de l’ordre est-elle de droit divin, ou non ? Est-elle d’institution immédiatement divine, ou d'institution immédiatement ecclésiastique et médiatement divine, en ce sens que l’Église l’aurait elle-même introduite en 115. Ibid., p. 622, note 4 ; p. 623, lignes 16-19. 116. A. MICHEL, Diet, de théol. cath., article «Ordre», col. 1361 et 1362. Mêmes textes du même auteur dans ΓHistoire des Conciles de Hefele-Leclercq, t. X, Irc partie, pp. 491 et 493. 117. Ibid. 118. Corrado BAISI, Il ministro straordinario degli ordini sacramentali,Roma, 1935, p. 69. 218 III - LE POUVOIR D’ORDRE vertu d un pouvoir reçu du Christ ? Le concile de Trente a laissé volontairement cette question ouverte et irrésolue... En choisissant l'expression ordonnance divine, il a voulu faire abs­ traction de la question de savoir si la hiérarchie de l’ordre, la supériorité des évêques sur les prêtres, était d’institution immédiatement divine..., de droit divin ou non"''. » 5. Pour revenir au can. 108, § 3, du Code de Droit canon, qui déclare qu’« en vertu d'une institution divine la hiérarchie sacrée comprend dans la ligne de l’ordre des évêques, des prêtres et des ministres... ·>, ou bien on tentera de le ramener tant bien que mal — plutôt mal que bien — au canon 6 du concile de Trente. Ou bien on conviendra ouvertement qu’il précise et détermine, sous sa propre responsabilité, une doc­ trine que le concile de Trente avait laissée imprécise et indéter­ minée : c’est ce dernier parti que nous choisissons. III. L'épiscopat est un ordre au sens strict. 1. Si un laïque était consacré prêtre immédiatement, l’ordi­ nation serait valide et lui conférerait éminemment tous les pouvoirs du diaconat. Tous les théologiens accordent ce point. Qu'arriverait-il si un laïque était consacré évêque immédia­ tement ? Les uns pensent qu’une telle ordination serait invalide. Suivant eux, l’ordination épiscopale présuppose le pouvoir fondamental de consacrer et d’offrir le corps vrai du Christ ; les pouvoirs épiscopaux de confirmer et d'ordonner ne sont qu’un complément, relatif au corps mystique du Christ, de ce pouvoir fondamental. Dès lors, on dira que l’épiscopat pris seul, inadéquatement, est relatif au Christ mystique, non au Christ sacramenté ; qu’il n’est un ordre qu’au sens large, non 119. H. LENNERZ, op. cit., p. 86, n° 150. - Il faut renoncer à suivre les théologiens qui pensent le contraire, par exemple saint BELLARMIN, De clencis, chap. 14 : « L’Église catholique reconnaît la distinction et enseigne qu’en droit divin l’épiscopat est plus grand que le presbytérar, soit par le pouvoir d’ordre, soit par la juridiction. Ainsi parle, en effet, le concile de Trente, session XXIII, chap. 4 ; et canon 6. · VUES RÉCENTES SUR LE SACREMENT DE l.’ORDRE 219 au sens strier; c’est seulement en raison du pouvoir de consa­ crer qu’il présuppose, qu’il devient un ordre au sens strict120. Suivant les autres, une telle ordination serait valide. Elle conférerait à elle seule à la fois le pouvoir de consacrer l’eucha­ ristie et les pouvoirs de confirmer et d’ordonner. L’épiscopat n’est pas un complément du presbytérat, il est un tout dont le presbytérar est partie121. Quelle opinion préférer122 ? C’est à l’histoire de décider. Or elle établit avec une certitude suffisante que l’ordination épis­ copale donnée à des sujets non prêtres a été regardée comme valide. « Sur l’indépendance de l’épiscopat par rapport au pres­ bytérat aucun doute historique n’est possible. La plénitude du pouvoir sacerdotal a été fréquemment conférée par l’ordina­ tion épiscopale à des sujets qui n’étaient pas prêtres123. » 120. Selon saint THOMAS, IVSent., dist. 24, qu. 3, a. 2, quaest. 2 ; et dise. 25, qu. 1, a. 2, ad 2, l’épiscopat, outre le pouvoir de juridic­ tion, suppose un pouvoir d’ordre, conféré par voie de consécration et indélébile, mais qui, n’étant pas relatif à l’eucharistie, ne représente ni un sacrement ni un caractère sacramentel : « Un ordre ne dépend pas de l’ordre précédent quant à sa validité ; mais le pouvoir épiscopal dépend du pouvoir sacerdotal, car personne ne peut recevoir le pre­ mier s’il n’a le second. » 121. Saint BELLARMIN, De sacramento ordinis, chap. 5 : « L’ordina­ tion épiscopale est un sacrement... L’épiscopat inclut dans sa notion et dans son essence le sacerdoce... Le caractère épiscopal intégral et parfait n’est pas une qualité simple, mais comporte un double carac­ tère... Il est impossible d’ordonner un évêque qui, ou bien ne serait >as prêtre auparavant, ou bien ne recevrait pas alors du même coup a double ordination qui est de l’essence de l’épiscopat. » 122. La question est laissée ouverte par LÉON XIII dans sa Lettre apostolique sur les ordinations anglicanes, 13 septembre 1896: «Ce n'est pas ici le lieu d’examiner si l’épiscopat est le complément du sacerdoce ou un ordre distinct, ni de rechercher si l’épiscopat conféré per saltum, c’est-à-dire à un sujet qui n’est pas prêtre, produit ou non son effet. » 123. H. LENNERZ, op. cit., p. 84, n° 147. Voir les textes qui, sans être tous également probants, appuient cette conclusion : pp. 23, 25, 26,42,43, 47, 55, 57, 62, 84, 85 ; aux numéros 43, 48, 50, 76, 79, 86,97, 99, 100, 1 13, 148, 149. La conclusion de Lennerz est beau­ coup plus nette que celle de J. T1XERONT, Lordre et les ordinations, r! · /*· I I -iik-.'··?? __ 220 111 - LE POUVOIR D ORDRE Nous tiendrons donc que l’épiscopat est un ordre au sens strict, qu’il est le tout dont le presbytérat est partie1·1. 2. Que pense saint Thomas du pouvoir conféré par la consécration épiscopale ? A. Si l’on s’en tient à ce qu’il écrit dans les Sentences, on dira que l’évêque, en plus du pouvoir de juridiction, qui lui est conféré par délégation, possède un pouvoir d ordre, qui lui est conféré par consécration. Mais ce pouvoir d ordre doit être scindé en deux pouvoirs distincts, tous deux indélébiles : a) le pouvoir principal de consacrer le corps vrai du Christ; seul ce pouvoir est sacramentel·., il représente le caractère de l’ordre ; il est commun aux évêques et aux prêtres ; b) le pouvoir secondaire de régler le culte et les actions hié­ rarchiques du corps mystique du Christ ; ici l’évêque, qui peut conférer la confirmation et tous les ordres, est supérieur au prêtre ; mais du fait qu’il se réfère au corps mystique du Christ, ce pouvoir est non sacramentel ; il est extérieur au caractère de l’ordre. Le premier pouvoir représente le Christ en tant qu’exerçant lui-même le ministère ; le second pouvoir représente le Christ en tant qu’instituant des ministres qui exerceront le ministère, et organisant l’Église’25. ■ a··? Étude de théologie historique, Paris, 1925, p. 233 : « Morin ne croit pas qu’il y ait aucun exemple d'évêque consacré avant qu’il eût été préalablement ordonné prêtre. Martène, Mabillon et C. Chardon sont cependant d’un autre avis... Ces faits et ces textes semblent prouver, en effet, que 1 on a consacré quelquefois comme évêques des ordinands qui n avaient pas auparavant reçu le presbytérat. Mais il faut remarquer aussi que beaucoup au moins de ces consécrations ont été fortement censurées ou même considérées comme nulles. » 124. Il ne sensuit pas qu il y a huit ordres. Le septième ordre est le sacerdoce, qui comporte deux degrés : il est plénier au degré supé­ rieur. partiel au degré inférieur. D’ailleurs le nombre des ordres n’est pas défini par le concile de Trente. 125 dist. 24. qu. 3, a. 2, quaesr. 1 et 2; dist. 25. qu. 1, a. 2, ad 2. VUES RÉCENTES SUR LE SACREMENT DE l.’ORDRI 221 B. Est-ce la position définitive de saint 'Thomas ? Va-t-il maintenir cette scission du pouvoir d’ordre en deux pouvoirs, tous deux conférés par une consécration non réitérable, tous deux indélébiles, l’un sacramentel du fait qu’il est ordonné au corps vrai du Christ, l’autre non sacramentel du fait qu’il est ordonné au corps mystique du Christ ? Ce n’est pas sûr. Voici du moins comment nous croyons pouvoir l’interpréter. Dans le Contra Gentiles, livre IV, chap. 74, il enseigne : Γ que le pouvoir spirituel d’ordre, du fait qu’il est transmis sous des signes visibles, est sacramentel ; 2° que ce pouvoir est ordonné à dispenser les sacrements ; 3° « qu’il relève de la même vertu de conférer une perfection et de préparer la matière à recevoir cette perfection... Si donc le pouvoir d’ordre est ordonné à consacrer l’eucharistie et à la donner aux fidèles, il faut que le même pouvoir soit ordonné aussi à rendre les fidèles aptes à recevoir ce sacrement... Il faut donc que le pou­ voir d’ordre s’étende jusqu’à remettre les péchés par la dispen­ sation des sacrements institués à cet effet, à savoir le baptême et la pénitence». Ainsi le même pouvoir sacramentel est ordonné directement au corps vrai du Christ et indirectement au corps mystique du Christ. En vertu de ce principe on ne jourra plus distinguer dans les évêques deux pouvoirs d’ordre : un qui serait seul sacramentel parce qu’il se réfère au corps vrai du Christ, l’autre qui ne serait pas sacramentel parce qu’il se réfère au corps mystique du Christ. Saint Thomas avait dit, IVSent., dist. 25, qu. 1, a. 2, ad 2, que le pouvoir que reçoivent les évêques lors de leur promo­ tion, bien qu’il vienne d’une consécration et soit indélébile, n’est pas un caractère, « car il ordonne l’homme non directe­ ment à Dieu, mais au corps mystique du Christ ». Dans la Somme, III, qu. 63, il enseigne : que les fidèles sont préparés «aux actes nécessaires à l’Église présente par un certain signe spirituel imprimé en eux qu’on appelle le caractère», a. 1, ad 1 ; que ce qui prépare les fidèles « à recevoir ou à dispenser aux autres les choses du culte, est en propre le caractère sacra­ mentel », qui n’est pas autre chose « qu’une participation au sacerdoce du Christ, dérivée du Christ lui-même », a. 3 ; que le sacrement de l’ordre prépare à « dispenser aux autres les . · Λ 111 - LE POUVOIR D* ORDRE sacrements », a. 6 ; que « pour taire ou recevoir quelque chose qui a rapport au culte du sacerdoce du Christ » il faut recevoir «un sacrement qui imprime un caractère », a. 6, ad 1. Le caractère sacramentel de l’ordre est partout défini comme le pouvoir de dispenser les sacrements ; il n’est nulle part res­ treint au pouvoir de consacrer l'eucharistie. C. Conformément à ces dernières vues, on dira que le pou­ voir des évêques est une extension du pouvoir sacramentel d’ordre, du caractère sacramentel de l’ordre. L’acte suprême du pouvoir d’ordre concerne le corps vrai du Christ ; son acte secondaire concerne le corps mystique du Christ. Le pouvoir des évêques est donc supérieur à celui des prêtres, non pas intensivement, par rapport au Christ sacramenté, mais extensi­ vement, par rapport au Christ mystique. Plus immédiatement encore que les pouvoirs de baptiser ou d’absoudre, qui disposent le peuple à recevoir l’eucharistie, le pouvoir de consacrer les prêtres destinés à perpétuer l'eucharistie elle-même, relève du pouvoir sacramentel d’ordre, du caractère d’ordre126. 126. Selon JEAN DE S.MNT-ThOMAS, « le caractère est une puis­ sance ordonnant les fidèles au culte divan, donc à agir ou à recevoir... Mais trois sacrements ordonnent l’homme à agir ou à recevoir. Donc ils impriment un caractère... Le sacrement de l’ordre concerne l’agir, car par lui les hommes sont préparés à consacrer l’eucharisrie et à dis­ penser aux autres ce sacrement et les autres sacrements, et tout cela relève de l’agir «, III, qu. 63 ; disp. 25, a. 6, n° 4 ; édit. Vivès, t. IX, p. 381. « L'ordination épiscopale, dit saint BELLARMIN, est une cérémonie qui imprime un caractère spirituel et confère la grâce : elle est donc un sacrement. Quelle imprime un caractère, cela ressort du fait : a) quelle n’est pas réitérable; b) quelle donne le pouvoir de conférer la confir­ mation et les ordres sacrés », De sacramento ordinis, livre I, chap. 5. Peu impone, dit Bellarmin, que l’effet de la consécration épiscopale soir d’imprimer un nouveau caractère, ou simplement d’étendre le caractère presbytéral : dans les deux cas l’argument est valable. Plus loin, le saint Docteur prouve que le diaconat est un sacrement par le fait qu’il n’est pas réitérable. Et à ceux qui prétendent que la non-réitérabilité prouve 1 existence d une consécration, mais non nécessairement d'un caractère sacramentel, il répond que ·· la non-réitérabilité de certains sacrements est la principale raison qui permet aux catholiques d’affirmer qu’ils impriment un caractère », ibid., livre I, chap. 6. i ;*-· VUES RECENTES SUR LE SACREMENT DE L ORDRE 223 On rejoint ainsi le texte de la Constitution apostolique sur les ordres sacrés du diaconat, du presbytéral et de l’épiscopat, du 30 novembre 1947: «Le sacrement de l’ordre, dit-elle, institué par le Christ Seigneur, sacrement qui confère un pouvoir spiri­ tuel et la grâce d’accomplir saintement les fonctions ecclésias­ tiques, est un et le même pour l’Église universelle », n° 1. Il ne fait aucun doute que le pouvoir spirituel et la grâce dont il est question dès le début de la Constitution sont d’ordre sacra­ mentel. Plus loin, on lit : « Tout le monde admet que les sacre­ ments de la loi nouvelle, étant des signes sensibles et produc­ teurs de la grâce invisible, doivent signifier la grâce qu’ils pro­ duisent, et produire la grâce qu’ils signifient. Or les effets que doit produire et donc signifier l’ordination sacrée du diaconat, du presbytérat et de l’épiscopat, à savoir le pouvoir et la grâce, se trouvent dans tous les rites en usage dans l’Église universelle, aux diverses époques et dans les différents pays, suffisamment indiqués par l’imposition des mains et les paroles qui la détermi­ nent», n° 3. Il résulte à l’évidence de ce texte que l’ordination est un sacrement, dans le cas non seulement du diaconat et du presbytérat, mais aussi de l’épiscopat ; que le pouvoir quelle confère est sacramentel, dans le cas non seulement du diaco­ nat et du presbytérat, mais aussi de l’épiscopat. 3. Comment définir la grâce de l’épiscopat ? Entendue d’une manière très large, comme incluant, outre les effets de la consécration épiscopale, les privilèges qui sont généralement ceux des évêques, nous dirons qu’elle se distribue sur trois plans. Γ Le pouvoir d’ordre, avec la plénitude qu’il possède chez les évêques et grâce à laquelle il se transmet d’âge en âge, depuis les apôtres, par une succession ininterrompue appelée succession apostolique, assure la permanence eucharistique du sacrifice de la croix et la dispensation des sacrements de la loi nouvelle. Ce culte est tout entier messianique, en tant qu’il se réfère à la première venue du Christ, et eschatologique, en tant qu’il prépare la seconde venue du Christ. Le pouvoir cha­ rismatique des évêques, qui en garantit la continuité, est une participation parfaite et plénière au Christ en tant que prêtre. ; 224 ΠΙ - LE POUVOIR D’ORDRE 2° Sur le plan de la configuration au Christ en tant que roi et prophète, on dira que les apôtres ont possède une juridic­ tion extraordinaire, ou apostolat, destinée à fonder l’Église, et à laquelle a succédé une juridiction permanente, ou pontificat, divinement assistée, destinée à conserver l’Église: la juridic­ tion. prise ici dans toute son ampleur, comprend d’une pan le pouvoir de déclarer le dépôt révélé, et d’autre part les pouvoirs canoniques. La juridiction universelle, ou souverain pontificat, réside tout entière d’abord dans le pape seul ; mais elle est par­ ticipée par le collège épiscopal uni au pape, associé à son œuvre missionnaire et à son souci de catholicité et d’expansion de l’Église. En outre, les évêques possèdent une juridiction particulière sur leurs propres diocèses. 3° Sur le plan de la configuration à la sainteté du Christ, on dira que les apôtres, princes de la hiérarchie, étaient encore princes de la charité. Si les évêques reçoivent, lors de leur consécration épiscopale, les grâces qui les disposent à exercer saintement leurs fonctions de pasteurs d’un peuple particulier, et, lorsqu’ils sont pris collégialement, de participants au pou­ voir pastoral universel du souverain pontife, il est manifeste qu’ils vont être placés dans un état extérieur de vie, analogue à celui des apôtres. Saint Jean Chrysostome regarde l’état de vie des évêques comme plus difficile, mais plus parfait, que celui des religieux ; et saint Thomas reprend cette doctrine quand il enseigne que la perfection de vie, au moins initiale, est requise pour l’état épiscopal 127. IV. Comment distinguer dans la ligne de l'ordre l’épiscopat et le presbytérat ? 1. Selon le concile de Trente, les évêques exercent des « fonctions sur lesquelles ceux qui sont d’un ordre inférieur n’ont aucun pouvoir », ils ont un pouvoir de confirmer et d ordonner qui ne leur est pas « commun avec les prêtres ». Auparavant le Concile avait déclaré : « Si quelqu’un dit que le ministre ordinaire de la sainte confirmation n’est pas 1 évêque seul, mais n importe quel prêtre, qu’il soit 127. II-II, qu. 185, a. 1, ad 2. Voir plus loin, pp. 797-805. VUES RÉCENTES SUR LE SACREMENT DE L’ORDRE 225 anathème.» Session VII, De confirmatione, can. 3, Denz., n° 873. Déclaration que le Code de Droit canon explicite ainsi: «Le ministre ordinaire de la confirmation est l’évêque seul. Le ministre extraordinaire est le prêtre à qui cette faculté a été accordée soit par droit commun, soit par induit particu­ lier du Siège apostolique », can. 782, § 1 et 2. Une déclaration semblable est faite par le Code à propos du pouvoir d’ordon­ ner. «Le ministre ordinaire de l’ordination sacrée est un évêque consacré ; le ministre extraordinaire, celui qui, bien que dépourvu du caractère épiscopal, a reçu par le droit ou par un induit particulier du Siège apostolique, le pouvoir de conférer certains ordres », can. 951. Ainsi, le pouvoir d’être ministres ordinaires de la confirma­ tion et de l’ordre est réservé aux évêques. Les prêtres, moyen­ nant une délégation juridictionnelle, peuvent être ministres extraordinaires de la confirmation et de certains ordres. De quels ordres ? Cela n’est pas dit. Les résultats des recherches historiques inclinent les théologiens à penser non plus seule­ ment aux ordres mineurs et au sous-diaconat, mais encore au diaconat. Et même à la prêtrise. 2. Entre le pouvoir ordinaire et le pouvoir extraordinaire de conférer la confirmation et certains ordres, quelle différence y En nous inspirant de Jean de Saint-Thomas128, nous répon­ dons que le pouvoir physique de confirmer et de conférer cer­ tains ordres se trouve soit dans l’évêque soit dans le prêtre. Dans levêque, ministre ordinaire de ces sacrements, ce pou­ voir est toujours délié, il n’est jamais liable·, quant à la validité, il peut s’exercer immédiatement, inconditionnellement. Dans le prêtre, ministre extraordinaire de ces sacrements, ce pouvoir est toujours liable et ordinairement lié·, quant à la validité, il ne peut s’exercer qu’en dépendance d’une concession, autori­ sation, délégation juridictionnelle du souverain pontife129. Il se 128. Voir plus haut p. 184, note 79. 129. La délégation papale peut etre donnée d’une manière perma­ nente et quasi a jure. - 4· 4 df * 226 ΠΙ - LE POUVOIR D ORDRE produit quelque chose d’analogue pour le sacrement de péni­ tence : le prêtre a le pouvoir physique de l’administrer, mais il ne peut exercer ce pouvoir que dépendamment d’une condi­ tion morale, à savoir s’il a juridiction. Ce qu’on rencontre chez le ministre ordinaire de la pénitence, on ne s’étonnera pas de le rencontrer chez le ministre extraordinaire de la confirmation et de certains ordres. Quand le concile de Trente enseigne que les évêques ont un pouvoir de confirmer et d’ordonner qui ne leur est pas « com­ mun avec les prêtres », et qu’ils exercent des fonctions sur les­ quelles les prêtres n’ont « aucun pouvoir », il faut entendre qu’à la différence des évêques, les prêtres n’ont, sur la confir­ mation et certains ordres, qu un pouvoir extraordinaire, liable quant à sa validité ; ils n’ont aucun pouvoir ordinaire, non fiable et toujours défié quant à sa validité. 3. La distinction ici proposée se tient-elle vraiment dans la ligne de l’ordre ? Sans nul doute. Il s’agit de l’exercice valide du pouvoir d’ordre, du pouvoir physique de confirmer et d’ordonner. Que ce pouvoir physique puisse librement s’exercer chez les évêques et qu’il soit entravé chez les prêtres, en qui son exercice est conditionné, cela crée bien une différence entre évêques et prêtres dans la ligne même de l’ordre. Voir plus loin, p. 239. S’il fallait dire - mais on peut hésiter à s’engager dans cette voie - qu’un prêtre n’a pas le pouvoir physique d’ordonner un autre prêtre, que seul l’évêque a ce pouvoir physique, alors la distinction entre prêtres et évêques serait assurément plus radi­ cale : elle porterait non plus seulement sur l’exercice du pou­ voir d’ordre mais encore sur sa nature. • · ·■·■ z V. La distinction entre prêtres et évêques dans la ligne de l'ordre est-elle de droit divin ou de droit canonique ? 1. Deux thèses sont en présence : a) Cette distinction est immédiatement de droit divin. - On suppose que le Christ, soit par lui-même soit par ses apôtres, a institué immuablement deux degrés dans le sacerdoce : d’une part un degré inférieur ou presbytérat, avec les pouvoirs de VUES RÉCENTES SUR LE SACREMENT DE L’ORDRE 227 consacrer l’eucharistie et de remettre les péchés130, et les pou­ voirs «liables» de confirmer et de conférer certains ordres ; et d’autre part un degré supérieur ou épiscopat, avec les pouvoirs ordinaires, toujours «déliés», de confirmer et d’ordonner. Quant aux pouvoirs épiscopaux de consacrer les vierges, les églises, etc., ils sont évidemment d’institution ecclésiastique. v b) Cette distinction est immédiatement de droit ecclésiastique. - On suppose que le Christ a conféré à tous ses ministres la plénitude du sacerdoce. Plus tard, une volonté de l’Église a divisé le sacerdoce en deux degrés. Dès lors, seule une disposi­ tion canonique fait que les pouvoirs de confirmer et d’ordon­ ner sont inégaux dans l’épiscopat et dans le presbytérat, qu’ils sont là ordinaires et toujours « déliés », et ici extraordinaires et « liables ». 2. Peut-on, pour résoudre le débat, en appeler au témoi­ gnage de l’histoire ? Après avoir rassemblé les textes touchant l’origine de la dis­ tinction entre l’épiscopat et le presbytérat, Lennerz écrit : « La différence entre évêque et prêtre, et la supériorité de l’évêque sur le prêtre, est admise de tous dès le IIIe siècle. Les prêtres ont le sacerdoce, mais à son degré inférieur ; ils n’ont pas la dignité pontificale. Cette différence se tient dans la ligne de l’ordre, elle concerne le pouvoir de confirmer et d’ordonner... Est-ce une différence de droit divin131 ?» Et il conclut: «A peine les textes offrent-ils un fondement suffisant qui per­ mette de répondre avec certitude à la question de savoir si la différence entre prêtre et évêque et la supériorité de l’évêque sur le prêtre dans la ligne de l’ordre est instituée par le Christ et de droit divin132. » Ainsi les deux voies sont libres ; mais elles ne peuvent être vraies toutes deux. 130. Concile de Trente, session XXIII, chap. 1, et canon 1 ; Denz., n" 957 et 961. 131. Op. cit., p. 96, n“ 162 et 163. 132. Ibid, p. 98, n° 167. 228 Ill - LE POUVOIR D ORDRE 3. Quel est l'état rhéologique de la question ? - Les Pères de Trente qui tenaient que les évêques sont supérieurs aux prêtres en droit divin, et qui demandaient que cela fût defini, décla­ raient que l’hérésie d'Aerius aurait été d'affirmer « que les évêques ne sont pas supérieurs aux prêtres en droit divin13-' ». Laynez leur répondait que « l’hérésie d’Aerius était de pré­ tendre que tous les prêtres sont égaux en droit divin, ce qui impliquait que les papes n'ont pas un pouvoir de juridiction supérieur aux autres prêtres133 134 ». On aurait pu leur dire plus directement que même quand la différence entre prêtres et évêques ne serait que de droit ecclésiastique, Aerius pouvait être hérétique simplement en refusant à l’Église le droit d’ins­ tituer une telle différence13’. Ceux qui ne voient qu une distinction de droit ecclésias­ tique entre évêques et prêtres allèguent saint Jérôme, qui se réclame des épîtres de Paul, de Pierre, de Jean pour affirmer qu’au début la hiérarchie ecclésiastique ne comptait que deux degrés, les évêques-presbytres et les diacres ; c’est plus tard, pour prévenir les schismes, qu'il fallut en chaque région pré­ poser aux autres un évêque-presbytre136. Les partisans de la distinction de droit divin répondent aux objections tirées de saint Paul qu’au début le sacerdoce com133- EHSES, Acta Concilii Tridcntini, r. IX, p. 76, ligne 33. Selon S. Augustin, De haeresibus. n° 53, Aerius, entre autres erreurs, soute­ nait que « le prêtre ne se distingue de l’évêque par aucune diffé­ rence -, S. ÉP1PHANE, Adversus haereses, livre III, t. I, haer. 75, P. G„ t. XLII, col. 508, traite Aerius d’insensé parce qu’il dit que « l’évêque et le prêtre sont égaux. Comment cela sera-t-il possible ? Car l’ordre des évêques a pour fin d’engendrer des pères ». 134. EHSES, op. cit., t. IX, p. 100, lignes 35 et suiv. 135. Le concile de Trente avait, par exemple, anathématisé ceux qui nieraient que l’Église peut instituer une fête liturgique en l’hon­ neur de l’eucharistie, ou la porter en procession. Session XIII, canon 6, Denz., n° 888. 136. Saint Jérôme est cité au concile de Trente par l’archevêque de Rossano, qui devait devenir le pape Urbain VU, et qui s’opposait à ce qu’on définît la supériorité des évêques jure divino. Cf. EHSES, op. cit., p. 55. On trouvera les textes de saint Jérôme dans LennerZ, op. cit., pp. 38-41, n« 72-75. VUES RÉCENTES SUR LE SACREMEN T DE L ORDRE 229 portait réellement deux degrés, niais que seuls les noms de prêtre et d’évêque étaient pris l’un pour l’autre. Théodoret, s’appuyant sur Philip. Il, 25, pense plutôt que Paul appelle apôtres ceux que nous appelons évêques, et évêques ceux que nous appelons prêtres137. Dans les deux cas on trouverait en saint Paul la hiérarchie à trois degrés, qui apparaît si manifes­ tement en saint Ignace d’Antioche. On peut donner peut-être une réponse plus générale. L’intention de Paul, dès le principe, ne pouvait être que de créer une hiérarchie d’ordre à trois degrés, en vue, comme le dira saint Jérôme, de parer aux périls de schisme. Au degré inférieur sont les diacres. Au degré inter­ médiaire, les presbytres-épiscopes. Au degré supérieur, l’Apôtre lui-même, qui commence par organiser ses Églises comme un vaste diocèse. Mais à mesure que les années avancent et que le champ de son apostolat s’étend, il se choisit dans le rang des presbytres-épiscopes des successeurs comme Tite et Timothée, auxquels il réservera les droits actuels du pontificat. En sorte que, dans la pensée même de l’apôtre et donc en droit divin, ses églises, après une période de préparation où les fonctions des presbytres-épiscopes sont encore indifférenciées, devront s’acheminer vers l’épiscopat unitaire et rejoindre une organisa­ tion semblable à celle des églises de Jérusalem, d’Asie Mineure, de Rome. Quant à l’opinion de saint Jérôme sur l’origine simplement canonique de la différence entre évêques et prêtres, elle ne représente rien de plus qu’une outrance. Une dispute, qui s’était élevée à Rome entre diacres et prêtres, les premiers se prétendant supérieurs aux seconds, suscita une vive réaction de l’Ambrosiaster et surtout de saint Jérôme qui, pour bien marquer la différence entre le diacre et le presbytre, ont tendance à égaler ce dernier à l’évêque138. 137. Ces réponses sont fournies entre autres par saint BELLARMIN, De clericis, chap. 15. On trouvera des textes de saint Jean Chrysostome et de saint Jérôme affirmant que les noms de prêtre et dévêque étaient en effet pris l’un pour l’autre, et les textes de Théodorct chez Lennerz, op. cit., pp. 26, 41, 46, n°’ 50, 75, 85. Voir plus loin, p. 795, note 26. 138. J. LéCUYER, « La grâce de la consécration épiscopale », dans Revue des sc. phil. et théol., 1952, p. 404. ? · J r 4 t ’ i ' I 'Î Ci »· 230 Ill - LE POUVOIR D'ORDRE Parmi les canonistes du XIIe au XVe siècle, plusieurs pen­ sent, en s’autorisant de saint Jérôme, que la distinction entre evêques et prêtres est de droit ecclésiastique ; d’autres la font remonter aux apôtres. Plusieurs estiment qu’avec une déléga­ tion du souverain pontife chacun peut conférer ce qu’il pos­ sède, l’ordonné son ordre, certains ajoutent : le confirmé la confirmation13’. Les scolastiques sont plus réservés : l'évêque est ministre ordinaire de la confirmation et de l'ordre; avec délégation papale, un simple prêtre peut confirmer et conférer les ordres mineurs139 140141 . Tels seront les enseignements du concile de Florence sur la confirmation111 et sur l’ordre142. Depuis le moyen âge la thèse qui voit entre évêques et prêtres, dans la ligne de l'ordre, une distinction de droit divin paraît avoir prévalu. On a dit pourquoi le concile de Trente, malgré l'insistance de certains Pères, s’est refusé à la définir. Cependant le Code de Droit canon semble bien l’avoir faite sienne quand il déclare « qu’en vertu d’une institution divine, la hiérarchie sacrée comprend dans la ligne de l’ordre des évêques, des prêtres et des ministres ». C’est à cette vue que nous nous rangeons. VI. La question des soi-disant réordinations. — Suivant que l’on adoptera la thèse d'une distinction soit de droit divin, soit de droit simplement canonique, entre évêques et prêtres dans la ligne de l'ordre, la réponse que l’on donnera à la question dite des « réordinations » se modifiera profondément. 1. Rappelons brièvement quelques faits. En laissant de côté les cas historiquement controversés, on peut compter cinq ou six papes qui ont proclamé la nullité des ordinations faites par des antipapes véritables ou présumés tels, des schismatiques, des simoniaques, et qui ont procédé à de nouvelles ordina­ tions. Étienne III, au concile romain de 769, refuse de recon139. Textes dans C. BaiSI, op. rit., pp. 28-35. 140. Cf. S. Thomas, IIP, qu. 72, a. 11, ad 1. 141. Decretum pro Armen is, Denz., n° 697. 142. Ibid., n° 701. VUES RÉCENTES SUR LE SACREMEN7 DE L’ORDRE 231 naître les ordinations de diacres, de prêtres, d’évêques faites par l’usurpateur Constantin II et décide de réordonner les seuls évêques14'. Jean VIII, qui cependant ne conteste pas la validité des ordinations conférées par Photius au temps de son excommunication143 144, va, par une décision « sans précédent dans l’histoire des papes », déclarer nulle l’ordination que l’évêque excommunié Ansbert confère à l’évêque de Vcrceil145. Serge III (904-911), faisant suite au macabre concile d’É­ tienne VI, attaque la validité des ordinations du pape Formose: «Cétait prononcer la révision de situations ecclé­ siastiques jusque-là incontestées. On en vint à douter de la validité des actes religieux les plus essentiels146. » Jean XII, de scandaleuse mémoire, détrôné par Léon VIII, mais réinstallé momentanément en 964, en profite pour déclarer nulles les ordinations de son rival147. Dans sa lutte contre les ordinations simoniaques, saint Léon IX s’arrête à une décision déconcer­ tante: les clercs ordonnés gratuitement par des simoniaques sont astreints à une pénitence, puis admis à exercer leurs ordres; quant aux ordinations faites à prix d’argent, elles sont considérées le plus souvent comme nulles et sont réitérées148. Urbain II, en 1088, réordonne Daibert, qui avait été promu diacre par l’archevêque de Mayence, consacré par des schisma­ tiques149. Parallèlement à cette série de faits, on pourrait en produire une autre, qui part des origines de l’Église romaine150, passe 143. Louis SALTET, Les réordinations, Étude sur le sacrement de l'ordre, Paris, 1907, pp. 102-104. Il n’est pas sûr que le concile ait considéré Constantin comme vraiment évêque. 144. Ibid., p. 143. 145. Ibid., pp. 148-152. 146. Ibid., pp. 155-156. 147. /W.,pp. 169-170. \ft.lbid., p. 183. 149. Ibid., pp. 239-244. On ne peut inférer grand’chose du texte où Innocent III déclare valides les sacrements administrés même par un prêtre pécheur « pourvu que l’Église le reconnaisse ». Denz., n° 424. 150. «Dès les origines chrétiennes, on constate deux traditions différentes. Celle de Rome affirme que le baptême administré en Ill - LE POUVOIR D ORDRE par saint Augustin1''1 et les grands scolastiques1’’*, et par des papes comme Anastase II’"' et Pascal II1'". Ceux qui suivent cette authentique tradition soutiennent que certains sacre­ ments, parmi lesquels l’ordre, peuvent être dispensés valide­ ment, même par des schismatiques. 3» -x: 7···: ' dehors de l’Église, dans cenaines conditions, peut être valide et ne doit pas être réitéré. Celle d’Asie considère comme nul le baptême administré en dehors de l’Église, et même, par des ministres d’une certaine indignité, dans l’Église, et admet la réitération d'un tel bap­ tême. A cette date reculée, on ne parle guère que du baptême. Mais ces décisions étaient fondées sur une idée qu’on ne pouvait manquer, dans la suite, d’étendre aux autres sacrements... L’Église d’Afrique suivit d’abord l’usage romain, mais adopta ensuite celui d’Asie. Au milieu du IIIe siècle, sous le pape Étienne, un conflit se produisit entre les Églises de Rome et d’Afrique : c’est la controverse baptis­ male. » SALTET, op. cit., p. 387. En 692, une disposition du concile Quinisexte ·· montre que l’Église grecque n’admenait plus les réordi­ nations d’hérétiques. Cette conclusion est justifiée par la théologie grecque de l’époque suivante. » Ibid., p. 58. 151. Les donaristes ayant admis que «celui qui sort de l’Église perd, non le baptême, mais le pouvoir de le conférer », saint AUGUSTIN répond que ni l’un ni l’autre n’esr perdu : « Ces deux choses sont en effet un sacrement. Toutes deux sont données par une consécration, l’une à celui qui est baptisé, l’autre à celui qui est ordonné. Aussi est-il interdit dans la Catholica de réitérer l’une et l’autre. » Contra epistolam Parmeniani, livre II, chap. 13, n° 28. 152. A la question : Les hérétiques et ceux qui sont exclus de l’Église peuvent-ils conférer les ordres?, IV Sent., dist. 25, qu. 1, a. 2, saint Thomas répond en énumérant quatre opinions: 1° ils peuvent conférer les ordres tant qu’ils sont encore tolérés par l’Église, non après leur exclusion; 2° s’ils ont été sacrés évêques dans l’Église, ils gardent le pouvoir de conférer les ordres ; mais les évêques qu’ils ordonnent n’auront plus ce pouvoir; 3° ils confèrent validement les ordres, et même b grâce sacramentelle à ceux qui recourent coupablement à leurs bons offices; 4° ils confèrent validement les ordres, mais non la grâce sacramentelle à ceux qui recourent à eux coupablement : cette dernière vue est la seule vraie. 153. Sallet, op. cit., pp. 76-77. 154. Ibid., p. 267. VUES RÉCENTES SUR LE SACREMENT DE L’ORDRE 233 11 importe de faire remarquer deux choses: 1° dans aucun des cas dits de « réordination », on ne songe proprement à annuler, puis à réitérer des ordinations qui auraient été valides; on déclare simplement que des ordinations considé­ rées comme valides ne l’étaient pas, et on procède alors à de vraies ordinations ; on connaît très bien et on n’oublie à aucun moment la doctrine traditionnelle suivant laquelle le sacre­ ment de l’ordre confère un caractère ineffaçable, qui exclut sa réitération; 2° dans le cas d’Ansbert, évêque véritable mais excommunié, et dans le cas d’évêques ordonnés dans l’Église mais tombés ensuite dans le schisme ou la simonie, ce n’est donc pas la validité de leur ordre propre qui est contestée, mais la validité de son exercice : en d’autres termes on leur dénie le droit de procéder désormais à des ordinations valides. Comment expliquer ces faits ? 2. Selon la première thèse, on s’en souvient, les évêques détiennent en droit divin un pouvoir de confirmer et d’ordon­ ner qui leur est propre. Ce pouvoir est ordinaire, c’est-à-dire non liable et toujours délié. Un évêque hérétique ou schisma­ tique, et bien sûr un évêque simoniaque ou pécheur, ordon­ nent illicitement, mais validement. On ne devait donc pas renouveler les ordinations faites par de tels évêques. Il faut, en conséquence, donner raison aux papes qui s’y sont refusés ; et ton à ceux qui, adoptant d’autres vues, s’y sont prêtés. Même pure, leur décision a pu les égarer ; à plus forte raison quand elle leur fut dictée par des motifs passionnels. Mais qu’on y prenne garde: aucune définition dogmatique erronée n’a jamais été prononcée par ces papes. Le dogme de l’inamissibilité du caractère sacerdotal et de l’impossibilité de réitérer une ordina­ tion véritable est toujours demeuré sauf'5'’. La seule question débattue était celle de savoir si le souverain pontife peut lier, 155. Cf. LÉON XIII, Lettre apostolique sur les ordinations anglicanes: «L’Église ayant toujours admis comme un principe constant et inviolable qu’il est interdit de réitérer le sacrement de l’ordre, il était impossible que le Siège apostolique souffrît et tolérât en silence une coutume de ce genre. » < 234 M' i ·9 ΙΠ - LE POUVOIR D’ORDRE dans les évêques schismatiques ou excommuniés, le pouvoir de conférer validement les ordres. Non, répondons-nous, car l’exer­ cice de ce pouvoir est de droit divin. Mais ceux qui tiennent qu’il est simplement de droit canonique répondront oui. Aujourd'hui encore la question n'est pas dogmatiquement tranchée. On est surpris du nombre des auteurs qui, s’appuyant les uns sur les autres, ont parlé en ces matières d’un obscurcisse­ ment du dogme. C. Baisi en cite un certain nombre : Many, C. Chardon, Saltet, Tixeront, A. Michel. Il leur opposera sa propre thèse, d'après laquelle les papes n'auraient jamais pro­ cédé qu'à des ordinations valides. Mais il ne voit pas lui-même que, quelle que soit la thèse qu'on adopte, celle d’ordinations parfois invalidement réitérées, ou celle d’ordinations toujours valides, c'est fausser complètement la perspective théologique que de parler, à propos de cette question si mal baptisée des réordina­ tions, d'un obscurcissement du dogme^'. 3. Suivant la seconde thèse, les évêques tiennent du simple droit canonique le pouvoir ordinaire de confirmer et d’ordon­ ner qui leur est propre. Le souverain pontife peut à volonté lier ou délier ce pouvoir. Dès lors, tout paraît s’expliquer sans difficulté dans la conduite des papes. Dans la mesure et la période où ils auront décidé de lier quant à sa validité le pou­ voir des évêques schismatiques ou excommuniés, de tous les évêques schismatiques ou de ceux-là seuls qui auraient été ordonnés par des schismatiques, de tous les évêques simo156. < Un obscurcissement du dogme si général et si durable est-il admissible dans l’Église ? Il semble que ces auteurs ont une idée assez originale de Γinfaillibilité pontificale et de l’Église en général. Je crois pour moi que lorsqu’en de telles matières le pape se trompe, les évêques se trompent et si longtemps, il faut dire que l’Église dans son magistère ordinaire s’est trompée. Mais nous savons d’autre part que même dans son magistère ordinaire l’Église est infaillible. Ergo... » C. BAISI, op. cit., pp. 152-153. Il n’y a pas d’obscurcissement du dogme. Mais nous ne sommes pas obligés d’adopter la thèse de Baisi et de croire que, dans les cas mentionnés plus haut, toutes les ordina­ tions des papes étaient valides. VUES RÉCENTES SUR LE SACREMENT DE (.ORDRE 235 niaques ou de ceux-là seuls qui auraient à leur tour ordonné à prix d’argent, les papes pourront proclamer la nullité des ordi­ nations et s’employer éventuellement à les convalider. C’est la solution, entre autres, de Corrado Baisilv . Elle semble d’abord tout éclairer, mais se révèle ensuite d’un faible secours, et sou­ lève de nouveaux problèmes. Elle n’explique pas que Jean VIII ait pu reconnaître la validité des ordinations conférées par un excommunié (Photius) et récuser la validité des ordinations conférées par un autre excommunié (Ansbert). Elle ne justifie pas le pape Serge III, niant la validité des ordinations confé­ rées par un autre pape, Formose. Ayant à se prononcer sur la validité des ordinations anglicanes, les papes, de Jules III à Léon XIII, ne se soucient que d’une chose : ont-elles été accomplies selon le rite catholique ? La question de l’invalidité possible d’une ordination accomplie selon le rite catholique )ar un évêque schismatique ou hérétique n’effleure même pas eur esprit158. Enfin si les papes, lors par exemple du schisme de Michel Cérulaire, ont pu, même tacitement, en se rangeant à des vues qu’on nous dit avoir été celles « de la grande majo­ rité des évêques et du magistère ordinaire », lier, ne fut-ce qu’un temps, le pouvoir d’ordonner des évêques orthodoxes, quelle garantie nous reste-t-il de la valeur des ordinations dans l’Église orthodoxe, que cependant nul aujourd’hui ne conteste ? 157. Op. cit., pp. 151-158. 158. LÉON XIII, Lettre sur les ordinations anglicanes·. « Dans sa lettre du 8 mars 1554 au légat apostolique, Jules III distingue formel­ lement ceux qui promus régulièrement et selon le rite devaient être maintenus dans leurs ordres ; et ceux qui non promus aux ordres sacrés pouvaient y être promus s’ils étaient dignes et aptes. Deux catégories réelles d’hommes sont nettement précisées : à la première appartien­ nent ceux qui avaient vraiment reçu les ordres sacrés, soit avant le schisme d’Henri, soit postérieurement par des ministres attachés à l’er­ reur ou au schisme, mais selon le rite catholique accoutumé·, à la seconde, ceux qui, ordonnés selon le rite d’Édouard, avaient reçu une ordination invalide, et pouvaient éventuellement être promus... C’est sur ce principe que s’appuie la doctrine d’après laquelle est valide tout sacrement conféré selon le rite catholique, même quand le ministre serait hérétique ou non baptisé. » 236 111 - LE POUVOIR D’ORDRE 4. Ainsi» à nos yeux, la thèse qui s’impose au théologien quand il tente d’éclairer la « question des soi-disant réordina­ tions », est celle que le Code de Droit canon a faite sienne et qui estime que, dans la ligne de l’ordre, les évêques different des prêtres par institution divine. VII. Deux bulles autorisant de simples prêtres à conférer la prêtrise. 1. Le concile de Trente définit que les évêques ont un pou­ voir de confirmer et d’ordonner qui ne leur est pas commun avec les prêtres. En effet, le pouvoir des évêques est ordinaire, non liable et toujours délié, celui des prêtres est extraordinaire et toujours liable. Il nous a paru que cette différence, qui porte sur l’exer­ cice du pouvoir d’ordre, n'est pas seulement de droit ecclésias­ tique, mais de droit divin. Un simple prêtre possède donc, à l’état lié, le pouvoir phy­ sique, le pouvoir radical, de conférer certains ordres. Quels ordres? Sans nul doute les ordres mineurs et le sous-diaconat. Faut-il ajouter le diaconat ? voire la prêtrise ? Si l’on répond non, on creuse davantage la différence entre prêtres et évêques; elle porte non seulement sur l’exercice, mais encore sur la nature de leurs pouvoirs d’ordre. Si l’on répond oui, la différence entre prêtres et évêques dans la ligne de l’ordre, tout en restant de droit divin, portera seulement sur l’exercice de leurs pouvoirs d’ordre. 2. Plusieurs parmi les canonistes du moyen âge admet­ taient, nous l'avons dit, qu’avec une délégation du souverain pontife chacun pourrait conférer l’ordre qu’il possède: un diacre le diaconat, un prêtre la prêtrise159. Mais la grande majorité des théologiens rejetaient un principe aussi général et déniaient au prêtre le pouvoir radical de conférer même le dia­ conat, à plus forte raison la prêtrise. De nos jours, cependant, on assiste à un revirement et l’on voit des théologiens toujours plus nombreux penser, non certes qu’un diacre puisse jamais 159. Cf. Baisi, op. rit., p. 32. Μ 3 VUES RÉCENTES SUR LE SACREM ΚΝΊ DE l.’ORDRE 237 conférer le diaconat, mais qu’un prêtre pourrait, avec une délégation du souverain pontife, conférer la prêtrise. Qu’est-ce qui justifie ce changement ? C’est, avant tout, la mise en lumière de trois importants documents pontificaux. 3. On connaissait depuis longtemps la bulle la plus récente, celle d’Innocent VIII, du 9 avril 1489, où le pape accorde à l’abbé de Cîteaux dans tout l’ordre cistercien, et dans leur abbaye respective aux quatre abbés de La Ferté, Pontigny, Clairvaux, Mérimont, et à leurs successeurs, le pouvoir de conférer eux-mêmes à leurs moines le sous-diaconat et le diaco­ nat. Cette bulle, introuvable aujourd’hui dans les archives pontificales, mais dont l’authenticité ne paraît pas douteuse, a été publiée dès 1491. Elle avait, à elle seule, décidé certains théologiens à inclure le diaconat dans les ordres qu’un prêtre peut conférer, moyennant une délégation du souverain pon­ tife. En 1924 est rééditée la bulle, jusque-là inaperçue, par laquelle Boniface IX, le 1er février 1400, autorisait l’abbé augustinien de Saint-Osithe (Essex) et ses successeurs à pro­ mouvoir leurs sujets non seulement au sous-diaconat et au diaconat, mais encore au presbytérat. Le 6 février 1403, le pape révoquait, il est vrai, cette bulle, mais uniquement pour condescendre aux désirs de l’évêque de Londres, qui se décla­ rait lésé dans son droit de patronat sur l’abbaye160161 . Enfin, en 1943, a été publiée une bulle de Martin V, du 16 novembre 1427, concédant à l’abbé cistercien d’Altzelle, au diocèse de Meissen, pour une période de cinq ans, le pouvoir de donner à tous ses moines, sans autorisation préalable de l'évêque du lieu, tous les ordres y compris les ordres majeurs, omnes etiam sacros ordines^. 160. Le texte de ces deux bulles est publié et discuté par BAISI, op. rit., pp. 7-28 ; et pp. 104-116. 161. Cf. Yves CONGAR, O. P„ « Faits, problèmes et réflexions à propos du pouvoir d’ordre et des rapports entre le presbytérat et l'épiscopat», dans La Maison-Dieu, Paris, 1948, n° 14, p. 114. Et I1NNERZ, op. cit., p. 146, n° 240. Γ·: » Η • < t< .1 238 111 - LE POUVOIR d'ordre 4. Avant de voir des lieux théologiques authentiques dans ces documents exhumés par les historiens, plusieurs des théo­ logiens contemporains en ont proposé diverses interprétations. Ils ont dit, par exemple, que les privilèges pontificaux ne visaient que des exemptions, ils accordaient aux abbés non pas le pouvoir inouï de conférer par eux-mêmes les ordres majeurs, mais de les faire conférer par un évêque de leur choix, indépendamment de l'évêque du lieu162; ou encore, que ces abbés pouvaient avoir le caractère épiscopal ; ou que la bulle de Boniface IX, ayant été retirée par le même pape, n’avait qu’une portée restreinte et pouvait être négligée163164 , etc. De plus en plus, ces interprétations semblent devoir être abandonnées. Voici les conclusions de H. Lennerzll>\ aux­ quelles nous nous rangerons : « Nous connaissons maintenant deux bulles, l'une de Boniface DC, l’autre de Martin V, conférant à un simple prêtre le pouvoir d ordonner des diacres et des prêtres ; et une troi­ sième bulle, celle d’Innocent VIII, conférant le pouvoir d’or­ donner des diacres. Sur l’authenticité des deux premières bulles, il n’existe aucun doute. Mais la bulle même d Innocent VIII ne peut plus être aujourd’hui sérieusement suspectée, et il est certain que les abbés cisterciens ont usé pendant des siècles du privilège qu elle leur décernait. D’autre part, les termes de ces bulles sont clairs : il s’agit bien d’une collation des ordres. » Trois papes ont ainsi autorisé un simple prêtre à conférer soit le diaconat, soit le diaconat et la prêtrise. Il semble dès lors qu’il faut conclure qu’un prêtre, moyennant une déléga­ tion du souverain pontife, peut être ministre de ces ordres. On ne saurait prétendre que ces trois papes ont erré dans des 162. Valentin ZüBIZARETTA, O. C. E., Theologia dogmatico-scolastica, Bilbao, 1928, t. IV, p 407. C’est l’explication que nous avions acceptée. 163. Cf. É. Hl’GON, O. R, - Études récentes sur le sacrement de I ordre », dans Revue Thomiste, 1924, pp. 481-493. Limportancc de la bulle est au contraire soulignée par M.-J. GerlâUD, O. R, « Le ministre extraordinaire du sacrement de Tordre », dans Revue Thomiste, 1931, pp. 874-885. 164. Op. cit., p. 146, n°* 240 et 241. VUES RÉCENTES SUR LE SACREMEN T DE l.’ORDRE 239 matières aussi graves que celle du ministre du sacrement de l’ordre. Tant que la bulle d’Innocent VIII, dont l’authenticité n’apparaissait d’ailleurs pas clairement, était seule connue des théologiens, on comprend qu’ils aient hésité à reconnaître au souverain pontife le droit de concéder à un simple prêtre un tel privilège. Nous savons aujourd’hui que trois papes l’ont fait: c’est donc qu’ils pouvaient vraiment le faire... ■>En résumé: les souverains pontifes ont concédé ce privi­ lège à de simples prêtres. Ils pouvaient donc le concéder. Donc un simple prêtre peut, moyennant une délégation du souve­ rain pontife, être ministre des ordres du diaconat et de la prê­ trise. » 5. Nous professons ainsi en même temps : 1° qu’un prêtre délégué par le souverain pontife peut conférer la prêtrise ; 2° que cependant la différence entre évêques et prêtres est de droit divin165. Les prêtres ont le pouvoir physique de confirmer et d’or­ donner. L’exercice valide de ce pouvoir dépend pour eux d’une condition morale, à savoir d’une concession du souverain pon­ tife. C’est bien dans la ligne de l’ordre, c’est en ce qui concerne l’exercice valide de leur pouvoir de confirmer et d’or­ donner, que les prêtres sont inférieurs aux évêques. Mais c’est au contraire par un pur acte juridictionnel que le souverain pontife délie leur pouvoir de confirmer et d’ordonner. Le 165. A la différence de Yves CONGAR, qui écrit dans La MaisonDim, art. cité, p. 125 : « Il est clair que si l’épiscopat et le presbytérat sont des ordres strictement distincts de par une institution divine, les actes propres de l’évêque ne peuvent être exercés par le simple prêtre demeurant simple prêtre ; et on ne voit pas comment une autorisa­ tion papale changerait sa qualité de simple prêtre. » Nous répondons : Le pouvoir de confirmer et d’ordonner des simples prêtres est de soi extraordinaire et « liable » quant à la validité ; le pape en le déliant ne change pas sa nature. Le pouvoir de confirmer et d’ordonner des évêques est de soi ordinaire et non « liable » ; cela suffit pour déclarer avec le concile de Trente que les évêques ont un pouvoir qui ne leur est pas commun avec les prêtres. Et cette différence peut être, comme le pense le Code de Droit canon, d’institution divine. 9 « » f III - LE POUVOIR D’ORDRE 240 prêtre, délié par le pape, agir dans la ligne de l’ordre ; le pape, déliant le prêtre, agit dans la ligne de la juridiction. 6. Nous retrouvons une fois de plus la distinction qui reconnaît à l’Eglise, en droit divin, deux sortes de pouvoirs, les pouvoirs d'ordre et les pouvoirs de juridiction. Nous n’éprou­ vons aucun besoin de transcender cette distinction si profon­ dément traditionnelle, pour attribuer au souverain pontife « un certain pouvoir de validation des sacrements douteux », par lequel il pourrait par exemple « déclarer valide un baptême administré avec du vin » i66. La distinction entre, d'une part, ce qui est de droit divin et immuable, et, d'autre part, ce qui est de droit ecclésiastique et muable est, elle aussi, traditionnelle. Il est certain, d’ailleurs, que les institutions canoniques, dues à la prudence de l’Église, ne sont pas toutes également muables. L’historien éprouvera le besoin légitime de les répartir en diverses catégories suivant les 166. «Quand, par exemple, un Étienne II, en 753, déclare valide un baptême administré avec du vin... » Yves CONGAR, ibid., pp. 120 et 121. Nous ne pensons pas qu’un pape puisse déclarer valide un tel baptême : « Si quelqu’un dit que l’eau vraie et naturelle n’est pas de la nécessité du baptême..., qu’il soit anathème », concile de Trente, ses­ sion Vil, De baptismo, canon 2, Denz., n° 858. Nous ne pensons pas non plus que le pape Étienne II l'ait fait. Voici la onzième des Réponses du pape Étienne II, publiée sous l’année 754, par MANS!, t. XII, col. 561 : " Si in vino quis, propterea quod aquam non inve­ niebat, omnino periclitantem infantem baprizavit, nulla ei exinde adscribitur culpa. (Infantes sic permaneant in ipso baptismo.) Nam si aqua adfuit praesens, ille presbyter excommunicetur, poenitentiae submittatur, quia contra canonum sententiam agere praesumpsit. » 11 est clair, comme le note Mansi, que les mots mis entre parenthèses, et qui ne s’accordent meme pas grammaticalement avec ce qui précède, sont une interpolation ; elle parait due à l’attraction exercée par les réponses qui précèdent et suivent immédiatement celle-ci, et où se trouvent des expressions semblables : in hoc baptismo permaneant, in eo permaneant baptismo, et où le pape conclut à la validité du bap­ tême donné par des prêtres indignes ou ignorants, pourvu qu’ils aient baptisé selon le rite de l’Église. λ VUES RÉCENTES SUR LE SACREMENT DE L’ORDRE 241 degrés de leur importance et de leur stabilité. Encore qu’il soit impossible, du point de vue de la logique, de songer à un entre-deux, qui ne serait réductible ni au droit divin ni au droit canonique167. VIII. Trois ordres sont de droit divin et sont des sacrements: Tépiscopitt, le presbytérat, le diaconat. 1. On se rappelle le Code de Droit canon, can. 108, § 3 : «En vertu d’une institution divine, la hiérarchie sacrée com­ prend dans la ligne de l’ordre des évêques, des prêtres et des ministres. » Nous avons suffisamment parlé de l’épiscopat et du presbytérat. Que le diaconat soit lui aussi un sacrement, c’est une thèse regardée par les théologiens comme commune et certaine168. 167. " Il semble que nous ayons été amenés par le développement de notre théologie, et peut-être par les nécessités de la polémique, à distinguer d’une manière trop radicale et qui ne souffre pas d’entre­ deux, d'une part un ordre de choses divinement déterminées, et, d'autre part, une discipline qui serait le domaine d’un droit pure­ ment positif et ecclésiastique, d’un droit de circonstances et d’oppor­ tunité. Mais n’y a-t-il pas, entre les deux, faisant la jonction des deux, un domaine considérable où les réalités venant du Seigneur lui-même sont soumises au pouvoir canonique de l’Église ; où beaucoup de choses ne représentent ni de formelles déterminations du Christ, ni de simples faits d’un droit tout positif et variable, mais des traditions ecclésiastiques », ibid., p. 126. Chacun conviendra sans difficulté, qu’une même institution puisse relever, sous un aspect, du droit divin et immuable ; et aussi, mais sous un autre aspect, du droit canonique etmuable. On lit un peu plus loin, p. 127: «Au surplus, le moyen âge n’était pas obsédé, comme nous, par l’idée de Révélation close à h mort des apôtres et, n’ayant pas atteint à la précision de nos idées sur ce point, il concevait plus librement et plus largement le rôle ins­ pirateur de l’Esprit dans la vie de l’Église. » Mais ces distinctions for­ melles entre le pouvoir d’ordre et le pouvoir de juridiction, le droit divin et le droit canonique, le dépôt révélé par Dieu et son explicita­ tion par l’Église, sont pourtant toutes du moyen âge. 168. B1LLUART, De sacramento ordinis, dissert. 1, a. 3, § 1 ; édit. Brunet, t. VII, p. 320 ; LENNERZ, op. cit., p. 116, n° 185. 242 Ill - I E POUVOIR D’ORDRE On cite parfois Cajetan comme étant d’une opinion contraire169170 . Il pense, il est vrai, que les diacres-des tables dont il est parlé aux Actes des Apôtres, VI, 2-6, doivent être distingués des diacres de l'autel. A quoi on pourrait objecter que nous voyons les « diacres des tables » prêcher avec Étienne, Acres, VH, et baptiser avec Philippe, VIII, 12. Mais Cajetan ajoute aussitôt : * Bien que les diacres de 1 autel n aient pas été insti­ tués en cette circonstance, ils semblent néanmoins avoir été institués par les apôtres, sans qu’on sache ni le temps ni le lieu. Paul mentionne, en effet, les évêques et les diacres, Philipp., I, 1 ; et dans / Tim., Ill, 1-10, il décrit successivement les devoirs des évêques, puis des diacres. Or ces deux Églises, celle de Philippes, et celle d’Éphèse à laquelle appartenait Timothée, étaient des Églises des Gentils, où nous ne voyons pas que les chrétiens aient vécu en commun, comme à Jérusalem. Elles n’avaient donc pas besoin de diacres s occu­ pant des tables et des veuves. Leurs diacres devaient donc être des diacres de l’autel... Les apôtres paraissent avoir ordonné les diacres, non pas comme maintenant en disant : Reçois le pouvoir de lire l’Évangile, mais par l'imposition des mains 1 °. » 2. Le rite primitif et apostolique de l’ordination est I impo­ sition des mains. Le rite de la porrection des instruments, qui symbolisait le pouvoir accordé par les divers ordres, lui a été ajouté en Occident dès le haut moyen âge. Est-il resté un rite adventice? A-t-il, au contraire, passé au rang de rite essentiel, reléguant l’imposition des mains à la place secondaire ? Sur ce point les avis sont partagés. Tous admettent que les sept sacrements ont été institués par le Christ, et que l’Église ne peut modifier, dans leur admi­ nistration, que ce qui laisse intacte leur substance, salva illo'· 169. Billuart, Lennerz, etc. Et Baisi, op. cit., p. 51, qui écrit de Cajetan : · Ha perô la veramente strana idea che il diaconato non sia stato immediatamente istituito dagli apostoli. » Or Cajetan dit précisé­ ment le contraire. 170. CAJETAN, Opuscula. 1.1, tract. XI, De modo tradendi seu susci­ piendi sacros ordines. VUES RÉCENTES SUR LE SAC.REMEN I DE 1. ORDRE 243 rum substantia, Concile de Trente, session VU, De sacramentis in genere, can. 1 ; et session XXI, chap. 2 ; Denz., n'" 844 et 931. Dans sa Constitution apostolique sur les ordres sacrés du diaconat, du presbytérat et de l'épiscopat™, 30 novembre 1947, Pie XII rappelle ces points, en précisant ce qu’est la substance des sacrements : «L’Église n’a aucun pouvoir sur la substance des sacrements, à savoir sur ce que le Christ Seigneur lui-même, au témoignage des sources de la révélation divine, a voulu qu’on observât dans le signe sacramentel », n° 1. C’est ici que commence la divergence entre les théologiens. Les uns concluent que l’Église ne peut rien changer ni dans la matière ni dans la forme d’aucun des sacrements. Dès lors, la porrection des instruments n’a jamais pu être autre chose qu’un rite adventice. La difficulté est que le concile de Florence, expliquant dans le Décret pour les Arméniens ce qu’il appelle «la vérité des sacrements1 2 », déclare que « le sixième sacrement est celui de l’ordre, dont la matière est la remise de l'objet qui confère l’ordre : le presbytérat étant conféré par la remise du calice avec le vin et de la patène avec le pain ; le dia­ conat par la remise de l’évangéliaire, etc... Pour la forme du sacerdoce, la voici : Reçois le pouvoir d’offrir le sacrifice dans l’Église pour les vivants et pour les morts, au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit 173 ». On a tenté de répondre que ce document n’était pas vraiment conciliaire, qu’il n’était qu’une instruction destinée à renseigner les Arméniens sur la disci­ pline et la liturgie de l’Église latine, etc. Mais un examen plus minutieux de la question a contraint des théologiens comme le cardinal van Rossum à reconnaître le caractère doctrinal du décret. Dès lors, il ne leur reste qu’à dire que, n’ayant pas revêtu la forme d’une définition de foi proprement dite, l’en­ seignement doctrinal du concile de Florence est erroné1 4. 17LAAS.,XL, 1948, pp. 5-7. 172. Denz., n° 695. 173. Denz., n° 701. 174. P. GAUTIER, Diet, de Théol. Cath., article « Imposition des nuins», col. 1408-1412. Lennerz est plus hesitant, op. cit., p. 138, n° 225 : Le concile de Florence a-t-il voulu donner un enseignement d autorité, bien que non nécessairement infaillible ? A-t-il voulu sim- ■, L ■ ’’ 41 < Ht 4 244 III - LE POUVOIR D’ORDRE Les autres distinguent dans les sacrements de la loi nouvelle la signification, qui représente la partie la plus formelle, et le signe, composé de matière et de forme, de choses et de paroles’ 5. Le Christ a institué lui-même tous les signes sacra­ mentels de la loi nouvelle. Pour certains de ces signes, il j voulu les déterminer non seulement quant à la signification, mais encore quant au signe lui-même, composé de matière et de forme: ainsi pour le baptême. Pour d'autres signes sacra­ mentels, il les a déterminés quant à la signification, en laissant à son Église et au pouvoir juridictionnel infailliblement assisté la faculté de désigner plus particulièrement, selon les besoins des temps et des lieux, la matière et la forme du signe. Comment expliquer autrement que la chrismation soit deve­ nue, en Orient comme en Occident, le rite essentiel du sacre­ ment de confirmation, que la forme du sacrement de péni­ tence ait pu être successivement déprécative ou indicative? Ainsi en est-il de l’ordre : la signification est toujours demeurée constante, elle a toujours manifesté une transmission des pou­ voirs cultuels mais le signe dans lequel elle s’exprimait a changé en Occident : à l’imposition des mains s’est substituée la tradi­ tion des instruments. Voilà l’explication que nous préférons. Elle permet de dire que le concile de Florence ne s’est pas trompé. Mais rien n’empêchait l’Église de revaloriser le rite de l’imposition des mains. Ce sera l'œuvre de Pie XII par la Constitution apostolique du 30 novembre 1947. 3. Elle prend d’emblée la défense du rite de l’imposition des mains, mais sans condamner la seconde des explications que nous venons de proposer : « Nul n’ignore que l’Église plement résumer la doctrine des théologiens latins ? « Quelle a été vraiment l’intention du Concile ? On ne peur guère le dire avec certi­ tude. » 175. «La composition physique du sacrement peur être considé­ rée aussi comme comprenant la signification qui tombe sur le tout, composé de choses et de paroles ; en sorte que les deux composantes extrêmes sont, d’une part les choses et les paroles, et d’autre pan la signification. » JEAN DE Saint-Thomas, III, qu. 60 ; prologue à la disp. 22 ; édit. Vives, t. IX, p. 2. » j-ί' -_-7 - - r , VUES RÉCENTES SUR 1.E SACREMENT DE L’ORDRÊ 245 romaine a toujours tenu pour valides les ordinations faites dans le rite grec sans la tradition des instruments. Bien plus, l’Église a voulu que meme à Rome les Grecs fussent ordonnés selon leur propre rite. Il ressort de là que, même dans la pen­ sée du concile de Florence, ce n’est pas en vertu d’une volonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ que la tradition des instru­ ments est nécessaire à la substance et à la validité du sacrement. Si la volonté et le précepte de l’Église ont, pour un temps, exigé ce rite pour la validité même des ordinations, chacun sait que ce quelle a établi, l’Église peut aussi le changer et l'abro­ ger*, n° 4. Et un peu plus loin : « Nous déclarons, et pour le cas où l’autorité légitime aurait pris dans le passé une disposition differente, nous décidons que la tradition des instruments, du moins ù l’avenir, n’est pas nécessaire à la validité des ordres sacrés du diaconat, du presbytérat et de l’épiscopat », n° 5. Le pape établit ensuite quelles seront dorénavant la matière et la forme des ordres sacrés : « En vertu de notre suprême autorité apostolique et en pleine connaissance de cause, nous déclarons, et s’il y a lieu nous décrétons et instaurons ce qui suit: la matière et la seule matière des ordres sacrés du diaco­ nat, du presbytérat et de l’épiscopat est Γimposition des mains, de même la seule forme sont les paroles qui déterminent l’appli­ cation de cette matière et qui signifient d’une façon univoque les effets sacramentels, à savoir le pouvoir d’ordre et la grâce de l’Esprit saint, avec le sens que ces paroles ont dans la pensée et l usage de l’Église », n°4. « Pour l’ordination au diaconat la matière est l’imposition des mains de l’évêque, seule prévue dans le rite de cette ordination. La forme est faite des paroles de la Préface, dont les suivantes sont essentielles et partant requises pour la validité : Répandez sur lui, nous vous en prions, Seigneur, l’Esprit saint; qu’il le fortifie par les sept dons de votre grâce et lui donne de s’acquitter avec fidélité de l’œuvre de votre ministère. Pour l’ordination à la prêtrise, la matière est la première imposition des mains de l’évêque faite en silence, mais non pas la continuation de cette imposition où l’on étend la main droite, ni la dernière imposition accom­ pagnée des paroles : Reçois l’Esprit saint, ceux dont tu remet­ tras les péchés, etc. La forme est faite des paroles de la Préface, { I * · * 246 Ill - LE POIA'OIR D’ORDRE dont les suivantes sont essentielles et partant requises pour la validité: Donnez, nous vous en prions, Père tout puissant, à votre serviteur ici présent la dignité de la prêtrise ; renouvelez en son cœur l'esprit de sainteté, pour qu'il s’acquitte de la charge du second degré hiérarchique que vous lui confiez, et que l'exemple de sa vie corrige les mœurs. Enfin, pour l'ordi­ nation ou consécration à V épiscopat, la matière est l’imposition des mains faite par l'évêque consécrateur. La forme est faite des paroles de la Préface, dont les suivantes sont essentielles et partant requises pour la validité : Donnez à votre prêtre la plé­ nitude de votre ministère, et sanctifiez par la rosée de fonction céleste celui que vous avez paré des ornements de 1 honneur suprême », n° 5. 4. Désormais, par l’initiative de Pie XII, la différence entre le rite latin et le rite oriental des ordinations est abolie. De ce fait, le pont semble s’élargir qui unit à l’Église catholique l’Église orthodoxe dissidente. La forme de l’ordination à la prêtrise est donc maintenant: « Donnez, nous vous en prions, Père tout puissant, à votre ser­ viteur ici présent la dignité de la prêtrise ; renouvelez en son cœur l’esprit de sainteté, pour qu’il s’acquitte de la charge du second degré hiérarchique que vous lui confiez, et que l'exemple de sa vie corrige les mœurs. » On pourrait croire qu elle se rapproche de la forme anglicane actuelle. Mais dans sa Lettre Apostolique du 13 septembre 1896, après avoir relevé que l’imposition des mains est un rite encore indéter­ miné, employé pour l’ordre et pour la confirmation, Léon XIII ajoutait: «Jusqu’à nos jours la plupart des anglicans ont regardé comme forme propre de l’ordination à la prêtrise, les mots: Reçois le Saint-Esprit. Mais ils sont loin de signifier d’une façon précise l’ordre du sacerdoce, sa grâce et le pouvoir qu’il confère, à savoir surtout le pouvoir de consacrer et d’of­ frir le vrai corps et le vrai sang du Seigneur, par un sacrifice qui est autre chose qu’une pure commémoration du sacrifice accompli sur la Croix. Sans doute, on a ajouté plus tard à cette forme les mots : Pour l’office et la charge de prêtre. Mais c’est là une preuve que les anglicans eux-mêmes considéraient cette Z. 9* VUES RÉCENTES SUR LE SACREMENT DE L’ORDRE 247 forme comme défectueuse et impropre. Et même, à supposer quelle eût pu donner à la forme la signification requise, cette adjonction venait trop tard ; car un siècle déjà s’était écoulé depuis l’adoption de l’ordinal d’Edouard, et, par suite, la hié­ rarchie s’étant éteinte, le pouvoir d’ordonner n’existait plus. » Léon XII1 fait en outre remarquer que même les similitudes d’expression de l’ordinal anglican et de l’ordinal traditionnel ne doivent pas faire illusion, car l’ordinal anglican s’inspire tout entier des doctrines de la Réforme : « Non seulement il ne fait aucune mention expresse du sacrifice, de la consécration, du sacerdoce, du pouvoir de consacrer et d’offrir le sacrifice ; mais tous les vestiges de ces institutions, qui subsistaient encore dans certaines prières catholiques qu’on avait conser­ vées, ont été dans la suite intentionnellement supprimés et abolis. » IX. Le sous-diaconat et les ordres mineurs ne paraissent être aujourd’hui que des sacramentaux. 1. Que dire du sous-diaconat et des ordres mineurs? Ils sont évidemment d’institution ecclésiastique. Dans l’Église primitive, écrit saint Thomas, les pouvoirs du sous-diaconat et des ordres mineurs « existaient comme repliés dans les pou­ voirs du seul diacre. Mais dans la suite, le culte divin s’étant développé, l’Église a réparti explicitement en plusieurs ordres ce quelle possédait implicitement dans le diaconat. D’où le mot de Pierre Lombard sur l’Église, qui institue pour ellemême certains ordres176. » 2. Faut-il les regarder comme des sacrements ? Saint Thomas le pense : « La distinction des ordres n’est ni celle d’un tout intégral en ses parties, ni celle d’un tout universel en ses multiples sujets, mais celle d’un tout potestatif, dont la nature est d’exister selon sa plénitude dans un seul sujet et selon quelque participation de lui-même dans les autres sujets. Ainsi en est-il de l’ordre : toute la plénitude de ce sacrement existe dans le seul ordre du sacerdoce, mais on retrouve ailleurs 176. IV Sent., dist. 24, qu. 2, a. 1, quaest. 2, ad 2. * ♦ *1· 248 Ill - LE POUVOIR D’ORDRE une certaine participation de l’ordre... En sorte que tous les ordres ne font qu’un seul sacrement1 . » Il est vrai que saint Thomas parle ici immédiatement des deux ordres du sacer­ doce et du diaconat. Mais un peu plus loin, comparant entre eux les ordres majeurs et les ordres mineurs, il déclare que <· tout ordre peut être appelé sacré du tait qu’il est un sacre­ ment1 s ». Cet enseignement paraît être celui du concile de Florence, qui voit, dans la tradition des instruments et les paroles appropriées, la matière et la forme du presbytérat, du diaconat, du sous-diaconat et des autres ordres1 L’opinion qui considère le sous-diaconat et les ordres mineurs comme des sacrements était estimée par Billuart plus commune et plus probable180. Faut-il au contraire regarder le sous-diaconat et les ordres mineurs comme des sacramentaux ? C’était I opinion de Cajetan. Partant de la diversité des ordres mineurs dans les anciens sacramentaires, il en concluait que « ces ordres paraissent être davantage des sacramentaux que des sacrements 131' *. Elle est aujourd'hui la plus répanduels2. 177. Ibid., quaest. 1, ad 2. 178. Ibid., quaest. 3. 179. Denz., n° 701. Le concile de Trente ne se prononce pas directement: -Si quelqu’un dit qu’outre le sacerdoce, il n’y a pas dans l’Église catholique d’autres ordres, les uns majeurs, les autres mineurs, par lesquels on approche du sacerdoce comme par degrés, qu’il soit anathème. » Session XXIII, can. 2 ; Denz., n° 962. 180. De sacramento ordinis, dissert. 1, a. 3, § 2 ; t. VII, p. 321. 181. Opuscula, t. I, tract. XI, De modo tradendi seu suscipiendi sacros ordines. 182. On trouvera un exposé historique du problème chez H. Lennerz, op. cit., pp. 117-130, n°* 188-209. Il ne voit dans le sous-diaconat et les ordres mineurs que de simples sacramentaux. Ce sera aussi notre conclusion. Mais avec deux réserves : 1 ° selon saint Thomas, tout en étant d’institution ecclésiastique, ces ordres pou­ vaient être sacramentels, et représenter le déploiement en éventail des pouvoirs divins du diaconat; 2° ils ont probablement été, dans le passé de l’Église latine, vraiment sacramentels. > I VUES RÉCENTES SUR LE SACREMENT DE l.’ORDRE AJ 249 3. Nous la faisons nôtre. Il nous semble que Pie XII, en redonnant au rite primitif de l’imposition des mains un rôle essentiel et exclusif dans l’ordination, a réduit, de ce coup, au rang de simples sacramentaux le sous-diaconat et les ordres mineurs, qui sont donnés sans imposition des mains. X. Conclusion. - Le progrès des études historiques permet de préciser davantage, dans le comportement de l’Église, ce qui est de droit divin et immuable et ce qui est de droit ecclé­ siastique et muable. Bien des formes et réformes de l’Église s’expliquent par les besoins divers des temps et des lieux. Mais, sous-jacents à ces modifications plus ou moins profondes, se retrouvent les axes permanents de l’Église, les privilèges stables et divins dont le Christ a voulu la doter pour quelle pût être jusqu’à la fin des siècles la continuatrice de son sacerdoce, de sa royauté, de sa sainteté. Aussi, quand il est question de l’Église, l’explication histo­ rique, qui se tire des besoins variés des temps et des lieux, n’est-elle jamais l’explication ultime. Elle doit toujours finir )ar s’effacer devant l’explication ontologique, qui se prend de astructure et de la vie divines du Corps et de l’Épouse du Christ, de sa vertu salvatrice et christoconformante. w? 4 Π I •μ > a CHAPITRE IV LE POUVOIR DE JURIDICTION SECONDE CAUSE MINISTÉRIELLE DE L’ÉGLISE La première cause ministérielle de l’Église est le pouvoir d’ordre. La seconde est le pouvoir de juridiction. Ce qui le concerne peut se ramasser sous quatre grands titres : l’ori­ gine du pouvoir de juridiction (I) ; la division en juridic­ tion extraordinaire et en juridiction permanente (II) ; la juridiction extraordinaire ou apostolat (III) ; enfin la juridiction permanente ou pontificat, qui nous occupera pendant plusieurs chapitres. I. L’ORIGINE DU POUVOIR JURIDICTIONNEL Nous aurons d’abord à indiquer l’origine de la dis­ tinction entre pouvoir sacramentel et pouvoir juridic­ tionnel (1) ; puis à noter que ces deux pouvoirs ne sont pas causes ministérielles de la même manière (2). • 4-VT*·*’· 1\ - LE POUVOIR DE JURIDICTION 1. Le Christ, tète de l’Église, a la fois prêtre et roi, confère à l’Église deux pouvoirs, l'un sacramentel et l’autre juridictionnel 1. Le Christ Jésus, uni personnellement au Verbe de Dieu, était prédestiné à être, comme saint Paul aime à le dire, la TÈTE de toute l’Église1. Cette révélation de l'apôtre suffirait seule à livrer le principe suprême de la distinction entre le pouvoir sacramentel et le pouvoir B Si ' κ· 1. Par la grâce d’union à une personne divine, le Christ est TÊTE de l’Église radicalement et présupposirivement ; par la grâce habituelle qui en résulte, il l’est formellement et prochainement. Il exerce sur le corps de l’Église une double action : il la vivifie comme SAUVEUR et comme PRÊTRE, il la régit comme ROI. 1° Tout d'abord, du fait que le Christ est Dieu et que la grâce habituelle qui existe en lui est l'instru­ ment de la toute-puissance divine, elle possède un tel mode d’émi­ nence, de supériorité, de plénitude, qu elle peut se communiquer à tous les hommes : un peu à la manière de la chaleur, qui a son foyer dans le feu, et qui pourtant se transmet de façon univoque et homo­ gène aux objets qu’elle atteint. Pour désigner cette vertu de la grâce du Christ, les théologiens, empruntant une image à saint Paul, l’ap­ pellent grâce capitale, «gratia capitalis, hoc est influxiva in omnes». Cajetan, in III, qu. 8, a. 5, n° II. Cette dérivation de la grâce capitale doit s’entendre d’une double manière : elle signifie que le mérite de la passion du Christ compte pour tous les hommes-, elle signifie en outre qiï une vertu toute spirituelle émane véritablement du Christ pour venir toucher les cœurs: « Derivatio qua a capite... derivatur ad nos omnis gratia est duplex, scilicet meritoria et instrumentales physica. » JEAN DE SAINT-THOMAS» III, qu. 8 ; disp. 10, a. 1, n° 21 ; t. VIII, p. 255. 2° Ensuite, du fait que le Christ est Dieu et qu’il est la source non seulement de la grâce, mais encore de la vérité : « La grâce et la vérité sont venues par Jésus-Christ » (I Jean, 1, 17), il ne se contente pas de vivifier son Église du dedans, il veut encore la diriger du dehors comme ROI. Dans la loi ancienne, fait observer saint THOMAS, le législateur et le prêtre. Moïse et Aaron, restaient distincts, mais dans la loi nouvelle ils s unissent en Jésus « fontaine de toutes grâces, et c est pourquoi il est dit, en Isaïe : Le Seigneur est notre juge, le Seigneur est notre législateur, le Seigneur est notre ROI; c'est lui qui viendra pour nous SAUVER. » III > 'i I I m ‘ II · ï. ». r. ORIGINE DU POUVOIR JURIDICTIONNEL 253 juridictionnel. Comme la tête a sur le corps une double action: une action intérieure motrice (du cerveau partent les principales impulsions) et une action extérieure direc­ trice (les renseignements fournis par les sens ordonnent nos démarches) ; ainsi le Christ exerce sur les membres de son Église une double action. a) D’une part, il fait passer jusqu’au fond des âmes, par une influence secrète et propulsive, de mystérieuses richesses ontologiques. Cette influence secrète et propulsive peut, comme nous l’avons fait remarquer plus haut, se dédou­ bler en une première influence, relevant du Christ PRÊTRE, et nous communiquant les trois caractères sacramentels, les trois pouvoirs cultuels ; et en une seconde influence, relevant du Christ SAUVEUR, et nous communiquant la titres de prêtre et sève vivante de la grâce rédemptrice. de sauveur sont alors distingués l’un de l’autre. Mais ils peuvent être confondus et opposés ensemble au titre de roi : le Christ est prêtre-sauveur et il est roi. b) D’autre part, il propose du dehors soit les énoncés spéculatifs à croire : « Et aussitôt, le jour du sabbat, entrant dans la synagogue, il enseignait, et ils étaient étonnés de sa doctrine, car il les enseignait comme ayant autorité et non comme les scribes» (Mc., I, 21-22); ■'Tout m’a été transmis par mon Père. Et personne ne connaît le Fils, si ce n’est le Père, comme personne ne connaît le Père, si ce n’est le Fils et celui à qui il plairait au Fils de le révéler » (Mt., XI, 27) ; « Depuis si long­ temps je suis avec vous et tu ne m’as pas connu, Philippe ? Celui qui m’a vu a vu le Père ; comment peuxru dire : Montre-nous le Père ? Ne crois-tu pas que je suis en le Père et que le Père est en moi ? » (Jean, XIV, 9-10) ; "Et ceux-ci iront au châtiment éternel, mais les justes à la vie éternelle » (Mt., XXV, 46) ; « Ceci est mon sang, sang de la nouvelle alliance, répandu pour plusieurs en vue de la rémission des péchés » (Mt., XXVI, 28), etc. ; 1 I «Γ ) Mr r u 254 IV - LE POUVOIR DE JURIDICTION Κ· soit les énoncés pratiques à exécuter : « Faites pénitence, car le règne des cieux est proche» (Mr., ill, 2); «Va, vends tout ce que tu possèdes et donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans le ciel, et viens, suis-moi» (Mc., X, 21) ; « Quiconque regarde une femme au point de la désirer a déjà commis l'adultère avec elle dans son cœur » (Mt., V, 28) ; « Efforcez-vous d’entrer par la porte étroite...» (Mt., vil, 13). Voilà donc le rôle du ChristRoi. En venu de sa royauté spirituelle2, il déclare non seulement les choses à faire, mais encore les choses à croire, ce qui, venant d’une principauté politique, serait intolérable; et il déclare non seulement des choses simples et naturelles, mais des choses folles et surnatu­ relles : la Trinité, l’incarnation rédemptrice, l’eucharistie, la pauvreté, l'obéissance, la pureté : « Je te loue, Père, Seigneur du ciel et de la terre, pour avoir caché ces choses aux sages et aux habiles, et pour les avoir révélées aux petits » (Mt., XI, 25). A la royauté spirituelle ainsi entendue, se ramène la prophétie. Si le prophète est, en effet, comme le veulent les modernes, celui qui annonce aux hommes les révélations divines, le Christ est pro­ phète souverainement, et son titre prophétique s’identi­ fie exactement à son titre royal. Mais si le prophète est, comme le voulaient les anciens, celui qui, exilé parmi les hommes, leur annonce des choses futures ou lointaines, le Christ n’était prophète que pendant le temps qui a précédé sa passion3, et la prophétie est un privilège beau­ coup plus restreint que la royauté spirituelle. 2. On pourra distinguer trois royautés dans le Christ: l’une divine, l’autre spirituelle, la troisième temporelle. La seconde, la seule à laquelle participe 1 Église, est la seule qui doive nous retenir ici. Voir plus loin : Excursus III, « Les trois royautés du Christ ». - Nous essayons de définir ici la raison précise de la royauté du Christ, pour autant qu elle se distingue de son sacerdoce et de sa sainteté. 3. Cf. saint Thomas, III, qu. 7, a. 8. J ORIGINE OU POUVOIR JURIDICTIONNEL 255 2. A ce sacerdoce er à cette royauté du Christ, l’Eglise ne va-t-elle point participer ? a) Par son sacerdoce rédempteur, le Christ est le Sauveur de tous les hommes. Dès les jours de sa chair, toutes les grâces de salut, sortant du sein de Dieu, se réunissent dans son cœur avant de se diviser pour porter secours à tous les hommes, à ceux qui sont étrangers et habitent chez les Gentils, et à ceux qui vivent tout près de lui. Car le Christ agira de deux façons : à distance seulement, sur ceux qui sont au loin, et par contact sen­ sible, sur ceux qui sont proches. Son action à distance sera admirable : elle aura pour fin normale de préparer les voies aux grâces d’incorporation et, ultérieurement, de les conserver dans les âmes ; et pour fin exception­ nelle de suppléer dans une certaine mesure à leur absence. Mais son action par contact le sera davantage encore: c’est par elle qu’il fera don aux hommes de ces grâces d’incorporation, qui les conformeront à lui de la manière la plus parfaite, la plus merveilleuse, la plus intime, et qui auront pour type la grâce donnée au « dis­ ciple que Jésus aimait » lorsqu’il « reposa sur sa poitrine » et la grâce de la Vierge touchée par le Verbe fait chair. Et voici la grande question qui se pose maintenant pour nous : est-ce que ce contact sensible du Sauveur avec les hommes va se rompre au jour de l’Ascension ? Est-ce que l’action par contact, avec les privilèges encore inconnus qu’elle apportait au monde, va disparaître et céder toute la place à la seule action à distance ? Nous connaissons la réponse. En quittant la terre, le Sauveur, le Prêtre par excellence, y a laissé une hiérarchie visible, douée d’un pouvoir sacramentel, qui est une par­ ticipation ministérielle de son pouvoir sacerdotal, avec laquelle les fidèles peuvent avoir un contact sensible, et dont il se sert du haut des cieux comme d’un ins­ trument, pour répandre dans leurs cœurs les grâces r < <·w 256 ■ IV - LE POUVOIR DE JURIDICTION sacramentelles, les grâces chrétiennes parfaites, les grâces formatrices de l’Église qui est son corps. b) Tout pareillement, le Christ est par sa royauté le docteur, le maître de tous les hommes. Dès les jours de sa chair, routes les grâces de lumière, sortant de la divi­ nité, se réunissent en son intelligence avant de se répandre sur tous les hommes pour les éclairer et les illu­ miner, qu’ils vivent dispersés jusqu'aux confins de la terre ou qu’ils vivent tout près de lui. Car, ici encore, le Christ agira de deux manières : il enseignera, à distance seulement, ceux qui sont au loin et il enseignera en outre par contact sensible ceux qui sont proches. Son ensei­ gnement à distance aura pour fin normale de préparer les esprits à recevoir la révélation plénière, explicite et, ulté­ rieurement, de la raviver dans les intelligences ; et pour fin exceptionnelle de suppléer dans une certaine mesure à son absence en éclairant la route vers le salut. Pourtant, c’est dans un enseignement donné par contact que l'Évangile est annoncé aux hommes : « Beaucoup de pro­ phètes et de justes ont désiré... entendre les choses que vous entendez et ne les ont pas entendues » (Mt., XIII, 17); «Comment croiraient-ils en celui qu’ils n’ont pas entendu? Et comment entendraient-ils si personne ne prêche? Et comment prêcherait-on si l’on n’était envoyé ? » (Rom., X, 14-15). De nouveau, la grande question se pose pour nous: est-ce que ce contact par la parole sensible, par la parole vivante, va s’interrompre au jour de l’Ascension ? Est-ce que le Christ, après une prédication de trois ans, va ces­ ser désormais d’enseigner extérieurement la vérité ? La réponse, il l’a donnée lui-même quand il a envoyé les Onze jusqu’aux extrémités de la terre et jusqu’à la fin des temps, leur promettant son assistance pour enseigner tout ce qu’il leur avait révélé, et leur communiquant de ce fait un pouvoir juridictionnel de nature toute particu- Λ- ORIGINE DU POUVOIR JURIDICTIONNEL 257 lière, qui esc une participation ministérielle de son pouvoir royal \ Ainsi, tandis que le pouvoir sacramencel a pour fin d’introduire dans l’âme, comme par effraction, de mys­ térieuses richesses ontologiques, le pouvoir juridictionnel a pour fin de l'influencer, par mode de proposition exté­ rieure des vérités divines45. 2. Tandis que le pouvoir sacramentel est « pur ins­ trument », le pouvoir juridictionnel est « cause seconde » 1. Jésus est prêtre comme personne n’est prêtre. Il n’y a qu’un sacrifice rédempteur, le sien ; il n’y a qu’une fon­ taine de grâce, son cœur transpercé. Dans la ligne du pouvoir sacerdotal et rédempteur, du pouvoir qui obtient et qui dispense la grâce, il n’y aura pas dans toute l’Église d’autre tête, d’autre chef, d’autre principe, d’autre cause que lui6. Quand les jours de sa présence visible parmi nous seront accomplis, il ne voudra rien abandonner de son rôle. Et il ne voudra pas non plus nous priver de son 4. Le protestantisme, dont un procédé essentiel consiste à opposer quand il faudrait subordonner, ne manquera naturellement pas d’ins­ tituer un conflit entre le pouvoir royal du Christ et sa participation ministérielle: «Le dogme catholique romain de l’infaillibilité du pape met en question la royauté du Christ de telle façon qu’il ne m’est plus possible de reconnaître l’Église là où ce dogme a force de loi. » Karl BARTH, Credo, Paris, 1935, p. 241. 5. A ce dernier mode appartient la Bible. C’est tout brouiller que de vouloir l’honorer, comme le faisait naguère certaine brochure catholique, en lui prêtant « une efficience sacramentelle, un certain opus operatum ». 6. Saint THOMAS, III, qu. 8, a. 6 ; qu. 64, a. 4, ad 3. Le Christ au ciel continue d’être prêtre, non qu’il se sacrifie, mais par les effets de son sacrifice ; III, qu. 22, a. 5. 258 η ·< *.·■ ■ IV - LE POUVOIR DE JURIDICTION contact sanctificateur. Il se servira pour cela de prêtres mortels qu’il utilisera pour exercer les actes du culte chrétien : à la manière d’un artisan employant des outils qui devront être sans cesse renouvelés. Mais c’est luimême qui, par eux, veillera à nous rendre présente l’in­ tercession sacrificielle de la croix, c’est lui-même qui, par eux, nous baptisera ou, par eux, nous absoudra. Son action sacerdotale et sanctificatrice s’exercera indépen­ damment de leurs dispositions morales de sainteté ou d'indignité, d'une manière infaillible, car - et cela est vrai plus rigoureusement encore au plan surnaturel l’instrument agit non selon sa vertu propre mais selon la vertu de celui qui l’utilise. Les ministres des sacrements, leur pouvoir sacerdotal et les sacrements eux-mêmes ne sont pas autre chose, en effet, que de purs instruments extérieurs, de simples transmetteurs de motions qui vien­ nent du Christ lui-même et qui, dans les âmes préparées, éclosent en grâces. Le sacerdoce du Christ n’est ainsi participé dans l’Église que d’une manière purement instrumentale. 2. Il n'en sera pas tout à fait de même de sa royauté. Nous venons de dire : Jésus est prêtre comme personne n est prêtre. Il faut dire encore : Jésus est roi comme per­ sonne n'est roi. Il peut commander aux anges et aux hommes. Dieu « l’a ressuscité des morts et l’a fait asseoir à sa droite dans les cieux, au-dessus de toute principauté, puissance, vertu, domination, de tout nom qui se puisse nommer, non seulement dans ce siècle, mais aussi dans le siècle à venir. Il a tout mis sous ses pieds et il l’a donné comme chef incomparable à l’Église qui est son corps» (Éphés., I, 20-23). Il dit lui-même : « Tout pouvoir m’a été donné dans le ciel et sur la terre » (Mt., XXV1I1, 18). Lors de la Transfiguration, une voix qui vient de la nuée demande qu’on lui obéisse : « Celui-ci est mon Fils bien- ORIGINE DU POUVOIR JURIDICTIONNEL 259 aimé, en qui je me suis complu: écoutez-le» (Ml, XVII, 5). H a autorité pour dire infailliblement toutes les choses à croire et toutes les choses à faire: «Je suis la lumière du monde, celui qui me suit ne marchera pas dans les ténèbres» (Jean, VIII, 12). Il règne par sa propre vertu, non par une délégation ; et son royaume c’est l’Église non seulement d’une contrée, mais de toutes contrées, non seulement d’un temps, mais de tous les temps, non seulement militante, mais encore souffrante et triomphante. La royauté universelle qu’il possède en source, Jésus ne cessera pas, non plus, de l’exercer efficacement du haut des deux où il sied à la droite du Père. Néanmoins, pour ne pas retirer aux hommes le secours que leur avait apporté son enseignement extérieur et vivant, il leur laissera, par miséricorde, un pouvoir visible, autorisé, qui pourra continuer de parler en son nom, le pouvoir de juridic­ tion. Le Père avait dit : « Celui-ci est mon Fils élu : écoutez-le» (Luc, IX, 35) ; Jésus dira à son tour : « Celui qui vous écoute, m’écoute ; celui qui vous rejette, me rejette ; or, celui qui me rejette, rejette Celui qui m’a envoyé » (Luc, X, 16). Sa royauté sera donc participée. Autrement cependant que son sacerdoce. Forcer en quelque sorte les portes de l’âme pour y verser la grâce, cela n’est possible qu’à Dieu, et les créa­ tures ne peuvent alors être utilisées par lui qu’à titre de purs instruments, en vue de fins qui les dépassent de toute façon. Mais proposer du dehors aux intelligences un message spéculatif ou pratique même d’origine divine est une œuvre qui apparaît plus connaturelle aux hommes, et où ils peuvent prendre une plus large part d’initiative. «L’influx intérieur de la grâce», fait remar­ quer, en effet, saint Thomas , ne peut être transmis que 7. ΙΠ, qu. 8, a. 6 ; et ad 3. ·■ ·-■ ·· . ·,··· i 260 ■ * IV - LE POUVOIR DE JURIDICTION par des instruments et. dans cette ligne, le Christ seul est tête de l’Église: comme Dieu d'abord, - et même comme homme, en ce sens qu’il possède en lui, d’une manière parfaite, toutes les grâces qu’à titre d’instru­ ment de la toute-puissance divine il communique aux autres hommes. Au contraire, le « gouvernement exté­ rieur de l’Église », l'« autorité » sur l’Eglise, le « pouvoir pastoral » sur l’Église, la dignité de « fondement » de l’Église, tout cela peut être communiqué à d'autres que le Christ. Ils pourront, eux aussi, être appelés têtes de l’Église, mais en un sens différent du Christ. Pour le Christ, il est tête et fondement de l’Église d’une manière unique, en qualité de principe, ou, si l’on veut, universellement et par sa vertu propre. Pour eux, ils seront têtes et fondements d’une manière dépendante et secondaire : c’est-à-dire non universellement mais quant à la seule Église engagée dans l’histoire, et encore pour quelques années comme le pape, ou pour une petite région comme les évêques ; non par leur propre vertu, mais en qualité d’ambassadeurs du Christ : « Nous sommes en ambassade au nom du Christ ; puisque c’est Dieu qui exhorte par nous » (II Cor., V, 20). Être « tête » de l’Église, être « pasteur », être « chef », cela convient d’abord bien sûr à Jésus (Jean, X, 11), et encore à ses apôtres et à leurs successeurs (Jean, XXI, 17 ; Act., XX, 28; Hébr., XIII, 17). Être «fondement» de l’Église, cela aussi convient à Jésus (I Cor., Ill, 11) et à ses apôtres (Mt., XVI, 18; Éphés., II, 20; Apoc., XXI, 14). Mais à Jésus comme ayant l’autorité principale et universelle, et aux apôtres comme ayant une autorité secondaire et limitée. Les hérésies ne pourront ôter de l'Écriture ces évidences. Les dépositaires de la juridiction agiront, en consé­ quence, plutôt comme des causes secondes que comme de purs transmetteurs. Ils seront, à ce titre, principes d’ini- -r- ORIGINE DU POUVOIR JURIDICTIONNEL 261 tiatives et de responsabilités8. La rançon d’un tel privi­ lège laissé aux hommes, sera que, dans la mesure même où s’accroît l’importance de leur rôle, la faillibilité mena­ cera d’entrer dans le gouvernement de l’Église. Aussi, pour que l’Église soit par eux dirigée et non point éga­ rée, pour qu’elle demeure le sel de la terre, pour quelle ne se dissolve pas dans le monde, faudra-t-il le secours d’une providence particulière, d’un don prophétique, d’une assistance du Christ : « Allez donc, enseignez toutes les nations... Apprenez-leur à pratiquer tout ce que je vous ai commandé. Et voici que je suis avec vous tous les jours, jnsqua la consommation du siècle » (Mt., fin). Le Christ est tête, chef, fondement de l’Église comme prêtre-sauveur et comme roi. Comme prêtre-sauveur, il est tout cela à l’exclusion des autres, et les intermédiaires hiérarchiques ne sont jamais ici que des instruments, de simples transmetteurs. Comme roi, il est tout cela en participation avec d’autres dont il fait par amour ses associés; mais chez lui c’est un titre premier, universel, 8. Il faut diviser la cause efficiente en cause instrumentale et en cause principale : la cause principale se subdivise en cause première et en cause seconde. La cause seconde et l’instrument ont ceci de com­ mun qu’ils n’agissent que sous la motion d’un agent supérieur. Mais la motion de l’agent supérieur ne sert qu’à ébranler la cause seconde qui passe ensuite d’elle-même à l’acte et produit un effet du même ordre quelle ; c’est ainsi que nos facultés sont mues à l’exercice, notre intelligence à comprendre, notre volonté à vouloir. Au contraire, la motion de l’agent supérieur étant non point assimilée et élaborée, mais simplement transmise par l’instrument, aboutit à un effet tou­ jours meilleur que l’instrument et conforme au dessein de l’agent supérieur: le chant d’un violon est ce que veut non le violon, mais l’artiste. «Causa secunda principalis et instrumentum indigent motione superioris ad agendum, sed in causa instrumentait esse motam est causa praecisa agendi ; in causa vero principali est concausa, vel conditio requisita. » JEAN DE SAINT-THOMAS, Cursus phi­ los., I, qu. 26, a. 1 ; édit. Vivès, t. II, p. 439. 1 * n 262 - LE POUVOIR DE JURIDICTION permanent ; chez les autres c'est un titre dérivé, restreint, temporaire. Il nous reste maintenant à chercher la raison de la pre­ mière grande division du pouvoir juridictionnel en extraordinaire ou « apostolat » et en ordinaire ou « ponti­ ficat ». II. LA DIVISION EN JURIDICTION EXTRAORDINAIRE OU EXCEPTIONNELLE ET EN JURIDICTION PERMANENTE OU RÉGULIÈRE La royauté spirituelle que Jésus a donnée en participa­ tion aux apôtres et à leurs successeurs peut s’appeler autorité apostolique, pouvoir pastoral, pouvoir de juri­ diction. Elle a pris simultanément, tour au début de l’Église, deux formes : une forme extraordinaire, tempo­ raire, et une forme ordinaire, permanente. Pourquoi cette double forme ? 1. Raison de cette division 1. Jésus, qui s’est livré pour son Église, a voulu la fon­ der de ses mains. Comme il lui a donné lui-même direc­ tement les sacrements qui la vivifient, il a établi luimême directement le statut fondamental et durable sui­ vant lequel elle aurait à régir par lui, et à conduire vers lui, les âmes. Voilà le pouvoir de juridiction permanente. Mais cette Église, dont les parties essentielles sont l’œuvre directe du Christ, il fallait quelle fut comme lan­ cée dans le monde, ilfallait lui donner une première impul­ sion^ un premier élan qui la porterait jusqu’à la fin des JURIDICTIONS EXTRAORDINAIRE ET PERMANENTE 263 âges. Jésus a voulu que cet élan sortît d’elle-mcme, qu’il lui vînt de ses premiers chefs. C’est un principe général, dont les vérifications sont admirables, que les générateurs de la vie lui transmettent la vertu première qui en com­ mande concrètement tout le rythme ultérieur. L’homme de génie qui fonde une science, un art, une civilisation, leur transmet du même coup une impulsion qui les sou­ tiendra parfois pendant des siècles. Jésus n’a pas moins fait tour son Église. Les premiers qui eurent à la porter parmi es nations furent animés d’un souffle assez puissant pour lui communiquer le rythme et l’orientation quelle conser­ verait au cours de tous les siècles. Qui n’admire, en effet, l’influence sur les esprits d’un saint Jean et d’un saint Paul: les plus grands génies se sont nourris d’eux, un Augustin au temps de l’empire, un Thomas d’Aquin au moyen âge ; aujourd’hui ils rayonnent comme au premier matin; et leur vertu façonnera les chrétientés à paraître. En ce sens, il faut reconnaître qu’ils ont été associés à Jésus pour fonder l’Église. Voilà l’origine du pouvoir de juridic­ tion extraordinaire. 2. Cette distinction entre juridiction extraordinaire et juridiction permanente, dont nous essayons de donner la raison explicative, est manifestée à tous les yeux par un double fait. D’une part, il apparaît comme absolument certain que les apôtres ont possédé des pouvoirs privilé­ giés qui devaient s’éteindre après eux : pouvoir par exemple de communiquer de nouvelles révélations ou d’écrire des livres inspirés. D’autre part, il apparaît comme absolument certain que les apôtres ont été les premiers dépositaires d’un pouvoir d’enseigner les nations qui devait passer à leurs successeurs et se perpé­ tuer jusqu’à la fin des temps. On peut appeler pouvoirs apostoliques ou apostolat l’ensemble des pouvoirs juridictionnels que les apôtres • ‘ ' • 264 X 77 t -V. · * IV - LE POUVOIR DE JURIDICTION possédaient soit à titre extraordinaire comme fondateurs de l’Église, soit à titre ordinaire comme premiers déposi­ taires d'un pouvoir transmissible à leurs successeurs. * L’apostolat incluait une double mission : l'une d’inau­ gurer et de planter l’Église ; l’autre de la gouverner, de la conserver et de l'étendre jusqu’à la consommation du siècle, dans la forme même qu elle aurait reçue. La pre­ mière mission était par nature extraordinaire et restreinte à la période de fondation. La seconde mission était au contraire ordinaire et Faite pour durer autant que l’Église. Il s'ensuit immédiatement que, pour une part, l'apostolat s’est éteint avec ceux qu'on appelle les apôtres par excellence, que le Christ avait lui-même choisis et envoyés ; et que, pour une autre part, l’apostolat se conserve jusqu’à nous et durera toujours9. » En consé­ quence, l’Église est dire apostolique de deux manières: d’abord parce que les apôtres, en vertu de leurs pouvoirs extraordinaires, l’ont fondée et lui ont donné la première impulsion, la première orientation ; ensuite parce que les apôtres lui ont légué leurs pouvoirs ordinaires. Mais on peut restreindre le sens du mot apostolat, pris substantivement10, pour lui faire signifier exclusive­ ment les pouvoirs juridictionnels extraordinaires que les apôtres détenaient comme fondateurs de l’Église11. De ce 9. L BILLOT, S. J., De Ecclesia Christi, r. I, qu. 13, th. 26 ; Rome, 1921, p. 546. 10. L'adjectif - apostolique » garde un sens plus étendu. 11. Cf. Cajetan, dans l’opuscule qu’il écrivit le 12 octobre 1511, à la veille de la Réforme : - Apostoli inter se possunt comparari dupli­ citer. Primo inquantum apostoli, et sic omnes fuerunt aequales. Alio modo inquantum oves Christi, ab eo hic corporali conversatione sepa­ ratae, et sic Petrus solus est pastor, et reliqui apostoli oves sub illius cura. » De comparatione auctoritatis papae et concilii, cap. Ill ; édit. Pollet, Rome, 1936, n’ 23. De même Jean DE Saint-ThOMAS: « Apostolis esse datam parem auctoritatem quasi extraordinariam et delegatam in ratione apostolatus, non tamen aequalem in ratione ordi- ' Ç"* I L· JURIDICTIONS EXTRAORDINAIRE El PERMANENT E point de vue, que nous adoptons ici par souci de briè­ veté [apostolat désignera la seule juridiction extraordi­ naire. Par opposition à cette juridiction extraordinaire, la juridiction permanente pourrait s’appeler pontificat ou pastoral ; elle comportera deux degrés : le pontificat souverain ou papauté, le pontificat dépendant ou épisco­ pat. L’apostolat et le pontificat se distingueront donc d’abord par leur fin, le premier étant nécessaire à la fon­ dation, le second à la conservation de l’Église. L’apos­ tolat et le pontificat se distingueront en outre, on peut le prévoir et nous aurons à le dire, par la forme différente que prendra l’assistance, le secours divin promis par Jésus à ses envoyés dans le monde. • t · U ;i IT • 4 M fiC » s 2. Les deux juridictions se rejoignent dans les apôtres l. Le pontificat, qui est permanent, et Γapostolat, qui est temporaire, ont été, pour un temps, réunis sur les mêmes têtes. Ils ont été l’un et l’autre, nous reviendrons là-dessus, conférés directement par Jésus à ses disciples. A Pierre, Jésus a donné le pontificat suprême, le pas­ toral suprême sur toutes les brebis chrétiennes, en un mot la papauté. De Pierre, où il résidait sous sa forme suprême, le pontificat avait, normalement, à redescendre dans le corps de l’Église sous une forme dérivée, celle de l’épiscopat. Pourtant il peut arriver que Dieu, anticipant sur les lois qu’il a posées, produise d’une manière subite nariae potestatis ad gubernandam Ecclesiam. » In II-II, qu. I à 7 ; disp. I, a. 3, n° 22 ; t. VII, p. 187. 12. Au sens large, le pouvoir pastoral juridictionnel comprend l'apostolat et le pontificat. Au sens restreint, il signifiera le pontificat seulement. ΒΜΒΒΙιΊ ··· 266 iifg Si ' · rV . fc .·* IV - LE POUVOIR DE JURIDICTION ce que le cours régulier des choses devrait amener par une conséquence normale, qu’il crée par exemple l’arbre avec ses fruits. Ainsi Jésus en a-t-il usé avec les apôtres. Le pouvoir épiscopal de juridiction, qui normalement aurait dù descendre à eux de Pierre dont ils étaient les brebis, Jésus, anticipant, pour une fois, sur les lois qu’il donnait à son Église, a voulu le leur conférer directe­ ment, comme il fera d’ailleurs pour le pouvoir épiscopal d’ordre. C’est directement, en effet, et non en passant par Pierre, que Jésus transmet aux Douze l’apostolat « Il arriva en ces jours-là qu’il sortit dans la direction de la montagne pour prier, et il passa la nuit à prier Dieu, et lorsqu'il fit jour il appela ses disciples, et en ayant choisi douze parmi eux, il les nomma apôtres » (Luc, VI, 12-13) or, cet apostolat allait entraîner nécessaire­ ment, comme devant être exercés bientôt, à la fois le pouvoir épiscopal de juridiction et le pouvoir épiscopal d’ordre. Ainsi donc, Jésus a transmis directement à Pierre le pontificat suprême ou papauté et aux autres apôtres le pontificat dépendant ou épiscopat. Et, en plus, il a trans­ mis directement aux Douze le privilège de l’apostolat. Aux premiers jours de l’Église, au lendemain de Pentecôte, la juridiction permanente existait par consé­ quent tout entière mais elle était comme recouverte, comme doublée, par la juridiction extraordinaire} à la manière un peu dont la fleur, déjà préformée, reste pro­ tégée et voilée pour un temps par l’enveloppe de son calice. Tous les Douze avaient l’apostolat, voilà leur privilège intransmissible. En outre, Pierre avait la papauté, et les autres l’épiscopat, voilà leur dignité transmissible13. Saint 13- Jean XXII a condamné, le 23 octobre 1327, la proposition de Marsile de Padoue et de Jean de Jandun affirmant l’égalité universelle JURIDICTIONS EXTRAORDINAIRE ET PERMANENTE 267 Jean, saint Jacques et saint Paul, par exemple, considérés comme apôtres, c’est-à-dire comme ayant pouvoir sur l’Église universelle pour la fonder, ne pouvaient avoir de successeurs; car l’Église ne se fonde pas deux fois. Considérés comme évêques, c’est-à-dire comme possé­ dant simplement la plénitude du pouvoir d’ordre et, dans la dépendance de Pierre, la juridiction sur une por­ tion particulière de l’Église, ils pouvaient, au contraire, avoir des successeurs. Mais on voit bien que ces succes­ seurs, du jour où ils voudront se séparer de Pierre, alors même qu’ils garderaient, par la voie de la transmission sacramentelle, la plénitude du pouvoir d’ordre, perdront aussitôt la seule juridiction que pouvaient leur commu­ niquer les apôtres - c’est-à-dire la juridiction qui s’exerce en dépendance de la juridiction de Pierre —, et sous cet aspect précis, il leur servira de peu d’occuper un siège jadis fondé par les apôtres, ou d’être, en vertu d’une simple continuité historique, des successeurs d’apôtres. 2. Qui a pénétré cette distinction entre juridiction extraordinaire et juridiction permanente, accordera entre eux sans aucune peine des passages de l’Écriture qui sans elle sembleraient contradictoires. Par exemple, l’Ecriture représente la mission des apôtres comme extraordinaire, temporaire, mais aussi comme permanente, durable. Elle est extraordinaire, car a) les apôtres pourront et devront parler comme témoins oculaires de la vie et de la résurrection de Jésus : « Il faut donc, dit saint Pierre avant l’élection de Mathias, que, parmi les hommes qui nous ont accompagnés tout le de Pierre et des autres apôtres : « Le bienheureux apôtre Pierre n’a pas eu plus d’autorité que les autres apôtres, et n’a pas été leur chef. Le Christ n’a pas laissé de chef à son Église et n’a choisi personne pour son vicaire. » Denz., n° 496. :· ùh :υ· f I« I r xJ ν· 268 IV - Lt POUVOIR DE JI'RIDIC ΠΟΝ temps que le Seigneur Jésus a vécu avec nous, à partir du baptême de Jean jusqu’au jour où il a été enlevé du milieu de nous, il y en ait un qui devienne avec nous témoin de sa résurrection » (Act., I, 21-22) ; c’est comme « témoins oculaires de sa majesté » que Pierre et les apôtres ont fait connaître la puissance et l’avènement de Jésus-Christ, qui « reçut honneur et gloire de Dieu le Père, lorsque de la gloire magnifique une voix se fit entendre, disant : Celui-ci est mon fils bien-aimé en qui je me suis complu ; et nous, nous entendîmes cette voix venue du ciel quand nous étions avec lui sur la mon­ tagne sainte » (II Pierre, I, 17-18)14 ; et saint Jean écrira: « Ce qui était dès le commencement, ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu de nos yeux, ce que nous avons contemplé et ce que nos mains ont touché du Verbe de vie... nous vous l’annonçons» (I Jean, I, 1); b) en outre, dans l'Écriture, les Douze seront appelés, avec Jésus, les fondements de l’Église : vous êtes « édifiés sur le fondement des apôtres et des prophètes, dont le Christ Jésus est la pierre angulaire» (Éphés., Il, 20); « Le mur de la ville a douze fondements, et sur eux douze noms, ceux des douze apôtres de Γ Agneau» (Apoc., XXI, 14). Et, cependant, la mission des apôtres est permanente, car ils devront exercer des charges desti­ nées à durer toujours. Cela est vrai tant des apôtres pris collectivement : « Allez, enseignez toutes les nations... Et voici que je suis avec vous tous les jours jusqu’à la consommation du siècle » (Mt, XXVIII, fin) ; que de Pierre, choisi parmi eux pour paître visiblement les bre14. Même si la Secunda Petri n’était pas de l’apôtre, ce texte témoignerait encore de l’idée que l’auteur (inspiré) se faisait des apôtres. Pour cette discussion, voir Joseph CHAINE, Les Épines catho­ liques, Paris, 1939, pp. 12-13 et 28-31, et R. LECONTE, Les épines catholiques, Paris, 1953, pp. 89 et suiv. JURIDICTIONS EXTRAORDINAIRE ET PERMANENTE 269 bis du Christ (Jean, XXI, 17). Si l’on admet, chez les apôtres, une double juridiction, tout s’explique. Autre exemple. L’Écriture nous représente Pierre à la fois comme supérieur et comme égal aux autres apôtres. Supérieur, puisqu’il doit paître toutes les brebis du trou­ peau. Égal, puisque Paul, à Antioche, lui résiste en face (Gal., II, 11). Cette difficulté se dénoue aisément par la précédente distinction : Pierre est supérieur aux autres apôtres sur le plan de la juridiction permanente, du pon­ tificat; il est égal aux autres apôtres sur le plan de la juri­ diction extraordinaire, de l’apostolat15. Saint Thomas d’Aquin l’a remarqué avec pénétration : comme c’est devant tout le monde que Paul résiste à Pierre, il n’agit pas alors en vertu de la simple correction fraternelle, qui peut se faire de l’inférieur au supérieur, mais qui demande le secret, et « il ne l’aurait pas fait s’il n’avait été, sous un aspect, son égal dans la défense de la foi, nisi aliquo modo par esset quantum ad fidei defensionem »16. Notons-le d’ailleurs ici, si les Douze sont égaux dans l’apostolat, rien n’empêche que l’un quelconque d’entre eux puisse, par quelque particulière prérogative, se dis­ tinguer des autres : saint Augustin relève, par exemple, que Paul a reçu son apostolat du Christ ressuscité et glo­ rieux ; les autres apôtres, du Christ mortel17 ; en signe de quoi, écrira saint Thomas, c’est Paul qui, dans les bulles des papes, est figuré à droite et Pierre à gauche18. 15. - Ex missione apostolorum sequi eos pares fuisse Petro in ratione apostola tus, non in ratione officii pastoralis. » BlLLUART, De regulisfidei, dissert. 4, a. 1 ; édit. Brunet, t. Ill, p. 350. 16. S. Thomas, II-II, qu. 33, a. 4, ad 2. 17. Retract., lib. I, cap. XXIV, n° 1. 18. Comment, ad Galatas, cap. I, lect. 1. -* · 4 4 I i 270 III. LA JURIDICTION EXTRAORDINAIRE OU APOSTOLAT Les apôtres sont au principe, au fondement de l’Église, d'abord en ce sens qu’ils ont reçu immédiate­ ment du Christ, par qui ils ont été choisis, le privilège de lui livrer les moyens de salut quelle devra désormais mettre en œuvre jusqu’à la fin des temps. C’est ici qu’il faut placer leur juridiction extraordinaire, leur pouvoir spirituel d’apostolat, dont nous avons ici à parler (1). Mais les apôtres sont au principe, au fondement de l’Église, en ce sens, plus mystérieux encore, qu’ils ont reçu de Dieu un zèle si brûlant, si communicatif, qu’il fera sentir ses effets dans les cœurs des fidèles jusqu’à la fin des temps et marquera de son empreinte toute la cha­ rité de l’Église : nous dirons aussi, tout de suite, au moins quelques mots de cette sainteté des apôtres (2). 1. Les pouvoirs spirituels de l’apostolat L’apostolat comporte la promulgation de certains sacrements, une connaissance et une manifestation pro­ phétiques exceptionnelles de la révélation, un pouvoir extraordinaire de fonder des Églises particulières, enfin le don des miracles. a) Promulgation de certains sacrements Pour ce qui est des sacrements, qui sont des instru­ ments de la grâce, Γ Auteur de la grâce aura seul le pouvoir premier de les instituer ; c’est donc comme Dieu que le Christ possédait, sur les sacrements, ce pouvoir radical et incommunicable, appelé par saint Thomas « potestas auc- LA JURIDICTION EXTRAORDINAIRE 271 toritatis». Mais il avait, même comme homme, un pou­ voir dérivé d’instituer les sacrements et de fonder l’Église, «potestas excellentiae19». Il ne le communiquera pas, même aux apôtres. Il en usera lui seul. Il instituera luimême tous les sacrements20. Les apôtres seront envoyés non pour fonder, chacun selon son initiative, quelque Eglise divine - beaucoup de solutions eussent été, en effet, possibles - mais uniquement pour finir d’achever et pour planter l’Église de leur Maître. Le Christ a tenu non seulement à instituer seul les sacrements. Il a voulu, en outre, promulguer lui-même ceux d’entre eux qui seraient d’une plus grande difficulté à être crus et qui étonneraient davantage notre foi : le bap­ tême, l’eucharistie, l’ordre, la pénitence. Il va jusqu’à les annoncer d’avance, il insiste par exemple pour faire entendre à Nicodème que le baptême sera une naissance nouvelle, aux Juifs de Capharnaüm que sa chair sera vrai­ ment une nourriture et son sang vraiment un breuvage. Cependant, le Christ a laissé aux apôtres le soin de promulguer, c’est-à-dire de notifier avec autorité, de rendre obligatoires les autres sacrements. C’est ainsi que la confirmation ne nous est pleinement connue que par les Actes des Apôtres (VIII, 17 et XIX, 6) ; l’extrême-onction, par l’épître de saint Jacques (v, 14) ; la dignité du mariage, par celle de saint Paul aux Ephésiens (v, 21)21. 19. III, qu. 64, a. 4. 20. Denz., n05 844, 996, 2088. Le Christ a institué les principaux sacrements, comme le baptême et l’eucharistie, dans le détail « in individuo». Quant à d’autres sacrements, il a pu les instituer d’une manière plus générale, laissant à l’Église une certaine latitude pour déterminer plus concrètement, et pour modifier éventuellement au cours des âges, non pas leur signification, mais le support de cette signification, à savoir le signe, composé de choses et de paroles, de matière et de forme. Voir plus haut, Excursus II, n° VIH. 21. S. THOMAS, III, qu. 64, a. 1, 2, 3 ; IVSent., dist. 2, qu. 1, a. 4, quaest. 4. Le concile de Trente définit que le sacrement d’extrême- IV - LE POUVOIR DE JURIDICTION b) Connaissance prophétique exceptionnelle de la substance de la révélation 1. La connaissance des apôtres dépasse celle des âges antérieurs Les apôtres, qui n ont pas eu à instituer d’autres sacre­ ments que ceux que le Christ avait institués, n’ont pas eu non plus à prêcher une autre lumière de foi que celle que le Christ avait apportée au monde, et qui d’ailleurs avait pour fin non d’abolir, mais d’accomplir les révélations faites jusqu’alors au peuple de Dieu. Mais la foi annon­ cée par Jésus, les apôtres l’ont pénétrée plus que ne pou­ vaient le faire les patriarches et les prophètes qui les avaient précédés. « Vous pouvez, écrit saint Paul aux Éphésiens, reconnaître l’intelligence que j’ai du mystère du Christ, qui, en d’autres générations, n’a pas été noti­ fié aux enfants des hommes comme il a été maintenant révélé à ses saints apôtres et prophètes dans l’Esprit... Oui, à moi, infime parmi les saints fut donnée cette grâce d’annoncer aux nations la richesse insondable du Christ, et de mettre en lumière quelle est l’économie du mystère, caché dès l’éternité en Dieu, le Créateur de toutes choses» (ni, 4 et 8). Et c’est pourquoi les apôtres ont pu être chargés de révéler au monde des vérités nou­ velles, lesquelles loin, certes, de heurter et de contredire la foi ancienne, venaient l’expliquer et l’approfondir, mais qui jusqu’alors étaient restées secrètes et inouïes22. onction a été « promulgué par l’apôtre saint Jacques » (Denz., n° 926) et que, comme l’indique saint Paul, le Christ a mérité, par sa passion, la grâce qui sanctifie les époux (Denz., n° 969). 22. « Licet prophetis ea quae Deus facturus erat circa salutem humani generis, in generali revelaverit, quaedam tamen specialia apostoli, circa hoc, cognoverunt, quae prophetae non cognoverant. » S. THOMAS, I, qu. 57, a. 5, ad 3. ■< Quaedam explicite cognita sunt a posterioribus, quae a prioribus non cognoscebantur explicite. » II-II, qu. 1, a. 7. LA JURIDICT ION EXTRAORDINAIRE 273 2. Elle est: supérieure à celle de l’Église présente et fiiture 1. Mais cette connaissance des apôtres, supérieure à celle de toutes les générations du passé, ne sera-t-elle plus offerte à personne dans l’avenir ? Non. Les théolo­ giens expliqueront que les apôtres ont connu l’économie de la loi de grâce, comme des maîtres qui auraient à enseigner tous les âges, et que la science qu’ils ont eue ne pourra jamais être dépassée, ni même égalée. En effet, sauf dans l’ordre de la cause matérielle, où c’est le contraire qui est vrai, les principes des choses sont meilleurs que les choses. Abraham, par exemple, qui reçut la Promesse, a bien connu la Promesse, Moïse qui reçut la Loi a bien connu la Loi, et les apôtres qui reçu­ rent le mystère du Christ ont bien connu le mystère du Christ. C’est une illusion qui fut, au IIe siècle, celle des montanistes, mais qui périodiquement se reforme dans l’histoire, de reporter sur d’autres que les apôtres la pleine et définitive manifestation de l’Esprit promis par Jésus. L’abbé Joachim, qui était cistercien, la reportait sur saint Benoît ; le frère Pierre-Jean, qui était francis­ cain, la reportait sur saint François. La Réforme connut d’autres prophètes et le modernisme a les siens qui annoncent par exemple que la foi chrétienne véritable peut s’affranchir de tout rite sacramentel et de toute for­ mule dogmatique. Ici et là c’est toujours la même tenta­ tion, sauf qu’aujourd’hui le nombre des prophètes semble aller croissant, chacun s’efforçant d’illustrer par l’Evangile le « message » qu’il a mission de « délivrer » au monde23. Mais, disait saint Thomas, ce sont là des vani­ tés24. Car Jésus, une fois pour toutes, s’est choisi des 23. Cf. « Le ' messianisme” de Mickiewicz », dans Exigences chré­ tiennes en politique, Paris, 1945,[texte V], pp. 75 et suiv. 24.1-II, qu. 106, a. 4, ad 2. 274 IV - LE POUVOIR DE JURIDICTION apôtres. « Il leur ouvrit l'esprit pour comprendre les Écri­ tures » (Luc, XXIV, 45). «Je ne vous appelle plus des ser­ viteurs, parce que le serviteur ne sait pas ce que fait son maître ; mais je vous ai appelés amis, parce que je vous ai fait connaître tout ce que j’ai entendu de mon Père » (Jean, XV, 15). Il leur dit aussi: «J’ai encore beaucoup de choses à vous dire, que vous n’êtes pas en état mainte­ nant de porter; mais quand il sera venu, lui, ÏEsprit de vérité, il vous guidera vers la vérité tout entière, car il ne parlera pas de lui-même, mais il redira tout ce qu’il entendra, et il vous fera connaître les choses futures» Qean, XVI, 12-13)2\ Puis, avant l'Ascension: «Pour 25. Jésus avait dit aussi : « Le Paraclet, l’Esprit saint que mon Père enverra en mon nom, celui-là vous enseignera tout, et vous fera vous ressouvenir de tout ce que je vous ai dit » (Jean, XIV, 26). Ce texte, comme ceux que nous venons de citer, peut s’entendre de deux manières: Γ soit, comme nous le faisons ici, d’un enseignement de l’Esprit concernant les apôtres en tant que dépositaires de la juridiction extraordinaire. L’Esprit leur enseignera des vérités qu'on n’aurait pu, sans nouvelles révélations, dégager de la révélation faite par Jésus; 2° soit d’un enseignement de l’Esprit concernant les apôtres en tant que dépositaires de la juridiction permanente. L’Esprit saint alors apportera non plus de nouvelles révélations, mais une infaillible assistance pour proposer et pour expliciter, au cours des âges, le dépôt de la révélation chrétienne, lequel avait été confié intégralement (Denz., n° 1836) aux apôtres. Sur ces deux sens possibles, cf. par exemple, M.-J. LAGRANGE, O. P., Évangile selon saint Jean, Paris 1925, pp. 392, 420, 421. Le texte évangélique nous paraît autoriser à la fois ces deux interprétations, la seconde étant non pas étrangère à la première, mais subordonnée à elle et en continuité avec elle. L’assistance du Saint-Esprit pour manifester une nouvelle révélation, entraînera en effet l’assistance du Saint-Esprit pour conserver cette révélation. Et, en effet, l’Esprit saint sera avec les apôtres «à jamais» (Jean, XIV, 16), ce qui semble bien indiquer, écrit le P. Lagrange à cet endroit, qu’il assistera « la collectivité des disciples ». 11 est donné aux apôtres pour autant qu’ils devront prêcher tous les peuples jusqu’à la fin des temps (Mt., fin). On pourrait citer d’autres exemples de textes offrant une pluralité de sens littéraux subordonnés les uns aux autres : c’est ainsi que le pouvoir de lier et de délier, donné à Pierre et aux autres apôtres, comportera plusieurs pouvoirs distincts, LA JURIDIC TION EXTRAORDINAIRE 275 vous, sous peu de jours, vous serez baptisés dans l’Esprit saint» (Actes, I, 5). Or, dix jours après l’Ascension, tan­ dis qu’ils étaient au cénacle, le Saint-Esprit vint sur eux, comme il ne devait plus venir sur personne. L’avenir leur fut alors découvert — qu’on pense aux vues de l’Apocalypse sur les destinées de l’Eglise, de 1 epître aux Romains sur le sort des Juifs. Pourtant ce ne fut pas, du moins ordinairement, pour le détail des évé­ nements contingents. Ceux à qui Jésus avait dit: «Allez, enseignez toutes les nations » ne pouvaient certes ignorer que l’Evangile dût être annoncé aux Gentils, ou que, après la mort du Christ, les observances légales fussent virtuellement périmées ; et néanmoins, nous voyons Pierre hésiter au moment d’agréger à l’Eglise les premiers Gentils, ou de répudier publiquement les observances mosaïques. Ils ne pouvaient ignorer non plus que Jésus ferait durer son Eglise « jusqu’à la consommation du siècle », mais ils ne connaissaient « ni les temps ni les moments que le Père avait fixés dans sa puissance », cette date n’étant pas comprise dans le lot des choses que le Fils de l’homme devait annoncer au monde26. Mais, pour tout ce qui touche à la substance des mystères de la foi, l’Esprit le leur découvrit pleinement2 . Il a donc fallu unis entre eux par des liens de dépendance. Rappelons le principe for­ mulé par saint THOMAS : « Le sens littéral étant le sens visé par l’auteur, et l’auteur de l’Écriture sainte étant Dieu qui saisit toutes choses à la fois par son intelligence, il n’y a pas d’inconvénient, comme le dit Augustin, à ce que, même selon le sens littéral, un texte unique de 1 Ecriture sainte ait plusieurs significations. » I, qu. 1, a. 10. 26. Si le Fils déclare aux apôtres qu'il ne sait pas l'heure et le jour de la fin du monde (Mc., XIII, 32), cela signifie qu’il n’est pas dans sa mission de les leur révéler (Act., I, 7). La parole de l’Évangile s’éclaire par celle des Actes, comme l’a bien montré BOSSUET, Méditations sur l’Évangile, « la dernière semaine du Sauveur », 78e jour. 27. « Docuit autem Spiritus sanctus apostolos omnem veritatem de his quae pertinent ad necessitatem salutis, scilicet de credendis et 276 IV - LE POUVOIR DE JURIDICTION qu'ils connussent la révélation divine non point, comme nous, par une voie de connaissance progressive, mais par une lumière prophétique divine, capable d’illuminer à la fois devant leur esprit toute la vérité contenue dans cette révélation : connaissance de plénitude, plus riche et plus profonde que celle dont toute l’Eglise ultérieure jouira jamais jusqu’à la fin des temps. Les théologiens pourront sans doute différer quand ils essaieront de préciser les modalités concrètes de la connaissance apostolique28. L’essentiel, selon nous, est de agendis. Non tamen docuit eos de omnibus futuris eventibus \ hoc enim ad eos non pertinebat. » S. THOMAS, I-II, qu. 106, a. 4, ad 2. 28. Voici, sur ce sujet, les principales thèses de Jean DE SAINTTHOMAS, avec leur degré de certitude: 1° Il est de foi, à cause de Éphés., III, 4, que les apôtres, docteurs de la loi de grâce et nos maîtres, ont connu beaucoup plus parfaitement les mystères de la foi que les prophètes et les patriarches ; 2° Il est absolument certain - le contraire, de l’avis commun, serait « erreur » concernant la foi — que l’Église pré­ sente ne croit rien qui n’ait été clairement et distinctement révélé aux apôtres avant leur mort ; 3° H est plus probable, et c’est la pensée expresse de saint Thomas, que c’est dès le jour de Pentecôte que les apôtres ont connu, de science spéculative, toutes les vérités du salut qui sont à croire et à observer, en sorte qu’à partir de ce moment rien de nouveau ne leur fut révélé; 4° Si les apôtres avaient, dès le jour de Pentecôte, une connaissance spéculative très parfaite des mystères de la foi, cela ne signifie pas qu’ils en eussent, dès lors, la pleine connaissance pratique. II-II, qu. 1 ; disp. 6, a. 2 ; t. VII, pp. 120 sqq. F. MARIN-SOLA, O.P., L’évolution homogène du dogme catholique. 1924,1.1, p. 57, écrit : « En leur qualité de maîtres suprêmes de la révé­ lation plénière et définitive, et de fondements de l’Église jusqu’à la fin des siècles, les apôtres possèdent, suivant la théologie traditionnelle, le privilège spécial d’avoir reçu, par une lumière infuse, une connaissance explicite de la révélation divine, connaissance supérieure à celle dont tous les théologiens et même l’Église entière jouissent ou jouiront jus­ qu’à la consommation des siècles. Tous les dogmes que l’Église a déjà définis ou définira à l’avenir se trouvaient donc dans l’intelligence des apôtres, non pas d’une manière médiate, virtuelle ou implicite, mais d’une façon immédiate, formelle, explicite. La connaissance que les apôtres avaient du dépôt révélé n’était pas due, comme la nôtre, à des IA JURIDICTION EXTRAORDINAIRE 277 8; . t-S iUi i 1 U'.U! UU dux? ‘ concepts partiels et humains qui contiennent de façon implicite et vir­ tuelle un sens bien plus étendu que celui qu’ils expriment, et exigent du temps et du travail pour que nous arrivions peu à peu à en dégager et en expliquer le contenu. Elle provenait d’une lumière divine ou infuse, qui est une simple intelligence surnaturelle actualisant et illumi­ nant en une seule fois toute la virtualité de l’idée révélée. » Plutôt que de connaissance déjà entièrement explicitée, nous parlerions de connais­ sance immédiatement exploitable. Voir notre Esquisse du développement du dogme marial, Paris, 1954, p. 27 [n° VI]. Selon Guido MattiusSI, « les apôtres avaient toute la connaissance de la vérité révélée, d’une manière plus haute qu’aucun théologien ; cependant il n’est pas nécessaire de dire qu’ils aient eu dans l’esprit toutes les formules trouvées ensuite dans l’Église pour résister aux erreurs et instruire les fidèles. Les premiers chrétiens connaissaient le dogme dans la croyance explicite aux vérités principales requises pour l’exercice de notre religion. » LAssunzione corporea della Vergine Madré di Dio nel dogma cattolico, Milano, 1924, p. 340. 29. Proposition 21 du Décret Lamentabili, 3 juin 1907, Denz., n°202I. rt tenir que les apôtres, formés par le Christ, instruits par son Esprit, éclairés par la lumière prophétique d’une révélation directe (apocalypsis) même sur les faits qu’ils avaient pu apprendre des autres apôtres par voie de tra­ dition (paradosis), ont eu des mystères du Christ, en leur qualité de maîtres de la révélation évangélique et de fon­ dements de l’Eglise jusqu’à la fin des siècles, une connaissance suprême, exceptionnelle, qui assumait, mais dans une intuition supérieure, le sens explicite immédiatement saisissable du dépôt livré par eux à l’Eglise primitive, et dépassait en outre en élévation tout ce que l’Église, assistée de l’Esprit saint, pourrait décou­ vrir au cours des siècles en explicitant et en développant ce premier dépôt. C’est la dignité inégalable de la connaissance apostolique que l’Eglise entend sauvegarder quand elle condamne l’erreur assurant que « la révélation constituant l’objet de la foi catholique, ne s’est point ter­ minée avec les apôtres29 ». 278 IV - LE POUVOIR DE JURIDICTION 2. C'est parce qu'ils veulent, à la suite de saint Augustin et de saint Thomas, donner leur plein sens aux textes décrivant la révélation directe faite aux apôtres, parce qu’ils jugent aussi, avec saint Thomas, que ceux qui ont approché davantage le Christ ont connu plus profondément les mystères de la foi30, que les théolo­ giens classiques affirment que les apôtres ont eu le privi­ lège d'embrasser dans une vision prophétique tout ce que l’Église devrait apprendre ultérieurement, par le pro­ grès du dogme. Comprenons bien cette haute doctrine. On ne veut pas dire que les apôtres portaient dans leur esprit la formulation expresse, automatiquement élabo­ rée, de tous les dogmes qui seraient promulgués dans la suite des siècles, et qu’ils en « dérobaient » la connais­ sance à leurs contemporains : la grande théologie ne nous a guère habitués à des explications si mécaniques et si étranges31. On veut dire que les apôtres ont tenu sous le regard de leur foi tout le contenu révélé, dans la richesse suréminente d’une illumination prophétique indivise, reçue en eux d’une manière infuse, qu’il leur était impossible de transmettre telle quelle autour d’eux, et qu’ils avaient en conséquence à traduire à l’usage des fidèles par un effort de conceptualisation et de formula­ tion vivant et progressif, d’ailleurs conditionné par 30. II-II, qu. 1, a. 7, ad 4. 31. La doctrine d'après laquelle les apôtres auraient eu la connais­ sance explicite de tout le dépôt révélé est qualifiée à peu près d’extra­ vagance par M. R. DRAGUET, dans son article sur « L’évolution des dogmes», encyclopédie Apologétique, Paris, 1937, pp. 1179 et 1190. L’auteur de l’article estime qu'il n’est pas possible que les apôtres n’aient pas annoncé tout ce qu’ils savaient explicitement. Pourtant, cela même est un fait chez le Christ, leur maître. Il mentionne en sa faveur les noms d'Irénée et de Tertullien. Mais ils disent cependant que les apôtres ont eu une connaissance parfaite de la révélation, qu’ils ont tout su et n’ont rien ignoré de la doctrine du Christ. LA JURIDICTION EXTRAORDINAIRE 279 toutes sortes de circonstances historiques32. C’est en ce sens que nous pouvons dire, après Marin-Sola, que le point de départ du progrès dogmatique est non pas la connaissance des apôtres mêmes, mais la connaissance de l’Eglise primitive, qu’il consiste «dans les formules écrites ou orales des apôtres, en donnant à ces formules non pas précisément le sens qu’y voyait explicitement l’intelligence surnaturellement éclairée des apôtres, mais bien le sens qu’expriment par elles-mêmes ces formules, entendues au sens de l’Eglise primitive33 ». 3. La doctrine suivant laquelle les apôtres ont reçu en partage une connaissance parfaite de la révélation est l’une des premières de celles que les apologistes auront à défendre. Vers la fin du second siècle, aux gnostiques qui déjà accusaient les apôtres d’avoir « mêlé aux paroles du Sauveur des idées légalistes », saint Irénée répondait qu’« il n’est pas permis de dire que les apôtres ont prêché avant d’avoir une connaissance parfaite [de l’économie 32. Sur II Cor., XII, 4 : « Et je sais de l’homme en question... qu’il lut ravi dans le Paradis, et entendit des paroles indicibles dont il n’est pas permis à l’homme de parler », le P. ALLO écrit : « Il veut dire non point qu’il lui est défendu, comme aux adeptes des initiations païennes, de parler de cela avec des hommes non initiés comme les Corinthiens, mais qu’il y a impossibilité pour une langue terrestre, ou des concepts terrestres, d’exprimer de pareils mystères, que cela ne lui est pas « permis » par les conditions de l’intelligence ou du langage dans la vie présente. » Seconde épître aux Corinthiens, Paris, 1937, p. 306. Et sur Apoc., X, 4 : « Scelle les choses dont ont parlé les sept tonnerres et ne les écris pas », le même auteur note : « Jean reçoit d’en haut l’ordre de garder pour lui seul, enfouies dans sa mémoire, des connaissances surnaturelles qu’il a reçues, mais telles qu’il ne peut ni se les remémorer ni les exprimer d’une manière satisfaisante ; tout de suite on pense à ces « paroles indicibles » qu’entendit aussi Paul dans son rapt. Cette impuissance à elle seule peut être pour le prophète comme un ordre de Dieu. » Apocalypse, Paris, 1933, p. 140. 33. L'évolution homogène du dogme catholique, t. I, p. 60. 280 IV - LE POUVOIR DE JURIDICTION du salut], comme certains l’osent faire, qui se glorifient de les corriger. Car, quand notre Seigneur fut ressuscité des morts, quand ils furent revêtus de la force de l’Esprit saint venant d’en haut, ils furent comblés de tous les dons et ils reçurent la perfection de la connaissance; c’est alors qu’ils s’en allèrent jusqu’aux confins de la terre, répandant la bonne nouvelle de tous les biens que nous envoie Dieu, et annonçant aux hommes la paix du ciel. Tous et chacun, en effet, possédaient également l’Évangile de Dieu34 ». Aussi, « comme un riche dans une cassette », ont-ils pu déposer dans l’Église la plénitude de la vérité3\ Quelques années plus tard, Tertullien oppo­ sera la même doctrine aux gnostiques d’Afrique, qui pré­ tendaient que les apôtres n’ont pas tout connu : « Quel homme sensé croira qu’ils aient ignoré quelque chose, ceux que le Christ établit comme maîtres, qui furent ses compagnons, ses disciples, ses intimes, ceux à qui il expliquait en privé toutes les obscurités, leur disant qu’il leur était donné de connaître des secrets qu’il n’était point permis au peuple de connaître... Il est vrai qu’il avait dit : J’ai encore bien des choses à vous dire que vous ne pourriez supporter maintenant. Mais en ajoutant : Quand l’Esprit de vérité sera venu, il vous conduira lui-même à toute la vérité. Et il tint promesse, puisque les Actes des Apôtres attestent la descente de l’Èsprit saint36». Il est 34. Adversus haereses, lib. Ill, cap. I, n° 1 ; P. G., t. VII, col. 844. 35. Ibid., cap. IV, n° 1 ; col. 855. 36. De praescriptione, XXII, 2, 3, 8. Pour établir l’ignorance des apôtres, les hérétiques alléguaient naturellement le conflit d’Antioche, où Pierre fut repris par Paul (Gal., II, 11). Tertullien répond d’abord que Paul lui-même n’a pas donné son Évangile comme différent de celui des autres apôtres. Et ensuite que la faute de Pierre était de conduite, non de doctrine ; les apôtres « criti­ quaient, eu égard aux temps, aux personnes, aux circonstances, cer­ taines pratiques qu’ils se permettaient eux-mêmes en tenant compte des temps, des personnes, des circonstances. C’est comme si Pierre IA JURIDICTION EXTRAORDINAIRE 281 vrai, continue Tertullien, que ce ne serait pas une moindre folie de convenir d’abord que les apôtres n’ont rien ignoré, ni rien prêché qui les opposât entre eux, et d’ajouter ensuite qu’« ils n’ont pas révélé à tous tout ce qu’ils savaient, annonçant certaines choses en public et pour tout le monde, et confiant les autres secrètement à un petit nombre37 ». Mais, si Tertullien déclare que les apôtres ont révélé à tous tout ce qu’ils savaient, il est clair que c’est pour écarter l’hypothèse d’une doctrine ésotérique qu’ils auraient confiée à un petit nombre et qui contredirait la doctrine commune de l’Église ; ce n’est pas pour nier qu’ils aient connu plus profondément et plus explicitement que les fidèles les mystères qu’ils leur enseignaient. 3. La connaissance prophétique ne s'éteint pas dans l’Église La connaissance que les apôtres ont eue de la révéla­ tion divine ne sera jamais égalée. Cependant la connais­ sance prophétique ne s’éteindra pas dans l’Eglise. Elle conti­ nuera d’exister, mais sous des formes subordonnées. a) La plus haute et la plus pure de ces lumières pro­ phétiques sera, on le comprend, celle dont l’Église, assis­ tée de Dieu, a besoin pour saisir, pour conserver sans altération et pour expliquer au cours des âges le sens de la vérité révélée, qui doit être reçue dans l’obéissance de la foi. «Le privilège d’inerrance ou d’infaillibilité garanti au magistère de l’Église ne saurait être entendu dans un sens purement négatif et passif, qui représenterait Dieu n’intervenant que pour empêcher une méprise, tout juste à temps. Le magistère de l’Église procède par jugeavait critiqué Paul de ce que, tout en prohibant la circoncision, il avait circoncis lui-même Timothée. » Ibid., XXIV, 3. 37. Ibid., xxv, 1 ; xxvn, 1. 282 IV - LE POUVOIR DE JURIDICTION ments positifs, qui impliquent une intelligence pro­ fonde, un discernement illimité. A elles seules, les for­ mules dans lesquelles l’Eglise sertit le diamant du dogme sont des ouvrages merveilleux. Combien plus précieux le jugement quelles contiennent ! C’est bien là cette forme supérieure de la prophétie, qui fait de l’Église une prodi­ gieuse conremplative3's. » Ainsi nous sont communi­ quées, au cours des âges, les authentiques données conceptuelles de la foi chrétienne. « Car notre foi s’ap­ puie sur la révélation faite aux apôtres et aux prophètes qui ont écrit les livres canoniques, mais non pas sur les révélations qui éventuellement auraient été faites aux autres docteurs38 39. » b) Non seulement l’Église connaît le dépôt révélé, elle est éclairée encore sur X état dti monde et sur le mouve­ ment des esprits. Les plus lucides de ses enfants partici­ peront à sa miraculeuse pénétration. A la lumière divine, ils sauront discerner les sentiments profonds de leur 38. H. ClÉRISSAC, O. P., Le mystère de l’Église, 1918, p. 113. L’Église est contemplative déjà parce quelle énonce infailliblement dans le monde le sens intellectuel du message divin. Mais elle est contemplative d’une autre manière, plus belle encore, quand elle adhère, par la foi vive et par le don de sagesse, au contenu profond de ce message. Dans le premier cas, il s’agit d’une grâce prophétique; dans le second cas, d’une grâce sanctifiante. 39. S. Thomas, I, qu. 1, a. 8, ad 2. « Super revelatione facta apos­ tolis de fide Unitatis et Trinitatis, fundatur tota fides Ecclesiae. » II-II, qu. 174, a. 6. Les docteurs qui travailleront à l’explicitation du dépôt révélé pourront être secourus par des lumières spéciales. A propos du récit de conversion qui ouvre le De Trinitate de saint Hilaire, E. Mersch écrit : « Plus d’une fois... nous constaterons, pour autant qu’on peut constater ces choses, que la Providence semble s’être servie de visions et d’expériences de vie intérieure, non pas certes pour apprendre aux hommes, comme une doctrine nouvelle, la vie du Christ dans les âmes, mais pour leur faire comprendre ce que dit sur ce sujet l’Écriture. » Le corps mystique du Christ, Louvain, 1933, t. I, p. 344. LA JURIDICI ION EXTRAORDINAIRE 283 époque, ils sauront diagnostiquer les vrais maux et pres­ crire les vrais remèdes. Alors que la masse semblera frap­ pée de cécité, que les meilleurs même hésiteront ou tâtonneront, ils iront au but avec un infaillible et surna­ turel instinct. Le recul des siècles manifestera la justesse de leur vision. Saint Athanase ou saint Cyrille, saint Augustin ou saint Benoît, Grégoire VII, François d’Assise, Dominique ont vu comme dans une clarté pro­ phétique la marche des temps et l’orientation qu’il fallait donner aux âmes. L’auteur de la Cité de Dieu, le contem­ platif qui a fondé, il y a huit cents ans, la règle toujours vivante des chartreux, saint Thomas qui a élucidé, trois siècles avant la Réforme, les vérités qui allaient être le plus contestées au seuil des temps nouveaux, Jeanne d’Arc, Thérèse d’Avila, voilà les vrais prophètes de l’Église40. Ils étaient en même temps des saints, et il est 40. Que penser de Savonarole ? A la première question que posait, du vivant même du Frate, un de ses fermes défenseurs, le franciscain Georges Drachisich : « Y a-t-il encore des prophètes, même après le Christ ? » il faut répondre affirmativement sans hésiter, comme l’avait fait saint Thomas. Il est évident, en outre, que le diagnostic que ces prophètes porteront sur leur époque, sera capable d’éclairer les démarches pratiques de l’autorité juridictionnelle elle-même qui pourra en tenir compte dans la mesure où elle le jugera utile : nous voyons le savant dominicain Jean de Turrecremata, qui deviendra plus tard cardinal, entreprendre, sur l’ordre du concile de Bâle, l’exa­ men des prophéties de sainte Brigitte. Mais Savonarole a-t-il été un vrai prophète ? La part faite, dans ses prophéties, d’un côté, de ce qui ne s’est pas réalisé, et de l’autre, de ce qui peut relever simplement de sa pénétration naturelle et de sa fréquentation de l’Ancien Testament, il semble, d’après Schnitzer, qu’il demeure un lot de prédictions irré­ ductibles à l’explication purement humaine. Le même auteur pense que l’heure de Savonarole viendra, comme est venue celle de Jeanne d'Arc. Cf. Giuseppe SCHNITZER, Savonarola, traduzione Ernesto Rutili, Milan, 1931, t. II, cap. XXX: «Il proféra», pp. 199-226 et 603. Quoi qu’il en soit, Savonarole était entré trop passionnément dans la manière des prophètes bibliques, pour marquer, autant que nous le ferions aujourd’hui, la différence des temps entre ΓAncien et 284 IV - LE POUVOIR DE JURIDICTION exact que la prophétie est distincte, voire séparable de la sainteté. Mais elle rentre toujours, lorsqu'elle est authen­ tique, dans le sillage de la révélation apostolique; et comme la puissance du maître soutient et guide l’effort des disciples, les prophéties authentiques sont soutenues et guidées par la révélation du Christ et des apôtres. « Nulle époque, dit saint Thomas, n’a manqué d’hommes doués de l’esprit de prophétie, non certes afin d’apporter quelque nouvelle doctrine de foi, ad novam doctrinam fidei depromendam, mais afin de diriger les actes humains, ad humanorum actuum directionem^. » le Nouveau Testament. On retrouvera d’ailleurs quelque chose de {’Ancien Testament jusque dans la mission de Jeanne d’Arc, qui était de témoigner non seulement en faveur du royaume de Dieu, mais encore en faveur du royaume de France. 41. «Les anciens prophètes, écrit saint THOMAS, étaient envoyés pour établir la foi et redresser les mœurs... Aujourd’hui la foi est déjà fondée, car les promesses ont été accomplies par le Christ. Mais la prophétie qui a pour fin de redresser les mœurs ni ne cesse ni ne ces­ sera. » Comm. in Math., cap. XI. - Il explique ailleurs que les prophé­ ties qui nous ont révélé le dépôt de la foi divine se diversifient selon quelles deviennent plus explicites avec le progrès du temps ; mais les prophéties qui ont pour fin de diriger la conduite des hommes devront se diversifier selon les circonstances, car le peuple se dissipe lorsque cesse la prophétie : « Et c’est pourquoi, à chaque époque, les hommes ont été instruits divinement de ce qu’il fallait faire, selon que l’exigeait le salut des élus. » II-II, qu. 174, a. 6. - Le passage que nous avons cité dans notre texte se réfère à saint Matthieu, XI, 13: « Les prophètes et la loi ont prophétisé jusqu’à Jean ». Sur quoi saint Thomas écrit : « Les prophètes prédisant la venue du Christ n'ont pu durer que jusqu’à Jean qui montra du doigt le Christ présent. Mais comme saint Jérôme le note ici-même, ces mots ne signifient pas qu’après Jean-Baptiste il n’y a plus de prophètes, puisque nous lisons dans les Actes des Apôtres qu’Agabus et les quatre filles de Philippe prophétisèrent. Saint Jean a même écrit un livre prophétique sur la fin de l’Église. Et nulle époque n'a manqué de sujets doués de l’esprit de prophétie, non certes afin d’apporter quelque nouvelle doctrine de foi, mais afin de diriger la conduite des hommes » Ibid., ad 3. A ces prophéties d’utilité générale il faudrait joindre celles dont la destina- IA JURIDICTION EXTRAORDINAIRE 285 Les prophètes qui s’écartent de cette ligne sont de faux prophètes42. tion est particulière, et qui ont pour fin d’éclairer miraculeusement une âme. Les théologiens thomistes seront fidèles à ces indications de saint Thomas. Résumant la doctrine des Salmanticenses sur ce point, le R. P. CONGAR écrit : « Les révélations privées, telles que Dieu les accorde dans l’Église, ne portent pas sur des vérités spéculatives qui ne seraient pas déjà contenues dans la Révélation commune faite aux prophètes et aux apôtres ; elles concernent la pratique, entendue d’ailleurs dans un sens très large, dans laquelle entreraient non seule­ ment les décisions à prendre ou les réponses à faire ou encore la conduite à tenir dans des fondations religieuses, mais les dispositions du culte et ce qui concerne l’attitude de notre âme devant Dieu. Cette conviction que les revelationes quae modo in Ecclesia fiunt sont de finalité et de caractère pratiques et n’apportent pas de nouveaux objets à la foi est caractéristique des thomistes en cette question. Pour eux, la révélation du mystère de Dieu est close ; Dieu intervient bien dans la vie des âmes, mais c’est soit pour diriger leur action person­ nelle ou sociale, soit pour les faire pénétrer en son mystère de la manière qui convient à la vie de charité qui est proprement amitié. » «La crédibilité des révélations privées», dans Vie Spirituelle, Is octobre 1937, p. [34]. Suarez, au contraire, s’engage sur une voie au bout de laquelle il faudrait admettre que les révélations privées peuvent fournir à la théologie non seulement des données « probables », mais même des principes « certains ». Ibid., p. [40]. 42. A la fin de son livre sur La justification du bien, Paris, 1939, p. 464, Vladimir SOLOVIEV écrit : « Dans l’antique peuple d’Israël, il existait [outre le pontife et le roi] une troisième fonction suprême, celle du prophète. Abolie en théorie par le christianisme, cette fonc­ tion a pratiquement disparu de la scène de l’histoire, n’y apparaissant que dans des cas exceptionnels, la plupart du temps en des formes dénaturées; de là toutes les anomalies de l’histoire médiévale et moderne. La restauration de la fonction prophétique ne relève pas de la volonté humaine, mais il est très opportun de nos jours de rappeler sa signification purement morale... Le vrai prophète est un travailleur social, absolument indépendant, n’ayant peur de rien et ne se sou­ mettant à rien d’extérieur. A côté des représentants de l’autorité et du pouvoir absolus, il doit y avoir dans la société humaine des représen­ tants de la liberté absolue... L’homme qui a une liberté complète, tant externe qu’interne, c’est celui qui n’est lié intérieurement à aucune chose extérieure et qui, en dernière analyse, ne connaît pas d’autre 286 IV - LE POUVOIR DE JURIDICTION 4. La parole de Dieu manifestée par deux voies: la pure prophétie et renseignement La vérité chrétienne, la parole de Dieu se commu­ nique aux hommes de deux manières. Par voie de pure prophétie (apocalypsis), de lumière intérieure ; c’est ainsi que Dieu a parlé d’abord aux anciens prophètes, puis aux apôtres : « L’Esprit de la vérité vous introduira dans la vérité tout entière..., et il vous annoncera les choses à venir» (Jean, XVI, 13). Et par voie Renseignement, de témoignage (paradosis) : « Vous serez mes témoins à Jérusalem, dans toute la Judée, et la Samarie, et jus­ qu’aux confins de la terre » (Act., I, 8) ; « Allez, enseignez toutes les nations » (Mt., fin) ; « Qui vous écoute m’écoute... » (Luc, X, 16)43. mesure de jugement et de conduite que la volonté bonne et la conscience pure... Ce qui distingue le mieux ces trois fonctions, c’est que l’office des prêtres puise sa force principalement dans leur dévo­ tion pieuse aux vraies traditions du passé, l'office du roi dans une compréhension exacte des vrais besoins du présent, et l’office du pro­ phète dans la foi à la vision vraie de l’avenir. » Sur quoi nous ferons remarquer: 1° que la fonction prophétique, entendue au sens strict, n’est abolie ni en théorie ni en pratique par le christianisme ; 2° que les prophètes ne sauraient être l’organe d’une liberté absolue faisant abstraction de la révélation déjà reçue ; 3° que la liberté de prophétie doit être distinguée de la liberté de charité ou des enfants de Dieu qui déconcertent eux aussi les habitudes de tiédeur de leur entourage ; 4° qu’il est inadmissible de considérer le pontife, le roi et le prophète comme trois fonctions d’un même rang, auxquelles répondraient le souci du passé, du présent, de l’avenir. Soloviev n’a pas compris que le christianisme, en distinguant tout à fait le spirituel du temporel, a dégagé la notion de royauté spirituelle, qui s’identifie à la prophétie au sens le plus large, laquelle entraîne avec elle, loin de les détruire, toutes les formes particulières légitimes de la prophétie. La royauté reste, pour nous, supérieure à ces formes particulières de la prophétie : le Christ reste roi ; il n’est plus prophète, du moins au sens donné à ce mot par les anciens. 43. Avant la Pentecôte, les apôtres eux-mêmes avaient été ensei­ gnés du dehors par Jésus. C est aussi par un enseignement extérieur, I.A JURIDICTION EXTRAORDINAIRE 287 Ces deux voies sont divines. Toutes deux sont égale­ ment attestées dans l’Evangile. Mais elles n’ont pas, dans l’économie de l’Eglise, un rôle interchangeable. Si les apôtres eux-mêmes sont instruits surtout par la voie de pure prophétie, en ce sens que c’est la lumière de Pentecôte qui leur donnera l’intelligence plénière de tout ce que le Sauveur leur avait dit auparavant : « En ce jourlà, vous ne m’interrogerez sur rien... L’heure vient où je ne vous parlerai plus en paraboles, mais où je vous entre­ tiendrai ouvertement du Père » (Jean, XVI, 23, 25)44 c’est par la voie d’enseignement et de témoignage qu’ils auront mission de gagner au Christ toutes les nations de la terre. 5. Le caractère irréductible de la lumière de foi méconnu par un certain prophétisme Tout cela pourtant ne suffit pas. Ce n’est qu’un com­ mencement. Connue par voie de prophétie ou connue par voie d’enseignement, la parole divine, dans les deux cas, doit être acceptée dans la foi et vécue dans l’amour : «Soyezdes acteurs de la parole, et non des auditeurs seu­ lement, vous abusant vous-mêmes» (Jacques, I, 22). C’est ici qu’apparaît un ordre nouveau, l’ordre de « la foi agissant par la charité» (Gal., V, 6), auquel sont invités autant les prophètes que les non-prophètes, supérieur à l’ordre de la prophétie, mais où de fait les prophètes et les apôtres ont excellé. reçu des autres apôtres, que saint Paul est instruit des détails de la résurrection du Sauveur (I Cor., XV, 3) et probablement, comme le croit avec beaucoup d’autres le P. Allô, de l’eucharistie. Cf. Première épitreaux Corinthiens, 1935, pp. 277, 309 et suiv. Cf. infra, p. 1010, note 18. L’enseignement, pour être infaillible, suppose, nous l’avons dit il y a un instant, une lumière prophétique d’assistance. C’est pourquoi nous opposons la voie d’enseignement ou de témoignage à la voie de pure prophétie. 44. Cf le commentaire déjà cité du P. Lagrange. 288 IV - LE POUVOIR DE JURIDICTION L erreur du prophétisme, relie qu elle apparaît chez les modernistes, ou chez le philosophe russe Nicolas Berdiaev, qui adoptait naguère le point de vue des gnostiques jadis attaqués par saint Irénée, consiste essentielle­ ment à confondre les premières inspirations, qui sont du domaine de la prophétie, avec les secondes qui sont du domaine de la foi et de la charité. De cette méconnais­ sance initiale découleront deux conséquences très graves. D’abord, on tiendra que la vie spirituelle, dès quelle est profonde, érige tout homme en prophète. Chaque fidèle devrait éprouver en lui des grâces qui seraient sinon de même intensité, du moins de même nature que les grâces accordées aux prophètes et aux apôtres. Et comme les prophètes sous la loi ancienne, et les apôtres au seuil de la loi nouvelle, ont livré au monde de nou­ velles révélations ayant pour fin d’enrichir les révélations précédentes, les croyants de notre époque devraient demeurer ouverts à d’autres révélations, destinées à par­ faire constamment le dépôt de la foi chrétienne. Parce qu’elles tendraient à élargir sans cesse les frontières de la conscience humaine, prisonnière des préjugés sociaux et enchaînée au fini, à modifier essentiellement la structure spirituelle du sujet dans lequel elles se produisent, et qui serait tenu de les recevoir tant dans la simplicité que dans la complexité de son cœur, ces révélations, supé­ rieures à toutes les assurances de la conscience commune et exotérique, seraient capables de renouveler indéfini­ ment le christianisme qui, avec le progrès de l’histoire, s’accroîtrait, s’épurerait (par l’abandon de certains dogmes, tel celui de l’enfer, où il faut voir l’effet de quelque complexe psycho-pathologique) et s’élèverait dans les degrés de la hiérarchie spirituelle45. 45. Ce sont, en résumé, les idées de Nicolas BERDIAEV : « La révé­ lation religieuse est un événement ayant lieu non seulement pour IA JURIDICTION EX TRAORDINAIRE 289 Suite de la note 45 : moi, mais aussi avec moi ; c’est une catastrophe intérieure qui s’ac­ complit en moi ; si je ne l’ai pas vécue, alors les événements dont on me parle comme révélations de Dieu n’ont pour moi aucune signifi­ cation. » Esprit et liberté, essai de philosophie chrétienne, Paris, 1933, p. 112. « Mon expérience spirituelle est celle de saint Paul demeurant dans le même et unique monde spirituel, quelle que soit la différence qu’il y ait entre nous », p. 114. « La révélation est une transformation de la conscience, une modification de sa structure, une formation de nouveaux organes orientés vers un autre monde, elle est une catas­ trophe de la conscience... A la lumière de la révélation, les limites de la conscience s’écroulent ; au feu de la révélation son endurcissement se fond. La conscience s’élève au supra-conscient, elle s’élargit et s’ap­ profondit indéfiniment», p. 115. «La révélation est le feu issu du monde divin, qui embrase notre âme, refond notre conscience, balaie ses limites... La révélation est impossible sans l’événement de l’expé­ rience spirituelle que nous nommons Foi, comme la foi est impos­ sible sans l’événement du monde spirituel que nous nommons Révélation», p. 121. « La vérité chrétienne se révèle dans un proces­ sus dynamique et créateur, et ce processus est encore inachevé dans le monde, il ne peut s’accomplir avant la fin des temps. La révélation de la vérité chrétienne dans l’humanité suppose une éternelle dyna­ mique de la conscience, une éternelle tension créatrice de l’esprit », p. 131. «Le christianisme, lui-même, a des degrés de révélation, des âges, des époques; la destinée de la chrétienté a ses éons... Il existe des âges de christianisme non seulement dans la vie des individus, mais aussi dans l’histoire universelle. Il existe différents degrés dans le développement de la conscience et dans les manifestations de spiri­ tualité, qui ne sont pas du tout fonction de l’acquisition individuelle de la sainteté. Il existe une perfection et une sainteté de l’esprit, une perfection et une sainteté de l’âme, une conscience ésotérique et une conscience exotérique », p. 131. « La révélation de la nouvelle alliance est encore opprimée par la nature de l’ancien Adam, par des formes de conscience païennes. Le monde spirituel n’a pas pénétré définitive­ ment le monde naturel. L’infini demeure enclavé dans le fini », p. 131. «L’idée du paradis et de l’enfer est une conception qui ramène la vie spirituelle à des sphères naturalistes... Le royaume de Dieu est la vie de l’esprit, et l’enfer n’est qu’une expérience et une voie spirituelle », p. 341. « Il n’existe pas d’enfer, en tant que sphère objectivée de l’être, c’est là une idée totalement athée et l’admettre reviendrait à nier Dieu. » De la destination de l’homme, essai d’éthique 290 IV - LE POUVOIR DE JURIDICTION Suite de lu note 45 : paradoxale, Paris, 1935, p. 346. « Le christianisme, en rant que mani­ festation humaine, a hérité de tous les complexes de la vie charnelle er psychique, mis à jour par la psycho-pathologie : le sadisme et le masochisme, la torture infligée à soi-même er à autrui. Ces complexes ont empoisonné jusqu à la doctrine chrétienne elle-même, on peut les retrouver dans la conception des supplices de l’enfer. Une purifica­ tion spirituelle est indispensable. * Destin de l'homme dans le monde actuel, Paris, 1936, p. 97. Jésus a-t-il donc été lui-même victime de ces complexes ? - Notons-le, Berdiaev distingue (voir ci-dessus : « Il existe une perfection er une sainteté, etc... ») la sainteté de l’âme, compatible avec une conscience exotérique et donc partiellement matérialisée, de la sainteté de l’esprit, qui est ésotérique. Et, pour autant, il distingue donc l’ordre de la charité de l'ordre de la prophé­ tie. Ce que nous lui reprochons, c’est 1° de ne les distinguer ni exac­ tement ni toujours, par exemple lorsqu’il tient qu’une foi ardente est impossible à qui n'a pas reçu de révélation prophétique, ou que notre expérience spirituelle est de même nature que la révélation faite à Paul ; 2° d’oublier que la foi vive, indépendamment de route lumière prophétique, est capable de manifester au croyant la signification bouleversante de la révélation faite aux apôtres er reçue par simple prédication ; 3° de méconnaître l’excellence exceptionnelle er la valeur définitive de cette révélation apostolique ; 4° de croire, en conséquence, que de nouvelles révélations - et non seulement de nouveaux développements de la révélation évangélique - continuenr d’être requises à chacune des étapes du développement spirituel de l’humanité ; 5° de transformer en conflits entre la prophétie et le magistère les conflits qui opposent la vertu héroïque des saints à la médiocrité de la masse des chrétiens, les ardeurs de l’amour aux froi­ deurs de l’égoïsme ; 6° les attaques que Berdiaev ne cesse de diriger contre le dogme de l’enfer éternel tiennent leur violence non certes de ce qu elles sont toujours dignes de considération (il en est qui sont d’une naïveté déconcertante), mais de ce qu’elles viennent d’un homme qui, à la différence des adversaires habituels de ce dogme, croit profondément à l’existence de Dieu, à l’immortalité personnelle de l’âme humaine, à la malice incompréhensible du péché, au sens tragique de l’existence. Ce n’est pas ici le lieu d’y répondre, bien qu'un exposé approfondi de l’enseignement révélé puisse seul suffire à dissiper tous les malentendus. Contentons-nous de présenter trois observations. La première, c’est que lorsqu’on songe que c’est Dieu lui-même qui a voulu être cloué sur la croix au milieu des hommes Ce n’est pas tout. Car, si le dessein providentiel était vraiment d’envoyer aux hommes des lumières prophé­ tiques en vue de parfaire, de corriger, de remettre sans cesse en cause le dépôt révélé par les apôtres, ce serait lutter contre Dieu même que de s’efforcer, comme Paul pourtant le recommande instamment à Timothée, de garder le dépôt, le bon dépôt (I Tim., VI, 20 ; II Tim., I, 14). Alors l’Église qui, au lieu d’adresser les hommes à de nouvelles révélations, recourt à la voie d’un enseigne­ ment régulier, et qui, à la place d’un christianisme essen­ tiellement prophétique confesse un christianisme qui propose au cours des âges, sous une forme discursive — comportant la possibilité d’un progrès dogmatique indé­ fini par développement des énoncés primitifs -, les mêmes vérités, les memes réalités que les apôtres ont connues supérieurement par voie de révélation prophé­ tique, l’Église semblerait préférer le repos de la matière à l’élan de la vie, la religion statique à la religion dyna­ mique, l’esprit conservateur et routinier de la masse aux libres créations de la conscience personnelle. Mais si l’on reconnaît au contraire, comme le demande l’Ecriture, l’excellence souveraine de la révélation faite aux apôtres, il devient aussitôt manifeste que leur prédication restera sans cesse valable, quelle sera capable d’éclairer la vie de tous les saints que Dieu voudra susciter dans son Eglise, pour les retirer du péché, l’on devient moins hardi à vouloir dimi­ nuer la nature tragique des conséquences du péché. La deuxième c’est que le mystère du mal, même considéré dans sa suprême, dans sa plus troublante réalisation, n’est qu’un infini d’ordre créé, tandis que le mystère de Dieu est un infini d’ordre incréé : la foi trouve dans le second plus de substance qu’il n’en faut pour résoudre le premier. La troisième, c’est qu’il peur y avoir plus de grandeur à croire de foi divine et dans le tremblement de son cœur, l’intégrale révélation évangélique de la bonté et de la rigueur de Dieu qu’à assumer en pro­ phète la mission de délivrer l’humanité de chaînes dont l’a chargée Jésus. twi 291 n n n n ji trim t atire [.A JURIDICTION EXTRAC ORDINAIRE 292 IX’ - LE POUVOIR DE JURIDICTION de diriger le progrès du royaume de Dieu à travers tous les âges, tous les éons, toutes les phases de la culture, d’orienter infailliblement tout l'ordre de la foi et de l’amour ; et qu’il est vain de prétendre expliquer l’immo­ bilité suprême de l’enseignement divin, livré par les apôtres et supérieur à toutes les vicissitudes de l’histoire, par assimilation à l’immobilité des choses d’en bas, par la pesanteur de la matière, par l’inertie de l’homme moyen, par les lois générales du comportement social46. 46. « La constitution spirituelle de l’homme est mobile, dyna­ mique, et l’on ne peut ériger en vérité dernière ce qui ne correspond qu'à une constitution spirituelle du type moyen, qu’à une conscience enchaînée au fini. L’assujettissement au fini témoigne d’un esprit bourgeois dans la vie r eligieuse. » Nicolas BERDIAEV, Esprit et liberté, p. 112. «L’interprétation de la révélation qui voit en elle une auto­ rité, est une forme de matérialisme », p. 113. « Le christianisme passe, en quelque sorte, dans son développement, par une phase où prédo­ mine la loi, par un judéo-paganisme. L’esprit prophétique s’y trouve renié. Le christianisme se transforme alors en un système statique, figé, en doctrines théologiques, en canons et en une organisation extérieure. Nous nous représentons l’Église comme un édifice achevé, surmonté d’un dôme», p. 132. «Le système même de la grâce est naturalisé, objectivé, rationalisé, assimilé à la force agissant dans le monde naturel. C’est ce qui apparaît nettement dans l’organisation de la théologie catholique », p. 132. Berdiaev écrit ailleurs : « Il existe deux concepts du christianisme qui pourraient être conventionnelle­ ment qualifiés l’un de conservateur et l’autre de créateur. Ils se distin­ guent avant tout en ce que pour l’un le sujet religieux est immuable, alors que pour l’autre il est susceptible de changements ; en ce que pour l’un il est passif, alors que pour l’autre il est actif. » « Deux concepts du christianisme, à propos des controverses sur l’élément ancien et nouveau dans le christianisme », Feuille centrale de Zofingue, Genève, 1936, n° 3, p. 183. Le catholicisme est un christianisme d'un conservatisme exclusif, qui se targue d’être le seul orthodoxe, et qui est contraint d'écarter la mutabilité et l’activité du sujet religieux : « En somme, le sujet religieux, dont la structure de la conscience est d'une moyenne normale, est considéré comme immuable. La philo­ sophie thomiste du sens commun, notamment, maintient énergique­ ment cette thèse», p. 184. « Le prophétisme s’élève contre le pouvoir IJ\ JURIDICTION EXTRAORDINAIRE 293 Suite de hi note 46 : du collectivisme social, qui s’exprime par excellence dans la sacrifica­ ture et le sacramentalisme », p. 187. - Il va sans dire que soit l’Église, soit le thomisme - dont Berdiaev n'a parlé le plus souvent qu’avec une surprenante incompréhension - repoussent énergiquement ce qu’on leur fait « maintenir énergiquement » et n’acceptent ni de consacrer comme vérité dernière « ce qui ne correspond qu’à une constitution spirituelle de type moyen », ni de considérer comme immuable « le sujet religieux moyen », ni d’ériger la conscience vul­ gaire en conscience normale, la médiocrité en loi, le relatif en absolu, ni surtout de conférer à ce qui relève du social-temporel aucun des privilèges du social-spirituel. Cela soit dit sans nier en aucune manière ni le grand et émouvant désir de servir Dieu ni, plus précisé­ ment, la justesse et la pénétration de bien des vues de Berdiaev sur la marche de l’histoire et sur les conflits de notre temps. De ce dernier fait, mais de ce fait seul, il représente à nos yeux, d’une manière remarquable, ce que peut être aujourd’hui, au sens profane où le mot peut convenir aussi à un Joseph de Maistre ou à un Léon Bloy, un prophète, c’est-à-dire un homme envoyé non pas certes pour nous apporter quelque nouvelle doctrine de foi, mais pour orienter l’effort de l’histoire, « ad humanorum actuum directionem ». Si l’on veut comparer, sur le point qui nous occupe, la doctrine de Karl Barth et celle de Berdiaev, il faut rappeler : 1° que Barth, à la dif­ férence de Berdiaev, distingue avec force la Révélation faite par Dieu aux apôtres, « révélation unique, une fois pour toutes arrivée, irrévo­ cable, et qui ne se répète pas, car la croix du Calvaire ne se répète pas» {Révélation, Église, théologie, Paris, 1934, p. 13), du témoignage qu’ils en ont laissé, du message qu’ils nous ont transmis, c’est-à-dire de [Écriture sainte : dans ce dogme de l’unicité et l’immutabilité de la révélation chrétienne, Berdiaev reconnaîtrait sans doute « le côté qui lui apparaît réactionnaire dans le barthisme » ; mais 2° que Barth refuse la notion d’une Église portant infailliblement à travers les siècles ce premier témoignage des apôtres, d’un pouvoir pastoral divi­ nement assisté : « Un seul fait constitue l’Église en Église, à savoir que [homme écoute parce que Dieu a parlé et parle, et qu’il écoute ce que Dieu lui a dit et lui redit. Là où ce fait est absent, là où, à sa place, fonctionne seulement quelque système sacré ou bien agit quelque communauté religieuse, là où l’on fait, en quelque sens que ce soit, trop confiance à l’homme et trop peu confiance à Dieu, l’Église n'existe pas» {ibid., p. 27) : ici Berdiaev féliciterait sans doute le barthisme d’être « révolutionnaire », de rejeter « toutes les fausses 294 IV - LE POUVOIR DE JURIDICTION c) Manifestation infaillible de la révélation par la voie d'enseignement En plus de la connaissance exceptionnelle qu’ils avaient du dépôt révélé, les apôtres ont possédé le privi­ lège d’une assistance miraculeuse qui leur permettait d’en donner une expression orale ou écrite si fidèle qu’il faut dire que Dieu même a parlé par leur bouche. « C’est Dieu qui exhorte par nous », écrit saint Paul aux Corinthiens (II, V, 20) ; et il les renvoie à son enseigne­ ment oral : «Je vous rappelle, frères, à la connaissance de l’Evangile que je vous ai annoncé..., par lequel aussi vous êtes sauvés, si vous retenez bien en quels termes je vous ai évangélisés » (I, XV, 1-2). Il s’ensuit que lorsqu’ils prendront la plume pour annoncer la bonne nouvelle, c’est Dieu même qu’il fau­ dra regarder comme l’auteur responsable de leurs écrits. «Aucune prophétie de l’Ecriture, disait saint Pierre, ne procède d’une interprétation propre, car ce n’est pas par une volonté d’homme qu’une prophétie a jamais été apportée, mais c’est portés par l’Esprit saint que les saints hommes de Dieu ont parlé» (II, I, 20-21). Le concile du Vatican rappelle que si les livres saints sont regardés comme canoniques, c’est parce que « écrits sous l'inspiration de l’Esprit saint, ils ont Dieu pour auteur, et qu’ils ont été donnés comme tels à l’Église »47, et l’en­ cyclique Providentissimus, 18 novembre 1893, développe ainsi le sens de ces paroles : « Il importe peu que l’Esprit saint se soit servi d’instruments humains pour écrire, et théophanies du monde », de reconnaître « le péché de toutes les incarnations terrestres, même celui de la vie de l’Église. » Cf. « Deux concepts du christianisme... », loc. cit., p. 202. C’est la gnose de Jacob Boehme qui est au cœur de la doctrine de Berdiaev. 47. Denz., n° 1787. Cf. II Tim., in, 16 : «Toute écriture inspirée de Dieu (théopneustos) est utile aussi pour enseigner... » 48. Si quelques théologiens modernes ont cru pouvoir soutenir que la notion d’inspiration n’est pas essentielle à l’apostolat, c’est qu’ils n’ont songé qu’à l’usage scripturaire de l’inspiration ; et l’on ne pourrait, en effet, prouver a priori qu’il était nécessaire que tout apôtre (ou même qu’un seul apôtre) écrivît. r —: · I I il ny a pas à se demander si quelque erreur a pu échap­ per non certes à l’auteur premier, mais aux écrivains ins­ pirés. Car, par sa vertu surnaturelle, il les a lui-même engagés et poussés à écrire, et, pendant qu’ils écrivaient, il les a assistés de telle manière qu’il leur fut possible de saisir exactement dans leur esprit, de vouloir fidèlement reproduire et d’exprimer avec une infaillible vérité tout ce qu’il voulait, et cela seul qu’il voulait. Sinon, il ne serait pas l’auteur de toute l’Écriture. » C’est ici, notonsle, que le pouvoir de juridiction semble se rapprocher davantage du pouvoir d’ordre : l’écrivain inspiré semble n’être, en effet, qu’un pur instrument, comme le ministre des sacrements. Pourtant deux grandes diffé­ rences subsistent : 1° l’écrivain inspiré a pour seule fin de proposer extérieurement la vérité révélée, non de conduire la grâce dans un cœur ; 2° il peut, en consé­ quence, choisir celles des vérités révélées qu’il va trans­ mettre hic et nunc, et régler ainsi l’effet de son interven­ tion, ce que ne saurait faire le ministre des sacrements. On le voit, la grâce de l’inspiration est de l’essence de l’apostolat. Il n’est point nécessaire de supposer que les apôtres en voulaient toujours user, que tout ce qu’ils pouvaient dire ou écrire, sur n’importe quel sujet, était nécessairement inspiré. Ce qu’il faut affirmer c’est que, sans la grâce de l’inspiration, ils n’auraient jamais pu annoncer infailliblement, d’une manière soit orale, soit écrite, la révélation qu’ils avaient reçue, ni par consé­ quent être apôtres48. Et si le privilège de l’inspiration a pu être transmis à deux disciples d’apôtres, Marc et Luc, c’est comme l’expliquait saint Irénée, que leurs évangiles 'n 295 η fl ΙΠ Γ Ί1 IA JURIDICTION EX TRAORDINAIRE 296 IV - LE POUVOIR DE JURIDICTION ne sont, à proprement parler que les évangiles de Pierre et de Paul ; et que le témoignage de Luc dans les Actes des Apôtres s'accorde et s’identifie à la prédication de Paul49. Tertullien affirme pareillement, contre Marcion, que le texte évangélique tout entier, instrumentum evangelicum, a d’abord « pour auteurs les apôtres, qui ont reçu du Seigneur la tâche de promulguer l’Évangile», et que, « s’il s’y adjoint quelques hommes apostoliques, ils n’écrivent pas seuls, mais avec les apôtres », Marc étant l’interprète de Pierre et Luc relevant de Paul50. Rien n’est au-dessus de la parole de Dieu, de la révéla­ tion de Dieu. En un premier sens, elle est action même de Dieu, Dieu lui-même. Mais le mystère quelle ren­ ferme, qui ne sera vu à découvert ou pleinement révélé que dans le ciel, et qui reste impénétrable et objet de foi pour tous ici-bas, est livré diversement aux hommes. Les apôtres en reçoivent excellemment communication par une lumière prophétique directe. L’inspiration leur per­ met en outre d’en formuler au-dehors quelque chose: leur message, oral et écrit, qui contient tous les principes ou articles de foi, peut être lui aussi appelé parole de Dieu. Pour autant, ils sont les auteurs de cette parole de Dieu destinée à tous les hommes, prédication orale ou écrite. S’il faut les ranger dans l’Église, il faut dire, en conséquence, que tant qu’ils vivaient, l’Église, qui était par eux «révélante»·1, était au-dessus de l’Ëcriture « révélée ». A leur mort, l’Église a perdu ce privilège. 49. Adversus haereses, lib. II, cap. I, n° 1 ; cap. XIII, n° 3 ; P. G., t. VII, col. 845 et 912. Cf. M.-J. LAGRANGE, O. R, Histoire ancienne du canon du Nouveau Testament, Paris, 1933, p. 46. 50. Adversus Marcionem, lib. IV, cap. II et V ; P. L., t. II, col. 363 et 367. Cf. Lagrange, loc. cit., p. 50. 51. «Ipse Joannes, et similiter quilibet apostolus, Ecclesia erat... Ex quo namque constat apostolorum aliquem scripsisse ad doctrinam Ecclesiae, Ecclesiae auctoritatem habet. » CAJETAN, De comparatione auctoritatis papae et concilii, cap. rv, n° 54. LA JURIDICTION EXTRAORDINAIRE 297 d) Pouvoir extraordinaire d’organisation et de gou­ vernement ; pouvoir de Pierre comparé à celui des autres apôtres En même temps que maîtres exceptionnels des choses à enseigner, les apôtres furent maîtres exceptionnels des choses à entreprendre. C’est à eux qu’avait été confiée la mission d’exécuter le dessein du Christ concernant la structure juridictionnelle de l’Église, son organisation, son gouvernement. Le Christ, le bon pasteur, le chef visible unique de toutes les brebis, avait, avant de quitter la terre, laissé à un chef visible unique, à Pierre, le soin de paître ses agneaux et ses brebis. Mais il avait aussi donné directe­ ment aux autres apôtres des pouvoirs extraordinaires d’organisation et de gouvernement qui, dans une certaine mesure, faisaient d’eux les égaux de Pierre. Cela est visible par exemple dans l’apostolat de Paul : il fonde comme un sage architecte l’Église de Corinthe (I Cor., III, 10); il évite de porter l’Évangile là où le Christ est déjà connu « afin de ne pas bâtir sur le fondement des autres (Rom., XV, 20) ; à Antioche, nous l’avons déjà rappelé, il résiste en face à Pierre (Gal., Il, 11)52 ; il porte 52. « Il résiste à Pierre, ce qui suppose que celui-ci était investi de l’autorité et passait dans l’opinion des fidèles pour lui être supérieur ; et il résiste en face, sans s’arrêter à l’ascendant qui devait lui imposer plus de déférence ou même l’obéissance. S’il est, pour ainsi dire, sorti de ses gonds, prenant à l’égard de Pierre une attitude anormale, c’est parce que celui-ci était coupable. D’après Comely, cette circonstance a fourni à Paul une excellente occasion de démontrer qu’il n’avait pas seulement été reconnu dans le concile l’égal des apôtres, mais qu’il s était comporté en égal avec le prince des apôtres lui-même, égal dans l’apostolat, sinon dans le gouvernement de toute l’Église qui n’était pas en question. Le texte indiquerait plutôt que Paul, confiant dans la sûreté de son Évangile, n’a pas hésité à affronter l’ascendant de Pierre qui entraînait tous les autres, se réservant de lui prouver à lui-même et, par lui, aux Galates, que c’était avec raison. » M.-J. 298 IV - LE POUVOIR DE J U RI DICTION chaque jour le souci de toutes les Églises (II Cor., XI, 28). Quels sont donc les rapports du pouvoir régulier donné à Pierre seul et du pouvoir extraordinaire donné aussi aux autres apôtres ? Sur ce point précis du pouvoir d’organiser et de gouverner l’Église, en quoi Pierre est-il supérieur aux autres apôtres et en quoi sont-ils égaux? C’est une question capitale. La réponse de saint Thomas, exposée avec profondeur par Cajetan et que nous allons tenter de préciser davan­ tage, consiste à distinguer, en prenant pour base l’Ecriture même, les apôtres en tant qu’apôtres, et les apôtres en tant que brebis du Christ. Les apôtres en tant qu apôtres sont égaux. Des privilèges extraordinaires leur sont donnés pour construire l’Eglise, respectu Ecclesiae in fieri. Laissant ici de côté ce qui tient à leur rôle de témoins oculaires de la vie et de la résur­ rection du Christ, et de porteurs de la révélation chré­ tienne, nous ne considérons que leur pouvoir de régir l’Église universelle. Ils reçoivent immédiatement du Christ un pouvoir d’exécution, c’est-à-dire un pouvoir d’entreprendre des missions, de fonder partout des Églises locales, de les incorporer à l’Église universelle, de les organiser, de leur donner des chefs légitimes. Ce pou­ voir extraordinaire et intransmissible, destiné à fonder l’Église, qu’on peut appeler, au sens strict, le pouvoir apostolique, renferme en lui, un peu comme le calice contient la fleur encore cachée, un pouvoir ordinaire et transmissible, destiné à conserver l’Église, à savoir le pou­ voir de l’épiscopat. C’est au premier pouvoir que pense LAGRANGE, O. P., Êpître aux Galates, Paris, 1918, p. 41. Même si l’on suit la nuance proposée par Lagrange plutôt que celle indiquée par Comely, la remarque de saint Thomas d’Aquin, qui voit dans la résis­ tance de Paul à Pierre plus qu’une correction fraternelle faite de l’in­ férieur au supérieur subsiste. LA JURIDICTION EXTRAORDINAIRE 299 saint Paul, quand il écrit aux Romains, XV, 20 : «Je me suis fait un point d’honneur d’annoncer l’Évangile là où le Christ n’avait point été nommé, afin de ne pas bâtir sur le fondement d'autrui. » C’est au second pouvoir qu’il songe, quand il rappelle les privilèges et les devoirs de leur charge pastorale à Tite et à Timothée. En tant que brebis du Christ, les apôtres, après son départ, sont confiés à un seul pasteur, qui est Pierre. Voilà, au-dessus du pouvoir apostolique commun aux apôtres, le pouvoir transapostolique propre à Pierre, qui le reçoit immédiatement de Jésus. Entre ces deux pouvoirs la différence est essentielle. Le pouvoir apostolique commun aux apôtres est le pou­ voir de fonder l’Eglise universelle à la manière de l'ou­ vrier qui pose les fondations d’un édifice, à savoir épisodi­ quement, quant à son apparition dans le passé. Le pou­ voir transapostolique propre à Pierre est le pouvoir de fonder l’Eglise à la manière du roc sur lequel repose le poids de la bâtisse, à savoir structurellement, quant à sa permanence dans le présent. Les apôtres peuvent fonder des Eglises locales, les incorporer à l'Eglise universelle, les organiser, leur donner des évêques ; mais Pierre demeure le centre visible de coordination de cette Eglise universelle, et son autorité paraît dans un singulier relief aussitôt après l’Ascension du Sauveur. Les apôtres, selon saint Thomas, sont ses égaux pour exécuter le plan du Christ (in executione auctoritatis), mais seul il détient, à la manière que nous venons de préciser, X autorité structu­ relle de régir (auctoritas regiminis)53. 53. Cajetan écrit, dans le De comparatione auctoritatis papae et concilii seu Ecclesiae universalis : « Les apôtres peuvent être comparés entre eux de deux manières : 1 ° en tant qu’apôtres, et ainsi tous étaient égaux ; 2° en tant que brebis du Christ, séparés de sa conversation cor­ porelle, et ainsi Pierre seul est pasteur, et les autres apôtres sont com­ mis à sa sollicitude », n° 23. « Pierre a été constitué vicaire universel 300 IV - LE POUVOIR DE JURIDICTION Si le privilège transapostolique fonde l’Église à la manière du roc sur lequel repose l'édifice, il en résulte qu’il sera par nature transmissible. Selon les expressions de Cajetan, Pierre le reçoit en personne, non pas à titre privé, mais au nom de l’Église, comme un pouvoir qui devra passer à tous ses successeurs : in persona propria, non solum pro seipso, sed pro omnibus successoribus suis; quod sancti Doctores exprimunt sub aliis verbis, dicendo quod data est Petro in persona Ecclesiae^. Au contraire, le privilège apostolique sera par nature intransmissible. Les de Jésus-Christ ; les autres apôtres ont été comme les légats ou les délégués de Jésus-Christ, suivant le mot de saint Paul, II Cor., V, 20: Nous sommes en ambassade {legatio) pour le Christ, comme si Dieu exhortait par nous. Et Éphés., VI, 20 : ...le mystère de l’Évangile pour lequel je suis ambassadeur {legatio) dans les chaînes. C’est le sens même du mot apôtre, qui vient de mission, et ce n’est que par exten­ sion, qu’ils sont appelés vicaires dans la Préface des Apôtres », n° 37. Le pouvoir de Pierre diffère du pouvoir des apôtres « par son essence même. Car l’autorité donnée communément aux apôtres était un pouvoir exécutif, et saint Thomas l’appelle pouvoir de gouverner, ce qui connote l’exécution. Mais l'autorité donnée en propre à Pierre, créé pape par la parole de Jésus : Pais mes brebis, est un pouvoir préceptif, que saint Thomas appelle autorité de régir... C’est ['exécution, non ['imperium, qui est confiée aux apôtres, et c’est pourquoi la Préface des Apôtres les appelle non pas absolument vicaires, mais vicaires de l’œuvre du Christ, c’est-à-dire pour l’exécuter», n° 40. « C’est seulement d’une certaine manière, à savoir quant à l’exécu­ tion, que Paul est l’égal de Pierre, par exemple pour la défense de la foi », n° 41. La distinction de Cajetan sera reprise par saint BELLARMIN, De Romano Pontifice, livre I, chap. XI : En raison du pouvoir de gouver­ ner qui était en eux, tous les apôtres sont au fondement de l’Église en ce sens qu’« ils ont tous été chefs, recteurs et pasteurs de l’Église uni­ verselle. toutefois autrement que Pierre. Ils ont possédé le pouvoir le plus haut et le plus ample, mais comme apôtres (= envoyés) ou légats, tandis que Pierre le possédait comme pasteur ordinaire. En outre, ils ont eu la plénitude du pouvoir de telle manière que Pierre était leur chef, et qu’ils étaient dans sa dépendance, non inversement. » 54. De comparatione auctoritatis papae et concilii, cap. ΙΠ, n° 39. IA JURIDICTION EXTRAORDINAIRE 301 apôtres le possèdent d’une manière extraordinaire, délé­ guée, à titre de privilège personnel qui devra s’éteindre avec eux in personis propriis, pro solis personis propriis et non pro eorum successoribus^. Ils ne transmettront à leurs successeurs que le pouvoir ordinaire de l’épiscopat. A ses successeurs, Pierre transmettra deux pouvoirs : comme pasteur des brebis du Christ, un pouvoir transaposto­ lique ; comme apôtre, un pouvoir épiscopal55 56. Ajoutons pour finir qu’il était normal que Pierre reçût son pouvoir transapostolique immédiatement des mains du Christ. Au contraire, les autres apôtres devant demeurer sous la direction de Pierre comme les brebis sous la direction de leur pasteur, auraient dû normale­ ment recevoir leur pouvoir apostolique des mains de Pierre; et c’est par une sorte d’anticipation, justifiée d’ailleurs par les exigences totales de leur mission, qu’ils l’ont reçu, eux aussi, immédiatement du Christ57. Ainsi donc, Pierre possédait seul le pouvoir personnel de régir l’Eglise universelle, ou, pour parler comme saint 55. Ibid. 56. Le rapport de l’épiscopat particulier de Pierre à son épiscopat universel, ou à son pouvoir transapostolique sera étudié plus loin, pp. 866 et suiv. 57. Ce n’est pas seulement le pouvoir ordinaire de l’épiscopat, c’est encore le pouvoir extraordinaire de l’apostolat, qui émane en droit du pouvoir transapostolique de Pierre ; et cependant il a été donné lui aussi immédiatement par le Sauveur aux autres apôtres. Telle est bien la pensée de CAJETAN : « Pierre seul a été vicaire de Jésus-Christ, il a seul reçu immédiatement du Christ et à titre régu­ lier le pouvoir de juridiction, en sorte que normalement les autres devaient recevoir de lui leur pouvoir et lui être soumis... Et cepen­ dant le Maître du droit, Jésus-Christ, a prévenu les autres apôtres en leur donnant, par délégation, un pouvoir exécutif de juridiction qui faisait d’eux les égaux de Pierre ». De comparatione auctoritatis papae et concilii, cap. IV, n° 55. A la suite de saint Thomas, Cajetan distin­ guera soigneusement ce pouvoir exécutif, où les apôtres égalent Pierre, du pouvoir préceptif où Pierre leur est supérieur. 302 IV - LE POUVOIR DE JURIDICTION Thomas, Γ« auctoritas regiminis »>8 ; et à cet égard, Cajetan l’a noté, les successeurs de Pierre, les premiers papes Lin, Clet, Clément, étaient supérieurs même à l’apôtre saint Jean, leur contemporainv’. Mais, en vertu d’une disposition de droit divin, les autres apôtres parta­ geaient avec Pierre le pouvoir de fonder de nouvelles Églises locales, de les insérer avec une infaillible sûreté dans la vie de l’Église universelle et de les ranger par leur médiation sous l’autorité du suprême pasteur visible de toutes les brebis du Christ. Ils étaient les égaux de Pierre pour rendre effectif le dessein du Christ concernant la structure juridictionnelle de l’Église, et pour tout ce qui touche, selon le mot de saint Thomas, à l’exécution de l’autorité « in executione auctoritatis »58 60. A l’instar de 59 Pierre, ils pouvaient non seulement fonder des Églises 58. « Apostolus (Paulus) fuit par Petro in executione auctoritatis, non autem in auctoritate regiminis. » Comm, ad Galatas, cap Π, lect. 3. Nier la subordination de Paul à Pierre « in potestate suprema et regi­ mine universalis Ecclesiae » serait hérétique. Denz. n° 1091. Voir plus loin, p. 779. 59. « Erat papa excedens in auctoritate regiminis, sicut de Petri auctoritate dictum est, quia illius erat successor, et lesu Christi vica­ rius ipse, non Joannes », De comparatione auctoritatis papae et concilii, cap. IV, n° 53. Cf. plus loin, p. 780, note 4. 60. « L’autorité donnée communément aux apôtres en vertu de l’apostolat, était un pouvoir exécutif: saint Thomas parle de l’autorité pour administrer (gubernare), car qui dit administrer dit exécuter. Au contraire, l'autorité donnée à Pierre seul, institué pape par les mots du Christ : Pais mes brebis, est un pouvoir préceptif: saint Thomas parle de l’autorité pour régir (regiminis). C’est pourquoi saint Thomas écrit, dans son commentaire sur GaL, II, 11, que Paul fut l’égal de Pierre dans ['exécution, non dans ['autorité de régir. Il écrit encore, dans son commentaire sur I Cor., XII, 28, que ce qui a été confié aux apôtres, c’est 1’« Ecclesiae regimen », c’est-à-dire l'exécution : mais non Γ« auctoritas regiminis », c'est-à-dire le com­ mandement, 1 imperium. » CAJETAN, De comparatione auctoritatis papae et concilii, cap. Ill, n° 40. LA JURIDICTION EXTRAORDINAIRE 303 locales, mais encore les organiser, les gouverner, prendre toutes les mesures pratiques qui, dans ces Églises parti­ culières, paraissaient nécessaires, par exemple pour défendre la foi, «quantum ad fidei defensionem»61. Et c’est pourquoi, à Antioche, Paul résiste à Pierre62. Pierre seul était le vicaire du Christ, c’est-à-dire, au sens donné par les théologiens à ce mot, le dépositaire, à titre régulier, du pouvoir juridictionnel suprême. Les autres apôtres n’avaient qu’un pouvoir de régir délégué, afin d’exécuter temporairement l’œuvre du Christ63. En résumé, et c’est la pensée de saint Thomas, si les apôtres possèdent également tous les privilèges transitoires de l’apostolat, ils sont, quant à leur pouvoir apostolique 61. S. Thomas, II-II, qu. 33, a. 4, ad 2. 62. Il va de soi que le débat qui mer aux prises Pierre et Paul à Antioche (Gai., 11, 11), porte non sur un point de foi (Paul n’apporte pas un autre Évangile que celui des apôtres, Gal., Il, 2), mais sur l’op­ portunité d’une application pratique (Paul lui-même, en d’autres cir­ constances, fait, tout comme Pierre, des concessions aux judaïsants, par exemple quand il circoncit Timothée, Act., XVI, 3). L’erreur de Pierre, dit Tertullien, est dans sa manière d’agir, non dans son ensei­ gnement, conversationis fit it vitium, non praedicationis [De praescript., ΧΧΠΙ, 10). Mais l’erreur de conduite de Pierre pouvait, dans le cas présent, troubler la conscience des chrétiens, et c’est pourquoi Paul lui résiste en face. Ce débat nous oblige donc à distinguer, à propos de Pierre lui-même, [assistance infaillible en matière de foi et I’zzwistance faillible en matière d’applications prudentielles. A plus forte rai­ son, il nous oblige à distinguer Γinfaillibilité et l’impeccabilité. 63. C’est par extension, fait remarquer CAJETAN, que le pouvoir délégué et extraordinaire des apôtres est appelé pouvoir vicaire. A pro­ prement parler, les apôtres sont des « légats », c’est-à-dire des « délé­ gués» du Christ. La Préface des Apôtres les nomme non pas vicaires tout court, mais vicaires de l’œuvre du Christ - « quos operis tui vica­ rios eidem contulisti praeesse pastores », — c’est-à-dire envoyés, au nom du Christ, pour exécuter temporairement son œuvre, non pour la régir en permanence. De comp. auct. papae et concilii, cap. IV, n° 46. 304 IV - LE POUVOIR DE JURIDICT ION de régir 1 Église, dépendants du privilège transapostolique et permanent de Pierre64. e) Don des miracles Enfin, inconnus des peuples auxquels ils annonçaient une Église sans passé, folie aux Gentils, scandale aux Juifs, les apôtres avaient besoin de signes pour accréditer leur mission. Le plus éclatant, celui dont toujours ils se réclament, c’est la résurrection du Sauveur. Elle garantit la vérité des discours de Pierre à Jérusalem (Actes, II, 32), de Paul à Antioche de Pisidie (XIII, 30), à Athènes (XVII, 31), à Corinthe (I Cor., xv). Mais, « au nom de Jésus de Nazareth », il leur fut donné de faire entendre eux-mêmes dans les miracles, selon le mot de saint Augustin, « l’éloquence de Dieu», de redresser eux-mêmes les boiteux (Actes, III, 6), de 64. « Résister en face devant tout le monde, c’est dépasser les limites de la correction fraternelle et Paul ne l’aurait pas fait s’il n’avait été d'une certaine manière l’égal de Pierre pour la défense de la foi... Cependant, quand la foi serait en péril, les prélats devraient être repris même publiquement par leurs sujets. Aussi Paul, qui était sou­ mis à Pierre, le reprit-il publiquement à cause du danger de scandale en matière de foi. » II-II, qu. 33., a. 4, « Utrum quis teneatur corrigat praelatum suum », ad 2. L’expression « quand la foi serait en péril » vise ici le cas où une mesure pratique se révélerait prudentiellernent funeste et de nature à troubler ainsi la foi des fidèles. Cf. plus loin, p. 779, note 3. Nous avons développé ces vues dans Primauté de Pierre dans la perspective protestante et dans la perspective catholique, Paris, 1953, en établissant, pp. 71-83 [ch. IX], qu'en tant que pasteur de toutes les brebis du Christ, y compris les apôtres, Pierre reçoit de Jésus : 1° un pouvoir proprement transapostolique, 2° d’ordre juridictionnel, 3° des­ tiné à fonder l’Église, non plus épisodiquement à la manière de l’ou­ vrier qui pose les fondations, mais à la manière continue du roc sur lequel repose le poids de l’édifice, 4° et donc durable. LA JURIDICTION EXTRAORDINAIRE 305 guérir les malades, de chasser les démons (v, 12) ; ils pri­ rent des serpents (XXVIII, 3), ils parlèrent en langues (il, 6). Tout cela leur avait été promis par Jésus : « Voici les miracles qui accompagneront ceux qui auront cru : ils chasseront les démons en mon nom, ils parleront des langues nouvelles, ils prendront les serpents, et s’ils boi­ vent quelque breuvage mortel, il ne leur fera pas de mal ; ils imposeront les mains aux malades, et ils seront guéris» (Mc., fin). Le pouvoir de faire des miracles - par lequel la sain­ teté n’est certes pas constituée, mais par lequel elle est parfois signalée -, pas plus que le don de prophétie, ne cessera jamais dans l’Église de Dieu ; mais il fut alors donné comme à profusion. Pourquoi ? Le commentaire de saint Grégoire le Grand sur les mots de saint Marc le dit admirablement : « Serait-ce donc, mes frères, que vous qui ne faites point tous ces miracles, vous n’avez aucunement cru ? Mais non, c’est au début de l’Église qu’ils furent nécessaires. Pour que la foi pût grandir, elle eut besoin de miracles. Quand nous transplantons des arbustes, nous leur donnons de l’eau jusqu’à ce qu’ils nous paraissent avoir pris vigueur dans la terre ; et lors­ qu’ils se sont enracinés, nous cessons de les arroser. D’où le mot de Paul (I Cor., XIV, 22) : Les langues sont un signe non pour les croyants, mais pour les incroyants »65. Tels furent les privilèges des apôtres. Ils connaissaient éminemment d’un regard prophétique la plénitude de la foi; ils annonçaient aux hommes de nouvelles vérités révélées ; pour les énoncer, ou de vive voix ou par écrit, ils étaient divinement assistés ; ils pouvaient accroître ainsi le trésor de la Tradition et de l’Écriture sainte. Ils fondaient l’Église partout où ils allaient, qu’ils fussent 65. Homil. in Evang., lib. II, homil. 29 ; P. L., t. LXXVI, col. 1215. 306 IV - LE POUVOIR DE JURIDICTION libres ou chargés de chaînes. Ils la confirmaient par de nombreux miracles. 2. La sainteté des apôtres Quittons pour un moment le domaine de la hiérar­ chie pour entrer dans celui de la sainteté. Dans ce domaine encore, les apôtres devront avoir un rôle effi­ cient, un rôle de principe, et c’est la raison de leur émi­ nente sainteté. a) Les apôtres, principe de la charité de l’Église 1. La contagion de leur charité En plus de la puissance juridictionnelle, il y a les puis­ sances de l’amour, et à la nue proposition par voie d’au­ torité, peut s’ajouter la divine persuasion de la charité. Or, si l’ordre de juridiction tout entier est au service de l’ordre de charité, il convient que les princes de la juri­ diction aient été aussi des princes de l'amour, que les pre­ miers annonciateurs des choses divines aient su incliner le cœur des hommes à les aimer, qu’ils aient eu l’élo­ quence de la charité « et cette voix du cœur qui seule au cœur arrive ». « Simon, fils de Jean, m’aimes-tu plus que ceux-ci ? - Oui, Seigneur, tu sais si je t’aime ! Il lui dit : - Pais mes agneaux » (Jean, XXI, 15). Le souffle puissanr et le feu qui sont descendus sur les apôtres au jour de Pentecôte ont signalé l’irruption de cette charité ardente et conquérante qui aurait à se propager d’âge en âge, jusqu’à la fin des temps historiques, pour fuser alors soudain en gloire éternelle66. Causalité mystérieuse et 66. « Bien qu ils eussent 1 Esprit saint qui leur apportait la grâce en ce qui concernait leurs personnes singulières, les disciples reçurent LA JURIDICT ION EXTRAORDINAIRE 307 encore trop peu connue de la grâce, agissant par contact à la manière d’une flamme qui se communique, que l’on trouve chez les apôtres à un degré^ éminent, et qui appartient cependant non pas à l’Eglise enseignante comme telle, à la hiérarchie comme telle, mais à l’Église croyante et aimante tout entière, et qui résulte de ce que l’Église porte en elle de plus précieux, de plus intérieur et de plus essentiel. 2. Excellence de leur charité Dieu, dit saint Thomas, « offre à chacun une grâce proportionnée à la mission pour laquelle il est choisi. Le Christ-homme a reçu la plus excellente des grâces, car sa nature était destinée à s’unir à une personne divine. La bienheureuse Marie a eu, après lui, la plus haute pléni­ tude de grâce, car elle était destinée à être la mère du Christ». Il faut ranger ensuite saint Joseph, à qui, dit Léon XIII, Dieu a confié « la maison divine contenant les prémisses de l’Église naissante »67, et saint JeanBaptiste68. « Parmi les autres saints, reprend saint Thomas, les apôtres sont ceux qui ont été élevés à la plus haute dignité, à savoir celle de recevoir immédiatement du Christ les choses qui concernent le salut, en sorte que l’Église a été en quelque manière fondée par eux, selon encore l’Esprit saint, au jour de Pentecôte, leur apportant la grâce en ce qui concernait la promulgation de la foi pour le salut des autres. » S. THOMAS, IVSent., dist. 7, qu. 1, a. 2, quaest. 2. 67. Encyclique Quamquam pluries, 15 août 1889. 68. « Les apôtres étaient-ils donc plus grands que Jean ? Par le mérite, non. Mais par le Nouveau Testament qu’ils annonçaient, oui : non merito, sed officio Novi Testamenti. En ce sens, il est dit, Mt., XI, 11, que le plus petit dans le royaume des cieux est plus grand que lui.» S.Thomas, Comm. in Matth., Ill, 11. Jean est inférieur au plus petit du royaume non absolument parlant, universaliser, mais par l’époque où il a vécu, tempore. Ibid., XI, 11. 308 IV - LE POUVOIR DE JURIDICTION ce que dit l’Apocalypse, XXI, 14 : Le mur de la ville a douze fondements, et sur eux sont douze noms, ceux des douze apôtres de EAgneau, Aussi est-il dit, I Cor., XII, 28: Dieu a placé les uns dam l'Eglise premièrement comme apôtres ». Les apôtres sont « au-dessus de tous les saints par quelque prérogative qu’ils aient pu briller, virginité, doctrine, martyre, car ils ont reçu le Saint-Esprit avec une plus grande abondance ». D’autres ont pu subir de plus grandes souffrances et pratiquer de plus grandes austérités, mais les apôtres ont accompli leur tâche avec une plus grande charité, « et leur cœur était prêt à entre­ prendre, s’il l’avait fallu, des choses beaucoup plus grandes »69. Elevés à une dignité singulière, ils ont vu la grâce surabonder en eux, « d’où apparaît la témérité, pour ne pas dire l’erreur, de ceux qui osent comparer les autres saints aux apôtres, en ce qui concerne la grâce et la gloire »7071 . Ils peuvent dire avec saint Paul : « Soyez mes imitateurs, comme je le suis du Christ » (I Cor., XI, 1). 3. Ils jugeront le monde « En vérité, je vous le dis, lors de la régénération, quand le Fils de l’homme sera assis sur son trône de gloire, vous serez assis, vous aussi, sur douze trônes, pour juger les douze tribus d’Israël » (Mt., XIX, 28). Peut-être la régénération signifie-t-elle immédiatement l’ère du Nouveau Testament, qui sera placée sous l’autorité des apôtres h Mais elle désigne aussi le royaume de la gloire éternelle : « Ne savez-vous pas que les saints jugeront le monde ? » écrit Paul aux Corinthiens ; « ne savez-vous pas que nous jugerons les anges ? » (I Cor., VI, 2-3). Ce 69. Comm. in Rom., VIII, 23, lect. 5. 70. Comm. ad Ephes., I, 8, lect. 3. 71. M.-J. Lagrange, o. R, Évangile selon saint Matthieu, Paris, 1923, p. 381. LA JURIDICTION EXTRAORDINAIRE 309 ne sont pas seulement les apôtres en vertu de leurs pri­ vilèges hiérarchiques, ce sont tous les saints avec eux, c’est l’Eglise tout entière de l’amour, qui « participera au pouvoir royal et judiciaire de son chef», et dont le juge­ ment, étendu au monde entier, s’exercera jusque sur les anges, pour la louange de ceux qui restèrent fidèles et la condamnation de ceux qui furent rebelles 2. Mais les apôtres ont excellé dans cette Église de l’amour. Ils ont été « les prémices des croyants »72 73. Un pouvoir de juger leur demeure donc réservé. Le jugement final, dit saint Thomas, pourra s’exercer de trois manières. D’abord par « comparaison » : en ce sens, les bons jugeront les méchants, les saints le monde ; de plus, les bons seront jugés par les meilleurs, les pires par les mauvais. Puis, par « approbation » de la sentence du Christ, et seuls les justes seront admis à juger de la sorte. Enfin, par « promulgation » de cette sentence, et ce sera le privilège des apôtres et de ceux qui, à leur suite, auront méprisé le monde pour adhérer aux choses spiri­ tuelles, l’homme spirituel jugeant en effet de tout ; il s’agit ici d’une « promulgation spirituelle, non verbale, faisant connaître, par une illumination spirituelle, aux saints moins élevés et aux pécheurs eux-mêmes, quelles récompenses et quels châtiments leur sont préparés, à la façon dont, maintenant, les hommes sont illuminés par les anges, et les anges inférieurs par les anges supérieurs»74. Jugement mental, dit ailleurs saint Thomas, où la vertu divine rappellera à chacun ce qu’il a fait; et s’il est dans l’ordre que les anges soient mainte­ nant éclairés par Dieu et les hommes par les anges, « il 72. E.-B. ALLO, O. R, Première épître aux Corinthiens, Paris, 1935, p. 134. 73. S. Cyrille d’Alexandrie, Glaphyr. in Genes., lib. VII ; P. G., t. LXIX, col. 361. 74. Comm, in I Cor., vi, 2. 310 IV - LE POUVOIR DE JURIDICTION n’est pas surprenant que les hommes reçoivent alors quelque chose de la lumière qui remplira les apôtres». Alors le Christ jugera comme auteur de la loi nouvelle, et les apôtres comme promulgateurs \ 4. Leur intercession Enfin, les apôtres qui, au temps de leur vie mortelle, ont communiqué à l’Eglise un élan d’amour capable de la por­ ter à travers le temps jusqu’à l’éternité, et qui au dernier jour la jugeront par l’éclat de leur amour, ne cessent par leur intercession de la protéger du haut du ciel. L’Eglise le sait, qui chante dans la Préface des Apôtres : « Il est digne et juste, il est équitable et salutaire de vous supplier Seigneur, Pasteur éternel, de ne pas abandonner votre troupeau, mais de le conserver par l’incessante protection des bienheureux apôtres, afin qu’il continue d’être gouverné par les mêmes chefs, exécuteurs de votre œuvre, que vous avez d’abord décidé de lui préposer comme pasteurs ». b) Marques de la charité des apôtres 1. «Ne vous réjouissez pas de ce que les esprits vous sont soumis, mais réjouissez-vous de ce que vos noms sont inscrits dans les cieux » (Luc, X, 20). Il convenait, dit saint Thomas, que les apôtres, au moment de la Pentecôte, fussent confirmés en grâce, « car ils allaient être comme le fondement et la base de tout l’édifice ecclésias­ tique, et il était nécessaire qu’ils fussent stables ». Dans le Christ, la confirmation en grâce excluait jusqu’à la possi­ bilité intrinsèque de pécher 6. Il n’en fut pas ainsi chez 75. Comm. in Matt., XIX, 28. 76. L’impossibilité de pécher qui est métaphysique chez le Christ qui est Dieu, et physique chez les bienheureux qui voient Dieu, est ici-bas seulement morale dans les confirmés en grâce. 1j\ juridiction extraordinaire 311 *:■ ·.. ? k v : a; s u - ii : 1 iu â W l I T ’ U lll» 77. De veritate, qu. 24, a. 9. 78. Comm, ad Gal., II, 11, lect. 3. 79. Contra duas epist. pelag., lib. Ill, cap. VI, n° 15. ■ -··-* les apôtres, mais la grâce devint en eux assez puissante pour refréner leurs tendances inférieures, incliner avec force leur volonté vers Dieu, établir leur intelligence dans la contemplation de la vérité divine, en sorte qu’il leur eût été, à ce seul titre, moralement impossible de pécher gravement. De plus, la protection de la provi­ dence divine intervenait du dehors pour empêcher qu’ils succombassent en effet à aucune tentation 7. Néan­ moins, même alors, les apôtres ont péché véniellement. A Antioche, c’est Pierre, le plus comblé des apôtres, qui fléchit, et Paul doit le reprendre : « Après la grâce de l’Esprit saint, les apôtres ne péchèrent plus mortelle­ ment, et ce fut un don de la puissance divine qui les avait confirmés ; ils péchèrent pourtant véniellement, et ce fut fragilité humaine »77 78. C’est aussi la doctrine de saint Augustin : « Quoi de plus saint, dans le peuple nouveau, que les apôtres ? Et cependant le Seigneur leur prescrit de dire dans leur prière : Remets-nous nos dettes »79. Il écrit encore : « Quand le Christ fut ressuscité, il confirma les apôtres et ils devinrent spirituels. Etaient-ils donc sans péché ? Les apôtres spirituels écrivaient des épîtres spirituelles, qu’ils envoyaient aux Eglises. Tu penses qu’ils étaient sans péché ? Je ne le crois pas, et je les interroge eux-mêmes. Dites-le, saints apôtres, quand le Christ fut ressuscité, et qu’il vous eut confirmés par l’Esprit saint envoyé du ciel, avez-vous cessé de connaître le péché ? Dites-nous-le, je vous prie ! Et nous, écoutons, afin que les pécheurs ne désespèrent pas, et qu’ils ne se découragent pas de prier Dieu sous prétexte qu’ils ne sont plus sans péché. Ditesnous-le! L’un d’entre eux répond. Qui est-ce ? Celui que 312 IV - LE POUVOIR DE JURIDICTION le Seigneur aimait le plus, qui était appuyé sur la poi­ trine du Seigneur, et qui buvait le secret du royaume des cieux afin de le proclamer. C'est lui que j’interroge: Etes-vous sans péché, ou non ? Il répond et dit : Si nous disons que nous sommes sans péché, nous nous sédui­ sons nous-mêmes, et la vérité n'est point en nous »8Ü. Mais quel mystère que cette persistante disponibilité à faillir, cette inguérissable blessure au cœur de ceuxmêmes qui ont connu les émotions inouïes de Pâques et de Pentecôte ! Il sera dit que rien ici-bas n’aura été sans souillure, hors la Mère de Jésus, hors le Cœur de Jésus, présent par l’eucharistie au milieu de nos péchés. 2. « Il ne convient pas que nous laissions la parole de Dieu pour servir aux tables. Choisissez donc, frères, parmi vous, sept hommes d’un bon témoignage, rem­ plis d’Esprit et de sagesse, à qui nous puissions confier cet office ; et nous, nous serons tout entiers à la prière et au ministère de la parole » (Act., VI, 2-4). Les apôtres ont donc connu la plus haute forme de vie active, celle que Jésus avait choisie, qui recevra plus tard le nom de vie apostolique, et qui « dérivant de la plénitude de la contemplation » est supérieure même à la nue contem­ plation ; car « s’il est meilleur d’illuminer que de luire seulement, il est meilleur de livrer aux autres la vérité contemplée que de contempler seulement »80 8i. 3. Finalement, ils donnèrent la preuve du plus grand amour et scellèrent leur mission par le martyre. « Ils sont ceux, dit la Liturgie, qui vivant en la chair ont planté l’Église dans leur sang; ils ont bu le calice du Seigneur, 80. Senno 135, cap. VII, n° 8. 81. S. Thomas, II-II, qu. 188, a. 6. LA JURIDICTION EXTRAORDINAIRE 313 ils sont devenus les amis de Dieu ; leur message s’est répandu par le monde, leurs paroles ont été entendues jusqu’aux confins de la terre ». Dans une pénétrante étude, Erik Peterson a mis en lumière les rapports de l’apostolat et du martyre dans la pensée de l’Eglise82. La notion d’apôtre est première, celle de martyr vient immédiatement après. Mais ces deux notions sont étroitement réunies dans les Douze. Est-ce une rencontre accidentelle ? Non, c’est une volonté providentielle. Le Christ, Dieu martyrisé, la pro­ clame : « Voici que je vous envoie comme des brebis au milieu des loups... Ils vous livreront aux sanhédrins et vous flagelleront dans leurs synagogues ; et vous serez traduits à cause de moi devant des gouverneurs et des rois, pour rendre témoignage en face d’eux et des Gentils... Le disciple n’est pas au-dessus du maître, ni le serviteur au-dessus de son seigneur» (Mt., X, 16-18; 24). Les loups, ce sont d’abord les Juifs, dont les sanhé­ drins et les synagogues sont mentionnés ; et aussi les gouverneurs romains et les rois, c’est-à-dire les Gentils : bref, ce sont tous les hommes, qui persécutent l’Eglise, afin que Dieu ait pitié d’eux tous. Le conflit entre les brebis et les loups, entre les apôtres et le monde, n’est pas dû à quelque malentendu passager, il est inéluctable ; et dire que l’Église entière est par essence apostolique, c’est dire que l’Église entière est par essence crucifiée, martyrisée. Nous avons rappelé que la juridiction extraordinaire de l’apostolat et la juridiction permanente du pontificat étaient unies dans les Douze. Seule la charge de la juri­ diction permanente passe à leurs successeurs. Elle n’est 82. Erik PETERSON, « Der Mârtyrer und die Kirche », Hochland, 5' cahier, 1936-1937, p. 385 ; étude reproduite dans Zeuge der Wahrheit, Leipzig, 1937, p. 9. 314 IV - LE POUVOIR DE JURIDICTION point nécessairement unie au martyre. Pourtant ia grâce du martyre ne disparaît point de ΓEglise. Il faut, dit Erik Peterson, éviter deux erreurs contraires : celle qui ne voudrait reconnaître comme authentiques successeurs des apôtres que des martyrs, ou celle qui prétend que le martyre, la croix, l’ascétisme ne sont plus nécessaires à l’Église. La charge de juridiction et la grâce du martyre, qui étaient unies dans les douze apôtres, peuvent être séparées chez les autres chrétiens. Mais l’Église les ras­ semble entre elles et les tient étroitement liées dans le mystère de sa profonde unité collective. 315 EXCURSUS III Les trois royautés du Christ La doctrine traditionnelle de la royauté du Christ, dont l’encyclique sur le Christ-Roi (11 décembre 1925) a renforcé l’autorité, met en vive lumière la source de la juridiction de l’Église et, à ce titre, elle doit être incorporée au traité De Ecclesia et peut aider à la systématisation de la doctrine ecclé­ siologique. Montrons ici, à l’aide de deux études, dont l’une résume très clairement l’opinion des théologiens antérieure­ ment à l’encyclique (M.-B. Lavaud, O. P., « La royauté tempo­ relle de Jésus-Christ sur l’univers », dans Vie Spirituelle, mars 1926), et dont l’autre assigne le fondement prochain de la royauté temporelle du Christ (Ch.-V. HÉRIS, O. P. « La royauté sacerdotale du Christ », dans Le mystère du Christ, ch. v), qu’il importe de distinguer trois royautés dans le Christ : la royauté « divine », la royauté « spirituelle », la royauté « tempo­ relle». Une seule d’entre elles, la royauté spirituelle, a été communiquée, dans une certaine mesure, à l’Eglise. I. Royauté divine. - On peut considérer le Christ en tant que Dieu. Comme tel, il est roi et seigneur soit de l’univers des réalités surnaturelles, soit de l’univers des choses naturelles et temporelles. IL Royauté spirituelle. — On peut considérer le Christ en tant qu’homme chargé de communiquer au monde la vie spi­ rituelle. La grâce capitale qui comblait merveilleusement son cœur le constituait d’emblée roi de tout l’ordre surnaturel, ayant mission pour dire les vérités spéculatives à recevoir et les ordres pratiques à exécuter. Il est émouvant de penser, comme le font observer l’encyclique et déjà saint Thomas (III, qu. 59, a. 3), que la suprématie qui lui revenait d’emblée sur tous les hommes, le Christ a néanmoins voulu la mériter par son sang. C’est une royauté toute spirituelle, toute surnaturelle. Elle n’atteint que les choses spirituelles, quelles soient spirituelles 316 IV - LE POUVOIR DE JURIDICTION toujours et par nature comme sont les choses de soi ordonnées au salut, vérités à croire ou à pratiquer, sanctions suprêmes, etc. : « Celui qui croira et sera baptisé sera sauvé ; celui qui ne croira pas sera condamné » (Mc., XVI, 16) ; « Si vous m’aimez, gardez mes commandements » (Jean, XIV, 15) ; « Alors, le Roi dira à ceux qui sont à sa droite : Venez les bénis de mon Père, prenez possession du royaume qui vous a été préparé dès l’ori­ gine du monde... S’adressant ensuite à ceux qui seront à sa gauche, il dira : Retirez-vous de moi, maudits, allez au feu éternel qui a été préparé pour le diable et ses anges» (Ml, XXV, 34 et 41) ; ou quelles deviennent spirituelles momentané­ ment et par accident : « La royauté spirituelle du Christ, dit à ce sujet le P. Héris, comporte ce pouvoir d’intervention dans les affaires humaines : et de fait nous voyons dans l’Évangile le Christ en faire usage quand, par exemple, il chasse les ven­ deurs du temple et revendique, sur la liberté commerciale de l’homme, les droits de Dieu à être honoré comme il convient. Il n’est pas sans intérêt de remarquer que ce pouvoir d’inter­ vention dans l’ordre temporel ne confère pas au Christ une nouvelle dignité royale, mais fait partie de sa royauté spiri­ tuelle. Il ne s’agit pas, en effet, ici de commander et de légifé­ rer en vue de conduire la société humaine à son bien commun naturel : cela relève du pouvoir temporel proprement dit. » Il s’agit d’intervenir en des choses qui, bien qu’habituellement temporelles, sont devenues, dans tel cas précis, spirituelles, à cause du salut des âmes qui s’y trouve engagé. (On reconnaî­ tra, dans cette juridiction sur les choses temporelles pour autant qu’ordonnées aux spirituelles, ce que les théologiens de la Renaissance ont appelé, d’un mot qu’il faut bien entendre, le pouvoir indirect sur le temporel.) III. Royauté temporelle. - On pourrait enfin considérer le Christ en tant qu’homme, en faisant abstraction, pour un ins­ tant, de la grâce habituelle qu’il venait apporter au monde. Il ne serait pas alors formellement et actuellement roi de grâce. Mais la science naturelle infuse, qui déjà remplirait son intelli­ gence, lui permettrait de régir le monde naturel. Au titre radi­ cal de son union a Dieu et au titre prochain de sa science LES TROIS ROYAUTÉS DU CHRIST 317 naturelle infuse, le Christ possède donc en droit la royauté temporelle de tout l’univers. Il est « le prince des rois de la terre» (Apoc., I, 5), «le Roi des rois et le Seigneur des sei­ gneurs» (Apoc., XIX, 16). Cette suzeraineté d’ordre universel et transcendant n’est pas incompatible avec le pouvoir particu­ lier des rois, mais elle le contient et l’enveloppe. D’où il suit que le Christ aurait pu assumer le gouvernement temporel du monde entier, sans faire aux rois nulle injustice. Son pouvoir impliquait le droit, pour de simples raisons temporelles, de déposer les princes et de transférer les couronnes. Il faudrait dire semblablement que le Christ, en plus de la royauté tem­ porelle, possédait un droit de propriété sur tout l’univers. Et l’on pourrait, au besoin, expliquer de cette manière qu’il ait pu user en maître de certains objets de propriété privée, par exemple l’ânesse et l’ânon dont il se servit pour entrer à Jérusalem ; qu’il ait pu permettre à ses apôtres de prendre des épis dans les champs ; qu’il ait pu maudire et dessécher le figuier stérile ; qu’il ait pu chasser le démon dans le troupeau de porcs qui devait se précipiter dans le lac. Cependant l’ency­ clique nous convie à expliquer tous ces faits par sa royauté spi­ rituelle. Car Jésus, qui était en droit roi temporel de l’univers, ne voulut point l’être en fait. Il n’a pas usé de son pouvoir. Il a laissé en état tous les rois, selon ce que chante l’Église dans l’hymne de l’Épiphanie : « Il ne ravit pas les royaumes péris­ sables, celui qui donne les royaumes célestes. » Saint Augustin fait remarquer qu’en disant : « Mon royaume n’est pas de ce monde » le Christ disait à tous les rois de la terre : « Ne crai­ gnez pas, je n’empêche pas votre domination. » Il ne niait pas qu’il fût roi, même au temporel, mais qu’il le fut à la façon des rois terrestres : sa royauté est non particulière, mais univer­ selle ; elle n’exclut pas les autres règnes, mais les permet ; elle ne s’exerce pas dans le faste, mais se cache sous une vie humble et pauvre. « Bien qu’il fût roi, établi par Dieu, néan­ moins, tant qu’il vécut sur la terre, il ne voulut pas administrer temporellement son royaume terrestre... Et il ne voulut pas non plus exercer son pouvoir judiciaire sur les choses tempo­ relles, lui qui était venu pour porter les hommes vers les choses 318 IV - LE POUVOIR DE JURIDICTION divines. » (S. THOMAS, III, qu. 59, a. 4, ad 1.) De même, alors qu'il était en droit possesseur de tous les biens de l’univers, il n'a voulu avoir \' usage que de quelques-uns. De riche, il s’est fait pauvre. Il dit de lui-même : « Les renards ont leurs tanières et les oiseaux du ciel leurs nids, mais le Fils de l’homme n’a pas où reposer sa tête » (Mt., VIII, 20). La raison de ce renon­ cement, c’est que Jésus est venu non pour user de ses droits, mais pour établir, par la croix, un royaume spirituel, un royaume crucifié, où seraient béatifiées la pauvreté, les larmes, l’humiliation. L’encyclique a résumé en quelques lignes la doctrine rela­ tive à la domination temporelle de Jésus : « On ne peut sans grave erreur refuser au Christ en tant qu'homme, la souverai­ neté sur toutes les choses temporelles. Car il a reçu de son Père un droit si entier sur les créatures, quelles sont toutes placées sous sa dépendance. Mais, tant qu’il vécut sur terre, il s’est complètement abstenu d’exercer un pareil principat, et quoi­ qu’il ait autorisé et qu’il autorise encore la possession et la gérance de biens temporels, il les a lui-même dédaignées. D où la belle parole : Il ne ravit pas les royaumes périssables, celui qui donne les royaumes célestes. » Des trois royautés de Jésus, il va de soi que la première, la royauté « divine », est incommunicable. La troisième, la royauté « temporelle », que le Christ possédait sans en vouloir user, ne fait en aucune manière partie du trésor que Jésus a transmis à ses disciples. Seule la deuxième, la royauté « spiri­ tuelle », concernant les choses spirituelles tant par nature que par occasion, a passé à l’Église, dans une mesure qui reste à préciser. Tous les reproches d’impérialisme théorique, faits à l’Église romaine par les dissidents gréco-russes ou protestants, viennent se briser contre cette doctrine. Nous essayons ici de définir la raison précise de la royauté du Christ, pour autant quelle se distingue de son sacerdoce et de sa sainteté. Mais il va de soi qu’on pourra donner à la fête du Christ-Roi un sens plus étendu. On pourra, par exemple oppo­ ser le règne de l’Amour qui pardonne au règne de la Justice qui punit ; ainsi l’Évangile oppose le royaume de Dieu à la LES TROIS ROYAUTÉS OU CHRIST 319 géhenne du feu. On pourra distinguer le royaume primitif de l’innocence du royaume crucifié de la Rédemption ; décrire la préparation, la fondation, les destinées de ce royaume crucifié, les cheminements de l’Église entre les persécutions des hommes et les consolations de Dieu, etc. C’est tout cela qui est évoqué dans la liturgie de la fête du Christ-Roi. L’encyclique Quas primas distingue elle-même un sens métaphorique, où le Christ est roi des intelligences qu’il éclaire intérieurement, des volontés qu’il meut au bien, des cœurs qu’il captive. Et un sens propre, où le Christ est roi par sa puis­ sance: a) à titre de naissance, en vertu de l’union hypostatique ; b) à titre d’acquisition, en vertu de la rédemption. Il détient les pouvoirs législatif, judiciaire, exécutif. Son royaume, avant tout spirituel, s’adresse à tous les hommes, et se réalise dans l’Église : Ecclesia catholica, quae est Christi regnum in terris. Il a possédé la royauté temporelle, sans vou­ loir l’exercer d’aucune manière. Act. Apost. Sedis, 1925, pp. 593 et suiv. Il est évident que la notion de royauté spiri­ tuelle inclut l’autorité de proposer extérieurement non seule­ ment les choses à faire, mais d’abord les vérités à croire. CHAPITRE V LA JURIDICTION PERMANENTE OU PONTIFICAT C’est le Christ qui se sert du pouvoir d’ordre pour toucher son Église et répandre en elle secrètement la plé­ nitude de la grâce rédemptrice. Et c’est lui qui se sert du pouvoir de juridiction, du pouvoir pastoral, pour lui pré­ senter du dehors, toujours dans un contact sensible, la plénitude de la vérité, spéculative et pratique, capable de la conduire à travers le temps jusqu’à la béatitude éter­ nelle1. Aux apôtres, il donne d’abord une juridiction 1. «Le pouvoir ecclésiastique, est-il dit dans le Catéchisme du concile de Trente, est double : pouvoir à'ordre et pouvoir de juridiction. Le pouvoir d'ordre se réfère au corps véritable du Christ Seigneur dans la sainte eucharistie. Le pouvoir de juridiction se réfère tout entier au corps mystique du Christ : il a pour fin de gouverner et de diriger le peuple chrétien, et de le conduire vers la béatitude éter­ nelle et céleste. » Pars II, cap. VI. Le pouvoir à'ordre « ne comprend pas seulement la vertu et le pouvoir de consacrer l’eucharistie ; il pré­ pare les esprits des hommes et les rend aptes à la recevoir, et il ren­ ferme tout ce qui se rapporte en quelque manière à l’eucharistie », cap. Vil. Le pouvoir de juridiction confie aux évêques la charge de « régir non seulement les autres ministres de l’Église, mais encore le peuple fidèle, et de veiller avec la plus grande vigilance et le plus grand soin à leur salut » ; il reçoit son ampleur suprême dans le pon­ tife romain qui est par droit divin « le père et le gouverneur de tous les fidèles, évêques et dignitaires, quels que soient leurs charges et leurs pouvoirs» et qui «préside à l’Église universelle comme succes­ seur de Pierre, comme véritable et légitime vicaire du Christ Seigneur », cap. XXVI et XXVIII. 322 V - LA JURIDICTION PERMANENTE extraordinaire (apostolat), qui s’éteindra avec eux, et dont ils ont besoin pour fonder l’Église, laquelle est alors comme en devenir. Et il leur donne, liée au pouvoir d'ordre qui est en eux, et comme lui transmissible, une juridiction ordinaire (pontificat) qu’ils légueront à leurs successeurs2. Nous exposerons d’abord rapidement les grandes divi­ sions de cette dernière juridiction (I). Puis, reprenant plus en détail la première de ces divisions, nous étudie­ rons successivement le double pouvoir de « déclarer» le droit divin et de «promulguer» le droit ecclésiastique (II) ; au chapitre suivant, on précisera les rapports de ce dernier pouvoir avec le pouvoir politique. La qualité de l’assistance promise aux interventions juridictionnelles (2e division) ; la distinction du message juridictionnel en spéculatif et en pratique (3e division) ; enfin la distinc­ tion en juridiction partielle ou épiscopale et en juridic­ tion plénière ou papale, c’est-à-dire, en d’autres termes, l’étude des degrés du pontificat, feront l’objet des cha­ pitres VII et VIII. En énumérant les grandes divisions du pouvoir juri­ dictionnel ou pastoral, nous nous efforcerons de laisser voir que ces divisions, lorsqu’elles sont matérielles, ne désignent en fait qu’un seul et même pouvoir ; et que, lorsqu’elles sont formelles et désignent des pouvoirs réel­ lement distincts les uns des autres, ces pouvoirs ne sont 2. « l>es privilèges constituant l’autorité extraordinaire que les apôtres possédaient comme fondateurs de ΓÉglise, et relatifs à l’Église pour ainsi dire en devenir, ne devaient pas se retrouver chez leurs suc­ cesseurs, lesquels n’avaient pas à les remplacer dans la charge de fon­ der l’Église... L’autre pouvoir, celui de régir et de gouverner l’Église concerne la conservation de l’Église, et s’appuie sur le pouvoir d’ordre donné aux apôtres : ce pouvoir doit passer à leurs successeurs et rester dans l’Église. -> JEAN DE SAINT-THOMAS, II-II, qu. 1 à 7 ; disp. 1, a. 3, n*12àl3ît.VII,p. 181. LES DIVISIONS DU POUVOIR JURIDICTIONNEL 323 pas étrangers les uns aux autres, qu’ils sont impliqués les uns dans les autres, les supérieurs contenant les infé­ rieurs comme les racines contiennent les feuilles, les fleurs et les fruits. I. LES GRANDES DIVISIONS DU POUVOIR JURIDICTIONNEL Un pouvoir est une puissance douée de prééminence et d’autorité pour agir3. Il se définit avant tout par sa fin. La fin générique du pouvoir de juridiction spirituelle est de proposer aux hommes avec autorité ce qui est propre à les conduire à la béatitude éternelle. C’est là une tâche très complexe, dont l’accomplissement entraînera les mesures les plus diverses. Un même pouvoir peut avoir compétence, en effet, pour commander des actes fort distincts les uns des autres, pourvu que ces actes conspi3. Les anciens distinguaient le pouvoir (potestas) de la puissance (potentia). Saint THOMAS écrit : « Le pouvoir désigne en propre une puissance active avec une certaine prééminence. » IV Sent., dist. 24, qu. 1, a. 1, quaest. 2, ad 3. De même François de VlTORIA : « Le mot pouvoir n’a pas tout à fait le même sens que le mot puissance. La matière, le sens, l’intelligence, la volonté sont des puissances, non des pouvoirs. Au contraire la magistrature, le sacerdoce, tous les gouverne­ ments (imperia) sont des pouvoirs plutôt que des puissances. Comme l’explique saint Thomas, le pouvoir ajoute à la puissance la notion de prééminence, d’autorité ». Relectiones theologicae, De potestate Ecclesiae, édit, du P. Getino, Madrid, 1934, p. 7. Les modernes oppo­ seraient plutôt ici autorité et pouvoir : « Nous appellerons autorité le droit de diriger et de commander, d’être écouté ou obéi d’autrui ; et pouvoir h force dont on dispose et à l’aide de laquelle on peut obliger autrui à écouter ou à obéir. » Jacques MARITAIN, Principes dune poli­ tique humaniste, New-York, 1944, p. 49.[O.C., VIII, p. 211] 324 V - LA JURIDICTION PERMANENTE rent tous ensemble directement à la même fin, ou - comme le dit saint Thomas, et cela revient au même pourvu que ces actes soient ordonnés immédiatement entre eux, les premiers étant causes des seconds : un peu à la manière dont le feu, approché des métaux, les réchauffe, les dilate, les fond4. C’est ainsi que nous avons pu reconnaître, au sein d’un même pouvoir générique, deux grandes juridictions conférées par le Christ aux apôtres : l’une, extraordinaire, en vue de fonder une Eglise qui doit durer jusqu’à la fin des siècles ; l’autre, ordinaire, en vue de conserver cette même Eglise. La juridiction ordinaire, elle-même, si l’on écarte les divi­ sions secondaires auxquelles elle peut donner lieu et aux­ quelles les canonistes seront obligés de recourir, et si l’on n’étudie que sa destination essentielle, qui est de conserver et de former incessamment l’Eglise dans le monde, pourra se distinguer de plusieurs manières. Quatre divisions majeures, nous semble-t-il, peuvent être proposées. 1. Les quatre principales divisions de la juridiction permanente 1° La première est « formelle ». Elle considère la forme ou le rôle de la médiation juridictionnelle. De ce point de vue, l’on constate que le pouvoir juridictionnel, le pou­ voir de « dire le droit », peut intervenir de deux manières : a) à la manière au fond d’une simple condi­ tion « sine qua non », pour déclarer, rappeler, expliquer les décisions supérieures du droit divin ; b) à la manière d une vraie cause intermédiaire, pour promulguer luimême des décisions de droit ecclésiastique et organiser 4. « Ad duo, quorum unum est causa alterius, una potestas ordi­ natur ; sicut in igne calor ad calefaciendum et dissolvendum. » IV Sent., dist, 18, qu. 1, a. 1, quaest. 2, ad 1. LES DIVISIONS DU POUVOIR JURIDICTIONNEL 325 ainsi, extérieurement, la société chrétienne. Par abrévia­ tion, nous parlerons de pouvoir déclaratif^ et de pouvoir canonique ou législatif en donnant à ce dernier mot son sens le plus large6. Nous verrons que le pouvoir cano­ nique ou législatif, qui est subordonné au pouvoir décla­ ratif, est subdivisible, à son tour, de plusieurs façons. 2° La seconde division est « matérielle ». Elle consi­ dère le caractère matériel des mesures prescrites par le pou­ voir] u ridiction n el. 5. La doctrine de la foi, dit le concile du Vatican, que Dieu a révé­ lée, « a été confiée à l’épouse du Christ pour être fidèlement gardée et infailliblement déclarée. » Denz., n° 1800. 6. Le pontife romain, dit encore le concile du Vatican, « possède le plein et suprême pouvoir de juridiction sur l’Église universelle, non seulement pour les choses qui concernent la foi et les mœurs, mais encore pour celles qui concernent la discipline et le gouvernement de l'Église répandue sur toute la terre». Denz., n° 1831. Ce pouvoir pourra légiférer non seulement en matière proprement disciplinaire, mais encore, comme le dit Pie IX, en matière de doctrine (Denz., n° 1684). C’est pourquoi nous aimons mieux l’appeler législatif que disciplinaire. Il s’étend non seulement aux lois strictement entendues, mais à toutes les mesures de droit ecclésiastique. Le pouvoir que nous appelons « canonique ou législatif » correspond au « pouvoir de juri­ diction » tel qu’il est défini par les théologiens qui, à la suite de Billot, ne considèrent pas le magistère infaillible comme un pouvoir « juri­ dictionnel » ; à condition d’ajouter que ce pouvoir légifère non seule­ ment en matière disciplinaire, mais encore en matière doctrinale ou magistérielle. Il renferme tour ce que saint THOMAS, IV Sent., dist. 19, qu. 1, a. 1, quaest. 3 (cf. Suppl., qu. 19, a. 3), appelle avec précision le pouvoir de juridiction au for canonique. Le saint docteur oppose alors au pouvoir d’ordre, qui ouvre directement les portes du ciel: «Alia clavis est quae non directe se extendit ad ipsum caelum, sed mediante militante Ecclesia, per quam aliquis ad caelum vadit, dum per eam aliquis excluditur vel admittitur ad consortium Ecclesiae militantis per excommunicationem et absolutionem (ab excommunicatione) ; et haec vocatur clavis jurisdictionis inforo causa­ rum·, et ideo hanc etiam non sacerdotes habere possunt... non pro­ prie dicitur clavis caeli, sed quaedam dispositio ad ipsum. » 326 V - LÀ juridict ion permanente a) De ce point de vue, Ton pourra diviser le pouvoir juridictionnel selon qu'il annoncera le vrai spéculatif qu'il faut tenir, ou le vrai pratique qu’il faut accomplir. On distinguera donc l’autorité de proposer le vrai spécu­ latifet l’autorité de proposer le vrai pratique. Insistons-y: ce ne sont pas, à proprement parler, deux autorités, deux pouvoirs distincts, c’est un même pouvoir portant sur des énoncés que nous recevons avec la même obéissance, qu’ils soient spéculatifs ou pratiques . Néanmoins, cette division, si matérielle quelle soit, nous permettra de pré­ ciser plusieurs points concernant la constitution et la formation du message de Γ Eglise. b) On pourrait remplacer cette division par une autre un peu différente. Au lieu d’opposer le caractère « spécula­ tif » et le caractère pratique des décisions juridictionnelles, on opposerait leur caractère « doctrinal » et leur caractère pratique. La doctrine, en effet, renfermera des énoncés spé­ culatifs et des énoncés pratiques — ils sont pratiques en tant qu'ordonnés à l’agir, mais ils sont doctrinaux (c’est-àdire spéculatifs) par leur teneur, qui est générale et univer­ selle - ; elle dira ce qu’il faut accepter intérieurement pour croire et pour agir, elle expliquera la foi et les mœurs*. Par opposition la pratique visera principalement l’accomplisse7. Les théologiens font remarquer que la science finie se divise tout d’abord en spéculative et en pratique, mais que la science infinie, qui n étudié toutes choses que pour autant quelles sont connaissables par la révélation divine (immédiate ou médiate), est supérieure à la division du spéculatif et du pratique. CAJETAN, in /, qu. 1, a. 4, n° III. 8. Le concile du Vatican parle de la « doctrine de la foi ou des mœurs ». Denz., n° 1839. De même le cardinal Gasparri, dans son Catéchisme catholique, question 152: «Nous sommes tenus en conscience d’accepter ces autres décrets doctrinaux qui concernent la foi ou les mœurs, qui émanent du siège apostolique, soit directement, soit par l’intermédiaire des sacrées congrégations romaines, et cela en rai­ son de la déférence que nous devons au siège apostolique, qui sous cette forme encore, exerce le magistère que lui a confié le Christ. » LES DIVISIONS DU POUVOIR JURIDICTIONNEL 327 ment extérieur des actes exigés par la communion de vie. On sera conduit alors à distinguer un pouvoir doctrinal ou magistériel et un pouvoir pratique, applicateur, discipli­ naire*. Ici encore, on est en présence non pas de deux pouvoirs formellement distincts, mais d’un seul pouvoir, lequel prescrit tantôt d’adhérer à des décisions principale­ ment doctrinales, tantôt d’accomplir certaines démarches principalement extérieures. Et si nous pouvions revenir à la première distinction que nous avons faite, nous ferions remarquer que des décisions même disciplinaires peuvent nous venir du pouvoir déclaratif (telle la suspension du travail servile en tant qu’exigée par le droit divin) et que des décisions même magistérielles peuvent nous venir du pouvoir canonique (tels les décrets doctrinaux des congré­ gations romaines)910. 3° La troisième division est prise de la cause « finale », ou encore des degrés du pouvoir juridictionnel. Elle consi­ dère directement la fin prochaine, et conséquemment les degrés, du pouvoir juridictionnel. De ce point de vue, le pouvoir juridictionnel comportera, de droit divin, deux degrés : le souverain pontificat et l’épiscopat subor­ donné11. Bien quelle puisse servir à marquer les degrés du pouvoir de juridiction et à distinguer leurs dépositaires respectifs, cette division n’est pas simplement matérielle. 9. Le concile du Vatican proclame la suprême juridiction du pon­ tife romain sur l’Église universelle non seulement dans les matières de foi et de mœurs, mais encore de discipline et de gouvernement de l’Église. Denz., n“ 1827 et 1831. 10. La plupart des auteurs se contentent d’opposer un pouvoir magistériel doué d'infaillibilité absolue à un pouvoir disciplinaire qui en serait toujours privé. Ils doivent tous reconnaître cependant, en fin de compte, à cause des déclarations expresses de l’Église relatives aux actes magistériels des congrégations romaines (Denz., n°* 1684 et 2008), que le pouvoir magistériel nest pas toujours doué d'infaillibilité absolue. 11. Cod. Jur. Can., can. 108, § 3. 328 V - U JURIDICTION PERMANENTE Le souverain pontificat, en effet, est ordonné immédiate­ ment au bien de Γ Église universelle ; le pouvoir épiscopal, au contraire, est ordonné immédiatement au bien d’une Église particulière, et la totalité des pouvoirs épiscopaux (représentée par exemple par l'ensemble des évêques au temps de la vacance du siège apostolique) est ordonnée au bien de la totalité des Églises particulières. Or, le bien du tout est autre chose que le bien particulier ou que l’addi­ tion des biens particuliers : il en diffère spécifiquement, le tout n’étant pas seulement l’ensemble des parties, mais l’ensemble des parties plus un ordre. Le souverain pontifi­ cat, en qui la juridiction est plénière, est donc spécifique­ ment distinct de l’épiscopat, en qui la juridiction est par­ tielle. Il y a bien ici deux pouvoirs, le second étant subordonné au premier. 4° Enfin il existe une quatrième manière, « acciden­ telle» bien que très importante, de diviser le pouvoir juridictionnel. Directement, essentiellement, cette divi­ sion concerne la qualité de l'assistance promise par Dieu à l'autorité juridictionnelle. Mais indirectement, par voie de conséquence, elle permet de classer le pouvoir juridic­ tionnel lui-même. De ce point de vue, suivant la manière dont elle est assistée dans son exercice, la juri­ diction sera dite absolument infaillible, ou prudentiellement infaillible, ou enfin, en ne cessant pas d’être réelle­ ment assistée, faillible. La qualité de l’adhésion, de l’obéissance, avec laquelle nous devons recevoir les décisions du pouvoir juridic­ tionnel, obéissance théologale de la foi, due à l’Autorité divine, qui est incréée, ou obéissance morale de la piété, due à l’autorité ecclésiastique, qui est créée12, dépendra à 12. Obéissance que nous appellerons plus loin «foi ecclésiastique ». Depuis 1 erreur janséniste, plusieurs théologiens esti- LES DIVISIONS DU POUVOIR JURIDICTIONNEL 329 la fois, on le devine sans peine, soit du rôle purement déclaratif ou, au contraire, véritablement médiateur des interventions juridictionnelles, soit du degré respectif de leur infaillibilité. Nous avons tenté de caractériser les principes qui per­ mettent de diviser la juridiction permanente. Les grandes divisions, auxquelles elle peut donner lieu, étant prises de points de vue très différents, pourront naturel­ lement s’entremêler et parfois se superposer. Il nous faut maintenant, en nous excusant des répétitions auxquelles nous allons nous condamner, reprendre dans le détail les principales de ces divisions, afin de les manifester davan­ tage, de les compléter, de les éclairer les unes par les autres, de les illustrer par quelques exemples. Mais aupa­ ravant, présentons un tableau de ces grandes divisions. 2. Tableau synoptique de ces divisions Il faut rappeler d’abord la toute première division de la juridiction en extraordinaire ou « apostolat » et en per­ manente ou « pontificat ». [Voir tableau page suivante] La première grande division de la juridiction perma­ nente est donc la division en pouvoir déclaratif et en pouvoir canonique. ment que les points définis par l’Église comme infaillibles sans être toutefois définis comme révélés sont objet d’un assentiment spécial, auquel ils réservent le nom de « foi ecclésiastique ». Nous pensons, avec les anciens, que ces points sont crus déjà en vertu de la foi divine. Toutefois, il n’est pas encore de foi que ces points soient de foi : ce n’est là, pour le moment, qu’une opinion théologique, une façon d’expliquer l’assentiment que nous leur donnons tous. 330 V- LA JURIDICTION PERMANENTE 331 II. PREMIÈRE DIVISION DE LA JURIDICTION PERMANENTE : POUVOIR DÉCLARATIF ET POUVOIR CANONIQUE La première division de la juridiction permanente, qui est prise de la forme et du rôle de son intervention, nous a obligé à reconnaître en elle deux pouvoirs formelle­ ment distincts, le pouvoir de déclarer, de découvrir, de manifester les décisions immédiatement divines, et le pouvoir de fonder, d’établir, d’instituer, de promulguer des décisions immédiatement ecclésiastiques. Le premier pouvoir est supérieur. Le second, qui est impliqué en lui comme l’effet dans sa cause, a pour seule fin de le servir et en quelque sorte de le prolonger. 1. Le pouvoir déclaratif On définira son rôle (1), sa nature vraiment juridic­ tionnelle (2), qui justifie une division bipartite, et non tripartite, des pouvoirs de l’Eglise (3), son domaine général (4) et quelques-unes de ses applications particu­ lières (5). 1. Le rôle du pouvoir déclaratif Si Dieu lui-même daigne nous parler immédiatement, ce n’est rien de moins que sa Vérité et que son Autorité infinies qui seront la cause, le fondement, la fin de l’ad­ hésion, de l’assentiment que nous donnerons à sa parole. Mais Dieu, cause, fondement, fin de notre adhésion, peut se servir d’un moyen créé, par exemple de son Eglise, pour nous manifester quelles sont les choses, les énoncés auxquels il veut que nous adhérions. Le pouvoir 332 V - LA JURIDICTION PERMANENTE que possédera l’Église ne deviendra pas, de ce fait, la cause, le fondement, la En de notre adhésion, mais il en sera la condition « sine qua non », car sans lui nous ne saurions à quels énoncés donner cette adhésion dont Dieu reste la cause, le fondement, la fin. Voilà la mission du pouvoir que nous appelons décla­ ratif. Il a qualité pour déterminer quels énoncés nous devons recevoir sur l’Autorité immédiate de Dieu. Il ne s’interpose pas entre Dieu et nous comme une cause intermédiaire ou instrumentale ; il intervient comme une simple condition requise pour nous mettre en contact avec la parole divine. Faut-il en conclure qu’il n’est pas un pouvoir juridic­ tionnel ? Au contraire ; le pouvoir déclaratif est le pou­ voir juridictionnel considéré dans son rôle le plus haut, le plus pur, le plus divin. Il lie, puisqu’il détermine ce qu’il faut recevoir sur l’Autorité de Dieu ; et il délie puis­ qu’il peut annoncer par exemple la cessation des pré­ ceptes cérémoniaux de l’ancienne loi. Il définit avec autorité les limites du for divin. Il a compétence pour désigner certains actes, soit intérieurs, soit extérieurs, qui sont requis des hommes. Mais ce pouvoir est parfaite­ ment transparent. Est-ce la raison pour laquelle certains théologiens modernes ne savent plus reconnaître en lui un véritable pouvoir de lier et de délier, d’obliger et de libérer, en un mot un véritable pouvoir de juridiction ? Le pouvoir déclaratif est évidemment un pouvoir ministériel15. Mais, nous l’avons expliqué, il n’intervient que pour proposer des énoncés venant immédiatement de Dieu, son rôle est celui d’une pure condition «sine qua non ». A parler avec rigueur, l’on ne devra donc pas dire que son rôle est instrumental ; aussi nous garderons-13 13. «Auctoritas autem Ecclesiae est ministra objecti fidei.» CajetaN, in II-II, qu. 1, a. 1, n° X. LE POUVOIR DÉCLARATIF 333 nous de le confondre avec le pouvoir rigoureusement instrumental de l’ordre, avec le caractère sacerdotal, lequel permet au prêtre de remettre les péchés dans l’ad­ ministration du sacrement de pénitence. Pour exprimer les mêmes choses d’un autre point de vue, et pour com­ parer entre eux, d’une part, le contact immédiat qui s’établit entre l’âme et Dieu dans l’acte de foi divine et, d’autre part, le contact immédiat qui s’établit entre l’âme et Dieu dans la réception des sacrements, on dira que, dans le premier cas, le contact de l’âme à Dieu est immé­ diat d’une « immédiation de suppôt » : car alors l’Eglise n’intervient d’aucune façon, même instrumentale, pour fonder l’assentiment de foi, elle se borne à désigner ce qu’il faut croire de foi ; au contraire, le contact de l’âme à Dieu par le pouvoir d’ordre et les sacrements, lesquels agissent comme des instruments, c’est-à-dire comme des suppôts intermédiaires, ne peut être immédiat que d’une « immédiation de vertu »14. 2. Le pouvoir déclaratif représente la plus haute manifestation de la juridiction permanente La tâche du pouvoir déclaratif est de proposer au monde avec infaillibilité le contenu de la révélation chré­ tienne. Son rôle n’est pas, nous venons de le dire, de fon­ der, même instrumentalement, l’assentiment de foi divine ; il est de le rendre possible, en définissant ce qui doit être cru de foi divine. Car deux aspects doivent être distingués dans l’acte de foi : ce qui le fonde et le motive, c’est l’Autorité de Dieu révélant ; et ce qui le condi­ tionne, c’est l’autorité de l’Église proposant la révélation. 14. Si je déplace moi-même un objet, il y a immédiation de sujet, de suppôt; si je le déplace avec un bâton, il y a seulement immédiation de vertu, d’effort, de puissance. 334 V - LA JURIDICTION PERMANENTE Si la foi, dit Cajetan, « incline l’esprit à adhérer aux énoncés proposés, c'est parce que Dieu les a révélés ; mais que Dieu ait révélé ceci ou cela, en tel sens ou tel autre sens, nous le croyons parce que l'Eglise l'enseigne ainsi »15. Il est clair que le pouvoir déclaratif, le pouvoir de pro­ poser infailliblement la révélation divine, a par lui-même la vertu d'obliger, de lier. Il a qualité, il a autorité pour demander que son message, lorsqu'il a été suffisamment proposé, soit cru de foi divine, sous peine de faute mor­ telle contre la foi. Il n’a pas autorité, encore un coup, pour fonder l’assentiment de foi, mais il a pleine autorité pour définir les énoncés sur lesquels cet assentiment doit porter obligatoirement. Pour autant, il constitue un authentique pouvoir juridictionnel16. Il s’étend en droit à tous les 15. Loc. cit. La Vérité première, écrit un peu plus loin CAJETAN, est la raison même de croire, « ipsa ratio credendi » ; la proposition de l’Église est la condition par laquelle la Vérité première nous propose et nous explique ce quelle est elle-même, et ce qu’il faut croire, « conditio qua Veritas prima proponit et explicat seipsam, et alia cre­ denda ». Cette condition est requise nécessairement non pour fonder la foi tout court, ni par exemple la foi du premier homme, ou des anges avant leur chute, mais pour fonder normalement notre foi pré­ sente. Ibid., qu. 5, a. 3, n° I. 16. Dans son traité De Ecclesia Christi, Rome 1921, pp. 330 et 331, le P. B1LLOT affirme que le magistère, comme tel, en vertu de sa stricte raison formelle, ne comporte aucun droit d’exiger l’assenti­ ment. Il faut relever contre cela que parler en maître, ce n’est pas sim­ plement parler, mais parler avec autorité, comme saint Thomas le note après Aristote « oportet addiscentem credere ». II-II, qu. 2, a. 3. Quoi qu’il en soit, le magistère divin, qui est le seul dont nous ayons à nous occuper, a qualité pour obliger, de lui-même, tous les hommes, dès que la révélation leur est suffisamment proposée. Il ne se borne pas à <■ proposer, exposer, définir » la vérité révélée. Il la pro­ pose, l’expose, la définit avec autorité, c'est-à-dire juridictionnellement. Le P. Billot ne veut pas qu’on ramène le magistère à la juridiction « quia aliud est proponere, exponere, definire veritatem revelatam, quod pertinet ad magisterium ; aliud vero regere imperio actus subdi­ torum, quod pertinet ad jurisdictionem ». Mais proposer avec autorité LE POUVOIR DÉCLARATIF 335 hommes. Et il peut prescrire aussi bien les actes de foi purement intérieurs1 que les actes de foi extérieurement manifestés. Le pouvoir déclaratif, lequel propose infailliblement l’objet de la foi catholique, doit donc être considéré comme exerçant la plus haute forme du pouvoir juridic­ tionnel. à tous les hommes la vérité révélée, est-ce autre chose que « regere imperio actus subditorum » ? Dans le De Ecclesiae sacramentis, Rome, 1895, t. II, p. 398, le même auteur écrit : « Ecclesia docens, non nudum exercet magisterium, quantumvis infallibile, sed veram juris­ dictionem doctrinalem, vere ligando fideles ad credendum id quod in canonibus seu decretis fidei proponitur. Cum autem obligatio quae inde enascitur, non ecclesiastici juris sit, sed divini, dicendum rema­ net quod in hujusmodi, Ecclesia ligat ex potestate instrumentali ». En conséquence, les fidèles seraient tenus de croire: 1° en vertu d’une obligation de droit divin d’obéir à la révélation infaillible, obligation commune à tous les hommes ; 2° en vertu d’une obligation de droit divin d’obéir à la juridiction doctrinale de l’Église ; 3° en vertu d’une obligation de droit ecclésiastique. Ainsi donc, on refuse au magistère infaillible tout caractère juridictionnel, mais c’est pour lui annexer une «vraie juridiction doctrinale» obligeant comme lui en droit divin, et qui - nouvelle difficulté - est d’ordre strictement « instru­ mental». N’est-il pas préférable de dire simplement que, dès que la révélation chrétienne est suffisamment proposée aux hommes, ils sont tenus de la croire d’un assentiment de foi surnaturelle, ayant pour « fondement » l’autorité incréée de Dieu et pour « condition » nécessaire le magistère infaillible, c’est-à-dire X autorité créée de l’Église, pourvoyeuse de l’objet de foi : « Revelatio divina est ratio formalis objecti fidei ; auctoritas autem Ecclesiae est ministra objecti fidei. » Cajetan, in II-II, qu. 1, a. 1, n° x. 17. PALMIERI, qui soutient avec raison que le pouvoir d’enseigner est un pouvoir juridictionnel, en conclut, bien qu’avec un peu de timidité, que l’Église pourra prescrire, en vertu de ce pouvoir, des actes purement internes : « Etiamsi habeatur ratio tantum actus mere interioris fidei, advertere licet non admodum firmum esse fundamen­ tum cui innititur sententia negans [Ecclesiam posse praecipere talem actum]... Cum ergo jurisdictio Ecclesiae sit altioris ordinis quam politica... non videtur ad solos exteriores actus restringenda. » De romanopontifice cum prolegomeno de Ecclesia, Rome, 1877, p. 158. 336 V - IA JURIDICTION PERMANENTE 3. A la division tripartite, il faut préférer la division bipartite des pouvoirs de l’Eglise en pouvoir sacramen­ tel et en pouvoir juridictionnel En conséquence, la division tripartite du pouvoir de l’Église en pouvoir d ordre, en pouvoir de magistère, en pouvoir de juridiction doit être rejetée. Il faut lui substi­ tuer la division bipartite en pouvoir d ordre et en pou­ voir de juridiction. Rappelons brièvement ici : a) les rai­ sons qui justifient la division bipartite ; b) quelques autorités dont elle peut se réclamer ; c) enfin les incon­ vénients de la division tripartite. Et excusons-nous d’avance de la sécheresse de cette discussion. a) 1° Le Christ, tête de l’Église, agit sur elle, dit saint Thomas, de deux manières : par influx intérieur et par gouvernement extérieur18. La première action, qui com­ munique la grâce, relève du sacerdoce du Christ; la seconde, qui communique la vérité, relève de sa royauté. Quand le Christ remonte au ciel, il laisse sur la terre, pour demeurer en contact avec les hommes, une partici­ pation ministérielle de son sacerdoce : voilà le pouvoir sacramentel, ordonné à véhiculer secrètement la grâce; et une participation ministérielle de sa royauté : voilà le pouvoir juridictionnel, ordonné à proposer extérieure­ ment la vérité. - 2° Selon que la juridiction est ordonnée à la fondation de l’Église par les apôtres ou à sa conser­ vation à travers les âges, elle se subdivise en juridiction extraordinaire et en juridiction permanente. Ces deux juridictions agissent par voie de proposition extérieure pour annoncer avec autorité la vérité et, par là, s’oppo­ sent au pouvoir d’ordre, qui agit par voie strictement instrumentale pour communiquer la grâce. Où placer la juridiction extraordinaire dans une division tripartite ?18. Ill, qu. 8, a. 6. LE POUVOIR DÉCLARATIF 337 3° La juridiction ordinaire est un pouvoir moral, conféré par voie de désignation ; le pouvoir d’ordre, et plus géné­ ralement le pouvoir sacramentel, est un pouvoir phy­ sique, conféré par consécration. Saint Thomas, au moment où il se demande si les schismatiques conser­ vent encore quelque pouvoir, ne mentionne que ces deux pouvoirs de l’Église19. - 4° Un pouvoir juridiction­ nel transmet son message avec autorité, il a qualité pour obliger en conscience. Or, ces caractères se rencontrent dans le magistère. Même lorsqu'elle propose la pure vérité spéculative, lEglise agit juridictionnellement, « tamquam auctoritatem habens », elle a qualité pour exiger l’obéis­ sance. Elle n’enseigne pas comme les philosophes et les savants. Il est bon de rappeler sans cesse cet aspect. b) 1° Si, comme le définit Boniface VIII à la fin de la bulle Unam sanctam, « toute créature humaine est soumise au pontife romain »20, ce n’est pas en raison de son pou­ voir de régir les seuls baptisés par des lois ecclésiastiques, c’est en raison de son pouvoir de prêcher partout l’Evan­ gile. La soumission de toute créature est requise par la fonction même du magistère suffisamment manifesté, non par un pouvoir ecclésiastique annexe qui ne saurait atteindre que les baptisés. Le magistère infaillible du pon­ tife romain est donc un pouvoir juridictionnel. - 2° Le concile de Florence déclare qu’en vertu du « primat » qui lui revient, le pontife romain est « père et docteur de tous les chrétiens»21. Où l’on voit que le primat juridictionnel comporte le pouvoir magistériel. - 3° La même conclu­ sion ressort du concile du Vatican suivant lequel Pierre, ayant reçu directement du Christ « le primat de juridic­ tion sur toute l’Église de Dieu »22 est devenu, de ce fait, 19. II-II, qu. 39, a. 3. 20. Denz., n° 469. 21. Ibid., n° 694. 22. Ibid., n° 1822. 338 V — LA JURIDICTION PERMANENTE « le prince et le chef des apôtres, la colonne de la foi, le fon­ dement de l’Eglise catholique»1^, par où est certainement désigné le pouvoir du magistère infaillible. Le concile du Vatican déclare ensuite que « le pouvoir de juridiction du pontife romain » réclame fobéissance des fidèles dans les choses concernant non seulement « la foi et les mœurs, mais encore la discipline », et que le pontife romain est principe « de l’unité soit de la foi, soit de la commu­ nion»23 2425 . Si l’on donne à ces textes leur plein sens, on 28 27 26 devra reconnaître, croyons-nous, que la tâche du pouvoir juridictionnel est de définir la foi elle-même et de l’impo­ ser d’abord en vertu du droit divin, et non pas seulement à titre subsidiaire et en vertu de mesures disciplinaires. Enfin le concile - parlant du « pouvoir suprême de juridic­ tion sur toute l’Église »2\ qu’il a appelé un peu avant, en reprenant les mots du concile de Florence, un « primat à savoir « le primat de juridiction sur toute l’Église de Dieu » donné par le Christ à « l’apôtre Pierre »2/ -, déclare que dans « ce primat apostolique » qui revient au pontife romain comme successeur de Pierre, « est compris aussi le pouvoir suprême de magistère: ipso autem apostolico pri­ matu... supremam quoque magisterii potestatem compre­ hendi, haec sancta sedes semper tenuit1*. » Comment dire plus clairement que le pouvoir suprême de magistère, dont le concile va s’occuper en détail, est compris, lui aussi, dans le pouvoir plus général de juridiction dont il vient de parler ? Et cependant, le P. Billot voit, dans ce «quoque», une «egregia confirmatio» de l’irréductibilité du magistère à la juridiction ! - 4° La division tripartite, il 23. Ibid., n° 1824. 24. Ibid., n° 1827. 25. Ibid., n° 1831. 26. Ibid., n° 1826. 27. Ibid., n° 1822. 28. Ibid., n° 1832. LE POUVOIR DÉCLARATIF 339 est vrai, se rencontre à plusieurs reprises, mais accidentel­ lement, dans le Primum schema constitutionis dogmaticae de Ecclesia Christi, soumis à l'examen des Pères du concile du Vatican. Par exemple au chapitre 4 sur la visibilité de l’Eglise : « De là, le magistère visible, par lequel est propo­ sée publiquement la foi qui doit être crue intérieurement et professée extérieurement. De là aussi, le ministère visible, qui par un office public règle et accomplit les mys­ tères visibles de Dieu, par lesquels sont procurés aux hommes la sanctification intérieure et à Dieu le culte qui lui est dû. De là, le gouvernement visible, qui ordonne la communion des membres entre eux et qui dispose et dirige toute la vie extérieure et publique des fidèles dans l’Eglise ». Puis au chapitre 8 sur l’indéfectibilité de l’Eglise: «C’est pourquoi l’Eglise du Christ ne peut jamais déchoir de ses propriétés et de ses dons, de son magistère sacré, de son ministère et de son gouvernement. » Cependant la division bipartite apparaît au chapitre 10 traitant expressément du pouvoir de l’Eglise ; après avoir rappelé qu’il y a dans l’Eglise un triple pouvoir divinement institué pour «sanctifier, enseigner, gouverner », on ajoute: «iMais puisque le pouvoir de l’Eglise est double', pouvoir & ordre et pouvoir de juridiction... » et l’on dit de ce der­ nier pouvoir qu’il s’étend « non seulement aux choses qui concernent la foi et les mœurs, mais encore, etc. »29 - 5° A ces témoignages ajoutons les noms de quelques théolo­ giens modernes qui restent fidèles à l’ancienne division bipartite. D. PALMIERI, S. J., écrit : « L’autorité d’enseigner de l’Église, à laquelle répond chez les fidèles l’obligation de croire ce qui est proposé par le magistère est une partie du pouvoir de juridiction..., elle est comprise dans le genre qu’est le pouvoir de juridiction30. » Mais Palmieri est 29. Collectio lacernis, t. VII, col. 568 et 570. 30. De roniano pontifice, p. 156. 340 V - LA JURIDICTION PERMANENTE peut-être responsable de bien des malentendus, quand il pense justifier suffisamment sa thèse en expliquant que le magistère, à l’obligation de droit divin d’être cru et obéi, peut ajouter une obligation de droit ecclésiastique. F.-X. WerNZ, S. J. : « Le pouvoir ecclésiastique tout entier se divise en deux espèces seulement, à savoir le pouvoir de juridiction et le pouvoir à'ordre. Le pouvoir de juridiction, considéré comme un genre, se subdivise à son tour en pouvoir de magistère, relatif à ce qu’il faut croire, et en pouvoir de gouvernement, relatif à ce qu’il faut faire31.» J.-V. DE GROOT, O. P. : « L’opinion de ceux qui, retenant la division bipartite du pouvoir, ramènent le magistère à la juridiction semble plus vraie32. » R.-M. SCHULTES, O. P. : « Le pouvoir de jtiridiction se divise en pouvoir de magis­ tère et en pouvoir d’impérer ou de régir au sens strict3334 .» Le P. MARIN-SOLA, O. P., était, nous pouvons l’ajouter, du même avis ; c’est lui qui nous a rendu attentif aux incon­ vénients de la division tripartite, que nous avions d’abord acceptée. Enfin, le cardinal GaSPARRI écrit, dans son Catéchisme, question 140: «Pour permettre à son Eglise d’atteindre la fin en vue de laquelle elle a été instituée, le Christ lui a donné le pouvoir de juridiction et le pouvoir R ordre. Le pouvoir de juridiction comporte celui Rensei­ gner*. » (Cependant les références aux textes évangéliques, données en notes, semblent nous ramener à la division tri­ partite.)35 c) La division tripartite, accréditée surtout par J.-B. FranzELIN, S. J., qui .se réclame de Suarez, et par BILLOT, nous semble présenter enfin de notables incon­ 31. lus Decretalium, Rome, 1901, t. III, p. 5. 32. Summa apologetica de Ecclesia, Ratisbonne, 1906, p. 389. 33. De Ecclesia catholica, Paris, 1925, p. 334. 34. Juvisy, 1932, p. 165. 35. Plus récemment, c’est à la division bipartite que vont les pré­ férences de J.-Hervé NICOLAS, O. P., Revue thomiste, 1946, p. 425. LE POUVOIR DÉCLARATIF 341 vénients. 1° Elle conduit Billot, nous l’avons dit, à forger la notion d’une juridiction doctrinale distincte du magistère infaillible, et obligeant en vertu du droit divin. - 2° Pour opposer le magistère à la juridiction, on com­ mence par le définir en disant qu’il a pour objet « de manifester, exposer, définir infailliblement la doctrine divine»: ainsi font Franzelin36 et Billot37. Puis on déclare, ailleurs, que le magistère s’étend à un domaine où il n’est plus question d’autorité infaillible, de foi divine, mais simplement d’« autorité de providence doc­ trinale»38. Mais comment ces auteurs distingueront-ils ce dernier domaine « magistériel », où l’Église parle sous sa propre responsabilité, du domaine qu’ils appellent « juridictionnel »? - 3° Enfin, après avoir opposé entre eux les pouvoirs à' ordre, de magistère divin, de juridiction, et avoir déclaré que ce dernier est le domaine du pur for ecclésiastique, on semble tout détruire en admettant l’existence, comme le fait Billot, d’une juri­ diction « instrumentale », qui s’exerce en plein for divin, et à laquelle on propose de ramener même le pouvoir sacramentel d’absoudre les péchés39. Il existe, il est vrai, une division tripartite, à laquelle nous reviendrons souvent. Elle est fondée dans ΓÉcri­ ture, où le Christ nous est montré comme le principe, comme la source, du sacerdoce, de la grâce et de la vérité. Mais ce n’est pas une simple division des pouvoirs hié­ rarchiques. C’est une division par les trois formalités sui­ vant lesquelles le Christ prêtre, sauveur, roi s’épanche sur son Église, laquelle résulte, dans son âme créée et par 36. De Ecclesia Christi, Rome, 1887, p. 60. 37. Loc. cit., p. 334. 38. Voir FRANZELIN, De divina Traditione et Scriptura, Rome, 1875, p. 128 ; BILLOT, loc. cit., p. 429. 39. Loc. cit., pp. 458-460. Sur la juridiction « instrumentale », voir Excursus IV, pp. 349 s. 342 V - LA JURIDICTION PERMANENTE suite dans tout son être, d'une triple incorporation au Christ par les caractères sacramentels, les grâces sacramen­ telles et la vérité juridictionnelle. 4. Le champ du pouvoir déclaratif : « vérités infaillibles » et « faits dogmatiques » L’Église ne fait-elle usage de son pouvoir déclaratif que lorsqu’elle propose au monde les vérités de «foi catholique », c’est-à-dire les vérités qu’elle définit comme « révélées », comme croyables de « foi divine » ? Nous ne le pensons pas. Elle en fait encore usage, croyons-nous, lorsqu’elle enseigne les « vérités infaillibles », c’est-à-dire les propositions définies d’une manière infaillible sans être pourtant expressément définies comme révélées, et ce qu’on appelle en théologie les « faits dogmatiques ». Nous étudierons plus loin la question de l’inclusion réelle et objective des « vérités infaillibles » et des « faits dogmatiques » dans le dépôt révélé. Et nous montrerons qu’ils relèvent du pouvoir déclaratif et non pas du pou­ voir canonique. Pour le moment, il nous suffira de remarquer qu’un message qui est proposé avec une infaillibilité divine et absolue nous met en contact avec l’autorité même de Dieu, devant laquelle il s’efface, et dont il ne fait que manifester, que déclarer les intentions. Si, comme le dit saint Thomas, les témoins créés ne sont infaillibles que lorsqu’ils sont rectifiés par la vérité incréée, et, en conséquence, que lorsqu’ils nous appor­ tent non plus un témoignage créé, mais le témoignage de Dieu même qui parle40, il faut tenir que toutes les 40. « Omnis creata veritas defectibilis est, nisi quatenus per Veritatem increatam rectificatur. Unde, neque hominis neque angeli testimonio assentire, infallibiliter in veritatem duceret, nisi quantum, in eis, loquentis Dei testimonium consideratur. » De veritate, qu. 14, LE POUVOIR DÉCLARATIF 343 définitions infaillibles de l’Église sont des actes de son pouvoir déclaratif et nous manifestent des décisions immédiatement divines. 5. De quelques-unes de ses applications Nous venons de délimiter le domaine général du pou­ voir déclaratif. Il nous reste à préciser un point assez délicat. a. 8. C’est le premier argument apporté par le P. MARIN-SOLA dans son livre sur L’évolution homogène du dogme catholique, t. I, pour montrer que la « foi ecclésiastique », si l’on entend par là, comme le font la plupart des théologiens modernes, l’adhésion aux vérités définies par l’Église comme infaillibles sans être encore définies comme révélées, est en réalité « de même espèce que la foi divine aux articles de foi » (p. 423), que « la foi ecclésiastique est une foi divine, et non pas humaine ni intermédiaire » (p. 422), que « l’objet assigné de nos jours à la foi ecclésiastique peut être tout entier défini comme de foi divine» (p. 401). La foi ecclésiastique ainsi entendue portant sur les vérités qui « sans être contenues formellement dans le dépôt révélé, sont pourtant en connexion nécessaire avec lui ou indispen­ sables à sa conservation » (p. 403), le P. Marin-Sola ne veut pas qu’on s’imagine « que connexe et relatif au dépôt signifient en dehors du dépôt, quelque chose qui n’en fait pas partie, qui lui est étranger, bien que nécessaire à sa conservation » (p. 439) ; il explique que « l’infailli­ bilité de l’Église n’a pas pour objet la révélation et à'autres choses non révélées, mais la révélation et ses relations. Relations quelle ne crée ni n’invente, mais quelle découvre et définit. Elles étaient d’avance dans le dépôt révélé, comme l’indique saint Thomas en leur donnant le nom classique de révélables, de susceptibles d'être découvertes dans le dépôt primitif» (p. 440). On l’a fait remarquer, en réalité le sens de revelabile dans I, qu. 1, a. 3, est un peu différent de ce que pensaient Gardeil et Marin-Sola, à la suite de plusieurs commentateurs anciens : « revelabile signifie connaissable par la révélation, comme intelligibile ou sensibile signifient connaissable par l’intelligence ou par les sens ». Cf. M. R. GAGNEBET, O. P., « Un essai sur le problème théologique», Revue thomiste, 1939, n° 1, p. 137. Mais les vues de Marin-Sola ne sont pas invalidées par cette constatation. 344 V - LA JURIDICTION PERMANENTE Certaines interventions du pouvoir juridictionnel de l’Église dans le for divin, voire dans le for sacramentel, dont l'existence est admise par tous les théologiens mais dont la justification ne va pas sans quelque difficulté, nous paraissent s’expliquer plus aisément dès qu’on accepte de les considérer comme des actes du pouvoir déclaratif. Nous voulons parler des actes par lesquels l’Église dispense parfois de l’obligation divine résultant d’un serment, d’un vœu, d’un mariage non sacramentel consommé, d’un mariage sacramentel non consommé. Pour prendre la chose d’un peu plus haut, rappelons, après saint Thomas, que les préceptes du Décalogue ne souffrent jamais de dispense41. Cela n’est contesté par personne pour les préceptes de la première table, qui concernent nos devoirs envers Dieu. Mais Scot, se réfé­ rant à l’ordre que reçoit Abraham d’immoler son fils, l’a contesté pour les préceptes de la seconde table, qui concernent nos devoirs envers le prochain. Disons néan­ moins, avec saint Thomas et Cajetan, que les préceptes de la seconde table ne souffrent eux-mêmes aucune dis­ pense quant à la raison de justice qu’ils contiennent : l’oc­ cision d’un innocent, le vol, l’adultère sont toujours défendus. Cependant Dieu, qui est créateur, peut sous un certain aspect dispenser du précepte, ou, plus exacte­ ment, transformer si complètement la matière du pré­ cepte que l’acte qui, antérieurement, était péché, tom­ bant désormais sur une nouvelle matière morale, cesse du coup de l’être : toutes les richesses des Égyptiens sont à Dieu, il peut les leur ôter comme il veut, sans ombre d’injustice, et (c’est du moins l’explication donnée par les anciens) révéler aux Israélites de le faire en son nom ; la vie d’Isaac est à lui, il peut décider de la suspendre quand il lui plaît, sans ombre de péché, sans ombre 41.I-II, qu. 100, a. 8. LE POUVOIR DÉCLARATIF 345 42. S. THOMAS, I-II, qu. 100, a. 8, ad 3, et comm. de Cajetan ; cf. I-II, qu. 94, a. 5, ad 2. Saint Thomas explique de la même manière l’intervention de Pierre pour punir Ananie et Saphire : -Petrus autem non propria auctoritate vel manu Ananiam et Saphiram interfecit, sed magis divinam sententiam de eorum morte promulgavit. » II-II, qu. 64, a. 4, ad 1. 43. On dirait pareillement que la loi naturelle suivant laquelle les morts ne peuvent ressusciter ne cesse pas d’être vraie du fait que Dieu, agissant au-dessus d’elle, ressuscite un mort. Cf. CAJETAN, lac. cit. "ΊΓ . . d π d’homicide, en route justice, d’autant que la mort est le salaire du premier péché, et il peut faire d’Abraham l’exécuteur de sa volonté très sainte ; les époux sont à lui, il peut soustraire l’un d’entre eux au lien conjugal par la mort, ou par une volonté comme celle qu’il aurait mani­ festée à Osée (selon l’interprétation de saint Thomas) en lui enjoignant d’épouser une adultère42. Que conclure ? Dans tous ces cas, le précepte de droit divin n’a jamais été aboli ; mais une déclaration divine, faite par la voie d’une révélation particulière, est venue manifester que Dieu soustrayait au précepte la matière déterminée sur laquelle il tombait auparavant43. Et, sans doute, ces faits bibliques représentent des événements uniques dans l’histoire du monde. Mais la manière dont les théolo­ giens les ont justifiés permet, croyons-nous, d’expliquer comment, dans un domaine circonscrit d’avance, l’Eglise pourra à son tour relever ses enfants de certaines obliga­ tions de droit divin. Les obligations de droit divin peuvent, en effet, rele­ ver de deux domaines distincts. « Les unes découlent immédiatement de la loi divine, antérieurement à toute détermination de la volonté humaine. Elles échappent complètement, cela ne fait aucun doute, à la juridiction de l’Eglise. Elles appartiennent pour ainsi dire à la contexture du royaume de Dieu que la juridiction, cela 346 V - LA JURIDICTION PERMANENTE va de soi, n’a pas la mission de dissoudre. Mais il esr d'autres obligations qui, bien qu'elles soient contractées en vertu de la loi divine, ne surgissent pourtant qinz la suite d'un acte propre de la volonté humaine, comme les obligations d'un vœu, d’un serment, d’un contrat sacré. C’est celles-là qui sont susceptibles de dispense, car il convenait de remédier dans une certaine mesure aux insuffisances de la délibération humaine, qui n’est capable ni de tout peser ni de prévoir chacune des cir­ constances où une obligation, spontanément et libre­ ment acceptée, pourra s’opposer à un bien meilleur4445 .» Voilà donc le domaine où pourront se produire les inter­ ventions de l’Eglise. Comment les justifier ? Faudra-t-il recourir à la notion d’un pouvoir juridictionnel strictement instru­ mental4· ? Essayons plutôt d’appliquer ici la solution que 44. L. BILLOT, S. J., De Ecclesia Christi, p. 459. Le supérieur dis­ pense, dit saint THOMAS, en «déterminant ce qui pouvait tomber sous l’objet de la délibération humaine, laquelle n’a pas pu tour préci­ ser. » II-II, qu. 88, a. 10, ad 2. 45. L’on devrait alors reconnaître, comme le font plusieurs théo­ logiens contemporains, deux pouvoirs juridictionnels : celui que l’Eglise possède en propre et qui est limité au for ecclésiastique ou canonique et celui qui est instrumental et qui s’étend au for divin. A cela nous voyons plusieurs difficultés : 1 ° C’est la caractéristique du pouvoir d’ordre d’être strictement instrumental ; le pouvoir juridic­ tionnel agit, au contraire, par voie de proposition extérieure, tantôt comme pure condition, tantôt comme vraie cause intermédiaire. R. M. Schultes, O. P., qui renvoie à von Noort, écrit : « Potestas ordinis est pure et stricte instrumentalis-, potestas jurisdictionis, licet sit originis divinae et supernaturalis, non est mere instrumentalis sed vero modo principalis. » De Ecclesia catholica, p. 334. - 2° Si, dans le sacrement de pénitence, la sentence du prêtre agit instrumentalement pour remettre les péchés, c’est précisément parce qu elle est un acte du pouvoir d’ordre : « oportet igitur, dit saint THOMAS, quod potestas ordinis se extendat ad remissionem peccatorum per dispensationem illo­ rum sacramentorum quae ordinantur ad peccati remissionem : cujusmodi sunt baptismus et poenitentia. » IV Contra Gent., cap. LXXIV. - LE POUVOIR DÉCLARATIF 347 les anciens donnaient aux problèmes rapportés plus haut. Disons que l’Église, à proprement parler, n’inter­ vient jamais pour suspendre l’obligation divine ellemême. Elle n’intervient que pour déclarer avec autorité qu'en raison d’une cause juste et proportionnée, Dieu lui-même décide de soustraire telle matière déterminée à l’obligation divine. Mais la déclaration ne se fait plus, cette fois-ci, par la voie d’une révélation particulière. Elle ne se fait pas non plus, comme pour le privilège paulin, par la voie d’une révélation publique consignée dans l’Ecriture canonique. Elle se fait par la voie du pouvoir juridictionnel de l’Église, prononçant authentiquement que la matière de tel vœu ou de tel serment a cessé d’être agréée de Dieu*6, que telle personne, assujettie aux liens d’un mariage non sacramentel même consommé ou d’un mariage sacramentel non consommé, y est désor­ mais soustraite. 3° L’Église intervient dans le for divin en exerçant son magistère infaillible. C’est bien, ici, un pouvoir juridictionnel. Mais il n’est pas instrumental. Car la foi est fondée immédiatement, d’une immédia­ tion de suppôt, sur l’autorité divine elle-même. De plus, si le magis­ tère a besoin d’être préservé par l’assistance divine contre les défaillances possibles, c’est précisément parce qu’il n’est pas un pou­ voir instrumental. - 4° Il est inutile, comme le fait BILLOT, De Ecclesiae sacramentis, t. II, p. 398, de superposer au magistère infaillible « une vraie juridiction doctrinale » de caractère « instrumen­ tal», par laquelle l’Église enseignante ajouterait à l’obligation divine de croire à la révélation une seconde obligation de droit divin. Cf. Excursus IV, « Y a-t-il une juridiction instrumentale ? » 46. «Auctoritate superioris dispensantis fit ut hoc quod contine­ batur sub voto non contineatur, inquantum determinatur in hoc casu hoc non esse congruam materiam voti. Er ideo cum praelatus Ecclesiae dispensat in voto, non dispensat in praecepto juris natura­ lis, vel divini ; sed determinat id quod cadebat sub obligatione delibe­ rationis humanae, quae non potuit omnia circumspicere. » S. Thomas, II-II, qu. 88, a. 10, ad 2. 348 V - LA JURIDICTION PERMANENTE Dieu seul peut donc relever d'une obligation encou­ rue en vertu du droit divin. Il ne le fait jamais en abolis­ sant les prescriptions intangibles du droit divin ; il se contente de soustraire des personnes particulières à des liens quelles ont contractés dans le for divin par leur propre volonté, à condition que ces liens ne soient pas devenus par leur nature inséparables de ces personnes, comme il arrive dans le mariage sacramentel consommé. Mais comment saurions-nous jamais que Dieu décide ainsi de soustraire des hommes à leurs obligations divines, s’il ne le déclarait lui-même ? Le pouvoir juridic­ tionnel de l’Eglise a précisément pour rôle de manifester, avec autorité, ces décisions divines. Ce n’est pas un pou­ voir « instrumental » comme le pouvoir sacramentel ; c’est un pouvoir « déclaratif ». Le pouvoir déclaratif, infailliblement assisté, a pour mission de lier et de délier les hommes en proposant avec autorité les décisions immédiatement divines. Le pouvoir spécial de délier, en déclarant authentiquement que, dans certaines conjonctures, Dieu relève quelqu’un des obligations du vœu, du mariage non sacramentel consommé47, du mariage sacramentel non consommé, est une partie du pouvoir déclaratif universel. L’Eglise est infaillible en revendiquant ce pouvoir et en déterminant les conditions générales dans lesquelles il peut s’exercer validement48. Cependant, comme I’exercice de ce pouvoir 47. 11 est un cas de dissolution du mariage non sacramentel consommé prévu dans la révélation évangélique elle-même, Dieu nous déclarant, non seulement par la voix d’un pouvoir juridiction­ nel infailliblement assisté, mais par la voix de l’apôtre saint Paul divi­ nement inspiré, que le mariage entre païens peut être dissous lorsque, l’un des époux s’étant converti à la foi, l’autre refuse de cohabiter avec lui selon la loi de l’Évangile (1 Cor., VII, 12-16). 48. Le concile de Trente a défini que le mariage sacramentel non consommé est dissous par la profession religieuse solennelle : « Si quis dixerit, matrimonium ratum, non consummatum, per solemnem LE POUVOIR DÉCLARATIF 349 ne peut avoir pour objet, par définition, que des faits particuliers, incapables d’engager le sort de l’Église uni­ verselle, il n’est jamais garanti infailliblement. Les autres actes du pouvoir déclaratif, qui aboutissent à la défini­ tion de telle vérité, de tel fait dogmatique, sont toujours infaillibles ; mais les actes du pouvoir spécial de délier d’un vœu, d’un mariage, peuvent être chaque fois invali­ dés, par défaut des conditions particulières prérequises49. [suite du chapitre, p. 362] EXCURSUS IV Y a-t-il une juridiction instrumentale ? A la suite du P. Billot, plusieurs théologiens et canonistes contemporains reconnaissent à l’Eglise deux juridictions : une juridiction de for propre, qui aurait en l’Église son existence complète et parfaite, et dont elle userait à titre de cause princi­ pale, pour lier et délier; et une juridiction de for interne, qui aurait en Dieu son être complet, et que l’Église n’exercerait qu’à titre d’instrument. De Ecclesia Christi, 1921, p. 451. Pour montrer l’inutilité de recourir à cette juridiction « instrumen­ tale », - que d’autres appellent « vicaire », - essayons de passer brièvement en revue quelques problèmes particulièrement délicats concernant le for sacramentel et le for juridictionnel. Les interventions de l’Église nous semblent jouer chaque fois non pas d’une façon strictement instrumentale, mais bien plu­ tôt (soit quelles se bornent à « déclarer » des volontés imméreligionis professionem alterius conjugum non dirimi, anathema sit. » Denz., n° 976. 49. A la manière dont l’acte de consécration, tombant sur des pains d’avoine, mêlés par mégarde à des pains de froment, serait privé de son effet. 350 V - LA JURIDICI ION PERMANENTE diatement divines, soit quelles « promulguent » certaines mesures immédiatement ecclésiastiques) à la manière d’un conditionnement permettant aux interventions divines de se produire ultérieurement. I. Déterminations portant sur l'essence de certains sacrements. - Le Christ a institué immédiatement tous les sacrements: certains d’entre eux, à savoir le baptême et l’eucharistie, dans leurs dernières précisions ; d’autres - c’est du moins la pensée de beaucoup de théologiens — en laissant à l’Église le pouvoir de déterminer ultimement quelle matière et quelle forme seraient valides. C’est ainsi, au témoignage du concile de Florence (Denz., n“ 697 et 701), que, dans le sacrement de confirmation, l’imposition des mains a été remplacée, en Orient et en Occident, par la chrismation ; et que, dans le sacrement de \'ordre, l’imposition des mains a été remplacée, en Occident, par la porrection des instruments. Cf. P. GALTIER, S. J., Diet, de théol. cath., article : « Imposition des mains», col. 1386 et 1410. C’est ainsi encore qu’on peut expliquer que dans le sacrement de pénitence la formule indi­ cative a succédé au moyen âge à la formule déprécative. Cf. A. VACANT, Diet, de théol. cath., article : « Absolution », col. 247 et 252. L’Église peut-elle donc faire ou changer les sacre­ ments ? Non ; on voit bien qu'en procédant aux déterminations susdites, l’Église n’intervient ni pour instituer ces sacrements ni même dans la ligne de la production de la grâce. Tout son travail se réduit à choisir, parmi les divers moyens propres à signifier une grâce sacramentelle donnée, l’un de ces moyens, que le Christ dès lors utilisera. Elle intervient d’une manière latérale, à titre de condition, non à titre de cause efficiente ; elle est mera conditio qua posita suum sortitzir efifictum institutio divina, comme le dit ici très bien le P. BILLOT lui-même. De Ecclesiae sacramentis, 1915, t. I, p. 37. Donc, nulle juridiction équivalente ou supérieure au pouvoir d’ordre, mais une juri­ diction au service du pouvoir d’ordre. Le « pouvoir d’excel­ lence », c est-a-dire le pouvoir d instituer les sacrements et de conférer la grâce, appartient exclusivement au Christ, qui ne l’a LE POUVOIR DÉCIARATIF 351 communiqué ni aux apôtres ni à l’Eglise. S. THOMAS, III, qu. 64, a. 4 ; IVSent., dist. 18, qu. l,a. 1, quaest. 1. Sur l’intervention de l’Église pour modifier la matière ou la forme de certains sacrements, voir plus haut, p. 243. IL La pénitence. - Nous touchons au point le plus difficile. II faut distinguer soigneusement deux choses : a) le pouvoir d’absoudre qui est conféré par voie de consécration ; b) les conditions de son exercice valide, qui sont conférés par voie d’investiture. a) En donnant aux apôtres et à leurs successeurs le pouvoir de retenir ou de remettre les péchés (Jean, XX, 23), Jésus leur donnait à la fois le pouvoir & apprécier dans chaque cas ce qu’il faudrait choisir, ou de remettre ou de retenir les péchés, et le pouvoir de porter la sentence qui non seulement signifie mais encore opère la rémission des péchés. Les prêtres, dit le concile de Trente, sont «comme des autorités et des juges à qui tous les péchés mortels doivent être soumis » (Denz., n° 899). Leur pouvoir, appelé pouvoir des clefs, comporte donc deux actes : l’acte de connaître de la cause, c’est-à-dire du péché (clef de science), et l’acte de porter la sentence (clef de puissance). Cf. S. Thomas, IV Contra Gent., cap. LXXII ; IV Sent., dist. 18, qu. 1, a. 1, quaest. 3. Sans contredit, c’est là un pouvoir judi­ ciaire, « potestas judiciaria » (saint Thomas), « actus judicialis » (concile de Trente, Denz., n° 919). Mais, ajoutons-le tout de suite, un pouvoir judiciaire tout à fait exceptionnel. D’abord parce qu’il est conféré par voie de consécration, comme le pouvoir d’ordre (TVSent., loc. cit., quaest. 2, ad 2), et non par voie de simple investiture, comme le pouvoir de juridiction : et, en effet, il n’est autre chose que le pouvoir d’ordre, et comme tel il est distinct du pouvoir de juridiction : « Le carac­ tère (sacerdotal), le pouvoir de consacrer et le pouvoir des clefs (dans le sacrement de pénitence), dit saint Thomas, sont par essence une seule et même réalité, ils ne se distinguent entre eux que selon la raison» (loc. cit., ad 1). Ensuite parce que l’acte judiciaire, dans la pénitence, non seulement signifie, mais encore opère la rémission des péchés, « les paroles du 352 V - LA JURIDICTION PERMANENTE prêtre opèrent instrumentalement dans ce sacrement par la vertu divine, comme dans les autres sacrements », dit saint Thomas, III, qu. 84, a. 3, ad 3. L’acte de remettre ou de rete­ nir les péchés est donc une sentence sacramentelle, c’est-à-dire un sacrement dont la forme est sentencielle, judiciaire (comme elle est déprécative dans l’extrême-onction, ou impérative dans l’ordre). Une « sentence sacramentelle », n’est-ce pas là cette juridiction instrumentale que nous avons jusqu’ici cherchée en vain ? Oui, répondrons-nous, c’est l’unique cas de juridiction instrumentale qu’il nous faille retenir. Mais cette juridiction a cela de singulier quelle nous fait passer de la ligne du pouvoir de juridiction dans la ligne du pouvoir d'ordre : « Sacramentalis absolutionis principium, dit Cajetan, non est potestas juris­ dictionis, sed potestas ordinis. » Quaestio de ministro sacramenti poenitentiae, edit, leonina, t. XII, p. 358, n° III. Il n’y a que deux pouvoirs, le pouvoir sacramentel, qui s’exerce par une forme indicative, ou déprécative, ou impérative, ou senten­ cielle et judiciaire ; et le pouvoir juridictionnel, déclaratif ou canonique, propre à l’Église. Le pouvoir d’absoudre est un pouvoir juridictionnel d'ordre, tout à fait distinct du pouvoir juridictionnel de juridiction. b) Mais, du fait que sa forme est judiciaire, le sacrement de pénitence requiert, de sa nature et nécessairement, pensera saint Thomas Sent., dist. 19, qu. 1, a. 2, quaest. 3 ; a. 3, quaest. 1 ; voir aussi Suppl., qu. 8, a. 4), l’intervention du pouvoir juridic­ tionnel canonique. C’est bien aussi ce que semble dire le concile de Trente : « Comme il est de la nature et de la raison du juge­ ment que la sentence ne puisse porter que sur des sujets», l’Église a toujours estimé que l’absolution d’un prêtre non juridictionnellement approuvé était invalide : Denz., n° 903. En effet, le pouvoir sacramentel étant, dans le cas de la pénitence, à forme judiciaire, comme il serait absolument impossible d’exer­ cer un pouvoir judiciaire sur ceux que rien ne désignerait comme en étant les sujets, il est requis de droit divin et par la nature même de la pénitence que la juridiction ecclésiastique intervienne pour désigner, au pouvoir sacramentel d’absoudre que possède le prêtre, les sujets sur lesquels ce pouvoir sera LE POUVOIR DÉCLARATIF 353 capable de s’exercer. Autrement dit, la confession doit se faire non à un prêtre quelconque, mais à un prêtre « approuvé ». Sans quoi, toute absolution serait invalide, faute d’une matière valide sur quoi tomber; à la façon, dit saint Thomas, dont une consé­ cration prononcée sur ce qui ne serait pas du pain de froment serait invalide. Cette doctrine est constamment celle de saint Thomas, par exemple : « Omnis potestas spiritualis datur cum aliqua consecratione. Et ideo clavis cum ordine datur ; sed executio clavis indiget materia debita, quae est plebs subdita per juris­ dictionem; et ideo, antequam sacerdos jurisdictionem habeat, habet claves, sed non habet actum clavium. Et quia clavis per actum definitur, ideo in definitione clavis ponitur aliquid ad jurisdictionem (ecclesiasticam) pertinens.» IV Sent., dist. 18, qu. 1, a. 1, quaest. 2, ad 2. A l’endroit cité il y a un instant, Cajetan exprime la même doctrine : « Sacramentalis absolutio­ nis principium non est potestas jurisdictionis, sed potestas ordi­ nis: potestas autem jurisdictionis concurrit quoad hoc solum quod facit de peccatore subditum, vel simpliciter, vel quoad talia peccata. » Qu’on n’objecte pas à cette doctrine que le pape, qui pos­ sède la juridiction souveraine, ne saurait en conséquence être sujet de l’absolution sacramentelle. La réponse est aisée : l’ab­ solution sacramentelle, qui relève du pouvoir d'ordre, a pour matière valide le pécheur habilité par le pouvoir de juridiction, possédé ou bien souverainement, et c’est le cas du pape, ou bien participativement, et c’est le cas des autres fidèles. C’est en réalité au pénitent, non au prêtre, que le pouvoir de juridic­ tion apporte une faveur, confère un droit : la faveur, le droit de se faire absoudre par tel prêtre. Donc ici encore, en ce cas de la pénitence qu’on semble avoir embrouillé à plaisir, la juridiction ecclésiastique inter­ vient à la façon d’une simple condition nécessaire, et sur le plan de la causalité matérielle. Elle est au service du pouvoir d’ordre. III. La confirmation et l'ordre. — L’évêque est ministre ordi­ naire du sacrement de confirmation et du sacrement de l’ordre. Néanmoins un simple prêtre, muni d’une investiture 354 V - LA JURI DICTION PERMAN ENTE de l’Église, peut conférer la confirmation et certains degrés de l’ordre. Ne semble-t-il pas que l'investiture de l’Église inter­ vienne ici dans la ligne même du pouvoir sacramentel ? En partant de JEAN DE SAINT-THOMAS, III, qu. 63; disp. 25, a. 2, n° 98 ; t. IX, p. 345, on pourra répondre : Tout prêtre a, comme tel, le pouvoir sacramentel physique de confé­ rer la confirmation et certains ordres. Mais ce pouvoir sacra­ mentel peut être lié, quant à son exercice valide, par la juridic­ tion ecclésiastique; non pas s’il s’agit à'évêques, car, en droit divin, les évêques pourront toujours validement l’exercer, seraient-ils schismatiques ou hérétiques ; mais s'il s’agit de simples prêtres. Cette générale ligature du pouvoir sacramentel des simples prêtres, relativement à la collation de la confirma­ tion et de certains ordres, agit à la façon d’une condition impédiente, qui se tient, comme précédemment, au plan de la cau­ salité matérielle. L’acte juridictionnel par lequel elle est levée en faveur de tel prêtre n’intervient donc a aucun titre dans la ligne même du pouvoir sacramentel. Voir plus haut, pp. 226 et 239. IV. Le mariage pose plusieurs problèmes. - Comment expliquer d’abord que l’Église puisse fixer les conditions de validité du mariage entre baptisés ? Il faut dire que Dieu a laissé à son Église le pouvoir de déterminer ultimement l'apti­ tude générale qu’ont les baptisés de contracter un mariage valide. En exerçant ce droit, l’Église intervient, cela est clair à tous les yeux, dans l’ordre de la seule causalité dispositive ou matérielle. Comment expliquer encore que l’Église puisse dissoudre le mariage non sacramentel même consommé, et le mariage sacramentel non consommé ? Rappelons quelques notions relatives au mariage. Le mariage est essentiellement une donation et une acceptation mutuelles entre époux. Considéré en lui-même et par rapport à ses fins, cet engagement, fait pour la vie et ordonné à toute l’œuvre d’éducation des enfants, est, de soi, indissoluble, c’està-dire dépourvu de toute cause intérieure de désagrégation. Cependant, il n’est pas dit qu’il sera préservé contre toute LE POUVOIR DÉCLARATIF 355 cause extérieure capable de l’anéantir, la mort vient un jour le défaire. Dire que l’ange est immortel, c’est dire qu’il n’y a pas, dans son essence, de principe intérieur de désagrégation ; cela ne veut pas dire qu’il soit nécessairement garanti contre une action annihilatrice s’exerçant du dehors : absolument parlant, Dieu pourrait suspendre l’influx par lequel il conserve les anges dans l’existence. Semblablement, même si le mariage est, par essence, indissoluble, il n’est pas garanti pour autant contre toute action annulatrice venant du dehors. Mais lors­ qu’il y a mariage sacramentel consommé, Dieu, nous le savons de foi divine, renonce définitivement à intervenir pour le dis­ soudre autrement que par la mort. A proprement parler, la consommation ne touche en rien à V essence du mariage sacra­ mentel, elle la laisse telle quelle, sans même la renforcer. Mais elle ferme la porte à toute tentative extérieure d’anéantir le mariage. Pourquoi ? Parce que Dieu l’a ainsi décrété. Et sa volonté d’abord a été nettement inscrite dans l’Ecriture et la Tradition initiale, dont l’Eglise transporte jusqu’à nous le sens plénier. Mais encore, cette volonté nous est signifiée par une autre voie. Si, dans le mariage sacramentel, la mutuelle dona­ tion et la mutuelle acceptation des époux signifient l’union «morale» du Christ et de nos âmes, laquelle, bien que faite pour demeurer incorruptible, est néanmoins, de par la fragilité de nos volontés, exposée à périr, la consommation du mariage signifie l’union « physique » du Verbe et de la nature humaine, laquelle est, cette fois-ci tellement affermie qu’elle demeure indissoluble aux siècles des siècles. Cette doctrine est des Pères et des Docteurs. Ainsi donc, le mariage est toujours indisso­ luble de par son essence. Dans un cas, celui du mariage sacra­ mentel consommé, il est, en outre, indissoluble par rapport à toute entreprise extérieure. Dans les autres cas, il n’est pas à l’abri d’une telle entreprise. Mais, puisque le lien sacramentel est de droit divin, il faut tenir que Dieu seul peut intervenir pour le dissoudre. Il peut déclarer sa volonté soit directement par une révéla­ tion immédiate comme celle qu’il a faite à Osée (si du moins l'on adopte ici l’exégèse des anciens) ; soit médiatement, en se servant d’un intermédiaire humain. C’est ainsi qu’une déclara­ 356 V - LA JURIDICTION PERMANENTE tion divinement inspirée, de saint Paul nous apprend que l’époux baptisé peut quitter son conjoint païen qui refuse de cohabiter avec lui (I Cor., VII, 12-13) ; de même, les déclara­ tions infailliblement assistées de l’Église nous apprennent que, dans d’autres circonstances, le mariage non sacramentel même consommé et le mariage sacramentel non consommé peuvent être dissous. Dans ces derniers cas, l’Église ne fait que déclarer avec autorité que l'intervention de Dieu s’exerce pour dis­ soudre tel mariage autre que le mariage sacramentel consommé. Son rôle est purement «déclaratif». Il est celui d’une condition nécessaire. Les théologiens qui rejettent cette explication affirment que l’Église possède, en plus de la juri­ diction ecclésiastique qu elle exerce en propre, une juridiction quelle exerce à titre de cause instrumentale, et en vertu de laquelle elle délierait avec autorité les obligations de droit divin qui naissent du mariage. Pour appuyer leur thèse, ils rap­ pellent, que lorsqu’elle enseigne les vérités de la foi, l’Église agit déjà à titre de cause instrumentale pour lier et obliger les consciences. Mais, précisément, en proposant les vérités de foi, l’Église, à parler d’une façon stricte, n’agit pas comme une cause instrumentale pour lier les consciences ; elle agit pour déclarer simplement, avec autorité, le message révélé que nous recevons non sur l’autorité de l’Église, mais sur l’autorité immédiate de Dieu révélant, objet formel de la foi théologale. V. Les indulgences. - Le problème de la distinction entre juridiction propre et juridiction instrumentale se pose encore à propos des indulgences. Elles remettent la peine temporelle du péché, non pas simplement au for ecclésiastique, mais au for divin. Tous les théologiens accordent que ce n’est pas en vertu du pouvoir sacramentel. Il reste que ce soit en vertu du pouvoir juridictionnel. Est-ce en vertu d’une juridiction ins­ trumentale ? En tout cas, si l’on recourt à la juridiction, il ne faut pas lui demander de délier de la peine temporelle du péché à la manière dont elle délie de l’excommunication, de la suspense, de l’interdit. C’est l’erreur d’un théologien de Paris, disciple de Scot, François Mairon (f 1325), d’avoir fait cette confusion. LE POUVOIR DÉCLARAI IF 357 CAJETAN (Quaestiones de thesauro indulgentiarum, Quaesitum primum, η05 II et III, edit, leonina, t. XII, p. 359) a répondu qu’il ne faut pas mêler le for de la juridiction ecclésiastique extérieure, dont relèvent l’excommunication, la suspense, l’in­ terdit, et le for divin dont relève la peine temporelle du péché ; et que, si le pape a pouvoir de délier toutes choses sur terre et dans le ciel, il ne s’ensuit pas qu’il puisse les délier d’une façon unique: en matière de choses extérieures, il délie par simple ordonnance, solo jussu : en matière de choses cachées, il délie par voie sacramentelle s’il s’agit du péché (quant à la faute et quant à la peine), et aussi par voie de réversibilité, de dispensa­ tion, en puisant dans le trésor des satisfactions du Christ et des saints, s’il s’agit de la seule peine temporelle du péché déjà pardonné. Mairon comme plus tard Luther, bien que pour de tout autres raisons, aboutissent au même résultat : ils mécon­ naissent l’existence d’un trésor de satisfactions laissé par le Christ à l’Église militante (Denz., nos 550, 757, 1541.) Quand le pape accorde indulgence de la peine temporelle, c’est toujours par voie de réversibilité, en dispensant le trésor des satisfactions superflues du Christ et des saints (Denz., n° 551), où les fidèles trouveront de quoi compenser ce qui manque encore à leurs bonnes œuvres. A la différence de l’ex­ communication, l’indulgence est donnée non par mode de sentence, mais par mode de dispensation (IV Sent., dist. 20, qu. 1, a. 5, quaest. 4, ad 3). Faudra-t-il faire appel, pour expli­ quer cette dispensation, à une juridiction instrumentale ? Nous ne pensons pas. Il s’agit ici d’une communication, d’une réversibilité des satisfactions, et non pas des mérites. Or, saint Thomas le fait remarquer, il n’est besoin, pour une telle réver­ sibilité, que d’une simple désignation, en sorte qu’ici-bas n’im­ porte quel fidèle peut transférer ses satisfactions sur un autre fidèle (W Sent., dist. 20, qu. 1, a. 4, quaest. 1 ; a. 5, quaest. 3, ad 2). Le Christ et les saints ont abandonné à l’Église mili­ tante leurs satisfactions superflues en lui laissant le soin de les dispenser, de les reverser, c’est-à-dire de désigner ceux à qui elles doivent aller. Il nous paraît que cette désignation, ici encore, joue le rôle d’une condition nécessaire, se tenant du côté de la causalité matérielle, et qu’il n’y a aucun besoin de 358 V - LA JURIDICTION PERMANENTE recourir à une juridiction instrumentale. L’Église, en prescri­ vant, en vertu de sa juridiction propre, les bonnes œuvres requises pour obtenir indulgence, désigne par là-même les sujets de l’indulgence. S’il s’agit des vivants, qui peuvent accomplir ces bonnes œuvres, l'indulgence, dit saint Thomas, les atteint directement s’il s’agit des défunts, qui ne peuvent se soumettre aux conditions prescrites par l’Église, l’indulgence ne les atteint qu’indirectement, par une translation, dans le for des âmes séparées, de ce que nous offrons pour eux dans le for de la vie présente (TV Sent., dist. 45, qu. 2, a. 3, quaest. 2; a. 4, quaest. 1). C’est pourquoi l’on dit que les indulgences sont données aux vivants par manière à'absolution et aux défunts par manière de suffrage. Cf. Cod. Jur. Can., can. 911. Si l’on repousse ces explications, il faudra tenir que l’Église, en vertu de sa juridiction, intervient directement dans le for divin pour appliquer à la manière d'une cause instrumentale les satisfactions du Christ. Mais alors, si l’Église peut conférer instrumentalement, sans le sacrement de pénitence, l’effet du sacrement de pénitence, ne faut-il pas conclure quelle pos­ sède le « pouvoir d'excellence », qui, selon saint Thomas, n’a été donné par Jésus ni à l’Église ni même aux apôtres ? Cajetan convient que la difficulté est grosse. Il répond que l’Église aurait le pouvoir d’excellence si elle conférait ainsi l’effet total d'un sacrement, mais non si elle ne confère qu’un effet sacramentel partiel (Quaest. de thesauro indulg, quaesit. IV, nOT I et VII, edit, leon., t. XII, pp. 362 et 363). Mais est-il nécessaire de recourir à cette solution ? VI. Les vœux. - Le vœu, promesse faite à Dieu relative à un bien meilleur, oblige en vertu du droit naturel, et de plus en vertu du droit divin positif: «Ce que tu as voué, accomplisle ; il est meilleur de ne rien vouer que de faillir à son vœu » (Eccl., V, 3). Et pourtant l’Église, en certains cas, dispense des vœux. Aurait-elle, en plus de sa juridiction propre, une juri­ diction instrumentale qu elle exercerait au nom de Dieu ? Écartons d’abord le cas où ce qui est voué deviendrait, dans telles circonstances, manifestement illicite. Le vœu, qui tou­ jours est relatif à un bien meilleur, saute alors de lui-même. LE POUVOIR DÉCLARATIF 359 C’est le cas de Jephté, qui, s’il pécha par imprudence en for­ mulant son vœu, pécha par impiété en l’exécutant (II-II, qu. 88, a. 2, ad 2). Comment expliquer qu’un supérieur délie d’un vœu ? La réponse est dans saint Thomas, II-II, qu. 88. D’abord, de par Dieu, je ne peux vouer à Dieu que ce qui m’appartient. Si je voue ce qui ne relève pas de moi, mon vœu est nécessairement conditionnel (a. 8, ad 1). Il ne vaudra pas s’il est contredit par qui de droit, c’est-à-dire par qui possède, sur moi ou sur les choses que je voue, une puissance dominarive. Alors se produira une cassation, une annulation du vœu (irritatio voti). Elle sera directe quand elle tombera sur la manière dont j’ai disposé de moi-même, indirecte quand elle tombera sur l’objet dont j’ai disposé. Jusqu’ici nulle difficulté. Ajoutons que l’Eglise annule les vœux selon ce procédé, quand, par exemple, elle décide d’avance que les vœux émis dans telles conditions (crainte, âge prématuré, etc.) seront invalides. Venons à la solution du vœu par mode de dispense et de commutation. Certains ont pensé que le cas était le même que précédem­ ment. Tout vœu serait conditionnel. Il vaudrait dans la mesure et pour le temps où il serait approuvé par le supérieur. Ce der­ nier, même en procédant de façon arbitraire, pourrait, nous ne disons pas licitement, mais validement suspendre le vœu, et l’inférieur pourrait alors demeurer sans remords. Saint Thomas rejette cette thèse (a. 12, ad 2). Dans le cas de dispense ou de commutation, il s’agit non plus d’un vœu conditionnel, mais d’un vœu absolu. D’autre part, les circonstances ne sont pas telles qu’il soit évident, aux yeux de tous, ou aux yeux de quelques sages, qu’elles lèvent par elles seules le vœu, comme dans le cas de Jephté. Chaque fois qu’il y a dispense totale, ou dispense partielle c’est-à-dire commutation, l’Église intervient avec autorité pour dissoudre un vœu valide et déjà en exercice. Elle fait usage d’une puis­ sance juridictionnelle, et non, comme pour la simple cassa­ tion, d’une puissance dominative. Et, comme la juridiction est donnée pour édifier et non pour détruire et qu’elle ne peut 360 V - IA JURIDICTION PERMANENTE être valide ni pour ordonner le péché, qui déplaît à Dieu, ni même pour interdire les vœux absolus et en exercice, qui plai­ sent à Dieu, le prélat qui arbitrairement, c’est-à-dire sans cause juste, lèverait de tels vœux agirait non seulement illicitement, comme plus haut, mais invalidement (cf. a. 12, ad 2). A quel titre intervient l’Eglise ? Elle a mission, dit saint Thomas, pour juger avec autorité de ce qui dans telles circons­ tances, est plus vertueux et plus agréable à Dieu (cf. loc. cit.). Mais alors, pour dispenser avec autorité du vœu qui est de droit naturel et de droit positif divin, ne faut-il pas qu elle ait, au moins instrumentalement, une autorité capable d’annuler le droit naturel et le droit positif divin ? Non, dit saint Thomas. L’Église prononce, avec autorité, que ce qu’on avait voué comme un bien meilleur est devenu hic et mine ou mau­ vais, ou inutile, ou contraire à de plus grandes choses, et que le vœu, de ce fait, perd ce qui le rendait agréable à Dieu (a. 10). En d’autres termes, de même que, dans l’ordre civil, la dispense ne s’attaque pas à la loi en elle-même, mais fait que ce qui tombait sous la loi cesse, dans un cas particulier, d’y tomber, « cum dispensatur in aliqua lege humana, non fit ut legi humanae non obediatur... sed fit ut hoc quod erat lex non sit lex in hoc casu », ainsi, quand l’Eglise dispense d’un vœu, elle déclare authentiquement que ce qui tombait sous le vœu cesse d’y tomber, que ce qui était matière apte d’un vœu cesse de l’être. Elle ne touche ni à un précepte de droit naturel ni à un précepte de droit positif divin, mais elle délimite, quant à l’extension ou quant à la durée, l’obligation née de notre humaine décision, qui n’a pas pu tout peser, car notre provi­ dence est courte : « Fit ut hoc quod continebatur sub voto, non contineatur, inquantum determinatur in hoc casu hoc non esse congruam materiam voti. Et ideo, cum praelatus Ecclesiae dispensat in voto, non dispensat in praecepto juris naturalis, vel divini ; sed determinat id quod cadebat sub obli­ gatione deliberationis humanae, quae non potuit omnia cir­ cumspicere» (a. 10, ad 2). Cette délimitation, cette détermi­ nation est faite avec autorité : « In commutatione vel dispensa­ tione votorum requiritur praelati auctoritas, qui in persona Dei determinat quid sit Deo acceptum » (a. 12). Il ne s’ensuit LE POUVOIR DÉCLARATIF 361 pas pour autant, dit BlLLUART, que le vœu ait été conditionnel : « Licet... conditio subintelligatur respectu irri­ tantis, non tamen respectu dispensantis — nisi intelligas : quando subest justa causa dispensandi » (De voto, dissert. 4, an. 8, § 5, dico 7°, édit. Brunet, t. IV, p. 646). C’est donc la pensée de saint Thomas que la juridiction de l’Église intervient ici sur le plan de la causalité matérielle, pour déterminer l’objet du vœu. L’Église use du pouvoir que nous avons appelé « déclaratif». Quant aux vœux solennels de religion, quelle que soit la manière dont on les interprète, il est possible d’expliquer, sans faire appel à une juridiction instrumentale, que les papes en puissent dispenser, en recourant, par exemple, à une explica­ tion du genre de celle que nous venons de donner. Et, si l’on regarde la solennité des vœux comme de droit ecclésiastique («voti solemnitas ex sola constitutione Ecclesiae est inventa», Boniface VIII), la question est encore plus facile. Conclusions. - Si nous n’avons pas erré en ces matières, si nous avons compris correctement la nature des interventions de l’Église que nous venons de passer en revue, il résultera de cette longue note qu’il n’est ni indispensable ni utile de recou­ rir, comme le font cependant plusieurs théologiens contempo­ rains, à l’hypothèse d’une juridiction «instrumentale», à laquelle nous reprochons de se confondre soit avec le pouvoir d’ordre, soit même avec le « pouvoir d’excellence » que saint Thomas réserve au seul Christ, à l’exclusion de l’Église et des apôtres eux-mêmes. Le pouvoir juridictionnel de l’Église ne nous paraît jamais intervenir à titre de cause strictement ins­ trumentale. Il intervient toujours comme un principe d’initia­ tive, tantôt pour « déclarer » des décisions immédiatement divines (définitions dogmatiques ou simplement infaillibles, dispenses de vœux, annulations de certains mariages), tantôt pour promulguer de son chef des décisions ecclésiastiques, dont certaines pourront conditionner la production d’une action divine soit sacramentelle (apposition de conditions de validité au mariage sacramentel et à la collation de la confir­ mation par un simple prêtre), soit extrasacramentelle (déter- 362 V - LA JURIDICTION PERMANENTE ruination des conditions de l’indulgence ; détermination du mode d’élection valide du souverain pontife). La détermina­ tion ultime de la matière et de la forme de certains signes sacramentels dont la signification reste d'ailleurs inchangée relèvera du pouvoir juridictionnel déclaratif. 2. Le pouvoir canonique ou législatif Présentons d’abord le pouvoir canonique ou législatif Nous essaierons ensuite de le subdiviser. 1. La nature du pouvoir canonique ou législatif Le pouvoir canonique résulte du pouvoir déclaratif (a). Il en prolonge les virtualités (b). Il est désigné dans l’Écriture (c). Le terme de pouvoir ne se dit pas univo­ quement de lui et du pouvoir civil (d), et c’est analogi­ quement que l’Eglise peut être appelée société, institu­ tion, organisme (e). Enfin, il sera question des limita­ tions du pouvoir canonique (f), et de ses rapports avec le pouvoir déclaratif (g). a) Le pouvoir canonique sort du pouvoir déclaratif comme Γeffet de sa cause Le pouvoir déclaratif agit comme condition manifestatrice du droit immédiatement divin. Le pouvoir cano­ nique agit comme fondement du droit immédiatement ecclésiastique ou canonique, qui n’est que médiatement divin. Ces deux pouvoirs sont nettement distincts. Mais ils ne sont pas sans rapport entre eux. Le pouvoir de « déclarer » avec autorité les décisions immédiatement divines contient le pouvoir de « légiférer », de promulguer des déci­ sions purement ecclésiastiques ou canoniques, comme le rameau contient les feuilles, comme la nature des corps LE POUVOIR CANONIQUE 363 contient leurs propriétés physiques. On ne conçoit pas que le Christ, qui a confié à ses ministres la tâche de fonder et de conserver l’Eglise, les ait laissés démunis des pouvoirs nécessaires à l’exécution concrète et immédiate de ce des­ sein. Et, si l’on se rappelle que le pouvoir déclaratif est véritablement juridictionnel, ayant pour tâche de notifier aux hommes d’une manière non simplement spéculative, mais autoritaire, l’obligation où ils sont de recevoir la révélation et de former ensemble le corps du Christ, on naîtra pas de peine à comprendre que ce pouvoir juridic­ tionnel supérieur demande naturellement à se compléter dans un pouvoir juridictionnel inférieur, capable de prendre, au cours du temps, toutes les mesures canoniques aptes à organiser entre eux et à régir efficacement les fidèles répandus sur toute la terre. C’est parce que l’Eglise peut prendre par elle-même toutes les mesures qui sont nécessaires au bon accomplissement de sa mission parmi les hommes quelle pourra s’appeler une société juridique­ ment parfaite : « L’Eglise, dit Léon XIII, constitue une société juridiquement parfaite en son genre, societas est gntre et jure perfecta, parce que, de l’expresse volonté et par la grâce de son fondateur, elle possède en soi et par elle-même toutes les ressources qui sont nécessaires à son existence et à son action [...]. En effet, Jésus-Christ a donné pleins pouvoirs à ses apôtres sur les choses sacrées, en y joignant tant la faculté de faire de véritables lois que le double pouvoir qui en découle de juger et de punir C’est à l’Eglise que Dieu a donné le mandat de connaître et de décider de tout ce qui touche à la religion, d’ensei­ gner toutes les nations, d’étendre aussi loin que possible les frontières du nom chrétien, bref d’administrer libre­ ment et sans entrave selon son propre jugement la chose chrétienne»50. Et Pie VI avait condamné comme héré50. Encyclique Immortale Dei, 1er nov. 1885. 364 V — LA JURIDICTION PERMANENTE tique la proposition du synode de Pistoie affirmant qu’il faut considérer «comme un abus d’autorité de l’Église l’usage quelle fait du pouvoir, reçu de Dieu, et que les apôtres eux-mêmes ont exercé, de constituer et de pres­ crire la discipline extérieure »51. b) Il en prolonge et en particularise les virtualités formatrices de ΓEglise Si l'influx divin qui engendre et soutient l’Église tra­ verse la hiérarchie visible, s’il utilise les pouvoirs sacra­ mentel et juridictionnel, ce n’est pas afin de rassembler entre eux les anges, c’est afin de rassembler visiblement les hommes, de les joindre en société surnaturelle, de les incorporer tout entiers dans l’organisme du salut surna­ turel. Toute l’Église du temps présent, en tant que société visible, en tant que société parfaite, indépen­ dante, par soi subsistante, en tant que société surnaturelle, est contenue virtuellement, comme en sa cause prochaine, dans les pouvoirs hiérarchiques52. D’abord dans le pouvoir d’ordre, qui a pour effet d’incor­ porer les hommes au Christ à la fois par le caractère sacramentel, participation du sacerdoce du Christ, et par la grâce sacramentelle, participation de la sainteté intime du Christ. Puis dans le pouvoir de juridiction, appelé par le pouvoir d’ordre, et qui a pour effet de communiquer la vérité du Christ : premièrement et principalement par le moyen du pouvoir déclaratif, assisté d’une manière tout à fait stricte ; secondairement et dépendamment par le moyen du pouvoir canonique ou législatif, assisté lui 51. Denz., n° 1504. 52. Les pouvoirs hiérarchiques sont cause efficiente extrinsèque à l’Église, telle quelle existe communément en tous les chrétiens, et cause efficiente intrinsèque à l’Église, si celle-ci comprend à la fois la hiérarchie et les fidèles. LE POUVOIR CANONIQUE 365 aussi, mais d’une manière plus large. Ainsi donc, cest d'abord en raison du pouvoir d'ordre et du pouvoir déclara­ tif ce n'est pas d'abord en raison du pouvoir canonique que l'Eglise est groupée en une société visible. Mais cette société visible ne réussirait jamais à se constituer ultimement, elle resterait perpétuellement inachevée sans le pouvoir canonique. Ce pouvoir a pour fin de préparer les voies par lesquelles le salut évangélique chemine vers les âmes et les âmes vers le salut évangélique. Il est assisté divine­ ment, non pas, encore une fois, à la façon du pouvoir déclaratif, mais néanmoins suffisamment pour ne pas faillir à sa mission. On pourrait comparer le rôle du pou­ voir d’ordre et du pouvoir déclaratif dans l’Eglise à celui des artères, et le rôle plus lâche, plus souple, mais néan­ moins nécessaire du pouvoir canonique à celui des canaux de moindre importance et des vaisseaux capil­ laires. c) Comment il est désigné dans ΓÉcriture Si le pouvoir déclaratif contient en lui le pouvoir canonique comme une cause contient en elle son effet connaturel, il est clair que les textes scripturaires qui dési­ gnent le premier de ces pouvoirs - par exemple la prophé­ tie où Jésus annonce à Pierre qu’il lui donnera les clefs du royaume des cieux et ratifiera dans les cieux ce que Pierre liera et déliera sur la terre (Mt., XVI, 19); ou encore le passage où Jésus confie à Pierre ses agneaux et ses brebis (Jean, XXI, 17) - désigneront aussi le second, au moins d’une façon conséquente et implicite. Cela est si vrai que saint Matthieu ayant rapporté une parole où est net­ tement désigné le pouvoir canonique de l’Église, la rap­ proche aussitôt d’une parole concernant le pouvoir de lier et de délier des apôtres : quand le pécheur s’obstine, dit le Sauveur, « prends avec toi encore une ou deux per­ sonnes, de façon que toute l’affaire soit terminée sur le i 366 V - LA JURIDICTION PERMANENTE dire de deux ou trois témoins. Mais s’il ne veut pas les entendre, parle à l’Eglise. S’il ne veut pas entendre même l’Église, qu’il soit pour toi comme le gentil et le publicaii?3. En vérité, je vousvl le dis : ce que vous lierez sur la terre sera lié dans le ciel, ce que vous délierez sur la terre sera délié dans le ciel » (Mt., xvill, 15-18). Mais disons-le tout de suite, outre les textes qui dési­ gnent le pouvoir canonique dans sa cause, il en est d’autres qui le mentionnent directement. Nous voyons les apôtres prendre, selon le besoin, les mesures discipli­ naires et prudentielles requises par les circonstances de temps et de lieu. Au concile de Jérusalem, ils décident d’imposer aux chrétiens d’Antioche l’abstinence des 53. « Eattitude à observer par le fidèle envers le pécheur contu­ mace suppose que l’Église a prononcé un jugement d’exclusion, l’ex­ communication, que la société juive connaissait bien, et qui ne pou­ vait être prononcée que par des autorités investies. » M.-J. LAGRANGE, O. P., Évangile selon saint Matthieu, 1927, p. 355. 54. « Le passage du singulier au pluriel est ici très significatif. Il signifie à tout le moins que le pouvoir n’est pas donné à chaque chré­ tien... ; il est confié à ceux auxquels parle Jésus, et s’ils ne représentent pas chaque fidèle, comme lorsqu’il parlait au singulier, ce sont donc les disciples déjà investis de si grands pouvoirs lors de leur mission, et destinés par là même à être les dispensateurs de l’autorité confiée d’abord à Pierre. Jérôme a donc très bien compris le texte : Potestatem tribuit apostolis, ut sciant qui a talibus condemnantur, humanant sen­ tentiam divina sententia corroborari. » M.-J LAGRANGE, O. P., Évangile selon saint Matthieu, p. 355- On peut restreindre le sens de lier et de délier au pouvoir sacramentel d’absoudre, comme fait à cet endroit le P. Lagrange; mais on peut lui laisser sa signification générale appli­ cable soit au pouvoir sacramentel, soit au pouvoir juridictionnel. Voici le passage de saint Jérôme : « Le frère révolté pouvait répondre en secret, ou penser dans son cœur : Si tu me rejettes, je te rejette ; si tu me condamnes, je te condamne. Aussi Jésus donne-t-il son pou­ voir aux apôtres ; ceux qu'ils condamnent sauront donc que la sen­ tence divine ratifie la sentence humaine, que tout ce qui aura été lié sur terre sera de plus lié pareillement au ciel. » Comm, in Evang Matth., P. L., t. VII, col. 131. LE POUVOIR CANONIQUE 367 viandes étouffées (Act., XV, 29). Saint Paul veut qu’on expulse hors de l’Eglise, qu’on excommunie l’incestueux de Corinthe (I Cor., V, 5) ou ceux qui refusent d’obéir à la loi du travail (II Thess., III, 14). Il règle la procédure chez les Corinthiens et, pour des raisons de prudence, ne veut pas que les causes temporelles soient portées devant les juges païens (I Cor., VI, 1). Il ordonne aux Corinthiennes de se couvrir la tête dans les assemblées religieuses (XI, 5). Quand il viendra personnellement à Corinthe, il mettra ordre à d’autres choses encore (XI, 34). Il organise dans toutes les communautés de grandes collectes pour l’Eglise de Jérusalem (II Cor., VIII et IX). Il fixe l’âge et les qualités des veuves qu’on peut charger d’un ministère dans l’Eglise (I Tim., V, 9). Il recommande aux fidèles d’aider au temporel les presbytres qui travaillent à la prédication et à l’enseigne­ ment (v, 17). De semblables mesures disciplinaires seront certaine­ ment nécessaires dans la suite des âges. Aussi l’Ecriture ne se borne-t-elle pas à nous montrer l’exercice du pou­ voir canonique chez les apôtres, elle nous permet de sur­ prendre sa transmission à leurs successeurs. Ce sont de pleins pouvoirs spirituels pour paître l’Église de Dieu qui leur est confiée, et pour en écarter ceux qui enseignent des doctrines perverses, ce ne sont pas des pouvoirs tron­ qués ou insuffisants, que Pierre et Paul laissent aux presbytres et aux épiscopes qui viendront après eux (I Pierre, V, 2 ; Act., XX, 28-30). Pareillement, l’épître aux Hébreux parle de ceux qui ont charge de conduire les fidèles jus­ qu’à devoir rendre compte de leurs âmes (XIII, 17). D’ailleurs, du vivant même des apôtres, les Églises ont à prendre des mesures disciplinaires. On voit saint Paul se déclarer satisfait des sanctions que l’Église de Corinthe, dans sa majorité, a prises contre un insubordonné, et il conseille même aux Corinthiens de lever maintenant ces 368 V - LA JURIDICTION PERMANENTE sanctions par une seconde décision officielle (II Cor II, 6-8)55. d) C’est seulement ait sens analogique, nullement au sens univoque, que les mots de «pouvoir» et de « société » s’appliquent a l’Eglise et à l’ordre civil Ici, un point que nous tenons pour très important. Faut-il considérer l’Église et la société politique comme deux espèces d’un genre unique, et dire que c’est en tant quelle est une société visible et en venu de sa notion géné­ rique que l’Église possédera, tout comme la société poli­ tique, un pouvoir législatif, judiciaire, coercitif, tandis que c’est en tant quelle est une société surnaturelle et en venu de sa notion spécifique quelle possédera les pouvoirs 55. Π n’est pas inutile de relever que les réformateurs, qui ont pro­ testé avec véhémence contre le droit de l’Église d’imposer aux chré­ tiens aucuns commandements, ont su, à l’occasion, après saint Paul, prêcher le respect de la juridiction séculière, et ont même chargé leurs adeptes d'un assez grand nombre de préceptes ecclésiastiques. Les préceptes ecclésiastiques sont purement humains pour ceux qui regardent l’Église divine comme essentiellement invisible ; ils sont nécessairement d’un ordre supérieur pour ceux qui, avec nous, regar­ dent encore l’Église divine comme essentiellement visible. Faut-il répondre à ceux qui pour contester à l’Église le droit de faire des commandements, citent la parole de Jésus contre les phari­ siens et les scribes : « Vous avez annulé la parole de Dieu par votre tradition. Hypocrites ! il a bien prophétisé de vous, le prophète Isaïe, en disant : Ce peuple m’honore des lèvres, mais leur cœur est loin de moi ; ils me rendent un culte vain, enseignant des doctrines, des pré­ ceptes humains » (Mt., XV, 6-9) ? Qui ne voit qu’ils sont victimes d’un contresens biblique? Ce que Jésus réprouve ici, ce n’est pas une tradition favorisant l’accomplissement d’un précepte divin, il a luimême observé des traditions de ce genre. C’est une tradition détrui­ sant le commandement d’honorer son père et sa mère, à savoir cette tradition, regardée comme valable par les pharisiens et suivant laquelle de mauvais fils, en consacrant leurs biens par une sorte de vœu, se dispensaient du coup, par avarice, de nourrir leurs parents indigents. Cf. M.-J. LAGRANGE, Évangile selon saint Matthieu, p. 302. LE POUVOIR CANONIQUE 369 d'ordre et de magistère56 ? Ou bien faut-il considérer l’Eglise et la société politique comme deux réalisations analogiques de la notion de société, essentiellement diffe­ rentes et n’ayant entre elles qu’une similitude de propor­ tion ? Si l’on admet, comme nous l’avons fait, que le pou­ voir déclaratif contient le pouvoir législatif, et que le second ne fait, pour ainsi dire, qu’appliquer la vertu du premier, il ne sera plus possible de scinder l’Église au point de distinguer en elle un aspect spécifique, qui serait surnaturel et en vertu duquel elle posséderait les pouvoirs d’ordre et de magistère infaillible, et un aspect générique, qui serait naturel, social-visible, et en vertu duquel elle posséderait, tout comme la société politique, un pouvoir législatif, judiciaire, coercitif. C’est, au contraire, d’abord en tant quelle possède les pouvoirs surnaturels d’ordre et de magistère que l’Église est visible et sociale. Il faut la considérer tout entière comme une société essentiellement sur­ naturelle riayant, avec la société politique, qu'une simple similitude d'analogie et de proportion, mais pas une simili­ tude d'univocité même générique. Parce que cette notion d’analogie est complètement absente du livre Du pape, de Joseph de Maistre, les grandes vérités qu’il contient y sont malheureusement liées à de grandes erreurs. e) L'Eglise est-elle une « société », une « institution » ou un « organisme » ? Dans son livre sur L'unité dans l'Église, paru en 1825, Jean-Adam Moehler écrit : « Si l’on voulait définir 56. ZlGLIARA considère « le pouvoir et la société comme un genre dont les espèces sont la société civile et la société religieuse, le pouvoir civil et le pouvoir religieux. » Propaedeutica ad sacram theologiam, Rome, 1903, p. 390. Quant à BILLOT, il attribue à l’Église le pouvoir de gou­ vernement, pour autant quelle est semblable aux autres sociétés humaines, et les pouvoirs d’ordre et de magistère, pour autant quelle est surnaturelle et différente des autres sociétés. De Ecclesia Christi, p. 327. 370 V - LA JURIDICTION PERMANENTE l’Église en disant quelle est une institution (Anstali) ou une société (Verein) ayant pour but le maintien et la pro­ pagation de la foi chrétienne, on n’aurait envisagé qu’un seul de ses aspects Si nous nous bornons à dire que l’Église est une institution, nous risquons de faire croire que le Christ n’a pour ainsi dire fait autre chose que de commander le rassemblement des siens, sans se soucier de faire naître en eux le désir intérieur de l’union, le besoin de rester unis [...]. Qui dit institution dit méca­ nisme. Mais l’Église est un organisme vivant^ . » A la notion de l’Église « société » ou de l’Église « insti­ tution » les disciples de Khomiakov, qui ne connaissent Moehler qu’imparfaitement>s opposent tout pareille­ ment la notion de l’Église « organisme ». « Selon nos idées courantes, écrit G. Samarine dans sa Préface aux œuvres rhéologiques de A.-S. Khomiakov, l’Église est une institution, une institution d’un genre à part, il est vrai, une institution divine, mais pourtant une institution. Cette conception pèche par où pèchent toutes nos définitions et représentations courantes concernant les objets de la foi ; sans renfermer de contra­ diction directe avec la vérité, elle est insuffisante; elle fait descendre l’idée dans un domaine trop bas et terre à terre, trop familier pour nous ; par suite l’idée se vulga­ rise involontairement par son rapprochement avec un groupe de phénomènes, apparemment du même genre, 57. Trad. A. de Lilienfeld, Paris, 1938, n° 49, pp. 161 et 165. 58. Cf. A. GraTIEUX, A. S. Khomiakov et le mouvement slavophile, Paris, 1939, t. II, Les doctrines, p. 105, note 1. Dans une étude sur '< La théologie moehlérienne de l’unité et les théologiens pravoslaves », parue dans L'Église est une, hommage à Moehler, Paris, 1939, pp. 270-294, le R. P. TYSZKIEWICZ, S. J., soulevant la question d'une influence de Moehler sur Khomiakov, la résout lui aussi négative­ ment : « Une telle action du théologien catholique sur le chef moral de tout l’anticatholicisme pravoslave moderne nous paraît douteuse. ·· Il y a simplement parenté et rencontre spirituelles. LE POUVOIR CANONIQUE 371 mais qui n’ont en réalité rien de commun avec elle [...]. L’Église effectivement a sa doctrine, qui constitue l’une de ses manifestations imprescriptibles ; l’Église effective­ ment, dans une autre manifestation, sa manifestation historique, prend contact avec toutes les institutions, comme une institution d’un genre à part ; et pourtant l’Église n’est pas une doctrine, elle n’est pas un système et elle n’est pas une institution. L’Église est un organisme vivant, l’organisme de la vérité et de l’amour, ou plus exactement, la vérité et l’amour comme organismey;. » ^institution désigne un ordre fondé librement, et par suite souvent contestable et facultatif ; Γorganisme est un ordre donné par la nature, profond, nécessaire, mais régi par les lois du déterminisme biologique ; la société (la famille, la cité) résulte à la fois d’un instinct de nature et de l’industrie humaine. Aucun de ces mots ne peut être appliqué à l’Église avec une signification univoque, c’està-dire essentiellement inchangée. Mais tous peuvent lui convenir si on les entend d’une manière proportionnelle, analogique. L’Église est en effet librement instituée par le Sauveur59 6061 ; et cependant son ordre intérieur est plus pro­ fond et plus admirable que celui de la nature. L’Église est un organisme, le corps du Christ ; et cependant elle n’est point sujette au déterminisme biologique, son ordre intérieur est spirituel, fait de vérité, de liberté, d’amour. L’Église est une société une assemblée (c’est le sens du mot Ecclesia) ; et cependant elle résulte non d’un ins­ tinct de nature et de la simple industrie humaine, mais 59. Trad. A. Gracieux, Paris, 1939, t. III, p. 57. 60. « C’est le Christ Seigneur qui a institué ci formé l’Église : c’est pourquoi, lorsque nous nous enquêtons de sa nature, la première chose est de savoir ce que le Christ a voulu et ce qu’il a fait en réalité. » LÉON XIII, Satis cognitum, 29 juin 1896. 61. "Le Fils unique de Dieu a établi sur la terre une société qu’on appelle l’Église... » LÉON XIII, Immortale Dei, 1er novembre 1885. 372 V - LA JURIDICTION PERMANENTE de la poussée de l'Esprit saint et d'une liberté changée par la grâce. Ce ne sont pas seulement les mots de pouvoir, d’insti­ tution, de société, empruntés au régime de la vie humaine, c’est plus encore le mot d’organisme, emprunté à la vie végétative et animale, qui ont besoin d’être transposés pour être appliqués à l’Église. Mais pré­ cisément parce que les premières notions nous sont plus proches, nous risquons d'être plus enclins à les prendre au sens univoque, et moins attentifs à les transposer en parlant de l’Église; tandis que pour la notion d’orga­ nisme, venant de plus bas, nous serons portés instincti­ vement à lui donner un sens analogique. Khomiakov le fait en disant que l’Église est « la vérité et l’amour comme organisme ». Nous ne rejetterons pas cette défi­ nition. Nous essaierons de la préciser et de l’ouvrir davantage. f) Les limitations du pouvoir canonique Le pouvoir déclaratif s’étend au for divin ; le pouvoir législatif, ou canonique, au for ecclésiastique ou cano­ nique. Le premier manifeste le droit immédiatement divin. Le second fonde un droit qui est médiatement divin, mais qui reste immédiatement humain ; il subit, de ce chef, une double limitation. Tout d’abord, étant immédiatement humain, il visera surtout à prescrire les actes qui tombent normalement sous le regard des hommes,, c’est-à-dire les actes exté­ rieurs. Quand il prescrira des actes intérieurs, ce ne sera le plus souvent qu’indirectement et par concomitance, pour autant qu’ils seront nécessaires à la validité, à l’hon­ nêteté, à la moralité desdits actes extérieurs : la loi ecclé­ siastique exigera, par exemple, que le ministre d’un sacrement ait l’intention de le conférer, que le pénitent ait la douleur de ses fautes, que ceux qui récitent l’office LE POUVOIR CANONIQUE 373 canonique aient le dessein de prier ; et, en effet, quels actes extérieurs commande-t-elle sinon ceux qui sont ordonnés au royaume de Dieu, et qui donc doivent être valides, honnêtes, moraux ? Car, ne l’oublions jamais, bien quelle soit humaine immédiatement, la loi ecclé­ siastique n’est point pareille à la loi des royaumes tempo­ rels. Elle est une précision, une détermination des prin­ cipes révélés d’un royaume spirituel, d’un royaume de grâce et de vérité, et c’est pourquoi, à propos des actes extérieurs quelle exige, elle peut remonter jusqu’à leurs racines spirituelles profondes. Il s’ensuit que, pour déter­ miner d’une manière vitale l’ensemble de notre action pratique, elle peut nous prescrire d’adhérer aux doctrines mêmes d’où cette action doit procéder ; et que, par conséquent, nous devrons un assentiment non seule­ ment disciplinaire et extérieur, mais encore intellectuel et intérieur aux décisions doctrinales qui nous seront proposées par exemple par les congrégations romaines. Il est faux que l’axiome : De internis non judicat praetor, s’applique tel quel au pouvoir canonique. Ensuite, étant immédiatement humain, le pouvoir canonique doit s’efforcer de proscrire non pas tous les actes mauvais, mais seulement les plus graves et ceux qui nuisent particulièrement au prochain. Et il doit, de même, s’efforcer de prescrire non pas tous les actes bons, mais seulement les plus nécessaires au bien commun ou encore les plus accessibles à la multitude. Car toute loi humaine, même lorsqu’elle est médiatement divine, ne vaut premièrement que pour le for externe où l’on ne saurait, sans imprudence, commander tous les biens et interdire tous les maux62. 62. L. BILLOT, S. J., De Ecclesia Christi, pp. 454-457. Cependant, cet auteur ne dit pas assez qu’entre la loi canonique et la loi civile, la similitude n’est qu’analogique. 374 V - LA JURIDICTION PERMANENTE g) Rapports des pouvoirs déclaratifet canonique Le pouvoir déclaratif s’adresse à tous les hommes. Le pouvoir canonique ne s’adresse jamais qu’aux seuls bap­ tisés. Il peut faire naître pour eux des devoirs nouveaux ; il peur aussi, à ce qui leur est déjà prescrit par le droit divin - et qui peut affecter directement le for interne adjoindre une nouvelle obligation de droit canonique, qui, elle, n’affectera directement que les actes externes: c’est ainsi que Pie IX définissant l'immaculée Concep­ tion, objet de la foi divine, rappelle en outre, contre les fidèles qui la nieraient extérieurement, les peines cano­ niques prévues par le droit63. 2. Les principales subdivisions du pouvoir cano­ nique ou législatif Comment subdiviser le pouvoir canonique ou législa­ tif? Ici encore, on peut le faire de points de vue diffé­ rents. On pourra considérer soit les fins qu’il vise immé­ diatement, soit les instances ou étapes qu’il doit franchir pour rejoindre la conduite concrète des hommes, soit les matières qu’il peut régir, soit enfin ses degrés de réalisa­ tion. Il faudra tenir compte de ces subdivisions - du moins des deux premières - pour définir la qualité de l’assistance promise par Dieu au pouvoir canonique. a) Les «fins » du pouvoir canonique Le pouvoir déclaratif avait pour fin spécifique de pro­ poser avec autorité et infaillibilité la révélation divine, qui constitue le message premier de l’Église. Le pouvoir canonique a pour fin spécifique de prendre toutes les mesures capables de favoriser le bon exercice de la tâche 63. Denz.» n° 1641. LE POUVOIR CANONIQUE 375 précédente. Comment hiérarchiser entre elles ces mul­ tiples mesures ? Distinguons d’abord celles qui ont pour fin de proté' ger directement en nous la révélation divine en orientant vers elle notre comportement tant intérieur qu’extérieur. Ces mesures constituent ce que nous appelons le mes­ sage secondaire de l’Église. Il comprend deux sortes d’impératifs. D’abord des impératifs d’ordre universel, comme sont l’obligation générale de reconnaître l’auto­ rité des Pères et des Docteurs, les lois de l’Église, les dis­ positions permanentes de son droit canon, etc. Ensuite des impératifs d’ordre plus restreint, relatifs à l’applica­ tion des lois générales et à tout ce que les théologiens nomment les faits particuliers. Mais il est d’autres mesures qui relèvent du pouvoir législatif et organisateur de l’Église et qui demandent, croyons-nous, à être rangées dans un groupe distinct. Elles ne sont pas ordonnées, comme les précédentes, à protéger directement la révélation divine dans le cœur des hommes. Leur fin, plus lointaine, est plutôt dé assurer l’existence biologique et empirique de l’Eglise dans le monde. L’Église, royaume spirituel et visible qui, tel un pôle magnétique, attire mystérieusement à soi tout ce qu’il y a de sainteté authentique sur la terre, mais qui ne trouve son épanouissement que là où peuvent s’exercer le pouvoir sacramentel et le pouvoir juridictionnel voulus par le Christ, doit veiller, autant qu’il est en sa puissance, à procurer des conditions temporelles et politiques qui permettent à ces divins pouvoirs de s’exercer et qui soient, en quelque sorte, comme le soutien matériel et politique de son existence spirituelle et suprapolitique. D’où une foule de démarches, de dispositions, concer­ nant ses rapports avec les puissances politiques, les mou­ vements historiques et culturels. On pourrait les nom­ mer, faute d’une meilleure expression, des dispositions 376 V - LA JURIDICTION PERMANENTE d'ordre biologique. C’est à elles qu'il faut rattacher tout ce que l'on a appelé parfois, et ce mot peut se justi­ fier, la politique de l’Église, la politique des papes. b) Les « instances » du pouvoir canonique Considéré sous son aspect pratique et disciplinaire, le pouvoir que nous avons appelé canonique, législatif, organisateur, doit, afin de rejoindre la vie concrète des hommes, franchir plusieurs étapes, ou passer par plu­ sieurs instances. De ce point de vue, il est divisé commu­ nément par les théologiens en pouvoir législatif- ce mot étant pris non plus dans un sens général pour signifier le pouvoir de prendre spontanément n’importe quelle ini­ tiative - mais dans un sens plus étroit pour signifier strictement le pouvoir de faire des lois, de promulguer des dispositions, obligatoires en conscience, en vue du bien commun ; en pouvoir judiciaire, ou pouvoir de juger avec autorité du vrai sens des lois et de la conduite de ceux quelles régissent ; et en pouvoir coercitif ou coactif, ou pouvoir de prendre des sanctions et de punir les coupables. Dans son De romanopontifice^, demandant si l’Église peut faire des lois, juger, punir, saint Bellarmin, après avoir précisé qu’il pense au pouvoir ecclésiastique en tant que tel (et non en tant qu’un pouvoir temporel lui serait annexé), et qu’il n’a en vue que les lois justes (car les lois injustes, celles par exemple qui obligeraient les enfants et les malades à jeûner en carême, ou qui écarteraient de l’épiscopat les pauvres et les sujets d’humble origine, ne sont pas des lois) répond : « On a toujours cru dans l’Église que les évêques dans leurs diocèses, et le pontife romain dans toute l’Église étaient de véritables princes ecclésiastiques, qui pouvaient, de par leur autorité et 64. Lib. IV, cap. xv. LE POUVOIR CANONIQUE 377 sans même demander le consentement du peuple, ou le conseil des prêtres, porter des lois, qui obligent en conscience, juger des causes ecclésiastiques à la manière des autres juges, et enfin punir les transgresseurs. » Les textes scripturaires et patristiques que le même docteur apportera au chapitre suivant de son ouvrage auront pour fin d’établir simultanément ces trois points ; car, il est important d’y insister, nous sommes ici en présence non pas de trois pouvoirs spécifiquement distincts mais seulement de trois instances successives du même pou­ voir: le pouvoir de légiférer, c’est-à-dire d’orienter auto­ ritairement, efficacement une multitude vers son bien propre, renferme nécessairement en lui le pouvoir de juger et le pouvoir de punir65. Il serait facile de constater, dans les documents récents du magistère, la présence de la distinction dont nous parlons. C’est ainsi que, le 28 août 1794, Pie VI a condamné, « comme conduisant à un système déjà condamné en tant qu’hérétique », la 5e proposition du synode de Pistoie suivant laquelle l’Eglise « n’a pas reçu de Dieu ce pouvoir qui, non content de diriger à l’aide de conseils et de persuasions, entreprend de prescrire en faisant des lois, puis de contraindre et forcer les cou­ pables et rebelles par un jugement extérieur et par des peines salutaires »66. On reconnaît dans ce texte la divi­ sion du pouvoir en législatif, en judiciaire, en coercitif. La même division tripartite est signalée par Léon XIII, 65. Contre Montesquieu, qui attribue à des principes juridiques distincts le pouvoir législatif et le pouvoir judiciaire, ZlGLlARA fait remarquer que, s’il peut être prudent de confier pratiquement à des sujets différents \'exercice des fonctions législatives, exécutives, judi­ ciaires et coercitives, cela ne saurait autoriser à méconnaître leur essentielle connexion. Summa philosophica, Jus naturae, lib. II, cap. II, a. 5 et 6; Paris, 1895, t. Ill, pp. 243 et 245. 66. Denz., n° 1505. 378 V - LA JURIDICTION PERMANENTE dans l’encyclique Immortale Dei. 1er novembre 1885 : « Jésus-Christ a donné pleins pouvoirs à ses apôtres sur les choses sacrées, en y joignant tant la faculté de porter de véritables lois, que le double pouvoir qui en découle de juger et de punir. » S’il est vrai que l’on peut diviser le pouvoir cano­ nique, à la ressemblance du pouvoir temporel, en pou­ voir législatif, en judiciaire, en coercitif, il importe extrê­ mement cependant de rappeler que les mêmes mots sont pris ici et là non pas dans un sens identique et univoque, mais dans un sens proportionnel et analogique. « La puissance civile, écrit Jean de Saint-Thomas, étant ordonnée à une fin temporelle et naturelle, à savoir au bien politique de la chose publique, il s’ensuit que les peines, les récompenses et tous les moyens par lesquels elle achemine les hommes vers cette fin temporelle sont eux-mêmes d’ordre temporel. Mais, pour la puissance ecclésiastique, elle est ordonnée à la fin surnaturelle. Aussi, les récompenses, les peines et tous les moyens par lesquels elle achemine les hommes vers une telle fin sont spirituels et surnaturels [sinon en eux-mêmes, du moins par leur destination]. En conséquence, les peines ecclé­ siastiques seront toujours spirituelles, non sans doute au sens où spirituel s’oppose à corporel, mais au sens où spi­ rituel est synonyme de surnaturel et s’oppose à naturel. Pour être surnaturelles, les dispositions que prend l’Église peuvent être aussi bien matérielles qu’immaté­ rielles. C’est pourquoi les actes extérieurs intervenant dans l’administration ou la réception des sacrements, les bénéfices eux-mêmes et toutes les charges ecclésiastiques seront spirituels et surnaturels. Et, en effet, même quand la puissance ecclésiastique touche aux réalités tempo­ relles, c’est toujours en vue des réalités spirituelles»67, et 67. II-II, qu. 64 ; disp. 12, a. 1 ; t. VII, p. 513. LE POUVOIR CANONIQUE 379 parce que ce qui était jusqu’ici temporel est devenu spiri­ tuel, est entré en rapport avec le salut des âmes68. Et l’en­ cyclique Immortale Dei distingue avec la plus grande force l’essence de la puissance civile et celle de la puis­ sance ecclésiastique : l’une préposée aux intérêts humains, l’autre aux intérêts divins ; l’une procurant les avantages des choses périssables, l’autre les biens célestes, éternels, sacrés touchant au salut des âmes ; l’une tempo­ relle, l’autre surnaturelle et spirituelle. c) Les « matières » du pouvoir canonique a) Le pouvoir canonique, toujours spirituel en raison de ses fins, peut s’exercer sur une matière qui est spiri­ tuelle par nature, normalement, régulièrement, que cette matière soit entièrement, uniquement spirituelle (mesures disciplinaires concernant la conduite des clercs, des reli­ gieux, des laïques, la prudente administration des sacre­ ments et des sacramentaux, la pratique du jeûne et de l’abstinence, la célébration des fêtes, etc.) ; ou quelle soit partiellement spirituelle ou mixte69 (effets du mariage, qui sont en partie religieux et en partie civils ; enseigne­ ment scolaire qui a pour fin d’instruire à la fois des chré­ tiens et des citoyens). 68. Rappelons que les choses appelées spirituelles en théologie spé­ culative sont divisées ensuite par les canonistes en choses spirituelles {spirituale), comme la grâce et les vertus, et en choses annexes {spiri­ tuali annexum), comme les rites, les fêtes, les bénéfices ecclésiastiques. Codex Juris Canonici, can. 1553, § 1, 1°. 69. Le mot est employé par LÉON XIII, qui proteste, à ce propos, dans l’encyclique Immortale, contre l’usurpation des gouvernements : « De ipsis rebus, quae sunt mixti juris, per se statuunt gubernatores rei civilis arbitratu suo, in eoque genere sanctissimas Ecclesiae leges superbe contemnunt. Quare ad jurisdictionem suam trahunt matri­ monia christianorum, decernendo etiam de maritali vinculo, de uni­ tate, de stabilitate conjugii. » 380 V — LA JURIDICTION PERMANENTE Le pouvoir canonique peut s’exercer encore sur une matière régulièrement civile, mais devenue spirituelle hic et mine, exceptionnellement, par occasion, par exemple en interdisant aux citoyens d’un pays d’user du droit de vote, comme cela s’est vu naguère °. Alors l’Église inter­ vient au titre spécial de la défense de l'autel, c’est la « politique qui touche à l’autel », et elle prend elle-même l’initiative de l’acte politique ou du refus politique 71. A cette activité de l’Église se rattache ce qu'on a appelé l’« action civique catholique », qui est un prolongement de l’action catholique, et qui intervient dans les choses politiques pour y défendre les « valeurs propres de la cité de Dieu », les « intérêts authentiquement religieux tels qu’ils sont déterminés hic et nunc par le saint siège et par l’épiscopat »72. Il est clair qu’on se trouve ici en pré70. Pie IX et Léon XIII défendirent absolument aux catholiques italiens de prendre part aux élections politiques de leur pays. 71. Jacques MaRITAIN, Questions de conscience, 1938, p. 189, note 2 [O.C., VI, p. 757]. - L’auteur fait remarquer que c’est là une première application du passage de l’encyclique Pascendi condamnant l’erreur selon laquelle « tout catholique, parce qu’il est en même temps citoyen, a le droit et le devoir, sans se préoccuper de l’autorité de l’Église, sans tenir compte de ses désirs, de ses conseils, de ses com­ mandements, au mépris même de ses réprimandes, de poursui-vre le bien public en la manière qu’il estime la meilleure. » Denz., n° 2092. Il y aura une autre application du même passage, dont nous parlerons plus loin, quand l’Église interviendra « au titre seulement de la forma­ tion morale de la conscience des citoyens, à qui l’autorité religieuse rappelle les règles de conduite auxquelles ils doivent se rendre attentifs : on a alors affaire à une action de l’autorité religieuse qui ne porte de soi que sur le spirituel, et qui laisse à la conscience des citoyens ainsi instruite l’initiative et la décision motrice, le judicium practician concernant l’acte politique à poser ». Dans le premier sens, 1’intervention de l’Église est la forme moderne de la potestas indirecta in temporalibus, ratione peccati. Cf. infra, p. 424. 72. Ibid., pp. 184 et 194 [O.C., VI, pp. 753 et 761]. L’expression « action civique catholique » est prise ici au sens strict, pour désigner non pas 1 œuvre entière de la politique chrétienne, mais uniquement les inci­ dences occasionnelles du spirituel dans la politique. Cf. infra, p. 404. LE POUVOIR CANONIQUE 381 sence non pas de deux pouvoirs, mais d’un pouvoir spiri­ tuel unique, portant sur des choses qui sont spirituelles soit ordinairement, par nature, ou si l’on veut « directe­ ment», soit exceptionnellement, par occasion, ou si l’on veut « indirectement ». Est-il permis, dès lors, pour caractériser ces deux sortes d’interventions de l’Église de recourir à la distinc­ tion bien connue du « pouvoir direct » et du « pouvoir indirect » ? Il nous semble que cela ne ferait qu’entretenir des confusions. Il est préférable de parler d’un seul pou­ voir, s’exerçant en matière soit ordinairement spirituelle, soit incidemment spirituelle. La distinction entre « pou­ voir direct » et « pouvoir indirect » nous servira à caracté­ riser deux sortes d’interventions de l’Église que nous regardons, au contraire, comme formellement distinctes. b) D’un autre point de vue, mais toujours par rapport aux matières sur lesquelles il porte, le pouvoir canonique peut être divisé en pouvoir spéculatif et en pouvoir pra­ tique', ou, un peu différemment, en pouvoir magistériel et en pouvoir disciplinaire. Ces dernières divisions, qui affectent l’ensemble du pouvoir juridictionnel, tant déclaratif que canonique, seront étudiées plus loin. d) Les « degrés de réalisation » du pouvoir canonique Au plan naturel, le pouvoir préceptif ou législatif, se subdivise, suivant les deux degrés de sa réalisation, en pouvoir politique, appelé aussi pouvoir de juridiction, qui vise de soi le bien de la communauté parfaite, de la cité ; et en pouvoir économique, appelé aussi pouvoir dominatif qui vise de soi le bien de la communauté impar­ faite de la famille : du père sur le fils, du mari sur la femme, du maître sur le serviteur73. 73. SüAREZ, De legibus, lib. I, cap. VIII, nos 4 et 5. Pour Suarez, le pouvoir préceptif serait plus vaste que le pouvoir législatif. Mais on 382 V - LA JURIDICTION PERMANENTE Si Ton transporte cette division au plan surnaturel, où toute autorité descend du souverain pontife, on pourra dire que la juridiction canonique, prise au sens le plus large, se subdivise en pouvoir spirituel de juridiction, pris au sens strict, relatif à l’Église universelle considérée soit en elle-même soit dans ses parties que sont les Eglises locales ; et en pouvoir spirituel dominatif, représentant le pouvoir normal des supérieurs de communautés reli­ gieuses sur leurs sujets74. Les supérieures de religieuses, incapables de recevoir le sacrement de l’ordre, n’ont pas la juridiction strictement entendue ; mais elles ont un pouvoir spirituel dominatif, qui est une forme de la juri­ diction émanée du Christ, et communiquée par le sou­ verain pontife75. peut donner au mot loi un sens plus étendu qu’à celui de précepte, cf. S. Thomas, I-II, qu. 90, a. 2, ad 1. 74. Cod. Jur. Can., can. 501, § 1. CE infra, p. 1003, note 13. 75. « Mulier non habet neque elavem ordinis, nec elavem jurisdic­ tionis; sed mulieri committitur aliquis usus clavium, sicut habere correptionem in subditas mulieres». S. THOMAS, IV Sent., dist. 19, qu. 1, a. 1, quaest. 3, ad 4. c p o u v o ir d é c la ra tif a p o u r fin d e proposer in fa illib le m e n t la rév élatio n d iv in e LE POUVOIR CANONIQUE Tableau des divisions du pouvoir canonique e) ; « Le christianisme dans sa véritable signification détruit l’État ; c’est ainsi qu’il fut compris dès le début et c’est pour­ quoi le Christ a été crucifié »). EXIGENCES ESSENTIELLES DE CELLE JURIDICTION 407 conflits stériles et sans issue. Elle est destinée à ramener vers le même Dieu, par des chemins différents, les diverses puissances de son être. Elle a toujours existé, mais elle n’a été manifestée que le jour où le Sauveur, comme en se jouant, a prononcé la parole fameuse : « Rendez ce qui est à César à César, et ce qui est à Dieu à Dieu» (Mt., XXII, 21), qui sanctionnait les justes droits de César en créant les droits de l’Église, et qui allait jeter par terre le totalitarisme millénaire du monde païen. Saint Augustin l’a rappelée avec force19. C’est une folie 19. Dans son commentaire du texte où saint Paul recommande aux chrétiens de Rome d’obéir à des autorités encore païen­ nes, Expositio quarumdam propositionum ex Epistola ad Romanos, pro­ pos. 72 : « L’apôtre prévient ceux qui pensent orgueilleusement que, puisqu’ils ont été appelés par le Seigneur à la liberté en devenant chrétiens, ils nom plus, dans le cours de cette vie, à observer de règle, ni à se soumettre aux autorités supérieures chargées du gouvernement des choses temporelles. Si nous sommes composés d’une âme et d’un corps, aussi longtemps que nous demeurons dans cette vie tempo­ relle, nous avons besoin de choses temporelles pour l’entretenir. Il nous faut donc, pour autant, être soumis aux autorités, c’est-à-dire aux hommes constitués en dignité qui gouvernent les choses humaines. Mais, pour autant que nous croyons en Dieu et que nous sommes appelés à son royaume, nous n’avons à être soumis à aucun homme qui tenterait de détruire le don que Dieu nous a fait en vue de la vie éternelle. Si donc quelqu’un estime que, du fait qu’il est chrétien, il n’a plus à payer lïmpôt ni le tribut, ni à rendre honneur aux autorités à qui est confiée la charge de gouverner, il est victime d’une grave erreur. Si quelque autre estime, au contraire, que les autorités préposées aux choses temporelles ont pouvoir même sur sa foi, il tombe dans une pire erreur. Il faut faire ici ce que dit le Seigneur, et rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. Et, bien que nous soyons appelés à un royaume où les autorités temporelles n’ont rien à voir, tant que nous relevons de la vie présente et que nous ne sommes point arrivés au siècle où s’évanouiront toute princi­ pauté et toute puissance, il nous faut supporter notre condition, et gar­ der l'ordre des choses humaines, ne faisant rien par simulation, et obéis­ sant, en ce point même, non pas tant aux hommes qu’à Dieu qui l’or­ donne ». Voir plus loin, p. 456. 408 VI/1-2 - l’ordre canonique et l’ordre politique homicide et une offense à l’Évangile de vouloir changer {’hétéronomie de l’Église et de l’Etat en antinomie. Les conflits qui les opposent au cours de l’histoire devront rester accidentels ; ils ne pourront devenir essentiels que si l’on a faussé au préalable la vraie notion de l’État. b) Dominiums respectifs de l’Église et de l’État; l’Église aterritoriale par essence L’Église et les États vont se rencontrer sur les mêmes territoires. Quel sera leur dominium respectif? Le domaine de l’homme sur les choses extérieures, pâle reflet du domaine divin sur l’être et l’agir de toute la création, c’est le pouvoir, que lui donnent son intelli­ gence et sa volonté, de les utiliser pour ses fins propres, comme si elles avaient été faites pour lui20. Il pourra prendre deux formes. D’abord le domaine de la personne humaine, l’utilisation que la personne individuelle a le droit de faire des choses extérieures pour ses fins propres : voilà la propriété personnelle, le domi­ nium humile. Puis le domaine du pouvoir civil, l’utilisa­ tion que le pouvoir civil a le droit de faire des choses extérieures en vue du bien commun : voilà le haut domaine, le dominium altum. Il a pour fin non de sup­ planter la propriété personnelle, mais au contraire de la rendre plus assurée, plus florissante, mieux répartie et mieux ordonnée. Et, si l’État devient lui-même proprié­ taire de certains domaines et immeubles, de certaines industries, de certains services d’utilité publique, ce ne 20. Saint Thomas, II-II, qu. 66, a. 1. - Nous ne nous occupons plus ici du domaine de l’homme sur l’homme, qui se définit par un commandement {imperando) non par une utilisation {utendo), et qui se subdivise selon qu’il s’exerce en faveur de sujets libres ou à l’égard d’esclaves. Cf. I, qu. 96, a. 2 et 4. EXIGENCES ESSENTIELLES DE CETTE JURIDICTION 409 peut être, en fin de compte, que pour favoriser plus effi­ cacement l’autonomie et la propriété personnelle de ses sujets. Quel domaine l’Église va-t-elle réclamer sur les choses extérieures ? Celui qui est nécessaire au plein accomplis­ sement de sa mission spirituelle. Tout d’abord, pour sauvegarder le libre exercice de sa juridiction spirituelle souveraine, le pape aura canoni­ quement, réserve faite, cela va sans dire, des exigences de la justice, le droit d’accepter la charge d’un principat civil, en raison duquel il possédera, à l’exclusion de tout autre pouvoir politique, le dominium altum sur une por­ tion de territoire, qu’il pourra gérer comme font les autres princes temporels. Il est clair que ce principat, qui se juxtapose aux autres principats temporels en vue de garantir l’indépendance du pouvoir pontifical, ne tendra pas par nature à les supprimer : pas plus que la propriété mobilière ou immobilière de l’État, en se juxtaposant aux autres propriétés personnelles, ne tend par nature à les supprimer. Hors ce principat temporel, qui n’entre pas dans sa contexture mais lui est annexé du dehors, l’Église comme telle ne saurait sans usurpation réclamer le haut domaine sur aucun territoire. Ce n’est pas affaire à elle, c’est affaire aux gouvernements politiques, de veiller à la sécurité, à l’aménagement, au développement de la propriété personnelle. En ce sens, elle doit refuser, comme Jésus, les royaumes de la terre et leur gloire. Un territoire, un royaume peut lui être adjoint du dehors, mais elle reste intrinsèquement et par nature une société aterritoriale, une société sans patrie. Elle n’est faite ni pour se retrancher dans une région déterminée comme dans un château fort, ni pour dilater les fron­ tières nationales de l’État pontifical jusqu’à ses fron­ tières œcuméniques. Même au moyen âge, cela ne pou­ 410 VI/l-2 - l'ordre canonique et l’ordre politique vait être son idéal21, et si le pouvoir canonique a péné­ tré alors profondément dans l’épaisseur de la vie poli­ tique, ce n’était pas, nous le verrons, en vertu d’une exi­ gence essentielle et permanente de l’Église, c’était en vertu d’une conception particulière de la politique chrétienne, légitime, croyons-nous, pour l’époque, mais qui, par rapport à l’Église, devait demeurer extrinsèque et accidentelle. Si l’Église est par essence aterritoriale, elle sera donc contrainte d’habiter sur les territoires d’autrui. En ce sens, elle vivra sur la terre comme une étrangère. Pareille au Dieu qui se cache dans l’hostie, elle, personne surna­ turelle dont le monde n’est pas digne, ne demandera aux États, pour subsister au milieu d’eux, que le dominium humile, le droit de propriété personnelle, qu’ils ne sau­ raient abolir sans injustice. Mais ce droit sera inviolable à double titre. A titre de propriété personnelle, en sorte qu’ils ne pourraient le lui ravir sans pécher par tyrannie, en renversant l’équité qu’ils ont mission de défendre. A titre de propriété religieuse, en sorte qu’ils ne pourraient le lui ravir sans pécher par sacrilège en outrageant la religion22. Ainsi, l’Église, plus grande que les États, leur 21. Le sacre de l’empereur er des rois avait pour fin d’en faire des princes de chrétienté, non des vassaux de l’État pontifical ; et le mot de saint THOMAS sur les « reges, vassali Ecclesiae » (Quodlibet XII, qu. 13, a. 19, ad 2) ou bien ne vise que certains d’entre eux, ou bien doit être pris au sens large. Même chez saint Thomas, le mot Église est parfois pris au sens large, pour désigner tout ensemble le christia­ nisme et la chrétienté. 22. Toute la question des immunités réelles, grâce auxquelles les biens ecclésiastiques (res) ont été, dans l’ancien droit canon, déclarés exempts des charges et des impositions civiles est, en dernière analyse, suspendue au caractère surnaturel de la personnalité de l’Église, en raison duquel on peut dire que les immunités réelles (et les autres immunités ecclésiastiques) ont leur origine dans le droit divin. «Aux veux de nos ancêtres, écrit L. CHOUPIN, les biens de l’Église étaient EXIGENCES ESSENTIELLES DE CE'ITΈ JURIDICTION 41 1 Suite de la note 22 : les biens de Dieu lui-même et, comme tels, entièrement soustraits au pouvoir des princes, libres, par conséquent, de tout impôt séculier. Des peines ecclésiastiques sévères sanctionnaient cette immunité, et, malgré certaines résistances, la société civile la reconnaissait », dans le Diet. apol. de la foi catholique, « Immunités ecclésiastiques », col. 619. Ce caractère surnaturel étant reconnu au moyen âge par la société politique comme telle, il devenait évident aux yeux de tous que l’Église était, d’une manière suréminente, une société d’utilité publique. A ce titre prochain et immédiat, les biens ecclésiastiques, tout comme les biens du domaine public, avaient droit à l’exemption d'impôts. Or, ce titre prochain et immédiat à l’exemption pourrait et devrait être reconnu même par les États qui vivent sous un régime non plus sacral, comme au moyen âge, mais profane, et qui prati­ quent la tolérance politique des différentes religions. Le P. Choupin écrit au même endroit : « Les besoins religieux sont incontestable­ ment les plus indispensables de l’homme : tout ce qui y sert est véri­ tablement à'utilité publique. De ce chef, les biens ecclésiastiques pro­ prement dits, les édifices religieux, églises, chapelles, couvents, pres­ bytères, séminaires, maisons religieuses, sont affectés à un service public. N’est-il donc pas juste, équitable, de les exempter de tout impôt ? En Angleterre, en Amérique, une partie des biens d’Église, et spécialement les édifices députés au culte divin, est soustraite à l’im­ pôt. Rien de plus fondé, de plus légitime ; et c’est un bel exemple d’égalité, de libéralisme bien entendu, donné par des États protes­ tants. L’Église, en promouvant la religion dans un pays, contribue éminemment à la prospérité de l’État ». Voir sur ce sujet les réflexions de Jacques MARITAIN, L’Homme et l’État, Paris, 1953, pp. 161-163 [0. C., IX, pp. 683-686]. Ajoutons qu’on ne trouve rien dans le Code actuel de droit canon qui concerne l’immunité réelle en matière fiscale : la question est réglée dans les divers concordats. Pour ce qui est des immunités locales, elles comprenaient dans l’ancien droit canon a) le droit d’asile, déjà connu des païens, et qui, en vertu d’un commun consentement, rendait inviolables certains criminels lorsqu’ils s’étaient réfugiés dans les lieux sacrés ; ils ne pouvaient être saisis par le bras séculier qu’avec la permission de l’autorité ecclésias­ tique, qui les protégeait ainsi contre les violences de la vengeance des hommes ; b) l’interdiction des actes profanes, qui prohibait les mani­ festations civiles dans les lieux sacrés. On trouve un rappel de cette dernière immunité au canon 1160 du Code : « Les lieux saints sont exempts de la juridiction de l’autorité civile, et l’autorité légitime de 412 VI/1-2 - l’ordre canonique et l'ordre politique est soumise sous un aspect particulier. Elle sera tenue d’obéir à leurs justes lois. Les théologiens ont reconnu ce point25, et Cajetan l'a précisé dans un texte célèbre24. l’Église y exerce librement sa juridiction ». Une telle disposition vise à sauvegarder la décence du culte en réservant la juridiction toute spiri­ tuelle de l’Église. Pas plus que les précédentes, elle n’a pour fin de pri­ ver l’État de son dominium altum pour le transférer à l’Église. Cf. infra p. 883. 23- Quand ils affirment que l'immunité réelle est de droit divin, c’est, dit CH0UPIN, « en ce sens que l’État ne peut pas, de son auto­ rité propre, grever les biens ecclésiastiques ; il faut pour cela le consentement de l’Église» qui est, en droit divin, une société parfaite; loc. cit., col. 618. Mais ils affirmeront en même temps que l’Église est tenue de reconnaître les justes exigences de l’Etat en matière de haut domaine. Voir la note qui suit. 24. Pour empêcher une trop grande concentration des biens, la loi ancienne prévoyait que tous les cinquante ans, aux années jubilaires, chacun rentrerait en possession de sa propriété terrienne (Lévitique, XXV, 13). Afin de justifier cette disposition légale, saint THOMAS explique que, si la vente des biens terriens n’est pas réglée, il arrivera qu’ils passeront tous dans la main de quelques-uns et que de grandes régions se dépeupleront ; en outre, saint Thomas cite un texte d’Aristote affirmant la nécessité d’ordonner les possessions en vue du bien commun (I-II, qu. 105, a. 2, ad 3). C’est en commentant ce pas­ sage de saint Thomas que le cardinal CAJETAN fait remarquer que, dans le cas où les lois d’un pays détermineraient raisonnablement la gran­ deur maxima du territoire que chacun peut posséder, ces lois, étant jus­ tes, seraient reconnues même par l’Église ; en sorte que si, par exemple par voie d’héritage, les possessions de l’Église se trouvaient dépasser les limites générales prescrites pour la propriété terrienne, l’Église serait tenue de vendre ce surplus (in I-II, qu. 105, a. 2). Il faudrait naturelle­ ment tenir compte, Cajetan l’ajoute, du fait que certains biens ecclé­ siastiques qui pourraient paraître superflus si l’on regardait aux seuls ministres de l’Église, ne le sont pas en réalité et demeurent légi­ times si l’on regarde aux œuvres de bienfaisance que font ces ministres (in II-II, qu. 32, a. 5, n° V). Cependant, même dans le cas où les reve­ nus en seraient charitablement distribués, la trop grande propriété pourrait être justement limitée, du fait quelle s’accompagne d’un ensemble de conditions tendant à rendre le travail d’exploitation moins personnel, moins humain et, en dernier ressort, moins fructueux. C’est 413 EXIGENCES ESSENTIELLES DE CETTE JURIDICTION Elle sera en quelque sorte à leur merci, et il leur sera facile de la spolier, de lui arracher ses moyens de subsis­ tance, de l’étouffer : de fait, son rôle n’est-il pas d’être sans cesse dépossédée et de sans cesse reconstruire ? Mais il est clair qu’ils ne sauraient le faire sans ébranler le droit sur lequel ils sont fondés. Ici encore, entre les exigences de l’Église et les exigences des États, les conflits devront rester accidentels. Pour qu’ils deviennent essentiels, il faudrait faire violence à la nature des choses. 2. L’Église doit christianiser la vie civile : ILLUMINATION DU TEMPOREL a) Le spirituel touche certaines activités temporelles en raison seulement de leur « existence » dans un sujet humain ; et d’autres, en raison aussi de leur « contenu » En venant diviniser les régions les plus profondes et les plus cachées de l’homme pour faire de lui un citoyen du ciel, un membre du Christ, un temple des divines per­ sonnes, la grâce et les vertus infuses vont faire sentir du même coup leur influence sur le déploiement de son acti­ vité temporelle et soulever sa marche vers ses fins politiques et proprement humaines. Le plan de l’activité spirituelle demeure nettement distinct du plan de l’activité temporelle, même quand elle est dirigée et pénétrée par l’esprit de à la veille de la Réforme que Cajetan faisait remarquer que les biens de l’Église ne peuvent s’étendre indéfiniment (le commentaire de la I-II est achevé en 1511). A cette époque, écrit Hartmann GRISAR, « l’Église était devenue trop riche grâce aux pieuses fondations et attributions qui s’étaient multipliées au cours des siècles ; par exemple, dans l’évêché de Worms, les trois quarts des biens appartenaient aux autorités ecclésias­ tiques» {Martin Luther, sa vie et son œuvre, trad. Mazoyer, 1931, p. 82). 414 VI/l-2 - l’ordre canonique et l’ordre politique l'Évangile. Au premier plan appartiennent l’œuvre des ver­ tus infuses et les choses de la vie intérieure qui montent directement à Dieu. Au second plan appartiennent l’œuvre des vertus acquises et les choses de la vie culturelle, notam­ ment celles de la vie politique qui vont directement à César, mais pour Dieu : « Que toute personne soit soumise aux autorités supérieures, car il n’y a point d’autorité qui ne soit de Dieu..., de sorte que celui qui résiste à l’autorité résiste à l’ordre voulu de Dieu... Il est nécessaire de se soumettre non seulement à cause du châtiment, mais aussi par un motif de conscience», écrit saint Paul (Rom., XIII, 1-5), qui achève de nous révéler ici le sens du Reddite Caesari. Le plan du spirituel et le plan du temporel sont de soi différents, mais ils ne sauraient être séparés. « L’un est de soi subordonné à l’autre ; de soi le temporel veut être vivifié par le spirituel ; le bien commun de la civilisation demande de soi à se référer au bien commun de la vie éternelle, qui est Dieu lui-même. Sur l’un et l’autre plan, je ne ferai bien mon travail qu’en ayant à l’égard de l’objet visé la compétence et les armes voulues; mais là même où j’agis comme membre d’une autre cité que l’Eglise du Christ, la vérité et la vie chré­ tiennes doivent pénétrer au-dedans de mon activité, être l’âme vivifiante et rectrice de tout le matériel de connais­ sances et de moyens de réalisation que je mettrai en œuvre ; soit que l’objet auquel je travaille, comme planter une vigne ou bâtir une maison, relève d’une technique indépendante en elle-même de la foi chrétienne, soit que lui-même, et si grande que puisse être la part de technique drainée par lui, il soit essentiellement d’ordre éthique, comme les choses du domaine social et politique, et dépende dès lors intrinsèque­ ment de principes supérieurs que la foi chrétienne et la sagesse chrétienne assigneront d’en haut25. » 25. Jacques Marjtain, Humanisme intégral, p. 313 [O. C., VI, pp. 619-620]. EXIGENCES ESSENTIELLES DE CETTE JURIDICTION 41 5 Ne craignons pas trop d’élargir le débat. La question générale de la subordination du temporel au spirituel, du profane au sacré, déborde évidemment la question plus particulière des rapports juridictionnels de l’Église et de l’État. C’est tout l’ensemble de la vie temporelle qui doit subir l’attraction de tout l’ensemble de la vie spirituelle. Mais, comme il vient d’être dit, les activités de la vie temporelle peuvent se répartir en deux groupes. Dans le premier, on rangera les activités qui demeu­ rent par elles-mêmes étrangères aux valeurs éthiques et contemplatives : faire le jardin ou la cuisine, des canaux ou des avions, étudier l’algèbre et les sciences — dans le sens où le mot science peut être opposé à celui de sagesse26, etc. C’est seulement en raison de leur existence dans un sujet humain, racheté par le sang de la croix et tenu de diriger tous ses actes vers la vie éternelle, ce n’est pas en raison de leur contenu, que ces activités tempo­ relles sont touchées par le spirituel27. 26. En un sens, « le mot science est pris par opposition aux plus hautes régions du savoir, c’est la science en tant quelle se contredivise à la sagesse, et quelle est prise dans les régions les moins élevées du savoir: on ne dit pas la sagesse botanique ou linguistique, on dit la science botanique et la science linguistique. La sagesse est un savoir par les plus hautes sources et sous les lumières les plus profondes et les plus simples ; la science, en cette acception, un savoir par le détail et le conditionnement prochain ou apparent. En ce sens-là, nous disons : la science ou les sciences particulières. » Jacques Maritain, Science et sagesse, 1935, p. 19 [O. C., VI, p. 20]. La distinction de la science et de la sagesse, de la raison inférieure et de la raison supé­ rieure est signalée par saint Thomas (I, qu. 79, a. 9) qui l’emprunte à saint Augustin (De Trinitate, livres XII-XIV). Sur les divers sens de cette opposition chez saint Augustin, voir Henri-Irénée Marrou, Saint Augustin et la fin de la culture antique, 1938, pp. 370 et 563. 27. En effet, selon saint Augustin et saint Thomas, les actes humains, du moins si on les considère par rapport à la fin naturelle de l'homme, sont toujours, dans le concret, bons ou mauvais, ils ne sont jamais indifférents. Et PlE X déclare que le chrétien, « quoi qu’il fasse, 416 Vl/l-2 - l’ordre canonique et l’ordre, politique Dans le second groupe, on rangera les activités qui mettent en cause par elles-mêmes, outre des valeurs techniques et scientifiques, les suprêmes valeurs humaines de l’éthique et de la sagesse : telles les activités sociales, politiques, philosophiques. Ce n’est pas seule­ ment en raison de leur existence dans un homme « embarqué » vers l'éternité, c’est aussi en raison de leur contenu, de leur objet spécifique, que ces activités devront consentir à recevoir l’influence et la régulation du spirituel. Et quel sera l’effet de cette influence, de cette régulation ? Tout d’abord, elle tendra à guérir, à redresser les déviations de l’activité humaine temporelle, émanant d’êtres déjà faillibles par eux-mêmes, mais en outre blessés depuis leur révolte contre la grâce, et qui, de ce fait, ne peuvent avancer qu’avec des forces dimi­ nuées sur la route du vrai et du bien, même quand ce vrai et ce bien leur sont de soi proportionnés et connaturels28. D’innombrables défaillances philosophiques, même dans l’ordre des choses temporelles, n’a pas le droit de négliger les biens qui sont au-dessus de la nature ; bien plus, les lois de la sagesse chrétienne l’obligent à tout diriger vers le souverain bien comme vers sa fin dernière ; or, toutes ses actions, en tant que mora­ lement bonnes ou mauvaises, c’est-à-dire en tant que conformes ou contraires au droit naturel et au droit divin, tombent sous le juge­ ment et la juridiction de l’Église. » Encyclique Singulari quadam, 24 sept. 1912. Les théologiens observeront cependant qu’en un sens très particulier, à savoir par rapport à la fin surnaturelle de l’homme, il peut y avoir, dans le concret, des actes qui ne sont ni bons ni mau­ vais, c’est-à-dire ni méritoires ni déméritoires : par exemple, les aumônes que font par pure compassion naturelle ceux qui demeurent volontairement en état de péché mortel ; ces aumônes représentent cependant des actes éthiquement bons. 28. Pour ce qui est du vrai, saint THOMAS écrit : « Même en ce qui regarde les choses qu elle peut connaître sur Dieu, la raison humaine a besoin du secours de la révélation divine ; car la vérité sur Dieu qui est accessible à la raison, n’apparaîtrait qu’à peu d’hommes, après un long temps, et mêlée à beaucoup d’erreurs. » I, qu. 1, a. 1. On pour- EXIGENCES ESSENTIELLES DE CETTE JURIDICTION 417 morales, économiques, politiques, culturelles concernant la place de la personne humaine dans l’univers, son ordre à la fin dernière, ses multiples rapports sociaux, l’usage quelle peut faire des biens terrestres, sont déce­ lées et corrigées par la fonction sanatrice de la vérité révélée et de la grâce divine. Ce n’est pas tout. L’influence du spirituel ne se contentera pas de rectifier les écarts des activités naturelles, elle va pénétrer au dedans de ces activités pour les tonifier, leur infuser une sève nouvelle, et sans aucunement les arracher à leur plan et à leurs lois propres, elle va travailler sur leur plan même spécifique - plan de la recherche philosophique, de l’organisation économique et politique, de l’invention artistique - à les sublimer29, à les faire resplendir d’une clarté singulière qui est l’effet propre du christianisme, en sorte qu’il pourra y avoir une philosophie chrétienne, une économie et une politique chrétiennes, un art chré­ tien, plus généralement une culture chrétienne, qui sera rair parler de même des vérités concernant l’âme et la conduite de la vie humaine. Dans sa lettre apostolique Tuas libenter, du 21 décembre 1863, PlE IX rappellera que, bien que les disciplines naturelles s’appuient sur leurs propres principes, connus par la raison, il importe que les catholiques qui les cultivent aient toujours devant les yeux la révélation divine comme une étoile qui les guide, veluti rectricem stellam. Denz., n° 1681. Pour ce qui est du bien, saint Thomas écrit: « Dans l’état de nature blessée, l’homme peut accom­ plir un certain bien particulier par les forces de sa nature, construire des maisons, planter des vignes, etc. ; mais ses défaillances l’empê­ chent de rejoindre tout le bien qui lui est connaturel... Il faut que les forces de la grâce s’ajoutent à celles de la nature pour le guérir. » I-II, qu. 109, a. 2. 29. Sur la manière authentique dont une activité inférieure peut être sublimée, c’est-à-dire surélevée, mais non pas changée ni désessenciée, par une activité supérieure, dont l’instinct, par exemple, peut être dans l’homme sublimé par l’esprit, voir M.T.-L. PENIDO, La conscience religieuse, Essai systématique suivi d’illustrations, Paris, 1935, pp. 110 et suiv. 418 VI/1-2 - l’ordre canonique et l’ordre politique telle par son inspiration profonde et par la manière dont elle abordera tous les problèmes que pose la vie dans le temps. En imbibant ainsi de son influence les activités qui émanent des vertus acquises et qui sont spécifiées par des fins immédiatement culturelles, le christianisme leur prête pour ainsi dire des ailes, non pour qu elles volent directement vers le ciel - c'est l’affaire des activités spiri­ tuelles émanant des vertus infuses - mais pour quelles marchent d’un pas plus sûr, plus prompt, plus léger, vers ces fins culturelles ; et pour qu’on puisse, en un sens, dire d’elles ce que la Vulgate dit de ceux qui espèrent en Dieu : « Ils prendront des ailes comme l'aigle, ils cour­ ront et ne se fatigueront pas, ils marcheront et ne trébu­ cheront pas » (Isaïe, XL, 31). b) Les rayons qui illuminent la culture relèvent du royaume de Dieu ; mais l’œuvre culturelle sublimée reste de soi extérieure au royaume Les influences spirituelles qui s’exercent sur les activités et les œuvres temporelles pour les orienter vers une fin ultime, pour les redresser, pour les tonifier, doivent-elles se rattacher au spirituel ou au temporel, au royaume de Dieu ou au monde de la culture ? Formellement considérées, il faut répondre quelles relèvent du royaume de Dieu. Elles touchent au monde de la culture, à la vie philosophique, économique, sociale, politique, artistique, mais comme une cause ana­ logique qui demeure transcendante à ses effets. Le rayon de grâce et de vérité qui tombe sur la culture pour tra­ vailler à la guérir de ses plaies et à la sublimer, appartient véritablement au royaume de Dieu. Il est comme l’éclat et le surcroît de ce royaume, comme le rayonnement de son essence, qui s’efforce de rectifier et d'illuminer audehors, par sa vertu vivifiante et rénovatrice, un univers, 1 EXIGENCES ESSENTIELLES DE CETTE JURIDICTION 419 un milieu, une pâte qui est le monde, et où d’autres influences, celle de l’homme et celle du diable, auront leur part. En sorte qu’une culture, une civilisation, même chrétienne, ne saurait être dite appartenir au royaume de Dieu qu’improprement, que sous un aspect, et dans la seule mesure où elle reçoit les rectifications et les illuminations dont nous parlons. C’est donc formellement considérées que les influences spirituelles rectifiant et illuminant la culture appartiennent au royaume de Dieu. œuvre culturelle sur laquelle ces influences s’exercent est, en elle-même et à parler proprement, extérieure au royaume de Dieu30. Elle appartient au plan temporel. Elle relève immédiate30. Nous ne dirons donc pas, avec François de VlTORIA, que « l’Église entière est un seul corps, la société civile et la société spiri­ tuelle faisant non pas deux corps, mais un seul. » Relectio prior, De potestate Ecclesiae, éd. Getino, Madrid-Valence, 1934, t. II, p. 74. Vitoria distingue fort bien le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel, mais il les enferme tous deux dans l’Église. Nous reparlerons plus loin de cette tendance médiévale à inclure dans l’Église la chrétienté pro­ fane et l’État. Elle devient très forte chez Soloviev. On doit bien l’avouer, écrit le P. S. TlSZKIEWICZ, S. J., « Soloviev, malgré son en­ thousiasme pour le principe de la papauté, à l’époque où il écrivait La Russie et l’Église universelle, n’avait pas une idée nettement catho­ lique de la divino-humanité de l’Église : pour ce qui concerne l’élé­ ment humain de l’Église, nous constatons une exagération, un dédoublement ; nous y retrouvons quasi deux corps : d’une part, le corps social propre à l’Église, en tant que distincte de toute autre société, corps visible ayant à sa tête un chef visible, le pape, — et d’autre part, l’État chrétien, gouverné par un monarque idéal, État faisant presque partie de l’Église. Nous sommes loin de la Symbolique» de Moehler, lequel dégageait avec vigueur le caractère supra-national du christianisme. Le même auteur ajoute : « Vladimir Soloviev nous a fait un grand tort aux yeux des pravoslaves : sa théo­ cratie présente le catholicisme sous un jour qui le rend inacceptable pour eux. Mais il faut lui pardonner ce mauvais sendee, etc... » « La théologie moehlérienne de l’unité et les théologies pravoslaves », dans L'Église est une, Hommage à Moehler, Paris, 1939, pp. 276 et 290. 420 Vl/l-2 - l’ordre canonique et l’ordre politique ment des ressources et des énergies humaines, des vertus et des habitus acquis, qui peuvent être secourus et vivi­ fiés par le spirituel, mais qui fonctionnent ici comme des agents temporels et pour le compte du temporel. Le temporel doit, nous l’avons dit, se placer sous le spirituel ; non pour abdiquer, pour renoncer à sa nature propre, pour se laisser résorber dans le spirituel ; mais, au contraire, pour sauver sa vraie nature temporelle, pour qu elle puisse, grâce aux influences purificatrices et éle­ vantes du spirituel, tendre elle-même à son meilleur développement temporel : à la manière dont la flore et la faune d’un pays subissent les influences d’un climat heu­ reux, sans être aucunement arrachées aux lois propres de la vie végétative et sensitive. Du point de vue de la cau­ salité efficiente, on dira que les énergies spirituelles influent sur le temporel comme une cause principale de rang supérieur influe sur les causes principales infé­ rieures, les pénètre et les élève. Du point de vue de la causalité finale, on dira que le temporel est ordonné au spirituel, comme peut l’être une fin intermédiaire, qui, tout en valant pour elle-même, est référée pourtant à une fin plus haute et plus ample. C’est ainsi, par exemple, que dans l’animal les fonctions végétatives (res­ piration, nutrition, reproduction) se trouvent modifiées et élevées par leur contact avec la vie sensitive : elles valent sans doute d’abord pour elles-mêmes, mais en outre elles sont disposées en vue de la sensation qui est d’un ordre supérieur. La subordination de la cause effi­ ciente inférieure à la cause supérieure, et de la fin inter­ médiaire ou infravalente, à la fin supérieure et supravalente, étant essentielle et intrinsèque, l’on devra parler d’une subordination essentielle et intrinsèque du tempo­ rel au spirituel. Cette subordination est de telle nature que les principes d’activité temporelle ne perdent aucu­ nement leur caractère de causes principales (inférieures) EXIGENCES ESSENTIELLES DE CETTE JURIDICTION 421 pour se changer en simples instruments de spirituel ; et que les buts d’activité temporelle ne perdent aucune­ ment leur caractère de fins (intermédiaires, infravalentes) pour se changer en simples moyens du spirituel. La dis­ tinction, subtile peut-être, mais capitale, de la cause principale inférieure et du pur instrument et la distinc­ tion correspondante de la fin intermédiaire et du pur moyen ne doivent jamais ici se perdre de vue : la cause principale inférieure agit par la vertu de sa forme, de sa nature, l’ébranlement qu’elle reçoit n’étant que la condi­ tion de son activité ; tandis que le pur instrument n’agit pas par lui-même, l’ébranlement qu’il reçoit étant la cause totale de son activité. Pareillement, la fin intermé­ diaire absolument parlant est fin, c’est-à-dire désirable pour elle-même, c’est dans un certain sens seulement quelle est moyen, c’est-à-dire désirable pour autre chose ; tandis que le pur moyen est désirable uniquement pour autre chose31. 31. «Duplex est causa agens, principalis et instrumentalis. Principalis quidem operatur per virtutem suae formae cui assimilatur effectus... Causa vero instrumentalis non agit per virtutem suae for­ mae, sed solum per motum quo movetur a principali agente ; unde effectus non assimilatur instrumento, sed principali agenti. » Saint THOMAS, III, qu. 62, a. 1. CAJETAN explique comment l’autonomie des causes principales peut subsister sous la motion de la cause pre­ mière, sans quelles soient réduites à l’état d’instruments : « Non enim causa secunda movet ob hoc praecise quia movetur, sed etiam ex vir­ tute propria... Stat causam secundam necessario moveri a prima, et cum hoc, ipsum moveri modificari ex natura causae secundae ; et sic movere causae secundae provenit non ex moveri tantum, sed ex moveri ei modo proprio ipsius causae secundae. » In I, qu. 19, a. 8, n° Xiv. Jean DE Saint-Thomas décrit ainsi la fin intermédiaire: « Habet veram rationem finis, etiam non ultimus, sed participatam, in quo rationem medii aliquo modo induit ; simpliciter tamen habet rationem finis, quia simpliciter est appetibile, licet participative : sicut substantia creata est ens per se, participative tamen ab increata. » Cursus phil., Phil, nat., I pars, qu. 13, a. 1 ; Vivès, t. II, 422 VI/1-2 - l'ordre canonique et l’ordre, politique c) Valeurs temporelles sublimées et valeurs devenues spirituelles Qu on le note, nous croyons parfaitement qu’en de certaines circonstances les activités temporelles puissent être traitées comme de stricts instruments du spirituel, que les vertus et les habitus acquis puissent fonctionner, en vue de biens spirituels, comme de purs instruments des vertus et des habitus infus, que les valeurs culturelles puissent être regardées comme de purs moyens du spiri­ tuel. Mais quand cela se produira, il faudra convenir que le temporel est arraché à ses lois et à ses fins propres, qu’il devient lui-même spirituel, pour s’incorporer au spirituel, se convertir en spirituel, se résorber dans le spi­ rituel : les ressources naturelles, les vertus et les disposi­ tions acquises, les choses de soi temporelles ou cultu­ relles, les églises, les maisons religieuses, les bénéfices, les objets d’art, les langues nécessaires au culte et à la prédi­ cation, le chant liturgique, c’est tout cela qui, à cause de l'usage direct qu’en fait la vertu de l’Église et des buts immédiats auxquels elle le réfère, devient alors spirituel. Ainsi, nous admettons que les vertus et les disposi­ tions acquises, les ressources psychologiques, plus géné­ ralement les valeurs temporelles, peuvent être élevées par le spirituel de deux manières typiquement différentes. Ou bien en fonctionnant comme des causes principales secondes, selon leurs règles propres et en restant à leur propre plan, mais sous l’influence rectrice et illuminatrice du spirituel et des vertus de l’Évangile ; on aura p. 242. Plus loin il distingue ainsi la cause principale et l’instrument: * Propria et formalis ratio causae instrumentalis, ut distinguitur a principali, consistit in eo quod operetur ut morum a principali agente, si ly « ut motum » dicat totam virtutem et rationem operandi ; non vero si dicat solam concausam cooperantem, vel conditionem requi­ sitam. » Ibid., qu. 26, a. 1 ; Vives, t. II, p. 439. EXIGENCES ESSENTIELLES DE CETTE JURIDICTION 423 alors une philosophie chrétienne, une économie chré­ tienne, une sociologie chrétienne, une politique chré­ tienne, un art chrétien, bref une culture qui sera chré­ tienne, mais distincte de l’Église et du royaume de Dieu : la culture chrétienne étant le domaine de la vie humaine et temporelle redressée et éclairée par [Évangile; l’Église, le royaume de la vie divine et éter­ nelle. Ou bien en fonctionnant comme de purs instru­ ments du spirituel : elles seront alors arrachées à leur propre plan, pour être intégrées et résorbées dans le royaume de Dieu. d) La lumière spirituelle rejoint le temporel et pré­ pare la cité chrétienne en deux étapes : par l’action catholique, où l’on agit « en tant que » catholique, et par l’action profane et culturelle, où l’on agit « en » catholique Les influences spirituelles, qui s’exercent sur le tempo­ rel pour le bien du temporel afin de l’orienter, de l’illu­ miner, de le sublimer, franchissent deux étapes, qu’il importe beaucoup de distinguer. Tout d’abord, elles s’exercent de haut, d’une manière pour ainsi dire préjudicielle, par le moyen d’hommes, clercs ou laïques - les laïques sont alors des messagers de l’action catholique dont une des fins est de christianiser l’œuvre humaine temporelle - qui travaillent au nom et sous la responsabilité de l’Église, qui agissent en tant que chrétiens, en tant que membres du Christ et citoyens du royaume de Dieu, pour sauvegarder certaines valeurs temporelles primordiales et permanentes, qui sont comme les axes et les centres d’irradiation de la vie cul­ turelle - et dont la présence apparaît moralement néces­ saire pour favoriser, chez le commun des hommes, l’exercice normal de la vie spirituelle elle-même. C’est 424 VI/1-2 - l’ordre canonique et l’ordre politique ainsi que l’Église prend directement à son compte, dans l'ordre doctrinal, la défense de certaines vérités fonda­ mentales concernant la nature, la vie, les destinées de l’homme, la justice sociale, la conscience civique, les droits et les devoirs de la société politique, l’origine de l'autorité, l’unité du genre humain et la solidarité de tous les hommes : vérités qui sont temporelles si l’on regarde à leur substance - elles ne sont spirituelles que si l’on regarde à l’éclat qu’elles reçoivent du christianisme, à la clarté chrétienne32 qui vient les confirmer et les illu­ miner - et qui représentent dans l’édification de l’œuvre culturelle comme des lieux géométriques, comme des repères qui permettront d’apprécier et de juger avec sûreté les grandes tendances du monde de la philoso­ phie, de l’art, des sciences morales, sociales et politiques. C’est ainsi encore que l’Église prend directement à son compte, dans l’ordre pratique, la défense de certaines vertus nécessaires à l’œuvre de civilisation, telle l’huma­ nité, l’amitié, la loyauté, la fidélité, la justice, la clé­ mence, la générosité ; plus généralement et plus profon­ dément, quelle s’attache à faire triompher une attitude d’âme, un esprit, avec lesquels doivent être abordés tous les problèmes de l’ordre culturel : attitude d’âme, esprit, qui relèvent par excellence et en suprême instance de la charité divine, capable de purifier et de sublimer mer­ veilleusement les vertus civilisatrices. Voilà la première étape, la première phase dont nous avions à parler: le rayon du spirituel qui vient éclairer le temporel reste ici pur, indivisé et sans alliage33. 32. Cette clarté est surnaturelle seulement quoad modum. 33. On a déjà fait remarquer que le passage de l’encyclique Pascendi condamnant l’erreur selon laquelle « tout catholique, parce qu’il est en même temps citoyen, a le droit et le devoir, sans se préoccuper de l’au­ torité de 1 Eglise, sans tenir compte de ses désirs, de ses conseils, de ses commandements, au mépris même de ses réprimandes, de poursuivre EXIGENCES ESSENTIELLES DE CETTE JURIDICTION 425 Prise à cette première étape, Tinfluence du spirituel est capable de préparer la christianisation de la culture, de disposer à faire chrétiennement de la politique ou de l’économie, de la philosophie ou de l’art, de fournir les principes et de communiquer l’esprit suivant lesquels doit être entreprise l’œuvre de la culture chrétienne34. Mais elle reste essentiellement incapable de mettre sur pied une cité, un ensemble culturel, de leur donner l’existence, de les conduire à bonne fin. C’est l’affaire des interventions, des activités, des ressources proprement humaines de construire la cité temporelle, d’édifier le bien public en la manière qu’il estime la meilleure » (Denz., n° 2092) peut s’appliquer à deux titres différents. D’abord au titre spécial, dont il a été question plus haut, « de la défense de l’autel », de la défense immé­ diate du spirituel, y compris les intérêts ordinairement temporels, mais devenus, en raison d’une incidence du spirituel dans le temporel, hic et nunc spirituels ; « l’Église a alors elle-même l’initiative de l’acte poli­ tique ou du refus politique du chrétien », et c’est à ce genre d’interven­ tions que se rattachera l’« action civique catholique » qui est une branche de l’action catholique. Puis au titre de la formation morale de la conscience des citoyens. Cf. Jacques MARITAIN, Humanisme intégral, p. 316 [O. C., VI, pp. 622-623] : il y a dans le temporel, « à l’égard de l’ordre temporel lui-même, une zone de vérités connexes aux vérités révélées dont l’Église a le dépôt, et qui commandent d’en haut la pen­ sée et l’activité temporelle du chrétien ; c’est ainsi que les encycliques de Léon XIII et de Pie XI ont élaboré les principes d’une sagesse chré­ tienne politique, sociale, économique, qui ne descend pas jusqu’aux déterminations particulières du concret, mais qui est comme un firma­ ment théologique pour les doctrines et les activités plus particulières engagées dans les contingences du temporel ». Cf. supra, p. 380. 34. Au-dessous de l’unité transcendante du christianisme, il y a place, sans doute, pour l’unité humaine d’une culture chrétienne. Mais cette unité, causée par la foi dans les choses qui ne sont pas de foi, et par le spirituel dans les choses qui sont temporelles, ne peut être qu’une unité générale d’inspiration, et d’attitude : à l’égard, par exemple, de la vérité, de la sagesse, de la liberté. Cf. Jacques Maritain, « Les chemins de la foi », Semaine des intellectuels catho­ liques, Paris, 1949, p. 23 [O. C., XI, pp. 119-120]. 426 Vl/1-2 - l'ordre canonique et l’ordre politique l'œuvre de la civilisation. Mais les hommes qui se voue­ ront à ces tâches temporelles, s'ils sont chrétiens, s’ils sont régénérés par la grâce, entendront y travailler en chrétiens, avec une conscience chrétienne et sans mettre provisoirement de côté Dieu et le Christ35. Alors appa­ raît la seconde étape, la seconde phase de pénétration du spirituel dans le temporel. Elle se fait par le moyen de chrétiens voués au maintien et au progrès de la culture, enfoncés dans les complexités de la vie technique, et qui comme tels ne sauraient prétendre engager avec eux l’au­ torité de l’Eglise, transcendante par nature aux diver­ gences, aux oppositions, aux luttes légitimes des civilisa­ tions. Le rayon du spirituel qui vient éclairer le temporel est ici divisé et réfracté à mesure qu’il pénètre davantage dans l’épaisseur du temporel ; il demande à s’associer, pour prendre corps en elles et par elles, aux manifesta­ tions multiples et passagères de la vie culturelle: aux diverses formes de régime politique, aux divers efforts de redressement économique, aux diverses branches du tra35. « Faire abstraction du christianisme, mettre Dieu et le Christ de côté quand je travaille aux choses du monde, me couper moimême en deux moitiés : une moitié chrétienne pour les choses de la vie éternelle - et pour les choses du temps, une moitié païenne ou chrétienne diminuée, ou chrétienne honteuse, ou neutre, c’est-à-dire infiniment faible, ou idolâtre de la nation ou de la race ou de l’État, ou de la prospérité bourgeoise ou de la révolution antibourgeoise, ou de la science ou de l’an érigés en fin dernière - un tel dédoublement n'est que trop fréquent en pratique... Dès qu’on prend conscience de ce qu’il représente en réalité, dès qu’on en transporte la formule dans la lumière de l’intelligence, il apparaît comme une absurdité propre­ ment mortelle... En réalité la justice évangélique et la vie du Christ en nous veulent tout en nous, elles veulent s’emparer de tout, impré­ gner tout ce que nous sommes et tout ce que nous faisons, dans le profane comme dans le sacré. L’action est une épiphanie de l’être. Si la grâce nous prend et nous refait par le fond de l’être, c’est pour que notre action tout entière s’en ressente et en soit illuminée. » Jacques MaritâIN, Humanisme intégral, p. 312 [O. C., VI, pp. 618-619]. EXIGENCES ESSENTIELLES DE CETTE JURIDICTION 427 vail et de la technique, aux diverses recherches de l’art, aux diverses vocations des peuples et des races. Sa loi est de se briser pour faire alliance avec tout ce qu’il y a d’honnête dans les essais et les tentatives de l’œuvre culturelle même quand ces essais et ces tentatives sont opposés entre eux36. 36. S’il est nécessaire de distinguer deux moments dans le proces­ sus de pénétration du spirituel dans le temporel, c’est qu’« à l’égard d’une œuvre qui doit descendre jusqu’aux ultimes réalisations contin­ gentes demandées par le service du bien commun temporel, la com­ pétence d’une activité d’ordre tout spirituel trouve vite ses limites. Il y a un jugement du catholicisme sur les connexions que l’art et la litté­ rature soutiennent avec l’éthique, et avec les capacités morales de la moyenne des hommes ; mais ce jugement ne suffit pas à me dire ce qu’il faut penser des livres de Joyce ou des poèmes de Rimbaud comme œuvre d’art. Il y a un jugement du catholicisme sur le devoir de travailler à la paix internationale et sur les principes de la justice sociale ; mais ce jugement ne suffit pas à me dire ce que je dois penser de la loi des quarante heures ou du statut de la S. D. N. A moi d’en juger en catholique (autant que possible avec une intelligence catho­ lique, plutôt qu’avec des partis pris catholiques), mais sans prétendre parler au nom du catholicisme, ni entraîner dans mon chemin les catholiques comme tels. Comprenons-le bien, ce n’est pas seulement parce que l’Église ne veut pas être inféodée ni compromise dans les choses temporelles qu’une telle distinction doit être faite. C’est aussi parce que des différenciations liées à la nature des choses sont en jeu ici, qui précisément expliquent cette volonté de l’Église. Et c’est parce qu’en définitive l’honnêteté et l’intégrité de l’action - de l’action spi­ rituelle sur son plan spirituel, de l’action temporelle sur son plan temporel - souffrent de la méconnaissance de ces différenciations. » Jacques MARITAIN, Questions de conscience, p. 182 [O. C., VI, p. 752]. Cf. Humanisme intégral, p. 314 [O.C., VI, p. 620] : « Si je me tourne vers les hommes pour leur parler et agir au milieu d’eux », disons que «sur le plan du spirituel, je parais devant eux en tant que chrétien, et pour autant j’engage l’Église du Christ » ; et que, « sur le plan temporel, je n’agis pas en tant que chrétien, mais je dois agir en chrétien, n’engageant que moi, non l’Église, mais m’engageant moiméme tout entier et non pas amputé ou désanimé, — m’engageant moi-même qui suis chrétien, qui suis dans le monde et travaille dans le monde sans être du monde, qui de par ma foi, mon baptême et ma 428 Wl-2 - l’ordre CANONIQUE ET l’ordre politique Voilà les exigences essentielles de ΓÉglise soucieuse d’accomplir sa double tâche, à savoir de sauvegarder son existence propre et de christianiser la vie civile, de défendre le spirituel et d’illuminer le temporel. Ainsi définies, les exigences dont nous parlons ne suf­ firaient pas à elles seules, nous le dirons, à rendre compte de la forme qu'a revêtue au moyen âge l’intervention de 1’autorité ecclésiastique dans les matières politiques, en vue de façonner un type déterminé de chrétienté, la chrétienté sacrale. Cette forme d’intervention, qui ne tenait pas à l’essence même de l’Église, se justifiait dans ses grandes lignes par des circonstances que nous regar­ dons aujourd’hui comme définitivement révolues. confirmation, et si petit que je sois, ai vocation d’infuser au monde, là où je suis, une sève chrétienne ». Cf. à ce propos la distinction du cardinal Gasparri dans sa lettre « E noto », aux archevêques et évêques d'Italie sur le clergé et la politique, 2 octobre 1922: « Assurément on ne saurait dénier aux évêques ou aux curés le droit d’avoir, comme citoyens privés, leurs opinions et préférences politiques personnelles, dès là quelles ne s’écartent point des exigences d’une conscience droite et des intérêts de la religion. Il n’est pas moins évi­ dent que, en tant qu'évêques et curés, ils devront se tenir absolument en dehors des luttes des partis, au-dessus de toute compétition pure­ ment politique. Pratiquement, il est vrai, il n’est pas toujours aisé de fixer avec précision les limites d’une pareille distinction. Il ne sera donc pas plus facile de déterminer, dans la variété des cas particuliers, dans quelles circonstances telle action donnée engage soit le citoyen privé seulement, soit l’homme que sa charge revêt d’un caractère public. Dans ces cas douteux, comme aussi dans tous ceux où l’action de l’évêque et du curé pourraient compromettre les intérêts religieux commis à leurs soins, le zèle éclairé du bon pasteur d’âmes n’hésitera pas à s’abstenir. * Cf. infra, p. 884, note 134. EXIGENCES ESSENTIELLES DE CETTE JURIDICTION 429 e) L’Église salut du monde, bien qu’étrangère au monde Si l’on ramène le problème des rapports de l’Église avec l’État et, plus généralement, avec la culture, à ses données essentielles et à ses aspects permanents, il fau­ dra, croyons-nous, reconnaître à la fois deux choses, toutes deux incontestables, mais dont l’union semble un paradoxe. Tout d’abord, l’Église est si profondément différenciée de l’État, les fins divines sont si transcendantes à l’égard des fins culturelles que la loi qui règle leurs rapports ne peut être qu’une loi de distinction, elle ne saurait être une loi de concurrence et de mutuelle opposition3 . Bien plus, du fait que toutes les activités humaines sans excep­ tion, chacune par le chemin qui lui est propre, doivent faire retour à Dieu, fin ultime de tout l’univers, il est clair que les activités infravalentes, qui ont pour fin pro­ chaine les biens terrestres et temporels, demandent de soi à être ordonnées, rectifiées, éclairées, soutenues par les activités supravalentes, qui ont pour fin immédiate les biens célestes et éternels : en sorte que le spirituel, loin d’étouffer le temporel et d’entraver son développe­ ment, sera seul capable de le conduire à son véritable épanouissement, ayant pour rôle non sans doute de lui donner d’exister, « instituere ut sit»58, mais de lui donner37 * 38 37. « Dieu a divisé le gouvernement du genre humain entre deux puissances: la puissance ecclésiastique et la puissance civile·, celle-là préposée aux choses divines, celle-ci aux choses humaines. Chacune d’elles en son genre est souveraine ; chacune a ses limites déterminées, établies conformément à sa nature et à sa fin prochaine ; chacune à l'intérieur de ces limites, a droit d’exercer en propre son action. » LÉON XIII, Encyclique Immortale Dei, 1er novembre 1885. 38. La célèbre formule de Hugues de Saint-Victor, reproduite en partie dans la bulle Unam sanctam, se réfère à un moment historique des rapports de l’Église et de la culture. 430 \Ί/1-2 - l’ordre canonique et l’ordre politique d’exister chrétiennement, c'est-à-dire d’une manière purifiée et sublimée, « instituere ut sit perfecte et christiane». C'est là une doctrine reçue, que l’on rencontre chez saint Augustin3'’ et chez les apologistes des âges pré­ cédents et que les derniers papes n’ont cessé de rappeler. Elle ouvre l’encyclique Immortale Dei sur la constitution chrétienne des Etats : « Œuvre immortelle du Dieu de miséricorde, l’Eglise, bien quelle tende de soi et par sa nature à sauver les âmes et à les conduire à la béatitude céleste, est cependant, dans la sphère même des choses périssables, la source de tels avantages, que, même si elle 39. « Ceux qui disent que la doctrine du Christ est contraire à la république, qu’ils nous donnent une armée composée de soldats comparables à ceux que réclame la doctrine du Christ ; qu'ils nous donnent des citoyens, des maris et des femmes, des pères et des enfants, des maîtres et des serviteurs, des chefs et des juges, des contribuables et des collecteurs d'impôts comparables à ceux que réclame la doctrine du Christ. Alors, qu’ils osent dire quelle est contraire à la république ! Mais plutôt qu’ils n’hésitent pas à recon­ naître que lorsqu’elle est obéie, elle est le grand salut de la république, magnam, si obtemperetur, salutem esse reipublicae. » Epist. CXXXVIII, n° 15. Cf. l’apostrophe à l’Église dans le De moribus Ecclesiae catholi­ cae, lib. I, cap. XXX, n° 63 : « Tu rassembles, dans une mutuelle cha­ rité, selon le vœu de la nature et de la liberté, toutes les parentés de race, toutes les relations d’affinité. Tu apprends aux serviteurs à s’atta­ cher à leurs maîtres moins par la force des choses que par l’amour du devoir ; tu rends les maîtres bons aux serviteurs par le souvenir du Dieu très haut, leur commun Seigneur, et tu les inclines davantage à conseiller qu’à contraindre. Tu réunis, par les liens non seulement de société mais encore de fraternité, les citoyens aux citoyens, les peuples aux peuples et tous les hommes sans exception, dans le souvenir des premiers parents ; tu apprends aux princes à s’abaisser vers les peuples, tu enseignes aux peuples à se soumettre aux princes. Tu enseignes avec soin à qui est dû l’honneur, à qui l’affection, à qui la révérence, à qui la crainte, à qui la consolation, à qui l’avertissement, à qui l’exhortation, à qui la correction, à qui le reproche, à qui le châ­ timent ; montrant à la fois que toutes choses ne sont pas dues à tous, alors que la charité est due à tous, et que l’injustice n’est due à per­ sonne. » EXIGENCES ESSENTIELLES DE CETTE JURIDICTION 431 avait été faite d’abord et avant tout en vue d’assurer la prospérité de la vie terrestre, elle n’en saurait procurer de plus nombreux ni de plus précieux. » On la retrouve dans l’encyclique Ubi arcano, 23 décembre 1922, où Pie XI écrit que l’Eglise, « loin de diminuer le pouvoir des sociétés temporelles, qui sont légitimes chacune à son rang, les parfait avec bonheur, comme la grâce la nature », et que, « si, de par sa mission divine, elle ne vise que les biens spirituels et impérissables, cependant, en raison de l’harmonie et de la connexion de toutes choses, son action contribue au bonheur même terrestre de cha­ cun des hommes et de la société humaine aussi efficace­ ment que si elle avait été établie tout exprès pour le pro­ mouvoir». Dans la mesure où il s’éloigne du christia­ nisme, le mouvement de l’histoire s’affole, les valeurs suprêmes de la culture s’affaissent, la force l’emporte sur le droit, l’esprit de haine sur l’esprit de concorde ; le res­ pect de la personne humaine, les droits des autres classes, des autres peuples, des autres races sont méprisés ; la sainteté des traités et des engagements est foulée aux pieds40. 40. Sur les remèdes que l’Église peut apporter pour la pacification du monde, PlE XI écrit dans l’encyclique Ubi arcano, qu’elle possède des « ressources inépuisables pour libérer la vie commune des familles et des cités de la plaie du matérialisme, qui a déjà fait de si grands ravages ; pour y faire pénétrer une science chrétienne de la spiritualité et de l’immortalité de l’âme, bien supérieure [aux postulats de la] philosophie ; pour opérer le rapprochement de toutes les classes de citoyens et unir chaque peuple par les sentiments d’une très pure bienveillance et d’une sorte de fraternité ; pour défendre la dignité de chaque homme particulier... ; pour faire naître la conscience sacrée du devoir dans l’âme de tous les hommes, citoyens et gouvernants, et jusque dans les institutions publiques [...]. Quand les cités et les républiques se feront un devoir sacré de régler leur vie politique, inté­ rieure et extérieure, sur les enseignements et les lois de Jésus-Christ, elles pourront jouir au-dedans d’une paix véritable, entretenir des 432 VI/1-2 - l’ordre canonique et l'ordre politique Mais, si la loi des rapports de l’Église avec l’État, de la vie spirituelle avec la vie culturelle, est une loi de concorde, cependant, il faut le constater et le déclarer, cette concorde représente, en fait, une réussite aussi rare quelle est haute, un équilibre merveilleux vers lequel on devra s’efforcer, pour lequel il faudra lutter heure par heure. Les forces hostiles, sourdes ou manifestes, tra­ vaillent sans cesse à le renverser. Elles sont à l’œuvre non pas certes dans l’Église comme telle, toute sainte et immaculée, mais dans ceux de ses enfants qui peuvent céder aux entraînements de la nature, être victimes de l’erreur, de la passion, du péché ; elles sont à l’œuvre plus encore dans les mouvements sociaux ou politiques, dans les tendances culturelles, au cœur même des États, lors­ qu’ils installent dans leurs fondements le culte de l’or, l’orgueil de la vie et des idéologies qui écartent, mépri­ sent, bafouent la sainteté de l'Évangile. La révélation de rapports de mutuelle confiance, et résoudre pacifiquement les conflits qui pourront surgir ». Cf. aussi les grandes paroles de Pie XI dans son discours du 24 décembre 1938 : « C’est nous qui rappelons à tous et à chacun que n'est vraiment et pleinement humain que ce qui est chré­ tien, et que ce qui est antichrétien est inhumain ; qu’il s’agisse de la dignité commune du genre humain, ou que cela concerne ou touche la dignité, la liberté, l’intégrité de l’individu, à qui, sauf les coordina­ tions et coopérations qui sont dues, est destinée la société, de même qu’à l’homme individuel est ordonnée l’œuvre même de Dieu Créateur et Sauveur, à qui tout homme doit dire : Deus meus es Tu; et aussi : Dilexit me et tradidit semetipsum pro me!» Doc. Cath., 20 jan­ vier 1939, col. 69. Que la bonne foi internationale, le respect des voi­ sins, l’inviolabilité de la personne humaine ne sont pas des entraves à une politique réaliste, quelles sont au contraire les suprêmes valeurs politiques, la politique reprenant en conséquence sa place dans les sciences morales ; que ces valeurs politiques sont dépendantes de la religion « enseignant à l’homme les liens qui Punissent à Dieu » comment ne pas féliciter les hommes d’État qui le disent, comme l’a fait M. Roosevelt dans ses discours d'octobre 1937 et de janvier 1939, et qui le pensent ? EXIGENCES ESSENT1 ELLES DE CETTE J UR1 DICTION 433 saint Paul sur 1 origine divine du pouvoir politique et son harmonie foncière avec le christianisme est complétée par la terrible révélation de saint Jean sur Γusage démo­ niaque du pouvoir politique exploité par le Dragon contre l’Eglise41, et sur la guerre mortelle qui opposera entre elles jusqu’à la fin du monde la Femme et la Bête. f) La loi de dualité de l’Église et de l’État ne vaut que pour le temps : l’Église porte en elle la puissance de résorber un jour l’univers Ce ne sont pas les puissances démoniaques seules ni les forces de concupiscence seules qui essaient d’opposer l’Eglise et le monde, la grâce et la nature. Il faut dire quelque chose de plus caché. S’il est exact qu’en un sens la grâce divine était extérieure et comme étrangère aux natures angéliques, exemptes pourtant de toute passion et de tout désordre, en sorte que ses avances ont pu les surprendre et, en quelque sorte, les provoquer au péché42, comment l’Église, qui est le royaume de la grâce, ne se sentirait-elle pas opprimée et comme en exil au milieu des meilleures sociétés humaines, comment ne serait-elle pas trop grande pour ne pas les déconcerter par la splendeur de sa révélation, pour ne pas les effrayer dès quelle essaie de déployer ses ailes ? « Le voisinage de 41. Cf. aussi Luc IV, 5-6 : « Le diable lui montra tous les royaumes de la terre en un instant. Et il lui dit : Je te donnerai toute cette puis­ sance, avec leur gloire, car elle m'a été remise, et je la donne à qui je veux. » 42. Il était naturel aux anges de se tourner vers Dieu comme prin­ cipe de leur être naturel ; mais il ne Tétait pas de se tourner vers Dieu comme objet de la béatitude surnaturelle, et c’est en cela qu’ils ont péché. S. Thomas, I, qu. 63, a. 1, ad 3. « Le péché de l’ange ne por­ tait pas sur une chose relevant de l’ordre naturel ; sous un aspect il était surnaturel. » De Malo, qu. 16, a. 3. 434 VI/1 -2 - l’ordre canonique et l’ordre politique l’éternité est dangereux pour le périssable et celui de l'universel pour le particulier43. » La raison de ce mys­ tère, c’est que, lorsqu’on dit que les rapports de l’Eglise et de l’État, du royaume spirituel et du monde culturel sont régis par une loi de dualité et d’accord, cela ne vaut que pour l’époque où l’Eglise est dans le temps, où elle est encore un royaume en chrysalide, un royaume cruci43. Paul CLAUDEL, «A la trace de Dieu, préface du livre de Jacques Rivière», dans Positions et Propositions, 1934, t. II, p. 83. CE pp. 79 à 82 : « Rivière remarque, après beaucoup d’autres, que l’Église s'accommode avec indifference de tous les régimes, pourvu qu’ils lui laissent la liberté de suivre sa vocation divine. Mais il ne peut s’empêcher de mettre le doigt sur un fait très significatif: c’est que, depuis son institution, l’Église n’a pas cessé, sur tous les points du globe et à tous les instants de sa durée, d’avoir des difficultés avec toutes les formes de la société et de l’État, même de celles qui parais­ saient lui emprunter leurs principes constitutifs. Qu’il s’agisse des empereurs romains ou byzantins, ou des princes barbares, ou des chefs féodaux, ou des communes, ou des rois très chrétiens, ou de la Révolution, ou de l’empereur Napoléon, ou de Louis-Philippe, ou de Victor-Emmanuel, ou de la République française, ou des czars, ou des bolchéviks, ou des souverains protestants, ou des Chinois, des Indiens, des Japonais, des Arabes, des Turcs, des Peaux-Rouges, des sauvages de l'Afrique et de l’Océanie, il y a toujours eu quelque chose qui ne collait pas et qui finissait par des disputes, des persécutions et des martyrs [...]. Au-dessous même des formes provisoires de l’État, ces grands principes naturels sur lesquels reposent les sociétés - honneur, famille, patrie, propriété, - la religion ne les accepte pas sans réserve et sans contrôle, elle sait combien facilement ils peuvent s’affoler, elle dit quelle est plus grande et plus forte qu’eux, elle nie leur caractère a priori, elle croit que c’est de Dieu seul qu’ils tirent leur caractère auguste et qu’aucune relation humaine ne saurait prévaloir contre le lien sacré qui unit la créature à son Créateur. Quand une pareille idée a été introduite dans les sociétés orientales, toutes édifiées sur l’idée despotique de la famille, on comprend qu elles aient frémi jusque dans leurs bases. » Non qu'il y ait dans le christianisme un principe antisocial ! « On devrait dire plutôt qu ’il contient un principe architectu­ ral si énergique et si vaste qu'aucune société actuelle n'est capable de le contenir et de l'abriter complètement. » LA CHRÉTIENTÉ PROFANE 435 fié, où la loi de son rayonnement n’est qu’une loi de sanctification. Lorsqu’elle aura passé la frontière de l’éternité pour entrer, selon le mot de saint Augustin cité plus haut, « au siècle où s’évanouiront toute principauté de toute puissance », lorsqu’elle sera devenue un royaume achevé, le royaume de la gloire, lorsque la loi de son rayonnement sera changée en loi de transfiguration, alors il n’y aura plus de distinction entre le temporel et le spirituel, parce qu’il n’y aura plus notre temps, ni notre mouvement historique, ni notre culture et notre progrès culturel, la loi de la dualité sera dissipée dans la clarté de la cité céleste, et le royaume final, pleinement délivré, absorbera en lui les cieux nouveaux, la terre nouvelle et tout ce qui ne sera pas la géhenne. III. LE RÉGIME DE LA CHRÉTIENTÉ PROFANE On parlera de la chrétienté sacrale et de la chrétienté profane (1), de la justification de la chrétienté profane (2), de l’ordre de succession des deux chrétientés (3). L Chrétienté sacrale et chrétienté profane Sous l’influence du royaume de la grâce, sous le climat chrétien, on peut imaginer l’éclosion de deux genres, de deux types généraux de réalisations politiques44. 44. Nous croyons à l’importance capitale de la distinction entre deux conceptions, deux réalisations chrétiennes du temporel : la conception chrétienne « sacrale » et la conception chrétienne « pro­ fane», distinction mise en grande lumière par Jacques Maritain dans Humanisme intégral et dans L'Homme et l’État, chap. VI. 436 VI/3 - DEUX RÉGIMES DE CHRÉTIENTÉ Les réalisations du premier type - auxquelles on ne pourrait songer que dans l'hypothèse d’une région, d’un monde habités exclusivement, ou du moins en immense majorité, par les seuls chrétiens, voire par les seuls membres visibles de l’Église du Christ — sont celles qui viseraient à former l’unité politique avec ces seuls chré­ tiens, ces seuls membres visibles de l’Église du Christ, et à n'accorder qu’à eux seuls les droits du citoyen. Les réalisations du second type sont celles qui visent à former l’unité politique avec tous les habitants d’une région, d’un pays, à leur accorder à tous les droits du citoyen, en les prenant tels qu’ils sont, quelle que soit leur croyance religieuse, mais pour les orienter efficace­ ment vers des fins temporelles et politiques que le chris­ tianisme n’a pas à désavouer et dont il peut reconnaître la légitimité. Dans le premier cas, les valeurs chrétiennes pénètrent dans la substance même du politique ; la notion de christianisme, d’appartenance visible à l’Église, affecte la définition même du citoyen : voilà la conception chré­ tienne « sacrale » du temporel. Dans le second cas, les valeurs chrétiennes influent du dehors sur le politique pour le soutenir, l’éclairer, le sublimer; la notion de christianisme, d’appartenance visible à l’Église, reste extérieure à la définition du citoyen, elle cause une manière très parfaite d’être citoyen, elle produit une famille spirituelle de citoyens : voilà la conception chré­ tienne « profane » du temporel. Et, si l’on convient d’appeler « chrétienté », dans un sens limité et récent0, non pas directement l’Église, ni non plus les états successifs de son propre développe45. Vouloir conserver ou restaurer tel quel le sens médiéval du mot de chrétienté en tant qu’il désignait toute une organisation tem­ porelle, ce serait vouloir immobiliser ou faire régresser le temps. IA CHRÉTIENTÉ PROFANE 437 nient et de son organisation interne, mais directement un certain régime temporel des peuples qui l’accueillent avec confiance, un certain ensemble culturel quelle sus­ cite et quelle éclaire, une civilisation chrétienne, un monde chrétien46 - l’Église et ses états successifs, cause de cette floraison temporelle, étant sans doute désignée, mais indirectement, secondairement et connotée par le mot de chrétienté, - il faudra dire qu’il y a deux réalisa­ tions, non pas univoques, mais proportionnelles ou ana­ logiques, de l’idée de chrétienté, deux types spécifique­ ment distincts de chrétientés, la « chrétienté de type sacral » et la « chrétienté de type profane ». 2. Deux manières de justifier la chrétienté profane 1° La légitimité, voire la nécessité d’une organisation temporelle chrétienne profane, d’une chrétienté de type profane, apparaîtra pour ainsi dire sensiblement - mais ce ne sera pas la seule façon ni même la plus profonde de la manifester - si, d’une part, on imagine un pouvoir poli­ tique qui, tout en étant résolu à faire une politique chré­ tienne, se trouve dans l’obligation d’unir, au plan de la vie civique, des citoyens de diverses croyances, habitant la même région ; et si, d’autre part, on se rappelle le principe incontestable suivant lequel, puisque la foi est intérieure, 46. L’expression « monde chrétien » n’est pas nécessairement anti­ nomique comme certains barthiens le croient ; et saint Augustin fai­ sait déjà remarquer que, dans l’Écriture, le « monde » est pris tantôt en bonne et tantôt en mauvaise part. Opus imperfect, contra Julianum, lib. IV, n° 18. Toutefois, nous ne regardons pas un ensemble culturel chrétien, un monde chrétien, comme une chose simple et pure : il comprend la part des influences divines et sanctifiantes sans doute, mais aussi la part de l’homme, et la part du diable. L’Église seule est toute pure ; le diable n’a point de part en elle ; il en a une, hélas ! dans ses enfants. i 438 VI/3 - DEUX REGIMES DE CHRÉTIENTÉ personne n’y doit être contraint47. Le pouvoir politique dont nous parlons s’interdira, en conséquence, de forcer la conscience de ses subordonnés et ne pourra que prendre acte de la multiplicité des familles spirituelles auxquelles ils appartiennent : il pratiquera la « tolérance civile ». Tout son rôle, tout son effort sera d’unir ces hommes comme citoyens et au plan temporel, suivant les règles d’une poli­ tique qui, elle, sera chrétienne dans son inspiration, dans ses moyens et dans ses fins48. 47. A propos des Gentils et des Juifs, saint THOMAS déclare qu’ils ne sauraient être forcés à la foi, « quia credere voluntatis est ». II-II, qu. 10, a. 8. Cela vaut pareillement de tous ceux qui sont nés chez les dissidents. 48. Il faut citer ici un document particulièrement important. Léon XIII, dans l'Encyclique Immortale Dei, Sur la constitution chré­ tienne des États, 1er novembre 1885, avait traité de la tolérance civile des cultes dans un État catholique. PlE XII vient d'élargir le problème. Dans son Allocution aux Juristes Italiens, du 6 décembre 1953, A. A. S., 1953, pp. 794 et suiv., il envisage une communauté mon­ diale formée de peuples et d’États « les uns chrétiens, les autres non chrétiens, indifférents religieusement ou consciemment laïcisés, ou même ouvertement athées », n° 4 ; et c'est en fonction d'une telle com­ munauté qu'il pose, d'une manière nouvelle, le problème de la tolérance civile des cultes. « La réalité, dit-il, nous montre que l’erreur et le péché se rencontrent dans le monde dans une large mesure. Dieu les réprouve ; cependant il leur permet d’exister. En conséquence, l’affir­ mation suivant laquelle la déviation morale et religieuse doit toujours être empêchée quand c’est possible, parce que sa tolérance est en ellemême immorale - ne peut valoir dans un sens absolu et inconditionné. D’ailleurs Dieu n’a jamais imposé, à l’autorité humaine elle-même, un précepte aussi absolu et universel, ni en ce qui concerne la foi, ni en ce qui concerne la morale. On ne trouve rien de semblable, ni dans la conviction commune des hommes, ni dans la conscience chrétienne, ni dans les sources de la révélation, ni dans la pratique de l’Église. Sans parler ici des textes de l’Écriture sainte qu’on pourrait alléguer, rappelons que le Christ, dans la parabole de l’ivraie, a recommandé de laisser croître l’ivraie avec le froment dans le champ du monde, à cause du froment (Mt., XIII, 24-30). Le devoir de répri­ mer les déviations morales et religieuses ne peut donc être une norme LA CHRÉTIENTÉ PROFANE 439 11 ne sera question ni de tomber dans la « tolérance dogmatique», qui regarde comme également recevables toutes les formes de croyance ou d’incroyance, ni même de chercher un minimum doctrinal commun à tous les citoyens croyants ou incroyants ; le seul problème sera de travailler pratiquement à la réalisation d’une oeuvre tem­ porelle commune. Sans doute, l’œuvre politique chré­ tienne, « comprise dans la plénitude et la perfection des vérités quelle implique engage tout le christianisme... toute la dogmatique et toute l’éthique chrétiennes : c’est seulement dans le mystère de l’incarnation rédemptrice que le chrétien aperçoit ce qu’est la dignité de la per­ sonne humaine et ce quelle coûte. L’idée qu’il en a se prolonge comme à l’infini et n’atteint sa signification absolument pleine que dans le Christ». Mais, par là même quelle est « profane et non sacrale, cette œuvre commune n’exige point de chacun, comme entrée de jeu, la profession de tout le christianisme. Au contraire, elle-même comporte dans ses traits caractéristiques un pluralisme qui rend possible le convivium de chrétiens et de non-chrétiens dans la cité temporelle. Dès lors, si, du fait même qu’elle est une œuvre chrétienne, elle suppose par hypothèse que ceux qui en ont l’initiative sont des chrétiens, ayant la conception totale et plénière du but à atteindre, elle appelle cependant à l’ouvrage tous les ultime d’action. Il doit être subordonné à des normes plus hautes et plus générales, qui, dans certaines circonstances, permettent, et font même apparaître comme le parti le meilleur, de ne pas empêcher l’er­ reur pour promouvoir un bien plus grand. Par là se trouvent éclairés deux principes : 1° ce qui ne répond pas à la vérité et à la loi morale n’a objectivement aucun droit ni à l’existence ni à la propagande ni à l'action ; 2° le fait de ne pas l’empêcher par le moyen de lois d’État et de dispositions coercitives, peut néanmoins se justifier dans l’intérêt d’un bien supérieur et plus vaste », n° 5. (Les soulignements sont dans le texte). 440 \Ί/3 - DEUX RÉGIMES DE CHRÉTIENTÉ ouvriers de bonne volonté, tous ceux à qui une saisie plus ou moins partielle et déficiente, - extrêmement défi­ ciente peut-être, - des vérités que ΓÉvangile connaît dans leur plénitude permet de se donner pratiquement, et sans être peut-être les moins généreux et les moins dévoués, à l’œuvre commune en question. C'est dans ce cas que le mot évangélique s’applique avec toute sa force : qui riest pas contre nous est avec nous »49. On le 49. Jacques Maritain, Humanisme intégral, p. 220 [O. C., VI, pp. 522-523]. Cf. p. 180 [ibid., pp. 480-481] : l’erreur du libéralisme rhéologique serait de prétendre « qu’en vertu d’un droit des opinions humaines quelles quelles soient à être enseignées et propagées, la cité serait tenue de reconnaître pour statut juridique à chaque famille spi­ rituelle le droit élaboré par celle-ci conformément à ses principes propres ». On veut dire ici tout autre chose, à savoir que « pour éviter des maux plus grands (qui seraient la ruine de la paix de la commu­ nauté et l’endurcissement - ou le fléchissement - des consciences) la cité peut et doit tolérer en elle (tolérer n’est pas approuver) des manières d’adorer qui s’écartent plus ou moins gravement de la vraie : ritus infidelium sunt tolerandi, enseignait saint Thomas ; des manières d’adorer, et donc aussi des manières de concevoir le sens de la vie et des manières de se comporter ; et que la cité se décide par suite à accorder aux diverses familles spirituelles qui vivent dans son sein des structures juridiques qu’elle-même dans sa sagesse politique approprie d’une part à leur état, d’autre part à l’orientation générale de la légis­ lation vers la vie vertueuse, et aux prescriptions de la loi morale, vers l’accomplissement desquelles elle dirige autant que possible cette diversité de formes. C'est donc vers la perfection du droit naturel et du droit chrétien que serait orientée même à ses degrés les plus impar­ faits, et les plus éloignés de l’idéal éthique chrétien, la structure juri­ dique pluriforme de la cité ; celle-ci étant dirigée vers un pôle positif chrétien intégral, et ses divers paliers s’écartant plus ou moins de ce pôle selon une mesure déterminée par la sagesse politique. Ainsi la cité serait véritablement chrétienne et les familles spirituelles non chrétiennes y jouiraient d’une juste liberté ». Et encore Du régime temporel et de la liberté, p. 76 [O. C., V, p. 380], où, après avoir cité la formule prêtée par Montalembert aux catholiques adversaires du libéralisme et que plus tard Jules Ferry devait attribuer (à tort) à Veuillot : « Quand je suis le plus faible, je vous demande la liberté, LA CHRÉTIENTÉ PROPANE 441 méconnaîtrait en faisant «le plus souvent sans se l’avouer à soi-même, comme si la cité politique ne pou­ vait être utilement servie que par des catholiques »50. Comment, dans la perspective catholique, un accord fraternel, un compagnonnage est possible, déjà au plan spirituel, entre croyants de diverses dénominations reli­ gieuses ; et comment ce compagnonnage aura normale­ ment pour effet une coopération au plan de la vie tem­ porelle et profane, ce sujet délicat a été traité avec pro­ fondeur par J. Maritain, dans une conférence prononcée lors du quatrième World Congress of Faiths 51. Au plan religieux et spirituel, la base de ce compagnonnage « n’est pas de l’ordre de l’intellect et des idées, mais du cœur et parce que tel est votre principe ; mais, quand je suis le plus fort, je vous l’ôte, parce que tel est le mien », on ajoute : « Personne assuré­ ment ne revendique une telle doctrine ; pour être sûr toutefois de n’y avoir aucune part, sans tomber cependant dans les erreurs de Montalembert lui-même, autrement dit pour pouvoir concilier vrai­ ment, et non par de simples expédients, ou seulement en intention, le non-libéralisme et la liberté, il est difficile, croyons-nous, de ne pas recourir à une solution de type pluraliste comme celle qui est exposée ici. » (La notion de l’« État vitalement chrétien » est opposée avec pro­ fondeur à celle de 1’« État décorativement chrétien » par le même auteur, dans Les droits de l'homme et la loi naturelle, 1942, pp. 35-44 [0. C..VII, pp. 632-637].) Ainsi nous n’adoptons ni les erreurs de MONTALEMBERT, et pas davantage celles de Donoso CORTÈS, pour qui : 1° L’Église ne serait compatible qu’avec la monarchie ; 2° L’Église verrait dans l’aumône la solution adéquate de la question sociale ; 3° L’Église et l’armée seraient aujourd’hui les deux représentants de la civilisation euro­ péenne. Voir « Pourquoi Joseph de Maistre et Donoso Cortès ne sont pas nos maîtres », Nova et Vetera, 1949, p. 193. Quant à LAMENNAIS, voir la critique magistrale que fait de ses erreurs Jacques Maritain, Raison et Raisons, Paris, 1948, p. 280 [O. C., IX, pp. 1109-1111]. 50. Questions de conscience, p. 203 [O. C., VI, p. 768]. 51. Paru dans la Vie intellectuelle, août 1939, sous le titre « Qui est mon prochain ? » et reproduit dans Principes d'une politique huma­ niste, New York, 1944. 442 VI/3 - DEUX RÉGIMES DE CHRÉTIENTÉ de l’amour : c’est l’amitié, l’amitié naturelle, mais d'abord et avant tout la mutuelle dilection en Dieu et pour Dieu... L’amour ne va pas à des essences, ni à des qualités, ni à des idées, mais aux personnes, et c’est le mystère des personnes et de la présence divine en elles qui est ici en jeu. Le compagnonnage en question n’est pas le compagnonnage des croyances, c’est le compa­ gnonnage des hommes qui croient... Dans le dialogue fraternel dont nous parlons, il faut une sorte de pardon, et de rémission, qui porte non sur les idées, - elles ne méritent aucun pardon si elles sont fausses, - mais sur l’état de celui qui fait route avec nous. Chaque croyant sait bien que tous les hommes seront jugés, lui et les autres ; et ni l’un ni l’autre n’est Dieu pour juger l’autre. Et ce que chacun est devant Dieu, ni l’un ni l’autre ne le sait. Ici le nolite judicare de l'Evangile s’impose dans toute sa force52. » De cette amitié de charité, « il serait très faux de dire quelle est supra-dogmatique ou quelle s’établit en dépit des dogmes de la foi ; une telle manière de parler est inadmissible à tous ceux pour qui la parole de Dieu est aussi absolue que son unité et sa transcen­ dance53 ». Mais elle est supra-subjective en ce sens qu’elle nous fait reconnaître que l’autre existe « non comme un accident quelconque du monde empirique, mais qu’il existe devant Dieu et qu’il a droit à exister. Tout en demeurant dans la foi, l’amitié de charité nous aide à reconnaître tout ce que les croyances autres que la nôtre component de vérité et de dignité, de valeurs divines et humaines, elle nous les fait respecter, elle nous pousse à chercher sans cesse en elles tout ce qui porte la marque de la grandeur originelle de l’homme et des prévenances 52. Principes d'une politique humaniste, p. 148 [O. C., VIII, pp. 287-288]. 53. Ibid., p. 149 [p. 289]. IA CHRÉTIENTÉ PROFANE 443 et des générosités de Dieu54. » C’est dire « quelle com­ porte inévitablement une sorte de déchirement du cœur: fixé à la vérité qu’il aime et fixé au prochain qui ignore ou méconnaît cette vérité55. » C’est tout pour le plan religieux. 11 ne peut y avoir, du point de vue catho­ lique, d’autre rapprochement que celui de la charité. On ne saurait «verser dans aucune sorte de communion moins insaisissable et plus déterminée, plus visible, exprimée dans l’ordre de l’intellect spéculatif et pratique par quelque communauté de symbole ou de forme sacrée. Mais, sur le plan de la vie temporelle et profane, il convient au contraire que ce rapprochement s’exprime en des activités communes, se trouve signifié par une coopération plus ou moins étroite pour des objectifs concrets et déterminés, - qu’il s’agisse du bien commun de la cité politique, à laquelle, les uns et les autres, nous appartenons respectivement, ou du bien commun de la civilisation temporelle dans son ensemble56. » Une acti­ vité commune suppose des principes communs. Quelle communauté doctrinale sera-t-elle donc capable de ras­ sembler, dans une coopération positive pour le bien de la civilisation, des hommes dont les convictions religieuses sont différentes ? Pour répondre à cette question, faisons remarquer : 1° qu’il existe entre les hommes une unité primitive et fon­ cière, celle de leur nature ; 2° que la fin immédiate qu’il s’agit pratiquement de procurer est d’ordre naturel. Ceci posé, on dira que « l’unité de l’œuvre terrestre à faire et de la fin temporelle poursuivie présuppose nécessaire­ ment une certaine communauté de principes et de doc­ trine, mais non pas nécessairement — si désirable, si éviîi.Ibid., p. 150 [p. 290]. 55.M,p. 151 [p. 290]. %. Ibid., p. 152 [p. 292]. 444 Vl/3 - DEUX RÉGIMES DE CHRÉTIENTÉ demment meilleure et plus efficace que celle-ci soit en elle-même - une stricte et pure et simple identité doctri­ nale : il suffit que les principes et les doctrines aient entre eux une unité et communauté de similitude, ou de pro­ portion, disons, au sens technique du mot, & analogie, eu égard à la fin pratique en question, qui, de soi, tout en étant référée à une fin supérieure, est d’ordre naturel, et qui elle-même sans doute est conçue par les uns et les autres selon les perspectives propres de chacun, mais qui dans sa réalité existentielle sera extraposée aux concep­ tions de chacun" » ; - on sait d’ailleurs parfaitement, en disant cela, « qu’une doctrine complète, fondée sur l’en­ seignement catholique, peut seule apporter une solution entièrement vraie aux problèmes de civilisation57 58 » -. C'est ainsi que la loi de l’amour fraternel, « que les uns et les autres entendent avec des connotations théologiques et métaphysiques différentes, et qui pour les chrétiens, répondant pour l’achever divinement à une tendance radicale bien que terriblement contrariée, de notre nature, est le second commandement, qui ne fait qu’un avec le premier’9», quand elle commence d’être obser­ vée, implique la reconnaissance au moins pratique et implicite de valeurs spirituelles aussi hautes que l’exis­ tence de Dieu, la sainteté de la vérité, la valeur et la nécessité de la bonne volonté, la dignité de la personne, la spiritualité et l’immortalité de l’âme60, quelles que soient sur ces divers points les doctrines théoriques qui se puissent explicitement professer. De la sorte, des hommes ayant des convictions religieuses différentes pourront collaborer non seulement, ce qui va de soi, «à 57. Ibid., p. 159 [p. 297]. 58. W, p. 160 [p. 298]. 59. Ibid., p. 161 [p. 299]. 60. Ibid., pp. 162 er suiv. [pp. 300 s.]. LA CHRÉTIENTÉ PROFANE 445 établir une technique, à éteindre un incendie, à secourir un affamé ou un malade, à faire obstacle à une agression. Mais encore, et, c’est cela qui nous intéresse ici, il est possible, si la communauté d’analogie dont je viens de parler entre leurs principes d’action existe bien, qu’ils coopèrent, au moins et avant tout à l’égard des biens premiers de l’existence ici-bas, dans une action construc­ tive concernant la droite vie de la cité temporelle et de la civilisation terrestre, et les valeurs morales qui y sont investies61. » «Ce n’est pas dans une équivoque qu’ils se rassemblent pour coopérer au bien de la cité humaine. C’est dans la communauté d’analogie entre principes, mouvements et cheminements pratiques impliquée par la commune reconnaissance de la loi d’amour et corres­ pondant aux inclinations premières de la nature humaine. Et pourquoi dissimulerais-je que pour moi chrétien, selon la foi duquel un seul Nom a été donné aux hommes en lequel ils puissent être sauvés, même dans l’ordre temporel, cette communauté d’analogie suppose elle-même un premier analogiié purement et simplement vrai ? et qu’implicitement c’est au Christ, connu des uns, inconnu des autres, que tend, en défini­ tive, sous des formes plus ou moins parfaites et plus ou moins pures, tout ce qu’il y a d’authentique amour tra­ vaillant dans le monde à la réconciliation des hommes et au bien commun de leur vie ici-bas62 ? » Il va de soi que, sous un régime profane comme sous un régime sacral, la cité terrestre, en tant que telle, a des devoirs envers Dieu, quelle doit se montrer profondé­ ment religieuse et chrétienne, quelle doit collaborer effica­ cement avec l’Église. Mais, pour s’acquitter de ces devoirs, elle n’aura ni à faire prévaloir par la contrainte quelque 61. /^.,p. 159 [p. 298]. 62. Ibid., p. 167 [p. 304]. 446 VI/3 - DEUX RÉGIMES DE CHRÉTIENTÉ conformisme confessionnel, ni à instaurer des cultes inter­ confessionnels. Son christianisme se manifestera dans l’élévation de ses fins temporelles, la pureté des moyens politiques dont elle usera, l’hommage quelle rendra publi­ quement aux valeurs chrétiennes d’où dépend toute la sainteté de l’ordre temporel, le constant respect quelle aura des droits de l’Eglise63. On pourra même concevoir, en régime profane, un recours du pouvoir canonique au bras séculier, non plus sans doute sous la forme médiévale et à l’égard de tous les membres d’une cité, mais à l’égard de ceux-là seuls qui relèveraient de l’Eglise64. 2° Il y a une seconde manière plus générale, fondée sur la nature des choses, de justifier l’existence d’un ordre temporel chrétien de type profane. Si le plan spiri63. Sur le mode concret de la coopération de l’Église et de l’État dans une chrétienté profane, voir Jacques MARITAIN, L’Homme et l’État, Paris, 1953, pp. 159-168 [O. C., IX, pp. 681-693]. On y étu­ die : 1° la contribution générale et indirecte que l’État doit apporter à l’Église en s'acquittant bien de ses tâches matérielles et morales ; 2° la reconnaissance publique de l’existence de Dieu et l’appel aux prières de la ou des confessions religieuses historiquement enracinées dans la vie du peuple ; 3° les formes spécifiques de coopération : a) la recon­ naissance de la liberté de l’Église ; b) l’appel à l’aide de l’Église et à l’effort des apôtres de l’Évangile pour aller aux masses et partager leur vie, assurer au peuple des loisirs appropriés à la dignité humaine, développer en lui le sens de la liberté et de la fraternité, etc. 64. Ce recours au bras séculier, « c’est-à-dire à la loi civile, pour mettre en vigueur en certaines circonstances touchant l’ordre public et le domaine temporel, un règlement canonique concernant les membres de l’Église, signifie tout autre chose que la notion médiévale du pouvoir politique comme bras séculier ou instrument de l’Église. Dans une société pluraliste, il est simplement normal que les règlements particu­ liers d’un corps autonome puissent être sanctionnés par le droit civil, du point de vue même de la société civile, lorsqu’il s’agit des intérêts du bien commun. » Jacques MARITAIN, L’Homme et l’État, p. 149, note 2 [O. C., IX, p. 669]. Ainsi le concordat portugais interdit le divorce à ceux qui ont contracté un mariage catholique. IJ\ CHRÉTIEN TÉ PROFANE 447 tue! et le plan temporel sont essentiellement distincts et si le second est de soi subordonné au premier, il est facile de prévoir que l’on pourra distinguer, dans l’organisation de leurs rapports, deux grandes périodes successives et comme deux temps historiques. Le premier temps commencera au moment où la suprématie du plan spirituel sera publiquement recon­ nue. Il est impossible que, en raison de l’extraordinaire splendeur des valeurs spirituelles, ne se produise pas, sui­ vant un phénomène d’attraction qui est une des lois de la pensée humaine, une sorte d’enveloppement, d’enro­ bage, d’enclavement par elles des valeurs du plan tempo­ rel, qui sembleront alors se fondre en quelque sorte en elles, ou, plus exactement, se retrancher derrière elles, se cacher en elles, et renoncer temporairement au soin de marquer leur différence et de souligner leur originalité. Le second temps légitime - qu’il puisse succéder pra­ tiquement au premier sans secousses, sans périls, nous ne le disons pas - commencera au moment où, tout en reconnaissant pleinement leur subordination essentielle et intrinsèque aux valeurs spirituelles, les valeurs tempo­ relles, à la suite d’une prise de conscience plus claire, plus aiguë de leur nature et de leur rôle spécifique, cher­ cheront à se distinguer des valeurs spirituelles, non certes en prétendant se soustraire à leur influence et se séparer d’elles, mais au contraire en découvrant un mode plus conscient, plus différencié, plus conforme à leurs natures respectives de dépendre d’elles. Car l’Église, elle aussi, profitera de cette différenciation qui lui permettra de paraître plus nettement dans le monde comme le corps du Christ, comme un royaume qui n’est pas de ce monde, capable pourtant d’illuminer de haut, par son éclat, tous les royaumes de ce monde. Au premier temps correspond l’organisation d’une chrétienté de type sacral. Au deuxième, l’organisation 448 VI/3 - DEUX RÉGIMES DE CHRÉTIENTÉ d'une chrétienté de type profane. Et si la différenciation dont nous parlons représente en elle-même un processus historique normal, un progrès véritable, elle sera recon­ nue par l'intelligence et la sagesse de l’Eglise comme un bien, comme une solution souhaitable de ses rapports avec les cités temporelles. « A supposer donc que la divi­ sion religieuse vienne un jour à cesser, cette plus parfaite différenciation du temporel demeurerait comme un gain acquis, - la distinction de la tolérance dogmatique, qui tient la liberté de l’erreur pour un bien en soi, et de la tolérance civile, qui impose à l’Etat le respect des consciences, demeurerait inscrite dans la structure de la cité65. » 3. L’ordre historique de succession des deux chré­ tientés Après l’édit de Constantin, c’est vers une chrétienté de type sacral que le monde gréco-romain va s’orienter. A la raison que nous venons d’en donner, on pourrait ajouter d’autres explications d’ordre historique. La cité antique, Fustel de Coulanges l’a montré avec force, reposait sur le principe de la confusion du divin et du social, du religieux et du politique66. Le christia­ 65. Jacques MARITAIN, Humanisme intégral, p. 185 [O. C., VI, p. 486]. « Il est assez curieux, notons-le en passant, de constater que lorsque après avoir servi de masque ou de prétexte aux énergies d’er­ reur qui dressent contre le christianisme des vérités captives, un pro­ grès dans la croissance de l’histoire a été acquis, telle la tolérance civile, par exemple, - alors c’est le christianisme qui va s’appliquer à mainte­ nir ce progrès, qu’on prétendait gagné contre lui, tandis que les éner­ gies d’erreur, changeant tout à coup de route, s’empressent de cher­ cher à détruire ce même progrès, dont elles s’étaient d’abord glori­ fiées. * Ibid. 66. Montesquieu a dit que les Romains assujettissaient la religion à l’État. Le contraire, dit FUSTEL DE COULANGES, est plus vrai : « A LA CHRÉTIENTÉ PROFANE 449 nisme, c’est son miracle, viendra raviver puissamment l’esprit religieux, mais en disjoignant pour toujours le religieux du politique, les choses de Dieu de celles de César. Cependant cette distinction extraordinaire, inat­ tendue, ne devait pas manifester toutes ses conséquences aux chrétiens qui prenaient la succession du monde antique, et si elle pouvait s’accommoder de deux formes d’organisation politique, l’une encore cachée et envelop­ pée dans la religion, l’autre déjà différenciée, il est natu­ rel d’admettre que le plus grand nombre d’entre eux aient songé d’abord à la forme sacrale, plus voisine du régime antique, pour lui donner leurs préférences. Ont-ils même eu le choix ? On peut dire que ce sont les empereurs eux-mêmes qui, en essayant de recons­ truire l’empire à partir des forces vives du christianisme, ont commencé de considérer les chrétiens comme les seuls citoyens véritables de l’empire, et ont ainsi préparé l’avènement d’une chrétienté de type sacral. C’est du moins ce que semble suggérer P. Constantin Hohenlohe : «La grande réforme sociale qui devait aboutir à l’aboli­ tion de l’esclavage et à la refonte de la famille romaine n’était rendue possible que par l’éloignement des noncatholiques, car seuls les catholiques étaient préparés pour ces réformes profondes, seuls ils avaient appris à respecter les esclaves et à mener une vie de famille rai­ sonnable [...]. C’est avant tout pour des raisons poli­ tiques que Constantin et ses successeurs ont insisté d’une façon si pesante en vue de maintenir l’unité de foi dans Rome, comme à Sparte et à Athènes, l’État était asservi à la religion... Cet État et cette religion étaient si complètement confondus ensemble qu’il était impossible non seulement d’avoir l’idée d’un conflit entre eux, mais même de les distinguer l’un de l’autre. » La cité antique, p. 194. Ibid., p. 257 : « C’est au temps de Cicéron que l’on a commencé de croire que la religion était utile au gouver­ nement; mais déjà la religion était morte dans les âmes. » 450 VI/3 - DEUX RÉGIMES DE CHRÉTIENTÉ l'empire romain. Il ressort non seulement d'une lettre de Constantin, mais encore de son discours au concile de Nicée, qu’il se tourne vers les chrétiens avant tout parce qu'il trouve en eux un sens social et un esprit de sacrifice jusque-là sans exemple. En face de révolutions militaires endémiques, l’Église lui apparaissait comme la seule ins­ titution où subsistassent la croyance à l’autorité et la fer­ meté morale. Le christianisme lui semblait être, comme à ses successeurs, le seul lien qui pût empêcher l’empire romain de se désagréger. S’ils ont regardé avant tout vers l'unité de l’Église, c’est que seule cette unité pouvait ser­ vir leurs desseins politiques. Et c’est pourquoi toute atteinte à cette unité constituera, du même coup, une entreprise contre l’État6 '. » La forme profane de chrétienté, qui, abstraitement parlant, eût pu être la première en date, ou même la seule concrètement réalisée, viendra succéder dans l’his­ toire à la forme sacrale de chrétienté. Nous ne croyons pas que le passage d’une forme à l’autre soit possible sans crise. La fin d’une chrétienté, si elle n’est ni la fin de l’Église ni la fin du monde, apparaît cependant comme la fin d’un monde. Et comme la naissance d'un autre monde. Effectivement la crise est terrible. Au lieu d’évo­ luer normalement vers la chrétienté profane, la chré­ tienté médiévale a été saccagée par des guerres de reli­ gion, par l’erreur néfaste du libéralisme théologique, par l’instauration du régime de la séparation de l’Église et de l’État, et finalement par les idéologies du communisme et du racisme. En sorte que la chrétienté profane, si nombreuses et si précieuses que soient les richesses quelle tient du passé, semble appelée surtout à fleurir sur des ruines. Le mal est incommensurable. Mais sans le67 67. Einfluss des Christentums auf das Corpus juris civilis, Vienne, 1937, pp. 5-7. LA CHRÉTIENTÉ PROFANE 451 vouloir ni le savoir il peut devenir, par la vertu de la Toute Puissance, un outil de développement de l’Église. C’est ainsi que les erreurs du libéralisme théologique et de la séparation de l’Église et de l’État, répandues sur toute la terre, semblent préparer aujourd’hui les grandes civilisations préchrétiennes de l’Orient, et même certains peuples du proche Orient à renoncer à la confusion du religieux et du politique et à percevoir la doctrine de la distinction du plan spirituel et du plan temporel68. 68. La distinction, en Chine et au Japon, devient possible entre les «cérémonies religieuses » et les « cérémonies politiques », entre un «culte religieux» et un «culte purement civil» rendu aux portraits des ancêtres et aux images de Confucius, distinction qui, en se répan­ dant, prépare la solution du problème des « rites chinois ». Cf. la Lettre de S. Ém. le cardinal Fumasoni-Biondi à Mgr Gaspais, 28 mai 1935, les Règles établies par les Ordinaires du Mandchoukouo assemblés dans la ville de Hsinking, 6 mars 1935, la Lettre du ministère de l'édu­ cation au ministère des affaires étrangères, 5 mars 1935, dans la Doc. Cath., 27 mars 1937, col. 797-800. Cf. aussi \'Instruction de la S. Congrégation de la Propagande à S. Exc. Mgr Paul Marella, délégué apostolique au Japon, 26 mai 1936: «Les Ordinaires peuvent per­ mettre que les fidèles, lorsqu’ils assistent à des funérailles, à des mariages et à d’autres rites privés pratiqués dans la vie civile japo­ naise, prennent part à toutes les cérémonies (en déclarant, au besoin, leurs intentions) qui, bien que peut-être d’origine superstitieuse, ne revêtent plus actuellement, en vertu des circonstances de lieu et de personnes et de l’opinion commune, qu’un caractère de politesse et de bienveillance réciproque. » Ibid., col. 802. Hélas, il est clair aujourd’hui qu’au cours de cette transformation, les chrétiens ont été gagnés de vitesse par les communistes. 452 IV. LE RÉGIME DE LA CHRÉTIENTÉ SACRAIT A la religion païenne qui, dans le monde antique, s'était immergée dans le social et confondue avec l’État, la religion chrétienne fera succéder, dans la mesure où elle triomphera, un ordre où les choses spirituelles, non pas séparées, mais définitivement distinguées des tempo­ relles, auront pour rôle de les pénétrer de la vertu de l’Évangile et de les organiser en chrétienté. La première des chrétientés historiques représente un type particulier, dont la préoccupation n’est cependant pas de tirer toutes les conséquences de la différenciation du spirituel et du temporel : d'abord parce qu’une pareille tâche se pré­ sente comme prématurée ; ensuite parce que, vu la prompte unification religieuse des peuples d’Occident et la diminution des conflits de croyances à l’intérieur d'une même culture, elle n’apparaît pas comme immé­ diatement nécessaire. Que vont devenir dans ce premier type que nous appelons sacral, les notions de chrétienté et de civilisation chrétienne ? Comment caractériseronsnous la cité médiévale considérée en elle-même et dans sa nature (I), et par rapport à l’autorité qui la régit (II) ? D’une façon plus précise, comment faut-il définir le pouvoir coercitif, en général et comment expliqueronsnous la responsabilité de l’Église dans le recours à la peine de mort au temps de l’inquisition (III), et à la guerre au temps des croisades (IV) ? Si nous étudions la chrétienté médiévale, ce n’est pas pour en faire Thistoire, c’est du point de vue théolo­ gique, avec la préoccupation de faire ressortir sans doute le caractère légitime de ce type de chrétienté et son ordonnance logique, mais plus encore son caractère contingent, transitoire (la chrétienté médiévale n’est pas la seule forme possible de chrétienté), nécessairement 1A NATURE DE LA CITÉ MÉDIÉVALE 453 imparfait; de déterminer les pouvoirs qui revenaient à l’Église en raison précisément de ce type historique de chrétienté; enfin - c’est l’intention de toute cette étude - de tourner l’esprit vers la considération de la transcen­ dance du pouvoir canonique, de sa spiritualité inalié­ nable et de sa distinction d’avec les pouvoirs inférieurs qui ont été unis à lui dans un même sujet. I. La nature de la cité médiévale Il n’y a pas besoin de connaître la nature de la cité médiévale, il suffit de connaître la nature de l’Eglise, pour comprendre ce qu’est l’hérésie en soi et à toute époque. Mais sans connaître la nature de la cité médié­ vale on resterait incapable de comprendre le caractère très particulier que revêtait l’hérésie à cette époque ; ni la raison pour laquelle ses conséquences sociales différaient profondément de celles des autres formes de l’infidélité, infidélité des Gentils, des Juifs, des musulmans ; ni enfin la nature et les formes de sa répression au moyen âge. a) Les valeurs chrétiennes entrent comme partie intégrante dans la cité Il serait inexact de définir l’époque médiévale comme une époque de confusion du spirituel et du temporel. Depuis la parole décisive du Christ sur les choses de Dieu et les choses de César, les deux pouvoirs, même quand ils seront réunis dans un seul sujet, resteront pour les chrétiens formellement distincts. Mais leurs rapports seront caractérisés par le fait que, dans la cité médiévale, le spirituel ne se bornait pas à agir sur le temporel comme un élément régulateur des valeurs politiques, sociales, culturelles. Il tendait en outre, en vertu d’un 454 Vl/4 - LA CHRÉTIENTÉ SACRALE processus qui s’explique historiquement, à associer une portion de lui-même au temporel, à la souder au tempo­ rel, à devenir, uni au temporel, un élément composant de la cité. La notion de chrétien tendait à entrer dans la définition du citoyen, et la notion de christianisme dans la définition de la cité, non pas seulement comme une cause extrinsèque et une puissance inspiratrice, mais encore comme une cause intrinsèque et une partie inté­ grante. Il fallait être, en effet, chrétien, membre visible de l’Église, pour être citoyen ; la cité, en vertu de son prin­ cipe constitutionnel, n’était faite que de chrétiens. Ceux qui n’appartenaient pas visiblement à l’Église étaient d’emblée rejetés hors de la cité : les Gentils aux fron­ tières, les Juifs dans les ghettos ; pour ceux qui, d’abord chrétiens, brisaient ensuite avec l’Église, comme les héré­ tiques et les schismatiques, ils étaient, nous aurons à le dire, un danger bien pire : ils ébranlaient les assises de la nouvelle cité et apparaissaient comme des ennemis du salut public. La cité médiévale se présentait donc comme un tout composite, comme une agglutination du spirituel et du temporel qui n’était point exigée par la nature des choses. Ce que requiert la nature des choses, c’est la dis­ tinction du spirituel et du temporel et la subordination du second au premier, non leur alliance comme parties composantes de la cité ; et il reste toujours loisible de concevoir un autre type de cité chrétienne. Mais, en rai­ son des conjonctures historiques, cette alliance représen­ tait la meilleure, peut-être même la seule solution pra­ tique. A mesure que les peuples d’Occident étaient conquis par le christianisme ils étaient portés à faire entrer plus expressément la qualité de chrétien dans la définition du citoyen, la notion de christianisme dans la définition de la cité. On savait bien que « le droit divin qui vient de la grâce n’abolit pas le droit humain qui LA NATURE DE LA CITÉ MÉDIÉVALE 455 vient de la raison naturelle » et que « de soi, la distinc­ tion des fidèles et des infidèles laisse intacts le dominium et le pouvoir des infidèles sur les fidèles »6970 . Mais puis­ qu’on tentait, dans le concret, d’instituer une cité com­ posée comme telle et constitutionnellement des seuls chrétiens, - et si cette expérience n’avait pas été faite, elle resterait à faire - il ne pouvait plus suffire d’être homme pour y entrer, il fallait en outre être chrétien. Le droit humain qui vient de la nature passait, si l’on veut, dans une pareille cité, suivant une distinction qui est de Jacques de Viterbe, au rang de valeur matérielle et ini­ tiale; et la qualité de chrétien, de membre visible de l’Eglise, au rang de valeur formelle et perfective. Une seconde caractéristique de la cité médiévale, qui découle de la précédente, et de l’implication du spirituel dans le temporel dont nous venons de parler, est que l’idée dynamique dominante était alors celle de la force au ser­ vice de la justice, tandis qu’aujourd’hui elle tendrait à être celle de la conquête de la liberté et de la réalisation de la dignité humaine °. Il nous faut insister tout d’abord sur la condition très différente que le moyen âge réservait d’une part aux simples infidèles (païens, Sarrasins, Juifs) et d’autre part aux hérétiques. b) La condition juridique des Gentils au-dehors et au-dedans de la chrétienté Quelle était, aux yeux des chrétiens, la condition juri­ dique des Gentils ? Quelle était sur ce point la pensée de 69. S. Thomas, II-II, qu. 10, a. 10. 70. Voir Jacques Maritain, L’Homme et l’État, Paris, 1953, p. 146 [O. C., IX, p. 665]. 456 VI/4 - LA CHRÉTIENTÉ SACRALE saint Augustin, celle de saint Thomas et de ses disciples, et quelle était l’attitude de l’Eglise ? 1. La légitimité de groupements politiques constitués par les infidèles est reconnue chez saint Augustin La pensée traditionnelle dans ses grands traits est aisée à discerner. Les textes sur lesquels elle se fonde, loin de refuser aux païens tout statut légal, assurent même qu’ils peuvent, mais en dehors de l’ordre sacral, exercer une autorité légitime sur les chrétiens. C’est le sens de la distinction des choses de César et des choses de Dieu, faite dans l’Évangile et expliquée par l’apôtre quand il recommande aux chrétiens de Rome d’obéir à des pouvoirs qui, on le sait, étaient païens: « Que toute personne soit soumise aux autorités supé­ rieures : car il n'y a point d’autorité qui ne soit de Dieu, et celles qui existent sont établies par Dieu. De sorte que celui qui résiste à l’autorité résiste à l’ordre voulu de Dieu » (Rom., XIII, 1-2). A son tour, saint Augustin rappellera à plusieurs reprises que le pouvoir, même exercé par des païens, doit être regardé comme légitime. Par exemple dans sa péné­ trante exposition du texte de l’apôtre où il détrompe les chrétiens inconsidérés qui, en raison de leur naissance à la liberté spirituelle, se croiraient affranchis d’obligations à l’égard de la cité temporelle L Ou dans son commen­ taire du Psaume CXXIV où il décrit la situation faite aux chrétiens sous l’empereur Julien : « Les soldats fidèles ser­ vaient un empereur infidèle. Fallait-il honorer les idoles, leur offrir l’encens ? ils préféraient Dieu à l’empereur. Fallait-il se ranger en bataille, marcher contre l’ennemi ? ils obéissaient aussitôt. Ils distinguaient leur maître éter71. Expositio quarumdam propositionum ex Epistola ad Romanos, propos. 72, voir supra, p. 407. IA NATURE DE 1Λ CITÉ MÉDIÉVALE 457 nel de leur maître temporel, et cependant en vue du Maître éternel ils obéissaient même au maître tem­ porel2. » Et jusque dans le De civitate Dei où, après avoir bien sûr refusé aux Gentils la connaissance de la vraie république, née de la vraie justice « dont le Christ est le fondateur et le gardien », il définit ensuite la république, le peuple, la cité terrestre, par la recherche d’une paix qui n’étant pas celle du Christ ne peut sans doute être définitive, mais qui n’est pas non plus répréhensible, qui est même nécessaire à la cité de Dieu pendant son voyage dans la mortalité, et qui est garantie par des lois auxquelles la cité de Dieu n’hésitera pas à obéir 3. Précisément, c’est dans ces textes que saint Augustin fait le procès du monde païen et déclare que, n’ayant pas connu la vraie justice « sans qui les royaumes sont de grands brigandages »72 74, il n’a pu connaître de vraie cité. 73 72. N° 7. Saint Thomas, qui cite ce texte d’après Gratien (en l’at­ tribuant à saint Ambroise), l’opposera à la règle que les chrétiens doi­ vent suivre en régime médiéval. II-II, qu. 12, a. 2, obj. 1. 73. Si, comme le veut Cicéron, la république, la cité, doit se défi­ nir par la justice, les anciens n’ont jamais connu de république, car la vraie justice ne se trouve que dans cette république dont le Christ est le fondateur et le protecteur (lib. II, cap. XXI, n° 4). Mais « à s’en tenir à des définirions plus acceptables, probabiliores, on dira qu'ils ont connu une certaine république, laquelle fut mieux administrée par les premiers Romains que par leurs descendants ». {Ibid.} Cette république était faite de l’union de ceux qui, encore éloignés de Dieu, cherchaient une paix qui n’est pas blâmable, la paix de Babylone (lib. XIX, cap. XXVl), nécessaire à la cité de Dieu, laquelle n’hésite pas à obéir aux lois de la cité terrestre {ibid., cap. XVII). Cf. Epistola CXXXVIII, n° 17: «Dieu a montré ainsi, dans le somptueux et illustre empire des Romains, tout ce que pouvaient les vertus civiles, même séparées de la vraie religion, quantum valerent civiles etiam sine vera religione virtutes, afin que l’on comprît que lorsque celle-ci sur­ vient, les hommes deviennent citoyens d’une autre cité, dont le roi est la vérité, dont la loi est la charité, dont le mode est l’éternité. » 74. Lib. IV, cap. IV. 458 VI/4 - LA CHRÉTIENTÉ SACRALE Ces vues sévères (qu'on pourrait rapprocher des malédic­ tions de saint Jean contre les Bêtes de l’Apocalypse, sym­ boles des pouvoirs iniques) donneront naissance, au moyen âge, à ce que H.-X. Arquillière appelle l’« augusti­ nisme politique», qu’il caractérise comme une «ten­ dance à absorber le droit naturel dans la justice surna­ turelle, le droit de l'Etat dans celui de l’Eglise», et qu’il considère avec raison comme « une forme simplifiée et appauvrie de la pensée du grand docteur, une consé­ quence, lointaine et imprévue, de certaines pages de ses œuvres, une dérivation posthume de son enseignement, où il n’aurait assurément pas reconnu toute sa pensée personnelle » \ Cependant, si l’on a durci par la suite l’enseignement du saint docteur, la vérité qu’il veut mettre en lumière est claire. Ce n'est pas une négation de toute légalité, de toute paix, de toute cité chez les païens ; c’est l’affirmation que la cité temporelle ne sera parfaite, c’est-à-dire fondée sur la vraie justice, la vraie paix, qu’en dépendance du christianisme. Comment nier, écrit-il, que la paix souhaitée par la cité terrestre soit un bien ? et la cité terrestre elle-même, en raison du genre humain qui la compose, n’est-elle pas un bien encore meilleur ? Mais que cette paix, que ce bien com­ mencent d’être considérés comme uniques ou suprêmes, et voici que la misère est imminente 6. En d’autres75 76 75. L'augtisdnisme politique, 1934, p. 4. Cf. Gustave SCHNÜRER, L'Église et la civilisation au moyen âge, Paris, 1933, t. I, p. 108 : « Saint Augustin considère l’État romain, dans la mesure où, dans l’histoire, il est fondé sur le culte des faux dieux, comme un représentant de la civi­ tas terrena. Mais il ne dénie pas plus à l’État proprement dit qu’à l’État romain tout droit et toute valeur. » Bref, il nous faudra dédoubler la cité terrestre en temporelle ou politique, et en mystique ou diabolique. 76. « Non autem recte dicuntur ea bona non esse, quae concupis­ cit haec civitas (terrena), quando est et ipsa in suo genere humano melior. Concupiscit enim terrenam quamdam pro rebus infimis IA NATURE DE LA CITÉ MÉDIÉVALE 459 termes, le bien commun de la vie temporelle demande, par lui-même, à être ordonné au bien commun de la vie éternelle : ce qui est un autre aspect de la doctrine tradi­ tionnelle. 2 La doctrine de saint Thomas et de ses disciples A la suite de saint Augustin le haut moyen âge ne refusera pas de reconnaître aux païens un statut légal . Plus tard, cette doctrine ne se perdra pas. Elle sera défendue par les plus autorisés des théologiens. « Le droit divin qui vient de la grâce, écrit saint Thomas, ne détruit pas le droit humain qui vient de la raison naturelle », en sorte que, de soi, les princes infidèles peuvent continuer de régner légitimement, même sur ceux de leurs sujets qui se pacem: ad eam namque desiderat pervenire bellando... Hanc pacem requirunt laboriosa bella ; hanc adipiscitur quae putatur gloriosa vic­ toria. Quando autem vincunt qui causa justiore pugnabant, quis dubitet gratulandam esse victoriam et provenisse optabilem pacem ? Haec bona sunt, et sine dubio Dei dona sunt. Sed si, neglectis melioribus, quae ad supernam pertinent civitatem, ubi erit victoria et aeterna et summa pace secura, bona ista sic concupiscuntur, ut, vel sola esse cre­ dantur, vel his quae meliora creduntur, amplius diligantur ; necesse est miseria consequatur, et quae inerat augeatur. » Lib. XV, cap. IV. 77. A ceux qui essaient d’expliquer l’effrayante cruauté des guerres allemandes contre les Slaves par le fait que les Slaves, qui étaient païens, devaient apparaître aux chrétiens comme dépourvus de droits et exclus de l’ordre du monde, Carl ERDMANN répond que le seul texte d’Otton Ier que nous possédions ne fait aucune allusion au paganisme de ses adversaires. Il ajoute que les chroniques ne sont pas plus tendres pour les Slaves polonais, qui étaient chrétiens. Ce qui était pris alors en considération, ce n’était pas la religion païenne ou chrétienne, ni la qualité de Slave ou de Germain, mais l’appartenance a l’empire; et, quand l’empereur devait interposer sa médiation, il s’efforçait au préalable d’établir de quel côté était le droit. Die Entstehung des Kreuzzugsgedankes, Stuttgart, 1935, pp. 91-94. Vers la même époque la Chronique de Salerne parle d’alliances répétées entre chrétiens et musulmans, et elle attribue une défaite des Salernites au fait qu’ils avaient rompu la foi jurée aux musulmans. Ibid., p. 98. 460 VI/4 - IA CHRÉTIENTÉ SACRALE convenissent au christianisme s. Le saint docteur explique un peu plus loin, en vertu du même principe, que le prince qui devient infidèle ou apostat ne perd pas, de soi, son pouvoir sur ses sujets qui restent tenus de lui obéir : « L’infidélité ne s’oppose pas, par elle-même, au domi­ nium. Car le dominium a été introduit par le droit des gens qui est un droit humain. Or, la distinction entre fidèles et infidèles relève du droit divin, lequel ne détruit pas le droit humain78 79. » Une précision, exigée par le pro­ grès du temps, est apportée ici : c’est de soi que l’infidélité des princes laisse intact leur pouvoir sur les fidèles ; mais il faut réserver le droit qu’aura l’Eglise de leur enlever par sentence ce pouvoir en de certaines conjonctures, qui seront celles du régime sacral. Dans son commentaire de la Secunda Secundae (15111517), Cajetan qui songe certainement aux Indiens du nouveau monde, insiste avec une grande force sur la légiti­ mité de leur statut politique et sur l’injustice qu’il y aurait à leur faire la guerre pour la raison qu’ils sont païens : « Il peut y avoir des infidèles qui ne sont ni en droit ni en fait sous la juridiction temporelle des princes chrétiens. Par exemple, les païens qui n’auraient jamais été sujets de l’empire romain, et qui habiteraient des terres où le nom chrétien est demeuré inconnu. Les gouvernements de ces peuples, encore qu’infidèles, sont légitimes, qu’ils soient de forme royale ou démocratique. L’infidélité ne leur ôte pas la juridiction sur leurs sujets, car le dominium ressortit au droit positif, et l’infidélité au droit divin, lequel ne détruit pas le droit humain, comme l’explique saint Thomas, II-II, qu. 10, a. 10. Nul roi, nul empereur, ni l’Eglise romaine80 n’ont le droit de faire la guerre à des 78. II-II, qu. 10, a. 10. 79. II-II, qu. 12, a. 2: « Infidelitas secundum seipsam non repu­ gnat dominio ». 80. C’est-à-dire le pape en tant que chef ou tuteur du temporel. LA NATURE DE LA CITÉ MÉDIÉVALE 461 païens pour s’emparer de leurs terres et pour les soumettre temporellement. On ne découvrirait en effet aucun pré­ texte à une guerre juste, puisque Jésus-Christ, roi des rois, à qui toute puissance a été donnée au ciel et sur la terre, a envoyé, pour conquérir le monde, non des soldats et des armées, mais de saints prédicateurs, tels des brebis parmi les loups. Et c’est pourquoi, même dans l’Ancien Testament, qui était cependant le temps de la conquête armée, je ne vois pas que la guerre ait été déclarée à un peuple pour cette raison qu’il était infidèle. Elle l’a été contre les peuples qui refusaient de livrer passage, ou qui avaient attaqué les premiers, ou qui détenaient ce qui ne leur reve­ nait pas. C’est pourquoi nous pécherions très gravement si nous entreprenions de répandre la foi du Christ par de tels moyens. Non seulement nous ne serions pas les maîtres légitimes des peuples ainsi conquis, mais nous nous serions rendus coupables de grands brigandages, et nous serions tenus à restitution, comme le sont tous ceux qui injustement ont conquis ou détiennent un pays. Il fau­ drait envoyer à ces peuplades non pas des conquérants qui les oppressent, les scandalisent, les asservissent et les font deux fois plus fils de la géhenne (Ml, XXIII, 15), mais de saints prédicateurs capables de les convertir à Dieu par leur parole et leur exemple81. » En se référant à l’autorité de saint Thomas et à celle de Cajetan, François de Vitoria affirmera, en 1532, dans ses cours de Salamanque, que l’infidélité n’enlève, de soi, ni le domaine public ni le domaine privé ; que les Sarrasins, les Juifs et autres infidèles sont donc vraiment 81. In II-II, qu. 66, a. 8, n° 1. Les cinq dominicains, parmi les­ quels Pierre de Cordoue et Antoine de Montesinos, que Cajetan, dors Général de l’Ordre, envoya, vers la fin de 1509, à SaintDomingue, étaient des hommes vraiment apostoliques. Cf. TOURON, Histoire générale de l’Amérique depuis sa découverte, Paris, 1769, t. I, p. 213. 462 Vl/4 - LA CHRÉTIENTÉ SACRALE propriétaires, autant que les chrétiens, et qu'on ne pour­ rait les spolier sans être coupable de vol ou de rapine82; que les Barbares, c’est-à-dire les Indiens du nouveau monde, malgré leur infidélité et les péchés mortels dans lesquels ils vivent, sont princes légitimes et propriétaires légitimes, en telle sorte que les chrétiens ne sauraient arguer de leur infidélité ou de leurs péchés pour s’empa­ rer de leur pays et de leurs biens83. Et ce sera aussi la doctrine de celui qui méritera d’être appelé le Père des Indiens, le dominicain Las Casas. Dans son Traité comprobatoire de l'empire souverain et du principat universel que les rois de Castille et de Léon possèdent sur les Indes, imprimé à Séville en janvier 1553, il protestera avec une suprême énergie et une violence tout espagnole, contre les théoriciens aux gages des conquistadors, qui préten­ daient que, les Indiens étant infidèles, leurs biens et leurs terres passent de ce fait aux chrétiens : « Ceux qui disent que le Christ en venant au monde a, ipso jure, privé les infidèles de toute autorité, indépendance, souveraineté et juridiction, disent une chose absurde, contraire à la rai­ son, indigne même de l’intelligence des paysans, scanda­ leuse, infâme, indigne du nom chrétien. Ils portent faux témoignage contre Jésus qu’ils déshonorent. Il n’y a pas de plus grand obstacle à la prédication de l’Evangile. Si le Christ est venu pour exercer toute justice, il ne peut dépouiller les hommes de leurs droits naturels. Avec cette opinion impie et détestable, ils rendent l’Eglise menteuse, ils sont coupables d’hérésie et de sacrilège, et on devrait brûler vifs ceux qui la soutiennent car elle est contraire à l’Écriture et à la doctrine de l’Église84. » 82. De Indis recenter inventis, sect. I, n° 7. De Indis et de Jure belli relectiones, Carnegie Institution of Washington, 1917, p. 226. 83. Ibid., n° 19, p. 229. 84. Cité par Marcel Brion, Bartholomé de Las Casas, Paris, 1927, p. 238. - Déjà lors du concile de Constance, à l’Ordre Teutonique LA NATURE DE LA CITÉ MÉDIÉVALE 463 Il est donc clair, d’après la doctrine qu’on peut appeler traditionnelle, que les infidèles, s’ils étaient hors de la chrétienté, n’étaient cependant pas hors de la légalité, et que leur statut juridique devait être respecté par les chré­ tiens85. 3. Inviolabilité absolue du droit naturel et de la conscience des infidèles. Attitude de l’Eglise 1. Nous n’aurons donc pas à reparler des princes païens administrant leurs sujets païens. Mais nous aurons à revenir un peu plus loin sur le cas du prince païen dont les sujets se seraient faits chrétiens, sur le cas surtout du prince chrétien qui serait devenu infidèle. Car, suivant saint Thomas, si, en de telles circonstances, le prince ne perdait pas de soi son pouvoir, l’Église pou­ vait cependant le lui ôter par sentence. Il reste à dire ici que, quelle que fut la condition civile des infidèles vivant dans la chrétienté, païens, Sarrasins, Juifs, il n’était jamais permis de porter atteinte à leur droit naturel*6. Et c’est pourquoi saint Thomas, qui déclarait s’appuyer ici sur la coutume de l’Église, interdisait quon prêchant la « croisade » contre la Pologne et la Lituanie encore en partie païenne, les Polonais avaient opposé la thèse affirmant le droit de tous les peuples, fussent-ils païens, à leur indépendance territo­ riale, et proclamant que la doctrine du Christ devait être répandue par des moyens compatibles avec la charité. Cf. O. Halecki, La Pologne de 963 à 1914, Paris, 1933, p. 101. Il serait utile de suivre dans l’histoire les répercussions funestes de l’esprit dans lequel ont sombré les Ordres militaires. 85. On peut voir dans J. DUTILLEUL, Diet, de théol. cath., art. «Esclavage», col. 486-503, comment cette doctrine traditionnelle a été tour à tour proclamée ou offusquée dans l’épouvantable histoire de l’esclavage en Amérique. 86. « Les Juifs sont, par rapport aux princes, dans un état de servi­ tude civile, qui laisse intact l’ordre du droit naturel ou divin. » S.THOMAS, II-II, qu. 10, a. 12, ad 3 ; et III, qu. 68, a. 10, ad 2. 464 VI/4 - LA CHRÉTIENTÉ SACRALE baptisât sans le consentement de leurs parents les petits enfants des Juif et des autres infidèle^ . Cet enseignement de saint Thomas, rejeté par Scot, qui soutenait au contraire qu’un prince agirait bien en ordonnant qu’on baptisât les enfants de ses sujets, Juifs ou infidèles88, continuera de prévaloir dans l’Église. Il est sanctionné notamment par une bulle de Jules III, du 8 juin 155189, et par la lettre Postremo mense de Benoît XIV, du 28 février 174790. 87. II-II, qu. 10, a. 12 ; III, qu. 68, a. 10. 88. A condition, dit Scot, « de procéder avec prudence, pour que les enfants ne soient pas tués d’avance par leurs parents, et pour qu’ils reçoivent une éducation chrétienne. Bien plus, ajoute-t-il, je crois qu’on agirait religieusement en forçant les parents eux-mêmes, minis et terroribus, à recevoir le baptême et à en tenir les obligations ; car, même s’ils n’étaient pas fidèles sincèrement, ce serait un moindre mal pour eux de ne pas pouvoir obéir impunément à une religion illicite que de l'observer librement. Et leurs enfants, bien élevés, devien­ draient, à la troisième et à la quatrième génération, de vrais chrétiens. ►> IV Sent., dist. 4, qu. 9, n° 2. Au n° 1, Scot nie d’abord, avec toute la tradition, que les petits enfants des Juifs et des infidèles puissent être baptisés malgré leurs parents. Mais, dit-il, cette interdic­ tion ne vise que les personnes privées. Elle ne concerne pas le prince, dont l’autorité prévaudra sur celle des parents quand il sera question d’appliquer un droit divin. Notons que l’argumentation de Scot 1° suppose la mauvaise foi des infidèles, et 2° méconnaît l’intangibilité du droit naturel par le prince. 89. Reproduite dans les Décrétales, lib. VII, tit. I, cap. I. 90. « L’opinion de saint Thomas, dit BENOÎT XIV, a prévalu dans les tribunaux, et elle est la plus répandue chez les théologiens et les canonistes. » Denz., n° 1482. - Il est curieux d’observer comment la doctrine de saint Thomas, exposée fidèlement par Capréolus (TV Sent., dist. 5 et 6), est atténuée chez plusieurs de ses meilleurs dis­ ciples. CAJETAN par exemple, qui se place dans l’hypothèse de la légi­ timité du servage, estime que les enfants des serfs (et des Juifs, qui seraient serfs de l’Église), puisqu’ils pourraient être ôtés à leurs parents et vendus, pourraient être pareillement baptisés, malgré leurs parents ; mais, ajoute-t-il, le Dieu des cœurs ne peut souhaiter que son Église recoure à ces moyens de force, et c’est là tout ce que veut dire saint Thomas {in II-II, qu. 10, a. 12, n° 8-10). François de V1TORIA écrit que les chrétiens n'outrepasseraient ni leurs droits ni IJ\ NATURE DE LA CITÉ MÉDIÉVALE 465 C’est encore la raison pour laquelle les infidèles, meme quand ils seraient sujets de princes chrétiens, ne pourront être forcés à entrer dans lEglise. Le Décret de Grati en, lre partie, dist. 45, ch. 3, transcrit une lettre, adressée à l’évêque de Naples, Paschase, où le pape saint Grégoire défend qu’on trouble le culte des Juifs : « Si vous désirez, avec une intention droite, conduire à la vraie foi ceux qui sont en dehors de la religion chrétienne, vous devez user de persuasion, non de violence. Autrement, les esprits qu’il vous était facile d’éclairer par votre exposé, seront éloignés par votre hostilité. Tous ceux qui, sous couleur d’arracher les hommes au culte de leurs tradi­ tions religieuses, s’y prennent différemment, montrent qu’ils cherchent davantage leur volonté propre que celle de Dieu91. » Au même endroit, ch. 5, le Décret rapporte leurs pouvoirs en baptisant, contre le gré de leurs parents, les enfants des infidèles qui leur sont soumis, à condition qu’il n’y ait 1° ni scan­ dale, 2° ni danger d’apostasie ; en ce sens c’est Scot qui a raison. Tout le monde accorde, en effet, qu’en temps de guerre les infidèles peu­ vent être tués, et que leurs enfants peuvent leur être arrachés : pour­ quoi pas baptisés ? Cependant, ajoute Vitoria, les deux conditions signalées sont pratiquement irréalisables. Les Sarrasins ne seraient-ils pas scandalisés et ne diraient-ils pas que les chrétiens s’accroissent par la violence, non par les miracles ? Et comment écarter le péril d’apo­ stasie si on laissait les enfants près de leurs parents ? Quant à les leur arracher cela ne pourrait se faire sans danger pour leur vie, et dans la suite un retour à l’Islam serait toujours à redouter. En sorte qu’absolument parlant, non pas sans doute en verru du droit naturel mais en raison simplement de l’autorité de l’Église, il faut répondre avec saint Thomas que les enfants des infidèles ne doivent pas être baptisés contre le gré de leurs parents (in II-II, qu. 10, a. 12, nos 8 à 10). On le voit, saint Thomas affirme beaucoup plus nettement que ses com­ mentateurs l’inviolabilité du droit des parents par rapport aux princes, même chrétiens. Voir notre note : « Sur le droit de baptiser les petits enfants », Nova et Vetera, 1953, p. 69. 91. Epist., lib. XIII, epist. 12; P. L., t. LXXVII, col. 1267: * ...suas illi magis quam Dei causas probantur attendere. » 466 VI/4 - LA CHRÉTIENTÉ SACRALE le 57e canon du quatrième concile national de Tolède, en 633, concernant les Juifs. Pour ceux qui avaient été for­ cés de se faire chrétiens sous le règne de Sisebut, et qui avaient reçu les sacrements, ils devront rester chrétiens, et l’on n’ose pas alors remettre en cause la validité de ces conversions extorquées. Mais « à l’avenir on ne devra jamais contraindre personne à croire. Le Seigneur, en effet, fait miséricorde à qui il veut, et il endurcit qui il veut (Rom., IX, 18). Ce n’est pas malgré eux que les Juifs doi­ vent être sauvés, mais librement, afin que toute justice soit gardée. C’est le consentement non la contrainte, la persuasion non la force, qui doivent faire les conversions92. » Vers 1190, Clément III interdit «à qui­ conque, de forcer les Juifs à recevoir le baptême contre leur gré» ; et vers 1250, Innocent IV rappelle à l’arche­ vêque d'Arles les mêmes principes : « Il est contraire à la religion chrétienne qu’un homme, sans l’avoir jamais voulu et malgré son opposition absolue, soit forcé de devenir et de rester chrétien »93. Un peu après, saint Thomas écrira dans la Somme que « pour les infidèles qui n’ont jamais accepté la foi, tels les Gentils et les Juifs, ils ne doivent en aucune manière être contraints à croire, car croire est un acte de volonté ». Quand les chrétiens font la guerre aux infidèles « ce n’est pas pour les obliger 92. Hélas, le sixième concile national de Tolède, tenu en 638 sur le désir du roi Chintila, rend grâces à Dieu, dans son troisième canon, de ce que le roi venait de porter un édit ordonnant à tous les Juifs de quitter l’Espagne, pour qu’il n’y air plus dans le pays que des catholiques ; d'accord avec le roi et les grands, il prescrivait qu’à l’ave­ nir tout roi devrait conserver la vigueur de ces ordonnances. HEFELELECLERCQ, Histoire des conciles, t. III, p. 279. En fait, les Juifs allaient avoir, dans l’Espagne arabe, une situation privilégiée, et cette condi­ tion se prolongera quelque temps sous les premiers rois chrétiens. 93. Ces textes sont consignés dans les Décrétales : le premier, lib. V, tit. VI, cap. IX ; le second, lib. Ill, tit. XLII, cap. III. LA NATURE DE LA CITÉ MÉDIÉVALE 467 à croire, car s’ils triomphaient d’eux et les réduisaient en captivité, ils leur laisseraient la liberté de croire ; c’est seulement pour les contraindre à ne pas s’opposer à la foi du Christ94 ». Enfin le concile de Trente déclarera que «l’Eglise n’exerce jamais de jugement sur quelqu’un qui n’est pas entré en elle par la porte du baptême9^ ». 94. II-II, qu. 10, a. 8. - Ici encore certains disciples de saint Thomas ont peine à lui rester fidèles. François de VlTORIA commence par distinguer les infidèles qui ne sont pas soumis aux princes chrétiens, ou qui se sont soumis spontanément à eux à condition que leur religion soit respectée : ni les uns ni les autres, dit-il, ne peuvent être contraints au baptême. Quant aux infidèles soumis aux princes chrétiens, par exemple par le droit d’une juste guerre, Vitoria est d’accord avec Scot pour estimer que, de soi, le prince ferait bien de les forcer minis et terro­ ribus et verberibus à accepter, à tenir et à défendre la foi ; mais il ajoute op absolument parlant, à cause des inconvénients qui en résultent, une telle façon d’agir doit être écartée. On sent la présence du principe fameux au temps de la Réforme : cujus regio illius religio. « Je ne sais pas, dit-il, s’il est heureux que de nos jours les Sarrasins aient été forcés à la foi, et qu’on leur ait donné à choisir entre la conversion ou l’exil de l’Espagne. Bien souvent, ils ont choisi la conversion, et c’est pourquoi il y a tant de mauvais chrétiens. Sans doute, je n’hésite pas à le déclarer, si une cité tout entière comme Constantinople venait à la foi, et qu’il ne restât que trente ou quarante hommes pour refuser de se convenir, ils devraient être forcés et obligés de suivre la majorité de la population. Pareillement, je n’hésite pas à dire que, si le grand Turc se convertissait à la foi, il pourrait contraindre ses sujets par des peines à devenir chré­ tiens... Tout ceci, bien sûr, à condition que la contrainte n’entraînât ni la simulation ni quelque plus grand mal. » In II-II, qu. 10, a. 8, nos 3 à 6. Au contraire, BlLLUART sera fidèle à son maître : « Les infidèles qui n’ont jamais reçu la foi, quils soient ou ne soient pas soumis à des princes chrétiens, ne peuvent en aucune façon être forcés à croire. » De fide, dis­ sert. 5, a. 2. Pour revenir au cas proposé par Vitoria, d’une cité qui, à l’exception d’une petite minorité, aurait demandé son incorporation dans la chrétienté de type médiéval, il y aurait eu deux moyens de ne pas manquer de justice à l’égard de la minorité : le recours au plura­ lisme cultuel ou à l’expatriation, mais conçue comme une expropria­ tion en vue de futilité publique et indemnisée. 95. Session XIV, de Poenitentia, cap. II, Denz., n° 895. Voir plus loin, pp. 538-539. 468 VI/4 - LA CHRÉTIENTÉ SACRALE 2. En résumé, l’Église, en tant que telle, regarde au moyen âge comme inviolable le droit naturel des païens. Elle ne veut pas qu’on baptise leurs enfants contre leur gré, ni qu’on les force eux-mêmes à croire. Cela vaut, d’abord, pour les infidèles du dehors, qui ont une condition juridique propre, reconnue des chré­ tiens. Qu’il y ait eu, au cours des siècles, des écrivains pour souhaiter la destruction du paganisme par le fer et par le feu, et pour faire un devoir aux princes chrétiens de porter la guerre chez les païens en vue de les forcer à croire, nous n'avons pas à en disconvenir96 : mais il est impossible de soutenir qu’ils expriment la pensée authentique de l’Église. Cela vaut encore, naturellement, pour les groupes eth­ niques infidèles, Slaves ou Maures, alliés aux princes chrétiens, et à ce titre, incorporés, plus ou moins, dans la chrétienté. Mais cela vaut même pour les infidèles dépourvus de conditions juridiques et réduits à l’état de servitude, par exemple à la suite d'une juste guerre. Si l’on accorde qu’eux non plus ne sauraient être contraints au baptême, l’on sera conduit à adopter ouvertement à leur égard, surtout s’ils sont en nombre considérable, une solution de type pluraliste, à tolérer leurs rites et leurs façons de servir la divinité : c’est ainsi, dit saint Thomas, qu’a fait l’Église97. Sans doute, il y a eu des théologiens qui, dans ces conjonctures, ont voulu concéder aux princes chré­ tiens le droit d’imposer la foi aux infidèles. Mais ils n’ont pas exprimé la vraie pensée de l’Église ; et le développe­ ment théologique ultérieur, comme en témoignera 96. Car! ERDMANN cite, entre autres, Firmicus Maternus et Bruno de Querfurt. Die Entstehung des Kreuzzugsgedankens, pp. 4 et 97. 97. Elle l’a fait, dit-il, non seulement pour les païens, mais même parfois pour les hérétiques. II-II, qu. 10, a. 11. Avec mesure, nous le dirons dans un instant. LA NATURE DE IA CITÉ MÉDIÉVALE 469 Benoît XIV, suivra une direction différente. Ils ont eu soin d’ailleurs, pour la plupart, de parler avec réserve. François de Vitoria lui-même avait peine à estimer heu­ reuse la mesure par laquelle les Maures d’Espagne avaient été contraints, en 1502, de choisir entre la conversion et l’exil. Tous les théologiens flétriraient aujourd’hui comme tyran le chef politique qui impose­ rait de force une religion à ses sujets. Et comment impo­ ser le christianisme sans ouvrir la porte au sacrilège, notamment au pire de tous, le sacrilège contre l’eucha­ ristie98 ? On est étonné que cette dernière considération, qui n’a rien hélas de chimérique", n’ait pu prévaloir dans l’esprit de théologiens de la valeur de Scot et de Vitoria. 98. Le sacrilège contre l’eucharistie n’est pas simplement le plus grave des sacrilèges commis contre les choses saintes, il est, fait obser­ ver CAJETAN, « le plus grave de tous les sacrilèges, car il offense direc­ tement l’humanité du Christ contenue dans ce sacrement ; de telle sorte qu’en regardant à l’espèce du péché, il est plus grave d’injurier l’eucharistie que d’assassiner le pape. » In II-II, qu. 99, a. 4, n° 8. 99. Les Crypto-Juifs, qui formaient parfois des fractions notables du judaïsme, « s’entendaient si bien à se faire passer pour des nonJuifs que beaucoup de gens les considéraient comme des chrétiens (ou des mahométans). Voici, par exemple, ce que nous apprenons concernant les Juifs d’origine hispano-portugaise qui habitaient le midi de la France pendant les XVe et XVIe siècles, et même plus tard (et cela s’applique également à tous les Marranes de la presqu’île ibé­ rique et d’ailleurs) : ils obéissaient à toutes les pratiques extérieures de la religion catholique ; leurs naissances, leurs mariages, leurs décès étaient inscrits sur les registres de l’Église, qui leur octroyait les sacre­ ments chrétiens du baptême, du mariage et de l’extrême-onction. Plusieurs même entrèrent dans les ordres et devinrent prêtres. » Werner SOMBART, Les Juifi et la vie économique, Paris, 1923, p. 29. Dans sa Lettre sur l'apostasie, Maimonide avait justifié les Juifs qui simulaient la conversion à l’Islam ; beaucoup de rabbins devaient l’imiter. Cf. Félix VERNET, « Juifs et chrétiens », dans Diet, apolog. de lafoi cathol., col. 1677 et 1679. 470 VI/4 - LA CHRÉTIENTÉ SACRALE c) La condition juridique des Juifs dans la chrétienté médiévale La liberté religieuse, qui avait été enlevée aux Juifs après 135 et qui leur avait été rendue par les Antonins, fut en principe respectée et garantie par les empereurs chrétiens. Mais il est clair qu’à partir du moment où l’empire choisissait de se reconstituer sur la base de l’unité de foi, il ne pouvait accueillir en lui de plain-pied les Juifs qui, dès le principe, s’étaient montrés les adver­ saires farouches des chrétiens, et qui entendaient conser­ ver leur autonomie comme groupe à la fois religieux et ethnique. Constantin voit en eux des gens qu’il faut tenir à l’écart. Les empereurs qui lui succèdent, et dont les lois sont groupées au Ve siècle dans le code théodosien, et au VIIe siècle dans le code justinien, s’ils recon­ naissent la licéité de la religion juive, cherchent à favori­ ser la condition des chrétiens et à les préserver du danger de contamination en interdisant aux Juifs de bâtir de nouvelles synagogues, d’épouser des femmes chrétiennes, de convertir des chrétiens, d’avoir des serviteurs chré­ tiens dans leurs maisons, etc. Il faut remarquer que ces lois ne furent pas longtemps appliquées dans toute l’étendue de l’empire qui commençait de s’écrouler100. Les princes barbares adaptèrent la législation romaine à leurs royaumes, avec plus ou moins de rigueur. Par intervalles, la sévérité des lois fut observée ou dépassée : c’est ainsi que Dagobert Ier, en France (630), et Sisebut, en Espagne (612-613), ordonnèrent aux Juifs de recevoir le baptême sous peine d’exil. A mesure que s’affirmait le principe des nationalités, la répugnance des Juifs à 100. Félix VERNET, loc. cit., col. 1713-1714. — Notons qu’une législation chrétienne, tout en secondant le christianisme, devrait pourtant veiller, en toute circonstance, à ne pas accorder de primes à la conversion. ΙΛ NATURE DE Ij\ CITÉ MÉDIÉVALE 471 fusionner avec l’élément indigène soulevait contre eux des griefs plus graves. Leur condition en Espagne, pen­ dant le siècle qui précéda l’invasion arabe, fut très pré­ caire101. C’est alors que se tinrent les conciles de Tolède, si remarquables dans leurs définitions dogmatiques de la Trinité et de l’incarnation, mais desquels on a dit, pour ce qui concerne leurs dispositions pratiques, qu’ils étaient « moins des conciles que des assemblées natio­ nales de la monarchie espagnole, se bornant, ou presque, à enregistrer les lois décrétées par les souverains », dont Gratien devait cependant recueillir plusieurs canons dans le Décret, et dont l’esprit de sévérité allait en quelque sorte déteindre sur la législation ecclésias­ tique102. Charlemagne fit preuve de moins de dureté pour les Juifs. Mais, du XIIIe siècle jusqu’à la fin du XVe siècle, leur situation empira. S’ils connurent en certaines 101. Loc. cit., col. 1714. 102. Loc. cit., col. 1727. Le P. BONSIRVEN apprécie lui aussi sévè­ rement les lois wisigothiques : « Elles furent presque toutes portées ou confirmées dans les conciles, les conciles de Tolède, qui étaient comme le parlement du royaume. Nous avons là un cas très net de l’asservissement de l’Église au pouvoir politique, un exemple déplo­ rable de la mise au service de l’État des armes spirituelles. Il en est résulté plusieurs conséquences lamentables. Les évêques ont dû sou­ vent démentir, par les canons qu’ils prenaient ou sanctionnaient, des principes aussi essentiels que le principe de la liberté de la foi et du respect des consciences. Ils se sont faits les serviteurs d’une politique barbare et, somme toute, antichrétienne. Enfin, bien loin d’accroître le troupeau de leurs fidèles, ils l’ont infecté de nombreux hypocrites. Ils ont ainsi inauguré ce régime de surveillance des consciences, cette police spirituelle si contraire à l’esprit de liberté qui doit marquer la religion de l’esprit. N’ont-ils pas par là ouvert la porte à l’inquisition espagnole, qui aliène et asservit le pouvoir ecclésiastique au bénéfice de la politique ? N’ont-ils pas aussi jeté en terre espagnole les pre­ mières semences de cet esprit de fanatisme et d’intolérance qui, à plu­ sieurs reprises, a ravagé la péninsule ? » Notes prises aux Conférences sur le judaïsme, faites à l’institut catholique de Paris, VIIe conférence. 472 VI/4 - LA CHRÉTIENTÉ SACRALE cités un état de prospérité remarquable, ils furent bannis successivement de l'Angleterre, puis de la France, puis d'une grande partie de l’Allemagne, puis, en 1492, de l’Espagne, où, dès 1480, l’inquisition, fondée par les rois catholiques, fonctionnait principalement contre les Marranes, enfin, en 1496, du Portugal103. Ils émigrèrent vers l’Italie, la Pologne, l'empire ottoman, plus tard vers la Hollande et l’Angleterre. 1. Les Juifs tolérés non dans ΓÉglise, mais dans la chrétienté Aussi longtemps qu’ils ne sont pas convertis, les Juifs jouent dans la chrétienté médiévale, en raison de leur autonomie ethnico-religieuse, le rôle d’un corps étranger dans un organisme. Du point de vue de la foi chrétienne, leur religion apparaît originairement comme un genre d'infidélité, moins grave que l’hérésie, puisqu’elle n’est pas une répu­ diation de la foi chrétienne104. C’est le sens original de l’expression «perfidia judaïca»105. Or, Y Église, comme 103. « L’expulsion officielle des Juifs d’Espagne et de Portugal, écrit SOMBART, n’a pas clos aussitôt leur histoire dans ces pays. De nom­ breux Juifs y restèrent à titre de faux chrétiens (Marranes), et c’est seu­ lement sous la pression de l’inquisition, dont la sévérité s’était accrue sous Philippe III, qu’ils furent obligés de quitter le pays ; une grande partie des Juifs espagnols et portugais n’émigrent dans d’autres pays qu’au cours du XVIe siècle, et plus particulièrement vers la fin de ce siècle. » Beaucoup de Juifs continuèrent pareillement de résider en Angleterre, après l’expulsion de 1290, jusqu’au temps de leur retour plus ou moins officiel sous Cromwell. Sombart, on le sait, est frappé par le parallélisme qu’il découvre entre le déplacement d’une part des Juifs, d’autre pan du centre de gravité de l’économie de l’Europe. Les Juifi et la vie économique, pp. 34 et suivantes. 104. Cf. S. Thomas, II-II, qu. 10, a. 5. 105. Elle n’a pris que plus tard le sens de « perfidie », lorsque les Juifs furent accusés de feinte dans leurs conversions ou de trahison LA NATURE DE IA CI I É MÉDIÉVALE 473 telle, c’est-à-dire le christianisme, le royaume spirituel, peut bien tolérer en elle des membres pécheurs, ou encore le conflit des opinions théologiques, ou les condi­ tions onéreuses d’un concordat, etc. ; mais il est clair quelle ne saurait tolérer en son sein ni l’infidélité, ni même l’erreur qui en est la conséquence, que sa tâche est au contraire de lutter contre elles avec tous les moyens spirituels que le Sauveur lui a confiés. Pourtant l’Église peut admettre, peut trouver bon que les princes chrétiens, la chrétienté, les royaumes tempo­ rels, pratiquent un certain pluralisme à l’égard des autres groupes religieux, et tolèrent par exemple l’exercice des cultes aberrants106. La tolérance cultuelle dont il est ques­ tion se réalise alors au plan de la vie temporelle. Les chefs politiques, princes des États chrétiens ou de l’État de l’Eglise, accepteront par exemple qu’Israël habite, à cer­ taines conditions, sur leur territoire, et lui garantiront le libre exercice de son culte ; ils pourront agir de même à l’égard d’autres peuples non chrétiens, par exemple à l’égard des populations musulmanes qu’ils auraient assu­ jetties au cours d’une juste guerre. dans leurs rapports avec les ennemis des chrétiens. Cf. E VERNET, toc. rit., col. 1733. Et, sur le sens philologique de l’expression et sur l’usage d’omettre la génuflexion dans la prière pour les Juifs le ven­ dredi saint à partir du IXe siècle, Erik PETERSON, « Perfidia judaïca », dans Ephemerides Liturgicae, 1936, p. 296 et suivantes. Cette omis­ sion, due peut-être à un simple déplacement liturgique, a été interjrétée ensuite comme une protestation contre les génuflexions sacrièges du prétoire, dont on faisait remonter la responsabilité première jusqu’aux Juifs. 106. Saint Thomas semble prendre parfois le mot Église au sens large, pour désigner la chrétienté. C’est ainsi qu’il écrit indifférem­ ment que les Juifs sont les esclaves de Î’Église (II-II, qu. 10, a. 10) ou des princes chrétiens (a. 12, ad 3). Quand il dit que l’Église a toléré les rites des infidèles et même des hérétiques (a. 11, fin), ce n’est évidem­ ment pas dans son sein à elle, c’est dans le sein de la chrétienté. 474 \Ί/4 - LA CHRÉTIENTÉ SACRALE 2. Raison spéciale de cette tolérance : le mystère d’Israël Dans le cas des Juifs, il existe, il est vrai, dit saint Thomas, une raison particulière de les tolérer10’. En effet, leur culte a préfiguré la foi chrétienne ; ils témoi­ gnent, malgré eux, de sa vérité ; leurs restes doivent être sauvés à la fin des temps. C’est le mystère d’Israël, qui est au fond de la question juive. Le Sauveur a manifesté ce mystère lorsqu’il a prédit « l’endurcissement des Juifs (Mt., XII, 41; XIII, 12; XXIII, 36), la conversion des Gentils au défaut des Juifs (Mt., XXII, 8 ; XXIV, 14), et la conversion finale des Juifs (Mt., XXIII, 39) »107 108. Et saint Paul découvre aux chrétiens de la Gentilité la significa­ tion profonde de ces prophéties (Rom., IX-Xl). Il rappelle d’abord que les promesses de l’Ancien Testament n’ont pas menti, puisqu’elles sont réalisées dans \’Israël spiri­ tuel, qui est l’Eglise : « Ce n’est pas que la parole de Dieu ait failli ; car tous ceux qui descendent d’Israël ne sont pas Israël » (ix, 6). Puis il considère le sort de [’Israël charnel, qui est le peuple juif. Son rejet est plein de mys­ tère et ses prérogatives demeurent étonnantes. Le faux pas des Juifs est lui-même une richesse pour le monde : il hâte la conversion des Gentils, qui provoquera un jour une salutaire jalousie chez les Juifs : « Je dis donc : ont-ils trébuché de façon à tomber tout à fait? Non certes! mais grâce à leur chute, le salut est parvenu aux nations109, afin de les rendre jaloux. Or, si leur faux pas 107. « Aliquod bonum quod ex eis provenit. » II-II, qu. 10, a. 11. 108. M.-J. LAGRANGE, O.P., Épitre aux Romains, 1916, p. 284. 109. « C’est une constatation de fait. Paul, se voyant repoussé par les Juifs, s’est tourné vers les Gentils (Act., ΧΙΠ, 45-48), qui ont donc été mis plus tôt dans la voie du salut. Et si les Juifs s’étaient convertis en masse, auraient-ils consenti à renoncer à leur loi ? Le christianisme serait-il devenu la religion affranchie des observances nationales qui seule pouvait convenir aux Gentils ? Les doctes de nos jours sont par- IA NATURE DE IA CITÉ MÉDIÉVALE 475 fait la fortune du monde, leur faillite la fortune des Gentils, que ne fera pas leur plénitude ? » (xi, 11-12). Ils sont toujours, d’une certaine manière, un peuple consa­ cré à Dieu, un peuple dû à Dieu : et si les nations sont dans l’Eglise à la manière du sauvageon greffé sur un bon plant, ils seront un jour en elle comme entés sur leur propre tronc110 : « Si la racine est sainte, les rameaux aussi. Or, si quelques-uns des rameaux ont été retran­ chés, et si toi, olivier sauvage, as été enté parmi les rameaux, prenant avec eux ta part de la racine, j’entends de la grasse sève de l’olivier, ne sois pas insolent avec les branches Si tu as été enté sur un bon olivier, de nature différente, combien plus ceux-ci seront-ils entés sur leur propre olivier auquel ils appartiennent par nature» (16 à 24). S’ils subsistent comme peuple, mal­ gré leur dispersion, c’est pour être un jour réintégrés dans l’Eglise : « Je ne veux pas, frères, que vous ignoriez ce mystère..., l’endurcissement n’a été le fait d’une partie d’Israël que jusqu’à ce que la masse des Gentils soit entrée, et ainsi tout Israël sera sauvé » (25-26). Alors, comme leur rejet avait provoqué la réconciliation des Gentils, leur réintégration provoquera une résurrection des morts (15). Il est donc clair qu’ils sont maintenant encore le peuple de Dieu, un peu comme le fils rebelle reste fils et le prêtre prévaricateur reste prêtre, en vertu finement d’accord avec Paul pour constater que le refus des Juifs a facilité l’entrée des Gentils. » M.-J. LAGRANGE, loc. rit., p. 275. 110. Cf. cette vue, par exemple, de Jacques Maritain : « Quand le peuple juif se convertira, et passera sous la loi de la nouvelle alliance, c’est dans ses anciens privilèges à lui, élargis à tous les peuples, selon l’universalité même de l’Église, et transfigurés selon la vérité de l’esprit, qu’en se joignant aux Gentils dans l’unique ber­ cail il se trouvera réintégré. » « Le mystère d’Israël », dans La Question d'Israël, Bulletin des prêtres missionnaires de Notre-Dame de Sion, 1" juillet 1939. Reproduit dans Raison et Raisons, Paris, 1948, p. 214 [0. C..XII, P. 565]. 476 VI/4 - LA CHRÉTIENTÉ SACRALE d’une élection qui, bien qu'ils aient refusé l’Évangile, demeure irrévocable: « Par rapport à l'Évangile, ils sont ennemis, dans votre intérêt ; mais en vertu du choix divin, ils sont aimés, à cause de leurs pères, car les dons et la vocation de Dieu sont sans repentance » (28-29). On entrevoit la nature du mystère qui pèse sur l’Israël char­ nel : c’est le mystère d’un peuple choisi pour inaugurer l’Église et qui refuse la grâce de l’Église, mais dont le sort reste lié à celui de l’Église. Dans une certaine mesure, il marque en creux dans l’histoire le thème que l’Église y trace en relief. Il est, dans ses livres sans doute, mais aussi dans sa chair, porteur des prophéties111. Il y avait 111. C’est là une vue traditionnelle. On la rencontre chez saint AUGUSTIN : « Aujourd’hui, si les Juifs sont dispersés dans toutes les nations et toutes les terres, c’est par un dessein du Dieu unique et véri­ table ; en sorte que si, sur toute la terre, les idoles, les autels, les bois sacrés, les temples sont détruits, et les sacrifices interdits, on puisse constater par leurs livres que cela était prophétisé depuis longtemps ; et quoique ces prophéties, accomplies en la religion chrétienne, se puis­ sent lire aussi dans nos livres saints, on n’osera pas nous accuser de les avoir nous-mêmes composées après coup. » De civitate Dei, lib. IV, cap. XXXIV. Chez saint THOMAS: «Les livres des Juifs ont témoigné partout pour le Christ et l’Église ; car les Gentils ne pouvaient penser, lorsqu’ils les lisaient dans les livres des Juifs, que les prophéties concer­ nant le Christ eussent été fabriquées par les prédicateurs de la foi chré­ tienne. » Epist. ad Rom., cap. XI, lect. 2. Chez PASCAL : « Ils portent avec amour et fidélité ce livre où Moïse déclare qu’ils ont été des ingrats envers Dieu toute leur vie, qu’il sait qu’ils le seront encore plus après sa mort ; mais qu’il appelle le ciel et la terre à témoin contre eux, et qu'il leur a enseigné assez. » Pensées, édit. Br., p. 616. Chez BOSSUET : «Et aujourd’hui encore, ce même peuple reste sur la terre pour porter à toutes les nations où il a été dispersé, avec la suite de la religion, les miracles et les prédictions, qui la rendent inébranlable. » Discours sur l’histoire universelle, livre II, chap. XXVII. Réduit à ses termes essentiels, cet argument signifie qu’au plan religieux Israël apparaît comme déchu du rôle que lui attribuaient les prophéties et que cette déchéance spiri­ tuelle influe visiblement sur ses destinées historiques et charnelles. Mais, au vrai, si Israël dure dans la dispersion, c’est qu’il est réservé, par un décret divin, pour la réintégration. LA NATURE DE LA CITÉ MÉDIÉVALE 477 donc une raison spéciale de le tolérer dans la chrétienté médiévale, mais cette tolérance devait s’entourer de pru­ dence. On leur permettait d’exercer leur religion, mais on leur interdisait le prosélytisme, en réduisant leurs manifestations cultuelles112, en limitant le nombre de leurs synagogues113. Et lorsqu’on découvre, entre 1238 et 1240, les blasphèmes du Talmud contre le Christ, on ordonnera de le brûler114. 3. La conditiorz civile faite aux Juif Ces restrictions relatives au culte ne devaient pas, nous l’avons dit, porter atteinte au droit naturel des Juifs. On ne devait ni leur arracher leurs enfants, ni les forcer au baptême. Le dilemme conversion ou exil, s’il devait survivre longtemps encore dans la pratique des princes ou de certains évêques est condamné même par l’un des 112. On leur défend de porter processionnellement dans le ghetto la Bible et l’Arche. A Rome on les oblige à entendre une prédication chrétienne sur l’Ancien Testament. E VERNET, loc. cit., col. 1739 et 1738. CE la remarque d’Erik PETERSON, Le mystère des Juif et des Gentils, Paris, pp. 54 et 72, qui croit pouvoir assimiler la signification de cette « prédication » à celle d’Étienne durant son martyre. 113. «Deux canons des Décrétales, lib. V, tit. VI, cap. III et VII, empruntés l’un à saint Grégoire le Grand, lequel reproduisait le droit impérial, l’autre au pape Alexandre III (1180) règlent que, si les Juifs ne doivent pas être troublés dans la possession de leurs synagogues ils ne peuvent en ériger de nouvelles. Alexandre autorise les réparations et les réédifications nécessaires pourvu qu’elles ne rendent pas les synagogues plus amples ou plus riches que par le passé. Paul IV décréta qu’ils ne pourraient avoir qu’une synagogue dans chaque ville ou lieu qu’ils habitaient. Les papes ne se firent pas faute, quand ils le jugèrent utile, de dispenser des prescriptions des Décrétales et de Paul IV. Basnage nous apprend que de son temps on comptait 9 synagogues à Rome, 19 dans la campagne romaine, 36 dans la Marche d’Ancône, 12 dans le Patrimoine de Saint-Pierre, 11 à Bologne et 13 dans la Romandiole. » F. VERNET, loc. cit., col. 1739. 114. Ibid., col. 1691. 478 VIM - LA CHRÉTIENTÉ SACRALE conciles nationaux de Tolède1L’enseignement général de l’Église est net116. Mais, au point de vue civique, les droits des Juifs, comme ceux des Gentils, sont rigoureusement limités. On leur interdit d’exercer les fonctions publiques, et cette défense vaudra également pour les Sarrasins" : comment, en effet, celui qui repousse le mystère du Christ pourrait-il être chargé de diriger une société com­ posée des seuls chrétiens118 ? Si le régime féodal leur per­ il 5. IVe Concile, canon 57, cité plus haut, pp. 465-466. 116. «Les Décrétales, lib. V, tit. VI, cap. IX, contiennent, sous le nom de Clément III (1190), une bulle qu’on pourrait définir la charte des franchises juives. Elle défend de les baptiser malgré eux, de les blesser, de les tuer, de les léser dans leurs biens et bonnes cou­ tumes, de les troubler dans la célébration de leurs fêtes, d’exiger d’eux des services forcés en dehors de ceux que l’usage a introduits, d’amoindrir et d’envahir leurs cimetières et d’exhumer leurs morts obtentu pecuniae. Tout cela sous peine d’excommunication. La pre­ mière phrase Sicut Judaeis... et la plupart des dispositions de cette bulle sont empruntées à saint Grégoire le Grand. Il semble, par le Formulaire de Marin d’Eboli, que le pape le plus ancien qui l’ait pro­ mulguée sous sa forme complète ait été Nicolas II (11061). L’ont renouvelée Calixte II, Eugène III, Alexandre III, Clément III, Célestin III, Innocent III, Honorius III, Grégoire IX, Innocent IV, Urbain IV, Grégoire X, Nicolas III, Honorius IV, Nicolas IV, Clément VI, Urbain V, Boniface IX, Martin V, Eugène IV, et peutêtre d’autres encore. » E VERNET, loc. rit., col. 1736. 117. Canon 65 du IVe concile de Tolède, en 633. Cf. HEFELELECLERCQ, Histoire des conciles, t. III, p. 275. Ce canon est inséré dans le Décret, 2e partie, cause 17, qu. 4, c. 31. La comparaison des Juifs aux Sarrasins n’est pas valable toujours et partout. Alexandre II écrit par exemple aux évêques d’Espagne : « La condition des Juifs est autre que celle des Sarrasins. Ceux-ci, en effet, persécutent les chré­ tiens, les chassent de leurs villes, et de leurs propriétés, et c’est à bon droit qu’on lutte contre eux. Mais ceux-là sont partout disposés à obéir. » Décret, 2e partie, cause 23, qu. 8, c. 11. 118. Canon 69 du IVe concile de Latran, en 1215. Cf. Histoire des conciles, t. V, p. 1387. Inséré dans les Décrétales, lib. V, tit. VI, cap. XVI ; cf. cap. XVUI. - « En dépit de ces défenses, promulguées fré- LA NATURE DE IA CITÉ MÉDIÉVALE 479 met difficilement de devenir grands propriétaires, ils peuvent néanmoins posséder des biens-fonds et louer des ouvriers agricoles, qui cependant ne doivent ni manger ni loger chez eux114 ; mais ni eux, ni les Sarrasins ne peu­ vent avoir à la maison d’esclaves chrétiens, dont la foi serait ainsi mise en péril120. Un Juif ne peut ni acheter, ni retenir à son service un baptisé ou un infidèle deman­ dant le baptême ; s’il a acheté, pour le revendre, un infi­ dèle qui désire être baptisé, il doit s’en défaire en le cédant à des chrétiens moyennant compensation121. On oblige les Juifs, comme les Sarrasins, à porter des vête­ ments différents de ceux des chrétiens, afin d’empêcher leur mariage et leurs relations avec les chrétiens122. Ils seraient d’abord groupés spontanément dans le même quartier autour de la synagogue ; mais plus tard, au XVe siècle, on les contraint, surtout en Espagne et dans les Etats pontificaux, à s’enfermer dans ces ghettos123. quemment, encore par Benoît XIV, ils ont été parfois fermiers ou col­ lecteurs d’impôts, péagers, trésoriers des princes, leurs représentants auprès des cours étrangères, baillis dans le midi de la France, etc. » E Vernet, loc. cit., col. 1743. 119. Décrétales, cap. il. F. Vernet, loc. cit., col. 1742. Après B. Lazare, l’auteur conteste que les Juifs aient été contraints de s’adonner à l’usure, col. 1696. 120. Canon 26 du IIIe concile de Latran, en 1179. Cf. Histoire des conciles, t. V, p. 1105 ; et Décrétales, cap. V. « Il y a plus de danger à concéder aux infidèles le dominium sur les fidèles qu’à leur permettre d'employer des ouvriers dans telle ou telle de leurs activités ; c’est pourquoi l’Église permet que des chrétiens cultivent les terres des Juifs. » S. Thomas, II-II, qu. 10, a. 10, ad 3. 121. Décrétales, cap. XIX. Cf. S. Thomas, II-II, qu. 10, a. 10. 122. Canon 68 du IVe concile de Latran. Décrétales, cap. XV. A la fin du De regimine Judaeorum, saint Thomas relève la concordance de cette prescription avec celle de la loi juive. 123. E VERNET, loc. cit., col. 1740. - « L’institution aurait fait son apparition en Italie dès le XIe siècle ; au XIIIe siècle l’empereur Frédéric II parque les Juifs de sa capitale Palerme dans un quartier 480 VI/4 - LA CHRÉTIENTÉ SACRALE 4. Comment on la justifiait Au moment où il a choisi contre son Messie124, le peuple messianique s’est mis hors des voies providen­ tielles d’une manière mystérieuse, irrémédiable tant que n'aura pas brillé le jour de sa réintégration dans l’Église. Jusqu’à ce jour, Israël sera un peuple désaxé, le problème juif ne comportera pas de solution. Le mystère d’Israël va-t-il s’inscrire dans son histoire profane, va-t-il influencer les destinées temporelles des Juifs ? Les Anciens l’ont cru125. Le reproche qu’on pourrait peut-être leur faire, c’est d’avoir trop précisé cette vue, et d’avoir considéré parfois comme un effet logique des pro­ phéties ce qui n’était qu’une forme très accidentelle et même assez impure de leur réalisation. C’est ainsi que l’impossibilité d’incorporer les Juifs dans une cité consti­ tutionnellement chrétienne et les mesures restrictives dont on était obligé de les entourer en régime sacral, semblaient autant de conséquences directes de leur premier égare­ ment. Bien plus. L’état de servitude où les Juifs étaient tombés, pour diverses raisons, après les croisades126, dans spécial. La juiverie fermée fut imposée en Espagne en 1412. » Joseph BONSIRVEN, Conférences sur le Judaïsme, IXe conférence. 124. « Il ne savait pas ce qu’il faisait ; mais ses chefs savaient bien qu’ils choisissaient contre Dieu. Dans un de ces actes de libre arbitre qui engagent le destin de la communauté, les prêtres d’Israël, les mauvais gardiens de la vigne, les tueurs de prophètes, avec de bonnes raisons de prudence politique ont opté pour le monde, et à cette option tout le peuple était désormais lié, — jusqu’à ce qu’il change luimême. » Jacques Maritain, Questions de conscience, p. 61 [O. C., XII, pp. 450-451]. Ce n’est certes pas le péché d’infidélité qui se trans­ met, mais les erreurs et les malentendus engendrés par ce péché. 125. De nos jours, W. SOMBART, sans accepter les données de la théologie, s’efforcera pourtant d’éclairer la vie économique des Juifs par leur religion. 126. Lors de la première croisade, les Juifs des bords du Rhin, réduits aux abois par des bandes d’aventuriers, invoquèrent le secours ΙΑ NATURE DE LA CITÉ MÉDIÉVALE 481 la mesure où il était devenu une disposition du droit public apparaissait, lui aussi, comme justifié par leur faute initiale. Il s’ensuit que les textes d’Innocent III et de saint Thomas sur la servitude des Juifs127 pourront bloquer ensemble des considérations de valeur très inégale, mais qu’on enchaînait alors étroitement : l’Israël charnel a pré­ féré la religion de servitude à la religion de liberté (cf. Gal., IV, 21-30)128 ; il est sorti des voies providentielles de l’empereur, qui les protégea moyennant une redevance, et ils furent appelés les serfs de la chambre impériale. Au cours du temps, le droit de tenir des ]iâjs fut accordé tantôt à des villes, tantôt à des seigneurs. Leur dépendance à l’égard de l’empereur, écrit S. DeplOIGE, « se fit plus étroite ; leur faculté d’aller et de venir libre­ ment fut progressivement restreinte, et il advint que la confiscation générale punît l’émigration non autorisée. Le fisc, cependant, aggra­ vait ses exigences à leur égard, et la propriété de leurs biens finir par être mise en question. Au XIIIe siècle, cette évolution était arrivée à son terme ». Au temps de saint Thomas, la théorie de la servitude civile des Juifs s’est implantée dans le droit public. Saint Thomas accepte le principe, mais en modère l’application : on ne doit pas leur enlever les « necessaria vitae subsidia », et on ne doit pas les irriter en exigeant d’eux plus que par le passé. F. Vernet, loc. cit., col. 17451746. Notons que seuls le premier et le dernier point du De regimine Judaeorum traitent des rapports du prince avec les Juifs comme tels ; les autres points traitent des rapports du prince avec les usuriers, et vaudraient contre les Cahorsins ou les Lombards. 127. « Bien que la piété chrétienne accueille les Juifs, assujettis par leur propre faute à une perpétuelle servitude... » Ce passage célèbre d’Innocent III ouvre la décrétale interdisant aux Juifs de prendre pour leurs enfants des nourrices chrétiennes, à cause de traitements qu’ils leurs infligeaient : Décrétales, lib. V, tit. VI, cap. XIII. Saint Thomas se réfère à ce texte au seuil du De regimine Judaeorum, où il semble réserver son opinion : « Licet, ut jura dicunt, Judaei, merito culpae suae, sint vel essent perpetuae servituti addicti... » ; et ailleurs, par exemple II-II, qu. 10, a. 12, ad 3. 128. Dans ce passage, saint Paul demande à la Bible elle-même de prouver que ce qui est prévu depuis toujours dans le plan divin, ce n’est pas une seule alliance perpétuelle, ce sont deux alliances succes­ sives: d’abord celle des « esclaves » ou de l’esprit de crainte, puis celle 482 VI/4 - LA CHRÉTIENTÉ SACRALE jusqu'au jour de sa réintégration (Rom., Xi) ; il ne peut se mélanger à la chrétienté sacrale ; il est considéré dans le droit public de la fin du moyen âge comme réduit à l’état de servage. On cherchait parfois à ce servage des origines lointaines129. En réalité, il n’avait d’autre fondement qu’un statut juridique dû à une iniquité antérieure. 5. Appréciation de la solution médiévale Le théologien n’a aucune obligation de justifier cha­ cune des lois portées à propos des Juifs, par les conciles provinciaux ou par les papes, notamment comme princes de l’État pontifical130. A plus forte raison n’est-il des « fils * ou de l’esprit de liberté. Elles ne peuvent vivre côte à côte, car la première nuirait à la seconde ; et l’une doit chasser l’autre, comme dans l’Écriture le fils de la femme libre a chassé le fils de la servante. Cf. M.-J. LAGRANGE, O. P., Épître aux Galates, 1918, pp. 118-122. A cette pensée, l’épître aux Romains ajoute la prophétie concernant les destinées ultérieures d’Israël, son caractère de peuple de Dieu en dépit et au milieu même de son égarement, et l’annonce de son retour général à la foi. 129. «Une théorie, fameuse en Allemagne, et qui est consignée dans le Schwabenspiegel, assigna, dès le XIIe siècle, des origines romaines à ce servage ; le roi Titus aurait donné au trésor impérial les prisonniers juifs, et ils seraient restés la propriété, les serfs de l’em­ pire. C’est là une de ces fantaisies dont l’histoire est depuis longtemps désencombrée.» F. VERNET, Loc. cit., col. 1745. On la rencontre parmi les opinions rapportées par François de VlTORIA, in II-II, qu. 10, a. 12, n° 16 : la chrétienté, qui devait prendre la succession de l’empire romain, aurait triomphé des Juifs par les armes, en la per­ sonne des empereurs Titus et Vespasien. 130. C’est au temps de la Réforme, où l’activité des Juifs devient plus dangereuse, que les papes prennent contre eux les mesures les plus rigoureuses. En 1555, Paul IV oblige les Juifs de l’État pontifical à vendre tous leurs immeubles ; en outre, il les condamne à la réclu­ sion du ghetto. En 1569, saint Pie V étend cette dernière ordonnance à toute la chrétienté ; et, chose nouvelle, il expulse les Juifs de ses États, à l’exception de Rome et d’Ancône. En 1581, Grégoire ΧΙΠ décrète qu’en raison de certains délits, les Juifs pourront relever de LA NATURE DE I_A CITÉ MÉDIÉVALE 483 pas tenu de prendre la défense de tout ce qui s’est fait en chrétienté contre les Juifs. La chrétienté médiévale repré­ sente un essai d’organisation politique sous le signe de la foi chrétienne; elle est bien loin de représenter la mise en œuvre parfaite des principes évangéliques au plan de la vie sociale et politique. Il faut relever toutefois que, dans l’ensemble, l’effort de la papauté a toujours eu pour fin de dégager le problème juif des éléments passionnels d’origine religieuse ou politique qui l’obscurcissaient, pour le ramener à ses données essentielles. Les mesures par lesquelles les papes entreprenaient de réglementer l’activité des Juifs et de limiter leur influence, leur étaient dictées par la nécessité de maintenir le principe fondamental du statut politique de l’Occident. Elles étaient dans la logique d’une conception temporelle sacrale qui, par définition, n’accordait qu’aux chrétiens la l’inquisition : « Pratiquement, l’inquisition ne connut guère que de la rejudaïsation et de la possession du Talmud ; encore les rejudaïsations attirèrent-elles les rigueurs presque uniquement de l’inquisition d’Espagne, et les poursuites contre le Talmud visèrent-elles plutôt le livre, qui fut brûlé, que les personnes. » Sixte-Quint leur témoigne plus de bienveillance. Il casse en 1586 l’édit d’expulsion dont ils étaient l’objet. Il revalide les ordonnances publiées jadis en faveur des banquiers juifs de Rome, tolère le prêt à des taux très élevés. Clément VIII essaie de renouer la tradition de Paul IV et de saint Pie V. Il supprime l’usure. Il expulse de nouveau les juifs, mais il doit, trois mois plus tard, revenir sur cette décision. Après lui, il n’y a pas, de la part des papes, d’autre tentative d’expulsion. F. VERNET, loc. ni., col. 1702, 1729, 1731. Au sujet d’une « permission surprenante » accordée par Clément VII à des banquiers d’Imola, de prêter à 30 et 40 pour cent et au-delà, le même auteur rappelle que le pape avait de grands besoins d’argent pour parer à la situation lamentable créée par le sac de Rome, en 1527 ; et il ajoute : « Si ses mesures bienveillantes envers Israël s’expliquent par là, comme c’est probable, et si elles furent spontanées, sa reconnaissance fut extrême; si elles furent imposées par les prêteurs, ils lui tracèrent des conditions vraiment draconiennes. » Loc. cit., col. 1701. 484 VI/4 - LA CHRÉTIENTÉ SACRALE qualité de citoyens1’1. Elles ne représentaient pas sans doute Z? solution du problème juif. Elles n’étaient qu’un compromis politique, une solution provisoire. «Le moyen âge a fait l'essai d’une solution sacrale, conforme à la structure typique de la civilisation de ce temps. Cette solution, qui se tondait sur le fait du châtiment divin dont Israël porte le poids, et qui donnait aux Juifs un statut d’étrangers dans la cité chrétienne, la solution du ghetto était dure en elle-même et souvent inique et 131. Dans ses conférences sur le judaïsme, où il insiste beaucoup sur les torts des chrétiens à l’égard des Juifs, le P. BONSIRVEN ne veut cependant pas qu’on juge par eux de la conduite générale de l’Église. Il la résume en quatre points d’après les considérants de la bulle du pape Manin V : « 1° L'Église considère les Juifs comme des infidèles dont elle déplore l’obstination ; 2° elle veut qu’ils soient respectés dans leurs droits et leurs privilèges ; 3° elle travaille à défendre contre eux la foi de ses enfants ; 4° elle met tous ses efforts à les convertir, mais sans forcer leur liberté. » (VIIe conférence.) Un peu plus loin, à propos de la législation du IVe concile de Latran, il écrit : « Somme toute, ces lois, avec toutes leurs discriminations qui nous sont pénibles, font tout simplement partie de ces lois qu’une société chré­ tienne prenait jadis pour la sauvegarde de ses membres, la sauvegarde de leur foi et de leur dignité. Divers historiens observent avec raison, que ces législations s’inspirent de l’esprit et de la lettre des codes mosaïques, l'Ancien Testament demeurant pour les chrétiens de cette époque un recueil de dispositions divines valant pour tous les temps. Il est juste également de remarquer que la plupart de ces interdits qui limitent la liberté des étrangers, la loi traditionnelle juive, telle qu’elle figure dans le Talmud, les portait pareillement contre les Gentils, contre les païens, danger pour la religion ou la vie des Juifs. Enfin, il convient d'ajouter que nombre de ces prescriptions furent souvent méconnues et violées dans la pratique et l’ordinaire de la vie, d’où la nécessité de les promulguer de nouveau ; les peuples, les princes n’étaient pas les derniers à faire peu de cas des prohibitions ecclésias­ tiques ; plusieurs papes ou bien abrogèrent les défenses portées par leurs prédécesseurs, ou bien n’en tinrent pas compte. » (IXe confé­ rence.) Prenons garde cependant que, si l’infidélité est un péché, on ne pourra déclarer les juifs infidèles sans les présumer de mauvaise foi. Voilà surtout ce qui nous paraît grave. LA NATURE DE LA CITÉ MÉDIÉVALE 485 féroce dans l’application ; elle procédait toutefois d’une idée haute... ; d’ordre religieux, nullement racial, elle reconnaissait le privilège de l’âme, et le Juif baptisé entrait de droit dans le plein convivium de la cité chré­ tienne. Cette solution médiévale a passé pour ne plus revenir, comme le type de civilisation auquel elle ressortissait132. » Dans cette solution médiévale nous distin­ guons soigneusement: 1° un modus vivendi de nature politique, incontestablement imparfait, mais qui, per­ mettant la cohabitation pacifique des Juifs et des chré­ tiens, représentait de ce fait un bien, et que l’Église pou­ vait dès lors approuver comme valable au temporel·, et 2° les vexations et les iniquités innombrables et inquali­ fiables dont furent victimes les Juifs de la part de trop de chrétiens, princes ou peuple, ecclésiastiques ou laïques, dans l’application de ce modus vivendi, et que l’Église comme telle ne peut ni n’a jamais pu faire siennes. L’émancipation politique des Juifs se prépare en Hollande, au XVIIe siècle ; puis en Angleterre. « Les jeunes États-Unis d’Amérique reconnaissent l’égalité politique aux citoyens juifs... En 1791, la Révolution française accorde aux Juifs, mais à condition qu’ils renoncent à tout particularisme national, la qualité de citoyens actifs. Les autres États sauf la Russie, suivent cet exemple, avec un retard plus ou moins considérable. Le Juif peut cesser d’être un homme de mépris133. » L’importance des Juifs dans le monde devient considé­ rable. Mais le problème juif subsiste. Comment le libéra­ lisme religieux en pourrait-il fournir la solution ? Il 132. Jacques MARITAIN, Questions de conscience, p. 85 [O. C., XII, p. 474]. Le ghetto n’étant devenu obligatoire que vers le XVe siècle, l’auteur emploie ici ce mot « comme symbole d’une certaine concep­ tion politico-juridique ». 133. Joseph BONSIRVEN, S. J., dans Initiation biblique, 1939, p. 735. 486 VI/4 - LA CHRÉTIENTÉ SACRALE méconnaît d’une part le mystère de l'Église auquel est suspendue la notion d'un ordre temporel vraiment humain ; et d’autre part il méconnaît le mystère d’Israël, de l’élection qui continue de peser sur ses destinées jus­ qu’au jour de sa conversion. C’est en tenant compte de cette double donnée qu’il faudra régler la situation des Juifs dans la chrétienté future134. 134. L'« émancipation des Juifs, réalisée par la Révolution fran­ çaise, est un fait que les peuples civilisés, pour autant qu’ils veulent rester tels, doivent tenir pour acquis. Si, de soi, elle était chose juste (et qui répondait à une aspiration en réalité chrétienne), les espé­ rances, cependant, que l’idéologie rationaliste et optimiste bour­ geoise, oublieuse du mystère d'Israël comme des réalités supra-indivi­ duelles, et usurpant le nom, fort noble en lui-même, de libéralisme allait fonder sur elle pour éteindre le problème juif, devaient rapide­ ment se montrer vaines. Il semble que les temps où nous entrons soient appelés à tenter une autre expérience, foncièrement différente de l'expérience médiévale, mais qui lui correspondrait analogique­ ment, et qui temporaliserait, si je puis ainsi parler, ou proportionne­ rait à un type de civilisation profane un problème que le moyen âge envisageait d’un point de vue sacral ». A l’opposé d’une « parodie de la solution médiévale », il faudrait songer à un régime chrétien plura­ liste, fondé sur la dignité des personnes humaines et sur la complète égalité des droits civiques, qui accorderait un statut particulier d’une part aux diverses familles spirituelles (donc aux Juifs) et d’autre part aux minorités nationales réfractaires à l’assimilation (et ici on retrou­ verait les Juifs). Quant au futur État juif de Palestine, il est - peutêtre - le prélude de la délivrance, mais il n’est sûrement pas la déli­ vrance. « Pas plus que le libéralisme individualiste, ou que le régime pluraliste dont il vient d’être question, l’État sioniste ne peut abolir la loi du désert et de la Galuth, qui n’est pas consubstantielle au peuple juif, non ! car elle aura une fin, mais qui est essentielle au corps mys­ tique et à la vocation d’Israël dans l’état de séparation. » Jacques MARITAIN, Questions de conscience, pp. 86 à 90 [O. C., XII, pp. 474475 et 478-480]. Cf. notre livre Destinées d’Israël, Fribourg, 1945. L’État israélien a été proclamé le 14 mai 1948. LA NATURE DE IA CITÉ MÉDIÉVALE 487 d) La situation des hérétiques La condition des hérétiques dans la chrétienté sacrale est tout autre que celle des Juifs et des simples infidèles. Au lieu de se propager hors de l’Église comme le judaïsme et le paganisme, l’hérésie est un mal qui se développe dans les sujets qui lui appartiennent visible­ ment et pleinement, et qui gagne sur elle comme le can­ cer sur un organisme. En conséquence, l’Église se devra de lutter dans ses propres membres contre la séduction qui les entraîne. Elle pourra user à cet effet des peines canoniques, pour leur rappeler la solennité de leurs pre­ mières promesses et pour préserver les autres fidèles du scandale de l’apostasie. La doctrine commune de l’Église a toujours fait une grande différence, soit au point de vue spéculatif entre d’une part l’infidélité des Juifs ou des païens et d’autre part l’infidélité des hérétiques ; soit au point de vue canonique entre d’une part ceux qui n’ont jamais été membres de l’Église et d’autre part ceux qui ont commencé par lui appartenir. Ces considérations valent pour tous les temps. Mais, au moyen âge, la situation des hérétiques revêtait une signifi­ cation très particulière. Dans une cité qui n’avait voulu grouper que des chrétiens, que des membres visibles de l’Eglise, l’hérésie surgissait inopinément comme une puis­ sance anarchique qui renversait de l’intérieur tout l’édifice politique et social. Quel que fut son objet, elle constituait un crime de salut public. Et il en devait être ainsi jusqu’au jour où elle allait être assez forte pour former elle-même d’abord des organisations politiques indépendantes assez fortes pour se défendre par les armes - on entre alors dans l’ère des « guerres de religion » - ; puis finalement de nouveaux États hérétiques, calqués sur l’idéal sacral, et qui proscriront, tout comme l’État médiéval, les hérésies qui recommenceront à se former dans leur sein. 488 VI/4 - LA CHRÉTIENTÉ SACRALE Ainsi, tant que subsistait l’idéal d’une formule tempo­ relle sacrale qui avait permis, au moment de la chute de 1 empire romain, de sauver le monde occidental - mais qui devait un jour cesser d’être bienfaisante - l’hérésie demeurait un désordre politique avec lequel il était en principe impossible de composer13^, qu’elle fût professée par des hommes intérieurement coupables d’hérésie, ou par des hommes qui la répandaient de bonne foi135 136: disons plutôt que tant que l’ordre temporel sacral était légitime, la nocivité politique de toute hérésie ou de toute dissidence était évidente à tous les yeux et qu’en ce sens la bonne foi ne pouvait être préjugée. Quand l’ordre temporel sacral s’effondrera, c’est l’es­ prit d’indifférence, d’incrédulité, de haine du christia­ nisme, c’est le libéralisme religieux, devenu puissant depuis le scandale infini causé par la grande déchirure de la Réforme, qui s’apprêtera à prendre sa succession et à marquer la civilisation occidentale de son empreinte. Et c’est pourquoi l’Église essaiera de conserver le plus long­ temps possible l’ancien ordre politique des choses. On peut penser quelle l’aurait défendu avec moins d’éner­ gie, quelle l’aurait même abandonné spontanément, voire hardiment, si, tandis qu’il devenait moins accordé au progrès de l’histoire, elle avait trouvé une foi plus éclairée, une sainteté plus haute chez beaucoup de ses enfants, et si, en conséquence, elle avait senti la possibi­ lité de passer, sans rupture tragique, à un ordre profane chrétien. 135. Nous disons «en principe», car l’Église, dit saint Thomas, de peur d’un plus grand mal, pouvait permettre aux princes chrétiens de tolérer même les rites des hérétiques quand ceux-ci étaient réunis en grand nombre. II-II, qu. 10, a. 11. 136. Dans ce dernier cas, ce n’est plus à'hérésie, mais de dissidence qu’il faudra parler. Voir L’Église du Verbe incarné, t. II, pp. 708 et 800 [ch. VI, section II, §§ I et III]. LA NATURE DE IJ\ CITÉ MÉDIÉVALE 489 e) Caractères de la chrétienté sacrale Relevons, pour finir, quelques traits de la chrétienté sacrale. 1. Compénétration de ΓÉglise et de la cité D’un premier régime, où elle était restée extérieure à la cité, qui s’était montrée d’abord hostile et persécutrice et qui, dans la suite, était devenue plus accueillante, l’Eglise avait passé peu à peu à un régime où une portion d’elle-même se trouvait engagée dans l’étoffe de la cité et tendait, par la nature des choses, à y prendre une impor­ tance croissante. Sans doute, de soi, l’Eglise est extérieure et transcen­ dante aux cités, que l’on considère sa fonction essentielle et principale, qui est de former le royaume de Dieu, ou sa fonction secondaire et de surcroît, qui est de sanctifier l’œuvre sociale, politique, culturelle. Mais, historique­ ment, en raison des valeurs chrétiennes incluses dans la définition même de la cité médiévale, l’Église en arrivait à refluer en quelque sorte dans la cité, qui restait toute­ fois essentiellement distincte d’elle et inadéquate à elle. De ce fait, la cité recevait un caractère sacral. L’Eglise pouvait intervenir profondément dans les affaires de la cité. Elle était mêlée en quelque sorte à la gestion du temporel, du fait que le temporel « sacral » enfermait dans sa texture même des valeurs surnaturelles, telle la profession de la foi catholique, qu’elle avait seule mission de définir et de contrôler. Non quelle eût à empiéter sur la juridiction des princes. Mais elle avait alors deux titres qui l’autorisaient à rappeler aux princes leur devoir de défendre le bien commun de la cité. D’abord son titre général et permanent de gardienne et d’illuminatrice des valeurs de l’ordre temporel. Puis un titre spécial et temporaire, en raison de l’élément surnaturel qui se 490 VI/4 - LÀ CHRÉTIENTÉ SACRALE trouvait incarné et incorporé dans la cité sacrale. Certes, l’Eglise n’avait pas elle-même à défendre la foi en tant que la foi représentait une valeur politique ; elle n’avait pas elle-même à combattre par les armes pour la cité et pour les biens spirituels qui en faisaient partie. Mais, en régime sacral, elle pouvait imposer cette charge aux princes avec une insistance tout à fait particulière. Nous tenons là une des raisons qui expliquent l’intime compénétration au moyen âge du spirituel et du temporel. 2. Synonymie partielle des mots Église et chrétienté On peut, comme nous le ferons constamment, oppo­ ser \'Eglise, royaume tout spirituel et indéfectible, à la chrétienté, c'est-à-dire aux royaumes temporels et péris­ sables, aux cités qui, étant sacrales, requéraient elles aussi l’unité de foi, mais comme élément de leur unité poli­ tique. Cependant, du fait que la chrétienté sacrale incluait dans ses parties composantes un élément spirituel et quelle apparaissait pour autant comme pénétrée par l’Église qui en quelque sorte descendait au sein de la cité, on était porté, par une pente naturelle, à étendre le nom d’Église jusqu à la chrétienté elle-même. Prise au sens large et impropre, l’Église englobait la chrétienté. C’est ainsi qu’ayant cité Grégoire IX qui, en 1229, voyait dans l’université de Paris « le fleuve qui irrigue et féconde tout le paradis de l’Église», et Jourdain qui la considérait comme la troisième institution nécessaire à l’Église (avec le sacerdoce et l’empire), Étienne Gilson ajoute qu’« on observe à cette époque une forte tendance à identifier... la chrétienté à l’Église, comme si la matière historique et temporelle était déjà totalement résorbée dans la spiritualité de sa fin. En réalité, l’université de Paris n’a^ jamais été et ne pouvait pas être une institution d Église, mais une institution française élue par l’Église IA NATURE DE IA CITÉ MÉDIÉVALE 491 pour devenir un rouage essentiel de la chrétienté. Il importe de préciser ce point, qui n’est pas sans importance même pour la position actuelle du problème de la chré­ tienté13'. » Nous avons vu saint Thomas écrire que les Juifs sont serfs de l’Église137 138 (en raison de leur soumission tem­ porelle au prince de l’État pontifical, ou aux autres princes de la chrétienté) ; écrire encore que l’Église a toléré les rites des infidèles139140 (c’est dans la chrétienté non dans l’Église que ces cultes ont été tolérés) ; et il dit dans un Quodlibet que l’Église a des armées et que les rois sont ses vassaux11" (ce qui ne peut valoir évidemment que pour la chrétienté et que pour le pape en tant que prince de chrétienté). Quand le pape Boniface VIII déclare dans la bulle Unam sanctam que l’Église a « en elle et en son pouvoir les deux glaives, à savoir le spirituel et le temporel », s’il veut affir­ mer que le pouvoir temporel est dans le sein même de l’Église, c’est qu’il entend lui aussi le mot Église au sens de chrétienté141. Cependant, le mot chrétienté recevra le plus souvent au moyen âge un sens un peu différent de celui du mot Eglise. Il connotera toujours, d’une manière directe ou indirecte, prochaine ou éloignée, l’Église elle-même. Mais il dirigera l’attention plutôt sur les éléments laïques quelle comporte, sur ses rapports avec le monde de la culture, sur ses intérêts temporels, sur ses activités et ses réalisations sociales, sur 137. « La tradition française et la chrétienté », dans Vigile, premier cahier 1931, p. 68. 138. II-II, qu. 10, a. 10 : « Cum ipsi Judaei sint servi Ecclesiae. » Cf. a. 12, ad 3 : « Judaei sunt servi principum. » 139. Ibid., a. 11. 140. Qtiodl. XII, qu. 13, a. 19, ad 2. 141. Denz., n° 469. Il ne voulait, il le dira lui-même, ni confondre les deux pouvoirs, ni prétendre que le roi de France tenait delui son règne. - Nous avons cité plus haut un texte de François de Vitoria suivant lequel la société spirituelle et la société civile feraient ensemble le corps unique de l’Église, p. 419. I i 11 492 VI/4 - LA CHRÉTIENTÉ SACRALE l’ensemble de l’organisation politique quelle s’efforce de sanctifier, et même sur les peuples de l’empire byzantin que le moyen âge ne s’est jamais résigné à regarder comme défi­ nitivement perdus pour l’unité de l’Église142. 3. La chrétienté sacrale est une idée-force plus encore quune réalisation Nous essayons de définir la chrétienté sacrale, de la saisir dans son type essentiel. Mais ce type essentiel ne s’est pas incarné dans les faits tout d’un coup, avec toutes les conséquences qu’il comporte. Il est en voie de réalisation dans l’âge médiéval. 11 apparaît d’abord comme une idée-force qui oriente et soulève le mouvement de la culture, comme un germe tombé dans l’histoire et qui déploie peu à peu ses virtua­ lités. A mesure que l’Église aura davantage conscience de sa victoire sur le monde antique, l’élément spirituel quelle a déposé au cœur de la cité sacrale va prendre plus d’empire et manifester plus nettement ses exigences : c’est ainsi par exemple que les mesures prises contre les hérétiques vont devenir plus rigoureuses et s’étendre même aux schismatiques en Occident143 : c’est ainsi que l’excommunication des princes entraînera leur déposition par une conséquence qu’on ne semble pas avoir tout de suite directement envisagée144. 142. « Si I 'Ecclesia est la société des chrétiens en tant que soumis à la juridiction des hiérarques, la Christianitas est la société des chré­ tiens en tant que soumis à la juridiction des chefs temporels. » Jean RUPP, L'idée de chrétienté dans la pensée pontificale, des origines à Innocent III, Paris, 1939, p. 127. 143. Nous venons de dire qu’on ne se résignait pas à regarder l’Église orientale comme schismatique. Aujourd’hui même, nous l’ap­ pellerions non pas schismatique, mais dissidente. 144. Les évêques, réunis à Compïègne pour juger Louis le Pieux, «ont-ils déjà le sentiment qu’ils peuvent déposer l’empereur? Il ne semble pas. » H.-X. ARQU1LLIÈRE, L’augustinisme politique, p. 129. LA NATURE DE LA CITÉ MÉDIÉVALE 493 En même temps que l’ordre sacral évoluait en vertu de sa logique interne et révélait d’une façon plus précise ses multiples corollaires, il aurait fallu parallèlement que la foi se fît toujours plus délicate et plus profonde : car, si l’ordre sacral, étant un ordre temporel, pouvait tolérer beaucoup de misères145, il tendait néanmoins à instaurer un idéal de vie sociale très élevé et tout imbibé des don­ nées de la révélation146. Malheureusement, au lieu de nous donner le spectacle d’une croissance intérieure de la vie évangélique, la fin du moyen âge nous fait assister, au contraire, dans les diverses branches de l’activité humaine, à l’avènement d’un esprit d’indépendance qui supporte de plus en plus difficilement les règles de la foi et de la vie chrétienne. Les exigences du régime sacral se font, d’une part, de plus en plus impérieuses ; mais, d’autre part, les difficultés de le maintenir et de l’appli­ quer grandissent de jour en jour. Les souverains pontifes sont contraints d’user d’une sévérité croissante. De Grégoire VU ou d’Innocent III à Grégoire IX, à Innocent IV, à Boniface VIII, ou à saint Pie V, leur tâche 145. Cf. S. Thomas, I-II, qu. 91, a. 4 ; et qu. 96, a. 2. 146. «Avec l’ambition absolue et le courage inaverti de l’enfance, la chrétienté bâtissait alors un immense château fort au sommet duquel Dieu siégerait, elle lui préparait un trône sur la terre, parce quelle l’aimait. Tout l’humain était ainsi sous le signe du sacré, ordonné au sacré et protégé par le sacré, du moins tant que l’amour l’en faisait vivre. » En régime profane, l’unité temporelle « ne serait pas, comme était l’unité sacrale de la chrétienté du moyen âge, une unité maximale·, ce serait au contraire une unité minimale, son centre de formation et d’organisation étant situé dans la vie de la personne, non pas au niveau plus élevé des intérêts supra-temporels de celle-ci, mais au niveau du plan temporel lui-même. Et c’est à cause de cela que cette unité temporelle ou culturelle ne requiert pas de soi l’unité de foi et de religion, et quelle peut être chrétienne en groupant dans son sein des non-chrétiens. » Jacques MARITAIN, Humanisme intégral, pp. 22 et 185 [O. C., VI, pp. 311 -312 et 485-486]. 494 Vl/4 - LA CHRÉTIENTÉ SACRALE semble devenir toujours plus écrasante. On a l’impres­ sion que la fin d’un monde se prépare er que la chré­ tienté sacrale, dont le rôle avait été glorieux, commence de s’écrouler sous son propre poids. II. Lautorjté sur le temporel en régime sacral L’autorité sur le temporel est dans les mains des princes, et, pour une certaine part en régime sacral, dans celles des clercs. 1. Le pouvoir des princes Saint Paul recommandait aux fidèles d’obéir à des pouvoirs qui étaient païens, mais, au moyen âge, la foi des princes et leur communion avec l’Eglise deviennent des titres de légitimité indispensables. a) Le prince doit être membre de l’Eglise Saint Thomas s’appuie sur l’autorité de Grégoire VII déliant les sujets d’un prince excommunié du serment de fidélité, pour établir qu’un prince apostat ne peut plus conserver son pouvoir14 . Quelle en est la raison? Ce n’est pas que l’infidélité prive nécessairement du princi­ par: un prince infidèle peut en effet régir légitimement les infidèles et dans certains cas les fidèles. C’est en vertu de conjonctures historiques particulières, qui permettent à l’Eglise d’intervenir dans l’organisation de la société politique en raison des chrétiens qui en sont membres : « Par elle-même l’infidélité ne s’oppose pas au dominium. 147. II-II, qu. 12, a. 2., sed contra. Le texte est dans le Décret. 2J pars, cause 15, qu. 6, c. 4. l’autorité sur le temporel sacral 495 Car le dominium a été introduit par le droit des gens qui est humain. Or, la distinction entre fidèles et infidèles relève du droit divin, lequel ne détruit pas le droit humain. Mais par sentence de l'Eglise un prince coupable d’infidélité, ou même parfois d’autres délits, peut perdre son droit au dominium148. » Un peu plus haut, saint Thomas avait posé d’une manière plus large la question des rapports entre le principat et l’infidélité, à propos non plus de l’apostasie, mais de la simple infidélité du prince qui n’a jamais appartenu à l’Église, et qui est par conséquent incapable d’être le sujet d’aucune peine canonique149150 . Les principes sont les mêmes : « Le principat et la seigneurie ^dominium et prae­ latio) sont de droit humain, tandis que la distinction des fidèles et des infidèles est de droit divin. Or, le droit divin qui vient de la grâce n’annule pas le droit humain qui vient de la raison naturelle. C’est pourquoi la distinction des fidèles et des infidèles prise en elle-même n’annule pas le principat et la seigneurie des infidèles sur les fidèles. Cependant, par sentence ou décision de l'Eglise, laquelle possède l’autorité de Dieu, ce droit de principat ou de sei­ gneurie des infidèles sur les fidèles peut être annulé. » Et voici la raison : « Car les infidèles, en punition de leur infi­ délité, méritent de perdre leur pouvoir sur les fidèles qui passent au rang d’enfants de Dieu. » Ainsi donc certains effets du droit des gens, comme le principe de légitimité, peuvent être parfois contrariés par une sentence de l’Eglise. Dans l’hypothèse sacrale, il est clair, en effet, que la cité ne peut être ni laissée à un prince apostat ni confiée à un prince infidèle. Le prince légitime sera membre de l’Eglise, intra Ecclesiam^. 148. Ibid., a. 2. 149. II-II, qu. 10, a. 10. 150. La formule célèbre de saint Ambroise: Imperator intra Ecclesiam, non supra Ecclesiam est, doit sans doute être expliquée. 496 VI/4 - LA CHRÉTIENTÉ SACRALE b) Les deux régimes politiquement légitimes reconnus par les anciens Les textes mêmes de saint Thomas nous mettent ainsi en présence de deux régimes politiques pouvant être tous deux légitimes. Dans le premier, le prince est infidèle. Son pouvoir, fondé sur le droit humain qui relève de la raison natu­ relle, doit être en conscience respecté par les chrétiens. L’apôtre Paul reconnaît l’autorité d’un prince comme Néron, et il parle aux Philippiens, saint Thomas le relève1^1, de saints qui sont de la maison de César (IV, 22). Dans le deuxième régime, l’unité politique préexigera l’unité de foi. Dès lors, nul prince infidèle ne sera légi­ time. Aussi il ne sera pas question de faire appel audehors à un chef non fidèle, - c’est-à-dire non incorporé dans l’Église catholique -, pour régir la cité chré­ tienne152. Ensuite, dans la supposition d’un prince infi­ dèle dont les sujets commenceraient de passer à la vraie foi, on en viendra forcément à déclarer que ce prince pourrait être renversé le jour où les conversions seraient C’est comme fidèle que l’empereur est dans l’Église. Comme empe­ reur, il n'est ni « au dedans » ni « au-dessus » de l’Église ; il est « en dehors » et « au-dessous » de l’Église entendue au sens propre : saint Ambroise lui-même regarde le sacerdoce et l’empire comme deux puissances distinctes, par conséquent extérieures l’une à l’autre, la seconde étant subordonnée à la première. Mais si l’Église devient synonyme de chrétienté, il est vrai que l’empereur, comme tel, est dans l’Église, dans la chrétienté. Sur la pensée de saint Ambroise, cf. Pierre BATIFFOL, Le siège apostolique, Paris, 1924, p. 81. 151. II-II, qu. 10, a. 10, obj. 2. 152. «Hoc nullo modo permitti debet. » A cause du péril où serait la foi des sujets faibles ; et du mépris des princes infidèles pour la foi, s’ils connaissaient les misères des fidèles (cette dernière raison est celle de saint Paul interdisant aux chrétiens de se traduire mutuel­ lement devant les tribunaux païens). II-II, qu. 10, a. 10. l’autorité sur le temporel sacral 497 assez nombreuses153154 155 pour autoriser, sans injustice et sans scandale, la fondation de l’État sacral. Enfin, le prince apostat sera déposé. On le voit, le devoir d’obéissance civique que les premiers chrétiens rendaient à des empe­ reurs païens comme Néron, ou « apostats » comme Julien1’4, a cessé sous ce deuxième régime d’être justi­ fiable. Les conditions de légitimité peuvent donc subir des modifications profondes, quand le statut de la société politique est changé. c) « Augustinisme politique » et « politique sacrale » Pourquoi le principe primitif de légitimité a-t-il été jugé insuffisant au moyen âge, et sous quelle influence idéologique immédiate s’est-il transformé ? Ce changement est dû certainement pour une part considérable au courant de pensée désigné sous le nom d’«augustinisme politique»1’5, conformément auquel de nombreux écrivains ecclésiastiques, partant des textes de saint Augustin sur l’impossibilité où étaient les hommes avant la venue du Christ de connaître la vraie justice, la vraie paix et par conséquent la vraie république, en concluaient, mais contrairement à la pensée du grand docteur, que le monde antique et plus généralement toutes les nations infidèles ne pouvaient détenir aucun droit politique incontestable, et qu’il appartenait à la seule Église d’apporter aux peuples quelle évangélisait le principe de la légitimité politique. Il n’est pas question de nier l’importance de ce mouvement d’idées qui se 153. «La souveraineté de César, antérieure à la division entre fidèles et infidèles, n’était pas annulée par la conversion de quelques chrétiens, aliquorum, à la foi. » Ibid., ad 2. 154. Qu. 12, a. 2, ad 1. Cf. plus haut, pp. 456-457. 155. C’est le titre d’un livre de H.-X. ARQUILLIÈRE, Paris, 1934. 498 VI/4 - LA CHRÉTIENTÉ SACRALE développe, nous l'avons indiqué, en marge de la tradi­ tion théologique authentique. Mais, précisément pour cette raison, il ne saurait fournir l'explication la plus pro­ fonde du statut politique médiéval ; et nous croyons que la meilleure part de son succès lui venait de ce qu’il se présentait comme la justification très simplifiée, très grossière, d'un état de choses qui en réalité se trouvait reposer sur des considérations plus complexes et plus subtiles, et que nous appelons le régime politique sacral. C'est ainsi que le principe de l'augustinisme politique expliquait très clairement sans doute que le prince apo­ stat, en se séparant de l’Eglise, en qui réside la source de tout l’ordre politique légitime, perdait aussitôt ses droits de principat. Mais l’explication qu’il proposait était mauvaise puisque, à partir des mêmes prémisses, on devrait conclure que les princes des peuples infidèles sont sans aucun droit, et qu’ils peuvent être dépossédés en raison même de leur infidélité : voilà en effet com­ ment raisonnaient, au moment de la conquête des Indes occidentales, les adversaires de Cajetan, de Vitoria, de Las Casas. A la lumière du principe de l’Etat sacral, les choses, au contraire, s’éclairent différemment. Il existe un droit humain, fondé en raison, et qui n’est pas nécessairement détruit par la survenance du droit divin, fondé en grâce. Ce droit humain subsiste seul hors de la chrétienté. Il doit être regardé comme sacré par les princes chrétiens. Et aussi par les fidèles qui vivent dispersés parmi les nations, dans des conditions analogues à celles des chré­ tiens du temps de Néron ou de Julien l’Apostat. Mais dans les cités où l’unité politique est fondée sur l’unité de foi, où les chrétiens s’organisent politiquement comme tels, où le régime est sacral, un nouvel élément, dont l’Église seule est juge, intervient pour constituer la qualité de citoyen, et à plus forte raison la qualité de l’autorité sur le temporei sacral 499 prince légitime. Il est manifeste qu’un homme frappé d’excommunication ne peut conserver le principat. Le droit humain, fondé en raison, n’est pas à proprement parler renié : il est neutralisé partiellement par la loi qui est inscrite dans la constitution même de la cité, il s’éva­ nouit dans la mesure exacte où il est contraire aux exi­ gences supérieures de cette loi fondamentale. N’est-ce pas, au fond, ce qu’enseigne Jacques de Viterbe ? Le pou­ voir temporel, se demande-t-il, est-il institué par le pou­ voir spirituel ? ou a-t-il, au contraire, son fondement dans la nature ? « Entre ces deux voies opposées, on peut trouver une voie moyenne, plus raisonnable, en disant que le pouvoir temporel résulte matériellement et initiale­ ment («inchoative») de l’inclination naturelle des hommes, et par suite de Dieu lui-même, en tant qu’une œuvre de nature est une œuvre de Dieu ; mais qu’il résulte formellement et pleinement (« perfective ») du pou­ voir spirituel [...].Qu’un homme reçoive autorité sur des hommes, cela relève du droit humain, fondé en nature. Mais qu’un fidèle reçoive autorité sur des fidèles, cela relève du droit divin, issu de la grâce. C’est en effet la grâce, non la nature, qui fait les fidèles : et puisque le droit divin est dans les mains du vicaire du Christ, c’est à lui qu’appartient l’institution des rois fidèles et du pou­ voir temporel sur les fidèles en tant que tels. Aussi dans l’Eglise [lisez : la chrétienté] le prince temporel a pouvoir par droit humain sur les hommes, et par droit divin sur les fidèles. Et si la foi achève (« informât ») la nature, le pouvoir spirituel institue le temporel en l’achevant et l’achève en l’instituant156. » 156. De regimine christiano, 1301-1302, édité par H.-X. Arquillière, Paris, 1926, pp. 232-233. 500 \Ί/4 - LA CHRÉTIENTÉ SACRAIT d) Institution et déposition du pouvoir temporel 1. En cherchant à justifier la formule célèbre au moyen âge de Hugues de Saint-Victor suivant laquelle « le pouvoir spirituel doit instituer le pouvoir temporel pour qu'il existe, et le juger s’il se conduit mal»15 , Jacques de Viterbe distingue, à l’endroit cité, deux com­ pléments, deux achèvements que l’autorité politique peut recevoir de l’ordre spirituel. Tout d’abord l’achève­ ment de la foi, sans laquelle elle ne serait ni entièrement vraie, ni parfaite. Puis, comme second achèvement, l’ap­ probation et la ratification du sacre. De la nécessité d’avoir la foi et d’appartenir visible­ ment à l’Eglise, nous avons assez parlé. Il est clair qu’une telle exigence ne suffisait pas à constituer un principe de légitimité. De soi, elle intervenait à la manière d’un élé­ ment prérequis. Pourtant, par accident, en raison des cir­ constances, elle pouvait décider de l’accession au trône. Quelle est maintenant la signification du sacre ? Elle est flottante. Par lui-même, le sacre n’est qu’un simple sacramental, destiné à implorer les bénédictions divines pour le prince chrétien1 >8. Mais, dans telles conjonctures 157. «Nam spiritualis potestas terrenam potestatem et instituere habet, ut sit, et judicare habet si bona non fuerit. » P. L., t. CLXXVI, coi. 418. On retrouve la formule, à peine modifiée, dans la bulle Unam sanctam : « Nam veritate testante, spiritualis potestas terrenam potesta­ tem instituere habet, et judicare si bona non fuerit. » Denz., n° 469. 158. Cf. S. THOMAS, IVSent., dist. 24, qu. 1, a. 1, quaest. 3, ad 3. « L’onction royale ne crée pas précisément le droit royal : elle le sup­ pose, à quelque degré», H. ClÉRISSAC, O. R, «Jeanne d’Arc, messa­ gère de la politique divine », deuxième numéro de Chroniques du Roseau d’or, Paris, 1926, p. 5. Sur la signification théologique et sur la signification populaire du sacre, voir Jacques Marjtain, L’Homme et l’État, Paris, 1953, p. 121(0. C., IX, pp. 633-634] : « Le Pape dans l’Église, étant le vicaire du Christ, est l’image du Christ. Le Prince dans la société politique, étant le vicaire du peuple, est l’image du peuple. Il s’est produit beaucoup de confusion à ce sujet à l’époque l’autorité sur le temporel sacrai. 501 historiques, il pouvait fort bien revêtir un sens plus étendu ; et, par exemple, lors d’une compétition pour le trône, servir à désigner celui des candidats dont la foi et la communion avec l’Eglise ne soulevaient aucun doute, et qui pouvait seul, en conséquence, demeurer prince légitime. Le sacre agissait alors comme un signe de loyale appartenance à l’Église. 2. C’est dans la perspective d’une organisation poli­ tique sacrale et de la manière limitée que nous avons décrite, que l’Église pouvait instituer le pouvoir tempo­ rel. Il faut rester dans cette perspective pour comprendre comment elle pouvait déposer les princes. En vertu même de son pouvoir canonique, elle avait le droit d’in­ tervenir directement pour excommunier un prince cou­ pable d’apostasie ou d’un crime scandaleux. La consé­ quence, en régime sacral, était claire. Saint Thomas la formule en s’appuyant sur l’autorité de Grégoire VII : «Dès qu’un prince, par sentence de l’Église, est dénoncé comme excommunié pour cause d’apostasie de la foi, ses sujets sont, par le fait même, déliés de son autorité et du serment de fidélité par lequel ils lui étaient soumis159. » de l’absolutisme... Pour une autre raison, il s’était produit auparavant beaucoup de confusion pendant le moyen âge ; parce que Ponction ou le couronnement solennel du roi, en sanctionnant des hauteurs sacrées de l’ordre surnaturel son droit de commander dans l’ordre naturel, lui transmettait symboliquement, comme serviteur ou bras séculier de l’Eglise, un reflet des vertus royales surnaturelles - bonté, justice et amour paternel - du Christ, Tête de l’Église. De ce point de vue, le moyen âge pouvait regarder le roi comme l’image du Christ. Mais dans l’ordre naturel, qui est l’ordre de la vie politique, il n’était pas l’image du Christ, il était l'image du peuple. Les théolo­ giens, spécialement ceux de la ligne thomiste, étaient à même de faire clairement cette distinction. Mais la conscience commune du moyen âge restait aux prises avec une idée ambivalente du Prince. » 159. II-II, qu. 12, a. 2. - Saint Thomas, note ici CAJETAN, exige une dénonciation de l’Église mentionnant la censure ecclésiastique 502 VI/4 - LA CHRÉTIENTÉ SACRALE L'excommunication devait entraîner nécessairement la déposition, et l'intervention canonique s’incarnait en effet jusqu’au cœur du politique. Mais cette conséquence nécessaire ne se produisait que dans la supposition d'un régime sacral. Et, en ce sens, on peut dire quelle était accidentelle100. On voit dans quel contexte il faut placer la sentence de 1080, par laquelle Grégoire VII excom­ muniait et déposait pour la deuxième fois le roi Henri161. Jusqu’ici, nous n’avons considéré la déposition d’un prince que d’une manière abstraite et théorique. Dans la pratique, les choses n’en restaient pas là. Nous voyons le pape obliger en conscience les vassaux du prince apostat à s’armer contre lui et à prendre sur eux la responsabilité d’une action violente : cela, il pouvait encore le faire en vertu de son pouvoir canonique, nous le dirons bientôt. Nous voyons, en outre, le pape prendre lui-même la direction des opérations de force conduites contre les (l’excommunication), mais ne mentionnant pas nécessairement la déposition. En effet, « on doit tenir sans ombre de doute ; tout d’abord qu’il faut une déclaration ou dénonciation du juge; et ensuite qu’il suffit que soit mentionnée l’excommunication (ou crime), à laquelle d’autres peines sont annexées de par le droit ». 160. Jean de Paris pensait que le pape, en excommuniant les sujets qui resteraient fidèles à un prince coupable, provoquerait le peuple à le déposer, et le déposerait ainsi per accidens. Mais sa synthèse théolo­ gique, trop fragile pour donner confiance, l’entraînait à dire que l’empereur pouvait de même déposer le pape indirectement. Cf. Jean Rivière, Le problème de l'Église et de l’État au temps de Philippe le Bel Louvain, 1926, p. 295. 161. «J’excommunie et lie des liens de l’anathème Henri, qu’on appelle roi et tous ses fauteurs... je lui interdis derechef le royaume de Germanie et d’Italie et lui ôte toute puissance et dignité royale, je défends qu’aucun chrétien lui obéisse comme à son roi et je délie des serments passés et futurs ceux qui lui en ont prêté ou lui en prêteront touchant l’autorité royale. » Texte dans H.-X. ArquillièRE, Saint Grégoire VII, Essai sur sa conception du pouvoir pontifical Paris, 1934, p. 193. l’autorité sur le temporel sacral 503 princes rebelles : cela, il ne pouvait le faire qu’en vertu d'un pouvoir temporel et extra-canonique, à titre par exemple de prince de l’État pontifical ou de protecteur de la chrétienté. 3. Dans un texte déjà cité, saint Thomas écrit que «par sentence ou décision de l’Église, laquelle possède l’autorité de Dieu, le droit de principat ou de seigneurie des infidèles sur les fidèles peut être annulé ; car les infi­ dèles (il s’agit ici d’infidèles qui n’ont jamais été sujets de l’Eglise), en punition de leur infidélité, méritent de perdre leur autorité sur les fidèles, lesquels passent au rang d’enfants de Dieu»162. Et François de Vitoria explique, dans son commentaire de cet article, que « par­ tout où il y a des chrétiens, l’Église a droit sur eux ; c’est pourquoi, en punition de l’infidélité, puisqu’il y a péril que les infidèles ne détournent les chrétiens de leur foi, l’Eglise peut ôter leur pouvoir aux infidèles ». Il est cer­ tain, en effet, que partout où il y a des chrétiens, l’Église a autorité divine pour intervenir et pour défendre la foi : pourtant de la manière spirituelle qui est la sienne, et par les moyens spirituels (externes ou moraux) qui sont ses moyens propres. Il est certain en outre que l’Église aura le droit, mais seulement dans l’hypothèse de formations politiques sacrales, de cités sacrales, de faire appel, pour défendre la foi devenue par accident une valeur d’ordre politique, à ces moyens lourds par lesquels les cités ont coutume de protéger, contre les adversaires du dehors ou du dedans, leur existence et leur statut fondamental. De ce point de vue, saint Thomas peut affirmer, à juste titre, 162. II-II, qu. 10, a. 10. Saint Thomas se réfère au passage évan­ gélique sur « les enfants qui sont libres», Mt., XVII, 24-27. (On sait qu’en fait il est question, à cet endroit, de la redevance au Temple, et non pas du fisc romain.) Cf. supra, p. 495. 504 VI/4 - LA CHRÉTIENTÉ SACRALE que l’Église possède toujours le droit d’annuler le princi­ par ou la seigneurie des infidèles sur les chrétiens ; et que, lorsqu’elle s’abstient de l’exercer, c’est simplement «pour éviter le scandale »163. Mais ni lui ni les écrivains du moyen âge n’ont envisagé la possibilité d’un autre type de cité chrétienne, cessant de préexiger, comme base nécessaire de l’unité politique, l’unité de foi et la communion visible avec l’Église. Ils n’ont connu que deux formes de légitimité politique : celle du paganisme, dont parle saint Paul ; et celle de la chrétienté sacrale qu’ils espéraient voir durer jusque vers la fin du monde et qui s’est aujourd’hui écroulée. Nous croyons à l’avène­ ment d’une troisième forme de légitimité politique, celle de la chrétienté profane. 2. Le pouvoir des clercs C’est le pouvoir canonique qui convient directement aux clercs; mais, nous aurons à le dire, il peut arriver, pour diverses raisons, qu’un pouvoir extra-canonique ou temporel vienne s’adjoindre à leur pouvoir canonique. a) Le champ du pouvoir canonique au moyen âge Le pouvoir canonique est préposé au royaume spirituel, à l’Église. Sa tâche essentielle, permanente, est de régir ce royaume, de l’étendre, de le défendre en recourant aux seuls moyens spirituels (d’ordre externe ou d’ordre moral) qui lui ont été légués par le Christ et les apôtres, mais non pas aux moyens politiques lourds dont disposent les princes pour régir les royaumes de ce monde. «Jésus lui dit : Remets ton glaive à sa place, car tous ceux qui pren­ 163. Ibid. Même alors, cependant, l’Église ne saurait elle-même et comme telle recourir aux armes. l’autorité sur le temporel sacral 505 nent le glaive périssent par le glaive» (Mt., XXVI, 52). «Mon royaume n’est pas de ce monde ; si mon royaume venait de ce monde, mes serviteurs auraient combattu » (Jean, XVIII, 36). Cela vaut de l’Église comme telle, pour toute la durée du temps et tous les pays de la terre164. Mais un phénomène particulier se produit au moyen âge. En vertu du principe qui fonde l’unité politique sur l’unité de communion visible avec l’Église, un élément spirituel est engagé dans la cité, dont il devient une par­ tie composante. En tant que spirituel, cet élément, pris en lui-même, continue de relever du pouvoir de l’Église qui a seul autorité pour le définir et le contrôler. Cependant, du fait qu’il est incorporé dans la cité, il peut et doit être défendu non seulement en vue des fins spirituelles, pour le compte et par les moyens spirituels de l’Eglise, mais encore en vue des fins temporelles, pour le compte de la cité, et par les moyens temporels dont disposent les États ; il peut et doit être défendu non seu­ lement en tant que valeur de christianisme, mais encore en tant que valeur de chrétienté. Dans la mesure où la constitution de la cité médiévale reconnaît la foi comme une valeur intrinsèque au bien commun de la cité, il est clair que l’Église peut demander que la foi soit défendue avec l’appareil dont se servent les cités pour défendre leur bien commun. b) Deux manières pour le pouvoir canonique de recourir au bras séculier Nous touchons ici au problème délicat du recours au bras séculier. On peut imaginer deux manières pour le 164. On connaît les mors gravés par le cardinal LAVIGERIE au fronton de la cathédrale d’Alger : Ecclesia Christi moriendo, non occi­ dendo, triumphavit. Ou les mots de saint Thomas BECKET : Non est Dei Ecclesia custodienda more castrorum. Voir plus loin, pp. 544-545. 506 VI/4 - LA CHRÉTIENTÉ SACRALE pouvoir canonique d'en appeler au pouvoir séculier, deux manières pour le pouvoir séculier de se subordon­ ner au pouvoir canonique. Ou bien le pouvoir séculier consent momentanément à agir avant tout en vue d'une fin spirituelle, en vue de l’Église prise comme telle (par exemple en expulsant, sur la demande de l’Église, des pécheurs publics qui seraient un danger moins pour lui que pour l’Église dont les exigences morales sont nécessairement plus rigoureuses), il se met comme un pur instrument à la disposition du pouvoir canonique qui prend alors luimême la responsabilité directe de l’initiative, deman­ dant quelle soit conduite en tenant compte de sa nature spirituelle et suivant un style moins lourd que le style temporel. Ce qui est fait de cette manière par le bras séculier est spiritualisé par l’Église et relève de son royaume propre. Ou bien le pouvoir canonique, en raison du spiri­ tuel engagé dans la texture même du temporel dont il constitue la suprême valeur, va s’étendre dans une cer­ taine mesure à l'ensemble du temporel, en faisant au pouvoir séculier un devoir pressant de défendre cette suprême valeur par ses moyens à lui, et de s’opposer selon son style à lui à ceux qui cherchent à la renver­ ser. Dans le premier cas, l’Église demande au pouvoir séculier d’agir comme un pur instrument, pour ses fins à elle, selon son style à elle. Dans le second cas, elle lui demande d’agir en cause temporelle autonome, d’ac­ complir sa tâche temporelle propre (cela elle peut le faire en tout temps) en spécifiant (et cela elle pouvait le faire en régime sacral) que l’accomplissement de sa tâche tem­ porelle entraîne la défense, par les moyens et selon le style du temporel, des valeurs spirituelles encloses à l’in­ térieur du temporel. l’autorité sur le temporel sacrai, 507 c) Les deux glaives A la question: l’Eglise a-t-elle les deux glaives? on peut donner déjà maintenant, d’un point de vue stricte­ ment théologique165, une première réponse. On observera tout d’abord que le « glaive spirituel » signifie le pouvoir canonique, qui est non seulement coercitif, mais encore législatif et judiciaire, et que le «glaive matériel» ou «temporel» signifie le pouvoir séculier, qui est, lui aussi, non seulement coercitif, mais encore législatif et judiciaire. Il est clair que l’Eglise a le « glaive spirituel ». En outre, dans la mesure où elle peut recourir au « glaive temporel », on pourra dire quelle l’a, quelle le possède. Mais cette possession doit s’entendre de deux manières bien différentes. L’Église a le glaive temporel surtout quand elle le fait servir d’instrument pour des fins directement spirituelles (où l’État trouvera par contrecoup son avantage). Elle change alors un instrument temporel par sa fin, en ins­ trument spirituel par sa fin. Elle le fait sien. Mais à condition d’en régler elle-même l’emploi, d’en res­ treindre la violence, interdisant par exemple l’effusion de sang et la peine de mort, et refusant ainsi de déclarer licite pour elle-même ce qui ne l’est que pour l’État, de confondre la sainteté du royaume des cieux avec celle des royaumes de la terre. Parce que l’Église a pour mission d’incarner le royaume des cieux dans le monde et de prendre toutes les mesures nécessaires à cet effet, elle 165. Nous ne nous préoccupons pas encore du sens historique que cette distinction pouvait avoir chez saint Bernard, puis chez BONIFACE VIII, qui la reprend dans la bulle Unam Sanctam : « Deux glaives sont dans la puissance de l’Église, à savoir le spirituel et le matériel: l’un qui doit être manié pour l’Église, l’autre par l’Église, l’un par la main du prêtre, l’autre par la main des rois et des guer­ riers, mais sur le signe et sous le contrôle du prêtre. » Denz., n° 469. Sur les deux glaives, infra, pp. 657 et suiv. 508 VI/4 - LÀ CHRÉTIENTÉ SACRALE peut, notamment dans certaines conditions politiques qui furent celles de la société médiévale, user du glaive temporel comme d'un instrument, et étendre ainsi son champ d’action; mais parce que l’Église n’est pas un royaume de ce monde, elle ne peut user de ce glaive tem­ porel qu’avec beaucoup de restrictions. Et l'Église a le glaive temporel, cette fois dans un tout autre sens, quand elle peut demander ou commander à l’État de l’exercer pour des fins directement temporelles: et dans l’État sacral elle pouvait le faire à un titre très spé­ cial, en raison des valeurs chrétiennes encloses dans la définition même de la cité. Elle ne le change pas alors en instrument du spirituel, elle lui laisse tout son caractère de moyen temporel, ayant à s’exercer avec justice et sainteté certes, mais suivant la mesure de justice et de sainteté assi­ gnée par Dieu aux royaumes de ce monde, bien différente de la mesure de justice et de sainteté assignée par lui à son royaume parmi les hommes. Au sens strict, le glaive tem­ porel reste alors à l’État, qui l’exerce directement ; il n’est à l’Église que d’une manière large, elle ne saurait assumer la responsabilité du caractère temporel des effets produits. d) La responsabilité du glaive du sang ne peut retom­ ber sur le pouvoir canonique Défendre une valeur spirituelle, pour autant quelle est, en régime sacral, une valeur de la cité, par les moyens temporels de la cité, notamment par le recours à la guerre et à la peine de mort, c’est une tâche qu’on peut sans doute appeler spirituelle en raison de la chose défendue, mais qui est, de soi et formellement, une tâche temporelle. Elle est accomplie par l’État. Mais l’Église y est mêlée. A quel titre ? 1. Elle y est mêlée en ce sens, cela est clair, quelle demande et commande à l’État d’accomplir en son nom l’autorité sur le temporel sacral. 509 à lui et sous sa propre responsabilité cette tâche tempo­ relle. Elle agit alors comme Église, comme autorité spiri­ tuelle. Mais l’État, s’il fait son devoir et lui obéit, agira comme autorité temporelle et pour son compte à lui (non comme instrument de l’Église et pour le compte de l’Eglise) et la responsabilité du recours aux moyens lourds retombera sur lui, non sur elle. L’Église, écrit L. Choupin, «est, de droit divin, juge des obligations à accomplir par les fidèles. Elle peut donc rappeler, incul­ quer au prince le devoir qui lui incombe d’user de la force non seulement pour appliquer les peines tempo­ relles166 infligées par elle, mais encore pour punir par des châtiments plus sévères les graves délits religieux, qui sont en même temps des crimes sociaux167, devoir que l’Etat doit remplir en son nom propre et non point au nom ou par l’autorité de l’Église. Et comme l’Église ne juge pas seulement des devoirs en général, mais des cas particuliers, elle peut fort bien, dans certaines circons­ tances déterminées, déclarer au prince, avec sanction à l’appui (interdit, excommunication, etc.) qu’il est obligé en conscience de sévir, d’user du glaive (en son nom à lui, et non pas à celui de l’Église) contre les ennemis de la religion, comme contre les autres perturbateurs de la paix publique, de l’ordre social, par exemple les incen­ diaires; un prince gravement négligent à cet égard, 166. C’est-à-dire sensibles, corporelles, opposées aux peines morales ; quant à leur fin, toutes les peines canoniques (externes ou morales) sont spirituelles. 167. A propos de l’hérétique livré au bras séculier, l’auteur vient d'écrire : « Dans ce cas, le juge laïc ne punit pas le délit religieux, sim­ plement parce qu’il fait tort à la société religieuse, mais aussi parce qu’il va contre la société civile, et ainsi la peine est infligée, non pas au nom de l’Église, mais au nom de l’État. » Une nuance de pensée ou plutôt d’expression : nous croyons que le juge laïc pouvait punir l’hérésie par la mort uniquement parce qu’elle allait contre la société civile, en détruisant la foi, bien suprême de la société sacrale. 510 \Ί/4 - L\ CHRÉTIENTÉ SACRALE comme dans toutes les choses qui regardent l’ordre moral, est soumis à la juridiction de l’Eglise168. » 2. Il importe extrêmement de préciser dans ce cas le rôle de l’Église. De même, remarquons-le, qu'il rentrait dans la mission spirituelle du Christ de rappeler aux hommes ce qui est dû directement à César - et en cette occasion nous pouvons dire qu’il a confirmé l’autorité de César, mais nous nous gardons de dire qu’il s’est com­ porté comme un roi temporel, qu'il a fait siens les droits de César (il les a faits siens, si l'on veut, pour le royaume de César, non pour son royaume à lui), ou aboli les limites séparant son règne des règnes de ce monde : ainsi il rentre dans la mission spirituelle de l’Église de rappeler à l'État les devoirs de sa mission temporelle, de lui demander, de lui prescrire même, en certaines circons­ tances, d’agir selon ses lois temporelles, pour ses fins temporelles, qui sont bonnes - et en cette occasion nous pouvons dire quelle sanctionne et défend les droits du temporel, mais nous nous gardons de dire quelle devient elle-même temporelle, et quelle échange ses mœurs spi­ rituelles contre les mœurs temporelles de l’État. Certes, si un homme d’Église conseillait ou prescrivait à l’État une chose perverse, cet homme d’Église (non l’Église: qui facit peccatum ex diabolo est, I Jean, III, 8) serait alors responsable de la malice des fins et des effets recherchés. Mais quand l’Église prescrit à l’État d’obéir aux lois tem­ porelles non perverses inscrites dans sa propre nature (et l’on suppose ici que le recours à la guerre et à la peine de mort peut être parfois légitime), elle n’est nullement cause, et par conséquent nullement responsable du caractère lourd et temporel des moyens employés ou des effets recherchés. Ce caractère, elle peut bien, si l’on 168. Diet. apoL de la foi cath., article « Hérésie », col. 452. l’autorité sur le temporel sacrai. 511 veut, le faire sien pour l’État, jamais pour elle ; un peu comme Dieu fait sien le temps pour les choses chan­ geantes, non pour lui, il n’en est point affecté. Elle ne saurait errer au point de considérer les moyens, même justes, employés librement par les royaumes temporels, comme des moyens du royaume des cieux ; ou de confondre la sainteté des choses de César avec la sainteté des choses de Dieu. De même qu’un saint fait bien d’or­ donner aux commençants d’agir selon les mœurs des commençants, mais ces mœurs souilleraient son âme, et l’on serait injuste de les lui prêter : ainsi l’Église fait bien d’ordonner aux États des choses qui sont justes et saintes pour eux, mais qui ne seraient ni justes, ni saintes pour elle. Il faudrait pour le lui reprocher n’avoir pas compris assez profondément la distinction évangélique de la société spirituelle et des sociétés temporelles. 3. Les objections qu’on pourrait faire à cette interpré­ tation viendront en grande partie, croyons-nous, de ce qu’on imaginera l’Église utilisant les moyens lourds de l’État, notamment le recours à la peine de mort et à la guerre, comme des instruments en vue de ses propres fins spirituelles. Évidemment, si le glaive du sang peut être manié comme un instrument pour les fins de l’Église, on devra dire, en vertu de l’axiome suivant lequel l’ordre des agents correspond à l’ordre des fins, qu’en dernier ressort, c’est l’Église elle-même qui le ma­ nie et qui en est responsable immédiatement, d’une immédiation non peut-être de contact (de «suppôt»), mais en tout cas d’action (de «vertu»), qui importe davantage. Selon cette hypothèse, l’Église aurait comme telle, au moins d’une manière éminente, le droit de recourir à la peine de mort et à la guerre. Et elle aurait effectivement au moyen âge trempé ses mains dans le sang, disons, sans image, assumé la responsabilité de ver­ ε 512 Vl/4 - LA CHRÉTIENTÉ SACRALE ser le sang169. C'est là, nous en convenons, une manière de voir très répandue chez les théologiens et les cano­ nistes de la Renaissance. Suarez la qualifie même de «catholique»1 °. Cependant, aux yeux des théologiens modernes, elle est loin de s'imposer. Le reproche le plus grave qu'on puisse lui faire est de trop identifier la société spirituelle et la société temporelle, et de ne pas marquer avec assez de force qu’entre elles la ressem­ blance n’est jamais qu’analogique. Dès lors, il n’était plus possible de faire exactement le départ entre les privilèges qui revenaient aux clercs en raison de leur seul pouvoir juridictionnel, et ceux qu’ils possédaient accidentelle169. L. ChOUPIN résumé ainsi cette opinion : « Le droit de glaive appartient à l’Église d’une manière médiate, en sorte que l’Église a le droit de recourir au prince chrétien et de l’obliger à appliquer cette peine aux coupables, quelle lui désignerait. Dans ce cas, l’Église exer­ cerait ce pouvoir non par elle-même et directement, mais médiatement, par le bras séculier. A son tour, le pouvoir civil remplirait un simple office au nom de l’Église ; il prononcerait la sentence et appli­ querait la peine capitale, non pas en son nom, mais au nom de l’Église. L’acte est toujours attribué à l’agent principal qui le com­ mande, et non au mandataire qui l’exécute. » Loc. cit., col. 448. 170. Suarez cite pour lui saint Bellarmin. Mais nous voyons une grande différence entre la thèse de SUAREZ : « Prima assertio catholica: quod, pro haeresi, poena mortis justa sit, et ex potestate Ecclesiae» (De fide, disp. 23, sect. 1, n° 2) et celle de saint BELLARMIN : « Nos igitur ostendemus, haereticos incorrigibiles ac praesertim relapsos, posse ac debere ab Ecclesia rejici et a saecularibus potestatibus temporalibus poenis, atque ipsa etiam morte, mulctari » (De laïcis, lib. Ill, cap. XXl). Suarez précise un peu plus loin, n° 7, que le pouvoir d’infliger la peine de mort aux hérétiques « réside principa­ lement et éminemment dans la magistrature ecclésiastique et surtout dans le souverain pontife ; et quelle réside dans les rois, les empereurs et leurs ministres d’une manière comme prochaine et en dépendance de la puissance ecclésiastique ». La pensée de saint Bellarmin n’est pas différente de celle de saint Thomas : l’hérétique est condamné comme hérétique par l’Église, qui l’abandonne ensuite au pouvoir temporel. l’autorité sur le temporel sacral 513 nient en raison de l’organisation temporelle médiévale. On était porté en outre à conclure que, puisque l’Église est une société parfaite, elle devait avoir autant que l’État, sinon à la manière de l’État, le droit de glaive171. L’Église, déclarait-on, le possède éminemment ; elle prend comme telle la responsabilité de la guerre sainte contre les païens et de l’extermination des hérétiques, les forces de l’État n’étant alors que son instrument. Mais, en expliquant ainsi les grands événements de l’histoire du moyen âge, on reniait la haute conception de saint Augustin, qui voulait bien accepter le secours de l’État, mais en exigeant qu’il fût comme spiritualisé au préa­ lable et que le sang, par exemple, ne fût pas versé, de peur que l’Église ne fût déshonorée. Et l’on atténuait la distinction si profonde faite par l’Évangile entre le royaume de Dieu, qui ne se défend pas par les armes, et les royaumes de ce monde, qui peuvent légitimement recourir au glaive. Tout autre est la perspective dans laquelle nous nous sommes placé. Nous avons dit qu’en raison sans doute des valeurs spirituelles investies en régime sacral dans le bien commun temporel, c’est ce bien commun temporel lui-même que l’Église demandait qu’on défendît par les moyens temporels utilisés selon leurs lois propres. Et si l’ordre des agents correspond toujours à l’ordre des fins, l’agent principal, auquel remontait la responsabilité de la défense du temporel, ne pouvait être qu’un agent tempo­ rel, - soumis à l’Église comme une cause autonome 171. Le grand argument, ou même l’unique argument que l’on apporte, écrit L. CHOUPIN, c’est que l’Église, étant une société parfaite à legal de l’État, a autant que lui le droit de glaive. Or, ce raisonne­ ment est un sophisme. Si deux sociétés parfaites ont des fins diffé­ rentes, la diversité des fins entraînera la diversité des moyens, et par conséquent la diversité des droits. Loc. cit., col. 450. Le mot société convient analogiquement à l’Église et à l’État. 1 514 VI/4 - LA CHRÉTIENTÉ SACRALE d’ordre inférieur est soumise à une cause d’ordre supé­ rieur, mais nullement, cela est impossible, comme l'ins­ trument est soumis à la cause principale. Avons-nous tout dit ? L’Église n’est-elle vraiment pas entrée davantage dans le temporel ? Non, si l’on parle du pouvoir canonique strict, de l’Église comme telle, qui est le christianisme et le royaume de Dieu. Mais, ajoutons-le, les pures interventions canoniques ne suffiraient pas à rendre compte de l’influence des clercs sur les grands événements de l’histoire médiévale. Elles s’accompagnaient d’autres prérogatives. e) Pouvoirs extra-canoniques des clercs Si le pouvoir canonique est spirituel, les pouvoirs extra-canoniques dont nous parlons ne pourront être, en soi, que d'ordre temporel. 1. Il en est un d’abord dont l’existence n’est contestée par personne. Nous verrons que, pour sauvegarder l’in­ dépendance de son pouvoir spirituel et apostolique, le souverain pontife a été conduit, c’est la solution qui est apparue au moyen âge comme la meilleure, à lui adjoindre un pouvoir temporel et politique. Il était chef de l’Église universelle ; il est devenu en outre prince d’un État romain. A ce titre, il a dû assumer tous les soucis d’une administration temporelle, sévir par la force contre les désordres intérieurs (séditions, brigandages, hérésies, etc.), ou contre les invasions des princes chrétiens ou sar­ rasins. A ce titre encore, il a pu compter des vassaux qu’il s'est efforcé d’armer et de mobiliser lorsque la sûreté de l’État pontifical et des États alliés était en cause. Toute cette immense activité, qui occupe une grande part de l’attention des historiens, apparaît aux yeux du théolo­ gien comme une activité temporelle et politique, juxta- l’autorité sur le temporel sacral 515 posée, en vue d’en protéger l’exercice, à l’activité du pou­ voir spirituel et apostolique. Le pape pouvait et devait faire, comme chef d’Etat, beaucoup de choses qu’il n’avait ni le droit ni le pouvoir de faire comme chef de l’Eglise. L’état pontifical était un des royaumes de ce monde pour lesquels il est permis de prendre les armes. D’une manière semblable, on devra distinguer, chez les princes-évêques, un pouvoir canonique qu’ils exer­ çaient comme évêques, en union avec le souverain pon­ tife; et un pouvoir politique, joint au précédent à titre cette fois-ci purement accidentel, qu’ils exerçaient comme vassaux soit de l’Etat pontifical, soit le plus ordi­ nairement des rois ou des empereurs. Au pouvoir temporel que le pape et les évêques ont exercé à l’un des titres réguliers que nous venons de mentionner, il faut rattacher le pouvoir temporel qu’ils ont pu exercer à titre provisoire, exceptionnel, pour sup­ pléer, hic et mine, à l’absence d’un gouvernement tempo­ rel légitime. « Dans certaines provinces ou villes indé­ pendantes, l’organisation civile ou manquait, ou n’était pas assez forte pour réprimer ces désordres [de l’hérésie]. Le pouvoir civil faisant défaut, l’autorité appartenait par droit dévolutif à l’Eglise, qui prenait la place du prince et exerçait son pouvoir1 2. » 2. Outre le principat civil sur les États de l’Église, les papes n’ont-ils pas détenu au moyen âge un pouvoir extra-canonique d’une autre sorte, de caractère moins pesant, mais dont l’influence était encore plus étendue ? Nous le croyons, et voici comment les choses nous appa­ raissent. Si indépendantes qu’elles fussent les unes des autres, les différentes cités du moyen âge étaient fondées sur 172. L. CHOUPIN, S. J., loc. cit., col. 453. a 516 VI/4 - LA CHRÉTIENTÉ SACRALE l’unité de foi et d’appartenance visible à l’Église. En rai­ son de cette disposition constitutionnelle, un lien onto­ logique les rapprochait. Elles avaient toutes à défendre, comme incorporée dans la définition même de leur bien commun, une identique valeur spirituelle. Quand cette valeur était menacée, par exemple par le progrès de l’hé­ résie ou de l’invasion sarrasine, c'était en fait le bien et l’idéal communs de chacune d’elles qui étaient en péril. Elles pouvaient par conséquent et au besoin elles devaient recourir aux armes. Cette tâche incombait d’abord évidemment aux autorités temporelles immé­ diates ; et le pape, qui en mesurait l’importance, pouvait, au nom de son pouvoir apostolique et spirituel, la rappe­ ler à leur attention et l'imposer à leur conscience. Cela, nous l’avons dit. Mais voici ce qu'il nous faut ajouter maintenant. L’autorité temporelle en Occident s’est, après Charlemagne, de nouveau fractionnée. Elle n’est pas demeurée dans les mêmes mains. L’empire était loin de recouvrir tous les pays chrétiens. Il apparaissait, si l’on veut, comme le plus grand, mais non comme le seul d’entre eux. La conséquence de cet état de choses était un fractionnement correspondant de la défense du temporel. Chaque prince limitait sa sollicitude aux intérêts de son État et perdait de vue la chrétienté. Les papes, au contraire, étaient bien placés pour comprendre la simili­ tude de structure des multiples cités sacrales et la hauteur de leur commune idéologie. Ce sont eux, en effet, ce ne sont pas les princes, qui au XIe siècle, avec Grégoire VII et Urbain II, prennent conscience de l’unité temporelle de l’Occident, de la vraie nature et de l’étendue de la chré­ tienté. Au moment où l’hérésie et l’Islam essaient d’en ébranler les fondations, elle leur apparaît comme un bloc unique, comme un bien général, supérieur au bien de chaque cité particulière, qui doit être défendu par une l’autorité sur le temporel sacral 517 action temporelle concertée, coordonnant l’effort de toutes les cités, et entreprise pour la sauvegarde de l’en­ semble de l’ordre politique chrétien. Cette défense temporelle de la chrétienté pouvait-elle être entreprise par les papes eux-mêmes ? Nous savons déjà qu’en raison de leur pouvoir canonique ils pou­ vaient prescrire aux princes chrétiens de défendre leurs cités respectives. Mais, à cette époque, il n’y avait plus de prince unique, pratiquement responsable de tout l’ordre temporel sacral, qu’ils auraient pu charger de défendre la chrétienté comme telle. Cependant la tâche était urgente. Que va-t-il se produire ? A défaut d’une autorité temporelle compétente, c’est le pape lui-même qui, sous la pression des événements, va prendre en mains non pas la tâche de construire quelque nouvel empire sur les ruines du précédent, mais la tâche plus dégagée, moins enfoncée dans l’épaisseur du politique, mais néanmoins politique, de synchroniser et de coordonner les efforts inégaux de l’empereur, des princes chrétiens, des cheva­ liers. Le pouvoir sur l’ensemble de la chrétienté qui lui revient ainsi par voie de suppléance, de dévolution, n’est pas sans doute un pouvoir politique complet, cherchant comme les autres à descendre dans le domaine de l’ad­ ministration technique et matérielle, et destiné à sup­ planter les autres. Pourtant, il est un véritable pouvoir temporel, ordonné efficacement au maintien de l’ordre politique sacral. Il agit comme une cause principale uni­ verselle d’ordre temporel, qui peut utiliser comme ins­ truments les causes temporelles plus particulières, en vue du bien commun universel de la chrétienté : en d’autres termes, c’est sur le pape considéré cette fois-ci comme protecteur de la chrétienté, que retombe finalement la responsabilité de la défense temporelle de la chrétienté. Si l’on tentait de l’expliquer par le pouvoir canonique, le rôle du saint siège dans l’organisation de la croisade »■ 518 VI/4 - LA CHRÉTIENTÉ SACRALE constituerait, selon le mot de M. A. Fliche, « un para­ doxe historique, tellement il apparaît contradictoire à l’ordre traditionnel. Celui-ci, à la fin du XIe siècle, est toujours conforme aux principes énoncés dans la lettre fameuse de Gélase Ier, souvent citée par les canonistes et par les polémistes des diverses tendances, suivant laquelle il y a deux pouvoirs qui régissent le monde, le pou­ voir sacré des pontifes et le pouvoir des rois, le premier s’exerçant au spirituel et le second au temporel, de telle sorte que l'action spirituelle soit éloignée du domaine tem­ porel et que le chevalier du Seigneur ne soit que très peu mêlé aux affaires séculières. Si, conformément à ce texte célèbre, les thèses grégoriennes revendiquent pour la puissance sacerdotale le droit de contrôler la puissance laïque ratione peccati, elles n’entendent en aucune façon substituer le pape à l’empereur dans la direction tempo­ relle du monde; elles ne dénient pas à celui-ci le pou­ voir, qui lui a toujours été reconnu, de protéger la chré­ tienté contre les ennemis du dedans et du dehors173. » En réalité, continue M. Fliche qui semble rejoindre ici l’ex­ plication que nous venons de proposer, « c’est la carence du pouvoir impérial dans les pays méditerranéens, à par­ tir du Xe siècle, qui a amené le saint siège à envisager les moyens de protéger les populations, menacées dans leur foi aussi bien que dans leurs intérêts matériels, et à orga­ niser la résistance ». Le premier pape qui ait eu conscience de la gravité du péril musulman, Jean VIII, n’envisage à aucun moment, malgré le peu de succès de ses appels à l'empereur, la possibilité de se substituer à lui pour assurer la défense de la chrétienté occidentale. La situation change après la chute de l’empire carolin­ gien, sous le pontificat de Jean X (914-928). La vacance 173. «Les origines de l’action de la papauté en vue de la croi­ sade dans Revue d’histoire ecclésiastique, oct. 1938, pp. 765-775. l’autorité sur le temporel sacral 519 de l'empire conduit la papauté « à dépasser les limites assignées à sa fonction. Sans doute, il est difficile de dire exactement à quel titre Jean X a pu agir]^ ; il n’en reste pas moins que pour la première fois sous son pontificat la direction de la guerre contre les Sarrasins a appartenu au saint siège ». Avec le recul territorial de l’empire ger­ manique, la lutte contre l’Islam devient l’apanage des Normands en Sicile et de la chevalerie française en Espagne. La papauté ne peut rester étrangère à ce mou­ vement « où les préoccupations temporelles avaient sans doute leur part, mais où la foi chrétienne était également en jeu ». La dernière étape sera franchie par Grégoire VII lors de l’excommunication de Henri IV. En résumé, « le concile de Clermont est l’aboutissement logique et nor­ mal de toute une série de circonstances qui s’échelon­ nent sur deux siècles : la chute de l’empire carolingien a conduit la papauté à organiser elle-même en Italie la lutte contre l’Islam ; le caractère territorialement incom­ plet de la restauration impériale de 962 explique pour­ quoi les empereurs germaniques ont été amenés à se désintéresser d’un péril qui ne menaçait pas les pays sou­ mis à leur autorité et pourquoi la papauté a assumé la direction d’une guerre qui pouvait mettre en jeu les inté­ rêts spirituels dont elle avait la garde ; enfin le schisme impérial de 1080 a achevé d’écarter l’empereur, alors excommunié, d’une entreprise que le saint siège parais­ sait tout désigné pour conduire, en vertu des précédents qui avaient ruiné la tradition carolingienne ». L’apparent paradoxe historique signalé par M. Fliche se résout aisé­ ment si l’on admet, comme il paraît le suggérer luimême, que la carence de l’Empire devait conduire le pape à adjoindre au pouvoir apostolique, qu’il tenait de Pierre, un pouvoir extra-canonique de tutelle sur la chrétienté. 174. C’est nous qui soulignons. 520 VI/4 - LA CHRÉTIENTÉ SACRALE En plus du pouvoir spirituel qu’il exerçait comme fondement de l’Église, vicaire du Christ et pasteur de ses brebis, nous croyons, en conséquence, que le pape a possédé au moyen âge deux pouvoirs temporels ou extra­ canoniques bien distincts173. L’un par lequel il était prince des États de l’Église, et dont nous reparlerons. L’autre moins complet mais plus vaste, par lequel il devenait le défenseur, le protecteur, le tuteur de la chré­ tienté1 6. Lorsqu’il agissait comme chef de l’Église et 175. U est sans doute permis d’envisager avec Moehler «un état du monde où le chef de l’Église serait autorisé à n’être que le chef de l’Église». Joseph-Émile V1ERNE1SEL, «L’actualité religieuse de Moehler», dans L’Église est une, hommage à Moehler, Paris, 1939, p. 303. Cf. infra, p. 947, note 215. 176. Dans le cas de peines sanglantes infligées à un clerc pour délits commis en la violation de la loi civile : vol, homicide, etc., deux hypothèses sont possibles. Ou bien la responsabilité en retombe sur le tribunal séculier à qui l’Église abandonne le coupable, renonçant alors à le couvrir par le privilegium fort : et, en effet, ce n’est pas comme clerc, c’est comme citoyen qu’il pèche contre les lois civiles. Ou bien, s’il était avéré que la responsabilité en retombe sur le tribu­ nal ecclésiastique, il faudrait dire que ce dernier a annexé à son pou­ voir coercitif canonique un pouvoir coercitif temporel et extra­ canonique. Si l’on adoptait la seconde hypothèse, il y aurait non pas deux mais trois pouvoirs extra-canoniques annexés au pouvoir cano­ nique des clercs: 1° le principat civil sur les États de l’Église, 2° la tutelle de la chrétienté, 3° le pouvoir d’infliger des peines sanglantes aux clercs coupables de délits temporels et profanes. Notons que les théologiens discutent sur la nature de l'immunité, aujourd’hui fort restreinte dans son application (cf. Cod. Jur. Can., can. 120), sous­ trayant aux tribunaux civils les clercs qui violent les lois civiles. Il nous semble que, bien qu’elle se fonde sur le droit divin, elle soit for­ mellement de droit ecclésiastique. A propos de la 31e proposition condamnée dans le Syllabus : « Le for ecclésiastique pour les procès temporels des clercs soit au civil, soit au criminel, doit absolument être aboli, même sans consulter le siège apostolique et sans tenir compte de ses réclamations » (Denz., n° 1731), le P. Choupin écrit: « Le for ecclésiastique, comme tous les autres privilèges des clercs, a sa cause, sa raison d'être directement et formellement dans la loi ecclé- l’autorité sur le temporel sacral 521 pour la défense de l’Église, il ne pouvait recourir au glaive du sang. Il en allait autrement lorsqu’il agissait pour la défense du temporel, en prince des États de l’Église ou en protecteur de la chrétienté : car la chré­ tienté, autant que les États de l’Église, était au plan de ces royaumes qui se défendent par les armes177. Nous pouvons compléter maintenant ce que nous avons écrit, du point de vue théologique, sur la distinc­ tion des deux glaives. L’Église comme telle, disionsnous1"8, le pape comme tel, peut recourir au bras séculier siastique. Donc une loi civile, abolissant le for ecclésiastique sans consulter le saint siège et sans tenir compte de ses réclamations, est nulle de plein droit et sans effet juridique, et la proposition 31 est manifestement une erreur injurieuse à l’Église, à la papauté, et, en conséquence, très justement condamnée. » Valeur des décisions doctri­ nales et disciplinaires du saint siège, p. 294. 177. On connaît le passage curieux du II Sent., dist. 44, expositio textus, où saint THOMAS, ayant rappelé qu’il faut choisir d’obéir plu­ tôt à l’autorité spirituelle en matière religieuse, et plutôt à l’autorité séculière en matière civile, ajoute : « A moins peut-être qu’à la puis­ sance spirituelle soit unie la puissance séculière, comme dans le pape, qui se trouve au sommet de l’une et de l’autre puissance, la spirituelle et la séculière, en vertu d’une disposition de Celui qui est prêtre et roi, Prêtre pour l’éternité selon l’ordre de Melchisédech, Roi des rois et Seigneur des seigneurs, à qui la puissance ne sera point ravie et dont le règne n’aura pas d’éclipse pour les siècles des siècles. » Comment l’interpréter ? Peut-être faut-il dire qu’à cette époque saint Thomas était encore influencé par les idées de l’« augustinisme poli­ tique» ou par la légende de la donation de Constantin. Si l’on veut donner de ce texte une interprétation théologique, on dira, par exemple, avec saint Bellarmin, De rom. pont., lib V, cap. V, que saint Thomas pense ici à la puissance séculière du pape sur les États de l’Église qui formaient alors le cœur de la chrétienté. Ou encore, tou­ jours avec saint Bellarmin, que la puissance séculière du pape signifie son pouvoir sur le temporel dans les cas d’incidence avec le spirituel, et en raison du spirituel. On pourra dire enfin que la puissance sécu­ lière désigne ici le pouvoir extra-canonique qui revenait au pape comme protecteur de la chrétienté. 178. Plus haut, p. 506. 522 Vl/4 - LA CHRÉTIENTÉ SACRALE de deux manières. En lui demandant de s’affiner, pour devenir un instrument du spirituel, fonctionnant pour des fins spirituelles. Ou en le traitant comme une cause temporelle autonome, laissée à ses lois propres, et fonc­ tionnant pour des fins temporelles. Il faut ajouter main­ tenant que le pape, non plus comme tel, mais comme tuteur de la chrétienté, pouvait, dans une certaine mesure, à titre d’agent temporel principal, mouvoir les princes comme des instruments de la chrétienté ; il était alors responsable même du caractère temporel des effets produits et des fins procurées. (Et si la cause était juste, il pouvait, comme pape, la favoriser par l’annonce de récompenses ou de peines spirituelles.) f) Régime « théocratique » ou régime « sacral » ? Faut-il appeler théocratie le régime de la chrétienté médiévale ? L’emploi de ce mot est fréquent en effet chez les historiens. Cependant, loin de rien éclaircir, il nous paraît propre à favoriser beaucoup d’imprécisions et de malentendus. A le prendre étymologiquement, le régime théocra­ tique signifie un gouvernement que Dieu exerce directe­ ment, que ce soit immédiatement - comme au paradis terrestre - ou que ce soit médiatement, par des ministres qui agiront en quelque mesure comme ses instruments. La juridiction spirituelle de l’Eglise, qui est le royaume de Dieu, pourrait avec raison être appelée une théocratie, une christocratie. Il faudrait cependant rap­ peler que cette juridiction n’est pas un pouvoir uni­ voque, quelle se répartit en plusieurs étages distincts. Car Dieu gouverne différemment par les apôtres (juri­ diction extraordinaire, accompagnée du privilège de l’inspiration orale et scripturaire), et par leurs successeurs (juridiction permanente). Et il gouverne différemment par le pouvoir déclaratif, assisté d’une manière absolue l’autorité sur le temporel sacral 523 - dont le rôle est assez voisin de celui d’un pur instru­ ment et par le pouvoir canonique, assisté d’une manière beaucoup moins stricte et simplement pruden­ tielle: or, c’est en vertu de ce dernier pouvoir que le pape peut intervenir dans des causes qui sont régulière­ ment temporelles, mais qui sont devenues exceptionnel­ lement spirituelles, ratione peccati. Le mot de théocratie, si on l’employait pour désigner le gouvernement exercé par Dieu sur son Eglise, ne devrait pas faire oublier ces différents plans. D’ailleurs, personne n’applique le mot de théocratie à la juridiction spirituelle. Tout le monde l’entend d’un gouvernement du temporel exercé au nom même de la divinité. Littré propose d’appeler théocratie le gouverne­ ment où les chefs de la nation sont regardés comme des dieux ou les ministres de Dieu... Et cependant, qui appellera théocratique la doctrine de saint Paul ensei­ gnant que l’autorité «est le ministre de Dieu» (Rom., XIII, 1 et 4) ? Disons plutôt qu’il y a théocratie quand les valeurs temporelles, soumises de soi au gouvernement providentiel commun, sont comme sorties de leur rang pour être associées étroitement aux valeurs religieuses, sur lesquelles Dieu exerce une providence spéciale : Dieu intervenant directement par exemple pour désigner la forme du gouvernement, lui tracer ses lignes d’action, le soutenir par une force miraculeuse, etc. ; plus stricte­ ment, lorsque l’autorité temporelle serait vicaire, non pas du peuple, mais de Dieu. Et il y a pseudo-théocratie si la conviction où l’on est de ces choses est fondée sur une illusion. Faut-il penser que le régime du peuple hébreu était une théocratie ? A cette époque, sans doute, le royaume de Dieu, répandu sur toute la terre, trouvait cependant son expression la plus nette, et la forme extrême de sa visibilité, dans le corps même d’une nation charnelle, sur 524 Vl/4 - LA CHRÉTIENTÉ SACRALE laquelle Dieu veillait particulièrement, en lui envoyant ses prophètes et en l’assistant de ses miracles. Néan­ moins, relevons-le en passant, le bien social-temporel, si étroitement lié qu’il fut au bien spirituel, ne lui était pas identifié, en sorte que par moments l’écrou­ lement du premier a été permis pour l'exaltation du second. En outre, comme le note Cajetan, que le roi fût alors créé par le peuple, comme Saul, ou qu’il fût donné par Dieu, comme David, c’était en vue de représenter le peuple et le pouvoir du peuple : dans les deux cas, cest du peuple qu'il était vicaire, non immédiatement de Dieu, « non Dei immediate»1 9. Va-t-on assimiler le régime de la chrétienté sacrale au régime du peuple hébreu179 180 ? Mais il en est séparé par le Christ. Désormais on n’est plus enfant de Dieu par la descendance de la chair. Le royaume de Dieu n’em­ prunte plus sa visibilité aux cadres d’une nation ; il a sa visibilité propre, qui est d’un nouvel ordre, et suprana­ tionale. La dualité des choses de César et des choses de Dieu, « de la dignité apostolique et de la dignité royale»181, de l’autorité pontificale «qui préside aux choses spirituelles » et de l’autorité royale « qui préside aux choses charnelles »182, est affirmée avec force. Si le pouvoir spirituel intervient exceptionnellement dans les choses temporelles ratione peccati, le temporel garde néanmoins, en droit et en fait, sa structure et ses lois 179. Apologia de comparata auctoritate papae et concilii, n° 563. 180. Les historiens occidentaux contemporains de la croisade ont souvent comparé les croisés aux Hébreux marchant à la conquête de la terre promise. 181. Lettre de Grégoire VII à Guillaume le Conquérant, P. L, t. CXLVIII, col. 568. 182. INNOCENT III, rapporté dans les Décrétales, lib. I, tit. XXXIII, cap. VI. l’autorité sur le temporel SACRAL 525 propres. Pour autant, il ne peut être question de théocra­ tie. Quant à la thèse erronée, suivant laquelle le vicaire du Christ aurait, comme tel, un pouvoir canonique direct sur l’ordre temporel, elle ne peut représenter qu’une pseudo-théocratie183. Mais comment faut-il appeler le gouvernement que les papes exerçaient dans la chrétienté médiévale en rai­ son de leurs pouvoirs extra-canoniques ? Ils agissaient, avons-nous dit, soit comme chefs des Etats de l’Eglise, soit comme tuteurs de la chrétienté. M. Augustin Fliche, qui avait parlé d’abord d’un « gouvernement théocra•tique »184 , renonce ensuite · \ a cette expression, · > a pour s arrê­ ter à celle de « gouvernement sacerdotal »185. On pourrait parler de « hiérocratie »186. Ces mots restent extérieurs, 183. Parlant de la «théocratie» pontificale dans son avant-propos au De regimine christiano de Jacques de Viterbe, p. 8, note 1, Μ. H.-X. ArquiUIÈRE écrit : « Cette expression équivaut à ce que les théolo­ giens appellent le pouvoir direct. Bien quelle nous satisfasse très peu et prête à l’équivoque, nous continuerons de l’employer puisque c’est l’expression reçue par les historiens. Voir la critique que nous en fai­ sons dans notre étude « Sur la formation de la ‘théocratie’ pontificale», dans Mélanges Ferdinand Lot, Paris, 1926.» Pourquoi donc ne pas renoncer plutôt à une expression que l’on reconnaît défectueuse, qui n’est aucunement indispensable ? 184. La réforme grégorienne, 1924, t. I, p. 92 ; Saint Grégoire VII, 1928,4e édition, p. 144. 185. «Nous préférons cette expression à celle de théocratie dont on se sert constamment et que nous avons nous-même utilisée ailleurs pour désigner la théorie grégorienne de l’État. Strictement, théocratie veut dire gouvernement direct du peuple de Dieu par Dieu lui-même ou au moyen d’un intermédiaire qui n’est qu’un instru­ ment. La conception grégorienne des rapports du saint siège avec les états chrétiens s’applique à un tout autre objet. » La réforme grégo­ rienne, 1925, t. II, p. 313, note 2. 186. Carl ERDMANN appelle hiérocratisme une tendance de Grégoire VII à considérer toutes les redevances au saint siège comme des signes de vassalité - ce que toutes n’étaient pas - et à les égaler à des obligations de servir militairement. Die Entstehung des 526 VI/4 - LA CHRÉTIENTÉ SACRALE descriptifs, matériels. Ils disent que le pape exerçait un gouvernement sur le temporel. Us ne disent pas s’il l'exerçait en vertu de son pouvoir canonique ou extra­ canonique. En tout cas, le gouvernement du pape n’était pas unique. Il n’excluait, ni en droit ni en fait, le gouverne­ ment des princes. Il ne saurait donc servir à caractériser le système général d’autorité de la chrétienté médiévale. Disons, c’est le mot qui nous paraît préférable, que c’était un régime sacral. g) Tableau des pouvoirs de la chrétienté médiévale Voici, disposés en tableau, les divers pouvoirs juridic­ tionnels, canoniques et infra-canoniques, dont nous dis­ cernons l’exercice dans la chrétienté du moyen âge : Suivant l’opinion suarézienne, on appellera « pouvoir direct » celui que l’Eglise exerce elle-même immédiate­ ment ; et « pouvoir indirect » celui quelle exerce médiatement. On sera conduit alors à bloquer, sous le nom de « pouvoir indirect sur le temporel en raison du spirituel » les pouvoirs que nous avons rangés ici sous les numéros 2, 3 (peut-être 4) et 5. Il nous semblerait plus juste, s’il nous fallait recourir à la distinction du pouvoir en « direct » et « indirect », de l’entendre par rapport à la manière dont le pouvoir cano­ nique engage sa responsabilité, et non pas par rapport au fait qu'il agit par lui-même ou par recours au bras séculier. On appellerait alors « pouvoir direct » celui que le pou­ voir canonique exerce en engageant sa responsabilité, Kreuzzugsgedanken, Stuttgart, 1935, p. 202. Il ne faut pas oublier, pourtant, que le pape, suivant ce que nous avons dit, pouvait mobili­ ser les princes chrétiens non seulement à titre de suzerain, mais encore à titre de tuteur de la chrétienté. l’autorité sur le temporel sacral ! à la défense du spirituel, entreprenant une tâche spi­ rituelle dont il porte direc­ tement la responsabilité et qu’il exécute soir : Canonique ou spirituel qui est ordonné : 527 immédiatement zr. par lui-même................ médiatement en ac­ tionnant le bras sécu­ lier, dont il modère l’exercice, comme un pur instrument du spit rituel........................ 2 à l’illumination du temporel, commandant au bras sécu­ lier, avec une insistance spé­ ciale en régime sacral où le spirituel entre dans la défini­ tion de la cité, d’entre­ prendre sa tâche temporelle comme une cause autonome, par ses propres moyens, sous ' sa propre responsabilité . Pouvoirs : f aux clercs mais à titre extra­ canonique : temporels concédés : en raison d’une con­ sidération spirituelle : / principat civil sur les i États de l’Église, juxtaI posé au suprême pouI voir canonique comI me condition de son libre exercice .... 4 tutelle de la chrétienté, juxtaposée au suprê­ me pouvoir canoni­ que par dévolution, en vue de la défense temporelle de la chré' rienté sacrale .... 5 d une manière purement accidentelle : pouvoir temporel de l’évêque qui est prince soit à titre régulier, soit à titre \ provisoire et par suppléance................... 6 \ aux laïques 528 W4 - LA CHRÉTIENTÉ SACRALE qu’il agisse tout seul ou par le bras séculier (nos 1 et 2). Et « pouvoir indirect » celui que le pouvoir canonique exerce en faisant un devoir au pouvoir temporel d’agir comme une cause seconde, selon ses moyens et ses fins propres, et sous sa propre responsabilité (n° 3). Dans le premier cas, où le rôle du bras séculier est celui d’un pur instrument, le pouvoir de l’Eglise est, en effet, « direct» ; ce n'est que dans le second cas, où le rôle du bras séculier est celui d’une cause autonome et responsable, que le pouvoir de l’Eglise est réellement « indirect ». Quoi qu’il en soit, la distinction du pouvoir en direct et indirect peut recevoir plusieurs sens et, si on l’emploie, on devra définir chaque fois celui qu’on veut lui donner. Si nous rejetons, après bon nombre de théologiens modernes qui s’autorisent de saint Augustin, la systéma­ tisation de Suarez et des grands inquisiteurs187188 , c’est pour mieux proclamer la transcendance du pouvoir cano­ nique, pour le distinguer d’autres pouvoirs, légitimes certes, mais d’un ordre inférieur, dont les moyens et les fins sont temporels, qui pouvaient coexister avec lui dans un même sujet, mais avec lesquels on ne saurait sans erreur ni l’identifier ni même le solidariser. En condamnant ceux qui refusaient à l’Église un « pouvoir temporel indirect », la 24e proposition du Syllabus^ entendait affirmer qu’en plus du pouvoir direct quelle exerce sur les choses qui sont religieuses de soi et régulièrement, l’Église peut exercer en outre sa juridiction sur les choses qui, étant de soi et régulière­ ment temporelles, deviennent spirituelles par incidence 187. Cf. L. Choupin, Diet. apol. foi oath., art. «Hérésie*, col. 448 et 449. 188. « L’Église n’a pas le droit d’employer la force ; elle n’a aucun pouvoir temporel direct ou indirect. » Denz., n° 1724. Cette proposi­ tion est extraite de la lettre Ad apostolicae Sedis, du 22 août 1851, où P1E IX condamnait les erreurs de Jean Népomucène Nuytz. l’autorité sur le temporel SACRAL 529 et occasionnellement. Il n’est pas question, cela va de soi, de contester ce pouvoir. La seule question est de savoir s’il doit être appelé « spirituel » ou « temporel », s’il est «direct» ou « indirect ». A nos yeux, la chose est claire : il est formellement « spirituel », et nous rangeons ses interventions sous les numéros 1 et 2. C’est matérielle­ ment, et donc improprement, qu’il peut être appelé «temporel» ou «indirect». Choupin le dit excellem­ ment dans son commentaire de cette proposition du Syllabus'. «L’objet de la juridiction, dans l’espèce, est le temporel, seulement en tant qu’il entre dans le domaine religieux et qu’il cesse par là d’être purement temporel. Tel est le pouvoir indirect». Et encore: «En raison de l’objet sur lequel il s’exerce, le pouvoir indirect est par­ fois qualifié de temporel ; mais en réalité, dans sa nature, son origine, son but, il est vraiment spirituel, et c’est un pouvoir de juridiction proprement dite189. » Sans doute les distinctions que nous proposons ne sont pas toutes reconnues ni marquées expressément par les écrivains du moyen âge. Elles ont été enchevêtrées, voire brouillées ensemble dans les nécessités de l’action. Qu’importe ? Si elles sont exactes, elles sont dans la ligne de la doctrine commune de l’Eglise, où elles ont tou­ jours existé, au moins à l’état implicite. Même tardive, leur formulation peut éclairer le passé : permettre de rap­ porter, dans une entreprise comme celle des croisades par exemple, ou de la répression de l’hérésie, ou de l’iso­ lement des Juifs, chaque effet à sa cause propre, les effets temporels au pouvoir temporel (détenu par des clercs ou des laïques), les effets spirituels au pouvoir spirituel (détenu par les seuls clercs) ; servir, en un mot, à discer­ ner, dans l’immense effort collectif du moyen âge, et quelques explications que le moyen âge en ait lui-même 189. Valeur des décisions..., p. 259. 530 VI/4 - LA CHRÉTIENTÉ SACRALE fournies, ce qui relève du christianisme et ce qui relève de la chrétienté. III. Le pouvoir coercitif de l’Église ET SON EXERCICE MÉDIÉVAL Certains problèmes relatifs au pouvoir coercitif sont d’ordre purement théologique. D’autres sont mixtes et relèvent autant de l’histoire que de la théologie. 1. Questions théologiques : LE POUVOIR COERCITIF EN LUI-MÊME Ces questions concernent la fin, le fondement, l’effi­ cacité, l’objet, la nature, l’exercice du pouvoir coercitif. a) La fin du pouvoir coercitif Toute la question du pouvoir coercitif doit se traiter dans la perspective des rigueurs du jugement dernier, où le Fils de l’homme venant avec tous les anges et s’as­ seyant sur le trône de sa gloire mettra les bons à sa droite, les mauvais à sa gauche, pour envoyer les uns à l’éternel supplice et les autres à la vie éternelle (Mt., XXV, 41-46). Si l’on biffe de l’Évangile des passages comme le précédent ou comme ceux où il est dit que l’homme qui scandalise un enfant « il vaudrait mieux qu’on lui atta­ chât au cou la meule qu’un âne tourne et qu’on le préci­ pitât au fond de la mer » (Mt., XViil, 6), que les pécheurs qui commettent l’iniquité « les anges les jetteront dans la fournaise ardente où il y aura des pleurs et des grince­ ments de dents » (Mt., XIII, 42), si l’on ne croit plus, en un mot, aux terribles rigueurs de l’autre monde, il est LE POUVOIR COERCITIF AU MOYEN ÂGE 531 trop évident qu’on ne pourra plus rien entendre aux rigueurs de la vie présente dont l’Eglise, quand la justice l'exige, use pour les conjurer190. Mais alors le problème sera déplacé, ce ne sera plus la question du pouvoir coer­ citif qu’il faudra débattre, ce sera la question beaucoup plus fondamentale de la réalité de ses fins. Et ici l’Evan­ gile est net. Ceux qu’il scandalise, la doctrine de l’Église, certes, les scandalisera. Puisqu’elles sont ordonnées au salut des âmes, les peines imposées par l’Église, quant à leur fin, à leur des­ tination, seront toujours spirituelles, c’est-à-dire surnatu­ relles. Mais ces peines, toujours spirituelles par leur fin, peu­ vent être considérées en elles-mêmes, matériellement, intrinsèquement. De ce point de vue secondaire, elles apparaîtront tantôt comme spirituelles, tantôt comme temporelles. Spirituelles, au sens cette fois de peines morales, religieuses, de peines « réservées » ou « propres » à l’Eglise : l’excommunication est une peine propre à l’Église, une peine intrinsèquement spirituelle, compor­ tant, remarquons-le, des effets dont les uns sont en par­ tie visibles (interdiction de participer activement au culte, de recevoir les sacrements, etc.), et dont les autres sont invisibles (privation du bienfait des indulgences et des suffrages de l’Église). Temporelles: ce sont les peines physiques, corporelles, les seules dont puisse disposer l’État; mais l’Église, dans une certaine mesure qu’il conviendra de déterminer, peut, de sa seule autorité, recourir elle-même à ce genre de peines qui devien­ nent, en ce sens, « communes » à l’Église et à l’État ; les 190. On ne pourra même plus rien entendre au courroux de Jésus chassant les vendeurs du temple (Jean, II, 13-17), à la mort subite d’Ananie et Saphire (Act., V, 1-11), au châtiment d’Élymas (ΧΙΠ, 8-12). 532 VIM - LÀ CHRÉTIENTÉ SACRALE peines qui atteignent directement le coupable dans sa liberté extérieure, dans son corps, dans ses biens, sont intrinsèquement des peines temporelles. Cette division des peines ecclésiastiques en spirituelles et temporelles est faite par le Code de Droit Canon : « L’Église a de soi et par son essence, indépendamment de toute autorité humaine, le droit de contraindre les coupables qui relè­ vent de son autorité par des peines soit spirituelles, soit temporelles191. » b) La racine du pouvoir coercitif Une seconde vérité évangélique domine la question du pouvoir coercitif, à savoir que Pierre a reçu les clefs du royaume de Dieu sur terre, que lui et les apôtres ont dans ce royaume un pouvoir de lier et de délier si éton­ nant que les décisions en sont ratifiées dans les cieux. Ils auront conséquemment le pouvoir de prendre des sanc­ tions, car toute institution législative comporte nécessai­ rement, à la différence d’une institution simplement consultative, une autorité judiciaire et une autorité coer­ citive. Sans doute, si l’on nie l’instauration divine par le Christ d’une autorité législative, le pouvoir coercitif de l’Église est, de ce fait même, nié. Mais ici encore il sera avéré qu’à travers l’Église c’est l’Evangile qu’on attaque. 191. « Nativum et proprium Ecclesiae jus est, independens a quali­ bet humana auctoritate, coercendi delinquentes sibi subditos poenis tum spiritualibus, tum etiam temporalibus. » Can. 2215, § 1. Ainsi, du point de vue de la fin, toutes les peines ecclésiastiques sont spirituelles comme toutes les peines de l’État sont temporelles', mais, d'un autre point de vue, on peut diviser les peines ecclésiastiques en spirituelles, morales, propres à lÉglise, comme la privation des sacrements, des suf­ frages, etc. ; et en temporelles, physiques, communes à l'Église et à l’État, comme l’amende, la restriction de la liberté, la privation d'un office ou d’un bénéfice, etc. LE POUVOIR COERCITIF AU MOYEN ÂGE 533 On ne ferait pas non plus une peinture fidèle de l’Écriture en disant quelle restreint le pouvoir coercitif de l’Église aux sanctions en elles-mêmes spirituelles. Rien qu’à réfléchir sur les mots de Jésus qui veut qu’on regarde comme un païen et un publicain celui qui n’écoute pas l’Eglise (Mt., XVIII, 17), on comprend tout de suite que, dans l’hypothèse d’un monde, d’une région, où l’Eglise serait universellement reçue et hono­ rée, l’homme regardé comme un païen et un publicain restera à l’écart de la vie publique et sera comme mis au ban de la société, en sorte que la sentence de condamna­ tion de l’Église s’accompagnera nécessairement pour lui d’une peine temporelle192. Même remarque sur le pas­ sage où saint Paul, sans vouloir obliger les chrétiens de Corinthe à rompre toutes relations avec leurs compa­ triotes païens car alors il leur faudrait « sortir de ce monde », leur fait un devoir de s’éloigner du baptisé qui s’obstine dans son inconduite, débauché, cupide, ivrogne, voleur, « de ne pas même manger avec cet indi­ vidu» (I Cor., V, 9-11). Ailleurs l’apôtre ordonne à Timothée de reprendre « devant tous » ceux qui man­ quent à leurs devoirs, « afin d’inspirer aux autres de la crainte» (I Tim., V, 20). Qu’est-ce à dire, sinon qu’il faudra les humilier publiquement, ce qui entraînera pour eux des inconvénients temporels ? Il ordonne de même de ne plus fréquenter « pour le confondre » celui qui ne lui obéirait pas (II Thess., III, 14). 192. Dans la Constitution Licet, 23 oct. 1327, où il condamne les erreurs de Marsile de Padoue et de Jean de Jandun, JEAN XXII fait remarquer que, si l’excommunication « majeure » non seulement prive l’excommunié de la réception des sacrements, mais l’exclut de la communion des fidèles, c’est bien le signe qu’une coaction corporelle a été accordée, concédée, par le Christ à l’Église. Cf. Lucien CHOUPIN, S. ]., Valeur des décisions doctrinales et disciplinaires du saint siège, Paris, 1913, p. 264. 534 VI/4 - LÀ CHRÉTIENTÉ SACRALE Les peines temporelles apparaissent plus directement encore dans le cas de l’incestueux de Corinthe. Paul juge « de par la puissance de notre Seigneur Jésus » que cet homme doit être « livré à Satan pour la perte de la chair, afin que l'esprit soit sauvé au jour du Seigneur » (I Cor., V, 5). Les mots « livré à Satan pour la perte de la chair» signifient plus qu’une simple sanction spirituelle ; ils signifient que l’excommunication va livrer le coupable à la puissance du démon qui l’attaquera jusque dans sa chair193. Saint Paul décrétera le même châtiment contre Hyménée et Alexandre quand il les livrera à Satan « pour leur apprendre à ne plus blasphémer » (I Tim., I, 20). 193. Après avoir indiqué les différences interprécacions qu’on a données de ce passage, le P. ALLO conclut ainsi : « Saint Paul a bien l’intention positive de livrer le coupable (pour le salut de son âme soumise à cette rude épreuve) aux attaques de Satan, qui fut homi­ cide dès le commencement, et premier auteur des calamités phy­ siques et morales qui affligent l’humanité ; on ne peut négliger l’effet psychologique de la condamnation, dont parle Origène, mais l’apôtre envisage aussi des peines corporelles et sensibles où le démon aura sa part ; il n’en fixe et n’en prévoir peut-être pas le mode, mais il consent quelles aillent jusqu'à la maladie et à la mort. On ne peut l’accuser d’inhumanité, vu le grand bien qui est en jeu, le salut de l’âme; il agit, dit Godet, comme une mère qui prierait Dieu de frapper son fils pour l’amener au repentir. Seulement cela n’est pas une peine surajou­ tée à celle de l’excommunication ; chassé de l’Église, cessant d’être protégé par elle, l’incestueux se trouve banni dans la région dont Satan est le maître, il sera exposé sans défense spirituelle à ce pouvoir hostile qui intervient quand il peut, l’Évangile le montre assez, dans les circonstances extérieures de la vie des hommes. Il souffrira donc; et cela du fait de la sentence portée, qui lâche indirectement contre lui l’adversaire mystérieux et cruel. Mais Paul espère que cette souf­ france le détachera des faux biens du péché, l’éclairera sur sa misère ; tout en le chassant sans rémission, afin de sauvegarder le bien de l’Église qu’il a compromis, il prie Dieu pour celui qu’il chasse. Car l’excommunication est une peine médicinale. Et si le coupable revient à résipiscence à la suite de ce châtiment, nous devons croire - bien que la chose ne soit pas dite - que l’Église lui ouvrira les bras de nouveau. » Première épître aux Corinthiens, p. 124. ΙΈ POUVOIR COERCITIF AU MOYEN ÂGE 535 Faut-il aller plus loin et soutenir que, dans ces deux derniers cas, les peines corporelles sont visées par l’apôtre directement, immédiatement, et non seulement comme conséquences de l’excommunication ? Certains com­ mentateurs le croient. Ils pensent que le Seigneur a donné aux apôtres, outre le privilège de chasser les démons, celui de les contraindre à châtier les pécheurs, et que saint Paul ordonne à l’Église de Corinthe de livrer en son nom l’impudique aux vexations de Satan194. Ils rapprochent de ce passage celui où l’apôtre frappe Élymas de cécité (Act., XIII, 8-12), et celui où saint Pierre châtie Ananie et Saphire (v, 1-11)19\ On pourrait y joindre l’épisode de Jésus chassant les marchands du temple (Jean, II, 13-22). Même si l’on adoptait cette dernière explication, on devrait reconnaître qu’il n’est pas dit expressément dans l’Ecriture que l’Église, en vertu de sa juridiction ordi­ naire, peut recourir aux peines corporelles. Nous n’avons aucun désir de solliciter les textes. Il nous suffit de remarquer: 1° que l’Écriture reconnaît expressément à l’Eglise le pouvoir de promulguer des peines intrinsèque­ ment spirituelles, même visibles, comme l’excommuni­ cation ; 2° que, dans le plan divin, des pénalités corpo­ relles redoutables sont méritées par le pécheur dès ici-bas196; 3° que l’Écriture reconnaît à l’Église le pou­ 194. « Satanae corporaliter vexandum » : c’est la première des deux explications reproduites par saint THOMAS dans son commentaire de ce texte. C’est aussi l’interprétation du P. Prat, La théologie de saint Paul, Paris, 1913,1.1, p. 141. 195. Rappelons cependant que saint Thomas voit, dans l’inter­ vention de Pierre punissant Ananie et Saphire, une pure sentence déclarative. 196. Saint Paul attribue les maladies et la mort de beaucoup de fidèles à leur irrévérence envers l'Eucharistie, et regarde ces châti­ ments comme médicinaux. (I Cor., XI, 30-32). 536 VT/4 - LA CHRÉTIENTÉ SACRALE voir de déclencher, par son excommunication, l’activité de ces redoutables pénalités temporelles. Tout cela nous aide beaucoup à comprendre que l’Église, qui possède un pouvoir efficace de légiférer expressément signifié dans l’Ecriture19 - voilà le prin­ cipe de son pouvoir coercitif — aura le droit de recourir directement, avec modération toutefois comme nous le dirons tout à l’heure en expliquant la nature des sanc­ tions ecclésiastiques, même à des peines qui, tout en étant spirituelles par la raison qui les justifie et par les fins auxquelles elles sont ordonnées, pourront être cor­ porelles intrinsèquement et matériellement. c) Efficacité des sanctions par rapport au coupable Ce n’est pas qu’un homme puisse devenir bon malgré lui, mais la crainte de ce qu’il ne veut pas souffrir peut le retenir sur la pente du mal ; elle peut l’empêcher de nuire aux autres ; elle peut même lui faire quitter le péché où il est engagé, et il en peut venir à vouloir de bon cœur ce qu’il ne voulait pas. « Celui qui est dans le péché, dit saint Thomas, n’a pas le goût sain, et il ne peut être arraché au péché par la douceur de la bonté divine, car son cœur est infecté par l’amour désordonné de soi ; mais des peines qui contrarient sa nature et sa volonté pourront l’arracher au péché197 198. » Cela est dit de 197. Cf. supra, p. 365. 198. IV Sent., dist. 14, qu. 1, a. 2, quaesr. 1. Sainr THOMAS explique ici le rôle de la crainte du châtiment dans la genèse de la pénitence. Ailleurs, I-II, qu. 95, a. 1 : S'il est utile que des lois soient édictées par les hommes ?, où il découvre la raison profonde du pouvoir législatif et coercitif, le saint docteur, s’élevant par avance au-dessus des conceptions extrêmes qui se partagent les temps modernes, l’une pessimiste tenant l’homme pour essentiellement corrompu, l’autre optimiste le tenant pour saint par nature, écrit que « l’homme a par LE POUVOIR COERCITIF AU MOYEN ÂGE 537 la pensée des peines futures infligées par la Justice divine ; mais cela vaut aussi des peines que peut infliger ici-bas une autorité légitime, qu’elles soient intrinsèque­ ment spirituelles, comme peuvent l’être les peines ecclé­ siastiques, ou intrinsèquement temporelles et corpo­ relles, comme sont les autres peines. Sans doute, l’exercice du pouvoir coercitif, s’il est imprudent, immodéré, injuste, peut avoir des consé­ quences funestes ; mais si délicat que soit aujourd’hui devenu son emploi, il reste que, de soi, lorsqu’il est pru­ dent, modéré, juste, il peut être salutaire et bienfaisant, et même pour le coupable. d) Qui le pouvoir coercitif peut-il atteindre ? On pourrait tout brouiller et prêter à l’Église des ini­ quités, faute de savoir qui est atteint par le pouvoir coer­ citif. S’agit-il des NON-BAPTISÉS ? Il va de soi que le pouvoir coercitif authentique de l’Église ne peut les atteindre nature une certaine aptitude à la vertu, mais qu’il n’arrive que par une certaine discipline à la perfection de la vertu ». Cette discipline doit lui venir du dehors. A celui qui est bien disposé, « il suffit quelle soit proposée par manière de monitions paternelles’·, mais parce qu’il y a des hommes effrontés, enclins aux vices, difficilement accessibles aux bonnes paroles, il a été nécessaire d’user de la force ou de la crainte jour les retenir sur la pente du mal, afin que cessant de mal faire ils aissent du moins la paix aux autres, et qu’amenés par l’accoutumance à faire volontairement ce qu’ils faisaient d’abord par crainte, ils deviennent un jour vertueux ». Selon saint Thomas, la loi ne revêt un aspect coercitif qu’à l’égard des mauvais ; elle est d’abord rectrice et ordonnatrice au bien commun, et à ce titre, elle aurait sans doute existé dans l’état d’innocence, où, dit-il, certains auraient eu à régir les autres, I, qu. 96, a. 4. Ce que dit saint Thomas de la société civile doit s’entendre proportionnellement ou analogiquement de la société religieuse. Voir plus loin, pp. 558 et suiv. 538 \Ί/4 - LA CHRÉTIENTÉ SACRALE pour les forcer à la foi. Le seul droit qu’ait l’Église sur les adeptes1”’ du paganisme, du judaïsme, de l'Islam qui, n étant point baptisés, ne sont point ses sujets, c’est de leur annoncer pacifiquement l’Evangile et ultérieure­ ment de protéger ceux d’entre eux qui viendraient à se convertir. Mais jamais l’Église ne voudra de la force pour leur imposer la foi. La foi doit être libre, ce n’est pas la contrainte qui la fera jamais entrer dans une âme. « On peut forcer quelqu’un à entrer dans une église, à s’appro­ cher de l'autel, à recevoir le sacrement : on ne peut le forcer à croire », avait dit saint Augustin21’0. C’est encore la doctrine de saint Thomas : « Il y a, écrit-il, des infi­ dèles qui n’ont jamais reçu la foi, comme les Gentils et les Juifs : jamais il ne faudra les contraindre à venir à la vraie foi, car la foi est un acte de la volonté, quia credere voluntatis est. Mais les fidèles seront en droit de les for­ cer, s’ils le peuvent, à ne pas entraver la foi par des blas­ phèmes, des persuasions pernicieuses, voire des persécu­ tions ouvertes. Aussi arrive-t-il souvent que les fidèles du Christ entrent en guerre contre les infidèles, non certes pour les forcer à croire, car même s’ils triomphaient d’eux et les emmenaient captifs, ils leur laisseraient la liberté de croire; mais pour les contraindre à ne pas entraver la foi du Christ199 201. » Le concile de Trente rap­ 200 199. Ils sont infidèles extérieurement, visiblement, pour autant qu’ils appartiennent, tels les Gentils, à des religions qui résistent au christianisme non encore reçu {fidei nondum susceptae) ou, tels les Juifs, à une religion qui résiste au christianisme reçu seulement en figure {fidei christianae susceptae in figura). Mais intérieurement, invisi­ blement, ils peuvent déjà appartenir à l’Église, s’ils la méconnaissent invinciblement. Cette considération, qu’on ne saurait oublier, devrait toujours inspirer la prudence avec laquelle le pouvoir coercitif aurait à s’exercer contre eux. 200. In Joan. Εν., tract. 26, n° 2. 201. II-II, qu. 10, a. 8. Ces « infidèles qui n’ont jamais reçu la foi » sont, dans la pensée de saint Thomas, ceux qui, n’ayant pas reçu LE POUVOIR COERCITIF AU MOYEN ÂGE 539 pelle, à son tour, que « l’Église n’exerce jamais aucun jugement sur ceux qui ne sont pas au préalable entrés en elle par la porte du baptême »202. Et le Code de Droit Canon déclare en général que les lois purement ecclésias­ tiques ne peuvent obliger ceux qui n’ont pas reçu le bap­ tême203. On voit ce qu’il faut penser, du point de vue catholique, des conversions arrachées aux Saxons par Charlemagne, aux Juifs ou aux Maures, par les Rois Catholiques. S’agit-il maintenant des BAPTISÉS ? Il faut en faire deux classes. D’abord les baptisés qui étant nés dans la dissidence y vivent de bonne foi. Saint Augustin se refuse à les consi­ dérer comme coupables et par conséquent à leur donner le nom, toujours infamant dans son lexique, d’héréti­ ques : « Celui qui défend son opinion, encore quelle soit le message évangélique, ne l’ont pas répudié. Mais il n’y a infidélité véritable que s’il y a résistance, sous une forme ouverte ou secrète, à la grâce de la foi, qui s’offre à tous les hommes. L’erreur serait de voir des infidèles dans tous les Juifs et tous les Gentils. Voir L’Église du Verbe incarné, t. II, pp. 799 et suiv. [ch. VI, section II, § III]. 202. Denz., n° 895. Voir plus haut, p. 467. 203. Can. 12. Pour les âmes qui ne lui appartenaient pas, écrit E. VACANDARD, « l’Église a toujours estimé que le compelle intrare ne comportait qu’une contrainte morale, que des moyens de douceur et de persuasion. Voilà une distinction de première importance, qu’un critique pourtant sérieux a oublié de faire. Comment, dit-il, une reli­ gion toute d’amour et de tolérance, qui se réclame de l'Évangile, a-t-elle pu être amenée à brûler vifs ceux qui n’acceptaient pas ses enseignements ? Tel est le problème. M. Lea s’est bien gardé de commettre cette confu­ sion. Il montre, au contraire, que l’Église n’a jamais poursuivi les non-chrétiens et n’a exercé aucune contrainte sur des infidèles. Mais il voit là une inconséquence. Pour être conséquente jusqu’au bout, l’Église aurait dû brûler les infidèles aussi bien que les hérétiques ». L’Inquisition, Étude historique et critique sur le pouvoir coercitif de l’Église, Paris, 1907, p. 311. Le « critique sérieux » que cite Vacandard est Paul FréDÉRJCQ, Introduction historique à l’ouvrage de Henri Charles Lea, 1.1, p. V. 540 VI/4 - LA CHRÉTIENTÉ SACKALE erronée et perverse, sans nulle pertinacité, surtout lorsque cette opinion n’est pas un fruit de sa présomp­ tion propre mais quelle a été héritée de parents séduits et entraînés par l’erreur, s’il cherche la vérité avec scru­ pule, prêt à se rendre à elle quand il la connaîtra, ne doit pas être rangé parmi les hérétiques »204205 . Ils sont, d’une manière initiale et inchoative, membres de l’Église. Mais, à cause de leur bonne foi, le pouvoir coercitif de l’Église ne les atteint pas davantage qu’il n’atteignait les non-baptisés. C’est en pensant à eux et sans vouloir ici les séparer des non-baptisés, car il vient de parler de la tolérance par l’État des diverses formes de culte, que Léon XIII rappelle que « l’Église a coutume de veiller avec le plus grand soin à ce que personne ne soit forcé d’embrasser la foi catholique contre son gré, car, ainsi que l’observe sagement Augustin, l'homme ne peut croire que de plein gré Ce que nous avons dit des non-bap­ tisés vaut donc de ces baptisés, initialement membres de l’Église. Il n’est évidemment pas question ni de les forcer à croire ni de les astreindre à observer les lois de l’Église. Il n’est licite que de les empêcher de corrompre la foi des humbles. La seconde classe est celle des baptisés qui, étant nés dans l’Église, l’ont coupablement désertée. Ce sont eux que les anciens docteurs, un Augustin, un Thomas d’Aquin, appellent hérétiques ou schismatiques. Ils sont encore, et ils ne sont déjà plus de l’Église. Il faudra parler, à leur propos, d’une « appartenance reniée » ou d’une « appartenance de servitude » à l’Église206. 204. Epist. XLI1I, n° 1. 205. Encyclique Immortale Dei, 1er nov. 1885. 206. Voir L’Église du Verbe incarné, t. II, pp. 1060 et suiv. [ch. vil, sec­ tion II, § I, n° 4] LE POUVOIR COERCITIF AU MOYEN ÂGE 541 D’abord, il va de soi que, dans la mesure où ils seraient agresseurs et corrompraient la foi des humbles, l’Eglise serait en droit de se défendre contre eux207. Mais le pouvoir coercitif peut les atteindre pour un autre chef, non plus cette fois parce qu’ils sont agres­ seurs, mais parce qu’ils sont coupables, s’il est bien avéré qu’ils le sont. L’intervention du pouvoir coercitif peut donc avoir deux fins. La première sera de réprimer les coupables pour défendre et sauvegarder le bien commun208. La seconde sera de corriger les coupables et de les ramener à l’accomplissement des promesses que, pour leur dam, ils oublient. On est libre en effet de faire un vœu, mais ensuite on est tenu de l’accomplir ; pareille­ ment on est libre d’opter pour la foi, mais ensuite on est tenu de lui être fidèle. Saint Thomas rapporte ici le mot de saint Augustin dans sa lettre à Boniface : « Que devient donc la protestation de ceux qui s’écrient : Est-on libre de croire ou de ne pas croire ? à qui le Christ a-t-ilfait violence ? qui a-t-il contraint I Voici devant eux l’apôtre Paul : qu’ils voient en lui le Christ qui d’abord le contraint et ensuite l’instruit209. » L’Église essaie de leur 207. Elle peut se défendre même contre les païens. Toujours pour­ tant suivant son style à elle, jamais suivant le style de l’État. A moins qu’on n’étende le mot Église à la chrétienté tout entière. Cf. plus haut, p. 491. 208. Parlant des hérétiques, saint THOMAS dira: «Si l’Église les poursuit, ce n’est pas afin de les induire à croire par la violence, c’est pour les empêcher de corrompre les autres et pour ne pas laisser un tel péché impuni. » IVSent., dist. 13, qu. 2, a. 3, ad 5. On n’oubliera pas cependant qu’ici-bas l’homme ne peut être totalement obstiné dans le péché : « Tant que dure cette vie il y a pour chacun un lieu de pénitence, et chacun, si gravement qu’il ait péché contre la foi ou contre les mœurs, doit être reçu par l’Église à la pénitence. » Quodlibet\, qu. 7, a. 16. 209. S. THOMAS, II-II, qu. 10, a. 8, ad 3. C’est l’épître CLXXXV, n° 22. On peut discuter l’opportunité de cette référence à l’Écriture. 542 VI/4 - LA CHRÉTIENTÉ SACRALE faire commencer dans la souffrance de la ségrégation le bien quelle souhaite qu’ils achèvent dans l'amour. e) La nature des sanctions ecclésiastiques « Tout homme qui pèche s’insurge contre un ordre ; la conséquence, c’est qu’il est réprimé par cet ordre; cette répression est ce qu’on appelle la peine. Comme il existe trois ordres auxquels la volonté humaine est soumise, l’homme pourra subir une triple peine. En effet, la nature humaine est soumise 1° à l’ordre de la raison, 2° à l’ordre du chef extérieur qui gouverne soit spirituelle­ ment, soit temporellement ou dans la cité ou dans la famille, 3° enfin à l’ordre universel du gouvernement divin... D’où une triple peine, venant du remords de la conscience, de l’autorité sociale, de Dieu210. » Saint Thomas distingue ici l’ordre social spirituel et l’ordre social temporel. Il faudra donc distinguer pareillement les sanctions spirituelles et les sanctions temporelles. Entre l’ordre spirituel et l’ordre temporel, qui sont pour­ tant l’un et l’autre visibles, entre la loi qui a pour fin l’amitié de l’homme avec Dieu et la loi qui a pour fin l’amitié des hommes entre eux211, il n’y a pas à propre­ ment parler univocité, il y a rapport d’analogie ou de proportionnalité ; pareillement, entre les fautes contre l’ordre de l’Église et les fautes contre l’ordre de l’État, entre les sanctions de l’Église et les sanctions de lÉtat, il ny Il reste que la coercition est ici d’un usage dangereux et ne peut être appliquée que s’il y a quelque espoir fondé de préparer quelque grand bien ou d’enrayer quelque grand mal. Voir p. 560. 210. S. Thomas, I-II, qu. 87, a. 1. 211. « Sicut intentio principalis legis humanae est ut faciat amici­ tiam hominum ad invicem, ita intentio legis divinae est ut constituat principaliter amicitiam hominis ad Deum » S. THOMAS, I-II, qu. 99, a. 2 : Utrum lex vetus contineat praecepta moralia ? I LE POUVOIR COERCITIF AU MOYEN ÂGE 543 aura pas univocité, il y aura rapport d'analogie ou de pro­ portionnalité. Si l’ordre spirituel ou surnaturel est meilleur que l’ordre temporel ; s’il a besoin, pour se constituer, de la foi, de la charité, des vertus infuses, de tout ce qu’il y a de plus libre au monde ; s’il fait appel bien plus que l’ordre temporel aux réserves de générosité qui sont en l’homme; s’il utilise les réalités charnelles pour en faire ici-bas le soutien des puissances de la grâce, le temple de la présence divine, et pour les élever plus tard à sa propre loi en les faisant participer aux splendeurs de la transfi­ guration, tandis que l’ordre temporel n’utilise ces mêmes réalités charnelles que pour édifier des formations sociales périssables, qui finissent par subir la loi de la matière et qui sont emportées par les révolutions de l’histoire ; si en un mot l’ordre social spirituel, l’Église, à la différence de l’ordre social temporel, est un royaume àans ce monde, mais non de ce monde : il faut bien convenir que les lois destinées à le régir et les sanctions destinées à le sauvegarder, tout en pouvant recourir à des moyens matériels et à des pénalités intrinsèquement temporelles, en doivent user non pas à la manière tou­ jours lourde de l’État, mais d’une manière plus sobre, plus pure, plus sainte. « Mon royaume n’est pas de ce monde ; si mon royaume était de ce monde, mes servi­ teurs auraient combattu afin que je ne fusse pas livré aux Juifs ; mais maintenant [qu’ils n’ont pas combattu] mon royaume n’est pas d’ici-bas » (Jean, XVIII, 36). On ferait trop dire à ce texte en le citant pour établir qu’il ne faut jamais défendre l’Église par le bras séculier. Én tout cas, il signifie clairement que même s’il devient juste de défendre l’Église par le bras séculier, il ne l’est jamais de la défendre à la manière des royaumes de ce monde. Ce serait donc une erreur de placer sur le même rang les sanctions de la société spirituelle et les sanctions de la 544 VI/4 - LA CHRÉTIENTÉ SACRALE société politique. Même quand elles pourraient coïnci­ der matériellement (par exemple si l’Église usait de peines intrinsèquement temporelles : amende, détention dans un monastère, etc.), ces sanctions différeraient pro­ fondément les unes des autres dans leur justification, dans leur nature, dans leurs fins. On peut voir un indice de cette dissemblance, un signe que l’Église entend user avec un autre esprit que l’État même des peines intrinsè­ quement temporelles, dans le fait que bien quelle recon­ naisse, en s’appuyant sur l’Écriture, que dans certaines conditions la peine de mort puisse être justifiée et légiti­ mement décrétée par la puissance séculière212, et que dans certaines conditions la guerre puisse être juste, elle n’en interdit pas moins absolument à tous les clercs, et donc à ceux qui détiennent le pouvoir ecclésiastique, d’exercer eux-mêmes la plus lourde et la plus terrible des peines, la peine du sang : Ecclesia horret a sanguine. La raison de cette interdiction, explique saint Thomas, c’est que l’effusion de sang, même si on la suppose juste de tous points, répugne profondément à ceux qui, commé­ morant le sacrifice du Christ, ont pour mission « non pas de tuer et de répandre le sang, mais bien plutôt d’être prêts à verser leur propre sang pour le Christ, pour reproduire dans leur vie ce qu’ils traitent dans leur ministère. Et c’est pourquoi le droit ecclésiastique consi­ dère comme irréguliers ceux qui, même sans aucune faute de leur part, ont versé le sang213. » 212. « Nous affirmons que la puissance séculière peut sans péché mortel exercer le jugement du sang, pourvu qu en exerçant cette répression elle agisse non par haine, mais par justice, non imprudem­ ment mais sagement. » Profession de foi proposée aux Vaudois. Denz., n° 425. 213. II-II, qu. 40, a. 2: Utrum clericis et episcopis sit licitum pugnare ? — L’exercice immédiat du droit de glaive répugne-t-il à 1 Eglise en vertu d une simple convenance de droit positifconsacré par LE POUVOIR COERCITIF AU MOYEN ÂGE 545 Mais on tomberait dans une erreur contraire, si l’on niait que le pouvoir coercitif de l’Église puisse s’étendre même à des peines intrinsèquement temporelles1^. Car, si l’Église est spirituelle, ce n’est pas en étant invisible et hors de ce monde ; c’est en étant visible et dans ce monde. Sa spiritualité ne consiste pas à éliminer les réalités visibles ; elle consiste à les utiliser, non sans doute comme l’État, mais autrement que l’État, plus pure­ ment, plus hautement, plus saintement que l’État. Aussi a-t-elle plusieurs fois revendiqué le pouvoir dont nous parlons. Dans l’encyclique Quanta cura, du 8 décembre 1864, Pie IX condamne ceux qui prétendent que « l’Église ne possède pas le pouvoir de contraindre les viola­ teurs de ses lois par des peines temporelles»215. Plus un usage immémorial ? Lui répugne-t-il essentiellement, en vertu de la nature même de son poicuoir spirituel ? Ce point reste débattu entre les théologiens catholiques. La raison que nous apportons nous fait choisir la seconde opinion. Cf. Lucien CHOUPIN, S. J, Valeur des déci­ sions doctrinales et disciplinaires du saint siège, pp. 511 et suiv. L’actuel Code de Droit Canon considère comme irréguliers ex defectu le juge qui a prononcé une sentence de mort ; le bourreau, et ses aides immédiats : can. 984, §§ 6 et 7. Voir infra, p. 586. 214. La thèse qui refuse à l’Église le pouvoir de recourir aux contraintes temporelles pour ne lui réserver qu’un pouvoir de recou­ rir aux contraintes morales a été reprise par E. VACANDARD et quelques écrivains de la Revue du clergé français. Le P. CHOUPIN n’a pas de peine à leur opposer sur ce point la doctrine réelle de l’Église. Loc. cit\ «Le pouvoir coercitif de l’Église», discussion VacandardChoupin, p. 545. 215. Denz., n° 1697. La 24e proposition condamnée dans le Syllabus·. «L’Église n’a pas le droit d’employer la force» (Denz., n° 1724), concerne sans doute le pouvoir coercitif ; pourtant elle ne précise pas s’il est question de peines intrinsèquement temporelles ou simplement de peines morales. Mais il serait aisé de faire une liste des pénalités temporelles décrétées, à diverses époques, par les papes et les conciles. Le concile de Trente prévoit par exemple que les juges ecclé­ siastiques pourront infliger des amendes (Session XXV, De reforma­ tione, cap. III). 546 VI/4 - IA CHRÉTIENTÉ SACRALE récemment, le Code de Droit Canon, nous l’avons vu, a rappelé que l’Eglise a, par elle-même, indépendamment de quelque autorité humaine que ce soit, le droit de contraindre ses sujets coupables « par des peines soit spi­ rituelles, soit même temporelles »216. On oublie que l’Eglise est une société visible quand on prétend quelle ne peut user des peines intrinsèquement temporelles ; et Ton oublie qu elle est une société spiri­ tuelle quand on pense quelle peut user de ces peines à la manière de l'Etat. t ! f) Nous entendons l’Eglise toujours au sens formel et théologique, jamais au sens matériel et descriptif. De quel exercice du pouvoir coercitif l’Eglise ainsi entendue est-elle responsable ? Si l’on appelle Église l’ensemble des gens d’Église, ou même l’ensemble des chrétiens, on pourra certes reprocher à l’Église une quantité de fautes et d’iniquités, que le t I I • * « ’ ‘ « ? ; g 216. Can. 2214, § I. - « L’opinion qui refuse à l’Église le pouvoir de contraindre par des peines temporelles est, pour le moins, erronée et téméraire-, il n'est pas pleinement évident quelle soit hérétique, car l’expression peines temporelles ne figure pas en propres termes dans les définitions de l’Église. Cependant Suarez regarde la doctrine opposée comme de foi. » J. V. De GROOT, O. P., Summa apologetica de Ecclesia catholica, Ratisbonne, 1906, p. 394. Pour ce qui est de SUAREZ, dont nous avons dû d'ailleurs critiquer plus haut certaines vues sur la nature du recours au bras séculier, voici exactement ses positions. Il regarde comme de foi la thèse affirmant que « l’Église a le pouvoir de contraindre les hérétiques par des peines non seulement spirituelles, mais encore temporelles et corporelles » ; comme hérétique la thèse réservant aux seuls princes temporels le pouvoir de contraindre spiri­ tuellement et temporellemenr les hérétiques ; comme erronée, et ses défenseurs comme fort suspects d’hérésie, la thèse réservant à l’Église la seule coaction spirituelle, et aux princes temporels la coaction temporelle et corporelle. De fide, disp. 20, sect. 3, n°* 13-21. - LE POUVOIR COERCITIF AU MOYEN ÂGE 547 devoir de tout fidèle est cependant de condamner, non de justifier. Le nom d’Église est alors pris d’une façon si matérielle que tous les péchés des chrétiens contribue­ raient à former l’Eglise. Ce n’est pas ainsi, c’est toujours au sens formel que nous entendons l’Église. Les gens d’Église, comme les simples fidèles, lui appartiennent en raison de ce qu’il y a en eux de saint, non en raison de leurs péchés. De ce point de vue on dira que l’Église visible peut bien contenir des pécheurs, mais non pas des péchés. « Celui qui commet le péché est du diable, car le diable pèche dès le commencement. C’est pour détruire les œuvres du diable que le Fils de Dieu a paru. Quiconque est né de Dieu ne commet point le péché, parce que la semence de Dieu demeure en lui ; et il ne peut pécher, parce qu’il est né de Dieu. C’est à cela qu’on reconnaît les enfants de Dieu et les enfants du diable » (I Jean, III, 8-10). Ce n’est donc pas de toute manière d’exercer le pou­ voir coercitif qu’on peut rendre l’Église responsable, mais de celle-là seule qui est vertueuse, qui se fait non point sous l’impulsion de la passion, mais sous la direc­ tion de la justice, avec sévérité quand la droite raison l’exige, avec clémence quand la droite raison le permet. Là encore, il sera vain de vouloir charger la conscience de l’Eglise des fautes innombrables de ceux de ses enfants qui lui désobéiront ouvertement ou qui, feignant de lui obéir extérieurement, trahiront son esprit. L’esprit avec lequel il faut user du pouvoir coercitif, l’Église le rappelle dans son Code de Droit Canon. VACANDARD fait donc erreur quand il écrit, L’Inquisition, p. 270, note 2, que « le 18e article des hérésies imputées à Jean Hus » était de nier qu’aucun hérétique dût être abandonné au bras séculier pour subir la peine de mort. L’article 18, qui n’est d’ailleurs pas donné comme article de foi, demande simplement qu’on punisse comme hérétiques ou favorables à l’hérésie ceux qui nient la légitimité de la communion sous une seule espèce. Denz, n° 668. 548 I ; ' ‘ j VI/4 - LA CHRÉTIENTÉ SACRALE Après avoir déclaré qu’« elle a le droit natif et propre, indépendant de toute autorité humaine, d’exercer la contrainte sur ses sujets coupables, en leur infligeant des peines soit spirituelles, soit même temporelles», elle demande aussitôt qu'on ne perde pas de vue l’avertisse­ ment du saint concile de Trente : « Que les évêques et les autres ordinaires se souviennent qu'ils sont des pasteurs, non des persécuteurs, et qu'ils doivent régir ceux qui leur sont soumis, non pour les dominer, mais pour les aimer comme des fils et des frères, et pour s’efforcer, par des avis et des exhortations, de les détourner du mal, de peur d’avoir à sévir quand ils pécheront. Lorsque, pourtant, la fragilité humaine aura pu les faire tomber dans le péché, que les évêques, conformément au précepte de l’apôtre, les reprennent, les supplient, les blâment, en toute bonté et patience, puisque souvent on redresse mieux les cou­ pables par la bénignité que par la dureté, par la persua­ sion que par la menace, par la charité que par l’autorité. Mais si, à cause de la gravité du délit, le châtiment devient nécessaire, alors qu’on joigne ensemble la man­ suétude et la rigueur, la miséricorde et la justice, la dou­ ceur et la sévérité, pour sauvegarder sans dureté la disci­ pline qui est nécessaire et salutaire aux peuples, et pour que ceux qui ont été corrigés s’améliorent ou, du moins, s’ils ne veulent pas revenir à résipiscence, pour que les autres soient détournés du mal par l’exemple salutaire de leur châtiment21 . » On voit bien que c’est le seul exercice vertueux du pouvoir coercitif que l’Eglise prend à sa charge.217 217. Codex Juris Canonici, can. 2214. Ce texte mentionne les trois fins du châtiment : 1° la fin répressive, qui est de sauvegarder le bien commun ; 2° la fin médicinale, qui est d’améliorer le coupable ; 3° la fin préventive, qui est d’intimider les méchants. Cf. Constantin Hohenlohe, Einfluss des Christentums auf das Corpus Juris Civilis, Vienne, 1937, p. 206. LE POUVOIR COERCITIF AU MOYEN ÂGE 549 Même vertueux, cet exercice ne sera pas infaillible en chaque cas donné. Les sentences judiciaires relèvent, en effet, du domaine des décisions particulières où l’erreur est toujours possible. L’assistance de Dieu est assurée ici non pour la singularité des cas, mais seulement en géné­ ral et pour ce qui regarde le fonctionnement d’ensemble. On peut donc imaginer le cas extrême d’une sentence d’excommunication prononcée avec prudence et vertu, mais qui tomberait, par une erreur fatale, sur un inno­ cent: les moralistes disent qu’au fond l’excommunica­ tion serait alors invalide, aucune peine ecclésiastique proprement dite ne pouvant être prononcée lorsqu’il n’y a pas délit, c’est-à-dire violation moralement imputable d’une loi218, et qu’on ne serait tenu de s’y conformer, par exemple en ne s’approchant pas des sacrements, qu’en raison du scandale que pourrait causer l’attitude contraire. On peut même imaginer le cas peu vraisem­ blable sans doute, mais néanmoins possible — ce n’est pas le cas de Jeanne d’Arc condamnée par des gens dont le cœur était loin d’être net219, - d’une sentence judiciaire, portée par souci de la plus pure justice, mais qui, en vertu d’une méprise inévitable, aurait déclaré hérétique et livré au bras séculier un homme dont l’erreur aurait été en fait non coupable, dont la mort serait magna­ nime, la charité héroïque, et la sainteté plus tard procla­ mée: en sorte que, des deux côtés, celui du juge et celui de l’accusé, l’amour de Dieu et le désir de la justice auraient été égaux. Ces conflits, les plus affolants qu’on puisse imaginer, restent pourtant possibles ici-bas. L’amour peut même grandir par eux, aquae multae non potuerunt extinguere charitatem. Ils ne seront définitive­ ment dissipés que par la lumière de l’Église triomphante. 218. ZW, can. 2195, § 1. 219. Paul DONCŒUR, S. J., Qui a brûléJeanne d'Arc \ Paris, 1931. 550 2. Questions mixtes : l'exercice historique DU POUVOIR COERCITIF ET L'iNQUISITION a) Le recours au bras séculier surtout pour les peines inférieures à la peine de mort I I i 4 I » i I < « 4 l < 41 « I < J. Le droit de ΓÉglise Les moyens de coercition temporelle que pouvait pos­ séder l’Église : amendes, privation de bénéfices, mise en quarantaine, internement dans un monastère, prison, sont limités et leur utilisation ne pouvait être, le plus souvent, qu’assez difficile et toujours fort restreinte. C’est l’État qui détient les moyens de coercition lourds : exil, confiscation des biens, prison perpétuelle, etc. L'Église peut-elle, contre ses sujets rebelles, en appeler à l’État non seulement pour le prier, mais encore pour lui enjoindre de les punir ? Oui, mais dans certaines circonstances seulement. Il est certain que l’Église pense avoir ce droit. La 14e proposition de Jean Hus, condamnée au concile de Constance, prétend que livrer au bras séculier ceux qui méprisent les censures ecclésiastiques, c’est imiter les pontifes, les scribes et les Pharisiens livrant le Christ à Pilate, sous prétexte qu’il ne leur était pas permis de mettre personne à mort (Jean, XVIII, 31)220221 . La 32e ques­ tion proposée par le concile de Constance aux sectateurs de Wicleff et Hus a pour fin de leur demander s’ils admettent que « lorsque s’accroissent la désobéissance et l’insolence des excommuniés, leurs prélats et leurs chefs spirituels peuvent aggraver la peine, jeter l’interdit et invoquer le bras séculier, brachium saeculare invo­ candi»12'. Le concile de Trente prévoit que, pour les 220. Denz., n° 640. 221. Denz., n° 682. LE POUVOIR COERCITIF AU MOYEN ÂGE 55 1 femmes qui vivent publiquement dans le péché, on pourra les chasser d’une ville ou d’un diocèse, « en recourant, s’il est nécessaire, au bras séculier»222. Le Code de Droit Canon stipule que « les délits qui offensent uniquement la loi de l’Église relèvent par leur nature de la seule autorité ecclésiastique, qui pourra réclamer, quand elle le jugera nécessaire ou oppor­ tun, le secours du bras séculier»223. Enfin, le bullaire romain témoigne de nombreux recours au bras sécu­ lier224. Quelles circonstances sont nécessaires pour justifier ces recours ? Du point de vue de l’Église qui en appelle, il suffira que de telles démarches apparaissent comme vraiment aptes et efficaces à procurer le bien spirituel désiré. Mais ce n’est pas tout. Du point de vue de l’État à qui l’Église en appelle, d’autres conditions sont requises. Essayons de les définir. Le pouvoir temporel ayant pour fin propre le bien commun temporel, les seuls actes qui pourront être exigés de lui seront ceux qui, en fin de compte, 222. Session XXIV, De reformatione matrimonii, cap. VIII. 223. Can. 2198. Cf. infra, p. 552, note 228. 224. C’est au IVe siècle que l’on commence à recourir au bras séculier pour combattre l’hérésie et le schisme. La répression de l’hé­ résie prit rang parmi les lois impériales. « Cet état de choses dura peu, du moins en Occident. Le Ve siècle ne s’était pas écoulé que l’Empire romain tombait en ruines. Les Barbares qui se partagèrent l’héritage de la Rome impériale ne prirent pas à leur compte, sauf de rares exceptions, la législation religieuse édictée par les successeurs de Constantin... La répression de l’hérésie n’était plus qu’une thèse théo­ logique à laquelle l’indignation populaire donnait tour au plus, de temps en temps, une triste réalité. A partir de la fin du XIIe siècle, cette thèse pénétra dans le domaine du droit, elle prit place parmi les canons de la sainte Église romaine auxquels les princes étaient tenus en conscience d’obéir. » J. TURMEL, « Chronique d’histoire ecclésias­ tique», Revue du clergéfrançais, janvier 1906, t. XLIX, p. 389. 552 ! I ; ; ( VI/4 - LA CHRÉTIENTÉ SACRALE pourront conspirer au maintien et au progrès du bien commun temporel. La prudence « régnative »225 qui doit éclairer le chef politique ne lui permettra de s’engager que dans des entreprises ordonnées à la grandeur poli­ tique de son pays, celle-ci étant comprise sans doute au sens le plus haut et le plus généreux, et non d’une manière égoïste ou bassement utilitaire226. « Une certaine mesure de réussite temporelle est régulièrement postulée » par les œuvres et les moyens temporels. « Qui perd son âme pour moi la trouvera, a dit le Christ. Il n’a pas dit : Qui perd son royaume le sauvera. Saint Louis a été un bon administrateur de son royaume, il a accru sa force et sa prospérité »22 . Même quand un pays se sacri­ fierait pour défendre ceux qui, par exemple, lui sont unis dans la chrétienté, c’est encore un bien politique - l’hé­ roïsme, l’amitié fraternelle, la fidélité sont des biens poli­ tiques - qui serait acquis et dont le souvenir viendrait s’inscrire dans la mémoire des hommes (et aussi des anges). Et même quand un prince interviendrait pour châtier « un délit blessant uniquement la loi de l'Église», ce serait en vue d’un avantage politique supérieur, et parce qu’il sait que l’Église seule peut favoriser l’éclosion 225. S. Thomas, II-II, qu. 50, a. 1. 226. Thucydide loue la petite île de Mélos d’avoir préféré combattre pour sa liberté plutôt que d’accepter volontairement la tyrannie d’Athènes. Histoire de la guerre du Péloponnèse, Livre V, ch. 84 et suiv. 227. Jacques MARITAIN, Religion et culture, 1930, p. 72 [O. C., IV, p. 231J. 228. Comme exemple de délit blessant uniquement la loi de l’Église, les sources auxquelles renvoie le canon 2198 mentionnent le fait de s’opposer à la clôture des moniales : cap. I, de statu regularium, III, 16, in VI°. Faut-il y adjoindre le mépris de l’excommunication? Nous pensons qu’au moyen âge il revêtait en outre, comme l’hérésie et le schisme, une signification politique. Notons que saint Louis, requis de donner force de loi à des excommunications, s’y refuse parce qu’on ne voulait pas lui en prouver le bien-fondé. Vie de saint Louis par Joinville, ch. 13. LE POUVOIR COERCITIF AU MOYEN ÂGE 553 d’un humanisme intégral et d’une pleine vie politique228. (C’est ainsi par exemple que, dans un autre domaine, l’État pourrait participer au budget d’un culte purement spirituel, parce qu’il en reconnaîtrait la bienfaisance même pour le temporel.) L’Église pourra-t-elle, l’Église wwzfa-t-elle jamais exiger d’un chef d’État, même pour la meilleure des causes, une intervention qui disloquerait cet État, le livrerait par exemple à la guerre civile, le conduirait à sa ruine politique ? Non. Elle pourra forti­ fier et exhausser les desseins de la prudence régnative, mais non les saccager. Il s’ensuit quelle ne réquisition­ nera légitimement l’appui du bras séculier que lorsqu’un certain bien immédiatement temporel, peut-être très élevé, comme était par exemple le bien temporel de la chrétienté tout entière dont chaque État chrétien était membre, sera en cause. Elle cesserait spontanément d’y prétendre, dès qu’il en résulterait un véritable dommage du politique, non pas, qu’on veuille bien le remarquer, parce qu’alors un refus de l’État rendrait le recours au bras séculier physiquement impossible, mais parce qu’ellemême regarderait ce recours comme se présentant sous des conditions de moralité complètement différentes et comme constituant un acte moralement répréhensible. 2. Le bras séculier peut agir sous l'Église comme cause principale ou comme instrument Comment expliquer, dans le cas d’un recours au bras séculier, les rapports réciproques de l’Église et de l’État ? Deux schémas, nous l’avons dit229, peuvent être pro­ posés. Suivant le premier, l’État agit alors comme instru­ mentée. l’Église. C’est l’Église qui prend toute l’initiative et la responsabilité de l’intervention. Elle utilise l’État en vue d’une fin supérieure aux fins de l’État, en vue d’une 229. Cf. supra, p. 505. 554 Vl/4 - LA CHRÉTIENTÉ SACRALE *2 * S *** · s « W W fin spirituelle ou surnaturelle. Et cependant l’Etat y trouve, du moins au sens le plus élevé, son avantage poli­ tique : en faisant acte intrinsèquement politique (c’est toujours en accomplissant son acte propre que l’instru­ ment accomplit en même temps son acte instrumental : «sicut securi competit scindere ratione suae acuitatis, facere autem lectum inquantum est instrumentum artis »250), il procure des fins spirituelles qui vont hic et mine comporter d’heureuses conséquences temporelles. Suivant le second schéma, l’Etat agit comme cause principale. C’est lui qui prend l’initiative et la responsa­ bilité d'une intervention dont la fin est alors un bien immédiatement temporel, considéré comme condition­ nant un bien spirituel, ou même, c’est le cas en régime sacral, comme enfermant en lui un bien spirituel. Il est clair que l’intervention du bras séculier devra revêtir des caractères différents selon quelle se produira conformément au premier ou au second de ces schémas. Dans le premier cas, elle devra tendre à imiter en quelque sorte la loi même du spirituel. Dans le second cas, elle sera au contraire laissée à sa loi propre qui est celle du temporel. Nous croyons que les appels que l'Église a faits au bras séculier doivent s’expliquer tantôt par l’un, tantôt par l’autre de ces deux schémas. L’historien décidera pour chaque cas lequel il faut retenir, ce qui pourra n’être pas toujours une tâche aisée. Elle sera rendue plus difficile par le fait que le pape agissait, au moyen âge, non pas toujours en vertu de son pouvoir canonique et comme vicaire du Christ, mais aussi en vertu de ses pou­ voirs extra-canoniques, comme prince de l’État romain ou comme tuteur de la chrétienté. Disons, d’une manière encore très générale, que l’État cherche toujours 230. S. Thomas, III, qu. 62, a. 1, ad 2. LE POUVOIR COERCITIF AU MOYEN ÂGE 555 un avantage politique. S’il le cherche secondairement, comme accompagnement ou comme conséquence d’un bien spirituel précis et d’abord voulu, il se comporte en instrument de l’Église. S’il le cherche premièrement, sans oublier pourtant que ce bien politique reste subor­ donné au bien spirituel qui s’y trouve attaché, il agit comme cause principale : car il est loisible à l’État, sans nul péché, de chercher les choses spirituelles — de pres­ crire par exemple, comme le remarque Cajetan, le culte divin - en raison des avantages politiques qu elles pré­ sentent231. 3. Les deux attitudes de saint Augustin sur la coerci­ tion des hérétiques L’Église a le droit d’en appeler au bras séculier. Elle peut, elle doit parfois exercer ce droit pour la défense des bonnes mœurs. Y a-t-il jamais avantage à l’exercer pour la défense de la foi ? Le recours au pouvoir politique pour une telle fin a-t-il jamais été opportun, a-t-il jamais été vraiment utile à l’Église elle-même ? 231. «Si la loi humaine prétendait disposer, au nom même de Dieu, du culte divin pour le subordonner à la paix des hommes entre eux, et si, par exemple, elle voyait là la principale raison d’honorer Dieu, elle serait perverse. Cela la loi humaine ne le fait pas : bien que, sans doute, de nombreux législateurs impies l’aient tenté, inventant toutes sortes de mythes à cette fin, comme le laisse entendre Aristote au deuxième livre des Métaphysiques. Mais tandis qu’il existe de nom­ breuses raisons pour justifier le culte divin, la loi humaine, ne tenant compte que de celles-là seules qui sont de son domaine, les fera servir à la fin quelle procure, c’est-à-dire au bien commun, et elle abstrait des raisons qui ne la concernent pas. Or, ceux qui abstraient ne font ni mensonge ni péché. Et si la grâce parfait la nature loin de la détruire, la loi humaine pourra avoir comme fin principale le bien commun de la société humaine, sans que rien n’empêche de le subor­ donner à une fin plus haute en vertu d’un principe plus haut. » In I-II, qu. 99, a. 3, n° IV. fl ft t t t.* u 556 VI/4 - LA CHRÉTIENTÉ SACRALE a) Laissons ici la parole à saint Augustin. Personne mieux que lui n’a su le prix de la liberté. Personne moins que lui n'a été enclin à introduire la force dans le domaine de l'intelligence et de l’amour. Qu’on se sou­ vienne de la déclaration qu'il fait au seuil de son livre Contra epistolam Manichaei quam vocant Fundamenti, qui est de 397 : « Qu’ils sévissent contre vous, ceux qui ne savent pas avec quel labeur on découvre le vrai, avec quelle difficulté on évite les erreurs. Qu’ils sévissent contre vous, ceux qui ne savent pas combien il est rare et ardu de vaincre les images de la chair par la sérénité d’un esprit pieux. Qu'ils sévissent contre vous, ceux qui ne savent pas combien il est difficile de guérir l’œil de l’homme intérieur pour qu’il puisse regarder le vrai soleil... Qu’ils sévissent contre vous, ceux qui ne savent pas combien il faut de soupirs et de gémissements pour pouvoir connaître Dieu, si imparfaitement que ce soit. Enfin, qu’ils sévissent contre vous ceux qui ne sont jamais tombés dans une erreur comme celle où ils vous voient tombés. Pour moi, qui n’ai pu contempler la pure vérité qui se révèle sans être voilée de fables mensongères qu’après avoir été longtemps ballotté de tous côtés ; qui n’ai pu, dans ma misère, repousser qu’avec peine, et grâce au secours de Dieu, les vaines images de mon intelligence mêlées à une foule d’opinions erronées ; qui me suis soumis si tard au médecin qui m’appelait et m’attirait avec tant de douceur pour ôter les ténèbres de mon esprit ; qui ai longtemps pleuré pour que la Substance immuable et immaculée que chantent les saints Livres daignât se faire connaître intérieurement à moi ; qui, enfin, ai cherché avec curiosité, écouté avec attention, cru avec imprudence, persuadé avec instances chaque fois que je l’ai pu, défendu avec opiniâtreté et passion toutes ces fictions qui vous tiennent enserrés dans les liens d’une longue accoutumance -, non, je ne LE POUVOIR COERCITIF AU MOYEN ÂGE 557 veux pas sévir contre vous, que je dois supporter comme alors on m’a supporté, et avec qui je dois user d’autant de patience que mon prochain en eut pour moi, lorsque, emporté et aveugle, j’errais dans votre doctrine »232. Voilà le premier sentiment de saint Augustin. Et sans doute c’est le sentiment auquel il faut définitivement revenir, s’il est exact qu’après l’ère médiévale — où l’Occident s’est tendu dans un effort suprême pour bannir hors des fron­ tières de sa vie même politique et culturelle les adeptes de toutes les formes de l’erreur religieuse, refoulant les Juifs dans les ghettos, les nouveaux hérétiques dans les régions de l’excommunication et de la mort233, et les païens dans les quatre continents - nous sommes entrés désormais dans une ère où les disciples de la vraie foi et ceux de l’erreur seront mêlés inextricablement jusqu’à la fin des temps, comme le blé et l’ivraie, non dans leur vie 232. N05 2 et 3. 233. On ne se comportait pas ainsi à l’égard des adeptes des vieilles hérésies, par exemple à l’égard des nestoriens rencontrés en Orient. Quant aux Gréco-Russes, on ne s’est, au fond, jamais résigné à les regarder comme vraiment et définitivement séparés. Les seuls hérétiques que l’on poursuivait étaient ceux qui, au sein même de l’Occident, contrariaient l’effort à la fois culturel et religieux de l’Occident. Car on pensait alors que le précepte de tolérer l’ivraie n’obligeait que s’il était clair qu’elle ne pourrait être arrachée sans que le blé le fut, et l’on était assuré de pouvoir faire le discernement. Quand le danger d’arracher à la fois le blé et l’ivraie est écarté « c’està-dire quand le crime de chacun est connu et apparaît à tous comme exécrable, à tel point qu’il n’a pas de défenseurs du tout, ou du moins pas de défenseurs qui puissent créer un schisme, que la sévérité de la discipline ne s’endorme pas ! » Ces paroles de saint AUGUSTIN, qui a en vue l’excommunication, Contra epist. Parmeniani, lib. III, cap.il, n° 13, saint THOMAS les rappelle à propos de la répression des héré­ tiques, II-II, qu. 10, a. 8, ad 1 ; qu. 11, a. 3, ad 3. Il précise que les méchants ne sauraient être arrachés sans danger: 1° quand on n’est pas sûr de leur malice, 2° quand ils ne s’obstinent pas dans le mal, 3° quand ils sont inextricablement mêlés aux bons. Quodlibet X, qu. 7, a. 15, ad 1. 558 VI/4 - LA CHRÉTIENTÉ SACRALE religieuse, mais dans la vie politique et culturelle de cha­ cun des pays de la terre. N'en doutons pas, c’est pour préparer nos cœurs à un effort nouveau, différent de l’ef­ fort médiéval, que le pape Pie XI a voulu citer, à la fin de son encyclique pour le quinzième centenaire de la mon de saint Augustin234, l’émouvante déclaration du grand docteur aux manichéens. aw t r t x ^ x x u rj U u b) Et cependant, au témoignage même d’Augustin, le bras séculier a pu s’exercer jadis avec bonheur pour la défense de la foi. Le saint docteur l’a constaté. Dans la lettre qu’il adresse, vers 408, à l’évêque rogatiste Vincent, ayant rappelé d’abord comment les donatistes euxmêmes ont essayé de recourir au bras séculier, il ajoute : «Tu vois maintenant, je l’espère, qu’il faut s’inquiéter de savoir non pas si quelqu’un est contraint, mais par quoi il est contraint, si c’est par le bien ou par le mal. Ce n’est pas qu’un homme puisse devenir bon malgré lui, mais la crainte de ce qu’il ne veut pas souffrir, ou bien lui fait délaisser l’opiniâtreté dont il était captif, ou bien le porte à s’informer de la vérité qu’il ignorait : elle lui fait ou bien quitter l’erreur qu’il soutenait, ou bien chercher le vrai qu’il ne connaissait pas, et il en vient à vouloir de bon cœur ce qu’il ne voulait pas235. Il serait vain peut234. Ad salutem humani generis, 20 avril 1930. A. A. S., 1930, p. 228. On peut voir dans cette intention de Pie XI un prélude à l'importante déclaration de Pie XII sur la tolérance civile des cultes, citée plus haut, p. 438, note 48. 235- Il ne s’agit pas, répétons-le, de contraindre à la foi ceux qui ne 1 ont jamais eue : thèse qui n’a rien ni d’augustinien ni de tradi­ tionnel ; il s’agit de faire pression sur ceux qui l’ont coupablement désertée. - A propos de saint François Xavier, M. Léon Van DER ESSEN a dit : « Il reste chez lui des traces de la conception médiévale de la mission chez les païens, qui avait en vue la conversion rapide de la masse, avec le secours et 1 appui du chef ou du prince. François Xavier fait quelquefois appel au pouvoir temporel pour combattre LE POUVOIR COERCITIF AU MOYEN ÂGE 559 être d’affirmer de telles choses, même en termes parfaits, si de nombreux exemples n’étaient là pour les attester. Ce ne sont pas seulement tels ou tels hommes, mais plul’ivrognerie ou pour détruire les signes extérieurs du paganisme. Il déclare même, au moins en line circonstance, que sans l’appui de la force, la conversion des païens est chose impossible. En ceci, il est tri­ butaire de la tradition. Mais cependant, il ne fait appel au pouvoir temporel que dans des cas bien déterminés et, nouveauté qui mérite dette mise particulièrement en relief, il est le premier des mission­ naires qui veut surtout agir par la force interne de l’Évangile et par sa propre personnalité, sans chercher, toujours ou souvent, un appui facile au-dehors. » Histoire générale comparée des missions : Les mis­ sions à l'époque des découvertes, Bruxelles, 1932, p. 321. C’est, croyons-nous, faire à la fois trop et trop peu d’honneur à saint François Xavier. Trop, car il n’est heureusement pas le premier mis­ sionnaire qui, même en Orient, en ait appelé à la seule force interne del’Évangile: en 1305, Jean de Montecorvino supplie, du fond de la Chine, qu’on lui envoie des frères « qui n’aient qu’un désir : se don­ ner en exemple ». Trop peu, car, quand il souhaite que le roi même de Portugal menace des fers le gouverneur de Ceylan s’il ne « fait beau­ coup de chrétiens », il n’entend pas forcer les païens à croire. Non ! Il veut qu’on fasse cesser les rivalités des missionnaires, « les injustices, les vols dont sont victimes les pauvres chrétiens ». Le Père A. BROU écrit : « Si le protectorat, tel que nous le voyons s’exercer aujourd’hui en Extrême-Orient, a ses inconvénients, François n’en a aucune expé­ rience. Il juge d’après ce qu’il a sous les yeux. Puisque le Portugal est catholique, qu’il le soir dans ses colonies, et qu’il le soit à fond jus­ qu’aux dernières conséquences pratiques. Ces conséquences sont au nombre de trois : entraver les persécutions et par là donner la liberté de conscience ; favoriser les conversions en multipliant les mission­ naires; faire cesser le scandale des injustices dont les chrétiens sont victimes de la part des Européens. Il n’y a pas autre chose sous la for­ mule faire des chrétiens qui lui revient plusieurs fois sous la plume. Qu’on y ajoute, si l’on veut, des avantages temporels accordés par les Européens à leurs nouveaux frères dans la foi, l’on aura tout le com­ pelle intrare de saint François Xavier. Nous avouons ne pas distinguer ce que les protestants peuvent bien trouver là d’anti-évangélique. C’est en vérité le minimum de ce qu’on peut demander à un prince chrétien ayant le sens de ses responsabilités. » Saint François Xavier, Paris, 1912, t. II, p. 10. 560 VI/4 - LA CHRÉTIENTÉ SACRALE sieurs villes que nous avons vues donatistes et que nous voyons maintenant catholiques, détestant vivement leur séparation diabolique et aimant ardemment l’unité. Ces villes se sont faites catholiques à l’occasion de cette crainte qui te déplaît, et des lois des empereurs... J’ai donc cédé à ces exemples que me proposaient mes col­ lègues. Car mon premier sentiment était de ne con­ traindre personne [de revenir] à l’unité du Christ, mais d’agir par la parole, de combattre par la discussion, de vaincre par la raison, de peur de changer en catholiques dissimulés ceux qu’auparavant nous savions être ouverte­ ment hérétiques236. Ce sont non des paroles conten­ tieuses mais des exemples probants qui ont triomphé de cette mienne opinion. On m’opposait d’abord ma propre ville qui, alors quelle était tout entière du parti de Donat, s’est convertie à l’unité catholique par la crainte des lois impériales : nous la voyons aujourd’hui détester si fortement cette funeste opiniâtreté qu’on croi­ rait quelle ne l’a jamais hospitalisée. Il en a été ainsi de beaucoup d’autres villes, dont on me citait les noms pour que je reconnusse par ces exemples qu’ici encore pouvaient fort bien s’appliquer les paroles de l’Ecriture: Donne au sage l'occasion, et il deviendra plus sage (Prov., IX, 9). Combien en effet, nous en avons la preuve cer­ taine, frappés de l’évidence de la vérité, voulaient depuis longtemps être catholiques et différaient de jour en jour parce qu’ils redoutaient les violences de leur parti! Combien demeuraient enchaînés non point dans les liens de la vérité, car il n’y a jamais eu présomption que la vérité fut chez vous, mais dans les liens pesants d’une coutume endurcie, en sorte qu’en eux s’accomplissait la 236. On sait que ce mot suppose toujours chez saint Augustin la mauvaise foi ; il ne range pas parmi les hérétiques ceux qui, nés dans une erreur même pernicieuse, la défendent de bonne foi. LE POUVOIR COERCITIF AU MOYEN ÂGE 561 divine parole : On ne corrigera pas avec des paroles le mau­ vais serviteur ; même quand il comprendra, il riobéira pas (Prov., XXIX, 19)! Combien croyaient que le parti de Donat était la véritable Église, parce que la sécurité où ils vivaient les rendait engourdis, las et paresseux à cher­ cher la vérité catholique ! A combien fermaient-elles l’entrée de l’Église, les rumeurs calomnieuses qui assu­ raient que nous portons sur l’autel de Dieu je ne sais quelles offrandes ! Combien, croyant que le lieu où est un chrétien n’importait pas, restaient dans la secte de Donat, parce qu’ils y étaient nés237 et que personne ne les poussait à en sortir pour passer à la Catholique ! La peur de ces lois, par la promulgation desquelles les rois servent le Seigneur dans la crainte, a profité à tous238. » Dans la lettre à Boniface signalée plus haut, écrite vers 417, où il reprend le même argument, saint Augustin ajoute: «Donne-moi un homme qui, avec une foi pure et une intelligence vraie, dise de toutes les forces de son âme: Mon âme a soif du Dieu vivant; quand irai-je et paraîtrai-je devant la face de Dieu! A cet homme est inutile non seulement la crainte des peines temporelles et des lois impériales, mais même la crainte de la géhenne, car c’est pour lui un bien si désirable d’adhérer à Dieu, que non seulement il redoute comme un grand supplice que cette félicité lui soit ôtée, mais encore qu’il supporte avec peine quelle lui soit différée. Néanmoins, avant que les bons fils puissent s’écrier : Nous avons le désir de mourir pour être avec le Christ, plusieurs d’entre eux, comme de mauvais serviteurs et comme de méchants fugitifs, sont ramenés à leur Seigneur par le fouet des souffrances temporelles. Qui peut nous aimer plus que le Christ, qui a donné sa vie pour ses brebis ? Et 237. C’est-à-dire par une négligence coupable. 238. Epist. XCIII, nOÎ 16 à 18. 562 VI/4 - LA CHRÉ TIENTÉ SACRALE tx * it* U U v cependant, alors qu'il avait appelé à lui par sa seule parole Pierre et les autres apôtres, pour Paul, auparavant nommé Saul, qui devait devenir dans la suite le grand édificateur de son Eglise et qui en avait été jusque-là le terrible ravageur, il voulut non seulement l’arrêter d’une parole, mais encore le prosterner par sa puissance et, pour le pousser à désirer la lumière du cœur au milieu des ténèbres de l’infidélité, le frapper d’abord de cécité corporelle. Si ce n'avait pas été une punition, Paul n’eût pas ensuite été guéri ; et s’il n’avait pas eu les yeux malades quand, les voulant ouvrir, il ne vit rien, l’Ecriture ne nous dirait pas qu’il en est tombé des écailles au moment où Ananie lui imposa les mains. Que devient donc la protestation de ceux qui s’écrient : Est-on libre de croire ou de ne pas croire? à qui le Christ a-t-il fait violence? qui a-t-il contraint? Voici devant eux l’apôtre Paul ; qu’ils voient en lui le Christ qui d’abord le contraint et ensuite l’instruit, qui d’abord le frappe et ensuite le console. Mais il est admirable que celui qu’une punition corporelle a contraint d’entrer dans l’Evangile ait plus travaillé pour l’Evangile que tous ceux qui ont été appelés par la seule parole du Sauveur, et que celui qui a davantage été poussé par la crainte vers la charité ait rejeté toute crainte quand sa charité fut parfaite239. » Plus tard, dans les Rétractations (vers 426), c’est encore la même doctrine. Saint Augustin y parle de deux livres qu’il écrivit Contra partem Donati et que nous avons perdus : « Dans le premier de ces livres, j’ai dit qu’il ne me plaisait pas qu’on voulût, par le recours au bras séculier, obliger les schismatiques à entrer de force dans la communion. Et il est vrai qu’alors je ne l’approu­ vais point. Je n’avais pas encore fait l’expérience ni de l’audace dans le mal que leur donnerait l’impunité, ni du 239. Epist. CLXXXV, nM 21-22. LE POUVOIR COERCITIF AU MOYEN ÂGE 563 bienfaisant changement que pourrait leur apporter l’ob­ servance de la discipline240. » D’ailleurs, Augustin n’ignore pas qu’à ces interven­ tions du bras séculier « peuvent se mêler des abus, des abus détestables et condamnables, que les bons réprou­ vent, et auxquels ils font toute l’opposition qu’ils peu­ vent, - sans doute [lui-même] a-t-il eu occasion de s’op­ poser de toute son autorité à telles perversions du droit ; mais s’il arrive que les bons ne puissent pas empêcher ce qu’ils réprouvent, leur devoir sera de le tolérer pour l'amour de la paix, pro pace laudabiliter tolerant, non ea laudabilia, sed damnabilia judicantes... Il pense à la coer­ cition des hérétiques par le bras séculier, il prévoit les excès qui s’y peuvent introduire, il demande qu’on s’y résigne pro pace, la paix de l’Eglise, parce que rien ne jus­ tifie le schisme et que les bons ne doivent pas sortir de l’unité, quelques épreuves qu’ils y trouvent241. » 4. Conclusion Quelle doit être finalement la réponse du théologien au problème que pose le recours au bras séculier ? Si le recours au bras séculier était en soi, c’est-à-dire toujours et partout, contraire au véritable esprit évan­ gélique, nous ne pourrions évidemment le regarder comme un droit de l’Eglise. Il serait injustifiable. Tout au plus pourrions-nous plaider les circonstances atté­ nuantes. Et, puisque nous croyons que l’Église est sainte et immaculée, il ne nous resterait qu’à faire remonter la responsabilité des nombreux recours au bras séculier que l’histoire peut enregistrer non pas à elle, mais à l’esprit de violence caractérisant une époque historique donnée, 240. Lib. II, cap. v. 241. Pierre BATIFFOL, Le catholicisme de saint Augustin, Paris, 1920. p. 290. Cf. Contra Cresconium, lib. III, n° 55. 564 \α/4 - LA CHRÉTIEN TÉ SACRALE à l'inclairvoyance, la faiblesse, l’erreur, la passion, en un mot, à la faute personnelle des pontifes qui l’auraient insuffisamment ou même indignement représentée : car si l’Eglise est sans péché, elle n’est pas sans pécheurs et ses pontifes mêmes peuvent être pécheurs. Pareille posi­ tion s’impose-t-elle ? Est-elle même tenable ? Nous ne le pensons pas. Sans doute, la part que l’his­ torien de l’Eglise doit faire à l’erreur des temps, aux fautes personnelles ou sociales des ministres de l’Eglise, peut être grande : et c’est ainsi qu’il expliquera bien des faits regrettables. Mais nous ne considérons pas le recours au bras séculier comme toujours et partout incompatible avec un zèle éclairé de la prédication évan­ gélique et du salut des âmes. Rien par conséquent ne nous empêchera d’en faire parfois remonter la responsa­ bilité jusqu’à l Église elle-même ; sa pureté et sa sainteté n’en seront pas ternies. D’ailleurs, il est clair que l’Eglise assume cette responsabilité. Le nier serait une gageure. Il faudrait prétendre qu’une loi pénale d’une application tout à fait générale, sanctionnée par plusieurs papes, ins­ crite longtemps dans le Corpus, invoquée par le concile de Trente, peut être l’œuvre de l’esprit du monde, de l’ignorance, de l’imprudence ou de la passion humaines. Aucun théologien ne l’accordera. Seulement, il importera de reconnaître avec le plus grand soin le schéma suivant lequel s’exercera le recours au bras séculier: car la responsabilité de l’Eglise est engagée d’une manière complètement différente lorsqu’elle use elle-même de l’État comme d’un instrument, ou lorsqu’elle le prie ou même lui prescrit d’agir comme cause principale, de sa propre initiative, et suivant son style à lui. En outre un fait est évident. Au fur et à mesure que le pouvoir temporel se différencie davantage du pouvoir spirituel, et que l’on passe d’un régime de type sacral, où le temporel se trouvait dans des conditions exception- LE POUVOIR COERCITIF AU MOYEN ÂGE 565 nelles pour servir d’instrument au spirituel, à un régime de type profane groupant des citoyens de toutes confes­ sions et de toutes croyances, l’appel au bras séculier, sur­ tout lorsqu’on l’invite à fonctionner comme un pur ins­ trument du spirituel, devient d’un usage plus rare, plus délicat, plus hypothétique. Cependant le pouvoir essen­ tiel, le droit radical de l’Église n’est pas modifié. Il ne saurait être nié. Et l’on peut imaginer que, dans une chrétienté profane de nature pluraliste, l’Église pourrait continuer de l’exercer, sous des formes nouvelles, et à l’égard de ceux-là seuls qui seraient ses enfants242. b) La peine de mort et la répression de l’hérésie médiévale 1. L’état de la question L’Église, dans certaines circonstances - car si l’on veut exposer sa doctrine, non la travestir, il faut ici préciser, non abstraire et généraliser -, l’Église, quand elle trouve la peine de mort universellement acceptée comme juste à une époque culturelle déterminée, peut-elle demander au bras séculier de l’appliquer à la répression de l’hérésie quand celle-ci, outre sa malice spirituelle propre, est considérée universellement comme faisant courir à l’ordre social les derniers périls, non pas seulement, qu’on le remarque, du fait quelle s’accompagne très sou­ vent, par exemple chez les cathares, de doctrines et de pratiques immorales243, ni non plus, il importe de l’ajou242. Voir plus haut, p. 446. 243. «Tout compte fait, dit un historien grave (Dœllinger), pour qui sait lire les actes des tribunaux de l’inquisition de Toulouse et de Carcassonne, il n’y a pas de doute que X endura, volontaire ou forcée, a fait plus de victimes que le bûcher de l’inquisition. » E. VaCANDARD, L'Inquisition, p. 120. 566 VI/4 - LA CHRÉTIENTÉ SACRALE ter, du seul fait quelle est une hérésie, mais du fait qu’elle est une hérésie éclatant an milieu de chrétiens occu­ pés à conserver telle cité chrétienne, tel ordre temporel chré­ tien - d’autres types de cité chrétienne, d’ordre temporel chrétien sont possibles - les groupant tous ensemble à l’ex­ clusion des non-chrétiens ? Plusieurs papes l’ont fait. En obligeant un ordre social temporel, composé uniquement de chrétiens, à recourir à la suprême sanction dont il disposait, à la peine de mort, pour se défendre contre des forces vouées à sa des­ truction, qui l'attaquaient à la fois en lui-même et dans le principe spirituel auquel il était suspendu, à savoir la vraie foi évangélique, ont-ils trahi l’Évangile ? Si oui, quelles seraient les positions de repli du théo­ logien ? Il dirait, comme tout à l’heure, que l’Église étant sainte et immaculée, la responsabilité de la trahison ne saurait remonter jusqu’à elle, et devrait retomber tout entière sur ses ministres. Ces positions seraient même plus facilement défendables que tout à l’heure. La légis­ lation pénale de l’Église, en désignant par cette expres­ sion non pas toutes les mesures législatives des papes, mais celles-là seulement qui ont été consignées dans l’an­ cien Corpus, serait elle-même hors de cause ; car, si l’on trouve dans le Corpus des textes ordonnant de livrer l’hérétique au bras séculier on n’en trouve aucun pour stipuler que c’est afin d’être puni de mort244. 244. « Excommunicamus et anathematizamus universos haereti­ cos... facies quidem habentes diversas, sed caudas ad invicem colliga­ tas, quia de vanitate conveniunt in idipsum. Damnati vero per Ecclesiam saeculari judicio relinquantur, animadversione debita puniendi: clericis prius a suis ordinibus degradari.» Décrétales, cap. XV', De haereticis, lib. V, tit. VU. Ce sont les faits seuls qui nous apprennent que, dans ce texte de Grégoire IX, \' animadversio signifie alors la peine de mort, comme dans l’ancien droit romain. Mais elle n avait pas eu ce sens auparavant ; cf. E. VaCANDARD, L’Inquisition, LE POUVOIR COERCITIF AU MOYEN ÂGE 567 Mais le théologien devra-t-il désavouer sinon le code pénal, la législation générale et constante de l’Église, du moins les décrets, les bulles, les mesures plus circonstan­ ciées, ce qu’on pourrait appeler la jurisprudence1"' des pontifes qui, comme Grégoire IX ou Innocent IV, dans des conjonctures que nous ne nous lassons pas de préci­ ser, ont réclamé l’application de la peine de mort contre l’hérésie, non pas proprement en tant qu’hérésie, mais en tant qu’hérésie médiévo-occidentale, en tant qu’hérésie directement incompatible avec un statut politique prévu pour ne rassembler que des fidèles ? (Il reste bien entendu que la foi peut inspirer d’autres statuts poli­ tiques, où les catholiques coexisteraient politiquement, non religieusement, avec les non catholiques, et où par conséquent, le bras séculier ne saurait plus être requis par l’Église de poursuivre l’hérésie.) Ici encore nous ne croyons pas en être réduit à une telle extrémité. 2. Légitimité de la peine de mort dans certains cas Avant de convenir que la peine de mort puisse être légitimement demandée par l’Église, il faut admettre que, dans certaines circonstances, l’État peut légitime­ ment l’appliquer pour son propre compte. pp. 132 ; 67, note 2. En effet, la sentence de Grégoire IX est emprun­ tée, presque mot pour mot, à Innocent III, cap. XIII, De haereticis, lib. V, tit. VU. Or, « de l’ensemble de la législation pénale édictée par Innocent III, il résulte qu’il ne prescrivit jamais la peine de mort ; presque tous les critiques sont d’accord sur ce point ». L’animadversio, sous Innocent III, comprenait le bannissement des coupables, avec ses conséquences, notamment la confiscation de leurs biens. Au pire, la prison à vie. E. VACANDARD, loc. cit., pp. 69, note 2 ; 73 ; 75, note 1 ; pp. 124-126. 245. Et, ici, nous entrons déjà dans le domaine des décisions par­ ticulières, où le souverain pontife n’est assisté que d’une manière pru­ dentielle faillible. 568 Vl/4 - LA CHRÉTIENTÉ SACRALE Rappelons brièvement à ce propos que, lorsque ΓAncien Testament défend de tuer (Ex., XX, 13), il sousentend : injustement. Car il prescrit à plusieurs reprises la peine de mort, par exemple au Lévitique (XX, 2, 9, 10, 27 ; xxiv, 16, 17). Le Nouveau Testament n’a point aboli le droit de glaive. Saint Paul, parlant de l’autorité politique, écrit : « Elle est pour toi le ministre de Dieu en vue du bien. Mais si tu fais le mal, crains ; car ce n’est pas en vain qu elle porte l’épée, étant ministre de Dieu, chargée de châtier celui qui fait le mal » (Rom., XIII, 4). Dans la Cité de Dieu, saint Augustin a commenté ainsi ces passages de l’Écriture : « La même autorité divine, qui a dit : Tu ne tueras pas, a établi certaines exceptions à la défense de tuer l’homme. Dieu ordonne alors, soit par loi générale, soit par précepte privé et temporaire, qu’on applique la peine de mort. Or, celui-là n’est pas vraiment homicide qui doit son ministère à l’autorité ; il n’est qu’un instrument, comme le glaive dont il frappe. Aussi n’ont-ils aucunement violé le Tu ne tueras pas, ceux qui, sur l’ordre de Dieu, ont fait la guerre ; ou qui, dans l’exercice de la puissance publique, ont, conformément aux lois divines, c’est-à-dire conformément à la décision de la plus juste des raisons, puni les criminels246. » En conséquence, Innocent III ne fait que défendre une vérité biblique et traditionnelle lorsqu’il propose aux Vaudois qui veulent rentrer dans l’Église une profession de foi portant, entre autres vérités, que « le pouvoir sécu­ lier peut sans péché mortel exercer le jugement du sang, pourvu qu’il châtie par justice non par haine, avec sagesse, non avec précipitation »247. 246. Lib. I, cap. XXL 247. Denz., n° 425. Nous venons de dire qu’innocent III n’a pourtant jamais réclamé la peine de mort contre les hérétiques. L’hérésie est pire à ses yeux que le crime de lèse-majesté. Il lui LE POUVOIR COERCI TIF AU MOYEN ÂGE 569 En s’inspirant de saint Augustin, saint Thomas résout en quelques mots les difficultés, qu’on a voulu tirer de l’Évangile, pour les opposer à cette doctrine. A la difficulté tirée de saint Matthieu : « Celui qui prend l’épée périra par l’épée » (XXVI, 52), il répond que celui qui prend l’épée, c’est celui qui verse le sang sans avoir ni le pouvoir légitime ni la délégation du pouvoir légitime. Mais celui qui, sur l’ordre direct de Dieu ou sur l’ordre de l’autorité légitime, se sert de l’épée, ne prend pas l’épée, il la reçoit pour accomplir la justice248. Plus généralement, le Christ rappelle que les armes propres du royaume de Dieu sont les armes intrinsèque­ ment spirituelles et morales. Ce n’est pas que les armes intrinsèquement temporelles, physiques, qu’il utilise dans une certaine mesure, (en faisant alors une « chose propre» de ce qui était jusque-là une «chose étran­ gère»), mais qui sont par excellence l’apanage des royaumes de ce monde, « soient mauvaises en ellesmêmes et doivent être rejetées. En disant que celui qui applique la suprême sanction spirituelle, l’excommunication. Mais la peine temporelle qu’il demande au bras séculier de lui infliger sous peine des censures ecclésiastiques, n’est pas la peine de mort, c’est seulement la confiscation : « D’après la loi civile, les criminels de lèsemajesté sont punis de la peine capitale et leurs biens sont confisqués ; c’est même uniquement par pitié qu’on épargne la vie de leurs enfants. A combien plus forte raison ceux qui, désertant la foi, offen­ sent Jésus le Fils du Seigneur Dieu doivent-ils être, par un jugement ecclésiastique, retranchés de notre Chef qui est le Christ, et (par les pouvoirs séculiers) dépouillés de leurs biens temporels, car il est bien plus grave d’offenser une majesté éternelle qu’une majesté temporelle». Décrétales, cap. X, De haereticis, lib. V, tit. VII. Deman­ der, comme le fait VÀCANDARD lorsqu’il cite ce texte, L'Inquisition, p. 72, si la comparaison de l’hérésie au crime de lèse-majesté est • opportune », c’est montrer qu’on n’a pas même entrevu la significa­ tion politique de l’hérésie médiévale. Voir p. 574, note 253. 248. II-II, qu. 40, a. 1, ad 1 ; cf. S. AUGUSTIN, Contra Faustum, lib. XXII, cap. LXX. K 570 ; VI/4 - LA CHRÉTIENTÉ SACRALE frapperait par le glaive périrait par le glaive, le Christ ne condamne pas le glaive ; il énonce une loi universelle de l’action » temporelle et transitive249, loi qui d’ailleurs avait été jadis proclamée dans la Genèse : « Quiconque aura versé le sang de l’homme, son sang sera versé par l’homme» (IX, 6) et qui sera reprise dans l’Apocalypse, XIII, 10 :« Si quelqu’un tue par l’épée, il faut qu’il soit tué par l’épée. » i 4 t 4 4 I 249. Raïssa MaritAJN, Le prince de ce monde, Paris, 1932, p. 17 [O. C., XIV, p. 212]. La terrible fatalité qui s’attache à l’usage même légitime de la force, non seulement invitera l’homme d’Église à n’en user qu’avec prudence, mais encore obligera l’homme politique luimême à préférer les moyens de construction et d’édification aux moyens de guerre. Et quand il devra recourir aux moyens de guerre, ne l’invitera-t-elle pas à juxtaposer, aux moyens de guerre charnels, d’autres moyens de guerre spirituels ? « La force des moyens de coac­ tion ou à'agressivité, la force qui frappe, tend à détruire le mal à l’aide d’un autre mal (physique) infligé à des corps. De là le mal, si dimi­ nué qu’il soit, passera encore de l’un à l’autre, et cela sans fin, selon les lois de l’action transitive ; car le patient, à moins qu'il n’ait com­ pris et accepté le coup reçu, - ce qui est rare, et dépend justement de la force d’âme, - réagira par des formes de mal plus ou moins sour­ noises. La force des moyens de souffrance volontaire et de patience, la force qui supporte, tend à annihiler le mal en le recevant et épuisant dans l’amour, en l'absorbant dans l’âme sous forme de douleur consentie ; là il s’arrête, il ne passera pas plus loin. Ainsi la force qui frappe, et qui est nécessaire, et qui, lorsqu’elle est bonne, empêche le mal de croître et le restreint, le diminue, mais demeure inapte à l’éteindre, est de soi moins forte et moins parfaite que la force qui supporte, celle-ci, en effet, quand elle est « formée » par la charité, est capable de soi d’éteindre à mesure qu’il est produit le mal que les agents libres ne cessent de produire dans le monde. On comprend quelle soit par nature un meilleur instrument de rédemption». Il impone donc au politique de savoir si les moyens de patience ne pourraient pas « constituer un type spécial d'arme sociale et politique », s’ils ne pourraient pas être organisés « systématiquement en une technique particulière d’activité politique». Jacques Maritain, Du régime temporel et de la liberté, Paris, 1933, pp. 205207 [O. C., V, pp. 471-473]. Cf. infra, p. 624, note 307. LE POUVOIR COERCITIF AU MOYEN ÂGE 571 Aux difficultés tirées du sermon sur la montagne : «Pour moi je vous dis de ne pas résister au mal » (Mt., V, 39), et du texte de saint Paul : « Ne vous vengez point vous-mêmes, bien-aimés ; mais laissez agir la colère de Dieu, car il est écrit : A moi la vengeance, c’est moi qui rétribuerai, dit le Seigneur» (Rom., XII, 19), saint Thomas répond qu’on doit garder ces préceptes dans son cœur, pour être prêt, dès qu’il le faudra, à ne pas résister et à ne pas se défendre extérieurement ; mais parfois le bien commun ou le bien même des agresseurs pourront demander qu’on le fasse250. Bref, si ces paroles de T Écri­ ture avaient pour fin d’abolir la légitimité de la peine de mort et du pouvoir coercitif, saint Paul n’aurait pas écrit que ce n’est pas en vain que l’autorité « porte l’épée, étant ministre de Dieu, chargée de châtier celui qui fait le mal » (Rom., XIII, 4). Le bras séculier, pour son propre compte, peut donc infliger parfois la peine de mort. 3. L'Église pouvait-elle la réclamer de VÉtat médiéval contre l’hérésie ? L’Église pouvait-elle demander à l’État d’appliquer cette peine aux hérétiques ? Oui, si l’hérésie, outre l’Église, met directement en péril le statut politique fondamental de la cité, et si la peine de mort est prévue pour châtier les suprêmes délits contre le bien temporel de la cité. Non, dans les autres cas. Reprenons ces deux conditions. La première d’abord. Dans l’hypothèse d’une cité, d’un monde culturel, ayant pour fin de grouper politique­ ment une multitude religieusement disparate, où le rôle 250· II-II, qu. 40, a. 1, ad 2; cf. S. AUGUSTIN, De sermone Domini in monte, lib. I, n° 58. 572 VI/4 - LA CHRÉTIENTÉ SACRALE d'un chef, même catholique, serait de représenter l’union politique d’une telle multitude - et il n’est pas douteux qu’une pareille union ne soit aujourd’hui deve­ nue légitime, nécessaire, et qu’après l'ère médiévale de l’Eglise, pareille à un champ où ne poussait que le blé, mais enfermée dans les limites étroites de l’Occident, la Providence n’ait préparé cette ère nouvelle de l’Eglise mêlée à l’ivraie mais répandue sur toute la surface de la terre2·1 -, dans l’hypothèse donc où il convient aujour251. LÉON XIII a déclaré que, s’il n’esr pas permis à un catholique de reconnaître aux divers genres de culte le même droit, il ne faut pas néanmoins condamner les chefs d'État catholiques qui, en vue d’un grand bien à atteindre ou d’un grand mal à empêcher, supportent patiemment que l'usage et la coutume donnent à chacun de ces genres de culte une place dans la cité : « Revera, si divini cultus varia genera eodem jure esse quo veram religionem, Ecclesia judicat non licere, non ideo tamen eos damnat rerum publicarum moderatores qui, magni alicujus adipiscendi boni, aut prohibendi causa mali, moribus atque usu patienter ferunt, ut ea habeant singula in civita­ tem locum. » Encyclique Immortale Dei, Ier nov. 1885. On ne dit pas, ce qui serait verser dans l’erreur du libéralisme théologique, « qu’en venu d’un droit des opinions humaines quelles qu’elles soient à être enseignées et propagées, la cité serait tenue de reconnaître pour statut juridique à chaque famille spirituelle le droit élaboré par celle-ci conformément à ses principes propres ». On dit que, « pour éviter des maux plus grands (qui seraient la ruine de la paix de la communauté et l’endurcissement - ou le fléchissement - des consciences), la cité peut et doit tolérer en elle (tolérer n’est pas approuver) des manières d’adorer qui s’écartent plus ou moins gravement de la vraie: ritus infidelium sunt tolerandi, enseignait saint Thomas ; des manières d’adorer, et donc aussi des manières de concevoir le sens de la vie et des manières de se comporter ; et que la cité se décide par suite à accorder aux diverses familles spirituelles qui vivent dans son sein des structures juridiques qu’elle-même dans sa sagesse politique approprie d’une part à leur état, d’autre part à l’orientation générale de la légis­ lation vers la vie vertueuse, et aux prescriptions de la loi morale, vers l’accomplissement desquelles elle dirige autant que possible cette diversité de formes... Ainsi la cité serait vitalement chrétienne et les familles spirituelles non chrétiennes y jouiraient d’une juste liberté. * LE POUVOIR COERCITIF AU MOYEN ÂGE 573 d’hui de se placer252, il est clair que l’hérésie, n’apparais­ sant pas du fait seul qu’elle est hérésie comme directe­ ment anticonstitutionnelle, ne pourrait, à moins d’une iniquité, faire l’objet d’une répression constitutionnelle due à l’initiative de l’État ou à l’injonction de l’Église, qu’il s’agisse d’une répression quelconque, ou à plus forte raison d’une répression par le glaive. Mais, dans l’hypothèse d’une cité ayant pour fin, comme la cité médiévale, de grouper politiquement les seuls fidèles, composée donc non pas accidentellement mais essentiellement des seuls fidèles, l’hérésie en écla­ tant au milieu d’eux ne fera pas que se dresser contre l’Église, elle apparaîtra, nécessairement et quelle que soit son espèce, comme ouvertement anticonstitution­ nelle, digne donc d’une répression constitutionnelle dont l’Église, s’il le faut, pourra faire un devoir à l’État. En sorte, et c’est le point auquel il faut être attentif, qu’il ne pourra y avoir un devoir pour le bras séculier de sévir contre l’hérésie quelle quelle soit, que lorsqu’elle se préJacques MARITAIN, Humanisme intégral, Paris, 1936, p. 180 [O. C., VI, pp. 480-481], déjà cité plus haut. Pour illustrer cette doctrine, le même auteur examine ailleurs le cas des coutumes polygamiques au Cameroun : « S’il est vrai que la puissance colonisatrice ne saurait imposer aux indigènes, sous peine d’amener des maux plus grands, le droit chrétien monogamique, il est également vrai que tout en recon­ naissant le mariage fétichiste et le mariage musulman elle devrait non seulement reconnaître aussi, pour les convertis de plus en plus nom­ breux, le mariage chrétien (ce quelle ne fait pas encore), mais aussi orienter dans le sens du bien moral et social, en limitant par des pres­ criptions positives les ravages de la polygamie et en favorisant de même ce qui tend à un redressement des mœurs, le statut personnel quelle accorde aux fétichistes et aux musulmans. » Du régime tempo­ rel et de la liberté, Paris, 1933, p. 78 [O. C., V, p. 381]. 252. C’est celle, en effet, qu’envisage Pie XII dans son Allocution du 6 décembre 1953. A. A. S., 1953, pp. 794 et suiv. Voir plus haut p. 438, note 48. 574 VI/4 - LA CHRÉTIENTÉ SACRALE sentera comme pervertissant directement l’ordre tempo­ rel fondamental de la cité253. Si d’ailleurs - et voici maintenant la seconde condi­ tion - la peine de mort est prévue pour châtier les suprêmes délits contre le bien temporel de la cité, il est clair que le bras séculier pourra punir de mort l’héré­ tique, et que l’Eglise pourra au besoin lui rappeler son devoir, sur ce point plus encore que sur d’autres, puisque ce que détruit l’hérésie, c’est la foi, considérée en régime sacral comme valeur politique suprême. En fait, ce n’est pas l’Eglise, c’est le bras séculier lui-même - et par le plus incrédule des princes - qui, au moyen âge, a étendu légalement la peine de mort au crime d’hérésie254. ) 4 ’•W • c:: ■M · 253. « Toute hérésie, extérieurement manifestée, quel que soit le nom de la secte, est considérée comme crime public, délit social, et puni comme tel-, car toute hérésie, quelle quelle soit, quand même elle aurait un caractère purement spéculatif, est et est considérée à cette époque comme délit social, atteignant l’ordre public, parce quelle tend à rompre l’unité religieuse, qui est et est regardée comme le premier lien social, le fondement de la société. A tort ou à raison, l’unité reli­ gieuse faisait l’unité de la patrie. » Lucien CHOUPIN, S. J., Valeur des déci­ sions. .., p. 536. La constitution Inconsutilem tunicam Dei nostri de Frédéric II, approuvée par Innocent IV en 1243, déclare que le crime d’hérésie doit être compté parmi les crimes publics, inter publica cri­ mina ; qu’il est plus horrible que le crime de lèse-majesté, parce que c’est à la majesté divine qu’il s’attaque, bien que, devant la loi, l’un n’excède pas l’autre, quamvisjudicii potestate, alterum alteri non excellat·, et qu’il doit être châtié comme le crime de haute trahison, sicuti per­ duellionis crimen. Bullarium romanum^Mtïn, 1858, t. III, p. 506. 254. Historiquement, ce n’est pas l’Église qui a introduit la peine de mort comme sanction du crime d’hérésie. Cette peine a une origine populaire. Elle passe dans le code pénal, dans les lois, avec Frédéric II, sous l’influence des légistes qui faisaient refleurir le droit romain, par les constitutions successives de 1224 pour la Lombardie, de 1231 pour la Sicile, de 1232 pour tout l’Empire. Les mesures prises par Frédéric II sont approuvées par Grégoire IX - qui bientôt se verra contraint d’ex­ communier l’empereur, - puis par Innocent IV. Cf. CHOUPIN, op. cit, pp. 491 -492 ; VACANDARD, L’Inquisition, pp. 129-131. LE POUVOIR COERCI TIF AU MOYEN ÂGE 575 Trouvant cette peine reçue et décrétée, les papes ne l’ont pas déclarée injuste. Ont-ils de ce fait trahi l’Évangile ? Oui, si l’Évangile interdit aux États d’appliquer jamais la peine de mort : saint Paul lui-même alors a trahi l’Évangile. Non, dans la supposition contraire. A cette époque, l’hérésie se présentait, en effet, comme l’un des plus graves désordres politiques, et s’il avait fallu contester la légitimité de la peine de mort, ce n’est pas à propos d’elle, c’est à propos d’autres désordres comme le vol ou le faux monnayage qu’il eût fallu le faire. Ceux qui tiendront compte des deux points que nous avons rappelés, c’est-à-dire de la nature foncièrement anticonstitutionnelle de l’hérésie médiévale et de la légi­ timité de la peine de mort, la justice les obligera, croyons-nous, à reconnaître le caractère défendable non seulement de l’ancien Corpus, mais encore, pour l’essen­ tiel, de la conduite, de la jurisprudence des papes mêmes qui ont encouragé le bras séculier à sévir contre les héré­ tiques par la peine capitale. Nous disons « pour l’essen­ tiel », car c’est à l’historien d’apprécier dans chaque cas la manière dont une jurisprudence a été appliquée, les abus auxquels elle a pu prêter255. 255. Saint THOMAS raisonne dans la double supposition : 1° d’un état sacralement chrétien, 2° de la peine de mort acceptée pour châ­ tier les crimes d’État. Sortir de cette double supposition c’est se condamner à ne rien entendre à sa pensée et à ne trouver dans son argumentation pourtant si claire qu’un objet de scandale. Dans le IV Sent., dist. 13, qu. 2, a. 3 : « Si les hérétiques doivent être supportés », il distingue avec soin les compétences : « L’hérésie est un mal contagieux ; il est, dit saint Paul, des paroles qui se répandent comme la gangrène (II Tim., II, 17). C’est pourquoi l’Église exclut les hérétiques de la société des fidèles, surtout lorsqu’ils corrompent les autres. De peur qu’ils ne pervertissent les simples, l’Église les éloigne même corporellement en les enfermant ou en les chassant ; si ce dan­ ger n’existait pas, on pourrait se contenter de les dissimuler. Pour ceux qui sont fermes dans la foi, ils peuvent converser avec les héré­ tiques afin de les convertir ; mais sans participer à leur culte puisqu’ils 576 Vl/4 - LA CHRÉTIENTÉ SACRALE Suite de la note 255 : sont excommuniés. Quant au tribunal séculier, il peut licitement les mettre à mort et les dépouiller de leurs biens : même quand ils ne s’appliqueraient pas à pervertir les autres. S’ils blasphèment Dieu, s’ils suivent une fausse religion, ils méritent bien plus d’être punis que ceux qui sont coupables du crime de lèse-majesté et qui frappent de la fausse monnaie. » (A propos de ce dernier point, Vladimir SOLOVIEV, étudiant les étapes de l’évolution du droit, écrit: «Au moyen âge..., la falsification de la monnaie entraînait une peine capi­ tale, comme crime nuisant à la société dans son ensemble violant le privilège du pouvoir central et devenant, en ce sens, crime politique. » La justification du bien, Paris, 1939, p. 308). Dans la Somme, II-II, qu. 11, a. 3, saint Thomas parlera d’abord du châtiment mérité par les hérétiques, puis de la mansuétude de l’Église : « En raison de son péché, l’hérétique mérite d’être séparé de \'Eglise par l’excommunication et même du monde (de la cité) par la mort. » Saint Thomas prouve cette seconde assertion. Pour une société politique composée exclusivement de fidèles « c’est (même politiquement) un mal bien plus grand de corrompre la religion qui soutient la vie de l’âme, que l’argent qui soutient la vie temporelle. Si donc l’on suppose que les faux-monnayeurs ou les autres malfaiteurs sont justement condamnés à mort par les princes séculiers, à combien plus juste titre (saint Thomas argumente ici a fortiori, mais Vacandard, qui ne le remarque pas, écrit qu’il « n’apporte en somme qu’une comparaison qui fait l’office de preuve », L'Inquisition, p. 208), à combien plus juste titre les hérétiques pourront-ils être non seulement excommuniés (par l’Église) mais mis à mort (par les princes séculiers): et cela dès qu’ils sont convaincus d’hérésie». Pourtant que fera l’Église ? Elle ne condamne pas tout de suite, car elle désire la conversion des coupables. Elle avertit selon le commande­ ment de l’apôtre une première, puis une seconde fois. Mais quand elle rencontre l’obstination, quand il ne lui est plus permis d’espérer la conversion des coupables, il ne lui reste qu’à pourvoir au salut d’autrui « en les séparant de \' Église par une sentence d’excommuni­ cation ; et en les abandonnant ensuite au tribunal séculier pour être éloignés du monde (de la cité) par la mort ». De même quand elle se trouve en présence de récidivistes de l’hérésie, de relaps, elle les reçoit sans doute toujours à la pénitence, mais elle n’entreprend plus de les soustraire à une sentence de mon : tout le but de l’article 4 est d’éta­ blir qu’on ne pèche pas nécessairement contre la charité en faisant appliquer (par le bras séculier) la peine de mort. LE POUVOIR COERCITIF AU MOYEN ÂGE 577 4. La33eproposition de la balle “Exsurge Domine...” Un mot sur la 33e proposition luthérienne condam­ née, le 15 juin 1520, dans la bulle Exsurge Domine'. « Haereticos comburi est contra voluntatem Spiritus »256. Dans la 80e conclusion de ses Resolutiones disputatio­ num de indulgentiarum virtute, adressées en 1518 à Léon X, Luther proteste contre l’interprétation qui met dans les mains du souverain pontife deux glaives, l’un spirituel et l’autre matériel. Les deux glaives signifient pour lui le glaive de l’Esprit et l’Evangile. De nos jours, ajoute-t-il, ce que nous désirons, « ce n’est pas de détruire les hérésies ou les erreurs, c’est de brûler les hérétiques et les égarés, nous laissant conduire moins par le conseil de Scipion que par celui de Caton qui voulait détruire Carthage. Nous agissons même contre la volonté de l’Esprit, qui écrit que les Jébuséens et les Cananéens étaient laissés dans la terre de la promesse, afin que les enfants d’Israël pussent apprendre à faire la guerre et à garder l’habitude de la guerre : par où sont préfigurées, si On est surpris du peu de compréhension de Vacandard devant ces textes de saint Thomas. Il lui reproche de donner une comparaison pour une preuve. Il objecte qu’on n’avait qu’à remplacer la peine de mon par la prison perpétuelle ; ou que, si l’on voulait terroriser, l’on pouvait condamner « du premier coup à la mort les hérétiques même repentants». Ces arguments sont repris par Gustave SCHNÜRER, L'Église et la civilisation au moyen âge, trad. Castella, Paris, 1935, t. II, p. 628. Vacandard conclut : « Évidemment, saint Thomas... n’a qu’un but : légitimer la discipline criminelle de son temps. Et c’est son excuse. Mais il faut reconnaître que rarement il a été aussi mal inspiré. Ses thèses sur le pouvoir coercitif de l’Église et le châtiment de l’hérésie sont d’une fragilité déconcertante. » L'Inquisition, p. 211. Mieux inspiré sans doute, le même auteur écrit pourtant à la fin de son livre : « Le sys­ tème de défense et de protection qu’elle (l’Église) a adopté au moyen âge lui a réussi, au moins partiellement. Il suffit qu’il ne soit pas essen­ tiellement injuste pour qu’elle n’ait pas à le renier comme immoral. » Ibid., p. 310. 256. Denz., n° 773. 578 Vl/4 - LA CHRÉTIENTÉ SACRALE ™-r nr >41 Ki v î u iW! I î U IU ! U U ULV saint Jérôme ne m’induit en erreur, les guerres des héré­ tiques. En tout cas, l’apôtre est digne de foi lorsqu’il dit : Il faut qu’il y ait des hérésies. Mais nous, nous disons, au contraire, qu'z/ faut brider les hérétiques. Comme s’il fal­ lait arracher la racine en même temps que les fruits, l’ivraie en même temps que le blé2'1 . » Ces réflexions ont été condensées dans la proposition condamnée : « C’est contre la volonté de l’Esprit que sont brûlés les héré­ tiques. » On pourrait faire remarquer d'abord que Luther ne voulait nier ni que l’Esprit punit dans le feu de l’enfer les réprouvés, ni que les véritables hérétiques sont dignes de l’enfer ; en sorte qu’en un sens (qui sans doute n’est pas en cause ici) la proposition de Luther apparaîtrait fausse même à ses propres yeux. On pourrait faire remarquer encore qu’après avoir débuté en disant qu’il fallait vaincre les hérétiques par les Écritures, non par le feu, Luther changea bientôt d’avis pour prétendre (et avec lui la théologie protestante du XVIe siècle) que, s’ils résis­ taient aux Écritures, les hérétiques - c’étaient les anabap­ tistes - devraient être mis à mort, même quand ils ne seraient pas séditieux ; et le droit saxon prévoyait contre eux la peine du feu, précédée de la torture pour leur arracher la dénonciation de leurs complices257 258. Mais allons tout de suite au cœur de notre sujet. Contre Luther, qui prétendait qu’on ne pouvait, à cette époque, appliquer la peine de mort aux hérétiques sans contre­ dire à l’Esprit saint, Léon X affirmait qu’on avait, à cette époque, le droit d’appliquer la peine de mort aux héré­ tiques. « On », qui était-ce ? Ce n’était pas l’Église. 257. Op. lat., édit d’Iéna, 1564, t. I, p. 114. 258. Hartmann Grisar, S. J., Luther, Freiburg i. B., 1925» t. III, pp. 729-748. LE POUVOIR COERCITIF AU MOYEN ÂGE 579 C était l’État chrétien. L’Église jugeait de l’hérésie et rap­ pelait à l’État ses devoirs temporels259. Les thèses de la bulle Exsurge étaient condamnées par le pape « respectivement comme hérétiques, ou scanda­ leuses, ou fausses, ou propres à choquer les oreilles pieuses et à séduire l’esprit des simples »260. Quelle note théologique méritait la thèse prétendant que les héré­ tiques ne pouvaient alors être punis de mort ? Certainement une note inférieure à l’hérésie. Comme la thèse qui la suit immédiatement : « Combattre contre les Turcs, c’est lutter contre Dieu punissant par eux nos ini­ quités»261, thèse qui devait être, elle aussi, bientôt reniée bruyamment par son auteur. Le recours au bras séculier pour défendre la chrétienté contre ses ennemis du dedans et du dehors, contre les hérétiques et les Turcs, apparaissait alors comme une mesure de prudence qu’on ne pouvait contester sans témérité. 5. Le recours att bras séculier suivant le style de ΓEglise et suivant le style de l'Etat : de saint Augustin à saint Thomas Encore une précision. Comment entendre les respon­ sabilités respectives de l’Église et de l’État dans l’applica­ tion de la peine de mort ? L’Église prend-elle la responsabilité immédiate de l’initiative, emploie-t-elle l’État comme un instrument, comme un outil, en vue de procurer directement son bien à elle et secondairement le bien de l’État ? L’Église 259. La réponse de Luther à la condamnation de Léon X n’établit vraiment qu’une chose, c’est que l’Église comme telle n’a pas à recourir à la peine de mort. Assertio omnium articulorum per bullam Leonis X novissimam damnatorum, déc. 1520, Opera, léna, 1566, t. II, p. 309 b. 260. Bullarium romanum, Turin, 1860, t. V, p. 752. 261. Denz., n° 774. 580 VI/4 - LA CHRÉTIENTÉ SACRALE se conrente-t-elle plutôt d’inviter, d’obliger même262 l’État à faire son devoir d’État chrétien médiéval - d’État composé constitutionnellement de chrétiens -, à agir de lui-même comme une cause principale sous sa responsa­ bilité propre, en vue de procurer directement son bien temporel à lui et secondairement le bien spirituel et supérieur de l’Église ? Dans le premier cas, il faudrait dire que le caractère antisocial, que revêtait au moyen âge toute hérésie, n’était que la condition sine qua non de sa répression par le bras séculier, le motif formel de cette répression étant le caractère directement antireligieux de l’hérésie. Dans le second cas, il faudrait dire que le carac­ tère antisocial de l’hérésie était le motif formel de la répression de l’hérésie par le bras séculier. Le recours au bras séculier, avons-nous dit, pourrait en théorie s’expliquer de plusieurs façons. En fait, il n’est pas toujours facile à l’historien de déclarer laquelle a prévalu. Pour trancher, il ne suffit pas, croyons-nous, de s’en tenir aux formules des documents officiels et des canonistes. Elles semblent parfois autoriser des solutions contraires263. 262. Les comtes, barons, recteurs, consuls devaient jurer d’appli­ quer dans la mesure de leur pouvoir les décrets ecclésiastiques et impériaux contre les hérétiques ; ceux qui manquaient à leur serment étaient privés de leur charge, excommuniés et l’interdit était jeté sur le pays : Décrétale Ad abolendam, dans les Décrétales, cap. K, De hae­ reticis, lib. V, tit. VII. Sous Boniface VHI les seigneurs temporels et leurs représentants qui s’opposent à l’évêque ou aux inquisiteurs sont frappés d’excommunication, et s’ils ne s’en font pas relever dans l’es­ pace d’une année, ils doivent être eux-mêmes considérés comme hérétiques, Sexte, cap. XVIII, De haereticis, lib. V, tit. II. 263. Par exemple Innocent IV approuve la constitution Inconsutilem punissant l’hérésie comme un crime d’État, perduellionis crimen·, c’est dire, pourrait-on croire, que l’État doit prendre luimême l’initiative de sévir contre elle. Cependant, Boniface VIII ne veut pas que le pouvoir temporel connaisse ni juge du crime d’hérésie qui est purement ecclésiastique, Sexte, cap. XVIII, De haereticis, lib. V, LE POUVOIR COERCITIF AU MOYEN ÂGE 581 Il faut aller au cœur des choses. Il faut examiner la manière elle-même dont on sévit contre l’hérésie. Si la répression se fait dans le style de l’Église, c’est-àdire conformément aux exigences profondes de l’Église, en sorte que l’usage des pénalités intrinsèquement tem­ porelles soit régi, modéré, transfiguré pour ainsi dire par l’influence du pur spirituel, et comme tiré et élevé en quelque manière à la loi du pur spirituel, alors l’Église agit comme cause principale et l’État n’est que son ins­ trument. Mais si la répression se fait dans le style de l’Etat, c’est-à-dire conformément aux exigences de l’État et de ses moyens lourds, en sorte que l’usage légitime des pénalités temporelles (nous ne parlons que de l’usage légitime) soit abandonné à la loi de gravitation qui entraîne le temporel, alors c’est l’État qui agit comme cause principale, et l’Église ne fait que le stimuler. Voilà semble-t-il la règle. Comment l’appliquer ? Nous dirions que, pour saint Augustin, le recours au bras séculier est conçu suivant le style de l’Église. L’État n’est que l’outil d’une cause directement religieuse et inditit. U; et, le 30 septembre 1486, Innocent VIII ordonne sous peine d’excommunication aux magistrats de Brescia d’exécuter la sentence prononcée contre des hérétiques par l’évêque du lieu et l’inquisiteur de Lombardie, tout en refusant à ces magistrats le droit préalable de contrôler les procès, car le crime d’hérésie est purement ecclésias­ tique, cum hujusmodi crimen haeresis sit mere ecclesiasticum, Bullarium Tomanum, Turin, 1860, t. V, p. 326: c’est dire, pourrait-on croire, que l’État n’est que le mandataire de l’Église. Il n’est pas difficile pourtant de lever la contradiction. C’est à l’Église seule qu’il appar­ tient de dénoncer l’hérésie, qui est en soi et abstraitement un « crimen mere ecclesiasticum ». Mais s’il est vrai qu'au moyen âge et historique­ ment route hérésie quelle quelle soit est crime d’État, « perduellionis crimen», il suffit que l’Église montre l’hérésie pour que l’État ait le devoir d’intervenir, non pas nécessairement comme mandataire de l’Église, mais de son propre chef et en son propre nom. 582 Vl/4 - LA CHRÉTIENTÉ SACRALE rectement séculière. Ses démarches doivent en consé­ quence refléter la modération et la sainteté des démarches de l’Eglise elle-même. Si le grand docteur réclame l'appui du bras séculier, il cherche en même temps à régler cette intervention par les lois d’une justice plus haute, plus clé­ mente que celle qui préside aux causes simplement tem­ porelles. Il craint que l’Etat n’agisse pas toujours avec l’élé­ vation, la sobriété, la charité requises, qu’il n’entre pas assez avant dans le désir spirituel de l'Eglise, qu’il ne finisse par la compromettre. Il veut qu’il s’abstienne d’ap­ pliquer la peine de mutilation et la peine de mort, qu’il épouse en quelque sorte l’horreur que l’Eglise éprouve à verser le sang. Au tribun Marcellin, alors occupé de juger les donatistes qui, s’étant saisis de deux prêtres catho­ liques, avaient tué le premier et mutilé le second en lui crevant un œil et en lui coupant un doigt, saint Augustin écrit, vers 412: «Je crains que ta Sublimité ne songe à frapper les coupables avec toute la sévérité des lois et à les traiter comme ils ont traité les autres. C’est pourquoi, au nom de la foi que tu as dans le Christ, et au nom de la miséricorde du Christ lui-même, je te conjure de ne pas faire ni permettre cela. Nous pourrions certes nous excu­ ser s’ils étaient mis à mort, puisqu’ils ont été dénoncés non par nous, mais par les magistrats chargés de veiller à la sécurité publique ; toutefois nous ne voulons pas de ce qui ressemblerait à la loi du talion pour venger les souf­ frances des serviteurs de Dieu. Ce n’est pas que nous nous opposions à ce qui doit ôter aux méchants la liberté du crime ; mais nous voulons qu’on y pourvoie sans leur ôter la vie ni les mutiler, ou bien en usant de la coercition légale qui les ramènera de leur agitation insensée au calme du bon sens, ou bien en les occupant à quelque travail utile qui les détournera de leurs entreprises pernicieuses. Ce serait là aussi une condamnation ; mais qui ne com­ prendrait qu’un état où l’audace du crime ne peut plus se LE POUVOIR COERCITIF AU MOYEN ÂGE 583 donner carrière, et où le temps du repentir n’est pas enlevé, doive s’appeler un bienfait plutôt qu’un sup­ plice?264» Dans le Contra Cresconium (vers 406), saint Augustin avait même déclaré « que cela ne plaît point aux bons, dans la Catholique, quand la répression d’un cou­ pable, fut-il hérétique, est poussée jusqu’à la peine de mort»265. Mais comment faut-il entendre ces textes, le dernier surtout ? Saint Augustin veut-il s’opposer absolu­ ment à la peine de mort? Non, puisque, vers 413, il reconnaît sa légitimité dans un texte du De civitate Dei, cité tout à l’heure. Veut-il du moins dénier à l’Eglise le droit d’autoriser en aucune circonstance l’usage du glaive ? Ce n’est pas ce qu’il dit, et on ne peut le lui prêter. Simplement, il ne veut pas qu’on use du glaive lorsqu’une autre punition peut suffire ; il n’estime pas que l’usage du glaive contre l’hérésie soit une sanction juste et propor­ tionnée en un temps comme le sien, où politiquement le monde chrétien n’est pas suffisamment formé ; il s’efforce, avant de la mettre au service de l’Eglise, de spiritualiser, autant que possible, l’action de l’État, de la résorber en quelque sorte dans celle même de l’Église ; surtout, il ne veut pas que l’État, s’il n’est que le mandataire de l’Église, la défende par le glaive. C’est alors, en effet, que vaudrait l’axiome : « Illud ab eo fit, cujus auctoritate fit. » Au moyen âge, la situation a changé. On n’est plus en présence d’un gouvernement favorisant le christianisme, mais sous lequel vivent, mêlés les uns aux autres, chré­ tiens et païens. La cité occidentale est maintenant com­ posée de chrétiens. Elle est chrétienne constitutionnelle­ ment. L’hérésie qui éclate au milieu d’elle est, beaucoup plus qu’aux âges précédents, un crime politique. L’État médiéval est dans la nécessité de se protéger contre elle ; 264. Epia. CXXXIII, n° 1. 265. Lib. III, n° 55. Α *1Π Π J! ίΠ Γ Ί ? I ΙΛ Ι i il ia A< A 584 VI/4 - LA CHRÉTIENTÉ SACRALE c’est le principe même de son existence quelle met en cause. S’il ne se résout pas à périr, il faut mobiliser les moyens de défense dont il dispose : ce sont des moyens lourds. Politiquement, et donc moralement, il est juste qu’il se défende. C’est même son devoir. Et l’Eglise qui, dans une mesure importante, dépend alors de lui quant aux conditions de son existence biologique, pourra au besoin lui rappeler ce devoir avec autorité. La répression de l’hérésie se fait alors dans le style de l’État, pour sauvegarder d’abord le bien de l’État, et secon­ dairement le bien, en soi plus précieux, de l’Église. La res­ ponsabilité en remonte donc directement à l’État, non à l’Église. L’Église est responsable d’avoir reconnu et approuvé, parmi les différents types possibles de statuts politiques chrétiens, un statut politique ayant pour fin de rassembler entre eux les seuls chrétiens Quifs et païens étant tenus à l’écart), dans lequel par conséquent l’hérésie, lors­ qu’elle surviendrait inopinément, allait apparaître comme un crime d’État266 ; mais qui osera dire que l’Église, à un moment donné de son existence historique, devait d’emblée 266. Plus exactement, il semble que l’Église ait eu, dans une cer­ taine mesure, la main forcée. Parlant des peines prévues dans le droit romain chrétien contre les hérétiques et les schismatiques, P. Constantin HOHENLOHE rappelle que la notion que l’on avait du délit religieux « doit être expliquée uniquement par les circonstances historiques. La grande réforme sociale qui devait aboutir à l'abolition de l’esclavage et à la refonte de la famille romaine n’était rendue pos­ sible que par l’éloignement des non-catholiques, car seuls les catho­ liques étaient préparés pour ces réformes profondes, seuls ils avaient appris à respecter les esclaves et à mener une vie de famille raison­ nable. Ces délits de religion, qui revêtaient une importance essen­ tielle par rapport à la réforme sociale d’alors, sont pour d’autres temps sans aucune espèce de signification... De plus, il ne faut jamais oublier que toutes les fautes commises dans la répression de ces délits religieux, notamment en ce qui concerne la cruauté des sanctions, retombent sur les empereurs, non sur l’Église. » Einjluss des Christentums aufdas Corpus Juris Civilis, Vienne, 1937, pp. 5-7. LE POUVOIR COERCITIF AU MOYEN ÂGE 585 refuser de reconnaître parmi les types légitimes de cités chrétiennes, une cité composée des fidèles seuls ? Qui osera dire que cette expérience ne pouvait être entreprise sans péché ? Et l’Eglise est responsable encore d’avoir reconnu la légitimité de la peine de mort pour châtier les crimes d’État ; mais ici encore, qui osera dire que l’Église a péché ? Elle a approuvé, en dehors d’elle, un régime politique où l’hérésie, crime politique, était punie de mort. Mais les clefs de la mort n’étaient pas dans ses mains. On n’a pas le droit de lui en faire porter la responsabilité à parler proprement. Celle-ci incombait, en vertu de la situation politique et his­ torique du moyen âge, au pouvoir séculier. C’était à lui de punir l’hérésie comme crime d’État quand l’Église l’avait, par l’excommunication, punie comme crime religieux. Et les choses étaient telles qu’au début, lorsqu’il tentait de se dérober, comme cela s’est vu plus d’une fois, il manquait à l’un de ses principaux devoirs, celui de veiller au bien com­ mun et au salut public. Au début, disons-nous, et aussi longtemps que les cités ne furent, de par leur constitution, composées que de fidèles : car plus tard, quand elles se virent dans la nécessité de rassembler politiquement en leur sein fidèles et non-fidèles, l’obligation morale de réprimer civilement l’hérésie tomba par le fait même. Ainsi donc, au temps de saint Thomas, l’État agit, ou du moins est tenu d’agir de son propre chef dans la répression de l’hérésie. Certaines précautions des cano­ nistes invitant la justice séculière, au moment de lui livrer un coupable, à demeurer en deçà de l’effusion de sang et de la peine de mort, pourraient donner à penser que le pouvoir ecclésiastique se considérait encore comme premièrement et principalement responsable du traitement infligé aux hérétiques267. Mais ce sont là des 267. « La formule par laquelle ils (les inquisiteurs) se débarras­ saient d’un hérétique impénitent ou relaps était ainsi conçue : Nous te 586 \Ί/4 - LA CHRÉTIENTÉ SACRALE formules d'un âge bien révolu. Dès Grégoire IX, beau­ coup plus tôt sans doute, la responsabilité effective du châtiment de l'hérésie a passé aux pouvoirs séculiers, et l’expression brachio saeculari relinquere doit être prise non point pour une fiction légale, encore moins pour une hypocrisie, mais entendue dans toute sa force. C’est aujourd’hui l’opinion de bien des théologiens268. Nous pensons que c’était l’opinion de saint Thomas lui-même, et que, à la différence de Suarez, rien dans ses écrits n’oblige de le ranger parmi ceux qui font porter à l’Église la responsabilité juridique de la peine de mort269. rejetons de notre for ecclésiastique et nous t'abandonnons ou te livrons au bras séculier. Cependant nous prions, et cela efficacement, la cour sécu­ lière de modérer sa sentence, de telle sorte qu 'elle évite à ton égard toute effusion de sang et tout péril de mort. Il est seulement fâcheux que les juges séculiers n’aient pu prendre cette formule à la lettre. S’ils se fus­ sent avisés de le faire, ils auraient été vite ramenés au sentiment de la réalité par l’excommunication. La clause des casuistes ne donnait le change à personne. » E. VaCANDARD, L'Inquisition, p. 214. 268. Cf. L. CHOUPIN, S. J., Valeur des décisions..., p. 525. Plusieurs de ces théologiens, et nous jugeons qu'ils ont raison, refusent, même à l’Église le droit de décréter (et à plus forte raison d’infliger par ellemême) la peine de mort. Ainsi Mgr DOUAIS, cité par L. Choupin, op. cit., p. 519: «La question n’est pas de savoir théoriquement si elle (l’Église) n’aurait pas pu être compétente, c’est-à-dire infliger la peine de mort. Que des théologiens et des canonistes en discutent, soit, qu’ils reconnaissent à l’Église ce pouvoir juridique, à l’exemple de Suarez, peu nous importe ; pure théorie et rien de plus. Pour moi, d’ailleurs, je ne le lui accorde pas... Mais qu’importe mon opinion? En réalité, l’Église n’a jamais admis la peine de mort dans son droit (c’est-à-dire dans son Corpus Juris). Elle l’a même résolument écar­ tée. » Même si l’on reconnaissait à l’Église le droit de punir de mort, il ne s’ensuivrait pas qu’en fait elle ait jamais exercé ce droit. Voir supra, p. 545. 269. Pour ce qui est de SUAREZ, il n’hésite pas à faire remonter jusqu’à l’Église la responsabilité de la mort des hérétiques. Cherchant qui peut leur infliger cette peine, il répond qu’un tel pouvoir réside dans le souverain pontife principalement, d’une manière éminente, comme en celui qui commande et donne l’impulsion ; puis dans le LE POUVOIR COERCITIF AU MOYEN ÂGE 587 Suite de la note 269 : prince temporel d’une manière prochaine, en subordination à la puis­ sance spirituelle, comme en celui qui exécute et reçoit l’impulsion. De fide, disp. 23, sect. 1, n° 7. Pourtant, ni Charles Quint ni Philippe II n’ont compris les choses de cette manière ! On a écrit sur l’inquisition établie en 1481 par les Rois Catholiques: «Bien diffé­ rente de l’inquisition en d’autres pays, elle avait un but à la fois poli­ tique et religieux. Elle visait l’étranger à travers l’hérétique. Par ce côté, elle est une institution essentiellement espagnole, et les juge­ ments qu’on a portés sur elle, pour rester équitables, doivent tenir compte de ce double rôle. Aussi fut-elle toujours populaire auprès des Espagnols, qui lui savaient gré de sauvegarder, à tout prix, la pureté de la race avec la pureté de la foi. Suspecte aux papes, elle était chère aux rois, dont elle servait les desseins politiques, en même temps quelle défendait les intérêts religieux. Elle était à la fois la gardienne jalouse de l’orthodoxie et de la nationalité. » J.-H. MARIÉJOL, L'Espagne, dans ['Histoire générale de E. Lavisse et A. Rambaud, Paris, 1894, t. IV, p. 332. Nous pensons que la répression de l’hérésie revê­ tit non seulement en Espagne, mais partout ailleurs un caractère -politique». Pourtant, il est certain que nulle part autant qu’en Espagne, elle n’offrit le caractère d’une entreprise d’« épuration natio­ nale ». On a beaucoup discuté sur la nature de l’inquisition espagnole. Du fait que la sentence de mort n’était stipulée que par le tribunal royal, et que les biens des condamnés étaient confisqués au profit de la chambre royale, Joseph de MAISTRE soutient que « le tribunal de l’inquisition est purement royal ». Première lettre à un gentilhomme russe sur l’inquisition espagnole. L. PASTOR proteste contre cette manière de voir. II rappelle qu’« aucun pape n’a condamné l’inquisition espagnole comme Inquisition », que « beaucoup, au contraire, ont élevé la voix en sa faveur », que sa pratique de livrer les condamnés au bras séculier prouve quelle était aussi un tribunal reli­ gieux; il conclut que l'inquisition espagnole apparaît «comme une institution mixte, dans laquelle le caractère religieux conserve une prédominance marquée». Histoire des papes, trad, franç., t. IV, pp. 369-376. La vérité ne semble pas difficile à reconnaître. L’Inquisition espagnole ne diffère pas quant à son essence de l’inquisition médiévale. L’Église est responsable de la première dans la mesure seulement où elle est responsable de la seconde. Mais le fonc­ tionnement de la première prit tout de suite un caractère particulier. Après qu’on eut contraint les Juifs au baptême, les Rois Catholiques 588 ΧΠ/4 - LA CHRÉTIENTÉ SACRALE Suite de la note 269 : ·■· r v ix r V ! s ui iws I i ML·· ti n s’aperçurent que les Faux convertis faisaient courir les plus grands périls à la nation espagnole et à la religion catholique. Pour remédier à cette situation, ils obtinrent de Sixte IV, le 1“ novembre 1478, l’au­ torisation d’instituer en Espagne l’inquisition. Son rôle fut très vite aggravé par la passion nationaliste. Dès le 29 janvier 1482, Sixte IV lui-même doit commencer de protester contre les agissements des inquisiteurs. Le 2 août 1482, le pape promulgue un autre bref qui se termine par ces mots : « La charité seule nous faisant ressembler au Seigneur Dieu, nous prions et adjurons le Roi et la Reine, au nom de l’amour de Jésus-Christ, d’imiter Celui dont le propre est d’avoir tou­ jours pitié et d’être toujours indulgent. » Cf. PASTOR, loc. cit. Dans Les grands cimetières sous la lune, Paris, 1938, p. 112, Georges BERNANOS écrit : « Il est aisé de dire aujourd’hui que la Sainte Inquisition n’était qu’une organisation politique au service des rois d’Espagne, mais le plus effronté bien-pensant m’accordera que les contemporains ne s’en sont jamais douté. Si j’avais, au XVIe siècle, soutenu cette thèse à l’illustre Université de Salamanque, par exemple, on m’eût traité d’esprit dangereux, et peut-être brûlé.» Nous disons, pour nous, que la Sainte Inquisition était un tribunal religieux - hélas, trop à la dévotion des pouvoirs politiques - jugeant en matière d’orthodoxie, et abandonnant les coupables au bras sécu­ lier, dont les agissements n’étaient pas toujours conformes à la doc­ trine de saint Thomas ni de l’Église, notamment sur la question de la liberté de la conversion. Il se peut que, pour soutenir cette thèse à Salamanque, au XVIe siècle, on eût été condamné par les théologiens du roi et exécuté par ses officiers. Mais le plus humble des catho­ liques doit pouvoir donner un sens à I Jean, III, 8-10, et savoir distin­ guer l’Église de ceux qui l’exploitent ou la trahissent, fut-ce comme Torquemada par zèle fanatique et par fureur antisémite. (« C’est peutêtre Prescott qui approche le plus de la vérité quand il écrit : Le zèle de Torquemada était d'un caractère si extraordinaire qu’il pourrait presque s’abriter sous l’appellation de folie. Llorente estime le nombre des victimes de Torquemada à 8.800 brûlés, 6.500 brûlés en effigie, et 90.000 soumis à des punitions diverses. » Rafael SABATINI, Torquemada et l'inquisition espagnole, Paris, 1937, p. 351.) L’artifice de MONTESQUIEU, dans sa « Très humble remontrance aux inquisiteurs d’Espagne et de Portugal », au chapitre XIII du livre XXV de VEsprit des Lois, consiste à isoler des circonstances poli­ tiques qui en définiraient la nature une sentence des inquisiteurs de Portugal, pour la rendre plus odieuse et pour en faire retomber la tes- LE POUVOIR COERCITIF AU MOYEN ÂGE 589 En résumé, tant que les peines sont modérées et conservent en quelque sorte le caractère d’une correction paternelle, c’est l’indice que l’Église porte elle-même la responsabilité du châtiment de l’hérésie, pour ne laisser à l’État qu’un simple office de mandataire. Mais quand les ponsabilité sur l’Église. Il fait dire par un Juif : « Vous nous faites mou­ rir, nous qui ne croyons que ce que vous croyez, parce que nous ne croyons pas tout ce que vous croyez. Nous suivons une religion que vous savez vous-mêmes avoir été autrefois chérie de Dieu ; nous pensons que Dieu l’aime encore, et vous pensez qu’il ne l’aime plus ; et, parce que vous jugez ainsi, vous faites passer par le fer et par le feu ceux qui sont dans cette erreur si pardonnable de croire que Dieu aime encore ce qu’il a aimé [...]. Le caractère de la vérité, c’est son triomphe sur les cœurs et les esprits, et non pas cette impuissance que vous avouez, lorsque vous voulez la faire recevoir par des supplices. » La réponse de Joseph de MAISTRE, dans sa Seconde lettre à un gentilhomme russe sur l’inquisition espagnole, consistera au contraire à replonger le fait dans son contexte historique pour distribuer plus équitablement les responsabilités : «Une jeune fille innocente, brûlée dans une grande capitale de l’Europe, sans autre crime que celui de croire à sa religion, serait un forfait national si horrible, qu’il suffirait pour flétrir un peuple et peut-être un siècle entier. Heureusement cette supposition est une calomnie absurde, déshonorante seulement pour celui qui se l’est permise [...]. En Espagne et en Portugal, comme ailleurs, on laisse tranquille tout homme qui se tient tranquille ; quant à l’impru­ dent qui dogmatise, ou qui trouble l’ordre public, il ne peut se plaindre que de lui-même » ; il tombe sous le coup de la loi : «Prenez-vous-en à l’autorité civile!» Est-il question des Juifs, nous l’avons dit plus haut, jamais l’Église comme telle n’a couvert de son autorité les traitements iniques que les gouvernements d’Espagne et de Portugal (et d’ailleurs !) leur ont fait subir. Elle a, au contraire, désavoué, par son enseignement constant et officiel, certains canons des conciles nationaux de Tolède où la liberté de la conversion était méconnue. Torquemada, protégé par le pouvoir royal, entrera en conflit avec le saint siège. Cf. Rafael Sabatini, op. cit., p. 342. Notons encore une équivoque de Montesquieu : si Dieu continue d’aimer les Juifs à cause de leurs pères (Rom., XI, 28-29), il ne peut aimer qu’ils méconnaissent le Messie, qu’ils persistent à préférer la promesse à l’accomplissement. 590 VI/4 - LA CHRÉTIENTÉ SACRALE sanctions se font plus lourdes, plus terribles, c’est l’indice que l’État est devenu effectivement, quelles que soient les formules de la jurisprudence, l’agent principal de la répression, et qu’il a pris l’engagement de la conduire selon ses propres méthodes : de ce point de vue, il est significatif de noter que c’est Frédéric II qui a légalisé contre les hérétiques l’usage de la peine de mort et du bûcher. Même s’il fallait admettre avec Suarez, chose qui nous paraît inexacte, que l’Eglise ait eu le rôle d’agent princi­ pal, dans l’application de la peine de mort, il resterait acquis, d’après tout ce que nous avons dit antérieure­ ment, quelle n'a sévi qu’en raison de la situation poli­ tique particulière au moyen âge (et désormais complète­ ment révolue si le blé et l’ivraie, sans pourtant se confondre, en se différenciant même de plus en plus à mesure qu’ils croissent, doivent demeurer mélangés jus­ qu’au temps de la grande moisson), situation politique qui, dans la supposition de Suarez, aurait joué le rôle non pas comme nous l’estimons de « motif formel » mais du moins de « condition sine qua non » de l’intervention de l’Église. Mais FÉglise se serait alors chargée, il fau­ drait le reconnaître, de procédés de répression très lourds. Trop lourds, à notre avis du moins, pour que sa sainteté n’en fut pas ternie. D’ailleurs l’État, qui n’aurait fonctionné qu’à la façon d’un instrument, ne pourrait rien prendre sur lui-même de cette responsabilité. Il nous resterait donc à l’attribuer non aux péchés de l’Église (l’Église n’a pas de péchés, elle a des pécheurs qui tiennent à elle par ce qui subsiste encore en eux de juste et de saint), mais aux péchés de ses représentants, aux péchés de la hiérarchie. L'Église, en la personne de ses papes, dit quelque part Vacandard : l’expression est juste, mais elle peut être équivoque ; car les papes ne représen­ tent pas le Christ, ils ne sont pas l’Église, dans celles de LE POUVOIR COERCITIF AU MOYEN ÂGE 591 leurs démarches qui seraient répréhensibles au regard de Dieu, ou manifestement entachées d’erreur et d’injus­ tice2 °. Pourtant, grâces à Dieu, nous n’avons pas besoin de recourir à cette solution extrême. Faisons-le remarquer ici. L’attitude du pape et des évêques nous paraît différente dans le cas d’une condam­ nation juridique à la peine de mort pour l’hérésie, et dans le cas de la guerre sainte, de la croisade contre les hérétiques ou les musulmans. Dans le premier cas, les tribunaux ecclésiastiques livrent le coupable au bras séculier. Dans le second cas, nous verrons le pape ou son légat diriger positivement les opérations de la croisade. C’est pourquoi nous faisons retomber sur le pouvoir séculier la responsabilité du châtiment juridique de l’hé­ résie. Pour les croisades contre les hérétiques et les musulmans, nous ne nous contenterons pas de cette solution ; nous en ferons remonter éventuellement la res­ ponsabilité au légat et jusqu’au pape, considéré il est vrai non pas comme chef de l’Eglise, mais comme tuteur de la chrétienté. Si les faits l’exigeaient, rien ne nous empê­ cherait, du point de vue théologique, de recourir à cette dernière solution pour expliquer la punition juridique de l’hérésie : le pouvoir séculier serait alors la cause instru­ mentale du pape, comme le veut Suarez, mais du pape considéré comme tuteur de la chrétienté, et non comme vicaire du Christ. Encore une fois, notre préoccupation n’est pas ici avant tout de circonscrire les faits à la manière d’un historien, mais de dégager l’explication théologique qu’ils doivent recevoir quand on les regarde à la lumière de l’évolution subséquente de la doctrine théologique. 270. Et c’est l’État, non l’Église, qu’ils représentaient, lorsqu’ils agissaient au titre de princes temporels ou de tuteurs de la chrétienté. 592 Vl/4 - LA CHRÉTIENTÉ SACRALE 6. Rapports dissemblables de l'empire païen au chris­ tianisme et de la chrétienté médiévale à l'hérésie Si 1 on nous objecte maintenant que le christianisme avait autrefois renversé la cité païenne comme l’hérésie au moyen âge renversait la cité chrétienne, qu’en consé­ quence, d’après nos principes, l’État païen avait le droit de persécuter les chrétiens, nous répondrons qu’en effet, du point de vue d'un pur empirisme politique, la situation paraît se présenter ici et là sous des traits pareils, et que, une fois admise la légitimité d’un État païen par essence et constitutionnellement, il faut bien lui concéder le droit de punir les chrétiens comme coupables du crime de lèse-majesté21 : tous les persécuteurs n’étaient point possédés par l’esprit de haine et plusieurs sans doute ont dû ressembler à ce proconsul qui avertissait Cyprien de songer à sa vie et auquel le saint martyr répondait serei­ nement : « Fais ce qui t’a été ordonné. » Mais l'erreur serait précisément d'en rester à cet empirisme. Prenons-y garde, le débat qui nous occupe ici n’est pas uniquement ni même directement religieux', il ne consiste pas à demander si l’hérésie médiévale avait, contre le christia­ nisme, les droits du christianisme contre le paganisme antique : la réponse est claire, mais elle laisse intact le point de savoir si le recours à la peine de mort doit être apprécié identiquement lorsqu’il a joué contre les pre271. * La terminologie juridique des Romains ne contenait aucune désignation correspondant à l’apostasie de la religion natio­ nale. L’expression crimen laesae romanae religionis, qui se rencontre une fois sous la plume de Tertullien, caractériserait bien ce dont il s’agit, mais elle n’était pas en usage. Le crimen laesae majestatis, était, au contraire, bien défini par les lois. Au temps où nous sommes et dans les conditions où le problème se posait, il n’y avait pas loin de l’un à l’autre... Dans la pratique, les chrétiens étaient dénoncés, recherchés, jugés, condamnés comme chrétiens. » L. DUCHESNE, Histoire ancienne de l’Église, Paris, 1906, t. I, p. 109. LE POUVOIR COERCITIF AU MOYEN AGE 593 miers chrétiens ou contre les premiers hérétiques. C’est un débat directement politique et indirectement religieux; il consiste, d’une manière précise, à demander si l’empire païen pouvait se défendre contre les chrétiens aussi légitimement que le moyen âge contre les héré­ tiques: il faut s’inquiéter de savoir, dit saint Augustin dans un texte déjà rapporté, non pas si quelqu’un est contraint, mais au nom de quoi il est contraint, si c’est au nom du bien ou du mal, du juste ou de l’injuste. Voilà donc posée toute la question de la légitimité de l'em­ pire païen. Nous répondrons que cet empire était politi­ quement légitime pour autant qu’il assurait, sans doute à travers d’innombrables déficiences, un certain bien com­ mun, un certain ordre politique authentique : en ce sens saint Paul pouvait écrire aux Romains eux-mêmes qu’« il n’y a point d’autorité qui ne soit de Dieu », que « celles qui existent sont établies par Dieu », que « celui qui résiste à l’autorité résiste à l’ordre voulu de Dieu », quelle est « le ministre de Dieu en vue du bien », qu’il est nécessaire de se soumettre à elle « non seulement à cause du châtiment, mais aussi pour un motif de conscience» (XIII, 1-7). Or, cet ordre politique authen­ tique, les premiers chrétiens n’avaient nulle intention de le renverser, ils s’efforçaient au contraire de le respecter, comme le font remarquer les premiers apologistes, et ils le sauvegardèrent autant qu’il leur fut possible, quand leur accroissement numérique entraîna la fondation d’un régime politique nouveau. Mais, ajouterons-nous aussi­ tôt, l’empire païen était politiquement illégitime pour autant qu’il protégeait le paganisme contre le christia­ nisme et conditionnait politiquement et constitutionnel­ lement l’existence d’une des pires aberrations religieuses : en ce sens, saint Jean le comparait à la Bête sortant de la mer qui blasphème contre Dieu, guerroie contre les saints, et commande à la terre entière (Apoc., XIII, 1-8). Rflh . 594 VI/4 - LA CHRÉTIENTÉ SACRALE Ainsi, du point de vue d'une politique qui veut dépasser l'empirisme, d'une politique large et intégrale, les édits de persécution apparaissent injustes et la conduite des empe­ reurs monstrueuse. Il est impossible de parler dans les mêmes termes de la société médiévale. Le statut quelle s'était donné conditionnait politiquement l’existence du christianisme, et non pas d'une aberration religieuse. L’hérésie en le renversant n’avait ni l’intention ni le pou­ voir de le remplacer par quelque autre statut de politique chrétienne. Si, en ruinant la chrétienté médiévale elle a préparé la chrétienté future, la chrétienté de demain, ce n’est pas d’une manière directe et constructive, mais indirectement et comme à l’aveugle. Politiquement, elle se présentait comme le contraire d’un mouvement légi­ time. L’Etat pouvait sans injustice sévir contre elle. On a toujours raison d’opposer l’indignité des chré­ tiens à la dignité du christianisme, la conduite de tant de « princes chrétiens », de « rois catholiques » aux exigences du catholicisme ; mais on parlerait avec une grande légè­ reté si l’on accusait l’Eglise elle-même d’être devenue d’injustement persécutée injuste persécutrice, et si on lui reprochait d’avoir ordonné aux princes chrétiens ce quelle blâmait chez les empereurs païens. c) La torture et la cruauté au moyen âge Résumons ce que nous avons dit sur la répression médiévale de l’hérésie. Tout d’abord, les lois du Corpus Juris, qui ne mentionnent nulle part la peine de mort et ne stipulent la remise au bras séculier que pour d’autres peines, telles la confiscation des biens et la prison, nous apparaissent comme exemptes de tout reproche. La juris­ prudence elle-même de ces papes qui, à partir de Grégoire IX, approuvent la puissance séculière d'avoir décrété spontanément la peine de mort contre les héré- LE POUVOIR COERCITIF AU MOYEN AGE 595 tiques, et qui vont jusqu’à lui rappeler le devoir quelle s’est fait de l’exercer, aussi longtemps du moins que cette jurisprudence revêt pour la société médiévale le caractère d’une authentique mesure de salut public, nous apparaît elle aussi comme justifiable, pour peu qu’on ait souci d’observer la première règle de l’histoire qui est de repla­ cer les événements dans leur contexte historique. Mais qu’allons-nous dire de la jurisprudence de ces mêmes papes lorsqu’elle sanctionne l’usage que font les tribu­ naux civils de procédés aussi barbares que la peine du feu et la torture? Serons-nous obligés de la justifier? Ici la question devient plus complexe. 1. Moyen âge et temps modernes Sans vouloir porter un jugement d’ensemble sur la moralité du moyen âge272 pour la comparer à celle d’autres époques, nous avons d’abord à constater un fait. 272. Dom A. WlLMART écrit à ce propos : « Nous ne nions pas la rudesse des mœurs, ni l’ignorance, ni les excès et les aberrations de route espèce. Quel homme, quel chrétien peut s’étonner des mauvais instincts de la nature humaine, même sanctifiée par le baptême, même quand la loi qui résulte du baptême est admise comme telle ? Mais, s’il était question de tracer un tableau complet et impartial de la religion du moyen âge - et qui aura assez de science pour mener à bien ce travail, qui se sentira capable de sonder les reins et les cœurs ? - il faudrait sans doute distinguer à l’infini et, de plus, nourrir une ardente sympathie pour les personnes, sinon pour les choses. Il reste vrai, pour quiconque a seulement tâché d’étudier ainsi une partie de ce sujet, que les âges de foi méritent amplement leur titre et qu’ils ont été guidés par un idéal religieux très élevé ; que, dans l’ensemble, les âmes y ont été vigoureuses et généreuses, en des conditions sociales le plus souvent misérables, et que beaucoup qui nous sont bien connues ont fait resplendir une exquise pureté ; que la sainteté enfin, l’authen­ tique et incontestable sainteté chrétienne, née de l’Évangile, a flori abondamment en ces temps troublés. Les diatribes passionnées ne changeront pas ces conclusions. » Auteurs spirituels et textes dévots du moyen âge latin, Paris, 1932, p. 57, note 2. 596 VI/4 - LA CHRÉTIENTÉ SACRAI.E A côté de traits dont la noblesse, l’élévation, la délica­ tesse nous jettent dans une admiration sans cesse renais­ sante, le moyen âge nous présente, par exemple dans sa manière de sévir contre les désordres et dans ses mœurs pénales, des traits de brutalité, de cruauté, de barbarie qui nous déconcertent, révoltent notre sensibilité et pro­ voquent notre indignation2 3. Et nous avons raison de 273. Comment cette barbarie dans les mœurs pénales a-t-elle pu s’allier à tant de douceur dans les sentiments ? Que l’on songe, par exemple, à la merveilleuse tendresse humaine qui illumine les tableaux des primitifs français du XVe siècle. A la même époque, dans le même peuple, on usait du chevalet et de l’estrapade. On pourrait en chercher la raison dans le fait peut-être qu’aux âges de forte vitalité la passion se manifeste avec la même intensité sous ses formes extrêmes et opposées comme la douceur ou la cruauté, parfois dans le même homme. Ou peut-être dans le fait que le christianisme, qui n avait pas encore eu le temps de descendre et de se propager dans certaines régions inférieures de l’âme collective, était reçu avec d’au­ tant plus de ferveur, de pureté, de totalité, dans les régions supé­ rieures de cette même âme collective, représentées par les contempla­ tifs et les artistes. Gustave SCHNÜRER relève la présence de ces contra­ dictions surtout au XVe siècle et il ajoute : « Ces dissonances tranchent nettement avec la mesure et l’équilibre qui caractérisent l’idéal d’humanité du moyen âge à son apogée. Il faudrait chercher leur explication surtout dans le fait que le peuple manquait de direc­ tion et que ses bons comme ses mauvais instincts n’étaient pas suffi­ samment tenus en bride. » L’Église et la civilisation au moyen âge, trad. Castella, t. Ill, p. 372. Voir aussi Paul ROUSSET, Les origines et les caractères de la première croisade, Neuchâtel, 1945, p. 192: «Faut-il dire, avec Huizinga, que les hommes du moyen âge sont des géants à tête d’enfant ? Ou bien, plutôt, ne faut-il pas dire que de ce peupleenfant sont nés des géants, des hommes qui ont su, en se dégageant de l’ordinaire condition, accéder à une culture et à une spiritualité d’une grande pureté ? » Ce même auteur, p. 170, souligne le décalage, voire l’opposition existant au moyen âge entre la pensée commune et les consignes de l’Église et l’enseignement des théologiens. « La pen­ sée commune, parce quelle est commune, représente le courant, les idées du grand nombre, et les théologiens, qui rappellent les grandes vérités de la raison et de la foi, représentent le contre-courant. La LE POUVOIR COERCITIF AU MOYEN ÂGE 597 nous indigner, mais cela ne signifie pas que notre conscience moderne soit nécessairement, au total et sous le regard des anges, plus généreuse, plus spirituelle, plus sainte, plus héroïque que la conscience médiévale, quelle soit meilleure intensivement ; cela signifie que le christia­ nisme ayant continué de faire sourdement son œuvre, un certain progrès culturel a été acquis, que la conscience moderne est plus avertie de certains de ses devoirs, quelle est devenue meilleure extensivement, pour autant du moins quelle n’a pas ailleurs perdu du terrain. Quoi qu’il en soit, cet esprit de violence, ce reste d’inhu­ manité que l’Evangile n’a pas encore eu le temps de dis­ soudre, et aussi ce choc en retour de la barbarie traquée par le christianisme, assombrissent tout un côté de l’his­ toire du moyen âge et finissent par imprimer, même sur les institutions et les entreprises les plus légitimes, un caractère d’horreur, qui hante nos imaginations modernes, et qui demeure pour elles inséparablement attaché au seul mot d’inquisition. 2. Condamnation de la torture par Nicolas Ier ; sa reviviscence D’où vient l’usage de la torture dans les tribunaux du moyen âge ? Elle « avait laissé un trop douloureux souve­ nir dans l’esprit des chrétiens des premiers siècles pour qu’ils eussent songé à l’employer dans leurs propres tri­ bunaux. A l’exception des Wisigoths, les barbares qui fondèrent les États de l’Europe ignorèrent ce brutal moyen d’enquête judiciaire. Tout au plus recourait-on à la flagellation qui, selon saint Augustin, avait un carac­ tère paternel et familial »274. En 866, dans ses Responsa pensée des théologiens a été souvent étudiée, tandis que l’étude de la pensée commune a été négligée. » 274. E. Vacandard, L’Inquisition, p. 175. 598 VI/4 - LA CHRÉTIENTÉ SACRALE ad consulta Bulgarorum, le pape Nicolas Ier s’empare de l’occasion qui lui est offerte de condamner formellement l’usage de la torture, même dans les tribunaux civils. Il la déclare contraire tant à la loi divine qu’à la loi humaine2 T On voit dans quel sens s’exerce, dès le prin­ cipe, l’influence de l’Eglise. 275. « Vous dites que chez vous, lorsqu'un voleur ou un brigand a été saisi et qu’il nie ce qui lui est imputé, le juge le frappe de coups à la tête et le pique aux flancs de pointes de feu jusqu’à ce qu’il confesse la vérité. Mais ni la loi divine ni la loi humaine ne peuvent admettre en aucune manière cet usage, quam rem nec divina lex, nec humana, prorsus admittit. Car l’aveu doit être spontané ; il ne doit pas être extorqué par la violence, mais proféré volontairement. Et puis si, après avoir usé de tous ces tourments, vous ne parvenez pas à décou­ vrir la moindre de ces choses que vous reprochez au patient, n’en avez-vous pas de honte, et ne voyez-vous pas vous-mêmes combien vous jugez avec impiété ? Si au contraire, vaincu par la douleur, l’in­ culpe se déclare coupable d’un crime qu’il n’a pas commis, sur qui, je le demande, retombe l’opprobre d’une si grande iniquité, sinon sur celui qui a forcé le malheureux à mentir ? Il peut bien parler, mais non pas avouer, celui qui profère de bouche ce qu’il ne tient pas de cœur. Rejetez donc ces usages, et condamnez de fond en comble ce que vous avez fait jusqu’ici par ignorance. » P. L., t. CXIX, col. 1010, n° 86. Le pape veut que le coupable soit condamné sur la déposition de trois témoins et qu’il soit relâché quand il ne peut être convaincu de crime et qu’il atteste son innocence sur ΓÉvangile. Cette doctrine de Nicolas Ier marque une avance de l’Église sur les ténèbres païennes. Le monde antique s’était familiarisé avec l’idée de la torture, il la considérait comme un mal nécessaire, inséparable de l’appareil judi­ ciaire. Tellement que saint AUGUSTIN ne fera que gémir à ce propos sur la misère de la justice humaine : « Un juge torture un accusé de peur de faire mourir par ignorance un innocent ; et cette malheureuse ignorance tue l’innocent qu elle a torturé, alors qu’elle ne l’avait tor­ turé que par crainte de faire périr un innocent... Voilà donc un inno­ cent, que le juge pour éclairer son ignorance met à la torture, et qu’il tue par ignorance ! Au milieu de ces ténèbres de la vie sociale, un juge qui est sage va-t-il monter ou non sur le tribunal ? Il y montera sans doute: c’est un devoir que lui impose, auquel l’entraîne, la société humaine qu’il ne croit pas pouvoir déserter sans crime... Ce juge ne regarde pas comme des fautes des maux si nombreux et si grands, car LE POUVOIR COERCITIF AU MOYEN ÂGE 599 Cependant, l’esprit païen faisait la guerre. Il n’était pas mort dans tous les cœurs. Il s’efforçait de reparaître à la lumière. Il pénétrait dans les mœurs. Il remontait jusque dans les institutions temporelles et même spiri­ tuelles. C’est ainsi que les ordalies, accréditées chez les Germains, passèrent peu à peu dans les tribunaux civils et même dans bien des tribunaux ecclésiastiques particu­ liers26. La peine du feu, en faveur elle aussi dans les pays allemands, fut infligée d’abord aux hérétiques par la sur­ excitation des foules, avant d’être légalisée par Frédéric II277 ; et quand les papes approuvèrent les mesures prises par cet empereur contre l’hérésie, c’est pratiquement la peine du feu qu’ils se trouvèrent approuver. La torture avait été condamnée par l’Eglise, mais sous l’influence des légistes et de l’ancien droit romain, elle envahissait les tribunaux civils au moment même où les papes avaient raison des ordalies. On l’infli­ gea d’abord aux voleurs et aux brigands. Puis, avec Innocent IV, les papes finirent par ratifier son emploi par le bras séculier contre les hérétiques2 '8. ce n’est pas la malice de sa volonté qui les cause, c’est la fatalité de son ignorance, et c’est la nécessité de l’activité judiciaire, exigée par la société humaine. C’est donc ici misère de l’homme, et non malignité du juge. » De civitate Dei, lib. XIX, cap. VI. 276. Les papes non seulement refusèrent de les prendre à leur compte, ils cherchèrent à les écarter des tribunaux ecclésiastiques, et purent enfin les condamner sans réserve et efficacement. A. MICHEL, « Ordalies », Diet, de théol. cath., t. XI, Irc partie, col. 1147. 277. E. VACANDARD, L’Inquisition, pp. 76 et 129. 278. La 25e loi de la bulle Ad extirpanda, du 15 mai 1252, pour la Lombardie, la Romagne, la marche de Trévise, stipule que le pouvoir séculier est tenu de forcer les hérétiques, en deçà de la mutilation et du péril de mort, à dénoncer leurs complices, comme c’est l’usage de le faire pour les voleurs et les brigands. Bullarium romanum, Turin, 1858, t. III, p. 556. Au sujet de la torture, VACANDARD, dans son livre sur L'Inquisition rappelle certaines précisions : 1° elle devait res­ ter en deçà de la mutilation et de la peine de mort, p. 179 ; 2° elle ne 600 VI/4 - LA CHRÉTIENTÉ SACRALE Plus généralement, c’est la barbarie des mœurs et de tous les codes pénaux de l’époque qui nous soulève le cœur Λ On résumerait peut-être assez bien l’état des devait pas dépasser une demi-heure, p. 185 ; 3° l’aveu quelle provo­ quait immédiatement n’avait aucune valeur légale ; celui qui suivait comptait seul au regard de la justice, p. 187 ; 4° elle ne pouvait être infligée que si l’on avait de graves soupçons contre l’accusé ; on consi­ dérait comme une iniquité, une violation des lois divines et humaines de l’appliquer à la légère, p. 184, note 4 ; 5° Clément V, au concile de Vienne, 1311-1312, exige que, pour livrer les hérétiques à la torture, tormentis exponere illos, il y ait accord entre l’inquisiteur et l’évêque diocésain, p. 186, note 2 ; cf. Clémentines, cap. I, De haereticis, lib. V, tit. Ill ; 6° enfin, « les canons de l’Église interdisaient... aux clercs de prendre pan à ces exécutions, de sorte que l’inquisiteur qui, par une curiosité malsaine ou même pour un motif louable, aurait accompa­ gné la victime dans la chambre de torture, contractait une irrégularité dont il avait besoin d’être relevé pour pouvoir reprendre ses fonc­ tions. Les tribunaux se plaignirent sans doute des complications de procédure qu’entraînait une telle division du travail dans l’interroga­ toire des accusés... Le 27 avril 1260, Alexandre IV donna aux inquisi­ teurs et à leurs socii le pouvoir de se relever mutuellement de tous les cas d’irrégularité qu’ils pourraient encourir. Cette permission, renou­ velée par Urbain IV, le 4 août 1262, fut considérée comme une auto­ risation de prendre part aux interrogatoires qui comprenaient l’em­ ploi des moyens violents. L’inquisiteur n’hésita plus, dès lors, à paraître en personne dans la chambre de torture », pp. 183-184. Mais a tort lorsqu’il écrit, p. 187, que la torture était « administrée par le tribunal de l’inquisition ». 279. Pour comprendre la sévérité avec laquelle on poursuit l’héré­ sie, écrit lui-même Henri Charles Lea, « nous devons nous figurer un état de civilisation à bien des égards différent du nôtre. Les passions étaient plus fortes, les convictions plus ardentes, les vices et les vertus plus en relief. L’époque elle-même, d’ailleurs, était cruelle sans remords... Nous n’avons qu’à considérer les atrocités de la législation criminelle au moyen âge pour voir combien les hommes d’alors man­ quaient du sentiment de la pitié. Rouer, jeter dans un chaudron d’eau bouillante, brûler vif, enterrer vif, écorcher vif, écarteler, tels étaient les procédés ordinaires par lesquels le criminaliste de ces temps-là s’ef­ forçait d’empêcher le retour des crimes, en effrayant par d’épouvan­ tables exemples des populations assez dures à émouvoir. » Cité par LE POUVOIR COERCITIF AU MOYEN ÂGE 601 choses en disant que l’appareil judiciaire tout entier, dont il faut confesser sans hésiter qu’il était dans l’en­ semble plus utile que nuisible, plus salutaire que funeste, était cependant vicié, dans les tribunaux civils et, par contre-coup, même dans bien des tribunaux ecclésias­ tiques, par des pratiques trop cruelles pour n’être pas injustes, inhumaines et profondément regrettables. 3. Jugement sur remploi de la torture Doit-on juger de la torture comme on juge de la peine de mort ? Non certes, si la peine de mort peut être légitime et si, au contraire, comme nous le croyons avec le pape Nicolas Ier, la torture ne peut être justifiée ni par les lois divines ni par les lois humaines. Mais alors, comment l’historien de l’Eglise devra-t-il apprécier la conduite de ces papes qui ont approuvé le pouvoir séculier lorsque, pour forcer les hérétiques à dénoncer leurs complices, il usait de la torture280 ? Deux jugements seront possibles. L’Inquisition, p. 271. La citation, continuée dans la note, donne des exemples effrayants de la barbarie des codes pénaux, tant en Angleterre qu’en Espagne, et en Allemagne qu’en Italie. 280. Tel était, nous venons de le dire, le sens de la 25e « loi » de la bulle Ad extirpanda d’Innocent IV. Ces « lois » ne figurent pas dans le Corpus Juris Canonici et c’est pourquoi nous pouvons les considérer comme relevant non de la législation constante de l’Église, mais de la jurisprudence d’un ou de plusieurs papes. D’autre part, nous avons vu Clément V et le concile de Vienne prendre, par rapport à la torture, des dispositions codifiées ensuite dans les Clémentines. Mais, à cette époque, l’usage de la torture est partout accrédité, et le concile a pour fin immédiate non pas d’en favoriser mais au contraire d'en res­ treindre l’application, puisqu’il intervient pour défendre quelle soit autorisée sans l’accord simultané de l’évêque et de l’inquisiteur. En exigeant cet accord dans les procès de quelque importance, en finis­ sant par annuler les sentences graves auxquelles les évêques n’auraient pas pris part, « les papes témoignaient qu’ils avaient à cœur d’entou­ rer es sentences de l’inquisition de toutes les garanties possibles VACANDARD, 602 VI/4 - LA CHRÉTIENTÉ SACRALE Ou bien une étude attentive de l’époque révélera que l'emploi de la torture par les tribunaux civils (quelle soit infligée à des condamnés de droit commun ou à des hérétiques, cela ne change rien aux données du pro­ blème, l’hérésie étant au moyen âge considérée comme crime d’État) était entré si avant dans les mœurs, était devenu si commun et si « naturel », qu’il eût été prati­ quement impossible de prétendre recourir aux pouvoirs séculiers en leur défendant d'en user ; en conséquence, la prudence véritable (non celle de la chair) pouvait alors conseiller de tolérer provisoirement la torture comme un moindre mal (comme on avait autrefois toléré l’esclavage et comme Dieu lui-même avait toléré la polygamie dans la loi ancienne) pour aller d’abord à d’autres tâches plus urgentes, mais sans abandonner l’espoir d’un régime meilleur où l’on pourrait travailler efficacement à l’extir­ per définitivement des mœurs judiciaires et des codes pénaux. En ce cas, l’historien condamnera certes la tor­ ture, mais il ne condamnera pas les papes qui se sont efforcés de mettre en branle contre les hérétiques, avant d’avoir pu la rendre moins grossière, la machine judi­ ciaire et pénale du pouvoir séculier. « Tout homme pru­ dent tolère un moindre mal de peur d’entraver un plus grand bien281. » d’une entière équité. Ils y travaillèrent encore par une autre institu­ tion, celle des experts », qui représente « comme une ébauche du jury moderne». E. VACANDARD, L'Inquisition, pp. 164-166. Puisque nous touchons au sujet même de l’inquisition, ajoutons que la procédure d’enquête criminelle qui porte le nom à'inquisition représente, de l’aveu des meilleurs historiens du droit, un progrès véritable, dont le droit pénal profane a profité, par rapport à la procédure pénale anté­ rieure, celle de Xaccusation, qui laissait à la partie lésée le soin d’accu­ ser les coupables et de faire la preuve du délit. Voir par exemple Carlo REVIGLIO DELLA VENERIA, L’inquisizione medioevale ed il processo inquisitorio, 2f édit., Torino, pp. 67 et suiv. 281. S. Thomas, De veritate, qu. 5, a. 4, ad 4. LE POUVOIR COERCITIF AU MOYEN ÂGE 603 Ou bien une étude attentive des faits révélera que la torture, au lieu d’avoir été tolérée comme un mal inévi­ table, a été approuvée et maintenue à une époque où elle pouvait et par conséquent devait être abolie. En ce cas, l’historien se verra contraint de condamner ceux qui l’ont entretenue, et de dénoncer sur ce point dans leur conduite une concession faite aux puissances du mal, dont ils doivent seuls porter la responsabilité devant l’histoire, devant l’Eglise et devant Dieu, qu’ils aient agi eux-mêmes par violence et inhumanité, qu’ils aient péché par faiblesse et manqué d’énergie pour combattre l’esprit de cruauté qui sévissait autour d’eux, ou simple­ ment que, faute de perspicacité, ils n’aient pas su discer­ ner les besoins de leur époque et les tâches immédiates auxquelles ils devaient appliquer leur effort. Ainsi donc la plus rigoureuse théologie de l’Eglise lais­ sera à l’historien une complète liberté d’appréciation282. Elle lui demandera simplement d’attribuer non pas à 282. Comment l’historien pourrait-il parler sans réserve de la bulle Curn adversus, d’Innocent IV, 31 octobre 1243, approuvant la constitution Commissi nobis, de Frédéric II, où il est dit que les fils des hérétiques échappent aux peines prévues même contre eux par la loi (privation de leurs biens, éloignement des charges et des honneurs publics) s’ils dénoncent l’hérésie secrète de leur propre père ? Bullarium romanum, Turin, 1858, t. III, p. 505. Ou, dans un autre domaine, de la mesure d’un saint Pie V - d’ailleurs si digne de notre admiration - interdisant aux médecins de continuer leurs visites aux malades qui, dans l’espace de trois jours, ne se seraient pas confessés et ne seraient pas à même de présenter un billet de confession ? Ibid., 1862, t. VII, p. 430. Il est impossible de ne pas enregistrer un progrès de la législation pénale ecclésiastique dans le sens de l’humanité et du respect de la personne humaine lorsqu’on rapproche ces lois anciennes de notre Codex Juris Canonici déclarant que les fidèles doi­ vent éviter les rapports sociaux avec les excommuniés vitandi, «à moins qu’il ne s’agisse d’un époux, de parents, d’enfants, de servi­ teurs, d’inférieurs, ou plus généralement, que ces rapports ne soient justifiés par une cause raisonnable ». Can. TLC7. 604 VI/4 - LA CHRÉTIENTÉ SACRALE l’Église toujours sainte, qui est sans péché sinon sans pécheurs, mais à la misère humaine, tout ce qui, au cours de ses recherches, lui apparaîtra incontestablement comme erroné ou répréhensible283. 3. Résumé Il est impossible de parler du pouvoir coercitif de l’Église, d’évoquer la suite de son exercice, sans qu’un nuage d’angoisse vienne assombrir notre esprit et serrer notre cœur. Pourrait-il en être autrement ? En posant ce problème, nous sommes placés directement en présence d’une forme du mal troublante, oppressante, même lors­ qu’elle apparaît juste et nécessaire, le mal du châtiment, malum poenae. Comment, dès lors, ne pas souffrir ? Estce à dire que ce mal, dont la pensée nous inquiète, nous écrase même, va ternir la sainteté de l’Église ? Il ternirait alors aussi la sainteté de Dieu. 1. La coercition de la géhenne Pouvons-nous lire, en effet, sans trembler, les effrayantes condamnations de l’Évangile contre ceux qui seront jetés au dernier jour dans la fournaise ardente pour être voués à l’éternel supplice ? De quoi sera fait ce supplice? D’où viendra le mal de la peine, la terrible coercition ? De la perversité de volontés révoltées d'une part contre la sainteté infinie, éternelle de Dieu lui283. On ne peut songer sans horreur et sans dégoût aux procès de sorcellerie, auxquels les inquisiteurs, approuvés en cela par la fameuse bulle Summis desiderantes publiée par Innocent VIII, le 5 décembre 1484, crurent bon de se mêler. Cf. Gustave SCHNÜRER, LÉglise et la civilisation au moyen âge, t. III, pp. 364-371. LE POUVOIR COERCITIF AU MOYEN ÂGE 605 même, et d’autre part contre la sainteté finie de l’ordre d’un univers, créé pour durer toujours. Les suprêmes châtiments sont donc bien incapables de ternir la sain­ teté divine. Nous le savons de foi divine. Néanmoins cette certitude ne saurait apporter ici-bas le calme à nos cœurs. Ce n’est que dans la vision directe de l’essence divine que le problème de l’endurcissement final des damnés et le problème corrélatif des peines éternelles peuvent s’éclairer intrinsèquement devant le regard des anges et les hommes. 2. La coercition spirituelle dans le temps Toutes proportions gardées et toutes modifications nécessaires introduites, on retrouve d’abord dans les peines ecclésiastiques un mystère analogue. Ici encore, on est en présence d’un ordre divin, d’un ordre de l’amour qui, ne pouvant pas disparaître, tend, de ce fait, à vaincre et à réprimer toutes les puissances qui lui sont adverses. Le pouvoir juridictionnel fondé par le Christ a pour mission première d’annoncer au monde la bonne nouvelle (pouvoir déclaratif), et pour mission secondaire d’organiser efficacement la conduite de ceux qui accueillent cette bonne nouvelle (pouvoir canonique). Et le royaume de Dieu tout entier, c’est-à-dire l’ordre divin résultant de la descente de la Trinité sainte dans l’histoire et de son habitation parmi les hommes, ne peut, en vertu d’une intention divine expressément signifiée dans l’Evangile, trouver sa dernière précision, sa parfaite réali­ sation que grâce au fonctionnement intégral de la puis­ sance juridictionnelle comportant un véritable pouvoir législatif (dont les décisions essentielles et générales sont ratifiées dans les cieux), et par conséquent un pouvoir judiciaire et un pouvoir coercitif. Quand donc ceux qui ont donné leur cœur à l’Eglise commencent à s’insurger 606 VI/4 - LA CHRÉTIENTÉ SACRALE * ♦ * a* ' contre ses lois, elle peut, elle doit sévir contre eux et les frapper de pénalités. Ces pénalités, toujours spirituelles si Ton regarde au pouvoir qui les édicte ou aux fins qui les justifient, seront, si l’on regarde à leur teneur intrin­ sèque et immédiate, ou bien directement spirituelles comme l’excommunication prévue expressément dans l’Écriture, ou bien temporelles, corporelles. Nier ce der­ nier point, nier que l’Eglise puisse édicter, conformé­ ment bien sûr à ce qu’exigera la prudence, suivant les temps, les lieux, les circonstances, des peines atteignant dans les biens de leur fortune, dans les biens de leur corps, dans l’usage de leur liberté, ceux qui lui sont confiés, ce serait nier son pouvoir de commander à l’homme tout entier - en vue des fins spirituelles sans doute ; ce serait lui ôter la possibilité de descendre dans les déterminations de la vie pratique et, de ce coup, limi­ ter non seulement son pouvoir coercitif, mais même son pouvoir judiciaire et législatif; ce serait enfin mécon­ naître gravement sa nature spirituelle qui lui interdit certes d’user des choses temporelles à la manière et pour les fins de l’Etat, mais qui ne lui interdit pas, qui lui prescrit au contraire, d’en user selon ses lois et pour ses fins spirituelles. Car ici, deux erreurs doivent être évitées : celle qui prétendrait que l’Eglise ne peut dispo­ ser des choses temporelles, contestant son caractère de société parfaite et autonome, de royaume efficacement organisé pour exister dans ce monde ; et celle qui préten­ drait que l’Église peut disposer des choses temporelles à la manière et pour les fins de l’État, faisant d’elle un royaume de ce monde. Si le pouvoir juridictionnel est divin, s’il est assisté, dans une mesure que nous nous efforcerons de préciser plus loin, jusque dans son exer­ cice législatif, judiciaire, coercitif, nous nous retrouvons ici comme tout à l’heure en face de la forme la plus mys­ térieuse du mal de la peine, puisque, par la révolte de LE POUVOIR COERCITIF AU MOYEN ÂGE 607 l’homme, les choses qui devaient lui apporter la plus haute délivrance ne lui apportent plus qu’oppression audehors et affliction au-dedans. En outre l’exercice, même juste, prudent, irrépro­ chable du pouvoir coercitif, alors même qu’il se restrein­ drait aux seules pénalités intrinsèquement spirituelles comme l’excommunication, risquera, au lieu d’améliorer le coupable, de l’irriter davantage et d’occasionner ainsi, d'une manière indirecte et à cause de son peu de vertu à lui, un accroissement du mal de la faute ; mais, si attris­ tant que puisse être un pareil résultat, la responsabilité n’en saurait remonter jusqu’à l’Eglise. Enfin, tandis que chacun des jugements prononcés immédiatement par Dieu est infaillible, il est sûr que l’exercice du pouvoir coercitif n’est divinement garanti que d’une manière générale et pour l’ensemble de ses décisions, mais non dans chacune de ses interventions particulières, en sorte qu’il arrivera que celles-ci soient injustes, par suite d’er­ reurs judiciaires ou d’influences passionnelles ; et cette possibilité de la moindre injustice en des matières spiri­ tuelles, elle aussi nous serre le cœur, bien que nous sa­ chions parfaitement qu’alors ce n’est pas à proprement parler l’Eglise elle-même, mais l’ignorance ou le péché de ses ministres qu’il conviendra d’accuser284. Les peines que l’Église inflige elle-même, de ses propres mains, sont, considérées intrinsèquement, spiri­ tuelles et temporelles. Les peines intrinsèquement spiri­ tuelles, ou morales, sont par exemple la privation des sacrements, des sacramentaux, des suffrages ecclésias­ tiques, de la sépulture ecclésiastique, la dégradation, etc. Les peines intrinsèquement temporelles, ou physiques, 284. Cf. « La sainteté du message secondaire de l’Église », Nova et Vetera, 1934, n° 2, p. 198. [Reproduit dans le vol. V de la présente édition.] 608 VI/4 - LA CHRÉTIENTÉ SACRALE sont plus variables. Le Code actuel mentionne des peines touchant aux biens extérieurs : amendes285, privation des pensions286, privation des bénéfices287, obligation de faire des aumônes288 ; aux biens corporels : jeûnes, pèleri­ nages289 ; à l’usage de la liberté : obligation ou interdic­ tion de séjourner dans un lieu290, obligation de faire une retraite dans un monastère291, surveillance292. L’ancien usage de l’Eglise prévoyait des peines plus graves : l’in­ carcération, les verges (voir dans la règle de saint Benoît). On constate, d’une part, que les peines intrinsè­ quement temporelles, physiques, infligées par l’Église elle-même, n’ont apparu qu’à l’état rudimentaire au début, quand les pouvoirs canoniques n’avaient pas eu le temps de se développer ; et que, d’autre part, ces mêmes peines ont été en s’adoucissant, à mesure que s’est déve­ loppé l’esprit d’humanité, qui est l’une des plus belles fleurs que la charité chrétienne, toute divine, puisse faire éclore sur le plan humain de la culture. Les pénitences sacramentelles elles-mêmes étaient autrefois beaucoup plus rudes. Nous avons fait remarquer comment le Code actuel, sans oublier les graves recommandations de l’Évangile (Mt., XVIII, 17), de saint Paul (I Cor., V, 2), de saint Jean (Il Jean, 10-11) est attentif cependant à res­ pecter les liens d’humanité qui peuvent unir les fidèles même à un excommunié vitandus. 285. Can. 2291, § 12. 286. Ibid., § 7. 287. Can. 2298, § 6. 288. Can. 2313, §4. 289. Can. 2313, § § 2 et 3. 290. Can. 2298, § 8. 291. Can. 2313, § 5. 292. Can. 2311. LE POUVOIR COERCITIF AU MOYEN ÂGE 609 3. Le recours au bras séculier Au-dessous du royaume des cieux, il y a les royaumes de ce monde ; au-dessous de l’Église dont les fins immé­ diates sont spirituelles, il y existe un ordre social dont les fins immédiates sont temporelles. L’Église est fondée sur la grâce, elle confère les dons qui font les concitoyens des saints, les membres du Christ, les familiers de Dieu ; l’ordre social dont nous parlons est fondé sur la nature, il confère les biens de la civilisation et de la culture. Un abîme sépare ces deux plans : les notions d’ordre, de société, d’organisme, de bonheur, de justice, de pouvoir législatif, judiciaire, coercitif, s’appliquent ici et là d’une manière non pas univoque et avec un sens identique, mais d’une manière analogue, avec un sens essentielle­ ment différent mais proportionnellement semblable. Même quand l’ordre temporel s’ouvrirait, comme il le devrait, à l’influence du christianisme, même quand il tendrait à devenir un ordre temporel chrétien, son plan ne serait pourtant jamais celui du christianisme, ses moyens de coercition, lourds et sanglants, ne seraient jamais ceux du christianisme. Comment expliquer l’attitude de l’Église lorsque, en des circonstances qu’il faut définir avec le plus grand soin, elle a décidé d’en appeler au bras séculier, aux puis­ sances de coercition de l’ordre temporel ? Elle a pu revê­ tir deux formes. Ou bien l’intention de l’Église était d'étendre le champ, de soi fort restreint, de ses peines intrinsèquement temporelles, physiques. Elle demandait à l’État de lui prê­ ter bénévolement, de lui remettre en mains pour un moment quelques-uns de ses nombreux moyens de coer­ cition physique, pour les faire servir d’abord et directe­ ment à des fins spirituelles (motif formel de l’interven­ tion), où l’État devait trouver pourtant son propre avan­ tage temporel (condition absolue de l’intervention) : 610 VI/4 - LA CHRÉTIENTÉ SACRALE supposons par exemple le cas de l’Église invoquant le bras séculier pour faire cesser des scandales et châtier des délits proscrits par la loi divine, plus pure, mais tolérés par la oi civile, moins exigeante293. Le bras séculier fonc­ tionnait alors comme instrument de l’Église. La respon­ sabilité des effets remontait à l’Église (encore qu’à parler strictement aucune tache ne puisse jamais Γ affecter). Mais, du même coup, l’Église cherchait à régler l’inter­ vention coercitive, à lui imposer sa mesure, à l’attirer jus­ qu’à sa loi spirituelle. Elle demandait la modération. Elle interdisait le recours à la peine de mort et à l’effusion de sang. S’il convenait de faire appel au bras séculier pour châtier des fautes qui se révélaient particulièrement néfastes et scandaleuses dans une société exclusivement composée de chrétiens, où le niveau moyen de la mora­ lité collective pouvait être placé assez haut, la sainteté de l’Église se manifestait alors dans sa préoccupation de spi­ ritualiser les peines temporelles quelle empruntait à l’État, préoccupation qui apparaît clairement, par exemple, dans les recommandations de saint Augustin au tribun Marcellin. Faisons remarquer que l’historien qui voudra parler de ces recours au bras séculier, dont le sens était d’augmenter le nombre des peines ecclésias­ tiques, devra distinguer trois grandes époques : dans la première, l’État n’étant pas encore chrétien, la question ne se posait pas pour l’Église de lui emprunter ses moyens coercitifs ; dans la seconde, qui est l’époque médiévale, l’État, conçu comme exclusivement composé de chrétiens, pouvait, sans perdre de vue sa vocation temporelle, prêter à l’Église certains moyens coercitifs que, pour sa part, elle trouvait bon hic et mine de lui emprunter pour mieux s’acquitter de sa mission spiri293. « Lege humana non prohibentur omnia vitia a quibus vir­ tuosi abstinent, sed solum graviora, a quibus possibile est majorem partem multitudinis abstinere. » S. THOMAS, I-II, qu. 96, a. 2. LE POUVOIR COERCITIF AU MOYEN ÂGE 611 ruelle; dans la troisième, l’État, même chrétien, même catholique, ne pouvant plus être conçu comme composé essentiellement et exclusivement des enfants de l’Église, ne saurait, de par sa constitution, mettre son pouvoir coercitif à la disposition de l’Église, du moins à la manière totalitaire dont la chose pouvait se faire au moyen âge : nous ajoutons ces derniers mots, car on pourrait concevoir un État de type pluraliste offrant à l’Église ses services pour assurer l’exécution d’ordon­ nances directement ecclésiastiques concernant non pas tous les citoyens mais les seuls citoyens catholiques. Ou bien l’intention de l’Église était de rappeler a l’Etat les obligations de sa charge temporelle et son devoir de veiller au salut public (motif formel et fin directe de l’in­ tervention), dont la ruine, étant données les circons­ tances de lieu et de temps, aurait mis en péril par contre­ coup le salut de beaucoup d’âmes (fin éloignée de l’inter­ vention). Alors le bras séculier fonctionnait non comme instrument de l’Église, mais comme cause autonome. La responsabilité des effets remontait à lui seul. Et la répres­ sion se faisait non pas selon le style plus bénin et plus clément de l’Église, mais selon le style lourd et brutal de l’État. On se trouve alors non plus en présence de l’Église, mais de l’État chrétien, dont les moeurs ne seront jamais celles de l’Église, celles du christianisme, car l’État, même chrétien, même fidèle à l’Église, est un royaume de ce monde, et l’Église n’est pas de ce monde. Là encore, l’historien qui voudra parler des interventions de l’Église ayant pour fin de rappeler à l’État les obliga­ tions de sa charge, devra distinguer trois époques : la première antérieure à l’existence d’un État chrétien ; la seconde acceptant la formule médiévale de l’État chré­ tien, et où l’hérésie, lorsqu’elle surviendra, sera nécessai­ rement considérée et réprimée comme un crime d’État ; la troisième, acceptant une autre formule de l’État chré- 612 VI/4 - LA CHRÉTIENTÉ SACRALE tien, et où l’hérésie ne sera plus, en tant que telle, consi­ dérée et réprimée comme crime d'État. 4. Style de l’Église et style de l’État Il sera souvent bien malaisé à l’historien de recon­ naître la nature des interventions de l’Église. A-t-elle eu pour fin d’emprunter elle-même à l’État quelques-uns de ses moyens de coercition ? A-t-elle eu pour fin de rappe­ ler simplement à l’État son devoir d’agir pour défendre le bien commun temporel, gravement menacé ? La diffi­ culté de se prononcer sera d’autant plus grande que ces deux espèces d’intervention semblent parfois soudées l’une à l'autre. On dirait que certaines grandes entre­ prises ont commencé dans un style et fini dans l’autre, que le poids de la matière les a fait glisser insensiblement et presque sournoisement du style spirituel propre à l’Église, au style temporel propre à l’État. C’est ainsi que les inquisiteurs médiévaux continuent d’employer une formule de condamnation où l’on recommandait « effi­ cacement » au bras séculier d’éviter l’effusion de sang et la peine de mort, alors que tout, et l’inefficacité ellemême de cette recommandation, prouvait qu’à cette époque la répression de l’hérésie était devenue affaire directement temporelle. C’est ainsi encore qu’au temps des croisades certains pèlerinages, commencés dans le style spirituel, finissent dans le style temporel. Si l’on brouille ces deux sortes d’interventions de l’Église, si l’on ne voit dans leur distinction qu’un jeu de l’esprit, qu’une pure subtilité, on donnera lieu, croyonsnous, à des malentendus irrémédiables. On fera porter à l’Église la responsabilité d’entreprises demandées par elle, il est vrai, mais pour être conduites sous la responsa­ bilité de l’État chrétien et dans le style temporel de l’État chrétien. On oubliera la distance qui sépare un ordre LE POUVOIR COERCITIF AU MOYEN ÂGE 613 temporel chrétien, si parfait qu’il puisse devenir, de l’ordre spirituel chrétien ; les États chrétiens, du christia­ nisme ; les mœurs des royaumes de ce monde, de celles du royaume des deux294. Dès lors, ils auront raison ceux qui, à propos de la répression médiévale de l’hérésie, reprocheront à l’Église d’avoir terni sa pureté native, d’avoir remplacé les moyens évangéliques par les moyens politiques, d’avoir confondu le règne du Christ avec les règnes d’ici-bas. Mais, si mêlées qu’on suppose dans les faits ces deux sortes d’interventions, l’une de style spirituel dont l’Église prend elle-même la responsabilité, l’autre de style temporel dont l’État, elle le lui rappelle, a le devoir de prendre lui-même la responsabilité, elles ne sauraient être identifiées par le théologien. Elles peuvent se succé­ der, dans la durée, d’une manière presque insensible, sous l’écorce parfois des mêmes formules juridiques et sous la trame unie de l’histoire ; on peut hésiter sur le point de savoir à quel instant précis — connu peut-être seulement des anges et des élus - l’une a remplacé l’autre : il reste qu’elles gardent leur caractère propre et sont irréductibles l’une à l’autre. Et ce sont elles qui 294. Nicolas Berdiaev note, dans un passage déjà cité, qu’on ren­ contre chez Dostoïevski « une conception fausse de l’État, une notion insuffisante de sa valeur indépendante, de la valeur d’un État non pas théocratique, mais temporel, qui reçoit sa propre justification reli­ gieuse de lui-même et non de l’extérieur, d’une façon immanente et non transcendante ». Il croit pouvoir ajouter que « cette volonté de ne pas trouver un sens religieux dans un État indépendant » constitue « un trait proprement russe, révélateur peut-être d’une maladie russe », d’un « apocalyptisme qui porte en lui quelque chose de mal­ sain, un défaut de vitalité spirituelle ». L'esprit de Dostoïevski, Paris, 1929, p. 259. Disons, quoi qu’il en soit, qu’on peut errer de deux manières: ou bien en supprimant l’ordre culturel au profit de l’ordre religieux; ou bien, inversement, en résorbant l’ordre religieux dans l’ordre culturel. 614 VI/4 - LA CHRÉTIENTÉ SACRALE décident de ce qu'il faut attribuer à l’Église ou à l’État, à Dieu ou à César, dans la cause si complexe, si variable suivant les temps et les lieux, du recours au bras sécu­ lier. 5. Régime sacral et régime profane Les conditions politiques requises pour que l’Église puisse légitimement faire appel au bras séculier en vue de réprimer l'hérésie supposent l’existence d’une com­ munauté temporelle composée par essence des seuls citoyens chrétiens. Voilà la première forme de l’État chrétien à laquelle on ait effectivement songé. D’autres formes pourront être ultérieurement proposées. Mais l’Église devait-elle interdire à ses enfants de faire l’essai d’une formation temporelle qui se présentait alors non seulement comme possible, comme légitime, mais encore comme répondant au vœu profond des premiers âges chrétiens ? Elle a approuvé et encouragé cet essai. De quel droit pourrait-on le lui reprocher ? La cité médiévale a-t-elle été, au total, inférieure à ce quelle serait devenue en s’organisant suivant un autre type? Était-il même pratiquement possible de choisir un autre type de communauté politique ? L’essai a donc été fait. Il n’était pas destiné pourtant à durer toujours. Depuis, l’état des choses a changé. L’Église, qui est divine, a gardé son unité. Mais ses enfants ne sont plus ras­ semblés temporellement dans un même pays, voire dans une même culture. A l’intérieur de chaque pays, de chaque culture, ils se trouvent étroitement unis, pour les besoins de la vie temporelle, à d’autres hommes séparés d'eux reli­ gieusement, qui n’appartiennent pas à l’Église, ou qui du moins ne lui appartiennent pas visiblement. En revanche, leur nombre s’est accru et ils sont dispersés sur toute la sur­ face de la terre. De ce fait, l’hérésie a cessé d'être, comme LE POUVOIR COERCITIF AU MOYEN ÂGE 615 telle, un crime contre la sûreté, contre l’existence même de l’État. Les conditions politiques du moyen âge sont révo­ lues, et du même coup, la légitimité d’un recours au bras séculier pour la répression de l’hérésie. Entre l’instant où les recours au bras séculier se pré­ sentent comme nécessaires et entièrement légitimes et celui où il est clair qu’ils ont cessé de l’être, il existe une vaste zone où le caractère de légitimité et de bienfaisance de ces recours peut apparaître comme moins évident, comme discutable : ils sembleront opportuns en de cer­ taines causes, en de certains lieux et circonstances, inop­ portuns en d’autres causes, en d’autres lieux et circons­ tances. La question du comportement du pouvoir cano­ nique, de l’attitude adoptée par lui, est alors une question de jurisprudence. S’il y a, jusque dans ce domaine, assistance de l’Esprit saint, c’est pourtant d’une manière très large. On pourra relever des erreurs et des fautes. On pourra trouver, à juger du passé dans la clarté du présent, que, d’une manière générale, il eût été meilleur peut-être de se résoudre plus tôt à restreindre l’emploi des moyens coercitifs, surtout des moyens intrinsèquement temporels, afin d’accorder toute la pré­ férence aux moyens d’amour et de persuasion. « Un Gandhi a donné l’exemple de ce que peut, même sur le plan temporel, une technique de non-violence, animée par une haute spiritualité. A nous chrétiens d’être pris d émulation pour revaloriser une partie bien authentique de notre héritage et savoir dans la fermeté et la charité à l’égard des frères égarés sauver leurs âmes et protéger la sainteté de l’Église29'’. » 295. A. M. DUBARLE, O. R, « Faut-il brûler les hérétiques ? », Vie intelkctuelleV)znv\ex 1952, p. 5- 616 VI/4 - LA CHRÉTIENTÉ SACRALE 6. Torture Pour ce qui est de la torture, il est certain, comme l’a enseigné de bonne heure le pape Nicolas Ier, qu elle est contraire aux lois divines et humaines. D’autre part, il est certain quelle est entrée ensuite dans les mœurs médiévales, sous l’influence conjuguée du paganisme et du vieux droit romain. Comment donc juger la conduite d’un pape comme Innocent IV qui, la trouvant en usage contre les voleurs et les brigands, rappelle aux tribunaux civils qu’ils ont à l’appliquer aux hérétiques, considérés comme plus dangereux politiquement ? Nous nous garderons de justifier l’emploi de la tor­ ture. Nous ne nous contenterons pas non plus d’obser­ ver quelle n’est pas un triste privilège du moyen âge, et que les institutions coercitives modernes, qui disposent d’un nombre respectable de sadiques de haute classe, ont inventé de nouvelles formes de torture, parfois plus sub­ tiles mais non moins odieuses. La seule réponse à faire, c’est de dire ou bien qu’alors la torture était devenue si commune qu’il eût été pratiquement impossible de l’in­ terdire aux tribunaux séculiers au moment même où l’on réclamait leur aide, quelle était donc tolérée comme un moindre mal ; ou bien qu’alors elle pouvait, et par conséquent devait être abolie : dans ce cas, la responsabi­ lité de son usage ne s’arrête pas à l’État ; elle remonte aux gens d’Église qui ont failli à leur mission et trahi l’idéal de l’Église ; elle ne saurait en tout cas remonter jusqu’à l’Église. Les erreurs du pouvoir canonique en matière de décisions particulières, dues aux défaillances de ses ministres, ne touchent pas à la sainteté profonde de l’Église296. 296. Cf. plus loin, p. 774, note 92. LE POUVOIR COERCITIF AU MOYEN ÂGE 617 7. Ce que l’Église appelle sainteté pour l’État pour­ rait être souillure pour elle L’Église a une doctrine sur le pouvoir coercitif qui la concerne comme royaume vivant dans ce monde, sans être pourtant de ce monde. Cette doctrine est sainte. Et l’Église a une autre doctrine sur le pouvoir coercitif qui concerne les royaumes de ce monde. Cette doctrine aussi est sainte, mais d’une autre sainteté. Ce qui est proportionné à l’État chrétien n’est pas encore proportionné au christianisme lui-même et à l’Église, ce qui est pur par rapport à la société temporelle ne l’est pas par rapport à la société spirituelle, et la sain­ teté des royaumes de ce monde serait une tache sur le royaume des cieux : encore quelle puisse en être un pâle et lointain reflet. « Toi qui es gouverneur ecclésiastique, dit le cardinal Cajetan, sois bien attentif à gouverner d’abord conformément aux lois divines... Tu ne saurais, pour l’Église qui t’est confiée, te satisfaire de cet ordre extérieur dont se contente un gouverneur séculier... Il faut quelle puisse entendre ces mots : Tu es belle, ô bienaimée1^. » On tombe dans de grandes erreurs en oubliant ces évidences. Le pouvoir coercitif de l’Église est assisté d’une manière large et pour ce qui regarde l’ensemble de son exercice. Il n’est pas infaillible en chaque cas particulier. Il faudra faire ici une part à l’ignorance, l’erreur, la paresse, la lâcheté, la passion, l’injustice. Car il y a des pécheurs dans l’Église et dans la hiérarchie. Mais il n’y a pas de péché dans l’Eglise. Quant au pouvoir coercitif de l’État, même chrétien, il est sujet à plus de misères encore. Et quel État, quel ordre temporel, a-t-il jamais été parfaitement chrétien ? 297. In I-II, qu. 99, a. 3, n° v. 618 VI/4 - LA CHRÉTIENTÉ SACRALE Si Ton se rappelle ces principes, on peut regarder en face le problème du pouvoir coercitif de l’Église. On est prêt à accueillir tous les faits que signalent les historiens. Et l’on ne craint pas de voir s’effacer la sainteté de l’Église. Elle paraît au sein du mal comme une lumière dans le brouillard. ι «m IV. La GUERRE SAINTE ET LA CROISADE I H A AiA λ μ* 4 i 9 I * » * t I 1ΓΜ ? *”· t φ t 1 I On cherche généralement la principale explication de la croisade dans les pèlerinages chrétiens aux lieux saints, pèlerinages qui, en raison de l’hostilité des musulmans, se seraient transformés en expéditions militaires organi­ sées. Mais, dit M. Carl Erdmann, si l’on veut avoir une vue profonde des choses et comprendre la formation de l’idée de croisade298299 , l’attention doit d’abord se porter non pas sur les pèlerinages, mais sur l’effort entrepris par l’Église au moyen âge pour moraliser l’usage des armes et pour les mettre au service de fins quelle pouvait approu­ ver. L’une de ces fins sera, sous le pontificat d’Urbain II, la conquête des lieux saints à laquelle le pape attachera les mêmes indulgences qu’au pèlerinage de Jérusalem, et qui prendra de ce fait la valeur d’un pèlerinage, cum armis Iherusalem peregrinati suntr)Ç). L’idée de croisade s’explique surtout par l’attitude générale de l'Église médiévale à l’égard de la guerre, elle couronne l’élabora­ tion d’une éthique chrétienne de la guerre. Après nous être expliqué sur l’expression si ambiguë de « guerre sainte » (1), nous étudierons, du point de vue théologique, la formation progressive de l’idée de guerre sainte, en nous aidant des indications et des repères four298. Die Entstehung des Kreuzzugsgedankens, Stuttgart, 1935. 299. Ibid., p. 307, note 78. LES CROISADES 619 nis par M. Erdmann (2). Nous rappellerons ensuite quelques données historiques sur la croisade même (3), puis les textes célèbres de saint Bernard sur les deux glaives (4). Il sera facile alors d’apprécier le rôle de la papauté dans l’œuvre militaire des croisades et de déga­ ger la théologie de la croisade (5). 1. L’expression de « guerre sainte » On nous dit que le moyen âge a élaboré progressive­ ment le concept de « guerre sainte » qui devait éclore au temps de la croisade. Cette expression de « guerre sainte » est-elle heureuse ? En tout cas, elle est d’appa­ rence paradoxale : la « guerre » vise à arracher par violence la vie à autrui ; et la « sainteté », dans l’Evangile, consiste à donner par amour sa propre vie pour autrui ; comment unir ces deux mots ? Et elle est apte, par sur­ croît, à engendrer bien des malentendus : par commo­ dité, ou par défaut d’analyse théologique, les historiens acceptent trop souvent de confondre, sous le nom de guerre sainte, des entreprises que nous aurons à distin­ guer soigneusement les unes des autres. D’autre part, il est incontestable que l’Eglise travaille au moyen âge et réussit dans une mesure à purifier, à réhabiliter, à chris­ tianiser sinon la plus discutable, du moins la plus éton­ nante et la plus profane des vocations, la vocation guer­ rière. Elle approuve un certain usage des armes. Elle le recommande même aux laïques quand de graves dangers menacent la chrétienté, aussi instamment quelle l’inter­ dit habituellement aux clercs. Si donc l’on veut appeler «guerres saintes» certaines entreprises militaires particu­ lièrement encouragées par l’Eglise nous y consentons, mais à condition qu’au préalable on détermine exacte­ ment quelle est dans ces entreprises la part du pouvoir canonique des clercs, et celle de leurs pouvoirs extra­ canoniques. II apparaîtra alors que les « guerres saintes » 620 VI/4 - LA CHRÉTIENTÉ SACRALE sont liées à l’existence ou aux survivances d’une chré­ tienté de type sacral. a) La guerre diabolique et divine La première révélation du christianisme sur la mon - qui fait écho à la révélation de la Genèse, II, 17 ; III, 19 la manifeste comme le fruit du péché : per peccatum mors (Rom., V, 12). Et le premier regard du christianisme sur la guerre sera pareil : la guerre a pour racine le péché. Les formidables destructions physiques quelle comporte ont leur principe dans un désordre secret, bien plus terrible encore aux yeux de la foi. Elles sont les symptômes de la catastrophe intérieure et spirituelle d’un peuple ou d’une civilisation. Nous tenons ici l’explication des attributs contraires qui peuvent convenir à la guerre suivant quelle est considérée dans son principe ou dans ses conséquences. Qu’on la regarde dans le péché qui est son principe, sa racine, et l’on dira quelle est libre et volontaire, que rien n’est plus contraire à la nature, quelle est satanique. Mais qu’on regarde la violence avec laquelle elle explose au-dehors, elle paraîtra frappée d’un caractère de fatalité, elle semblera aveugle et irrésistible comme une loi de nature, elle aura l’air d’être un châtiment divin. Diabolique ou divine ? elle est à la fois ceci et cela. Elle est diabolique, comme le péché dont elle sort, et le grand pape Nicolas Ier peut l’écrire aux Bulgares, en 866, dans ses fameux Responsa, qui sont un code de la poli­ tique chrétienne : « Les passions de la guerre et des com­ bats, et les causes de toutes querelles, ont été inventées sans aucun doute par la fourberie de l’art diabolique, et seul l’homme avide d’étendre son pouvoir, ou esclave de la colère, de l’envie ou de quelque autre vice, pourra rechercher ces choses et s’y complaire. C’est pourquoi, hors le cas de nécessité, c’est non seulement en temps de LES CROISADES 621 carême, mais en tout temps, qu’il faut s’abstenir de com­ battre300. » Et cependant en un sens, Joseph de Maistre n’a pas tort de l’appeler divine301, et de la considérer comme un paradoxe si déconcertant qu’« il n’y a pas moyen d’expliquer comment elle est possible humaine­ ment » ; la seule réponse, en effet, qu’on puisse trouver, c’est que les lois fondamentales de la création, lors­ qu’elles sont transgressées, prennent de terribles et inex­ plicables revanches ; de ce point de vue, la guerre appa­ raît comme un châtiment divin302, elle est divine au sens où l’enfer est divin. Seul le refus d’un Bien infini peut ouvrir de tels abîmes. b) Guerres injustes et guerres justes : la paix plus forte en soi que la guerre Si le péché est toujours à l’origine des guerres, il peut les déchaîner de deux façons bien distinctes. Ou bien en les inspirant, en les informant, et alors les guerres sont injustes. La malédiction de l’Ecriture contre l’homicide et contre les grandes offenses à la charité pèse sur elles : Allez maudits au feu éternel! Ou bien en les occasionnant, en les rendant néces­ saires, mais sans les inspirer ni les diriger. Alors la guerre 300. « Bellorum quippe ac praeliorum certamina, necnon omnium jurgiorum initia, diabolicae fraude sunt artis profecto reperta... » P. L., t. CXIX, coi. 998, n° 46. Cf. Ia Missa votiva tempore belli, où l’on demande que le sacrifice eucharistique « ab omni nos eruat bellorum nequitia ». 301. Soirées de Saint-Pétersbourg, 7e entretien. Nous n’entendons pas justifier les confusions de ce chapitre, nous essayons de dégager ce qu’il recèle de vérité. 302. L’idée de la guerre-châtiment se rencontre aussi dans la Missa votiva tempore belli, par exemple dans la postcommunion : « Deus... qui nos et percutiendo sanas. » Cf. S. AUGUSTIN, De civitate Dei, lib. I, cap. IX: « Peccata, quibus Deus indignatus implevit tantis cala­ mitatibus mundum. » 622 VI/4 - LA CHRÉTIENTÉ SACRALE sera juste303, elle sera une dure et cruelle nécessité, elle sera une violence légitime opposée à la violence illégi­ time. Elle restera une chose terrible, lamentable, un signe d’opprobre pour l’humanité, car elle supposera quelque part le péché304. Mais elle-même sera sans péché, elle sera moralement bonne30’, elle pourra donc 303. Le concept de guerre juste ne coïncide pas nécessairement avec le concept de guerre défensive. 304. « Le sage, dira-t-on, ne participe qu’à des guerres justes. Eh quoi ! s’il se souvient d’être homme, ne souffrira-t-il pas bien davan­ tage encore de la nécessité qui le contraint à ces guerres justes? Si elles n’étaient pas justes, il n’y participerait pas, et il n’y aurait pas de guerres pour lui. C’est l’injustice de la partie adverse qui oblige le sage à participer aux guerres justes. Cette injustice des hommes, un homme pourrait-il ne pas la déplorer, même s’il ne s’ensuivait aucune nécessité de combattre? Qui donc, considérant avec douleur des maux si grands, si affreux, si cruels, ne confessera-t-il pas qu’ils sont une misère ? Celui qui les éprouve ou simplement les considère sans déchirement de l'âme, et qui s’estime heureux, est encore plus misé­ rable, car il a perdu tout sentiment humain. » S. AUGUSTIN, De civi­ tate Dei, lib. XIX, cap. VIL « Mon Dieu, la guerre est toujours, même dans la moins triste des hypothèses, chose si terrible et si inhumaine! L’homme qui cherche l’homme pour le tuer, pour en tuer le plus grand nombre, pour lui nuire ainsi qu’à ce qui lui appartient, avec des moyens toujours plus puissants et toujours plus meurtriers ! » PlE XI, Discours aux pèlerins espagnols, 14 septembre 1937. Sur «la signification métaphysique de la guerre », voir les pages profondes de J. MARITAIN, Le christianisme et la guerre, dans Pour la justice, NewYork, 1945, pp. 9-18 [O.C.,VIII, pp. 515-524]. 305. A la suite de saint Augustin, saint THOMAS rappelle les conditions d'une juste guerre : 1° elle doit tendre à la paix, tellement qu’une guerre, si juste fût-elle d’ailleurs, deviendrait absolument illi­ cite quand elle serait œuvre de haine ou d’ambition ; 2° elle doit être entreprise pour une cause juste, pour contraindre par exemple une nation à réprimer de grands désordres ou à réparer de graves injus­ tices ; 3° elle doit être déclarée par l'autorité légitime ; 4° sur la manière de conduire une juste guerre, saint Thomas note que s’il est permis d’user de stratagèmes, c’est-à-dire de ne pas révéler ses des­ seins, il ne 1 est jamais de mentir ou de se parjurer ; il ajoute, après saint Ambroise, que les lois de la guerre et les traités doivent être LES CROISADES 623 Suite de lu note 305 : communément respectés par les belligérants. II-II, qu. 40, a. 1 et 3. Après avoir lu cette description de la guerre juste, on se demande sans doute combien de guerres ont été entièrement justes. On les compte­ rait, je pense, sur les doigts de la main. Peut-être on sera tenté de dire, avec André Malraux, que s’« il y a des guerres justes, il n’y a pas d’armée juste». Disons plutôt que les « guerres justes » sont souillées le plus souvent par d’effrayantes injustices et d’énormes mensonges. Quand elles méritent vraiment d’être appelées justes, c’est à cause du premier élan qui continue en quelque sorte de les axer. C’est une simple question de dominante. A propos de la deuxième condition marquée par saint Thomas, notons que la guerre moderne, la guerre «totale» ressemble beaucoup plus aux exterminations d’un Gengiskhan ou d’un Tamerlan qu’à ces guerres dont disputaient les anciens théologiens. Elle est si dévastatrice, si lourde de misères matérielles, spirituelles, morales, que la défense de quelque point de droit ou d’honneur ne suffira pas à la justifier. Il faudra quelle soit morale­ ment inévitable. Qu’on se référé aux Messages de Noël de Pie XII : «Un devoir s’impose à tous... à savoir de faire tout le possible pour proscrire la guerre d’agression comme solution légitime des contro­ verses internationales et comme instrument des aspirations nationales» (Noël 1944). « Le précepte de la paix est de droit divin, sa fin est de protéger les biens de l’humanité en tant que biens du Créateur. Or, parmi ces biens, certains sont d’une telle importance pour le convivium des hommes entre eux que leur défense contre l’in­ juste agression est sans aucun doute pleinement légitime » (Noël 1948). « Si l’humanité, se conformant à la volonté divine, applique ce sûr moyen de salut qu’est le parfait ordre chrétien dans le monde, elle verra bien vite s’évanouir pratiquement jusqu’à la possibilité même de la guerre juste, qui n’aura plus de raison d’être du moment où sera garantie l’activité de la Société des États comme authentique orga­ nisme de paix» (Noël 1951). Voir Ch. JOURNET, «La guerre et la paix selon l’enseignement de Pie XII », Nova et Vetera, 1952, p. 15. V. DUCATTILLON, « Des lois de la guerre à la guerre sans loi », Vie intellectuelle, décembre 1953, p. 5. J. Maritain, L'Homme et l'État, 1953, p. 177 [O. C., IX, p. 704] : « Le problème d’une organisation authentiquement politique du monde n’est pas autre chose que le problème d’une paix durable ou permanente. Et en un sens nous pourrions dire que le problème d’une paix durable est simplement le problème de la survivance des peuples, entendant par là que l’huma- 624 νΐ/4 - LA CHRÉTIENTÉ SACRALE devenir méritoire. Lorsque l’injustice de l'adversaire met les armes dans la main du juste, le juste combattra, avec le cœur navré par l’injustice, où prend naissance la nécessité de la guerre. En tout cas, toute guerre juste sera pour la paix : dans la perspective chrétienne, la paix est une œuvre plus haute, plus noble et plus forte en soi que la guerre306, l’amour est plus fort en soi que la haine. c) Le premier effoi-t de ΓEglise tend a rendre toute guerre impossible ; le second a empêcher quon choisisse pour la guerre injuste Les choses étant ainsi, l’effort de l’Église ne peut avoir que deux points d’application. Le premier sera de rendre impossible toute guerre inique30 . Ét le second sera d’emnité est aujourd’hui en présence de l’alternative : ou une paix perma­ nente, ou un sérieux risque de destruction totale. » 306. Au contraire, selon le vieil idéal germanique, les rapports sont renversés, la guerre est une forme de vie plus haute et plus noble que la paix, et ERDMANN estime que l’entrée dans l’Église des peuples germaniques, qui conserveront, sous le manteau de la religion chré­ tienne, leur attachement au culte des héros, à la glorification de la vengeance, à l’idéal belliciste, entravera en Occident le progrès de l’idée de paix. D’une manière positive, continue-t-il, l’influence ger­ manique se manifestera en insistant sur l’aspect guerrier du culte de l’archange saint Michel (dont l’origine est orientale), et plus tard, vers la fin du premier millénaire, en préparant l’idéal de la chevalerie et des croisades. Op. cit., pp.16-17. Mais, il est bon de le noter, telle que l’entend l’Église, la chevalerie sera peut-être une « transfiguration » de l’idée germanique païenne ; en tout cas, elle n’en pourra pas être une simple « réapparition », une simple reprise. 307. Par un renversement fatal, l’organisation de la « paix de Dieu », à la fin du Xe siècle, parce qu’elle se situe non seulement au plan spirituel, mais encore au plan temporel de la politique sacrale aboutira à une organisation de la guerre, quand il faudra lutter contre ceux qui refuseront de déposer les armes. Cf. C. ERDMANN, op. cit., p. 56. Tellement il est vrai que le glaive appelle le glaive ! Cf. supra, p. 570, note 249. LES CROISADES 625 pêcher qu’on ne se range du côté de l’injustice quand la guerre est devenue inévitable, et qu’il ne reste d’autre liberté que celle de choisir la cause pour laquelle on va se battre. Le régime féodal avait multiplié les armées. Chaque seigneur était chef de troupe. Combattrait-il pour la justice ou l’injustice ? Serait-il brigand ou chevalier ? On voit pourquoi les grands réformateurs clunisiens vont lan­ cer l’idée de la chevalerie chrétienne. d) Guerres «justes » et guerres « saintes » Comme toutes les activités temporelles moralement légitimes, les guerres justes peuvent, en tant que telles, recevoir l’approbation de l’Eglise. Cependant, elles ne la recevront pas toutes au même titre et avec la même insis­ tance. On peut à cet égard répartir les guerres en deux grandes catégories. 1° Dans la première, on rangera toutes les guerres justes dont la responsabilité est prise par des princes temporels : a) d’abord celles par lesquelles ils défendent simple­ ment leurs intérêts temporels légitimes. Sont-elles vrai­ ment justes, ou du moins apparaissent-elles ainsi - car l’erreur est, hélas, ici toujours possible -, elles peuvent recevoir une approbation du pouvoir canonique ; elles peuvent, à l’égal de toute entreprise temporelle morale­ ment légitime, et sans que cela les arrache aucunement à leur essence temporelle et profane, être colorées par quelque reflet des clartés spirituelles. Cela suffira pour les revêtir d’une sorte de consécration, et pour qu’on puisse parler si l’on veut de guerre chrétienne, comme on parle d’économie chrétienne ou de politique chré­ tienne, à condition toutefois de faire aussitôt les réserves nécessaires, car une guerre, même juste, charrie avec elle beaucoup d’énormes péchés. 626 VI/4 - LA CHRÉTIENTÉ SACRALE Peu importe d'ailleurs la manière dont se fera la colo­ ration, la consécration dont nous parlons. Par exemple, le prince pourra lui-même protester de ses sentiments chrétiens, unir sa cause à celle de l’Eglise, en appeler au christianisme pour persuader ses sujets de le suivre308. Ou encore on arborera l’étendard des saints, ou le signe de la croix : les Bulgares, qui dans leurs guerres portaient pour enseignes une queue de cheval, ayant demandé au pape Nicolas Ier par quoi la remplacer : « Par quoi donc, leur répondit-il, sinon par le signe de la sainte croix ?309 » Entendait-il, de ce fait, prendre sur lui la responsabilité de ces guerres ? Evidemment non ! Ou encore le pape accordera sa bénédiction, il ordonnera des prières ou des actions de grâces, pour le succès de guerres qu’il estime justes ou qu’on lui représente comme telles : il bénit la guerre de Charlemagne contre les Saxons310 ; il envoie un étendard à Guillaume le Conquérant, qui le déploie à la bataille d’Hastings311. A supposer que ces guerres soient justes et conformes pour l’essentiel à la doctrine chrétienne, les appelleronsnous des guerres saintes ? Non. Elles sont, au vrai, des 308. « On ne peut donner ce nom (de guerre sainte) aux luttes dans lesquelles le chef d’armée affirme qu’il combat pour Dieu et pour la religion (cela n’est qu’un moyen oratoire souvent employé), ni même aux batailles qui sont engagées avec l’autorisation et la béné­ diction du pape ou d’un évêque. » H. PlSSARD, La guerre sainte en pays chrétien, Paris, 1912, p. IV. 309. P. L., t. CXIX, col. 992, n° 33. On se défiait en Occident de la signification idolâtrique des enseignes slaves et germaniques. Cf. Erdmann, op. cit., p. 33. 310. Leur pleine incorporation dans l’État franc ne serait possible que par leur conversion au christianisme, et c’est pourquoi en faisant violence à la doctrine constante de ['Église, on les forcera au baptême. On n’imposera pas cette violence aux Slaves de l’Elbe, à l’égard desquels on pratiquera une politique pluraliste. Cf. ERDMANN, op. cit., p. 20. 311. H. PlSSARD, La guerre sainte..., p. IV, note 2. LES CROISADES 627 guerres conduites pour la défense d’intérêts profanes, les­ quels n’ont pas de rapport immédiat avec les réalités spi­ rituelles ; b) de plus, en régime sacral, les princes temporels doi­ vent, sous leur propre responsabilité, — qu’ils agissent spontanément, ou que le pouvoir canonique ait à leur rappeler ce devoir - user du glaive pour défendre leurs sujets chrétiens contre ceux qui les attaquent dans leur foi ou leur vie chrétienne, contre ceux par exemple qui propagent l’hérésie, l’infidélité : car en régime sacral elle est un crime de droit commun, à la ressemblance du vol ou de l’homicide312. « Pour les infidèles qui n’ont jamais accepté la foi, tels les Gentils et les Juifs, écrit saint Thomas, ils ne doivent en aucune manière être contraints à croire, car croire est un acte de volonté. Le seul droit qui revienne alors aux fidèles, c’est de les contraindre, si cela est possible, à ne pas faire obstacle à la foi par des blasphèmes, des discours pervers, ou des persécutions manifestes. Et c’est pourquoi les fidèles du Christ font souvent la guerre aux infidèles, non certes pour les obliger à croire, car s’ils triomphaient d’eux et les réduisaient en captivité, ils leur laisseraient la liberté de croire ; mais seulement pour les contraindre à ne pas s’opposer à la foi du Christ313. » Ces guerres, plus encore que les précédentes, peuvent être encouragées et approu­ vées par l’Église. Elles ont pour fin de défendre des valeurs spirituelles, mais - et il ne faut pas l’oublier — dans la mesure où ces valeurs spirituelles ont pris rang 312. Déjà saint AUGUSTIN répondait à Cresconius, lib. III, n° 57, qu’on ne peut pas plus réclamer la liberté de l’hérésie que la liberté des crimes de droit commun. Mais pour autant que la responsabilité de l’Église était engagée dans la répression de l’hérésie, il ne voulait pas qu’on usât du glaive. 313. II-II, qu. 10, a. 8. 628 VI/4 - LA CHRÉTIENTÉ SACRALE parmi les autres valeurs politiques de la cité sacrale314315 . On pourrait dire quelles sont des guerres saintes. Mais nous préférons réserver ce nom, s’il faut l’employer, pour les guerres dont le pape prendra lui-même la responsabi­ lité et dont nous allons parler. A cette première catégorie, nous joindrons les guerres que les évêques entreprennent soit comme princes sécu­ liers, chargés habituellement d’une administration tem­ porelle ; soit comme suppléants occasionnels d’un pou­ voir séculier devenu insuffisant. 2° Dans la seconde catégorie, on rangera, toujours à supposer quelles soient justes3^, trois sortes de guerres : a) celles dont la responsabilité est prise par le pape intervenant comme chef des États de l’Église. Ce sont des guerres de soi politiques. Mais si l’on considère que l’État pontifical garantit alors l’indépendance du pouvoir apostolique suprême, ces guerres se chargent d’une signi­ fication spirituelle. Plus que les autres, elles peuvent être appelées chrétiennes. Telles sont les guerres du pape contre les premiers Sarrasins qui remontent le Tibre pour s’emparer du territoire romain ; b) celles dont la responsabilité est prise par le pape intervenant comme tuteur de la chrétienté sacrale. Ce sont encore des guerres politiques, mais entreprises pour défendre l’ordre politique en tant qu’il est sacral, en tant 314. Même en régime profane, un État peut (doit même) se battre pour défendre, sur son territoire, la liberté de prêcher et d’ac­ cepter ΓÉvangile, en tant que cette liberté est un bien temporel, le bien temporel suprême. 315. « Si le pape peut encourager une guerre, cependant, il ne suf­ fit pas qu’il déclare une guerre pour quelle soit juste : car la personne en qui réside la papauté peut être injuste, sujette aux passions de l’ambition et de la vengeance, et à d’autres crimes énormes.» CAJETAN, in Π-ΙΙ, qu. 40, a. 2, n° II. LES CROISADES 629 qu’il réclame de tous les citoyens l’appartenance visible à l’Église. De ce fait ces guerres aussi revêtent un caractère chrétien, spirituel. C’est le cas des guerres dirigées contre l’invasion musulmane, qui passeront à Γ avant-scène sous le règne d’Urbain II, et que des historiens comme Ranke, puis Erdmann, appellent la « croisade popu­ laire » ; c) entre ces deux types de guerres, conduites les unes pour l’indépendance des États pontificaux, les autres pour l’indépendance de la chrétienté, il y a place pour un type de transition. Quand les armées d’un prince, excommunié comme hérétique ou schismatique, mar­ chent sur Rome pour y introniser un antipape, ce n’est pas seulement le principat civil du pape qui est en péril, c’est le sort de la chrétienté tout entière. Les forces mili­ taires que le pape mobilise, il peut les recruter non seule­ ment comme prince des États de l’Église, mais encore comme protecteur de la chrétienté : car, en régime sacral, c’est la base même de l’ordre politique, c’est le statut de la chrétienté que le schisme et l’hérésie tendent à renver­ ser du dedans. Qu’on songe par exemple aux guerres de Grégoire VII contre le roi Henri, auxquelles les histo­ riens dont nous venons de parler ont donné le nom de «croisade hiérarchique», et qu’ils considèrent comme ouvrant les voies à la « croisade populaire ». Nous aurons donc trois sortes de guerres, selon quelles seront entreprises soit pour la défense de l’État pontifical ; soit pour la défense de la chrétienté contre ses ennemis intérieurs, comme les hérétiques et les schis­ matiques316; soit pour la défense de la chrétienté contre 316. Ces guerres sont souvent liées aux précédentes, mais pas tou­ jours. Elles ne le sont pas dans les faits que rapporte Gratien dans le préambule de la cause 23 du Décret: «Certains évêques tombèrent dans l’hérésie avec le peuple qui leur avait été confié ; par des menaces ou des mauvais traitements ils se mirent à pousser vers l’hé- 630 VI/4 - LA CHRÉTIENTÉ SACRALE ses ennemis extérieurs, comme l’Islam. Ces trois sortes de guerres tranchent sur les autres guerres justes en rai­ son du rapport très particulier qui les rattache aux choses spirituelles. Et, si l’on admet que l’expression de « guerre sainte », qu’on ne rencontre pas chez saint Thomas, soit susceptible de recevoir un sens acceptable, c’est ici qu’il faut l’employer. Nous pourrons bien dire, par exemple avec H. Pissard31", que les guerres saintes sont les guerres résie les catholiques qui les environnaient. Dès qu’il l’apprit, le pape ordonna aux évêques catholiques des pays voisins, qui avaient reçu de l’empereur la juridiction séculière, de défendre les catholiques contre les hérétiques et de forcer ceux-ci par tous les moyens possibles à faire retour à la vérité de la foi. Les évêques recevant ces lettres aposto­ liques réunirent des troupes et se mirent à combattre les hérétiques à découvert et par des embûches... » Il n’est pas sûr d’ailleurs que le pape agisse ici comme tuteur de chrétienté : il lui suffit, en effet, de son pouvoir canonique pour rappeler leur devoir politique à des évêques qui sont princes temporels et qui « ont reçu de l’empereur la juridiction séculière ». Rappelons encore que, si le pouvoir canonique peut recourir à la coercition contre les hérétiques, il ne peut pas, comme tel, user du glaive du sang. (Sur la distinction aperte et per insidias, cf. S. AUGUSTIN, Quaest. in Heptateuchum, lib. VI, cap. X.) 317. La guerre sainte..., p. IV. Cf. p. 40 : « La guerre sainte apparaît ainsi comme un nouveau moyen ajouté à la mise en interdit, à la libé­ ration des vassaux, à Xexposition en proie pour exécuter les sentences canoniques contre les hérétiques trop puissants, quand le suzerain ne peut ou ne veut pas prêter l’appui de son glaive. L’Église se met à sa place, s’adresse directement aux chrétiens sans l’intermédiaire de per­ sonne et accomplit elle-même la fonction normalement dévolue au bras séculier. Telle est la pure croisade dont la théorie se réalisa plei­ nement entre 1208 et 1214 [contre les Albigeois] : c’est une guerre dirigée par l’Église, c’est-à-dire par le pape et ses subordonnés immé­ diats ; elle n’est pas poursuivie par l’armée de tel roi, mais par l’armée chrétienne: Exercitus crucesignatorum, disent les chroniques». - La mise en interdit est une peine purement canonique. La libération des vassaux et Xexposition en proie sont des peines juridiques qui, dans une organisation politique sacrale, résultaient par voie de consé­ quence de 1 excommunication pour schisme ou hérésie. Quant à la guerre contre les hérétiques, elle ne pouvait passer pour une « exécution LES CROISADES 631 justes que l’Église non seulement encourage, mais encore récompense par ses faveurs spirituelles. Mais nous ne dirons pas quelles sont entreprises et dirigées par l’Eglise, à savoir par le pouvoir canonique de l’Église : elles sont entreprises et dirigées par le pouvoir extra­ canonique du pape, agissant comme chef de l’État pon­ tifical ou comme tuteur de la chrétienté. e) L'Église comme telle ne fait pas la guerre Il n’y a pas de place, selon nous, pour une troisième catégorie de guerres : celles dont la responsabilité retom­ berait, médiatement ou immédiatement, sur l’Église comme telle, sur le pouvoir canonique laissé par le Christ à ses apôtres. Entendue de cette manière, la guerre sainte est un non-sens depuis la loi évangélique318. Elle aboutirait très vite aux thèses de la conversion par la contrainte, de la mission armée, du baptême forcé, thèses qui hantent l’esprit de beaucoup d’hommes d’ac­ tion, voire de théologiens, mais que l’Église comme telle a repoussées, et qui ne sauraient sans injustice lui être attri­ buées. S’il est clair que l’Église n’essaie pas de convertir par la force, peut-elle du moins, en tant que telle, en tant que corps du Christ, prendre les armes lorsqu’elle est atta­ quée, pour défendre son trésor spirituel à la manière dont les royaumes de ce monde défendent leurs trésors matériels ? Saint Augustin ne l’a pas cru ; la pratique, ni des sentences canoniques », et le pape ne pouvait d’aucune manière en prendre la responsabilité en raison de son pouvoir canonique. 318. «La pure guerre sainte, écrit H. PlSSARD, est celle qui est déchaînée et organisée par le chef de l’Église, en sa qualité de souve­ rain spirituel (c’est nous qui soulignons) s’adressant aux fidèles, abs­ traction faite de leur nationalité. » La guerre sainte..., p. 27. Si l’on veut. Mais alors nous dirons que la pure guerre sainte n’a jamais eu lieu, même contre les Albigeois. Et quelle ne peut pas avoir lieu. 632 VI/4 - LA CHRÉTIENTÉ SACRALE la doctrine authentiques de l’Église n'obligent, non plus, à le penser ; et les paroles du Sauveur, qui ne veut pas qu’on use du glaive pour défendre son royaume, peuvent être reçues sans restriction par la théologie catholique319320 . « Suavi jugo tuo dominare, Domine, in medio inimicorum tuorum520. » 2. La formation d’une éthique de la guerre sainte Quelles sont, sur l’éthique de la guerre sainte, les don­ nées que l'on peut trouver dans l’Évangile, chez des Pères comme saint Augustin et saint Grégoire, et dans la période qui prépare la croisade ? 319. En tête de la question 3 de la cause 23 du Décret, GraTIEN cherche à établir par une série de témoignages scripturaires, que l’Église ne doit pas recourir aux armes pour repousser l’injustice: « Quand le Seigneur était poursuivi par Hérode qui voulait le faire mourir, il n’a pas cherché la protection des armes, bien qu’il lui fut possible de tourner le bras des Juifs contre celui-ci par un instinct secret ; mais il s’est enfui en Égypte pour y demeurer caché pendant sept ans. Plus tard, quand les Juifs cherchent à le lapider, il disparaît et s’enfuit du temple. Plus tard encore, quand on le conduit au sup­ plice, il ne cherche pas à exciter contre les Anciens des Juifs cette foule qui naguère était venue au-devant de lui avec des palmes, des rameaux et des louanges. Interrogé par Pilate s’il est roi, il répond: Mon royaume n’est pas de ce monde ; car s’il était de ce monde, mes servi­ teurs auraient combattu pour que je ne fusse pas livré aux Juif, mon­ trant par là que ceux-là relèvent du royaume de ce monde qui comp­ tent sur le secours des forces humaines, non sur l’appui divin, pour se défendre contre l’injustice qui les assaille. De même, quand il dit à ses disciples : Si l’on vous persécute dans une cité, fuyez vers une autre, il enseigne qu’il faut répondre non aux armes par les armes, mais aux persécutions par la fuite... » 320. Premières vêpres de la fête du Sacré-Cœur. LES CROISADES 633 a) Le Nouveau Testament «N’aimez pas le monde ni ce qui est dans le monde » ; car tout ce qui est dans le monde est « concupiscence de la chair, concupiscence des yeux, et orgueil de la vie » ; « le monde entier est plongé dans le mal », mais « le monde passe et sa concupiscence aussi » (I Jean, II, 15 à 17 ; V, 19). Si la concupiscence, si le péché est à l’origine de toute guerre, toute guerre est condamnée dans son origine par ces grandes paroles où le dernier apôtre survivant rap­ pelle le principe de l’attitude chrétienne à l’égard du monde et de la vie. Cela est trop clair pour qu’on ait à s’y arrêter. Mais toutes les guerres, avons-nous dit, ne sont pas nécessairement inspirées par la concupiscence et le péché. Il y a des guerres justes. En sera-t-il question dans l’Evangile? Il est d’ordinaire tellement silencieux sur la valeur des activités temporelles et des choses de la cul­ ture. Parle-t-il de la guerre juste ? Le Sauveur en parle assez pour qu’on sache que le glaive ne doit pas être employé pour le défendre ni luimême (Mr., XXVI, 52 ; Jean, XVIII, 11), ni son royaume (Jean, XVIII, 36). Mais l’emploi du glaive dans les causes temporelles n’est pas interdit. D’abord la justice temporelle peut y recourir, saint Paul l’écrit expressément aux Romains (XIII, 4). Et pour la guerre, saint Augustin écrira que si elle était coupable en toute circonstance, Jean Baptiste n’aurait pas pu recommander aux soldats qui venaient lui demander la voie du salut de se contenter de leur solde (Luc, III, 14), et que Jésus, après avoir loué la foi du centurion (Mt., VIII, 10), n’aurait pas omis de lui demander de déserter l’armée321. 321. Contra Faustum, lib. XXII, cap. LXXIV. - Citons le commen­ taire que Soloviev a fait du récit de la conversion de Corneille 634 VI/4 - LA CHRÉTIENTÉ SACRALE L’usage du glaive est donc à la fois interdit et autorisé dans le Nouveau Testament. Cela pourra donner lieu, dans les siècles qui suivront, à des interprétations contra­ dictoires. En réalité, il n’y a pas de contradiction : c’est au plan spirituel qu’il est interdit, et c’est au plan tempo­ rel qu’il est autorisé. b) Saint Augustin et saint Grégoire On a dit que saint Augustin et saint Grégoire, le pre­ mier à propos des hérétiques, le second à propos des païens, ont exposé en Occident les principes qui, après avoir sommeillé pendant quelques siècles, seront utilisés pour justifier les deux formes de la guerre sainte, la croisade de Grégoire VII contre les hérétiques, et celle d’Urbain II contre les musulmans322. Quelle est exacte­ ment la pensée de ces deux docteurs ? î 1. Saint Augustin aura certes le souci de justifier les guerres que Γ Ancien Testament nous représente comme entreprises sur l’ordre de Dieu. Dans ses Quaestiones in Heptateuchum^, à propos de la prise de Haï par Josué (Josué, VIIl), il rappelle d’abord que ceux qui ont le droit de prendre les armes (c’est un droit que tous n’ont pas) ne pourront le faire que pour une cause juste ; puis, (Act., X) et qu’il a dirigé contre les thèses de Tolstoï : « Ce qui est encore plus remarquable dans ce récit typique, c’est ce qui ne s’y trouve pas. Ni l’ange de Dieu, ni Pierre, apôtre de la paix du Christ, ni la voix de l’Esprit saint lui-même révélée soudainement dans les nou­ veaux catéchumènes, ne dirent au centurion de la cohorte italique ce qui, d’après l’interprétation récence du christianisme, aurait été la chose la plus importante et instamment nécessaire pour ce guerrier romain ; ils ne lui dirent pas que, devenant chrétien, il devrait, avant toute autre chose, déposer ses armes et renoncer immédiatement au ser­ vice militaire... * La justification du bien, p. 439. 322. Erdmann, op. cit., pp. 8 à 10. 323. Lib. VI, cap. X. LES CROISADES 635 après avoir défini ce qu’est une guerre juste, il ajoute : «Mais ces sortes de guerres aussi sont justes, sans aucun doute, qui sont ordonnées par Dieu lui-même, en qui il n’y a pas d’iniquité, et qui connaît le mérite de chacun. En de telles guerres, le chef d’armée, ou le peuple luimême, apparaît moins comme auteur que comme ins­ trument de la guerre, non tam auctor belli quam minister». Dans le De civitate DeD2\ il déclare que Dieu lui-même a prévu des exceptions au Non occides : « Ils n’ont pas enfreint ce précepte ceux qui, sur l’ordre de Dieu, Deo auctore, ont fait la guerre ; ou qui, dans l’exer­ cice de la puissance publique, suivant ses lois, c’est-à-dire suivant les exigences de la plus juste raison, ont puni de mort les criminels ». C’est pourquoi on peut louer la conduite d’Abraham, discuter celle de Jephté, excuser celle de Samson. « Hors ces exceptions, où le meurtre est ordonné soit par une loi générale et juste, soit par un ordre exprès de Dieu, source de toute justice, celui qui tue ou son frère ou lui-même, est coupable du crime d’homicide ». Il y a en tout temps des occisions justes, et il y a dans l’Ancien Testament des guerres dont Dieu est l’auteur : voilà ce que dit Augustin. D’autre part, il rappelle le droit de l’Eglise à recourir au bras séculier, notamment contre les hérétiques. Ce rapprochement permet-il de conclure, comme le fait C. Erdmann324 325, qu’Augustin ait élevé la répression des donatistes par l’empereur Honorius au rang de guerre sainte, dont Dieu lui-même serait l’auteur et dont les soldats seraient les ministres ? Mais Augustin proteste constamment contre l’application de la peine capitale aux hérétiques, même quand ils se seraient rendus cou­ pables de meurtres avérés ; il tremble que le sang des 324. Lib. I, cap. xxi. Cf. supra, p. 568. 325. Op. cit., p. 7. 636 VI/4 - LA CHRÉTIENTÉ SACRALE ennemis de l’Église ne rejaillisse sur elle pour la désho­ norer320. Alors comment supposer qu’il voie dans l’occi­ sion des donatistes une guerre comme celles de l'Ancien Testament, dont Dieu lui-même serait l’auteur ? En fait, « les empereurs ne sévissaient pas contre les hérétiques en qualité de mandataires de l’Eglise, mais en vertu de leur puissance souveraine »326 327 ; Honorius n’attend pas la délégation des évêques africains pour por­ ter, en 405, son édit contre les donatistes, ni l’assenti­ ment d’Augustin pour aller, en 409, jusqu’à la peine de mort328. Pourtant, dira ce dernier, quand l’empereur décrète la peine suprême, il reste possible aux juges d’at­ ténuer leur sentence329. Augustin affirme certes le droit qu’a l'empereur d’agir en prince chrétien, et de considé­ rer l’hérésie comme un crime de droit commun330 : pour autant, c’est déjà l’ordre sacral du moyen âge. Mais il voudrait que « le catholicisme disposât seulement de lois protectrices de sa sécurité, et qu’il restât juge dans chaque cas de l’opportunité qu’il y aurait à requérir des tribunaux l’application de ces lois»331. Le bras séculier fonctionnerait alors comme pur instrument de l’Église, et c’est pourquoi il devrait agir avec mansuétude et ne jamais aller jusqu’à l’efifiision de sang. 2. Le point de vue de saint Grégoire à l’égard des hérétiques est différent. A propos d’une expédition 326. Pierre BATIFFOL, Le catholicisme de saint Augustin, pp. 334335 ; cf. pp. 290, 298-300. 327. Gustave SCHNÜRER, L’Église et la civilisation au moyen âge, Paris, t.1, p. 115. 328. Pierre BATIFFOL, Le catholicisme de saint Augustin, pp. 280 et 298. 329. Ibid., p. 334. 330. Ibid., pp. 288-289. Cf. plus haut, p. 627, note 312. 331. Batiffol, ibid., p. 282. LES CROISADES 637 contre les hérétiques qui s’érigent contre l’Église catho­ lique, corrompent la foi, infectent de leur venin les membres du corps chrétien, il exhorte Gennadius, patrice et exarque d’Afrique, à résister avec force pour le bien du peuple chrétien, et à conduire vaillamment les combats ecclésiastiques, tels les guerriers du Seigneur, « ecclesiastica praelia sicut bellatores Domini fortiter dimicatis»; il lui suggère de rétablir l’unité des Églises démembrées et prie le Seigneur de lui accorder la vic­ toire332. Indubitablement, il y a ici appel au glaive du sang pour défendre les chrétiens contre les entreprises des hérétiques. C’est déjà, si l’on veut, une guerre sainte. Mais Gennadius n’est pas aux ordres de Grégoire. L’expédition est entreprise au nom du pouvoir séculier. Le pape n’essaie pas d’en tirer à lui la responsabilité. Il intervient pour exciter l’exarque à défendre l’Église. S’il parle de guerres « ecclésiastiques » et de « guerriers du Seigneur », ce ne peut être au sens strict. Quelle sera l’attitude de Grégoire à l’égard des païens ? Il écrit au même Gennadius pour le louer de se préparer au combat par la prière. Il le félicite de ses vic­ toires qui, en arrêtant les incursions des Maures de Lybie et en reculant les frontières d’un empire où Dieu est manifestement reconnu, vont permettre de diffuser par­ tout le nom du Christ par la prédication de la foi333. Il n’est pas question ici d’attaquer les païens du seul fait qu’ils sont païens. Il s’agit d’une guerre qu’on suppose justifiée politiquement, et qui aura pour heureuse consé­ quence d’introduire et de favoriser la prédication chré­ tienne chez les Gentils. Le but immédiat d’une telle guerre est la sujétion de peuplades païennes, sujétion qui conditionnera, Grégoire l’espère, une activité mission332. Epistola DCXIV ; P. L., t. LXXV1I, col. 528. 333. Epistola D Ibid., p. 193. Ces vues sont contestables. L’Islam a proclamé la guerre de conquête religieuse. Il a contraint les païens à la conversion. C'est aux adeptes des religions qui avaient des livres sacrés qu’il s’est contenté d’imposer la capitation. 361. René GROUSSET, ibid., t. Ill, p. IX. LES CROISADES 653 refluer le cours des événements ». La croisade dont il sut longtemps mûrir le plan, et dont on ne doit attribuer l’initiative « ni à un appel d’Alexis Comnène, ni au pèle­ rinage et à la prédication de Pierre l’Ermite », était « la réaction salvatrice, le réflexe défensif de l’Europe en face du plus grand péril couru par celle-ci depuis la chute de l’empire romain. L’unité du monde romain se trouva soudain moralement refaite de l’Atlantique au Danube, voire au Bosphore, pour arrêter pendant trois siècles et demi la fatale échéance de 1453 »362. Tel est dans ses grands traits le tableau de la situation à la veille de la première croisade363. 362. Ibid., t. III, p. XXV ; t. I, p. 2 ; t. Ill, p. IX. Les vexations que les Turcs faisaient subir aux chrétiens qui allaient prier à Jérusalem, «surtout à ceux qui venaient de Rome ou des pays d’Italie », les frap­ pant, les pillant, « s’ingéniant à les faire périr de diverses manières » (Chronique de Michel le Syrien, patriarche jacobite d’Antioche, citée par Grousset, 1.1, p. 2), n’étaient que le signe d’un conflit beaucoup plus vaste et plus profond. - Comparer, aux vues de René Grousset, les réflexions de Charles SEIGNOBOS sur les conséquences des croisades : "Il est très difficile de savoir au juste ce que l’Europe doit aux croi­ sades... Tout ce qu’on aurait le droit de leur attribuer sûrement, ce sont les usages venus directement de Syrie : en fait d’usages militaires, l’arbalète, le tambour, la trompette et la lance ornée de banderoles ; en fait de plantes : le sésame, l’abricot (en italien damasco), l’échalote (d’Ascalon), la pastèque. C’est en Orient que les chrétiens, qui jusque-là se rasaient tous, ont commencé à porter la barbe. Il est pro­ bable aussi que l’usage des moulins à vent est revenu de Syrie. » Dans ΓHistoire générale, de Lavisse et Rambaud, t. II, p. 347. 363. On pourrait sans doute y ajouter bien des précisions. Selon Carl ERDMANN, une influence de la guerre sainte musulmane, du dji­ had, sur l’éthique chrétienne de la guerre est possible, et l’historien doit y être attentif, mais, ajoute-t-il, l’état présent de nos connais­ sances ne permet pas de l’affirmer : d’une part, la doctrine de la guerre sainte semble s’être développée en Occident d’une façon auto­ nome; d’autre part, le djihad, en faisant de la guerre sainte un devoir permanent, différait beaucoup de la guerre sainte chrétienne qui se limitait tout au plus à des avantages spirituels. Die Entstehung.., 654 11 U · VI/4 - LA CHRÉTIENTÉ SACRALE 3. L’initiative de la croisade venait donc du pape. En choisissant comme chef de la croisade l’évêque du Puy, Adhémar de Monteil, le pape montrait qu’il « désirait conserver ainsi la direction du mouvement, les territoires à conquérir par les croisés devant, sans doute, former dans sa pensée un autre patrimoine du saint siège364». De fait, après la conquête de Jérusalem, nous voyons l’archevêque de Pise, Daimbert, devenu patriarche de la ville sainte, en revendiquer la possession. « La Terre Sainte appartenait au Christ-Roi dont le patriarche était le représentant. Le patriarche était donc le seul posses­ seur légal du pays, et ce n’était qu’en tant que ses man­ dataires et ses vassaux que l’Avoué du Sépulcre et le Prince d’Antioche pouvaient exercer l’autorité36>. » La société latine du Levant devait ainsi se présenter « comme une réplique de la société latine d’Occident. Au centre, un siège pontifical - Jérusalem à l’instar de Rome - commandant aux royautés vassales. Seulement ce qui était possible en plein monde chrétien l’était-il dans cette marche-frontière campée au seuil du désert, à la merci du premier rezzou arabe ou turc?366 » Le patriarcat de Daimbert fut de courte durée. A la mort de Godefroi de Bouillon, la ville sainte passa dans les mains de Baudouin Ier, fondateur du royaume de Jérusalem, qui ne différait pas des autres royaumes temporels. p. 27. Le même auteur parle des tractations d’Urbain II et d’Alexis Comnène. Le pape, qui reprend une idée de Grégoire VII, promet des troupes à l’empereur et croit le moment venu de réunir entre elles les Églises d’Orient et d’Occident. La croisade se situe ainsi dans la ligne de la politique orientale des papes. Cependant le but quelle envisage est la délivrance de la chrétienté d’Orient, ce n’est pas encore la conquête du Saint-Sépulcre. Ibid., p. 296. 364. René GROUSSET, op. cit., 1.1, p. 4. 365. Ibid., p. 195. 366. Ibid., p. 198. Cf. Plus loin. p. 932. LES CROISADES 655 b) Divers sens du mot croisade Les données que nous venons de rappeler nous obli­ gent à reconnaître dans ce qu’on appelle généralement l’histoire des croisades, plusieurs sortes de faits qu’il faut soigneusement distinguer : a) Il y a tout d’abord un mouvement de pèlerinages. La croisade, entendue alors dans son sens le plus spiri­ tuel «est, par définition, une œuvre pie, l’accomplisse­ ment d’un vœu, le gain de mérites, à telle enseigne que maints croisés ne font que passer en Terre Sainte, et, comme ce comte de Flandre en l’an 1177, déclarent tout net qu’ils sont venus pour accomplir leurs dévotions, nullement pour guerroyer »367. b) Mais il arrive qu’on guerroie au cours de ces pèleri­ nages. « En ce cas, l’essentiel est de se battre, de ne reve­ nir qu’après avoir massacré du Sarrasin, dût-on pour cela rompre les trêves, bouleverser toute la patiente politique des colons franco-syriens, et partir ensuite en laissant ces derniers se débattre au milieu de difficultés inextri­ cables368. » Ces expéditions méritent moins le nom de croisades que celui de razzias et de brigandages. c) Le mot croisade convient, en revanche, aux expédi­ tions militaires conformes au droit des gens, entreprises pour répondre à l’appel du pape, dont le désir était de délivrer la Terre Sainte et de protéger la chrétienté contre l’invasion musulmane369. 367. Ibid.., t. III, p. 2. Mme N. DENIS-BOULET note qu’au temps de sainte Catherine de Sienne le terme officiel pour désigner la croi­ sade est passagium. Il figure avec ce sens déjà chez Innocent III, mais il est «sans doute encore plus ancien : il indique assez que, dans l’es­ prit de l’Église, la croisade était pèlerinage à Jérusalem ou moyen de ce pèlerinage avant d’être guerre aux infidèles ». La carrière politique de sainte Catherine de Sienne, Paris, 1939, p. 77. 368. René GrousSET, ibid. 369. Selon Paul ROUSSET, Les origines et les caractères de la pre­ mière croisade, Neuchâtel, 1945, qui reproche à Carl Erdmann de dis- 656 VI/4 - LA CHRÉTIENTÉ SACRALE d) Enfin à l’esprit de croisade défini comme un esprit d'enthousiasme, d'aventure, de pèlerinage passager, on peut opposer, comme le fait constamment R. Grousset, l’esprit d’établissement à demeure, l’esprit de colonisa­ tion, l’esprit de politique, qui présida à l’établissement et au maintien de la monarchie franque en Orient. Le seul de ces aspects qui pose ici un problème et dont nous ayons à nous occuper, est le troisième, relatif à ces expéditions organisées de l’Occident chrétien, à la fois spirituelles et guerrières, commencées sur la demande des papes en Espagne, et portées par eux jus­ qu’au seuil de l’Asie3 °. A quel titre le pape intervenait-il tinguer insuffisamment entre les « guerres saintes » en général et la « croisade » en particulier, la croisade n’apparaît qu’au moment où, sous l’initiative d’Urbain II, prêchant la reconquête de la Terre Sainte et la délivrance des Églises d’Orient, l’Occident chrétien, lui-même menacé par l’Islam, fait trêve à ses guerres intestines criminelles, et passe à l’offensive, en constituant une armée de soldats marqués de la croix, assujettis à une éthique chrétienne de la guerre, et gratifiés, s’ils en sont dignes, des indulgences réservées jusqu’alors aux pèlerins, pp. 14, 55, 141, 194, etc. «Tôt après sa création par Urbain II, la croisade répand sa technique et ses privilèges dans d’autres guerres et dans d’autres régions. Et c’est par analogie avec la croisade d’Orient celle de 1095, l’archétype - que les expéditions militaires au service de l’Église et munies de l’indulgence seront appelés croisades », p. 67. L’auteur écrit, p. 26, note 6 : « Pour la commodité du langage, nous utilisons les termes habituels, mais nous sommes conscient de leur imprécision et, ce qui est plus grave, du mensonge qu’ils recouvrent parfois. Car il ne saurait y avoir de guerre sainte. » Nous avons mon­ tré plus haut en quel sens on pouvait, au moyen âge, distinguer entre «guerre juste» et «guerre sainte». La notion de «guerre sainte», comme celle de « croisade », est une notion historique précise. - Les différences des historiens dans leur manière de définir la croisade naissent de l’importance prépondérante qu’ils accordent à tel ou tel des éléments qui la constituent. 370. Encore est-il clair que nous n’aurons à justifier aucun des actes de barbarie qui accompagnèrent ces expéditions. A Nicée. pour démoraliser les assiégés, on imagina de tirer sur eux avec les têtes des LES CROISADES alors ? Est-ce comme chef du christianisme, ou comme tuteur de la chrétienté ? Les croisades sont-elles des expé­ ditions guerrières du christianisme, ou de la chrétienté ? 4. La distinction de saint Bernard sur les deux glaives La prise d’Édesse par les Turcs, par deux fois, le 23 décembre 1144 et le 3 novembre 1146, suivie du massacre et de la déportation de la population armé­ nienne, marquait le commencement de la vague de retour musulmane. Ce fut ainsi que l’entendit l’Occident où la nouvelle de l’événement devait provo­ quer la deuxième croisade371. Le pape Eugène III en confia la prédication à saint Bernard. C’était en assurer le succès. Après avoir lu, devant l’immense assemblée de Vézelay, le 31 mars 1146, la bulle qui exhortait les chré­ tiens à prendre « la croix et les armes » afin d’arrêter les invasions des infidèles, de défendre l’Eglise d’Orient délivrée par les premiers croisés, d’arracher des mains des musulmans les milliers de prisonniers chrétiens qu’ils soldats turcs envoyés à leur secours. II y a bien d’autres faits odieux. Parlant par exemple du massacre qui suivit la prise de Jérusalem par les croisés, R. GROUSSET déclare que quels qu’aient été les torts et les provocations des ennemis, il est une tache dans l’histoire de la croi­ sade, et il cite le jugement de l’archevêque Guillaume de Tyr, l’illustre historien du royaume de Jérusalem : « La ville présentait en spectacle un tel carnage d’ennemis, une telle effusion de sang, que les vain­ queurs eux-mêmes ne pouvaient qu’être frappés d’horreur et de dégoût. » Ibid, t. I, p. 161. Certes, la barbarie ne fut pas un privilège des croisés. Ils surent être souvent magnanimes et la haute figure de saint Louis qui, à la ressemblance de son Maître, devait mourir entouré des signes de la défaite, restera l’éternel honneur des croi­ sades. Et il est vrai qu’ils rencontrèrent, surtout au temps de Saladin, de beaux actes chevaleresques chez leurs ennemis. SIX. Ibid., t. II, p. 208. 658 VI/4 - LA CHRÉTIENTÉ SACRALE tenaient dans les fers3 2, le saint réussit à déchaîner par le feu de son éloquence un enthousiasme semblable à celui de 1095. La seconde croisade fut décidée pour l’année suivante. On a fait remarquer qu’au lieu d’être une migration internationale et en quelque sorte inorga­ nique, elle fut la mise en marche de deux armées natio­ nales régulières, commandées par les deux plus puissants souverains de l’Occident - le roi de France Louis VII et l’empereur d’Allemagne Conrad III -, et que, par là, elle se distinguait de la première croisade : « en théorie du moins, car le principe religieux de la croisade obligeait les chevaliers à laisser partir à leur suite une foule de pèlerins et de pénitents sans valeur militaire qui entra­ vaient la marche des troupes3 3. » Comment saint Bernard explique-t-il l’alliance de la croix et de l’épée ? Il recourt à l’image, devenue célèbre depuis, des deux glaives372 374. 373 Déjà dans le livre qu’il avait dédié aux Templiers, le saint docteur - après avoir justifié d’une manière géné372. E. VaCANDARD, Vie de saint Bernard, Paris, 1920, t. II, p. 277. 373. René GroL'SSET, Histoire des croisades, r. II, p. 226. 374. H.-X. ArQUILLIÈRE a signalé la présence de cette image, empruntée à Luc, XXII, 38 : « Seigneur, il y a ici deux glaives. Il leur dit: C’est assez», déjà dans une lettre de Henri IV, du 15 mai 1076, qui accuse Grégoire VII de s’être emparé du sacerdoce et de la royauté, alors qu’il doit y avoir dans l’Église un double glaive, « un glaive sacerdotal pour qu’après Dieu on obéisse au roi, et un glaive royal pour combattre au-dehors les ennemis du Christ et au-dedans pour obliger tous les hommes à obéir au pouvoir sacerdotal. » Le plus ancien traité de l’Église: Jacques de Viterbe, De regimine christiano, Paris, 1926, Introduction, p. 60. Un peu plus tard, vers 1110, Hildebert du Mans explique que le roi et le prêtre étant membres du Christ il y a deux glaives dans l’Église, comme il y avait deux glaives parmi les disciples du Christ : « Le glaive du roi se montre dans les condamnations de sa cour ; le glaive sacerdotal, c’est la rigueur de la discipline ecclésiastique. » Ibid., p. 61. LES CROISADES 659 rale l’emploi des armes d’abord par le fait que Jean Baptiste demande aux soldats non pas de jeter leurs armes, mais seulement de se contenter de leur solde (Luc, III, 14)375, puis par les mots de saint Paul rappelant aux Romains que le pouvoir civil porte l’épée comme ministre de Dieu (XIII, 4), enfin par l’autorité de l’Ancien Testament, et, d’une manière plus précise, par l’exemple du Chef des chevaliers qui s’arma un jour sinon du fer, du moins d’un fouet, pour chasser les ven­ deurs du Temple - avait approuvé qu’« on tirât l’un et l’autre glaive des fidèles, exeratur gladius uterque fidelium » pour refouler les Gentils qui veulent la guerre, oppriment le peuple chrétien, et rêvent de lui enlever ses richesses inestimables de Jérusalem, de profaner les lieux saints, de posséder en héritage le sanctuaire de Dieu376. Après la perte d’Edesse, saint Bernard incite le pape à tirer lui-même le glaive matériel pour venir en aide à 375. L’argument est de saint AUGUSTIN : « Si la discipline chré­ tienne, écrit-il dans une lettre à Marcellin, devait considérer toute guerre comme en soi coupable, on aurait dit dans l’Évangile, aux sol­ dats qui venaient demander la voie du salut, de jeter leurs armes et de se refuser au service militaire. Mais il leur a été dit : Abstenez-vous de toute violence et de toute fraude et contentez-vous de votre solde (Luc, III, 14). Ceux à qui Jean Baptiste ordonne de se contenter de leur solde, il ne leur défend pas, certes, d’être soldats. » Epist. CXXXVIII, n° 15. Ayant exposé ailleurs le même argument, saint Augustin ajoute : «Mais comme les Manichéens ont coutume de blasphémer ouverte­ ment Jean Baptiste, qu’ils entendent le Seigneur Jésus-Christ luimême ordonner de verser à César la solde qui, selon Jean, doit suffire au soldat : Rendez, dit-il, à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu. Les impôts, en effet, servent à payer les soldats qui font la guerre. Et quand le centurion dit : Et moi, qui suis soumis à des supé­ rieurs, fai des soldats sous mes ordres et je dis à l'un : Va, et il va ; et à un autre: Viens, et il vient; et à mon serviteur : Fais cela, et il le fait, Jésus loue sa foi, mais il ne lui commande pas de déserter l’armée. » Contra Faustum, 1. XXII, c. LXXiv. Cf. plus haut, p. 633, note 321. 376. De laude novae militiae, ad milites Templi, cap. rv, nos 4 et 5 ; cap. v, n° 9 ; P. L, t. CLXXXII, col. 924 et 927. 660 \Ί/4 - LA CHRÉTIENTÉ SACRALE l’Église d’Orient : « Puisque le Sauveur souffre de nou­ veau aux lieux où jadis il est mort pour nous, il est temps de tirer du fourreau les deux glaives dont Pierre était armé pendant la passion du Sauveur. Mais qui les tirera si ce n’est vous ? Les deux sont à Pierre pour être dégai­ nés l’un sur un ordre de lui, l’autre de sa main, chaque fois qu’il est nécessaire. Et c’est de celui qui semblait le moins lui appartenir qu’il a été dit à Pierre : Remets ton glaive au fourreau. Donc c’était son glaive, mais il n’avait pas à le tirer de sa main. Or, je pense que c’est l’heure maintenant de tirer les deux glaives pour la défense de l’Église orientale^ .» Il y a donc deux glaives absolu­ ment distincts. L'un que Pierre manie immédiatement. L’autre que le prince manie immédiatement. Mais Pierre peut et doit, dans certaines circonstances particulière­ ment graves, commander au prince de manier son glaive à lui. Enfin, au terme de sa vie, dans le De consideratione, saint Bernard précise la même distinction. Mais les cir­ constances ont changé. Il ne s’agit plus alors d’encoura­ ger le pape à la croisade contre les Gentils. Il s’agit de lui recommander la mansuétude à l’égard de ses ouailles. Ce n’est point par le fer, c’est par la parole qu’il doit entre­ prendre de les soumettre. Et ce serait en quelque sorte usurper le glaive matériel qui pourtant lui appartient, que d’en user indiscrètement : « Pourquoi cherches-tu encore à usurper le glaive que déjà une fois tu as reçu l’ordre de remettre au fourreau ? Qu’il t’appartienne pourtant, celui qui le nie ne fait pas assez attention à la parole du Seigneur : Converte gladium tuum in vaginam. Il est donc à toi, à ton ordre peut-être, bien que ta main n’ait pas à le tirer : tuo forsitan nutu, etsi non tua manu evaginandus. Autrement, s’il ne te concernait en aucune manière, aux 377. Epist. CCLVI, n“ 1 et 2 ; P. L.» t. CLXXXII, col. 464. LES CROISADES 661 apôtres qui disent : Ecce duo gladii hic, le Seigneur n’eût pas répondu : Satis est, mais : Nimis est. Le glaive spirituel et le glaive matériel appartiennent donc l’un et l’autre à [Église ; mais celui-ci doit être tiré pour l’Église et celuilà par l’Église ; l’un est dans la main du prêtre, l’autre dans la main du soldat, mais à l’ordre du prêtre, et au commandement de l’empereur378. » L’Église, dit saint Bernard, possède le glaive matériel puisqu’elle commande aux princes d’en user. Mais quand le glaive matériel fait couler le sang, à qui va la responsabilité ? A l’Église ou aux princes ? Nous retrou­ vons, à propos de la croisade, le problème posé par la répression sanglante de l’hérésie. 5. Théologie de la croisade Nous voudrions prévenir le plus possible les malenten­ dus. Notre intention n’est pas ici d’exposer les différentes explications théologiques que l’on a pu fournir de la croi­ sade. Erdmann a noté qu’à l’inverse de ce qui s’est produit dans la querelle des investitures, c’est la pratique qui a le pas sur la théorie dans cette question de la guerre sainte379. Les papes, éclairés croyons-nous par l’Esprit saint, ont senti vivement la responsabilité nouvelle qui leur incom­ bait à ce moment de l’histoire. Ils ont agi en conséquence. La justification théorique de leurs initiatives est venue après coup. Et sous des formes qui peuvent nous appa­ raître ou trop vagues, ou insuffisantes, ou discutables, ou même erronées. Nous n’avons besoin ni de la Donation de Constantin ni des Fausses Décrétales pour justifier les États de l’Église et l’autorité des grands pontifes du moyen âge. Nous n’avons pas besoin non plus, pour justifier 378. L. IV, cap. III, n° 7 ; P. L., ibid., col. 776. 379. Die Entstehung..., p. 133. 662 VI/4 - LA CHRÉTIENTÉ SACRALE l’inquisition dans la mesure où elle peut l'être, d’accorder au pouvoir canonique, laissé par le Christ à son Église, le droit d’infliger lui-même la peine de mort. Pareillement, nous ne sommes pas tenus de justifier les guerres contre les hérétiques ni les croisades par les motifs qu’ont invo­ qués les écrivains contemporains : de forcer par exemple le sens des textes de saint Augustin sur la répression des donatistes jusqu’à les étendre à la peine de mon, ou de comparer Urbain II prêchant la première croisade à Moïse conduisant les Hébreux vers la terre promise. Sous ces explications théoriques, contestables ou inexactes, nous nous attachons à reconnaître une attitude pratique des souverains pontifes, dont nous pensons pouvoir montrer la légitimité à la lumière du développement ultérieur de la doctrine chrétienne. Nous croyons en effet que les préci­ sions fournies par exemple par Léon XIII sur les relations de l’Église et de l’État doivent permettre au théologien d’apprécier plus exactement comment certains faits du passé, tels l’inquisition, les guerres contre l’hérésie, les croisades, se situent par rapport aux pouvoirs et à la vie entière de l’Église. Ce point de vue n’est pas, sans doute, celui de l’historien. C’est le point de vue du théologien spéculatif. Mais nous croyons que l’historien lui-même doit en reconnaître la légitimité, et en tenir compte pour se garder d’attribuer lui-même au pape, vicaire du Christ, ce qui revient au pape, tuteur de Chrétienté. Cherchons, de ce point de vue, comment il faut entendre la distinction des deux glaives que saint Bernard a formulée à l’occasion de la deuxième croisade. Suivant ce que nous avons dit, trois interprétations sont, en soi et abstraitement parlant, possibles. On pourrait dire d’abord que ceux qui détiennent la force militaire agissent comme de purs instruments du pouvoir canonique, de l’Église. C’est l’Église qui agirait principalement, c’est à elle que remonterait en fin de LES CROISADES 663 compte la responsabilité du sang versé. Les croisades seraient alors chose d’Église, elles relèveraient directe­ ment du royaume de Dieu. Une telle manière d’interpré­ ter les faits peut être conforme à la doctrine de Suarez: elle ne l’est pas à celle de saint Augustin ni, croyonsnous, à celle de saint Thomas. Son défaut, c’est de trop rapprocher l’analogue de l’univoque, de ne pas faire une distinction assez nette entre les moeurs du royaume de Dieu et celles du royaume de César, entre les moyens du premier qui, même quand ils sont intrinsèquement et immédiatement corporels, doivent toujours, en raison des fins immédiates vers lesquelles ils tendent, subir la loi d’attraction du spirituel et par conséquent être puri­ fiés, modérés, allégés, et les moyens du second qui, ser­ vant à des fins purement temporelles, peuvent demeurer des moyens lourds et sanglants. Certes, on peut entreprendre une guerre en vue de fins temporelles très nobles qui seront parfois en rapport étroit avec le maintien ou le progrès de la foi dans une région. Il arrivera même que la piété reconnue de cer­ tains chefs militaires, par exemple celle d’un saint Louis du côté chrétien380, les portant à rechercher avant tout le 380. Du côté musulman celle de Nûr al-Dîn : « A la différence de Zengî, il cherche moins les agrandissements territoriaux personnels que l’expulsion des infidèles, et les agrandissements, selon la parole de l’Écriture, lui viendront par surcroît, comme l’annexion de Damas qui en 1154 achève sous son sceptre l’unité monarchique de la Syrie musulmane. Parfois administrateur sévère, mais sans les accès de vieille cruauté turque de son père Zengî, son gouvernement est remarquablement sage et bienfaisant. A tous ces titres, il emporte l’estime des Francs, comme Louis IX obtiendra celle des musulmans : l’archevêque Guillaume de Tyr s’incline devant ce prince juste et reli­ gieux selon sa Loi. Notons que, comme chez le saint îmam ’Alî, il y aura les inconvénients de ces qualités. S’il protège les docteurs de la loi, les savants et les sages, l’exaltation religieuse le plonge parfois dans d’étranges accès mystiques. Aussi bien, de tempérament nerveux 664 \T/4 - LÀ CHRÉTIENTÉ SACRALE spirituel, à s’effacer en quelque sorte devant lui, ils sem­ bleront avoir pour ambition de lui soumettre, à titre de pur instrument, comme si cela pouvait devenir possible, jusqu’à la force armée381. Et pourtant, nous le croyons, la force armée répugne par nature à être maniée comme un pur instrument du spirituel382. et maladif, sans cesse à l'article de la mort, est-il loin de posséder la puissante personnalité physique de son père. Dans cet état d’âme, il subordonne si complètement l’intérêt politique au mobile religieux que ceux qui savent parer leur ambition personnelle du prétexte de la guerre sainte arriveront à le duper, comme ce sera le cas du jeune Saladin. » René GroüSSET, Histoire des croisades, t. III, p. ΧΧ1Π. 381. Ils y tendront comme vers un inaccessible idéal. En fait, ils sauront exercer leur métier de politiques ou de soldats. Opposant le caractère « d’expéditions internationales organisées en principe par la chrétienté tout entière » des précédentes croisades, au « caractère pure­ ment français » de la septième croisade, René GROÜSSET peut écrire : « La croisade de Louis IX, malgré le caractère profondément religieux que lui imprima la sainteté de son auteur, se présente au contraire à nous comme la première expédition coloniale du royaume de France. Lorsqu’elle prit la mer à Aigues-Mortes le 25 août 1248, c’était vrai­ ment l’État capétien, tel que Philippe-Auguste l’avait fait triompher à Bouvines, qui allait essayer de relayer aux marches de Syrie les colonies franques agonisantes [...]. Cette expédition de Louis IX qu’on nous a représentée comme une entreprise purement mystique, voyez à quel point elle fut positive et organisée. Cette croisade du saint roi, c’est avant tout une campagne d’ingénieur. Il a attendu des mois à Chypre, des mois à Damiette pour que tout fut à point, etc. » Histoire des croi­ sades, t. III, pp. 428 et 456. Néanmoins, il est certain que l’esprit de croisade et le désir trop ardent de « mourir pour Dieu en la Terre Sainte» ont été parfois, comme d’autres passions qui n’avaient pas, hélas, la même noblesse, la cause de grandes imprudences militaires. Est-ce que ce détournement sur Tunis de la huitième croisade, qui fut une « énorme faute historique » dont « saint Louis ne fut, hélas, que la victime» {ibid., p. 653), le saint roi n’y aurait pas finalement consenti, parce qu’il lui serait devenu indifférent de mourir n’importe où, pourvu que ce fut en combattant les infidèles ? 382. Les Ordres militaires apparaissent comme une suprême ten­ tative du christianisme en vue de discipliner la guerre. Avaient-ils pour fin d’en faire un pur instrument du royaume de Dieu ? LES CROISADES 665 Suite de la note 382 : On sait comment naquit le premier de ces Ordres, celui des Templiers, qui devait servir de modèle aux autres. Quelques cheva­ liers, frappés de l’état de désolation et d’insécurité où, malgré les suc­ cès de la première croisade, se trouvait la Terre Sainte, entreprirent de leur propre mouvement de faire la police des routes et des citernes, et de protéger les pèlerins contre les attaques des Sarrasins et des bandits qui infestaient le nouveau royaume de Jérusalem. Baudouin Ier accepta leurs services et les logea sur l’emplacement du Temple de Salomon. Ils s’engagèrent par vœu à combattre les ennemis de Dieu dans l’obéissance, la chasteté, la pauvreté. Après neuf ans ils ne comp­ taient encore que neuf membres. Mais ils furent approuvés au concile de Troyes, en 1128, et saint Bernard accepta de justifier ces moinessoldats et de faire l’« éloge de la nouvelle milice ». Cf. VACANDARD, Vie de saint Bernard, 1.1, pp. 235-255. Quel était le sens de l’approbation de l’Église ? Était-ce une recon­ naissance de la guerre comme instrument du royaume de Dieu ? Pas le moins du monde. Pas plus alors qu’au moment de la croisade l’Église n’entendait prendre elle-même la responsabilité de la guerre et du sang versé. C’était là, elle le savait bien, non pas une tâche spiri­ tuelle, mais une tâche profane. Elle approuvait ces laïques qui, après s’être liés à Dieu par les trois vœux en vue de purifier leur intention, se faisaient une spécialité de rendre à César ce qui revient à César, et de combattre sous la responsabilité de leurs chefs temporels, pour le bien commun de la chrétienté. Celui qui, laïque ou même clerc, prend les armes en cas de légitime défense ou pour secourir un enfant qu’on assassine, agit selon les lois (justes) de l’ordre temporel et non selon les lois de l’ordre spirituel, il agit en chrétien au plan des choses qui relèvent directement de César, non en tant que chrétien au plan des choses qui relèvent directement de Dieu. C’est ainsi, croyonsnous, qu’il faut entendre en droit et du point de vue de la théologie la mission légitime des Ordres militaires. En fait, si des chrétiens ont jamais espéré transformer la force militaire en instrument du spirituel et faire la pure guerre sainte, ce sont bien ces premiers moinessoldats. Une telle espérance pourtant allait contre la nature des choses, et ce sera la cause principale des abus auxquels donneront lieu les Ordres militaires. Les Ordres militaires allaient frayer la voie vers la constitution d’États monastiques, du moins d’un type d’États monastiques, car d’autres types nous sont connus, ceux du Tibet, du Mont-Athos, ou encore les Réductions du Paraguay. Dans son étude sur « The monastic 666 VI/4 - LA CHRÉTIENTÉ SACRALE Suite de la note 382 : states in the coasts of the Baltic », parue dans Baltic and Scandinavian Countries, vol. Ill, n° 1, janvier 1937, Gdynia, Karol G0RSKI assureque « le caractère de caste des États monastiques n’était pas par lui-même une cause de décadence et ne représentait pas nécessairement un élé­ ment de faiblesse : au contraire, ces petits États étaient relativement plus puissants que d’autres dont les conditions matérielles étaient semblables, car leur cohésion était plus forte». Il signale la contribution parfois importante qu’ils ont apportée au progrès général de la culture. Mais il constate que « l’idéal de la vie monastique ne s’était certainement pas conservé dans les États monastiques. La corruption des mœurs au Tibet et au Mont-Athos, le bas niveau de moralité des Ordres de chevalerie aux dernières années de leur existence... le prouvent à l’évidence. C’était le résultat inévitable d’une déviation de l’idéal religieux et de son trans­ port dans la sphère du temporel. Voilà peut-être la raison pour laquelle on a assisté sans regret, et même avec des sentiments hostiles, à la déca­ dence et à la disparition de ces États et pseudo-États ». Ce qu’on peut dire, c’est qu’à vouloir manier les moyens temporels lourds comme de purs instruments du spirituel, on ne peut aboutir qu’à la coercition, et qu’à la ruine du spirituel : « Pour nous qui portons aux hommes la foi ou la mort... » MlCKIEWlCZ, Conrad Wallenrod, IVe chant. Sur les ori­ gines de l’État Teutonique, Karol GôRSKI écrit : « L’État de l’Ordre Teutonique n’était pas issu des idées fondamentales du moyen âge, il en était plutôt l’abus... La papauté ne désirait pas la fondation d’un État monastique sur le territoire conquis en Prusse... Ces idées du saint siège étaient en harmonie avec les principes de la vie monastique, qui exi­ geaient des moines le renoncement et se trouvaient en opposition com­ plète avec les tentations d’une domination séculière... S’il fallait remon­ ter aux origines premières de l’État Teutonique en Prusse, on trouverait à son berceau l’esprit laïque et frondeur de la cour impériale de Frédéric, roi de Sicile. Peut-être ces influences laïques et mahométanes faussèrentelles les idées de Hermann von Salza ? » La décadence de l’État et de l’Ordre Teutoniques en Prusse, Varsovie, 1933, p. 1. Il faut distinguer nettement les États monastiques issus des Ordres militaires, des anciens États de l’Église. Les premiers étaient au ser­ vice immédiat d’un ordre temporel, celui de la chrétienté dont ils étaient, dans les meilleurs cas, les bastions le long de la frontière païenne. Les seconds étaient au service immédiat d’un ordre spirituel, celui du christianisme, leur fin étant de conditionner le libre exercice du pouvoir pontifical. LES CROISADES 667 Seconde explication. Ceux qui détiennent la force mili­ taire agissent comme des causes principales secondaires. L’Église n’intervient que pour leur rappeler leur tâche, leur devoir d’agir suivant les lois de l’action purement tempo­ relle, qui ne sont pas ses lois à elle. Les croisades sont directement chose temporelle, elles relèvent directement des royaumes de ce monde. Ce qu elles visent immédiate­ ment, c’est le salut temporel de l’Occident chrétien. Mais la défense par les armes de l’Occident chrétien, de l’ordre social qu’on appelait alors la chrétienté383, si elle restait chose interdite à l’Eglise comme telle, au pouvoir cano­ nique, pouvait néanmoins faire l’objet d’un précepte adressé par l’Eglise aux princes chrétiens et de faveurs spi­ rituelles accordées à tous ceux qui s’y voueraient, du fait quelle apparaissait non seulement comme une oeuvre légi­ time mais encore comme une condition de la préservation de la foi chez beaucoup d’âmes384. L’Eglise usait de son pouvoir canonique pour prêcher la croisade; pourtant elle n’assumait pas directement la responsabilité de la croisade, entendue comme une expédition guerrière. 383. «In quo quantum Ecclesiae Dei, et totae christianitati periculum immineat, et nos cognoscimus, et prudentiam vestram latere non credimus.» Bulle d’EUGÈNE III, du 1er décembre 1145, Bullarium romanum, Turin, t. II, p. 522. « Quis de tot fidei ortho­ doxae cultoribus tam immaniter trucidatis, de tot calamitatibus cap­ tivorum, et aliis christianitatis opprobriis non ex tota mente movebi­ tur?» Bulle de NICOLAS IV, du 1er août 1291 ; ibid., t. IV, p. 113. On trouvera de nombreuses références dans Jean RUPP, L’idée de chré­ tienté dans la pensée pontificale, des origines à Innocent III, Paris, 1939, qui signale une différence de sens entre l’Église, « société spirituelle des chrétiens », et la chrétienté, « société des chrétiens en tant que poursuivant une fin temporelle », p. 127. 384. «Comme Carillo prenait congé de Pie V, le 7 août 1571, celui-ci le chargea de dire à Don Juan qu’il devait se rappeler qu’il panait en guerre pour la foi catholique et que pour cela Dieu lui donnerait la victoire. » L. PASTOR, Histoire des papes, trad, franç., t. XVIII, p. 289. 668 VI/4 - LA CHRÉTIENTÉ SACRALE Théologiquement, cette thèse est irréprochable. A suppo­ ser qu en régime de chrétienté profane, il faille un jour défendre par les armes, contre une civilisation de type naturaliste et athée, une civilisation suffisamment pénétrée par les influences de l’Église pour mériter encore le nom de civilisation chrétienne, et que le souverain pontife intervînt moralement dans le conflit pour soutenir l’un des deux camps et interdire de combattre dans l’autre, c’est à cette explication que nous aurions recours. Mais les croi­ sades étaient plus que cela. Elles se présentaient dans une autre ambiance. On ne saurait, croyons-nous, en rendre compte pleinement de cette façon. Pour justifier tout à fait l’attitude des papes du moyen âge, il faut compléter ces vues par une autre considération. Troisième explication. Devant la carence du pouvoir impérial, le pape est contraint de prendre la responsabi­ lité de la croisade, non pas comme vicaire du Christ et chef du christianisme, mais comme tuteur de la chré­ tienté sacrale, en raison des valeurs spirituelles investies alors dans le politique, valeurs qui, de ce fait, peuvent et doivent être défendues avec les forces du politique. C’est donc en vertu d’un pouvoir temporel extra-canonique que le pape intervient alors, et qu’il peut agir avec auto­ rité sur les princes, en les considérant comme de purs instruments du bien commun de la chrétienté. Prendre la responsabilité d’une juste guerre, d’une juste effusion de sang, n’est pas une faute pour un pouvoir temporel, c’est même un acte éthiquement bon que la charité pourra rendre méritoire ; mais ce serait une faute pour l’Église qui doit triompher en étant prête à l’exemple du Christ à donner son sang, non à verser celui des autres38\ Telle chose, licite aux royaumes de ce monde 385. Dans son ouvrage sur L'idéal de saint François dAssise, Mgr Hilarin FELDER écrit, à propos des croisades : « Le chevalier spirituel LES CROISADES 669 dont la fin et les moyens sont temporels, serait certaine­ ment illicite au royaume de Dieu dont la fin et les moyens sont spirituels. La croisade pouvait bien être la guerre de la chrétienté contre l’Islam. Elle ne pouvait être la guerre du christianisme contre l’Islam : le christianisme ne prend jamais les armes. Si donc on appelait « guerre sainte» une guerre dont l’Eglise prendrait la responsabi­ lité, il n’y aurait jamais eu de guerre sainte. Cette alliance de mots, d’ailleurs surprenante pour l’âme occupée à contempler le mystère de la croix, qui est au cœur de la religion chrétienne, qui est continué chaque jour à la d’Assise avait de l’apostolat parmi les infidèles une conception essen­ tiellement differente de celle des chevaliers laïques. Les desseins de ces derniers, leurs efforts, leur vie, leur trépas tiraient leur valeur de l’apostolat par l’épée auquel les contraignait la rage des païens, mais que, d’ailleurs, ils acceptaient volontiers. Et de même que, au com­ mencement du moyen âge, on avait déjà souvent et trop souvent missionné en usant des armes de la violence, ainsi maintenant les croisés voulaient vaincre les mahométans et les gagner au christianisme, en recourant à des moyens militaires, matériels et politiques. François, au contraire, spiritualisa l’idée des croisades. Les regards fixés sur l’exemple du Christ et des apôtres, il se présenta aux Sarrasins comme le prédi­ cateur de l’Évangile de la paix, de la pénitence, de la grâce et de la vérité. » Trad, du P. Eusèbe, Paris, 1924, t. II, p. 137 (souligné par nous). Sur quoi nous avons écrit : « Si la croisade, essentiellement, se réduisait à ce qu’on a appelé par euphémisme l'apostolat par l’épée, si elle visait à contraindre à la foi, comment expliquer que les papes l’aient tant encouragée, qu’ils l’aient tant bénie ? Au vrai, la croisade était essentiellement autre chose, et l’apostolat par l’épée, si fréquent hélas qu’il ait été, n’en offrait qu’une monstrueuse déviation : il repré­ sentait un outrage à l’Évangile et à la doctrine de l’Église. Nous tenons, au contraire, la croisade pour légitime. Mais elle restait œuvre temporelle. Faut-il dire que François spiritualisa l’idée de croisade ? Si quelqu’un a spiritualisé l’idée de croisade, sans la désessencier, c’est à nos yeux saint Louis. Saint François a fait quelque chose d’encore plus grand, il a ressuscité l’idée de mission. » Exigences chrétiennes en politique, 1945, Paris, p. 271 [«Politique divine ou politique chré­ tienne?», § 2]. 670 VI/4 - LA CHRÉTIENTÉ SACRALE messe, et à cause duquel, dit saint Thomas, l’Église interdit aux clercs toute effusion de sang386, resterait étrangère au vocabulaire chrétien. De fait, saint Thomas ne l’emploie pas ; il se contente d’appeler guerre «juste» celle qui est entreprise à la demande de l’Église387. Le devoir des croisés, symbolisé par la délivrance de la Terre Sainte, patrie terrestre du Dieu du ciel388, qu’on 386. « Non competit eis occidere vel effundere sanguinem, sed magis esse paratos ad propriam sanguinis effusionem pro Christo, ut imitentur opere quod gerunt ministerio. » II-II, qu. 40, a. 2, Utrum clericis et episcopis sit licitum pugnare ? 387. « Ad clericos pertinet disponere et inducere alios ad bellan­ dum bella justa. Non enim interdicitur eis bellare quia peccatum sit, sed quia tale exercitium eorum personae non congruit. » Ibid, ad 3. N'est-ce pas aussi la pensée profonde de saint BERNARD ? A la fin d’une lettre où il invite le clergé et le peuple de l’est de la France à partir au secours de l’Église d’Orient, il rappelle qu’on ne doit pas massacrer les Juifs et que s’il devenait nécessaire de s’armer contre eux, ce serait l'affaire du pouvoir temporel : « Même s’ils étaient païens, il faudrait les attendre [à la conversion], il faudrait les suppor­ ter plutôt que de les attaquer par le glaive. Mais dans le cas où ils commenceraient d’user de violence contre nous, c’est à ceux qui ne portent pas le glaive en vain de repousser la force par la force. » Epist. CCCLXIII, n° 7 ; P. L, t. CLXXXII, col. 567. 388. « Le monde chrétien s’est ému à la nouvelle que le Dieu du ciel allait perdre sa terre, oui, sa terre, puisque c’est le pays où on l’a vu, lui, le Verbe du Père, instruire les hommes et vivre au milieu d’eux, dans sa forme humaine, pendant plus de trente ans ; et que c’est la contrée qu’il a illustrée par ses miracles, arrosée de son sang, embellie des premières fleurs de sa résurrection. » S. BERNARD, ibid, n° 1. Cette lettre, dont la poésie influera désormais sur les bulles pon­ tificales, est de 1146. Les Allemands qui, en 1063, ne voulaient pas partir pour Jérusalem, la représentaient comme « le royaume du par­ ricide Hérode, la province du déicide Pilate, la patrie du traître Judas». ERDMANN, op. cit., p. 271. Cependant l’idée de croisade apparaît dans la légende impériale. Un récit probablement antérieur à la première croisade représente Charlemagne partant pour Jérusalem afin de visiter le calife Haroun. Et une prophétie annonçait que l’Empereur des derniers temps réunirait les deux moitiés de l’empire LES CROISADES 671 voulait ériger en marche des pays chrétiens aux frontières de l’Asie, n’était en réalité rien de moins que la défense de l’ordre temporel occidental, de la chrétienté tout entière, dont l’effondrement pouvait entraîner de très graves dommages pour le royaume de Dieu, mais qui, enserrée dangereusement par l’Islam, était follement occupée à faire couler elle-même son propre sang dans les batailles ou les tournois, et qui venait enfin d’être rendue au sens de sa grandiose et vivante solidarité par l’extraordinaire prestige moral de la papauté. Le fait qu’à ce moment de la lutte millénaire entre l’Asie et l’Europe, entre l’Orient et l’Occident, l’Eglise était rangée tout entière d’un seul côté, dotait l’Occident d’un caractère privilégié et lui conférait une importance semblable en quelque manière à celle de l’ancien peuple juif, qu’on ne pouvait attaquer sans paraître attaquer la cause du vrai Dieu389. Ce n’était là, il est vrai, qu’une similitude super­ ficielle, car, tandis que la révélation de l’Ancien Testament était en droit divin réservée au peuple juif390, et, après avoir vaincu les païens, irait déposer sa couronne à Jérusalem et remettre l’empire entre les mains de Dieu. Ibid., pp. 277-278. 389. «C’est en vain qu’a retenti notre cri : Allez! Peut-être le cri : Venez! sera-t-il plus efficace. Nous avons donc résolu de marcher en personne contre les Turcs et de requérir les princes chrétiens de suivre notre exemple en actions et en paroles [...]. Certes, nous sommes per­ sonnellement trop faible pour combattre l’épée à la main et d’ailleurs ce n’est pas l’office du prêtre. Mais nous ferons comme Moïse, qui priait sur une colline pendant que le peuple d’Israël livrait bataille aux Amalécites. Placé sur le pont d’un navire ou sur le sommet d’une mon­ tagne, tenant entre nos mains le corps sacré du Seigneur, nous l’implo­ rerons, pour qu’il nous accorde le salut et la victoire. » Discours de PlE II aux cardinaux, le 23 septembre 1463, dans PASTOR, Histoire des papes, trad, franç., t. III, p. 309. Sur la comparaison, fréquente alors, des croisés aux Hébreux, voir Paul ROUSSET, Les origines et les caractères de la première croisade, 1945, p. 189. 390. Cependant, même au temps de la loi ancienne, l’Église était en droit et en fait universelle, supranationale. Mais sur un point de 672 VI/4 - LA CHRÉTIENTÉ SACRALE la révélation du Nouveau Testament est en droit divin adressée au contraire à tous les peuples, la croix étant faite pour étendre ses bras à la fois sur l’Orient et l’Occident. Pourtant, il est exact que le royaume de Dieu dépendait alors étroitement, quant à ses conditions matérielles d’existence, de l’organisation sociale de l’Occident. La connexion du spirituel et du temporel était rendue encore plus manifeste du fait que beaucoup d’évêques étaient en outre princes temporels et que, s’ils ne guerroyaient pas eux-mêmes, ils accompagnaient pourtant leurs gens sur les champs de bataille. Tout cela pouvait donner l’illusion que l’Église, en tant que telle, entrait dans la mêlée. Cependant, il n’en était rien. L’Église ne verse pas le sang. La croisade militaire était l’œuvre immédiate des puissances temporelles de la chré­ tienté, du pape comme tuteur de la chrétienté391. son étendue, elle était liée, accidentellement et provisoirement, à un peuple particulier à l’intérieur duquel son développement se trouvait favorisé. Car c’est dans les frontières de ce peuple quelle devait meure au monde l’enfant qui s’opposerait au dragon, le Christ, grâce auquel elle sortirait enfin de sa phase préparatoire pour entrer dans sa phase définitive. On voit la nature de l’alliance entre l’Église et le peuple juif: elle était d'abord en vue de l’Église, et non d’abord en vue du peuple juif, qui n’avait que la valeur d’un serviteur. Si étroite qu’ait été dans l’Ancien Testament la solidarité du spirituel et du tem­ porel, leur distinction restait intacte, leurs destinées n’étaient pas confondues. L’existence du royaume de Dieu n’est jamais interrom­ pue ; mais quand les rois sont infidèles à leur mission, ils sont renver­ sés, et quand Israël lui-même méconnaît son Messie, il est rejeté et ses rêves temporels sont brisés. 391. La compénétration du spirituel et du temporel, qui caracté­ rise les croisades - et plus généralement tout l’ordre politique médié­ val, - et que nous essayons d’analyser avec une préoccupation théolo­ gique, est bien marquée par René GROUSSET qui voit les choses du point de vue extérieur et descriptif propre à l’historien: «Le 27 novembre 1095, dixième jour du concile de Clermont, Urbain II appela donc toute la chrétienté aux armes, appel du pontife à la défense de la foi menacée par la nouvelle invasion musulmane, appel LES CROISADES 673 Ainsi, le royaume de Dieu ne prend jamais les armes, n’assume jamais la responsabilité du sang versé. Mahomet, en qui l’Islam trouvait sa réalisation la plus haute et la plus pure, après avoir pendant treize ans supporté les injures avec patience, proclama le principe de la guerre sainte, annonça le paradis à l’ombre des épées, prit part à trente campagnes et dirigea dix batailles. Mais Jésus, en qui le royaume de Dieu trouvait sa réalisation la plus haute et la plus pure, non seulement n’a pas dirigé de batailles, il s’est offert au contraire à la mort, sans même accepter qu’on le défendît par le glaive ; non pour condamner l’emploi du glaive par les puissances temporelles, saint Paul l’a bien su, mais pour manifester à tous les yeux que son royaume riétait pas de ce monde : « Si mon royaume venait de ce monde, mes serviteurs auraient combattu pour que je ne sois pas livré aux Juifs. Mais, maintenant » qu’ils n’ont pas combattu, il est clair que « mon royaume ne vient pas d’ici-bas » (Jean, XVIII, 36)392. du véritable héritier des empereurs romains à la défense de l’Occident, de la plus haute autorité européenne à la sauvegarde de l’Europe contre les conquérants asiatiques, successeurs d’Attila et pré­ curseurs de Mahomet II. » L’épopée des croisades, Paris, 1939, p. 6. Le malaise que cause au spectateur catholique la pièce récente de Fritz HOCHWÂLDER, Sur la terre comme au ciel, et une partie sans doute de son effet dramatique, viennent de ce que la distinction y est toujours brouillée entre la tâche que les jésuites accomplissent à titre de missionnaires, et celle qu’ils accomplissent à titre de suppléants, en organisant les Réductions du Paraguay. Voir « Les Réductions du Paraguay», Nova et Vetera, 1954, p. 85. 392. Faisons nôtres, pour finir, les mots que LaCORDAIRE écrivait, le 23 mai 1846, à Mme Swetchine : «Tout esprit sain peut com­ prendre le moyen âge si on le lui présente comme une époque transi­ toire, proportionnée aux traditions, aux mœurs et aux besoins des peuples, et d’où il est sorti de belles choses qui justifient suffisam­ ment les ressorts employés pour les obtenir. Mais, présenter l’ordre du moyen âge comme un ordre absolu, conséquence exacte de [Évangile et de Jésus-Christ ; en caresser la pensée, l’élever à la 674 VI/4 - LA CHRÉTIENTÉ SACRALE dignité d’archétype souverain, c’est froisser inutilement le siècle où nous vivons et s’exposer très probablement à recevoir de l’avenir, ce juge en dernier ressort, un éclatant démenti. Nous ne savons où nous allons, le secret de Dieu reste couvert d’ombres encore sacrées ; mais il faut savoir attendre dans le chaos le fiat lux de la création et ne pas contrarier, par la témérité de ses retours ni par l’ardeur de ses pressen­ timents, l’œuvre inconnue qui est sous la cendre et dans la main incompréhensible de Dieu. Le mot d’ordre n’est pas encore donné d’en haut ; nous devons l’attendre sans maudire ni le passé ni le pré­ sent, et en les acceptant tous les deux comme les racines entrelacées d’un avenir qui les surpassera. » CHAPITRE VII DEUXIÈME ET TROISIÈME DIVISIONS DE LA JURIDICTION PERMANENTE Après ces longues explications relatives au pouvoir canonique, qui se rattachent à la première division de la juridiction permanente suivant quelle est de nature déclarative ou canonique, nous pouvons reprendre le fil de notre exposé et passer à l’étude des autres grandes divisions du pouvoir juridictionnel. Dans ce chapitre, nous traiterons de deux d’entre elles : tout d’abord de la division accidentelle, prise de la qualité de l’assistance promise par Dieu aux interven­ tions juridictionnelles (section I) ; puis de la division matérielle, prise de la nature des choses prescrites par l’autorité juridictionnelle (section II). Bien que les grandes divisions du pouvoir juridiction­ nel soient prises de points de vue différents, elles se recouvrent néanmoins partiellement les unes les autres, en raison des matières qu’elles affectent. Aussi n’est-il guère possible, en les développant, d’échapper complète­ ment aux répétitions. Si celles-ci pouvaient offrir un avantage, ce serait, assurément, en présentant les mêmes sujets sous leurs divers aspects, de permettre avec eux un contact familier. 676 L LA DIVISION ACCIDENTELLE : LES DEGRÉS DE L’ASSISTANCE JURIDICTIONNELLE Sans préjudice des distinctions plus directes et plus immédiates, on peut diviser le pouvoir de juridiction d’un point de vue extérieur, accidentel, bien qu’ayant son importance, en groupant les interventions juridic­ tionnelles d’après la nature du secours divin, du degré d’assistance divine sur lequel elles peuvent compter. Abordons tout de suite l’étude de cette division acciden­ telle, dont les résultats nous serviront, quand nous aurons tout à l’heure à caractériser les divers énoncés du message spéculatif et pratique de l’Eglise. 1. Hésitations humaines et assistance divine Rappelons d’abord de quelle manière Dieu assiste les dépositaires du pouvoir de juridiction. Il ne cherche pas à les dispenser de l’effort, de la réflexion, des tâtonne­ ments. Il les envoie comme des ouvriers à la moisson. Il permet qu’ils fassent toutes sortes d’expériences, heu­ reuses ou douloureuses, qui s’inscriront dans la mémoire de son Église pour l’enrichir à mesure que les siècles se dérouleront. Il peut sembler parfois qu’il l’abandonne au gré de la tempête, comme jadis la petite barque du lac de Tibériade, mais il ne cesse en réalité de veiller sur elle, et c’est sa toute-puissance qui trace la ligne de force suivant laquelle elle avance finalement dans l’histoire. Ou, pour prendre une autre comparaison, de même que la grâce de la prédestination, sans détruire la liberté de l’homme ni lui épargner les épreuves, le fait aboutir infaillible­ ment au salut, ainsi la grâce de l’assistance divine, sans détruire la liberté du pouvoir juridictionnel ni l’affran- l’assistance pruden tielle 677 chir de l’obligation d’enquêter, de consulter, de réfléchir, de prier, dirige ses démarches et lui fait rejoindre infailli­ blement les grandes fins qui lui sont assignées. 2. Trois tâches du pouvoir juridictionnel CORRESPONDANT À DIVERS MODES DE L’ASSISTANCE DIVINE Quelles sont ces grandes fins assignées à l’Église, les grandes tâches immédiates dont elle doit ici-bas s’acquit­ ter ? Et quelle est, à propos de chacune de ces tâches, le champ laissé aux hésitations de l’effort humain et le champ protégé par l’infaillibilité divine ? On peut reconnaître trois tâches distinctes du pouvoir juridictionnel. Elles sont toutes trois nécessaires. Mais elles ne sont pas sur le même rang. Elles sont ordonnées entre elles. Dans la première, l’assistance divine apparaîtra sous sa forme éminente. Dans la seconde tâche, puis dans la troisième, qui sont moins immédiatement divines, l’assis­ tance de l’Esprit saint, sans jamais faire défaut à l’Église, sans jamais la livrer définitivement aux seules lois qui régissent les comportements humains, laissera pourtant une marge toujours plus grande aux initiatives de l’homme et prendra une forme de plus en plus masquée. 3. La « PROPOSITION » DE la révélation et « l’assistance absolue » La première et la plus haute tâche du pouvoir juridic­ tionnel est, conjointement avec le pouvoir sacramentel, de faire apparaître dans le monde les sources mêmes de la grâce et de la vérité évangéliques. Le pouvoir juridiction­ nel doit conserver intact parmi les hommes le sens de la 678 VII/1 - l’assistance juridictionnelle révélation divine et en expliciter avec autorité le contenu, suivant que le réclame le progrès des temps. En ces matières, la moindre inexactitude serait une catastrophe. Car c’est la révélation divine, en tant que proposée par l’Eglise, qui est l’objet de notre foi théologale, c’est-à-dire de notre assentiment surnaturel, absolu, définitif, irrévo­ cable. Il faut donc quelle soit définie d’une manière rigou­ reusement infaillible et irrévocable. Et cela n’est possible qu’avec le secours de la plus haute forme existante de l’as­ sistance divine. Elle ne supprime pas l’effort humain, mais le consacre divinement : à la manière un peu dont le miracle de Cana consacra l’effort des serviteurs qui avaient rempli les urnes d’eau. Comment la nommerons-nous? Disons, faute d’un meilleur vocabulaire, que l'assistance divine est alors infaillible au sens propre et d'une manière absolue. Nous entendons par assistance infaillible au sens propre celle qui garantit divinement chacune des décisions prises par le pouvoir juridictionnel (l’assistance serait faillible, elle ne serait infaillible qu’au sens large et impropre quand elle se bornerait à ne garantir que pour l’ensemble et en général l’exercice du pouvoir juridiction­ nel). Et nous entendons par assistance infaillible absolue celle qui garantit divinement comme bréformables les énoncés spéculatifs ou pratiques du pouvoir juridiction­ nel. C’est de cette première sorte d’assistance que relève le message premier de l’Église, comprenant les vérités que l’Église a définies soit expressément comme révélées, soit simplement comme infaillibles, et les faits dogmatiques. 4. La « PROTECTION » DE la révélation ET LES DEUX FORMES DE « L’ASSISTANCE PRUDENTIELLE» La seconde tâche du pouvoir juridictionnel, quoique moins divine, est encore très haute. Elle consiste à l’assistance prudentielle 679 prendre toutes les mesures qui, d’une part, permettront aux chrétiens d’accéder sûrement aux sources divines de la grâce et de la vérité, et d’autre part contribueront à faire descendre ces eaux vives jusque dans les actes de leur vie quotidienne. Faire paître les brebis du Christ, ce n’est pas seulement avoir autorité pour leur ouvrir les divins pâturages, c’est encore avoir autorité pour écarter d’elles les périls qui les menacent et pour orienter leur comportement, tant intérieur qu’extérieur, vers la recherche de ces pâturages. Il y a là tout un vaste domaine de mesures juridictionnelles, prises par le pou­ voir canonique en matière tant spéculative que pratique, et qui constitue ce que nous avons appelé son message secondaire. La question n’est plus ici de déterminer si telle chose est ou nest pas révélée, irrévocablement défi­ nie, d’institution divine. Elle est de déterminer si telle chose est propre à rapprocher ou à éloigner les esprits, les cœurs, la vie entière, de ce qui est révélé, irrévocable­ ment défini, d’institution divine. Nous sommes, on le voit, dans le domaine des décisions prudentielles. L’assistance nécessaire au pouvoir canonique n’aura pas à être, comme précédemment, une assistance « absolue ». Il suffira dune assistance « relative », ayant pour fin de garantir la valeur prudentielle des mesures décrétées par le pouvoir canonique. Plus les décrets du pouvoir canonique seront impor­ tants, universels, permanents, pressants, plus en consé­ quence ils engageront la prudence et la sainteté de l’Église. Au contraire, plus ils seront particuliers, circons­ tanciés, temporaires, plus en conséquence ils dépendront de la prudence de tel ou tel de ses ministres, et moins ils l’engageront elle-même. D’où la répartition, faite com­ munément par les théologiens, des décisions du pouvoir canonique en deux grandes catégories extrêmes nette­ ment reconnaissables - entre lesquelles sans doute il y a 680 VII/1 - l’assistance juridictionnelle place pour des mesures dont la nature sera malaisément déterminable —, la première catégorie comprenant les décisions d'ordre universel, comme sont les grands ensei­ gnements spéculatifs et pratiques des pouvoirs cano­ niques, les lois de l’Eglise, les dispositions permanentes de son droit canon ; et la seconde catégorie comprenant les décisions d’ordre particulier, comme sont les applica­ tions législatives et les mesures concrètes et circonstan­ ciées. Corrélativement à ces deux espèces de décisions cano­ niques, il faudra reconnaître deux espèces d'assistance rela­ tive ou prudentielle : a) d’abord, une assistance relative ou prudentielle qui sera, elle aussi, à la ressemblance de l’assistance absolue, infaillible au sens propre du fait quelle garantira divine­ ment la prudence de chacune des décisions canoniques d’intérêt général ; b) ensuite, une assistance relative ou prudentielle qui sera faillible à proprement parler, puisqu’elle ne garantira pas la prudence de chaque décision canonique particu­ lière, de chaque application législative concrète ; cepen­ dant, cette assistance pourrait encore être appelée infaillible, mais cette fois d’une manière impropre, car, les décrets particuliers du pouvoir canonique ayant pour fin de préciser les grands enseignements et les lois de l’Église, la prudence de leur orientation générale sera de ce fait garantie, et ce précieux privilège aura pour consé­ quence que l’on pourra, si nombreuses que l’on suppose les ignorances, les erreurs, les fautes inévitables en ce domaine, tenir ces décrets comme bienfaisants dans l'en­ semble et pour la majorité des cas, « collective non divisive » : que l’on songe, par exemple, à la multitude des prescriptions édictées aux différentes époques par les conciles provinciaux ou par les évêques en vue de régler la vie des clercs et des laïques. 681 5. Un texte de saint Thomas Jusqu’ici, nous avons donc reconnu trois sortes d’as­ sistance: 1° l’assistance absolue infaillible, garantissant la vérité irréformable de chacune des décisions du pouvoir déclaratif; 2° l’assistance prudentielle infaillible, garan­ tissant la prudence de chacune des décisions universelles du pouvoir canonique ; 3° l’assistance prudentielle faillible (elle n’est infaillible qu’au sens impropre), ne garantissant que dans l’ensemble la bienfaisance des décisions particulières du pouvoir canonique. Cette divi­ sion ne diffère pas, croyons-nous, de la division établie par saint Thomas dans l’article 16 du Quodlibet IX. Parlant de la manière dont la providence divine assiste le pouvoir juridictionnel, le saint docteur distingue d’abord les décisions de foi divine où il est impossible que le jugement de l’Église universelle, c’est-à-dire du pouvoir déclaratif, s’égare : Certum est quod judicium Ecclesiae universalis errare in his quae ad fidem pertinent, impossi­ bile est. Voilà l’assistance absolue et infaillible. Il dis­ tingue ensuite les décisions portant sur des faits particu­ liers, par exemple en matière de biens ecclésiastiques, de procès, etc., où le jugement de l’Église, c’est-à-dire du pouvoir canonique, peut être égaré par de faux rensei­ gnements : In aliis vero sententiis quae ad particularia facta pertinent, ut cum agitur de possessionibus, vel de cri­ minibus, vel de hujusmodi, possibile est judicium Ecclesiae errare propter falsos testes. Voilà le domaine de l’assistance prudentielle faillible. Enfin saint Thomas reconnaît une troisième sorte de décisions, qui prennent place entre les définitions de foi et les décisions particulières, et au sujet desquelles la piété nous porte à croire que l’Église, même dans l’exercice de son pouvoir canonique, ne peut se tromper: Pie credendum est quod nec etiam in his judi­ cium Ecclesiae errare possit. L’Église, dit-il en répondant 682 VII/1 - L'ASSISTANCE JURIDICTIONNELLE aux difficultés concernant ces décisions intermédiaires, est alors instruite par l'instinct de l’Esprit saint, qui scrute toutes choses, même les profondeurs de Dieu, et la divine providence empêche qu’elle ne soit, en ces matières, égarée par le témoignage faillible des hommes. Saint Thomas parle ici de la canonisation des saints, qui ne semblait alors certaine que de foi humaine ou pure­ ment ecclésiastique, comme l’est aujourd’hui la béatifica­ tion d’un serviteur de Dieu (c’est plus tard, à la suite de l’étude minutieuse des faits dogmatiques provoquée par les querelles jansénistes, que la canonisation des saints a été regardée par les théologiens comme un objet de défi­ nitions irrévocables). Ainsi donc, il existe, selon saint Thomas, une catégorie de décisions qu’il faut tenir pour infaillibles, sous peine de pécher contre la piété et le res­ pect dus à l’Église, mais non pas directement contre la foi. Voilà le domaine de l’assistance prudentielle infaillible1. 6. L’« EXISTENCE EMPIRIQUE » DE L’ÉGLISE ET L’« ASSISTANCE BIOLOGIQUE » Une troisième tâche, à laquelle va correspondre une dernière sorte d’assistance, qui est, elle aussi, d’ordre 1. Pour l’interprétation de ce passage du Quodlibet, nous suivons le P. MARIN-SOLA, L’Évolution homogène dti dogme catholique, t. I, pp. 492 et suiv. Nous croyons que saint Thomas considérait l’infailli­ bilité de la canonisation simplement comme prudentielle, tandis qu’aujourd’hui tous les théologiens la regardent comme absolue. Pareillement, JEAN DE SAlNT-THO**viAS voyait dans la canonisation non pas une mesure « spéculative », mais une mesure « pratique », ex parte prudentiae qua leges feruntur ; en conséquence, tout en la tenant pour certaine, il regardait ceux qui la niaient comme coupables non pas d’hérésie, mais de témérité, d’impiété, de scandale. In II-II, qu.l à 7 ; disp. 3, a. 2, n« 11 et 16 ; t. VII, pp. 299 et 301. DÉFINITION DE L’ASSISTANCE 683 prudentiel, quoique moins stricte que les précédentes, est dévolue au pouvoir juridictionnel. Sa première tâche était de prêcher infailliblement la révélation divine. Sa seconde tâche, de rapprocher le peuple chrétien de cette révélation. Sa troisième tâche sera, par rapport au monde de la politique et de la culture, d’assurer au jour le jour, empiriquement, les conditions temporelles de l’existence de l’Église. Si ces conditions venaient à faire complètement défaut, les pouvoirs sacramentel et juridictionnel ne pourraient plus s’exercer, ni la foi se manifester : ce serait donc la fin du christianisme. Nous savons que c’est chose impossible. Les puissances du mal ne prévaudront jamais contre l’Église. Les conditions requises pour l’exercice des pouvoirs sacramentel et juri­ dictionnel et pour la manifestation de la foi, en un mot pour l’existence biologique et empirique de l’Église, seront donc toujours réalisées, sinon dans telles régions particulières, non encore évangélisées ou désolées par la persécution du moins sur le reste de la terre. En ce sens, une assistance infaillible est promise à l’Église. Nous l’appellerons Y assistance biologique. On devine quelle sera très souple. Il n’est plus directement question du dépôt révélé à définir ou même à protéger. Il n’est direc­ tement question que d’assurer les conditions temporelles de la vie spirituelle de l’Église. Une foule de solutions différentes seront possibles à chaque moment de l’his­ toire. Pour juger de leur exacte valeur, il faudrait embras­ ser plus que le temps présent. Il faudrait entrevoir la suite des événements de l’histoire dans leur rapport avec le royaume de Dieu. Il faudrait deviner le mystère de la croissance des choses à travers la durée. Il faudrait même connaître l’utilisation que la toute-puissance divine fait de nos erreurs, de nos péchés, de toutes les formes du mal. Tout cela dépasse nos vues, et les prudences du pouvoir canonique seront ici incertaines. Che sarà 684 VII/1 - l'assistance juridictionnelle domani?... Non sappiamo, dit Pie XI à propos des effets du traité du Latran. L’assistance divine promise à l’Église n’est ici infaillible que pour assurer son existence phy­ sique dans le monde ; elle ne lui épargne ni les essais, ni les tâtonnements, ni non plus les erreurs de gouverne­ ment : elle peut même utiliser ces dernières. On com­ prend, dès lors, la liberté avec laquelle des historiens comme Louis Pastor, à qui les approbations pontificales n’ont pas manqué, ont pu juger rétrospectivement du caractère heureux ou fâcheux de la politique des papes. 7. Caractères : elle est a) Extrinsèque, b) Analogique, c) Positive de l’assistance divine a) « Si l’on ne regardait qu’aux personnes de ceux qui gouvernent l’Église, écrit saint Thomas2, on devrait dire qu’elles peuvent errer dans leurs décisions ; mais, si l’on considère la providence divine qui, selon sa promesse, régit l’Église par l’Esprit saint », on devra juger différem­ ment. Ainsi donc, l’assistance dont la vertu soutient l’Église au milieu du monde ne découle pas d’un principe habituel et permanent inhérent à l’Église. Elle est due à un secours providentiel extrinsèque, à un influx divin. Cependant, elle est plus qu’une simple inerrance de fait, elle représente une inerrance de droit, car l’Église peut, en toutes circonstances, compter sur le secours spé­ cial de Dieu3. 2. QuodlibetW, a. 16. 3. « L’infaillibilité se distingue de la simple inerrance. Il y a iner­ rance lorsqu’on est, de soi, exposé à l’erreur et que, de fait, on possède la vérité. Il y a infaillibilité lorsqu’on ne se trompe pas et qu’on ne peut pas se tromper. Cependant, l’inerrance de droit, opposée à la simple inerrance de fait, ne se distinguerait pas de l’infaillibilité. » L. B1LLOT, S. J., De Ecclesia Christi, p. 366. DÉFINI TION DE L’ASSISTANCE 685 b) Il est aisé de distinguer X assistance des autres formes exceptionnelles du secours divin, par exemple des grâces prophétiques accordées aux apôtres, comme la révéla­ tion, ou encore l’inspiration, tant orale que scripturaire. Par la révélation, l’Esprit saint manifestait aux apôtres les mystères de la foi nouvelle. Par Γinspiration, l’Esprit saint portait les apôtres à s’exprimer infailliblement soit de vive voix (d’où la Tradition), soit par écrit (d’où l’Écriture)4S. . Par l’assistance, l’Esprit saint ne manifeste pas à l’Eglise de nouveaux mystères de foi quelle aurait à transmettre au monde : il la soutient surnaturellement dans l’accomplissement de sa mission. Quand on oppose entre elles les notions de révélation, d’inspiration, d’assistance, on songe, d’ordinaire, surtout à l’assistance absolue et infaillible qui permet à l’Eglise de conserver sans aucune erreur le dépôt révélé, d’en définir irrévocablement le sens, d’en expliquer le contenu’. L’assistance est alors considérée, en effet, dans 4. L’inspiration canonique est consécutive à la révélation cano­ nique, car elle a pour fin de faire connaître au commun des hommes d’abord les choses révélées qui sont de foi pour elles-mêmes et qui les ordonnent directement à la vie éternelle, comme sont les mystères de la Trinité, de l’incarnation, etc. C’est secondairement qu’elle leur transmet d’autres choses, qui ne sont de foi cpiafin de manifester les premières, par exemple qu’Abraham eut deux fils, que les ossements d’Élisée ressuscitèrent un mort, etc. Pour cette distinction entre choses qui sont de foi secundum se ou in ordine ad alia, voir S. Thomas, II-II, qu. 1, a. 6. 5. « Si l’Esprit saint a été promis aux successeurs de Pierre, déclare le concile du Vatican, ce n’est pas pour venir leur révéler quelque nouvelle doctrine qu’ils auraient à manifester ; c’est pour venir les assister afin qu’ils gardent saintement et qu’ils exposent fidèlement la révélation divine livrée par les apôtres, c’est-à-dire le dépôt de la foi. » Denz., n° 1836. On lit au chapitre IX du Primum schema constitutio­ nis dogmaticae de Ecclesia Christi, qui avait été proposé aux Pères du concile du Vatican : « Nous enseignons donc et déclarons que le pri­ vilège de l’infaillibilité, qui a été révélé comme une prérogative perpé- 686 VII/1 - l’assistance juridictionnelle son cas le plus éminent. Cependant, le pouvoir juridic­ tionnel a d’autres taches secondaires. Et il est assisté divi­ nement dans l’accomplissement de chacune d’entre elles. La conséquence, c’est que la notion d’assistance divine doit être regardée comme une notion analogique. L’assistance absolue et infaillible en sera la forme la plus excellente, l’analogue supérieur. Puis viendra l’assistance pruden­ tielle infaillible. Puis, l’assistance prudentielle faillible. Enfin, l’assistance biologique, qui représente l’analogue inférieur de l’assistance divine. c) Ce serait une erreur de penser que l’assistance divine ne peut consister que dans un secours négatif6. ruelle de l’Église du Christ, et qui ne doit ni être confondu avec le charisme de Γinspiration ni être regardé comme destiné à enrichir l’Église de révélations nouvelles, a été octroyé pour que la parole de Dieu, transmise ou par l’Écriture ou par Tradition, soit affirmée et gardée dans l’Église universelle du Christ, intègre et exempte de toute souillure de nouveauté et de changement. » Voilà qui concerne les vérités définies comme révélées. Et voici qui concerne les vérités défi­ nies comme absolues et infaillibles sans être expressément définies comme révélées : « La prérogative de l’infaillibilité, dont jouit l’Église du Christ, embrasse dans son étendue non seulement la parole révé­ lée tout entière, mais encore toutes les vérités qui, bien que non [for­ mellement] révélées en elles-mêmes, sont cependant de telle nature que sans elles la parole ne pourrait être conservée en sécurité, propo­ sée à la foi et expliquée d’une façon certaine et décisive, ou affirmée et défendue efficacement contre les erreurs des hommes et les contra­ dictions de la fausse science. » Le canon correspondant porte : « Si quelqu’un dit : l’infaillibilité de l’Église est restreinte uniquement à ce qui se trouve [formellement] contenu dans la révélation divine, et elle ne s’étend pas aux autres vérités qui sont nécessairement requises pour que le dépôt de la révélation soit gardé dans son intégrité, qu’il soit anathème. » ylcta et decreta sacrorum conciliorum, collectio lacensis, t. VU, coi. 570 et 577. 6. « Tandis que l’inspiration exerçait une influence positive sur les facultés des auteurs inspirés pour qu’ils missent par écrit la pensée divine qui leur était suggérée, Xassistance n’est qu’un secours négatif, qui écarte l’erreur de l’enseignement ecclésiastique officiel et ordinaire et DÉFINITION DE L’ASSISTANCE 687 Les meilleurs théologiens affirment au contraire que la providence divine soutient son Eglise plus encore par des grâces positives de lumière et de force que par des inter­ ventions négatives qui se borneraient à faire échouer les mesures dangereuses et à réduire leurs auteurs à l’impuis­ sance . « Le privilège d’inerrance ou d’infaillibilité garanti au magistère de l’Église, écrit le P. Clérissac, ne saurait être entendu dans un sens purement négatif et passif, qui représenterait Dieu n’intervenant que pour empêcher une méprise, tout juste à temps. Le magistère empêche le magistère suprême de l’Église de prendre une direction contraire à celle que Jésus-Christ lui a tracée. » E. MANGENOT, «Assistance du Saint-Esprit », Diet, de théol. cath, 1.1, col. 2127. 7. « Dieu préserve son Église de l’erreur non seulement par une assistance négative, mais encore, s’il en est besoin, par une assistance positive. » J. V. De GrOOT, O. P., Summa apologetica de Ecclesia catho­ lica, p. 284. « L’assistance a deux aspects. L’un négatif, qui consiste à empêcher l’Église de s’égarer elle-même ou d’égarer les autres. L’autre positif, qui consiste à illuminer l’Église pour quelle connaisse la vérité et en instruise les fidèles. » R. M. SCHULTES, O. P., De Ecclesia catho­ lica, p. 285. Dans son De Ecclesia Christi, p. 368, le P. BILLOT, S. J., ne veut pas, à bon droit, que, sous prétexte de la mieux distinguer de la révélation faite aux apôtres, on exclue de l’assistance divine, qui a pour fin de garder et d’exposer fidèlement le dépôt révélé, « les inspi­ rations, les illuminations et les autres secours internes de la grâce multiforme de l’Esprit saint ». Ce qu’il faut écarter, c’est simplement l’hypothèse de nouvelles révélations des vérités de la foi chrétienne. «A ceux qui demandent quels sont les moyens positifs qu’utilise la providence, répondons qu’ils sont multiples et ne sauraient faire l’ob­ jet d’une énumération détaillée et complète. Il faudrait ranger parmi eux d’abord le sens traditionnel reçu des anciens ; puis les explica­ tions fournies par les saints et les docteurs approuvés par l’Église, les ressources de la science théologique, la grâce adjuvante de l’Esprit de vérité. Tous ces moyens, quand ils seraient par eux seuls incapables de libérer les hommes de l’erreur, suffiront néanmoins amplement à assurer la fin cherchée dès qu’ils seront mus par cette Sagesse suprême qui ne s’égare point dans ses desseins et qui, au milieu de la com­ plexité et de l’incertitude des événements, sait se servir avec infaillibi­ lité même d’instruments faillibles. » 688 VII/1 - L’ASSISTANCE JURIDICTIONNELLE de l’Église procède par jugements positifs, qui impli­ quent une intelligence profonde, un discernement illi­ mité. A elles seules, les formules dans lesquelles l’Église sertit le diamant du dogme sont des ouvrages mer­ veilleux. Combien plus précieux le jugement quelles contiennent ! C’est bien là cette forme supérieure de la prophétie qui fait de l’Église une prodigieuse contempla­ tive8. » Les illuminations de l’Esprit saint pourront être appelées à soutenir le pouvoir juridictionnel même dans l’accomplissement de tâches moins sublimes. Par exemple, l’opportunité d’engager les princes chrétiens à entreprendre une croisade ne relève, semble-t-il, que de la simple assistance biologique. Et nous savons pourtant que saint Pie V avait été instruit surnaturellement, long­ temps d’avance, du succès de la bataille de Lépante9. 8. Le Mystère de l’Église, 1918, p. 113. Mais le P. CléRISSAC a ton de vouloir rehausser le magistère de l’Église jusqu’à « signaler sa supé­ riorité même sur l’Écriture». Ibid., p. 117. Cette erreur, assez fré­ quente, vient de ce qu’on oublie de distinguer entre elles deux trans­ missions, cependant irréductibles l’une à l’autre : l’une qui va du Christ et des apôtres jusqu’à l’Église primitive ; l’autre, qui vient de l’Église primitive jusqu’à nous. Le dépôt que le Christ et les apôtres ont révélé à l’Église primitive, par transmission inspirée, tant orale qu’écrite (Tradition apostolique), nous arrive par une autre transmis­ sion, qui ne comporte que l’assistance (tradition post-apostolique ou magistère). La première transmission est cause du dépôt révélé, la seconde est au service du dépôt révélé, elle est au-dessus non du dépôt, mais des interprétations que les hommes en donnent. Voir notre Esquisse du développement du dogme marial, Paris, 1954, ch. XIV. 9. «L’agent impérial Cusano rapporte, le 6 mai 1570, ainsi presque une année et demie avant la bataille, un entretien entre le cardinal Cornaro et le pape. Dans celui-ci, Pie V avait confié au car­ dinal son inspiration relative à la victoire des Vénitiens sur les Turcs, faisant remarquer qu’il avait eu souvent de semblables illuminations, lorsque dans une affaire très importante il suppliait instamment Dieu. » L. PASTOR, Histoire des papes, trad, franç., t. XVIII, p. 317. 8. Définition de l’assistance divine En disant que l’assistance divine est un secours exté­ rieur, un influx providentiel actuel, dont la vertu soutient le pouvoirjuridictionnel dans sa triple mission 1° de conserver et d'expliquer le dépôt révélé, 2° de le défendre par des mesures prudentielles, 3° d'assurer les conditions de son exis­ tence biologique, nous définissons l’assistance divine uni­ quement dans ce qu’elle offre de formel et de caractéris­ tique. Elle relève par nature des lumières de l’ordre pro­ phétique non de l’ordre sanctifiant. S’il était question d’inventorier les richesses quelle met en œuvre, il fau­ drait placer au premier rang la foi vive de l’Eglise et les dons contemplatifs de science et de sagesse, qui sont en elle d’une manière constante et permanente, et qui font d’elle ici-bas la demeure où Dieu se cache parmi les hommes. II. LA DIVISION MATÉRIELLE : MESSAGE SPÉCULATIF ET MESSAGE PRATIQUE DE L’ÉGLISE La division matérielle du pouvoir juridictionnel n’a pas pour fin de le partager en deux pouvoirs réellement distincts dont l’un devrait se subordonner à l’autre. Elle ne représente rien de plus qu’une division commode. Il existe deux manières de l’opérer. On peut opposer d’une part les énoncés d’ordre doc­ trinal, comprenant tant la doctrine spéculative que la doctrine morale, tant « la foi » que « les mœurs » ; et d’autre part les énoncés d’ordre purement disciplinaire, 690 VII/2 - le pouvoir d’instruire relatifs aux actes principalement extérieurs : d’où la divi­ sion en pouvoir magistériel et pouvoir disciplinaire. On peut aussi opposer d’une part les énoncés d’ordre spéculatif, et d’autre part les énoncés d’ordre pratique ou moral, comprenant tant les principes généraux que les applications disciplinaires : d’où la division en pouvoir d’annoncer le vrai spéculatif·, et pouvoir d’annoncer le vrai pratique. La reprise de cette seconde manière de diviser nous permettra de préciser, de compléter et d’illustrer ce que nous avons dit du pouvoir juridictionnel. /. LE POUVOIR D’ANNONCER LE VRAI SPÉCULATIF Nous parlerons d’abord des vérités garanties absolu­ ment (ce sont celles qui sont définies par le pouvoir déclaratif) ; puis des vérités garanties prudentiellement (ce sont celles qui sont enseignées par le pouvoir cano­ nique). 1. Le message spéculatif premier, OU LES VÉRITÉS GARANTIES ABSOLUMENT Il faut ranger sous ce titre, en insistant sur leur homo­ généité foncière10, les trois premiers degrés de la doctrine catholique, c’est-à-dire : a) le révélé explicite tel qu il nous a été livré par les apôtres ; b) le dogme, ou les véri­ tés définies comme révélées ; c) les vérités définies d une 10. Cf. l’ouvrage de F. MàRIN-Sola, O. P., LÉvolution homogène du dogme catholique, Fribourg, 1924, t. I, p. 5, dont nous utilisons ici les conclusions. LE MESSAGE PREMIER 691 manière absolue et irrévocable, sans être toutefois défi­ nies comme révélées. a) Le révélé explicite «Je vous ai appelés amis, parce que je vous ai fait connaître tout ce que j’ai entendu de mon Père... Quand l’Esprit de vérité sera venu, il vous guidera vers la vérité tout entière... » (Jean, XV, 15 ; XVI, 13). La lumière extra­ ordinaire donnée aux apôtres comme fondateurs de l’Église leur permettait d’entendre, dans la richesse sur­ éminente d’une intuition prophétique, toute la révéla­ tion de la loi nouvelle. Ce qu’ils nous ont transmis et qui constitue le dépôt explicitement révélé renferme, à l’état soit explicite soit du moins implicite, toutes les vérités de la foi chrétienne. Il serait vain désormais d’attendre une autre révélation de l’Esprit saint inaugurant quelque nouvel âge du monde, meilleur que le christianisme. Le Nouveau Testament, le dépôt révélé tel qu’il nous est venu des apôtres par voie orale ou écrite (Tradition apos­ tolique) est définitif ; il vaudra jusqu’à la consommation des siècles. L’Eglise elle-même n’a pas autorité pour le modifier. Elle n’a mission que pour le garder : « O Timothée, dit saint Paul, garde le dépôt, écartant les vani­ tés profanes et les antithèses d’une science mensongère... Aie l’image des saintes paroles que tu as entendues de moi dans la foi et la charité du Christ Jésus ; garde le beau dépôt, par l’Esprit saint habitant en nous » (I Tim, VI, 20; II Tim., I, 13). Il est écrit de même à la fin de l’Apocalypse : « Si quelqu’un y ajoute, Dieu ajoutera sur lui les plaies qui ont été décrites dans ce livre11. » C’est 11. La foi, qui était implicite avant le Christ du fait que tous les articles de foi n’étaient pas encore révélés, « s’est développée en des articles de foi déterminés, et ce développement a été achevé par le 692 VII/2 - LE POUVOIR D’INSTRUIRE pourquoi Pie X condamnera l’erreur moderniste suivant laquelle la révélation, objet de la foi catholique, n’aurait point été close à la mort du dernier apôtre12. Le premier degré de la doctrine catholique comprend donc les véri­ tés révélées, antérieurement à toute élaboration et dans l’état même où elles nous ont été transmises par les apôtres soit de vive voix soit par écrit (Tradition aposto­ lique)13. Ce premier degré constitue le point de départ de tout le progrès dogmatique. I I · «· · ' b) Les dogmes, ou les vérités définies comme révélées Mais si le dépôt révélé ne peut s’accroître par de nou­ velles révélations, du moins peut-il indéfiniment déployer son contenu. Et même, à la manière d’un principe vivant, il ne pourra conserver son identité qu’en se déve­ loppant14. L’Église a donc la mission de développer, d’exChrist. En conséquence, aux éléments essentiels de la foi, il n’est pas permis de rien ajouter, ni de rien ôter... Mais le contenu de chacun de ces articles peut se développer de jour en jour». S. THOMAS, III Sent., dist. 25, qu. 2, a. 2, quaest. 1, ad 5. 12. «Revelatio, objectum fidei catholicae constituens, non fuit cum apostolis completa. » Décret Lamentabili, Denz., n° 2021. 13. Dans cette Tradition apostolique, on peut distinguer ce que les apôtres ont transmis d’une manière soit écrite (Écriture) soit orale (Tradition en un sens plus restreint). D’où ces deux lieux théolo­ giques classiques contenant le dépôt révélé. Voir notre Esquisse du développement du dogme marial, ch. VII1-X. 14. Entre d une part le catholicisme, et d’autre part la dissidence gréco-russe et plus encore le vieux protestantisme, la question est de décider si la vérité évangélique peut être conservée à la manière d’un principe minéral qui ne sauve son identité qu’en restant inerte (même ceux qui le proclameront avec la plus farouche intransigeance seront contraints, malgré eux, de tenir compte du progrès dogmatique), ou si elle ne peut être conservée qu’à la manière d’un principe vivant qui ne sauve son identité qu’en se développant. La vision profonde LE MESSAGE PREMIER 693 pliciter le dépôt qui lui a été confié, elle est comme le scribe parfait dont parle Jésus, initié à la doctrine du royaume des cieux, et qui sait tirer de son trésor des choses anciennes et des choses nouvelles (Mt., XIII, 52). Et si, pour conserver un dépôt divin et le désenvelopper sans faillir, il lui faut une assistance divine, Jésus la lui donnera: «Voici que je suis avec vous tous les jours jus­ qu’à la consommation du siècle » (Mt., fin). Tout cela est qu’ont eue de ce problème Newman, puis Soloviev, devait les amener jusqu’à l’Église. Le paradoxe de la vie, qui sauve l’une par l’autre l’identité et la croissance, NEWMAN, encore anglican, l’a illustré abon­ damment dans le Discours d’Oxford (1843) et surtout dans L’Essai sur le développement de la doctrine chrétienne (1845). A mesure qu’il avan­ çait dans la rédaction de cet Essai, ses difficultés se dissipaient ; il résolut d’entrer dans l’Église en laissant son livre inachevé. Sur ΓEssai, Newman s’exprime ainsi dans [’Apologia pro vita sua (from 1833 to 1839) : «Je ne crois pas avoir lu ce livre depuis que je l’ai publié et je ne doute nullement que je n’y aie commis bien des méprises : en par­ tie à cause de mon ignorance du détail de la doctrine telle que l’en­ seigne l’Église de Rome, mais en partie aussi à cause de mon impa­ tience à donner au principe de développement doctrinal — en laissant de côté la question du fait historique — toute l’étendue compatible avec la stricte apostolicité et l’identité de la croyance catholique. » (Londres, 1920, p. 89; cf. traduction G. du Pré de Saint-Maur, p. 127.) Pour ce qui touche à la pensée définitive de Newman, cf. MâRINSola, O. P., L’Évolution homogène du dogme catholique, t. I, pp. 347353; cf. pp. 287, 300, 310, 342. Quant à Vladimir Soloviev il écrira, dans un ouvrage composé entre 1882 et 1884 sur Les fonde­ ments spirituels de la vie·. « Combien serait déraisonnable celui qui, ne voyant dans la semence ni tronc, ni branches, ni feuilles, ni fleurs, voudrait en conclure qu’on ne fait qu’appliquer toutes ces parties, plus tard, artificiellement et du dehors, que cela ne pousse pas par la force même de la semence, et qui, pour cela, nierait tout l’arbre qui doit apparaître dans l’avenir, n’admettant pour toujours que l’exis­ tence de la semence seule. Tout aussi déraisonnable est celui qui nie les formes plus complexes, c’est-à-dire plus manifestes, que revêt la grâce divine dans l’Église et veut absolument revenir à la forme de la communauté chrétienne primitive.» Bruxelles, 1932, p. 189; 2'édit., 1948, p. 152. 694 VII/2 - LE POUVOIR D’lNSTRUIRE évangélique, et le concile du Vatican l’a résumé quand il a marqué le rôle du magistère dogmatique de l’Église : « La doctrine de la foi, dit-il, que Dieu a révélée, a été remise comme un dépôt divin à LÉpouse du Christ pour être gardée avec fidélité et déclarée avec infaillibilité», pour être «gardée avec sainteté et exposée avec fidélité »b. 1. La tâche de conserver le dépôt L’Église a donc autorité et assistance pour garder le dépôt révélé. Cette tâche est surhumaine. Car il faut conserver le dépôt non pas en l’abritant sous le boisseau mais en le criant sur les toits, et, bien plus encore que son expression verbale, c’est sa signification surnaturelle qu’il faut maintenir au-dessus de toute altération. L’Église est un maître vivant qui redit le message évangé­ lique aux générations successives, soit en utilisant les paroles mêmes inspirées (par exemple : le Verbe s’est fait chair), soit en utilisant des paroles équivalentes (par exemple : Jésus est vrai Dieu et vrai homme). 2. La tâche de développer le dépôt, par voie d’« expli­ cation » ou d\< application » Mais l’Église serait incapable de garder le contenu de la révélation divine à la manière d’une chose vivante et sans l’immobiliser, si elle n’avait le pouvoir d’en déclarer, d’en manifester, d’en définir le sens, en vue de répondre constamment aux questions posées par le progrès du 15. « Neque enim fidei doctrina, quam Deus revelavit, velut phi­ losophicum inventum proposita est humanis ingeniis perficienda, sed tanquam divinum depositum Christi Sponsae tradita, fideliter custo­ dienda et infallibiliter declaranda.» Denz., n° 1800. «Neque enim Petri successoribus Spiritus sanctus promissus est ut, eo revelante, novam doctrinam patefacerent, sed ut, eo assistente, traditam per apostolos revelationem seu fidei depositum sancte custodirent et fide­ liter exponerent. » Denz., n° 1836. LE MESSAGE PREMIER 695 temps. Il en résulte un développement du dépôt révélé, un progrès dogmatique, qui se fera soit par voie άexpli­ cation spéculative, soit par voie & application concrète à des faits contingents. Par voie & explication. Par exemple, s’il est révélé expli­ citement que Jésus est vrai Dieu et vrai homme, il est déjà révélé, mais implicitement, qu’il y a en Jésus deux intelligences, l’une divine, l’autre humaine, et deux volontés, l’une divine et l’autre humaine. S’il est révélé que le Christ a déclaré que ce qu’il offrait sous les appa­ rences du pain, c’était son corps, il est déjà révélé, mais implicitement, qu’il y eut, à la cène, un changement extraordinaire d’une substance en une autre substance, une transsubstantiation. L’Eglise, divinement assistée, pourra donc définir, comme révélé par l’Evangile luimême, qu’il y a en Jésus deux intelligences et deux volontés ; que la présence réelle du Christ dans l’eucha­ ristie présuppose la transsubstantiation. Elle l’a fait, au troisième concile de Constantinople pour la première de ces définitions, au concile de Trente pour la seconde. Le progrès du dépôt révélé se fait ici par simple explication, par simple désenveloppement, en passant d’une vérité révélée implicitement et « quant à elle » à la même vérité révélée explicitement et « quant à nous ». Le développement du dépôt révélé peut se faire en outre par son application à des réalités contingentes. Qu’une proposition universelle, en effet, soit explicite­ ment révélée, et toutes les propositions particulières quelle contient seront, par là même, implicitement révé­ lées. Par exemple, il est révélé explicitement que l’Eglise est infaillible, en d’autres termes que tout concile vrai­ ment œcuménique, c’est-à-dire vraiment représentatif de l’Église, est infaillible ; dès lors il sera révélé par avance que les conciles de Nicée, de Trente, du Vatican... s’ils sont œcuméniques, sont infaillibles. Il est révélé explici- 696 VII/2 - LE POUVOIR d’instruire tement que l’Église est éclairée pour enseigner la doc­ trine évangélique, en d'autres termes pour discerner ce qui est conforme ou contraire à la doctrine évangélique ; dès lors, il sera révélé par avance que le canon de la messe, s’il est solennellement garanti par l’Église, est pur d’erreur. Il est révélé explicitement que Pierre doit paître les brebis du Christ jusqu’à la fin des temps, en d’autres termes que le successeur authentique de Pierre a la juri­ diction suprême sur le peuple chrétien ; dès lors, il sera révélé par avance que Pie XII, s’il est successeur authen­ tique de Pierre, a la juridiction suprême sur le peuple chrétien. Aussitôt que la condition énoncée dans ces trois exemples sera vérifiée d’une manière non point faillible, comme seraient les résultats d’une simple enquête humaine, mais infaillible comme sera une décla­ ration (implicite ou explicite) de l’Église, divinement assistée pour reconnaître les points où toute sa destinée est engagée, la proposition universelle révélée sera appli­ quée à un cas particulier, les jugements de fait que nous mentionnons apparaîtront, avec une sûreté absolue, comme implicitement révélés. Ils deviendront croyables de foi divine ; ils mériteront d’une façon éminente le nom de faits dogmatiques16; ils pourront être définis solennellement comme tels ; il l’est, par exemple, que le canon de la messe est exempt d’erreur17. 16. Cependant, les théologiens qui n’acceptent pas ces vues conti­ nuent de restreindre le nom de « faits dogmatiques » aux seuls faits définis absolument, sans être néanmoins définis comme révélés. 17. Déclaration du concile de Trente, Denz., n° 953. - « Comme il n’est pas révélé que: toute hostie contient le corps de Jésus-Christ, mais que : toute hostie consacrée le contient, le fait de savoir si telle hostie particulière le contient ou non dépend nécessairement d’une condition, à savoir : si elle est consacrée ou non. Or, d’une part, cette condition dépendant d’un certain nombre d’éléments faillibles, sa réalisation ne peut nous être garantie absolument que par une défini­ tion infaillible de l’Église; d’autre part, son infaillibilité ne saurait LE MESSAGE PREMIER 697 L’Église donc a compétence, premièrement, lorsqu’elle propose, comme objet de foi divine, les vérités explicite­ ment révélées dans le dépôt oral ou écrit, tel que nous l’ont transmis les apôtres et les évangélistes (dépôt révélé). Elle a compétence, deuxièmement, lorsqu’elle propose, comme objet de foi divine, les vérités incluses dans les précédentes mais qui, pour avoir été dès le début révélées implicitement et « quant à elles », n’étaient point encore révélées explicitement et « quant à nous » (défini­ tions dogmatiques). Ce n’est pas tout : elle a compé­ tence, troisièmement, lorsqu’elle propose à l’intelligence des fidèles certaines énonciations, dont elle garantit absolument la vérité, toutefois sans dire expressément quelles sont révélées, ni objet de foi divine (définitions infaillibles, irrévocables, mais non données comme dog­ matiques). intervenir dans un fait particulier, comme la consécration d’une hos­ tie, qui n’intéresse pas la foi de toute l’Église. Aussi n’y a-t-il pas là objet de foi divine, mais uniquement de foi ou de prudence humaine... Il faut en dire autant de tout fait analogue, c’est-à-dire qui ne peut être connu avec une entière certitude, et qui n’est pas définis­ sable, faute d’intéresser toute l’Église. Ces faits, nonobstant leur caractère religieux, restent faits particuliers, sans devenir jamais des faits dogmatiques. Au contraire, se demander si tel concile est œcu­ ménique, si tel pape est vraiment pape, si telle version de la Bible est authentique, si telles propositions orthodoxes ou hétérodoxes sont con­ tenues dans tel symbole ou tel livre, etc., etc., cela antérieurement à la définition de l’Église, ce sont des questions de fait où il est pos­ sible de se tromper ; aussi ne saurait-il y être question de foi divine, malgré toutes les révélations universelles. Mais comme ces faits inté­ ressent la foi de toute l’Église, et pas seulement telle adhésion parti­ culière, ils peuvent être infailliblement définis par l’Église et être, après cela, de foi divine. Celle-ci leur est due non pas précisément à cause de la définition de l’Église, mais à cause de leur inclusion dans l’universelle révélée, inclusion que la définition de l’Église ne cause pas, mais quelle nous fait connaître infailliblement. » P. MarinSOLA, O. P., L'Évolution homogène du dogme catholique, t. I, p. 471. Cf. plus loin, p. 753, note 73. 698 VII/2 - LE POUVOIR D’INSTRUIRE c) Le cas des vérités définies irrévocablement, sans être définies comme révélées : « vérités infaillibles » et « faits dogmatiques » L Laccord des théologiens Ces dernières énonciations concernent soit des doc­ trines en connexion logiquement nécessaire avec une vérité de foi, soit des faits en connexion moralement nécessaire avec la fin première de l’Eglise, qui est de conserver et d’expliquer le dépôt révélé18 ; doctrines et faits soutenant avec le dépôt révélé un rapport si étroit que leur négation mettrait immédiatement en péril ce dépôt même. C’est ainsi qu’on regardera comme irrévocables cer­ taines condamnations d’énoncés doctrinaux qui, sans être hérétiques et nier directement la foi, sont erronés, proches de l’hérésie et la nient indirectement. Citons, mais au hasard, simplement pour orienter la pensée et sous notre propre responsabilité, car il n’est pas dit expressément qu’ils présentent des décisions irrévocables, les exemples suivants : « Le prince ou l’évêque perdent leur pouvoir dès qu’ils tombent dans le péché » (Wicleff, Hus) ; « l’homme, après la chute, a été d’abord aban­ donné à ses propres lumières afin d’apprendre par elles à désirer le secours surnaturel » (synode de Pistoie) ; « les indulgences libèrent de la seule peine canonique imposée par l’Église, non de la peine temporelle imposée par la justice divine» (synode de Pistoie)... Un théologien n’aurait pas de peine à montrer que de telles erreurs vont 18. Nous parlons ici des choses qui sont en connexion morale­ ment nécessaire avec la fin première de l’Église, qui est de conserver et d’expliquer le dépôt révélé. Plus loin, à propos du pouvoir cano­ nique, nous parlerons des choses qui sont en connexion moralement nécessaire avec la fin secondaire de l’Église qui est de préparer les âmes à recevoir et à servir le dépôt révélé. Cf. plus loin, p. 742. LE MESSAGE PREMIER 699 à détruire le dépôt révélé : la première méconnaît la nature de la juridiction spirituelle de l’Église et de la juridiction temporelle de la cité ; la seconde, les rapports de la nature et de la grâce ; la troisième, la parole évangé­ lique : « Ce que vous délierez sur la terre sera délié dans les cieux. » De même, la vérité de certaines énonciations concer­ nant des faits contingents peut être infailliblement et irrévocablement définie par l’Église19. Elle a déclaré infailliblement que les cinq propositions condamnées contre Jansénius figuraient réellement dans son livre avec un sens hérétique ; lors d’une canonisation, elle déclare infailliblement la sainteté de telle vie humaine ; en approuvant définitivement un ordre religieux, elle déclare que telle règle, non seulement par le triple vœu de pauvreté, de chasteté, d’obéissance, mais encore par sa teneur générale, est apte à conduire à la perfection ; elle peut déclarer infailliblement que tel traité est injuste, que tel contrat est usuraire ou simoniaque. Et, en effet, si l’Eglise tout entière s’égare en appréciant, par rapport à l’Evangile, le sens d’un livre, celui de Jansénius par exemple, elle n’est plus infaillible pour enseigner aux hommes la doctrine de Jésus20 ; si elle s’égare en appré19. C’est à ces faits, définis irrévocablement sans être pourtant définis comme révélés, que beaucoup de théologiens modernes vou­ draient restreindre l’appellation de « faits dogmatiques ». Nous préfé­ rerions appeler « faits dogmatiques » tous les faits définis irrévocable­ ment^ l’Église, qu’ils soient ou ne soient pas définis comme révélés. 20. On sait qu’innocent X ayant condamné comme hérétiques cinq thèses tirées de \Augustinus de Jansénius, les jansénistes se mirent à dis­ tinguer le droit et le fait et prétendirent que les cinq thèses, ainsi déta­ chées, étaient certes véritablement hérétiques, mais que, prises dans le contexte de XAugustinus, leur sens était orthodoxe. C’est alors qu’Alexandre VII déclara et définit, d’une manière infaillible, que les cinq thèses étaient condamnées précisément au sens qu’elles avaient dans le livre de Jansénius. Denz., nos 1092-1096 et n° 1098. 700 VII/2 - LE POUVOIR D'INSTRUIRE ciant, par rapport à l’Évangile, telle vie (de sainte Thérèse, par exemple), telle règle monastique, tel traité, tel contrat21, elle n’est plus infaillible pour annoncer la sainteté, l’idéal de la vie chrétienne22. Les théologiens sont unanimes à reconnaître l’infailli­ bilité de l’Eglise dans les matières dont nous venons de parler. Pour beaucoup d’entre eux, c’est là un point de foi. Au concile du Vatican, un canon avait même été préparé en vue de définir solennellement comme de foi la doctrine affirmant que l’infaillibilité de l’Église n’est pas « restreinte uniquement à ce qui se trouve contenu dans la révélation divine », mais qu elle « s’étend aussi aux autres vérités qui sont nécessairement requises pour que le dépôt de la révélation soit gardé dans son intégrité23. » 2. Deux explications théologiques différentes Mais voici où commence la divergence. Ces vérités que l’Église définit d’une manière absolue parce quelles sont « nécessairement requises » pour la conservation du dépôt révélé, font-elles partie du dépôt révélé ou lui sont-elles extérieures ? Elles expriment, nous l’avons dit, des doctrines qui sont en connexion logiquement néces­ saire avec une vérité de foi, des faits qui sont en 21. L’Église peut se prononcer d’une manière absolue sur la mora­ lité de certaine forme de contrat ; elle déclare alors, d’après l’Écriture, s’il est, par exemple, simoniaque ou usuraire, juste ou injuste. Cf. Jean de Saint-Thomas, II-II, qu. 1 à 7 ; disp. 3, a. 3, n° 10 ; t. VII, pp. 309 et 313. - Le cinquième concile de Latran définit que les monts-de-piété ne sont pas usuriers en retenant sur les gages une modique indemnité nécessaire à leur entretien. Denz., n° 739. 22. Nous tenons, cela va de soi, pour infaillibles, non pas toutes les canonisations des martyrologes, mais celles-là seulement à propos desquelles l’Église a voulu clairement engager son infaillibilité. 23. Primum schema constitutionis de Ecclesia, can. IX; collectio lacensis, t. VII, col. 577. LE MESSAGE PREMIER 701 connexion moralement nécessaires avec les fins pre­ mières de l’Église. Comment faut-il comprendre cette connexion nécessaire ? Les propriétés essentielles ou aptitudinales du cercle sont connexes à sa définition, elles s’en distinguent non pas réellement mais conceptuelle­ ment et l’on ne saurait détruire les premières sans détruire la seconde : voilà le connexe intrinsèque ou méta­ physique. Au contraire, les propriétés physiques d’un corps, son rayonnement actuel par exemple, tout en étant connexes à sa nature, en sont distinctes réellement, elles en sont même séparables par miracle : voilà le connexe extrinsèque ou physique. Où faut-il ranger les vérités irrévocablement définies par l’Église ? Dans le connexe intrinsèque, ou au contraire dans le connexe extrinsèque, dans l’annexe ? Nous pensons que toutes les vérités définies comme irréformables portent sur ce qui est implicitement mais réellement révélé. Elles sont vraiment, quelles énoncent une doctrine ou un fait, une partie intégrante du dépôt primitif, et non pas simplement une adjonction, une annexe a ce dépôt24. Elles y étaient incluses dès le principe, 24. Comment dès lors expliquerons-nous, par exemple, que ce que les théologiens appellent par abréviation le fait de Jansénius (les cinq propositions figurent-elles dans VAugustinus avec un sens condamnable ?) soit un fait révélé et contenu dans le dépôt primitif? Exactement comme on explique que d’autres faits, postérieurs aux origines chrétiennes et présentés comme révélés par le magistère ordi­ naire ou solennel (par exemple, le concile de Trente est œcuménique, Pie XII est le successeur authentique de saint Pierre, le texte du canon de la messe est pur d’erreur) sont révélés et contenus dans le dépôt primitif. Ce sont des applications particulières d’une proposition uni­ verselle, révélée dès le début. « Le fait de Jansénius, dit BlLLUART, est contenu dans le dépôt non certes explicitement et immédiatement, mais implicitement et médiatement ; il est inclus, à titre de proposi­ tion particulière, dans la proposition universelle qui fut dès le début révélée: Tout texte condamné par l’Église est condamnable. Il s’en­ suit que la condamnation du texte de Jansénius est non pas un nou- 702 VII/2 - LE POUVOIR D’INSTRUIRE comme les propriétés du cercle sont incluses dès le prin­ cipe en sa définition, mais cette inclusion ou bien restait cachée, ou du moins n’était pas manifestée avec infailli­ bilité2'. En les enseignant comme absolument vraies, l’Eglise, certes, ne produit pas leur inclusion dans le dépôt, elle se borne à faire usage de son pouvoir déclara­ tif pour la signaler infailliblement. De ce fait, les vérités de cette troisième catégorie deviendront objet de foi divine26. Ainsi donc, nous regardons ces vérités comme frf···» ■W I * vel article de foi, mais l’explication, l’application plutôt, d’une uni­ verselle révélée à un cas déterminé. C’est ainsi que dès qu’un enfant vient au monde, il devient de foi que cet enfant a péché en Adam, bien qu’il n’y ait là ni nouvelle révélation, ni nouvel article de foi, mais application, à une donnée particulière, de l’universelle révélée: Tous ont péché en Adam. » De regulis fidei, dissert. 3, a. 7, solvuntur object. Cf. F. MARIN-SOLA, op. cit., t. I, p. 475. La question des « faits dogmatiques » et le sophisme que recouvrait la distinction janséniste d’un droit dogmatique et d’un fait non dogmatique ont été mis par ce théologien dans une vive lumière. Le fait dogmatique est indivisible. Au fond, les jugements de l’Église étant une confrontation d’une donnée orthodoxe ou hétérodoxe avec le dépôt révélé, sont toujours des jugements de fait. Op. cit., p. 467. 25- Pour appartenir réellement au dépôt révélé, certaines vérités peuvent y être contenues d’une manière plus ou moins implicite, plus ou moins latente. Elles apparaissent dès lors comme plus ou moins nécessaires à la conservation du dépôt révélé. En se prononçant infailli­ blement sur ces vérités, ΓÉglise pourra donc noter leur degré respectif d’implicite, dire, par exemple, quelles sont « proches de la foi » ou seu­ lement « certaines » ; dire, des thèses opposées, quelles sont « proches de l’hérésie » ou seulement « erronées ». L’Église pourra même condam­ ner absolument et infailliblement comme « téméraire » telle proposi­ tion, par exemple : « Le jugement final aura (ou n’aura pas) lieu à telle date » ; dans ce cas, elle se prononce d’une manière absolue non sur la date du jugement dernier, qui reste incertaine, mais sur la témérité de ceux qui la prédisent. Cf. E Ma RI X-So LA, O. P., op. cit., t. II, pp. 115 et 120. Mais l’Église peut aussi se prononcer, même en matière doctri­ nale, d’une façon seulement prudentielle. Cf. plus loin, p. 709, note 31. 26. Notre but, dit le P. Marin-Sola au début de la deuxième sec­ tion du chapitre V de son ouvrage, « est de montrer, avec Thomas, LE MESSAGE PREMIER 703 émanant du pouvoir déclaratif et comme objet de foi divine. Ce n’est pas encore de foi divine quelles soient de foi divine, c’est la conviction de certains théologiens que nous suivons. Allons-nous dire quelles sont de foi divine pour les uns et non pour les autres ? Nullement. Mais, reprenant une distinction que Jean de SaintThomas utilisait jadis pour lever une difficulté toute semblable27, nous prétendrons, quant aux vérités du troi­ sième degré, que, si tous les théologiens ne les reçoivent pas comme de foi divine en théorie et réflexivement («speculative et in actu signato»), tous néanmoins, même quand ils s’expriment sur ce point d’une façon qui nous paraît défectueuse, les reçoivent comme de foi divine en fait et spontanément (« practice et in actu exer­ cito »). 3. Conséquence de cette divergence sur la division dzi pouvoir juridictionnel Pour fondée que soit l’opinion que nous suivons, elle ne dirime pourtant pas infailliblement la controverse. que la foi ecclésiastique aux définitions infaillibles des conclusions théologiques, est de même espèce que la foi divine aux articles de foi ». La troisième section a pour fin d’établir « que tout fait dogma­ tique défini par l’Église est de foi divine ». Et la quatrième section, * qu’il faut voir dans le fait que tel saint canonisé est au ciel, un objet de foi divine, ou définissable comme tel, et pas seulement de foi ecdésiastique ». Op. cit., t. I, pp. 423, 471, 499. 27. Est-il certain de foi divine qu’innocent X par exemple, est pape? Oui, répond JEAN DE SAINT-THOMAS. Il est de foi divine que tel homme légitimement élu est souverain pontife et successeur de Pierre. Beaucoup de théologiens sont aujourd’hui de cet avis. Il n’en était pas ainsi au temps de Jean de Saint-Thomas, qui ajoutait cepen­ dant : « Nec in ipso exercitio et quasi practice aliquis catholicorum ab hac conclusione dissentit, licet in actu signato et quasi speculative putent se id non credere fide divina. » II-II, qu. 1 à 7 ; disp. 2, a. 2, n“ 10 et 40 ; t. VII, pp. 233 et 248. 704 · 4 · * ·< ’ »·»··· ·*■ · ’ J * Vll/2 - LF. POUVOIR D’INSTRUIRE Des théologiens peuvent continuer d’estimer que les énonciations du troisième degré ne sont pas une partie intégrante du dépôt primitif, quelles lui sont simplement adjointes et annexées du dehors, qu’elles restent extérieures au champ de la révélation. Dès lors, il sera impossible quelles relèvent du pouvoir déclaratif Pourront-elles émaner du pouvoir canonique ordinaire, dont les déci­ sions ne sont garanties que prudentiellement ? Non ; il faudrait les rattacher à un pouvoir canonique privilégié, doué d’une assistance absolument infaillible. Elles constitueraient de la sorte une catégorie spéciale. D’une part, en effet, elles seraient définies irrévocablement, tout comme les vérités de foi divine. Et, d’autre part, elles devraient être crues sur l'autorité créée de l'Eglise, et non pas comme les vérités de foi divine sur l’autorité incréée de Dieu. Il faudrait donc, entre l’assentiment intellec­ tuel, fondé sur l’autorité de Dieu et dont l’objet est déterminé irrévocablement (foi divine), et l’assentiment intellectuel, fondé sur l’autorité canonique de l’Église et dont l’objet est déterminé prudentiellement (obéissance morale, assentiment religieux, disons dorénavant foi ecclésiastique ; « assensus religiosus », écrit très bien Franzelin), admettre l’existence d’un assentiment intel­ lectuel intermédiaire, fondé sur l’autorité canonique de l’Église et dont l’objet serait néanmoins déterminé irré­ vocablement. C’est au XVIe siècle qu’on a commencé de croire à cet assentiment intermédiaire - et par consé­ quent au pouvoir juridictionnel intermédiaire qu’il sup­ pose -, au XVIIe siècle qu’on lui a donné le nom de « foi ecclésiastique » (cette expression prenant un sens très dif­ férent de celui que nous lui prêtons), au XIXe siècle qu’on a généralisé sa notion28. 28. De quelle nature est cette « foi ecclésiastique » ? Les opinions ne sont pas toutes concordantes. Le P. Marin-Sola les résume ainsi : LE MESSAGE PREMIER 705 d) Dans la proposition de ces trois classes de vérités, l’autorité de l’Église se borne à conditionner la foi, elle ne saurait la fonder Si l’on rejette la foi ecclésiastique ainsi entendue, on dira que les vérités des trois premiers degrés sont de foi divine. Croire de foi divine, c’est soumettre sans réserve son intelligence à Celui qui a dit: «Je suis la Vérité», c’est adhérer à ce qu’il annonce pour indubitablement « Les uns la tiennent pour quasi divine ; d’autres, pour médiatement divine ; d’aucuns, pour indirectement divine. Pour plusieurs, elle tient le milieu entre la foi divine et la foi humaine ; pour ceux-ci, elle est humaine-, pour ceux-là, elle est divino-humaine; et, enfin, il en est pour qui elle n’est foi ni divine ni humaine, mais science. » Op. cit., 1.1, p. 405. - Dans son Tractatus de divina Traditione et Scriptura, le cardinal FRANZELIN écrit : « L’infaillibilité de l’Église et du pontife romain est crue de foi divine sur l’autorité de Dieu, qui la révèle. La doctrine qui, en vertu d’une définition infaillible de l’Église ou du pontife romain, est proposée comme vraie mais non comme révélée, est crue sur l’autorité révélée de l’intermédiaire qui la propose. En conséquence nous pouvons appeler foi médiatement divine la foi que certains appellent ecclésiastique. » Rome, 1895, p. 124. Mais d’abord est-il possible d’attribuer à l’assistance absolument infaillible deux effets spécifiquement distincts : l’un, reconnu de tout le monde, qui est de permettre à l’Église d’intervenir comme une condition dans la proposition de la foi divine, dont les énoncés sont irrévocables ; autre qui serait, suivant les théologiens que nous critiquons, de transformer l’autorité de l’Église en motifformel d’une foi non divine, dont les énoncés seraient eux aussi irrévocables ? Et à Franzelin répondons directement, à la suite du P. MARIN-SOLA, que du point de vue thomiste on « formulerait ainsi l’acte de la foi prétendument ecclésiastique : Je crois telle vérité parce que Dieu a révélé que l’Église est infaillible en me l’enseignant. Or, ainsi formulé, il est de foi divine, bien qu’on l’appelle aujourd’hui foi ecclésiastique». Op. cit., p. 417. Les propositions définies comme dogmes de foi et les propo­ sitions définies d’une manière absolue et irrévocable sans être toute­ fois définies comme révélées sont les unes et les autres de foi divine ; il n’y a pas entre elles de différence spécifique ou formelle, il n’y a que des différences accidentelles. Op. cit., p. 505. 706 νιι/2 - le pouvoir d’instruire vrai, si inouï que cela nous paraisse. Or, il a envoyé l’Église dans le monde pour dire le sens précis de ce qu’il voulait qu’on crût. La Vérité infinie, réclamant l’assenti­ ment de notre intelligence, est ainsi le fondement de notre foi ; et l'Église, envoyée pour enseigner les nations et conserver sans erreur le sens des vérités à croire, est la condition de notre foi. On voit exactement en quoi consiste, pour les vérités de ces trois premières catégo­ ries, le pouvoir de juridiction de l’Église. Il ne fonde pas, il conditionne l’assentiment infaillible de foi. Et pourtant c’est la plus haute fonction à laquelle il lui soit donné d’atteindre : à ce moment, il émerge dans le monde de l’infaillibilité, il n’y a plus rien dans son initiative qui ne soit résorbé dans l’assistance divine ; c’est au Christ même que remonte la responsabilité totale de ce qui est ainsi enseigné. Nous avons relevé, à propos du pouvoir d’ordre, qu’il était purement instrumental, purement transmetteur et que ses effets ressemblent en consé­ quence non pas à l’instrument, à la transmission, mais à la sainteté de la cause principale, dont la puissance est sans bornes ; c’est le Christ lui-même, vrai Dieu et vrai homme, qui, par ses ministres, baptise, purifie la souillure des âmes, change le pain et le vin en son corps et en son sang, - en sorte que le pouvoir d’ordre, dans la ligne de son efficience, est par nature infaillible, et que la question d’une assistance spéciale, survenant pour en garantir la rectitude, ne se pose même pas. Nous avons remarqué qu’il en est autrement du pouvoir de juridic­ tion, lequel propose les choses à croire et à faire, à la manière non pas d’un pur instrument, mais d’une vraie cause seconde douée de libre initiative, en sorte que la question d’une assistance divine et de ses limites est ici posée. Lorsque cette assistance est absolument infaillible, et c’est le cas pour les vérités appartenant aux trois pre­ mières catégories que nous avons distinguées, le pouvoir LE MESSAGE SECONDAIRE 707 de juridiction de l’Église est élevé pour ainsi dire jus­ qu’au niveau du pouvoir d’ordre ; tout ce qu’il y avait jusqu’alors en lui d’initiative humaine est, à ce moment, directement ratifié, authentiqué, consacré par Dieu, résorbé en quelque sorte dans la lumière divine. Et comme c’est la vertu du Christ, sans atténuation ni mélange, qui, par les sept sacrements, sanctifie le monde; c’est la lumière du Christ, sans atténuation ni mélange, qui, par le magistère, lorsqu’il est infaillible­ ment assisté, éclaire le monde. Il reste que le pouvoir sacramentel intervient toujours comme un instrument, un suppôt intermédiaire, en vue de communiquer la grâce et les vertus infuses ; tandis que le magistère absolument infaillible, bien qu’il agisse comme une vraie cause seconde, n’intervient qu’à titre de pure condition, en vue de présenter à la vertu théologale de foi, sans aucun sup­ pôt intermédiaire, la Vérité première qui est son objet formel. 2. Le message spéculatif secondaire, OU LES VÉRITÉS GARANTIES PRUDENTIELLEMENT Pour qu’une vérité exprimant ou bien une doctrine ou bien un fait soit objet de foi divine, deux conditions sont nécessaires. Elle doit être d’abord réellement incluse dans le dépôt révélé ; elle doit être en outre proposée absolument et irréformablement par l’Église. Mais il existe un vaste domaine de vérités à qui manquent la seconde ou même la première de ces conditions et qui touchent cependant d’assez près aux vérités de foi pour que la pensée humaine ne puisse les refuser sans courir le danger plus ou moins immédiat, plus ou moins grave, de méconnaître un jour les vérités mêmes de la foi. Voilà donc une nouvelle catégorie de vérités. Elles ne sont pas 708 VII/2 - LE POUVOIR D’lNSTRUIRE de foi divine. Elles constituent le quatrième degré de la doctrine catholique. a) Ces vérités sont de deux sortes : incluses ou annexes 1. Les unes paraissent bien incluses dans le dépôt révélé, mais elles ne sont pas encore définies irréfiormablement. On pourrait citer comme exemples de ces vérités tout l’ensemble des conclusions théologiques, s’il est vrai que le contenu d’une conclusion proprement théologique doit être regardé comme homogène et identique « quoad se » au donné révélé, et comme ne s’en distinguant que conceptuellement et « quoad nos »29. Dans la mesure où elles sont enseignées par les meilleurs et les plus éclairés des serviteurs de l’Eglise ou reçues par le sens chrétien des fidèles, ces conclusions théologiques sont revêtues d’une autorité prudentielle qui, sans jamais équivaloir à une définition irréformable, confirme la rectitude du procédé déductif qui leur a donné naissance, les signale à notre piété filiale, et les rend encore plus dignes de notre approbation, encore plus approuvables. Parfois les congrégations romaines pourront intervenir pour décla­ rer plus officiellement l’imprudence qu’il y aurait à reje­ ter l une ou l’autre de ces conclusions. C’est ainsi qu’un décret du Saint-Office, du 5 juin 1918, a condamné comme peu sûre, et donc comme imprudente, la doc­ trine qui hésite à reconnaître que le Christ, au cours de 29. C’est la thèse présentée par le P. Marin-Sola comme vraiment traditionnelle. La mineure rationnelle dans le syllogisme théologique est considérée alors comme ayant un rôle purement instrumental et comme se bornant à désenvelopper le contenu de la majeure révélée. Cependant, ce travail d’explicitation, étant humain, reste faillible tant qu’il n’est pas garanti par une définition irréformable de l’Église. LE MESSAGE SECONDAIRE 709 sa vie mortelle, ait eu dans son âme la science des bien­ heureux, n’ait rien ignoré, ait connu dans le Verbe, dès le principe, toutes les choses passées, présentes, futures, ait eu une science non pas limitée mais universelle30. En se prononçant sur le caractère de prudence ou d’impru­ dence que présente l’enseignement d’une doctrine par rapport à la préservation du dépôt révélé, chose qui relève directement du vrai pratique ou prudentiel, le pouvoir juridictionnel n’entend pas encore définir ni condamner irrévocablement le contenu spéculatif de cette doctrine ; il est clair cependant qu’il ne se laisse pas guider alors par des considérations de simple opportu­ nité, qu’il entend approuver comme prudent ce qui est réellement vrai et conforme au dépôt révélé, réprouver comme imprudent ce qui est réellement faux et contraire au dépôt révélé, en un mot qu’il n’entend pas se borner à une mesure purement extérieure et disciplinaire, mais qu’il entend exercer un jugement magistériel. D’où la valeur véritablement spéculative et intrinsèque, quoique non irréformable, de ces décrets31. 30. S’il est révélé que le Christ était un homme parfait, en d’autres mots qu’il faut lui reconnaître toutes les perfections exigées d’une part par son union personnelle au Verbe et d’autre part par sa mission rédemptrice, on en doit conclure qu’il eut la science béatifique, c’est-à-dire qu’il eut en son âme, dès le principe, la claire vision de Dieu, par laquelle seule tout d’abord il pouvait avoir une parfaite conscience de son moi, et vers laquelle d’ailleurs il avait à conduire non seulement l’humanité dans son ensemble, mais encore chaque homme pris distinctement. 31. L’Église, par son pouvoir déclaratif, peut définir irrévocablement même la témérité d’une proposition, par exemple de celle qui prédirait la date du jugement dernier. D’autre part, avant d’aller jusque-là, elle peut, par son pouvoir canonique, soit enseigner directement, soit approuver les théologiens qui enseignent que telle proposition est téméraire, voire erronée. Cf. plus haut p. 702, note 25 fin. 710 VII/2 - LE POUVOIR D’INSTRUIRE Dans l’ordre des faits, et non plus de la doctrine, on pourrait citer, comme exemple de ces vérités qui ne sont pas encore définies, mais qui pourront l’être un jour, le jugement concernant la béatification d’un serviteur de Dieu. La béatification n’est pas un jugement définitif sur la sainteté d’un serviteur de Dieu ; elle ne représente directement que la permission de lui adresser un culte. Quand l’Église accorde cette permission pratique, elle est, au sentiment des meilleurs théologiens, infaillible, « errare practice non potest ». Cela signifie que les choses apparaissent à ce moment sous un tel jour quelle ne pèche certainement pas contre la prudence. Que pour­ tant le personnage en question soit au ciel et définitive­ ment digne de culte, cela sans doute est déjà certain, mais seulement d’une certitude prudentielle et réfor­ mable, non point encore d’une certitude absolue et irré­ vocable32. Cette certitude ajoute beaucoup à la certitude 32. Sur la manière dont l’autorité de l’Église est engagée lors d’une béatification. JEAN DE SAINT-THOMAS a donné la solution que semblent pourtant chercher encore quelques théologiens modernes: « Nihilominus, supposita sententia supra probata quod beatificatio non sit judicium de sanctitate alicujus; sed solum permissio ut possit publice coli et venerari, existimo pontificem practice errare non posse in tali beatificatione, ita quod esset temerarius et scandalosus, qui talem celebrationem negaret, aut talem cultum non esse exhibendum [affirmaret]. Speculative autem, circa veritatem sanctitatis talis perso­ nae. existimo quod ex vi solius beatificationis id non excedit latitudi­ nem certitudinis moralis et probabilitatis maximae, ita quod opposi­ tum non esset censura dignum. Et dico : « ex vi beatificationis prae­ cise », quia ex alio capite, verbi gratia si accedat assensus totius Ecclesiae, aut majoris partis fidelium, multitudo miraculorum facta in confirmationem ejus sanctitatis, et hoc longo tempore sit conti­ nuatum, ex parte fiet longe certius, et qui negaret sanctitatem talis personae cum his circumstantiis, esset censura temeritatis dignus.» II-II, qu. 1 à 7 ; disp. 3, a. 2, n° 19 ; t. VII, p. 302. Un peu plus haut {ibid., n° 2, p. 293), Jean de Saint-Thomas a posé la question de savoir si la canonisation et la béatification se distinguent de telle sorte LE MESSAGE SECONDAIRE 711 que pourrait obtenir un historien par ses seules recherches scientifiques. 2. D’autres vérités appartenant à cette quatrième caté­ gorie ne sont même pas incluses dans le dépôt révélé, elles lui sont annexées par des liens plus ou moins relâchés. Ainsi, dans l’ordre doctrinal, « la philosophie de saint Thomas n’est pas un dogme, l’Église ne pouvant définir que ce qui est contenu dans le dépôt de la foi divine­ ment révélée. Telle ou telle vérité professée par la philosophie thomiste pourra bien quelque jour être défi­ nie (si l’Eglise juge quelle était contenue dans le dépôt de la foi, et de fait la chose s’est déjà présentée), - mais jamais la philosophie tout entière, le corps de doctrine thomiste ». Et pourtant l’Église « commande à ses profes­ seurs d’enseigner la philosophie de saint Thomas ; par là même elle recommande aux fidèles d’y adhérer, elle pro­ jette sur cette philosophie toutes les lumières possibles, elle use de tous les signaux, elle crie : Voilà où vous trou­ verez les eaux vives ; elle ne force pas, elle ne contraint pas à y aller33. » Une pareille recommandation crée, en faveur de la vérité de la philosophie thomiste, une pré­ somption qui est, pour les fidèles, d’un grand prix. Dans l’ordre des faits, une quantité d’assertions concernant l’authenticité des miracles, des révélations privées, des apparitions ou, enfin, des reliques des saints que la première serait un jugement et la seconde une permission du souverain pontife, et il soutient qu’en effet la béatification est non pas un jugement irrévocable, judicium determinativum, mais une simple permission. Cependant un jugement permissif est encore un juge­ ment, et Jean de Saint-Thomas vient d’affirmer que le souverain pon­ tife le porte sans errer pratiquement. Disons donc que la béatification est bien un jugement du souverain pontife, non point déterminant et irrévocable, mais prudentiel et réformable. 33. Jacques Maritain, Le Docteur angélique, 1930, pp. 175 et 177 [O.C., IV, pp. 161-162]. Cf. Cod. Jur. Can., can. 1366, § 2. 712 VII/2 - LE POUVOIR D’INSTRUIRE canonisés, peuvent être rangées de même dans cette qua­ trième catégorie34. 34. « Autre chose la canonisation, autre chose les miracles, les révélations privées, les apparitions, divers faits historiques, ou l’au­ thenticité des reliques du saint canonisé. Quand l’Église approuve les miracles d'un saint dans un procès de canonisation, ou qu elle les insère dans les leçons du bréviaire, quand elle institue une fête spé­ ciale pour honorer l’apparition d’un saint, par exemple l’apparition de la très sainte Vierge à Lourdes, celle de saint Michel archange, la translation de la maison de Lorette, etc., etc., quand elle approuve les révélations privées d’un saint, celles de sainte Brigitte par exemple, ou l’authenticité et le culte de leurs reliques, c’est une opinion assez commune que ces miracles, apparitions, révélations, faits historiques, approbation des reliques, ne sont pas, pour autant, infailliblement définis, bien qu’ils méritent la pieuse adhésion et le respect dus à tous les enseignements, même non infaillibles, de l’Église. » F. MarinSOLA, O. P., L’Évolution homogène du dogme catholique, t. I, p. 482. L’auteur cite ici le P. BaiNVEL, S. J., De magisterio vivo et traditione, n° 107: « Cum Ecclesia inquirit aut pronuntiat de revelationibus, apparitionibus, miraculis, non intendit habere nisi probabilitatem aut certitudinem humanam, eamque practicam, quae scilicet satis sit ad fovendum cultum. Item cum de authenticitate reliquiarum. » A pro­ pos de la présentation de la sainte Vierge au Temple, il rapporte les mots de BENOÎT XIV : « Alia vero sic ad religionem pertinent, ut sine culpabili arrogantia rejici minime possint, ex. gr., quod beatissima Virgo fuerit in templo praesentata. Atque his quidem Ecclesia non tribuit gradum veritatis indubitatae, quamvis aliter, saltem publice, docere non liceat : in his quippe requiritur solum practicae veritatis ratio, congruentia videlicet cum praescriptione prudentis rationis. » De servorum Dei beatificatione, lib. I, cap. XLIII, n° 13. - A la fin de l’encyclique Pascendi, du 8 septembre 1907, PlE X touche à la ques­ tion de l’authenticité des reliques, des pieuses traditions, des appari­ tions et des révélations privées. Pour les reliques, le pape se réfère à la règle antérieurement promulguée par la sacrée congrégation des indulgences : « Les reliques anciennes doivent être maintenues en la vénération où elles ont été jusqu’ici, à moins que, dans un cas parti­ culier, on riait des raisons certaines de les tenir pour fausses et suppo­ sées. » Pour les pieuses traditions, le pape, après avoir recommandé qu’on ne les fixe par écrit qu’après avoir pris les plus grandes précau­ tions et après insertion de la déclaration imposée par Urbain VIII, ajoute que « même alors l’Église ne se porte pas garante de la vérité LE MESSAGE SECONDAIRE 713 Suite de la note 34 : du fait; simplement, elle n’empêche pas de croire des choses aux­ quelles les motifs de foi humaine ne font pas défaut ». Pour les appa­ ritions et les révélations particulières, le pape rappelle un décret de la sacrée congrégation des rites, laquelle commence par autoriser les images et les statues de Lourdes, de la Salette, de l’immaculée Conception aux mains pleines de rayons, et qui, lorsqu’on lui demande si le siège apostolique a approuvé les apparitions ou les révélations qui sont à l’origine de ces dévotions, répond, le 12 mai 1877, que « ces apparitions ou ces révélations n’ont été ni approuvées ni condamnées par le siège apostolique, qui a simplement permis qu’on les crût de foi purement humaine, sed tantum permissas tanipiam pie credendas fide solum humana, sur les traditions qui les rela­ tent, corroborées par des témoignages et des monuments dignes de foi» [Decreta authentica congregationis sacrorum rituum, Rome, 1879, t. V, p. 114, n° 5692). Le pape fait ensuite remarquer que s’il y a, à propos des apparitions, comme à propos des reliques, un aspect rela­ tif, il y a aussi un aspect absolu : « Qui tient cette doctrine est en sécurité. Car le culte qui a pour objet quelqu’une de ces apparitions, en tant qu’il regarde le fait lui-même, est relatif et implique toujours comme condition la vérité du fait ; mais, en tant qu’il s’adresse à la personne même des saints qu’on veut honorer, il est absolu et ne peut qu’être fondé sur la vérité. Il en faut dire autant des reliques. » Dans une étude sur la crédibilité des révélations privées, parue dans la Vie Spirituelle du 1er octobre 1937, le R. P. M.-J. CONGAR distingue deux sortes d’approbations des révélations privées par l’Église. L’une négative, qui est un simple « nihil obstat », une simple permission de rendre publiques ces révélations. Fondée sur un examen théologique sérieux, « elle représente à tout le moins pour nous le conseil d’une compé­ tence, à quoi doit répondre notre docilité, vertu exigée par une véri­ table prudence. Mais cette approbation restant globale et négative, ne garantissant pas la vérité des révélations, mais seulement l’innocuité de leur publication, ne change pas substantiellement la nature de l’adhésion que nous pouvons nous-mêmes leur donner et qui reste une adhésion humaine, prudente, selon les lois de la prudence chré­ tienne». L’autre, d’après laquelle l’Église donnerait une assurance positive « sur la substance même, le fait et le contenu d’une révélation privée. Tel semble bien être le cas des révélations faites à sainte Marguerite-Marie et des apparitions de Lourdes... C’est finalement sous l’influence de la piété filiale que nous adhérons, d’une foi humaine impérée par l’obéissance, à ce que l’Église nous dit de for- 714 VII/2 - LE POUVOIR D’INSTRUIRE b) Existence d’une autorité prudentielle Que le magistère doctrinal, en plus de sa mission pre­ mière, qui est de définir certaines vérités avec une auto­ rité absolue et d’une manière irrévocable, ait une mission secondaire, qui est d’enseigner d’autres vérités avec une autorité prudentielle et d’une manière non irrévocable, c’est un point de doctrine tout à fait certain. Les théologiens sont unanimes à distinguer, dans le traité des lieux théologiques, d’une part les organes par lesquels le magistère peut, lorsqu’il agit suivant un mot de Franzelin « suprema intensione », s’exprimer avec une autorité absolue et d’une manière irrévocable : le souve­ rain pontife enseignant seul (magistère solennel, non communicable aux congrégations romaines), le souve­ rain pontife enseignant conjointement avec les évêques rassemblés en concile universel (magistère solennel), le souverain pontife enseignant conjointement avec les mel et de positif dans quelques cas très rares de révélations privées », pp. [44-48]. On examine aussi, dans le même article, quel assentiment les bénéficiaires des révélations privées doivent eux-mêmes leur accorder. 1° Du point de vue thomiste, il faut distinguer. Pour les révélations privées portant sur le mystère même surnaturel de Dieu (l’un des cas envisagés par saint Thomas pour le salut des bons sauvages) : foi théologale. Pour les révélations privées portant sur des objets étran­ gers à l’ordre constitutif de la foi, et relevant du domaine pratique, comme sont les révélations que Dieu accorde maintenant dans l’Église : dans les cas les plus faibles, il s’agit d’une adhésion humaine où la liberté joue non seulement dans l’ordre d’exercice, mais dans l’ordre de l’adhésion elle-même ; dans les cas majeurs, l’adhésion est opérée par Dieu en même temps que la révélation, par un don surna­ turel infus, que l’on ne peut obtenir par ses propres forces et qui, cependant, n’est pas de l’ordre de la grâce sanctifiante, mais de l’ordre charismatique. 2° Du point de vue de Suarez, au contraire, toutes les révélations privées peuvent faire l’objet d’une adhésion de foi théolo­ gale. Elles pourraient même être proposées par l’Église, s’imposer à l’adhésion de tous, et devenir ainsi l’objet d’un acte de « foi catho­ lique », ibid., pp. [32-39]. Cf. plus haut, pp. 284-285, note 41. LE MESSAGE SECONDAIRE 715 évêques dispersés dans le monde (magistère ordinaire) ; et d’autre part les organes par lesquels le magistère ne peut s’exprimer qu’avec une autorité prudentielle et d’une manière non définitive : ce sont ou bien les congréga­ tions romaines, ou bien les pères, les docteurs, les théo­ logiens, dans la mesure où ils ont la confiance de l’Église, car c’est d’elle que leur vient leur autorité35. D’où la divi­ sion des lieux théologiques destinés à manifester le dépôt révélé, en lieux théologiques absolus ou décisifs et en lieux théologiques « probables » ou réclamant notre approbation36. Plus particulièrement l’autorité des décisions doctri­ nales portées par le pouvoir canonique a fait l’objet de déclarations expresses. Le pape Pie IX, dans la lettre apos­ tolique Tuas libenter, adressée le 21 décembre 1863 à l’ar­ chevêque de Munich, a rappelé le devoir des savants catholiques de reconnaître soit l’enseignement des congré­ gations pontificales, soit l’enseignement commun des théologiens : « Il ne suffit pas aux savants catholiques d’ac­ cepter et de vénérer les dogmes de l’Église, ils doivent en outre se soumettre soit aux décisions doctrinales qui éma­ nent des congrégations pontificales, soit aux points de doc­ trine qui d’un consentement commun et constant sont tenus dans l’Église comme des vérités et des conclusions théologiques tellement certaines que les opinions opposées bien quelles ne puissent être qualifiées d’hérétiques, méri35. « Quia et ipsa doctrina catholicorum doctorum ab Ecclesia aucto­ ritatem habet. Unde magis standum est auctoritati Ecclesiae quam auctoritati vel Augustini, vel Hieronymi, vel cujuscumque doctoris. » S. THOMAS, II-II, qu. 10, a. 12: «Utrum pueri Judaeorum et alio­ rum infidelium sint invitis parentibus baptizandi ? » 36. Melchior CANO oppose le certum ou firmum argumentum d’un concile approuvé par le pontife romain au probabile argumentum du concile provincial ou des pères, De locis theologicis, lib. V, cap. IV ; VII, cap. HI, etc. Mais ces mots ont besoin d’être bien traduits. 716 VII/2 - LE POUVOIR D'INSTRUIRE tent cependant quelque autre censure théologique»37: comme le remarque Franzelin, il est question, dans ce texte, non pas de ces censures doctrinales qui sont formu­ lées dans un jugement irrévocable de l’Église et qui doi­ vent être crues de foi divine38, mais de ces vérités théolo­ giques communes et constantes que les catholiques doivent accueillir avec obéissance. Le concile du Vatican a proclamé, à son tour, au terme de la constitution Dei Filius, l’autorité de toutes les décisions doctrinales du saint siège : « Comme il ne suffirait pas d’éviter la perversion de l’hérésie si l’on ne fuyait encore diligemment les erreurs qui s’en rapprochent plus ou moins, nous rappelons à tous le devoir qu’ils ont d’observer aussi les constitutions et les décrets par lesquels ces doctrines néfastes, qui ne sont pas mentionnées ici expressément, ont été proscrites et condamnées par le saint siège39. » Tout ce passage est reproduit dans le Code de Droit Canon40. On pourrait citer encore les septième et huitième propositions condamnées par le décret Lamentabili, du 3 juillet 1907: rr ί c/? 37. Denz., n° 1684. 38. FRANZELIN dit: «Fidei immediate vel mediate divinae» {Tractatus de divina Traditione et Scriptura, p.142), certe foi médiatement divine étant celle que d’autres, comme Billot, appellent la « foi ecclésiastique ». 39. Denz., n° 1820. Ce texte présuppose, comme le note VACANT, « que le souverain pontife peur exercer au moins une partie de son autorité doctrinale par les tribunaux qu’il établit, et en particulier par les congrégations romaines. Le texte ne porte pas, en effet, qu’on est tenu de garder les constitutions et les décrets du souverain pontife ; il déclare qu’on est tenu de garder les constitutions et les décrets du saint siège. Or, il y a très certainement lieu de ranger, parmi les décrets du saint siège, ceux qui émanent des congrégations romaines. On voit combien considérable était la portée de cette déclaration qu’on doit se soumettre à routes les décisions doctrinales du saint siège. » Études théologiques sur les constitutions du concile du Vatican, Paris, 1895, t. II, p. 334. 40. Can. 1324. LE MESSAGE SECONDAIRE 717 «L’Église, lorsqu’elle proscrit des erreurs, ne peut exiger des fidèles qu’ils adhèrent par un assentiment intérieur aux jugements quelle a rendus ». « On doit estimer exempts de toute faute ceux qui ne tiennent aucun compte des condamnations portées par la sacrée congrégation de l’in­ dex ou par les autres congrégations romaines »41 ; et, dans le Motu proprio du 18 novembre de la même année, le passage où Pie X déclare que « tous sans exception sont tenus en conscience d’obéir aux décisions doctrinales de la commission biblique pontificale, à celles qui ont été émises comme à celles qui le seront, de la même manière qu’aux décrets des sacrées congrégations approuvées par le souverain pontife42 ». c) Elle intervient pour fonder l’assentiment religieux Ainsi donc, dans l’immense amas des notions tou­ chant à la vie spéculative, à la morale privée, écono­ mique, politique, à l’activité artistique, dans ces régions mouvantes où ne descend pas encore le plein jour de la révélation et où néanmoins se nouent des convictions, s’élaborent des synthèses, se font des options décisives qui viendront élargir ou obstruer à certaines heures le chemin conduisant les âmes à la plénitude de la foi, Dieu n’a pas laissé les hommes sans guide. Il les aide par son Église, à laquelle il confie une nouvelle mission, qui n’est plus de définir irrévocablement les énoncés de foi, 41. Denz., n05 2007 et 2008. 42. Denz., n° 2113. PlE XII rappelle plusieurs de ces références dans 1’Encyclique Humani Generis. 12 août 1950, et ajoute: «Le devoir qu’ont les fidèles de fuir aussi les erreurs qui s’approchent plus ou moins de l’hérésie, et pour cela d’observer les constitutions et décrets par lesquels le saint siège proscrit et interdit ces doctrines déviées, est parfois aussi ignoré que s’il n’existait pas. » A. A. S., 1950, p. 567. 718 VII/2 - LE POUVOIR D’INSTRUIRE mais qui est de marquer prudentiellement les vérités qui acheminent vers ces énoncés de foi ou les erreurs qui en détournent, de ratifier ou de repousser certaines sugges­ tions des théologiens et des philosophes et certaines croyances de la piété populaire. L’Église n’agit point alors en vertu de son pouvoir déclaratif, simple porteur, simple mandataire des énon­ cés de droit divin. Elle agit en vertu de son pouvoir canonique, promulgateur de ce qu’il convient ou non d’enseigner et de croire, si l’on veut préserver l’intelli­ gence des fidèles des dangers qui menacent leur foi. C’est cette autorité magistérielle du pouvoir canonique que le cardinal Franzelin proposait d’appeler une « auto­ rité d’universelle providence ecclésiastique »43. A ce moment, l’Eglise n’intervient pas, comme dans la foi divine, à titre de simple condition de notre assenti­ ment. Elle est elle-même le fondement immédiat d’un assentiment (dont le fondement médiat est Dieu, qui régit l’Église) qu’on peut appeler, de ce fait, obéissance ecclésiastique, foi ecclésiastique, assentiment religieux, pieux assentiment44. 43. Cette autorité à'universelle providence ecclésiastique et doctrinale, qui réside dans le souverain pontife, est distinguée de l’autorité de pro­ vidence particulière que possèdent les évêques pour «prêcher et défendre la doctrine déjà proposée par une définition expresse, ou par le consentement de l’Église, ou par les décisions de l’universelle provi­ dence ecclésiastique, mais non pour trancher les questions librement débattues entre catholiques. » FRANZELIN, op. cit., pp. 128 et 153. 44. « Sans avoir droit à une foi divine ou infaillible [les enseigne­ ments pontificaux non expressément donnés comme infaillibles] méritent toujours une foi humaine, et une foi humaine interne et certaine, tant qu’il n’est pas évident, et il le sera rarement, que l’Église s’est trompée de fait. C’est cette foi humaine octroyée aux enseigne­ ments non infaillibles de l’Église, et appelée de nos jours pieux assen­ timent, que l’on devrait baptiser du nom de foi ecclésiastique, tout comme nous appelons lois ecclésiastiques les lois humaines et variables de l’Église, pour les distinguer des lois vraiment divines et LE MESSAGE SECONDAIRE 719 Notre devoir est de reconnaître l’autorité divine non seulement en elle-même, mais encore dans les maîtres quelle a voulu nous donner. Ici et là, c’est devant Dieu qu’on s’incline, encore que la soumission soit ici et là d’une autre espèce. L’obéissance qui a pour fondement immédiat la Vérité incréée est d’ordre théologal ; l’obéis­ sance aux maîtres quelle a voulu nous donner appartient à l’ordre des vertus morales. Et cette obéissance sera d’autant meilleure que le magistère sera plus sacré, plus élevé. Si le magistère est naturel, l’obéissance sera, de soi, naturelle. Si le magistère se réalise d’une manière analo­ gique et surnaturelle, la vertu de docilité et d’obéissance se réalisera, elle aussi, d’une manière analogique et sur­ naturelle. En conséquence, puisque le magistère du pou­ voir canonique est surnaturel, l’obéissance intellectuelle et intérieure qui lui est due en conscience45 appartient, elle aussi, à l’ordre surnaturel. La foi ecclésiastique, telle que nous l’entendons, est une vertu morale surnaturelle, une obéissance surnaturelle. immuables. » F. Marin-Sola, L’Évolution homogène du dogme catho­ lique, 1.1, p. 429 ; cf. p. 479 et p. 493, note 1. Nous ne distinguons donc que deux espèces d’assentiments : la foi divine et la foi ecclésias­ tique ou pieux assentiment. Certains en distinguent trois : la foi divine, la foi ecclésiastique ou médiatement divine, le pieux assenti­ ment. Dans cette division tripartite, la catégorie intermédiaire doit être, selon nous, ramenée à la première catégorie. Voir infra, p. 841, note 80 et p. 891, note 142. 45. Il est clair qu’à un décret magistériel ou doctrinal, et non purement disciplinaire, est due une obéissance intellectuelle et inté­ rieure, non pas une obéissance purement extérieure : « internum assensum». Denz., n° 2007. Il est clair encore que cette obéissance est due en conscience : « Mais quand il est question de cette soumis­ sion à laquelle sont tenus en conscience tous les catholiques qui s’occu­ pent de sciences spéculatives, etc. » Denz., n° 1684. Hors le cas de décisions magistérielles, les décisions des pouvoirs canoniques, étant disciplinaires, ne demandent que la soumission et l’assentiment inté­ rieur Au jugement pratique. 720 VII/2 - LE POUVOIR D’lNSTRUIRE d) Deux formes de l’assistance prudentielle : l’une infaillible, l’autre faillible Si le magistère déclaratif est assisté d'une manière absolue, le magistère simplement canonique n’est assisté que d’une manière relative ou prudentielle. C’est directe­ ment sur le caractère prudentiel d’un enseignement, d’une proposition, qu’il se prononce. Ce qu’il dit, c’est qu’il est prudent d’adhérer intérieurement à tel enseigne­ ment, téméraire de refuser d’y adhérer intérieurement. Et sans doute l’adhésion intérieure à un enseignement n’apparaît prudente que lorsque cet enseignement luimême apparaît comme intrinsèquement vrai ; et il y a de fortes raisons pour que l’enseignement qui a semblé vrai à un magistère providentiellement assisté continue de sembler vrai ultérieurement et toujours. Néanmoins le contenu spéculatif de cet enseignement demeure réfor­ mable. Il n’est garanti que d’une manière pratique et prudentielle, par voie de conséquence, indirectement. Comment comprendre l’assistance divine mais relative, prudentielle, promise au magistère lorsqu’il enseigne les vérités du quatrième degré ? Sera-t-elle infaillible et serons-nous sûrs que le magistère ne se prononcera jamais qu’avec prudence dans chacun de ses enseignements ? Sera-t-elle au contraire faillible et arrivera-t-il que le magistère puisse pécher contre la prudence dans tel ensei­ gnement déterminé ? Les deux situations peuvent se pré­ senter. Est-il question des enseignements proposés d’une manière universelle et constante dans l’Église, et maintes fois rappelés par elle, plus généralement des enseignements où l’Église entend engager pleinement l’autorité prudentielle quelle a pour paître les brebis du Christ, c’est-à-dire, dans le domaine des vérités qui nous occupent, pour déterminer ce qui est propre à rapprocher ou à éloigner LE MESSAGE SECONDAIRE 721 les intelligences de la vérité de foi, nous n’hésiterons pas à dire que le magistère les propose en vertu d’une assis­ tance pratique prudentielle, qui est vraiment et propre­ ment infaillible, en sorte que nous serons sûrs de la pru­ dence de chacun de ces enseignements, et en consé­ quence pratiquement sûrs de la vérité intrinsèque, spéculative, de chacun d’eux. Suivant un mot de Franzelin, s’il n’y a pas encore vérité infaillible, irrévo­ cable, « veritas infallibilis », il y a pourtant sécurité infaillible, « infallibilis securitas »4647 . Tels sont, par 48 exemple, les prescriptions rappelant que l’Ecriture sainte doit être interprétée à la lumière des pères et des doc­ teurs ; la loi du Code de Droit Canon qui ordonne aux professeurs d’enseigner dans les séminaires la philosophie et la théologie conformément à la méthode, à la doc­ trine, aux principes du docteur angélique ; le jugement par lequel un serviteur de Dieu est déclaré bien­ heureux4’, etc. Est-il question, au contraire, d’enseignements qui ne sont proposés ni avec cette universalité ni avec cette constance, de solutions à des problèmes récents que l’Eglise n’a pas encore généralisées, et où plus précisé­ ment elle rientend pas engager pleinement son autorité pru­ dentielle, nous dirons que le magistère ne les propose que d’une manière faillible^. S’il y a ici assistance infaillible, 46. Op. cit., p. 127. 47. Nous avons rappelé tour à l’heure l’opinion de Jean DE SAINTTHOMAS : « Existimo pontificem practice errare non posse in tali beatificatione. » 48. On peut apporter un exemple célèbre pour montrer que l’Église n’entend garantir que d’une manière prudentielle faillible la vérité spéculative de ces énoncés. Le 13 janvier 1897, la congrégation de l’inquisition que l’on avait consultée pour savoir « si, en toute sûreté, l’on pouvait nier ou révoquer en doute l’authenticité de 1 Jean, V, 7 » avait répondu négativement. Le 2 juin 1927, la même congrégation publiait, officiellement, une déclaration privée, donnée, 722 VII/2 - LE POUVOIR D’INSTRUIRE c’est au sens impropre, et cela signifie que le magistère est assisté non pour chaque cas déterminé, « singillatim », « divisive », mais pour la généralité de ses interven­ tions, « in communi », « collective » ; il est certain, par exemple, que les décisions de la commission biblique, quant à leur ensemble, défendent avec une sûre pru­ dence la signification authentique de la Bible et son caractère divin. [suite du texte du chapitre, p. 732] disait-elle, dès le début et souvent répétée dans la suite, aux termes de laquelle « le décret précédent a été porté pour réprimer l’audace des docteurs privés qui s’arrogent le droit de rejeter absolument ou de révoquer définitivement en doute l’authenticité du passage de saint Jean. Mais il n’entend en aucune façon empêcher les écrivains catho­ liques d’étudier plus à fond cette question, ni, après avoir soigneuse­ ment pesé les arguments pour et contre, d’incliner, avec la modéra­ tion et la modestie requises par la gravité du sujet, vers l’opinion contraire à la génuinité, pourvu qu’ils fassent profession de se tenir prêts à obéir au jugement de l’Église, à qui a été confiée la charge non seulement d’interpréter, mais encore de garder fidèlement les saintes Lettres.» Enchiridion biblicum, Rome, Librairie vaticane, 1927, p. 47. La réponse de l’inquisition sur ce point d’exégèse ne représen­ tait pas un enseignement universel et constant de l’Église. D’ailleurs une décision des congrégations romaines est impuissante, comme telle et par elle seule, à engager pleinement, ne serait-ce que d’une manière purement prudentielle, l’autorité de l’Église. C’est ainsi qu’il faut résoudre la difficulté, plus célèbre encore, occasionnée par la condamnation de Galilée ; la sentence de condamnation était bien doctrinale, mais il était clair même pour les contemporains quelle émanait d’une autorité faillible. Cf. Excursus VI : « La condamnation de Galilée », infra, p. 723. EXCURSUS VI La condamnation de Galilée I. Les actes du magistère doctrinal, tous les théologiens sont d’accord sur ce point, se divisent en deux grandes catégories. La première comprend les actes par lesquels le magistère entend se prononcer directement et irrévocablement sur la vérité ou la fausseté d’une assertion doctrinale. Alors la proposition définie est absolument vraie ; et la proposition condamnée comme erronée, hérétique, est absolument telle, erronée, héré­ tique. De tels actes magistériels supposent l’intervention d’une assistance divine absolue. La seconde catégorie comprend les actes par lesquels le magistère n’entend se prononcer directement que sur la sûreté et la prudence ou, au contraire, sur le danger et l’imprudence qu’il y a pour un croyant à professer telle doctrine. Le sens de l’intervention magistérielle est alors celui-ci : Etant donnés les circonstances, l’état de la science, il est prudent et sûr de regarder telle proposition comme vraie, conforme à la sainte Écriture, etc. Ou, il est prudent et sûr de regarder telle propo­ sition comme téméraire, erronée, contraire à la sainte Ecriture, etc. De tels actes magistériels supposent l’intervention d’une assistance divine, seulement relative ou prudentielle. (Cf. Lucien CHOUPIN, S. J., Valeur des décisions doctrinales et disciplinaires du saint siège, Paris, 1913, p. 84.) Mais, ajoutons-nous, cette catégorie des actes prudentiels doit être subdivisée. Ou bien le magistère entendra engager plei­ nement son autorité, par exemple en proposant les grands ensei­ gnements approuvés dans l’Église d’une manière universelle et constante. Il parlera, selon le mot du cardinal Franzelin, avec une «infaillible sécurité». Il enseignera, sans jamais pécher contre la prudence, qu’il est sûr et prudent de regarder tel énoncé comme vrai, conforme à l’Écriture, et tel autre comme faux, contraire à l’Écriture. A ce moment, il sera soutenu par une assistance prudentielle infaillible. 724 VII/2 - LE POUVOIR D’INSTRUIRE Ou bien le magistère n’entendra pas engager pleinement son autorité, par exemple lorsqu’il proposera des enseigne­ ments qui ne sont pas approuvés dans l’Église d’une manière aussi universelle et aussi constante. Il restera faillible, et ne sera infaillible qu'au sens impropre, c’est-à-dire qu’il enseignera, sans pécher contre la prudence dans la plupart des cas, qu’il est sûr et prudent de regarder tel énoncé comme vrai et conforme à l’Écriture, comme faux et contraire à l’Écriture; mais il pourra pécher contre la prudence, et parfois il péchera, car il n’est soutenu à ce moment que par une assistance prudentielle faillible. Voilà donc trois sortes d’enseignements : les premiers garan­ tissant infailliblement la vérité absolue et irréformable d’un énoncé doctrinal ; les seconds garantissant infailliblement la sûreté et la prudence d’un énoncé doctrinal ; les troisièmes garantissant failliblement la sûreté et la prudence d’un énoncé doctrinal. A ces trois sortes d’enseignements répondent les trois espèces de l’assistance divine promise au magistère : l’as­ sistance absolue, l’assistance prudentielle infaillible, l’assistance prudentielle faillible. II. Pour qu’on pût la déclarer incompatible avec l’infaillibi­ lité du pontife romain définie solennellement au concile du Vatican, la condamnation de Galilée devrait se présenter comme un acte du pouvoir déclaratif comme une sentence prononcée directement par le pape d’une manière absolue et irréformable. Or, elle ne relevait que du pouvoir canonique et prudentiel. Était-il même pleinement engagé ? Si oui, nous serions tenu de prouver que les congrégations romaines n’ont point alors commis d’imprudence, et quelles ont eu raison en condam­ nant non certes la vérité, mais Xopportunité de la thèse héliocentrique. Nous n’essaierons pas de faire cette preuve. Nous convenons, au contraire, que la condamnation de Galilée a été imprudente. Elle appartient donc aux décrets prudentiels, faillibles, aux décrets qui n’engagent pas pleinement l’autorité du magistère. Et cela fiat manifeste dès le principe. En effet, les décrets des LE MESSAGE SECONDAIRE 725 congrégations romaines peuvent être approuvés par le pape de deux manières. D’une manière commune, in forma communi : ils sont alors sans doute des actes du saint siège, dont les congrégations romaines sont un organe, mais émanant direc­ tement des congrégations et portés au nom même des congré­ gations. D’une manière spéciale, in forma specifica, lorsque le pape reprend expressément à son compte ces décrets et les porte en son nom propre, en employant, par exemple, ces for­ mules : « De notre propre autorité, de science certaine, dans la plénitude de notre pouvoir apostolique ». C’est seulement à propos de ces derniers décrets que pourrait être posée la ques­ tion de l’infaillibilité prudentielle. (Quant à l’infaillibilité absolue, elle n’interviendra que si le pape manifeste sa volonté de trancher une question par une sentence définitive irrévo­ cable.) Or, les décrets contre Galilée, portés, en 1616, par la congrégation de l’index, et, en 1633, par la congrégation de l’inquisition, riont été approuvés que d’une manière générale, «in forma communi». L’assistance à laquelle ils pouvaient prétendre n’était, de ce fait, qu’une assistance faillible (cf. L. Choupin, op. cit., pp. 70, 79, 166, 173). III. Rappelons brièvement les faits. La congrégation de l'index prépare, en février 1616, un décret suivant lequel la thèse héliocentrique sera déclarée par elle formellement héré­ tique. Puis, le 25 février, une mesure disciplinaire est prise à l’égard de Galilée : il est convoqué dans l’appartement de Bellarmin et averti, de la part du pape et de la congrégation de l’inquisition, que, sa doctrine astronomique paraissant formel­ lement hérétique, défense lui est faite de la soutenir et d’en traiter en aucune manière, de vive voix ou par écrit. Galilée se soumet. Le 5 mars 1616, le décret préparé par la congrégation de l’index contre la thèse héliocentrique est promulgué, et l’on condamne en outre trois ouvrages où cette thèse est soutenue, sans mentionner toutefois l’ouvrage de Galilée. Enfin, le 22 juin 1633, la congrégation de l’inquisition ou du Saint-Office, après avoir d’abord rappelé, d’une manière détaillée, les inter­ ventions de 1616, formule ensuite une sentence suivant laquelle Galilée, s’étant rendu « fortement suspect d’hérésie, VII/2 - LE POUVOIR D’INSTRUIRE pour avoir tenu et cru la doctrine fausse et contraire aux saintes Écritures que le soleil est le centre du monde», et « pour avoir tenu et cru qu’une doctrine qui a été déclarée et définie contraire aux saintes Écritures peut encore être tenue, et sa probabilité défendue », encourt toutes les censures pré­ vues par le droit contre de semblables délinquants. De ces peines il est absous, pourvu qu’il déteste et maudisse « les sus­ dites erreurs et hérésies ». Néanmoins, pour que sa désobéis­ sance antérieure ne reste pas impunie, Galilée est condamné à certaines pénalités. Le décret du 5 mars 1616 n’était pas, cela va de soi, un décret dogmatique, porté en matière irréformable par une autorité infaillible ; mais c’était bien un décret doctrinal, porté en matière réformable par une autorité faillible. (Le P. Choupin croit à tort que, n’étant pas dogmatique, ce décret doit être disciplinaire : « C’est un décret purement disci­ plinaire, quoique appuyé sur des considérants d’ordre doctri­ nal ; la congrégation de l’index est absolument incompétente pour porter des décrets dogmatiques.» Op. cit., p. 165.) Le décret du 22 juin 1633 est en même temps doctrinal (la thèse héliocentrique est jugée contraire à l’Écriture) et disciplinaire (on condamne Galilée à la prison et on lui impose une péni­ tence). IV. Pour être faillibles, ces décrets n’étaient cependant pas dépourvus d’autorité. A quoi obligeaient-ils en conscience ? En soi, les décrets obligeaient d’abord à l'accomplissement des pénalités extérieures prescrites. Ils obligeaient en outre, sous peine d’un péché non pas certain (car ils n’étaient pas pruden­ tiellement infaillibles), mais du moins très probable contre la prudence, à considérer pour le moment la thèse géocentrique comme vraie et comme révélée dans l'Écriture, la thèse héliocen­ trique comme hérétique et contraire à l'Écriture. Il restait qu’iZf pouvaient être erronés. La possibilité de faire la preuve de la thèse héliocentrique subsistait. (Pour la possibilité de divulguer une telle preuve, elle était subordonnée au devoir de ne pas scandaliser.) Et l’homme qui aurait alors possédé ou administré cette preuve LE MESSAGE SECONDAIRE 727 aurait possédé et administré du même coup la preuve que la thèse héliocentrique n’était ni hérétique ni contraire à l’Écriture, car la vérité scientifique ne peut contredire la vérité révé­ lée. C’est ce que disait saint Bellarmin dans une lettre qu’il adressait, le 12 avril 1615, à un autre copernicien, le carme Paul Antoine Foscarini : « Je dis que, s’il y avait une vraie démonstration prouvant que le soleil est au centre du monde et la terre dans le troisième ciel, que le soleil ne tourne pas autour de la terre, mais la terre autour du soleil, alors il fau­ drait apporter beaucoup de circonspection dans l’explication des passages de l’Écriture qui paraissent contraires, et dire que nous ne les entendons pas, plutôt que de déclarer faux ce qui est démontré. Mais je ne croirai pas à l’existence d’une pareille démonstration avant quelle ne m’ait été faite ; et prouver qu’en supposant le soleil au centre du monde et la terre dans le ciel on sauve les apparences n’est pas la même chose que prouver qu’fw réalité le soleil est au centre et la terre dans le ciel. Pour la première démonstration, je la crois possible ; mais pour la seconde j’en doute beaucoup, et, dans le cas de doute, on ne doit pas abandonner l’interprétation de l’Écriture don­ née par les saints pères. » (Cité par E. VACANDARD, Diet, de théol. cathoL, article « Galilée », col. 1062.) Si donc Galilée possédait la preuve de la thèse héliocen­ trique, il ne pouvait être tenu en conscience de la désavouer intérieurement, et l’erreur du Saint-Office était de l’y contraindre. Mais possédait-il cette preuve ? « En somme, Galilée, comme le dit l’astronome Laplace, étayait sa théorie par des preuves à'analogie : rotation du soleil, phase de Vénus, mouvement des satellites de Jupiter. Les preuves d’analogie ont leur valeur : aujourd’hui même, deux siècles après Galilée, elles constituent l’une des principales raisons qui fondent notre croyance à la rotation de la terre. Mais ces raisons, convaincantes peut-être pour le génie intuitif qu’était le savant florentin, ne furent pas assez par lui mises en lumière ; il leur préféra à tort des preuves qui avaient infiniment moins de valeur, ou même des arguments absolument faux. Cela seul suffisait à excuser, au point de vue scientifique, l’attitude de ses adversaires et leurs fins de non-recevoir. » (Pierre de '28 VII/2 - LE POUVOIR D’INSTRUIRE Vregille, Diet. apol. de la foi cathoL, article «Galilée», col. 168; col. 191.)49 V. La prudence demandait qu’on reçût les décrets comme vrais (ils pouvaient ne pas être vrais, mais très probablement ils étaient vrais) tant qu’on n’avait pas l’évidente certitude de leur erreur. En fait, ils étaient erronés et imprudents. Quelle était la faute des auteurs de ces décrets faillibles ? C est d avoir manqué de l'audace nécessaire pour désolidariser tout de suite l Écriture de la dispute quon engageait pour ou contre le géocentrisme. Là, semble-t-il, eût été la prudence. «Le cardinal Baronius, écrivait Galilée à la grande duchesse de Toscane, avait coutume de dire que Dieu n’avait pas voulu nous enseigner comment le ciel va, mais comment on va au ciel. » (Cité par VaCANDARD, Diet, théol. cath., article «Galilée», col. 1060.) Que les théologiens du temps n’ont-ils tous parlé comme le cardinal Baronius ! Ils n’auraient pas entraîné dans une erreur prudentielle et doctrinale le magis­ tère faillible des congrégations. Saint Bellarmin solidarisait, jusqu'à preuve du contraire, le sens de l'Écriture avec la thèsegéocentrique. Ainsi faisaient alors la plu­ part des théologiens (catholiques ou protestants). Et, sans doute, il est dit dans la Bible que le soleil se lève, se couche, retourne à sa demeure pour se lever de nouveau (Ecclés., I, 4). Mais il fallait se souvenir, pour en faire ici une application inédite et originale, des grands principes d’exégèse qu’avaient posés un saint Augustin et un saint Thomas d’Aquin, à savoir que l’Esprit saint a voulu enseigner aux hommes non pas la constitution intime des choses de la nature, mais ce qui sert au salut (saint Augustin), et que la Bible parle de la nature selon les apparences sensibles (saint Thomas). Quand Galilée voulut se prévaloir de ces principes (cf. VÀCANDARD, loc. rit., col. 1060), bien des théologiens ne surent pas les reconnaître. Ce sont ces mêmes principes pourtant que rappellera, dans un style sans 49. Descartes explique, à la fin du Discours de la méthode, pour­ quoi il renonce, après la condamnation de Galilée, à publier son Traité du monde. LE MESSAGE SECONDAIRE 729 doute plus autorisé, Léon XIII, dans l’encyclique Providentissimus, le 18 novembre 1893. VI. Notons que, si Galilée semblait comprendre mieux que Bellarmin que la Bible ne parle des choses de la nature que selon les apparences, Bellarmin semblait comprendre mieux que Galilée que la science astronomique (et par conséquent la nouvelle physique, qui se présentait comme une science du même type) a pour fin moins de nous renseigner sur ce qui est, que de « sauver les apparences ». Parce que son caractère empiriologique était initialement méconnu par les savants, « la science physico-mathématique, détournée de sa nature propre et érigée en métaphysique, en connaissance absolue du réel (et donc en philosophie mécanistique, dont Spinoza seul fournira la forme parfaite) devait [...] tourner en hérésie, et en un grand péril pour l’esprit humain ». (Jacques MARITAIN, Primauté du spirituel) 1927, p. 292 [O. C., III, p. 972].) Là était le danger, d’un ordre étranger à la science, que la science telle que l'entendait Galilée faisait courir à l'Eglise. Comme semble l’avoir établi Hartmann GrisAR, S. J., Galileistudien, Ratisbonne, 1882, p. 337 et suivantes, la science astronomique n’a subi, dans son ensemble, du fait des condamnations portées contre Galilée, ni arrêt ni régression, même chez les savants catholiques. Ils n’ont cessé de perfec­ tionner le système copernicien, auquel ils ont plutôt rendu service en le traitant comme une simple « hypothèse » scienti­ fique. Quant à ceux d’entre eux qu’une soumission trop scru­ puleuse aux décrets du Saint-Office a réellement entravés dans leur recherche, Grisar prend leur défense en disant que le bien surnaturel de l’obéissance prime, dans l’histoire du monde, le bien naturel de la vérité scientifique. C’est une considération fondée sur le fait que Dieu sait tirer le bien du mal, et dont nous reconnaissons tout le prix, mais qui n’empêche aucune­ ment de regretter la double erreur, exégétique et scientifique, commise par un si haut tribunal. VIL Les décrets concernant Galilée, n’ayant été approuvés que dans la forme commune, ne sortent pas de la catégorie des 730 VI1/2 - LE POUVOIR D’INSTRUIRE décrets prudentiels faillibles. Sont-ils, comme nous l’avons dit, des décrets magistériels, doctrinaux, c’est-à-dire des décrets recommandant l’acceptation d’une doctrine, ou condamnant une doctrine comme hérétique, ou proche de l’hérésie, ou erronée ? Ou ne seraient-ils, comme certains ont cru pouvoir le prétendre, que des décrets disciplinaires, ne comportant que l’application d’une sanction, l'imposition d’une pénitence extérieure ? Quelle que soit l’opinion que l’on adopte ici, nous croyons quelle ne modifie aucunement d’une manière essentielle la nature du problème posé par la condamnation de Galilée, ni la nature de la réponse qu’il y faut faire. Il nous paraît clair cependant que le décret de 1616 était doctrinal, et le décret de 1633 à la fois doctrinal et disciplinaire. Dans son ouvrage sur L'inquisition et l'hérésie, distinction de l'hérésie théologique et de l'hérésie inquisitoriale ? à propos de l'af­ faire Galilée, Paris, 1912, XVI-540 pages, M. l’abbé Léon Garzend essaie d’établir que la sentence de 1633 est pure­ ment disciplinaire. Examinant de près cette sentence, il y découvre, d’une part, trois faits qui tendent à prouver que les juges ecclésiastiques de 1633 ne tenaient pas l’opinion du mouvement de la terre pour une véritable hérésie (par exemple, Galilée est condamné comme « suspect d’hérésie », non comme hérétique formel) ; d’autre part, certains faits qui lais­ sent croire qu’ils la considéraient comme hérétique (par exemple, on ordonne à Galilée d'abjurer « les susdites erreurs ou hérésies »). Il y aurait donc, dans la sentence de 1633, une contradiction apparente. Cette contradiction serait levée par le fait qu’il existait, au temps de l’inquisition, deux notions de l’hérésie : l’hérésie théologique, qui est ce que nous appelons aujourd’hui encore l’hérésie, et l’hérésie inquisitoriale, qui, sans effacer la précédente, seule punie par la peine du feu, la débordait, en sorte qu’on appelait hérétique, au sens large ou inquisitorial, tout ce qui, sans être hérétique strictement et for­ mellement, était considéré comme mettant la foi en péril et comme passible de pénalités ou même de mesures préventives. D’où la conclusion de Garzend : « Galilée et ses théories étaient hérétiques inquisitorialement. Mais ni lui ni elles ne LE MESSAGE SECONDAIRE 731 l’étaient d’après la doctrine des théologiens contemporains. C’est dans la conscience qu’ont eue les juges de 1633 de cette héréticité inquisitoriale et de cette non-héréticité théologique qu’il faut chercher l’explication des deux aspects, apparem­ ment contradictoires, de la sentence. La déclaration d’hérésie que la sentence contient contre le copernicanisme n’envisa­ geant que l’héréticité inquisitoriale et celle-ci étant différente de la doctrinale, un pape pouvait ordonner de la lancer alors que le copernicanisme n’avait contre lui que des décisions dis­ ciplinaires. » Op. cit., p. 429. Mais il suffirait, pour lever la contradiction signalée par Garzend, d’admettre que les juges de 1633 ont condamné Galilée comme suspect d’avoir adhéré à des thèses qui leur paraissaient, à eux, certainement hérétiques. VIII. Concluons. Les décrets antigaliléens n’étaient garantis ni comme absolus et irréformables, ni même comme infailli­ blement prudents pour l’époque. Ils ne pouvaient se prévaloir que d’une assistance faillible. Selon Garzend, il faudrait dire que les juges ecclésiastiques de 1633 condamnèrent Galilée non pour avoir douteusement adhéré à ce qui leur paraissait, à eux, certainement une hérésie, mais pour avoir certainement adhéré à ce qui leur paraissait mériter une note inférieure à l’hé­ résie, disons, par exemple, la note de témérité : Garzend cite, d’ailleurs, beaucoup de théologiens du temps qui, comme Bellarmin, ne considèrent pas, pour leur compte, l’hypothèse de Galilée comme certainement inconciliable avec la foi. (Cependant Garzend reconnaît que les juges de 1633 ont appliqué à Galilée la peine prévue pour le cas où le coupable avoue le fait hérétique, mais nie son intention hérétique bien que de forts soupçons pèsent sur lui. Ibid., p. 32.) Garzend pense qu’en conséquence la sentence de 1633 doit être regar­ dée comme purement disciplinaire. Nous estimons, au contraire, quelle était à la fois doctrinale et disciplinaire. Elle était doctrinale puisqu’elle condamnait la thèse héliocentrique comme « contraire à l’Écriture ». Elle aurait encore été doctri­ nale en qualifiant cette thèse d’une note inférieure à l’hérésie. Mais, c’est là l’essentiel, il était évident aux yeux même de tous 732 VII/2 - LE POUVOIR DE RÉGIR les contemporains que cette condamnation doctrinale était portée en matière révocable, par une autorité faillible. Les décrets antigaliléens, tombés depuis longtemps en désuétude, ont été désavoués par Pie XII, terminant un dis­ cours, tenu à l’occasion du Congrès mondial d’astronomie à Rome, le 7 septembre 1952, par un éloge des initiateurs de l’astronomie moderne : « Puisse la conception moderne de la science astronomique, qui a été l’idéal de tant de grands hommes dans le passé, d’un Copernic, d’un Galilée, d’un Képler, d’un Newton, être féconde de merveilleux progrès pour l'astrophysique moderne, et faire que, grâce à la collabo­ ration cordiale dont l’Union Astronomique Internationale est une promotrice exemplaire, l’image astronomique de l’univers acquière un perfectionnement toujours plus profond. » A. A. S., 1952, p. 739. IL LE POUVOIR D’ANNONCER LE VRAI PRATIQUE C’est toute la vérité qu’il avait mise dans le monde que Jésus confie aux apôtres et à qui leur succédera, pour quelle soit portée aux nations et devienne la nourriture divine des intelligences spéculatives, leur disant ce qui est, et des intelligences pratiques, leur disant ce qu’il faut faire et par quelles routes on s’achemine vers la fin der­ nière. Il y aura donc, assistée jusqu’à la consommation du temps, une autorité pour annoncer, au nom de Jésus, non seulement le vrai spéculatif, mais encore le vrai pra­ tique; non seulement la foi, mais encore les mœurs. Parlons de cette seconde tâche du magistère de l’Église, et, pour faire apparaître ses titres divers à régir le domaine pratique, essayons de tracer quelques grandes démarcations dans les énoncés de la morale chrétienne. ΊΪ5 1. Division des impératifs de la morale chrétienne Commençons par rappeler la grande division que saint Thomas fait des impératifs de la morale naturelle ; nous tenterons ensuite de transposer cette division dans l'ordre de la morale révélée. a) Les impératifs de l’ordre humain Les suprêmes impératifs, dit-il50, ce sont les premiers préceptes de la loi naturelle ; il faut faire le bien et éviter le mal, l’homme doit agir non en bête, mais en être raison­ nable, etc. A ces données fondamentales, qui sont comme une impression dans nos coeurs de la loi éter­ nelle, seront suspendus tous les impératifs, tous les pré­ ceptes de la morale humaine. Les principes secondaires de la loi naturelle forment une deuxième classe d’impératifs : nul innocent ne peut être occis, il faut rendre les dépôts, les razzias sont interdites, la polygamie est défendue, etc. Ils sont contenus implici­ tement dans les premiers préceptes, ils en sortent par voie de conclusion nécessaire. On passe des uns aux autres non par addition d’éléments extérieurs, mais par simple désenveloppement de ce qui était déjà donné, et, s’il y faut un raisonnement, il sert non pas à produire, mais simplement à manifester la vérité de la conclusion. On reste donc sur le plan du droit naturel et imprescrip­ tible, c’est-à-dire des impératifs dont Dieu est l’auteur immédiat. Mais puisque Dieu incline les hommes vers un déve­ loppement de leur vie qui n’est possible que dans l’état de société et partant sous la direction d’une autorité, d’un pouvoir, voilà donc, surgissant au milieu d’eux, la 50.1-ΙΙ, qu. 94, a. 6 ; qu. 95, a. 2. 734 VII/2 - LE POUVOIR DE RÉGIR source, faillible sans doute, mais pourtant providentielle, d'un nouveau genre d’impératifs. C'est le droit positif. Sa cause suprême mais indirecte, c’est l’auteur même de notre nature humaine ; sa cause seconde immédiate, faillible, c’est le prince, le chef, l’État. Tout le rôle du droit positif sera de prolonger en quelque sorte le droit naturel, d’en véhiculer la lumière, même affaiblie, le plus loin qu’il sera possible. Il comportera des préceptes de deux sortes. Les uns sont tirés du droit naturel par voie de conclu­ sion non pas sans doute nécessaire (à la manière dont, en droit naturel, les préceptes secondaires sortent des pré­ ceptes premiers), mais congruente. C’est ainsi, par exemple, que s’établit le droit de propriété privée : la vie humaine suppose la culture des champs ; mais, quand les champs appartiennent à tous et à personne, ils sont très mal cultivés ; un état de civilisation suffisamment avancé exigera donc qu’on les répartisse entre plusieurs posses­ seurs. Cette conclusion n’est pas une vérité absolument universelle, qui ne souffre aucune exception - les trap­ pistes cultivent en commun leurs champs - mais elle est suffisamment universelle pour ne souffrir que de rares exceptions, pour s’imposer peu à peu à tous les peuples, et relever enfin de ce que saint Thomas appelle le « droit des gens »51. 51. Cf. BlLLUART : «Ad legem naturae pertinent non solum princi­ pia sed etiam conclusiones ex eis necessario, sive proxime sive remote, deductae..., quia tam principia moralia quam conclusiones quae cum his habent necessariam connexionem praecipiunt ea quae per se et secluso omni jure positivo sunt bona, et prohibent quae per se et secluso omni jure positivo sunt mala. » Tract, de legibus, dissert. 2, a. 3. Plus loin, le droit des gens est distingué du droit naturel: « Quae sunt juris gentium inferuntur ex jure naturae per necessariam consequentiam, tamquam conclusiones ex natura rei simpliciter necessariae : Nego ! Per consequentiam non necessariam, neque ut conclusiones simpliciter necessariae, sed ut congruentes'. Concedo!» LES IMPÉRATIFS DE IA MORALE CHRÉTIENNE 735 D’autres préceptes sont tirés du droit naturel par voie de détermination : l’assassin doit être puni, mais quelle peine lui appliquer, la peine de mort ou la prison ? le tré­ sor enfoui dans un champ revient-il à qui l’a trouvé ou à qui possède le champ ? Plusieurs solutions sont possibles, le prince choisit en vue du bien commun celle qui semble le mieux indiquée, dès lors elle est seule juste. Voilà les déterminations du « droit civil ». Il y a donc quatre grandes classes d’impératifs ressor­ tissant à la morale naturelle. Les deux premières sont remplies par la loi naturelle, c’est-à-dire par les impéra­ tifs mis par Dieu même dans le cœur des hommes. Les deux dernières sont remplies par la loi positive, c’est-àdire par les impératifs du droit des gens et du droit civil, édictés immédiatement par une autorité humaine faillible, à qui Dieu pourtant nous demande d’obéir. b) Les impératifs de l’ordre chrétien Cette division des impératifs de l’ordre humain, convenablement transposée, peut aider à classer les impératifs de la morale chrétienne. Tract, de jure & justitia, dissert. 1, a. 2. - Pour saint Thomas, la pro­ priété privée relève formellement du droit des gens, elle relève radicale­ ment du droit naturel. L’encyclique Rerum novarum ne dit, semble-til, rien de plus : « Possidere res privatim ut suas, jus est homini a natura datum... Privatas possessiones plane esse secundum naturam... Jus dominii, personis singularibus, natura tributum... » Des préceptes du droit des gens, saint Thomas écrit, en effet, qu’ils obligent « non tamquam sint solum lege posita, sed habent etiam aliquid vigoris ex lege naturali ». I-II, qu. 95, a. 2. Dans L'Homme et L'État, Paris, 1953, p. 90 [O.C., IX, p. 593 s.], Jacques Maritain reprend d’une manière nouvelle et plus approfondie, l’examen de la définition du droit des gens et de sa distinction d’avec le droit naturel. 736 VII/2 - LE POUVOIR DE RÉGIR On mettra dans un premier groupe tous les impératifs directement révélés par Dieu. A ce titre, ils jouent, dans l’ordre moral surnaturel, un rôle analogue à celui des premiers principes de la loi naturelle. Ce sont les impé­ ratifs fondamentaux dont tous les autres, en quelque manière, dépendent. Impossible de les énumérer tous, la Bible en est remplie. Elle contient des impératifs res­ treints et particuliers, comme les conseils : « Si tu veux être parfait, va, vends ce que tu as, donne-le aux pauvres, » et des impératifs communs et universels, comme les préceptes : « Tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout ton cœur, et de toute ton âme, et de toute ta force, et de tout ton esprit ; et ton prochain comme toimême. » Si elle ratifie les préceptes de l'ordre naturel (les commandements du Sinaï étaient de soi connaissables par la raison) et les devoirs temporels concernant la famille et la cité, c’est en fournissant des raisons célestes de les observer. En outre, elle annonce des devoirs plus sublimes, relatifs soit aux vertus infuses, théologales et morales - ces dernières devant être plus hautes que ne le croyaient les gentils ; soit au pouvoir sacramentel : « En vérité, en vérité, je vous le dis, si vous ne mangez la chair du Fils de l’homme et si vous ne buvez son sang, vous ne possédez pas la vie en vous-mêmes » ; soit au pouvoir juridictionnel : « Qui vous écoute, m’écoute ; qui vous rejette, me rejette, et qui me rejette, rejette Celui qui m’a envoyé ». Dans un second groupe, on mettra tous les impératifs qui sont implicitement, bien que réellement, contenus dans les précédents, et que l’Église propose soit comme révélés, soit du moins comme irrévocablement vrais. En les promulguant explicitement, l’Église n’ajoute au dépôt primitif aucune nouvelle révélation, elle ne fait que mettre au jour ce qui s’y trouvait précontenu. S’il est explicitement révélé que le Seigneur, avant de monter au LES IMPÉRATIFS DE LA MORALE CHRÉTIENNE 737 ciel, a institué les apôtres et leurs successeurs vrais juges des péchés pour les pardonner ou les retenir (Jean, XX, 23), il est, du même coup, implicitement révélé que l’aveu précis de leurs fautes, sans quoi tout jugement res­ terait impossible, est d’obligation pour les pécheurs ; voilà donc une vérité pratique implicitement contenue dans l’Évangile et que le concile de Trente enseigne comme révélée52. Comme exemples de vérités pratiques enseignées non plus cette fois comme révélées, mais cependant comme infailliblement et irréformablement vraies, donnons les condamnations portées par Pie VI contre le duel : un soldat acceptant le duel de peur d’être déconsidéré dans l’armée et de perdre son gagne-pain serait sans péché ; pour éviter le déshonneur, on pourrait accepter ou provoquer un duel si l’on est sûr d’avance qu’une intervention l’empêchera, etc.53. Les impératifs de ces deux premiers groupes appar­ tiennent au dépôt révélé par Dieu. L’Eglise en est la mes­ sagère, elle n’en est point la promulgatrice. Elle les annonce tous - y compris ceux qui touchent à sa struc­ ture, à sa vie, à sa conservation - comme divins et imprescriptibles. Ce sont les commandements que Dieu nous a donnés dans son amour, non simplement ses commandements à elle. C’est la voix de l’Epoux, non la seule voix de l’Épouse. Et, pour la transmettre, pour en déclarer le sens, l’Église est soutenue par une assistance infaillible. Mais, de même qu’au plan profane les impératifs du droit naturel, promulgués par l’Auteur de notre nature, 52. Denz., n°* 899 et 917. Cf. F. Marin-Sola, O. P., L'Évolution homogène du dogme catholique, t. I, p. 335. 53. Denz., n05 1491 à 1495. Ces propositions sont condamnées comme fausses, scandaleuses, pernicieuses·, c’est encore sous notre propre responsabilité que nous donnons cette condamnation comme irrévocable. 738 VIl/2 - LE POUVOIR DE RÉGIR doivent nécessairement se continuer et se préciser dans les impératifs du droit positif, promulgués par le pouvoir temporel ; ainsi, au plan spirituel, les impératifs du droit divin, révélés par Dieu et proposés par le pouvoir décla­ ratif, doivent nécessairement se continuer et se préciser dans les impératifs du droit ecclésiastique, promulgués par le pouvoir canonique ou législatif. Et, parallèlement aux impératifs du pouvoir temporel, les impératifs du pouvoir canonique seront, eux aussi, de deux sortes. Les uns sont tirés de la loi révélée par voie de conclu­ sion, non point nécessaire (à la manière des impératifs d’abord implicitement révélés et qui sont ensuite explici­ tement promulgués par l’Église), mais congruente. Il y a, par exemple, précepte divin pour chacun de « manger la chair du Fils de l’homme et de boire son sang » (Jean, VI, 53) et, pour le pécheur, de recourir à qui peut, au nom de Jésus, « remettre ou retenir les péchés » (Jean, XX, 23). Mais, étant donnée la facilité des hommes à perdre de vue les choses invisibles, ces préceptes seraient négligés par beaucoup, et c’est pourquoi le concile de Latran et celui de Trente ont conclu, avec une sagesse que l’expé­ rience ne pouvait que confirmer, à l’obligation de la confession annuelle et de la communion pascale54. D’autres impératifs sont tirés de la loi révélée par voie de détermination. C’est un précepte scripturaire que celui du renoncement et du jeûne ; aussi l’Église a-t-elle déter­ miné certaines formes du renoncement, par exemple l’abstinence, et certaines modalités du jeûne55. C’est un 54. Denz., n“ 437, 891, 918. 55. La loi sur l’abstinence des viandes et des laitages est donnée comme un exemple de pure loi positive par CAJETAN qui ajoute : « La loi positive, en ordonnant et en statuant, change les actes jusqu’ici indifférents en actes qui seront ou vicieux ou vertueux, puisqu’elle fait tomber telle espèce d’actes dans le champ d’un vice ou d’une vertu. En commandant l’abstinence, elle en fait une matière pour la vertu LES IMPÉRATIFS DE LA MORALE CHRÉTIENNE 739 précepte divin que, si Jésus est réellement dans l’eucha­ ristie, il y faut vénérer sa présence ; aussi l’Église a-t-elle déterminé qu’on honorerait publiquement le saint sacre­ ment par des processions56. C’est un précepte divin qu’il faut manger la chair du Fils de l’homme et boire son sang; mais le corps et le sang du Christ se trouvent maintenant sous chacune des deux espèces sacramen­ telles ; le précepte divin sera donc observé, que l’on com­ munie sous une espèce ou sous les deux, et l’Église peut déterminer ce qui convient à telle époque ; elle a choisi, depuis la fin du moyen âge, de ne donner la communion que sous une seule espèce aux laïques et aux clercs empê­ chés de célébrer la messe57. Les impératifs des troisième et quatrième groupes sont de droit ecclésiastique. Ils sont l’œuvre du pouvoir cano­ nique ou législatif, qui est soutenu, non plus par une assistance absolue, mais par une assistance relative ou prudentielle. Ils constituent le message pratique secon­ daire de l’Église. La division des impératifs du droit ecclésiastique sui­ vant qu’ils sont tirés de la loi révélée par voie de con­ clusion (3e groupe) ou par voie de détermination (4e groupe) est une division faite du point de vue de leur genèse, de leur mode d’origine. Elle a pour avantage de mettre en lumière la dépendance organique, le lien vital de tempérance ; en commandant l’acquittement de la gabelle, elle en fait une matière pour la vertu de justice ; en commandant le culte divin, elle en fait une matière pour la vertu de religion, etc. Aussi, de même qu’on est obligé d’agir vertueusement et de résister au vice sans être dispensé de ces devoirs par la crainte ou quelque autre raison, de même celui qui méprise ou transgresse les choses prescrites par les lois dont nous avons parlé n’est point excusé d’injustice ou de sacri­ lège, etc.... » In I-II, qu. 96, a. 4, n° V ; cf. qu. 95, a. 2, n° IV. 56. Denz., n“ 878, 888. 57. Denz., n0* 931, 935. 740 VII/2 - LE POUVOIR DE RÉGIR qui rattache les impératifs du pouvoir canonique aux impératifs supérieurs du pouvoir déclaratif Il existe, nous l’avons dit, une autre manière de diviser les impératifs du pouvoir canonique. Elle est prise du point de vue téléologique, suivant qu’ils ont pour fin soit de protéger la révélation par des mesures d’intérêt général ou particulier, soit à'assurer l'existence empirique de l’Eglise. Et elle tient compte des différents degrés d’assis­ tance dont ils peuvent se réclamer. C’est elle que nous allons suivre maintenant, notre but étant d’expliquer plus amplement la valeur des impératifs prudentiels. Mais résumons auparavant ces diverses divisions du message pratique de l’Eglise. c) Tableau synoptique de ces divisions Il faut avant tout marquer nettement la distinction des impératifs de droit divin (message pratique premier de l’Eglise) et des impératifs de droit ecclésiastique (mes­ sage pratique secondaire de l’Église). [voir tableau page suivante] Nous pouvons maintenant expliquer davantage la valeur des impératifs du pouvoir canonique. LES IMPÉRATIFS DE LA MORALE CHRÉTIENNE Zdu pouvoir déclaratif (message pratique premier) et donc de droit divin et absolus, qui sont révélés : 741 explicitement (1er groupe) implicitement (2e groupe) et qui sont : définis comme révélés définis simplement comme irrévocables pératifs : du pouvoir canonique (message pratique secondaire) et donc de droit ecclésiastique et prudentiels, subdivisés de deux façons : au point de vue génétique, suivant qu’ils sont tirés de la révélation : par voie de conclusion congruente (3e groupe) par voie de détermination (4e groupe) au point de vue téléologique, suivant qu’ils ont pour fin : de protéger la révélation par des : impératifs d’intérêt général impératifs d’intérêt particulier Rassurer l’existence empirique de l’Église : impératifs d’ordre biologique 742 2. Valeur des impératifs prudentiels A la manière dont les impératifs du droit naturel doi­ vent se prolonger et se préciser dans les impératifs du droit positif, ainsi les impératifs du pouvoir déclaratif, qui sont révélés et de droit divin, doivent se prolonger et se préciser dans les impératifs du pouvoir canonique, qui sont de droit ecclésiastique. Les impératifs du pouvoir déclaratif sont proposés en vertu d'une assistance absolue et d'une manière irrévo­ cable. L’Église n’est pas moins assistée pour enseigner les mœurs que pour enseigner la foi, et si elle se trompait en matière de mœurs, elle pourrait se tromper en matière de foi, puisqu’il est de foi que toute vertu est bonne et tout vice mauvais58. Les impératifs du pouvoir canonique, qui ont pour rôle de prolonger et de préciser les impératifs du pouvoir déclaratif, participeront à leur certitude. Mais d’une manière inégale. Car, de même que nous avons divisé les enseignements du magistère canonique en deux classes, selon qu’ils engageaient pleinement ou partiellement son autorité, il nous faut diviser les impératifs, les commande­ ments du pouvoir canonique en deux groupes spécifique58. « De même qu’un concile ne saurait proposer au peuple chré­ tien des erreurs à croire, il ne saurait lui proposer le mal à faire. Lui proposer, veux-je dire, par un décret abso u (firmo certoque decreto), obligeant tous les fidèles à croire et à faire une chose sous une peine éternelle. » Melchior CANO, De locis theologicis, lib. V, cap. V, conci. 2. « La rectitude des mœurs, dit Jean DE Saint-Thomas, n’est pas moins nécessaire au salut que la certitude de foi. Aussi le souve­ rain pontife, en vertu de son autorité suprême, ne peut-il errer ni en enseignant la certitude de foi ni en enseignant la rectitude des mœurs. » II-II, qu. 1 à 7 ; disp. 3, a. 3, n° 4 ; t. VII, p. 310. Le concile du Vatican a défini l’infaillibilité du pontife romain enseignant irréformablement la doctrine de la foi et des moeurs. Denz., n° 1839. LES IMPÉRATIFS PRUDENTIELS 743 ment distincts. Dans le premier groupe, nous rangerons les impératifs qui engagent pleinement le pouvoir cano­ nique et qui, en conséquence, sont proposés avec un caractère d’universalité et de constance. Ils formulent dans ses grandes lignes la conduite nécessaire au bien de toute l’Eglise, ils prescrivent les mesures qui sont en connexion nécessaire - d’une nécessité morale - avec les fins canoniques de l’Eglise59, qui sont de préparer chez les hommes les voies d’accès aux choses divines, de préci­ ser l’ordre social postulé par la révélation évangélique : par exemple, les mariages, pour être valides, devront se faire en de telles conditions. Dans le second groupe, nous rangerons les impératifs qui n’engagent que partiel­ lement le pouvoir canonique et qui, en conséquence, n’offrent qu’un caractère particulier ou temporaire. Ils n’apparaissent pas en connexion moralement nécessaire avec le bien spirituel de toute l’Église : par exemple, tel mariage est valide. S’il est vrai, comme le dit Melchior Cano, que le secours divin, qui ne fait jamais défaut dans les choses nécessaires, ne surabonde pas cependant en choses superflues, sicut Deus non deficit in necessariis, ita non abundat in superfluis6®, l’assistance qui est pro­ mise aux impératifs d’intérêt général et celle qui est pro­ mise aux impératifs d’intérêt particulier ne seront pas de même nature ; la certitude absolue des impératifs du pouvoir déclaratif sera participée, ici et là, d’une manière non pas univoque, mais proportionnelle et analogique. Essayons de préciser davantage. 59. Cf. plus haut, p. 698, note 18. 60. De locis theologicis, lib. V, cap. v, conci. 2. 744 VII/2 - LE POUVOIR DE RÉGIR A. Les impératifs d’intérêt général a) Radicalement, leur infaillibilité est absolue Les grands impératifs prudentiels, ordonnés au bien général de l’Église, sont en connexion étroite et immé­ diate avec les impératifs absolus de la révélation, aux­ quels ils sont suspendus, dont ils sortent comme de leur racine propre, et de ce fait ils participent d’une manière directe et privilégiée à leur infaillibilité. On pourrait dire que l’infaillibilité qui les garantit eux-mêmes est absolue, non pas sans doute directement et formellement, mais radicalement et fondamentalement. Il s’ensuit qu’z'A ne sauraient jamais rien prescrire d'immoral et de pernicieux, qui blesse soit la loi évangélique soit la loi naturelle. Étant assistée pour conduire les hommes vers la vie éternelle, l’Église ne les fourvoiera ni en errant sur ce qu’il faut croire ni en errant sur ce qu’il faut faire : si, par exemple, l’Évangile contenait un commandement de communier en toutes circonstances sous les deux espèces, elle n’au­ rait jamais pu ordonner la communion sous une seule espèce ; de même, il est impossible quelle prescrive à ses enfants des actes qui pratiquement heurteraient le droit naturel, en relevant, par exemple, de l’idolâtrie, du men­ songe, de l’injustice. Les théologiens sont unanimes à enseigner ces choses61. 61. Citons Melchior CANO : « L’Église, lorsqu’elle édicte, en des matières qui sont graves et qui importent beaucoup à la formation des mœurs chrétiennes, des lois concernant le peuple entier, ne peut jamais rien ordonner de contraire à l’Évangile ou à la raison natu­ relle... De même qu elle ne peut définir comme vicieux ce qui est honnête, ni comme honnête ce qui est vicieux, ainsi elle ne peut, en promulguant ses lois, approuver quelque chose qui soit contraire à 1 Évangile ou à la raison. Si, par un jugement exprès ou en édictant une loi, elle approuvait ce qui est déshonnête ou réprouvait ce qui est honnête, une erreur de cette nature serait non seulement une peste et LES IMPÉRATIFS PRUDENTIELS 745 b) Formellement, leur infaillibilité est prudentielle Les grands impératifs du pouvoir canonique sont non seulement garantis par une infaillibilité absolue dans leur principe, dans leur fondement, dans leur racine, ils sont encore, et c’est une conséquence, garantis par une infaillibilité prudentielle en eux-mêmes, directement et formellement. Il ne suffirait pas de dire qu’ils ne peuvent jamais rien prescrire de contraire à la loi naturelle et à la loi évangélique, il faut tenir en outre qu’ils sont tous sages, prudents, bienfaisants. Ce sont des « raisons graves et justes », dit le concile de Trente, qui ont conduit l’Église un désastre pour les fidèles, elle s’opposerait aussi d’une certaine manière à la foi, qui approuve toute vertu et condamne tous les vices. De plus, le Christ nous ayant commandé d’obéir aux lois de l’Église, en disant : Faites tout ce qu’ils vous diront... et : Qui vous écoute m’écoute... c’est lui, si l’Église errait, qui serait l’auteur de nos erreurs. » De locis theologicis, lib. V, cap. V, conci. 2. Il est impossible, dit de même saint BELLARMIN, que le pape puisse errer « dans les pré­ ceptes adressés à toute l’Église » et concernant « les choses nécessaires au salut, ou de soi bonnes ou mauvaises ». Il n’arrivera jamais, par exemple, « que le souverain pontife se trompe en prescrivant un vice comme l’usure, en interdisant une vertu comme la restitution, car ce sont là des choses de soi bonnes ou mauvaises ; pareillement, il n’arri­ vera jamais qu’il se trompe en prescrivant quelque chose de contraire au salut, comme la nécessité de la circoncision ou de l’observation du sabbat, ou en interdisant quelque chose de nécessaire au salut, comme le baptême ou l’eucharistie. » De romano pontifice, lib. IV, cap. V. On pourrait rapporter une foule de textes semblables. - Mais, ce que nous voudrions noter ici, c’est que Melchior Cano ayant écrit qu’il n’entendait pas approuver toutes les lois de l’Église et qu’il en connaissait à qui manquaient la prudence et la mesure, les théolo­ giens postérieurs, comme Suarez, Jean de Saint-Thomas, etc., en sont venus à distinguer la substance des lois ecclésiastiques de leur prudence (c’est-à-dire de leurs applications, de leurs circonstances, de leur rigueur, de leur opportunité, de leur multiplicité), et ils ont affirmé que les lois ecclésiastiques sont infaillibles dans leur substance, au lieu de dire, plus exactement croyons-nous, que c’est dans leur fondement, dans leur principe, dans leur racine, quelles sont infaillibles d’une manière absolue. 746 VII/2 - LE POUVOIR DE RÉGIR à ratifier la coutume de distribuer aux fidèles la commu­ nion sous une seule espèce62 ; le même concile déclare « opportun, louable, pieux et religieux » l’usage de porter l’eucharistie en procession6364 ; il enseigne non seulement que le canon de la messe est pur de toute erreur, mais encore qu'« il ne contient rien qui n’exhale la sainteté et la piété, et qui n’élève les esprits vers Dieu »M ; il affirme que les cérémonies liturgiques accompagnant la célébra­ tion de la messe sont propres à faire entrevoir la majesté de ce sacrifice et favorisent la contemplation des réalités sublimes qu’il contient65. Des préceptes proposés d’une manière si universelle et si constante ne peuvent man­ quer de sagesse, de prudence, d’opportunité. Jean de Saint-Thomas laisse voir sa vraie pensée sur ce sujet quand il écrit qu’« en ce qui concerne les lois proposées à toute l’Église, comme celles qui sont élaborées par un concile universel, ou qui sont rédigées dans le Corpus Juris, étant donnée l’approbation générale qu’elles possè­ dent, il est difficile d’admettre même une erreur pruden­ tielle, difficilius admittitur etiam prudentialis error, en sorte qu’on n’y saurait déroger à moins qu’une mention spéciale ne le permette66 ». Ainsi, entre l’assistance abso62. Denz., n° 931. 63. Denz., n° 878 et 888. Ce dernier décret, note CANO, est rédigé de façon à frapper d’anathème non pas ceux qui nieraient sim­ plement l’opportunité des processions du saint sacrement: il n’y aurait là qu’imprudence et témérité (ce sera aussi l’avis de ΒαΛΕΖ, Comm, in II-II, qu. 1, a. 10, dub. 6, concl. 3) ; mais ceux qui nie­ raient cette opportunité parce qu’ils refuseraient d'admettre la pré­ sence du Christ dans l’eucharistie et l’adoration qui lui est due. De locis theologicis, lib. V, cap. V, concl. 2. 64. Denz., n° 942. 65. Denz., n° 943. 66. II-II, qu. 1 à 7 ; disp. 3, a. 3, n° 5 ; t. VII, p. 311. - Comme nous l’avons dit, la plupart des théologiens postérieurs à Melchior Cano se sont contentés de distinguer expressément d’une part ce qui LES IMPÉRATIFS PRUDENTIELS 747 lue des impératifs révélés, et l’assistance prudentielle faillible des impératifs particuliers, nous admettons une concerne la substance, la moralité, l’honnêteté des lois proposées à coure l’Église, dont on ne saurait admettre, disaient-ils, sous peine de tomber dans l’hérésie, quelles puissent contenir rien de contraire au droit évangélique ni au droit naturel ; et d’autre part ce qui concerne Γapplication concrète de ces lois, leur adaptation aux circonstances, leur rigueur, leurs sanctions, où l’erreur est possible. Cf. SUAREZ, De fide, disp. 5, sect. 8, n° 7 ; JEAN DE Saint-Thomas, lac. cit., etc. Entre ces deux groupes extrêmes, dont le premier contient les impératifs révé­ lés et absolument infaillibles, puisqu’on ne saurait les nier sans hérésie, et le second, les impératifs particuliers et faillibles, il faut, croyonsnous, faire une place à des impératif canoniques d'intérêt général, qui sont prudentiellement infaillibles. Nous avons vu, en effet, saint Thomas reconnaître dans le Quodlibet IX, a. 16, trois sortes de déci­ sions de l’Église : celles qui concernent la foi, où il est certain que l’Église est infaillible ; celles qui concernent les faits particuliers, où l’Église est faillible ; celles qui sont intermédiaires, où la piété incline à tenir l’Église pour infaillible. Nous rencontrons d’autres théologiens qui parlent, au moins in actu exercito, de ces décisions intermédiaires. Saint ANTONIN par exemple, à la suite de Jean de Naples, distingue les décisions du pape concernant les faits particuliers des personnes privées : juste répartition des bénéfices et des charges ecclésiastiques, sentences judiciaires, etc., où le pape peut s’égarer par ignorance ou par passion ; et les décisions intéressant le bien universel de toute l’Église et portées soit en matière de foi, soit en matière de bonnes mœurs: constitutions, décrets, décrétales, où, laissée à ses seules forces, l’Église pourrait errer, mais où elle est gardée par la puissance du Christ {Summa sacrae theologiae, juris pontificii et caesarii, III pars, tit. XII, cap. VIII, § 2). Apparemment, il n’y a ici que deux groupes. En réalité, il y en a trois. Car les décrets et décrétales, que saint Antonin a séparés des décisions particulières, ne peuvent cependant pas être rangés avec les décisions de foi. Nous venons de rapporter un texte très net de JEAN DE SAINT-THOMAS. Quant à BlLLUART, qui ne semble pas avoir vu ce texte, il est aussi du même avis : « Après Suarez et Banez, Jean de Saint-Thomas ajoute que l’Église peut errer quant aux circonstances, quant à l’application et quant à l’exécution de la loi, par exemple en multipliant trop les préceptes et les censures, en poursuivant leur exécution avec trop de rigueur. Car, dit-il, tout cela parait relever de la prudence et de la modalité de la loi, plutôt que de sa substance et de sa moralité. Même pensée chez Cano 748 VII/2 - LE POUVOIR DE RÉGIR assistance prudentielle infaillible pour chacun des impé­ ratifs d’intérêt général. Il n’arrivera jamais qu’un de ces impératifs soit contraire à la prudence, ni même qu’il soit inutile67. c) Ce nest pas soutenir quils représentent nécessairement un maximum de prudence Toutefois, il ne s’ensuit pas nécessairement que les impératifs d'intérêt général soient toujours le plus pru­ dents possible. A la différence, en effet, de la loi naturelle et de la loi évangélique, qui sont immuables et parfaites, les lois ecclésiastiques, même édictées avec l’assistance particulière de l’Esprit saint, cherchent à discipliner une matière toujours changeante, d’où la possibilité d’un cer­ tain jeu et d’adaptations plus parfaites. Par exemple, les lois sur la nécessité de la confession annuelle ou de la communion pascale eussent sans doute été bienfaisantes si elles avaient été promulguées quelques années plus tôt ; de même, elles auraient pu être retardées de quelques années. Plus généralement, l’Eglise se réserve le Cependant, quand il est question de lois portées pour tous les chrétiens, c’est seulement par égard pour ces hommes très doctes que leurs réserves peuvent être rapportées : je n’oserais les faire miennes. » De regulis fidei, dissert. 3, a. 5. Faisons remarquer cependant que même quand il sera question de lois portées pour tous les chrétiens, leur application et leur exécution pourra relever du domaine des décisions particulières. 67. Saint BELLARMIN écrit : « On soutiendrait sans absurdité que le pape peut se tromper en ordonnant, par exemple, des choses qui, sans être de soi bonnes ou mauvaises, ni contraires au salut, seraient cependant inutiles, ou en prescrivant une chose sous des peines trop sévères. » De romano pontifice, lib. IV, cap. V. Est-il question d’impé­ ratifs d’intérêt général, nous ne concéderons pas qu’ils puissent être inutiles. Est-il question d’impératifs d’intérêt particulier, nous concé­ derons qu’ils peuvent être inutiles, trop rigoureux, parfois pires encore, comme nous le verrons. LES IMPÉRATIFS PRUDENTIELS 749 droit de modifier et d’améliorer jusqu’aux dispositions générales de son droit canon. d) Comment les définir et reconnaître ? Quand nous parlons de mesures d’intérêt général, l’expression doit être prise non pas d’une façon maté­ rielle, mais d’une façon vivante, qualitative, formelle. Elle désigne les mesures ecclésiastiques qui sont générales sous un triple aspect, par leur cause finale, leur cause for­ melle, leur cause efficiente : a) elles reflètent le bien com­ mun de la société surnaturelle auquel elles sont immé­ diatement ordonnées et elles sont, à l’étage surnaturel, ce que sont, à l’étage naturel, les mesures de salut public ; b) elles sont des lois au sens strict, non des préceptes au sens strict : la loi, dit saint Thomas, définit la règle du bien commun, le précepte applique cette règle à des matières particulières68 ; c) enfin, c’est pleinement, et non partiellement, quelles engagent l’autorité pruden­ tielle de l’Eglise : elles devront être approuvées par toute l’Eglise, par un concile œcuménique, par le pape, il ne suffirait pas quelles émanent d’un ou de plusieurs évêques, ni des congrégations romaines approuvées seu­ lement « in forma communi ». La plupart des mesures dont nous parlons seront, en outre, générales par leur cause matérielle, c’est-à-dire en considération des sujets quelles atteignent : les lois de la communion pascale, du jeûne, de l’abstinence concernent l’ensemble des fidèles ; certaines cependant pourront être particulières à ce der­ nier égard et concerner soit telle région69, soit telle caté68.I-II, qu. 90, a. 2, ad 1. 69. BANEZ se sépare sur ce point de son maître Cano : «Je ne vois pas, dit-il, de véritable différence entre les lois par lesquelles le pape oblige l’Église universelle ou une Église particulière, pourvu qu’il agisse, ici et là, comme pasteur de l’Église, comme souverain pontife, comme vicaire de Jésus-Christ. » Comm, in II-II, qu. 1, a. 10, dub. 6, cond. 4. En conséquence, et si l’autorité prudentielle du pape était 750 VII/2 - LE POUVOIR DE RÉGIR gorie de fidèles, par exemple les clercs ou les religieux. Pourtant, malgré tout ce que nous venons de dire, il ne sera pas toujours aisé de reconnaître les mesures qui sont vraiment d’ordre général. Et telles mesures qui ont été générales peuvent cesser de l’être et tomber peu à peu en désuétude. Au fond, le meilleur signe que nous possé­ dions du caractère d’universalité que l’Eglise entend conférer à une loi, c’est l’insistance quelle met à la pro­ poser, à l’approuver, à la recommander sans cesse au cours des âges. e) Les commandements de ΓÉglise Nous avons énuméré plusieurs de ces mesures d’inté­ rêt général. Il faudrait faire ressortir quelles se présen­ tent toujours comme une conséquence ou une détermi­ nation des grandes ordonnances scripturaires. Les lois du jeûne et de l’abstinence se rattacheraient, par exemple, au commandement évangélique de la pénitence (Mt., XI, 21). Les lois prescrivant l’assistance dominicale à la sainte messe, ou encore la manière de célébrer la sainte messe, l’usage du pain azyme dans l’Église occidentale, au commandement de commémorer le sacrifice du jeudi saint (I Cor., XI, 24). Les lois prescrivant la communion pascale et la manière de distribuer la communion sous une seule espèce, au commandement de recevoir la chair et le sang du Seigneur (Jean, VI, 53-58), présents sous chacune des espèces et sous chaque fragment de l’une d’elles. L’usage de porter le saint sacrement en proces­ sion, au commandement de confesser le Christ devant pleinement engagée dans les bulles de croisade, il faudrait regarder comme juste la « composition », c’est-à-dire l’autorisation donnée par l’Église de conserver, en partie et sous certaines conditions, les biens dont le propriétaire légitime est introuvable, car elle figure dans les bulles de croisade adressées, jusqu’à Benoît XV inclusivement, à l’Église d’Espagne et à l’Église de Portugal. Cf. Acta Sanctae Sedis, 20 décembre 1915- LES IMPÉRATIFS PRUDENTIELS 751 les hommes (Mt., X, 32). La loi prescrivant la confession annuelle, au commandement de remettre les péchés, donné aux apôtres et à leurs successeurs (Jean, XX, 23). La loi du célibat des prêtres dans l’Église latine à la réflexion de saint Paul : « Celui qui n’est pas marié a souci des choses du Seigneur» (I Cor., Vil, 32). Les lois obligeant les confesseurs à demander l’approbation de l’évêque du lieu, les dispositions canoniques condition­ nant la validité des mariages, aux lois générales de paître avec ordre les brebis du Christ et aux pouvoirs généraux de lier et de délier, etc.70. f) Le cas de l'approbation des ordres religieux L’approbation des ordres religieux par l’Église peut contenir, elle aussi, une mesure prudentielle d’intérêt général. Elle représente, en effet, une action complexe qui, à l’analyse, se décompose en deux jugements71 : un juge­ ment absolu, relevant du pouvoir déclaratif et portant sur un fait dogmatique : « Cette règle monastique est vrai70. Les « commandements de l’Église », à l’usage de tous les fidèles, qu’on trouve exprimés en distiques dans les catéchismes français dès la fin du XVe siècle, ont été élaborés dans les âges antérieurs sous la pression des circonstances. A l’époque sacrale, où le réseau des lois séculières tendait parfois à doubler celui des lois canoniques, leur promulgation s’est accompagnée d’un appareil de contrainte et de sanctions temporelles, qui a disparu spontanément avec l’avènement de la société nouvelle, sans que cela, au total, représente un mal. Voir A. VlLLlEN, Histoire des commandements de l’Église, Paris, 1909, et la préface de A. Boudinhon. 71. «In approbatione alicujus ordinis religiosi duo interveniunt judicia: primum, hanc religionem esse bonam, Evangelio confor­ mem, et perfectioni acquirendae utilem ; in hoc judicio errare non potest Ecclesia [...]. Aliud est judicium, utrum hic et nunc expediat hunc ordinem admittere. Et de hoc judicio non ita constat esse infal­ libile; quia non e scientia solum, sed e prudentia pendet : at saltem temeritatis notam non effugeret qui contra communem Ecclesiae sensum, erroneum asserreret. » BlLLUART, De regtdis fidei, dissert. 3, a. 5. 752 VII/2 - LE POUVOIR DE RÉGIR ment conforme à l’idéal évangélique et apte à conduire à la perfection évangélique », et un jugement pratique et prudentiel, relevant du pouvoir canonique : « Il est bon, prudent, utile, de proposer hic et nunc telle règle monas­ tique aux fidèles désireux de tendre à la perfection évangé­ lique. » Dans la mesure où ce dernier jugement continue d’engager pleinement l’autorité du pouvoir canonique, et c’est le cas, par exemple, lorsqu’il est question des grands ordres universellement et constamment approuvés par l’Eglise, il demeure pratiquement infaillible; en consé­ quence, il ne peut manquer d’être prudent, opportun, utile, bienfaisant. Mais il peut arriver que des ordres reli­ gieux déclinent, qu’ils cessent de répondre aux besoins d’une époque, que la faveur de l’Église leur soit peu à peu retirée. Alors, le jugement prudentiel général et infaillible qui les approuvait devient particulier et faillible. Ces ordres religieux pourront même être supprimés comme nuisibles ou superflus 2. 72. Après avoir blâmé l’audace de Melchior CANO, qui prétend que l’approbation des ordres religieux relève de la prudence, et qui refuse au souverain pontife l’infaillibilité en ce domaine, sous pré­ texte que le concile de Lyon a aboli comme nuisibles ou superflus des ordres religieux antérieurement approuvés par le siège apostolique (De locis theologicis, lib. V, cap. V, fin), JEAN DE SAINT-THOMAS com­ mence par affirmer que c’est lorsqu’il approuve une règle de vie reli­ gieuse non seulement quant aux trois vœux essentiels, mais encore quant à sa substance, quant à sa bonté, quant à sa moralité, que le pape est infaillible - et certes Cano est répréhensible de n’avoir pas rappelé ce point, nous en convenons, - mais Jean de Saint-Thomas finit par écarter la question de prudence, qui manifestement préoccupait Cano, en disant qu’il ne veut pas se prononcer sur les circonstances des règles religieuses approuvées, ni sur leur trop grand nombre, car cela n’est pas en connexion nécessaire avec la substance et la bonté de ces règles. Cf. II-II, qu. 1 à 7 ; disp. 3, a. 3, n° 6 ; t. VII, p. 311. C’est précisément à cette question de prudence que nous essayons de répondre. Nous ne croyons pas qu’une mesure d’intérêt vraiment général soit jamais nuisible ni même superflue, bien quelle puisse LES IMPÉRATIFS PRUDENTIELS 753 B. Les impératifs d’intérêt particulier a) Leur nature Les décisions particulières ont pour fin l’application des lois universelles, leur adaptation aux diverses circons­ tances de temps et de lieu. Leur domaine est immense : elles comprennent d’innombrables mesures législatives, des conseils, tous les verdicts judiciaires, toutes les sen­ tences pénales, etc. Saint Thomas, nous l’avons dit, reconnaît trois sortes de jugements prononcés par l’Eglise : les jugements concernant la foi, les jugements intermédiaires, les juge­ ments concernant des faits particuliers, comme la réparti­ tion des biens ecclésiastiques, la solution des procès, etc.73. Pour les jugements qui définissent la foi, ils émaêtre d’une application malaisée ou imprudente dans telle Église parti­ culière, où subsistent peut-être d’anciennes lois ou d’anciennes cou­ tumes; mais les applications d’une mesure générale aux circonstances de temps et de lieu ne sont jamais que des mesures particulières. Pour justifier Cano, Hyacinthe SERRY dans ses Melchioris Cani vin­ dicationes, qu’il a mises en tête du De locis par manière de « prologus galeatus » (cap. Xi), rappelle que les théologiens postérieurs ont distin­ gué, à propos de l’approbation des ordres religieux, un jugement por­ tant sur la substance de telle règle religieuse, où l’Église est infaillible, et un jugement portant sur Xopportunité de sa promulgation. Et il sou­ tient que c’est uniquement à propos du second de ces jugements que, suivant Cano, le souverain pontife est faillible. De la sorte, Cano ne parlerait pas autrement que ses adversaires les plus déclarés, par exemple Suarez. Serry allègue l’autorité de Banez, suivant lequel il faut juger de l’approbation des ordres religieux comme on juge des lois ecclésiastiques en matière non nécessaire au salut. Ici et là, le souverain pontife pourrait agir minus prudenter, minus caute. Il rappelle enfin que, peu après Cano, saint Pie V a supprimé l’ordre des Humiliés, et que d’autres papes ont agi semblablement. Nous croyons, pour nous, que, dans certains cas, le jugement d’opportunité lui-même peut être, en cas d’approbation des ordres religieux, infaillible prudentiellement. 73. Nous l’avons dit un peu plus haut, les théologiens modernes se sont contentés de distinguer les faits d’intérêt général et les faits 754 VIl/2 - LE POUVOIR DE RÉGIR nent du pouvoir déclaratif et n’ont pour matière que ce qui est révélé explicitement ou implicitement. Pour les jugements intermédiaires, ils émanent, croyons-nous, du pouvoir canonique, engageant pleinement son autorité en des matières ecclésiastiques d'intérêt général. Pour les derniers jugements, ils sont portés par le pouvoir cano­ nique en matière particulière, et de ce fait, quelle que soit d’ailleurs leur importance, ils ne touchent pas à l’ar­ mature de l’Eglise ; ils ne sauraient, s’ils étaient erronés, mettre en péril le salut commun ; en conséquence, ils ne peuvent engager que partiellement le pouvoir cano­ nique, même quand ils sont portés par le souverain pon­ tife. » r»· d’intérêt particulier. Les premiers sont aussi précis, aussi concrets que les seconds, mais ils sont en relation nécessaire avec la révélation et iis intéressent en conséquence la foi de toute l’Église. Tels sont, d’une part, les faits « expressément révélés » : par exemple, que Jésus est né à Bethléem, qu’il a consacré le pain et le vin à la cène, et, d’autre part, les faits « dogmatiques », qui, sans être expressément contenus dans le dépôt révélé, sont en relation nécessaire avec la conservation et l’ex­ plication de la doctrine révélée et intéressent à ce titre la foi de toute l’Église : par exemple, tel concile est infaillible, telle version de la Bible est authentique, tel pape est vrai pape, tel écrit d’Arius, ou de Nestorius, ou de Jansénius est hérétique. Quant aux faits d’intérêt particulier, ils peuvent être religieux, mais ils ne sont pas en relation nécessaire avec la révélation et n’importent pas à la foi de toute l’Église : par exemple, que telle hostie est consacrée. (Cf. F. MariNSou\, O. P., L'Évolution homogène du dogme catholique, t. I, pp. 455 ; 471, note 1.) Entre ces deux catégories extrêmes, il y a place, croyons-nous, pour un troisième groupe de faits, qui sont en connexion nécessaire non avec la fin première de l’Église, qui est de définir la révélation, mais avec sa fin canonique et secondaire, qui est de lui préparer les voies. La canonisation d’un saint est un fait du premier groupe ; la consécration de telle hostie, un fait du troisième groupe ; l’authenticité de la vie chrétienne d’un serviteur de Dieu béatifié, un fait du second groupe : le pape, dit Jean de SaintThomas, le déclare avec une infaillibilité prudentielle. Cf. plus haut, pp. 681 ; 696, note 17; 709; 747. LES IMPÉRATIFS PRUDENTIELS 755 b) L'assistance prudentielle faillible Sans doute, même en ces matières, Dieu assistera son Église ; mais une certaine hésitation, une certaine défaillance ne seront pas exclues. Il se pourra que le pou­ voir canonique soit égaré par de faux témoignages, par l’ignorance ou la passion de ses dépositaires, quand il attribuera telle charge à un sujet qu’il en croit digne, quand il se prononcera sur l’annulation ou la validité d’un mariage, quand il portera une sentence d’excom­ munication. On peut même imaginer qu’il prescrive, croyant bien faire, un acte qui serait en réalité contraire à la loi naturelle ou à la loi évangélique : l’obéissance alors serait impossible, et il faudrait plutôt supporter l’excom­ munication avec foi et humilité74. 74. INNOCENT III lui-même a prévu le cas d’un époux, qui serait certain de l’existence d’un empêchement lui rendant l’usage du mariage impossible sans péché mortel, mais qui ne pourrait en four­ nir la preuve juridique devant l’Église. Où est son devoir ? Debet potius excommunicationis sententiam humiliter sustinere, quam per car­ nale commercium peccatum operari mortale, dit le pape, c. 44, X, lib. V, tit. 39. Au livre IV des Sentences, dist. 38, fin, Pierre LOMBARD supposait le cas suivant : un homme quitte sa femme, s’en va dans une région lointaine, et, sans faire connaître son état, en épouse une autre; plus tard, pris de remords, il veut quitter cette femme, mais 1 Église, qui n’a pas la preuve du premier mariage, l’oblige à demeurer avec elle. Pierre Lombard pensait que cet homme est alors excusé de toute faute quantum ad redditionem debiti. Mais saint ALBERT LE Grand, IVSent., dist. 38, a. 23, et saint THOMAS D’AQUIN, IVSent., dist. 38, expositio textus, contredisent nettement cette solution : « Le .Maître des Sentences, écrit saint Thomas, énonce ici une chose fausse ; car 1 homme en question doit plutôt mourir excommunié que s unir à celle qui n’est pas sa femme : ce serait agir, en effet, contre la vérité' de vie, qu on ria pas le droit d’abandonner, même pour éviter un scandale. » Cf. dans le même sens Melchior CANO, De locis theologicis, lib. V, cap. V, conci. 3 ; BiLLUART, De regulis fidei, dissert. Ill, a. 5. 756 VII/2 - LE POUVOIR DE RÉGIR c) Rapport des notions d'autorité et d'infaillibilité En dehors de l’assistance absolue du pouvoir déclaratif et de l’assistance prudentielle infaillible du pouvoir cano­ nique pleinement engagé, il y a donc une place pour une assistance prudentielle faillible, qui est cependant loin d’être inefficace. Et, même, ne peut-on pas dire que cette assistance est en un sens infaillible ? Certes, dans le lan­ gage courant, on distingue soigneusement les notions d’autorité et d’infaillibilité, et l’on fait remarquer que l’obéissance est due en vertu de l’autorité, non en vertu de l’infaillibilité ; que, par exemple, l’autorité des parents est indiscutable bien quelle ne soit nullement infaillible, au sens propre. Toutefois, par un paradoxe qui ne serait qu’apparent et qui aurait chance de recouvrir une vue plus pénétrante des choses \ on pourrait sans doute sou­ tenir que l’autorité n’est légitime que parce quelle est douée pour le moins d’une infaillibilité impropre, garan75. Ce paradoxe devient la plus catégorique des erreurs sous la plume de Joseph de MAISTRE, qui écrit, au début de son livre Du pape: « L’infaillibilité dans l’ordre spirituel et la souveraineté dans l’ordre temporel sont deux mots parfaitement synonymes... Quand nous disons que l’Église est infaillible, nous ne demandons pour elle, il est bien essentiel de l’observer, aucun privilège particulier; nous demandons seulement quelle jouisse du droit commun à toutes les souverainetés possibles, qui toutes agissent nécessairement comme infaillibles ; car tout gouvernement est absolu ; et du moment où l’on peut lui résister sous prétexte d’erreur ou d'injustice, il n’existe plus. » Livre I, chap. I. L’erreur n’est pas atténuée au chapitre XIX, où l’on distingue la souveraineté spirituelle de la temporelle : « Il ne peut y avoir de société humaine sans gouvernement, ni de gouvernement sans souveraineté, ni de souveraineté sans infaillibilité ; et ce dernier privilège est si absolument nécessaire qu’on est forcé de supposer l’in­ faillibilité, même dans les souverainetés temporelles (où elle n’est pas), sous peine de voir l’association se dissoudre. L’Église ne demande rien de plus que les autres souverainetés, quoiqu’elle ait, audessus d’elles, une immense supériorité, puisque l’infaillibilité est, d’un côté, humainement supposée et, de l’autre, divinement promise. » LES MESURES D’ORDRE BIOLOGIQUE 757 tissant la prudence, la sagesse, la bienfaisance, sinon de chacune de ses interventions, «divisive», du moins de l’ensemble de ses interventions, « collective » : l’autorité des parents assure dans l’ensemble la suffisante éducation des enfants : « si vos, cum sitis mali, nostis bona data dare filiis vestris... » ; l’autorité politique assure dans l’en­ semble un bien commun meilleur que l’anarchie ; l’auto­ rité d’un supérieur légitimement élu assure dans la vie religieuse une suffisante délivrance de l’esprit propre. Semblablement, et à plus forte raison, l’on pourra dire que le pouvoir canonique est assisté efficacement par Dieu, sinon dans chacune de ses décisions particulières, «divisive, singillatim », du moins dans l’ensemble de ses décisions, « collective, ut in pluribus » ; qu’au total, ses interventions sont plus heureuses que malheureuses, et plus utiles qu’inutiles ; qu’il est, en un mot, garanti par un secours prudentiel qui mérite d’être appelé infaillible au sens impropre. 3. Valeur des mesures d’ordre biologique Enfin, au-dessous des décisions absolues ayant pour fin immédiate de définir le dépôt révélé, au-dessous des décisions prudentielles, soit générales soit particulières, ayant pour fin immédiate de le protéger, il faudra ranger les décisions prudentielles qui ont pour fin de détermi­ ner empiriquement les rapports contingents de l’Eglise et du monde, d’assurer à chaque moment du temps le mode concret de l’existence de l’Eglise, et de présider ainsi à une certaine vie expérimentale de l’Église 6. 76. Il y a là comme l’ombre d’un mystère plus haut, car le Christ lui-même, outre la science bienheureuse et la science infuse, a pos­ sédé une science expérimentale, suivant laquelle « il n’a pas connu 758 VII/2 - LE POUVOIR DE RÉGIR a) Elles sont faillibles C’est grâce à la hiérarchie que se forme sans cesse icibas, sous le mode suprême de perfection compatible avec son existence temporelle et crucifiée, l’Église, le corps du Christ, le royaume de Dieu, qui est le point de conver­ gence et le support de tout ce qu’il y a dans notre monde de sainteté et de vérité surnaturelles, et qui devient de ce fait le lieu d’insertion par excellence de la vie divine dans la vie culturelle, de l’éternité dans le temps. Tous les pro­ blèmes concernant les rapports concrets de l’Église avec les royaumes de ce monde, avec les grands mouvements poli­ tiques, les grandes orientations culturelles, devront donc se poser au pouvoir canonique. Il sera soutenu par l’Esprit saint pour les résoudre. Mais cette assistance divine, que nous avons appelée l’assistance biologique, sera d’un ordre particulier. Elle ne lui épargnera ni les épreuves, ni les hésitations, ni les déconvenues, ni même d’incontestables erreurs. Elle paraîtra souvent n’intervenir que de très haut dans sa conduite, l’abandonner aux lumières et aux res­ sources de l’industrie humaine seule, lui laisser faire son éducation à ses risques et périls et au prix de douloureuses expériences. Plus encore que l’assistance promise aux impératifs ecclésiastiques particuliers, l’assistance biolo­ gique sera, au sens propre, faillible. Et, cependant, d’elle aussi, on pourra dire quelle est, en un sens, infaillible, car elle suffira toujours à assurer une certaine direction géné­ rale, à sauver le minimum au moins des conditions tem­ porelles qui sont nécessaires à la permanence de l’Église et à la manifestation ininterrompue de sa visibilité dans l’his­ toire. toutes choses dès le principe, mais peu à peu et après un certain temps », et suivant laquelle « de nouvelles choses pouvaient chaque jour se présenter à lui. » S. THOMAS, III, qu. 12, a. 2, ad 1 ; qu. Î5, a. 8. LES MESURES D’ORDRE BIOLOGIQUE 759 b) Leur fragilité apparaît davantage à mesure qu elles se rapprochent du temporel Les mesures dont il est ici question sont comme- les vaisseaux capillaires du pouvoir juridictionnel. Elles indiquent la route à suivre en des régions souvent mou­ vantes, incertaines, pleines de surprises. Leur prudence, leur sagesse, leur bienfaisance ne seront pas toujours évi­ dentes à tous les yeux. Parfois même, elles paraîtront manquer d’homogénéité, quand les dépositaires du pou­ voir canonique, sortant de leur réserve habituelle, opine­ ront en des sens contraires « en deçà ou au-delà des Pyrénées», voire à l’intérieur des mêmes frontières, et seront les uns et les autres persuadés qu’ils interprètent fidèlement les vœux de l’Église et de l’autorité suprême. Alors l’Eglise, une en ce qui touche aux choses divines, aura l’air de se diviser en quelque sorte de ses propres mains à propos des choses de ce monde, à propos du ral­ liement à des tendances politiques conservatrices ou pro­ gressistes, à propos de la légitimité d’une forme de gou­ vernement, voire d’une dynastie77, à propos de la justice ou de l’injustice d’une guerre et d’une conquête, à pro­ pos de la dénonciation de tel article d’un traité interna­ tional. La conscience des fidèles sera soumise à de dures épreuves. Faudra-t-il vivre toujours au milieu des dis­ tinctions déchirantes auxquelles la chrétienté devait 77. « Malgré la pression qu’essayaient d’exercer sur lui les légiti­ mistes de France, les miguélistes de Portugal, les carlistes d’Espagne et la chancellerie d’Autriche, Grégoire XVI évitait de se prononcer pour don Carlos. Mais le clergé d’Espagne n’imita pas sa réserve. En majeure partie, il embrassa ouvertement la cause du prétendant, favo­ risa le recrutement de ses partisans, les manœuvres de son armée. Pendant sept ans, une ardente guerre civile devait embraser la Navarre, la Catalogne, la Castille, l’Aragon, guerre de partisans et de surprises, où les deux partis se rendirent cruautés pour cruautés. » Fernand MOURRET, Histoire générale de l’Église, t. VIII, p. 199. 760 VI1/2 - LE POUVOIR DE RÉGIR s’exercer au temps du grand schisme ou du procès de Jeanne d’Arc ? Elles resteront, hélas ! nécessaires long­ temps encore. Mais, et c’est peut-être le progrès que l’histoire enregistrera, s’il est vrai que la distinction essentielle, traditionnelle du royaume de Dieu et des royaumes de ce monde doit se traduire d’une façon beaucoup plus accusée dans les institutions de la chré­ tienté future que dans celles de la chrétienté médiévale, les cas de conscience, les épreuves, les conflits dont nous parlons, au lieu de sembler remonter jusqu’à l’intérieur er comme dans l’épaisseur des choses spirituelles, appa­ raîtront, de plus en plus nettement, comme rejetés vers la périphérie sur les confins du spirituel et du temporel. c) Si quelques-unes sont erronées, ou trop particu­ lières, elles sont « ut in pluribus » bienfaisantes, tantôt modératrices, tantôt adjuvantes Apportons quelques exemples des interventions du pouvoir canonique, à propos surtout de l’ordre biolo­ gique, et essayons de relever certains de leurs caractères. 1° N’étant pas infaillibles, elles pourront être parfois erronées', et, en des cas très rares sans doute, mais non irréels - nous n’avons rien à dissimuler - le souverain pontife lui-même pourra se laisser circonvenir 8. 78. Lors de l’insurrection polonaise de 1830, Grégoire XVI, trompé par les rapports de Nicolas Ier et désireux surtout de retenir la persécution qui s’abattait sur les catholiques de Russie, crut bon de rappeler aux Polonais les maximes de l’Église sur la soumission aux pouvoirs temporels. Il devait bientôt reconnaître son erreur et la regretter publiquement. Trente ans plus tard, lors de l’insurrection de 1864, Pie IX s’écriera, en protestant contre les agissements d’Alexandre II: «Je sais bien distinguer la révolution socialiste du droit et de la liberté raisonnable ! », Fernand MOURRET, op. cit., pp. 201 et 483. LES MESURES D’ORDRE BIOLOGIQUE 761 2° Sans être aussi directement erronées, en d’autres cas peut-être plus fréquents elles attireront l’attention sur un côté immédiat des choses, en laissant dans l’ombre d’autres aspects. Elles seront partielles. Et elles ne suffi­ ront pas à lever tous les doutes pratiques du chrétien. Imaginons un homme politique qui promette de soute­ nir les écoles et les institutions catholiques et de favoriser ainsi, d’une manière très voyante, la cause de l’Eglise et du royaume des cieux : de ce chef, le pouvoir spirituel sera porté à le soutenir et les évêques d’un pays auront raison de recommander en général aux suffrages des élec­ teurs catholiques les candidats qui manifestent de si bonnes dispositions 9. Mais cet homme politique pourra peut-être gouverner d’une manière néfaste ou inique, soit par incompétence, soit par machiavélisme : de ce chef, au lieu de servir l’Eglise, il la compromettra grave­ ment par l’ensemble de son activité temporelle ; il se conduira même, dans cet ordre de choses, comme son adversaire, puisqu’elle est la première à exiger que l’ordre humain soit gouverné suivant la sagesse et la justice ; et les citoyens qui voudront agir en catholiques et faire de 79. L’autorité canonique doit être soucieuse, bien sûr, d’assurer l’existence biologique de l’Église. Elle agit alors comme spécialiste de l'ordre spirituel. Mais quand elle le ferait trop exclusivement, en tai­ sant par exemple à cet effet certaines exigences imprescriptibles de la morale et de la politique chrétiennes, elle faillirait à sa tâche. Le pape, par exemple, aurait agi d’une façon blâmable lors de la guerre de 1454 entre l’Ordre Teutonique et la Pologne, si l’on suppose que la véritable raison de son intervention a été non pas la justice de la cause des chevaliers teutoniques, mais celle qui est mentionnée par Karol GôRSKI (La décadence de TÉtat et de lOrdre Teutonique en Prusse, Varsovie, 1933, p. 8), à savoir la crainte qu’un triomphe du roi de Pologne n’eût pour effet d’encourager les autres monarques à séculariser les biens d’Église. Et comment approuver les deux Généraux de la Compagnie qui, en 1753, ordonnent aux jésuites d’abandonner les Guaranis? Voir Nova et Vetera, 1954, p. 97 [« Les Réductions du Paraguay »]. 762 VII/2 - LE POUVOIR DE RÉGIR bonne politique chrétienne seront portés à s’opposer à son succès. Pour être vraiment fidèles à l’esprit et à la doctrine de l’Église, ils devront, dans la mesure du pos­ sible, mettre dans la balance, d’une part, le bien qui lui est fait d’une manière ouverte et, d’autre part, le mal qui lui est fait d’une manière cachée ; c’est alors que leur décision sera juste et éclairée. En tout cas, ils trahiraient certainement, ceux qui, prélats ou laïques, pour sauver l’existence biologique de l’Église, accepteraient de renon­ cer à l’intégrité de sa doctrine, ou à la pureté de sa morale, ou à la reconnaissance de sa souveraineté. Ce sera toujours une aberration de restreindre volontaire­ ment la défense de l’ordre social catholique à une défense des personnes, des biens et des immunités ecclésiastiques. 3° Mais il est sûr que, dans la plupart des cas, les inter­ ventions canoniques seront libératrices. Elles ouvriront une route vers la lumière. Qu’on pense aux instructions de Léon XIII, motivées par une théologie aussi ferme que délicate, sur l’acceptation de la république en France80. 80. D’une manière abstraite, dit le pape, il demeure possible soit de définir la meilleure forme de gouvernement, soit de reconnaître les avantages de chacune des diverses formes : « Dans cet ordre d’idées spé­ culatif les catholiques, comme tous citoyens, ont pleine liberté de pré­ férer une forme de gouvernement à une autre, précisément en vertu de ce qu’aucune de ces formes sociales ne s’oppose, par elle-même, aux données de la saine raison, ni aux maximes de la doctrine chrétienne » (Encycl. au clergé de France, 16 févr. 1892). En fait, chaque peuple possède une forme de gouvernement déterminée. A la différence de ce qui se passe en l’Église, cette forme n’est point définitive. Elle change par l’action du temps, ce grand transformateur des choses humaines. Souvent c’est une catastrophe sanglante qui jette un peuple à l’anar­ chie. Alors la nécessité d’un gouvernement nouveau s’impose. «Ces changements, dit, sans nul optimisme, le pape, sont loin d’être tou­ jours légitimes à l’origine : il est même difficile qu’ils le soient. Pourtant le critère suprême du bien commun et de la tranquillité publique impose l’acceptation de ces nouveaux gouvernements établis en fait à la place LES MESURES D’ORDRE BIOLOGIQUE 763 Suite de la note 80 : des gouvernements antérieurs qui ne sont plus. Ainsi se trouvent sus­ pendues les règles ordinaires de la transmission des pouvoirs, et il peut se faire même qu’avec le temps elles se trouvent abolies » (Encycl. aux cardinaux français, 3 mai 1892). Lorsque ces nouveaux gouverne­ ments, représentant le pouvoir dont aucune société ne peut se passer, sont constitués, « les accepter n’est pas seulement permis, mais réclamé, voire même imposé par la nécessité du bien social qui les a faits et les maintient... Et ce grand devoir de respect et de dépendance persévérera tant que les exigences du bien commun le demanderont, puisque ce bien est, après Dieu, dans la société, la loi première et dernière» (16 févr. 1892). On ne devra « rien tenter pour les renverser ou pour en changer la forme. De là vient que l’Église, gardienne de la plus vraie et la plus haute notion de souveraineté politique, puisqu’elle la fait dériver de Dieu, a toujours réprouvé les doctrines et toujours condamné les hommes rebelles à l’autorité légitime » {ibid.). Le pape sait assez « qu’il n’est permis à personne, sans témérité, d’imposer des limites à l’action de la Providence divine pour ce qui touche l’avenir des nations », mais, en ce qui concerne la France, une expérience prolongée le montre, «l’état du pays s’est tellement modifié que, dans les conditions actuelles, il ne paraît pas possible de revenir à l’ancienne forme du pou­ voir sans passer par de graves perturbations » (Lettre au cardinal Lecot, 13 août 1893). D’autre part, la persistance d’une fraction importante des catholiques non pas à garder leur préférence pour l’ancien régime, ni à entretenir « des sentiments intimes auxquels est dû tout respect » {ibid), mais à rester en marge de la vie publique, ou à subordonner la défense religieuse « au triomphe préalable de leur parti respectif, fut-ce sous le prétexte qu’il leur paraît le plus apte à la défense religieuse » (3 mai 1892), met en grand péril l’avenir de l’Église de France. En conséquence, le pape, dont le seul but est « la sauvegarde des intérêts religieux qui lui sont confiés » {ibid.), et qui revendique « le pouvoir et le devoir de choisir les moyens le mieux appropriés aux circonstances des temps et des lieux pour procurer le bien de la religion au milieu des peuples» (Lettre au cardinal Perraud, 20 déc. 1893), demande aux catholiques français d’accepter le gouvernement constitué. Mais ce qu’on oublie parfois de souligner, il distingue avec force le pouvoir poli­ tique et la législation : « L’acceptation de l’un n’implique nullement l’ac­ ceptation de l’autre dans les points où le législateur, oublieux de sa mis­ sion, se met en opposition avec la loi de Dieu et de l’Église. Et, que tous le remarquent bien, déployer son activité et user de son influence pour amener les gouvernements à changer en bien des lois iniques ou VII/2 - LE POUVOIR DE RÉGIR 4° Quand elles revêtent un caractère modérateur, ce n’est pas pour étouffer un mouvement qui peut être authentiquement grand et généreux. C’est pour exiger sa mise au point plus parfaite. Il se trouvera toujours dans l’Église, pour reprendre les mots de Newman, des hommes « dont le regard perçant pénètre les maux de leur époque, et dont le cœur loyal est avide d’y porter remède : maux que les théologiens de tel ou tel pays étranger igno­ rent absolument, et que, même aux lieux où ils existent, il n’est pas donné à tout le monde de connaître et d’appré­ cier»81. Et, pourtant, l’autorité compétente, bien quelle sache reconnaître ce qu’il y a de justesse dans leurs vues et de générosité dans leurs intentions, pourra juger tout pesé que l’heure n’est pas encore venue où la vérité qu’ils ont découverte, et dont l’éclat risque de les éblouir, puisse devenir féconde et porter dans le monde des fruits salu­ taires. En conséquence, elle leur recommandera la pru­ dence, la modération, le silence. Newman qui avait sous les yeux la défection tragique de Lamennais, n’a pas de peine à justifier cette conduite82. Et il pense quelle vaut pour lui tout le premier83. dépourvues de sagesse, c’est faire preuve d’un dévouement à la patrie aussi intelligent que courageux, sans accuser l’ombre d’une hostilité aux pouvoirs chargés de régir la chose publique » (3 mai 1892). « La législa­ tion est l’œuvre des hommes investis du pouvoir et qui, de fait, gouver­ nent la nation. D'où il résulte qu’en pratique la qualité des lois dépend plus de la qualité de ces hommes que de la forme du pouvoir » (16 févr. 1892). Le pape déplore qu’il se trouve des gens pour s’élever « contre les enseignements et les prescriptions de celui qui est en même temps le protecteur et le chef de l’Église » (13 août 1893). 81. Apologia pro vita sua, trad. G. du Pré de Saint-Maur, Paris, 1866, p. 400. 82. « En lisant l’histoire ecclésiastique alors que j’étais anglican, je me sentais intérieurement contraint à reconnaître ce fait que l’erreur primitive, de laquelle naissait plus tard une hérésie, était la publication intempestive de quelque vérité, malgré la défense de l’autorité souve­ raine. Il y a un temps pour chaque chose; plus d’un homme désire la LES MESURES D’ORDRE BIOLOGIQUE 765 Précisément à propos de Newman qui forme vaine­ ment certains grands projets pour l’affermissement du réforme d’un abus, le développement plus complet d’une doctrine ou l’adoption d’une mesure de discipline particulière, mais oublie de se demander à lui-même si le temps convenable pour les réaliser est arrivé, et, sachant que de son temps personne ne fera rien pour l’accomplisse­ ment de ses désirs à moins qu’il ne le fasse lui-même, il n’écoutera pas la voix de l’autorité, il gâtera dans son siècle une œuvre utile, tellement que d’autres, qui ne sont pas encore nés, ne trouveront plus dans le siècle suivant l’occasion favorable de conduire heureusement cette œuvre à la perfection. Cet homme peut sembler au monde n’être qu’un hardi champion de la vérité et un martyr de la libre opinion, quand il est réellement un de ces hommes auxquels l’autorité compétente doit imposer silence. Et, en supposant même que le sujet en question ne soit pas de ceux sur lesquels cette autorité est infaillible, ou que les conditions nécessaires à l’exercice de l’infaillibilité ne s’y trouvent pas, il n’en est pas moins clair que le devoir de l’autorité est d’agir énergique­ ment dans cette circonstance. Cependant son intervention passera à la postérité comme un exemple d’empiétement tyrannique sur le juge­ ment privé, de silence imposé à un réformateur ou d’attachement méprisable à l’erreur ou à la corruption ; et cet acte sera considéré sous un jour bien plus défavorable encore, s’il arrive que dans sa manière d’agir le pouvoir supérieur ait manqué de prudence ou de réflexion. Tous ceux qui prennent parti pour cette autorité supérieure seront considérés comme serviles, ou comme indifférents à la cause de la droi­ ture et de la vérité ; tandis que, d’autre part, cette même autorité peut se trouver momentanément soutenue par un parti exagéré et violent, qui exalte des opinions jusqu’à en faire des dogmes, et qui a surtout à cœur de détruire toute école de pensée autre que la sienne. » Op. cit., p. 399. C’est Newman qui a raison. Une vérité publiée d’une manière intempestive manquera toujours de la mise au point qui lui était néces­ saire ; de ce fait, elle apparaîtra dès le principe comme viciée par l’erreur et c’est, au fond, le motif pour lequel elle sera condamnée. On aura remarqué que la citation de Newman convient à diverses sortes d’inter­ ventions canoniques, quelles aient pour fin de protéger le dépôt révélé, ou simplement d’assurer l’existence biologique de l’Église. 83. « Il m’a semblé que nous étions dans un temps où les chrétiens étaient appelés à la patience, et où ils n’avaient d’autres moyens de venir en aide à ceux qui s’alarment que de les exhorter à avoir un peu de foi et de courage, et à se garder, comme dit le poète, de tout pas dangereux. Plus j’ai réfléchi sur cet ordre d’idées, plus il m’a paru évi- 766 VII/2 - LE POUVOIR DE RÉGIR catholicisme en Angleterre, lesquels ne seront accueillis qu’après sa mort, le P. Clérissac écrit ces lignes péné­ trantes : « Quand l’homme qui fait le rêve d’une grande œuvre religieuse est un grand sensitif, il caresse cette œuvre comme le fruit de son art personnel ; en vrai artiste, il y met de subtiles exigences et des ardeurs fébriles. Or, les œuvres de Dieu et de l’Eglise sont des fruits de raison et de sagesse ; et, de plus, il ne faut pas qu’on les puisse attribuer au caprice, ni même au génie d’un artiste humain. Dieu donc fait à l’artiste l’honneur de pressentir et d’annoncer l’œuvre, mais il réserve à son Église de l’accomplir, souvent par des instruments plus humbles. Cette épreuve, cette loi de purification de l’in­ dividuel et de l’humain, elle est imposée aux idées aussi bien qu’aux œuvres », et c’est peut-être pour cela que la Somme de saint Thomas demeure inachevée84. 5° Mais le pouvoir canonique saura, quand il le faut, soutenir d’audacieuses initiatives. Pour ne pas sortir des dent ; et j’ai été conduit à supposer que, si je tentais ce qui promettait si peu de succès », c’est-à-dire la défense de la vérité révélée contre les objections d’une science trop instable, «je trouverais la plus haute autorité catholique opposée à cette tentative ; que j’aurais perdu mon temps et le travail de ma pensée à faire ce qu’il serait peut-être impru­ dent de mettre, sous quelque forme que ce fut, sous les yeux du public, ou qui, si j’osais le faire, ne servirait qu’à ajouter une compli­ cation nouvelle à des choses déjà trop compliquées sans mon inter­ vention. C’est dans le sens de cette supposition que j’interprète les actes récents de cette autorité supérieure. Je les comprends comme liant les mains d’un controversiste tel que je l’eusse été moi-même, et nous enseignant cette vraie sagesse que Moïse enseignait à son peuple lorsque les Égyptiens le poursuivaient : Ne craignez pas et restez en repos : le Seigneur combattra pour vous, et vous vous tairez. Bien loin de trouver aucune difficulté à obéir en cette circonstance, j’ai toute rai­ son d’être reconnaissant et satisfait d’avoir une direction si claire dans une circonstance difficile. » Op. cit., p. 405. 84. Le Mystère de l’Église, 1918, p. 175. LES MESURES D’ORDRE BIOLOGIQUE 767 questions culturelles, — car il nous faudrait passer en revue les grands fondateurs d’ordre, les grands missionnaires comme Cyrille et Méthode, les grands réformateurs comme saint Bernard - pensons, par exemple, à la confiance qu’il fera très vite aux vues si inaccoutumées d’un Augustin sur la transformation de la culture85, ou, encore, à l’approbation qui viendra très vite sanctionner la hardiesse novatrice d’un Albert le Grand et d’un Thomas d’Aquin, alors qu’ils introduisaient dans le courant de la pensée médiévale, au scandale de plusieurs évêques, un Aristote suspect à l’Eglise, dans lequel circulaient des poi­ sons païens, et qui se présentait « dans un cortège de Juifs et d’Arabes aux commentaires périlleux »86. d) « Le sens supérieur des opportunités » A condition de voir les choses d’un point de vue suffi­ samment élevé, il devient possible d’entendre ce que le P. Clérissac a appelé « le sens supérieur des opportunités qui est propre à l’Église »87. L’universelle bienveillance de l’Église à l’égard des dif­ férents régimes de gouvernement, à l’égard de toutes les patries, et plus généralement à l’égard des ensembles cul85. «Jusqu’à Augustin, tous les Pères vivent plongés dans le cou­ rant de la civilisation antique ; ils ne peuvent s’en détacher. Ils ne peuvent concevoir la possibilité d’un autre type de civilisation ; il n’y a pour eux qu’un type de culture possible, comme il n’y a pas pour eux d’autre formule politique que celle de l’Empire romain [...]. Tandis que, par opposition à eux, Augustin, c’est l’auteur de la Cité de Dieu : l’homme qui a vu, qui a supporté l’écroulement de Rome ; qui certes a pu s’en émouvoir, mais sans que sa pensée, déjà prête, en ait été réellement bouleversée. » Henri-Irénée MARROU, Saint Augustin et la fin de la culture antique, Paris, 1938, p. 354. 86. Jacques Maritain, Le docteur angélique, Paris, 1930, p. 24 [O.C., IV, p. 47]. 87. Le Mystère de l’Église, p. 175. 768 VII/2 - LE POUVOIR DE RÉGIR turels de types divers, voire opposés ; son aisance à porter le deuil des formations sociales qui lui furent contempo­ raines et qui même ont pu la servir ; sa complaisance à s’accommoder, non certes pour en prendre tranquille­ ment son parti mais pour y trouver le point de départ de son activité, de n’importe quelle situation qui lui per­ mette d’exister ; sa facilité à se revêtir même des appa­ rences du cynisme, quand il s’agit de parer à de plus grands maux88 ; - tout cela qui pourra peut-être par moments heurter douloureusement certaines sensibilités humaines et faire accuser l’Eglise d’indifférence, d’op­ portunisme et même d’ingratitude, n’est en réalité qu’une preuve de sa perpétuelle condition d’étrangère sur la terre, un signe de son attachement souverain aux réalités spirituelles. Disons que sa mission est d’user des choses du temps en vue de l’éternité, que son détache­ ment est l’envers d’un grand amour, que sa constante disponibilité témoigne d’une fidélité plus haute. 88. « Dans son roman Jeunesse sans Dieu qui est un terrible témoi­ gnage contre les régimes totalitaires, un jeune écrivain hongrois, Odon de Horvath, mort tragiquement à Paris, en 1938, rappelait que l’État représente une nécessité naturelle et qu’il est à ce titre, voulu de Dieu, et que par conséquent, l’Église a le devoir de collaborer avec l’État : mais quel est l’État, ajoutait-il, qui n’est pas gouverné par les puissants et les riches ? et comment collaborer avec l’État sans être obligé du même coup de collaborer avec les puissants et les riches ? L’Église doit avant tout accomplir sa tâche propre et durer. Il lui est indifférent de se donner les apparences du cynisme en acceptant l’État tel qu’il est, avec les injustices et les impuretés qui le grèvent, et en s’efforçant seulement de le rendre le moins mauvais possible. C’est une contrainte quelle subit : aux inconvénients qui s’ensuivent pour elle il n’est d’autre atténuation que d’avoir affaire, soit à un État faible, soit à un État lui-même chrétien, je dis vitalement (non décorativement) chrétien. » Jacques MARITAIN, « L’Église catholique et le progrès social », reproduit dans Raison et raisons, Paris, 1948, p. 297 [O. C.,IX, p. 396]. LES MESURES D’ORDRE BIOLOGIQUE 769 Et essayons d’aller jusqu’au fond du débat. Il y a, nous l’avons dit, mais il faut toujours y revenir, deux manières chrétiennes, toutes deux nécessaires, deux lois suivant lesquelles les choses temporelles peuvent se référer à la fin ultime. Elles peuvent s’y référer comme de purs moyens, et alors elles entrent dans la texture même de l’actuel royaume de Dieu, elles sont incorporées dans l’Église. Elles peuvent s’y référer comme des fins intermé­ diaires, et alors, bien que spiritualisées et sublimées, elles sont laissées au domaine de la culture, elles restent extrinsèques à l’Eglise. La première loi est celle que l’Église adopte pour elle-même, celle de ses enfants agis­ sant en tant que chrétiens, immédiatement pour le royaume de Dieu. La seconde loi est celle que l’Eglise adopte pour l’ordre temporel chrétien, celle de ses enfants agissant en chrétiens, immédiatement pour rendre à César et à l’ordre humain ce qui leur est dû. Ces deux lois sont saintes, providentielles, indispen­ sables à l’Eglise. Elles sont cependant bien distinctes. La première considère les choses humaines non pas certes uniquement, mais de préférence sous leur aspect d’éter­ nité : « qui utuntur hoc mundo tamquam non utantur : praeterit enim figura hujus mundi ». Ce qui l’éblouit, c’est la ressemblance de la croix du Christ que ces choses portent en elles. Elle suffit à faire de parfaits enfants de l’Église : les chartreux et les trappistes, saint Paul ermite, saint Benoît-Joseph Labre, sont parfaite­ ment enfants de l’Église. La seconde loi considère les choses humaines comme valant aussi pour elles-mêmes. Elle s’attache non pas sans doute comme à une fin ultime, mais comme à une fin intermédiaire, à leur beauté - jusqu’à en être séduite — à leur valeur intrin­ sèque, au reflet de la splendeur créatrice qu’elles enclo­ sent en elles et qui fait leur mystère propre. Elle est requise pour faire un ordre temporel chrétien, des rois, 770 VII/2 - LE POUVOIR DE RÉGIR des savants, des ouvriers, des artistes, une culture chré­ tienne, une chrétienté. Ces deux lois n’ont pas le même but immédiat, le même centre de gravité, ni par conséquent le même rythme. Il existe entre elles un état non certes d’opposi­ tion profonde - elles s’accordent sur la fin ultime - mais de tension, parfois douloureux, mais de soi fécond et salu­ taire. Et c’est pourquoi l’Église pourra se détacher et se consoler plus facilement que ses enfants de la disparition de choses qui leur furent chères. Elle ne les entretiendra pas dans le goût des ruines. Elle relèvera leur courage, pour les tourner vers les tâches nouvelles, peut-être moins brillantes, qui les réclament. «L’Église», dit à sa manière Bernanos après avoir commencé par dénoncer le mauvais opportunisme dû à l’égoïsme des gens d’Église, « l’Eglise a un dépôt, elle le garde. Elle porte cette Vérité en elle comme une femme grosse son enfant, et ce fruit précieux tire à lui tout le sang, toutes les forces du corps maternel, aussi longtemps que sa maturation ne sera pas achevée, que se fera attendre l’avènement du royaume de Dieu. Il n’est rien de noble et de grand dans le monde quelle ne soit prête à sacrifier dès qu’il s’agit d’épargner un risque à ce quelle porte dans ses flancs. Il n’est pas d’engagement quelle ne puisse rompre, pas d’ami quelle ne puisse aban­ donner ou renier pour la sécurité du fruit de ses entrailles, car ce fruit perdu, tout est perdu, et si elle le donne à l’éternité, tout sera rétabli d’un seul coup. Aucune injus­ tice n’est surnaturellement irréparable, si le principe de justice est sauf. Et si le principe de justice est aboli, tout n’est plus qu’injustice et désordre89. » Faut-il parler du «caractère sacré de l’égoïsme transcendant» de l’Église? Disons plus exactement, comme le P. Clérissac, « le sens supérieur des opportunités qui est propre à l’Église ». 89. Nous autres Français, 1939, p. 245. 771 III. CONCLUSIONS SUR LES POUVOIRS JURIDICTIONNELS 1. Les paroles évangéliques sur l’autorité juridiction­ nelle désignent plusieurs pouvoirs distincts Dans les promesses de Jésus à Pierre : « Pais mes bre­ bis» (Jean, XXI, 17), et: «Ce que tu lieras sur la terre sera lié dans les cieux, ce que tu délieras sur la terre sera délié dans les cieux» (Mt., XVI, 19), sont désignés outre le pouvoir d’ordre et le pouvoir juridictionnel extraordinaire de l’apostolat - plusieurs pouvoirs juridic­ tionnels : le pouvoir de transmettre les révélations divines (pouvoir déclaratif), et le pouvoir de promulguer des décisions ecclésiastiques (pouvoir canonique ou législa­ tif). Dans les paroles : « Allez, enseignez toutes les nations... leur apprenant à garder tout ce que je vous ai commandé» (Mt., XXVIII, 19-20), sont désignés plu­ sieurs enseignements, plusieurs messages : le message révélé comprenant la doctrine de la foi et des moeurs, et le message secondaire comprenant les mesures néces­ saires ou utiles à la diffusion, à l’intelligence, à la pra­ tique du message premier. Dans les paroles : «Je suis avec vous tous les jours jus­ qu’à la consommation des siècles » (Mt., fin), sont dési­ gnées plusieurs présences spirituelles de Jésus à ceux qu’il charge d’instruire les nations, plusieurs assistances : l’assis­ tance absolue ou irréformable, et l’assistance relative ou prudentielle. Dans les paroles : « Qui vous écoute m’écoute, qui vous méprise me méprise, et qui me méprise méprise Celui qui m’a envoyé» (Luc, X, 16), sont désignées plu­ sieurs obéissances et conséquemment plusieurs révoltes : l’obéissance ou la révolte en matière théologale à l’égard VII/2 - LE POUVOIR DE RÉGIR du message révélé, et l’obéissance ou la révolte en matière morale à l’égard du message secondaire90. 2. On ne peut disjoindre ces pouvoirs Ces divers pouvoirs, ces divers messages, ces diverses assistances, ces diverses obéissances sont essentiellement distincts les uns des autres. Et cependant, ils ne sont pas étrangers les uns aux autres. Ils sont impliqués les uns dans les autres, les supérieurs demandant à se compléter normalement dans les inférieurs. Le pouvoir déclaratif appelle le pouvoir canonique et ses subdivisions, le mes­ sage révélé appelle le message secondaire, l’assistance absolue appelle l’assistance prudentielle, l’obéissance théologale appelle l’obéissance morale. Entre les pre­ mières réalités qui sont d’ordre divin, et les secondes qui sont d’ordre ecclésiastique, la coupure est profonde, en un sens elle est infinie. Néanmoins, si les réalités de ces deux plans doivent être distinguées avec force du point de vue de leur structure et statiquement, elles apparais­ sent comme liées entre elles de la manière la plus étroite du point de vue concret de leur influence mutuelle et dynamiquement. En sorte que l’homme qui accepte pleinement l’ordre divin, non seulement croira à l’exis­ tence d’un ordre canonique, il trouvera dans son cœur 90. L’artifice des juges de Jeanne d’Arc, en lui demandant soumis­ sion à l’Église militante, est de bloquer leur pouvoir canonique parti­ culier au pouvoir canonique universel, et le pouvoir canonique luimême au pouvoir déclaratif. Elle répond d’abord à cette Église mili­ tante qu’on lui oppose, en se réfugiant en Dieu premier servi : « Oui, je m’y crois soumise, mais Dieu premier servi », puis, quand elle com­ prend quels sont les vrais pouvoirs de l’Église, en recourant au pape. Les deux procès de condamnation, les enquêtes et la sentence de réhabili­ tation de Jeanne d’Arc, présentés et traduits par E. O’Reilly, Paris, 1868, t. II, surtout pp. 254 et 424. LA SIGNIFICATION DES POUVOIRS JURIDICTIONNELS 773 tous les sentiments qui lui feront accepter les disposi­ tions de cet ordre canonique ; et l’homme qui s’insurge sciemment et gravement contre les dispositions de l’ordre canonique sera entraîné presque fatalement à s’in­ surger un jour contre l’ordre divin lui-même. L’histoire et la psychologie montreraient peut-être comment toutes les dissidences ont commencé par une méconnaissance du message canonique de l’Église ; et comment tous les retours à l’unité ont commencé au contraire par une reconnaissance de son message divin. Il y a une manière de se confiner dans le secondaire qui fera passer sans les discerner à côté des toutes grandes choses ; et il y a une manière d’aller d’emblée aux toutes grandes choses, qui fera comprendre ultérieurement la profonde sagesse du secondaire91. 91. NEWMAN se sert d’une comparaison pour faire entendre la connexion du pouvoir déclaratif et du pouvoir canonique, bien qu’il s’exprime d’une manière peu heureuse en appelant l’un direct et l’autre indirect, alors qu’ils sont tous deux directs : L’autorité de l’Église, dit-il, « possède la prérogative d’une juridiction indirecte sur les matières qui sont en dehors de son domaine propre, et c’est avec beaucoup de raison quelle a cette juridiction. Elle ne pourrait pas agir dans son propre domaine si elle n’avait pas le droit d’agir en dehors. Elle ne pourrait pas défendre efficacement la vérité religieuse sans réclamer dans l’intérêt de cette vérité ce qu’on peut en appeler la banlieue ; ou pour prendre un autre exemple, sans agir ainsi que nous agissons comme nation, en réclamant la propriété non seulement de la terre sur laquelle nous vivons, mais encore de ce qu’on appelle les eaux anglaises. L’Église catholique non seulement prétend prononcer des jugements infaillibles sur les questions religieuses, mais contrôler des opinions qui touchent indirectement à la religion [...]. On lui doit une obéissance sans murmure, et peut-être, par la suite des temps, reviendra-t-elle tacitement sur ses propres injonctions. Dans de pareils cas, la question de foi ne se présente en aucune façon ; car ce qui est matière de foi est vrai dans tous les temps, et ne peut jamais être rétracté. » Apologia pro vita sua, trad, franç., p. 395. 774 Vn/2 - LE POUVOIR DE RÉGIR 3. Leur degré de sainteté Si les directions qui nous viennent du pouvoir juridic­ tionnel, bien quelles soient étroitement unies et ordon­ nées entre elles, n’ont pas toutes, de ce fait, la même importance ; si l’assistance divine qui garantit leur vérité, leur justice, leur prudence n’est pas toujours et dans tous les cas infaillible : cependant, nous devrons dire, quand nous étudierons la sainteté de l'Eglise, que l’ensemblede son message est saint, et que même dans les matières secondaires et particulières, où se produisent des défaillances, il reste saint : d’une part radicalement, et dans la majorité des cas, puisqu’il représente l’applica­ tion de lois générales bonnes et prudentes ; d’autre part absolument, puisque les décisions par lesquelles il lui arri­ verait d’imposer effectivement un péché sont d’avance annulées par les lois générales de l’Eglise92. 4. Rapports de l’enseignement juridictionnel et de la charité de l’Église Le message du pouvoir juridictionnel est accueilli par la foi et par l’obéissance des fidèles. Il s’imprime dans le cœur de l’Église croyante, aimante, agissante. Sous un aspect, il est exact de dire qu’z/ suppose déjà, pour être pleinement reçu par les hommes, la pleine éclosion col92. Ni le message secondaire universel, ni surtout le message pre­ mier de l’Église ne peuvent être intrinsèquement affectés d’aucune erreur et d’aucune injustice. Mais pourquoi pouvons-nous admettre la présence d’une erreur, d’une injustice, dans le message secondaire particulier de l’Église enseignante, alors que nous excluons toute tache de l’Église croyante et aimante ? C’est que la sainteté instrumen­ tait et tendancielle de l’Église enseignante importe moins que la sain­ teté terminale et formelle de l’Église croyante et aimante. Cf. L’Église du Verbe incarné, t. II, pp. 925-934 [ch. VII, Section I, § III C, n° V: « Sainteté instrumentale et sainteté formelle »]. LA SIGNIFICATION DES POUVOIRS JURIDICTIONNELS 775 lective de cette caritas viae, qui, pareille à l’âme dans son corps, travaille du dedans pour former, organiser et vivi­ fier toute l’Église, tout le royaume de Dieu visible et pré­ sent parmi nous. Mais, sous un autre aspect, c’est ce message lui-même qui a le premier rôle, car c’est à lui d’ouvrir toutes grandes les voies où vont s’engager, d’une manière sûre et unanime, la foi théologale, la charité affective et la charité effective de tous les fidèles, autre­ ment dit la contemplation et l’action de toute l’Église, de tout le royaume de Dieu au milieu des hommes. En un sens, c’est d abord au message juridictionnel (et en un autre sens c’est d’abord à la charité chrétienne qui exige, accueille et utilise ce message) que sont dus l’ordre, l’unité, la parfaite proportion de l’Église, dont la mani­ festation surprendra parfois jusqu’à ses ennemis, comme la beauté des campements d’Israël étonnait au désert le prophète Balaam93. 5. Le pouvoir juridictionnel influence directement l’Église et indirectement le monde C’est donc seulement à l’endroit où le message juridic­ tionnel touche les hommes que peut se produire la pleine éclosion, la pleine activité collective, concertée, orga­ nique, de la charité chrétienne et sacramentelle, laquelle, à la manière d’une vertu intérieure, anime, sanctifie et spiritualise sans défaillance l’Église présente, le corps passible du Christ, le royaume de Dieu parmi nous. Mais ce serait une grave erreur de penser que les direc­ tives du pouvoir juridictionnel se contentent d’agir 93. Il y a là une application de l’axiome sur l’influence réciproque des causes entre elles, la foi aimante étant première dans l’ordre d'exercice, et l’orientation juridictionnelle étant première dans l’ordre de spécification. 776 VII/2 - LE POUVOIR DE RÉGIR d’une façon directe et au seul point où elles sont reçues ouvertement et visiblement. En manifestant au monde la vérité divine avec un éclat unique, elles font sentir leur influence bien au-delà de ces limites. Elles atteignent par répercussion des cercles beaucoup plus vastes. Elles contribuent à éclairer, à soutenir, à sauver, sans qu’ils puissent toujours s’en rendre compte, beaucoup de ceux qui sans être dans l’Eglise d’une manière ouverte, com­ plète, en acte achevé, lui appartiennent déjà d’une manière secrète, imparfaite, en acte commencé. Et plus l’unification culturelle des races et des peuples tend à s’accomplir, plus aussi l'influence et la juridiction spiri­ tuelle tend à se diffuser au loin, à déborder les limites apparentes et humainement discernables de l’Eglise94. 94. Cf. plus loin, p. 1024. CHAPITRE VIII QUATRIÈME DIVISION DE LA JURIDICTION PERMANENTE : JURIDICTION PARTICULIÈRE ET JURIDICTION UNIVERSELLE Nous rappellerons d’abord que le Christ a confié lui-même à l’Église des pouvoirs exceptionnels (ou extra-ordinaires) et des pouvoirs réguliers (ou permanents) et que les pouvoirs réguliers de juridiction comportent en droit divin deux degrés. Nous pourrons alors étudier en détail la juridiction particulière ou épiscopale et la juridic­ tion universelle ou papale. SECTION I CONSIDÉRATIONS PRÉLIMINAIRES : APOSTOLAT ET ÉPISCOPAT Comment l’apostolat a-t-il donné naissance à l’épisco­ pat ? en quel sens les évêques sont-ils les successeurs des apôtres ? l’épiscopat sort-il immédiatement des mains du Christ ? l’Église a-t-elle reçu de lui son statut juridiction­ nel définitif? Voyons quel est, sur ce point, l’enseigne­ ment des théologiens. 778 VIII/1 - LES DEGRÉS DE LA JURIDICTION 1. Le Christ confère aux apôtres des pouvoirs excep­ tionnels ou extraordinaires et des pouvoirs réguliers ou permanents : fondation immédiate de la juridiction permanente par le Christ L’Église est sortie des mains du Christ. Au témoignage même de l’Évangile, c’est immédiatement de lui quelle a reçu la constitution fondamentale quelle aurait à garder au cours du temps : « Comme le Père m’a envoyé, moi aussi je vous envoie» (Jean, XX, 21) ; «Toute puissance m’a été donnée dans le ciel et sur la terre. Allez donc..., voici que je suis avec vous tous les jours jusqu’à la consommation du siècle» (Mt., XXVIII, 18 et 20). Et c’est pourquoi nous pouvons confesser, dans le serment antimoderniste, « que l’Église, gardienne et docteur de la parole révélée, a été instituée immédiatement et directe­ ment, proxime ac directo institutam, par le Christ vrai et historique, alors qu’il vivait en milieu de nous1 ». Il lui a donné à la fois des pouvoirs exceptionnels ou tempo­ raires, et des pouvoirs réguliers ou permanents. Sur les apôtres, qu’il choisit « pour les avoir avec lui » (Mc., III, 14), qu’il entoure de miracles destinés à leur ouvrir le cœur (vi, 52), à qui il révèle le sens des para­ boles (IV, 11) et des Écritures (Luc, XXIV, 45), auxquels il apparaît pendant quarante jours pour les entretenir du royaume de Dieu (Act., I, 3) et qui devront être les témoins de sa vie et de sa résurrection (l, 22), le Sauveur répandra une force secrète qui les associera d’une manière exceptionnelle à la fondation de son Église, leur donnant de travailler à la mettre en quelque sorte au monde avec la première impulsion de la vie, avec le pre­ mier élan qui aurait à la porter d’âge en âge jusqu’au terme de son histoire. Ils auront autorité pour promul­ guer certains sacrements, ils auront du dépôt révélé une 1. Denz., n° 2145. APOSTOLAT ET PONTIFICAT 779 connaissance prophétique éminente, ils seront inspirés pour manifester ce dépôt révélé au monde, et partout où ils passeront ils pourront d’eux-mêmes fonder des Eglises locales. Voilà des privilèges qui seront apostoliques en ce sens que les apôtres en seront les SEULS dépositaires. Ce sont eux que nous avons appelés, en donnant à ce mot son sens le plus restreint, « l’apostolat ». Ces privilèges seront intransmissibles ; et si l’Eglise est appelée aujourd’hui apos­ tolique, ce n’est pas quelle les possède, c’est simplement quelle en est issue et qu’ils ont présidé à sa naissance. Ils se trouveront à un égal degré en chacun des apôtres. Mais comme ils ne seront accordés qu’en vue de fonder une Eglise qui par essence devra être gouvernée par un seul chef visible, ils tendront de leur propre inclination à pla­ cer les apôtres, pour ce qui touche au gouvernement de l’Eglise, sous la dépendance du pouvoir juridictionnel transapostolique confié à Pierre par le Sauveur2. En sorte que les apôtres eux-mêmes se rangeront parmi ces brebis du Christ ayant Pierre pour pasteur visible3. Et quand 2. La thèse de Marsile de Padoue et de Jean de Jandun, d’après laquelle « le bienheureux apôtre Pierre n’a pas eu plus d’autorité que les autres apôtres et n’a pas été leur chef», a été condamnée par Jean XXII, le 23 octobre 1327. Denz, n° 496. Quand saint Bellarmin affirme que « la suprême puissance ecclésiastique a été donnée non seulement à Pierre, mais aussi aux autres apôtres », il pré­ cise aussitôt qu’« elle a été donnée à Pierre comme au pasteur ordi­ naire, pour se transmettre perpétuellement ; et aux autres comme à des légats, sans successeurs » (De romano pontifice, lib. I, cap. IX). Nous l’avons dit : le pouvoir apostolique intransmissible et temporaire de fonder l’Église quant à son apparition dans le passé, est commun à tous les apôtres. Le pouvoir transapostolique transmissible et durable de fonder l’Église quant à sa permanence dans le présent, est propre à Pierre. INNOCENT X déclare hérétique la thèse niant toute subordina­ tion de Paul à Pierre « in potestate suprema et regimine universalis Ecclesiae». Denz., n° 1091. Voir plus haut, pp. 301-302. 3. Saint THOMAS note dans un même texte, que Paul était soumis à Pierre, et qu’il était son égal « aliquo modo », II-II, qu. 33, a. 4, ad 2. 780 VIII/1 - LES DEGRÉS DE LA JURIDICTION Pierre mourra, ils resteront, quant au gouvernement ecclésiastique, soumis au pouvoir suprême, régulier, transapostolique de régir l’Eglise universelle, lequel pas­ sera de Pierre à ses successeurs4. Dans ces privilèges exceptionnels et temporaires de fonder l’Eglise étaient cachés, comme la corolle dans son calice, les pouvoirs ordinaires et permanents de conser­ ver l’Église, grâce auxquels les apôtres ont été non seule­ ment les causes du devenir de l’Église, mais par surcroît ses premiers chefs réguliers. Voilà des pouvoirs qui sont apostoliques en ce sens que les apôtres en sont non plus les seuls, mais les PREMIERS dépositaires. Ils passent tels quels à l’Église qui mérite, à ce nouveau titre, d’être appelée apostolique. Ce sont les pouvoirs d’ordre et de juridic­ tion. Ils dépendent de Pierre, chef visible unique du corps de l’Église, et c’est de lui en conséquence que les autres apôtres auraient dû régulièrement les recevoir; mais, par une faveur singulière, c’est du Christ qu’en fait les apôtres les ont reçus immédiatement5. On reconnaît Et CAJETAN dira que les apôtres étaient égaux en tant quapôtres ; mais que, en tant que brebis du Christ, privées ici-bas de sa présence visible, ils étaient confiés au soin de Pierre, seul pasteur. De comparatione auctoritatis papae et concilii, cap. Ill, n° 23. Cf. plus haut, p. 303, note 62. 4. Saint Jean, explique CAJETAN était l’égal du pape saint Clément quant au pouvoir d'exécuter le dessein du Christ, par exemple, en fon­ dant des Églises locales ; il pouvait faire, en vertu de l’apostolat, ce que faisait le pape en vertu de son pouvoir régulier. Saint Clément était supérieur quant à X autorité de régir l’Église universelle. Mais saint Jean était supérieur quant à Xenseignement de la foi et des mœurs, puis­ qu’il pouvait composer des livres canoniques inspirés. Ibid., cap. IV, n° 53. Cf. plus haut, p. 302, note 59. 5. C’est la doctrine de CAJETAN : « En donnant à l’Église sa consti­ tution normale et permanente, Jésus-Christ l’a fondée sur le principat monarchique, sur le principat d’un seul, et il a institué Pierre chef unique de tout le corps de l’Église, source des pouvoirs de juridiction et d’ordre qui dériveraient sur les autres apôtres ; c’est ce que veulent APOSTOLAT ET PONTIFICAT 781 ici les pouvoirs ordinaires et permanents de juridiction que nous avons opposés à « l’apostolat » entendu au sens le plus restreint, en les appelant « le pontificat ». Ainsi, tous les pouvoirs qui étaient en la possession des apôtres, pouvoirs exceptionnels ou pouvoirs régu­ liers, pouvoir d’ordre ou pouvoir de juridiction, aposto­ lat ou pontificat, viennent immédiatement du Sauveur. 2. Opinions de Bellarmin et de Suarez sur les pou­ voirs d’ordre et de juridiction des apôtres La thèse que nous venons d’exposer, qui est aujour­ d’hui la plus commune et que nous regardons comme la seule exacte, n’a cependant pas agréé à quelques grands théologiens. dire tous les auteurs ecclésiastiques quand ils affirment la dépendance de tous les fidèles par rapport à Pierre. Mais exceptionnellement, de même que le Christ a prévenu Pierre en donnant lui-même aux autres apôtres le pouvoir à'ordre lors de la dernière cène..., ainsi il l’a prévenu en leur donnant lui-même Y autorité de gouverner, de dispo­ ser, de juger l’Église. Et de même que la supériorité de Pierre, chef de l’Église, n’est pas lésée du fait que les autres apôtres n’ont pas reçu de lui le pouvoir d’ordre, car cela tient non pas à une impuissance de Pierre ou à une exemption des apôtres, mais à la prévenance du Christ qui a donné tout de suite aux apôtres par faveur ce qui devait régulièrement leur venir de Pierre ; ainsi l’excellence du pouvoir juri­ dictionnel de Pierre n’est pas atteinte du fait que le Sauveur a donné lui-même par faveur aux autres apôtres un pouvoir qu’ils devaient régulièrement recevoir de Pierre. » De comparatione auctoritatis papae et concilii, cap. Ill, n° 33. Il faut cependant noter une différence dans la manière dont dérivent de Pierre le pouvoir de juridiction et le pou­ voir d’ordre. Le pouvoir suprême de juridiction se trouve, de soi, dans le seul pape, en sorte que le schisme ou l’hérésie coupent de ses racines la juridiction épiscopale. Le pouvoir d’ordre se trouve en plé­ nitude dans chaque évêque, en sorte qu’il peut se transmettre validement, bien qu’illégitimement, dans le schisme et l’hérésie. 782 VIII/1 - LES DEGRÉS DE LA JURIDICTION Après Turrecremata, Summa de Ecclesid\ saint Bellarmin admet, dans son De romano pontifice1, que Pierre seul a reçu immédiatement du Christ la consécration épiscopale, et que les autres apôtres Pont reçue des mains de Pierre. Si on lui objecte que l’apostolat supposait les pouvoirs d'ordre et de juridiction, et qu’il a été directe­ ment conféré par le Christ à tous les apôtres, Bellarmin répond que l’apostolat ne comportait que le droit de prêcher, et un pouvoir juridictionnel délégué très étendu, mais qu’il n’incluait ni le pouvoir d’ordre ni l’épiscopat. Et si l’on insiste, en disant que, dans cette perspective, les évêques ne seraient pas les successeurs des apôtres, il répond que les évêques sont bien les suc­ cesseurs des apôtres, mais ce n’est pas du fait que l’apos­ tolat incluait l’épiscopat, c’est parce que les apôtres étaient par surcroît évêques, qu’ils furent même les pre­ miers évêques de l’Église, bien qu’ils aient été ordonnés par Pierre, non par le Christ. - Que penser de cette manière de voir ? Commençons par écarter d’abord toute dispute de mots. Si l’on réserve le nom à1 apostolat aux pouvoirs juridic­ tionnels qui furent le privilège exclusif des apôtres, il est clair, comme le dit saint Bellarmin, que les évêques, ne possédant pas ces pouvoirs exceptionnels, ne sauraient succéder aux apôtres d’une manière propre, à la façon dont un évêque succède à un autre évêque8 ; ils succè­ dent aux apôtres non en tant qu’ils furent apôtres, mais en tant qu’ils furent évêques. Mais si l’on appelle aposto­ lat l’ensemble des pouvoirs extraordinaires et ordinaires concédés aux apôtres, les évêques succèdent aux apôtres d’une manière propre pour ce qui touche aux pouvoirs 6. Lib. II, cap. XXXII. 7. Lib. I, cap. XXIII. 8. De rom. pont., lib. IV, cap. XX. APOSTOLAT ET PONTIFICAT 783 réguliers de l’apostolat, non pour ce qui touche à ses pouvoirs exceptionnels. Cette question de vocabulaire liquidée, deux points de fait, dont l’importance d’ailleurs peut sembler secondaire, sont à éclaircir: le premier concerne le pouvoir d’ordre, le second le pouvoir de juridiction. Sur le premier point, relatif au pouvoir d’ordre, saint Bellarmin estime que les apôtres ont dû recevoir de Pierre la plénitude du pouvoir d’ordre ; Cajetan pense au contraire qu’ils l’ont reçue immédiatement du Christ, par exemple à la cène, et Suarez, qui est du même avis, ajoute qu’il n’est guère possible d’opposer à cela une rai­ son valable9. La manière de voir de Cajetan et de Suarez ne nous paraît guère contestable ; nous la considérons comme acquise. Sur le second point relatif au pouvoir de juridiction, saint Bellarmin estime que les apôtres, ayant reçu du Christ la puissance ecclésiastique suprême, ne pouvaient être que des pasteurs extraordinaires et délégués, sans véritables successeurs possibles pour ce qui touche à la juri­ diction™, et Suarez estime pareillement que les apôtres ont possédé une juridiction générale déléguée, sans avoir eux-mêmes la juridiction épiscopale ordinaire transmis­ sible11; mais Jean de Saint-Thomas croit, au contraire, qu’en plus du pouvoir juridictionnel extraordinaire qu’ils avaient comme fondateurs et comme cause du devenir de l’Eglise, les apôtres avaient un pouvoir juridictionnel régulier pour la conserver, attaché à leur pouvoir d’ordre, et qui devait passer tel quel à leurs successeurs12, et Billot, qui est du même avis, note que cette affirmation 9. De fide, disp. 10, sect. I, n° 7. 10. De rom. pont., lib. IV, cap. XXV. 11. Defide, disp. 10, sect. I, n° 4. 12. II-II, qu. 1 à 7 ; disp. 1, a. 3, n°* 12 et 13 ; t. VII, p. 181. 784 VIII/1 - LES DEGRÉS DE LA JURIDICTION n’est pas gratuite, mais quelle est fondée sur la tradition, qui voit dans les évêques les successeurs des apôtres (même pour ce qui est de la juridiction) et qu’il y aurait inconvénient à supposer, sans preuve, que pendant sa période de fondation l’Eglise n’était pas encore en pos­ session de son statut définitif et permanent13. Enfin et surtout, c’est en pensant expressément au pouvoir juri­ dictionnel épiscopal que le concile du Vatican déclare les évêques successeurs des apôtres14. Nous allons revenir sur le sens de cette affirmation et sur ce qui oppose ici saint Bellarmin et Suarez aux autres théologiens. 3. Points d’accord des théologiens : la juridiction extraordinaire des apôtres Dans les textes évangéliques adressés aux apôtres en vue d’une mission qui doit s’étendre à toutes les nations et à tous les siècles, il est évidemment impossible de ne pas reconnaître, enveloppée sans doute dans des privilèges exceptionnels et temporaires, mais néanmoins clairement formulée, la promesse de pouvoirs juridictionnels trans­ missibles, ordinaires, permanents, nécessaires pour conser­ ver la révélation sans altération à travers les âges et pour prendre, suivant les circonstances, toutes les mesures exi­ gées par le bien spirituel des âmes. « Le Paraclet, l’Esprit saint que mon Père vous enverra en mon nom, celui-là vous enseignera toutes choses, et vous remettra dans l’es­ prit tout ce que je vous ai dit » (Jean, XIV, 26) ; « Il vous est bon que je m’en aille ; car si je ne m’en vais pas, le Paraclet ne viendra pas à vous ; mais si je pars, je vous l’en­ verrai » (xvi, 7) ; « Quand l’Esprit de vérité sera venu, il 13. De Ecclesia Christi, qu. 13, th. 26, § 2. Rome, 1921, pp. 554 et 561. 14. Denz., n° 1828. APOSTOLAT ET PONTIFICAT 785 vous guidera vers la vérité tout entière » (XVI, 13) ; «Allez par le monde entier, annoncez l’évangile à toute créature » (Mc., XVI, 15) ; «Allez, enseignez toutes les nations..., leur apprenant à garder tout ce que je vous ai ordonné; et voici que je suis avec vous tous les jours jusqu’à la consommation du siècle» (Mt., fin); lorsque ton frère, qui a péché, « ne veut pas entendre même l’Église, qu’il soit pour toi comme le gentil et le publicain. En vérité, je vous le dis, ce que vous lierez sur la terre sera lié dans le ciel, ce que vous délierez sur la terre sera délié dans le ciel » (Mt., XVIII, 17-18). 4. Points de divergence : comment la juridiction extraordinaire contenait-elle la juridiction permanente : virtuellement ou formellement ? Mais comment faut-il entendre le pouvoir de juridic­ tion qui est désigné dans ces grands textes ? Serait-ce uniquement, comme le croient saint Bellarmin et Suarez, un pouvoir exceptionnel de fonder l’Eglise, dans lequel le pouvoir régulier de la conserver ne serait contenu quTw puissance, virtuellement, analogi­ quement, comme la fleur dans sa tige, comme l’effet dans sa cause ? Selon cette manière de voir, ce serait immédia­ tement des mains des apôtres et non des mains du Christ que l’Église aurait reçu son statut définitif. N’est-ce pas, au contraire, comme le croient Cajetan, Jean de Saint-Thomas et beaucoup de théologiens modernes, un pouvoir exceptionnel de fonder l’Église, dans lequel le pouvoir régulier de la conserver est con­ tenu expressément, formellement, univoquement, comme la partie dans le tout ? En faveur de cette seconde manière de voir, on peut apporter tout de suite un double argument : 786 VIII/1 - LES DEGRÉS DE LA JURIDICTION a) Tous les théologiens admettent que les apôtres ont possédé la plénitude du pouvoir d’ordre et qu’ils avaient mission de la transmettre aux évêques leurs successeurs. Mais, si la plénitude du pouvoir d’ordre fonde et entraîne normalement avec elle un pouvoir juridiction­ nel ordinaire1 \ n est-il pas naturel de conclure que les apôtres, qui possédaient à titre régulier et transmissible le pouvoir d’ordre, ont possédé pareillement à titre régu­ lier et transmissible un pouvoir juridictionnel ordinaire et permanent, dissimulé en quelque sorte sous leur pou­ voir juridictionnel extraordinaire, et qu’ils avaient mis­ sion de le léguer à leurs successeurs, en sorte que les évêques sont les successeurs des apôtres en recueillant non seulement leur pouvoir d'ordre, mais encore leur pouvoir régulier de juridiction ? b) S’il en est ainsi, la proposition que l’on rencontre chez les Pères15 16 et que l’Église fait sienne17, suivant laquelle 15. Cf. JEAN de Saint-Thomas : « Alia potestas erat circa regimen Ecclesiae et gubernationem ejus, quae pertinebat ad Ecclesiam quasi ad ejus conservari, et innitebatur potestati ordinis in apostolis » II-II, qu. 1 à 7 ; disp. 1, a. 3, n° 13 ; t. VII, p. 181. Et BILLOT : «Le pouvoir d’ordre ne peut d’ailleurs pas exister sans juridiction chez les évêques en qui se rencontre la raison pleine et adéquate de l’épisco­ pat. » De Ecclesia Christi, qu. 13, th. 26, § 2, p. 555. 16. Saint JÉRÔME : « Chez nous, les évêques tiennent la place des apôtres ; chez eux (les montanistes) les évêques viennent en troisième rang. » Epistola 41, ad Marcellam, n° 3 ; P. L., t. XXII, col. 476. Ou saint AUGUSTIN : « Que signifie : Pour tes pères, des fils te sont nés ? Les pères qui ont été envoyés, ce sont les apôtres ; et, à la place des apôtres, des fils te sont nés, des évêques ont été établis. Les évêques qui sont aujourd’hui répandus dans tout le monde, d’où sont-ils nés ? » Enarr. in Psal. 44, n° 32. 17. Au concile de Florence : « Des seuls apôtres, dont les évêques tiennent la place, on lit qu’ils donnaient l’Esprit saint par l’imposition des mains. » Denz., n° 697. Au concile de Trente : « Le saint synode déclare que par-dessus les autres degrés ecclésiastiques, les évêques qui ont succédé en lieu des apôtres, appartiennent principalement à l’ordre APOSTOLAT ET PONTIFICAT 787 les évêques sont les successeurs des apôtres, peut recevoir sa pleine signification. Au contraire, saint Bellarmin et Suarez sont conduits à soutenir que les apôtres n’ont pos­ sédé que la juridiction extraordinaire et intransmissible, et qu’ils n’ont pas eu formellement la juridiction épiscopale ordinaire et transmissible. Conséquence importante : suivant la thèse plus com­ mune, que nous avons adoptée, l’on doit dire que c’est immédiatement des mains du Christ que l’Eglise a reçu son statut juridictionnel définitif. 5. Pierre a reçu immédiatement du Christ non seule­ ment son pouvoir extraordinaire d’apôtre, mais encore son pouvoir permanent transapostolique sur l’Eglise universelle En tout cas, pour l’un des apôtres, le premier d’entre eux, Pierre, ce qu’il a reçu immédiatement des mains mêmes du Christ, c’est indubitablement un pouvoir régulier, transapostolique, transmissible jusqu’à la fin des temps, en vertu duquel, sur le point précis du gouverne­ ment de l’Eglise universelle, ses rapports avec les autres apôtres seront non pas des rapports d’égalité, mais les rapports du pasteur aux brebis. Quand le Sauveur lui fera non seulement les mêmes promesses qu’aux autres hiérarchique, et qu’ils ont été, selon le mot de l’apôtre (Act., XX, 28), établis par l’Esprit saint pour régir l’Église de Dieu. » Denz., n° 960. Et surtout au concile du Vatican qui parle de la juridiction en vertu de laquelle « les évêques établis par l’Esprit saint pour succéder aux apôtres, paissent et régissent, comme de vrais pasteurs, les troupeaux qui leur sont assignés respectivement. » Denz., n° 1828. Enfin, citons le Code du Droit Canon : « Les évêques sont les successeurs des apôtres et, en vertu d’une institution divine, ils sont placés à la tête des Églises particulières, qu’ils régissent avec un pouvoir ordinaire sous l’autorité du pontife romain. » Can. 329, § 1. 788 VIII/1 - LES DEGRÉS DE LÀ JURIDICTION apôtres, mais de plus étonnantes encore, par lesquelles il le désignera comme la pierre fondamentale de son Église et comme le clavigère ici-bas du royaume des cieux : « Et moi je te dis que tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Église, et les portes de l’enfer ne prévaudront pas contre elle. Je te donnerai les clefs du royaume des cieux, et ce que tu lieras sur la terre sera lié dans les cieux, et ce que tu délieras sur la terre sera délié dans les cieux» (Mt., XVI, 18-19), et encore: «Sois le pasteur de mes brebis» (Jean, XXI, 16), les pouvoirs nouveaux qu’il lui conférera seront, outre les pouvoirs exceptionnels et intransmissibles communs à tous les apôtres, des pou­ voirs réguliers, permanents, transmissibles, en vertu des­ quels Pierre sera lui-même, au lendemain de l’ascension, et après lui ses successeurs, le fondement visible ultime de l’Église, le majordome du royaume des cieux, le pas­ teur suprême de toutes les brebis du Christ. En sorte que le Verbe divin qui, en raison du mystérieux amour qui l’avait poussé à s’incarner pour guérir nos blessures par son contact sensible, avait voulu devenir lui-même le maître, le docteur, le chef visible des apôtres qu’il envoyait prêcher le royaume de Dieu, et qui, du même coup, avait voulu donner à l’Eglise sa première constitution en l'organisant autour d'un centre visible unique, allait se trouver contraint, lorsqu’il retirerait aux hommes sa pré­ sence visible au jour de l’ascension, ou bien de briser toute cette première organisation de l'Église pour la remplacer par un ordre nouveau, ou bien, s'il voulait sauver tel quel son ouvrage et le développer suivant le plan originel, de recourir à la seule solution qui restât, et qui consistait à dis­ tinguer parmi tous les autres l'un des apôtres en lui pro­ mettant une assistance spéciale assez puissante, assez effi­ cace, pour qu’il pût devenir le porte-parole visible du Christ, son vicaire sur la terre, un centre visible perma­ nent d’organisation pour l’Église universelle. « Puisque le APOSTOLAT ET PONTIFICAT 789 Christ devait nous ôter sa présence corporelle, dit saint Thomas, qui touche ici le fond de la question, il fallait (piil désignât quelqu’un pour avoir soin de l’Église univer­ selle. De là, la recommandation adressée à Pierre avant l’ascension : Pais mes brebis ; et avant la passion : Quand tu seras converti, affermis tes frères ; et la promesse faite à lui seul : Je te donnerai les clef du royaume des cieux ; d’où il résulte que pour conserver Tunité de l’Église, le pou­ voir des clefs doit descendre de Pierre jusqu’aux autres18. » Et encore : « Si la puissance de lier et de délier a été donnée communément à tous les apôtres, cepen­ dant une hiérarchie apparaît dans cette puissance, et c’est pourquoi elle est donnée d’abord à Pierre seul, comme étant celui à partir duquel elle doit descendre jusqu’aux autres19. » 6. La juridiction permanente se distribue, en droit divin, sur deux plans, selon quelle est « particulière » ou « universelle » «Et qu’on ne dise pas, ajoute le saint docteur, qu’il s’agit d’un pouvoir intransmissible. Car il est manifeste que le Christ a institué l’Église pour quelle dure jusqu’à la fin des siècles, et que ceux qu’il a choisis comme ministres détenaient par conséquent un pouvoir trans­ missible à leurs successeurs jusqu’à la fin des siècles pour l’utilité de l’Église. D’autant plus qu’il a déclaré luimême à ses disciples qu’il serait avec eux jusqu’à la fin des siècles20. » A mesure que les pouvoirs privilégiés et exceptionnels des apôtres s’éteindront et que leurs pouvoirs réguliers et 18. IVContra Gent., cap. LXXV1. 19. IVSent., dise. 24, qu. 3, a 2, quaest. 3, ad 1. 20. IVContra Gent., cap. LXXVI. 790 VIII/1 - LES DEGRÉS DE LA JURIDICTION permanents, transmissibles à leurs successeurs, tendront à subsister seuls, il apparaîtra davantage que, contraire­ ment au pouvoir régulier de Pierre qui s’étend à l’Eglise universelle, les pouvoirs réguliers des autres apôtres sont par nature destinés à paître un troupeau particulier, et limités à une Église locale : Timothée semble se fixer à Éphèse (I Tim., I, 3) et Tite, en Crète (Tite, I, 5). En conséquence, cest en vertu d'une disposition de droit divin que le pouvoir juridictionnel régulier résidera d'une part dans les apôtres et leurs successeurs pour qu’ils soient pasteurs d’un troupeau particulier^ ; et d'autre part dans Pierre et ses successeurs pour qu’ils soient pasteurs suprêmes du troupeau universel. De par la volonté imprescriptible du Christ, la hiérarchie de l’Église qui, eu égard au pouvoir d’ordre, comportait trois degrés : les évêques, les prêtres, les ministres, com­ porte, eu égard au pouvoir de juridiction, deux degrés: le pontificat suprême ou papauté21 22 et le pontificat subor­ donné ou épiscopat. « Si la puissance de Pierre et de ses successeurs est pleine et souveraine, écrit Léon XIII dans la lettre Satis cognittim, du 29 juin 1896, il ne faudrait ce­ pendant pas croire qu’il n’y en a point d’autre dans l’Église. Celui qui a établi Pierre comme fondement de l’Église, est aussi celui qui en choisit douze, quil nomma apôtres (Luc, VI, 13). Et de même que l’autorité de Pierre doit se perpétuer dans le pontife romain, ainsi le pouvoir 21. Le concile du Vatican parle « du pouvoir de juridiction épisco­ pal, en vertu duquel les évêques, établis par l’Esprit saint pour succé­ der aux apôtres, paissent et régissent, comme de vrais pasteurs, les troupeaux qui leur sont respectivement assignés. » Denz., n° 1828. 22. Le mot primitif, pour désigner le pouvoir de l’évêque de Rome, serait primatus. Le terme papatus, selon Ducange, a pour pre­ mier témoin Léon d’Ostie, au XIIe siècle. Sur ce point, et sur les divers titres de la primauté, comme principales, sedes apostolica, etc., voir Pierre BATIFFOL, Cathedra Petri, Études d'histoire ancienne de l'Église, Paris, 1938, pp. 24, 199, 83 et suiv. APOSTOLAT ET PONTIFICAT 791 ordinaire des apôtres est reçu dans les évêques qui leur succèdent, en sorte que l’ordre épiscopal fait nécessaire­ ment partie de la constitution intime de l’Église. Et quoique leur autorité ne soit ni pleine [au sens où l’auto­ rité du pape est pleine], ni universelle, ni souveraine, on ne doit pas cependant les regarder comme de simples vicaires des pontifes romains, car ils possèdent une auto­ rité qui leur est propre et ils portent en toute vérité le nom de prélats ordinaires des peuples qu’ils gouver­ nent 23. » Ce sont les relations de la papauté et de l’épiscopat, c’est-à-dire des deux degrés qui constituent la quatrième des grandes divisions de la juridiction permanente, qu’il nous faudra définir. Et c’est en nous souvenant, pour en faire usage au plan surnaturel, du principe général sui­ vant lequel le bien de la partie et le bien du tout diffè­ rent non seulement quantitativement selon le plus et le moins, mais encore qualitativement selon l’espèce24, que nous pourrons tenter de déterminer, avec quelque préci­ sion, les rapports de la juridiction épiscopale, ordonnée immédiatement au bien d’une Église particulière, et de la juridiction papale, ordonnée immédiatement au bien de l’Église universelle. 7. Les divisions dérivées, ou de droit canonique Quant aux autres divisions du pouvoir de juridiction, elles relèvent non plus d’une disposition de droit divin, 23. On l’aura remarqué, LÉON XIII parle d’un pouvoir ordinaire des apôtres reçu dans les évêques qui leur succèdent : « Quomodo Petri auctoritatem in romano Pontifice perpetuam permanere necesse est, sic Episcopi, quod succedunt Apostolis, horum potestatem ordina­ riam hereditate capiunt... ». A. S. S., t. XXVIII, p. 732. 24. S. Thomas, in Polit., lib. I, lect. 1 ; et II-II, qu. 58, a. 7, ad 2. 792 VIII/1 - LES DEGRÉS DE LA JURIDICTION mais des ordonnances du droit ecclésiastique. De même, en effet, que l'Église a étendu le pouvoir d’ordre des diacres, des simples ministres, à plusieurs fonctions inférieures (sous-diaconat et ordres mineurs), ainsi elle a étendu le pouvoir de juridiction à plusieurs instances inférieures. Le pouvoir du souverain pontificat, participé dans une certaine mesure, a donné naissance aux pouvoirs des car­ dinaux, de la curie romaine, des légats, des patriarches, des primats, des métropolitains, des vicaires et des pré­ fets apostoliques, des supérieurs de religieux, etc. Si les patriarches d’Alexandrie ou d’Antioche avaient, par exemple, selon l’antique discipline ecclésiastique, le droit d’élire les évêques de leurs provinces et d’exercer d’autres fonctions d’ordre général, ce n’était pas en vertu des pouvoirs relevant en propre de leur charge épiscopale, c’était en vertu de pouvoirs surajoutés qu’ils possédaient en réalité comme vicaires de Pierre. Le pouvoir épiscopal est participé par les vicaires généraux par exemple ou, d’une manière limitée, par les curés qui peuvent prêcher, administrer les sacrements, accorder certaines dispenses. Mais la juridiction que le pape possède en propre n’est jamais prêtée que partiellement, par exemple aux congrégations romaines ; en conséquence, bien quelle soit ordinaire, c’est-à-dire attachée à leur charge, la juri­ diction des congrégations romaines ne sera pas une juri­ diction propre, elle sera une juridiction vicaire. De même la juridiction que les évêques possèdent en propre n’est prêtée que partiellement aux curés ; en consé­ quence, bien quelle soit ordinaire, c’est-à-dire attachée à leur charge, la juridiction des curés n’est donc pas une juridiction propre, elle est une juridiction vicaire. Ces divisions secondaires du pouvoir juridictionnel sont étu­ diées en droit canon. 793 SECTION II LA JURIDICTION PARTICULIÈRE PROPRE AUX ÉVÊQUES 1. Épiscopat unitaire ou collégial Les pouvoirs réguliers des apôtres ont passé à l’épisco­ pat qui, au début du christianisme, se présente parfois comme unitaire et parfois comme collégial25. Où l’épis25. « Que l'épiscopat représente la succession des apôtres, écrit Mgr DUCHESNE, c’est une idée qui correspond exactement à l'ensemble des faits connus. Les premières chrétientés ont d’abord été dirigées par les apôtres de divers ordres, auxquels elles devaient leur fondation, ainsi que par d’autres membres du personnel évangélisateur. Comme ce personnel était, de sa nature, itinérant et ubiquiste, les fondateurs n’ont pas tardé à confier à quelques néophytes, plus particulièrement instruits et recommandables, les fonctions stables nécessaires à la vie quotidienne de la communauté : célébration de l’eucharistie, prédica­ tion, préparation au baptême, direction des assemblées, administra­ tion du temporel. Un peu plus tôt, un peu plus tard, les mission­ naires durent abandonner à elles-mêmes ces jeunes communautés et leur direction revint tout entière aux chefs sortis de leur sein. Qu'elles eussent un seul évêque à leur tête, ou quelles en eussent plusieurs, l'épisco­ pat recueillait la succession apostolique. Que par les apôtres, qui l’avaient instituée, cette hiérarchie remontât aux origines même de l’Église et tirât ses pouvoirs de ceux à qui Jésus-Christ avait confié son œuvre, c’est ce qui n’est pas moins clair. Mais on peut aller plus loin et montrer que, si l’épiscopat unitaire représente, à certains égards, un stade postérieur de la hiérarchie, il n'est pas autant qu'il paraît étran­ ger aux institutions primitives... La communauté primitive de Jérusalem avait vécu d’abord sous la direction de douze apôtres, prési­ dés par saint Pierre. Un conseil d’anciens (presbyteri) et un collège de sept diacres complétaient cette organisation. Plus tard, un « frère » du Seigneur, Jacques, apparaît auprès des apôtres, partageant leur auto­ rité supérieure. Après leur dispersion il les remplace à lui seul et prend e rôle de chef de l’Église locale. A sa mort (61) on lui donne un successeur, lui aussi parent du Seigneur, Siméon, lequel vécut jus- 794 VIII/2 - LÀ JURIDICTION PARTICULIÈRE copat est unitaire, c’est-à-dire dans de nombreuses com­ munautés chrétiennes, pas de difficulté. Où l’épiscopat apparaît comme collégial, trois suppositions pourront être faites. Ou bien l’on suppose que les presbytres, qui, d’après ce que laissent voir les épîtres de saint Pierre et de saint Jacques, présidaient ensemble à certaines Eglises, étaient de vrais évêques — ils l’étaient sans doute à Alexandrie, où ils pourvoyaient au remplacement de l’évêque défunt, non seulement en élisant, mais aussi en consacrant son successeur - et alors nulle difficulté ne s’opposait à la transmission des pouvoirs hiérarchiques. qu’en 110 environ. Cette hiérarchie hiérosolymite nous offre exacte­ ment les mêmes degrés qui seront plus tard d’usage universel. » Dans la deuxième communauté, celle à'Antioche, le gouvernement unitaire était traditionnel, dès le commencement du IIe siècle, alors que saint Ignace lui donne un tel éclat : « C’est précisément à cause de ce témoignage rendu à l’institution épiscopale que ses lettres ont été si longtemps soupçonnées dans certains milieux. Mais Ignace ne parle pas de l’épiscopat unitaire comme d’une institution nouvelle. C’est aussi comme un état de fait, incontesté et traditionnel, que l’épiscopat unitaire nous apparaît, vers le milieu du IIe siècle, dans les chrétientés occidentales, à Rome, à Lyon, à Corinthe, à Athènes, en Crète, tout comme dans les provinces situées plus à l’est. Nulle part il n’y a trace d’une protestation contre un changement brusque et comme révolu­ tionnaire, qui aurait fait passer la direction des communautés du régime collectif au régime monarchique. Dès ce temps-là on pouvait en certains endroits au moins énumérer les évêques par lesquels le temps se reliait aux apôtres... La succession des évêques de Rome nous est connue par saint Irénée ; celle d’Athènes par saint Denys de Corinthe : la première se rattache aux apôtres Pierre et Paul, l’autre à Denys l’Aréopagite... Que conclure de tout cela, sinon que l’épiscopat unitaire existait déjà dans les pays situés à l’occident de l’Asie au temps où firent écrits des livres comme le Pasteur d’Hermas, la IR Clementis, la Doctrine des Apôtres, l’Épitre de saint Clément, et que, par suite, les témoignages donnés par ces vieux textes à l’épiscopat collégial ne sont nullement exclusif de l’épiscopat unitaire ï » Histoire ancienne de l’Église, t. I, pp. 86 à 93. Les soulignements sont de nous. Voir plus haut, Excursus II, n° 5, p. 226 ; et plus loin, p. 806. LA NATURE DE L’ÉPISCOPAT 795 Ou bien l’on suppose, au contraire, qu’ils étaient de simples prêtres, et qu’un seul d’entre eux était véritable­ ment évêque, et alors, c’est par ce dernier seul que la suc­ cession hiérarchique était assurée. Enfin, dans l’hypo­ thèse où ils n’auraient tous été que de simples prêtres, il faudrait dire que c’est grâce à d’authentiques évêques iti­ nérants, comme l’ont été dans une certaine mesure Tite et Timothée, que les pouvoirs apostoliques seraient arri­ vés, par-dessus leurs têtes, jusqu’à nous. Entre ces diverses suppositions c’est aux historiens de décider26. 2. L’épiscopat, en droit divin, est préposé à une Église particulière L’épiscopat apparaît de bonne heure comme l’autorité préposée à une Eglise particulière, à une Eglise locale. Cela vaut pour l’épiscopat collégial27. Et cela vaut aussi 26. Pour ce qui est du nom, note à ce propos saint THOMAS, les évêques et les prêtres ne se distinguaient pas dans la primitive Église. Mais pour ce qui est de la chose, ils ont toujours été distincts, même au temps des apôtres ; et si les apôtres sont le modèle des évêques, les soixante-douze disciples (Luc, X, 1) sont le modèle des prêtres de second rang. Dans la suite, pour éviter le schisme, il a fallu distinguer même les noms et saint Augustin, De haeresibus, n° 53, range parmi les hérésies la doctrine d’Aérius, suivant laquelle les prêtres ne différe­ raient en rien des évêques. Cf. II-II, qu. 184, a. 6, ad 1. Voir supra, p. 229. 27. Ceux que l’Écriture appelle « épiscopes » ou « presbytres », c’est un troupeau déterminé qu’ils ont à paître : « Prenez garde à vousmêmes, leur dit Paul, à Milet, et à tout le troupeau dans lequel l’Esprit saint vous a établis épiscopes, pour paître l’Église de Dieu, qu'il s’est acquise par son propre sang » (Act., XX, 28) ; une circonscription déter­ minée qu’ils ont à surveiller: «Je t’ai laissé en Crète, écrit saint Paul à l'ire, pour réformer les abus et établir dans chaque ville des presbytres ; que le sujet soit d’une réputation intacte..., car il faut que l’épiscope soit irréprochable, comme intendant de Dieu » (Tit., I, 5-7) ; une Église particulière qu’ils doivent gouverner : « Paissez le troupeau de Dieu qui 7% Vni/2 - Ι-Α JURIDICTION PARTICULIÈRE pour l’épiscopat unitaire. Les sept anges, auxquels saint Jean adresse son Apocalypse, représentent des évêques non point des anges, car quelques-uns sont réprimandés en tant que solidarisés avec leur Église respective. Une quinzaine d’années plus tard, vers l’an 110, saint Ignace d’Antioche parle de l’évêque comme exerçant le pouvoir suprême sur chaque Église locale : « Ayez soin de ne parti­ ciper qu’à une seule eucharistie ; il n’y a en effet qu’une seule chair de notre Seigneur Jésus-Christ, une seule coupe pour nous unir dans son sang, un seul autel, comme il n’y a qu’un seul évêque entouré du presbyte­ rium et des diacres28. » Ce pouvoir, selon saint Ignace, est plénier : « Partout où paraît l’évêque, que là aussi soit la communauté ; comme partout où est le Christ Jésus, là est l’Église universelle. Il n’est pas permis, en dehors de l’évêque, ni de baptiser, ni de faire l’agape. Mais tout ce qu’il approuvera sera agréé de Dieu ; ainsi tout ce qu’on fera sera sûr et valide. [...] Une excellente maxime est d'avoir toujours en vue Dieu et l’évêque. Celui qui honore l’évêque est honoré de Dieu ; agir à l’insu de l’évêque, c’est servir le diable29. » Manifestement, il est question du pou­ voir épiscopal, et il est limité à une Église locale. Les évêques, dit le Code de Droit Canon dans un texte déjà cité, «sont les successeurs des apôtres et, en vertu d'une institution divine·, ils sont placés à la tête des Eglises particulières, qu’ils régissent avec un pouvoir ordi­ naire, sous l’autorité du pontife romain »30. vous est confié (il s’agit des presbytres) : non par contrainte, mais de bon gré ; non dans un intérêt sordide mais par dévouement ; non en dominateurs des Églises, mais en devenant les modèles du troupeau. Et quand le Prince des pasteurs paraîtra, vous recevrez la couronne immarcescible de la gloire » (I Pierre, V, 2-4). 28. Épître aux Philadelpbiens, IV. 29. Epître aux Smymiotes, VIII et IX, I. 30. Can. 329, § 1. LA NATURE DE L’ÉPISCOPAT 797 3. Les pouvoirs de l’évêque comme pasteur de son troupeau particulier L’évêque est pasteur du troupeau qui lui est confié. On peut dire qu’au sens le plus ample, le rôle du pas­ teur c’est de veiller à la conservation et à la propagation de la vie au sein du troupeau. En un sens plus restreint, le rôle du pasteur est de conduire le troupeau dans les vrais chemins31. Ces deux rôles, celui de veiller à la conservation et à la propagation de la vie spirituelle et celui de diriger la croyance et l’action des fidèles, conviennent à l’évêque : le premier en vertu du pouvoir d’ordre, le second en vertu du pouvoir de juridiction. L’évêque possède la plénitude du pouvoir d'ordre. Régulièrement, c’est lui qui confirme les chrétiens dans la grâce de leur baptême. C’est à lui ordinairement de consacrer les prêtres, et par leur ministère ce sont les sources intégrales de la rédemption du Christ qui surgi­ ront chaque jour et en chaque lieu au sein même du troupeau pour y conserver et y propager la vie, c’est-àdire la grâce. En plus du pouvoir épiscopal d’ordre, l’évêque pos­ sède le pouvoir épiscopal de juridiction. La juridiction de l’évêque sur son Église locale est plénière, immédiate, propre ou ordinaire. Il peut l’exercer même pendant la vacance du saint siège32. a) La juridiction spirituelle de l’évêque sur son trou­ peau est d’abord plénière. Il a autorité pour enseigner au nom du Christ la vérité spéculative qu’il faut croire. 31. Cf. plus haut, p. 66, note 12. Sur la définition de la grâce de l'épiscopat, voir aussi Excursus II, n° 3, § 3, p. 223. 32. Nous verrons plus loin que l’évêque reçoit, de son union au souverain pontife régnant, des pouvoirs plus amples qui le font parti­ ciper à la juridiction souveraine sur l’Église universelle. 798 VIII/2 - LA JURIDICTION PARTICULIÈRE « L'épiscope doit être en état d’exhorter selon la saine doctrine, et de réfuter ceux qui la contredisent » (Tit., I, 9) ; en commentant ces mots de saint Paul, saint Jean Chrysostome écrit : « S’il ne le fait pas, tout est perdu. Celui qui ne sait point combattre les ennemis, ni capti­ ver toute intelligence dans l’obéissance du Christ, ni ren­ verser les raisonnements, celui qui ne sait point ensei­ gner selon la vraie doctrine, qu’il soit tenu loin du trône de la doctrine. Car, pour les autres qualités, on les trou­ vera chez les fidèles... mais ce qui par-dessus tout carac­ térise le maître, c’est son pouvoir de faire entendre sa parole33. » Il a autorité encore pour prescrire au nom du Christ la vérité spéculativement pratique ou pratiquement pratique qu’il faut observer. Ou, pour nous référer à une autre division des pouvoirs juridictionnels, l’évêque, qui est dans son diocèse le gardien de la foi et des mœurs, a pour tâche : 1 ° de rappeler aux fidèles les grands ensei­ gnements révélés de la doctrine chrétienne et les grands impératifs révélés de la morale chrétienne (message pre­ mier) ; 2° de leur transmettre les mesures prudentielles d’ordre général promulguées pour l’Eglise universelle (message secondaire) ; 3° d’exercer lui-même, sous sa propre responsabilité, le pouvoir canonique, en vue d’as­ surer dans son diocèse une meilleure acceptation du message premier et du message secondaire universel ; en sorte que dans les choses qui concernent le salut des âmes, en celles-là seules mais en toutes celles-là, il a seul autorité pour légiférer, pour juger, pour prendre des sanctions34 ; et si l’on dit des curés qu’ils sont pasteurs, 33. In Epist. ad Titum, cap. l, homil. Il ; P. G., t. LXII, col. 673. 34. C’est X autorité de providence particulière, opposée par FRANZELIN à Xautorité d’universelle providence ecclésiastique et doctri­ nale, et qui permet aux évêques « de prêcher et de défendre la doc­ trine déjà proposée par une définition expresse, ou par le consente- IA NATURE DE L’ÉPISCOPAT 799 on sait bien qu’ils ne le sont que d’une manière emprun­ tée, vicaire (leur juridiction ordinaire dérive, par une dis­ position du droit ecclésiastique, de celle des évêques) et partielle (ils peuvent prêcher, administrer les sacrements, accorder quelques dispenses, mais non pas légiférer). «A proprement parler, dit saint Thomas, l’évêque seul est chef de l’Église, seul il porte l’anneau nuptial de l’Église, seul il possède, à titre personnel, le plein pouvoir de dis­ penser les sacrements et le pouvoir judiciaire que les autres ne détiennent jamais que par emprunt. Les prêtres qui ont charge d’âmes sont non pas de vrais chefs, mais des coadjuteurs de l’évêque : Plus nous sommes fragiles, dit l’évêque en les consacrant, plus nous avons besoin de tels secours. Et c’est pourquoi, il ne leur appartient pas de dispenser tous les sacrements3^. » Ainsi l’évêque, après avoir donné à ses ouailles, grâce à la plénitude du pou­ voir d’ordre, le Christ et la grâce du Christ, les garde en outre, par le pouvoir de juridiction, dans l’unité de la croyance et dans l’unité de l’action. « Les évêques », dit le Code de Droit Canon, « ont le droit et le devoir de gou­ verner leur diocèse tant pour le spirituel que pour le temporel, avec pouvoir législatif, judiciaire et coactif, à exercer selon la norme des saints canons36. » Et encore : « Bien que les évêques isolés ou réunis en conciles parti­ culiers ne possèdent pas l’infaillibilité doctrinale, ils sont pourtant, sous l’autorité du pontife romain, vrais doc­ teurs et maîtres des fidèles confiés à leurs soins37. » ment de l’Église, ou par les décisions de l’universelle providence ecclésiastique, mais non de trancher les questions librement débattues entre catholiques. » Tractatus de divina Traditione et Scriptura, pp. 128 et 153. 35. IV Sent., dist. 20, a. 4, quaest. 1. 36. Can. 335, § 1. 37. Can. 1326. 800 VIII/2 - LA JURIDICTION PARTICULIÈRE b) La juridiction de l’évêque est immédiate. L’évêque peut atteindre chacune des brebis de son troupeau directement, sans être obligé de passer par un pouvoir intermédiaire. Il se trouva, au XIIIe siècle, des gens pour nier une vérité si certaine. Dans la lutte ardente qu’ils conduisirent contre les religieux mendiants dominicains et franciscains, Guillaume de Saint-Amour et Siger de Brabant contestèrent qu'on pût déléguer à ces religieux la juridiction nécessaire pour prêcher et pour entendre les confessions. Ils soutinrent que les évêques, en confiant cette double juridiction aux curés, l’avaient, de ce fait, définitivement résignée entre leurs mains, qu’ils ne pouvaient donc la reprendre pour la déléguer à d’autres, qu’eux-mêmes enfin n’avaient le droit de l’exercer dans les paroisses de leur diocèse qu’avec l’as­ sentiment des curés. L’archevêque, disaient-ils, n’inter­ vient directement dans les diocèses suffragants qu’à titre de suppléant, ainsi l’évêque dans la paroisse. C’est alors que, pour défendre les religieux mendiants, saint Thomas écrivit son opuscule Contra impugnantes Dei cultum et religionem, où il rappelait la doctrine tradi­ tionnelle sur la juridiction des évêques et celle des curés : « Nulle similitude, disait-il, entre les rapports du prêtre à son évêque et ceux de l’évêque à son arche­ vêque. L’archevêque, en effet, n’a pas juridiction immé­ diate sur les diocésains d’un autre évêque, sauf quand le recours est prévu ; mais l’évêque a juridiction immé­ diate sur les paroissiens de ses prêtres, en sorte qu’il peut citer n’importe lequel devant soi et le retrancher de la communion... Cette différence vient de ce que le pou­ voir du prêtre, étant imparfait, est sous le pouvoir de l’évêque de par sa nature et de par le droit divin. L’évêque n’est subordonné à l’archevêque qu’en vertu d’une disposition de droit ecclésiastique et dans les limites de cette disposition. Le prêtre, au contraire, qui LA NATURE DE L’ÉPISCOPAT 801 est soumis à l’évêque en droit divin, lui est soumis sur toute la ligne3839 .» c) Enfin la juridiction de l’évêque est ordinaire, lui appartient en propre». On peut appeler, avec le Code de Droit Canon40, juri­ diction « déléguée » celle qui est prêtée à une personne, et juridiction « ordinaire » celle qui est fixée à une charge. La juridiction ordinaire est dite « propre » quand la charge est exercée à titre de cause seconde, elle est dite «vicaire» quand la charge est exercée à titre purement transmetteur, au nom d’un autre41. Le pouvoir plein et immédiat que nous avons défini, les évêques préposés à un diocèse (évêques résidentiels) le possèdent d’une manière propre. Les vicaires et les préfets apostoliques, au contraire, préposés aux territoires de mission où la hiérarchie n’est pas encore constituée, même s’ils sont évêques (évêques titulaires, ou in partibus infidelium), ne le possèdent que d’une manière vicaire. Les évêques résidentiels agissent en leur propre nom, à titre de vraies causes secondes ; les vicaires et les préfets apostoliques agissent au nom du souverain pon­ tife, à titre d’instruments et de légats. Aussi, tandis que la juridiction vicaire des vicaires et des préfets aposto­ liques, qui est de droit ecclésiastique, peut se faire et se défaire selon la volonté du souverain pontife, la juridic­ tion ordinaire des évêques résidentiels, qui est de droit divin, est inabrogeable. Le Seigneur Jésus, qui est « le 38. II, cap. rv [n° 157]. Cf. QuodlibetXlI, qu. 19, a. 30. 39. Le concile du Vatican a déclaré la juridiction épiscopale immé­ diate et ordinaire. Denz., n° 1828. 40. Can. 197. 41. Il faudrait encore distinguer, du point de vue canonique, une juridiction vicaire principale, que par exemple l’évêque donne aux curés; et une juridiction vicaire instrumentale, que par exemple l’évêque donne à ses vicaires généraux. 802 VIII/2 - LA JURIDICTION PARTICULIÈRE pasteur et l'évêque de nos âmes » (I Pierre, II, 25), a voulu préposer à ses brebis dispersées sur la terre non seulement des missionnaires itinérants, des légats trans­ mettant sans plus les instructions venues de loin, mais des chefs responsables, qui prépareraient pour elles au jour le jour la nourriture convenable, vivraient de leur vie, partageraient leur destinée tant spirituelle que tem­ porelle, participeraient à toutes leurs souffrances et à toutes leurs joies. Ce sont les vrais pasteurs dont parle le concile du Vatican, dont la juridiction prolonge la juri­ diction permanente conférée jadis aux apôtres, et dont chacun doit paître et régir le troupeau particulier qui lui est assigné, episcopi qui positi a Spiritu sancto in apostolo­ rum locum successerunt, tanquam veri pastores, assignatos sibi greges singuli singulos pascunt et regunt^1. Ils seront tenus, eux aussi, de donner, d'une manière ou d’une autre, leur vie pour leurs brebis. 4. L’état épiscopal est de soi un état de perfection On comprend, dès lors, ce que la tradition veut dire quand elle appelle l’état épiscopal un état de perfection. Selon saint Jean Chrysostome, la vie épiscopale est plus difficile, mais elle est plus parfaite que la vie monas­ tique, car toute la pureté que le moine garde dans le désert et qui lui permet de dire avec saint Paul : «Je vis, mais ce n’est plus moi, c’est le Christ qui vit en moi» (Gal., Il, 20), l’évêque doit la transporter au milieu du monde afin de remonter, toutes ses brebis derrière lui, le courant du monde43. Saint Thomas reprendra cette haute doctrine. Pour lui, la vie épiscopale réclame une perfection au moins initiale, car elle a pour fin de faire 42. Denz., n° 1828. 43. De sacerdotio, lib. VI, 2 à 8 ; P. G., t. XLVIII, col. 679 et suiv. LA NATURE DE L’ÉPISCOPAT 803 accéder les âmes à la perfection ; la vie religieuse ne réclame que le désir de la perfection : « La perfection de vie est prérequise pour l’état épiscopal, et c’est pourquoi le Seigneur, avant de confier la charge pastorale à Pierre, lui demande s’il l’aime plus que les autres. Elle n’est point prérequise pour l’état religieux qui est un achemi­ nement vers la perfection ; aussi le Seigneur n’a-t-il pas dit : Si tu es parfait, va, vends tout ce que tu as, mais : Si tu veux être parfait. Cette différence vient de ce que, sui­ vant la remarque de Denys, la perfection est activement dans l’évêque, qui doit rendre parfait, et passivement dans le moine, qui doit être rendu parfait. S’il faut être parfait pour conduire les autres à la perfection, cela n’est plus requis pour être conduit vers elle44. » On reconnaît ici l’esprit du christianisme, il tient l’homme au-dessus de l’homme : l’état de vie épiscopal est au-dessus de la vie de beaucoup d’évêques, l’état de vie sacerdotal audessus de la vie de beaucoup de prêtres, l’état de vie chrétien au-dessus de la vie de beaucoup de baptisés. Il n’y a que les saints pour être à la hauteur de leur tâche ; pourtant ils souffrent, plus douloureusement que per­ sonne, de leur indignité. Quant aux autres, il leur reste à reconnaître leurs défaillances, à les désavouer sans relâche dans leur cœur et dans leur vie, et à se précipiter, lors de la mort, dans la miséricorde illimitée de Dieu. 5. L’évêque n’est chef, pasteur, fondement de son Église particulière, qu’au nom du Christ Le chef de l’Église, c’est l’évêque ; le chef de l’Église, c’est le Christ. Il en est qui s’offusquent de nous voir confesser ces deux vérités. Ils les trouvent inconciliables. 44. II-II, qu. 185, a. 1, ad 2 ; cf. qu. 184, a. 7. 804 VIIl/2 - LA JURIDICTION PARTICULIÈRE Ils croient, ou plutôt ils feignent de croire que le mot chef a pour nous, dans les deux propositions, le même sens. Ils voudraient en conséquence nous offrir le choix: l’évêque ou le Christ. Et quand nous choisissons les deux, ils nous parlent d’Église bicéphale, polycéphale. Pourtant l’Écriture, qui dit que le fondement c’est JésusChrist (I Cor., III, 11), dit aussi que le fondement ce sont les apôtres (Éphés., II, 20) ; elle dit que le Christ est le pasteur (Jean, X, 11), le prince des pasteurs (I Pierre, V, 4) et elle dit aussi que les presbytres sont des pasteurs (I Pierre, V, 2). Et Jésus lui-même n’avait-il pas dit aux apôtres : « Qui vous écoute, m’écoute » (Luc, X, 16). Où ces esprits disent : juxtaposition, tout le christianisme traditionnel a dit d’après l’Écriture : subordination. Qu’on relise, par exemple, les épîtres de saint Ignace d’Antioche. Il écrit aux Éphésiens : « Tout intendant, envoyé par le maître pour gouverner sa maison, doit être accueilli comme celui-là même qui l’a envoyé; il est donc manifeste qu’il faille regarder l’évêque comme le Seigneur lui-même» (VI, 1). Aux Magnésiens: «C’est la puissance même de Dieu le Père, que vous devez pleine­ ment révérer en votre évêque. Telle est, je le crois, la conduite de vos saints presbytres : ils n’ont point abusé de son apparente jeunesse ; mais, s’inspirant de la sagesse même de Dieu, ils lui sont soumis ; ou plutôt, ce n’est pas à lui que va leur soumission, mais au Père de JésusChrist, à l’évêque universel» (ill, 1). Aux Éphésiens, encore, le beau passage souvent cité : « Vous ne devez avoir avec votre évêque qu’une seule et même pensée; c’est d’ailleurs ce que vous faites. Votre vénérable presby­ terium, vraiment digne de Dieu, est uni à l’évêque comme les cordes à la lyre, et c’est ainsi que, du parfait accord de vos sentiments et de votre charité, s’élève vers Jésus-Christ un concert de louanges. Que chacun de vous entre dans ce chœur : alors, dans l’harmonie de la LA NATURE DE L’ÉPISCOPAT 805 concorde, vous prendrez, par votre unité même, le ton de Dieu, et vous chanterez tous d’une seule voix, par Jésus-Christ, les louanges du Père, qui vous entendra, et, à vos bonnes œuvres, vous reconnaîtra pour les membres de son Fils. C’est donc votre avantage de vous tenir dans une irréprochable unité : c’est par là que vous jouirez d’une constante union avec Dieu lui-même » (iv). Cependant, tout n’est pas dit sur la juridiction des évêques. Car, en plus de la juridiction épiscopale qui est particulière et qu’ils possèdent en propre, les évêques, pris ensemble et collégialement, participent, dès l’origine du christianisme, à la juridiction papale qui est universelle. SECTION III LA JURIDICTION UNIVERSELLE OU SOUVERAINE On montrera successivement que la juridiction suprême est providentielle (I) ; quelle n’appartient pas en propre aux évêques (II) ; mais quelle est participée par eux (III) ; quelle appartient d’abord au pape seul (IV), c’est-à-dire au pontife romain (V) lequel possède, en conséquence, l’infaillibilité (VI) ; que le souci de son libre exercice a donné naissance, historiquement, à une cité pontificale (VII) ; enfin on dira quelques mots de sa manifestation historique (VIII). 806 I. Raison providentielle d’une juridiction souveraine 1. L’exigence monarchique est inscrite au cœur de l’Eglise locale, et, plus encore, de l’Eglise universelle Tout l'ordre juridictionnel de l’Église particulière, expliquait saint Ignace, vient de l’évêque. A Antioche, l’évêque c’est lui-même, à Smyrne, c’est Polycarpe, à Éphèse Onésime, à Magnésie Damas, à Tralles Polybe... Mais les Églises particulières ne sont pas indépendantes, elles sont engagées dans un ensemble, elles sont les membres d’un seul corps, elles sont les portions de l’Église universelle, de la Katholikè : « Partout où parait l’évêque, que là aussi soit la communauté ; de même que partout où est le Christ Jésus, là est l’Église catho­ lique4’. » En comparant, dans ce texte, la communauté locale rangée autour de son évêque, à l’Église universelle rangée autour du Christ, saint Ignace laisse voir que la loi de l’épiscopat unitaire, précisément parce quelle reflète la loi qui rassemble l’Église universelle autour du Christ, prince des pasteurs (I Pierre, V, 4), est inscrite plus profondément dans la structure ecclésiastique que la loi de l’épiscopat collégial, quelle répond seule à une organisation juridic­ tionnelle définitive. En fait, la forme plurale ou collégiale de l’épiscopat, qui pouvait répondre à des nécessités de temps et de lieu, disparaîtra assez vite devant la forme uni-45 45. S. Ignace d'Antioche, Épître aux Smymiotes, vin, 2. C’est dans ce texte que le mot à'Église catholique apparaît pour la première fois, et il signifie l’Église universelle. On le retrouve un peu plus tard (vers 155) dans un autre document, Le martyre de saint Polycarpe, trois fois avec le même sens d’Église universelle, et une fois avec le sens connexe d’Église orthodoxe, d’Église vraie. SA RAISON PROVIDEN TI ELLE 807 taire et monarchique, et l’on verra ce changement com­ mencer même du vivant de Paul·'6. Mais saint Ignace signale en même temps une autre vérité. L’Église locale n’est pas un tout, une personne collective au sens strict, une société parfaite. Elle ne peut exister qu’à titre de membre de l’Église universelle, qui seule est au sens strict un tout, une personne collective, une société surnaturelle parfaite. L’Eglise universelle, la Katholikè, voilà l’objet premier de la sollicitude divine. C’est elle que Jésus appelle « son Église » (Mt., XVI, 18), «le seul troupeau» Qean, X, 16), «son royaume» (Jean, XVIII, 36) qui doit s’étendre à toutes les nations (Mt., fin). Elle est un peuple unique rassemblé des Juifs et des Gentils (Éphés., II, 14). Par-delà les sept Églises particu­ lières d’Anatolie, auxquelles il adresse son Apocalypse, saint Jean personnifie l’unité de son existence historique par l’image de la Femme luttant contre le Dragon. Elle est en effet une personne, l’épouse du Christ (Éphés., V, 23 ; Apoc., XXI, 2 et 9), son corps (Éphés., I, 23). Elle seule possède les promesses d’indéfectibilité (Mt., XVI, 18) et non pas les Églises particulières, car pour ces dernières, à cause de leur relâchement, le flam­ beau peut leur être ôté (Apoc., II, 5). Ainsi l’Église locale vit dans l’Église universelle comme la partie dans le tout, comme le membre dans le corps. Mais alors une induction se présente naturelle­ ment à l’esprit. Si c’est, pour chaque Église particulière,46 46. De Timothée et de Tite, F. Prat écrit que leur position res­ semble à celle de l’évêque ; « elle en diffère seulement en ce quelle est déléguée ad tempus et révocable ad nutum ; mais quand ils devront être remplacés pour remplir une autre mission, ils le seront par un personnage unique - Artémas ou Tychique en Crète (Tite, III, 12) et ce même Tychique à Éphèse (II Tim., IV, 12) - de sorte que le gou­ vernement de ces Églises conservera la forme monarchique ». La théo­ logie de saint Paul, 1913, t. II, p. 440. 808 VIII/3 - LA JURIDICTION SOUVERAINE une loi de structure, dont l’existence est attestée dans les lettres d’un saint Ignace d’Antioche, ou plus tard dans le De unitate Ecclesiae d’un saint Cyprien4 \ que l’unité sur47. Les critiques s’accordent de plus en plus à regarder non seule­ ment comme authentique mais même comme primitive la rédaction du chapitre IV du De unitate Ecclesiae où l’auteur affirme que si le Christ a donné à tous les apôtres une puissance égale « il a cependant établi une chaire unique », que « le primat a été donné à Pierre », et qu’on ne saurait se persuader d’appartenir à l’Église si l’on se sépare de « la chaire de Pierre sur laquelle a été fondée l’Église ». Ce texte, d’ailleurs, « ne renferme pas un mot, pas une expression, qui n’appar­ tienne à la langue et à l’usage de Cyprien, pas un mot, pas une expression, qui ne se retrouve ailleurs dans l’œuvre de Cyprien». Pierre BATIFFOL, L’Église naissante et le catholicisme, Paris, 1911, p. 444. Cependant pour Cyprien, qui ne veut établir qu’une thèse, à savoir que, dans une même Église, il n’y a place que pour un seul évêque, Pierre ne paraît être que l’évêque d’une Église particulière, et les textes qui le concernent ne reçoivent pas chez lui leur pleine signi­ fication. Cf. loc. cit., p. 438. Othmar PERLER écrit pareillement, au terme d’une étude sur le chapitre IV du De unitate Ecclesiae·. «Selon Cyprien, il n’était pas nécessaire, du moins pour ce qui regarde la question controversée du baptême des hérétiques, d’être d’accord avec l’Église particulière de Rome pour demeurer dans l’Église du Christ. C’est juste le contraire de ce qu’Irénée avait induit du concept de tradition. » Zur Datierung der beiden Fassungen des vierten Kapitels « De unitate Ecclesiae », Sonderabdruck aus der Rom. Quartalschrift, 44. Band, Heft 1/2, p. 42. Même par rapport à saint Ignace d’Antioche qui saluait dans l’Église de Rome « la présidente de la cha­ rité », saint Cyprien, qui semble subir ici l’influence de Tertullien, marque un recul. BATIFFOL s’exprime très nettement dans Cathedra Petri, p. 11 : « Les anglicans se réclament de saint Cyprien, chez qui, en effet, ils trouvent des déclarations célèbres d’indépendance, comme, par exemple, l’interdiction intimée à quelque évêque que ce soit de vouloir être episcopus episcoporum. Firmilien, évêque de Césarée de Cappadoce, fait écho à saint Cyprien [...]. Nous osons dire que Cyprien était en pleine chimère, et que l’évêque qu’il imagi­ nait n'avoir de compte à rendre qu’à Dieu était un évêque qui n’avait jamais existé... » Quant à l’attitude de saint Cyprien à l’égard de Rome, Batiffol oppose « non pas seulement Cyprien à Cyprien, mais Cyprien à la conception qui prévaut désormais parmi les historiens du rôle joué par l’Église romaine dans la catholicité du IIe et du IIIe SA RAISON PROVIDENTIELLE 809 naturelle de croyance et d’action ne puisse se maintenir sans le groupement de tous autour de l’évêque qui est, pour ce qui touche à la juridiction, comme la manifes­ tation de l’autorité du Christ et la continuation de sa présence visible et corporelle, cette loi fondamentale qui vaut pour la partie, comment ne vaudra-t-elle pas pour le tout, comment ne pas la transposer du plan de l’Église locale au plan de l’Église universelle, et comment supposer que dans cette dernière, faite non de la juxta­ position matérielle, mais de l’assemblage organique de toutes les Églises particulières, une plus vaste, plus riche, plus difficile unité de croyance et d’action puisse se maintenir autrement que par le groupement de tous autour d’un pasteur unique, qui sera, pour ce qui relève de la juridiction, d’une manière beaucoup plus haute encore que l’évêque, la manifestation de l’autorité du Christ et comme la continuation de sa présence visible et corporelle48 ? siècle. » Voir O. PERLER, « Le De unitate de saint Cyprien interprété par saint Augustin », dans Augustinus Magister, Paris, 1954, p. 835. 48. « Chaque évêque, écrit le pape saint LÉON, a la sollicitude spé­ ciale du troupeau dont il est pasteur, et chaque évêque aura à rendre compte des brebis qui lui sont confiées. Mais pour nous, nous avons avec eux tous un souci commun, et l’administration de chacun d’eux est une partie de la nôtre, neque cujusqriam administratio non nostri laboris est portio. Et quand, du monde entier, on recourt au siège du bienheureux apôtre Pierre, et que l’on attend de notre intervention cette dilection de l’Église universelle dont le Seigneur lui a fait un devoir, nous sentons s’accroître d’autant le poids de notre charge que notre dette à l’égard de tous est plus grande. » Sermo V, cap. II ; P. L., t. LIV, col. 153 ; cité par Batiffol, dans Le siège apostolique (359-451), Paris, 1924, p. 427. - La voie que nous signalons ici est celle qu’a sui­ vie MOEHLER : « Longtemps il m’a paru incertain que la primauté de l’une des Églises fît partie des caractères distinctifs de l’Église catholique. J’étais même prêt à dire non [...]. Cependant, en exami­ nant de plus près saint Pierre tel que nous le présente la Bible, en interrogeant l’histoire et ses profondeurs, en pénétrant de façon 810 VIII/3 - LA JURIDICTION SOUVERAINE 2. La raison de cette exigence : l’Église, fondée autour d’un chef visible unique, doit se conserver en cette structure essentielle Et la raison dernière de cette loi, de cette exigence monarchique (ce dernier mot étant pris étymologique­ ment, et sans aucune résonance politique), c’est que l’Église ayant été dès le principe rassemblée par l’autorité d’un pasteur visible unique, le Christ, le jour où le Christ lui retirait sa présence corporelle pour monter à la droite de son Père, elle ne pouvait être conservée dans sa structure première que s’il promettait de la placer sous l’autorité d’un chef visible unique, assisté d’une manière assez efficace pour être, au cours des âges, le fondement sur lequel elle s’édifierait, le dépositaire du pouvoir juri­ dictionnel qui en ouvrirait ou en fermerait l’accès, le pasteur souverain qui la régirait. Nous pénétrons ici jus­ qu’aux racines de toute la hiérarchie chrétienne. Si la loi de l’incarnation est toujours valable, si le Christ veut continuer de nous sauver comme il a commencé de le faire par le contact corporel de sa sainteté, comment, après son élévation dans le ciel où il demeure sous ses apparences propres, peut-il garder avec nous un contact sensible, corporel, sinon par le moyen d’apparences vivante dans l’organisme de l’Église, je fus contraint d’admettre cette idée. Voici maintenant comme je suis arrivé à la construire histori­ quement [...]. Nous avons vu que l’évêque est le point central du dio­ cèse Nous avons également trouvé l’unité de tous les évêques, mais il nous manque ici le point central ; nous ne voyons pas encore l’expression de cette unité dans une image vivante. Nous contem­ plons, dans la totalité des évêques, l’unité de tous les membres de l’Église. Mais nous cherchons encore — car nous savons que le tout est de même type que ses parties - le reflet personnifié de cette unité. » L'unité dans l’Église, ou le principe du catholicisme d’après l’esprit des Pères des trois premiers siècles de l’Église, Paris, 1938, p. 217. Mais sur ce point Moehler ne va pas jusqu’au fond des choses. Et il ne voit pas assez que le pape est vicaire du Christ, non de l’Église. SA RAISON PROVIDENTIELLE 811 empruntées et étrangères ? En conséquence, comme il continue de nous toucher par sa substance sous les appa­ rences étrangères du pain et du vin, il continue de nous toucher par son action sous les apparences étrangères de la hiérarchie. Précisons encore. Il continue de nous tou­ cher, en exerçant parmi nous son autorité extérieure et sensible de prince des pasteurs : non plus sans doute par lui seul, comme autrefois, mais par le ministère d’un vicaire, d’un pasteur visible suprême, suffisamment assisté par lui pour pouvoir être, en ce qui touche à l’ordre juridictionnel, comme la manifestation de son autorité et la continuation de sa présence sensible et cor­ porelle49. 49. C’est la raison fondamentale que donnera saint THOMAS. Après avoir apporté plusieurs arguments pour montrer que l’Église ne peut avoir qu’un seul chef, il expliquera, en dernière instance, que le Christ veut continuer de nous sauver en nous touchant sensiblement par le ministère tant du pouvoir sacramentel que du pouvoir juridic­ tionnel : « La juridiction suprême sur le peuple fidèle,summa potestas repminis fidelis populi, appartient à l’évêque (non pas au prêtre). Mais il est manifeste que si les peuples sont répartis en plusieurs diocèses et cités, il n’y a pourtant qu’une seule Église et qu’un seul peuple chré­ tien. De même donc qu’à la tête du peuple particulier, de l’Église par­ ticulière il faut un évêque, ainsi à la tête du peuple chrétien de l’Église entière il faut un chef [...]. Et qu’on ne dise pas que le Christ seul est chef, pasteur, époux de l’Église. La réponse est insuffisante. Car il en est du pouvoir juridictionnel comme du pouvoir sacramen­ tel. C’est le Christ lui-même qui baptise, qui remet les péchés, qui est le prêtre véritable, lequel s’est offert sur la croix et lequel opère chaque jour la consécration sur nos autels ; mais comme il ne devait pas continuer sa présence corporelle à tous ses fidèles, il a choisi des ministres pour être les dispensateurs visibles de tous ces bienfaits. De même lorsqu’il s’agit du pouvoir juridictionnel : puisque le Christ allait priver l’Église de sa présence visible, il fallait qu’il commît quel­ qu’un pour prendre soin ici-bas de l’Église universelle. Et c’est pour­ quoi il dit à Pierre avant l’ascension : Pais mes brebis ; avant la passion : Et toi, quand tu seras converti, affermis tes frères ; et enfin : Je te donnerai les clefs du royaume des cieux, pour montrer que le pouvoir 812 VIII/3 - LA JURIDICTION SOUVERAINE 3. Le témoignage du Nouveau Testament sur la pri­ mauté i · ·» Et c’est pourquoi Jésus, raconte Γ Évangile, étant arrivé dans la région de Césarée de Philippe, à ce disciple qui, prenant la parole au nom de tous les autres, vient de confesser pour la première fois « le Fils du Dieu vivant λ50, à ce Simon, fils de Jean, répond^1 qu’une charge lui sera bientôt confiée, qu’il sera bientôt choisi : pour être au fon­ dement de l’œuvre qu’il bâtit dans le temps, qu’il appelle son Église, et qui résistera victorieusement aux assauts du mal ; pour détenir les clefs qui ouvrent et ferment ici-bas le royaume des cieux ; pour lier et délier les consciences au nom du ciel : « Et moi, je te le dis que tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Église, et les portes de l’enfer ne prévaudront pas contre elle. Je te donnerai les clefs du royaume des cieux, et ce que tu lieras sur la terre sera lié dans les cieux, et ce que tu délieras sur la terre sera délié dans les cieux» (Mt., XVI, 18-19). C’est encore pourquoi, plus tard, ayant apparu aux disciples au bord de la mer de des clefs devait dériver du seul Pierre jusqu’aux autres, afin d’assurer l’unité de l’Église. » IVContra Gent., cap. LXXVI. 50. « Tandis que ceux qui étaient dans la barque (Mt., XIV, 33) avaient vu en Jésus seulement un être surnaturel, Pierre, en ajoutant l’article et la qualification de fils du Dieu vivant, professe, aussi claire­ ment qu’il pouvait le faire, l'origine divine de Jésus, possédant la nature de l’être infini qui a la vie et peut la transmettre [...]. Quand Pierre a-t-il eu cette connaissance ? Elle est contenue dans XI, 25 et suiv., mais encore fallait-il une grâce spéciale pour la pénétrer et la proclamer avec l’énergie de Pierre. » M.-J. LAGRANGE, Évangile selon saint Matthieu, 1923, p. 322. 51. « Le Christ ne s’en tient pas à une révélation sur Pierre, mais il lui fait une déclaration et une promesse qui sont sa réponse à la confession de l’apôtre. Ce dialogue a continué dans la suite des temps. Le siège de Pierre a toujours confessé la divinité de Jésus, et chacune de ces confessions a mieux manifesté combien était véridique la parole du Fils de Dieu à son égard dans la personne de Pierre. » Ibid., p. 323. SA RAISON PROVIDENTIELLE 813 Tibériade et ayant mangé avec eux un peu de pain et de poisson, Jésus, s’adressant de nouveau à Pierre, le constitue pasteur suprême de ses brebis et de ses agneaux: «Lorsqu’ils eurent mangé, Jésus dit à Simon Pierre: Simon, fils de Jean, m’aimes-tu plus que ceux-ci ? Il lui dit : Oui, Seigneur, tu sais que je t’aime. Il lui dit: Pais mes agneaux. Il lui dit une seconde fois : Simon, fils de Jean, m’aimes-tu ? Il lui dit : Oui, Seigneur, tu sais que je t’aime. 11 lui dit : Sois le pasteur de mes petites brebis. Il lui dit une troisième fois : Simon, fils de Jean, m’aimes-tu ? Pierre fut contristé de ce que Jésus lui avait dit, pour la troisième fois, m’aimes-tu ? Et il lui dit : Seigneur, tu connais tout, tu sais que je faime. Jésus lui dit: Pais mes petites brebis» (Jean, XXI, 15-17). Il faut récuser l’Evangile ou reconnaître que Pierre est, pour le temps quelle devra durer, le fon­ dement et le pasteur suprême de l’Eglise universelle52. Et que voyons-nous, en passant de l’Evangile aux Actes des Apôtres, du régime qui précédait l’ascension au régime qui la suit ? Là une seule personne compte, autour de laquelle s’organise l’Église, la personne de Jésus. Ici, c’est une autre personne qui apparaît au centre de l’Eglise, celle à qui les promesses ont été faites, la per­ sonne de Pierre. Il se lève « au milieu des frères » pour formuler au nom de tous la sentence de réprobation contre Judas et pour décider de lui choisir un successeur (l, 15-22). Il découvre aux Juifs le sens de la vie et de la mort de Jésus et des événements de Pentecôte (il, 1436). Il les exhorte à recevoir par le repentir et le baptême ledon de l’Esprit saint (il, 38-41). C’est lui, ce n’est pas Jean, qui guérit le mendiant à la porte du temple (ill, 6). Il explique au peuple que toutes les prophéties messia­ niques se sont accomplies en Jésus (ill, 24). Il confesse 52. Voir Excursus VII, sur la primauté de Pierre dans l’Évangile, p. 965. 814 VIII/3 - LA JURIDICTION SOUVERAINE devant les anciens d'Israël qu'il n'y a pas de salut hors du Christ (IV, 12). Il dévoile et châtie le double mensonge d’Ananie et de Saphire (v, 1-11). Les malades que l’on dispose sur son passage sont guéris par son ombre (v, 15-16). Il proclame au nom des apôtres qu’il faut obéira Dieu plutôt qu’aux hommes (v, 29). Il s’élève contre Simon le magicien (vill, 20-24). Il est averti en vision par le Seigneur que le moment est venu pour lui d’ouvrir l’Eglise aux Gentils (x et Xi). Il prend la défense de Paul et Barnabé contre ceux qui leur reprochaient d’espérer dans la seule grâce du Seigneur Jésus et non plus dans la circoncision (XV, 7-11). Et si Paul, pour prouver aux Galates l'excellence de son Evangile et la confiance abso­ lue dont il est digne, se glorifie en dernier lieu d’avoir à Antioche, à propos d’un point de conduite, résisté à Pierre lui-même, lequel commençait à son tour de judaïser (Gal., II, 11-14), n’est-ce pas encore un témoignage rendu indirectement au crédit dont on entourait Pierre dans l’Église primitive ? Et pourquoi cette prééminence d’un apôtre a-t-elle été d’emblée reconnue, sinon parce quelle était fondée sur la promesse évangélique ? 4. Les trois âges du monde : l’âge de Pentecôte devait être l’âge de la primauté de Pierre Jésus, qui avait annoncé la prééminence de Pierre, avait prophétisé aussi la venue de l’Esprit saint. Les Actes des Apôtres nous montrent la réalisation en quelque sorte simultanée de ces deux promesses. L’âge de l’Esprit saint, qui sera le dernier âge du monde, sera l’âge de la pri­ mauté de Pierre’5. Pouvons-nous découvrir la raison de 53. Martin GRABMANN, Die Lehre des heiligen Thomas von Aquin von der Kirche als Gotteswerk, Ratisbonne, 1903, p. 156, croit pouvoir citer Rupert de Deutz. SA RAISON PROVIDENTIELLE 815 cette économie ? On a remarqué qu’il n’était pas inexact de partager l’histoire du monde en trois âges, selon les trois personnes divines, à condition de reconnaître que l’âge de l’Esprit a commencé avec les apôtres, tandis que les hérésies repoussent après Pentecôte la grande effusion de l’Esprit promise par Jésus. Mais si l’on distingue trois âges successifs, on ne pense point que le règne du Père disparaisse devant le règne du Fils, ni le règne du Fils devant celui de l’Esprit. Comment compter ces trois âges ? Avec quelques anciens, on peut dire que l’âge du Père précède la chute : Dieu gouverne alors son peuple sans aucun intermédiaire visible et l’Église n’est pas encore constituée. L’âge du Fils commence après la chute et dure jusqu’à la mort de Jésus : Dieu décide de rassem­ bler son peuple autour d’un médiateur ; l’Église, qui est le corps du Christ, est née. Mais le médiateur est d’abord espéré, attendu : c’est la longue période préparatoire de l’âge du Fils, que nous avons appelée le premier régime de l’Eglise’4. Puis le médiateur paraît : Dieu gouverne son peuple par la nature humaine du Christ, visible et sensible au milieu de nous pour accomplir notre rédemption et organiser son Église. C’est par excellence la période de l’âge du Fils. Elle est très brève. Elle annonce la prochaine venue de l’Esprit. Le dernier âge du monde est celui de l’Esprit : Dieu gouverne son peuple par la nature humaine du Christ, entrée désor­ mais dans la lumière spiritualisante de la gloire”, et res­ tant en contact avec nous par le moyen de la hiérarchie : voilà le régime actuel de l’Église. Ce qu’il importe de remarquer, c’est que le second âge vient ajouter de nou54. On pourrait l’appeler aussi une seconde époque de l’âge du Père, puisque le Christ, dont l’influence s’exerce alors à la manière d’une cause finale, n’y paraît pas encore effectivement : le Père pro­ met de l’envoyer. 55. Cf. le « corpus spiritale » de 1 Cor., XV, 44. 816 VIII/3 - LA JURIDICTION SOUVERAINE velles richesses au premier : l’action providentielle, par laquelle Dieu avait commencé de sanctifier le monde, ne s’affaiblit pas, au contraire, elle s’intensifie lorsque le médiateur apparaît. Et le troisième âge à son tour vient ajouter de nouvelles richesses au second : « Il vous est bon que je m’en aille ; car, si je ne m’en vais pas, le Paraclet ne viendra pas à vous ; mais si je pars, je vous l’enverrai » (Jean, XVI, 7)56. Si donc 1a divinité elle56. Saint AUGUSTIN écrit dans son commentaire de ce texte: « Quand le Christ s’éloigne corporellement, ce n’est pas seulement l’Esprit, mais avec lui le Père et le Fils qui deviennent présents spiri­ tuellement. Comment supposer en effet que le Christ, quittant les dis­ ciples, leur ait donné l’Esprit comme un successeur et non comme un compagnon, lui qui a dit : Voici que je suis avec vous jusqu’à la consom­ mation des siècles ; et : Nous viendrons en lui, Moi et le Père, et nous ferons en lui notre demeure. N’a-t-il pas promis de leur envoyer l’Esprit, tout en restant lui-même éternellement avec eux? Si, de charnels et de grossiers, ils devaient devenir spirituels, certes ils devaient devenir plus aptes à recevoir le Père, le Fils et l’Esprit. En aucun d’eux le Père ne pouvait être sans le Fils et l’Esprit..., mais où est l’un, là est la Trinité, le Dieu un. » Disons que, par une mer­ veilleuse dilatation des largesses divines, qui descendent progressive­ ment vers les hommes, les bienfaits de l’âge du Père s’accroissent dans ceux de l’âge du Fils, et ces derniers dans ceux de l’âge de l’Esprit ; et que la fin de tout ce dessein est, comme l’ont vu les Pères grecs, de ramener l’humanité par l’Esprit au Verbe, et du Verbe au Père. C’est la pensée déjà de saint IrÉNéE : « Ceux qui sont baptisés reçoivent l’Esprit de Dieu, qui les donne au Verbe, c’est-à-dire au Fils, et le Fils les prend et les offre au Père, et le Père leur communique l’incorrup­ tibilité. » Epideixis, n° VII, trad, du P. Barthoulot, dans Recherches de science religieuse, 1916, p. 373 ; cité dans E. Mersch, Le corps mystique du Christ, Louvain, 1933, t. I, p. 269, note 2. Même pensée dans saint ATHANASE : « Puisque le Verbe est dans le Père, et que l’Esprit vient du Verbe, il faut que nous recevions l’Esprit, afin que l’ayant reçu, possédant alors l’Esprit du Verbe qui est dans le Père, nous paraissions nous aussi devenir un par l’Esprit dans le Verbe, et par lui dans le Père. » III Contra Aria nos, n° 25, P G., t. XXVI, col. 376. Pour expliquer la nécessité du départ du Christ, MaLDONAT, qui s’inspire d’Euthymius, se contente de faire appel à un décret provi- SA RAISON PROVIDENTIELLE 817 même, si l’Esprit saint est la personnalité mystique suprême de l’Église, s’il continue de la régir, au troisième et dernier âge du monde, par le cœur et l’intelligence de ce Christ que Dieu « a ressuscité des morts et qu’il a fait asseoir à sa droite dans les cieux » pour le donner comme chef éminent à son Église (Éphés., I, 20 et 22), ne fau­ dra-t-il pas que l unité suprême de l’Esprit saint comme aussi limité du Christ glorifié, qui sont l’une et l’autre cachées à nos yeux, se traduisent extérieurement, qu’elles fassent entendre sensiblement parmi les hommes leur voix unique ? Et pouvaient-elles choisir un plus simple ins­ trument, un plus clair « sacrement » de leur unique et sou­ veraine mais invisible juridiction, qu’en investissant de la suprême juridiction visible un chef unique chargé de ras­ sembler autour de lui toute l’Eglise ? N’avons-nous pas ici dentiel : « Dieu avait décidé que les trois personnes de la Trinité agi­ raient pour le salut des hommes. Le Père en envoyant le Fils et en les attirant vers lui. Le Fils en les enseignant, en les rachetant, en les déli­ vrant. L’Esprit en achevant de les sanctifier et en les comblant de divers dons. Chacune des personnes divines avait ainsi son tour, son époque, son rôle. Aussi, tant que le Christ n’était point parti et n’avait pas quitté en quelque sorte la scène de ce monde, l’Esprit ne pouvait venir. » Mais pourquoi, dit le P. LAGRANGE, « le Fils glorifié n’eût-il pas pu demeurer sur la terre et donner cependant son Esprit ? - C’est le secret de Dieu. On entrevoit seulement une certaine anti­ nomie entre la présence sensible, localisée de sa nature, et la présence spirituelle universelle. De plus, de cette autre manière, il semble bien qu’il eût fallu changer complètement le plan du salut, qui est dans l’exercice de la foi. Jésus incarné lui laissait libre carrière ; glorifié il l’eût remplacée par une évidence. Il devait donc disparaître ; mais l’Esprit continuerait son œuvre, invisible, secours pour la foi, et luimême objet de foi. » Évangile selon saint Jean, p. 418. Il faut ajouter que le Christ glorifié trouvait son lieu naturel dans le ciel, et ne pou­ vait demeurer ici-bas qu’en souffrant une sorte de violence. D’autre pan, c’est par la croix du Christ que les chrétiens doivent s’unir à sa gloire ; l’Église doit être le corps du Christ passible, souffrant et mou­ rant, avant de devenir le corps du Christ ressuscité ; elle doit lever ses regards sur le Roi crucifié avant de les tenir attachés sur le Roi glorifié. 818 VIII/3 - LA JURIDICTION SOUVERAINE la raison pour laquelle l’Évangile, qui nous annonce l’âge de l’Esprit, le dernier âge du monde - durant lequel le gouvernement du Christ sur son Eglise s’exerce du sein de Dieu, où il est caché à nos yeux (Act., I, 9), où il réside « jusqu’aux jours du rétablissement de toutes choses, de l’apocatastase » (Act., Ill, 21), enveloppé dans la nuée même de l’Esprit qu’il répand sur le monde (Act., II, 33) - nous annonce en outre la prééminence de Pierre et de ses successeurs ? Et aussi la raison pour laquelle les Actes des Apôtres, qui nous racontent l’inau­ guration de l’âge de l’Esprit, nous racontent en même temps l’inauguration de la prééminence de Pierre et de ses successeurs ? En un mot, l’âge de l’Esprit ne supprime pas la loi du salut par contact corporel au Christ, et ce qui nous avait été donné ne nous a pas été retiré : « Voici que je suis avec vous tous les jours jusqu’à la consommation du siècle. » Mais au contact immédiat du corps passible du Christ, il substitue le contact médiat de son « corps spirituel », qui réside dans les cieux selon ses apparences propres, et qui ne nous est accessible que sous le voile d’apparences empruntées. 5. Le pouvoir du pape vient immédiatement du Christ ; le pouvoir de l’évêque, par l’intermédiaire du pape Les Églises particulières sont des portions de l’Église universelle. Elles ne vivent que lorsqu’elles sont accor­ dées au rythme de l’Église universelle. Quelles en soient isolées ou séparées, leur condition change aussitôt, une loi étrangère les gagne. Ce n’est plus le battement régu­ lier de la vie, c’est le mouvement ralenti des narcoses ou le processus des décompositions. La bienfaisance de la juridiction des évêques dans leur Église particulière résulte de ce qu’ils demeurent profondément unis au SA RAISON PROVIDENTIELLE 819 principe suprême de la juridiction dans l’Église univer­ selle. Leur juridiction doit s’exercer dans la dépendance de la juridiction de Pierre^7. Allons plus au fond des choses. Le Christ, nous l’avons dit, a donné immédiatement à Pierre seul un pouvoir transapostolique, transmissible, régulier, de fon­ der l’Eglise quant à sa permanence dans le présent. Et il a donné immédiatement aux apôtres, en plus des pou­ voirs exceptionnels et intransmissibles dont ils furent les seuls dépositaires, des pouvoirs réguliers et permanents, dont ils furent les premiers dépositaires. Pourtant, bien quelle leur eût été conférée immédiatement par le Christ, la juridiction régulière que possédaient en propre tous les apôtres et qu’ils devaient transmettre à leurs suc­ cesseurs, ne leur appartenait ni au même degré ni au même titre. Ni au même degré : en Pierre, elle était sou­ veraine et universelle ; dans les autres apôtres, elle était subordonnée et particulière. Ni au même titre : en Pierre, elle se trouvait d’une manière originelle ; dans les autres apôtres d’une manière dérivée. C’est par faveur, avons-nous dit, que le Sauveur a donné lui-même aux apôtres un pouvoir juridictionnel qui, en règle, devait descendre à eux par l’intermédiaire de Pierre^8. La consé-57 58 57. Cette vérité est rappelée, tant pour ce qui relève du pouvoir déclaratif (foi et mœurs) que pour ce qui relève du pouvoir cano­ nique (discipline), par le pape PlE VI, dans la sixième proposition condamnée du synode de Pistoie : « La doctrine du synode déclarant qu /7 est persuadé que l'évêque a reçu du Christ tous les droits nécessaires au bon gouvernement de son diocèse : entendue en ce sens que le bon gouvernement de chaque diocèse peut se passer des ordonnances supérieures concernant soir la foi, soit les mœurs, soit la discipline générale, que peuvent édicter, par l’Église entière, les souverains pon­ tifes et les conciles généraux - est une doctrine schismatique et pour le moins erronée. » Denz., n° 1506. 58. Cajetan, De comparatione auctoritatis papae et concilii, cap. Ill, n°33. 820 VIII/3 - LA JURIDICTION SOUVERAINE quence de cette doctrine, c’est que, dans la suite du temps, le pouvoir juridictionnel devait parvenir diffé­ remment au pape et aux autres évêques. Au pape, il est donné immédiatement par le Christ, aussitôt après l’élection valide4. Aux évêques, il est donné par l’inter­ médiaire du pape : le Sauveur, dit encore Cajetan, répand son pouvoir d’abord sur la tête de l’Église, et de là sur le reste du corps59 60. Lorsqu’un pape est créé, les électeurs ne font que désigner la personne, et c’est le Christ qui lui confère immédiatement sa dignité et son pouvoir. Mais, quand le souverain pontife, par lui-même ou par d’autres, investit les évêques, la juridiction qu’ils reçoivent en propre ne leur vient pas directement de Dieu, elle leur vient directement du souverain pontife, à qui le Christ la donne plénièrement, et d’où elle redes­ cend jusqu’aux évêques : un peu à la manière des pulsa­ tions de la vie, qui commencent dans le cœur et qui, de là, se transmettent aux autres organes. Et c’est pourquoi il faut considérer le souverain pontife non point comme se bornant à désigner les évêques, lesquels recevraient directement du Christ leur autorité propre et ordinaire, mais comme conférant lui-même, après l’avoir reçue du Christ sous une forme éminente, l’autorité épiscopale61. 59. Même si l’élu n’était ni évêque ni prêtre, il recevrait aussitôt directement du Christ le pouvoir de juridiction sur l’Église univer­ selle. Quant au pouvoir d'ordre, il aurait à le recevoir des mains d’un évêque, par voie de consécration. Cf. Jean DE Saint-Thomas, II-II, qu. 1 à 7, disp. 2, a. 1, n° 20 ; t. VII, p. 223. La constitution Vacante sede apostolica, de Pie X, 25 décembre 1904, désigne, comme évêque consécrateur, le doyen du collège des cardinaux : n° 90. 60. « Ita in caput primo, quod, per caput, in corpus reliquum, potestatem diffundit Salvator noster. » Ibid., cap. VI, n° 78. 61. « Bien que l’autre opinion, suivant laquelle la juridiction épis­ copale viendrait directement du Christ, puisse invoquer de solides arguments, néanmoins cette opinion-ci paraît préférable, tant au point de vue rationnel qu’au point de vue traditionnel. » SA RAISON PROVIDENTIELLE 821 Suite de la note 61 : BENOIT XIV, De synodo diocesana, lib. I, cap. IV, n° 2. Les fébroniens, condamnés par PlE VI, le 28 nov. 1786, trouvaient, entre autres choses, qu’il y avait fanatisme à considérer le souverain pontife comme transmettant aux évêques leur juridiction, et comme recevant la juridiction suprême de Dieu, Denz., n° 1500. La doctrine de Benoît XIV et de PlE VI était celle de saint THOMAS. Dans son Commentaire sur le deuxième livre des Sentences (dist. 44, expositio textus), il distingue avec une grande netteté deux espèces de subordina­ tions L’une régit les rapports de l’Église et de l’État : chacune de ces deux puissances est, dans son ordre, suprême et indépendante', mais quand les choses dont s’occupe ordinairement l’État viennent à concerner le salut des âmes, elles entrent, de ce fait, dans le champ des compétences de l’Église. Dans la seconde espèce de subordina­ tion, la puissance inférieure tient tout ce qu'elle est de la puissance supé­ rieure-, elle agit sous elle à la manière d’une cause seconde sous la cause première ; telle est la subordination des causes créées à la Cause incréée, du proconsul à l’empereur, de l’épiscopat à la papauté : «C’est du pape que procèdent les degrés de la hiérarchie dans l’Eglise; aussi son pouvoir est-il, suivant saint Matthieu, comme le fondement de l’Église. » Et l’on trouverait sans peine des attaches plus anciennes à cette doctrine. Exposant la pensée du pape saint Léon, Mgr BATIFFOL écrit que Pierre a reçu le pouvoir des clefs, qui a passé de lui aux apôtres, et ensuite à tous les évêques : « Tel est du moins le sens que nous croyons qu’on doit donner au texte célèbre : A tous les recteurs de l’Église laforme de Pierre est préposée. Aussi le pri­ vilège de Pierre est-il présent partout où est prononcé un jugement venant de l’équité de Pierre. Ni la sévérité ni l’indulgence ne sont excessives quand rien n’est lié ni délié, sinon ce que le bienheureux Pierre lie ou délie {Sermo IV, n° 8). Par forma Petri nous entendrons la règle qu’est l’apôtre Pierre : il reçoit du Sauveur le pouvoir des clefs seul d’abord, pour que les autres apprennent d’abord à se régler sur lui, soit les apôtres, soit ensuite les Ecclesiae rectores, les évêques. Le privilège de Pierre, qui est de lier dans le ciel ce qu’il lie sur terre, de délier dans le ciel ce qu’il délie sur terre, est un pouvoir efficace aux mains des évêques, à condition que ces évêques en usent avec l’équité de Pierre. Le pouvoir des clefs exercé par les évêques n’est excessif ni dans la sévérité ni dans l’indulgence, si c’est Pierre qui lie ou qui délie quand ils lient ou qu’ils délient : en d’autres termes, le jugement d’un évêque n’est ratifié dans le ciel que s’il est conforme à la loi que Pierre représente. » Le siège apostolique, p. 425. 822 VIII/3 - LA JURIDICTION SOUVERAINE L'encyclique Satis cognitum, du 29 juin 1896, est venue confirmer cette manière de voir. Après avoir cité deux passages de saint Léon le Grand sur l’éminente dignité de l’apôtre Pierre : « La divine condescendance..., si elle a voulu que les autres princes [de l’Église] eussent avec lui des privilèges communs, n’a jamais donné que par lui ce quelle n’a pas refusé aux autres, nunquam nisi per ipsum dedit quidquid aliis non negavit »62 ; et cet autre passage qu’on trouve quelques lignes plus haut dans le texte de saint Léon : « Alors qu’il a reçu bien des choses pour lui seul, rien n'a été accordé à qui que ce soit sans sa participation, cum multa solus acceperit, nihil in quem­ quam sine ipsius participatione transierit », - le pape Léon XIII rattache à ce principe la doctrine commune suivant laquelle le schisme prive de soi les évêques de toute juridiction63 : « Par où l’on voit clairement que les évêques perdraient le droit et le pouvoir de gouverner s’ils se séparaient sciemment de Pierre ou de ses succes­ seurs. » Cependant, dire que la juridiction détenue par les évêques descend à eux à partir du souverain pontife, ce n’est pas dire quelle descende à eux d’une manière facul­ tative, en vertu d’une libre disposition canonique. Le pouvoir de lier et de délier que Jésus a déposé en source dans Pierre seul, pasteur suprême de son Église : « Tout ce que tu lieras sur la terre sera lié dans les cieux » (Mt., XVI, 19) devra, suivant une disposition constitutionnelle, dériver jusqu’aux pasteurs secondaires : « Tout ce que vous lierez sur la terre sera lié dans les cieux » (Mt., XVIII, 62. P. L., t. LIV, col. 150. Cf. plus loin, p. 836, noce 74. 63. Nous disons de soi, car le pape accorde en fait aux dissidents certains pouvoirs juridictionnels : par exemple le pouvoir d’absoudre en péril de mort ; ou même le droit, pour les prêtres gréco-russes, de conférer validement la confirmation et aussi la pénitence, cf. supra p. 184, note 79 ; et infra p. 1026. SA RAISON PROVIDEN TIELLE 823 18). Ceux-ci détiennent sans doute un pouvoir dérivé, mais ils le détiennent de par la volonté expresse du Christ. Leur juridiction, quoique pleinement subordon­ née à celle du souverain pontife, leur appartient pour­ tant en droit divin, non en droit ecclésiastique ; d’une manière ordinaire et propre, non d’une manière déléguée ou vicaire ; comme un degré indispensable de la hiérar­ chie, non comme une institution révocable par le souve­ rain pontife. Il est donc impossible d’imaginer la papauté sans l’épiscopat : l’une et l’autre institutions demeureront autant que l’Eglise, c’est-à-dire autant que le monde. 6. Parenté profonde de ces deux pouvoirs On voit combien la juridiction du pape et la juridic­ tion propre aux évêques sont étroitement solidaires. Elles sont deux formes, l’une suprême, étendue à l’Église uni­ verselle, l’autre dépendante, limitée à une Église particu­ lière, d’un même pouvoir qui vient du Christ, qui est ordonné au salut éternel des âmes, et dont la nature est spirituelle. Toucher à l’une, ce sera toujours, qu’on le veuille ou non, toucher à l’autre. Il est évident qu’en rejetant avec les presbytériens le pouvoir juridictionnel des évêques, on rejette, du même coup, le pouvoir juri­ dictionnel de l’évêque suprême, du souverain pontife. Il est moins évident peut-être mais néanmoins exact qu’en rejetant, avec les épiscopaliens anglicans ou orientaux, la juridiction suprême du pape, on attaque le dessein indi­ visible de Jésus, apparent déjà dans l’Écriture et inscrit dans la vie de l’Église primitive, conformément auquel l’évêque est dans l’Église particulière comme le pape dans l’Église universelle. Mais s’il est vrai, comme nous l’avons admis, que les évêques reçoivent du pape leur 824 VIII/3 - LA JURIDICTION SOUVERAINE juridiction propre et ordinaire, il devient possible de donner tout son sens à la vérité que déclare le concile du Vatican quand, aussitôt après avoir énoncé la primauté du pontife romain, il ajoute : « Bien loin de faire obstacle à la juridiction ordinaire et immédiate par laquelle les évêques, établis par l’Esprit saint comme successeurs des apôtres, paissent et régissent, en vrais pasteurs, le trou­ peau qui leur est respectivement confié, le pouvoir du souverain pontife la reconnaît, la confirme, la défend, selon le mot du pape saint Grégoire le Grand à l’évêque d'Alexandrie : Mon honneur, cest l’honneur de l’Eglise uni­ verselle. Mon honneur, c’est la force et la prospérité de mes frères. C’est alors que je suis vraiment honoré, quand l’hon­ neur qui revient à chacun d’eux ne lui est point refusé64. » 64. Denz., n° 1828. «Si votre sainteté, continue aussitôt saint GRÉGOIRE, me traite de papa universalis, elle récuse sa propre qualité d’évêque, en supposant que je suis universel. A Dieu ne plaise ! Loin de nous les mots qui gonflent la vanité et qui blessent la charité.* P. L., t. LXXVII, col. 933. Qu’on n’aille cependant pas tirer de ces déclarations une objection contre la primauté de l’évêque de Rome. Pour enseigner l’humilité à l’évêque de Constantinople, saint Grégoire estime bon de refuser lui-même un titre qu’usurpait ce der­ nier ; pourtant l’humilité ne l’empêche pas d’exercer avec fermeté la juridiction sur les différentes Églises de a chrétienté, y compris celle de Constantinople : « Quelle soit soumise au siège apostolique, dit-il, nul n’en peut douter, de Constantinopolitana Ecclesia..., quis eam dubi­ tet sedi apostolicae esse subjectam. » Ibid., col. 957. «Aussi, lorsqu’il apprend, en mai 599, qu’un certain nombre d’évêques orientaux ont été convoqués en concile à Constantinople..., il s’empresse de leur écrire pour les mettre en garde contre toute imprudence et leur rap­ peler que sans l’assentiment du saint siège, aucune décision touchant a foi ne peut avoir de valeur, quamvis sine apostolicae sedis auctoritate atque consensu, nullas quaeque acta fuerint vires habeant. » Ibid., col. 1005. Cf. Mgr BESSON, évêque de Lausanne, Genève et Fribourg, Saint Pierre et les origines de la primauté romaine, Genève, 1929, p. 173. Parce que le titre à'episcopus universalis dont on se pare à Constantinople, lui apparaît alors comme un fruit de l’ambition et de l’orgueil, Grégoire déclare ne l’accepter ni pour lui ni pour personne. SA RAISON PROVIDENTIELLE 825 7. Le pouvoir particulier des évêques est réglé, et parfois limité, dans son exercice, par le pouvoir univer­ sel La subordination du pouvoir juridictionnel propre aux évêques expliquera les limitations qu’il devra parfois souffrir dans son exercice. Il pourra se faire, en effet, que ce qui est exigé par le bien général de l’Église universelle contrarie, dans une certaine mesure ou pour un certain temps, le bien immédiat d’une Église particulière. Ici encore l’universel prime le particulier, l’avantage de tout le corps, l’avantage d’un seul membre, l’éclat du royaume de Dieu dans le monde, l’éclat du royaume de Dieu dans un diocèse ou une province. Aussi le pouvoir spirituel suprême pourra-t-il, dans certaines occurrences, res­ treindre partiellement, en vue d’un plus grand bien, non pas le pouvoir épiscopal lui-même, mais son exercice. Au concile de Trente, par exemple, certains évêques pleine­ ment orthodoxes de la Bohême estimaient que, dans leur diocèse, on lutterait plus efficacement contre l’hérésie hussite en rétablissant l’usage de communier les fidèles sous les deux espèces ; mais le concile, regardant aux fins de toute l’Eglise, adopta un sentiment contraire. Le pape Il reste qu’il n’hésite jamais sur l’origine évangélique de l’autorité que le siège de Rome tient de Pierre, à qui a été confiée « la charge et le principat de toute l’Église, cura ei totius Ecclesiae et principatus com­ mittitur». Cf. Pierre BATIFFOL, Saint Grégoire le Grand, Paris, 1928, pp. 204-210. Nous avons vu plus haut saint Cyprien proscrire pour d’autres raisons le titre de episcopus episcoporum, p. 808, note 47. La théologie réhabilitera l’expression d’épiscopat universel, précisément pour distinguer le principat de l’évêque de Rome du pouvoir des autres évêques. A Cranmer, qui se prévalait déjà du mot de saint Grégoire, BOSSUET répond par deux textes de saint Grégoire, et dis­ tingue « le fond de la puissance pontificale » du « reste que la coutume, ou la tolérance, ou l’abus même si l’on veut pourrait avoir introduit. » Histoire des variations des Églises protestantes, livre VII, n° 73. 826 VUI/3 - LA JURIDICTION SOUVERAINE pourra semblablement, pour des raisons profitables à tous, se réserver d’accorder certaines dispenses, d’infliger ou de lever certaines peines, d'exempter certains reli­ gieux de la juridiction épiscopale, etc. Il va de soi que les modalités de cette influence régulatrice sont variables; elles peuvent aller dans le sens d’une pl us grande ou d'une moins grande centralisation ; ce sont là questions d’époques, tandis que rien ne peut être changé aux traits essentiels de la hiérarchie. 8. L’apostolicité de juridiction L’infinie puissance du Père, qui soutient la puissance du Christ, pasteur éternel à qui toutes choses ont été remises sur terre et dans les cieux, laquelle soutient la puissance de Pierre, pasteur des brebis et des agneaux universels, soutenant à son tour au plan visible la puis­ sance des évêques, pasteurs du troupeau particulier qui leur est confié : voilà l’apostolicité de juridiction, dont la loi est annoncée dans l’Écriture et inscrite dans les ori­ gines chrétiennes. C’est une loi de hiérarchie, de subor­ dination. Le Christ est le fondement en dehors duquel nul ne saurait bâtir (Act., IV, 11), et Pierre aussi est le fonde­ ment sur lequel repose l’Église. Le Christ porte la clef&e. David et sans lui personne ne peut ouvrir ni fermer (Apoc., III, 7), et Pierre aussi a les clefs ouvrant et fer­ mant le royaume des cieux. Le Christ est le bon pasteur (Jean, x), et Pierre aussi est le pasteur des mêmes agneaux et des mêmes petites brebis. Et le pape est tête et chef de l’Église, mais au plan visible, dans l’ordre juridictionnel, pour autant qu’il est assisté par le Christ, pendant le temps mesuré de son pontificat : et à cause de toutes ces restrictions, l’Église ne pourra pas s’appeler le corps de Pierre, le corps du SA RAISON PROVIDENTIELLE 827 pape65. Tandis que le Fils de l’homme, caché dans la gloire de l’Esprit, est tête et chef de l’Église, pour toute la durée du temps, d’une manière excellente et incompa­ rable, lui donnant non seulement la vérité, mais encore la grâce : aussi l’Église est-elle vraiment son corps. Et Dieu lui-même, en un sens encore plus haut, est tête et chef à la fois du Christ et de l’Église ; « la tête du Christ, c’est Dieu » (I Cor., XI, 3) : et l’Église est vraiment le corps mystique du Verbe divin66. 65. « Ecclesiam non esse corpus Petri, sed Christi, verum est, quia Christus non solum caput mysticum ejus, sed mysticum suppositum ipsius est, ut patet ad Ephes., I, 22-23, ubi de Christo duo dicuntur : quod est caput Ecclesiae, et quod Ecclesia est corpus ejus. » Cajetan, Apologia de comparata auctoritate papae et concilii, cap. VIII, n° 519. 66. Accusera-t-on l’Église romaine d’être bicéphale ? Ce reproche serait plus surprenant encore s’il lui venait des Églises gréco-russe et anglicane, qui, étant épiscopaliennes, pourront, par une argumenta­ tion toute semblable, être accusées d’être polycéphales. N’opposons pas ce que l’Écriture subordonne. Rappelons que, dans la ligne de la transmission de la grâce, le Christ seul est tête de l’Église : du fait quelle est l’organe de la divinité, sa nature humaine est la source de toutes les grâces qui viennent dans le monde ; les hommes n’ont jamais ici qu’un rôle purement ministériel. Dans la ligne de la proposi­ tion extérieure de la vérité, tant spéculative que pratique, le Christ est chef Ae l’Église par la puissance qui lui est propre', les hommes qui peuvent jouer ici le rôle de causes secondes ne seront chefi que par la puissance qu’il leur prête-, aussi, tandis que le Christ est à la tête de l’Église d’une manière plénière, en tous les lieux, en tous les temps, en toutes ses conditions d’existence (Église militante, souffrante, triom­ phante), les hommes, eux, ne seront à la tête de l’Église que d’une manière fragmentaire-. Église militante (limitations par rapport aux conditions d’existence de l’Église), pour la durée d’un pontificat (limitations par rapport au temps), dans un diocèse (limitations par rapport à l’étendue). S. THOMAS, III, qu. 8, a. 6, Utrum esse caput Ecclesiae sit proprium Christo. A ceux qui argumentent sur des images et qui parlent d’Église bicéphale, saint Thomas répond : « Dans les discours métaphoriques, la similitude ne porte pas sur tous les aspects, car il n’y aurait plus similitude mais identité. Dans l’ordre physiologique, il n’y a pas une tête de la tête, car le corps n’est pas 828 VIII/3 - LA JURIDICTION SOUVERAINE 9. Le mystère de l’incarnation dans son rapport avec l’eucharistie et la primauté de Pierre Que Pierre, qui est un homme et qui ne peut habiter qu’un lieu, ait été choisi comme chef de l’Église, qui est divine et qui est universelle, quelle union d’attributs apparemment contradictoires, quelle dure parole propo­ sée à l’acceptation de nos coeurs ! Pourtant, dans le chris­ tianisme, cette parole n’est pas isolée, ni étrangère. En un sens, on pourrait dire quelle sonne à nos oreilles comme une annonce familière et attendue. Elle formule un grand mystère, mais ce n’est point un nouveau mys­ tère. C’est, dans l’une de ses applications, la présence d’un seul mystère vertigineux en quoi consiste le chris­ tianisme : Dieu a résolu que les choses divines seraient enveloppées de faiblesse, et les choses infinies enfermées dans l’espace et le temps. Il commença par éprouver la foi en lui révélant que la plénitude de la divinité habitait corporellement dans un vrai homme, et que le Créateur des mondes était né petit enfant sur notre planète: qu’on relise ces deux versets de saint Luc (l, 26-27) où, pour nous annoncer la descente de l’Éternité dans l’ins­ tant, de l’immensité dans le lieu, de la Liberté spirituelle dans les contraintes de la matière, toutes les précisions géographiques et généalogiques ont été intentionnelle­ ment accumulées. Il lui adressa plus tard d’autres paroles, où il déclarait que sa chair serait une nourriture et son sang un breuvage : ces paroles étaient dites pour membre d’un plus grand corps. Mais dans l’ordre social un corps, c'est-à-dire une multitude ordonnée, peut être membre d’une autre multitude. Par exemple, la société domestique est partie de la société civile ; aussi le père de famille, tête de la société domestique, a-t-il audessus de lui, comme tête, le recteur de la société civile. En ce sens, rien n’empêche que Dieu soit la tête du Christ, et le Christ la tête de l’Église. » III, qu. 8, a. 1, ad 2. SA RAISON PROVIDENTIELLE 829 unir, mais elles semblèrent à plusieurs dures et insuppor­ tables, et elles divisèrent. Enfin, comme pour la tenir en haleine, il lui proposa un mystère, inférieur sans doute mais analogue, et il choisit, nous ne disons pas pour son successeur, ce serait un blasphème, mais pour son vicaire, c’est-à-dire pour être le porte-parole autorisé de son enseignement et le dépositaire d’un pouvoir jusqu’alors inouï, un homme fragile dont il perçait à jour la misère, et dont il avait tenu à publier d’avance les reniements67. L’Incarnation, l’eucharistie, la primauté de Pierre. Ce sont les manifestations ordonnées et comme les étapes d’une même révélation. Il y a une sagesse du monde qui s’en détourne d’emblée. Mais il y a aussi une sagesse qui commence d’être chrétienne, qui commence de croire l’incarnation, et qui, un peu plus loin, devant le mystère de l’eucharistie, ou devant le mystère de la primauté de Pierre, est déconcertée et demeure en chemin. Elle semble oublier alors que Dieu est Dieu, qu’il passe à tra­ vers la matière non en se diminuant, mais en l’utilisant, en la transfigurant. Elle est toute prête, devant le chris67. La profondeur du lien qui rattache entre elles l’incarnation et la primauté romaine se découvre à MOEHLER, qui n’avait encore de ce point qu’une vue bien imparfaite, par l’étude de l’histoire d’Athanase et de l’Église de son temps : « Comme le pape, à qui Pierre a transmis sa dignité, est le chef avec lequel tous les membres sont reliés de façon organique, il fallait que tous les mouvements des Églises particulières fussent en harmonie avec les siens... Il était dans la nature des choses que l’Église, en luttant contre l’arianisme, s’op­ posât aussi par secret instinct à ses tendances séparatistes : en glori­ fiant le centre et le chef invisible de l’Église, elle relevait aussi son centre et son chef visible... Ceux qui défendaient la dignité du chef invisible se rattachaient au chef visible et furent à leur tour défendus par lui. C’est ainsi que l’histoire d’Athanase devint un point si inté­ ressant dans l’histoire du primat, et ses résultats s’étendirent, à cet égard également, bien loin dans l’avenir. » Athanasius der Grosse..., t. II, pp. 73-74 ; traduit et résumé par Pierre Chaillet, S. J., dans l’in­ troduction à Γ Unité dans l'Église, Paris, 1938, p. XXXIV. 830 vil 1/3 - LA JURIDICTION SOUVERAINE tianisme intégral et authentique, à crier à la matérialisa­ tion et au paganisme. Parfois, par un évident contre­ sens, elle opposera à la croyance en l’eucharistie les mots de Jean sur « la chair qui ne sert de rien », elle opposera à l’Eglise occidentale de Pierre l’Eglise orientale de Jean, comme si l’annonciateur par excellence du Verbe fait chair (Jean, I, 14), de la naissance par l’eau et l’Esprit (ill, 5), de la communication de la vie par la manduca­ tion de la chair de Jésus (VI, 58), de l’élection de Pierre (XXI, 15-17), avait pu révéler au monde un christianisme se passant de l’incarnation, de la sacramentalité et de la primauté visible. IL La juridiction suprême N’APPARTIENT PAS « EN PROPRE » AUX ÉVÊQUES 1. La somme des juridictions particulières n’équivaut pas à la juridiction universelle m. . g Le pouvoir juridictionnel réside en propre soit dans le souverain pontife soit dans les évêques. Il descend du souverain pontife, qui le possède d’une manière origi­ nelle, jusqu’aux évêques, qui le possèdent en propre sans doute, mais d’une manière dérivée. A l’étage du souverain pontificat comme à l’étage de l’épiscopat, la juridiction est toute spirituelle, tout ordonnée au même salut surnaturel des âmes. Et, de ce fait, elle conserve, ici et là, son unité profonde, géné­ rique. Cependant, elle paraît ici et là sous deux formes nette­ ment distinctes. La juridiction qui réside en propre dans le pape est universelle. La juridiction qui réside en propre dans les évêques est particulière. Ces deux formes ne diffè­ rent pas seulement d’une manière quantitative, selon le plus et le moins. Elles diffèrent d’une manière qualitative, ELLE DÉPASSE L’ÉPISCOPAT 831 selon l’espèce. L’Église universelle est autre chose qu’un total d’Églises particulières, et l’ordre juridictionnel de l’Église universelle autre chose qu’un total d’ordres parti­ culiers68. Si donc chaque évêque, en vertu de son épiscopat, ne possède en propre qu’une juridiction particulière, il s’en­ suit que la somme des évêques ne posséderont, en vertu de leur épiscopat seul, qu’une somme de juridictions par­ ticulières, ce qui n’équivaut pas le moins du monde à la juridiction universelle. Supposons même, comme le fait Cajetan, qu’après la mort d’un pape tous les évêques du monde s’assemblent et s’accordent dans un synode uni­ versel ; il y aurait universalité juridictionnelle quantita­ tive et cumulative, mais, de là à l’universalité juridiction­ nelle qualitative et essentielle du pasteur suprême, il res­ terait un abîme69. Nulle décision relevant en propre du 68. En politique, saint THOMAS affirme à la fois, sans se contre­ dire, d’une part que le bonheur d’un homme et celui de la cité sont le même et d’une même nature, disons d’un même genre, Polit., lib. VII, lect. 2, d’autre part que le bien commun de la cité et le bien particulier de chacun de ses membres ne diffèrent pas seulement selon le plus et le moins, mais selon une différence spécifique. 1I-II, qu. 58, a. 7, ad 2. Cf. Marcel DEMONGEOT, Le meilleur régime politique selon saint Thomas, Paris, 1928, p. 89. 69. A vouloir rassembler les évêques simplement comme tels, on aboutit, note CAJETAN, non pas à une juridiction transcendante qui se distinguerait des juridictions partielles comme le soleil se distingue des corps mixtes (on sait que les anciens considéraient la vertu des astres comme causant et comme renfermant éminemment en soimême les vertus des corps mixtes) ; mais simplement à une sorte de juridiction totale, faite de l’accumulation des juridictions partielles, à la manière dont l’humanité se fait du total de tous les hommes : « Nec est aliqua extranea potestas a potestatibus partialibus, sed velut potestas totalis, consurgens ex partialibus. » Apologia de comparata auctoritate papae et concilii, cap. VI, n° 502. Cajetan avait écrit aupa­ ravant : « Le concile, si on 1’abstrait du pape, ne peut rien de plus que ce que peuvent les pouvoirs particuliers qui le composent ; il ne peut établir le moindre évêque, lorsque manquent les supérieurs auxquels 832 VIII/3 - LA JURIDICTION SOUVERAINE pouvoir papal ne pourrait être prise, par exemple nulle vérité implicitement révélée par le Christ ne pourrait être explicitement définie °. Et les Eglises dissidentes • 4 r * w revient cet office. Mais le pape peut, par toute la terre, élire et établir des évêques en vertu de sa seule autorité, qui n’est pas la sienne, mais celle de Celui qui marche dans l'abondance de sa force» (Is., LXIII, 1). De comparatione auctoritatis papae et concilii, cap. XIII, n° 203. Le même théologien va jusqu’à dire : « Nous sommes sûrs que ni le pape ni d’autre part l’Église ou le concile intègres ne peuvent errer dans la foi, quand ils jugent avec autorité en matière de foi. Est-il question de l’Église ou du concile acéphales, je ne sais rien : la tête absente, je vois sans doute de nombreux mérites, mais je ne vois plus d’autorité. C’est pour ne pas distinguer la foi personnelle et le juge­ ment d'autorité que certains, en matière de foi, poussent l’ignorance jusqu’à préférer les docteurs au pape : ils pensent à la personne du pape, non à son office et à l’assistance divine promise à cet office. » Ibid., cap. IX, n° 135. 70. Il est même prévu, dans la Constitution Vacante sede apostolica, qu’on trouve en appendice à la fin du Code de Droit Canon, que si le pape décédait pendant la célébration d’un concile général, le concile serait suspendu dès l’instant où cette nouvelle lui parviendrait: ce n’est pas à lui c’est au collège des cardinaux que revient la tâche d’élire le nouveau pape (n° 28). Cela ne signifie pas cependant que tout exercice de la juridiction soit alors aboli. Les décisions des précédents pontifes, notamment celles qui fixent les conditions de l’élection valide du nouveau pape, restent en vigueur {ibid., Introduction). Si les congrégations romaines perdent les pou­ voirs quelles ne pouvaient exercer qu’en en référant expressément au souverain pontife (n° 23), elles conservent ceux quelles possédaient par Lettres apostoliques et qui sont regardés comme leur appartenant en propre (n° 24). Pareillement, les pouvoirs juridictionnels du cardi­ nal vicaire de Rome (n° 19) et ceux des légats, des nonces, des délé­ gués apostoliques (n° 20) ne sont pas interrompus. Pour ce qui est du pouvoir de nommer ou d’instituer les évêques, il appartient au pontife romain {Cod. Jur. Can., 329, § 2, et 332, § 1). Mais, CAJETAN le fait remarquer dans son De romani pontificis institutione, cap. XIII, ad 6, il importe de distinguer entre le pouvoir du souverain pontife (« auctoritas >») et Xexercice de ce pouvoir («executio ») dont le mode a pu varier au cours du temps. C’est ainsi que l’ancienne discipline ecclésiastique laissait aux patriarches d’Alexandrie ou d'Antioche le droit d’élire les évêques de leurs pro- ELLE DÉPASSE L’ÉPISCOPAT 833 gréco-russes, quelle que soit la part de juridiction authentique que l’Église leur reconnaisse en fait et quelles détiennent encore, semblent proclamer à leur manière la justesse de cette doctrine en se condamnant officiellement à la stagnation dogmatique. 2. L’Église pendant la vacance du saint siège Il ne faut pas imaginer que l’Église, quand le pape est mort, possède le pouvoir de papauté en acte, à l’état dif­ fus, en sorte quelle le déléguerait elle-même au prochain pape, en qui il recommencerait à se condenser et à se préciser. Le pape mort, l’Église est vraiment dans la viduité, et, quant à la juridiction universelle visible, elle est vraiment acéphale71. Mais elle n’est point acéphale vinces. Les élections d’évêques faites pendant la vacance du saint siège et regardées comme valides s’expliquent de cette façon. Sur les différentes manières de procéder à l’élection des évêques, voir E. ROLAND, Diet, de théol. cath., article «Élection des évêques», col. 2256 et suiv. Du IIe au VIe siècle, l’élection des évêques est faite par le clergé avec l’assentiment du peuple. « On ne saurait, dit saint Léon le Grand, tenir pour évêque quiconque n’est pas élu par le clergé, ni demandé par le peuple» (col. 2259). L’évêque de Rome n’intervient pas directement dans l’élection. Il se contente d’en régler la bonne ordonnance. Discrète, indirecte, son intervention est cepen­ dant réelle, indéniable. Elle est comme un prolongement de sa pri­ mauté (col. 2261). La réforme grégorienne essaie d’arracher le droit d’élection des mains des princes, où il était tombé, pour le ramener à son ancienne condition (col. 2268). C’est au XIIIe siècle que le pape tend à devenir l’arbitre suprême des élections de la catholicité. Un droit nouveau se substitue à l’ancien : la nomination directe par le souverain pontife devient le droit commun. Les méthodes diverses actuellement en usage, qui attribuent à d’autres qu’au pape une part quelconque dans le choix des évêques, sont des concessions locales, exceptions à la loi commune (col. 2269 à 2271). 71. Pendant la vacance du siège apostolique, dit CAJETAN, l’Église universelle est à l’état imparfait, elle est comme un corps amputé, 834 VIII/3 - LA JURIDICTION SOUVERAINE comme les Églises schismatiques, ni comme un corps voué de soi à la décomposition. Le Christ la dirige du ciel. Il n’y a personne alors sur la terre pour exercer visi­ blement en son nom la juridiction spirituelle suprême, et, en conséquence, les manifestations nouvelles de la vie universelle de l’Église sont empêchées. Mais, pour être ralenti, le battement de la vie ne cesse pas dans l’Eglise; elle possède le pouvoir de la papauté en puissance, en ce sens que le Christ, qui a voulu quelle dépendît, au cours des âges, d’un pasteur visible, lui a conféré pour autant le pouvoir de désigner les hommes auxquels lui-même remettrait les clefs du royaume des cieux, déposées d’abord dans les mains de Pierre 2. non comme un corps intègre. « L’Église est alors acéphale, privée de sa partie et de sa puissance suprême. Et qui conteste cela tombe dans l’erreur de Jean Hus, qui niait la nécessité d’un chef visible pour l’Église, condamnée d’avance par saint Thomas, puis par Martin V au concile de Constance. Et dire que l’Église dans cet état tient immédiatement son pouvoir du Christ et que le concile universel la représente, c’est errer d’une manière intolérable. » De comparatione auctoritatis papae et concilii, cap. VI, n° 74. Voici les propositions 7 et 27 de Jean Hus, condamnées au concile de Constance : « Pierre n’est ni n'a été chef de la sainte Église catholique. » « Il n’y a pas ombre d’apparence que soit nécessaire, au spirituel, un seul chef pour régir l’Église, continuant de vivre et de durer avec l’Église militante. * Denz., n*” 633 et 653. 72. Voir Excursus VIII, sur « l’élection du pape », p. 974. 835 III. Cependant la juridiction suprême est « PARTICIPÉE » PAR LES ÉVÊQUES ASSOCIÉS AU SOUVERAIN PONTIFE ET FORMANT LE COLLÈGE ÉPISCOPAL, DISPERSÉ DANS LE MONDE OU RASSEMBLÉ EN CONCILE 1. La juridiction collégiale des évêques unis au pape On a parlé de la juridiction que les évêques possèdent en propre. Elle est distincte de la juridiction du pasteur suprême. La première est ordonnée au bien d’une Église particulière ; la seconde au bien de l’Église universelle. Et nous savons que le bien de la partie et le bien du tout dif­ fèrent qualitativement selon l’espèce et non seulement quantitativement, selon le plus ou le moins. Pourtant, la juridiction propre aux évêques dérive de la juridiction du souverain pontife. Elle est comprise dans la juridiction suprême, comme le moins parfait dans le plus parfait. Elle ne saurait donc rien lui ajouter intensivement, elle ne peut qu’en diffuser et qu’en réfracter la vertu. Le pouvoir propre aux évêques et le pouvoir du souverain pontife font bien plusieurs pouvoirs, mais ils ne font pas ensemble un plus haut pouvoir : « Papa cum residuo Ecclesiae non est majoris potestatis jurisdictionis spiritualis quam ipse solus [...]. Papa cum Ecclesia reliqua non facit majus in potestate, sed plures potestates », écrit Cajetan73. Dans un autre domaine, on dira pareillement que la création de l’univers n’ajoute rien à la perfection divine, quelle se contente de la réfracter ; en sorte qu’après la création il n’y a pas plus d’« être », plus de perfection, bien qu’il y ait plus d’« êtres », plus de sujets existants. Mais, outre la juridiction particulière qu’ils possèdent en propre, les évêques, pris collégialement, en vertu de leur étroite union au souverain pontife, participent à la juridiction universelle, qui réside en propre dans le souve73. De comparatione auctoritatis papae et concilii, cap. VI, nOi 75 er 78. 836 VIll/3 - LA JURIDICTION SOUVERAINE rain pontife. Et comme on distingue, à propos d’une harpe, la beauté du son quelle donne dès quelle est tou­ chée et la beauté spirituelle que lui prête le jeu d’un artiste ; ou, à propos du bras, son activité mécanique et son activité intelligente ; ou, à propos des disciples de Socrate ou des généraux de Napoléon, leur valeur per­ sonnelle et la force nouvelle qu’ils recevaient du génie de leur maître ; ainsi, on devra distinguer dans les évêques le pouvoir de juridiction particulière, qui trouve en eux son sujet propre, et le pouvoir de juridiction universelle, qui trouve en eux un sujet de surcroît. Nous venons de le dire, la juridiction particulière des évêques est dis­ tincte de la juridiction universelle, elle s’ajoute à elle pour donner non pas sans doute plus de pouvoir, «majus in potestate», mais plusieurs pouvoirs, «plures potestates ». Au contraire, la juridiction que les évêques possèdent collégialement ne fait pas nombre avec la juri­ diction suprême et universelle, elle se confond avec elle. En d’autres termes, disons que le pouvoir de régir l’Église universelle réside d’abord dans le souverain pon­ tife, puis dans le collège épiscopal qui lui est uni ; et qu’il peut être exercé soit uniquement par le souverain pon­ tife, soit solidairement par le souverain pontife et le col­ lège épiscopal : le pouvoir du souverain pontife seul et le pouvoir du souverain pontife uni au collège apostolique constituant non pas deux pouvoirs adéquatement distincts, mais un seul pouvoir suprême considéré d’une part dans la tête de l’Église enseignante, où il réside tout entier et comme dans sa source, d’autre part à la fois dans la tête et dans le corps de l’Église enseignante, auquel il se communique et dans lequel il trouve son sujet plénier et intégral 4. 74. Le texte de saint LÉON écrivant, vers 445, que le Sauveur a voulu que la charge d'annoncer la vérité « revînt en telle manière à LES ÉVÊQUES Y PARTICIPENT 837 2. Ses fondements scripturaires Les grandes paroles de Jésus investissant ses disciples du soin d’évangéliser toutes les nations (Mt., fin) étaient trop riches pour révéler d’emblée tout leur sens, et le temps seul pouvait faire apparaître distinctement les multiples pouvoirs qu’elles conféraient. Outre le pouvoir transapostolique promis personnellement à Pierre, elles assuraient aux apôtres: 1° les pouvoirs apostoliques extraordinaires de fonder l’Eglise ; 2° les pouvoirs ordi­ naires, épiscopaux, transmissibles à leurs successeurs, de la régir\ a) en participant collégialement à la juridic­ tion universelle du souverain pontife, b) en exerçant une juridiction particulière sur les Eglises locales, telles quelles apparaissent dans les Actes des Apôtres, les Epîtres, l’Apocalypse. Le second pouvoir, le pouvoir régulier, permanent, collégial, de régir l’Eglise universelle, est non pas unique­ ment mais certainement compris dans la promesse que fait Jésus à tous ses apôtres : « Ce que vous lierez sur la terre sera lié dans le ciel, ce que vous délierez sur la terre sera délié dans le ciel» (Mt., XVIII, 18). Ces paroles avaient d’abord été adressées à Pierre (Mt., XVI, 19). Elles sont adressées maintenant à tout le collège apostotous les apôtres quelle fût d’abord déposée dans le bienheureux Pierre, le premier d’entre eux ; et il veut que, de Pierre, comme de la tête, ses dons se répandent dans le corps entier, en sorte que celui qui aurait osé s’éloigner de la solidité de Pierre comprenne qu’il ne partidpe plus au mystère divin » {Epistola I ; P. L., t. LIV, col. 629, cité parGratien, dist. 19, cap. Ita Dominus), comporte deux sens: 1° la juridiction particulière propre aux évêques leur vient du Christ par le souverain pontife (c’est la pensée des meilleurs théologiens) ; 2° la juridiction universelle, communiquée aux évêques, leur vient du Christ par le souverain pontife (c’est la pensée de tous les théologiens qui ne veulent pas mettre le concile au-dessus du pape). Cf. plus haut, p. 822. 838 Vlll/3 - LA JURIDICTION SOUVERAINE lique. Qu est-ce à dire, sinon que le collège apostolique participera au pouvoir de Pierre, qu’il partagera avec Pierre la juridiction suprême sur l’Eglise universelle, que cette juridiction suprême sera donnée d’abord à Pierre et à ses successeurs, pour se répandre ensuite sur les apôtres et sur leurs successeurs ? Une constatation identique ressortirait de Luc, XXII, 31-32: «Simon, Simon, voici que Satan a obtenu de vous cribler comme le froment. Mais j’ai prié pour toi, afin que ta foi ne défaille pas ; et toi, quand tu seras revenu, affermis tes frères. » La persévérance dans la foi aura donc son principe en Pierre, pour de là se commu­ niquer aux autres apôtres. Et il en sera ainsi d’âge en Aage7K6. Enfin, les Actes des Apôtres nous montrent le collège apostolique tout entier à l’œuvre, et rassemblé dans une circonstance solennelle pour former le premier concile. Il faut régler les intérêts de l’Eglise universelle en fixant la discipline relative aux convertis du paganisme. Et la 75. Parler ainsi à ses disciples, ce n’était pas, chez le Seigneur, note le P. LAGRANGE, « révoquer le pouvoir donné à Pierre comme au prin­ cipal intendant de sa maison, c’était plutôt les associer à celui qui avait les clefs ». Le pouvoir dont il est question est confié « à ceux auxquels parle Jésus », et ce n’est plus chaque fidèle comme aux ver­ sets précédents (15-17), « ce sont donc les disciples déjà investis de si grands pouvoirs lors de leur mission (x, 5-16), et destinés par là même à être les dispensateurs de l’autorité confiée d’abord à Pierre. » Évangile selon saint Matthieu, pp. 355 et 356. 76. Le P. LAGRANGE écrit : « Jésus a prié pour tous les apôtres (Jean, XVII, 9) ; s’il a prié spécialement pour Pierre, ce n’est pas sim­ plement parce que sa foi était plus exposée, mais parce qu elle impor­ tait au salut des autres [...]. Le concile du Vatican a cité ce texte pour établir l’infaillibilité pontificale. Et, en effet, si les apôtres pour les­ quels Jésus a prié avaient besoin d’être fortifiés dans la foi par Pierre, les successeurs des apôtres doivent être dans le même rapport avec le successeur de Pierre, puisque ce dernier est établi à jamais comme fondement de l’Église. » Évangile selon saint Luc, pp. 553-554. LES ÉVÊQUES Y PARTICIPENT 839 décision est prise non par Pierre seul, mais simultané­ ment par tous : « Il a paru bon à l’Esprit saint et à nous » (Act., XV, 28), disent les apôtres et les presbytres7 . Ainsi, l’épiscopat pris tout seul, par exemple pendant la vacance du saint siège, encore qu’il rassemblât tous ses membres et fît l’unanimité, et le même épiscopat uni actuellement au souverain pontife pour participer au gouvernement de l’Église universelle, représentent deux formes spécifiquement distinctes du pouvoir juridiction­ nel. Dans le premier cas, les évêques n’exercent que les actes de la juridiction particulière. Dans le second cas, ils exercent, conjointement avec le pape, les actes de la juri­ diction suprême. Ils ne sont pas, Melchior Cano le fait remarquer8, de simples théologiens consulteurs. Ils ont 77. Suivant la meilleure leçon, la lettre contenant les décisions du concile débute ainsi: «Les apôtres et les presbytres, frères, aux frères d'entre les Gentils qui sont à Antioche, en Syrie et en Cilicie, salut » (Act., XV, 23). - Au verset précédent, l’auteur dit que les apôtres et les presbytres, avec toute l’Église, ont trouvé bon d’envoyer une délégation à Antioche pour y porter les décisions conciliaires. Certains exégètes ont voulu conclure que tous les chrétiens de Jérusalem, y compris les simples fidèles, avaient participé à la discussion, et même au vote. Mais, écrit E. JACQUIER, Les Actes des Apôtres, Paris, 1926, p. 459, « cela ne res­ sort pas nécessairement du texte, lequel ne vise que le choix de l’envoi de délégués à Antioche. La décision doctrinale exprimée par la lettre apostolique n’est plus attribuée, au verset 23, qu’aux apôtres et aux pres­ bytres et non à la communauté ». Même si l’on suivait l’autre leçon, on ne saurait s’en autoriser pour égaler le pouvoir des fidèles à celui de la hiérarchie. Ajoutons que les membres du concile apparaissent ici unis à Pierre par autre chose que le privilège extraordinaire de l’apostolat, mais par un pouvoir permanent qui s’étend jusqu’aux presbytres. 78. « Episcopos concilii, in fidei causa, non modo consiliarios esse, verum etiam judices. Alioqui non solum episcopi ad ferendam senten­ tiam synodalem adhiberentur, sed etiam docti theologi et viri in Ecclesia prudentes... Cum igitur, Ecclesiae perpetuo usu, soli pastores in concilio sedeant, consequens fit, censores eos esse, non modo consul­ tons. » De locis tbeol., lib. V, cap. V, quaest. 2 ; CANO se réfère aux pas­ sages de saint Matthieu et des Actes des Apôtres que nous avons cités. 840 * « t : * VIII/3 - LA JURIDICTION SOUVERAINE autorité pour décider. Ils déclarent quelle est, pour l’Église entière, la vérité spéculative à croire, la vérité pratique à observer. Or, il est manifeste que l’épiscopat - nous parlons de l’épiscopat orthodoxe, légitime - s’est prononcé fré­ quemment, dans le passé, sur des questions intéressant le sort de l’Église universelle, qu’il a par exemple, à plu­ sieurs reprises, défini la vraie foi et fait l’unité de la disci­ pline. Son rayonnement œcuménique au long de l’his­ toire, l’épiscopat le doit non pas à sa vertu propre, mais à la vertu du siège de Pierre, dont l’autorité ou bien tacite ou bien expresse ne cessait de le soutenir, de le soulever au-dessus de lui-même, de l’élargir, de l’illuminer. Cette remarque, dont on a vu le fondement scripturaire, donne la clef de la méprise où sont tombés ceux qui, négligeant de distinguer ce que l’épiscopat tient de luimême et ce qu’il tient du siège de Pierre, ont cru pou­ voir opposer entre eux le pouvoir du siège de Pierre et le pouvoir des conciles œcuméniques. 3. Le collège épiscopal dispersé dans le monde : ses signes distinctifs L’activité œcuménique de l’épiscopat, uni au pape actuellement régnant, peut avoir — mais ce n’est là qu’une différence accidentelle - un double caractère : un caractère régulier, lorsque les évêques demeurent disper­ sés sur la terre, chacun dans son Église ; un caractère exceptionnel, lorsque les évêques se rassemblent en concile. Les évêques disséminés sur le globe régissent leur Église particulière. Ils font davantage. Du fait qu’ils sont étroitement unis au pasteur suprême et qu’ils agissent avec son consentement tacite ou exprès, ils contribuent, d’une manière lente, vivante, diffuse, à conserver et à LES ÉVÊQUES Y PARTICIPENT 841 expliquer dans le monde le dépôt de la vérité révélée, à maintenir et à formuler les règles de la discipline com­ mune, en un mot à régir même l’Église universelle. Est-il question, par exemple, du pouvoir déclaratif, le corps épiscopal, pour autant qu’il est en accord avec le souve­ rain pontife, devient un organe par lequel l’enseignement ordinaire et quotidien de l’Église peut être donné au monde avec une infaillibilité propre et absolue. La foi divine et catholique, selon le concile du Vatican, embrasse, en effet, toutes les vérités qui se trouvent contenues dans la parole de Dieu écrite ou traditionnelle et que l’Eglise propose à notre foi comme divinement révélées, quelle fasse cette proposition par un jugement solennel ou par son magistère ordinaire et universel7^ ; et Pie IX précise que l’exercice du magistère ordinaire peut se faire sur tout le globe : « La foi divine ne doit pas se restreindre aux points expressément définis par les décrets des conciles œcuméniques, ou des pontifes romains et du siège apostolique ; mais elle doit s’étendre aussi aux points qui sont donnés comme divinement révélés par le magistère ordinaire de toute l’Eglise dispersée sur la terrdÉ » Est-il question maintenant du pouvoir 79. « Sive solemni judicio, sive ordinario et universali magisterio. » Denz., n° 1792. 80. « Ordinario totius Ecclesiae per orbem dispersae magisterio. » Denz., n° 1683. - Vacant estime que le magistère ordinaire peut avoir pour organe infaillible non seulement le pape uni à l’épiscopat universel, mais encore le pape seul. Selon ce théologien, en dehors des jugements pontificaux solennels, comme par exemple la définition de l'immaculée Conception, qui représentent le magistère extraordinaire du pape, il peut exister à'autres actes pontificaux qui ne remplissent pas routes les conditions extérieures caractérisant les définitions solennelles et qui néanmoins peuvent exprimer suffisamment la volonté qu’a le pape de porter une sentence définitive et absolue, en d’autres termes, de parler ex cathedra, avec infaillibilité. Cf. VACANT, Le magistère ordinaire de l’Église et ses organes, 1887, pp. 98 et suiv. Il 842 VIII/3 - LA JURIDICTION SOUVERAINE canonique, le corps épiscopal, pour autant encore qu’il est uni au souverain pontife, précisera à chaque époque, en chaque civilisation, soit les points de doctrine qui apparaissent en connexion avec le dépôt révélé, soit les devoirs moraux et sociaux authentiques ; et il constituera la coutume. Mais à quels signes reconnaître le vrai corps épiscopal ? La réponse appartient au traité des lieux théologiques. Le signe suprême c’est, puisque Pierre a été institué par Jésus-Christ chef perpétuel du collège apostolique, la communion avec le souverain pontife. La majorité des évêques sera-t-elle, à un titre dérivé sans doute, une assurance suffisante ? Il est manifeste en tout cas que la majorité comme telle est loin d’être un sûr critère de vérité : « Scimus frequenter usuvenire ut major pars vincat meliorem, scimus non ea semper esse optima quae placent pluribus», dit Cano81. Est-il même ques­ tion d’une majorité d'évêques, de bons théologiens pen­ sent quelle peut s’égarer, juger à l’encontre du souverain pontife, et même persévérer dans son erreur. Ainsi Cano. est sûr que le pape seul exerce son magistère autrement que par défi­ nitions solennelles. Mais on ne pourra prêter à ce magistère une infaillibilité propre et absolue que sur une volonté expresse du pape clairement manifestée : la question est précisément de savoir si l’on ne se trouvera pas nécessairement alors en face d’une définition solennelle. Dans tous les autres cas, le magistère du pape seul sera garanti ou bien par l’infaillibilité propre, sans doute, mais seulement pruden­ tielle qui convient aux décisions d’intérêt général ; ou bien par l’assis­ tance faillible - elle n’est infaillible qu’au sens impropre - qui convient aux décisions d’intérêt particulier et aux mesures d’ordre biologique. Nous dirions donc : Le magistère du pape seul peut être solennel, déclaratif, absolu, ou ordinaire, canonique, prudentiel. Le magistère ordinaire du pape uni à l'épiscopat universel peut être soit déclaratif soit canonique. Voir supra, p. 718, note 44 et infra, p. 891, note 142. 81. De locis theoL, lib. V, cap. V, quaest. 2. LES ÉVÊQUES Y PARTICIPENT 843 Ainsi encore Benoît XIV : « Du fait que les évêques, ras­ semblés en concile général, sont de véritables juges, qu’on ne conclue pas que le pontife romain est tenu de décider conformément à la majorité des juges et d’ap­ prouver leur doctrine. Car, comme le remarque Melchior Cano, si tous les évêques sont de véritables juges, cependant le jugement suprême a été commis, par le Seigneur Christ, à son vicaire sur terre, et la charge lui a été confiée de rappeler à la vraie foi, qu’ils soient le petit ou le grand nombre, tous ceux qui fléchissent : J'ai prié pour toi afin que ta foi ne défaille point, et toi, quand tu seras revenu, confirme — non l’un puis l’autre, mais qu’ils soient minorité ou majorité, — confirme tes frères. Les quatre cents prophètes d’Achab n’ont pas prévalu jadis contre le seul prophète Michée ; de même le concile arien de Rimini n’a point prévalu contre Vincent de Capoue et les quelques évêques restés attachés alors à l’évêque de Rome »82. On voit que, dans le canon d’or­ thodoxie de saint Vincent de Lérins : « Dans l’Eglise catholique elle-même, il faut veiller soigneusement à s’en tenir à ce qui a été cru partout, toujours et par tous », la dernière clause, quod ab omnibus, ne doit s’entendre que de ceux qui forment, sous la garde de Pierre, les brebis du Christ. Il reste que, puisque l’Église du Christ doit durer toujours et qu’il n’y a pas d’Église du Christ sans corps épiscopal, il est absurde d’imaginer que le pape puisse rester seul en face des évêques. Certains théolo­ giens estiment même que les promesses accordées par Jésus au corps épiscopal : « Voici que je suis avec vous tous les jours jusqu’à la consommation du siècle» (Mt., fin), impliquent que la majorité de ce corps ne se disjoin­ dra jamais du souverain pontife : « Il est impossible que la majorité des évêques ayant juridiction dans l’Église, 82. De synodo diocesana, lib. XIII, cap. Il, n° 3. : ■ 844 • * νΐΠ/3 - LA JURIDICTION SOUVERAINE c’est-à-dire des évêques catholiques, enseigne un senti­ ment que le souverain pontife n’enseignerait pas soir expressément, soit au moins tacitement. Il est impos­ sible, par conséquent, quelle tombe dans l’erreur et se sépare du saint siège8384 . » Pour ce qui concerne l’avenir, reconnaissons, en effet, que cette dernière éventualité paraît sinon « impossible », du moins peu vraisemblable. Les relations quotidiennes du corps épiscopal, dis­ persé dans l’espace, avec sa tête, le souverain pontife, sont aujourd’hui facilitées par le perfectionnement des moyens de communication, le progrès technique pou­ vant servir, à l’égal des anciennes routes romaines, non moins à l’expansion du règne de Dieu qu’à l’expansion du règne du mal. Cependant l’unité de l’Eglise enseignante se manifeste avec le maximum d’éclat lorsque, des circonstances exceptionnelles le demandant, le corps épiscopal se ras­ semble en concile, surtout en concile général ou œcumé• 84 nique04. 4. Le collège épiscopal réuni en concile La loi qui régit les rapports du souverain pontife et des évêques, de la tête et des membres, est la même qui régira les démarches du concile œcuménique. L’autorité qui, de droit, le rassemble est celle du souverain pontife. A supposer que ses débuts fussent irréguliers, il ne deviendrait valide qu’à partir du moment où le souve83. VACANT, Le magistère ordinaire de l'Église et ses organes, p. 94. 84. On appelle conciles provinciaux ceux qui groupent, sous le métropolitain, les évêques d’une province. D’eux-mêmes, ils font déjà grande autorité en matière de foi. S’ils sont confirmés par le sou­ verain pontife, leur autorité est absolue et ils deviennent, sur ce point, assimilables aux conciles généraux ou œcuméniques. Cf. Melchior Cano, De locis theoL, lib. V, cap. III et IV. LES ÉVÊQUES Y PARTICIPENT 845 rain pontife l’autoriserait soit expressément, soit du moins tacitement. Ses décisions ne sont péremptoires que lorsqu’elles sont prononcées en collaboration actuelle avec le souverain pontife, ou ratifiées ultérieure­ ment par lui. Il s’ensuit qu’entre la juridiction ordinaire du magis­ tère dispersé et la juridiction solennelle du concile œcu­ ménique, on ne trouve de différences qu’accidentelles. Elles méritent néanmoins d’être signalées. La part nouvelle, dans un concile, c’est d’abord une supplication plus solennelle pour attirer sur l’Eglise une surabondante effusion de la sagesse divine. En effet, elle concerne tous les chrétiens, non seulement les fidèles, mais encore leurs pasteurs, la parole de Jésus sur la vertu de la prière collective : « Je vous le dis en vérité, si deux d’entre vous s’accordent sur la terre, quelque chose qu’ils demandent, elle leur adviendra, de la part de mon Père qui est dans les cieux. Car, là où deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis au milieu d’eux » (Mt., XVIII, 19-20)8-. Il y est pour les soutenir dans leur marche vers 85. Cette parole de l’Évangile. citée dans la lettre de convocation du concile du Vatican, Acta et decreta concilii Vaticani, coll, lacensis, t. VII, col. 4, s’enrichit de sens nouveaux quand elle s’entend non plus des simples fidèles, mais des représentants de la hiérarchie. Étudiant la signification du sentiment commun des fidèles, non pas en lui même, mais comme facteur du développement dogmatique, le P. MaRIN-Sola insiste sur les degrés de sa valeur — selon qu’il s’agit de quelques fidèles, ou de l’ensemble de l’Église — et sur sa distinction d’avec le magistère : « Tant que le sens de la foi ne se trouve que dans quelques fidèles isolés - même saints - ou dans une partie de l’Église, sa valeur théologique est très faible. Mais dès qu’il se généralise et devient le patrimoine commun des évêques, des théologiens et des fidèles, il constitue, par lui-même et avant toute définition, un argument de valeur égale à celle du raisonnement théologique le plus évident. De sorte que l’un ou l’autre : le raisonnement évident ou le sentiment cer­ tain et universel de la société chrétienne relativement à l’inclusion d’une doctrine dans le dépôt révélé - est, pour l’Église, un critère suf- 846 VIII/3 - LA JURIDICT ION SOUVERAINE la vérité, et pour les accueillir en elle à chacune de leurs étapes. C’est, ensuite, un effort plus considérable, plus large, plus soutenu, pour préparer et mettre au point les énon­ cés spéculatifs ou pratiques à définir. Si les énoncés, solennellement définis en fin de compte par l’autorité suprême, sont toujours infaillibles d'une manière propre et absolue, il reste que l’Eglise agit, dans la ligne du pou­ voir de juridiction, non pas en pur instrument, mais en cause seconde responsable et chargée d’initiatives, et quelle peut, en conséquence, proposer à la sanction de l’infaillibilité une matière plus ou moins étendue, plus fisant de sa définibilité. Il faut cependant bien distinguer le sens de la foi, dont nous venons de parler, du magistère ordinaire de l’Église. [...] Le magistère ou la définition dogmatique de l’Église n’est pas seule­ ment un appareil enregistreur, ni un centre de répercussion de la conscience sociale de la communauté chrétienne, selon la prétention hérétique du modernisme (Denz., n° 2006) : c’est, avant tout, une source explicite ou implicite de toute adhésion subséquente; c’est, pour la conscience sociale du peuple chrétien, le contrôle et la règle de son consentement antérieur, qu’il soit dû au raisonnement théolo­ gique, ou bien au sens expérimental de la foi. » L'Évolution homogène du dogme catholique, 1924, t. I, p. 368 ; les soulignements sont de nous. - Au moment où il écrivait L'unité dans l'Église, MOEHLER, malheureusement, n’avait pas ces distinctions présentes à l’esprit. 11 reste que sa grande âme avait compris qu’une étroite participation à la communion de l’Église peut seule permettre de rencontrer vrai­ ment le Christ. C’est, dit-il, immédiatement après le temps où l’unité de l’Églises’affirma avec le plus de vigueur « que la divinité du Christ fut reconnue de la manière la plus formelle, et cela au concile de Nicée, où, pour la première fois, tous les chrétiens étaient visiblement réunis en la personne des représentants de leur amour. C’est alors qu'ils firent capables de reconnaître le Christ dans toute sa grandeur·, ils étaient devenus grands eux-mêmes. Oh ! soyons toujours grands et libres ; aimons sans cesse et conservons intacte l’unité par les liens de la paix ! Alors la véritable grandeur du Christ ne peut pas nous échappa, car nos yeux sont purs et capables de le contempler dans toute sa pureté. » Traduct. A. de Lilienfeld, Paris, 1938, § 63, p. 205. LES ÉVÊQUES Y PARTICIPENT 847 ou moins ordonnée, plus ou moins subtile. Il eût été, par exemple, difficile au souverain pontife de préparer seul un ensemble organique de propositions, un corps de doctrine aussi considérable que celui qui a été soumis à la consécration de l’infaillibilité lors du concile de Trente. C’est, troisièmement, une collaboration plus sensible et plus impressionnante quand on en vient à promulguer les résolutions finales, et une profession de foi unanime et simultanée des membres de l’Eglise enseignante, dont l’exemple est propre à entraîner l’adhésion du peuple fidèle. C’est, enfin, le gage d’une divulgation plus rapide, d’une application plus homogène et plus exacte des mesures prises pour le meilleur salut de l’Eglise et du monde. Des fruits abondants, dit le concile du Vatican, sont produits par les conciles œcuméniques : « C’est là que les très saints dogmes de la religion sont définis avec plus de profondeur, exprimés avec plus d’ampleur, que la disci­ pline ecclésiastique est restaurée et plus solidement éta­ blie [...], que se resserre le lien des membres et de la tête, que s’accroît la vigueur de tout le corps mystique du Christ [...], que se nourrit notre zèle de propager sur terre, fût-ce en donnant notre sang, la royauté du Christ86.» Plus de quatorze siècles auparavant, en 451, les Pères du concile de Chalcédoine avaient écrit au pape saint Léon le Grand : « Tu es venu jusqu’à nous, tu as été pour tous l’interprète de la voix du bienheureux Pierre, et à tous tu as procuré la bénédiction de sa foi. Aussi, ayant profité de toi comme de notre chef en les choses bonnes, nous avons pu manifester aux enfants de l’Église 86. Au début de la Constitution Dei Filius, Acta et decreta concilii Vaticani, coll, lac., t. VII, col. 248. 848 I 4 t ** < VIII/3 - LA JURIDICTION SOUVERAINE l’héritage de la vérité, non pas en élaborant une doctrine chacun pour soi dans le secret, mais en faisant connaître la confession de la foi dans un même esprit, dans un même élan, dans une même pensée. Et nous formions un seul chœur, faisant nos délices, comme à un banquet royal, des nourritures spirituelles que le Christ, par tes lentes, avait préparées aux invités. Et il nous semblait voir l’époux céleste habiter au milieu de nous. Car, lorsque deux ou trois sont rassemblés en son nom, il est, a-t-il dit, au milieu d'eux. De quelle intimité devait-il donc user avec les cinq cent vingt hiéreutes qui préférè­ rent, au repos de la patrie, la connaissance et la confes­ sion de la foi en le Christ, et que, par ceux qui tenaient ta place [les deux légats du pape à Chalcédoine], tu conduisais avec bienveillance, comme la tête conduit les membres. Quant aux princes fidèles, ils présidaient pour la décence {ad omatum, πρδς εύκοσμίαν), tel Zorobabel auprès de Josué (I Esdras, III, 2), et désireux, à son instar, de relever, comme une autre Jérusalem, l’édi­ fice dogmatique de ΓEglise8 . » 5. Ses membres sont mandataires du Christ, non des populations Rassemblés en concile ou dispersés dans le monde, les évêques tiennent du souverain pontife leur juridiction suprême et œcuménique. Ici et là un même statut les régit. Ils ne viennent pas au concile pour introduire dans le gouvernement de l’Église la loi du nombre, de la représentation proportionnelle et de la majorité. Qu’ils soient primats, archevêques ou simples évêques, qu’ils soient préposés à de minuscules ou à d’immenses dio87. Epistola XCVIII, cap. I ; P. L., t. LIV, col. 952. LES ÉVÊQUES Y PARTICIPENT 849 cèses, ils siègent à parité de droits. Ils ne sont pas les mandataires des populations. Ils sont les évêques du Christ, les évêques catholiques. S’il y a beaucoup de chrétientés en Asie ou en Amérique, et par conséquent beaucoup d’évêques d’Asie ou d’Amérique présents au concile œcuménique, il se pourra — cela est accidentel — que l’attention se porte plutôt sur les questions qui se posent en Asie ou en Amérique. En tout cas, ce qui est sûr, c’est que ces questions seront résolues non pas à l’aide d’une lumière temporelle, mais à l’aide d’une lumière divine. Il n’est pas exclu que la loi du nombre intervienne pour établir la liste des problèmes à exami­ ner, quelle joue ainsi dans l’ordre de la causalité maté­ rielle: encore, sera-ce indirectement et sans pouvoir même ici prévaloir, car toujours les vrais évêques seront catholiques avant d’être d’une culture ou d’une couleur, et le souverain pontife saura bien reconnaître les intérêts généraux de la catholicité. Mais jamais la loi du nombre ne dictera la réponse à donner à ces problèmes, jamais elle ne jouera dans l’ordre de la causalité formelle. Pas davantage la volonté du prince ou de l’empereur ne fera la loi. Il peut recevoir tous les honneurs. Néanmoins, il sera toujours vain de juger du sens d’un vrai concile œcuménique sur l’importance des honneurs votés au prince qui le rend possible, voire le convoque ou le préside. Croit-on que les Pères de Nicée, le siège de Rome, l’Eglise elle-même étaient spirituellement gouver­ nés par Constantin ? Croit-on que, si l’empereur avait eu la fantaisie de se faire arien, le concile l’eût suivi, et l’Église entière88 ? 88. Sur l’attitude de l’Église à l’égard de Constantin, voir Pierre BATIFFOL, La paix constantinienne et le catholicisme, Paris, 1914, p. 525 : « Le prince, en qualité de Pontifex Maximus, avait été le tuteur des dieux et le grand maître des sacerdoces officiels : le catholi- 850 VIII/3 - LA JURIDICTION SOUVERAINE 6. L’Église des saints conciles œcuméniques Les grands conciles orthodoxes apparaissent dans l’histoire, en face des erreurs de foi et des dévia­ tions de mœurs, comme le plus éclatant rappel, la plus solennelle proclamation que puisse faire l’Église des exi­ gences imprescriptibles de l’Evangile. Ils ne sont point indispensables pour dissiper les hérésies. « Fallait-il donc un concile, écrit saint Augustin, pour condamner l’er­ reur manifeste des pélagiens ? Comme si jamais aucune hérésie n’avait été condamnée sans qu’on dût rassembler le concile ! Elles sont, au contraire, rarissimes les hérésies qui ont obligé de recourir à un tel déploiement, alors que celles qui furent condamnées au lieu même de leur apparition et signalées ensuite à toute la terre comme funestes sont incomparablement plus nombreuses. Mais l’orgueil pélagien, qui s’érige si haut contre Dieu qu’il cherche à se glorifier non plus en Dieu mais dans le libre arbitre, ambitionne par surcroît de rassembler en concile l’Orient et l’Occident89. » Pourtant, à certains moments où la terre paraît trembler, où la confusion est logée par­ tout, même peut-être comme au temps de l’arianisme dans le cœur des évêques, l’Église éprouve le besoin de rassembler ses forces et de compter ses enfants: cisme ne lui laissait le rôle que de donateur et de protecteur et enten­ dait maintenir intégralement son autonomie intérieure. Constantin accepta cette conception des rapports de l’État et de l’Église. Le fait qu’il l’ait acceptée est bien la preuve décisive qu’il était converti. Ce fut la grande victoire du catholicisme, au moment de la paix constantinienne, de ne pas se jeter dans les bras du prince chrétien, de lui imposer au contraire l’indépendance du domaine ecclésiastique dans le domaine de l’ordre public, et de n’accepter du prince que ses ser­ vices. » Quand l’État, après avoir officiellement abdiqué sa compé­ tence religieuse, cherchera à la reprendre par détours, il se heurtera toujours finalement à l’Église. 89. Contra duas epistolaspelagianorum, lib. IV, fin. LES ÉVÊQUES Y PARTICIPENT 851 «Lorsqu’ils l’ont jugé utile, aux périodes surtout de graves perturbations et de calamités pour notre très sainte religion et pour la société civile, les pontifes romains, dit Pie IX, n’ont pas omis de convoquer des conciles généraux, afin de conférer avec les évêques de tout l’univers catholique que l’Esprit saint a choisis pour régir l’Église de Dieu, de ramasser les énergies, de décider avec prudence et sagesse tout ce qui pourrait contribuer à définir les dogmes de la foi, à démasquer les erreurs nouvelles, à défendre, illustrer, développer la doctrine catholique, à conserver et à relever la discipline ecclésias­ tique, à raffermir les mœurs relâchées des popu­ lations90. » L’initiative des conciles œcuméniques est par­ tie de l’Orient91 ; mais elle a été acquise pour toute l’Église. L’Église des pontifes romains demeure, aujour­ d’hui comme par le passé, l’Église des saints conciles œcuméniques92. 90. Lettre de convocation du concile du Vatican, Acta et decreta concilii Vaticani, t. VII, col. 2. 91. Est-elle due au génie communautaire de l’Orient? ou au fait que les hérésies naissaient en Orient ? 92. A l’encyclique Praeclara (20 juin 1894), où Léon XIII se tour­ nait vers les Orientaux, le patriarche Anthime de Constantinople répondit par une contre-encyclique dont chaque article est rédigé sui­ vant le formulaire suivant : L’Église des sept synodes œcuméniques, une, sainte, catholique et apostolique, croit et professe que... L'Église papique, au contraire, etc. « Parlons d’abord de cette formule, dit Mgr DUCHESNE. On nous reproche d’avoir ajouté un mot au symbole (le Filioque) ; mais je constate que l’on ajoute ici une cinquième note caractéristique aux quatre par lesquelles le symbole définit la vraie Église. L’Église n’est pas seulement une, sainte, catholique et aposto­ lique: elle est encore l’Église des sept synodes œcuméniques. Pourquoi cette qualification ? Y a-t-il quelque part, dans l’Évangile ou dans l’Apocalypse, une prescription en vertu de laquelle l’Église future pourrait ou devrait se qualifier ainsi ? Le septième concile œcu­ ménique a-t-il fermé la porte derrière lui, prohibé toute autre assem­ blée similaire, prescrit de s’en tenir à lui, de se dénommer d’après IV. La juridiction suprême tout entière EST « d’abord » DANS LE PAPE SEUL 1. Le pape, vicaire du Christ, non de l’Église Simon, fils de Jean, dit le Seigneur, sois le pasteur de mes brebis. Il ne dit pas : de tes brebis. Elles seront tou­ jours à lui. Elles ne changeront pas de maître. Je suis, dit-il encore, le bon pasteur ; je connais mes brebis et mes brebis me connaissent. Il les appelle par leur nom, elles écoutent sa voix, et il les emmène (Jean, x). Ce sont donc les brebis du Christ, ce ne sont pas ses brebis à lui que paîtra Simon Pierre. C’est au nom du Christ, ce n’est pas en son nom à lui qu’il les emmènera. Voilà tout lui ? Non, n’est-ce pas ! Veut-on dire que l’Église romaine ne recon­ naît pas les sept conciles, ou que l’Église grecque a des droits particu­ liers sur eux ? Ah ! c’est bien le cas d’employer le style de saint Paul : IL· sont Israélites, moi aussi; enfants d'Abraham, moi aussi; serviteurs du Christ, moi plus qu'eux. Ces conciles sont à nous comme à eux, plus qu’à eux. Je vois bien qu’ils ont été tenus en Orient, que ce sont des empereurs résidant en Orient ou y régnant qui en ont procuré la réunion. Mais, dans la plupart des cas, ils ne représentent autre chose qu’un succès de l’orthodoxie romaine remporté sur l’hérésie orientale, ou, pour parler plus charitablement, qu'un remède apporté par l’Église latine à sa sœur grecque infectée de quelque maladie doctri­ nale. Faisons le compte [...]. De tout ceci il résulte, semble-t-il, que, s’il y a un lieu au monde où l’on peut se réclamer des sept conciles œcuméniques, c’est Rome ; que, s’il y a un lieu au monde où leur souvenir peut éveiller des idées sombres, c’est le patriarcat de Constantinople. Comptez avec moi les patriarches dont la mémoire a été condamnée dans ces conciles, ou qui se sont montrés ouverte­ ment les adversaires de leurs décisions [...]. Dix-neuf patriarches hérétiques, et cela dans une période de cinq cents ans seulement. Encore n’ai-je mentionné que les sommités du genre, les hérétiques notables. La liste s’allongerait singulièrement s’il fallait y donner place aux patriarches à qui l’on peut reprocher des hésitations, des fautes de conduite, comme celles dont on fait trophée contre les papes Libère, Vigile, Honorius. » Églises séparées, 1896, pp. 59 et suiv. LE PAPE 853 ce qu’on veut rappeler quand on dit que Pierre est le vicaire de Jésus-Christ, puisqu’il est convenu que le pou­ voir exercé au nom d’un autre se nomme un pouvoir vicaire. Pierre est le vicaire du Christ ; il n’est pas le vicaire de l’Église et de la multitude chrétienne. La juridiction ne remonte pas de l’Église jusqu’à lui, elle descend de lui jusqu’à l’Église. Le Christ la lui donne directement et immédiatement, il ne la donne pas d’abord à l’Église avec charge de la lui transmettre93. Plus encore, il la lui donne antérieurement au choix par l’Église d’une consti­ tution. 2. L’unique régime de droit divin Certains théologiens de la fin du moyen âge, afin de mettre le concile au-dessus du pape, prétendaient qu’en droit naturel toute société parfaite peut choisir son chef, le contrôler, le déposer. Cela vaut pour la société civile, et, ajoutaient-ils, cela doit valoir pour la société reli­ gieuse, puisqu’elle est société parfaite et que l’ordre de la grâce ne détruit pas mais confirme plutôt l’ordre de la nature94. Ils raisonnaient juste de la société civile. Elle ne sort ni d’un contrat facultatif comme une société d’art, de commerce, de sport, ni d’un simple fait de nature, comme une communauté d’abeilles ou de termites. Ni 93. Le concile du Vatican dénonce, comme contraire à l’Écriture et à la Tradition, l’erreur de ceux qui prétendent « que le primat de juridiction a été donné immédiatement et directement non pas à Pierre, mais à l’Église, et par elle à Pierre son ministre ». Denz., n° 1822. 94. C’est l’objection opposée par Jacques Almain et l’université de Paris à Cajetan, qui la rapporte dans son Apologia de comparata aucto­ ritate papae et concilii, cap. I, n° 449. 854 VIII/3 - LA JURIDICTION SOUVERAINE artificialisme ni physicîsme. Elle sort d’un consensus des volontés, conforme aux inclinations fondamentales de la nature humaine^. De même qu’une inclination profonde pousse l’homme au mariage, bien que soit librement fondée la société domestique ordonnée à transmettre la vie, ainsi, proportions gardées, une inclination profonde pousse l’homme à vivre en société, bien que soit libre­ ment constituée la société politique ordonnée au meilleur développement de la vie, à l’éclosion des valeurs proprement humaines, tant matérielles que morales, en un mot au bien commun. En fin de compte, c’est Dieu qui veut la communauté politique : d’abord, parce qu’il veut l’éclosion des valeurs humaines supérieures et ce bien commun, qui est « plus divin » que le bien de chaque individu particulier ; ensuite, parce qu’il pousse les hommes vers ce bien commun par un élan, antérieur à toute délibération, que leur tâche sera de faire libre­ ment aboutir76. Mais si la communauté politique est voulue de Dieu, la façon de l’aménager est laissée à la libre dispute des hommes. Et Dieu, qui se prononce pour la forme de vie sociale, ne se prononce aucunement pour telle forme particulière de vie sociale, pour tel95 96 95. « In omnibus hominibus est quidam naturalis impetus ad com­ munitatem civitatis sicut et ad virtutes. Sed tamen, sicut virtutes acquiruntur per exercitium humanum [...], ita civitates sunt institu­ tae humana industria. » S. THOMAS, in Polit., lib. I, lect. 1, fin. 96. La tendance à la vie communautaire est conforme à la nature spécifique de l’homme ; elle peut être contrariée par les dispositions particulières d’un individu qui vivra au-dessous ou au-dessus de l’état social. « Il y a deux façons, dit saint THOMAS, de vivre en solitaire : en homme qui ne peut supporter la société des hommes, tant est grande sa sauvagerie, et c’est le fait de la bête humaine ; en homme qui est totalement attaché aux choses divines, et cela est surhumain. C’est ce qui fait dire au Philosophe, au premier livre des Politiques, ch. I, que celui qui n’a pas de communication avec les autres est bête ou Dieu, c’est-à-dire homme divin. » II-II, qu. 188, a. 8, ad 5. LE PAPE 855 régime politique. Certes, la communauté devra nécessai­ rement s’organiser en monarchie, en aristocratie, en république ou en quelque autre manière ; mais, de droit divin, elle n’est point liée à ceci plutôt qu’à cela ; elle garde, par devers soi, la faculté inaliénable d’opter ou pour ceci ou pour cela, de se donner un statut politique fondamental, voire de le changer quand une nécessité sociale évidente l’exige - par exemple lorsque, l’ancien régime étant détruit, le nouveau régime est suffisamment consolidé pour qu’on ne puisse le refuser sans graves désordres. Si donc, d’une part, Dieu même est l’auteur de la société, et si, d’autre part, il lui abandonne le soin de choisir sa constitution et, dans certaines conjonctures, de la modifier, il est exact de dire 1° que le « prince », le gouvernement, est le gérant ou le vicaire de la multitude, gerit vicem, gerit personam multitudini^, 2° qu’il tient son autorité de Dieu sans doute, mais indirectement, et grâce à la multitude, laquelle aurait pu et pourrait encore, le cas échéant, préférer un autre régime, 3° que si la communauté politique est de droit naturel, c’est-àdire divin, les divers régimes, royauté, aristocratie, répu­ blique, ne sont jamais, sans même qu’il faille faire excep­ tion pour l’ancien peuple hébreu, que de droit humain, de droit des gens. Mais si la société civile choisit elle-même sa constitu­ tion et décide par là du sort de son chef, l’Eglise est d’une autre sorte, et son régime est bien différent. « Pour comprendre la nature de son régime, dit Cajetan, il n’y a qu’à regarder ses commencements. Elle n’a point débuté par quelques individus ni par une communauté quel­ conque. Elle s’est groupée autour de Jésus-Christ, son chef, sa tête, de même nature quelle, d’où lui venaient la 97. S. THOMAS, I-II, qu. 90, a. 3 ; qu. 97, a. 3, ad 3. Voir ExctirsusX; « L’origine et la transmission du pouvoir politique », p. 984. 856 <· t · I *· · *ι » · I I · 4 r * •-«MF·· VIII/3 - LA JURIDICTION SOUVERAINE vie, la perfection, la puissance. Ce nest pas vous, dit-il, qui m'avez choisi, c'est moi qui vous ai choisis. Dès la nais­ sance de l’Eglise, son régime apparaît donc nettement. L'autorité ne réside point dans la communauté ; on ne la voit point se transporter, comme dans l’ordre civil, de la communauté jusqu’à un ou jusqu’à plusieurs chefs. Par nature et primordialement, elle réside dans un seul prince reconnaissable. Comme ce prince est le Seigneur Jésus, qui hier, aujourd’hui et dans tous les siècles doit vivre et régner, il résulte qu’en droit naturel c’était à lui, et pas à la communauté ecclésiastique, qu’il appartien­ drait, au moment de l’ascension de se choisir un vicaire, dont le rôle serait non pas de représenter la communauté ecclésiastique née pour obéir, non pour commander; mais de représenter un prince, dominateur par nature de la communauté ecclésiastique. Voilà donc ce qu’a daigné faire notre Sauveur lui-même lorsque, après être ressus­ cité, avant de s’en retourner dans les cieux, il élut, comme le marque saint Jean, l’unique apôtre Pierre pour son vicaire. Et de même qu’en droit naturel le prince de l’Eglise ne tient pas son autorité de l’Église ; pas davan­ tage son vicaire, qui relève de lui, non de l’Église98.» Concluons : 1° que le pape est le vicaire du Christ, non de l’Église ; 2° qu’il tient son autorité directement de Dieu, l’élection de l’Église n’ayant de compétence que pour désigner un successeur à Pierre ; 3° que, de tous les régimes existants, la papauté est le seul qui soit de droit ** 98. Apologia de comparata auctoritate papae et concilii, cap. I, nos 450-452. Cf. in II-II, qu. 1, a. 10, n° III : « La papauté ne tient pas de l’Église son origine et son pouvoir. Quand Jésus-Christ, le vrai Dieu, voulut créer la papauté et le pape, il n’eut pas recours au minis­ tère de l’Église, ni des apôtres, mais il le fit directement en disant à Pierre : Pais mes brebis. » L’opposition qu’institue Cajetan entre ΓÉglise et la communauté civile, se retrouvera sous la plume de Pie XII. Cf. Excursus X, p. 990. LE PAPE 857 divin, le seul qui, au sens strict, soir vraiment • 99 . souverain 3. La juridiction du pape est pastorale, c’est-à-dire plénière, immédiate, ordinaire ou propre La juridiction du pape est une juridiction vraiment pastorale, vraiment épiscopale, vere episcopalis est™. Elle est dans l’Église universelle comme la juridiction de 99. Il est certainement faux, à propos de l’Église, de parler en propre du « régime démocratique ». Peut-on même parler de « régime monarchique » ? Oui, mais il y faudra de la prudence, et l’expression risque parfois de ne pas être éclairante : le monarque, en politique, est toujours le vicaire de la multitude ; le pape, au contraire, nest jamais le vicaire de l’Église. Et puis, de quelle monarchie rapprocher l’Église ? Pas d’une monarchie absolue, où un seul est chef et où tous les autres ne sont que des commissaires. Ni d’une monarchie mixte ou tempérée, où le pouvoir suprême de gouverner ne réside que partielle­ ment dans le monarque : c’est la constitution donnée par Moïse aux Hébreux que saint Thomas comparerait plutôt à ce régime, cf. I-II, qu. 105, a. 1. Il faudrait penser, dit le P. BILLOT, S. J., De Ecclesia, 1921, p. 513, à une monarchie pure, où le monarque posséderait en toute indépendance le pouvoir de gouverner, mais aurait, au-dessous de lui, afin de parer à l’inconvénient de la centralisation, non de simples délégués mais de vrais chefs, des vassaux ; et où, ajoutons-le, tant le monarque que les vassaux pourraient être tirés du peuple. C’est en tenant compte de ces réserves et en l’arrachant au plan du politique, que le mot de monarchie peut être adopté. Il figure de fait dans une lettre que PlE X adresse aux archevêques orientaux pour condamner ceux qui tiennent « que l’Église catholique n’aurait pas été aux premiers siècles le principat d’un seul, c’est-à-dire une monar­ chie, ou que le primat de l’Église romaine ne s’appuie sur aucun argu­ ment valide». Denz., n° 2147a. 100. Concile du Vatican, Denz., n° 1827. - Cf. CAJETAN, De comparatione auctoritatis papae et concilii, cap. VII, n° 88 : « Non minus est papa episcopus Ecclesiae catholicae quam quilibet episco­ pus suae Ecclesiae. » 858 VIII/3 - LA JURIDICTION SOUVERAINE l'évêque dans une Église particulière : une juridiction plénière, immédiate, propre ou ordinaire. a) D'abord, la juridiction spirituelle du pape sur l’Église universelle est plénière. Le Christ se sert de lui pour paître toutes les brebis de son bercail, pour les paci­ fier, les garder, les rassembler, les régir dans tout l’uni­ vers, et pour les conduire dans les chemins de la vérité tant absolue que prudentielle, tant spéculative que pra­ tique. Et, pour les brebis du Christ qui ne sont pas au bercail, le Christ désire quelles y viennent, afin qu’il y ait un seul troupeau, un seul pasteur (Jean, X, 16) ; il est mort, selon la prophétie de Caïphe, « pour sa nation, et non seulement pour sa nation, mais aussi pour rassem­ bler dans l’unité tous les enfants de Dieu qui sont dis­ persés » (XI, 51-52). La juridiction plénière des évêques, considérés simple­ ment comme évêques, était restreinte à une Église parti­ culière ; elle s’exerçait dans la dépendance de celle du pape ; et même elle dérivait de celle du pape. Mais la juridiction plénière du vicaire de Jésus-Christ s’étend en acte à l’Église universelle, en puissance à tout l’univers, omni creaturae : elle s’exerce dans la dépendance seule du Christ et de l’Esprit ; elle dérive uniquement du Christ et de l’Esprit. Elle est donc plénière dans un sens beau­ coup plus vaste. Tout le pouvoir juridictionnel se trouve d’abord dans le pape seul. Il se répand ensuite, à partir de lui, jus­ qu’aux évêques. En sorte que si le pape, considéré dans sa personne et dans sa vie intérieure, « quoad personam et merita », fait certes partie de l’Église universelle, cependant le pouvoir de juridiction déposé en lui n’est pas une partie s’ajoutant à d’autres pour constituer la juridiction totale de l’Église. Le pouvoir du pape, c’est tout le pouvoir de l’Église universelle ; les autres pou- LE PAPE 859 voirs en sont des participations destinées à le secon­ der101. Et cependant, continue Cajetan, tout ce pouvoir n’est donné au pape que pour servir l’Église. Elle est plus grande que lui, non par l’autorité mais par la bonté et la noblesse. C’est la papauté qui est pour l’Église, et non l’inverse : ce qui est fin est toujours meilleur que ce qui est moyen. Aussi le pape s’appelle-t-il « serviteur des ser­ viteurs de Dieu », et il se tient alors dans la vérité, « et sic est in veritate »102. b) La juridiction spirituelle du pape est, en outre, immédiate. Elle s’exerce sur le corps de l’Église tout entier, et cependant elle peut s’exercer immédiatement sur chacun des fidèles ; elle n’est pas tenue de passer par un intermédiaire quelconque. Au XIIIe siècle, Guillaume de Saint-Amour et Siger de Brabant avaient soutenu que l’évêque, en plusieurs points importants, devait nécessai­ rement passer par les curés pour atteindre ses diocésains, sur qui dès lors il n’exerçait plus qu’une juridiction médiate; ce fut plus tard une erreur analogue de pré­ tendre que le pape devait nécessairement passer par les évêques pour atteindre les fidèles, sur lesquels sa juridic101. CAJETAN, De comparatione auctoritatis papae et concilii, cap. IX, n° 137. 102. «Sz Pierre est ministre de l'Église pour l’aider, il lui est infé­ rieur non en pouvoir, mais en service, exercitio. C’est ainsi que le Seigneur a dit de lui-même qu’il venait servir, et que le pape s’appelle en toute vérité le serviteur des serviteurs de Dieu. Mais l’Église est plus grande que le pape, comme la fin est plus grande que le moyen, en ce sens qu’elle est meilleure ; car, dit saint Augustin, lorsqu’il est question de qualité, le plus grand est le meilleur. Or, la papauté est pour l’Église, non l’inverse. Aussi, du fait que le pape est ministre, non maître, et que l'Église lui est supérieure en bonté et en noblesse, cela n ote rien à son pouvoir. » Apologia de comparata auctoritate papae et concilii, cap. VIII, n° 517. 860 LE PAPE VIII/3 - LA JURIDICTION SOUVERAINE tion ne serait donc que médiate. Car, à la manière dont la vertu de la cause première est participée par les causes secondes sans perdre le moindre atome de ses privilèges, la juridiction du souverain pontife est participée par les évêques sans être aliénée en quoi que ce soit, et Pierre, qui a reçu le pouvoir de paître indistinctement tous les agneaux du Christ, garde le droit de paître directement chacun d’entre eux. c) Enfin, la juridiction spirituelle du pape est ordinaire et elle lui appartient en propre. Il s’agit non pas d’une juridiction « déléguée », c’est-à-dire attachée momenta­ nément à une personne, mais d’une juridiction «ordi­ naire », c’est-à-dire attachée en permanence à une charge. La juridiction ordinaire est appelée « propre » chez celui qui exerce une charge en son propre nom; et « vicaire » chez celui qui exerce une charge au nom d’un autre. Que dire de la juridiction du pape ? Si l’on compare le pape, visible sur la terre, au Christ, caché dans les cieux, le pouvoir du pape est, en droit divin, un pouvoir « vicaire » : le pape, en effet, l’exerce au nom du Christ. Mais si l’on demande où réside ici-bas la juridiction spirituelle suprême, on pourra dire, pour compléter la réponse précédente, quelle réside à titre « propre » d’abord et par soi dans le pape seul ; secondai­ rement et par participation dans le collège épiscopal en tant qu’uni au pape comme le corps à la tête. Et quelle peut résider à titre « vicaire », mais dans une mesure par­ tielle, relevant du droit canonique, dans d’autres sujets, par exemple dans les congrégations romaines. Sans doute, le pouvoir spirituel que nous reconnais­ sons au pape est unique, inouï. Mais il ne devient inin­ telligible que lorsqu’il cesse d’être regardé dans la pers­ pective du mystère chrétien. Nous l’avons dit, s’il est vrai 861 que la plénitude de la divinité a pu résider, à partir d’un moment de l’histoire, dans une nature humaine de même argile que la nôtre, ce n’est plus un mystère nou­ veau, c’est la suite du même mystère qui nous présente le corps et le sang de Jésus sous les apparences d’un peu de pain et de vin, et son pouvoir extérieur d’enseigner le vrai spéculatif et pratique sous la voix d’un pêcheur de Galilée ou d’un homme d’entre les hommes. 4. Le seul remède contre un mauvais pape : un texte de Cajetan sur la prière Il n’appartient pas à l’Église de changer la forme de son régime, ni de décider du sort de celui qui, une fois validement élu, est non pas son vicaire à elle, mais le vicaire du Christ. Et c’est pourquoi elle n’a rien en elle qui lui permette de punir son chef, ou de le déposer. Elle est née pour obéir. Cette vérité peut sembler dure. En tout cas, les vrais théologiens ne l’ont point atténuée. Ils l’ont plutôt accusée. Pour nous donner conscience de tout ce quelle pouvait exiger d’héroïsme, et de ce que nous devions être prêts à souffrir pour l’Église, ils ont été aux cas extrêmes. Ils ont pensé à un pape scandalisant l’Église par les plus graves péchés ; ils l’ont, de plus, sup­ posé incorrigible. Ils ont alors demandé si l’Église ne pourrait pas le déposer. Et ils ont répondu non ; car il n’y a personne sur terre qui puisse toucher au pape. Dans sa Somme sur l’Eglisen}\ le cardinal Turrecremata a indiqué plusieurs remèdes auxquels recourir en pareille calamité: admonitions respectueuses, résistance directe aux actes mauvais, etc. Mais tous les remèdes peuvent être inefficaces. 103. Lib. II, cap. CVI. 862 νΠΙ/3 - LÀ JURIDICTION SOUVERAINE Alors il reste un suprême recours, jamais inefficace, terrible parfois comme la mort, secret comme l’amour. Ce recours, les saints Font connu, c’est la prière. « Faites que je ne me plaigne pas de vous à Jésus crucifié, écrit sainte Catherine de Sienne au pape Grégoire XI. Je ne puis me plaindre à d’autres, car vous n’avez pas de supé•rieurs sur terre104 . » Aux mauvais théologiens qui pensaient que l’Eglise serait sans défense si on ne lui permettait pas de déposer un pape vicieux, le cardinal Cajetan, qui avait vu le règne dAlexandre VI, n’a qu’une réponse à opposer: il leur remémore la vertu de la prière. Jamais en effet elle n’est si grande qu’en pareilles conjonctures. Il est tou­ jours indiqué de recourir à la prière, elle est l’une des forces les plus pures dont puissent user les chrétiens. Mais ici elle n’est plus seulement un moyen « commun », qu’il faut employer conjointement avec d’autres moyens ; elle devient un moyen « propre », le vrai levier sur lequel l’Eglise en détresse puisse peser. « Si l’on m’ob­ jecte que la prière n’est, contre tous les maux qui nous affligent, qu’un remède commun et qu’il faut assigner, au mal précis qui nous occupe ici, un remède propre - tout effet résultant non seulement de causes générales mais encore d’une cause propre, - je réponds d’une manière générale que les causes suprêmes, bien quelles jouent le rôle de causes communes à l’égard des effets inférieurs, jouent le rôle de causes propres à l’égard des effets supé­ rieurs. Et c’est pourquoi la prière, qui doit être rangée parmi les causes secondes surnaturelles les plus hautes, n’est qu’une cause commune à l’égard des effets inférieurs ; mais elle est une cause propre et un remède 104. Lettres de sainte Catherine de Sienne, trad. Cartier, t. I, p. 197. Et, un peu plus haut : « Prenez garde, si vous tenez à la vie, d’agir avec négligence... » LE PAPE 863 propre à l’égard des effets suprêmes, comme serait - pour autant quelle constitue un effet réservé à Dieu - l’exter­ mination d’un pape encore croyant, mais incorri­ gible104 105. » De quelle prière il faudra prier, le même auteur le dit assez quand il reproche à ses contemporains leur manière de réciter l’office divin et de célébrer la sainte messe. Il faut citer ces pages où paraissent à la fois la clarté de son génie et la charité de son cœur. « La Sagesse divine, dit-il, qui, dans l’ordre naturel, gouverne les êtres inférieurs par les supérieurs et ceux-ci par les suprêmes causes secondes, agit semblablement dans l’ordre surnaturel auquel appartiennent la grâce, la foi et l’Eglise fondée sur la foi. D’autre part, les causes sont proportionnées aux effets, les plus élevées répondant aux effets les plus élevés. Si donc, d’une part, les moyens de l’industrie humaine («providentia humana»), même surélevés par l’autorité de l’Eglise, ne représentent qu’une force inférieure à la prière placée au sommet des causes secondes par Dieu à qui toute créature corporelle et spirituelle est soumise ; si, d’autre part, le recours contre un pape mauvais mais encore croyant 106 compte 105. De comparatione auctoritatis papae et concilii, cap. XXVII, n° 422. Sur la prière employée concurremment avec d’autres moyens par le gouvernement de l’Église, cf., par exemple, l’allocution consis­ toriale où Léon XIII traite du Désarmement (11 févr. 1889) : « Toutes les fois qu’il en a été besoin et que les temps l’ont permis, l’Église n’a pas eu de plus chère occupation que d’interposer son autorité pour ramener la concorde et pacifier les royaumes [...]. Nous ne nous écar­ terons pas de cette voie. Finalement, s’il ne nous est pas possible de concourir autrement au maintien de la paix, nous continuerons à nous réfugier, sans que personne puisse nous en empêcher, vers Celui qui peut agir comme il veut sur les volontés humaines et les tourner où il veut. » 106. De grands théologiens ont admis que le pape pouvait per­ sonnellement tomber dans le péché d’hérésie. Voir V Excursus IX, « sur Emission du pontificat », p. 980. 864 VIII/3 - LA JURIDICTION SOUVERAINE parmi les effets les plus élevés dans l’Église, il s’ensuit que Dieu, dans sa sagesse, a dû donner à l’Église, comme remède contre un mauvais pape, non plus ces moyens de l'industrie humaine qui peuvent influer sur le reste de l’Église, mais la prière seule. La prière de l’Église, demandant avec persévérance ce qui est nécessaire à son salut, ne se montrera pas moins efficace que l’effort humain. Est-ce que déjà la prière fervente d’un particu­ lier, demandant pour lui-même les choses nécessaires au salut, n’est pas efficace et infaillible107 ? En conséquence, s’il faut pour le salut de l’Église qu’un tel pape soit enlevé, sans aucun doute la prière dont nous parlons l’enlèvera. Et si ce n’est point nécessaire, pourquoi mettre en cause la bonté du Seigneur, qui nous refuse ce que nous voulons, pour nous accorder ce que nous devrions préférer ? [...] Mais, hélas ! on dirait que nous en sommes venus au temps annoncé par le Fils de l’homme lorsqu’il demandait si, à son retour, il trouve­ rait la foi sur la terre. Car les promesses relatives à la plus haute et à la plus efficace des causes secondes sont tenues pour rien. - Il faut, dit-on, renverser le mauvais pape par les moyens humains ; on ne saurait se contenter de recourir aux prières et à la providence divine seule! Mais pourquoi dit-on cela, sinon parce qu'on préféré les moyens humains à l'efficacité de l'oraison, parce que l’homme animal ne perçoit pas les choses de É)ieu, parce qu'on a appris à se confier dans l'homme, non dans le Seigneur, à mettre son appui dans la chair ? Aussi, un pape endurci dans le mal se présente-t-il, les inférieurs, sans quitter leurs propres vices, se contentent de murmurer chaque jour contre le mauvais régime ; ils ne cherchent point à recourir, sinon comme en songe et sans foi, au remède de l’oraison, en sorte que se réalise par leur faute 107. S. Thomas, III Contra Gent., cap. XCV et xcvi. LE PAPE 865 ce qui est prédit dans l’Écriture, à savoir que c’est à cause des péchés du peuple que règne un hypocrite, saint par l’office, mais démon par l’âme [...]. Nous sommes deve­ nus aveugles au point de refuser de prier comme nous le devrions, tout en désirant les fruits de la prière ; de refu­ ser de semer, tout en désirant moissonner. Ne nous appelons plus chrétiens ! Ou alors ayons recours au Christ: et le pape serait-il frénétique, furieux, tyran, lacérateur, dilapidateur et corrupteur de l’Église, nous vaincrons. Mais si nous ne savons pas nous vaincre nousmêmes, comment nous plaindre de ne pouvoir briser l’élan des maux qui nous entourent par des prières qui non seulement ne percent pas nos toits, mais qui ne montent même pas jusqu’à nos têtes ? Et voici le pire : autrefois Dieu reprochait à son peuple de l’honorer des lèvres et d’avoir le cœur loin de lui ; mais au temps de la révélation de grâce, Dieu n’est même plus honoré des lèvres, car rien n’est moins intelligible que l’office divin, rien n’est plus vite dit que la messe ; le temps qu’on leur donne semble être à charge, mais l’on en trouvera pour les jeux, les affaires et les agréments du siècle, où l’on s’attardera sans mesure108. » Ainsi, même s’il faillissait gravement dans sa vie pri­ vée, le pape ne pourrait être déposé. Le scandale pourra devenir immense. Cependant l’infaillibilité doctrinale ne sera jamais touchée. Et il restera vrai qu’aucune tentation n’est surhumaine. Dieu, qui est fidèle, ne permettra pas qu’aucune épreuve soit au-dessus de la force de ses enfants qui cherchent son visage, et il offrira à chacun d’eux, dans le secret, le secours qui lui suffira pour vaincre (cf. I Cor., X, 13). 108. De comparatione auctoritatis papae et concilii, cap. χχνίι, η* 417 à 420. L’ÉVÊQUE DE ROME 867 S’il est révélé expressément que l’Église jusqu’à la fin des temps reposera visiblement sur Pierre et sur la chaîne de ses successeurs, il est révélé par le fait même que la chaîne des successeurs de Pierre sera reconnaissable jus­ qu’à la fin des temps ; du même coup, il est révélé impli­ citement que Pierre, par un privilège exceptionnel qui devait s éteindre à sa mort, pouvait déterminer les condi­ tions qui rendraient reconnaissable la chaîne de ses succes­ seurs. D’où une double question : par quelle démarche l’a-t-il fait ? et comment connaître avec une certitude absolue la signification de cette démarche ? tiqueW). Nous le croyons non pas seulement en vertu d’une certitude humaine fondée sur l’examen des docu­ ments historiques. Nous le croyons de foi divine. Et si l’on nous demande comment il est contenu dans le dépôt révélé, nous répondrons qu’il est une application concrète, une précision de la révélation évangélique sui­ vant laquelle l’Église doit reposer jusqu’à la fin du temps sur la chaîne visible et reconnaissable comme telle des successeurs de Pierre. Il est de foi, dit Jean de SaintThomas, que la suprême autorité apostolique est, en fait, conjointe à l'épiscopat romain. Cela est déclaré par le magistère, et contenu implicitement dans l’Écriture. En effet, « dire que le Christ Seigneur a transmis à Pierre le pouvoir suprême, destiné à lui et à ses successeurs, c’est affirmer, implicitement, le lien et la conjonction de ce pouvoir avec la future succession de Pierre, dont le Christ avait la prescience et qu’il entendait indubitable­ ment inclure dans sa promesse ; il suffisait donc à l’Église de voir ce qui se faisait en Pierre, pour quelle le sût valable pour sa succession, Ecclesia, viso facto Petri, habuit sufficiens fundamentum ut, ex illis verbis Christi Domini, talem successionem, quae nunc est, inclusam intel­ ligent^. » 1° Comment Pierre s’y est-il pris pour désigner d’avance, par un caractère précis, la chaîne de ses succes­ seurs ? Il a fixé son siège à Rome afin d’attacher ensemble, par un lien nécessaire, le pouvoir pastoral sur l’Église de Rome et le pouvoir pastoral sur l’Église universelle; en sorte que ceux qui lui succéderaient comme évêques de Rome lui succéderaient comme évêques de l’Église uni­ verselle. En d’autres termes, l’action de Pierre, joignant ensemble indissolublement l’épiscopat romain et l’épis­ copat universel, nous apparaît comme un fait dogma- 109. Si nous appelons « fait dogmatique » tout fait que l’Église a défini comme révélé (la Thalie d’Arius est un écrit hérétique) ou comme infaillible Augustinus de Jansénius est un écrit hérétique), nous aurons affaire ici à un fait dogmatique du premier genre. 110. Jean de Saint-Thomas, II-II, qu. 1 à 7 ; disp. 1, a. 4, n° 15 ; t. VII, p. 205· Le même auteur croit trouver une indication scriptu­ raire explicite du lien de l’épiscopat romain et de l’épiscopat universel dans I Pierre, V, 13. « [L’Église] co-élue, qui est à Babylone, vous salue... » signifie, pense-t-il, l’Église romaine élue par Pierre et associée à son élection. Ibid. Jean de Saint-Thomas réserve ici la question de savoir si cette conjonction, laquelle est un fait que nous croyons de foi divine, est le résultat d’une volonté expresse du Christ — en ce cas elle serait V. Le successeur de Pierre est lévêque de Rome Nous exposerons d’abord sur ce sujet une solution moyenne qui nous paraît préférable. Après cela, nous mentionnerons deux thèses divergentes, qui marquent les positions extrêmes, et qui sont représentées l’une et l’autre par des théologiens de renom. 1. La liaison de l’épiscopat universel et de l’épiscopat romain nous semble avoir pour sens de manifester la succession apostolique 868 VIII/3 - LA JURIDICTION SOUVERAINE 2° Mais que Pierre, en liant ensemble l’épiscopat romain et l’épiscopat universel, ait vraiment voulu que le lien fût nécessaire, indissoluble, comment parviendronsnous à le savoir ? Pour nous manifester la vraie nature du lien par lequel saint Pierre associe l’épiscopat romain et l’épiscopat uni­ versel, nous n’avons d’autre lumière que celle du Christ assistant le magistère de son Église. Ce lien n’est-il qu’un lien de fait, destiné à se rompre un jour? Est-il, au contraire, un lien de droit ? Il nous paraît que la seconde réponse est plus autorisée, plus conforme aux déclara­ tions du magistère, et, qu’à condition d’être précisée comme nous le ferons tout à 1’heure, elle doit être rete­ nue. Cette divine certitude que l’Église portait vivante en son cœur a laissé, dès les premiers âges chrétiens et dans le cours ultérieur du temps, dans la mesure bien sûr où font voulu les hasards qui nous transmettent les docu­ ments du passé, de nombreuses traces que peuvent relever les historiens. Plus tard, elle sest exprimée dune manière solennelle à plusieurs reprises, par exemple dans la bulle Unam sanctamxu (en 1302) : Il est de nécessité de salut pour toute créature humaine d’être soumise au pontife romain ; au concile de Florence112 (en 1439) : Le pontife romain est le successeur du bienheureux Pierre, prince des apôtres, il est le chef de toute l’Église, le père et le docteur de tous les chrétiens ; au concile du Vatican113: Par la volonté du Christ, et donc en droit divin, le bien­ heureux Pierre, à qui fut confié le primat de juridiction inamovible et de droit divin - ; ou si elle a été laissée à la libre déci­ sion de Pierre - en ce cas elle serait muable et de droit ecclésiastique. Il choisit la seconde opinion ; nous préférons la première. 111. Denz., n° 469. 112. Denz., n° 694. 113. Denz., n° 1825. —■■Μ**— L’ÉVÊQUE DE ROME 869 sur l’Église universelle, aura perpétuellement un succes­ seur; le pontife romain est ce successeur, en fait; et il semble bien, dans la pensée du concile, que ce soit pour 114 toujours . 114. La conjonction de l’épiscopat universel et de l’épiscopat romain est, en suprême analyse, un fait dogmatique, cru de foi divine, et c’est sous ce jour qu’il convenait ici de le présenter. Cependant, sous des aspects inférieurs, il peut relever soit de la discipline apolo­ gétique, soit des disciplines historiques. a) Il peut se défendre à la lumière de 1’apologétique. A l’homme qui reçoit les textes scripturaires concernant Pierre, on proposera, par exemple, la réflexion de SOLOVIEV : « La parole du Christ ne pouvait rester sans effet dans l’histoire chrétienne ; et le principal phénomène de cette histoire devait avoir une cause suffisante dans la parole de Dieu. Qu’on nous trouve donc, pour la parole du Christ à Pierre, un effet correspondant autre que la chaire de Pierre, et qu’on découvre pour cette chaire une cause suffisante autre que la promesse faite à Pierre. » Cet argument garderait toute sa vertu apologétique, Soloviev l’a bien vu, alors même qu’il serait impossible de prouver que Pierre est venu à Rome, plus encore alors même qu’il serait historiquement établi qu’il n’y est jamais venu. Il suffirait alors de supposer que Pierre avait le dessein de lier son pouvoir à l’évêché de Rome. « En admet­ tant même - contre la tradition de l’Église tant orientale qu’occiden­ tale- que saint Pierre ne soit jamais allé corporellement à Rome, on peut au point de vue religieux affirmer une transmission spirituelle et mystique de son pouvoir souverain à l’évêque de la ville éternelle. L’histoire du christianisme primitif nous présente un exemple écla­ tant d’un rapport analogue. Saint Paul ne se rattache pas à JésusChrist dans l’ordre naturel, il n’a pas été témoin de la vie terrestre du Seigneur, et pourtant il est reconnu par tous les chrétiens comme l’un des plus grands apôtres. Son apostolat était un ministère public dans l’Église et cependant l’origine de cet apostolat - le rapport de Paul avec Jésus-Christ - est un fait mystique et miraculeux. De même... l’esprit puissant de saint Pierre, dirigé par la volonté toute-puissante de son Maître, pouvait bien, pour perpétuer le centre d’unité ecclé­ siastique, se fixer dans le centre de l’unité politique préformé par la Providence et faire de l’évêque de Rome l’héritier de sa primauté. » La Russie et l’Église universelle, p. 162. b) Empressons-nous d’ajouter, quant à Y histoire, qu’elle est loin de s'inscrire en faux contre le séjour de saint Pierre à Rome. Elle établit, 870 VIII/3 - LA JURIDICTION SOUVERAINE 2. Cette liaison était imprévisible; elle s’accomplit par absorption ; elle nous paraît, en droit sinon en fait, indissoluble Si le fait de la conjonction, depuis Pierre, du pastorat de l’Église universelle et du pastorat de l’Église particu­ lière qui est à Romein, est dogmatique et croyable de foi divine, Xexplication de ce fait soulève plusieurs questions. Quel était le genre de nécessité, quelle est la nature intime, quelle sera la persistance de la conjonction opé­ rée par Pierre ? Les réponses que les théologiens ont fournies à ces trois questions permettent de préciser ce qu’on veut dire, quand on affirme que l’Église du Christ est romaine. au contraire, avec toute la certitude souhaitable, que Pierre est venu à Rome, qu’il y a établi son siège, que ce siège, précisément en tant que siège de Pierre, exerça, dès les premières heures, sur la chrétienté tout entière une autorité absolument exceptionnelle. Cette démonstra­ tion historique a été conduite, avec toute l’ampleur requise, par Mgr DUCHESNE, d’abord dans ses Leçons d’histoire ecclésiastique, 2e édition lithographiée, ch. VII, p. 69 : « Les origines apostoliques de l’Église romaine » ; puis dans son livre sur Les Églises séparées, ch. IV, p. 113: «L’Église romaine avant Constantin ». Mgr M. BESSON, en reprenant le sujet dans Saint Pierre et les origines de la primauté romaine, 1929, p. 94, rapporte une conclusion du livre Petrus und Paulus in Rom, 1927, dédié à la faculté protestante de théologie de Bonn par un professeur de l’université de Berlin, M. Hans Lietzmann : « Toutes les sources les plus anciennes laissent clairement entendre que saint Pierre a séjourné à Rome, et qu’il y est mort. Les hypothèses faites en sens contraire accumulent difficulté sur diffi­ culté, ne pouvant d’ailleurs se justifier par aucun argument positif. Dès lors, je ne vois pas même la possibilité d’une hésitation. » Voir Excursus VII, « La primauté de Pierre », p. 965. 115. La doctrine de Jean HUS sur l’Église « assemblée des pré­ destinés », ruinait toute la hiérarchie. Pour lui « Pierre n’est, ni n’a été, chef de la sainte Église catholique » ; et « hors le cas d'une révélation, personne ne peut assurer raisonnablement, de lui ou de quelque autre, qu’il est chef d’une Église particulière ; le Pontife Romain n’est pas chef de l’Église romaine particulière ». Denz., n°* 627, 633, 636. L’ÉVÊQUE DE ROME 871 1° Supposons que Pierre fût demeuré, comme il le fit au début, sans fixer sa chaire, son siège, dans quelque Eglise particulière : son successeur, à son instar, n’aurait pas eu nécessairement de chaire dans une Église particu­ lière. Supposons qu’il fût mort à Antioche après y avoir, suivant la tradition rapportée par Origène, Eusèbe, saint Jérôme, saint Jean Chrysostome, fixé sa chaire : son suc­ cesseur serait évêque d’Antioche, l’Église du Christ serait antiochienne. Supposons encore qu’après avoir trans­ porté sa chaire d’Antioche à Rome, il l’ait ôtée de Rome pour la fixer ailleurs, qu’il ait cessé d’avoir à Rome, nous ne disons pas sa résidence, son habitation, mais, ce qui est bien différent, sa chaire, c’est-à-dire le siège épiscopal auquel il voulait attacher le souverain pontificat : son successeur serait évêque d’ailleurs, d’Alexandrie ou de Jérusalem, l’Église du Christ serait alexandrine ou hiérosolymitaine116. A regarder les choses du point de vue des possibilités métaphysiques seules, la juridiction suprême pouvait ou bien rester séparée de tout siège particulier, ou bien être attachée à un autre siège que celui de Rome. La conjonction opérée par Pierre a donc sa raison non dans une nécessité métaphysique, mais dans une impré­ visible disposition de la Providence. 2° En fait, l’épiscopat universel a été uni par Pierre à l’épiscopat romain. Comment concevoir cette union ? Il ne faut pas imaginer l’épiscopat de l’Église univer­ selle et l’épiscopat de l’Église particulière de Rome comme deux pouvoirs qui, tout en existant dans un même sujet, seraient néanmoins actuellement distincts. Car l’épiscopat de l’Église particulière de Rome est 116. «Si Petrus discessisset ex Roma non tantum loco sed sede, ita quod alibi sedem elegisset, non successisset romanus pontifex Petro. » CRETAN, De romani pontificis institutione, cap. XIII. 872 VIII/3 - LA JURIDICTION SOUVERAINE absorbé dans l’épiscopat de l’Église universelle, un peu comme la ville du roi dans le royaume, en sorte que le pape ne possède plus qu’un seul épiscopat. Cet épiscopat s’exerce simultanément d'une part sur l’Église univer­ selle, où il est générateur de tous les autres épiscopats particuliers et subordonnés : de la juridiction du pape émane, en effet, nous l’avons dit, celle de tous les évêques ; d’autre part sur l’Église particulière de Rome, où il est, au contraire, exclusif de tout épiscopat particu­ lier: Rome ne peut avoir d’autre évêque que le pape. Sans doute, si Pierre ne les avait pas rapprochés, le pon­ tificat universel et le pontificat romain auraient compté comme deux pontificats distincts ; mais ils font aujour­ d’hui un pontificat unique qui a le pape pour sujet. De cet état de choses, Cajetan ne semble donner qu’une raison historique : quand Pierre vint à Rome, il n’y trouva pas d’épiscopat actuellement érigé, et il ins­ talla immédiatement, à la place encore libre, l’épiscopat universel. Le P. Billot apporte une explication plus pro­ fonde ; il rappelle que la juridiction universelle du pape et la juridiction particulière des évêques constituent ensemble non certes plus de pouvoir mais plusieurs pou­ voirs, et cela, dit-il, est possible parce que le pape et les évêques sont des sujets distincts ; mais qu’on réunisse dans un sujet identique la juridiction suprême et la juri­ diction particulière, la seconde disparaîtra dans la pre­ mière, il n’y aura ni plus de pouvoir ni même plusieurs pouvoirs ; tout comme, si l’on pouvait mettre dans l’es­ prit du maître la science de son élève, on n’obtiendrait ni certes plus de science ni même plusieurs savants1 p. En conséquence, si la papauté s’adjoignait d’autres évêchés, elle les absorberait nécessairement en elle, comme elle a absorbé en elle l’évêché de Rome. 117. De Ecclesia Christi, Rome, 1921, p. 596. L’ÉVÊQUE DE ROME 873 3° Est-ce pour toujours que la papauté est liée au siège de Rome ? Nous avons répondu affirmativement. Nous pensons qu’en se fixant à Rome, Pierre agissait sous l’impulsion de l’Esprit assistant les apôtres dans la fondation même de l’Église. Une volonté divine expresse, croyons-nous, le portait à unir la papauté et le siège de Rome d’une manière définitive, qui engagerait l’avenir. Autrement dit, c’est en droit divin que la juridiction sur l’Église romaine est désormais fondue dans la juridiction suprême et uni­ verselle, il n’est plus au pouvoir de personne ici-bas de les dissocier. L’Église du Christ, l’Église de Pierre, l’Église des successeurs de Pierre est romaine pour toujours. Le titre de romaine est plus qu’un titre historique rappelant que depuis vingt siècles la primauté de juridiction demeure attachée au siège de Rome ; c’est un titre prophétique signifiant que pour tous les siècles à venir la primauté de juridiction restera liée au siège de Rome. Que la conjonction dont nous parlons soit inamo­ vible, on peut dire que le sentiment profond des généra­ tions chrétiennes l’atteste. Car, pour exalter les privilèges du successeur de Pierre, les Pères ont exalté souvent les privilèges de la chaire romaine, montrant par là qu’à leurs yeux ces privilèges étaient inséparables ; par exemple pour saint Ignace d’Antioche : « L’Église romaine préside à la charité », à savoir, c’est là le sens le plus naturel, à l’ensemble de l’Église118; pour saint Irénée : « C’est avec l’Église romaine, en raison de sa pré­ éminence supérieure, que doit être d’accord toute l’Église, c’est-à-dire tous les fidèles qui sont dans l’uni­ vers»119; pour saint Augustin: «C’est dans l’Église 118. Épître aux Romains, salutation. 119. Contra haer., III, 3, 2, P. G., t. VII, col. 848. La traduction F. Sagnard, 1952, porte : « C’est avec cette Église, en raison de sa plus 874 VIII/3 - LA JURIDICTION SOUVERAINE romaine que le principat de la chaire apostolique a tou­ jours résidé»120, etc. Aussi faut-il non seulement procla­ mer, avec le Syllabus, que « jamais un décret conciliaire ni la volonté populaire ne sauraient transférer le souve­ rain pontificat de l’évêché et de la ville de Rome à un autre évêché et à une autre ville»121 ; il convient encore d’ajouter que le souverain pontife lui-même ne saurait détacher son pouvoir du siège de Rome122. Nous parlons du « siège » de Rome, non de la « rési­ dence» de Rome. Le pape peut quitter l’Italie, partir pour Avignon. Il peut même, en droit ecclésiastique, lequel est toujours révocable, annexer à l’épiscopat uni­ versel l’épiscopat avignonnais. Il reste pourtant, en droit divin, le pontife romain ; et il ne peut y avoir à Rome d’autre évêque légitime que lui. Si quelque jour Rome entière était détruite, il faudrait dire alors que l’exclusif pouvoir du pape sur elle serait, en fait, devenu sans objet, mais quVzz droit il persisterait. « Autre chose, dit Perrone, est ici la résidence, autre chose le siège. La rési­ dence n’est pas tellement fixée à un lieu quelle ne puisse, pour de justes raisons, être transportée ailleurs. On l’a souvent vu dans l’histoire, surtout pendant les longues années du séjour d’Avignon. Qu’on imagine la destruc­ tion de Rome ou son invasion par les ennemis du nom chrétien, le même transfert recommencerait. Mais le siège qui fut associé au pouvoir de Pierre ne peut plus être désormais détaché ni changé par aucune autorité humaine. Il serait possible que le souverain pontife rési­ dât à Vienne, à Milan, à Berlin, à Pétersbourg. Il est impossible que l’évêque de Vienne ou de Pétersbourg puissante autorité de fondation, que doit nécessairement s’accorder toute Église, c’est-à-dire les fidèles qui proviennent de partout... » 120. Epist., XLIII, cap. III, n° 7. 121. Denz., n° 1735. 122. L. BILLOT, S. J., De Ecclesia Christi, p. 591. L’ÉVÊQUE DE ROME 875 soir jamais, comme tel, souverain pontife. Où qu’il réside, le vrai successeur de saint Pierre devra nécessaire­ ment demeurer l’évêque de Rome123. » 3. Deux opinions extrêmes : liaison non indisso­ luble ; liaison indissoluble même en fait A cette solution de Perrone, que nous avons adoptée, voici la seule difficulté que nous puissions opposer : si Pierre a fixé son siège à Rome pour désigner par un signe prophétique la chaire de ses successeurs authentiques, le jour où Rome serait détruite, le jour encore où la persé­ cution dissiperait tous les chrétiens quelle renferme et où, par conséquent elle n’aurait plus d’évêque en fait, la chaîne authentique des successeurs de Pierre serait-elle encore reconnaissable, et en tout cas ne serait-elle pas privée du signe distinctif dont l’apôtre entendait la mar­ quer pour toujours ? Voilà l’objection dans toute sa force. Dans le cas où elle serait insoluble, il faudrait expli­ quer autrement que nous ne l’avons fait la fusion de l’épiscopat romain et de l’épiscopat universel. Nous aurions alors à choisir entre deux thèses extrêmes. a) La première est celle de Jean de Saint-Thomas. Il expose parfaitement qu’il est de foi divine que la papauté et la chaire de Rome furent unies dans le passé et quelles le sont encore aujourd’hui. Cette union est-elle indissoluble7. C’est, dit-il, une autre question. Et en bonne logique il a raison : il est de foi, par exemple, que la papauté a été liée dans le passé, ou est liée aujourd’hui, à une personne, celle de Benoît XV ou de Pie XII ; pour123. J. PERRONE, S. J., Praelectiones theologicae. Paris, 1856, t. IV, p. 257. 876 H *’ %., * ►·« «*i « p »* νΠΙ/3 - LA JURIDICTION SOUVERAINE tant cette union est temporaire, la mort la brise. La papauté ne serait-elle liée à Rome que d’une manière temporaire ? Jean de Saint-Thomas le croit. Il pense qu’en fixant son siège à Rome, saint Pierre fut l’exécuteur d’une déci­ sion laissée à sa libre initiative, et non pas l’instrument d’une volonté irrévocable de l’Esprit saint ; qu’il agit alors comme simple pape conservateur de l’Église du Christ, et non pas comme apôtre fondateur de l’Église du Christ ; que le lien de la papauté et de Rome est de droit ecclésiastique réformable, et non de droit divin irréfor­ mable. Or, ce qui ne tient qu’à la volonté d’un pape, la volonté d’un autre pape peut le changer. Jean de SaintThomas admet donc qu’il n’est pas absurde d’imaginer, comme font fait certains Pères qui ont parlé des temps de l’Antéchrist, une destruction totale de Rome. Le pape alors, dit-il, cesserait d’être évêque de Rome et pourrait, à sa volonté, ou bien demeurer sans siège, ou bien choi­ sir pour siège quelque évêché particulier, qui lui appar­ tiendrait au même titre que l’ancien évêché de Rome. La dénomination d’Église romaine ne deviendrait plus à ce moment qu’une dénomination historique. On conti­ nuerait de dire Église romaine, comme on continue de dire Église de saint Léon, de saint Grégoire, de saint Pie V124. Sans doute, nous n’éprouvons aucune difficulté à ima­ giner que la Rome temporelle puisse s’effondrer avant l’heure qui marquera la fin de l’histoire humaine. Mais, dans les textes du magistère solennel qui proclament le pontife romain chef de l’Église universelle, il nous paraît difficile de voir, au lieu d’une vérité stable engageant l’avenir, la simple constatation d’une liaison fragile. 124. II-II, qu. 1 à 7 ; disp. 1, a. 4, no$ 14 et 20 ; t. VII, pp. 204 et 208. L’ÉVÊQUE DE ROME 877 b) D’autres théologiens nous semblent, au contraire, lier trop étroitement le sort de Rome à celui de la papauté. Ils estiment, comme nous l’avons fait, que la papauté est jointe à la chaire de Rome par une expresse volonté de l’Esprit saint, et donc par une nécessité de droit divin, comme jamais elle ne sera jointe, par exemple, à la chaire d’Ostie. Ils admettent, par suite, comme nous l’avons fait, que cette union est en droit indestructible. Mais ils ajoutent quelle est indestructible même en fait. Ils pensent que jamais la papauté ne sub­ sistera sans que cette union ne soit actuellement exercée, que jamais l’Église particulière de Rome ne manquera au pape. En conséquence, ils tiennent pour impossible que Rome soit jamais sans clergé ni peuple fidèle125 ; ou encore, car il semble bien qu’il faille en venir jusque-là, que la ville de Rome, le sol de Rome puisse un jour dis­ paraître: Rome, matériellement, serait éternelle, autant du moins que l’Église militante 126. Nous préférons à ces deux thèses extrêmes127 la solution moyenne de Perrone. Et à l’objection qu’on pourrait lui opposer, nous répondrons que le jour où l’Église de Rome, ou Rome elle-même disparaîtraient, la chaîne authentique des successeurs de Pierre perdrait sans doute l’un des signes positif qui devaient la rendre reconnais­ sable, mais quelle resterait désignée entre autres par ce signe négatif, tous ceux qui en composeraient les anneaux seraient « en droit » évêques de Rome et, s'ils ne l'étaient 125. S. BELLARMIN, De rom. pontif, lib. IV, cap. IV ; BILLOT, De Ecclesia Christi, p. 596. 126. Et ce n’est cependant pas un Italien, c’est un Suisse, R.-M. SCHULTES, qui l’affirme expressément ! De Ecclesia catholica, Paris, 1925, p. 455. 127. S’il fallait choisir entre elles, c’est évidemment la thèse de jean de Saint-Thomas que nous préférerions. 878 VIII/3 - LA JURIDICTION SOUVERAINE pas « en fait », c est uniquement parce que l’Eglise de Rome, ou Rome elle-même auraient cessé d’exister. 4. « Église romaine » : nom d'humilité, mais aussi de miracle L’Église vraie est l’Église du vrai pape, du vrai succes­ seur de Pierre, mais le vrai pape est, en droit divin disons-nous, l'évêque légitime de Rome. Qui donc voit à quel titre précis le vrai pape est romain, voit, du même coup, à quel titre précis la vraie Église est romaine. Église romaine, ce sera non pas cependant son nom inté­ rieur, compréhensif, profond ; mais son nom concret, apparent, immédiatement saisissable : quand les commu­ nautés chrétiennes d’Extrême-Orient, tirées du paga­ nisme par François Xavier et demeurées sans prêtres pen­ dant deux cents ans, virent débarquer enfin de nouveaux missionnaires, elles les reconnurent en leur demandant s’ils obéissaient à la « robe blanche ». «Jésus le Nazaréen, homme approuvé de Dieu...» (Act., Il, 22). Sans doute, Jésus était plus que cela ; pour­ tant il était vraiment cela, et si Pierre pleura amèrement d’avoir renié ce nom d’humilité, c’est en se ressouvenant que son Maître ne s’était fait Nazaréen que pour habiter avec nous, que c’était là, au fond, l’un des noms très doux de son amour. Église romaine, c’est, peut-on dire semblablement, le nom de servitude de l’Église divine, son nom d’humilité emprunté à un coin de terre, car pour sauver le monde il fallait quelle connût à son tour les asservissements du temps et de l’espace. En même temps, c’est déjà un nom de miracle. Il fait connaître directement - non pas en vertu d’une simple métonymie, mais en vertu d’une véritable promotion de l’épiscopat romain à l’épiscopat universel - où se trouve le pouvoir spirituel que Simon, fils de Jean reçut de Jésus L’ÉVÊQUE DE ROME 879 au lac de Tibériade, et qu’il vint déposer lui-même au sein de la communauté chrétienne fondée dans Rome païenne, dans Babylone (I Pierre, V, 13), pour qu’il uni­ fiât de là tous les chrétiens de l’univers. 5. Le pape comme tel est romain, jamais Italien ; seul il ne peut être sujet d’aucun Etat ; en quel sens sa souveraineté est « étrangère » Le pape, nous l’avons dit, sera toujours romain. Qu’il soit un jour évêque de New-York, de Valparaiso ou de Nazareth, ce sera par surcroît, en droit ecclésiastique, non premièrement, en droit divin. Il est possible que le pape ne soit jamais évêque de ces villes, il est impossible qu’il ne soit pas seul en fait, tant que Rome existera, l’évêque légitime de Rome. Mais si le pape comme tel est toujours romain, le pape comme tel n’est jamais Italien, nous voulons dire sujet de l’État italien, ni sujet d’un Etat quelconque128. La juridiction spirituelle est au-dessus de la juridic­ tion temporelle. Le sujet dans lequel elle réside plénièrement est au-dessus de ceux en qui réside plénièrement la juridiction temporelle : il est par essence absolument libre, absolument indépendant par rapport à tout pou­ voir temporel. 128. «Le pape, même s’il est né en Italie, appartient cependant non pas à l’Italie, mais au monde entier. Lui, comme pape, est aussi Italien que Français, Américain, Allemand ou Chinois, etc., parce qu’il est le père de tous les fidèles du monde, sans distinction de langue ou de race, de confins géographiques ou politiques. » Discours de S. Exc. Mgr Costantini, délégué apostolique en Chine, dans Bulletin delà Jeunesse catholique chinoise, avril 1930, p. 431. Nous parlons du pape comme vicaire du Christ ; il est en outre, maintenant, prince d’une petite cité souveraine, enclavée par l’Italie. Voir plus loin, p. 909. 880 VIII/3 - LA JURIDICTION SOUVERAINE Les mesures juridictionnelles qu'il prendra en vue du bien surnaturel des âmes ne pourront sans doute jamais concerner le temporel comme tel, le temporel pur; cependant elles ne manqueront pas d’avoir d’innom­ brables répercussions sur l’ordre temporel lui-même qui, étant un ordre humain, inclut nécessairement des valeurs intellectuelles et des valeurs morales, lesquelles deman­ dent de soi à être vivifiées par le spirituel et à se référer (comme pur moyen ou comme fin intermédiaire) au bien commun de la vie éternelle, qui est Dieu lui-même. Si le souverain pontife était sujet d’un État, sous cer­ tains aspects au moins il devrait servir cet État, la juri­ diction spirituelle suprême de l’Église universelle serait de ce fait limitée, contrôlée par la juridiction temporelle d’un État, l’Église serait une Église d’État, une mons­ truosité ; les catholiques comme tels obéiraient effective­ ment à un principat temporel étranger. En réalité l’autre royaume auquel ils appartiennent, s’il est dans ce monde, n’est pas de ce monde. La souveraineté à laquelle ils obéissent, si elle est « étrangère », ne l’est pas seule­ ment par rapport à tel principat temporel, elle l’est par rapport à tout l’ordre des principats temporels. Si elle les arrache parfois à leurs chefs politiques, c’est dans la stricte mesure où leurs chefs politiques les arrachent au Christ ; son ambition n’est pas de les ravir à leurs cités temporelles pour les assujettir à quelque autre cité tem­ porelle, pas même à une cité pontificale, si légitime, si nécessaire quelle puisse être. Il est erroné de croire, comme l’ont cru jadis les ana­ baptistes, que les chrétiens échappent à l’État, qu’en devenant enfants de Dieu ils sont affranchis de leurs devoirs de citoyens. Saint Pierre et saint Paul ont rappelé aux premiers fidèles leurs obligations civiques. Les chré­ tiens font partie à la fois du royaume de Dieu, où ils ont à agir en tant que chrétiens, et des royaumes de ce L’ÉVÊQUE DE ROME 881 monde où ils ont à agir en tant que citoyens, mais en chrétiens, non en païens. Il se peut que cette distinction ne paraisse point faciliter les choses et quelle suscite des cas de conscience innombrables129. En tout cas, on ne saurait la nier sans tomber dans l’hérésie. La ligne qui partage les devoirs du royaume de Dieu et les devoirs des royaumes de ce monde, partage ainsi le cœur des chré­ tiens. Ils ont à rendre témoignage à leur Maître deux fois : en travaillant à édifier le royaume spirituel, l’Église, corps visible du Christ ; et en travaillant à sauver l’ordre temporel, à le purifier, à le vivifier par la grâce, à le chris­ tianiser et à l’orienter comme une fin intermédiaire vers lesbiens supérieurs de la vie éternelle130, sans lui ôter son autonomie, sans le réduire au rôle de pur moyen. Si les activités des chrétiens se trouvent ainsi divisées, ce n’est pas à proprement parler en vertu de X essence même de la charité et du royaume spirituel, car la loi suprême de la charité et du royaume spirituel, qui paraîtra dans la Jérusalem céleste, est une pure loi d’unité. C’est en rai­ son des conditions d’existence de la charité et du royaume spirituel dans le temps historique, où les rapports du spi129. On connaît là-dessus la pensée de J.-J. ROUSSEAU : « Ce fut dans ces circonstances que Jésus vint établir sur la terre un royaume spirituel: ce qui, séparant le système théologique du système poli­ tique, fit que l’État cessa d’être un, et causa les divisions intestines qui n’ont jamais cessé d’agiter les peuples chrétiens [...]. On réfuterait aisément les sentiments opposés de Bayle et de Warbuton, dont l’un prétend que nulle religion n’est utile au corps politique, et dont l’autre soutient, au contraire, que le christianisme en est le plus ferme appui. On prouverait au premier que jamais État ne fut fondé que la religion ne lui servît de base, et au second, que la loi chrétienne est au fond plus nuisible qu’utile à la forte constitution de l’État. » Du contrat social, livre IV, ch. vin. 130. C’est à cause de Dieu qu’il faut rendre à César ce qui est de César: «et propter Deum quae sunt Caesaris Caesari. » PlE IX, cf. Denz., n° 1841. L’ÉVÊQUE DE ROME 882 VIII/3 - LA JURIDICTION SOUVERAINE rituel et du temporel sont régis par une loi de distinc­ tion, de dualité, que l’esprit du mal s’efforce de tourner en loi d’opposition, mais qui doit être selon le plan divin une loi de concorde et de hiérarchie, car les deux tâches du chrétien, sa tâche spirituelle et sa tâche temporelle, sont étroitement dépendantes entre elles : édifier le royaume de Dieu, c’est déjà commencer par surcroît de sauver les royaumes de ce monde131, et sauver les royaumes de ce monde, les sauver vraiment, n’est pos­ sible qu’en les amenant sous le rayonnement de la cha­ rité chrétienne. Cependant, si réelle que soit l’interdé­ pendance de la tâche spirituelle et de la tâche temporelle du chrétien, elle ne rend point inutile une sorte de divi­ sion du travail, une spécialisation des activités chré­ tiennes. Il y aura des spécialistes de l’activité spirituelle chrétienne, qui agiront davantage en tant que chrétiens, et des spécialistes de l’activité temporelle chrétienne, qui agiront davantage en chrétiens. En vertu de la profonde unité de vie de l’Église, corps du Christ, où chaque membre ne peut travailler que grâce à tous les autres et en vue de tous les autres, les spécialistes de l’activité 131. Même lorsqu’elle entraîne par son propre poids ceux en qui elle réside à vivre plus ou moins en marge des choses du siècle, comme spécialistes de l’« action catholique » ou de la contemplation surnaturelle, la charité les ramènera par un autre chemin vers l’ordre temporel, afin de le servir non plus sans doute directement, mais par surcroît, « par une sorte de condescendance divine à la vie commune des hommes, arbor ex multitudine fructuum inclinatur». Cela suffirait à les désigner comme des bienfaiteurs de la cité. De plus, le travail auquel ils ont coutume de s’adonner peut devenir « comme une justi­ fication surérogatoire dont la vie contemplative n’a nul besoin, mais dont ceux qui peinent et souffrent misère dans la vie du monde peu­ vent avoir besoin pour apaiser leur cœur, surtout quand leur foi aux réalités spirituelles est faible ou nulle». Jacques Marjtain, «Action et contemplation », dans Questions de conscience, Paris, 1938, p. 113 [O. C., VI, p. 694]. 883 purement spirituelle participeront réellement à l’entre­ prise de ceux de leurs frères qui sont attentifs à porter le rayonnement de la charité au cœur des affaires de ce monde; et ces derniers participeront réellement à la prière et à l’action des chrétiens qui travaillent à l’inté­ rieur même du royaume spirituel. Car c’est une même personne, une même Église dont ils sont membres qui, par les uns et les autres, d’un effort unanime, travaille à édifier le royaume de Dieu et à sauver les royaumes de ce monde. Parmi les spécialistes de l’activité spirituelle, il faut ranger, outre les laïques voués à l’« action catholique », les chrétiens qui, soit en raison de leurs fonctions et de leurs charges comme les clercs, soit en raison de leur état de vie comme les religieux (assimilés sur ce point aux clercs par le Code de Droit Canon132), ont droit aux immunités ecclésiastiques, et qui échappent dans une certaine mesure à l’ordre de la cité133. Toutefois, ils n’en 132. Can. 614. 133. Cf. Cod. Juris Can., can. 119 à 123. Rappelons les proposi­ tions 30, 31, 32, 43, condamnées dans le Syllabus·. «L’immunité de l’Église et des personnes ecclésiastiques tire son origine du droit civil. » « Le for ecclésiastique pour les procès temporels des clercs, soit au civil soit au criminel, doit être absolument aboli, sans même consulter le siège apostolique, ni tenir compte de ses réclamations. » « L’immunité personnelle en vertu de laquelle les clercs sont exempts de la milice peut être abrogée sans aucune violation de l’équité et du droit naturel ; le progrès civil demande cette abrogation, surtout dans une société constituée d’après une législation libérale. » « La puissance laïque a le pouvoir de casser, de dénoncer et d’annuler les conventions solennelles (concordats) conclues avec le siège apostolique, relativement à l’usage des droits qui appartiennent à l'immunité ecclésiastique, sans le consentement de ce siège et malgré ses réclamations. » Denz., n° 1730, 1731, 1732, 1743. Le concile de Trente recommandait aux princes séculiers de défendre « l’immunité des personnes ecclésiastiques résul­ tant de l’ordonnance divine et des décrets canoniques. » Sess. XXV, de Ref., cap. XX. Le P. ChOUPIN résume ainsi les discussions sur l’origine 884 VIII/3 - LA JURIDICTION SOUVERAINE sont point totalement affranchis1 Ils continuent de relever pour une part des royaumes de ce monde, où ils ont à agir en chrétiens, s’efforçant de tirer dans la lumière chrétienne par leur esprit de justice tout l’ordre temporel de leur patrie. Cela est vrai des évêques comme des autres clercs : s’ils ont eux aussi à observer les justes lois de leurs pays respectifs, ce n’est pas à la manière dont le promulgateur d’une loi est tenu de l’observer, pour l’exemple, « quantum ad vim directivam legis », de l’immunité, dans l’article « Immunités ecclésiastiques », du Diet. apoL de la foi cathoL, col. 614 et suiv. ; première opinion: l’immunité est formellement de droit divin naturel ou positif; deuxième opinion: elle est formellement de droit ecclésiastique ; troisième opinion : elle est originairement de droit divin positif ou naturel, mais formellement de droit ecclésiastique. Nous pensons qu’il faudrait distinguer entre les dif­ férentes immunités. Le P Choupin écrit lui-même que « le droit natu­ rel exige que les clercs soient exemptés du service militaire » ; peut-être serait-il mieux de dire : de l’obligation de porter les armes ou d’en user. Cf. supra p. 410, note 22 ; p. 412, note 23. 134. « Les personnes ecclésiastiques, écrit Dominique SOTO, ne sont ni en droit divin ni en droit humain absolument exemptes des lois civiles... Autrement les clercs d’Espagne ne seraient pas plus tenus d’obéir aux lois espagnoles que les clercs de France, ce qui est une erreur. Si le roi fixe le juste prix du blé, ou de l’huile, ou des autres den­ rées, les clercs qui vendent plus cher pèchent mortellement et sont tenus à la restitution comme les laïques. » In IV Sent., dist. 25, qu. 2, a. 2. Le P. DE LA SERVIÈRE résume ainsi la pensée de saint Bellarmin : « Les clercs sont obligés en conscience à observer les lois civiles quand elles ne répugnent ni aux saints canons ni à leur vocation sainte, tels les divers règlements de police. Une seule exception est admise. Si l’Église a établi des lois sur les mêmes matières, c’est à elles que le clerc devra se confor­ mer. Le clerc, en effet, ne doit pas otiblier qu’il est citoyen et membre de l’État, et comme tel doit se soumettre aux décisions du pouvoir temporel, sous peine de devenir dans la société un élément de trouble et de confusion. L’Église, de fait, a toujours obligé ses ministres à observer les lois civiles dans les conditions indiquées. » La théologie de Bellarmin, Paris, 1908, p. 219. Cf. la distinction du cardinal Gasparri, dans la lettre E noto, 2 octobre 1922, entre les évêques et les curés considérés en tant que tels, et comme citoyens privés ; supra p. 428, note 36. L’ÉVÊQUE DE ROME 885 mais bien à la manière du commun des citoyens, par obéissance, « quantum ad vim praeceptivam legis »135. Mais si les évêques, comme les autres clercs et comme les fidèles, sont à la fois membres des royaumes temporels et membres du royaume de Dieu, il en est autrement du souverain pontife. La juridiction spirituelle plénière, qui lui vient du Christ, l’arrache nécessairement et tout entier à toute sujétion juridictionnelle. A cause d’elle, il n’est sujet d’aucun État (s’il arrive qu’il soit citoyen d’une patrie, c’est de l’État pontifical seul, où il ne peut être que prince). Elle représente un privilège qui peut bien dans son exercice être ligoté, mais qui ne peut être en lui-même ni prescrit, ni aliéné. Ce privilège essentiel, dont les États 135. Les rôles respectifs des clercs, nécessairement spécialistes des tâches chrétiennes spirituelles, et des laïques, seuls spécialistes des tâches chrétiennes temporelles, comme aussi l’étroite interdépen­ dance de ces deux genres de tâches, ont été signalés à la fois dans ces lignes de J. MARITAIN : « On pourrait dire qu’un certain partage de fonctions se produit ici entre le clergé et le laïcat, et qu’il appartient davantage aux laïques de manifester l’immanence du christianisme en se plongeant dans les choses du siècle et en y agissant en chrétiens ; et davantage aux prêtres de manifester la transcendance de la religion en se consacrant au service des âmes et au royaume de Dieu, et en se gardant, comme du pire malheur où ils puissent tomber, d’asservir leur mission sacrée aux hommes qui voudraient exploiter pour leurs factions, leurs entreprises ou leurs guerres tout ce qu’il y a de saint. Il reste cependant que, d’une manière ou d’une autre, c’est à chacun dans son ordre qu’il incombe d’affirmer tout ensemble la transcen­ dance et l’immanence de la foi chrétienne. Car, sans faire pour cela de politique, l’Église peut avoir à juger les choses politiques, écono­ miques et sociales et à y intervenir au nom de la morale de JésusChrist. D’autre part, si les laïques chrétiens doivent agir au plus pro­ fond du monde et des affaires du siècle traitées selon leurs finalités propres, c’est en n’engageant qu’eux-mêmes et leurs initiatives per­ sonnelles, et en prenant soin de ne jamais blesser ni diminuer la transcendance du christianisme à l’égard des causes temporelles, et de celles même qui leur sont les plus chères. » « La liberté du chrétien », dans Questions de conscience, p.215 [O. C., VI, p. 780]. 886 VIII/3 - LA JURIDICTION SOUVERAINE de l’Église et la petite Cité vaticane seront plus tard l’em­ blème, Pierre déjà le possédait. Les premiers chrétiens étaient sujets de l’empire, et il avait soin de le leur rappeler : « Soyez donc soumis à toute institution humaine à cause du Seigneur, soit au roi comme souve­ rain, soit aux gouverneurs comme délégués par lui pour faire justice des malfaiteurs et approuver les gens de bien » (I Pierre, II, 13-14). Lui-même pourtant, à cause du pou­ voir qu’il tenait du Christ, était libre. S’il a, de fait, observé les lois impériales, c’est en se souvenant du drame encore récent où il avait été acteur à Capharnaüm : « Que t’en semble, Simon ? Les rois de la terre, de qui perçoi­ vent-ils taxes ou tribut ? De leurs fils ou des étrangers ? Il dit : Des étrangers. Jésus repartit : Les fils sont donc libres. Mais, afin que nous ne les scandalisions pas, va à la mer, jette l’hameçon et ramène le premier poisson qui montera, et en lui ouvrant la bouche tu trouveras un statère; prends-le et donne-le-leur pour moi et toi » (Mt., XVII, 2527). Pour moi et toi : déjà à ce moment l’impôt ne l’attei­ gnait que comme il atteignait Jésus136. 6. Sur la coutume présente de choisir le pape parmi les cardinaux italiens Sans doute, avant d’être pape, l’homme élevé au sou­ verain pontificat était sujet de quelque Etat. Sans doute 136. Il est question à cet endroit de la redevance au temple de Jérusalem, et non de l’impôt impérial comme l’a cru à tort saint Jérôme. Il reste que « Jésus paie pour lui-même et pour Pierre seule­ ment. C’est incontestablement un indice de sa situation privilégiée. Il sera le chef, il est déjà dans la sphère particulière du Maître. » M.-J. LAGRANGE, Évangile selon saint Matthieu, p. 342. Le pape JEAN XXII a condamné Marsile de Padoue et Jean de Jandun qui prétendaient, à propos de ce texte, que le Christ avait payé l’impôt à César « non par condescendance, libéralité, piété, mais par nécessité. » Denz., n° 495. L’ÉVÊQUE DE ROME 887 encore, cet homme relève d’une race et d’une culture déterminées. On peut, en ce sens, parler de papes ita­ liens, grecs, espagnols, allemands, anglais. Depuis quatre siècles, la coutume, comme chacun sait, est de choisir un pape italien - le dernier pape non italien, Adrien VI, un Néerlandais, élu sur la proposition du cardinal Cajetan, mourut le 14 septembre 1523. Pourquoi cette coutume ? Nous ne voyons qu’une réponse. C’est que l’avantage qui prime visiblement les autres, celui d’une « élection pacifique», paraissait être plus sûrement procuré, du moins alors, par la désignation d’un cardinal italien. C’était un moyen, quand les rivalités nationales étaient devenues trop aiguës et trop susceptibles, de les mépriser. La coutume n’a pas toujours prévalu, et les circons­ tances, les profondes transformations actuelles du monde, la pourraient changer. En tout cas, ce serait tomber dans une grave erreur de lui chercher une autre signification, de penser par exemple quelle symbolise une secrète identification de l’Eglise romaine avec la cul­ ture ou avec la nationalité latines. Jamais un théologien ne donnera dans une aberration si manifeste. Il se trouve pourtant des gens pour travailler à l’accréditer. D’où la réaction bizarre partie, il y a quelques années, de NewYork. Quelques fidèles, craignant que la véritable Eglise ne fût en fait nationalisée, ont exprimé le vœu qu’on l’internationalisât. Le projet qu’ils ont rédigé à cet effet, et qu’ils ont envoyé au Saint-Père, aux cardinaux, aux évêques, aux vicaires apostoliques, aux généraux d’ordres, aux recteurs des universités catholiques, visait à rapprocher l’organisation de l’Eglise de l’organisation de la Société des Nations137. On n’y parle point directement 137. Ce projet intitulé: Intemationalisatio S. Ecclesiae catholicae, res valde utilis, daté de New-York, 4 nov. 1927, a été signé par Jean Smith, Joseph Maier, François Deschamps, qui se donnent comme 888 VIII/3 - LA JURIDICTION SOUVERAINE de l’élection du souverain pontife, mais il est aisé de deviner ce qu’on en pense : en justice, le pape devrait être pris, à tour de rôle, dans les différentes nations: après un pape italien, il faudrait un pape français, puis un pape allemand, puis un pape anglais, et ainsi de suite. Que penser de ces suggestions ? Ceux qui estiment que, pour être conforme à la justice et conforme à la vraie nature de l’Église, l’élection du pape doit se faire en choisissant à tour de rôle dans les différentes nations ris­ quent de se représenter l’Église comme une fédération de nations catholiques, et le pape comme leur délégué ex aequo au trône pontifical. Ils semblent oublier que l’Église est supranationale et non pas nationale ni inter­ nationale. Faire de la représentation successive des diverses nationalités au pontificat suprême une condi­ tion de juste et normale élection, c’est au fond non pas s’élever au-dessus des considérations nationales, mais faire remonter, au contraire, jusque dans le domaine spi­ rituel la loi des nationalités. Voire la loi du nombre. Le Code de Droit Canon porte que « les cardinaux sont librement choisis par le pontife romain dans toute la terre »138. Voilà qui tient compte à la manière dont il convient, c’est-à-dire comme d’un facteur relevant de la causalité matérielle, des différentes nations et du nombre délégués d’une multitude de catholiques, prêtres et laïques. Il a été publié et discuté dans Fede e Ragione, 29 avril et 6 mai 1928. Pourquoi les théologiens de Fede e Ragione, qui n’ont pas de peine à en relever l’erreur, n’ont-ils pas senti que ce n’était cependant ni le lieu ni le moment d’opposer la culture italienne à la culture améri­ caine, et comment un auteur qui signe Catholicus peut-il reprocher à d’autres de taire leur vrai nom ? N’eût-il pas mieux valu rappeler alors, comme les faits allaient d’ailleurs l’établir, qu’une composition plus variée et moins exclusivement latine ou européenne de la hiérar­ chie était fort possible, et ne contredisait en rien la structure divine de l’Église ? 138. Can. 232, § I. L’ÉVÊQUE DE ROME 889 de leurs fidèles. Ce n’est pas introduire, dans l’élection des cardinaux, la loi et la règle des nationalités, la loi et la règle du nombre. Or, le projet dont nous parlons sou­ haite que «les cardinaux soient pris dans toutes les nations, proportionnellement au nombre de leurs fidèles ». On tendrait ainsi à ériger le nombre en règle formelle de l’élection des cardinaux, et, conséquemment, de l’élec­ tion du pape. Il va sans dire, c’est une autre question, que l’Église doit tenir compte, dans son organisation, des diverses conditions de vie de ses enfants, et que, dans la mesure où sa catholicité se déploie davantage, elle tendra spon­ tanément à faire une place, à l’intérieur de sa hiérarchie, aux représentants des divers peuples, des diverses langues, des diverses races. Que cette tendance ait encore à se développer beaucoup, et quelle soit loin d’avoir donné tous ses résultats, c’est une chose certaine139. En tout cas, Église romaine ne veut pas dire Église ita­ lienne ni Église latine. Les flots de la Méditerranée pour­ ront passer sur l’Italie et la culture latine s’écrouler dans les vicissitudes de l’histoire, l’Église éternelle restera romaine, c’est-à-dire l’Église de Pierre, dont le pontificat 139. Le P. CONGAR se fait l’écho de la grande voix de Mgr Strossmayer pour appeler cette « politique de non-uniformité » et ce traite­ ment des peuples selon leur génie, leurs traditions, leurs exigences et leurs particularités propres, et il constate que les intentions des papes n’ont pas toujours été bien comprises : « Alors que les papes, person­ nellement, insistent sur le respect des rits, des coutumes, de la psy­ chologie indigènes, dans les pays du proche et du lointain Orient, par exemple, la formation des clercs et le régime général de vie restent trop étroitement latins. On se demande s’il ne manque pas, entre l’autorité suprême du père commun et les organismes d’exécution immédiate, des instruments de gouvernement et un corps d’adminis­ tration plus international, où les peuples soient davantage entendus. » Chrétiens désunis, principes d'un « œcuménisme » catholique, Paris, 1937, p. 132. 890 VIII/3 - LA JURIDICTION SOUVERAINE universel est lié, pour autant que Rome existe, au ponti­ ficat romain. VI. La définition Vaticane de l’infaillibilité 1. Les différentes formes de l’assistance chez le pape »’?’ ’ 4 * Μ» « Le primat apostolique que le pontife romain possède sur l’Église universelle comme successeur de Pierre et prince des apôtres » comprend, outre le pouvoir suprême disciplinaire, « le pouvoir suprême magistériel »140, l’Esprit saint ayant été promis aux successeurs de Pierre en vue de les secourir « non sans doute par voie de révélation et pour qu’ils publient quelque nouvelle doctrine, mais par voie d’assistance, pour qu’ils gardent saintement et exposent fidèlement la révélation trans­ mise par les apôtres, à savoir le dépôt de la foi141 ». C’est donc, on le voit, la plus haute tâche du magistère ponti­ fical, qui est de garder la vérité révélée, que le concile du Vatican se propose de définir d’une façon précise et de proclamer avec solennité, en faisant aboutir ainsi les vieilles discussions médiévales sur l’autorité respective du pape et du concile. Les théologiens font remarquer que le pape peut être considéré soit comme personne privée, comme théolo­ gien particulier auteur par exemple d’un ouvrage de théologie dogmatique ou morale, d’un traité de droit canon, etc., soit comme souverain pontife et comme chef de l’Église. Dans le premier cas, il ne diffère pas des autres théologiens, il est comme eux sujet à l’erreur. 140. Concile du Vatican, Denz., n° 1832. 141. Denz., n° 1836. ia définition vaticane 891 C’est dans le deuxième cas seulement qu’il est protégé par les diverses formes de l’assistance divine que nous avons reconnues. A l’instar des moralistes qui distin­ guent soigneusement les actes « de l’homme » procédant de notre mécanisme psychologique (actes réflexes), et les actes « humains » procédant de notre délibération (actes responsables), on pourrait distinguer ici les actes « du pape» où le pape agit sans engager la juridiction suprême qu’il possède, et les actes « pontificaux », où il engage son autorité de vicaire de Jésus-Christ. L’assis­ tance divine concerne les actes « pontificaux », non pas les actes « du pape ». A plus forte raison ne concerne-telle pas les actes d’un pape douteux ou d’un antipape. De plus, rappelons que l’assistance promise aux actes pontificaux peut être, à proprement parler, faillible ou infaillible, et d’une infaillibilité qui sera, suivant le cas, soit simplement prudentielle, soit au contraire absolue142. Or, c’est uniquement l’infaillibilité absolue 142. Quel est le degré d’assistance des Encycliques ? Le P. BILLOT tient pour hors de doute que le pape est infaillible dans certaines cir­ constances où il ne parle cependant pas « ex cathedra » : il apporte en exemple les encycliques, où, dit-il, le pape expose la doctrine catho­ lique non pas à la manière de quelqu’un qui définit et profère un nouveau jugement doctrinal, mais à la manière de quelqu’un qui ins­ truit les fidèles de ce que renferme l’enseignement de l’Église (De Ecclesia Christi, 1921, p. 632). Le P. CHOUPIN estime au contraire que, pour que le pape soit infaillible, il ne suffit pas qu’il parle comme chef de l’Église (acte pontifical) ; il faut en outre qu’il parle dans l’intention de dirimer définitivement une question, qu’il décide solennellement, « ex cathedra » (discussion Perriot-Choupin dans Valeur des décisions doctrinales et disciplinaires du saint siège, pp. 15 et suiv.). Qui a raison ? Les Encycliques rappellent souvent sans doute des vérités de foi. De soi, cependant, ce n’est pas absolument, c’est seulement prudentiellement qu’elles sont assistées ; et, à proportion de l’insistance quelles mettent à souligner telle ou telle directive, soit doctrinale soit disciplinaire, cette assistance prudentielle se révélera faillible ou infaillible. Voici l’enseignement de PlE XII, dans 892 VIII/3 - LA JURIDICTION SOUVERAINE du souverain pontife, lorsqu’il enseigne soit les vérités proposées expressément comme révélées, soit les vérités proposées simplement comme irrévocables, qui sera défi­ nie dans le quatrième chapitre de la constitution Pastor aeternus. 2. La définition vaticane Voici la définition vaticane : « Le pontife romain, lorsqu’il parle solennellement (ex cathedra), c’est-à-dire lorsque, s’acquittant de sa charge de pasteur et de docteur de tous les chrétiens, il définit, en vertu de sa suprême autorité apostolique, la doctrine de la foi et des moeurs qui doit être acceptée par l’Eglise univer­ selle, jouit, grâce à l’assistance divine qui lui a été promise dans [la personne] du bienheureux Pierre, de cette infailli­ bilité dont le divin Rédempteur a voulu pourvoir son Église quand elle définit la doctrine de la foi et des mœurs ; c’est pourquoi de telles définitions du pontife romain sont irréformables par elles-mêmes, et non en vertu du consentement de l’Église143. » On le voit, il est question : l’Encyclique Humani Genens, A. A. S., p. 568: «On ne doit pas croire que ce qui est proposé dans les Encycliques ne réclame pas de soi l’assentiment, sous prétexte que les Pontifes n’y exerceraient pas le pouvoir suprême de leur Magistère. Cet enseignement relève du Magistère ordinaire, et de ce magistère vaut aussi la parole : Qui vous écoute, m’écoute (Luc, X, 16). Le plus souvent, d’ailleurs, ce qu’expo­ sent et enseignent les Encycliques appartient déjà, à un autre titre, à la doctrine catholique. Et si dans leurs Actes, les Souverains Pontifes portent à dessein et expressément un jugement sur une question jusque-là débattue, il est clair pour tous que, selon la pensée et la volonté de ces Pontifes, cette question ne peut plus passer pour un sujet à discuter librement entre théologiens. » Voir supra, p. 719, note 44 ; 841, note 80. 143. Denz., n° 1839. LA DÉFINITION VATICANE 893 a) d’actes pontificaux, où le pape agit comme pasteur et docteur de tous les chrétiens, b) engageant son autorité d’une manière solennelle (ex cathedra), absolue et irrévocable (definitio irreformabilis), c) pour définir une doctrine dont le contenu peut être spéculatif ou pratique (doctrina de fide vel moribus)144. Le chapitre premier de la constitution Pastor aeternus condamnait l’erreur de ceux qui pensent « que le primat de juridiction a été donné immédiatement et directe­ ment non pas à Pierre lui-même, mais à l’Église, pour remonter ensuite à Pierre comme à son représentant145 ». La même erreur pourrait être commise à propos de l’in­ faillibilité. Elle ne remonte pas de l’Église au pape, lequel est vicaire du Christ lui-même, non de la multitude chrétienne. En sorte que les définitions du pontife romain sont irréformables d’elles-mêmes, ex sese ; elles ne tirent pas leur infaillibilité du nombre ni de la volonté générale, non autem ex consensu Ecclesiae^6. Le pape, 144. Le concile ne dit pas si la doctrine définie «ex cathedra» est nécessairement de foi divine, ou si elle peut être parfois objet de la foi appelée ecclésiastique par les théologiens modernes. Son intention est certainement de définir que l’infaillibilité du souverain pontife, quand il propose une vérité comme « révélée », est croyable de foi divine ; elle n’est pas de se prononcer sur le point de savoir si l’infaillibilité du sou­ verain pontife, quand il propose une vérité comme simplement « irré­ formable», est objet de la foi divine ou de la foi dite ecclésiastique. C’est pourquoi le concile assimile l’infaillibilité du souverain pontife à l’infaillibilité générale du magistère ecclésiastique, laquelle est certaine­ ment de foi divine quand elle porte sur le « révélé », mais dont les théo­ logiens disputent pour savoir si elle est de foi divine ou de foi ecclésiastique quand elle porte sur le « connexe » au révélé. 145. Denz., n° 1822. 146. Denz., n° 1839. C’est par inadvertance que SOLOVIEV, à la page 95 de son livre sur La Russie et l’Église universelle, écrit : « Etiam sine consensu Ecclesiae, même sans le consentement de lEglise. » Il est certain de foi divine qu’un pape authentique ne sera jamais sans évêques ou sans Église. Ses définitions dogmatiques seront nécessaire- 894 VIII/3 - LA JURIDICTION SOUVERAINE certes, ne pourra jamais être isolé du collège des évêques ni de l’Église, mais il n’est pas le délégué de l’Église; il est, comme Pierre, le délégué du Christ et le chef de l’Église14 . Il n’est pas le simple écho de la conscience col­ lective de l’Église, il est le juge infaillible de la conscience doctrinale de l’Église. Aussi est-ce le souverain pontife lui-même, auquel s’associait alors activement tout le concile, itaque nos... sacro approbante concilio, docemus... et definimus, qui, dans la constitution Pastor aeternus, a défini solennellement sa propre infaillibilité. 3. Elle était contenue dans l’Évangile Le concile ne pouvait définir qu’une vérité contenue dans le dépôt révélé primitif. Où trouver la révélation de l’infaillibilité de Pierre et de ses successeurs ? ment accompagnées soir du consentement de l’Église enseignante, en tant qu’elles rencontreront aussitôt l’adhésion du corps épiscopal comme tel ; soit du consentement de l’Église croyante en tant quelles rencontreront aussitôt la foi théologale des fidèles, qui les aura même le plus souvent pressenties. Ce qui était inadvertance chez Soloviev s’est changé en griefchez quelques théologiens orthodoxes. 147. On ne peut jamais dire que le pape est le délégué de l’Église; mais en un sens on peut dire que le pape est le représentant de l’Église, à savoir éminemment ; un peu comme on dirait qu’un père est le repré­ sentant de ses enfants. CAJETAN a expliqué à quels titres différents le concile et le pape peuvent être appelés, l’un et l’autre, représentants de l’Église : « Le concile représente l’Église universelle intégrale, tête et corps, d’une manière proportionnelle : car la tête du concile (le pape) représente le Christ, tête de l’Église ; et le corps du concile (les évêques) représente le corps de l’Église. Voilà en quel sens vrai et indubitable le concile peut d’une part représenter l’Église universelle, et d’autre part tenir immédiatement son pouvoir du Seigneur (...) Pour le pape, c’est à des titres fort divers qu’il représente l’Église universelle intégrale, comme aussi le pouvoir et les désirs de l’Église terrestre : il représente participativement la tête qui est Jésus-Christ ; formellement, la papauté; éminemment le pouvoir et les volontés du reste de l’Église. » Apologia de comparata auctoritate papae et concilii, cap. XII, n° 721. ΙΛ DÉFINITION VATICANE 895 Elle est comprise implicitement dans les deux grandes révélations que le Sauveur a faites à Pierre, et qui sont rapportées dans saint Matthieu et dans saint Jean148. Ce qui est désigné explicitement à la fin de saint Matthieu, où Jésus, à qui toute puissance a été donnée dans le ciel et sur la terre, confie à ses disciples la mission d’évangéliser le monde, leur promettant son assistance jusqu’à la consommation du siècle, c’est l’indéfectibilité de l’Église enseignante. Mais l’Église enseignante, et toute l’Église croyante supportée par elle, a pour fonde­ ment Pierre (Mt., XVI, 13-20). Dire que l’Église est vrai­ ment indéfectible et qu’elle est vraiment fondée sur l’as­ sistance promise à Pierre, c’est dire d’une façon encore implicite mais déjà réelle que l’assistance promise à Pierre est indéfectible. De même, ce qui est explicitement affirmé à la fin de saint Jean (xxi, 15-17), c’est que Jésus, qui va cesser de résider visiblement sur la terre, choisit Pierre comme pasteur de toutes ses brebis. Mais le troupeau apparent des brebis du Christ est indéfectible, il devra même s’ac­ croître des brebis qui secrètement sont déjà au Christ mais qui visiblement sont encore errantes (x, 16). Dire que le troupeau du Christ a sur terre un pasteur visible et dire que ce troupeau est indéfectible, c’est dire, d’une manière sans doute latente mais réelle, que le pasteur visible de l’Église est comme tel indéfectible. II y a plus, et l’on doit considérer comme explicite, en tant du moins quelle concerne directement la personne de l’apôtre, la révélation de l’infaillibilité de Pierre telle qu’on la trouve dans saint Luc : « Simon, Simon, voici que Satan vous a réclamés pour vous cribler comme le froment; mais moi, j’ai prié pour toi, afin que ta foi ne 148. Le plus discret des évangélistes sera saint Marc, secrétaire de Pierre. 896 VIII/3 - LA JURIDICTION SOUVERAINE défaille point ; et toi, quand tu seras revenu, affermis tes frères. Et Pierre dit : Seigneur, avec toi je suis prêt à mar­ cher à la prison et à la mort. Mais Jésus répondit : Je te le dis, Pierre, le coq aujourd’hui ne chantera pas que tu n’aies renié trois fois de me connaître » (Luc, XXII, 3134)149. Ce sont tous les apôtres que Satan réclame pour les cribler comme le froment. Ce sont eux tous que Jésus nomme dans la prière sacerdotale : C’est pour eux que je prie... Sanctifie-les dans la vérité : ta parole est vérité. Comme tu m’as envoyé dans le monde, moi aussi je les ai envoyés dans le monde ; et je me sacrifie moi-même pour eux, afin qu’ils soient eux aussi sanctifiés en vérité. Je ne prie pas seulement pour eux, mais pour tous ceux qui, sur leur parole, croiront en moi... (Jean, XVII, 9-20). Pourtant, cette divine prière n’agira pas indépendam­ ment de tout autre moyen. Il faudra que les apôtres et les autres fidèles soient confirmés extérieurement dans la foi par l’un de leurs frères. Outre la prière faite en faveur de tous, il y a, en faveur de Pierre, une prière singulière : un privilège social va lui être conféré, l’affirmation qui vien­ dra de lui rayonnera sur le monde, elle sera pour les croyants un secours si puissant qu’ils pourront surmon­ ter le déchaînement de Satan : Mais moi, j’ai prié pour 149. Cette solennelle déclaration venant, dans saint Luc, un peu après le texte : « Les rois des nations les dominent, et leurs princes se font appeler bienfaiteurs ; pour vous, ne faites pas ainsi : que le plus grand parmi vous se fasse comme le dernier, et le chef comme le ser­ viteur » (XXII, 26), permet à BOSSUET d’écrire : « Puisqu’en réprimant l’ambition de ses apôtres, il avait parlé d’une manière qui eût pu don­ ner lieu, à ceux qui n’auraient pas bien pesé ses paroles, de croire qu’il n’avait laissé aucune primauté dans son Église, et qu’il avait même affaibli celle qu’il avait donnée à saint Pierre, il parle ici d’une manière qui fait bien voir le contraire. » Méditations sur l’Évangile, la Cène, lre partie, 70e jour. LA DÉFINITION VATICANE 897 toi, afin que ta foi ne défaille point ; et toi, quand tu seras revenu, affermis tes frères150. 4. Infaillibilité n’est pas impeccabilité Mais l’Écriture contient une autre leçon, et l’insis­ tance avec laquelle elle oppose les privilèges de Pierre à ses ignorances et à ses fautes nous invite à distinguer net­ tement en ses successeurs l’infaillibilité et Yimpeccabilité. A peine saint Luc a-t-il rapporté la prière faite pour la constance de Pierre qu’il annonce la trahison imminente de l’apôtre. A peine saint Matthieu a-t-il représenté saint Pierre inspiré par le Père céleste pour confesser la divi­ nité du Christ (Mt., XVI, 16-19), qu’il le représente envahi par l’esprit de ténèbres et méritant l’anathème de Jésus : « Arrière de moi Satan ! tu m’es un scandale ; car tes sentiments ne sont pas ceux de Dieu, mais ceux des hommes» (Mt., XVI, 23). Soloviev a bien vu l’antinomie. « Ira-t-on, dit-il, avec nos polémistes gréco-russes, opposer ce texte (Mt., XVI, 23) à celui qui précède (Mt., XVI, 16) pour détruire les paroles du Christ les unes par les autres ? Faut-il croire que la Vérité incarnée ait si vite changé d’opinion et sup­ primé tout d’un coup ce quelle venait à peine d’énoncer? Et, d’un autre côté, comment concilier le bienheureux et Satan ? Comment admettre que la pierre 150. «L’apôtre est expressément chargé de confirmer ses frères dans la foi, la sienne étant indéfectible en vertu de la prière du Seigneur. Le concile du Vatican a cité ce texte pour établir le dogme de l’infaillibilité pontificale. Et, en effet, si les apôtres pour lesquels Jésus a prié avaient besoin d’être fortifiés dans la foi par Pierre, les successeurs des apôtres doivent être dans le même rapport avec le suc­ cesseur de Pierre, puisque ce dernier est établi à jamais comme fonde­ ment de l’Église. » M.-J. LAGRANGE, O.P., Évangile selon saint Luc, p. 554. 898 VIII/3 - LA JURIDICTION SOUVERAINE de scandale pour le Seigneur lui-même soit la pierre de son Église, inébranlable aux portes de l’enfer ? que celui qui ne pense qu’aux choses humaines reçoive les révéla­ tions du Père céleste et obtienne les clefs du royaume de Dieu ? Il n’y a qu’un seul moyen d’accorder ces textes que l’évangéliste inspiré n’a pas juxtaposés sans raison. Simon Pierre, comme pasteur et docteur suprême de UEglise universelle, assisté de Dieu et parlant pour tous, est le témoin fidèle et l’explicateur infaillible de la vérité divino-humaine ; il est en cette qualité la base inébran­ lable de la maison de Dieu et le porte-clefs du royaume céleste. Le même Simon Pierre, comme personne privée parlant et agissant par ses forces naturelles et par son entendement purement humain, peut dire et faire des choses indignes, scandaleuses et même sataniques. Mais les défauts et les péchés personnels sont passagers, tandis que la fonction sociale du monarque ecclésiastique est permanente. Satan et le scandale ont disparu, mais Pierre est resté151. » 5. Signes de la croyance à l’infaillibilité de l’évêque de Rome Que la croyance en l’infaillibilité pontificale ait tou­ jours été vivante sous une certaine forme au fond du 151- La Russie et l’Église universelle, p. III. - Le pape, comme chefde l’Église, peut agir avec une assistance infaillible soit 1° absolue (pou­ voir déclaratif), soit 2° prudentielle (décisions canoniques générales), ou encore 3° avec une assistance prudentielle faillible (décisions cano­ niques particulières et décisions relatives à l’existence empirique de l’Église). C’est seulement dans ce 3e domaine que ses défaillances person­ nelles peuvent avoir un contre-coup (POSITIF) fâcheux·. C’est en ce domaine que Paul résiste à Pierre. Cf. supra, p. 303, note 62. Dans les deux autres domaines, les défaillances du pape n’entraîneront tout au plus que des fautes d’omission. Le pape a pu en outre agir en rai­ son de son pouvoir extracanonique. LA DÉFINITION VATICANE 899 cœur de l’Église, cela paraît au-dehors par un double signe que les historiens peuvent relever. Premièrement, dès les premiers siècles, on renvoie à l’évêque de Rome les causes difficiles et capitales1^2; et, sans doute, ce recours n’établit directement que la primauté de l’évêque de Rome, non son infaillibilité ; mais la primauté dont il est question a pour tâche de décider en matière de foi et de vie chrétiennes, c’est la primauté d’un royaume de vérité, et c’est pourquoi, dans les causes suprêmes elle ne saurait être compatible avec l’erreur. Secondement, sans la confirmation au moins tacite du pape, on n’a jamais tenu pour valide aucun concile, même général1?3. 152. Mgr DUCHESNE concluait en ces termes une étude sur ΊÉglise romaine avant Constantin : « Ainsi toutes les Églises du monde entier, depuis l’Arabie, l’Osroène, la Cappadoce, jusqu’aux extrémités de l’Occident, sentaient en toutes choses, dans la foi, dans la disci­ pline, dans le gouvernement, dans le rituel, dans les œuvres de cha­ rité, l’incessante action de l’Église romaine. Elle était partout connue, comme dit saint Irénée, partout présente, partout respectée, partout suivie dans sa direction. En face d’elle nulle concurrence, nulle riva­ lité. Personne n’a l’idée de se mettre sur le même pied quelle. Plus tard, il y aura des patriarcats et autres primaries locales. C’est à peine si, dans le cours du IIIe siècle, on en voit se dessiner les premiers linéaments, plus ou moins vagues. Au-dessus de ces organismes en voie de formation, comme au-dessus de l’ensemble des Églises isolées, s’élève l’Église romaine dans sa majesté souveraine, l’Église romaine représentée par ses évêques, dont la longue série se rattache aux deux coryphées du chœur apostolique ; qui se sent, qui se dit, qui est considérée par tout le monde comme le centre et l’organe de l'unité.» Églises séparées, Paris, 1896, p. 155. Cf. supra, p. 851, note 92. 153. Sur l’attitude générale de l’Orient par rapport à la puissance romaine pendant et après Chalcédoine, Mgr BATIFFOL écrit, à la fin de son livre sur Le siège apostolique, Paris, 1924 : « Saint Léon reven­ dique sur l’Église universelle une potestas que le concile de Chalcédoine ne refuse pas au siège apostolique, puisqu’il sollicite la confirmation de Rome pour ses actes, et notamment pour son 28e canon. » (Ce 28e canon, sans être « une négation sournoise du droit 900 νΠΙ/3 - LA JURIDICTION SOUVERAINE Dans une conférence donnée à un groupe russe dissi­ dent, à Paris (22 décembre 1927), et publiée dans Cathedra Petrix5\ Mgr Batiffol relève en effet que si le catholicisme oriental s’était donné, du IVe au VIe siècle, un Kirchenrecht - qu’il lui était après tout loisible de se donner — et entendait être sui juris, cependant deux séries de faits témoignent que cette autonomie, incontes­ table historiquement, était conditionnée par la primauté de l’Église romaine, primauté qui n’était pas une pure primauté d’honneur, comme on l’a prétendu quelquefois et indûment. Premièrement, « le catholicisme oriental a reconnu à l’Église romaine une compétence juridique, une autorité supérieure à laquelle on pouvait recourir pour réformer des sentences prononcées, régulièrement ou non, par des conciles orientaux155. Le cas le plus ancien que l’on divin de la primauté romaine », négation « qui n’était pas dans la perspective du concile », ambitionnait de conférer à Constantinople sur l’Orient une autorité pareille à celle qu’exerçait Rome sur l’Occident.) « L’empereur Marcien attend du pape une lettre qui confirme le concile et qui sera lue dans toutes les églises d’Orient [...]. Le concile de Chalcédoine (451) est le moment où l’Orient reconnaît le plus explicitement le droit du siège apostolique à ce prin­ cipatus que Rome revendique en matière de foi et d’ordre comme la condition de la communion de l’Église universelle. Si aucune déclara­ tion n’intervient alors pour ériger ce principatus en article de foi, la pensée du concile de Chalcédoine n’est pas douteuse, et il sera désor­ mais loisible aux controversistes de reprocher à l’Orient de l’avoir plus tard répudiée. Passé le milieu du V* siècle, dit Harnack, à mesure que l'esprit proprement byzantin prévalut dans l’Église d’Orient dimi­ nuée, le prestige de l’évêque de Rome déclina, et Constantinople y mit fin quant à elle, en repoussant des revendications que Chalcédoine avait souscrites. » P. 618 ; cf. p. 557. 154. Cathedra Petri, Études d’histoire ancienne de l’Église, 1938, pp. 199 à 214. 155. Cf. le chapitre suivant du même ouvrage : Les recours à Rome en Orient avant le concile de Chalcédoine, p. 215. LA DÉFINITION VATICANE 901 connaisse de pareils recours est, en 340, celui de saint Athanase et des évêques déposés par la faction arienne d’Eusèbe, ci-devant de Nicomédie, et pour lors de Constantinople : ce précédent a fait loi, et ce droit de recours à Rome a subsisté jusqu’à la rupture de 1054 ». Secondement, « le catholicisme oriental a inauguré, avec le concile de Nicée, cette réalisation de l’autorité de l’épiscopat universel qu’est le concile œcuménique. Il est à remarquer que les sept premiers conciles œcuméniques se sont tenus en Orient, et qu’ils ont été convoqués pour juger de querelles sur la foi qui agitaient l’Orient, aria­ nisme, macédonianisme, nestorianisme, monophysisme, Trois Chapitres, monothélisme, querelle des images. L’Orient a connu bien d’autres conciles, et même, au temps de l’arianisme, des conciles à prétention œcumé­ nique comme celui de Rimini-Séleucie. Cependant il n’a été reconnu pour œcuméniques que les conciles auxquels l’Eglise de Rome a été invitée et a pris part, ou auxquels elle a donné son approbation subséquente. Un principe domine la théorie de tout concile œcuménique : aucune décision intéressant la foi catholique n’est prise sans l’Eglise romaine et ne saurait être œcuménique sans elle ». L’auteur résume en ces termes la signification des faits qu’il vient de passer en revue : « Le catholicisme est la communion dans un conformisme de foi et d’institu­ tions de toutes les Églises de X Oikouménè. Ce confor­ misme est assuré par la solidarité ou société des Eglises, d’une part, et, d’autre part, par une autorité de portée universelle, que nous voyons opérante bien avant que Constantin prenne l’initiative de convoquer le premier concile œcuménique. Cette autorité est celle du siège apostolique par excellence, le siège de Rome. Ce qui est vrai du IIe siècle, du IIIe siècle, est vrai encore pour l’Orient grec, et vrai jusqu’au schisme du XIe siècle, qui 902 VU 1/3 - LA JURIDICTION SOUVERAINE na pu se justifier lui-même qu’en répudiant sur ce point la doctrine des dix premiers siècles156. » 6. La forme de certitude de l'infaillibilité avant la définition vaticane Ce que nous avons dit soulève une question. Depuis la définition vaticane, l’infaillibilité pontificale est ensei­ gnée comme une vérité de foi par le magistère solennel. Dans le temps qui a précédé la définition vaticane, com­ ment était-elle enseignée? N’était-elle pas encore proposée expressément comme une vérité de foi ? Ou bien étaitelle déjà proposée expressément comme une vérité de foi, mais par le magistère ordinaire ? Les deux réponses, croyons-nous, peuvent être faites, et les deux ont pu être vraies en des temps différents. Suivant la première réponse, on dira : Dans le temps qui a précédé la définition solennelle, il apparaissait comme théologiquement évident (tous les théologiens en convenaient) et comme solidement garanti par l'Eglise (le consentement des Pères et des théologiens étant un lieu théologique reconnu) que l’infaillibilité pontificale était 156. Dans cette étude, p. 213 et dans 1 etude sur L’empereur Justinien et le siège apostolique, pp. 249 à 317, BATIFFOL, qui voit dans la doctrine de Justinien « l’expression la plus autorisée et la plus adéquate du Kirchenrecht byzantin », fait remarquer que si Justinien a codifié sa propre autocratie ecclésiastique, s’il a pratiqué le césaropapisme le plus conséquent, cependant « même dans ce césaropapisme il a maintenu le privilège du siège apostolique, consacré par des conciles oecuméniques, celui d’Ephèse et celui de Chalcédoine [...]. Le jour où il s’est trouvé en présence d’un Vigile refusant de condamner les Trois Chapitres, Justinien a refusé de s’incliner devant le pape, mais il a déclaré rester en communion avec le siège apostolique, et tenir le pape pour rien» en inaugurant la distinction célèbre de la sedes et du sedens. « Ce jour-là le césaropapisme a atteint son point culminant et trahi l’incohérence à laquelle il conduit un empereur qui se prétend catholique. » LA DÉFINITION VATICANE 903 une vérité révélée par le Sauveur. Avec la définition, cela est devenu divinement certain. Suivant la seconde réponse, il faudra dire : Dans le temps qui a précédé la définition solennelle, il était déjà divinement certain, en vertu du magistère ordinaire, que l’infaillibilité pontificale était une vérité révélée par le Sauveur, et tous les vrais fidèles la croyaient de foi divine, sinon en théorie et réflexivement, du moins en fait et spontanément. Quoi qu’il en soit, il est certain que l’Église a toujours cru, de foi divine, l’infaillibilité pontificale: au moins d’une façon indirecte, radicale, en croyant explicitement d’autres vérités dans lesquelles l’infaillibilité pontificale était renfermée implicitement (si l’on s’en tient à la pre­ mière réponse) ; ou même d’une façon directe, formelle, explicite (si l’on s’en tient à la seconde réponse). Et tous ceux qui appartiennent à l’Église par le désir, et qui croient déjà les vérités premières qui sont comme les racines de toutes les autres, croient de ce fait implicitement l’infailli­ bilité pontificale, peut-être inconsciemment et sans du tout le savoir, peut-être même en refusant expressément de la reconnaître, à cause d’une ignorance dont ils demeurent — et tout est là ! - irresponsables devant Dieu. 7. Le pape pouvait-il définir sa propre infaillibilité ? C’est le souverain pontife lui-même uni au concile qui, nous l’avons dit, a défini sa propre infaillibilité. Cela ne cause aucune difficulté à ceux qui pensent que, dès avant le concile, on tenait déjà de foi divine le pape pour infaillible, sur la proposition du magistère ordinaire. On croyait donc de foi divine que le pape pouvait parler avec infaillibilité de tout ce qui regarde la foi et les mœurs, et même par conséquent de son propre pouvoir spirituel. Depuis la définition du Vatican, si le 904 VIII/3 - LA JURIDICTION SOUVERAINE pape est tenu pour infaillible, c’est, en outre, sur la pro­ position du magistère solennel. On a donc passé de la foi en l’infaillibilité proposée par le magistère ordinaire, à la foi en l’infaillibilité proposée par le magistère solennel. Il s’est produit ce qui se produirait si le prochain concile œcuménique définissait solennellement l’infaillibilité des conciles œcuméniques. Mais ceux qui pensent qu’avant la définition vaticane il n’était pas encore certain de foi divine que le pape fut infaillible, comment expliquent-ils qu’on puisse croire de foi divine la sentence où le pape a défini lui-même son infaillibilité ? Ne tournent-ils pas en cercle ? Non. Et voici pourquoi. Déjà à ce moment-là, nul théologien catho­ lique ne le nie, on savait de foi divine que, pour rester dans la communion de l’Eglise, il y avait obligation d’ac­ cepter intérieurement les définitions que le pape portait d’une manière absolue, irréformable. Or, croire d’une foi divine, expresse et explicite l’existence d’une pareille obli­ gation, c’était - remarque Perrone, qui écrivait une quin­ zaine d’années avant le concile du Vatican - croire d’une foi divine, au moins latente et implicite, l’infaillibilité de ces définitions ; car il n’y aura jamais obligation d’accepter intérieurement comme absolues et irréformables des défi­ nitions sujettes à contredire la foi. En d’autres termes, avant la définition, il était de foi divine que le pape pou­ vait obliger les fidèles à recevoir certains enseignements comme absolus et irrévocables. Après la définition, il est en outre de foi divine que si le pape peut obliger les fidèles à recevoir des enseignements comme absolus et irrévo­ cables, c’est parce qu’ils sont proposés avec une autorité infaillible. Le pouvoir du pape ne s’est pas accru par la définition, il s’est plus explicitement promulgué157. 157. Avant la définition, PERRONE écrivait, à l’adresse des théolo­ giens catholiques qui se donnaient comme adversaires de l’infaillibi- LA DÉFINITION VATICANE 905 Dans les deux cas, pas de cercle vicieux. 8. Les marques d’un enseignement infaillible Dès que les enfants reçoivent la vie, il est de foi divine qu’ils ont le péché originel, et l’évidence de leur exis­ tence conditionne l’acte de foi que nous faisons à ce pro­ pos. De même, l’évidence que le pape entend parler « ex cathedra », qu’il entend définir la doctrine de la foi et des mœurs d’une manière irréformable, conditionnera l’acte de foi divine avec lequel nous recevrons son enseigne­ ment. N’imaginons pas que cette évidence était impos­ sible antérieurement à la définition vaticane. Il était au contraire facile de l’avoir. Le P. Billot a relevé, à titre d’exemple, une dizaine de définitions antérieures au concile, où il est évident que le pape parle « ex cathedra»158: Boniface VIII, dans la bulle Unam sanc­ tum, en 1302: «Nous déclarons, disons, définissons et prononçons qu’il est absolument de nécessité de salut, lité : «Vous reconnaissez le devoir qu’ont tous les fidèles d’adhérer intérieurement aux constitutions dogmatiques pontificales. C’est de ce devoir que nous partons pour conclure à leur infaillibilité. » Et il avouait ne pas comprendre comment on pouvait soutenir « qu’il y a obligation d’adhérer [irrévocablement] d’esprit et de cœur aux décrets dogmatiques du pontife romain » tant que l’on pensait que « le pontife romain enseignant ex cathedra l’Église universelle est sujet à l’erreur en matière de foi». Praelectiones theologicae, Paris, 1856, t. IV, p. 321. Le P. BILLOT a noté pareillement que la nécessité de res­ ter uni au souverain pontife en matière de foi permettait de conclure légitimement à l’infaillibilité du souverain pontife définissant la foi. Voilà comment s’explique ici le progrès dogmatique. « On n’a pas dit : le souverain pontife est infaillible, donc il faut tenir irrévocable­ ment ce qu’il enseigne. On a dit : la loi divine nous ordonne de croire irrévocablement ce que le souverain pontife enseigne, donc il est infaillible. » De Ecclesia Christi, Rome 1921, p. 677. 158. De Ecclesia Christi, p. 634. 906 VllI/3 - LX JURIDICTION SOUVERAINE pour toute créature, d’être soumise au pontife romain » ; Benoît XII, dans la constitution Benedictus Deus, en 1336 : « Nous définissons, en vertu de l’autorité aposto­ lique, que les âmes des saints [...] avant le jugement général [...] sont en possession de la vision béatifique » ; Léon X, dans la bulle Exsurge Domine, en 1520, contre les erreurs de Luther : « En vertu de l’autorité du Dieu tout-puissant, des bienheureux apôtres Pierre et Paul et de la nôtre, nous condamnons et réprouvons ces articles et ces erreurs comme respectivement hérétiques, ou scandaleux, ou faux », etc. De telles « formules », dont usent les souverains pontifes depuis le moyen âge, ne sont pas d’ailleurs notre unique critère; le «sens» d’un acte pontifical, son intention de dirimer définitivement une question, peut apparaître avec évidence, indépen­ damment de toutes les formules conventionnelles1 Λ 9. La crainte humaine de l’infaillibilité « Ils étaient très étonnés de son enseignement, car il les enseignait comme ayant autorité, et non pas comme les scribes » (Marc, I, 22). Bientôt viendront les mur159. Aux dissidents orientaux ou épiscopaliens, qui nous objecte­ raient la difficulté où nous étions, avant la définition vaticane, de reconnaître quelles décisions pontificales étaient infaillibles, il nous est facile de répondre que le problème du critère de l’infaillibilité ne se pose pas d’une manière essentiellement différente dans le cas du pape et dans celui du concile œcuménique. L’un et l’autre, en effet, peuvent avoir le dessein d’engager leur autorité d’une manière seule­ ment partielle ou d’une manière vraiment irrévocable. Seule cette dernière volonté est un critère certain d’infaillibilité. De plus nous avons dit qu’une majorité quelconque d’évêques ne suffirait pas à constituer un concile œcuménique. Il faut une majorité d’évêques qui soient, selon le mot de saint Vincent de Lérins, de vrais disciples, de vrais adorateurs du Christ. Nous reviendrons plus loin sur ce point. 1J\ CITÉ PONTIFICALE 907 mures. «Comment celui-ci sait-il les lettres sans avoir suivi de leçons?» (Jean, VII, 15) et ils le traiteront de fanatique, de possédé. La manière autoritaire d enseigner risque de nous heurter. Nous voulons bien écouter des suggestions dont nous ferons au besoin notre profit, et que nous jugerons. Nous souffrons difficilement une vérité sans mélange qui nous juge. L’infaillibilité, qui est toujours tranchante, a choqué en Jésus. Elle choque dans l’Église de Jésus. Au fond, ce quelle froisse, c’est notre manque de confiance en l’absolu. L’absolu peut-il nous parler si ce n’est pour nous délivrer de l’opinion, « afin que nous ne soyons plus des enfants, flottants et empor­ tés à tout vent de doctrine par la tromperie des hommes et leur astuce à induire en erreur, mais que, adhérant à la vérité dans la charité, nous croissions de toute manière en celui qui est la tête, le Christ » (Éphés., IV, 14-15) ? VIL La cité pontificale Une des conséquences des prérogatives juridiction­ nelles confiées à Pierre par le Sauveur sera l’apparition, au cours de l’histoire, d’une cité pontificale. 1. Une solution contingente du problème de l’indé­ pendance des papes Ce qui importe directement à l’Église, ce qui est réclamé premièrement et avant tout par sa nature, c’est l’indépendance de son pouvoir apostolique suprême. Aux conditions qui rendent possible, ou qui favorisent l’exercice de cette indépendance, elle ne s’attache que par voie de conséquence et secondairement. Elles varieront nécessairement beaucoup au cours des âges. Et l’on peut être d’avance certain qu’elles laisseront toujours à désirer. 908 VIII/3 - LA JURIDICTION SOUVERAINE La cité pontificale ne représente qu’z/we des solutions possibles du problème de l'indépendance des papes. Cette solution n’est point parfaite, et rien ne prouve quelle soit définitive. Les anciens Etats de l’Eglise entraînaient avec eux bien des inconvénients. Et pour la nouvelle cité vaticane, qui pense quelle offre toutes les garanties sou­ haitables160161 ? Mais les conditions idéales d’indépendance pour la prédication évangélique, le Sauveur lui-même les a-t-il rencontrées, et son Eglise les connaîtra-t-elle jamais ? 2. Souveraineté apostolique ou canonique et princi­ pal politique Ce qui revient au souverain pontife comme successeur de Pierre, insistons sur ce point, ce n’est pas un pouvoir de l’ordre temporel, c’est un pouvoir de l’ordre divin, ce n’est pas un principal politique capable d’assumer éven­ tuellement le gouvernement civil d’une population, c’est une souveraineté apostolique ou canoniqueXCA. 160. « Sans cloute, les accords du Latran garantissent-ils la souve­ raineté complète du saint siège, même dans le domaine internatio­ nal... Mais nulle part il n’est question des simples fidèles voulant se rendre au Vatican. Or l’Église a des fidèles dans le monde entier, appartenant à toutes les nationalités. Le pape n’est pas réellement [disons : parfaitement, ou totalement] libre ni indépendant s’il est obligé de demander au gouvernement italien l’autorisation, la per­ mission de laisser passer ou séjourner les personnes, catholiques ou non, qui éprouvent le désir ou le besoin, ne serait-ce que d’aller prier au tombeau des Apôtres. » Paul LESOURD, S. S. Pie XII, Paris, 1939, p. 10. 161. Nous employons nous-même le mot de souveraineté au sens propre, pour désigner le pouvoir du pape en tant que vicaire du Christ ; et les mots de principal, dominium, pour désigner le pouvoir politique. Mais on trouvera dans nos citations le mot de souveraineté, sovranità, employé pour désigner un pouvoir politique non subor- LA CITÉ PONTIFICALE 909 3. Le sujet de la souveraineté apostolique est par nature indépendant Le sujet dans lequel réside cette souveraineté est par nature affranchi de toute dépendance humaine, libre de toute sujétion aux principats politiques ou interpolitiques. «L’autorité pontificale suprême, instituée par JésusChrist, et conférée à saint Pierre et par lui à ses succes­ seurs légitimes, les pontifes romains, écrivait Léon XIII, ne peut, de sa nature même et par la volonté de son divin fondateur, être soumise à aucune puissance ter­ restre, mais elle doit jouir de la liberté la plus entière dans l’exercice de ses hautes fonctions [...]. Il est néces­ saire que le souverain pontife soit placé dans une condi­ tion d’indépendance telle que non seulement sa liberté ne soit en rien entravée par qui que ce soit, mais qu’il soit évident à tous quelle ne l’est pas162. » Dans son dis­ cours aux professeurs et aux élèves de l’université de Milan, Pie XI rappellera pareillement que « par la divine responsabilité dont il est investi, le pontife romain, quel que soit le nom qu’il porte et quelle que soit l’époque où il vit, ne peut être soumis à aucune sujétion163 ». Cela valait déjà pour saint Pierre. 4. Son indépendance radicale et inaliénable Il est clair que l'indépendance radicale du pouvoir pontificalpar rapport à toutes les formes du principat politique, donné à un autre pouvoir politique. Sur la critique du concept de sou­ veraineté, voir Jacques Maritain au chapitre II de son livre sur L’homme et l’État, Paris, 1953 [O. C., IX, pp. 513 s.]. 162. Lettre de LÉON XIII au cardinal Rampolla, 15 juin 1887, citée dans un article sur « La position de la question romaine », paru dans XOsservatore romano, 12 février 1929 ; cf. Documentation catho­ lique, 1929, col. 474 à 479. Voir supra, p. 879. 163. Doc. cath., 1929, col. 472. 910 VIII/3 - LÀ JURIDICTION SOUVERAINE étant un privilège d’ordre divin, demeure imprescriptible et inaliénable. Les papes ne pourraient y renoncer. Ils en sont les dépositaires, ils n’en sont pas les juges, V exercice de leur pouvoir pourra bien être contrarié au cours des siècles, mais Yessence en est intangible. Aucune violence, aucune domination humaine ne saurait prescrire contre le droit divin. L’invasion des Etats de l’Eglise par les armées de Garibaldi pouvait sans doute entraver le libre exercice de la souveraineté apostolique, elle laissait intact le droit du souverain pontife à sa pleine indépendance. «Ainsi après la perte, en 1870, des très anciennes et tra­ ditionnelles garanties de liberté et d’indépendance de la mission pastorale du souverain pontife, Γessence même de son droit imprescriptible à la liberté et à l’indépen­ dance subsistait. Ce droit ne peut jamais être confondu avec la mesure et Y entité matérielle de ce qui le garantit. Le pontife lui-même n’était pas juge de ce droit, lequel restait inhérent à la constitution divine de l’Église164. » 5. C’est au pouvoir apostolique de fixer les condi­ tions de son exercice normal L’Église ne pourrait donc renoncer à son droit à l’in­ dépendance, bien quelle puisse vivre, et elle l’a montré, lors même qu’on s’efforce de lier son indépendance. II reste que la souveraineté apostolique ou canonique, de par la volonté divine, a droit à son exercice normal et connaturel. A elle donc de juger des conditions temporelles qui, à chaque époque, apparaîtront indispensables à son fonctionnement. C’est là une question qui est formellement et en der­ nier ressort d’ordre religieux, bien quelle soit politique 164. Ibid., col. 476. LA CITÉ PONTIFICALE 911 parles réalités quelle met en cause. Le pape la résout en tant que vicaire de Jésus-Christ, en tant que chef de l’Église. Les décisions que la prudence lui dicte étant prises en vertu de son pouvoir apostolique ne peuvent, en conséquence, être assimilées aux mesures politiques ordinaires. Elles ne sont pas purement temporelles. Aussi échappent-elles à la prescription. On l’a relevé, la « Question romaine », qui restait pen­ dante depuis les événements de 1870, se présentait, en effet, tout d’abord et formellement, comme une question religieuse, et non pas comme une simple question où la prescription pouvait jouer165. Comme telle, elle se pré­ sentait en outre comme une question supranationale, que le pouvoir apostolique pouvait trancher comme bon lui semblerait, et non pas comme une question relevant simplement du droit et des tribunaux internationaux. Certes, l’existence d’une cité pontificale intéresse les catholiques de toutes les nations. Pourtant, ce n’était pas aux nations assemblées de déterminer les conditions de cette existence. D’abord et surtout parce qu’une pareille intervention des nations aurait fait tomber au plan inter­ national une question qui se posait au plan suprana­ tional. Ensuite, parce que la papauté spoliée, plutôt que d’en appeler à diverses nations pour exercer une pression sur l’État spoliateur, pouvait trouver préférable 165- D’où « l’équivoque perfide et sectaire, destinée à présenter à l’Italie et à tous les peuples la Question romaine comme une question politique, et à mettre sur le même pied la protestation et les revendi­ cations papales et celles - définitivement classées par l’histoire - des princes dépossédés, en face d’une nouvelle unité politique et de la succession juridique d’un nouvel État. La vérité au contraire restait intangible: à savoir que la Question romaine était une question purement religieuse, que le pape comme vicaire du Christ et chef de l'Eglbe, et non pas seulement comme souverain des territoires du saint siège, déclarait insoluble. » Doc. cath., ibid., col. 475. 912 VIII/3 - LA JURIDICTION SOUVERAINE d’attendre que ce dernier voulût bien consentir de luimême aux restitutions quelle estimerait suffisantes166. 6. Droit apostolique à un principat civil t « »· » La souveraineté apostolique, par nature supérieure à tous les principats temporels, ne pourra donc accepter de bon gré d'être entravée par aucun d’entre eux, qu’il s’agisse de l’antique dominium impérial, ou des princi­ pats contemporains avec lesquels elle doit pouvoir trai­ ter, conclure des concordats, etc. Quelles conditions politiques, quels privilèges juridiques nécessaires à son libre exercice, le droit divin l’autorisera-t-elle à réclamer ? 166. Lorsque, en pleine guerre, on parlait çà et là de la reconsti­ tution temporelle des États de l’Église en cas d’une victoire des empires centraux, le cardinal GaSPARRI, secrétaire d’État de Benoît XV, « interprète fidèle de sa magnanime pensée » écrivit dans les Stimmen der Zeit, de septembre 1916 : « Par respect pour la neu­ tralité, le saint siège n’entend nullement créer des embarras au gou­ vernement, et il met sa confiance en Dieu, attendant le règlement convenable de sa situation non des armes étrangères, mais du triomphe de ces sentiments de justice qu’il souhaite voir se répandre toujours davantage parmi le peuple italien, conformément à son véri­ table intérêt. » Ces paroles « précisent un autre grand principe de la question, l’expression non des armes étrangères devant signifier dans la suite non des gouvernements étrangers. La Question romaine n’était pas une question internationale relevant d’une quelconque ingérence extérieure ; c’était une question supranationale, c’est-à-dire liée aux intérêts religieux de tous les peuples chrétiens ; mais juridiquement elle n’intéressait que le saint siège et l’État italien, attendu que seuls ils avaient été mêlés dès l’origine au conflit. » Doc. cath., ibid., col. 478. « Ce n’est pas avec un prince temporel dépossédé que traita l’Italie pour lui restituer une parcelle de ses anciens États. C’est avec le chef spirituel de l’Église catholique. C’est tellement vrai que le concordat et le traité du Latran sont [...] inséparables. » G. GLEZ, « Pouvoir temporel du pape », Diet, théol. cath., col. 2702. IA CITÉ PONTIFICALE 913 Le minimum dont elle pourra se satisfaire sera néces­ sairement le maximum de ce que peut offrir l’ordre tem­ porel en matière de privilèges juridiques, à savoir le pri­ vilège du principat politique international. En vertu de sa souveraineté apostolique et pour sauvegarder le libre exer­ cice de cette souveraineté, le pape aura donc le droit, toutes les exigences de la justice, de la sagesse et de la prudence étant d’ailleurs réservées, de lui annexer un dominium politique, un principat civil ; il a droit apostoli­ quement - lui dénier ce droit serait contraire à son pou­ voir apostolique et spirituel — à gouverner temporellement, à assumer éventuellement la responsabilité du sort temporel d’un peuple. Son droit au principat temporel est apostolique ; l'exercice de ce principat est politique. Ce droit sera proclamé plus expressément par le magistère ecclésiastique à mesure qu’il deviendra un objet de contestation. C’est ainsi que le projet de la constitution dogmatique sur l’Eglise du Christ, proposé aux pères du concile du Vatican, comportera un chapitre condamnant et proscrivant « la doctrine hérétique de ceux qui affirment qu’il répugne au droit divin qu’au pouvoir spirituel chez les pontifes romains se joigne un principat civil, ut cum spirituali potestate in romanis pontificibus principatus civilis conjugatur^1 ». Mais il a 167. C’est le chapitre XII : « Pour que le pontife romain pût rem­ plir comme il est juste la charge de la primauté qui lui a été divine­ ment conférée, il avait besoin des moyens et secours qui convinssent aux conditions et aux nécessités des temps. D’où, par un dessein sin­ gulier de la divine Providence, il arriva que parmi une si grande mul­ titude et une telle variété de princes séculiers, l’Église romaine jouît aussi d’un dominium temporel. De telle sorte que, par là, le pontife romain, pasteur de l’Église universelle, n’étant soumis à aucun prince, pût exercer sur toute la terre, avec une liberté pleine et entière, l’auto­ rité suprême et le pouvoir qu’il a reçus du Christ Seigneur de régir et de paître tout le troupeau du Seigneur. » Et voici le canon correspon­ dant: «Si quelqu’un dit: le pouvoir ecclésiastique indépendant, qui, 914 VIII/3 - LA JURIDICTION SOUVERAINE d’abord été reconnu sans difficulté. Nous avons dit de saint Pierre que, du point de vue du droit divin, il n’était pas soumis à César. L'indépendance spirituelle de ses successeurs ne devait pas tarder à trouver une expression politique168. C’est en pensant à ce phénomène que selon l’enseignement de l’Église catholique, lui a été départi par le Christ lui-même, et le pouvoir civil suprême ne peuvent subsister ensemble, de telle sorte que les droits respectifs de chacun soient saufs : qu’il soit anathème. » Collect, lacensis, t. VII, col. 572 et 577. Les erreurs 75 et 76 condamnées dans le Syllabus concernent le prin­ cipat civil du pontife romain : « Les fils de l’Église chrétienne et catholique discutent entre eux sur la compatibilité d’un règne tempo­ rel avec le pouvoir spirituel. » « L'abrogation de l’imperium civil pos­ sédé par le saint siège servirait, même beaucoup, à la liberté et au bonheur de l’Église.» Denz., nm 1775 et 1776. C’est dès le XIIIe siècle, sous des influences aussi diverses que celles du franciscanisme et du régalisme, que l'on a commencé de contester le droit du pape au pouvoir temporel sur les États de l’Église. - Il nous semble que la décision canonique du pape de s’adjoindre un principat temporel doit être regardée, en principe, comme appartenant aux impératifs prudentiels d’intérêt général, dont l’infaillibilité est formellement pru­ dentielle et radicalement absolue (voir, supra, p. 744) : d’où la note d'Aéréi/f proposée, par le projet, contre les opposants. 168. «C’est un enfantillage historique, dit Mgr DUCHESNE, que d’insister, à propos d’un pape du VIe, du VIIe, du VIIIe siècle, sur la qualité de sujet de l’empereur de Constantinople. En théorie, il n’y a ?as de doute, c’était un sujet, car on est sujet ou souverain, et dans ’empire, il n’y avait pas d’autre souverain que l’empereur. Mais en réalité! En réalité, l’empereur ne le nommait pas : il se bornait à rati­ fier son élection faite à Rome et par les Romains. Ceci le distinguait déjà des plus hauts fonctionnaires, y compris, et très spécialement, l’exarque (de Ravenne). L'autorité qu’il exerçait ne lui venait pas de l’empereur, et ce ne sont certes pas les reflets de la majesté byzantine qui le faisaient reluire au-dehors de l’empire et au-dedans. La succes­ sion de saint Pierre, le siège de saint Pierre, l’autorité de saint Pierre, le tombeau de saint Pierre, voilà de quoi se réclamait le seigneur apos­ tolique et ce qui faisait son prestige. On le voit souvent mêlé à des affaires terrestres, à des opérations de guerre, à des négociations de traités, à des nominations de fonctionnaires, à la garde des finances de l’État, à des entreprises d’ordre municipal, réparations des rem- LA CITÉ PONTIFICALE 915 Joseph de Maistre a pu écrire avec vérité : « Une loi invi­ sible élevait le siège de Rome, et l’on peut dire que le chef de l’Église universelle naquit souverain. De l’écha&ud des martyrs, il monta sur un trône qu’on n’aperce­ vait pas d’abord, mais qui se consolidait insensiblement comme toutes les grandes choses et qui s’annonçait dès son premier âge par je ne sais quelle atmosphère de gran­ deur qui l’environnait, sans aucune cause humaine assi­ gnable169. » parts, des aqueducs, service de l’alimentation publique ; en tout ceci, il ne semble pas qu’il y ait jamais eu ingérence de sa part. On s’est fié à son autorité morale, à son expérience, à son personnel administra­ tif, à la solidité de ses finances ; on a sollicité son concours ; il ne l’a pas refusé. » Les premiers temps de l’État pontifical, Paris, 1911, p. 21. 169. Du pape, livre II, chap. VI. Sur la préparation historique du pouvoir temporel des papes, cf. G. Glez, « Pouvoir temporel du pape», Diet, de théol. cath., col. 2671-2674. Pendant les trois pre­ miers siècles, les papes témoignent par le martyre de la suprématie du spirituel sur le temporel. En 313, avec l’édit de Milan, s’ouvre une ère nouvelle. Le christianisme devient prépondérant. Pourtant, « au point de vue civil et politique, la situation de l’évêque de Rome est restée la même. En fait, le pape n’est ni politiquement indépendant ni souve­ rain ; il est donc sujet. Cependant, il ne saurait être un sujet comme les autres, et cela précisément en raison de la pénétration de la société civile par l’esprit chrétien. La foi des princes et des peuples, les préro­ gatives de sa charge suprême lui assurent une place unique et une incomparable dignité, sans qu’aucun article du Code théodosien déter­ mine les honneurs dus à sa personne, sans que sa prééminence, d’ordre purement religieux et moral, repose sur aucun titre civil ou politique. Le fait que Rome n’est plus, depuis le début du IVe siècle, la résidence des empereurs, eut certes d’importantes conséquences, mais il est insuffisant à fonder immédiatement la parfaite indépen­ dance du successeur de saint Pierre. » Déjà, depuis Constantin, les évêques pouvaient, en certaines causes, être juges au civil et, au cours des invasions barbares, beaucoup d’entre eux s’étaient vus investis des fonctions de defensor civitatis·, les évêques de Rome exercèrent ces magistratures dans des conditions de premier plan qu’expliquent non seulement l’importance de la ville, mais encore son éloignement de la nouvelle capitale. C’est Justinien qui, par sa pragmatique sanction de 916 VIII/3 - LA JURIDICTION SOUVERAINE 7. Caractère sacré de ce principal 4 « I Né d’une exigence spirituelle tout à fait définie, le principal civil du souverain pontife portera nécessaire­ ment en lui comme un reflet des valeurs spirituelles qu’il sert, et de ce fait il se distinguera de tous les autres principats civils. Les papes ont insisté sur ce caractère. Pie IX, le pape qui devait voir la chute des Etats de l’Église, avait écrit, le 26 mars 1860, dans sa lettre apostolique Cum catholica Ecclesia: « L’Église catholique, qui a été fondée et instituée par Notre-Seigneur Jésus-Christ pour procu­ rer le salut éternel des hommes, a obtenu, en vertu de sa divine institution, la forme d’une société parfaite. C’est pourquoi elle doit jouir d’une liberté telle quelle ne soit soumise à aucun pouvoir civil dans l’accomplissement de son ministère sacré... C’est donc par un décret particu­ lier de la divine Providence que, lors de la chute de l’em­ pire romain et de sa division en plusieurs royaumes, le pontife romain, que le Christ a constitué le chef et le centre de toute son Église, a acquis le principat civil... Il est facile de comprendre de quelle façon ce principal, quoique temporel de sa nature, revêt cependant un caractère spirituel, en vertu de sa destination sacrée et de ce lien étroit qui le rattache aux intérêts les plus grands du christianisme : Facile autem intelligitur quemadmodum ejusmodi Romanae Ecclesiae principatus, licet suapse natura temporalem rem sapiat, spiritualem tamen induat indolem, vi sacrae quam habet destinationis, et arctissimi illius vin­ culi quo cum maximis rei christianae rationibus conjungi554, prépare le plus efficacement le pouvoir temporel du pontife romain. On assiste ensuite à un triple événement : l’empereur cherche à s’ingérer dans les élections papales, mais il montre son impuissance à assurer la prospérité matérielle de la péninsule, et le peuple romain se groupe autour du pape qui apparaît comme le ser­ viteur efficace des nécessités publiques. {Ibid.) IA CITÉ PONTIFICALE 917 M» Léon XIII, spolié de son pouvoir temporel, dira le 27 septembre 1888, dans un discours au cardinal Alimonda et aux prêtres italiens en pèlerinage à Rome : «On ose affirmer que les revendications du pape sont dictées par l’esprit d’ambition et la convoitise des digni­ tés humaines [...]. Mais c’est bien plus haut que se por­ tent Nos visées ; en vérité, c’est la grande cause de la liberté et de l’indépendance de l’Eglise dont il s’agit en ce moment10. » Et Pie XI, qui résoudra la Question romaine, ne cessera de protester que le pape est « étran­ ger à toute vaine ambition de domination temporelle », que la garantie juridictionnelle qu’il revendique est à ses yeux « un moyen d’assurer une fin spirituelle », à savoir la liberté et l’indépendance du gouvernement de l’Eglise, quelle est « indispensable au pouvoir religieux » et récla­ mée uniquement « en vue des droits inviolables et des raisons incontestables de la mission divine de la papauté171. » Un point restera à déterminer. De quelle nature est le « caractère sacré » qui distingue de tous les autres le principat civil du pape ? Il faudra, pour répondre, déterminer davantage les rapports du principat civil au pouvoir apostolique du souverain pontife. Le principat civil fonctionnera-t-il surtout comme une cause autonome, ordonnée de soi et premièrement à procurer le bien d’une cité temporelle, et garantissant par surcroît la liberté du pontife romain en qui réside le pouvoir apostolique ? Ou bien s’efforcera-t-il d’écarter les soucis de l’admi­ nistration civile d’une population, afin de servir le pou­ voir apostolique d’une façon plus exclusive, plus directe, 170. Doc. cath., col. 475. 171. Ibid. 918 VIII/3 - LA JURIDICTION SOUVERAINE plus dépouillée, qui tendrait, à la limite, à devenir ins­ trumentale ? Les deux réponses, croyons-nous, devront être rete­ nues. Elles conviendront à des époques historiques diffé­ rentes. 8. Il comporte le principat politique suprême Précisons que le principat politique annexé en droit chrétien à la souveraineté apostolique est le principat politique suprême : si la notion de principat politique dont les différents États aujourd’hui existants peuvent en justice se prévaloir devait subir une restriction - au pro­ fit par exemple de quelque organisme international - le principat politique dû au saint siège ne pourrait en sortir diminué ; il deviendrait juridiquement l’égal du plus haut principat temporel existant. Cela résulte du fait que le principat civil du souverain pontife n’est qu’un sym­ bole, une expression utile, pratiquement nécessaire, mais politique, et par conséquent radicalement inadéquate, de sa souveraineté apostolique. Aussi les nonces sont-ils plus que des ambassadeurs ; et suivant l’ancien usage de la chrétienté, qui aujourd’hui n’est pas complètement aboli et qui mérite de persévérer, ils priment tous les autres agents diplomatiques parce « qu’ils représentent une puissance d’un ordre supérieur12 ». 9. Le dominium territorial Pie XI ne soulève pas la question de savoir si la notion de principat « temporel » est en soi séparable de la 172. G. Glez, «Pouvoir temporel des papes», Diet, théol. cath., col. 2702. IA cité pontificale 919 notion de dominium « territorial »173. Il se contente de revendiquer le principat temporel reconnu par le droit international « tel qu’il est en vigueur»174. Il comporte en fait le dominium territorial. Le traité du Latran, dit Pie XI dans son discours aux prédicateurs de carême de Rome, a pour fin « de reconnaître et, pour autant qu’il dépend des hommes, d’assurer au saint siège une véritable, propre et réelle souveraineté territoriale — attendu qu’on ne connaît pas, du moins jusqu’à ce jour, d’autre forme de souveraineté véritable et propre sinon précisément territoriale, se non appunto territoriale »175. Et un peu plus loin : « Une souveraineté territoriale quelconque est la condition reconnue universellement indispensable à 173. Avant le traité du Latran, le P. Yves DE LA BriÈRE insistait sur la distinction que fait le droit international entre les mots puissance et étoi, et il a raconté comment le jurisconsulte français Louis Renault réussit, à la Haye, à substituer le premier au second : « Le mot Puissance a, en effet, une signification plus générale et peut désigner non pas seulement la souveraineté territoriale d’un État, mais aussi la condition juridique d’un personnage diplomatiquement reconnu comme souverain, même sans territoire indépendant : condition qui est celle de la souveraineté personnelle. La papauté n’est plus un État, mais elle demeure une Puissance. Admettre la substitution du mot Puissance au mot État dans la convention de la Haye était donc admettre la non-impossibilité d’une admission éventuelle de la papauté à la cour permanente d’arbitrage international », admission à laquelle s’opposait énergiquement l’Italie, masquée alors par l’Angleterre. L’organisation internationale du monde contemporain et la papauté souveraine, Paris, 1924, t. I, p. 275. C’est par ellipse qu’on dit ici que la papauté « demeure une puissance » temporelle, ou quelle « n’est plus un État » : le principat temporel ne peut être qu’ad­ joint à la papauté, qui est essentiellement une souveraineté apostolùjue. 174. Doc. cath., 1929, col. 475. 175. Ibid., col. 466. Nous rectifions la traduction d’après le texte italien, Acta Apostolicae Sedis, 1929, p. 105. Le pape emploie ici et dans les textes qui suivent le mot sovranità. 920 (.îLl •’I · ♦d » • I1 I » 1 1 · rx :j ΓΤΊ *·*«**· M VIII/3 - LA JURIDICTION SOUVERAINE toute vraie souveraineté juridictionnelle176. » Le traité lui-même, désireux d’accorder au saint siège « une situa­ tion de fait et de droit qui lui garantisse l’indépendance absolue pour l'accomplissement de sa haute mission dans le monde », et de lui assurer « une souveraineté indiscutable même dans le domaine international», porte, à l’article 2, que « l’Italie reconnaît la souveraineté du saint siège dans le domaine international comme un attribut inhérent à sa nature, en conformité avec sa tra­ dition et avec les exigences de sa mission dans le monde » ; et, à l’article 3, que « l’Italie reconnaît au saint siège la pleine propriété, le pouvoir exclusif et absolu, et la juridiction souveraine sur le Vatican, comme il est actuellement constitué avec toutes ses dépendances et dotations177 ». L’indépendance territoriale devient le symbole et la condition de l’indépendance religieuse178. Mais quel principat territorial était nécessaire au pon­ tife romain ? Était-ce l’ancienne forme du pouvoir tem176. Doc. cath., col. 469. Pareillement, dans le discours aux pro­ fesseurs et aux élèves de l’université de Milan, il est parlé des « indis­ pensables attributs de la souveraineté, laquelle, du moins dans les conditions actuelles de l’histoire, n’est reconnue que moyennant une certaine extension territoriale. » Doc. cath., col. 472. 177. Doc. cath., 1929, col. 1605. A. A. S., 1929, pp. 209-210. 178. Trouverait-on, dans l’histoire de l’Islam, un phénomène ana­ logue à la constitution des États de l’Église ? René GrOUSSET écrit dans son Histoire des Croisades, sans d’ailleurs y insister, que les sul­ tans seljûquides de Perse, au XIIe siècle, luttent contre la révolte arabe et l’insubordination « cléricale » des khalifes abbâsides de Bagdad, qui finiront, à l’instar des pontifes romains, par se rendre indépendants dans leur petit patrimoine du saint siège en Iraq », t. Ill, p. IV. Mais la comparaison semble impossible, même sur ce point particulier, entre les papes vicaires du Christ et les califes. Le calife n’est pas le « pape de l’Islam » ; il est chef temporel : selon l’identification musul­ mane du temporel et du spirituel. Voir Louis Gardet, La cité musul­ mane, Vie sociale et politique, Paris, 1954, chap. 2, « Pouvoir exécutif, problème du califat ». LA CITÉ PONTIFICALE 921 porel, comportant la domination sur les États de l’Église? Ou bien réservait-on la possibilité de quelque nouvelle forme de principat territorial ? L’expression de «pouvoir temporel » des papes, à cause du significat his­ torique dont elle était chargée, devenait équivoque. Elle pouvait laisser croire que les papes songeaient à ressusci­ ter les anciens États de l’Église. Pie X l’évita. « Il parla expressément et voulut qu’on parlât de Question romaine, de prérogatives du saint siège, de liberté et d’zzztiépendance du pape, sans même nommer ce pouvoir tem­ porel qu’il désignait plus volontiers par l’expression principat civil·™ ». Le droit au principat civil cessait d’être envisagé comme un retour nécessaire à l’antique état de choses. 10. Les deux formes de la cité pontificale : les anciens États de l’Église Nous voici parvenus à la distinction des deux formes concrètes de la cité pontificale : d’une part les anciens États de l’Église et d’autre part la petite cité vaticane. Essayons de déterminer quel est, ici et là, le régime des rapports du spirituel au temporel. a) Leur apparition Les anciens États de l’Église, nous l’avons dit, se sont constitués lors du démembrement de l’empire romain 179. Doc. cath., 1929, col. 477. VOsservatore romano continue: • Dans notre journal même, en 1911, nous nous interdisions de par­ ler de la question du pouvoir temporel, en lui-même et pour luimême, pour ne parler que de garanties, des droits souverains du saint siège, étant disposé en conséquence à examiner la chose sous un tout autre aspect pourvu qu’en droit et en fait cette souveraineté pût être assurée d’une façon tout aussi parfaite, visible et sûre. » 922 VIII/3 - LA JURIDICTION SOUVERAINE par un dessein providentiel et comme sous l’action d’une force spirituelle. Sans presque l’avoir cherché, le souve­ rain pontife s’est trouvé à la tête d’un État temporel. A son pouvoir apostolique s’est adjoint un pouvoir poli­ tique, identique par nature à tous les autres, propre à l’affranchir ouvertement et officiellement de toute sujé­ tion politique. Il a accepté cette situation historique comme la seule solution nette, immédiate, pratique, que pût recevoir à ce moment le problème de la sauvegarde de son indépendance. Dans une culture de type sacral, où les valeurs temporelles étaient partout chargées de signification spirituelle, le principat temporel du pontife romain, si distinct qu’il fut en lui-même de sa souverai­ neté spirituelle, apparaissait, on pourrait dire avec une claire évidence, comme son résultat normal et connaturel. Cela est si vrai qu’au début le pape, agissant en tant que prince temporel, ne songera même pas à adjoindre un nouveau titre à son titre ecclésiastique180. Sans doute l’administration temporelle d’une cité, si réduite qu’on la supposât, représentait une charge énorme. Il était certain quelle absorberait une part de l’attention que les souverains pontifes doivent donner aux choses spirituelles181. Il était à craindre en outre que 180. Au VIIIe siècle, à Rome, écrit Mgr DUCHESNE, «le pape est chef du gouvernement; la milice, comme le reste, dépend de lui et reçoit ses ordres. Il n’ajoute aucun titre à son titre ecclésiastique. C’est comme chef de Γecclesia Dei qu’il est en même temps chef de ia respu­ blica Romanorum. » Les premiers temps de l'État pontifical, p. 98. Quand Pépin vient au secours du pape Étienne II, c’est, dit-il, pour l’amour de saint Pierre et la rémission de ses péchés. Ibid., p. 73. Les distinctions viendront plus tard, cf. infra, p. 926, note 187 ; p. 928, note 188. 181. « Celui qui est pasteur ici, écrit saint GRÉGOIRE LE GRAND aux patriarches de l’Orient, est assailli par de lourds soucis extérieurs, en sorte qu’on peut souvent se demander s’il tient le rôle d’un pasteur ou d’un chef terrestre. Et certes, celui qui est chargé de régir ses frères ne peut être tout à fait exempt de soucis extérieurs; mais il doit IA CITÉ PONTIFICALE 923 la défense de leur patrimoine n’engageât plusieurs d’entre eux trop avant dans les affaires politiques. Mais une chose était plus certaine encore : en refusant d’assu­ mer la responsabilité d’un gouvernement temporel, les papes se condamnaient à voir leur autorité apostolique perpétuellement obscurcie par les ingérences des princes, iis renonçaient à faire prévaloir le souci des valeurs chré­ tiennes dans les mœurs de la société nouvelle, ils trahis­ saient leur mission spirituelle182. veiller par-dessus tout à ne pas se laisser accabler immodérément par Lib. I, 25 ; P. L., t. LXXVII, col. 476. 182. C’est très tôt qu’apparaissent « les inconvénients d’une situa­ tion qui laisse le pape sans défense contre l’arbitraire du pouvoir. S’il plaît à celui-ci de refouler le courant chrétien - telle sera la tentative de Julien - l’évêque de Rome sera livré aux mains des persécuteurs. S’il lui plaît de favoriser l’hérésie — tel est le cas de Constance contre Libère, - il ne reculera pas devant une sentence de proscription. S’il lui plaît de rétablir l’ordre au siège même de la papauté et de trancher les différends qui s’élèvent entre chrétiens, tout en se maintenant dans une attitude correcte, - comme Valentinien Ier à l’égard de Damase, en 366 - son intervention, forcément, l’établit juge du chef suprême de l’Eglise. Et, s’il prend parti délibérément entre les fac­ tions - comme Honorius en faveur d’Eulalius, puis de Boniface, en 418 - on voit à quelles vicissitudes et à quels dangers peut être livré le sort du souverain pontife lorsqu’il n’est pas le maître chez lui. » G. Glez, « Pouvoir temporel du pape », Diet, de théol. cath., col. 2672. Dans son allocution du 20 avril 1849, PlE IX dira : « Il est évident que les fidèles, les peuples, les nations, les rois ne se tourne­ ront jamais vers l’évêque de Rome avec pleine confiance et obéissance quand ils le verront sujet d’un prince ou d’un gouvernement, et ne le sauront pas en pleine possession de sa liberté. Car alors ils pourront toujours soupçonner et toujours craindre que le pontife, dans ses actes, ne subisse l’influence du prince et du gouvernement sur le ter­ ritoire desquels il demeure. Et, sous ce prétexte, il arrivera souvent que les déterminations du pape ne seront pas obéies. » Les philo­ sophes du XVIIIe siècle ne jugeaient pas différemment, mais ils étaient en outre persuadés que la chute des États de l’Église entraîne­ rait celle de l’Église : « Quand le principal civil des papes sera tombé, écrivait FRÉDÉRIC II à son ami Voltaire, alors nous serons victorieux 924 VIII/3 - LA JURIDICTION SOUVERAINE Ainsi le droit du souverain pontife au principat civil trouvait sa première réalisation historique, qui allait durer mille années, au moment où le pape était amené à joindre à sa mission apostolique la charge d’assurer la félicité temporelle d’un peuple particulier en se servant des moyens de gouvernement et de défense qui sont l’apanage du pouvoir politique. b) Pottvoir temporel de type sacral Comment le pouvoir politique du souverain pontife fonctionnera-t-il ? A la manière des pouvoirs politiques de l’époque. Il pourra parfois se mettre au service de l’Eglise comme un pur instrument. C’est elle dans ce cas qui sera cause principale, qui le maniera pour son compte à elle, l’élevant momentanément jusqu’à son niveau, lui imposant sa mesure, sa forme, son style. Pourtant, le plus souvent, ce pouvoir politique fonc­ tionnera comme une cause principale, selon sa régula­ tion et son style habituels. Sa fin immédiate sera de pro­ curer alors le bien temporel de la cité, conformément à l’idéal que s’en faisait le moyen âge chrétien. Rappelons que si le bien temporel de la cité demande à être partout et toujours référé au bien commun de la vie éternelle qui est Dieu, on peut dire cependant qu’il existe en régime chrétien deux types spécifiques de cité chrétienne185 et le rideau sera baissé. L’on fera une grosse pension au Saint-Père. Mais qu’arrivera-t-il ? La France, l’Espagne, la Pologne, en un mot toutes les puissances catholiques, ne voudront pas reconnaître un vicaire de Jésus-Christ subordonné à la main impériale. Chacun alors créera un patriarche chez soi... Petit à petit chacun s’écartera de l’unité de l’Église, et l’on finira par avoir dans son royaume sa reli­ gion comme sa langue à part. » Cité par GLEZ, loc. cit., col. 2687. 183. Déjà saint THOMAS, dans son commentaire des Politiques d’Aristote, distingue spécifiquement entre eux les divers types de corn- LA CITÉ PONTIFICALE 925 selon qu’il est question d’une cité ne groupant, en vertu de son statut fondamental, que les enfants de l’Église et où toute hérésie deviendra crime d’État (type sacral) ou bien, au contraire, d’une cité orientée elle aussi vers la plénitude du christianisme mais qui - parce quelle se voit obligée d’unir politiquement en son sein des croyants et des non-croyants, ou simplement parce quelle doit tenir compte de la différenciation plus par­ faite du temporel apportée par le progrès de l’histoire fera place dans son statut fondamental non point sans doute à la « tolérance dogmatique » qui considère la liberté de l’erreur comme un bien en soi, mais à la « tolé­ rance civile» qui impose à l’État le respect des consciences (type profane)184. La cité pontificale était de nature sacrale, à la différence de l’ordre temporel chré­ tien profane dont nous souhaitons l’avènement. En la gouvernant selon le droit public de la chrétienté médié­ vale, le pape espérait donner aux princes l’exemple d’une politique parfaitement respectueuse du spirituel : « Nulle part, écrit Innocent III, la liberté ecclésiastique n’est mieux respectée que dans les régions où l’Église romaine possède la plénitude du pouvoir au temporel et au spiri­ tuel18’»; et même l’exemple d’une politique pleinement humaine, car sans vouloir aucunement prétendre que les initiatives des papes - pour assurer la sécurité de leurs sujets, conclure des traités avec les peuples voisins, lutter contre le paupérisme, les inégalités sociales, le commerce des esclaves, la piraterie, protéger les minorités juives, munautés politiques-, royauté, aristocratie, etc., et les diverses manières d’être citoyen : « Cum enim sint plures politiae specie diffe­ rentes..., necesse est etiam quod civis habeat plures species. » Polit., lib. III, lect. 4, n° 381. 184. Cf. Jacques MARITAIN, Humanisme intégral, p. 185 [O. C., VI, p. 486]. 185. P. L, t. CCXIV.col.21. 926 VIII/3 - LÀ juridiction souveraine favoriser le développement des arts et des sciences, amplifier les services publics — représentent autant de réussites, on doit reconnaître qu’elles ont toutes une valeur de symbole et témoignent pour le moins que vou­ loir référer le temporel au spirituel ce n’est pas vouloir le sacrifier186. c) Son caractère spirituel lui vient par juxtaposition C’est comme « prince » et non comme « pontife »187 que le pape portait la charge de procurer le bien com­ mun d’une population civile ; comme « prince » et non comme « pontife » que, pour défendre la cité romaine contre les attaques qui mettaient son existence en péril, il pouvait user à son tour de la force, avait le droit au besoin de décréter la peine de mort en vue de réprimer les désordres intérieurs et de prendre les armes en vue de repousser l’envahisseur. Le prince est pour le peuple, l’inverse serait tyrannie; il peut se défendre, mais, en le défendant, le peuple se défend lui-même. Le principat civil du pape était pour le bien de la cité romaine ; sa fin immédiate, propre, spécificatrice, était temporelle. Et sans doute le bien politique demande toujours à être référé au bien du royaume de 186. Rien n’empêchait le principat civil de l’Église romaine «de prendre toutes les mesures qui conduisent à la félicité même tempo­ relle des peuples ; l’histoire du gouvernement pontifical pendant tant de siècles en est un éclatant témoignage ». PlE IX, lettre Cum catho­ lica, 26 mars 1860. 187. La distinction est de PlE IX : « Gravissima pontificis et princi­ pis onera», allocution Jamdudum cernimus, 18 mars 1861. Au moment des agitations révolutionnaires, le pape avait rappelé « à ses soldats italiens leur devoir de religion et d’honneur militaire», les exhortant « à garder la foi jurée à leur prince et à dépenser tout leur effort pour que soient partout respectées la tranquillité publique, l’obéissance et la fidélité au gouvernement légitime». Allocution Quibus quantisque, 20 avril 1849. LA CITÉ PONTIFICALE 927 Dieu et de la vie éternelle : mais à la manière d’une fin intermédiaire et infravalente, non d’un pur moyen, en sorte que le gouvernement demeure une œuvre tempo­ relle, une activité politique ; elle ne devient spirituelle, elle n’est élevée au-dessus de sa vertu propre que lors­ qu’elle fonctionne exceptionnellement comme un pur instrument de l’Eglise. Où donc faudra-t-il chercher le caractère sacré qui distinguait de tous les autres le principat civil des papes ? Il ne réside pas dans les rapports du principat à la fin temporelle, politique, qu’il devait servir. Il réside dans le rapport qui unissait en une seule personne le pontife et le prince, en sorte que l’indépendance du prince (qui est pour l’indépendance de la cité) apportait au pontife l’in­ dépendance politique, l’exemption de sujétion politique dont il avait besoin pour exercer pleinement son pouvoir spirituel. Le caractère sacré que revêt le principat civil doit être cherché non pas dans une subordination du rôle du prince au rôle du pontife, mais dans la réunion, dans la juxtaposition de ces deux rôles en un seul personnage. Le gouvernement de l’ancien Etat romain n’était pas apostolique; c’était un gouvernement politique, mais qui, en s’exerçant comme tel, assurait par surcroît le libre exercice de la juridiction apostolique : c’est en ce sens qu’il revêtait un caractère sacré. d) Le pape défend ses droits comme pontife et comme prince Le pape, nous l’avons dit, a le droit apostolique, toutes les exigences de la justice étant d’ailleurs respec­ tées, de s’adjoindre la sorte de principat civil qui appa­ raît, à une époque donnée, comme la garantie morale de son indépendance. Attaquer ce droit, forcer le pape à renoncer à son pouvoir temporel, c’était offenser directe­ ment l’Église elle-même, faire œuvre impie et sacrilège. 928 VIII/3 - LA JURIDICTION SOUVERAINE Le pape pouvait se défendre comme pontife, user des armes ecclésiastiques, des peines spirituelles188 - voire, si elles eussent été applicables, de celles des peines tempo­ relles que l’Eglise fait siennes et dont elle accepte de por­ ter elle-même la responsabilité. Mais le pape pouvait encore se défendre comme prince, opposer ses armées à celles de l’adversaire, descendre au plan politique189. 188. « Le gouvernement piémontais, après avoir méprisé nos plus justes réclamations, en est arrivé à ce degré d’audace de ne plus craindre d’attaquer les droits de l’Église universelle elle-même, en cherchant à renverser le principat civil que Dieu a voulu joindre au siège du bienheureux Pierre pour protéger et conserver la liberté du ministre apostolique... Il a non seulement méprisé nos avertissements, nos plaintes et les peines ecclésiastiques ; mais encore... il n’a pas hésité à envahir les provinces de nos États... C’est un grand sacrilège-, c’est en même temps la violation des droits d’autrui, au mépris des lois divines et humaines, le renversement de toute justice, la destruction des fondements sur lesquels reposent tout principat civil et toute société humaine. » PlE IX, lettre Cum catholica, 26 mars I860. «On n’attaque pas seulement le pontificat romain dans l’intention de pri­ ver entièrement le saint siège et le pontife romain de son pouvoir légitime sur les choses civiles ; on ne tend à rien de moins qu’à affai­ blir et, si cela pouvait jamais arriver, qu’à détruire la vertu salutaire de la religion catholique. » Allocution ]amdudum cernimus, 18 mars 1861. Tout cela justifiera le mot de Lamoricière à l’ancien ambas­ sadeur de France à Rome, qui avait parlé devant lui de la cause pontificale : « C’est une cause pour laquelle il serait beau de mourir. » F. MOURRET, Histoire générale de l'Église, t. VIII, p. 467. 189. C’est ainsi que P ASTOR justifie les guerres de Jules II : « Mais, dira-t-on, en sa qualité de pape, Jules II n’était, sous aucun prétexte, autorisé à faire la guerre. Cette objection porte à faux, parce quelle laisse de côté le double caractère créé à la papauté par les faits histo­ riques. Depuis le VIIIe siècle, les papes n’étaient plus uniquement les vicaires de Jésus-Christ, ils étaient en même temps souverains d’un domaine temporel. A ce titre, ils avaient le droit absolu de défendre leur bon droit, même par la force des armes en cas de nécessité, comme tous les autres souverains. » Histoire des papes, trad, franc., t. VI, p. 419. Voir aussi H. PlSSARD, La Guerre sainte en pays chrétien, Paris, 1912, p. 165 : «Jules II affirmait qu’il se tenait sur la défensive LA CITÉ PONTIFICALE 929 Attaquer, même injustement, non plus le droit du pape à être prince, mais sa manière d’exercer le princi­ pal, l’opportunité de telle de ses revendications tempo­ relles ne constituait de soi qu’une opposition d’ordre politique. Le pape avait à la réprimer comme prince, comme chef temporel. Cependant il pouvait intervenir encore, quand cela était indiqué, comme chef de l’Église ratione moralitatis pour frapper de peines ecclésiastiques ceux qui conduisaient n’importe quelle guerre injuste ; et il pouvait, au même titre, accorder des faveurs spiri­ tuelles, supposé, bien sûr, que d’ailleurs ils en fussent dignes, à ceux qui entraient en guerre pour s’opposer à une injustice. D’une manière générale, c’est comme pontifes, comme successeurs de Pierre, comme vicaires de JésusChrist, que les papes recouraient aux peines ecclésias­ tiques. Chaque fois que nous les voyons recourir aux moyens lourds, manier eux-mêmes, ou prendre la res­ ponsabilité de faire manier par les princes le glaive du sang, nous dirons qu’ils agissent en quelque manière à titre politique, soit comme chefs temporels de l’État romain, soit comme tuteurs de la chrétienté, en raison de l’autorité de surcroît que leur conférait l’existence d’une chrétienté de type sacral. Parler autrement, ce serait confondre le principat du temporel et le principat de la charité, le rôle du chef politique et le rôle du vicaire du Christ comme tel, oublier que Jésus a donné comme et se bornait à faire respecter l’intégrité du patrimoine de saint Pierre, et Louis XII s’était bien gardé de demander aux évêques réunis à Tours de fixer les limites du territoire et des principautés vassales du saint siège. De cette façon les réponses de l’Église gallicane ne contre­ disaient en rien aux doctrines de l’Église romaine et il demeurait incontesté que la papauté avait la faculté de faire la guerre pour défendre ses droits temporels. » 930 VIII/3 - LA JURIDICTION SOUVERAINE marque de son royaume comme tel qu’il ne se défendrait point par les armes. e) Le principat temporel est par essence limité Dans l’État ecclésiastique le prince légitime immédiat est le pape. Ailleurs régnent d’autres princes dont l’Église reconnaît et consacre la mission. Il est manifeste qu’fw raison de son principat temporel le pape na pas pour but de les supplanter ni de les dominer. Son but est d’entretenir avec eux des relations d’égalité, et aussi, mais secondaire­ ment, de leur offrir l’exemple d’un sage gouvernement temporel. Il faut donner dans une étrange méprise et remplacer, comme le fait Dostoïevski, les raisons théolo­ giques par la fantaisie poétique pour voir dans le princi­ pat civil des papes l’amorce d'un rêve impérialiste ayant pour fin de déposséder les princes et de rassembler dans les mains du pape tout le pouvoir temporel de l’uni­ vers190. Le pouvoir apostolique est seul universel ; le principat civil est par essence limité. F* » 4 r U CO vr · 5 190. Ce n’est pas un mesquin désir de domination personnelle que Dostoïevski prêtera au souverain pontife, c’est un rêve grandiose d’impérialisme, dont l’État pontifical représentait à ses yeux le sym­ bole et la première réalisation. Parce qu’il ne se résignait pas à recon­ naître la dualité essentielle de l’Église et de l’État, il ne lui restait qu’à choisir entre deux tendances opposées : le millénarisme russe aspirant à dissoudre l’État dans l’Église et l’impérialisme occidental et athée s’efforçant de résorber l’Église dans l’État. Dès lors, il lui devenait impossible d’apercevoir le caractère véritable du principat civil des papes, dont la fin n’est pas de briser sur un point la distinction du spirituel et du temporel, ni d’entreprendre de supplanter occultement les autres dominations temporelles, non eripit mortalia qui regna dat caelestia, mais d’assurer contre leur ingérence le libre exercice du pou­ voir apostolique. C’est un mystère, mais un mystère d’iniquité que Dostoïevski verra dans la ciré pontificale, et, pour nous en donner la clef, il composera sa Légende du grand inquisiteur. Il nous montrera le pape ambitionnant d’organiser les royaumes de ce monde jadis dédai­ gnés par Jésus ; il l’identifiera à la bête de l’Apocalypse qui reçoit du LA CITÉ PONTIFICALE 931 Suite de la note 190 : démon l’autorité sur toutes les nations. Voilà pour lui le secret de la papauté, et le fond du secret ne peut être que l’athéisme du pape. .Ton inquisiteur ne croit pas en Dieu», dit Alioscha. A quoi Ivan répond : « Tu y es enfin : et en effet, l’athéisme, voilà son secret. » Et Dostoïevski pense vraiment comme Ivan KARAMAZOV. Dans une page du Journal d'un écrivain (trad. Jean Chuzeville, édit. Bossard, Paris 1927, t. II, p. 177), il écrit, au sujet non point même d’un pape médiéval comme Grégoire IX ou Innocent IV, mais de Pie IX, auquel il prête des définitions dogmatiques insensées et des desseins absurdes : « En proclamant le dogme que le christianisme sur terre ne peut se maintenir sans les possessions terrestres du pape, le catholicisme a, de ce fait, préconisé un nouveau Christ, qui n’a plus aucune ressem­ blance avec l’ancien, qui s’est laissé vaincre par la troisième tentation diabolique à propos des royaumes de la terre : Je te donnerai tout cela, si tu te prosternes devant moi... Fait digne de remarque, la promulga­ tion de ce dogme, la révélation de tout le secret, s’est produite au moment où l’Italie frappait déjà aux portes de Rome... Il avait tou­ jours existé un secret. Pendant de nombreux siècles, le pape a fait mine d’être satisfait de son minuscule domaine, de ses États pontifi­ caux, mais tout cela n’était qu’une figure allégorique ; l’important, c’est que sous cette allégorie se cachait immuablement le germe d’une idée capitale, avec, toujours, l’espoir certain de la papauté que ce germe se développerait quelque jour en un arbre assez vaste pour ombrager toute la terre. Et voilà qu’à ses derniers instants, lorsqu’on lui a enlevé la dernière parcelle de ses pouvoirs terrestres, le chef du catholicisme, au seuil de la mort, se lève et proclame la vérité à la face du monde : Vous avez pensé que je me contenterais du titre de souverain des États pontificaux? Sachez donc que je me suis toujours considéré tomme le possesseur de l'univers entier, de tous les empires terrestres, leur chef non seulement spirituel mais temporel, leur maître véritable, leur souverain et empereur. C’est moi qui suis roi et seigneur entre ceux qui gouvernent, et c’est de moi seul que relèvent ici-bas les destinées, la durée et le temps; c’est pourquoi je le proclame aujourd’hui, à la face de la terre, dans le dogme de mon infaillibilité. En vérité, il se manifeste là une puissance : il en sort une impression de majesté au lieu de ridi­ cule; c’est la résurrection de cette vieille idée romaine d’empire et d’unité, qui n’est jamais morte dans le catholicisme romain ; c’est la Rome de Julien l’Apostat, non pas vaincu, mais en quelque sorte vainqueur du Christ dans une nouvelle et suprême bataille. » Opposons à ces divagations la simple remarque de Berdiæv : « Dans 932 VIII/3 - LA JURIDICTION SOUVERAINE fl Un État ecclésiastique à Jérusalem ? A un moment donné, il est vrai, on semble croire à la formation de nouveaux États du pape. Ce qu’ils auront mission d’assurer, ce n’est pas l’indépendance du pouvoir apostolique, c’est la liberté des lieux saints et du tom­ beau du Christ. Si Urbain II confie à l’évêque Adhémar de Monteil la direction de la croisade, s’il décline les offres du trop entreprenant comte de Toulouse, il semble bien, pense M. René Grousset, que ce soit dans l’espoir d’organiser la terre sainte en patrimoine du saint siège, ou du moins en principauté ecclésiastique, comme tant d’évêchés du saint empire191. De fait, après la conquête des lieux saints, Godefroy de Bouillon ne prendra pas le titre de roi, refusant, dit la tradition, « de porter une couronne d’or là où le Christ avait porté une couronne d’épines ». Il se contentera du titre d’avoué - c’est-à-dire de défenseur militaire laïque - du Saint-Sépulcre, pour le compte du Christ-Roi, auquel appartient la terre sainte. Le gouvernement suprême passera dans les mains du patriarche latin de Jérusalem, Daimbert. Selon M. Carl Erdmann, au contraire, aucun texte n’autorise à prêter des ambitions territoriales à Urbain II ; le pape avait même précisé au concile de Clermont que les Églises des pays recouvrés reconnaîtraient l’hégémonie du conquérant. Pascal II, après la prise de Jérusalem, ne parle pas davantage de revendications territoriales; et sa Légende du grand Inquisiteur, c’est le socialisme que Dostoïevski a en vue plus encore que le catholicisme, qu’il ne connaissait que superficiellement et du dehors. Et le futur royaume du grand inquisi­ teur s’accorde moins avec le catholicisme qu’avec le socialisme athée et matérialiste. Le socialisme admet les trois tentations repoussées par le Christ dans le désert. » L'esprit de Dostoïevski, Paris, 1929, p. 238, cf. p. 168. 191. René GROUSSET, Histoire des croisades, t. I, p. 166. Cf. plus haut, p. 654. LA CITÉ PONTIFICALE 933 Daimbert travaille en faveur du patriarcat de Jérusalem, non de la papauté. Ce sont les croisés eux-mêmes qui, lors de la conquête d’Antioche, ont l’idée d’inviter le pape à venir prendre possession de la première des chaires de saint Pierre192. Quoi qu’il en soit, l’idée d’un État ecclésiastique palestinien n’était pas viable. « La fra­ gile colonie occidentale que les hasards de l’histoire venaient de faire surgir au cœur du monde musulman allait vivre en état de guerre perpétuel, sans pouvoir déposer un seul jour son armure193. » Vouloir en faire une colonie de clercs était un paradoxe. La marche des pays chrétiens aux frontières de l’Islam sera le royaume franc de Jérusalem. L’histoire ne connaîtra pas d’autre cité pontificale que celle qui a pour mission d’assurer l’indépendance du pouvoir apostolique. g) Le pape suzerain Si le pape est chef d’État, il pourra, en droit féodal, recevoir l’hommage de princes vassaux et élargir de cette manière le champ de sa juridiction temporelle. En fait, nous verrons les princes de l’Italie normande et de l’Espagne, les rois de Hongrie, de Croatie-Dalmatie, de Kiev, etc., reconnaître tour à tour sa suzeraineté, tantôt pour acquérir une existence légale, tantôt pour échapper à l’étreinte des empereurs germaniques. Le pouvoir de suzeraineté, encore que les papes médiévaux s’en soient prévalus avant tout pour favoriser l’essor du royaume de Dieu dans les pays vassaux, est un pouvoir temporel, dont le caractère et les droits sont nettement circonscrits. Il faut le distinguer avec soin des titres juridictionnels plus élevés, plus universels, qui permettaient aux papes 192. Carl ERDMANN, Die Entstehung des Kreuzzuggedankens, Stuttgart, 1935, p. 322. 193. René GROUSSET, Ioc. cit. 934 VIII/3 - LA JURIDICTION SOUVERAINE de s'adresser à tous les princes de la chrétienté sans exception, soit immédiatement en vertu de leur pouvoir canonique pour leur rappeler leur devoir de gouverner chrétiennement et pour condamner solennellement leurs défaillances, soit en vertu de leur titre de tuteurs de la chrétienté sacrale. L'un des mérites de M. Augustin Fliche est d’avoir prouvé l'existence d'une distinction très nette au temps de Grégoire VII entre la suzeraineté du pape et ce qu’il appelle le « gouvernement sacerdotal »194. Cette distinction reste inscrite dans les faits, quelle que puisse être d’ailleurs la compénétration de l’Église et de l'État au moyen âge. h) Le vicaire du Christ pouvait-il être prince ? Mais - dernière question — était-il bien que le vicaire du Christ acceptât d’être chef politique, que le « pontife » devînt « prince » ? La réunion de ces deux titres en une seule personne est-elle contraire à la sain­ teté de l’Évangile ? Voilà la véritable question. Calvin - pourquoi lui ? n’a-t-il pas effectivement gou­ verné à Genève ? - renvoie à saint Luc : « Les rois des nations les dominent... Pour vous, ne faites pas ainsi, mais que le plus grand parmi vous soit comme le dernier et le chef comme celui qui sert » (XXII, 25-26). Par ces paroles, dit-il, le Sauveur signifie non seulement «que 194. La Réforme grégorienne, t. II, pp. 324-350. «On peut conclure que Grégoire VII a exercé sur quelques États une véritable suzeraineté, généralement sollicitée par les princes eux-mêmes, mais que cette suzeraineté, antérieure à la proclamation du gouvernement sacerdotal, n'est en aucune façon une extension temporelle de la supréma­ tie spirituelle que le pape prétend exercer comme successeur de l'apôtre Pierre et au nom de laquelle il contraint les rois à lui rendre compte de leurs actes ratione peccati. D’ailleurs, le nombre d’États qui relè­ vent par une convention féodale du siège apostolique au temps de Grégoire VII... est assez restreint. » Ibid., p. 333. LA CITÉ PONTIFICALE 935 l’office d’un pasteur est différent de l’office d’un prince, mais que ce sont choses tant diverses quelles ne peuvent convenir toutes deux à une seule personne19^ ». Il est manifeste que Calvin ajoute au sens. Chez saint Luc, où ils appartiennent au récit de la dernière cène, chez saint Marc (x, 42) et saint Matthieu (XX, 25), où ils suivent l’annonce du calice que boiront les fils de Zébédée, les mots de Jésus enseignent que ceux qui commandent dans son royaume doivent être humbles et prêts au sacri­ fice, que leur autorité doit être un service. Ils ne disent ni que le pouvoir temporel est nécessairement mauvais ni qu’il ne peut se joindre au pouvoir spirituel. Ce qui serait contraire à l’Evangile — à la sainteté doctrinale de l’Evangile - ce serait la confusion, l’identification de ces deux pouvoirs ; ce qui serait contraire encore à l’Evangile - à la sainteté morale de l’Evangile - ce seraient les défaillances capables d’entraver le juste exercice de l’un ou de l’autre de ces pouvoirs, l’obscurcissement de la vie du pontife par le faste de la vie du prince : ce n’est pas la jonction de ces deux titres en une même personne. Qu’une telle jonction apporte avec elle des dangers, quelle ne puisse être opérée que pour conjurer de grands maux et procurer de grands biens, en un mot que pour des raisons graves, personne n’en disconviendra. Mais 195. Institution chrétienne, édit. 1560, livre IV, chap. II, n° 8. — Qu’on ne nous objecte pas le passage où saint Paul recommande à Timothée de servir le Christ comme le bon soldat qui, pour plaire à son chef, renonce aux occupations de la vie ordinaire, ne s’embarrasse pas dans les pratiques de la vie, nemo militans Deo implicat se negotiis saecularibus (II Tim., II, 4). « L’apôtre, écrit à ce propos saint BELLARMIN qui se réfère au texte grec, entend interdire ici non pas le gouvernement des affaires temporelles, mais plus généralement la trop grande sollicitude des choses de la vie corporelle ; et, comme l’a fait remarquer saint Jean Chrysostome, cela vaut autant pour l’évêque que pour les autres hommes, laïques ou même rois, qui doi­ vent tous être soldats du Christ. » De romano pontifice, lib. V, cap. X. 936 VI11/3 - LA JURIDICTION SOUVERAINE précisément ces raisons graves existaient et l’on n’a pas de peine à prévoir ce que serait devenue la liberté juri­ dictionnelle de l’Eglise si le pape avait accepté la tutelle effective des princes. r * ·* nn i) L’usage du pouvoir princier Après cela, répétons que nous verrons les papes user avec plus ou moins de prudence, avec plus ou moins de sainteté de la situation, difficile sans doute mais bonne en soi, qui leur est faite. Les uns, après avoir donné aux affaires temporelles l’attention quelles méritent et s’être acquittés des obligations de justice que supposait le bon gouvernement de leur peuple, ont su garder leur princi­ pale sollicitude pour les choses de Dieu et se servir de leur indépendance politique pour le meilleur exercice de la juridiction apostolique. D’autres, qui ont été moins grands ou moins dignes, se sont laissés envahir par les préoccupations temporelles, ont trop accordé à ce qui ne devait être rien de plus qu’une condition favorable à leur mission, ont négligé de placer assez haut leur confiance, ont cédé à l’ivresse de la domination temporelle. Ils ont pu s’engager dans des guerres qui n’étaient point inévitables. « Il ne suffit pas, fait remarquer Cajetan, qui encore une fois avait vu les règnes d’Alexandre VI et de Jules II, que le pape déclare la guerre pour quelle soit juste, la personne en qui réside l’autorité pontificale pouvant être portée à l’injustice, à l’ambition, à la vengeance et à des fautes énormes196. » Le Christ jugera les papes. L’histoire essaie de le faire icibas. Cela n’est pas toujours aisé. Personne, sans doute, ne justifie les guerres de Jean XII, mais celles de Jules II, qui ont scandalisé Érasme19 et provoqué les sarcasmes 196. In II-II, qu. 40, a. 2, n° il. 197. Éloge de la fi>liey ch. LIX. ΙΛ CITÉ PONTIFICALE 937 de Machiavel198, ont trouvé des défenseurs199. Elles étaient nécessaires, dit Pastor, pour rendre au siège de Pierre, lésé dans ses droits temporels, une indépendance et une considération sans lesquelles le pape ne pouvait espérer conduire à bien son vaste projet de réforme inté­ rieure de l’Eglise, qui allait lui susciter beaucoup d’enne­ mis; et le même historien estime que, sans l’œuvre de restauration temporelle de Jules II, la papauté aurait été plus tard réduite à de cruelles extrémités et contrainte peut-être de redescendre dans les catacombes200. Toute la 198. Le Prince, ch. XI ; Discours sur Tite-Live, livre I, ch. XXVII. 199. Au sujet des guerres que les papes ont soutenues comme simples princes, Joseph DE MAISTRE note « qu’on a tout dit en obser­ vant qu’ils avaient précisément autant de droit de faire la guerre que les autres princes ; car nul prince ne saurait avoir droit de la faire injustement et tout prince a droit de la faire justement» ; il relève même chez Jules II « celui de tous les papes... qui semble avoir donné le plus de peine à la critique sur l’article de la guerre » des traits de démence et d’humanité qui distinguent « les papes les moins papes » des autres princes temporels. Du pape, livre II, ch. VI. 200. Histoire des papes, t. VI, pp. 417-424. «A une époque où le monde n’avait plus guère de respect et d’estime que pour la force matérielle, où la tendance générale de la politique était de faire préva­ loir le pouvoir temporel sur le pouvoir spirituel, où les considérations politiques l’emportaient jusque dans la discussion des questions pure­ ment religieuses, les papes étaient obligés de chercher dans la consoli­ dation de leur pouvoir temporel un appui pour leur pouvoir spirituel alors très ébranlé. » Ibid., p. 421. - La consolidation du pouvoir tem­ porel préparait certains biens, comme la victoire de Lépante, qui devait briser l’élan de l’Islam. Mais elle pouvait aussi, à la veille de la Réforme, masquer à plusieurs le caractère spirituel de l’Église romaine. SCHNÜRER répond à Pastor qu’il était préférable de laisser la papauté « descendre aux catacombes » et qu’une telle humiliation n’eût pas payé trop cher l’unité de l’Église d’Occident : « Une papauté travaillant uniquement à la réforme de l’Église ne serait en tout cas jamais devenue un objet de mépris, comme ce fut le cas pour l’Église de Rome, à la suite des plaintes nombreuses formulées sur la vie mondaine qu’on menait à la curie. L’unité religieuse perdue ne pou­ vait pas être compensée par le fait que la papauté était à la tête de la 938 VIII/3 - LA JURIDICTION SOUVERAINE question est de savoir si, à cet âge de la Renaissance où le pouvoir politique était en voie non seulement de prendre conscience - avec ivresse — de sa différence spé­ cifique, mais encore de perdre sa transparence, de se lais­ ser fasciner par l'idéal de la volonté de puissance et de l’absolutisme, de devenir par conséquent de plus en plus pesant à manier, il était prudent de lui demander les mêmes services qu’au moyen âge et de redonner à cet effet aux Etats pontificaux une suprême splendeur char­ nelle, ou, si plutôt l’heure n’avait pas sonné pour l’Eglise, tout en gardant sans doute le juste souci d’assurer les conditions temporelles de sa liberté, de commencer à se défendre plus exclusivement qu’au moyen âge par les armes de l’esprit, et à compter plus purement sur les forces divines pour sauvegarder celles des choses humaines qui lui sont indispensables201. civilisation temporelle de l’époque. Il répugnait à tous ceux qui avaient une conception plus profonde de la religion, que le rôle joué par la papauté et l’Église dans la civilisation temporelle constituât la mesure de leur grandeur, alors que ce rôle les faisait fatalement se perdre dans le siècle. » L’Église et la civilisation au moyen âge, Paris, 1938, t. III, p. 546 (le mot Église est pris par Schnürer avec un sens descriptif, non théologique). Saint Pie V, le pape de Lépante, n’aura pas la même confiance que Jules II dans les forces de l’État pontifical : « Les cardinaux, écrivait Cusano, étaient persuadés que si le pape vivait encore longtemps, il se débarrasserait de toutes les troupes et supprimerait même la garde suisse. » PASTOR, Histoire des papes, Paris, 1935, t. XVII, p. 63. Il sera pourtant contraint d’agir, lui aussi, en chef d’État. Sous la menace du péril turc « les murs de la ville furent restaurés, la fortification du Borgo achevée, etc. » Ibid., p. 98. 201. «Le thème pratique qui a longtemps semblé, en chrétienté, le plus important à bien des hommes de bonne volonté, c’est que les choses humaines doivent protéger les choses divines. Et l’homme est ainsi fait qu’en un sens cela est très vrai, l’importance des moyens humains, même à l’égard de la propagation de l’Évangile et de l’ex­ pansion du royaume de Dieu, ne doit pas être oubliée. Que les choses LA CITÉ PONTIFICALE 939 j) La pensée de saint Bernard Saint Bernard, s’il insiste avec force sur la distance qui sépare la qualité de pontife de celle de prince, n’affirme nullement, contrairement à ce que laisse croire Calvin, quelles sont incompatibles en la même personne. Attentif moins directement au principat lui-même qu’aux somptuosités de l’appareil princier, il exhorte le pape, qui doit étendre sa sollicitude à toutes les Églises, à ne pas se laisser corrompre par les richesses : « Si donc il t’arrive d’en avoir, uses-en, non selon tes caprices, mais suivant le besoin du temps : alors, tu en useras comme n’en usant pas. Si les richesses, par rapport à l’âme, ne sont en elles-mêmes ni bonnes ni mauvaises, on ne peut nier pourtant qu’en user ne soit un bien, en abuser un mal, s’en mettre en peine la pire des choses et les recher­ cher une honte. Je veux bien que tu aies des titres à les posséder, mais ce n’est point comme successeur de l’Apôtre. » Mais si le pape peut être prince, il est avant tout pontife. En tant que pontife il ne doit pas dominer comme les rois des nations mais servir. « Ne cherche donc pas à usurper un apostolat dominateur, ni une domination apostolique. L’un et l’autre te sont inter­ dits... La domination est proscrite, le service est prescrit, dominatio interdicitur, indicitur ministratio1^1. » La pen­ sée du saint docteur est claire ; c’est saint Bellarmin, non Calvin, qui l’expose correctement. Ailleurs, il rappelle au humaines doivent protéger les choses divines, cela est vrai, donc ; mais est-ce le plus important t Un autre thème pratique plus important, et que les âmes chrétiennes semblent de mieux en mieux comprendre aujourd’hui, c’est qu’z/ appartient aux choses divines de protéger les choses humaines, de les protéger et de les vivifier. » Jacques MARITAIN, « Choses divines et choses humaines », dans Questions de conscience, p. 269 [O. C., VI, pp. 822-823]. 202. De consideratione, lib. Il, cap. VI, n° 10 et 11 ; P. L., lCLXXXII, col. 748. 940 ♦> · * X > «lî J *)***! γτί cz: VIII/3 - LA JURIDICTION SOUVERAINE pape l’exemple de Pierre qui n’a point paru en public chargé d’or et de pierreries, vêtu de soie, monté sur une blanche haquenée, entouré de soldats et suivi d’un bruyant cortège, mais qui pourtant n’en a pas moins cru pouvoir accomplir sa mission de paître les brebis du Christ : « En ces usages, tu as succédé non à Pierre, mais à Constantin203. Je te conseille de les tolérer eu égard au temps, mais non pas de les rechercher comme indispen­ sables » ; et il ajoute que, même dans la pourpre et l’or, si le pontife, héritier du premier pasteur, n’a pas repoussé les sollicitudes de la charge pastorale, il aura part à la gloire des apôtres204. Finalement, il exhorte le pape Eugène à user de mansuétude en tant que prince des Romains : s’il ne peut pas en faire façon, alors qu’il sorte du pays d’Hur pour aller porter l’Évangile à d’autres nations ; il ne regrettera sans doute pas un exil qui lui donnera le monde à la place de Rome, « orbe pro urbe commutato205 ». Le saint ne conteste pas ici le droit du pape à être prince. Mais quand l’exercice de ce droit deviendrait impossible, il pense que le pape ne devrait pas s’obstiner, qu’il devrait préférer le monde à Rome. Comme objet principal de sa sollicitude? Sans doute! Comme lieu de son séjour ? Cela devra être examiné de près. k) La leçon de l’Évangile Mais «Jésus sachant qu’ils allaient venir et s’emparer de lui pour le faire roi, se retira de nouveau, seul, sur la montagne» (Jean VI, 15). Et l’on entend Pascal : «JésusChrist, sans biens et sans aucune production au-dehors de science, est dans son ordre de sainteté. Il n’a point 203. Allusion à la présumée donation de Constantin. 204. Lib. IV, cap. ni, n° 6 ; ibid., col. 776. 205. Ibid., n° 8, col. 777. LA CITÉ PONTIFICALE 941 donné d’invention, il n’a point régné... Il eût été inutile à Notre-Seigneur Jésus-Christ, pour éclater dans son règne de sainteté, de venir en roi ; mais il y est bien venu avec l’éclat de son ordre206. » Avec lui, l’Église paraît dans son chef, la forme chré­ tienne dans son principe, le royaume des cieux dans son foyer. Ce royaume est incarné dans la réalité humaine, il comporte essentiellement des signes sacramentels et une organisation juridictionnelle. Et cependant il est trans­ cendant par rapport à toutes les valeurs de la culture auxquelles il coexiste et sur le sort desquelles l’Evangile est d’un merveilleux mutisme. Il semble que Jésus ne désire que manifester cette transcendance lorsqu’il use des choses extérieures. Il les choisit avec une souveraine liberté. Toutes lui sont soumises : il peut se faire servir par les anges, marcher sur les eaux, multiplier les pains, dessécher le figuier pour frapper l’imagination de ses dis­ ciples. Mais il sait aussi se passer des légions d’anges comme du glaive de Pierre. Et quand il acceptera le secours des choses visibles ou le ministère des hommes, quand il fera de la boue pour éclairer l’aveugle et deman­ dera qu’on commence à remplir d’eau les cruches de Cana, il sera clair qu’il en use ainsi non par nécessité mais par condescendance, et pour appeler le monde des choses de la nature, du travail humain, de la culture au service du royaume des cieux. Il se retire sur la montagne et refuse d’être roi de peur que ne soit méconnue la transcendance de son royaume, mais un jour, monté sur un ânon, il accueille les hommages que la foule réservait au roi-messie, et il ne trouve pas inutile de venir en roi à Jérusalem. La seule leçon qu’il donne, ici encore, est la suprême indépendance avec laquelle il use ou se passe de tout. 206. Pensées, édit. Br., p. 696. 942 VIII/3 - LA JURIDICTION SOUVERAINE Si le Verbe a choisi pour s’incarner un milieu simple, encore proche de la nature, exempt des complications de la vie culturelle, c’est sans doute afin de manifester davantage que l’Evangile est adressé à ce qu’il y a d’es­ sentiel et d’éternel en l’homme207. Mais il envoie ses dis­ ciples aux nations, et les problèmes des rapports du royaume de Dieu et de la culture se poseront en grand nombre pour eux. Quelle autre loi pourraient-ils avoir sous les yeux que celle de Jésus ? Avant tout, ils devront être jaloux de sauver la transcendance du royaume de Dieu par rapport à l'univers des formations culturelles. Après cela, les yeux fixés sur leur Maître, ils devront apprendre tantôt sans doute à se passer des ressources de la culture, mais aussi — car les disciples n’égalent pas le maître, leur misère sera trop grande pour qu'ils puissent sans présomption négliger autant que lui les prudences 207. « Le Fils de Dieu lui-même, dans sa nature humaine, était un simple ouvrier, un charpentier. Pierre, qui reconnut dans le Christ le Fils de Dieu, était un homme des plus moyens avec toutes les faiblesses et les défauts humains. C’est précisément la nature humaine simple, ordinaire, qui était destinée à entendre le Verbe, à contempler la révéla­ tion de la lumière divine. Il vaut la peine d’insister sur cette élémentarisation sociale du sujet religieux, car elle a eu une portée universelle et incalculable. Elle a indiqué que le chemin du salut est accessible à tous les hommes, qu'il n’est plus l’apanage des seuls initiés, que l’aristocra­ tisme des mystères antiques était aboli. » Nicolas Berdiaev, « Deux concepts du christianisme», dans Revue de Zofingue, 25 déc. 1936, p. 189. Le même auteur ajoute: «Toutefois l’homme fait journelle­ ment de nouvelles expériences, de nouveaux problèmes naissent en lui et le sollicitent. Il se transforme, se complique, s’enrichit, passe par la destinée du fils prodigue, et la perception de la vérité chrétienne ne peut pas ne pas en dépendre. Il doit accueillir la vérité de la Révélation, la lumière émanant de l’objet religieux, avec toute la plénitude de son être; l’accueillir non seulement avec la simplicité de son cœur, mais avec toute la complexité historique de son intelligence, de son entende­ ment. C’est ce qui se produisit dans la destinée historique du christia­ nisme. » Ibid., p. 191. On peut donner un sens juste à toutes ces remarques sans adopter la théologie de leur auteur. IA CITÉ PON TIFICALE 943 humaines208 - à en user. Le vicaire du Christ ayant droit à l’indépendance de sa juridiction spirituelle, c’est un devoir pour lui de disposer les choses selon la justice en vue de cette indépendance, et par conséquent d’assumer ou de conserver la charge d’un gouvernement temporel, aussi longtemps quelle apparaît comme la sauvegarde de cette indépendance. Tant qu’un tel état de choses per­ siste, renoncer à cette charge serait une lâcheté. On pourra la ravir au pape par la violence, il n’aura pas le droit de s’en démettre spontanément. A moins que le mouvement de l’histoire ne modifie si profondément les événements que la charge de gouverner temporellement cesse au total de lui être un secours209. I) L’écroulement des anciens États de l’Église C’est la violence qui a renversé les anciens États de l’Église. Nous savions bien que le sort de l’Église n’était pas inséparable du leur et qu’ils n’étaient pas faits pour être éternels. S’ils avaient rendu de grands services dans le passé, un jour viendrait où le progrès du temps les 208. Et Paul pourra les négliger plus que les autres prédicateurs : «Si nous avons pour vous semé les biens spirituels, est-ce une grosse affaire si nous moissonnons vos biens charnels... Mais nous n’avons pas usé de ce droit ; mais nous endurons tout pour n’apporter aucun obstade à l’Évangile du Christ. » I Cor., IX, 11-12. Plus la ferveur de l’Église tout entière sera grande, plus ses prudences et celles de ses papes pourront devenir folles. 209. Cf. le dialogue du pape Pie et du frère mineur dans le Père humilié de CLAUDEL : « Ainsi je n’ai pas le droit davantage de donner ce qui n’est pas à moi, ce qui n’est pas à Nous, mais à tous Nos prédé­ cesseurs avec Nous, et à tous Nos successeurs avec Nous, ce qui est à toute l’Église, ce qui est à tout l’Univers avec Nous. » Et la réponse du frère mineur: «Eh bien, ce que nous ne pouvons leur donner, qu’ils le prennent’... Saint-Père, le monde devenait trop exigeant, une machine trop compliquée. Qui veut s’en occuper, il faut qu il en soit trop l’esclave... » 944 VW/3 - LA JURIDICTION SOUVERAINE rendrait inadaptés et où leur existence cesserait d’être désirable. Dans la mesure, en effet, où les pouvoirs tem­ porels allaient s’éloigner de la forme féodale et de la monarchie211’ effective, où l’autorité allait se voir dans la nécessité d’accorder la tolérance civile à des populations religieusement toujours plus disparates, où plus généra­ lement le politique allait se différencier davantage du religieux, en vertu d’un processus de croissance vicié sans doute concrètement, mais qui représentait une chose de soi bonne et légitime, la charge de gouverner civilement une population deviendrait pour le pape plus lourde, plus encombrante. D’autre part, Machiavel déjà repro­ chait à l’Eglise d’empêcher la formation de l’unité natio­ nale italienne, car elle n’a « jamais été assez forte pour pouvoir occuper toute l’Italie », ni « jamais été assez faible pour n’avoir pu appeler à son secours quelque prince qui vînt la défendre contre celui qui se serait rendu redoutable au reste de l’Italie»211. Il est donc manifeste que le principat civil des papes ne pouvait pas rester à tous les âges ce qu’il avait été au moyen âge. Mais il pouvait changer de forme212. On ne devait pas le renverser par la force ni recourir alors à l’injustice: elle est certes capable d’accélérer beaucoup le cours de l’his­ toire, - voire de l’affoler et de préparer pour l’humanité tout entière des catastrophes. Et pour ce qui concerne l’Italie, on pouvait bien espérer que si les circonstances devaient montrer un jour à l’évidence quelle avait plus à perdre qu’à gagner à la survivance de l’État pontifical, et que son bien temporel était de devenir une grande GO 210. Au sens étymologique. 211. Discours sur Tite-Lwe, livre I, ch. XII. 212. Cette pensée n’apparaît pas encore dans la proposition 76 du Syllabus : « L’abrogation du principat civil que possède le saint siège servirait, même beaucoup, à la liberté et au bonheur de l’Église. » Denz., n° 1776. LA CITÉ PONTIFICALE 945 nation centralisée, les papes, trop faibles pour la conduire dans cette voie - et cette faiblesse sacrée eût été suffisante à leur rappeler la véritable destinée de leur principat - n’auraient pas été les derniers à le com­ prendre, ni à proposer pacifiquement un système de garanties de l’indépendance pontificale adapté aux mœurs nouvelles213. 213. L’objection de Machiavel a été reprise par Auguste COMTE, dans son Cours de philosophie positive, t. V, pp. 254-258. Selon lui, le christianisme, bien loin de pouvoir séparer le spirituel du temporel «avec l’énergie, la spontanéité et la précision qui devront certaine­ ment caractériser, à ce sujet, la philosophie positive », ne pouvait « nullement se dispenser, comme tant d’autres exemples d’un vain monothéisme l’ont clairement vérifié, du secours continu des conditions purement politiques, parmi lesquelles devait, sans doute, éminemment surgir l’obligation d’une certaine souveraineté territoriale, embrassant une population assez étendue pour, au besoin, se suffire provisoire­ ment à elle-même, de manière à offrir un refuge assuré à tous les divers membres de cette immense hiérarchie, en cas de collision par­ tielle mais intense avec les forces temporelles, qui, sans cette immi­ nente ressource extrême, les auraient toujours tenus dans une trop étroite dépendance locale ». De là résultaient sans doute des inconvé­ nients « essentiellement inévitables » pour la papauté, « engagée dans les opérations secondaires d’un gouvernement provincial » ; et pour l'Italie, réservée à une sorte d’anomalie politique : « Quant à l’Italie, quoique son essor intellectuel, et même moral, ait été beaucoup hâté par cet inévitable privilège (du chef spirituel de l’Europe devenu prince italien), elle a dû y perdre essentiellement sa nationalité poli­ tique: car les papes ne pouvaient, sans se dénaturer totalement, étendre sur l’Italie entière leur domination temporelle, que l’Europe eût d’ailleurs unanimement empêchée ; et cependant la papauté ne devait point, sans compromettre gravement son indispensable indé­ pendance, laisser former, autour de son territoire spécial, aucune autre grande souveraineté italienne : la douloureuse fatalité détermi­ née par ce conflit fondamental constitue certainement l’une des plus déplorables conséquences de la condition d’existence que nous venons d’examiner, et qui a ainsi exigé, en quelque sorte, sous un aspect capital, le sacrifice politique d’une partie aussi précieuse et aussi intéressante de la communauté européenne, toujours agitée, 946 VIII/3 - LA JURIDICTION SOUVERAINE 11. Le nouvel état pontifical L’œuvre de Pie XI est à la fois traditionnelle et nova­ trice. a) Tradition et innovation Le pape a voulu, comme ses prédécesseurs, assurer l’indépendance pontificale. Et puisqu'on ne connaît pas jusqu’ici d’autre manière de ne pas dépendre d’un prince que d’être prince, il devait réclamer un principar territo­ rial véritable, propre et réel. Mais voici l’innovation. Le principat territorial du pape avait toujours comporté le gouvernement civil d’une population. Cette conception, jadis bonne et depuis dix siècles, par d’impuissants efforts pour constituer une unité nationale, nécessairement incompatible, d’après cette explication, jus­ qu’à présent inaperçue, avec l’ensemble du système politique fondé sur le catholicisme. » Sur quoi l’on peut observer: 1° que l'unité nationale de l’Italie est compatible non seulement avec le christianisme, mais encore avec l’idéal d’une politique chrétienne. Auguste Comte s’égare en solidarisant d’une manière « essentielle » l’existence de l’Église et celle des anciens États de l’Église, le sort du christianisme et celui de la chrétienté médiévale. La fin d’une chrétienté n’annonce ni la fin du christianisme ni son remplacement par la philosophie positive ; 2° si l’ancien État de l’Église s’est trouvé moralement nécessaire, ce n’est pas que la spiritualité du christianisme fut déficiente, ou qu elle eût besoin d’étre corrigée par la « philosophie positive » ; c’est unique­ ment parce qu’il se présentait, à ce moment de l’évolution culturelle de l’Occident, comme le meilleur arrangement capable de garantir au souverain pontife le principat civil auquel il avait droit; 3° pour l’Italie, on dira que la situation qui lui a été faite a, d’une part, hâté son essor intellectuel et moral et, d’autre part, retardé la formation de son unité nationale. A-t-elle, au total, perdu ou gagné à demeurer plus longtemps sous le régime féodal ? C’est une question d’apprécia­ tion. iMais l’historien qui veut la résoudre se doit d’imaginer ce que serait devenue l’Italie en face des barbares, puis de l’Islam, si le siège de la papauté avait été ailleurs, par exemple en Angleterre. Enfin 4° Machiavel avait aperçu ce que A. Comte croit découvrir. LA CITÉ PON TIFICALE 947 juste, serait aujourd’hui inadaptée. En restaurant le principat territorial des papes, Pie XI ne réassume pas le souci d’une administration civile : « On ne réfléchit pas assez, peut-être, à ce qu’il y a d’incommode et de dange­ reux - Nous parlons pour aujourd’hui — à joindre au gouvernement universel de l’Église l’administration civile d’une population, si peu nombreuse soit-elle. La petitesse du territoire Nous garantit contre tout inconvé­ nient et danger de ce genre214. » Les objections de Machiavel et d’Auguste Comte n’ont aujourd’hui plus d’objet. Le souhait de Soloviev21'’ d’une papauté dépour­ vue de soucis proprement politiques, plus exclusivement vouée au spirituel, enlevant tout prétexte aux malenten­ dus fréquents chez les dissidents, est exaucé. Les grandeurs de la cité vaticane ne seront pas poli­ tiques. Elles seront d’ordre purement culturel. Elles relè­ veront du domaine de l’art et de la science : un parc, quelques palais, « la colonnade du Bernin, la coupole de Michel-Ange, les trésors de science et d’art contenus dans les archives, bibliothèques, musées et galeries du Vatican ». Elles seront plus spirituelles encore : c’est le Vatican qui garde le souvenir des premiers martyrs et qui recouvre « le tombeau du prince des apôtres216 ». 214. Discours aux prédicateurs de carême de Rome, A. A. S., 1929, p. 109. 215. Courte relation sur l Antéchrist, dans Trois entretiens sur la guerre, la morale, la religion, Paris, 1916; cf. Introduction, p. LXXIX. Gérait aussi le souhait de Moehler, cf. supra, p. 520, note 175. 216. A. A. S., 1929, p. 109. - Que les fouilles récentes aient per­ mis de retrouver le trophée de l’apôtre invoqué vers 200 par Caïus, c’est le sentiment des meilleurs auteurs. Mais quel sens donner au mot trophée? Un tombeau? Un monument commémoratif? Dans son Message Radiophonique de Noël 1950, antérieur à la publication des Esplorazioni, Pie XII se prononce pour la première signification. Le Dictionnaire dArchéologie chrétienne et de Liturgie, article « Vatican (Fouilles du) », de Henri MARROU, qui résume les travaux faits jus- 948 VIII/3 - LA JURIDICTION SOUVERAINE b) Spiritualisation de l'Etat pontifical Une chose paraît à l’évidence. Tout l’effort du pape a été de spiritualiser, dans la mesure du possible, la petite cité vaticane. Elle n’est point livrée aux lois qui régissent communément les autres cités. Elle est allégée des tâches trop lourdes et trop charnelles. Elle est comme soulevée au-dessus du plan temporel, elle est attirée vers le spiri­ tuel et entraînée dans la loi de vie et de gravitation de l’Eglise elle-même. Elle est, dans un sens nouveau, un État de l’Église. Les déclarations du pape sont d’une grande netteté: « Donc un minimum de territoire qui suffise pour l’exer­ cice de la souveraineté ; ce qu’il faut de territoire sans lequel elle ne pourrait subsister, parce quelle ne saurait sur quoi s’appuyer. Il nous semble, en somme, voir les choses au point où elles se réalisaient en la personne de saint François : il avait juste assez de corps pour retenir l’âme unie à lui. Ainsi pour d’autres saints : le corps réduit au strict nécessaire pour servir à l’âme, pour continuer la vie humaine et, avec la vie, l’action bienfai­ sante. Il sera clair pour tous, Nous l’espérons, que le sou­ verain pontife n’a précisément, en fait de territoire matéqu’à Noël 1952, écrit : « Il peut s’agir d’un tombeau : c’est en tout cas ainsi qu’Eusèbe l’a compris. Il n’est pas aussi assuré que c’est ainsi que l’entendait Caïus... Il ne faut donc pas écarter l’autre possibilité : que le trophée du Vatican ait été un monument commémoratif élevé par les chrétiens, disons sans préciser : entre 180 et 200, soit sur l’empla­ cement - réel présumé ou approximatif, qui le dira ? - du lieu d’ense­ velissement primitif du martyr, soit plutôt, puisque... nous n’osons affirmer qu’on inhumait en ce lieu dès le 1er siècle, sur l’emplacement - réel, présumé ou approximatif - du supplice », col. 3344. Si la transmission du primat de Pierre est un fait dogmatique, elle ne pourra jamais être expliquée adéquatement par les témoignages que les archéologues retirent du naufrage du temps. Il reste que ces témoignages, qui viennent sous-tendre d’eux-mêmes une continuité de vingt siècles de foi, sont, pour le chrétien, d’un prix inestimable. LA CITÉ PONTIFICALE 949 riel, que ce qui lui est indispensable pour l’exercice d’un pouvoir spirituel confié à des hommes au profit d’hommes : Nous n’hésitons pas à dire que Nous Nous complaisons dans cet état de choses ; Nous Nous plai­ sons à voir le domaine matériel réduit à des limites si res­ treintes qu’on peut le dire et qu’on doit le considérer lui aussi comme spiritualisé par l’immense, sublime et vrai­ ment divine spiritualité quil est destiné à soutenir et à ser• 217 vir . » En un mot, le principat civil du saint siège, au lieu de fonctionner comme autrefois à la manière surtout d’une cause principale autonome, chargée d’assurer tout d’abord la félicité temporelle d’un peuple et de garantir par sur­ croît l’indépendance pontificale, tendrait, à la limite, à fonctionner plutôt, maintenant, comme un pur instru­ ment du spirituel. Dans la plus pressante de ses applications, la notion de guerre sainte est désormais éliminée. c) Un renversement des rôles Une conséquence de cette transformation de la cité pontificale, c’est que désormais le principat civil renonce à assumer la responsabilité d’user des moyens lourds et de manier le glaive du sang. L’Italie accepte de protéger la personne du souverain pontife comme celle de son roi217 218. C’est elle encore qui se charge de châtier 217. A. A. S., 1929, p. 108. 218. «Art. 8. - L’Italie, considérant comme sacrée et inviolable la personne du souverain pontife, déclare punissables l’attentat contre elle et la provocation à l’attentat, sous menace des mêmes peines éta­ blies pour attentat ou provocation à l’attentat contre la personne du roi. Les offenses et injures publiques commises sur le territoire italien contre la personne du souverain pontife par discours, par actes ou par écrits sont punies comme les offenses et les injures à la personne du roi.»AA£, 1929, p. 213. 950 VIII/3 - LA JURIDICTION SOUVERAINE les délits qui seraient commis sur le territoire de la cité • 219 vaticane- . Dès l'instant où les papes, désireux de sauvegarder leur indépendance spirituelle, devenaient les gouver­ neurs temporels d’une cité, ils pouvaient à ce titre recou­ rir au droit de glaive et s’armer pour une juste guerre. Ils se sont défaits maintenant de ces lourdes tâches. Le nou­ veau principat civil est un principat sans armée. La fragilité matérielle de la cité vaticane est donc manifeste. Qu’importe ? Les beaux États de l’Église, plus forts, n’ont pas été épargnés. Le pape le fait remarquer avec mélancolie : « Quelles garanties peut-on espérer, même pour un pouvoir temporel aussi vaste que celui qui figurait jadis dans la géographie politique de l’Europe ? On a vu, à ce propos, ce que firent ou plutôt ce que ne firent pas, ce que ne voulurent ou plutôt ce que ne purent pas faire les puissances pour en empêcher la chute. Sans doute ne purent-elles faire autrement. Mais si telle est - et c’est bien ainsi - la condition et l’histoire perpétuelle des choses humaines, comment pourrions-Nous chercher des défenseurs assurés contre les dangers de l’avenir220 ? » Cependant, du fait que la cité vaticane tend à deve­ nir, comme nous le disions, un pur instrument du spiri­ tuel, ses garanties morales vont être accrues. VOsservatore romano le faisait remarquer dans un article paru le jour même de la signature du traité221 : « Dans la petite 219. «Art. 22. - A la demande du saint siège et par une déléga­ tion qu’il pourra donner soit dans chaque cas, soit d’une manière permanente, l’Italie veillera sur son territoire à la punition des délits qui seraient commis dans la cité du Vatican ; mais quand l’auteur du délit s’est réfugié sur le territoire italien, on procédera sans autre for­ malité contre lui selon la procédure des lois italiennes. » A. A. S., 1929, p. 219. 220. A. A. S., 1929, p. 107. 221. 12 février 1929. Cf. Doc. cath., 1929, col. 461. LA CITÉ PONTIFICALE 951 cité sacrée, la souveraineté temporelle du Saint-Père s’identifie si bien avec celle de la religion, son État s’identifie tellement avec les fondements mêmes de sa chaire, qu’aucune violation ne saurait se couvrir de pré­ textes et de sophismes politiques pour se justifier et s’ex­ pliquer au regard de l’équité et devant la civilisation. Pour se livrer à une spoliation, il faudrait affronter le jugement du monde et de l’histoire avec la même audace sacrilège qui parut dans l’insulte d’Anagni, la déportation de Pie VI, l’enlèvement de Pie VII. Il fau­ drait proclamer, avec défi, que l’attaque aurait pour but non pas de sauvegarder - comme on l’a dit mille fois avec une... pieuse sollicitude — la pureté du gouverne­ ment spirituel en ne frappant que le pouvoir temporel, mais d’enlever au pontife et au pasteur ce minimum de matériel et d’humain qu’on ne peut ici-bas, parmi les hommes, séparer du spirituel. Il resterait alors acquis, sans possibilité de sophisme, ce que Léon XIII répétait dans son discours du 7 octobre 1883 : Le vrai but sec­ taire fut de frapper l’Église et son chef. » Le principat civil est-il encore chargé de protéger le principat spirituel et apostolique du vicaire de JésusChrist ? Ou n’assistons-nous pas à une sorte de renverse­ ment des rôles, et n’est-ce pas aujourd’hui, avec plus de netteté et d’éclat que dans le passé, le principat spirituel et apostolique qui protège le principat civil, l’Église uni­ verselle qui sauve la cité vaticane ? Au royaume qui ne vient pas de ce monde et ne se défend point par les armes, cherche à se suspendre, en renonçant lui aussi à se défendre par les armes, un petit royaume qui, pris en luimême et matériellement, est pourtant de ce monde. Le pape est à la tête de l’un et de l’autre. Il ne peut comme chef du premier, ni comme chef du second il ne veut plus, à l’aurore d’un âge nouveau, mettre de l’espoir dans la puissance militaire. Cependant il garde malgré tout 952 VIII/3 - LA JURIDICTION SOUVERAINE une suffisante indépendance et il soutient l’Église dans tout l'univers. 12. La pompe romaine Ce qui a été dit du principat civil du pape, éclaire la question de la pompe de la cour romaine. Elle était l’ac­ compagnement obligé des cours royales : « En ces choses, ru as succédé non à Pierre mais à Constantin », disait saint Bernard au pape Eugène, « je te conseille de les tolérer eu égard au temps, mais non pas de les regarder comme indispensables ». Comme les autres appareils princiers, elle pouvait se justifier dans une civilisation organique, artiste, qualitative, portée à traduire sensible­ ment au-dehors l’ordre des valeurs hiérarchiques222. Elle a provoqué des abus. Ils ont été tolérés ou favorisés par des papes et des cardinaux mondains. Mais ils ont été stigmatisés par d’autres papes et d’autres cardinaux. Ce n’est pas la conduite de tous les papes que nous devons prendre pour règle de vie. C’est l’enseignement de tous les papes et la conduite de tous les saints, l’enseigne­ ment de l’Église, qui ne canonise pas tous ses papes, mais qui n’a cessé de magnifier et de canoniser les pauvres, les humbles, les magnanimes et d’inscrire les trois vœux dans les constitutions des ordres religieux. Et cet enseignement a toujours fini par passer jusqu’au peuple, même au temps de la Renaissance ou du siècle de fer. 222. Les cinglantes ironies de Pascal sur les « trognes armées » qui entourent le pouvoir, « les trompettes et les tambours qui marchent au-devant», outre quelles auraient semblé à des artistes comme Léontiev méconnaître la valeur du pittoresque, ne touchent que l’ac­ cidentel, et le croyant sait bien que saint Paul, saint Pierre, et Jésus lui-même devant Pilate, ont donné à l’autorité politique un autre fondement que l’imposture. LA CITÉ PONTIFICALE 953 Qu’est devenue aujourd’hui cette pompe romaine dont on parle avec emphase dans les sectes protestantes et les réunions communistes ? Le haut domaine sur la basilique de Saint-Pierre, les palais et les musées du Vatican, la propriété avec privilège d’exterritorialité des trois basiliques patriarcales et des jardins de CastelGandolfo, l’administration d’un personnel civil, les céré­ monies du protocole, la garde suisse, les chamarrures, toutes ces « richesses » qui, parce quelles conservent, comme le faisait remarquer Benson au début du Maître de la Terre, un caractère humain, qualitatif, archaïque, sont devenues très voyantes au milieu d’un monde utili­ taire et standardisé, sont aujourd’hui plus que la cour du pape, elles constituent la substance même de son humble et pacifique royaume temporel. A nos yeux, elles incarnent et symbolisent la souveraineté apostolique du vicaire du Christ en regard de tous les gouvernements, son droit inaliénable à l’indépendance politique interna­ tionale, en un mot l’absolue liberté du spirituel à l’égard de tout le politique. Par surcroît elles sont un témoi­ gnage de la mission de l’Eglise à l’égard du temporel et des valeurs de la culture : « Dans la magnificence de Jules II et de Léon X il y avait beaucoup plus qu’un noble amour de la gloire et de la beauté ; de quelque vanité quelle s’accompagnât, un rayon y passait de l’Esprit qui n’a jamais manqué à l’Église223. » Les chré­ tiens, qui connaissent le prix des simples réalités tempo­ relles, des choses périssables dont l’intendance leur est confiée et pour lesquelles ils n’oublient pas qu’il leur fau­ dra rendre un jour des comptes, savent comprendre certes l’importance de la petite cité vaticane. Ils savent pourtant, mieux encore, que rien de ce qui la constitue, 223. Jacques Maritain, Art et Scolastique, 1935, p. 134 [O. C., I, pp. 697-698]. 954 VIII/3 - U JURIDICTION SOUVERAINE pris en soi-même et matériellement, ne touche à l’es­ sence du royaume de Dieu. VIII. Conclusion Manifestation de la primauté romaine Au moment de clore cette longue étude sur le pouvoir spirituel du souverain pontife, nous aimerions dire un mot d’une double constatation qui peut à première vue sembler paradoxale. D’un côté, la primauté de Pierre dans ΓÉglise est exprimée dans l’Écriture avec une telle netteté quelle aurait dû, semble-t-il, s’imposer constam­ ment à tous les esprits. D’un autre côté, pour une part indéniable sur laquelle les historiens se plaisent à insister, elle apparaît comme une conquête progressive du temps. Comment éclairer ce double fait ? 1. La primauté dans la conscience de Pierre, dans celle du siège de Rome, et dans celle du reste de l’Église œ Mb t* * Q r·* Nous ne croyons pas que Pierre, qui avait entendu les paroles du Sauveur à Césarée de Philippe et au lac de Tibériade, et qui avait vu leur signification s’ouvrir dans la lumière de Pentecôte, ait eu une idée incertaine ou indistincte de l’extraordinaire pouvoir qui lui était confié. Comme fondateurs de l’Église, avons-nous dit224, les apôtres ont connu, dans une lumière privilégiée, le dépôt de la révélation, d’une façon plus essentielle et plus profonde que l’Église terrestre ne pourra le faire au cours de tout son pèlerinage. Pierre voyait donc Y éléva­ tion du don qu’il avait reçu, mieux encore que nous ne 224. Supra, p. 272. LA MANIFESTATION DE LA PRIMAUTÉ ROMAINE 955 pouvons le faire après le concile du Vatican. Et si l’on veut un signe qu’il n’en ignorait pas la singulière excel­ lence, qu’on pense à l’autorité avec laquelle il commence d’agir dès le jour de Pentecôte. Mais X exercice de ce privi­ lège pouvait revêtir une multitude infinie de formes. Comment elles se succéderaient concrètement dans la suite des siècles, cela ni Pierre lui-même ni, à plus forte raison, l’Eglise naissante ne pouvaient le prévoir: car l’histoire de l’Église n’est pas arrêtée d’avance, elle se crée jour par jour. Or, il se trouve que, pour des raisons très différentes les unes des autres, l’exercice de la primauté juridiction­ nelle a été entravé dans une certaine mesure pendant les premiers siècles chrétiens : non certes au point que la chaire de Rome ait jamais perdu la claire conscience de ses droits, ni qu’elle se soit laissée sans témoignage dans le reste du monde chrétien225, mais assez néanmoins pour que son influence, voilée en quelque sorte en cer­ taines régions et réduite à un minimum, n’ait pas réussi à manifester toute sa vertu à des hommes qui ont pu être d’autre part des esprits perspicaces et même de grands saints. De ce point de vue nous rejoignons l’histoire et nous pourrons comprendre comment, à mesure que dis­ paraîtront les obstacles qui, dans le champ même de l’Église, s’opposaient à son plein exercice, la primauté juridictionnelle pourra faire connaître davantage audehors sa vraie nature et de ce fait préparer l’ensemble des fidèles à connaître plus profondément et plus explici­ tement le sens des promesses adressées à Pierre par le Sauveur. 225. Cf. plus haut, p. 899, notes 152 et 153. Et Batiffol, • S. Léon », dans le Diet, de théol. cath. : « L’expression universalis Ecclesia, qui revient si souvent sous la plume de saint Léon, est une expression qu’il est le premier pape à employer, avec cette insistance du moins. » Col. 291 et suiv. 956 νΠΙΙ/3 - LA JURIDICTION SOUVERAINE 2. La manifestation de la primauté reste, au début, partiellement limitée En comparant, sur la question du gouvernement de l’Église, le pouvoir commun aux apôtres et le pouvoir propre à Pierre, nous avons dit que, si Pierre avait seul le pouvoir personnel de régir l’Église universelle, les apôtres possédaient autant que lui, bien que d’une manière extraordinaire, le pouvoir de fonder des églises locales. Sur un point ils étaient donc ses égaux, et son droit pou­ vait apparaître en quelque sorte comme limité et neutra­ lisé par le leur. Cela explique non seulement, nous l’avons fait remarquer, que saint Paul par exemple ait pu agir avec une grande liberté, mais encore que la primauté juridictionnelle, qui avait d’abord résidé en Pierre et qui s’était transmise à ses successeurs sur la chaire de Rome, n’ait pas eu à déployer dès le principe certaines de ses virtualités. Ce n’est qu’après la mort des apôtres quelle pourra commencer de s’exprimer pleinement. 3. Décalage qui se produit en Orient, lorsqu’on passe du régime extraordinaire de l’apostolat au régime ordinaire du pontificat Comment les choses vont-elles se passer ? Rome, encore une fois, ne pouvait ignorer quel privi­ lège elle avait reçu de Pierre. Mais dans les Églises qui se trouvent hors du rayon de son influence prochaine, on voit se produire, après la mort des apôtres, un certain décalage. Toute la vie, toute l’unité immédiates de cha­ cune de ces Églises se rassemblent instinctivement autour de l’évêque, dont l’autorité est mise en pleine lumière, comme en témoignent les lettres de saint Ignace et plus tard celles de saint Cyprien. Certes, cet instinct était droit et infaillible. Mais comment allait-on comprendre LA MANIFESTATION DE LA PRIMAUTÉ ROMAINE 957 alors l’unité de la grande Église universelle, de l’Époiise del’Agneau ? Ici, les vues seront moins pénétrantes. Tout semblera parfois se passer comme si l’on avait cru que, les évêques étant les successeurs des apôtres, il leur suffi­ sait de s’accorder ensemble, pour pouvoir créer par leur communion et dispenser à l’Église universelle cette forte unité que les apôtres lui assuraient de leur vivant. Voilà précisément où se glissait la part d’illusion. Car les apôtres avaient reçu, outre la simple juridiction épisco­ pale, un pouvoir de gouvernement extraordinaire, qui ne devait pas se continuer dans les évêques, mais qui, après leur mort, devait rendre la main à la primauté juridic­ tionnelle de Pierre et de ses successeurs. On ne pouvait passer du gouvernement des apôtres au gouvernement des évêques sans dénivellements·, et ce qui, suivant le plan providentiel, était destiné à rétablir l’équilibre nécessaire à la vie et à l’unité de la grande Église, c’était précisé­ ment un plein exercice de la primauté romaine. Cette vérité que Rome n’a jamais oubliée, on dirait quelle a voulu laisser, aux Églises qui se trouvaient moins immé­ diatement sous sa dépendance, le temps en quelque sorte d’en redécouvrir expérimentalement la divine impor­ tance226. 226. En ce sens, MoEHLER a donc raison de soutenir que la pri­ mauté romaine ne pouvait être mise pleinement en relief pendant les premiers siècles chrétiens. Mais il s’égare en se jetant dans une expli­ cation trop rudimentaire des choses ; en se représentant la primauté « t· >1 <· IX - LA HIÉRARCHIE se suffisant à eux-mêmes. Par rapport à la vertu du Christ qui, du haut du ciel, régit constamment son Église, et par rapport à la vertu infinie de la divinité, ce sont des pouvoirs utilisés, subordonnés. Outre leur transmission horizontale et univoque dans le temps, il convient par conséquent, et c’est le point de vue que nous avons adopté le plus souvent, de considérer leur dépendance toujours actuelle à l’égard des causes ana­ logues et supratemporelles auxquelles ils demeurent sus­ pendus. Cela est vrai du pouvoir d’ordre, qui est un pouvoir strictement instrumental. Et cela est vrai aussi du pouvoir de juridiction, qui fonctionne sans doute comme une cause seconde, mais qui, en plus de la dépendance où sont toutes les causes secondes par rap­ port à la Cause première, a besoin pour exister d’être constamment surélevé et dirigé par des motions divines d’un ordre nouveau. Ce caractère d’actuelle dépendance de la hiérarchie ou des charismes temporaires par rap­ port à l’humanité et à la divinité du Christ, on peut en trouver l'expression dans le grand texte de saint Paul aux Éphésiens : « C’est lui qui a fait les uns apôtres, d’autres prophètes, d’autres évangélistes, d’autres pasteurs et doc­ teurs, pour le perfectionnement des saints en vue de l’œuvre du ministère, pour l’édification du corps du Christ, jusqu’à ce que nous parvenions tous à l’unité de la foi et de la connaissance du Fils de Dieu, à l’état d’homme parfait, à la mesure de l’âge du plérome du Christ... C’est sous son influence que le corps entier, coor­ donné et uni par le moyen de chaque jointure surajou­ tée, et selon la mesure d’activité dévolue à chacun des membres, réalise son accroissement en se construisant lui-même dans la charité » (Éphés., IV, 11 -16)21. 21. Ce que nous appelons ici continuité et instrumentalité, nous l’appellerons plus loin succession et médiation, pp. 1064-1065. SON UNITÉ 1013 3. Vers la fin de ce texte, les dépositaires des dons hié­ rarchiques et charismatiques sont regardés comme des membres qui doivent agir dans le corps selon la mesure d’activité dévolue à chacun d’eux. En effet, pour autant qu’ils résident dans des fidèles qui sont unis à tous les autres par la foi et la charité et qui sont membres avec eux de l’Église croyante et aimante, les dons hiérarchiques et charismatiques peuvent apparaître comme une floraison spontanée de l’Église, comme une manifestation en quelque sorte prévue et attendue de sa surabondance vitale, comme une fonction de son activité organique. Moehler insiste beaucoup sur cette vue. Elle remplit son livre sur L’unité dans l’Église et ses autres ouvrages. On connaît ses belles paroles sur saint Athanase : « Il avait pris, pour ainsi dire, de profondes racines dans l’Église; il ne se considérait que comme un membre de la communauté de l’Église22. » Là encore, il tient une vérité. N’est-ce pas saint Paul lui-même qui compare, dans la première épître aux Corinthiens, les dons charismatiques d’ordre hiérarchique ou simplement miraculeux23 aux organes du corps humain : « De la même manière que le corps est un et possède plusieurs membres, mais que les membres du corps, tout en étant plusieurs, sont un seul corps, de même aussi le Christ... En effet le corps n’est pas constitué d’un seul membre, mais de plusieurs... Or vous êtes, vous, le corps du Christ, et ses membres pour votre part. Et Dieu a placé les uns dans l’Église : premièrement comme apôtres, deuxièmement comme prophètes, troisièmement comme instructeurs ; ensuite viennent les œuvres de puis­ sance, ensuite les charismes de guérison, les formes d’assis­ 22. Cité par Pierre ChailleT, S. J., «Le principe mystique de l’unité», dans L'Église est une, hommage à Moehler, 1939, p. 205. 23. Cf. « Charismes et fonctions publiques dans l’Église primitive », de E.-B. ALLO, O. P., dans Première épître aux Corinthiens, Paris, 1935, pp. 335-339. 1014 IX - LA HIÉRARCHIE tance, de gouvernement, les genres de langues» (XII, 12, 14, 27). Cependant il ny a là qu’une comparaison. On se tromperait, Moehler le sait bien, en assimilant les dons hiérarchiques, qui se transmettent régulièrement par voie de consécration et de désignation, aux purs charismes qui surgissent gratuitement et inopinément selon la seule loi du bon plaisir de la toute-puissance divine. On se trompe­ rait d’une autre façon, — et ici Moehler n’est pas toujours sans reproche, n’ayant pas su donner, même dans la Symbolique, une expression suffisamment exacte à la vue profonde qui le possédait dès les années où il écrivait L’unité dans l’Eglise — en serrant de trop près cette compa­ raison, et en représentant la hiérarchie, du fait quelle est une fonction, un organe du corps de l’Eglise, comme étant simplement l’expression, l’extériorisation, l’épanche­ ment de la vie de la charité24, qui la produirait à la manière par exemple dont l’organe de la vue est produit par le développement normal de l’embryon. La hiérarchie n’est pas d’abord l’effet, elle est d’abord une cause (minis­ térielle) de la vie intérieure de l’Eglise. Elle l’exprime, elle l’extériorise, elle la représente sans doute, mais en ce sens que la charité sacramentelle orientée, qui constitue, nous le dirons tout à l’heure, l’âme créée de l’Eglise, et qui vit dans les cœurs des fidèles, étant directement issue de la hiérarchie, n’a pas de peine à se trouver avec elle en res­ semblance, et à voir en elle, en retour, comme une de ses manifestations visibles et comme une de ses extériorisa­ tions. 24. « Voilà donc l’essence intérieure de l’Église catholique. L’épiscopat, la constitution juridique de l’Église, etc., n’en sont que la représentation extérieure. Il faut avoir soin de bien insister sur cette distinction capitale ; l’unité extérieure prend sa source dans l’unité intérieure dont elle est pour ainsi dire l’épanchement.» J.-A. MOEHLER, L’unité dans l’Église, § 64, p. 206. On trouverait aisément d’autres textes semblables. SON UNITÉ 1015 Ainsi les pouvoirs hiérarchiques peuvent être considé­ rés sous trois aspects. D’abord « horizontalement », en tant qu’ils se transmettent dans le temps par une succes­ sion univoque, organique, ininterrompue, qui les relie aux apôtres eux-mêmes et au Christ. Ensuite « verticale­ ment » et par rapport à l’éternité, en tant qu’ils sont dans la dépendance toujours actuelle de l’humanité du Sauveur et de la toute-puissance divine, dont ils sont les outils, les causes instrumentales et ministérielles, et dont ils ont pour rôle de nous communiquer les motions les plus pures et les plus riches25. Enfin à partir de leurs racines, c’est-à-dire des sujets dans lesquels ils résident, lesquels normalement sont membres de l’Eglise croyante et aimante, en sorte que, bien qu’ils soient ministériellement causes de l’Eglise, ces mêmes pouvoirs apparaissent sous cet aspect comme enracinés en elle, et semblent en quelque manière surgir de son propre sein. 6. Définition générale de la hiérarchie Seuls les théologiens peuvent donner au mot hiérarchie son plus haut sens. Ils ne s’en servent pas pour désigner n’importe quelle subordination de pouvoirs. La hiérar­ chie, prise dans son sens le plus général, est pour eux une souveraineté sacrée («sacer principatus»), comportant plusieurs degrés ordonnés entre eux (« gradus et ordo »J, et ayant reçu puissance et science (« potestas et scientia ») pour conduire une multitude (« actio inducens ad finem ») jusqu’à l’union et la conformité avec Dieu (« finis intentus »)26. La hiérarchie est ainsi définie par ses prin25. C’est l’aspect sur lequel Moehler n’a pas assez insisté. Cf. infra, p. 1054. 26. S. Thomas, II Sent., dist. 9, qu. 1, a. 1 : Utrum definitio hierarchiae data a Dionysio sit conveniens. 1016 IX - I.A HIÉRARCHIE cipes essentiels (« ordo, scientia, actio ») et par sa fin (« ad Deum unitas et similitudo»). Mais, saint Thomas le fait remarquer ici même, sa définition la plus formelle est celle qui se prend de sa fin : l’union et la conformité avec Dieu. Et c’est pourquoi il n’y a pas de hiérarchie chez les démons. Sans doute, du fait qu’ils sont de purs esprits, iis se distinguent entre eux spécifiquement, et ils sont rangés les uns au-dessous des autres, conformément au degré d’élévation de leur nature. Il y a donc chez eux un ordre des natures. Et comme l’activité résulte de la nature, il y aura encore chez eux un ordre des activités, les activités de ceux qui sont inférieurs étant rangées sous les activités de ceux qui sont supérieurs. On trouvera par conséquent chez les démons la supériorité et l’infériorité, la surordina­ tion et la subordination, en un mot un ordre, une praela­ tio, et saint Thomas écrit « que cela même convenait à la sagesse divine, qui dans l’univers n’a rien abandonné au désordre, dont la puissance s’étend d’une extrémité du monde à l’autre, et dont la tendresse met son empreinte sur toutes choses27 ». Mais cet ordre naturel est constam­ ment dévié par l’incurable malice des démons. « Leur per­ versité est telle, écrit saint Thomas, qu’ils s’efforcent non de s’orienter les uns les autres vers Dieu, mais plutôt de se détourner mutuellement de l’ordre divin28. » Il ne peut donc y avoir de hiérarchie chez les démons. Mais il y en a une chez les anges du ciel. 7. Hiérarchie de l’exil et hiérarchie de la patrie Quand nous en avons cherché, dans notre premier chapitre, la raison profonde, la hiérarchie chrétienne 27.1, qu. 109, a. 2 : Utrum in daemonibus sit praelatio. 28. Ibid., a. 3. SON UNITÉ 1017 nous est apparue comme l’effet d’une loi générale - dont un autre effet, plus sublime, est l’incarnation -, suivant laquelle Dieu a voulu toucher sensiblement des hommes ensevelis dans le péché, pour les guérir de leurs blessures, et les éveiller à la plus haute forme de la vie de la grâce : l’action divine, lorsqu’elle s’exerce par contact, pénètre en effet dans les cœurs avec incomparablement plus de richesse, de puissance, de profondeur que lorsqu’elle s’exerce à distance. Si le Christ a été, déjà dès le premier moment de [Incarnation, le Sauveur de tous les hommes par les grâces qui sortaient de son cœur pour les illuminer et les réchauffer à distance, cependant c’est à ceux-là seuls d’entre eux qu’il a touchés sensiblement, par un regard, par une parole, par un geste, qu’il a dispensé les plus merveilleuses de ses grâces ; et c’est en les attirant à lui, en les serrant autour de lui, qu’il a commencé de se for­ mer une Eglise dans le monde. Or, cette distinction capitale des grâces données à distance et des grâces don­ nées par contact devait-elle s’évanouir ? Quand le Christ glorifié s’éloignerait, au jour de l’ascension, quittant le lieu de nos misères pour une patrie de gloire, les grâces données à distance seraient-elles désormais les seules à pouvoir nous parvenir, et les grâces privilégiées du contact seraient-elles rendues impossibles ? Le Christ cesserait-il de visiter l’humanité aussi miséricordieuse­ ment, aussi concrètement, aussi intimement, qu’il l’avait fait pendant les années de sa vie mortelle ; cesserait-il de la toucher sensiblement pour maintenir au milieu d’elle son Église ? Ce ne sont pas là, nous l’avons vu, les ensei­ gnements de l’Evangile. Mais comment, par quel mys­ tère, le Christ, caché dans la gloire céleste, pouvait-il continuer à nous toucher sensiblement ? Précisément sous les espèces de la hiérarchie. Il laisserait au milieu de nous une hiérarchie visible, qu’il dirigerait du ciel, et qui 1018 f I» if Λ IX - LA HIÉRARCHIE servirait d'instrument pour entrer en contact sensible avec nous. On le voit, le rôle de la hiérarchie est purement ministériel. La hiérarchie chrétienne ne vaut pas pour elle-même. Elle ne vaut que pour l’Église. Elle n’existe que pour faire passer du Christ, qui est dans le ciel, aux hommes, qui sont couverts par le brouillard du temps, l’action par contact et les mystérieuses richesses spiri­ tuelles capables de former l’âme créée de l’Eglise, le prin­ cipe organisateur immanent de son corps visible. Comme la beauté d’un portrait n’a dans le crayon d’un artiste qu’un être fluent et imparfait et n’est discernable que sur la feuille où elle éclôt, ainsi la pleine conformité au Christ, celle de la grâce en acte et de la vérité vécue, n’a dans la hiérarchie qu’un être fluent, et c’est dans l’Eglise, née de la hiérarchie, dans les cœurs des chrétiens qui croient, aiment, souffrent et espèrent, qu’on la trou­ vera éclose et pleinement discernable. C’est ce qui fait qu’on peut distinguer ici-bas entre les grandeurs de hié­ rarchie et les grandeurs de sainteté. Elles ne coïncident pas toujours ensemble. Elles sont même souvent séparées : nécessairement, car tous les fidèles ne peuvent être dans la hiérarchie ; accidentellement, car la charité peut manquer à ceux qui sont dans la hiérarchie. Mais jamais les grandeurs de charité ni la ressemblance ache­ vée avec le Christ, quelles sont seules à apporter, ne pourront manquer à l’Église qui est issue de la hiérar­ chie. Cependant, l’Église que la hiérarchie suscite ainsi ministériellement est une Église qui n’a pas encore sa condition définitive, et qui n'est pas encore dans le lieu de sa patrie. Elle est par définition une Église qui che­ mine dans l’obscurité du temps, une Église exilée. La hiérarchie à laquelle elle est suspendue est une hiérarchie du temps, une hiérarchie d’exil. Elle disparaîtra - nous SON UNITÉ 1019 avons dit qu elle ne valait pas pour elle-même — quand l’Église, qui vaut pour elle-même, changera sa condition terrestre pour sa condition céleste, et passera du temps dans l’éternité. Alors une nouvelle hiérarchie (déjà elle est préformée) surgira du cœur même de l’Eglise pour l’illuminer tout entière, avec ses anges et ses élus. Ce ne sera pas une hié­ rarchie de signes et de symboles, une hiérarchie d’exil, comme celle des pouvoirs d’ordre et de juridiction ; car, entre le Christ et les bienheureux, il n’y aura plus ce voile de l’infirmité du péché, qui rend ici-bas nécessaire l’action par contact et par conséquent la hiérarchie d’exil,en vue de permettre une parfaite assimilation, une parfaite communication, une parfaite conformité. Ce sera la pure hiérarchie de la sainteté intérieure s’expri­ mant au-dehors, la hiérarchie de la vision et de l’amour béatifiques, la hiérarchie de la patrie29. 8. La Vierge et la hiérarchie Dans la hiérarchie de la patrie, la sainte Vierge, que l’Eglise salue comme reine des anges, des patriarches, des apôtres, des martyrs et de tous les saints, aura - elle l’a 29. « L’état de la loi nouvelle est intermédiaire entre l’état de la loi ancienne, dont les figures sont accomplies dans la loi nouvelle, et l’état de la gloire, où toute vérité sera manifestée à nu et parfaite­ ment. Alors, il n’y aura plus de sacrements ; mais maintenant, tant que notre connaissance est spéculaire et énigmatique, il nous faut entrer par des signes sensibles dans les choses spirituelles. » S.Thomas, III, qu. 61, a. 4, ad 1. Cf. Cajetan : « Et comme, dans la patrie, il n’y aura plus ni sacrifices ni temple, selon ce que dit l’Apocalypse, XXI, 22 : Et je ne vis point de temple dans la cité, notre texte (// nous a faits pour Dieu son Père, royaume et prêtres, Apoc., 1,6; cf. V, 10) ne fait pas mention d’une action sacerdotale dans la pers­ pective de l’avenir, encore que la dignité sacerdotale elle-même demeure pour l’éternité. » Jentaculum tertium, De sacerdotio. 1020 IX - LA HIERARCHIE déjà maintenant — au-dessous du Christ, le rôle suprême. Mais dans la hiérarchie de l’exil, elle n’a pas eu de rôle visible. « Bien que la bienheureuse vierge Marie ait été plus digne et plus élevée que tous les apôtres, cependant ce n’est pas à elle, c’est à eux que le Seigneur a donné les clefs du royaume des cieux30. » Elle a soulevé l’Église naissante par la puissance de sa contemplation et de son amour. Elle lui a été plus utile encore que les apôtres qui agissaient au-dehors. Elle a été pour elle la racine cachée, où s’élabore la sève qui éclate dans les fleurs et les fruits. Elle n’a pas eu les clefs du royaume, mais elle a conduit et soutenu, par sa prière, ceux qui les avaient, et ceux aussi qui s’en venaient frapper à leur porte. Ce rôle est le sien aujourd’hui encore. Ce que cer­ tains ont appelé son sacerdoce relève au vrai des gran­ deurs non de hiérarchie, mais de sainteté, et signifie, nous l’avons vu, sa médiation, son intercession média­ trice, soit comme corédemptrice dans l’acquisition des grâces du salut, soit comme codispensatrice dans la distri­ bution des grâces du salut31. IL ACTION INDIRECTE DE LA HIÉRARCHIE DANS LE MONDE Le champ de l’action à distance du Christ est univer­ sel. Elle atteint tous les hommes sans exception, dès qu’ils sont capables de raison. Même s’ils ne sont pas encore dans la bergerie de l’Église, elle préside secrète30. Innocent III, cité dans les Décrétales, lib. V, rit. XXXVIII, cap. x. 31. Voir plus haut, pp. 198-199, note. SON ACTION INDIRECTE 1021 ment à l’éveil de leur vie morale, elle frappe à la porte de leur cœur, elle y pénètre aussitôt qu’ils veulent la lui ouvrir, elle fait d’eux des brebis du dehors, qui représen­ tent l’Église ébauchée, en devenir, en acte virtuel. Et s’ils sont dans la bergerie, c’est elle qui, par un influx ininter­ rompu, conserve en leur âme les grâces sacramentelles que l’influx momentané des sacrements y a déposées, qui vient les attiser sans cesse par ses illuminations et ses ins­ pirations, et qui peut même, pour cinq des sacrements, les faire revivre quand elles ont été perdues. A l’intérieur de ce champ universel, faction par contact, traversant la hiérarchie, crée, juste au-dessous du Christ et tout autour de lui, le champ plus restreint de la bergerie, de l’Eglise formée, complète, en acte achevé. Ainsi l’action par contact, l’action par la hiérarchie, tombe tout d’abord et immédiatement sur l’Église, et lui donne son contour visible : nous parlerons tout à l’heure de cette action directe de la hiérarchie. Mais auparavant nous devons signaler une forme dérivée de son influence. On pourrait dire, en effet, en usant d’une image, que certains rayons de l’action par contact, en traversant la hiérarchie, se réfractent, pour se disperser, par-delà les contours visibles de l’Église, dans le champ immense que visite l’action à distance, afin d’aider celle-ci, d’une manière efficace et discernable, à préparer et à ébaucher l’Église. Cette réfraction de l’action par contact au-delà des limites visibles de l’Église, voilà ce que nous appe­ lons l’action indirecte de la hiérarchie. Examinons ses deux manifestations, tenant l’une aux survivances du pouvoir d’ordre, l’autre aux survivances du pouvoir de juridiction32. 32. Au mot survivances certains préfèrent celui de vestiges. Voir plus loin, p. 1073. 1022 IX - LA HIÉRARCHIE · 1. Les survivances du pouvoir d’ordre La hiérarchie est indivisible. Mais elle peut être, en certains endroits, brisée de force, et des fragments en pourront subsister, à fétat de mutilation, hors du champ de l’Église. C’est ainsi qu’on pourra rencontrer, dans les groupes relevant d’un schisme ou d’une hérésie, outre les pouvoirs cultuels du baptême et de la confirmation, le pouvoir hiérarchique de 1’ordre. La disjonction violente du pouvoir d’ordre d’avec le pouvoir de juridiction qui disparaît de soi quand il y a rupture avec le souverain pontife, sa persistance dans l’état d’arrachement où il est alors réduit, sa transmis­ sion, valide mais non licite, hors de son lieu propre et naturel, est toujours le signe d’un immense malheur, d’une terrible catastrophe spirituelle, d’une victoire par­ tielle de l’esprit du mal contre l’Église du Christ, qui désormais avancera dans l’histoire comme divisée en elle-même et sera pour les Gentils comme un scandale. Pourtant l’Église n’est pas une réalité divisée. Comme la hiérarchie à laquelle elle est suspendue, elle est indivi­ sible. Les peuples qui l’ont reçue et qui lui ont appar­ tenu peuvent, à la suite de ces grandes tragédies que sont les schismes et les hérésies, lui manquer, se dérober sous elle, la quitter en emportant avec eux certains de ses tré­ sors et les vestiges de sa royauté : ce qui alors subsiste d’elle en eux et qui lui donne devant un regard superfi­ ciel l’apparence de la division, une information plus vaste et un regard plus profond découvriront que cela même témoigne en faveur de son unicité, ces richesses éparses étant des rayons sortis de son cœur et rattachés originellement à un même foyer indivisible. C’est dans les ténèbres de la faute personnelle par laquelle ils déchirent partiellement l’Église, que les auteurs responsables devant Dieu d’un schisme ou d'une hérésie peuvent emporter avec eux la succession valide du sacre- SON ACTION INDIRECTE 1023 ment de l’ordre ; et pour autant que leur propre cœur demeure fermé à l’influence bienfaisante des sacrements, ils sont comme des malades portant aux autres des remèdes dont ils ne savent user. Mais leurs sectateurs, dans la suite des âges, qui héritent dès leur naissance du patrimoine d’un schisme ou d’une hérésie, ne sont pas de ce fait coupables. Ils peuvent grandir en demeurant de bonne foi. En leur cœur, l’influence sanctificatrice des sacrements, ne trouvant plus les mêmes obstacles, pourra faire éclore les plus belles et les plus délicates des grâces33. 11 manquera encore, pour être ouvertement et pleinement de l’Eglise, l’orientation divinement assistée du pouvoir juridictionnel. Mais, de ce point de vue, la transmission ininterrompue et l’exercice valide du pouvoir d’ordre à l'intérieur des Eglises dissidentes sont un témoignage émouvant des profondeurs de la volonté salvifique de Dieu, qui, en continuant de dispenser de cette manière les grâces de contact de son sacrifice et de ses sacrements et de conformer aussi intimement au Christ des âmes errant sous des ciels exposés et incertains, nous révèle son étonnant dessein de commencer en quelque sorte à for­ mer l’Eglise en dehors de l’Eglise, et de rapprocher de la bergerie unique, comme en troupeau et merveilleuse­ ment, des brebis étrangères qui s’y trouvent rattachées par un désir ontologique étrangement puissant et par un «acte virtuel» dont la richesse est apparentée à 1’« acte achevé ». 33. Quand saint AUGUSTIN déclare que les sacrements, hors de l’Église, ne confèrent pas la grâce, c’est en supposant, Billot le fait remarquer avec justesse, qu’ils sont reçus par des sujets eux-mêmes coupables du péché de schisme ou d’hérésie : « Nous l’affirmons, ditil, celui qui se fait baptiser hors de la communion de l’Église, chez les hérétiques ou dans un schisme quelconque, n’en reçoit pas le profit pour autant qu 'il participe à la perversité des hérétiques et des schisma­ tiques». De baptismo contra donatistas, lib. III, n° 13. Cf. Billot, De Ecclesia Christi, Rome, 1921, p. 339. 1024 IX - LA HIÉRARCHIE 2. Les survivances du pouvoir de juridiction Si le pouvoir d’ordre peut subsister encore où le pou­ voir de juridiction a disparu, ce dernier, plus fragile, ne se rencontre pas lui-même dans les Eglises privées de l'ordre ; il y pénètre cependant, nous le verrons, mais seulement par ses répercussions. Auparavant, cherchons sous quelle forme amoindrie il peut subsister lui-même dans les Églises dissidentes, lorsqu’elles ont gardé le pou­ voir d’ordre. ·< .< rt i· I» .· I a) La présence d'une juridiction partielle et emprun­ tée 1. Après avoir rapporté un passage de saint Léon le Grand sur l’éminente dignité de Pierre en dépendance de qui les autres apôtres ont reçu leurs propres privilèges, Léon XIII, dans l’encyclique Satis cognitum, 29 juin 1896, déclare « que les évêques perdraient le droit et le pouvoir de gouverner s’ils se séparaient sciemment de Pierre et de ses successeurs ; car cette séparation les arrache du fondement sur lequel doit reposer tout l’édi­ fice, elle les rejette en dehors même de l’édifice, elle les exclut du bercail gouverné par le pasteur suprême, elle les bannit du royaume dont les clefs ont été données par Dieu à Pierre seul Nul donc ne peut avoir part à l’autorité s’il n’est uni à Pierre, car il serait absurde de prétendre qu’un homme exclu de l’Église ait l’autorité dans l’Église [...]. Or, l’ordre des évêques ne peut être regardé comme vraiment réuni à Pierre, ainsi que le Christ l’a voulu, que par sa soumission et son obéissance à Pierre : sans quoi il se change nécessairement en une multitude confuse et tumultueuse ». Ainsi donc, le courant de la juridiction spirituelle est de soi interrompu dans les Églises séparées sciemment du souverain pontife par le schisme et l’hérésie. SON ACTION INDIRECTE 1025 Il s’ensuit d’abord quelles ne sont plus protégées, ni par l’assistance absolue du pouvoir déclaratif ni par l’as­ sistance prudentielle du pouvoir canonique. Quant à ce qui concerne l’exercice du pouvoir d'ordre, on se trouve en présence de deux sortes de conséquences. La première concerne la célébration du sacrifice de la messe et la dispensation de trois d’entre les sacrements : baptême, eucharistie, ordre ; tout en conti­ nuant d’être valides34, elles deviennent de soi et en prin­ cipe illicites, illégitimes, et c’est pourquoi l’Eglise, en règle générale, interdit à ses fidèles de recevoir les sacre­ ments de ministres non catholiques et de participer à leur culte. La seconde concerne les sacrements qui exi­ gent, pour être conférés validement, un ministre habilité par un pouvoir juridictionnel ; telles sont la confirma­ tion et l’ordination données par un simple prêtre, l’ex­ trême-onction donnée avec de l’huile que bénit un simple prêtre, et la pénitence ; leur dispensation dans le schisme et l’hérésie devient de ce fait en principe non seulement illicite, mais encore invalide. 2. Les deux sortes de conséquences que nous venons de mentionner résultent de soi et en principe du schisme et de l’hérésie. Cependant, en fait et à titre emprunté, les Églises dissidentes qui conservent le pouvoir d’ordre, par exemple les Eglises dissidentes orientales, pourront rete­ nir, par une concession soit expresse soit tacite du souve­ rain pontife, une juridiction partielle, mais véritable, qui leur permettra d’administrer validement à leurs sujets même les sacrements qui exigent absolument, dans le ministre, la présence d’un pouvoir juridictionnel, comme la confirmation et la pénitence. 34. Le mariage de deux baptisés non catholiques est lui aussi valide, il est même sacramentel. 1026 ; . “j ; •j " ί IX - LA HIÉRARCHIE Pour ce qui est de la confirmation^ il est clair, certes, que les évêques, même devenus schismatiques ou héré­ tiques, gardent le pouvoir de la conférer validement. Mais un problème se pose à propos de la confirmation que les simples prêtres, en Orient, donnent eux-mêmes aux petits enfants, immédiatement après le baptême. Un simple prêtre possède sans doute, comme l’explique Jean de Saint-Thomas3\ le pouvoir physique de conférer les ordres mineurs et la confirmation. Mais son pouvoir est lié. Il ne peut l’exercer validement que lorsqu'il y est autorisé par le souverain pontife. Cette autorisation, qui n’est accordée qu’exceptionnellement en Occident35 36 mais que possèdent les prêtres orientaux catholiques, les prêtres orientaux dissidents font-ils, eux aussi, effectivement ? Les théologiens le pensent. « Longtemps avant le schisme byzantin, écrit le P. Jugie, les prêtres des Eglises orientales, au su et sans la moindre protestation de l’Eglise occidentale et romaine, avaient coutume, en vertu non pas d’un pouvoir ordinaire mais d’un usage courant et avec l’autorisation de leurs propres évêques, de conférer la confirmation aux néophytes tout de suite après le baptême. Cette pratique, qui s’est continuée après le schisme, est encore aujourd’hui en vigueur. Cependant, postérieurement au schisme, chaque fois qu’il a été question de renouer la communion entre les Grecs et les Latins, au second concile de Lyon comme au concile de Florence, jamais on n’a mis en question la 35. III, qu. 63, disp. 25, a. 2, n° 98 ; t. IX, p. 345. Voir plus haut, p. 225. 36. Le décret Spiritus sancti munera, de la Congrégation pour la Discipline des Sacrements, 14 septembre 1946, permet, à certaines conditions, d’être ministres extraordinaires de la confirmation, dans le cas des malades en péril de mort, par exemple aux curés et aux vicaires économes, à l’intérieur des limites de leur territoire. A. A. S., 1946, p. 349. SON ACTION INDIRECTE 1027 validité de la confirmation donnée par les prêtres orien­ taux. Sans doute, dans la Profession de foi proposée à Michel Paléologue par le souverain pontife, on se contente de déclarer que le sacrement de confirmation est conféré par l’imposition des mains de l’évêque qui oint les baptisés. Mais, d’autre part, on constate que les Byzantins venus à l'union n’ont pas été obligés d’aban­ donner leur coutume3 . » Du reste, la validité de la confirmation donnée par les prêtres dissidents, validité qui ne peut résulter que d'une concession du souverain pontife, a été explicitement reconnue par le Saint-Office, en date du 3 juillet 1859, pour toutes les Eglises orien­ tales, à l’exception de celles de Bulgarie, de Chypre, du sud de l’Italie et des îles adjacentes, à qui cette conces­ sion avait été autrefois retirée37 38. L’extrême-onction pose un problème voisin. Pour être valide, elle doit être conférée avec de l’huile bénite par l’évêque : contester cette dernière clause serait, au juge­ ment du Saint-Office, du 13 janvier 1611, « téméraire» et « proche de l’erreur »39. Même en cas de nécessité, la bénédiction d’un simple prêtre serait insuffisante40. Cependant, le 30 août 1595, Clément VIII avait toléré l’usage qu’ont les simples prêtres grecs unis à Rome, sur l’autorité de leur évêque, de bénir eux-mêmes les huiles nécessaires pour l’administration des sacrements, à l’ex37. Martin JUGIE, A. A., Theologia dogmatica christianorum orien­ talium, Paris, 1930, t. III, p. 163. Si la confirmation donnée par les disciples de Photius a été réitérée par les évêques que le pape Nicolas Ier envoya en Bulgarie, ce n’était pas qu’on doutât qu’un simple prêtre pût conférer la confirmation. Ibid., p. 169. 38. Cf. Ami du clergé, 1914-1919, t. XXXVI, p. 318; et Γ. H. Metz, « Le clergé orthodoxe a-t-il la juridiction ? », dans Irenikon, mars-avril 1928, p. 145. 39. Denz., n° 1628. 40. Ibid., n° 1629. 1028 IX - LA HIÉRARCHIE ception toutefois du saint chrême41. (On comprend dès lors pourquoi Billuart écrira que c’est une bénédiction épiscopale sinon immédiate, du moins médiate, qui est requise pour l’extrême-onction42.) On peut, en consé­ quence, penser que le souverain pontife autorise implici­ tement l’usage des simples prêtres grecs dissidents de bénir eux-mêmes, avec la permission de leur évêque, l’huile de l’extrême-onction et celle de la confirmation, et reconnaître ainsi la validité de la préparation et de l’administration de ces deux sacrements par de simples prêtres dans l’Église grecque dissidente. Quant au sacrement de pénitence, on sait que « devant un péril de mort, tous les prêtres, même non approuvés pour entendre les confessions, peuvent absoudre validement et licitement n’importe quels pénitents, de tous leurs péchés ou censures »43. Voilà donc un cas précis où les prêtres orientaux dissidents reçoivent certainement, du souverain pontife, toute autorisation de dispenser le sacrement de pénitence. Mais, hors le péril de mort, les prêtres orientaux, séparés de l’Église romaine, donnentils validement l’absolution ? VAmi du clergé, qui a traité le problème à plusieurs reprises, le soutient. Il n’y a pas, il est vrai, dit-il, de documents exprès du saint siège qui permettent de l’affirmer, et les rares théologiens qui ont posé la question ont opiné en sens contraire. Cependant, on peut apporter, en faveur de la validité des absolutions données par les prêtres dissidents à leurs propres ouailles, deux raisons : 1° l’Église, qui ne leur retire pas la juridic­ tion nécessaire pour conférer la confirmation, ne les pri­ vera pas, à plus forte raison, de la juridiction, plus utile encore, par laquelle ils peuvent absoudre les âmes de 41. Ζω,η° 1086. 42. De extrema unctione, a. 2, § 1, édit. Lequette, t. VII, p. 297. 43. Cod. Jur. Can., can. 882 ; cf. can. 892, § 2. SON ACTION INDIRECTE 1029 leurs péchés ; 2° jamais Rome n’a exigé des Orientaux qui se convertissent une confession générale : c’est donc quelle tient pour valides les confessions faites de bonne foi, dans le passé, aux prêtres dissidents. Si l’on demande par quelle voie la juridiction dont nous parlons parvient aux prêtres d’une Église dissidente, il faut répondre quelle leur est transmise « par les évêques et patriarches qui régissent cette Église aujourd’hui comme autrefois, eux-mêmes conservant leur juridiction parce que l’Église romaine, pour le bien de tant d’âmes entraînées et vivant de bonne foi dans le schisme4445 , n’a pas voulu les en pri­ ver, n’a posé de fait aucun acte qui indique son intention de les dépouiller et en a posé, au contraire, plusieurs, entre autres ceux indiqués ci-dessus, qui insinuent sa volonté de la leur conserver0 ». 3. Nous touchons ici à un problème délicat. Si Rome continue d’accorder aux prêtres orientaux dissidents le pouvoir de conférer les sacrements de confirmation et de pénitence, c’est donc qu’en usant de ce pouvoir ils agis­ sent non seulement validement, mais même licitement. 11 y a pour eux un devoir de charité de le faire, comme il y a, selon le Code de Droit Canon, un devoir de charité 44. Au lieu de schisme, lisons dissidence. 45. Ami du clergé, 1914-1919, t. XXXVI, p. 318. A ceux qui contesteraient la justesse de ces vues, on pourrait encore prouver, par une autre voie, la validité de l’absolution donnée par les prêtres dissi­ dents, en insistant « sur le principe admis de tous de la bonne foi et du titre coloré... Pour les fidèles, bonne foi, puisque leurs prêtres leur sont envoyés par leurs évêques et patriarches et sont considérés de tous comme des pasteurs légitimes. De la part des pasteurs, titre coloré, puisque les prêtres sont députés par un évêque et tenus pour pasteurs légitimes ». Ibid., 1927, t. XLIV, p. 569. Mais on n’établirait de cette seconde manière que la présence d’une juridiction fugitive, momentanée, valant pour tels cas précis, non d’une juridiction possé­ dée d’une façon durable et continue. 1030 LX - IA HIÉRARCHIE pour tout prêtre d'entendre les confessions des fidèles en péril de mort46 ; et le Code de Droit Canon précise que tout prêtre agit alors non seulement validement, mais même licitement47. Pareillement, n’y aura-t-il pas pour les évêques dissidents un devoir de charité de conférer le pouvoir d’ordre, et de multiplier des prêtres auxquels lÉglise romaine elle-même accordera le pouvoir de confirmer et d’absoudre ? En d’autres mots, faut-il dire que, dans les Eglises dissidentes, la transmission du pou­ voir d’ordre doit être considérée comme illicite, illégi­ time ? Ou peut-on penser, au contraire, que l’Eglise romaine, qui la désire pour le bien des âmes, la regarde comme licite, légitime ? A la question ainsi posée, nous répondrons qu’aux yeux de l’Eglise romaine la transmis­ sion du pouvoir d’ordre dans les Eglises dissidentes est licite conditionnellement, c’est-à-dire dans l’hypothèse de leur bonne foi et de leur ignorance invincible, hypothèse qui est en effet vraisemblable et communément admise. Mais que cette transmission reste illicite de soi et absolu­ ment parlant, en sorte qu elle deviendrait non pas sans doute invalide, mais illégitime, dès que cesserait la bonne foi. 4. Quoi qu’il en soit, la juridiction spirituelle qui leur est nécessaire pour conférer validement à leurs sujets la confirmation et la pénitence, les Eglises dissidentes orientales peuvent la posséder, ne disons pas d’une manière illicite et illégitime, puisqu’elles la possèdent par une libre délégation du souverain pontife et par consé­ quent d'une manière licite et légitime, disons de préfé­ rence d une manière partielle, précaire, prêtée, acciden­ telle. Et, de ce fait, les sept formes de la grâce sacramen46. Can. 892, § 2. 47. Can. 882. son action indirecte 1031 telle peuvent se rencontrer en elles, et les rendre très pro­ fondément solidaires de Tunique véritable Église, de l'unique Épouse du Christ4849 . Toutefois, il leur manque la juridiction plénière, divinement assistée, qui met le der­ nier sceau à l’unité du corps mystique. b) Les effets indirects du pouvoir juridictionnel 1. Résumons d’abord les considérations du P. Billot sur la façon dont le magistère infaillible peut éclairer de ses rayons ceux qui vivent en dehors de TÉglise19. La foi théologale est plus nécessaire encore que les sacrements, car rien ne peut la remplacer, tandis que celui qui la possède véritablement, possède déjà les sacre­ ments comme en désir, voto. Si donc les sacrements ont pu être transférés en quelque sorte hors de TÉglise, pour apporter le salut à ceux qui les reçoivent dans la recti­ tude de leur âme, il est encore plus nécessaire qu’une proposition suffisante de la foi soit faite hors de TÉglise, et qu’on puisse rencontrer de vrais croyants, possédant la foi authentique, même parmi ceux qui seront conduits par des chefs dont les doctrines seraient erronées. Le magistère infaillible de TÉglise est sans doute le moyen régulier, institué par Dieu, pour annoncer la révélation dans son intégrité et sans erreur. Mais il ne s’ensuit nullement que la révélation, proposée par une 48. Cf. les paroles prononcée par PlE XI dans son discours du 9 janvier 1927 à la Fédération des Universitaires Catholiques Italiens : « On ne sait pas assez tout ce qu’il y a de précieux, de bon, de chrétien dans les restes de l’antique vérité catholique. Les mor­ ceaux détachés d’une roche aurifère contiennent eux aussi de l’or. Les anciennes chrétientés de l’Orient conservent une si véritable sainteté quelles méritent non seulement le respect, mais toute notre sympa­ thie. » Cité par M.-J. CONGAR, O. P., Chrétiens désunis, principes d'un • œcuménisme » catholique, Paris, 1937, p. 304. 49. De Ecclesia Christi, qu. 10, th. 16, § 3, Rome, 1921, pp. 380 à 387. 1032 IX - LA HIÉRARCHIE autre voie, et même mêlée d’erreurs, soit toujours insuf­ fisante à faire naître une vraie foi théologale. Car l’acte apparemment simple du croyant qui, dans la droiture de son cœur, adhère à un message qu’il tient pour divin, mais où sont bloquées confusément la vérité et l’erreur, se dédouble, en réalité, aux yeux de l’analyse théolo­ gique, en deux actes bien distincts : l’un de foi divine, que Dieu produit en lui par la grâce, et par lequel il adhère à la vérité pure ; l’autre de foi simplement humaine, dont il est le seul auteur, et par lequel il s’at­ tache à l’erreur. Ainsi le croyant peut errer, mais sa foi elle-même, si elle est théologale, est toujours infaillible. Il s’ensuit que la voie de la justification reste ouverte, hors de l’Église, aux hommes de bonne volonté, prêts dans leur cœur à croire tout ce que Dieu a révélé. Elle peut même leur être ouverte par le message que leur pro­ posent les formes religieuses aberrantes’0, pourvu, cela va de soi, que ce message retienne encore le minimum de vérité sans lequel aucun adulte, dans aucune condition, ne saurait être sauvé, à savoir le mystère surnaturel de l’existence et de la providence de Dieu. En sorte que les confessions séparées de l’Épouse légitime semblent, dans ces circonstances, devenir ses servantes, et l’aider à engendrer de nouveaux enfants à la grâce, non seule­ ment par l’administration des sacrements, mais encore par la proposition d’une doctrine, pourtant entachée d’erreur. Ce message, que des ministres dissidents peut-être même hérétiques pourront proposer à des fidèles dont la conscience sera droite, peut-on dire qu’en raison de ce qu’il renferme de révélation divine — et sans doute cette révélation n’est pas intacte, elle est mutilée - il découle de la chaire de l’Église, et que le magistère infaillible fait 50. Cf. supra, p. 91. SON ACTION INDIRECTE 1033 sentir jusqu’ici sa bienfaisante influence ? Oui, et pour deux raisons. Tout d’abord, parce que le premier fond de vérités chré­ tiennes, que les confessions dissidentes ont emporté avec elles en brisant funité, elles l’ont reçu de l’Église divine, qui a su le conserver et l’expliquer avec infaillibilité, depuis le principe et jusqu’au moment de la rupture51. Ensuite, parce que la prédication de la vérité catho­ lique continue, au cours des âges, de se répercuter à tra­ vers le monde et d’influencer d’une manière indirecte mais profonde, la prédication de toutes les Églises qui se disent chrétiennes. En sorte que, si l’Église qui est la colonne et le fondement de la vérité (I Tim., III, 15) venait par impossible à s’écrouler, si la solennelle profes­ sion de foi qui descend constamment d’elle vers l’huma­ nité rentrait soudain dans le silence, on verrait se désa­ gréger bientôt ce qui reste encore de vérité divine dans les Eglises du dehors. Ce serait donc une grave erreur de restreindre T in­ fluence du magistère à ceux-là seuls qu’il atteint directe­ ment. Sa prédication dépasse les limites de l’Église. Elle va porter, jusque chez les dissidents et chez les étrangers, un message qui contribue à leur ouvrir plus largement la route vers le salut. Il y a ainsi comme un jardin qu’arrose l’eau pure de la doctrine céleste ; et il y a, tout autour, une immense région, où la même eau se répand encore, mais déjà elle est mélangée. 51. Le P. CONGAR signale, dans les communautés protestantes, - la présence de la Bible : présence imparfaite, mais extrêmement active et qui, en beaucoup d’âmes, produit de véritables fruits de sanctification. Or, théologiquement et historiquement, le protestan­ tisme tient la Bible de l’Église, en dehors de laquelle aucun livre n’est connaissable comme étant la parole de Dieu. Ainsi le protestantisme tient-il, de l’Église, une incomplète mais réelle possession de la parole de Dieu. » Chrétiens désunis, p. 303. 1034 IX - IA HIÉRARCHIE 2. En ces pages que nous venons de résumer, le P. Billot s’est limité à l’examen d'un seul aspect du pouvoir juridic­ tionnel : le magistère infaillible. On pourrait parler sem­ blablement du magistère prudentiel de l’Eglise. Dans l’en­ cyclique Quadragesimo anno, le pape Pie XI relève, par exemple, à plusieurs reprises que les enseignements de Léon XIII sur la question sociale ont été reçus «avec admiration et reconnaissance non seulement par les fils obéissants de ΓEglise, mais encore par beaucoup d’esprits séduits par l’incroyance ou l'erreur, et par presque tous ceux qui, depuis, dans le domaine de la spéculation ou de la législation, ont traité des questions économiques et sociales [...]. Ainsi les principes du catholicisme en matière sociale sont devenus peu à peu le patrimoine commun de l’humanité; et nous nous félicitons de voir souvent les éternelles vérités proclamées par notre prédécesseur d’illustre mémoire, invoquées et défendues non seulement dans la presse et les livres non catholiques, mais même au sein des parlements et devant les tribunaux ». On pourrait en dire autant des enseignements de Pie XI sur le commu­ nisme et le racisme, des messages de Noël de Pie XII pen­ dant la guerre, et plus généralement de tous les grands documents par lesquels la papauté éclaire la marche du christianisme dans l’histoire. 3. Il faudrait enfin ajouter qu’à l’instar du pouvoir magistériel, le pouvoir disciplinaire a son retentissement hors de ΓÉglise. Les prescriptions pratiques concernant la vie morale et les relations mutuelles des chrétiens, la célébration du culte, l’organisation des clercs, des reli­ gieux et des laïques, valent sans doute directement pour l’Église. Mais elles ne peuvent être sans influence sur le reste du monde. Ainsi, dans le champ immense de l’action à distance, par laquelle Dieu prépare son Église, et qui ne laisse hors SON ACTION DI RECIT 1035 de son atteinte aucun adulte, les influences indirectes de la hiérarchie viennent apporter un surcroît précieux de grâces et de lumières, soit d’une part parce que les mor­ ceaux de cette hiérarchie divine, brisée par l’inconscience et la passion des chrétiens eux-mêmes, continuent d’être bienfaisants et brillent comme des fragments d’étoile, soit d’autre part parce que les mesures prises par la hié­ rarchie, et même plus généralement les effets de son action directe, se propagent à partir d’elle comme des ondes qui tendent à s’élargir sur la terre. Ici encore, il faudra faire deux parts des hommes : ceux qui seront sauvés pour avoir seulement reçu la vérité du Christ ; et ceux qui, étroitement unis au pouvoir juridictionnel, incorporés au Christ prophète et roi, sont appelés à être sauveurs avec lui, en travaillant à la diffusion de son mes­ sage de vérité52. III. ACTION DIRECTE DE LA HIÉRARCHIE SUR L’ÉGLISE Toute 1’« action à distance » et toute T« action indi­ recte de la hiérarchie » ont pour fin de verser dans le cœur des hommes des réalités spirituelles, qui d’ellesmêmes, par leur seul poids, qu’ils le sachent ou qu’ils l’ignorent, tendent à les entraîner vers un bercail unique, où se trouve ici-bas leur lieu naturel, le centre de gravité de leurs âmes. Mais c’est à l’endroit seulement où la hié­ rarchie divine, une, unique et indivisible, touche directe52. Sur l’union au Christ prêtre par les caractères sacramentels, cf. supra, pp. 138-139 ; et au Christ sauveur par la grâce sacramen­ telle, c£ infra, pp. 1038-1042. 1036 IX - LA HIÉRARCHIE nient la terre, qu’apparaît dans sa forme complète l’Église, elle aussi une, unique et indivisible. Car elle est la fiancée de l’Agneau. Et elle est le corps du Christ, l’achèvement de son être. 1. La conformité au Christ et l'âme créée de l’Église Si le Christ porte en lui les sources du sacerdoce, de la grâce et de la vérité, l’Église sera faite, à sa ressemblance, d’une triple dérivation, moyennant le contact hiérar­ chique, de son sacerdoce, de sa grâce et de sa vérité. Voilà ce qui constituera son âme créée, le principe immédiat qui, à partir de l’intérieur, spiritualisera tout son corps, l’organisera, le différenciera53. Du pouvoir sacramentel, l’Église recevra les principes mêmes de son activité, à savoir les caractères sacramentels et les grâces sacramentelles ; du pouvoir juridictionnel, elle recevra les directives qui, inté­ riorisées en ses enfants par la foi et l’obéissance (selon qu’elles émanent respectivement du pouvoir déclaratif ou du pouvoir canonique), deviendront capables d’orienter son activité ab intus et vitalement, lex Dei ejus in corde ipsius. Ces trois éléments de l’âme créée de l’Église, ces trois aspects de la configuration au Christ, à savoir les carac­ tères sacramentels, les grâces sacramentelles, les vérités juridictionnelles intériorisées, du simple fait qu’ils résul­ tent d’une hiérarchie une et indivisible, sont déjà étroite53. Pour justifier tout de suite cette expression d'âme créée de l’Église, citons le Catéchisme de PlE X : « In che consiste l’anima della Chiesa .‘’ — L’anima della Chiesa consiste in cio che essa ha d’interno e spirituale, cioè la fede, la speranza, la cari ta, i doni della grazia e dello Spirito Santo e tutti i celesti tesori che le sono derivati pei meriti di Cristo Redentore e dei Santi. » Compendio della doctrina cristiana, prescritto da sua Santità Papa Pio X, aile diocesi della provincia di Roma, Rome, 1905, p. 119. SON ACTION DIRECTE 1037 ment unis entre eux. Mais ils sont, en outre, intrinsèque­ ment ordonnés les uns aux autres. Le pouvoir cultuel a pour fin d’appeler sur le monde les grâces sacramentelles ; et la plus haute tâche de la juridiction sera de diriger leur activité. Ces grâces sont donc ce qu’il y a de plus précieux. A leur tour elles préexigent, dans les sujets où elles exis­ tent, le caractère sacramentel, au moins du baptême ; et, d’autre part, elles rendent possible en eux une intériorisa­ tion toujours plus profonde des directives juridiction­ nelles, par la foi et l’obéissance. Ainsi les trois éléments de l’âme créée de l’Eglise s’enchaînent ensemble. De même que les noms de prêtre, de sauveur, de roi signifient dans le Christ des formalités distinctes, mais inséparables les unes des autres, qui se compénètrent et s’attirent, ainsi en l’Eglise, qui est une extravasion de sa vie, le pouvoir cul­ tuel, la charité sacramentelle, la vérité juridictionnelle, bien que signifiant des formalités distinctes, s’impliquent mutuellement et se soudent ensemble, pour composer un tout inséparable et indivisible. La charité sacramentelle et orientée, voilà très précisé­ ment l’âme créée de l’Eglise. En tant que sacramentelle, la charité présuppose les pouvoirs ou caractères sacra­ mentels. En tant qu’orientée, elle présuppose le pouvoir juridictionnel. Il faut rappeler ici, mais en le transposant pour l’appliquer à la communauté surnaturelle de l’Église, ce que Jean de Saint-Thomas dit de la mutuelle interdépendance de la « forme substantielle » et de la «disposition ultime» dans les cas de transformations substantielles : la disposition ultime achevant, dans l’ordre de la causalité matérielle, de préparer l’introduc­ tion de la forme ; et, d’autre part, résultant de la forme, dans l’ordre de la causalité formelle, comme sa propriété, sa « propria passio »54. Si donc on considère l’Église non pas 54. Cursus Philos., Phil. Nat., 2a pars, qu. 1, a. 7 ; Vivès, t. II, p. 548. 1038 1« ri >* I» IX - LA HIÉRARCHIE dans tel individu particulier, mais dans son tout collectif et indivisible, on dira pareillement que la charité sera sa forme — mais la charité parfaitement éclose, la charité évangélique, à savoir la charité sacramentelle et orientée. Les caractères sacramentels et l'orientation juridictionnelle intériorisée seront des propriétés, des « propriae passiones », qui, d’une part, du point de vue de la causalité formelle, résultent nécessairement de la charité évangélique ; mais qui, d’autre part, du point de vue de la causalité maté­ rielle et dispositive, préparent son introduction dans le cœur des hommes. L’âme créée de l’Église, la forme immanente de l’Église, culmine ainsi dans la charité, dans la charité évangélique, dans la charité christique. Tout ce que cette âme créée représente de richesse spiri­ tuelle ne se trouve dans la hiérarchie, prise comme telle, que d’une façon instrumentale et fluente. Mais tout cela réside d’une manière merveilleuse et éminente dans le Christ, tête de l’Église. 'I 2. L’Église corédemptrice En descendant au milieu des hommes, l’âme créée de l’Église est capable de leur communiquer, nous l’avons dit, une triple ressemblance avec le Christ, de les confor­ mer très profondément à son rôle de prêtre, de sauveur et de roi. Il faudra plus tard aller plus loin dans cette idée, mais on peut ici indiquer brièvement ce quelle signifie55. 1. Le Christ n’est pas venu sur la terre pour lui seul. Son âme n’était pas close sur lui-même, elle était ouverte 55. Sur l’incorporation au Christ prêtre par les caractères sacra­ mentels, et au Christ roi et prophète par l’union au pouvoir juridic­ tionnel, cf. supra, pp. 136 et 1035. SON ACTION DIRECTE 1039 sur toute l’humanité et même sur les anges. Il est venu pour transformer le monde, pour l’entraîner dans son sillage, pour reprendre et récapituler toutes choses, les purifiant par son sang et les regroupant autour de sa croix suivant un ordre nouveau, meilleur que l’ancien, meilleur même que l’ordre de l’état d’innocence. La loi du Christ était celle du feu, qui cherche à tout gagner pour tout assi­ miler: «Je suis venu jeter une flamme sur la terre, et que désiré-je, sinon quelle soit déjà embrasée» (Luc, XII, 49). L’œuvre qu’il accomplit comme prêtre, sauveur, roi, la vertu de son sacerdoce, de sa grâce, de sa vérité, disons d’un mot la vertu rédemptrice, qu’il répand pleinement sur le monde par le contact de la hiérarchie, pourra n’at­ teindre ainsi directement qu’un nombre restreint de fidèles. Pourtant elle est de soi coextensive à l’univers. Elle a pour fin, non de sauver des chrétiens fermés sur euxmêmes, mais de susciter des chrétiens ouverts à la détresse de tous les hommes. A ce Christ, qui naît, souffre et meurt pour la délivrance de tous les hommes, puis remonte dans la gloire, elle incorpore, à mesure que se déroule l’histoire, de simples hommes afin qu’à leur tour ils naissent, souffrent et meurent en lui pour la délivrance de tous les hommes. Dire que l’Eglise est le corps du Christ, cela signifie quelle fait un avec lui lorsqu’il rachète le monde, quelle est par définition corédemptrice. Ce que l’action du Christ, à travers le contact de la hiérarchie, forme dans le temps, c’est l’Église corédemptrice, l’Église dont les membres reçoivent pour loi de s’identifier au Christ pour racheter d’autres hommes, en lui, avec lui, par lui. «J’achève, disait l’apôtre, ce qui manque encore aux épreuves du Christ dans ma chair pour son corps, l’Église » (Col., I, 24). 2. Ainsi, tous les fidèles qui sont de l’Église ouverte­ ment et pleinement, sont, par vocation, des membres du 1040 IX - LA HIÉRARCHIE Christ rédempteur, ses corédempteurs. Ils doivent, par vocation, porter sur eux le poids du salut de tous les hommes, connus et inconnus, qui sont leurs contempo­ rains, qui cheminent avec eux sur cette planète vers réternité. Ils doivent même porter encore ce supplément de misères, que la charité des générations précédentes n’a pas réussi à consumer entièrement, nous voulons parler de la détresse des âmes qui implorent leurs suffrages dans le purgatoire. C’est par vocation que l’Église prie et sup­ plie pour le salut du monde entier, et l’on a remarqué que cette préoccupation universaliste s’exprime avec une insistance toujours plus pressante dans la liturgie des fêtes nouvelles du Sauveur, celle du Sacré-Cœur et celle du Christ-Roi. Et c’est aussi par vocation quelle prie et supplie sans cesse pour que le purgatoire soit évacué et que le règne de Dieu puisse arriver en plénitude. Mais un poids si terrible, il est clair que les fidèles de l’Église, et l’Église terrestre tout entière, ne sauraient le soulever que soutenus intérieurement par la croix du Christ qui, dans un unique instant dont l’efficacité demeure tou­ jours actuelle, a porté, à elle seule, le poids du péché de tous les peuples et de tous les âges. Mais si tous les enfants de l’Église sont appelés à être des membres corédempteurs, s’ils sont corédempteurs par état et virtuellement, seuls ceux qui sont pleinement fidèles, ceux qui vont jusqu’au bout de leur vocation, et qui ne vivent plus afin que le Christ vive en eux, sont corédempteurs effectivement et actuellement. Ce sont, dit Tauler, « de nobles hommes, utiles à toute la chrétienté ; ils servent à l’amélioration de tous les hommes, à la gloire de Dieu, à la consolation de tous% ». Ailleurs, il ajoute : « Voilà ceux sur qui repose la sainte Église et, s’ils n’existaient pas dans la sainte chrétienté, la chrétienté ne 56. Sermons, édit, de la Vie Spirituelle, t. II, p. 24. SON ACTION DIRECTE 1041 subsisterait pas une heure. Et leur seule existence, le seul hit qu’ils sont, est quelque chose de plus précieux et de plus utile que toute l’activité du monde »57. Ils sont, en effet, au foyer de l’Église. Tels sont les saints, remplis de l’esprit apostolique, qui n’est autre chose que l’esprit du Christ58. Telle était surtout la Vierge Marie, dont l’Église reconnaît la dignité corédemptrice59 ; mais la Vierge, c’est déjà l’Église dans le plus pur d’elle-même. 3. Vingt siècles après le Christ, l’Église, la grande Église, est aujourd’hui encore un petit troupeau. Elle est seule choisie, non le reste du monde, mais pour la rédemption du reste du monde. Sa manière d’être sauvée dans le Christ, c’est de sauver les autres dans le Christ. Et ainsi, l’immense multitude des hommes sera divisée en deux parts. Les uns, que le Christ touche par la hié­ 57. Ibid, p. 247. 58. C’est le mot de Marie DE L’INCARNATION : «J’entrai en l’état qui m’avait été comme montré et duquel j’étais comme dans l’at­ tente. C’était une émanation de l’esprit apostolique, qui n’était autre que l’esprit de Jésus-Christ, lequel s’empara de mon esprit pour qu’il n’eût plus de vie que dans le sien et par le sien, étant toute dans les intérêts de ce divin et suradorable Maître et dans le zèle de sa gloire, à ce qu’il fut connu, aimé et adoré de toutes les nations qu’il avait rachetées de son sang précieux. Mon corps était dans notre monas­ tère, mais mon esprit, qui était lié à l’Esprit de Jésus, ne pouvait être enfermé. Cet Esprit me portait en esprit dans les Indes, au Japon, dans l’Amérique, dans l’Orient, dans l’Occident, dans les parties du Canada et dans les Hurons, et dans toute la terre habitable où il y avait des âmes raisonnables que je voyais appartenir à Jésus-Christ. » Écrits spirituels, Paris, 1930, t. II, p. 310. Cf. l’invocation écrite par le P. DE FOUCAULD en tête de chacune de ses leçons de catéchisme : «Mon Dieu, faites que tous les humains aillent au ciel. Amen. » 59. Denz., n° 1978a, et note 2. - C’est le privilège exclusif du Christ d’être rédempteur, dit S. THOMAS, III, qu. 48, a. 5, ad 3 ; pourtant ses membres sont appelés à être sauvés en intercédant, par lui, avec lui, en lui, pour le monde entier. 1042 !· ι· I» >· IX- LA HIÉRARCHIE rarchie, et qui deviennent par vocation, pour chaque ins­ tant de la durée, des membres rédempteurs, des membres sauveurs. Les autres, qui ne sont atteints que par l’action à distance, et qui, pour une part, à cause de la prière et de la souffrance des premiers, pourront être des membres rachetés, des membres sauvés. Quand ils se rapprochent de l’Eglise, quand ils entrent dans la zone d’action indirecte de la hiérarchie, ils peuvent commen­ cer de participer, eux aussi, à la rédemption du monde. Quelle grandeur pour l’Eglise, mais quelle difficile vocation pour les chrétiens ! « L’Église exulte du témoi­ gnage quelle est chargée de porter, et le chrétien exulte en elle. Des privilèges reçus, elle sait que c’est un devoir strict de confesser la sainte réalité. Car la liberté divine donne comme il lui plaît à qui il lui plaît. Mais c’est dans un vase fragile, comme dit saint Paul, que chaque âme fidèle porte la grâce. D’avoir sur de misérables épaules humaines la charge en quelque mesure de la divine vérité, il n’y a pas pour le croyant à prendre un air supérieur ou protecteur, mais plutôt à s’excuser et à demander pardon à tous les passants. Euntes ibant et fle­ bant, ils allaient allant et pleurant60. » 3. Ame créée et âme incréée de l’Église Du point de vue de la causalité finale, on peut don­ ner, à la suite de saint Thomas, deux raisons qui feront comprendre pourquoi la sainte humanité du Christ a été remplie de la grâce et des vertus infuses. D’une part, elle devait mériter la rédemption du monde ; d’autre pan, 60. Jacques MarjtâIN, « Qui est mon prochain ? », dans Vie intel­ lectuelle, août 1939, p. 172, reproduit dans Principes d'une politique humaniste, New-York, 1944, p. 146 [O. C., VIII, p. 287]. SON ACTION DIRECTE 1043 elle devait entrer en un contact immédiat avec la divinité parla connaissance et par l’amour61. On pourra pareillement assigner deux fins auxquelles est ordonnée l’âme créée de l’Église. D’une part, elle doit former l’Église corédemptrice du monde ; d’autre part, elle doit préparer l’Église à devenir la maison de Dieu au milieu des hommes. De ce dernier point de vue, nous dirons que la charité sacramentelle orientée, qui est lame créée de l’Église, prépare, à la manière d’une ultime disposition et dans l’ordre de la causalité maté­ rielle, la venue de la Trinité dans l’Église ; tandis que, dans l’ordre de la causalité formelle, cette même charité sacramentelle orientée résulte, comme une « propria pas­ sio», de la venue de la Trinité. L’enveloppe visible de l’Eglise, illuminée par son âme créée, peut recevoir en elle, comme dans une demeure vivante, l’Esprit saint et avec lui la divinité tout entière, qui est l’Ame incréée de l’Eglise62. L’âme créée est ainsi ordonnée à l’Ame incréée, la possession de la grâce créée est ordonnée à l’habitation de la Grâce incréée, et la plus haute définition qu’on puisse donner de l’Église sera quelle est le reposoir de Dieu parmi ses créatures63. 61. III, qu. 7, a. 1. 62. Dans le De divinis nominibus, cap. II, n° 10, DENYS écrit, de la divinité de Jésus, quelle est à la fois « forme (idée), faisant la forme des choses sans forme, en tant qu’archiforme », et « sam forme audedans des formes, en tant que supérieure à la forme ». P. G., t. III, col. 648. 63. Ceux qui, à diverses époques, ont tenté d’exalter la Grâce incréée en rejetant la grâce créée, ont en réalité méconnu ses exigences et sa vertu. La doctrine traditionnelle est plus riche et plus pénétrante. « Le Christ, écrit, par exemple, saint CYRILLE D’ALEXANDRIE, est formé en nous, quand l’Esprit saint introduit en nous une sorte de conformation divine, par la sanctification et la jus­ tice; c’est ainsi que s’imprime dans nos âmes le caractère de l’hypostase du Dieu qui est Père, quand l’Esprit saint nous forme à nou- 1044 Excursus XI La hiérarchie dans le livre de Moehler sur « L’unité dans l’Eglise » I. L'idée-mère du livre : l’Eglise organisme de l'amour 1 » Ί ' '· < » i Ce qui frappe d’abord Moehler, c’est la manière dont l’in­ carnation individuelle du Verbe dans le Christ prépare une incarnation collective de l’Esprit dans l’Église. Schleiermacher, dit le P. Chaillet64, par une habile défense du sabellianisme, tentait alors l’apologie d’une sorte de panthéisme chrétien, suivant lequel la divinité, en raison d’une évolution nécessaire, s’était manifestée d’abord dans l’activité créatrice comme Père, puis dans l’activité rédemptrice comme Fils, enfin dans l’activite sanctificatrice ou dans l’Église comme Esprit, les trois personnes de la divinité ne désignant en réalité que ses épanche­ ments successifs ad extra. Toute sa vie, Moehler combattra expressément cette déformation panthéistique du christia­ nisme, mais il voudrait sauver la vérité qui s’y trouve ensevelie, et qu’il avait rencontrée fréquemment chez les premiers pères, suivant laquelle le monde doit être ramené au Père, par le Fils, dans l’Esprit. « Il pourrait sembler étrange, écrit-il dans la pré­ face de L'unité dans l’Église, que je commence par le SaintEsprit quand le centre de notre foi est la personne du Christ... J’ai préféré, dès le début, entrer dans le vrai centre de la ques­ tion. Le Père envoie le Fils, et le Fils envoie l’Esprit saint. C’est ainsi que Dieu est venu à nous. Et c’est dans le sens inverse que nous parvenons à Dieu. L’Esprit nous conduit au veau, par la sanctification en lui. » In Isaiam, lib. IV, orat. 2 ; P. G., t. LXX, col. 936. 64. « Le principe mystique de l’unité », dans L’Église est une, hom­ mage à Moehler, Paris, 1939, pp. 208-209. Sur les rapports de Schleiermacher et des théologiens catholiques wurtembergeois, cf. Edmond VERMEIL, Jean-Adam Moehler et l'école catholique de Tubingue, Paris, 1913, pp. 12 et suiv. ; 280 et suiv. l’idée moehlérienne primitive 1045 Fils, et le Fils au Père. Aussi ai-je voulu commencer par ce qui, dans notre christianisation, se présente en premier lieu selon le temps65. » L’Esprit descend sur les apôtres et les disciples au moment où ils sont groupés dans le même lieu, et désormais on ne le trouvera qu’au milieu de ceux qui seront réunis en Église : « Là où est l’Église, là aussi est l’Esprit de Dieu. Là où est l’Esprit de Dieu, là aussi est l’Église et toute grâce », dit saint Irénée66. Ainsi « le caractère social de l’existence chrétienne67 » apparaît dès le principe. Ce n’est pas un individu isolé, c’est un groupe organique qui devient le foyer de l’Esprit et qui a pour mis­ sion de le communiquer de génération en génération. La tâche de chaque individu, selon Moehler, est « d’accepter en lui, par une expérience religieuse personnelle, la vie sainte qui existe dans l’Église ; il doit transformer et rendre véritablement sienne, dans sa propre contemplation, l’expérience religieuse de la communauté68. » C’est ainsi, par exemple, que « la ques­ tion : Quel est l’enseignement du Christ ? est toute pénétrée d’histoire. Elle veut dire : Qu’est-ce qui a été enseigné dans l’Eglise depuis les apôtres ? ou encore : Quelle est la commune et perpétuelle tradition69 ? » A cet enseignement le fidèle se soumet sans condition, « persuadé qu’il est que, si l’Esprit saint s’est manifesté dans la communauté chrétienne tout entière, il finira bien aussi par se manifester à lui-même quand il sera parvenu à plus de maturité spirituelle, quand sa vie intérieure sera devenue plus parfaite70 ». Cette vie collective et organique des fidèles, étant transmise par la divinité à travers la sainte humanité du Christ et étant le propre reflet de sa vie personnelle, constitue un corps dont il est la tête. Il faut en 65. Trad. A. de Lilienfeld, p. 1. La même pensée se trouvait à la fin du premier projet de préface, traduit par G. GOYAU, Moehler, Paris, s. d., p. 22. 66. P. G., t. VII, col. 966 ; cité dans L'unité..., § 2, p. 9. 67. L’expression est de Joseph-Émile VlERNEISEL, « L’actualité reli­ gieuse de Moehler », dans L'Église est une, hommage à Moehler, p. 305. 68. L'unité..., § 4, p. 12. 69. § 10, p. 30. 70. Ibid. 1046 I • Ί : j IX - LA HIÉRARCHIE être membre pour savoir ce que c’est que d'exister dans le Christ : « Nous ne saurions expérimenter la vie du Christ en nous que par et dans l’Eglise. Aussi, plus nous faisons couler en nous la vie divine que l’Église possède à la manière d'un torrent, plus la communion des saints devient réelle et pro­ fonde en nous, plus nous participons à sa vie, et plus elle bénéficie de la nôtre, — plus efficace aussi se montre en nous la connaissance et plus vive la conscience du Christ, plus claire aussi deviendra la vision de ce qu’il est pour nous ou, du moins, de ce qu’il devrait être dans notre vie ’. » Ce sera une des vues profondes et magnifiques de Moehler, de reconnaître avant tout dans les Pères de l’Église l’expression d’une vie et d’une pensée écloses au-dedans même du corps du Christ. Chez eux, écrit le P. Congar, en évoquant cette intuition moehlérienne, « tout procède d’une conformité vivante et totale au sens de l’Église : ils vivent en elle et ils vivent d’elle; ils ne sont déterminés, en leur vie comme en leur pensée, par rien qui lui serait étranger et qui serait pris hors d’elle. Ils prennent l’objet même de leurs spéculations au cœur de ce qui est sa vie et sa pensée. Ils ne spéculent pas pour spéculer, car leur travail n’est qu’un service de l’Église, accompli pour les besoins vitaux de la communauté chrétienne ; aussi leur pen­ sée a-t-elle toujours une référence à ce qui est le principe même du christianisme, à cette réalité essentielle et centrale: Jésus-Christ sauveur et régénérateur, initiateur, pour les hommes, d’une vie nouvelle d’enfants de Dieu. Toute leur œuvre respire Jésus-Christ, parce que toute leur pensée est éclose et a mûri au sein de l’Église, qui ne vit que de JésusChrist, ou qui, plutôt, vit Jésus-Christ. De là ce sens qu’ils ont des choses du Christ et cet instinct très sûr de ce qui leur est contraire. Les formules, chez eux, peuvent être inadéquates, insuffisantes ou même douteuses : ce n’est pas là l’essentiel, car ils ont, au-delà de formules imparfaites et dans l’usage même d’instruments conceptuels ou verbaux parfois rudimentaires, 71. §7, p. 20. l’idée MOEHLÉRIENNE PRIMI TIVE 1047 un sens très aigu de la vérité, le sens même du Christ et du christianisme, lequel est vie Beaucoup plus que formule72. » La voix des Pères était traversée par la flamme de charité dont l’Église entière brûlait pour le Christ. En plus de cela, il faudra l’ajouter, l’enseignement de ceux d’entre eux qui appar­ tenaient à la hiérarchie était, de ce chef même, garanti par le charisme de l’assistance divine, émané lui aussi de l’Esprit saint, mais pourtant tout à fait distinct de la charité. Cet enseignement hiérarchique s’imposait « du dehors » à la croyance et à l’obéissance des fidèles. Mais, et cela pouvait donner illusion, du fait qu’il était en quelque sorte porté par la charité de toute l’Église croyante, il pouvait sembler, à ne considérer les choses que d’une manière approximative et glo­ bale, n’être qu’une expression spontanée de cette charité com­ mune. Moehler doit être ici précisé73. 72. « L'Hérésie, déchirement de l’unité », dans L’Église est une, hommage à Moehler, p. 257. Cf. du même auteur : « L’esprit des Pères d’après Moehler», dans la Vie spirituelle, 1er avril 1938, pp. [1-25], dont voici les dernières lignes : « Tout, chez les Pères, trouve sa raison dans le fait qu’ils furent, d’une façon spécialement parfaite, des hommes vivant dans l’Église. Comment ne pas évoquer ici, encore que cela ne se trouve pas chez Moehler, le beau texte de la messe des Docteurs : In medio Ecclesiae aperuit os ejus. C’est vraiment au sein de [Eglise et dans la communion fraternelle de tout le corps que les Pères ont ouvert la bouche. Ainsi n’ont-ils pas énoncé des choses purement personnelles, venant de leur propre esprit ; mais implevit eum Dominus spiritu sapientiae et intellectus, c’est l’Esprit du Seigneur qui a rempli leur parole et s’est révélé, en eux, en esprit de sagesse et d’intelligence. » 73. Selon le P. Marin-Sola, déjà cité, deux voies peuvent nous faire connaître l’inclusion réelle et objective d’une vérité dans le dépôt révélé et, par conséquent, sa définibilité éventuelle par l’autorité de l’Eglise : l’une intellectuelle, c’est la voie de la conclusion théolo­ gique strictement entendue ; l’autre affective, c’est la voie du senti­ ment commun des fidèles, du sens de la foi. « Tant que ce sens de la foi ne se trouve que dans quelques fidèles isolés, même saints, ou dans une partie de l’Église, sa valeur théologique est très faible. Mais dès qu’il se généralise et devient le patrimoine commun des évêques, des théologiens et des fidèles, il constitue, par lui-même et avant 1048 IX - LA HIÉRARCHIE Suite île la note 73 : toute définition, un argument de valeur égale à celle du raisonnement théologique le plus évident. De sorte que l'un ou l’autre - le raisonne­ ment évident ou le sentiment certain et universel de la société chré­ tienne relativement à l’inclusion d'une doctrine dans le dépôt révéléest, pour l’Église, un critère suffisant de sa définibilité. » L’auteur ajoute ces distinctions précieuses, qui manquaient à Moehler: «Il faut cependant bien distinguer le sens de la foi, dont nous venons de parler, du magistère ordinaire de l’Église. Le premier peut se rencon­ trer chez tous les fidèles, surtout chez ceux qui sont en état de grâce et plus encore chez les saints, quand même ils ne seraient ni théolo­ giens ni évêques. Le second est le lot exclusif des évêques. Le premier n’est ni un enseignement ni un magistère, mais seulement la persua­ sion expérimentale d’une vérité. Il n’est pas par lui-même une défini­ tion ; mais étendu à tous les fidèles, il devient une preuve ou une pré­ paration suffisante en vue d’une définition de l’Église. Le second n’est pas seulement la persuasion d’une vérité, il en est de plus un enseigne­ ment; et quand cet enseignement est universel et définitif, il consti­ tue une vraie définition de foi par magistère ordinaire, ayant la même valeur que par magistère solennel. Pour être en possession du pre­ mier, il suffit d’être en état de grâce, ou d’avoir, tout au moins, une vraie foi divine. Pour le second, il est nécessaire et il suffit d’avoir la juridiction épiscopale, qui est doctrinale de sa nature, fut-on dépourvu de grâce et même de foi. » Notons que, dans chaque sujet, la juridiction épiscopale est normalement soutenue et pénétrée par la vie de la grâce, et que, si l’on considère l’ensemble de la juridiction de l’Église, cette condition de normalité est toujours réalisée, elle passe au rang de condition d’existence. Le P. Marin-Sola conclut : « Il ne faut pas confondre non plus le consentement général des fidèles posté­ rieur à une définition de l’Église, avec celui qui la précède. Le premier, portant sur une vérité déjà définie, est infaillible, comme la défini­ tion. Le second, au contraire, ne peut reposer que sur deux fonde­ ments : le raisonnement spéculatif de la théologie, ou le sens intuitif et expérimental de la foi : tous deux absolument faillibles, sans une définition de l’Église, dépositaire exclusif de la promesse d’infaillibi­ lité. » L’Évolution homogène du dogme catholique, t. I, pp. 370-371. A proprement parler, la foi et le don d’intelligence sont par nature infaillibles, mais l’homme en qui ils résident ne l’est pas, et, sans le magistère de l’Église, il lui arriverait fatalement de les confondre avec ce qui n’est pas eux. l’idée moehlérienne primitive 1049 L’essentiel pour lui, et sur ce point donnons-lui pleinement raison, c’est l’insertion de la personne individuelle dans l’orga­ nisme de l’amour. On entre par là infailliblement dans la vérité. « Celui qui, de nos jours, se tourne vers l’enseigne­ ment commun de l’Église ne peut pas être dans l’erreur ; non pas parce que tous les hommes (ou la majorité) le professent ; mais parce que la totalité des dons du Saint-Esprit ne se trouve que dans la totalité des croyants... Tous les croyants apparaissent comme des parties s’intégrant les unes dans les autres, ce qui les réfère perpétuellement à cette loi fondamen­ tale que c’est dans l’unité et la charité qu’on trouve la vérité Λ » Pour illustrer cette vérité aux yeux de ses contempo­ rains, Moehler n’hésite pas à tenter une transposition de l’idéologie romantique alors en faveur, suivant laquelle l’indi­ vidu ne peut échapper à la mort par isolement et par égoïsme qu’en retrouvant sa place organique dans l’univers dont il est membre, l’unité de vie avec l’univers étant une « condition de la véritable connaissance de Dieu, créateur de cet univers, car l’univers, comme tel, est enraciné en Dieu dont il est une sorte de révélation globale ». Pareillement, dira Moehler, au plan surnaturel, le chrétien doit échapper à l’égoïsme, fauteur des hérésies, en s’insérant dans la communauté organique des fidèles, afin de trouver le vrai Christ74 75. IL Pourquoi l’Église croyante se reconnaît-elle dans la hiérarchie ? La vision fondamentale de Moehler, cela ne fait aucun doute, est sûre, vaste, féconde. Mais l’expression qu’il en donne, nous l’avons déjà laissé entendre, est parfois hâtive et insuffisamment mûrie. Ce qu’il aurait dû souligner pour être complet, c’est que l’existence chrétienne communautaire, la 74. L’unité..., § 10, p. 31. 75. § 31, pp. 93-98. Sur la part qui revient à Goethe dans cette conception organiciste du monde, et plus généralement sur la genèse de l’idéologie de l’école wurtembergeoise, voir Edmond VERMEIL, Jtan-Adam Moehler..., pp. 1-32. 1050 II •4 I» If IX- LA HIÉRARCHIE vie organique dans le Christ, est, pour une part essentielle et absolument indispensable, l’effet d’un influx venant de la Trinité et du cœur du Christ par le moyen de la hiérarchie. Il fallait représenter la hiérarchie, c'est-à-dire les pouvoirs d’ordre et de juridiction, agissant à la manière sans doute d’une cause ministérielle, mais sans interruption, pour faire surgir et pour maintenir au sein du monde l’Eglise, foyer de la charité sacra­ mentelle et orientée. Il fallait montrer la Déité constamment attentive à former l’Eglise au milieu des hommes, à la fois par une action créatrice et conservatrice de l’être substantiel des choses, excluant tout agent interposé (immédiation de « sup­ pôt »), et par une action sanctificatrice qui, en fin de compte, n’emprunte sa vertu à aucune des énergies créées (immédia­ tion de « vertu »), mais qui s’humanise en quelque sorte en passant dans la sainte humanité du Christ, et qui, pour ce qui concerne ses effets les plus profonds, les plus précieux, les plus déiformes, n’atteint les âmes qu'à travers la hiérarchie laissée par lui sur la terre. Il était alors aisé, dans une telle perspective, de comprendre que l’Église, venant du Christ par la hiérar­ chie, devait éprouver en retour un besoin constant, profond et naturel de la hiérarchie, qu’elle ne pouvait se méprendre sur le véritable caractère de celle-ci, et qu’elle savait reconnaître en elle l’enveloppe visible, le véhicule de merveilleuses vertus spi­ rituelles. L’âme créée de l’Église, le principe formel organisa­ teur de son corps, c’est, avons-nous dit, la charité sacramen­ telle et orientée. Comment la charité, en tant que sacramentelley ne reconnaîtrait-elle pas, en effet, dans les sacre­ ments ses causes divines, les moyens propres à l’entretenir et à l’épanouir, comment ne les postulerait-elle pas en raison d’une inclination vraiment intérieure et spontanée, comment n’iraitelle pas jusqu’à se complaire jusque dans les sacramentaux du culte chrétien qui en sont comme un prolongement et une dégradation 6 ? Et comment la charité, en tant c\\i orientée ori­ ginellement par l'influence du pouvoir juridictionnel, ne serait-elle pas par nature attentive à recevoir docilement les 76. C’est matériellement que les sacramentaux sont assimilables aux sacrements ; formellement, ils relèvent du pouvoir juridictionnel. l’idée moehlérienne primitive 1051 décisions déclaratives ou canoniques qui émanent de lui ; comment même ne serait-elle pas, dans une certaine mesure, portée à les pressentir et à les devancer ? On rejoint alors une idée chère à Moehler, à laquelle il devient possible de donner sa valeur exacte, et suivant laquelle la hiérarchie apparaît normalement au chrétien, à proportion qu’il le devient plus totalement, non pas comme une force étrangère et oppressante, comme une contrainte, mais plutôt comme le fruit d’une postulation secrète et organique de l’Église entière (nous avons dit « normalement » parce que hic etnunc, à tel instant de la vie du chrétien, certaines exigences de la hiérarchie, qui seront d’ordre canonique ou même de droit divin, pourront, pour des raisons providentielles, prendre le caractère d’une épreuve temporaire, voire d’une croix mystérieuse). La hiérarchie, c’est-à-dire le double pou­ voir sacramentel et juridictionnel, est cause de l’Eglise avant d’en être l’effet, et Moehler ne l’a pas dit assez. Mais il y a choc en retour, en sorte que la fortune de la hiérarchie, l’état précis de son développement historique, le choix peut-être de ses énoncés déclaratifs, la nature surtout et la qualité de ses décisions canoniques s’expliquent dans une mesure impor­ tante par l’état intérieur de la charité de l’Église aux différentes époques de son existence. Nous renversons donc les rapports établis par Moehler. Pour lui, la hiérarchie figure d'abord, dirait-on, comme un produit de l’amour des fidèles (amour qu’il ne lui était donc pas possible de préciser comme étant dès le principe sacramentel et orienté) : il écrira, par exemple, que « la formation de l’Église visible est la grande œuvre des fidèles8 » ; que l’évêque, ou plutôt l’épiscopat commence par être l’expression ou l’image de la communauté, avant77 79 78 77. C’est ainsi que Moehler aura raison de dire que la loi du céli­ bat ecclésiastique est le résultat spontané d’une poussée de la charité de l’Église. 78. L’unité..., § 49, p. 162, note 1. 79. « Ce n’est pas de la personne des évêques que nous avons à parler ici, même s’ils sont gratifiés de tous les talents nécessaires à l’enseignement, mais de leur fonction, ou mieux de leur qualité de centre d’unité de tous les chrétiens. » Ibid., § 50, p. 168. 1052 HI »· ·· ■* IX - LA HIÉRARCHIE d’imprimer son influence en elle, et de devenir finalement «l'image parlante de l'amour premier aujourd’hui oublié*0»; que « l’épiscopat, la constitution juridique de l’Eglise, etc. » ne sont « que la représentation extérieure » de l'essence intérieure de ΓÉglise, « l'unité extérieure prenant sa source dans l’unité intérieure dont elle est pour ainsi dire l’épanchement80 81 ». Pour nous, il serait vain, sans doute, de concevoir la hiérarchie comme temporellement antérieure à l’amour qui bat dans le cœur de l’Eglise, sans interruption, depuis le jour de sa fonda­ tion ; mais par nature la hiérarchie est d'abord une cause ministé­ rielle de l'amour en tant que sacramentel et orienté, c’est-à-dire en tant que pleinement mûri par le soleil de la révélation chré­ tienne. C’est ensuite, par contre-coup et par rebondissement, bien que d’une manière très efficace, quelle peut être modifiée par ce même amour. Ce renversement opéré, rien ne nous empêche plus de dire, avec Moehler, que l’évêque représente comme tel « la manifestation et le centre vivant des sentiments chrétiens aspirant à l’unité..., l’amour des chrétiens réalisé et pleinement conscient82 » ; et même que les apôtres, en insti­ tuant eux-mêmes des évêques avant qu’il n’y eût de grandes communautés et sans attendre leur consentement, devançaient en quelque sorte « les sentiments d’union qui devaient néces­ sairement naître dans les futurs croyants83 ». D’autres expres­ sions de Moehler pourront être interprétées favorablement84. 80. §55, p. 183. 81. § 64, p. 206. L'amour de la communauté chrétienne étant divin, l’épiscopat qui en résulte est divin à son tour, « cette institution est bien une loi divine », et Moehler peut écrire que l’évéque, bien que né de la communauté, « n’agit pas pour autant en vertu d’un mandat reçu de son peuple ; sa charge n’est pas liée au bon plaisir de qui que ce soit, n’étant pas le résultat d’une convention humaine: elle est positive et d’origine divine ». § 53, p. 175. Mais cette explica­ tion demeure insuffisante. 82. §52, p. 171. 83. P. 176. 84. Que peut-on retenir de ce que Moehler écrit sur la primauté du souverain pontife, § 67, p. 217 ? Il est vrai que le Christ, qui n’a jamais voulu rien révéler prématurément, a poussé ses apôtres à devi- l’idée moehlérienne primitive 1053 On lui donnera raison, par exemple, quand il écrira : « A ceux qui n’ont pas encore le parfait esprit chrétien, la mission épis­ copale apparaît loi ; l’évêque est là pour leur apprendre ce qu’ils doivent être, vers quoi ils ont à orienter leurs efforts. Ils voient en leur évêque le terme, la perfection idéale de la vie commune. Quant aux plus parfaits ou à ceux qui touchent à la perfection, qui ont maîtrisé leur égoïsme, ils reconnaîtront dans l’évêque une réalisation libre de l’homme devenu sponta­ nément actif dans l’Esprit saint85. » En effet, la charité sacra­ mentelle orientée, issue de la hiérarchie, ne saurait normale­ ment l’expérimenter comme distante : elle 1’intériorise en quelque sorte ; elle en porte l’empreinte en elle, un peu à la manière dont on porte en soi sa langue maternelle ; elle s’ex­ prime spontanément par elle. Il y a donc une secrète et indes­ tructible harmonie entre la charité sacramentelle orientée, c’est-à-dire pleinement éclose, et la hiérarchie : une telle cha­ rité normalement se trouve à l’aise sous la hiérarchie, elle la postule par un désir spontané. Au contraire, quand la signifi­ cation de la hiérarchie n’est plus comprise, c’est le signe que la charité baisse dans le cœur des chrétiens et que l’esprit de schisme et d’hérésie commence à les séduire. En conséquence, ner en quelque sorte qu’il était le Fils de Dieu, avant de le leur dire d’une manière expresse, et qu’il a confié à son Église le soin d’expliciter au cours des âges, au fur et à mesure que le besoin s’en ferait sen­ tir, un grand nombre de vérités. Mais nous regardons la primauté du souverain pontife comme ayant été révélée en substance dès le principe, et comme ayant toujours été clairement reconnue par l’Église romaine. Cependant, nous avons admis qu’en dehors d’elle la connaissance de ce dogme s’est obscurcie ; et qu’elle a pu tolérer, pen­ dant de longs siècles, le statut canonique de l’Église d’Orient, si imparfait qu’il fût, afin de laisser en quelque manière à cette Église la possibilité de redécouvrir expérimentalement, peu à peu, toute la vraie portée de la primauté. Le schisme est malheureusement venu briser cette espérance. Sur la manière dont le vicaire du Christ peut représenter l’Église, voir l’explication de Cajetan, plus haut, p. 894. 85. § 52, p. 176. Visib cment hanté par les lettres de saint Ignace d’Antioche, par le souvenir de Cyprien et d’Athanase, Moehler pense à l’évêque qui est un saint, et il oublie un peu parfois de distinguer les grandeurs de hiérarchie et les grandeurs de sainteté. 1054 IX - I-A HIÉRARCHIE l'affinité qui unit le cœur des fidèles à la hiérarchie, si elle s'achève et se complète sans doute par une affinité d’ordre moral, relevant des vertus de religion et d’obéissance, est dans son principe beaucoup plus que cela, à savoir une affinité d’ordre théologal, relevant de la foi et de la charité. Cette vue dont Moehler s’est emparé, et qu’il a mise en valeur avec force, est authentiquement chrétienne80. Mais nous la justifions en disant que la charité sacramentelle orientée est un effet de la hiérarchie, alors que Moehler tend à retourner les termes en présentant la hiérarchie comme un produit de la charité col­ lective. III. Tentative infructueuse de Moehler pour faire sortir de la charité l'organisation hiérarchique L'idée de considérer la hiérarchie comme maniée par la toute-puissance divine, à la façon d’une cause ministérielle ser­ vant à former constamment l’Église dans le monde - idée qui remplit le traité des sacrements dans la Somme de saint Thomas d’Aquin - est absente du principe organisateur de l’ecclésiologie moehlérienne. Moehler insistera sur les autres grandeurs de la hiérarchie : la principale lui échappera. On en pourrait donner comme signe une recension que Moehler, alors jeune professeur, faisait paraître dans la Revue Théologique de Tubingue et où, après avoir reproché à Th. Katerkamp de concevoir la hiérarchie comme le point central autour duquel se meut l’histoire de l’Église (elle n’est, en effet, pas cela, elle n’est que la cause instrumentale ou ministérielle de réalités qui la dépassent), il ajoutait que cela revient à penser que l’Église, ayant reçu de Dieu la hiérarchie, est ainsi équipée pour se suf­ fire à elle-même jusqu’à la fin des siècles : à quoi il opposait « la conception véritablement chrétienne de l’histoire, suivant86 86. C’est une doctrine de saint Paul que la loi disparaît dans l’amour qui la rend superflue (Gal., V, 23), et saint JEAN DE LA CROIX peut écrire, dès le milieu de son diagramme de la Montée du Carmel que « déjà par ici il n’y a plus de chemin, parce que pour le juste il n’y a pas de loi » ; et la raison c’est, comme on l’a dit, que le juste «est devenu la loi, et plus que la loi, le roi ». L’IDÉE MOEHLÉRIENNE PRIMI TIVE 1055 laquelle l’Esprit de Dieu reste dans l’Église le principe perpé­ tuellement actif qui conduit tout suivant les fins de sa provi­ dence, tout le reste étant moyen, organe de l’Esprit8' » ; c’est dans le même article que Moehler écrivait que la hiérarchie peut n’être parfois qu’un instrument aveugle dans la main du Tout-Puissant (ce qui peut être vrai non de la hiérarchie comme telle, mais de certaines décisions particulières du pou­ voir canonique), et que la hiérarchie pourrait être tentée d’être infidèle, tandis que l’Esprit divin ne saurait trahir l’Église (mais c’est précisément par la hiérarchie que, pour une part décisive, l’Esprit garde son Église). Sans doute, les conceptions de Moehler sur la hiérarchie iront constamment en se recti­ fiant et en s’approfondissant. Mais il est surprenant qu’il ait pu, même un instant, imaginer que, pour un catholique comme Katerkamp, la hiérarchie pourrait se suffire à ellemême et fonctionner indépendamment de l’Esprit. De fait, l’ecclésiologie moehlérienne, malgré sa générosité et sa gran­ deur, restera jusqu’au bout impuissante à donner à la hiérar­ chie la place qui lui revient87 88. Et Moehler semblera toujours 87. Cf. Pierre CHAILLET, S. J., « Le principe mystique de l’unité », dans L’Eglise est une, hommage à Moehler, pp. 197-198. 88. Même dans le très beau passage cité par le P. Chaillet comme pouvant résumer la Symbolique, nous croyons que les insuffisances du point de vue de L’unité dans l’Église ne sont pas complètement absentes : « Le protestantisme, c’est un fait remarquable, conçoit tout à la fois la justification de façon surtout extérieure, et l’Église de façon surtout intérieure : il ne peut jamais parvenir à une synthèse de l’intériorité et de l’extériorité. C’est d’ailleurs logique : la manière de comprendre la justification détermine la manière de comprendre l’Église. En effet, tant que la justification est conçue comme une action extérieure, l’Église ne peut pas être conçue comme une société extérieure. Tant que la justification n’est pas régénération intérieure de l’homme, elle n’a pas l’énergie suffisante pour s’extérioriser en christianisme véritablement objectif. L’Église invisible ne peut pas sans équivoque devenir Église visible. De là cette oscillation si tra­ gique entre l’Église invisible et l’Église visible.» Symbolik, § 13, 9e édit., p. 127 ; cf. Pierre CHAILLET, S. J., Introduction à L’unité dans l’Église, p. XXXIX. Il est vrai que, selon la conception catholique, c’est la régénération intérieure, la charité sacramentelle orientée, qui, par 1056 I ,» Ί ■· • .. .♦ IX - LA HIÉRARCHIE fasciné par Γidée de taire sortir la hiérarchie de la charité com­ mune des fidèles. Cela semble tout à fait impossible pour ce qui regarde le pouvoir sacramentel. Il est vrai, dit saint Thomas, que dans l’état de la « loi de nature » les hommes avaient à choisir euxmêmes leur système sacramentaire sous l’impulsion d’une grâce intérieure ; mais déjà avec les patriarches, puis sous la loi mosaïque, plus encore sous la loi nouvelle, l’Amour divin viendra lui-même au-devant d'eux avec des sacrements choisis par lui et beaucoup plus parfaits89. Au seuil de Limité dans l'Église, on se contente d’évoquer le baptême, la communion, l’imposition des mains, pour remarquer que personne ne sau­ rait se les donner à lui-même, mais qu’ils sont transmis jusqu’à nous le long du temps par une communauté à laquelle il faut s’agréger pour recevoir la vie90. La même pensée est reprise plus loin : « De même que les apôtres reçurent du Christ la mission d’annoncer l’Evangile - qu’ils ne se sont pas donnée eux-mêmes, ne pouvant le faire d’eux-mêmes, - ainsi personne ne pourra jamais se donner à soi-même pareille mission. C’est l’Église qui, seule, peut la donner, et elle le fait par l’entremise de X Ordinator*'. » Mais ici Moehler essaie de fournir une explication de l’ordination : il ne peut aboutir qu’à un échec une poussée intérieure, organise et anime le corps de l’Église ; mais il faudrait préciser que la hiérarchie, pour autant qu elle est la cause de cette régénération intérieure, la précède et n’en saurait être une objec­ tivation. Il est vrai aussi que la doctrine de la justice imputative ne laissait pas à la grâce une énergie capable de s’objectiver extérieure­ ment ; mais elle travaillait plus directement encore au succès de la thèse de l’Église invisible, en ruinant la doctrine catholique de l’effi­ cacité sacramentelle et plus généralement de la hiérarchie. 89. III, qu. 60, a. 5 et ad 3. 90. « Personne ne s’est encore donné, depuis l’existence de l’Église, le baptême lui-même, mais partout et toujours le don de ce sacrement a été conditionné par quelqu’un qui le possédait déjà, et qui pouvait, dès lors, faire participer d’autres aux pouvoirs qu’il détient. » § 3, p. 11. Cela n’est pas tout à fait exact : le baptême peut être conféré par un non-baptisé, et c’est aux pouvoirs du Christ qu'il fait participer directement. Cf. aussi § 49, p. 163. 91. § 65, p. 212. l’idée moehlérienne primitive 1057 complet, à un retour pur et simple à la notion luthérienne : «L’ordination, dans ce qui apparaît extérieurement, n’est autre chose que la reconnaissance officielle, par toute l’Église, que dans tel fidèle se trouve vraiment son esprit, esprit qui le rend capable de représenter l’amour d’un certain nombre de chré­ tiens et d’être le trait d’union entre eux et l’Église entière. L’ordination n’est pas tant une communication de l’Esprit saint qu’une reconnaissance que l’ordinand a déjà reçu un cer­ tain don de cet Esprit92. » A plus forte raison, Moehler tentera de présenter le pouvoir juridictionnel, même sous la forme extraordinaire qu’il revêtait chez les apôtres, comme une expression de la charité de la communauté chrétienne. Cela le conduira à une définition de la Tradition qui, il le sent93, n’est pas celle du commun des théologiens. Pour ces derniers, les apôtres ont usé de deux pro­ cédés pour transmettre à leurs contemporains le dépôt révélé : le procédé oral (voilà la Tradition) et le procédé écrit (voilà l’Écriture). La Tradition et l’Écriture sont les deux seuls lieux théologiques qui contiennent le dépôt révélé. Ce dépôt a été confié au magistère vivant de l’Église, qui a comme première charge de le déclarer infailliblement, c’est-à-dire de le conser­ ver et de l’expliciter9495 . Moehler élargira considérablement le sens du mot Tradition. Il appellera Tradition l’Évangile vivant dès le principe dans le sein de la communauté chrétienne, la conscience vivante de l’Église9'1. On doit lui reprocher de blo­ quer, sous un même mot, des réalités très diverses : la charité des apôtres ; le charisme vivant qui leur permettait d’enseigner des révélations nouvelles soit oralement (d’où, au sens strict, la Tradition) soit par écrit (lorsqu’ils composaient l’Écriture canonique) ; la charité de toute l’Église postérieure ; le pouvoir magistériel de l’Église ; en un mot tout ce qui est esprit et vie 92. Ibid., p. 213. 93. § 16, p. 51, n° 7. 94. Sur le Dépôt, révélé aux apôtres, et transmis par tradition orale et écrite à l’Église de leur temps, puis conservé jusqu’à nous par le Magistère, voir notre Esquisse du développement du dogme marial, Paris, 1954. 95. Cf. § 8, pp. 22-24 ; § 12, p. 36 ; § 14, p. 45 ; § 16, p. 49. 1058 IX - LA HIÉRARCHIE par opposition à ce qui est écriture et lettre. Cette Tradition, telle que l’entend Moehler, va s'exprimer, se «corporifier» en plusieurs étapes : d’abord, du vivant des apôtres, dans l’Écriture sainte, qui constituera de ce fait le premier chaînon de la « tradition écrite96 » ; puis dans les écrits des Pères et des écri­ vains ecclésiastiques, qui représentent les chaînons successifs de la tradition écrite. Ce sont plutôt les expressions de Moehler que sa pensée qui nous paraissent ici insuffisantes. Mais, cela dit, comment ne pas citer l’admirable page où il caractérise d’une manière émouvante les rapports du magistère (qu'il appelle Tradition) et de l’Ecriture, dont il ne veut pas qu’on dise « quelle est fortuite parce quelle nous paraît résul­ ter de causes purement fortuites ! » Quelle idée, continue-t-il, se fait-on donc du règne de l’Esprit saint dans l’Église? «Sans la sainte Écriture il manquerait le premier anneau de la chaîne, qui deviendrait pour cette raison incompréhensible, confuse, chaotique ; par contre, sans une Tradition régulière, il nous manquerait le sens profond des Écritures, car sans les anneaux intermédiaires nous ne saurions comprendre le lien des choses entre elles. Sans les saintes Écritures nous ne sau­ rions nous faire une image complète du Sauveur, car nous manquerions de certitude sur bien des détails et tout se résou­ drait en légendes et en fables ; sans une Tradition suivie, il nous manquerait l’Esprit et donc tout serait dépourvu d’inté­ rêt... Sans les Écritures nous n’aurions pas les paroles du Sauveur, nous ne pourrions jamais dire de quelle façon parlait le Fils de l’Homme, et il me semble que je ne voudrais plus vivre si je ne l’entendais plus parler. Mais sans la Tradition il nous serait impossible de dire avec certitude qui parlait, ce qu’il annonçait au juste, et la joie de goûter ses paroles nous serait refusée97. » 96. § 16, p. 49. «Si l’Évangile vivant et prêché partout n’était jamais devenu un texte écrit, si la Tradition ne s’était pas fixée immé­ diatement, il nous serait impossible d’en obtenir une connaissance historique. Nous vivrions dans un état qui serait semblable à celui des rêves, sans savoir comment nous sommes nés... », p. 50. 97. P. 52. Cf. le passage de ΓAppendice VII, p. 265 : « Il y a je ne sais quoi de grand, de sublime, de vraiment divin dans la manière du l’idée moehlérienne primitive 1059 Pour ce qui est de la juridiction ordinaire et permanente, disons-le brièvement, c’est en vain que Moehler s’efforcera de représenter comme un pur effet de la charité de la commu­ nauté chrétienne des institutions primitives qui sont de droit divin, comme l’épiscopat ou le souverain pontificat. Moehler dit de l’Église quelle « est avant tout un effet de la foi chré­ tienne, le résultat de l’amour vivant des fidèles réunis par l’Esprit saint98 » ; que « la force active, communiquée aux croyants par l’Esprit saint, se façonne le corps visible qui est l’Église; et, inversement, c’est l’Église visible qui reçoit et porte cette force supérieure pour la communiquer" ». Nous acceptons ces expressions, qui remplissent les pages de Limité dans ['Église, mais nous les expliquons en disant que la charité sacramentelle orientée, qui est un effet de la hiérarchie, façonne à partir de l’intérieur non la hiérarchie, mais le corps même de l’Église. (Et, si l’on veut renfermer, sous le mot d’Église tout à la fois la vie des fidèles et l’exercice des pou­ voirs hiérarchiques, 1’« Église croyante » et 1’« Église ensei­ gnante», nous dirons que l’Église ainsi entendue aura pour âme créée, pour cause formatrice et organisatrice immanente de son corps, non plus seulement la charité sacramentelle orientée, mais en même temps tous les pouvoirs spirituels de la hiérarchie et les motions secrètes de la divinité qui les applicatholique de lire l’Écriture sainte ; il la lit avec la totalité des fidèles auxquels il est uni par un même esprit sans distinction de temps, comme si tous se trouvaient réunis dans un temple saint où souffle l’unique Esprit qui les pénètre tous. Comme si tous ne formaient qu’une âme ; comme si toute une famille lisait la lettre affectueuse du père aimant et aimé : à ce moment-là, tous animés des mêmes senti­ ments, mais selon leur puissance de pénétration plus ou moins grande, chacun des enfants éprouvera des sentiments plus ou moins vivants et pro­ fonds·. c’est là le consensus unanimis du concile de Trente, l’image d’une unité en toute liberté. » Le consensus unanimis est invoqué par le concile de Trente (Denz., n° 786) plutôt comme un lieu théolo­ gique, pour désigner la signification unanimement reconnue à l’Écrimre par les Pères. 98. §49, p. 161. 99. P. 165. 1060 IX - LA HIÉRARCHIE quent à l’acte. On pourra rassembler tous ces divers éléments spirituels sous le nom de force intérieure, de vie, etc. ; mais, assurément, ils ne se réduiront pas aux valeurs de l’ordre de la charité seules.) IV. Conclusions Résumons toutes ces considérations. Il est sûr que l’Église est la maison vivante de l’Esprit, de l’Amour incréé, qu elle le contient, qu’il est au centre d’ellemême la Force infinie créant, conservant et sanctifiant ab intrinseco tout son être. Et, cependant, il est plus juste encore de dire qu’il la déborde et la transcende de toutes parts, et que c’est lui qui la contient comme la mer contient une éponge. Il est sûr encore que l’Église est la maison vivante de l’es­ prit, de l’amour, nous voulons dire de la charité créée. « Nous reconnaîtrons toujours », Moehler le dit avec force contre Schleiermacher, « et nous ne pourrions cesser de le reconnaître que si l’Église elle-même cessait, que l’esprit de l’ensemble, son esprit de corps, son esprit d’union, et tout ce quelle pos­ sède de vérité et de gloire sont les effets de l’opération du Saint-Esprit en elle ; mais jamais nous ne dirons que l’esprit de l’ensemble est le Saint-Esprit, la divinité même. Non, l’Église n’est jamais tombée dans la contradiction étrange de prendre à la vérité le Saint-Esprit pour l’esprit de corps ou le sentiment d’union100. » La même pensée était exprimée déjà dans Limité dans l’Église : « L’esprit unique des fidèles est l’opération de l’Esprit unique de Dieu101.» Cela est exact. Mais il faut ici compléter Moehler. L’esprit et l’amour créés, effets de l’Esprit et de l’Amour incréés, sont versés dans le sein même de l’Église et entretenus en elle par le moyen de pouvoirs spiri­ tuels, mais « incarnés » et rendus visibles, appelés pouvoirs hié­ rarchiques, à savoir le pouvoir d’ordre et le pouvoir de juridic­ tion. Ét c’est pourquoi cet esprit, cet amour, cette charité 100. Cité par Pierre CHAILLET, S. J., dans LÉglise est une, hommage à Moehler, p. 211. 101. § l,p. 7. l’idée MOEHLÉRIENNE PRIMI TIVE 1061 atteignent dans l’Église une intensité, une richesse, une pléni­ tude qu’ils n’avaient jamais connues dans le passé, et qu’ils ne sauraient avoir hors de ses frontières visibles. Est-il encore possible, comme le voulait Moehler, de repré­ senter l’Église comme « l’effet extérieur d’une force créatrice intérieure102 », comme le corps, c’est-à-dire l’expression, « l’en­ veloppe, l’image extériorisée de l’esprit103 ? » Oui, certes ! Moehler a mille fois raison. Son intuition fondamentale est authentique, profonde, aussi ancienne que le christianisme, éternellement féconde. Le tout est de bien définir quelle est cette force créatrice intérieure dont l’Église est le reflet. Ou bien c’est l’Esprit, l’Amour, l’Hôte de l’Église, son Âme et sa Forme incréées104. Et alors il faudra dire que l’Esprit va remplir son Église de dons spirituels et de charismes de toutes sortes, parmi lesquels la charité tient le premier rang, mais qui ne sauraient sans confusion lui être tous identifiés. Ou bien on entend par la force créatrice intérieure qui cause l’Église les dons créés déposés en elle par l’Esprit. Le plus fréquemment, c’est bien la pensée de Moehler. Devronsnous l’écarter ? Nullement. Nous aurons simplement à la pré­ ciser. L'Église peut signifier à la fois le bloc indissoluble formé par la vie des fidèles et les activités hiérarchiques, par 1’« Église croyante» et 1’« Église enseignante ». Dans ce cas, la force inté­ rieure qui anime ses démarches extérieures est multiple. Elle comporte non seulement les vertus surnaturelles, mais encore les pouvoirs hiérarchiques et toutes les motions qui les accom­ pagnent respectivement, motions cultuelles, grâces prophé­ tiques, etc. É’erreur serait de méconnaître une telle diversité et de vouloir, par exemple, rendre raison des démarches exté­ rieures de la hiérarchie par la simple vertu de charité. 102. §49, p. 164. 103. § 1, p. 6. 104. «Ad hoc igitur quod ipse Deus per essentiam cognoscatur, oportet quod ipse Deus fiat forma intellectus ipsum cognoscentis... » S. THOMAS, Compendium theologiae, cap. CV. 1062 IX - LA HIÉRARCHIE Et l’Église peut signifier seulement l’Église croyante (tou­ jours, il est vrai, indissolublement unie à la hiérarchie dont elle est l’effet propre). Dans ce cas, la force intérieure qui anime ses démarches et organise son corps, c’est bien ultime­ ment la charité, comme le dit Moehler, mais la charité sous la forme plénière que le Christ est venu lui donner, la charité sacramentelle et orientée, qui se sentira intrinsèquement har­ monisée avec les pouvoirs hiérarchiques d’ordre et de juridic­ tion. Saint Thomas avait mis en place toutes ces notions. «Ce qui est primordial dans le Nouveau Testament, dit-il, ce qui lui donne toute sa vertu, c’est la grâce de l’Esprit saint105.» Cependant, d’autres éléments extérieurs106 sont essentiels, bien que secondaires. D’abord ceux qui ont pour fin cette grâce elle-même qu’il faut apporter, et voilà les sacrements10, ou orienter, et voilà les règles de foi et de morale108. Ensuite, toutes les démarches extérieures qui résultent de cette grâce er qui se font sous sa poussée, opera exteriora quae ex instinctu gratiae producuntur^. 105- I-Π, qu. 106, a. 1. 106. « Exteriora opera », qu. 108, a. 2. 107. Ibid., a. 1. 108. Qu. 106, a. 2. 109. Qu. 108, a. 1. CHAPITRE X L’APOSTOLICITÉ, PROPRIÉTÉ ET NOTE DE LA VÉRITABLE ÉGLISE I. L’APOSTOLICITÉ CONSIDÉRÉE COMME PROPRIÉTÉ 1. « Eglise apostolique », nom de plénitude Romaine est l’un des noms de l’Église plénière. Néanmoins, ce n’est pas son nom complet. Parce quelle est orientée dans le vrai, tant spéculatif que pratique, par une vertu qui descend des cieux en passant à travers le cœur de Jésus puis à travers le pou­ voir juridictionnel ou pastoral, lequel, tout entier, réside premièrement - ce qui ne veut pas dire exclusivement1 dans le personnage permanent de Pierre, en qui l’épisco­ pat universel, le pouvoir pastoral universel, est désormais attaché à l’épiscopat romain, la vraie Église sera romaine. Parce qu’elle peut, en vertu du pouvoir sacramentel d’ordre, continuer de faire ce que fit Jésus-Christ au soir de la Cène, et s’unir ainsi, d’une manière valide et litur­ gique, au sacrifice de la croix, perpétuellement offert de 1. «Si Pierre er ses successeurs ont une juridiction pleine et suprême, ils ne sont pas seuls à avoir juridiction. » LÉON XIII, Encyclique Satis cognitum, 29 juin 1896. 1064 x - l’apostolicité rOrient à l'Occident sous une forme non sanglante ; et parce quelle peut, par les sacrements, faire descendre des cieux, jusque dans le fond des âmes, la grâce, racine de la foi et de la charité, la vraie Eglise sera sacramentelle. Eglise romaine, Église sacramentelle, ce sont de beaux noms partiels. Ils désignent la véritable Église par les deux pouvoirs divins sans lesquels elle n’aurait su se pro­ pager ni ne saurait se maintenir. Si l’on cherche mainte­ nant un nom de plénitude, capable de désigner, par sa cause efficiente et conservatrice, la véritable Église, on dira quelle est apostolique. 2. Médiation apostolique et succession apostolique Confesser que la véritable Église est apostolique, c’est confesser quelle dépend, comme la chaleur dépend du feu, d’une vertu spirituelle qui réside dans la Trinité sainte, qui descend ensuite, par étages, d’abord dans l’humanité du Christ, puis dans le double pouvoir sacra­ mentel et juridictionnel du corps apostolique, enfin jus­ qu’au peuple chrétien. Où se trouve cette médiation, cette chaîne, se trouve la véritable Église, composée, nous aurons à le dire, de justes qui seront sauvés et de pécheurs qui seront damnés. Où manque cette média­ tion, cette chaîne, manque la véritable Église; c’est-àdire non pas toujours l’appartenance ontologique ini­ tiale, déjà salutaire, mais en tout cas l’appartenance ontologique consommée à la véritable Église. Nul anneau de la chaîne ne peut être supprimé ou même changé : la Déité est éternelle, Jésus-Christ est le même hier, aujourd’hui et pour tous les siècles (Hébr., XIII, 8), et jusqu’à la fin du temps il assistera le corps apostolique (Mt., fin). Un Dieu éternel, un Christ immortel, un corps apostolique indéfectible, enfin les nations fidèles, voilà l’ordre évangélique. I.A PROPRIÉTÉ 1065 Mais comment le corps apostolique sera-t-il indéfec­ tible, sinon, grâce à une succession ininterrompue ? Qu’il y ait faille, et qu ensuite une autre institution, apparemment identique, reprenne la place : il pourra sembler que rien n’est modifié; en réalité tout sera bouleversé et cela d’ailleurs ne tardera pas à paraître. Certes, dans une pareille hypothèse, ni Dieu, ni le Christ n’auraient été mis en ques­ tion ; seulement, l’institution qui prétendrait remplacer le corps apostolique et qu’une rupture en séparerait, étant une institution nouvelle, ne saurait être l’institution indé­ fectible fondée dans le monde par Jésus ; en conséquence, elle n’hériterait d’aucun des mystérieux privilèges attachés par Jésus au vrai corps apostolique ; elle n’aurait qu’une similitude du pouvoir d’ordre, qu’une similitude du pou­ voir de juridiction, et qu’une apparence de pérennité. De ce point de vue, la nécessité de la succession ininterrompue du corps apostolique, apostolicae successionis praerogativa2, se perçoit avec évidence. Sans elle, en effet, le dernier anneau de la chaîne à laquelle est suspendue l’Eglise se bri­ serait, l’apostolicité divine de l’Eglise s’effondrerait3. En conséquence, dire que l’apostolicité est une pro­ priété de l’Église, cela signifiera que l’Église résulte du corps apostolique comme de sa cause propre immédiate ce qui s’entend de l’immédiation du suppôt -, sa cause propre ultérieure étant d’abord l’humanité du Christ, puis enfin la Trinité. L’apostolicité marque ainsi la dépendance de l’Eglise par rapport à ses causes divines, et surtout par rapport à la plus prochaine de ces causes. Elle rappelle la manière dont l’Église a été répandue et dont elle est sans cesse enfantée dans le monde. Disons quelle lui convient ratione causalitatis, secundum perseitatem quarti modi. 2. PlE IX, Denz., n° 1686. 3. A la succession et à la médiation correspondent respectivement la continuité et Γinstrumental^ dont nous avons parlé plus haut, p. 1009. 1066 x - l’apostolicité 3. La vertu d’apostolicité On pourrait convenir sans doute de désigner par apostolicité la force qui donne naissance à l’Eglise. On définirait alors l’apostolicité : la vertu surnaturelle (aspect formel) qui, pour former l'Eglise (cause finale) parmi les hommes (cause matérielle), descend de Dieu (cause efficiente première), puis du Christ (cause instru­ mentale conjointe à la divinité), puis dim corps aposto­ lique conservé par une succession ininterrompue (cause ins­ trumentale séparée de la divinité : les mots « cause ins­ trumentale » étant pris ici au sens large, car, à parler rigoureusement, c’est le seul pouvoir sacramentel, non le pouvoir juridictionnel, qui est instrumental au sens strict). La définition par la «cause instrumentale séparée» associe, on le remarquera, trois notions nécessaires à l’apostolicité : d’abord, celle d’une médiation par laquelle Dieu continue de soutenir son Église, et dont les chaî­ nons sont le Christ, puis le corps apostolique ; ensuite celle d’un corps, la médiation étant confiée non pas à des individus surgissant isolément, mais à un groupe consti­ tué organiquement et capable de ce fait de garder une personnalité continue quand ses membres sont enlevés par la mort ; enfin, celle d’une succession ininterrompue de ce corps apostolique4. Pourquoi ? Il en faut chercher la raison dans le fait que le dernier chaînon qui doit 4. BOSSUET n’exprime que la troisième de ces notions dans son Second catéchisme de Meaux : « Pourquoi dit-on que l’Église est aposto­ lique ? Parce que les évêques ou principaux pasteurs ont succédé sans interruption aux apôtres. Qu’appelez-vous sans interruption ? En s’or­ donnant et consacrant successivement les uns les autres, depuis le temps des apôtres jusqu’à nous sans aucune interruption, etc. » - 11 nous faudrait ajouter un autre trait à l’apostolicité : elle est connanirelle par rapport à l’Église, cf. supra, pp. 1013-1014. LA PROPRIÉTÉ 1067 transmettre aux hommes la vertu apostolique, à savoir le corps apostolique ou hiérarchique, a été établi par le Christ même, pour durer jusqu’à la fin du temps : com­ posée dans la ligne de l’ordre d’évêques, de prêtres, de ministres, et dans la ligne de la juridiction d’un pontifi­ cat suprême et d’un épiscopat subordonné, la hiérarchie est une institution médiate, organique et permanente. Aussi la vertu formatrice et conservatrice de l’Eglise, la vertu apostolique, ne passera pleinement que là où l’or­ donnance du corps apostolique n’a été ni altérée ni inter­ rompue. Ailleurs, elle sera empêchée, en tout ou en par­ tie, et l’Eglise ou bien ne sera pas, ou bien sera mutilée. 4. La propriété d’apostolicité, considérée dans l’Eglise croyante Mais on peut certes entendre par apostolicité une pro­ priété de l’Église. On définira alors l’apostolicité la propriété qui convient à l'Eglise du fait quelle résulte d'une vertu surna­ turelle, reçue de Dieu par le Christ et par le corps aposto­ lique conservé d'une manière ininterrompue, le corps apos­ tolique signifiant la hiérarchie que le Christ a disposée suivant le pouvoir d’ordre en évêques, en prêtres, en ministres, et suivant le pouvoir de juridiction en pontifi­ cat suprême et en épiscopat subordonné, en sorte que, partout où le corps apostolique est mutilé ou absent, la propriété d’apostolicité est mutilée ou absente. Telle est, nous semble-t-il, la notion évangélique la plus compréhensive de l’apostolicité comme propriété de l’Église5. 5. il va de soi qu’on pourra donner au mot apostolicité un sens historique plus limité. C’est ainsi qu’Érik PETERSON, insistant après saint Paul sur les connexions de l’Église et de la Synagogue, remarque 1068 X - L APOSTOLICITÉ 5. La propriété d’apostolicité, considérée dans l’Eglise à la fois croyante et enseignante C’est l’Église telle quelle se trouve chez tous les fidèles, l’Église croyante et aimante, appelée parfois l’Église enseignée, qui dépend du corps apostolique comme de sa cause propre. Mais on peut enfler davan­ tage le sens du mot Église, pour lui faire signifier à la fois la communauté des fidèles et les pouvoirs hiérarchiques, à la fois l’Église croyante et l’Église enseignante6. De ce fait, les pouvoirs hiérarchiques, considérés jusqu’alors comme extérieurs à l’Église, passeront à l’intérieur d’ellemême : étant par essence spirituels, - bien que manifes­ tés au-dehors en raison de l’appareil sensible dont ils s’entourent -, ils relèveront directement de l’âme créée de l’Église tandis que les inégalités visibles qu’ils entraî­ nent relèveront du corps de l’Église. Il faudra donc ran­ ger du côté de l’âme de l’Église 1° les pouvoirs sacramen­ tels du baptême, de la confirmation et encore de l’ordre ; 2° le pouvoir juridictionnel lui-même avec la droite orientation qu’il imprime en tous ceux qui l’écoutent avec foi et obéissance ; 3° la grâce sacramentelle. En d’autres mots, les pouvoirs d’ordre et de juridiction, conférés d’abord aux apôtres et transmis jusqu’à nous sans interruption, sont un élément constitutif et perma­ nent de l’âme créée de l’Église. L’âme créée de l’Église, par une nécessité structurelle, est donc hiérarchisée ou apostolique. De ce point de vue, l’Église sera appelée qu’« être apôtre signifie non seulement : être envoyé aux Gentils, mais toujours : être envoyé des Juifi aux Gentils », er que l’Église à laquelle nous appartenons est apostolique parce qu’elle est « l’Église de ces apôtres qui sont partis des Juifs pour aller aux Gentils. » Die Kirche aus Juden und Heiden, Salzbourg, 1933, pp. 16 et 18; traduction française, pp. 6 et 8. 6. Cf. supra., p. 112. LA PROPRIÉTÉ 1069 apostolique, non plus, comme précédemment, parce quelle dépend du corps apostolique comme d’une cause extrinsèque ; elle est apostolique parce quelle renferme en ses flancs le corps apostolique, parce qu’elle porte à l'intérieur d’elle-même les pouvoirs divins d’ordre et de juridiction reçus des apôtres par voie de succession inin­ terrompue. C’est en vertu de son essence quelle est apostolique ou hiérarchique. L’apostolicité lui convient non plus ratione causalitatis, mais ratione formae, secundum perseitatem secundi modi. L’apostolicité pourrait alors se définir la propriété qui convient à l’Église du fait que, résultant d’une vertu surnaturelle venue de Dieu par le Christ, elle possède en elle le pouvoir hiérarchique dordre et de juridiction, conservé depuis le temps des apôtres par transmission ininterrompue. 6. L’apostolicité comme objet de foi Qu’on la définisse par rapport à l’Église telle qu’on la trouve communément chez tous les fidèles, ou par rap­ port à l’Eglise comprenant en elle à la fois le peuple fidèle et les pouvoirs hiérarchiques, l’apostolicité est une propriété mystérieuse. Ce n’est pas la raison, ni l’histoire, c’est la foi qui nous enseigne que, partie du sein même de la Trinité, une vertu divine passe à travers la sainte âme du Christ, puis à travers les pouvoirs hiérarchiques, pour dispenser au monde le salut surnaturel et rassem­ bler le peuple de Dieu. Ces pouvoirs hiérarchiques ou apostoliques, de qui l’Église tiendra son caractère hiérarchique ou apostolique - soit qu’on pense à l’Église croyante et aimante issue de la hiérarchie, soit qu’on transporte la hiérarchie au sein de l’Église pour quelle devienne une partie constitutive de son essence - ne sont-ils pas en eux-mêmes de purs mystères, objets de foi, non d’évidence ? Sans doute, 1070 x - l’apostolicité nous pouvons vérifier historiquement la continuité inin­ terrompue, de génération en génération, de certains enseignements doctrinaux, comme sont les dogmes, et de certains rites extérieurs, comme sont le sacrifice et les sacrements. Mais croire que ces enseignements sont, en termes analogiques sans doute, l’expression infaillible des mystères cachés dans le cœur de Dieu, croire que ces rites communiquent le pouvoir de perpétuer l’unique sacrifice rédempteur et de sanctifier les âmes, serait-ce possible sans la vertu divine de la foi ? Si les pouvoirs hiérarchiques ou apostoliques se transmettent par des rites visibles qui peuvent laisser leur empreinte dans le sable de l’histoire, ils demeurent néanmoins intrinsèque­ ment hors des prises de l’investigation historique, ration­ nelle ou psychologique ; et le caractère hiérarchique ou apostolique, affectant nécessairement la véritable Eglise, ne sera pas moins mystérieux que ne l’est la véritable Église. Nous croyons l’apostolicité comme nous croyons l’Église, credo... apostolicam Ecclesiam. IL L’APOSTOLICITÉ CONSIDÉRÉE COMME SIGNE DE LA VÉRITABLE ÉGLISE 1. Remarques préliminaires 1. Les propriétés sont mystérieuses, les notes mira­ culeuses Prise dans son principe, l’apostolicité est donc mysté­ rieuse et objet de foi divine ; mais prise dans ses manifes­ tations, elle devient un signe révélateur de la véritable Église. Un peu à la manière dont la vie, la mort ou la résurrection du Sauveur sont, prises sous un aspect, de purs mystères et, prises dans leur accompagnement sen- LE SIGNE 1071 sible, dans leur enveloppe extérieure, des signes miracu­ leux. Il faudra parler de la même façon de l’unité, de la catholicité et de la sainteté de ΓÉglise: elles sont, dans leur principe, des mystères et, par leurs contrecoups sur les choses visibles, des miracles. Si l’on admet, en effet, que lame de l’Église est tout entière invisible, mysté­ rieuse, objet de la seule connaissance de foi, mais que cette âme, en vivifiant le corps social de l’Église, le trans­ forme, l’illumine, le soulève au-dessus de tous les autres organismes sociaux, de manière à le désigner comme un miracle social permanent, l’on devra dire pareillement que les propriétés de l’Église, qui affectent tout d’abord son âme, sont, dans leur principe, invisibles, mysté­ rieuses, mais que, dans la mesure où elles se communi­ quent à son corps, elles commencent à paraître visible­ ment, à être objet de constatation, et à devenir comme autant de signes divins. L’unité, la sainteté, la catholicité, l’apostolicité représentent ainsi des propriétés qui demeurent, sous un aspect, invisibles, mystérieuses, mais qui, en se reflétant dans le corps de l’Église, deviennent visibles et se présentent comme des miracles. Lorsqu’on traitera d’un point de vue apologétique de ces propriétés, l’on sera conduit à faire abstraction de leurs racines pro­ fondes, mystérieuses, pour ne considérer que leur mani­ festation visible dans le corps de l’Église et leur éclat miraculeux. C’est alors quelles prendront, d’une manière stricte, le nom de signes ou de notes de la véri­ table Église. Le concept de propriété nous apparaît donc comme plus compréhensif, et le concept de note comme plus restreint7. 7. Quelques-uns estiment au contraire que le concept de note inclut le concept de propriété, auquel il ajouterait la visibilité. Si nous préférons nous exprimer autrement, c’est pour rappeler que l’Église, 1072 x - l’apostolicité 2. La connexion métaphysique de toutes les proprié­ tés et de toutes les notes Disons-le tout de suite : les propriétés essentielles ne peuvent pas être séparées de l’essence ; elles s’en distin­ guent conceptuellement, mais elles s’identifient réellement avec elle. Où se trouve l’apostolicité se trouveront donc l’unité, la catholicité, la sainteté ; et réciproquement. Il en est de même des notes, qui ne sont autre chose que les propriétés « dans la mesure où celles-ci sont apparentes et connues extérieurement8 ». Une seule note suffit à manifester la véritable Église ; mais où l’on trouve cette note l’on trouvera aussi toutes les autres9. Il est possible cependant de les considérer à part ; car, si elles sont identiques dans la réalité, elles sont distinctes conceptuellement. Elles sont des aspects multiples d’une même réalité, trop riche pour être captée par un seul concept. étant par nature à la fois mystérieuse et visible, ses propriétés essen­ tielles sont, elles aussi, à la fois mystérieuses et visibles. Les théolo­ giens catholiques qui, au temps de la Réforme, se sont appliqués à décrire les notes révélatrices de la véritable Église, ont donc eu, nous semble-t-il, non pas à enrichir le concept de propriété, mais à isoler son aspect visible, pour en souligner davantage l’importance. 8. « Proprietates ipsae dicuntur notae in ordine ad nos, quatenus nempe proprietates illae extrinsecus patentes et cognitae, nobis notificant veram Christi Ecclesiam. » Th.-M. ZlGLlARA, O. P., Propaedeutica ad sacram theologiam, Rome, 1903, p. 404. 9. « La vraie Église de Jésus-Christ, en vertu d’une autorité divine, est constituée et manifestée par la quadruple note que nous affirmons croire dans le Symbole ; et chacune de ces notes est tellement jointe aux autres quelle ne peut pas en être séparée ; de sorte que l’Église qui, vrai­ ment, est et s’appelle catholique, doit resplendir en même temps des prérogatives de Y unité, de la sainteté et de la succession apostolique. » Encyclique du Saint-Office, 16 septembre 1864, Denz., n° 1686. LE SIGNE 1073 3. La place des propriétés et des notes dans le traité de l’Église Si les choses sont telles, on voit quelle place il faut assigner, dans le traité de l’Église, à l’étude des propriétés et des notes. Elle apparaît comme un corollaire de l’étude des quatre grandes causes de l’Église : l’apostolicitése rattachant à la cause efficiente ; l’unité et la catho­ licité, à la cause formelle et à la cause matérielle ; la sain­ teté, à la cause finale. Il sera toujours loisible, évidemment, de détacher du traité de l’Église chacune des notes, pour l’étudier à part, d’une façon plus minutieuse, et pour faire ressortir davantage l’aspect par lequel elle rencontrera les préoc­ cupations d’une époque. 4. Les notes peuvent-elles apparaître imparfaitement dans les Églises dissidentes ? Dans la mesure où les Églises dissidentes détiennent encore des éléments chrétiens, dans la mesure où elles ont emporté avec elles des fragments de la véritable Église, on pourra retrouver en elles, à l’état dégradé, quelque chose de sa nature et par conséquent quelque chose de son rayonnement, les vestiges de sa grandeur10. Nous croyons donc à la possibilité d’une certaine pré­ sence atténuée et altérée des notes jusque dans les Églises dissidentes. Loin de prouver l’inefficacité des notes à manifester la véritable Église, cette présence imparfaite atteste, au contraire, l’existence d’un reste de la véritable Église au sein même des sectes qui l’ont quittée. Elle per­ met de retrouver, jusque sous leurs décombres, quelque chose de la splendeur du dessin primitif. 10. Voir plus haut, pp. 91 -109 ; 1021. 1074 x - l’apostolicité Les apologistes catholiques ont souvent reconnu la présence de signes d’origine chrétienne dans les Eglises séparées. Ils leur ont parfois donné le nom de « notes négatives », c’est-à-dire de notes accompagnant la véri­ table Eglise, mais insuffisantes à la révéler. Disons plutôt qu’il s’agit de notes dégradées ou mutilées. Par comparai­ son avec les notes considérées dans leur état de perfec­ tion et d’intégrité, elles témoignent à la fois de la pré­ sence d’éléments chrétiens dans les Églises dissidentes, et des altérations qu’ils y ont subies. Nous dirons par exemple que les Églises orientales, où s’effectue validement la transmission du pouvoir d’ordre, possèdent une apostolicité partielle et mutilée. 5. L’apostolicité comme note Considérons donc l’apostolicité comme note. Il importe beaucoup de le faire remarquer, elle peut deve­ nir un signe de la véritable Église pour deux sortes de chercheurs : a) pour ceux qui croient déjà que Jésus et les apôtres ont donné au monde la religion définitive ; la preuve par l’apostolicité présuppose alors, chez le chercheur, l’accep­ tation d’une donnée de foi ; en ce sens, l’apostolicité est un signe mixte, relevant en partie de la foi et en partie de la raison ; c’est à ce titre quelle intervient dans l’argu­ mentation, célèbre dès l’origine du christianisme, que Tertullien appellera la prescription ; b) pour ceux qui n’acceptent encore aucune donnée de foi : elle est alors un signe pur, relevant uniquement de la raison. 1075 2. L’apostolicité comme signe mixte, ou l’argument de prescription La considération de l’apostolicité comme signe mixte, ou de l’argument de prescription, est nommée, par cer­ tains apologistes, la via historica^. Mais, à notre avis, cette appellation, qui paraît annoncer un argument purement historique, et qui néglige d’attirer l’attention sur le caractère mixte de l’argument de prescription, ne peut qu’engendrer des malentendus. Aussi la laisseronsnous de côté. 11. Voici comment cette dernière est décrite par Gustave Thils : « Les apologistes s’attachent à montrer, par l’examen des documents anciens, que l’Église catholique est bien cette Église chrétienne de toujours, qui apparaît dans l’histoire comme une société une, visible, permanente, hiérarchiquement et monarchiquement organisée ; la via primatus n’est qu’une simplification de cette première voie, puisque, négligeant les autres genres de continuité historique, elle se contente, pour établir la vérité de l’Église romaine, de prouver que son chef est le seul qui puisse se dire légitimement le successeur de Pierre. » Les notes de l’Eglise dans l’apologétique catholique depuis la Réforme, Gembloux, 1937, p. X. Verra-t-on ainsi suffisamment où est le nerf de l’argument de prescription ? Jean-Adam MOEHLER insis­ tera, au contraire, avec profondeur sur le fait que ce qu’il appelle la Tradition - et il entend par là l’ensemble de la doctrine et de la foi vivantes de l’Église - n’a pas à prouver ses titres : « Elle présuppose la vérité dont chacun devra se pénétrer. Elle a pour but d’écarter ceux qui voudraient proposer comme chrétiennes des conclusions étran­ gères à l’enseignement de l’Église. C’est pourquoi les Pères de l’Église caractérisaient ces tentatives par le reproche de nouveauté ». Quand le chrétien, dit-il encore, refuse d’accepter une doctrine nouvelle, c’est d’abord parce quelle contredit sa conscience de croyant et, du même coup la conscience de toute la communauté croyante dans laquelle il est né à la foi. En face de l’hérésie « le chrétien n’est pas seul, il a à ses côtés la croyance ininterrompue de l’Église entière, comme base his­ torique de son sentiment. Ceux qui ne sont pas intégrés dans la foi traditionnelle ininterrompue ne peuvent invoquer l’argument de prescription. » L’unité dans l’Église, trad. A. de Lilienfeld, Paris, 1938, §12, p. 37, et § 13, p. 41. 1076 x - l’apostolicité 1. La continuité signe certain de vérité Si l’on admet que Jésus et les apôtres ont apporté au monde la religion définitive venue du ciel, de deux choses l’une : ou bien cette religion sera continuée dans le monde par une suite sans défaillance et, dès lors, conservera intact son caractère surnaturel et divin ; ou bien cette religion sera interrompue, et ce qui lui succédera sera dû à l’initiative humaine et ne pourra venir que d’en-bas. La continuité est un signe certain de vérité ; la rupture un signe certain de fausseté. * I· 2. Deux signes de la rupture : a) dissidence (quod ubique), b) innovation (quod semper) Or, la rupture peut être prouvée positivement de deux manières : par la dissidence ou par l’innovation. a) D’abord par la dissidence, la séparation, le schisme. Mais, au moment où deux Églises se séparent, chacune prétend être l’Église du Christ, et chacune finira par accuser l’autre de dissidence. Y a-t-il une marque per­ mettant de reconnaître où est l’Église du Christ, et où l’Église dissidente ? Les anciens répondaient : l’Église du Christ est où se trouve l’universalité. « La secte de Donat, écrit saint Augustin, est en Afrique, les eunomiens ne sont pas en Afrique ; mais la Catholica s’y trouve comme la secte de Donat. Les eunomiens sont en Orient, la secte de Donat n’y est pas ; mais la Catholica s’y trouve comme les eunomiens. Elle est comme une vigne qui, en croissant, s’étend partout ; pour eux, ils sont comme des sarments inutiles, retranchés par le sécateur du vigneron en raison de leur stérilité, afin que la vigne soit taillée, non ampu- LE SIGNE 1077 tée. A l’endroit où les sarments ont été coupés, ils sont restés12. » Et encore : « Les hérétiques, les uns ici, les autres là, certains ailleurs, se heurtent contre l’unité catholique partout répandue. Car, tandis que l’Église qu’ils ont quittée est partout, ils n’ont pas réussi, eux, à être partout, et ils s’écrient, selon qu’il a été prophétisé à leur sujet : Voici, le Christ est ici, ou : Il est làx\ » La route à suivre nous est montrée par les « décisions de l’Église universelle », 1’« autorité concordante de l’Église univer­ selle », l’« autorité de la terre entière, universi orbis auctoritas», Γ«accord de l’Église universelle14». A son tour, saint Vincent de Lérins rappellera qu’il faut s’en tenir à ce qui est cru partout et par tous, quod ubique, quod ab omnibus'. «Nous suivrons l’universalité, si nous confes­ sons comme uniquement vraie la foi que confesse l’Eglise entière répandue dans l’univers15. » Ce n’est pas, certes, que l’on pensât que le nombre pût décider, par lui-même, de la question de vérité, et surtout d’une telle vérité. Mais on savait que le Christ avait envoyé les Onze à « toutes les nations » (Mt., fin), qu’ils devaient être ses témoins « à Jérusalem, dans toute la Judée, dans la Samarie et jusqu’aux extrémités de la terre» (Act., I, 8), que Paul avait reçu «la charge d’apôtre parmi toutes les nations pour qu’elles obéissent par la foi» (Rom., I, 5), que les sept Églises auxquelles écrit saint Jean symbolisaient l’Église universelle16. On savait aussi que, tandis que l’Église vraie est faite par Dieu pour tous les peuples, les autres Églises, dans la mesure où elles s’écartent d’elle, sont faites par les 12. Sermo XLVI, cap. VIII, n° 18. 13. Contra Cresconium, lib. Ill, cap. LXVII, n° 77. 14. De baptismo contra donatistas, lib. II, cap. I, n° 2 ; cap. IV, n° 5 ; lib. VII, cap. LUI, n° 102. 15. Commonitorium, H, 5 et 6 ; trad. P. de Labriolle. 16. S. Augustin, Epist. XLIX, n° 2. 1078 x - l’apostolicité * Si hommes pour répondre aux aspirations égarées d’un lieu, d un temps ou d'une culture ; en sorte que l’Église divine comptera toujours, dans l’ensemble et à tenir compte de la durée, plus de fidèles que chacune des Eglises dissidentes. On croyait toutefois qu’il n’était pas d'emblée impossible qu’à tel moment la défection fût plus nombreuse que la fidélité : saint Augustin rappelle qu’au concile de Rimini « la foi de beaucoup fut trompée par l’astuce de quelques-uns », bien que « la liberté de la foi catholique » ait prévalu peu après1 ; et, à propos du même concile, saint Vincent de Lérins oppose l’attitude de « la presque totalité de l’univers », infectée par le venin de l’arianisme, à celle « des vrais disciples et des vrais adorateurs du Christ » qui préférèrent la foi antique aux perfides innovations18. Que conclure ? L’universalité géographique et numé­ rique, le qtiod ubique, quod ab omnibus sera parfois un critère qui suffira pleinement à désigner la véritable Église et à la distinguer du schisme : quatorze siècles après saint Vincent de Lérins, Newman racontera, dans les pages inoubliables de YApologia pro vita sua, le boule­ versement qui se produisit dans son âme lorsque, dans la situation où les donatistes d’Afrique et les monophysites d’Orient étaient jadis par rapport à la grande Église, il crut reconnaître avec évidence la situation même où se trouvait en son temps l’Eglise d’Angleterre19. Toutefois, parce que la véritable Église est mystérieuse dans son essence et dans son mode de diffusion, il arrivera, en d’autres circonstances qui risquent de devenir de plus en plus fréquentes aujourd’hui où les erreurs comme les vérités peuvent en un clin d’œil faire le tour du globe et 17. Contra Maximinum, lib. II, cap. XIV, η ° 3. 18. Commonitorium, IV, 3. 19. Voir Excursus XII, « La raison de la conversion de Newman au catholicisme ». LE SIGNE 1079 pénétrer dans tous les milieux, que le critère de l’univer­ salité pourra demeurer ambigu et aura besoin d être dou­ blé par un autre critère, celui, par exemple, de la fidélité à la foi des ancêtres. Ou plutôt, il aura besoin d’être défini d’une manière plus précise. L’universalité qui importe ici, en effet, est celle, selon le mot de saint Vincent de Lérins, « des vrais disciples et des vrais adorateurs du Christ», ou, selon l’image évangélique, des vraies brebis du Christ. N’y aura-t-il pas un signe pour les reconnaître, pour discer­ ner les vrais fidèles des faux ? Oui, sans doute, s’il est vrai que le Christ a confié ses brebis à Pierre, s’il l’a établi sur son Eglise, s’il lui a donné ordre de confirmer dans la foi ses frères. Les vrais fidèles seront parmi les fidèles réunis autour de Pierre ; la véritable universalité, celle dont Pierre est le centre ; où sera Pierre, sera l’Eglise20. Le cri­ tère de l’universalité atteindra dès lors à la rigueur abso­ lue que le progrès de nos temps rendait souhaitable. Ainsi donc, l’argument par l’universalité prise comme signe d’apostolicité recevra son achèvement à la faveur d’un recours aux prophéties évangéliques concernant Pierre ; le quod ubique, quod ab omnibus est précisé par le cpiod ab Ecclesia romana. De cette première manière, la via apostolicitatis débouche dans la via primatus. Et l’on peut en voir comme un signe dans le fait que saint Augustin, qui avait si souvent opposé aux hérétiques 20. « C’est à Pierre que le Christ a dit : Tu es Pierre, et sur cette pierre j'édifierai mon Église. Où donc est Pierre, là est l’Église : où est l’Église, nulle mort, mais la vie éternelle. C’est pourquoi il a ajouté : Et les portes de l’enfer ne prévaudront point contre elle ; et je te donnerai les défi du royaume des deux. Bienheureux Pierre, contre qui la porte des enfers n’a point prévalu, pour qui la porte du ciel ne s’est point fermée, mais qui, au contraire, a détruit les vestibules de l’enfer, ouvert les cieux ! Placé sur la terre, il ouvre le ciel, ferme l’enfer. » S. Ambroise, Enarr. in Psalm. XL, n° 30 ; P. L., t. XIV, col. 1082. 1080 χ - l’apostolicité l’universalité de la vraie foi, invoquera lui-même expres­ sément l’autorité de Rome, à l’exemple de saint Ambroise, contre les pélagiens : les résolutions des conciles de Carthage et de Milève, dit-il, « ont été transmises au siège apostolique. De là aussi sont venues les décisions. La cause est finie. Plaise à Dieu que l’erreur finisse un jour21 ! » b) La rupture peut encore être prouvée par l’innova­ tion, qui fait passer les choses divines pour humaines ou les choses humaines pour divines, selon quelle retranche ou ajoute au dépôt révélé. Ce qui a été apporté divine­ ment au monde une fois pour toutes doit être, en effet, conservé sans retranchements ni adjonctions : la révéla­ tion suprême, donnée par le Christ et les apôtres, ne sau­ rait être transformée ; les institutions définitives, venues du Christ et des apôtres, ne sauraient être remplacées. L’Église du Christ est où se trouve l’antiquité. Les donatistes prétendaient que l’Église, dans la com­ munion de laquelle était resté saint Cyprien, n’était catholique que parce quelle comptait certainement, en son sein, des chrétiens qui, tout comme eux, devaient tenir pour nul le baptême conféré par les hérétiques et croire à la nécessité de rebaptiser les convertis. « Quoi donc, réplique saint Augustin, avant Agrippinus qui a inauguré cette nouvelle sorte d’usage contraire à la cou­ tume, l’Église n’existait-elle pas ? Et après Agrippinus, tandis qu’on était revenu — sinon Cyprien n’aurait pas dû songer à réunir un nouveau concile - à la coutume primitive et partout observée suivant laquelle le baptême 21. Sermo CXXXI, n° 10. Sur la différence entre les idées d’Augustin et de Cyprien touchant la primauté romaine, voir Othmar PERLER, « Le De Unitate de saint Cyprien interprété par saint Augustin », dans Augustinus Magister, Paris, 1954, pp. 855-856. LE SIGNE 1081 du Christ reste baptême du Christ, même quand on prouverait qu’il a été donné chez les hérétiques ou les schismatiques, l’Église n’existait-elle plus ? Si en ce temps-là l’Église existait, si l’héritage ininterrompu du Christ, loin d’avoir péri, se répandait au milieu des nations, nous avons donc une raison très sûre de persé­ vérer dans une coutume qui unissait ensemble les bons et les mauvais. Et si, au contraire, l’Église n’existait plus du fait qu’on y avait reçu, sans les rebaptiser, des héré­ tiques sacrilèges et que telle était la coutume générale, alors à quoi rattacher Donat ? De quelle terre a-t-il germé, de quelle mer a-t-il surgi, de quel ciel est-il tombé ? Pour nous, nous l’avons dit, nous restons en sécurité dans la communion de l’Église où se fait aujour­ d’hui universellement ce qui se faisait universellement avant Agrippinus, puis entre Agrippinus et Cyprien22. » Saint Vincent de Lérins, lui aussi, en appelle à ce qui a été cru toujours, quod semper : « Nous suivons l’anti­ quité, ajoute-t-il, si nous ne nous écartons en aucun point des sentiments manifestement partagés par nos saints aïeux et par nos pères23 » ; et il loue ceux qui, au concile de Rimini, « préférèrent la foi antique à de per­ fides innovations et se préservèrent ainsi de la contagion du fléau24 ». Mais comment entendre le quod semper ? Tout d’abord, signifierait-il qu’avec la substance divine du christianisme il faille conserver immuablement les formes accidentelles sous lesquelles il est d’abord apparu, et que, par respect du passé, il faille sacrifier l’avenir, ou signifie-t-il, au contraire, que l’éternel étant sauf et la substance divine du christianisme conservée, l’avenir 22. De baptismo contra donatistas, lib. Ill, cap. II, n° 3. 23. Commonitorium, II, 6. 24. Ibid., iv, 3. 1082 χ - l’apostolicité puisse librement succéder au passé ? De plus, signifieraitil que la volonté de l’Esprit saint était que l’Eglise primi­ tive reçût le dépôt, révélé par le Christ et les apôtres, comme une doctrine d’emblée complètement explicitée et incapable d’aucun développement ultérieur, ou signi­ fie-t-il, au contraire, que la volonté de l’Esprit saint était que l’Eglise primitive reçût le dépôt, révélé par le Christ et les apôtres, comme un principe d'une fécondité illimi­ tée, appelé à développer peu à peu ses conséquences au cours des âges, selon ce qui est suggéré dans l’Evangile: « Tout scribe initié à la doctrine du royaume des cieux est semblable à un maître de maison qui tire de son tré­ sor des choses nouvelles et des choses anciennes » (Mt., XIII, 52) -, et ne faut-il pas dire, avec Newman, et c’était aussi la conviction de Soloviev2^ que l’idée du développement est la seule précisément qui permette de saisir tout l’enchaînement de la pensée chrétienne25 26 ? A 25. « Combien serait déraisonnable celui qui, ne voyant dans la semence ni tronc, ni branches, ni feuilles, ni fleurs, voudrait en conclure qu’on ne fait qu'appliquer toutes ces parties, plus tard, arti­ ficiellement et du dehors, que cela ne pousse pas par la force même de la semence, et qui, pour cela, nierait tout l’arbre qui doit appa­ raître dans l’avenir, n’admettant pour toujours que l’existence de la semence seule. Tout aussi déraisonnable est celui qui nie les formes plus complexes, c’est-à-dire plus manifestes que revêt la grâce divine dans l’Église et veut absolument revenir à la forme de la communauté chrétienne primitive. » Vladimir SOLOVIEV, Les fondements spirituels de la vie, trad. R. P. Georges Tzebricow, Bruxelles, 1932, p. 189, 2e édit., p. 152. 26. Si les hérésies nourrissent l’ambition de ramener le christia­ nisme à ses origines, c’est qu’elles n’entendent pas cette loi profonde de la vie. Elles procèdent mécaniquement. Pour elles, dit MOEHLER, « le christianisme est considéré comme une affaire ayant toujours été complètement achevée, définitive et immuable. Avec cela on entre­ tient l’illusion de pouvoir retrouver un christianisme biblique, évan­ gélique, si celui-ci avait pu disparaître pendant une centaine ou un millier d’années. Que dirait-on de celui qui, perdant la raison pen- LE SIGNE 1083 ces questions, les anciens ont répondu. Saint Augustin assurait que « c’est au moment où ils sont mis en ques­ tion par l’ardente inquiétude des hérétiques et où il est nécessaire d'en prendre la défense, que de nombreux points de la foi catholique sont examinés avec plus de soin, saisis avec plus de clarté, prêchés avec plus de zèle, en sorte que chaque question posée par un adversaire devient une occasion de s’instruire27 » ; il expliquait que «souvent les conciles pléniers eux-mêmes sont améliorés par d’autres conciles pléniers, lorsque, à la faveur des événements, l’on ouvre ce qui était fermé et l’on connaît ce qui était caché, aperitur quod clausum erat et cognosci­ tur quod latebat^ ». Même doctrine chez Vincent de Lérins. Tout de suite après avoir rappelé les paroles pleines de sollicitude que Paul adresse à Timothée, c’està-dire à l’Eglise universelle : « O Timothée ! garde le dépôt, évitant les profanes nouveautés de paroles », il poursuit, dans un chapitre célèbre de son Commo­ nitorium : « Mais on objecte peut-être : - La religion n’est donc susceptible d’aucun progrès dans l’Eglise du Christ? - Certes, il faut qu’il y en ait un, et consi­ dérable! Qui serait assez ennemi de l’humanité, assez hostile à Dieu pour essayer de s’y opposer ? Mais sous cette réserve, que ce progrès constitue vraiment pour la foi un progrès et non une altération, profectus non per­ mutatio', le propre du progrès étant que chaque chose s’accroît en demeurant elle-même, le propre de l’altéra­ tion qu’une chose se transforme en une autre. Donc, que croissent et que progressent largement l’intelligence, la dant des années, mais qui cependant aurait, de temps à autre, des souvenirs d’enfance, accuserait les autres de déviations et voudrait les faire retourner avec lui à l’état d’enfance ? » L'unité dans l’Église, trad. A. de Lilienfeld, Paris, 1938, § 18, p. 61. 27. De civitate Dei, lib. XVI, cap. II. 28. De baptismo contra donatistas, lib. II, cap. Ill, η ° 4. 1084 » I •« I » 3 P* * M H x - l’apostolicité science, la sagesse, tant celle des individus que celle de la collectivité, tant celle d’un seul homme que celle de l’Église tout entière, selon les âges et selon les siècles! mais à condition que ce soit exactement selon leur nature particulière, c’est-à-dire dans le même dogme, dans le même sens, dans la même pensée29. » La règle de l’antiquité exclut l’altération, non le pro­ grès. Et souvent sans doute il est aisé de reconnaître ce qui est altération, innovation, transformation. Mais en d’autres circonstances, que le progrès des temps rendra, semble-t-il, toujours plus fréquentes, le doute pourra surgir. Alors, la règle de l’antiquité aura besoin d’être doublée par celle de l’universalité ; et, de fait, ces deux règles sont employées solidairement par Augustin et par Vincent de Lérins30. Ou plutôt la règle de l’antiquité aura besoin, à son tour, d’être précisée. Ce n’est pas la conservation de -i 29. xxiii, 1-3. -te_ 30. Par exemple au chapitre XXVII, 3-5, du Commonitorium où, résumant sa doctrine, Vincent recommande aux enfants de l’Église de suivre « Γuniversalité, l’antiquité, le consentement général. Si parfois la partie se révolte contre le tout, la nouveauté contre l’ancienneté, l’opinion particulière d’un seul ou de quelques-uns contre l’opinion unanime de tous les catholiques ou de la grande majorité, qu’ils pré­ fèrent à la corruption de la partie l’intégrité de l’universalité ; dans cette même universalité, qu’ils mettent la religion antique au-dessus de la nouveauté profane ; et dans cette antiquité même qu’ils fassent passer avant la témérité d’un seul homme, ou du très petit nombre, d’abord les décrets généraux d’un concile universel, s’il en existe un ; et, s’il n’en existe pas, qu’ils suivent ce qui s’en rapproche davantage, à savoir les opinions concordantes de nombreux et éminents docteurs. En nous conformant à cette règle, Dieu aidant, avec fidélité, pru­ dence et zèle, nous prendrons sur le fait sans grande difficulté toutes les erreurs pernicieuses des hérétiques qui surgissent. » Vincent fait remarquer, au chapitre XXX, qu’il a suffi, lors du concile d’Éphèse, de montrer l’accord de dix des Pères ou docteurs principaux de l’Église pour attester la foi de l’Église. LE SIGNE 1085 n’importe quel dépôt, ni la continuité par elle-même, qui est preuve de vérité, mais la conservation du dépôt divin, la transmission ininterrompue des pouvoirs confiés aux apôtres, la permanence de la vraie doctrine. Qu’est-ce à dire ? La continuité qui est signe de vérité sera celle de l’Église contre qui les portes de l’enfer ne sauraient prévaloir, et des Églises qui seront en commu­ nion avec elle. De ce fait, l’argument par l’antiquité prise comme marque d’apostolicité reçoit sa pleine rigueur, mais c’est par un recours aux prophéties concernant Pierre ; le quod semper est précisé par le quod ab Ecclesia romana. Une fois encore, la via apostolicitatis débouche dans la via primatus. Aussi, ayant à donner un exemple de la preuve par l’antiquité, Vincent de Lérins l’em­ prunte « de préférence au siège apostolique, afin que tous voient plus clair que le jour avec quelle vigueur, quel zèle, quels efforts, les bienheureux successeurs des bienheureux apôtres ont défendu l’intégrité de la religion traditionnelle », et il rapporte les célèbres paroles du pape Étienne contre ceux qui proposaient de rebaptiser les hérétiques : « Qu’on n’innove rien, mais qu’on observe la tradition31. » Avant lui, saint Ambroise disait des novatiens : « Ils n’ont pas l’héritage de Pierre, ceux qui n’ont pas le siège de Pierre, déchiré par leur division impie32. » En résumé, les deux signes qui servent à déceler la rupture d’avec la religion chrétienne, à savoir la dissi­ dence et l’innovation, achèvent peu à peu de s’expliciter et de se préciser dans un signe unique, plus immédiate­ ment saisissable, la séparation d’avec l’Église romaine. La communion avec Pierre, voilà le critère le plus net et le 31. Ibid., IV, 2 et 6. Vincent réserve aux papes le titre de papa, accordé jusqu’alors à tous les évêques. 32. De Paenitentia, lib, I, cap. vu, n° 33 ; P. L., t. XVI, col. 476. 1086 x - l’apostolicité plus rigoureux de l’apostolicité véritable. Cependant, même avant d’avoir conduit l’argument de l’apostolicité à son ultime degré d’explicitation, avant d’avoir précisé parfaitement les notions d’universalité et d’antiquité qu’il met en cause, on a pu l’employer avec succès pour reconnaître l’Église fondée par le Christ et les apôtres: de bonne heure, en effet, les Pères l’ont irwoqué ; et au siècle dernier, c’est plusieurs années avant d’avoir admis le primat de l’Église romaine que Newman se prit à faire remarquer que, privée d’universalité, l’Église anglicane offrait le caractère d’une secte. En présentant les choses comme nous venons de le faire, il devient possible de donner raison à la fois au P. de la Brière, qui veut définir les notes de l’Église indé­ pendamment de la romanité, en vue de se servir d’elles pour amener les croyants du dehors jusqu’à l’Eglise romaine33 ; et au P. de Guibert, qui estime que la roma­ nité donne seule aux autres notes leur plein achève­ ment34. 3. Témoignages qui en appellent à la continuité de la doctrine ou de la hiérarchie Il est intéressant d’étudier l’usage que les premiers apologistes ont fait de la preuve par l’apostolicité. Ils 33. Diet. apol. de la foi cath., article « Église », col. 1278-1279. 34. « Les quatre notes, ou du moins les trois premières, postulent la note de romanité pour exister non pas matériellement mais formelle­ ment. Seule, en effet, la communion avec l’évêque romain, successeur de Pierre, donne le vrai principe de l’unité, empêche que l’Église ne se morcelle en diverses Églises nationales, et, surtout, communique à toute l’Église l’apostolicité de succession. » De Christi Ecclesia, 1926, p. 111. Gustave THILS se contente d’opposer les deux points de vue, Les notes de l’Église dans l’apologétique catholique depuis la Réforme p. 295. Un peu plus haut, le même auteur, frappé de la manière dont le LE SIGNE 1087 l’ont regardée comme un moyen permettant de décou­ vrir en même temps où étaient la doctrine divine et la hiérarchie divine. Ils ont en quelque sorte fondu ensemble la question de la continuité de la doctrine (apostolicitas doctrinae) et la question de la continuité de la hiérarchie (apostolicitas hierarchiae). Et il est vrai que ces deux questions sont en réalité étroitement connexes, bien que l’esprit puisse les distinguer l’une de l’autre. Produisons quelques textes dont les premiers attirent l’attention plutôt sur la continuité de la doctrine, les seconds plutôt sur la continuité de la hiérarchie. a) S’il existe une vérité non faite par les hommes mais apportée au monde par le Christ et les apôtres, seule une transmission fidèle a pu la conduire jusqu’à nous ; et par­ tout où il y a innovation, où l’expérience religieuse d’un nouveau prophète change la nature de la doctrine jusquelà reçue par tous les chrétiens, où au nom même de l’Écriture l’on tente de donner à l’Écriture un sens tout différent, il faudra dire : voici la substitution, à la doctrine révélée une fois pour toutes par le Christ et ses apôtres, d’une doctrine réinventée par les hommes. On voit pour­ quoi la continuité est signe de vérité. C’est la règle qu’on suivra dès le début. « Je n’allais pas à ceux qui rapportent des préceptes étrangers, dit Papias, vers 130, mais à ceux qui rapportaient les préceptes donnés à la foi par le Seigneur et provenant de la Vérité même... Je ne croyais pas que ce qu’on tire des livres pût profiter autant que ce qui vient d’une voix qui vit et qui demeure35. » Même P. de Guibert rapproche de l’apostolicité la primauté romaine, croit pouvoir en conclure « que la preuve par l’apostolicité est relativement inutile, et qu’il vaut mieux se contenter de la via primatus », ibid., p. 286. Cf. aussi p. 204. Nous ne partageons pas cette manière de voir. 35. Apud Eusebium, Hist. Eccl., lib. Ill, cap. XXXIX ; P. G., t. XX, col. 297. 1088 χ - l’apostolicité témoignage à la fin du second siècle chez Clément d’Alexandrie : « Comme un homme qui deviendrait ani­ mal - ainsi les victimes des philtres de Circé - celui-là cesse d’être homme de Dieu et fidèle au Seigneur qui répudie la tradition ecclésiastique et qui embrasse les opi­ nions des hérésies humaines36. » Aux multiples hérésies de son époque, qu’il ne refusera pas d’ailleurs d’examiner ensuite dans le détail, Tertullien commence par opposer ce qu’il appelle la « prescription », c’est-à-dire une fin de nonrecevoir, du fait qu’elles ont abandonné la règle authen­ tique de la vérité venue du Christ et transmise jusqu’à nous. « Si Jésus-Christ, notre Dieu, dit-il, dans le De praes­ criptione haereticorum, a envoyé les apôtres prêcher, il ne faut point accueillir d’autres prêcheurs que ceux qu’il a institués : Nul, en effet, ne connaît le Père, si ce nest le Fils, et celui à qui le Fils la révélé, et il n’apparaît pas que le Fils l’ait révélé à d’autres qu’aux apôtres, qu’il envoya prêcher les choses qu’il leur avait révélées. Mais que prêchaient-ils, et quelles choses leur avait-il révélées ? Pour le savoir, il faut recourir à la prescription et s’adresser aux Eglises que les apôtres ont eux-mêmes fondées et qu’ils ont instruites tant de vive voix, comme on dit, que plus tard par lentes. Il est donc clair que toute doctrine qui est d’accord avec celle des Églises apostoliques, matrices et sources de la foi, doit être considérée comme vraie et comme contenant ce que les Églises reçurent des apôtres, les apôtres du Christ, le Christ de Dieu. Et il nous reste à montrer que le credo que nous avions résumé plus haut est de tradition aposto­ lique, et que par le fait même les autres doctrines viennent du mensonge. Nous communions avec les Églises aposto­ liques, notre doctrine n’est pas autre que la leur, voilà le signe de la vérité37. » Tertullien, on le voit, relève que la 36. Stromat., lib. VII, cap. xvi ; P. G., t. IX, col. 544. 37. De praescriptione, XXL LE SIGNE 1089 doctrine apostolique a pour signe d’être crue par l'en­ semble des Églises apostoliques. Il précise encore qu elle a toujours été crue : « L’ordre du temps manifeste que cela est divin et vrai qui est transmis dès l’origine ; que cela est étranger et faux qui est ajouté postérieurement. Voilà la prescription qui confond toutes les hérésies apparues dans la suite des temps ; elles ne peuvent avoir aucune assu­ rance intérieure pour revendiquer la vérité38. » b) La doctrine apostolique, c’est la doctrine enseignée par les Églises apostoliques, c’est-à-dire par les Églises rattachées aux apôtres, qui en sont les fondateurs soit immédiats soit du moins médiats, par une succession ininterrompue. S’il est vrai que les apôtres ont reçu du Christ-Dieu des pouvoirs hiérarchiques qui doivent se transmettre de génération en génération, notamment le pouvoir de conserver et de prêcher au monde sans altéra­ tion la doctrine révélée, il est clair que partout où la suc­ cession apostolique est réalisée, la doctrine apostolique est présente. Mais il était encore plus facile de convain­ cre, aux premiers âges, en faisant constater la continuité historique de la hiérarchie qu’en montrant la continuité organique de la doctrine. Et c’est pourquoi les premiers apologistes s’attacheront à prouver la seconde par la pre­ mière. « S’il est des doctrines qui prétendent remonter à l’époque des apôtres, dit Tertullien, et descendre d’eux parce qu’elles auraient existé de leur temps, nous dirons : Quelles prouvent l’origine de leurs Églises ; qu’elles montrent la suite de leurs évêques de telle manière que le premier évêque ait été installé et précédé par l’un des apôtres ou par l’un des hommes apostoliques qui persé­ vérèrent dans la communion des apôtres. C’est ainsi en effet que les Églises apostoliques présentent leurs fastes : 38. Ibid., XXXI, 3-4. 1090 x - l’apostolicité l’Église de Smyrne nous montre Polycarpe établi par Jean ; l’Eglise de Rome, Clément ordonné par Pierre3940 .» Et encore : « Parcours les Eglises apostoliques, où les chaires mêmes des apôtres, restées en place, continuent de présider ; où leurs lettres authentiques font résonner leur voix et revivre les traits de chacun d’eux. Es-tu proche de l’Achaïe, tu as Corinthe. N’es-tu pas loin de la Macédoine, tu as Philippes. Peux-tu gagner l’Asie, tu as Ephèse. Touches-tu à l’Italie, tu as Rome à l’autorité de qui nous recourons, nous aussi. Heureuse Eglise ! à qui les apôtres ont donné avec leur sang la pleine doctrine, où Pierre subit un supplice semblable à celui du Seigneur, où Paul est couronné de la mort de Jean Baptiste ; où l’apôtre Jean, après avoir été plongé indemne dans l’huile bouillante, est condamné à être relégué dans une île. Voyons ce quelle a appris, ce quelle a enseigné, ce quelle certifie en même temps que les Eglises d’Afrique'10. » Un peu auparavant, aux gnostiques qui s’emparaient du texte de Paul : « Nous parlons de la sagesse entre les parfaits » (I Cor., Il, 6), pour prétendre que les apôtres, en plus de la doctrine commune consignée dans l’Écriture, enseignaient aux parfaits une sagesse ésotérique41, saint Irénée (mort en 202) répondait que les apôtres auraient instruit avant tout de cette sagesse ceux qu’ils plaçaient à la tête des Églises et qui allaient devenir leurs 39. Ibid.. XXXII, 1-2. 40. Ibid, xxxvi-xxxvii, 1. 41. Existe-t-il une « sagesse » ésotérique pour les « parfaits » ? C’est la question que le P. ALLO étudie minutieusement dans son commen­ taire sur la Première épitre aux Corinthiens. Paris, 1935, pp. 87-115, et qu’il résout en disant que, selon saint Paul, « les parfaits vivent sur les mêmes vérités que le commun des croyants ; de la doctrine évangé­ lique tout ésotérisme est absent, et n’aurait pu jamais constituer aux yeux des apôtres qu’une gnose qui bouffit. I Cor., VIII, 1 ». LE SIGNE 1091 successeurs. Quelle est donc la tradition des apôtres ? Pour tous ceux qui veulent voir la vérité, il sera facile de s’en rendre compte. Elle est manifestée dans le monde entier, elle est reconnaissable dans chaque Église. Et ni les évêques institués par les apôtres, ni leurs successeurs jusqu’à nous n’ont rien connu qui ressemblât au délire des gnostiques. Nous pourrions les énumérer. « Mais comme il serait trop long de rapporter ici la succession de toutes les Églises, nous montrerons, à propos de l’Eglise très grande, très antique, connue de tous, fondée et constituée à Rome par les glorieux apôtres Pierre et Paul, que la tradition quelle tient des apôtres et la foi quelle a annoncée aux hommes sont parvenues jusqu’à nous par des successions régulières d’évêques, et ce sera la confusion de tous ceux qui, de quelque manière que ce soit, par propre complaisance, par vaine gloire, par aveuglement, par erreur, se groupent en sectes. Car c’est avec l’Église romaine, en raison de sa prééminence supérieure42, que doit être d’accord toute l’Église, c’est-àdire tous les fidèles qui sont dans l’univers, et c’est en elle que tous ces fidèles ont conservé la tradition qui vient des apôtres43. » Après avoir donné les noms des douze évêques de Rome par lesquels, selon ses expres­ sions, « la tradition apostolique dans l’Église et la prédi­ cation de la vérité sont parvenues jusqu’à nous », Irénée passe à l’Église de Smyrne dont, au temps de sa première jeunesse, il a connu le vieil évêque, Polycarpe, établi par les apôtres eux-mêmes, puis à l’Église d’Éphèse fondée par Paul et où Jean résida. « Après de telles preuves, il n’y a pas à chercher chez les autres la vérité qu’il est facile de 42. Propter potentiorem principalitatem est rendu par : en raison de sa plus puissante autorité de fondation, par F. SAGNARD, O. P., Contre les hérésies, livre III, édit, critique. 43. Contra haereses, lib. Ill, cap. III ; P. G., t. VII, col. 848. 1092 x - l’apostolicité recevoir de l’Église, puisque les apôtres, comme un riche dans une cassette, ont déposé en elle la plénitude de tout ce qui touche à la vérité, afin que quiconque le voudra puise en elle le breuvage de vie44. » Pourquoi donc alléguer plusieurs Églises ? Est-ce que toute Église fondée par les apôtres n'est pas assurée de l’infaillibilité ? Non. Même apostolique, une Église pourra s’effondrer comme l’Église de Jérusalem. Elle pourra se pervertir ; n est-ce pas l’ange de l’Église d’Éphèse, fondée par Paul, qui est menacé par le Seigneur : «J’ai contre toi que tu as diminué ton premier amour. Souviens-toi donc d’où tu es tombé et convertis-toi, et reviens à tes premières œuvres. Sinon, je viendrai à toi, et je change­ rai de place ton flambeau, à moins que tu ne te repentes» (Apoc., II, 4-5). Ce n’est pas à chaque Église particulière, en effet, c’est à l’Église universelle que les promesses divines ont été faites. La preuve d’antiquité doit être complétée par celle d’universalité. On le sait dès le principe. Et dès le principe aussi, pour savoir de quel côté se trouve l’universalité, on commence avec un sûr instinct, les textes d’Irénée et de Tertullien que nous venons de citer en sont un signe, à se tourner vers Rome, vers l’Église des apôtres Pierre et Paul. 4. La preuve de la succession apostolique considérée comme restreinte au pouvoir d’ordre seul, ou comme étendue à la juridiction Bientôt l’on verra le schisme et l’hérésie s’installer momentanément dans les Églises d’Antioche, de Constantinople, d’Alexandrie, en Afrique, etc. Puis le 44. Ibid., col. 855. LE SIGNE 1093 grand schisme séparera l’Orient de l’Occident. Ce que l’on comprend alors, c’est que la hiérarchie divine peut, en certains lieux, se déchirer en deux. Elle demeure entière sans doute et indivisée au sein de la véritable Eglise. Mais, dans l’Eglise qui fait schisme, elle ne se sur­ vit plus que par une moitié d’elle-même. Le pouvoir juridictionnel ou pastoral y est de soi interrompu ; et cependant le pouvoir d’ordre peut s’y perpétuer validement. Dès lors, la preuve de la succession apostolique pourra recevoir deux applications distinctes. On pourra donner aux mots de succession apostolique un sens nouveau, plus restreint. Et on pourra leur conserver le sens plus compréhensif que nous connaissons déjà. a) Dans le premier cas, l’argument de l’apostolicité permettra de reconnaître, avec une exactitude pour ainsi dire matérielle, la présence ou l’absence, dans une Église, du pouvoir d’ordre et du culte chrétien. Partout où sa transmission s’est faite sans interruption, le pouvoir d’ordre continue d’exister et le culte est célébré validement. L’apostolicité est, sur un point, sauvegardée. Mais c’est une apostolicité partielle, mutilée45, puisque l’apos45. Il y aurait une grave erreur, fair remarquer BILLOT, à vouloir restreindre la question de la succession apostolique à la question de la validité des ordinations. De Ecclesia Christi, Rome, 1921, p. 345. On peut appeler apostolicité apparente une continuité purement matérielle, comme celle qui est offerte par l’Église anglicane ou l’Église suédoise, où des évêques invalidement consacrés prennent la place d’évêques authentiques ; apostolicité partielle ou mutilée, celle qui résulte de la transmission valide du pouvoir d’ordre seul, telle qu’on peut la trouver dans les Églises gréco-russes ; apostolicité plé­ nière, celle qui résulte de la transmission du pouvoir d’ordre et du pouvoir de juridiction. L’apostolicité apparente est purement exté­ rieure ; l’apostolicité partielle peut s’appeler matérielle ; l’apostolicité plénière peut s’appeler formelle. Mais si les théologiens sont d’accord sur les choses, ils n’emploient pas toujours de la même manière les 1094 χ - l’apostolicité toiicité de juridiction fait défaut46. En outre, cette apostolicité partielle est constamment menacée, car la croyance aux sacrements et à l’eucharistie, n’étant plus protégée contre les attaques nouvelles de l’erreur par l’in­ faillible magistère du souverain pontife, risque de céder et d'entraîner dans sa ruine jusqu’au pouvoir d’ordre4\ mots « matériel » et « formel ». Nous avons reconnu la présence d'une juridiction partielle dans les Églises dissidentes orientales, cf. supra, p. 1030. 46. S’il est vrai que la juridiction spirituelle sur les choses spécula­ tives et pratiques, que la puissance pastorale réside non pas certes à titre exclusif mais à titre total et premier dans le pasteur suprême des brebis chrétiennes, elle cesse en principe d’exister dans un épiscopat qui rompt avec lui : « Les évêques perdraient le droit et le pouvoir de gouverner s’ils se séparaient sciemment de Pierre et de ses suc­ cesseurs. » LÉON XIII, encyclique Satis cognitum. Cependant, en fait et à titre emprunté, les Églises dissidentes conservant le pouvoir d’ordre, telles les Églises gréco-russes, peuvent posséder, par une concession soit expresse soit tacite du souverain pontife, une juridic­ tion partielle mais véritable. Tout cela, qui a été dit, ne doit pas être oublié ici. 47. Comme signe d’un affaissement toujours possible, dans l’Église gréco-russe, de la croyance traditionnelle, on pourrait rappe­ ler que la croyance implicite à l’immaculée Conception s’est con­ servée pacifiquement dans l’Église grecque jusque vers la fin du XVe siècle, et quelle s’efface à partir du XVIe siècle, sous l’influence non pas unique mais indéniable du protestantisme. Cf. Martin JUGIE, « Immaculée Conception dans l’Église grecque après le concile d’Éphèse », Diet, de théol. cath., col. 956 et 963 ; et L’Immaculée Conception dans l’Ecriture sainte et dans la tradition orientale, Rome, 1952, p. 312. De même les livres « deutérocanoniques » de l’Ancien Testament furent reçus comme inspirés depuis Photius jusqu’au XVIIIe siècle ; à partir de cette date, ils furent rejetés ouvertement par l’Église russe, puis par un bon nombre de théologiens grecs. Cf. Martin JUGIE, Theologia dogmatica christianorum orientalium, Paris, 1926, t. I, pp. 654-661. Telle est, hors de l’Église catholique, la pente naturelle. Le constater, ce n’est pas cependant méconnaître « la sainteté russe, la sainteté de saint Serge et de saint Séraphi, de saint Nikhon et de saint Métrophane », ce n’est pas nier la sainteté de tant de chrétiens russes immolés aujourd’hui en témoignage de la foi. LE SIGNE 1095 Partout au contraire où la transmission a été interrom­ pue, il faudra conclure à l’absence du pouvoir d’ordre, à l’invalidité du sacrifice eucharistique et des sacrements, sauf pour ce qui regarde le baptême et le mariage. De nos jours encore, une interruption de cette nature est relativement facile à vérifier ; c’est ainsi que les ordina­ tions de l’Eglise d’Angleterre ont été déclarées invalides, parce que la consécration sacerdotale et en conséquence la consécration épiscopale ayant été pendant cent ans défectueuses, l’amendement introduit plus tard par les anglicans restait sans effet, toute solution de continuité étant ici irrémédiable48. Car, en même temps que le poids qui a séparé de l’unité les Églises, continue de les entraîner toujours davantage, la force ascensionnelle de l’Esprit, traversant tous les obstacles et trouvant un point d’appui dans l’immense héritage que ces Églises ont gardé de l’Église unique, vient pousser non seulement des âmes individuelles mais des sociétés entières d’âmes, qu’elles l’ignorent ou qu’elles le devinent confusément, vers la plénitude de la vérité catholique. 48. LÉON XIII, lettre Apostolicae curae, sur les ordinations angli­ canes, septembre 1896. Trente ans auparavant, dans XApologia pro vita sua, note E, « Ce que je pense aujourd’hui de l’Église anglicane », Newman écrivait : « Quant à sa prétention de succession apostolique remontant au temps des apôtres, il se peut quelle la possède. Si jamais le saint siège décide qu’il en est ainsi, je le croirai, parce qu’un jugement supérieur au mien en aura décidé ainsi ; mais [...] les argu­ ments fondés sur l’antiquité ne correspondent pas du tout à l’impor­ tance des faits visibles », c’est-à-dire à la manière dont le baptême et l’eucharistie sont administrés dans l’Église anglicane, et dont la suc­ cession apostolique y est trop souvent niée. Cf. la note de Nédoncelle, dans la traduction Bloud et Gay, Paris, 1939, p. 362. Le cas de l’Église suédoise, qui se glorifie « de la belle continuité qui la distingue parmi les Églises de la Réforme », n’a pas, comme celui de l’Église anglicane, fait l’objet d'une décision canonique de Rome. Il a été étudié très attentivement par le R. P. L.-M. DEWAlLLY, dans la Revue des sciences philosophiques et théologiques, juillet 1938, pp. 386426: «L’Église suédoise d’État a-t-elle gardé la succession apostolique ? » On peut ramener à trois les conclusions de l’auteur : 1096 x - l’apostolicité b) Dans le second cas, en lui conservant toute son extension, la preuve de la succession apostolique permet­ tra de reconnaître où se trouve aujourd'hui la plénitude de la hiérarchie et l’Église véritable. Il faudra descendre alors le cours de l’histoire en s’attachant à suivre pas à pas non plus simplement une Eglise particulière ou tel groupe d’Eglises particulières, mais la seule Eglise tou­ jours orthodoxe, la seule Eglise contre laquelle les portes de l’enfer ne prévaudront jamais, la seule Eglise assistée pour s’étendre à toutes les nations et durer jusqu’à la fin des siècles. C’est l’Église visible universelle. Comment la reconnaître ? Parfois son évidence frappera tous les yeux. Mais dans les grandes tempêtes, quand le schisme vient partager en deux les fidèles de l’univers, où la cher­ cherons-nous ? Aurons-nous un signe certain pour la disμ , 1° il y a toujours eu en Suède, au moins extérieurement, des évêques succédant à d’autres évêques ; mais on ne paraît pas se demander à quoi pourrait correspondre dans la réalité cette succession épiscopale sans rupture, qu’on prend seulement pour symbole de la permanence essentielle de l’Église de Suède sous deux organisations différentes; 2° au fond, il s’agit d’une succession purement apparente. Ces évêques n’étaient pas de vrais évêques. La transmission du pouvoir d'ordre s’est brisée avec la Réforme. D’abord en effet, on peut mettre en doute la validité de l’ordination du premier archevêque protestant d’Upsal, Laurentius Petri: «A peine revenu de Wittenberg et en pleine ferveur luthérienne, avait-il l’intention de recevoir l’épiscopat tel que le conçoit l’Église ? Nous sommes loin d’en être assurés, et le contraire est beaucoup plus vraisemblable. » Surtout, l’étude du rituel suédois conduit à des conclusions plus nettes. Sous l’influence luthé­ rienne, la prêtrise et l’épiscopat ont été vidés de leur substance: « Pour notre part, nous ne voyons pas le moyen d’éviter cette conclu­ sion que la chaîne a été brisée. La rupture, quel que soit le sens qu’on lui donne, est évidente : les prêtres et les évêques ne sont plus ce qu’étaient leurs devanciers. Ce ne sont plus les mêmes pouvoirs trans­ mis que dans l’Église catholique suédoise d’avant la Réforme...»; 3° évidemment, le pouvoir juridictionnel régulier de ces évêques ne peut venir authentiquement du Christ. LE SIGNE 1097 cerner? La révélation divine ne nous a-t-elle rien dit à ce propos ? Nous savons que ce mot d’universel doit être pris avec un sens qualitatif, qu’il désigne les vraies brebis du Christ répandues dans le monde entier. Le Christ, siégeant à la droite de Dieu, les dirige du haut du ciel. Mais sur la terre, qui doit les paître, les gouverner en son nom, les réunir en une seule Église ? C’est à Pierre que les promesses ont été faites. Aux Actes des Apôtres, écrits pour manifester que l’Esprit saint est lui-même le prin­ cipe de toute l’Église, que trouvons-nous dès les pre­ mières pages ? Un fait tout nouveau nous surprend : l’au­ torité de Pierre sur l’Église. Les apôtres se disperseront. Pierre quittera Jérusalem. Bientôt après, nous voyons les premières Églises chrétiennes, toutes dociles encore sous l’impulsion quelles ont reçue, commencer de lever les yeux sur l’Église fondée à Rome par les apôtres Pierre et Paul. Le pouvoir de régir l’Église universelle réside en elle. Il aura avec le temps à déployer ses virtualités. Le sens des paroles de Jésus à Pierre deviendra plus mani­ feste. L’Église universelle, l’Église apostolique apparaîtra toujours plus explicitement comme l’Église de Pierre. 5. Le modernisme et l’argument de prescription L’argument de prescription tient aux entrailles du christianisme. L’hérésie n’a point osé d’abord en rejeter le principe ; elle s’est efforcée plutôt d’en contester dans le détail les applications qui la démasquaient. Aujourd’hui, le modernisme tente de le faire sauter définitivement ; mais il doit sacrifier du même coup la substance du christianisme. Il ne faut pas croire, nous dit-il, que Dieu ait révélé, par le Christ et les apôtres, une vérité définitive que l’intelli­ gence devait recevoir et qu’il faudrait conserver intacte jus­ qu’à la fin des temps. Mais il faut croire que Dieu - dans 1098 ; , q J « :: [I > X - l’apostolicfi'é la mesure où il est possible de parler de Dieu - a ému l’âme du Christ et des apôtres, lesquels ont essayé, après coup, de formuler leur expérience en notations concep­ tuelles plus ou moins heureuses mais qui, à aucun titre, ne doivent être considérées comme de « droit divin » ou comme normatives pour les générations postérieures. L'apostolicité véritable ne consiste donc pas dans la trans­ mission inaltérée d'une doctrine, elle consiste au contraire pour chacun de nous à refaire l’expérience du divin que firent si excellemment le Christ et les apôtres, et à la tra­ duire peut-être à notre tour dans une synthèse conceptuelle nouvelle et adaptée au monde toujours changeant, L’apostolicité aura donc pour marques plutôt l’innovation que la tradition, plutôt la mobilité doctrinale que la constance d’un credo. Et pourquoi, en effet, nous obstiner à penser en fonction d’un passé qui n’avait ni la richesse de notre expérience ni notre sens de l’histoire ? Ne faut-il pas redire, ici encore : « Les vrais anciens c’est nous » ? Quant à l'apostolicité de hiérarchie, elle devra s’entendre tout comme l’apostolicité de doctrine. Elle ne devra pas être cherchée dans la transmission ininterrompue de pou­ voirs surnaturels. Elle consistera dans le zèle chrétien, qui portera à former, au fur et à mesure des besoins, les orga­ nisations extérieures rendues nécessaires par le change­ ment des temps. Cette conception a été énoncée aux congrès protes­ tants de Stockholm et de Lausanne. Elle ne laisse évi­ demment rien subsister de l’argument de prescription, mais elle renverse en même temps tout l’édifice chrétien. Ce quelle nous présente sous le nom de christianisme diffère essentiellement de ce que les siècles passés ont appelé de ce nom. Elle est donc désavouée par l’histoire avec tout l’éclat désirable. Serait-elle conforme à l’Écriture, à la manière dont la révélation chrétienne s'est définie elle-même? Certes, la LE SIGNE 1099 charité qui a paru dans le Christ et les apôtres est le modèle de la charité qui devra paraître dans les chrétiens futurs, et ceux-ci devront ouvrir leurs âmes aux grâces divines dont le Christ et les apôtres ont été comblés : «Je vous y exhorte donc, devenez mes imitateurs », dira saint Paul (I Cor., IV, 16); «Devenez mes imitateurs, à la façon dont je le suis moi-même du Christ » (XI, 1). Mais le Christ, étant Dieu, et les apôtres, étant au principe de l’Église, ont possédé des grâces privilégiées qui ne seront jamais communiquées aux chrétiens futurs. Le Verbe de Dieu a été envoyé visiblement, au jour de l’Annoncia­ tion, pour s’unir à la nature humaine du Christ ; et l’Esprit saint a été envoyé visiblement, au jour de la Pentecôte, pour éclairer pleinement le cœur des apôtres. La première mission visible a pour terme le Christ, qui est la tête ; la seconde, l’Eglise, qui est son corps. C’est alors que la religion de l’incarnation a été fondée et que la révélation définitive a été donnée au monde. Il est vain, d’après l’Ecriture, d’attendre de l’esprit de prophé­ tie une autre religion que celle qui fut alors fondée, une autre révélation que celle qui fut alors donnée. Jusqu’à la fin du monde, le Seigneur assistera les siens pour qu’ils enseignent toutes les nations, leur apprenant à garder tout ce qu’il leur avait commandé. Saint Paul lui-même transmettra ce qu’il a reçu, et il défendra qu’on attende le salut d’une nouvelle manifestation de l’esprit de pro­ phétie : « Quand même nous, ou un ange du ciel vous annoncerait un autre évangile que celui que nous vous avons annoncé, qu’il soit anathème » (Gal., I, 8) ; « O Timothée! garde le dépôt» (I Tim., VI, 20), «garde le bon dépôt » (II Tim., I, 14). Faudrait-il donc sacrifier le principe même du chris­ tianisme tel qu’il apparaît dans l’Écriture, et tel que vingt sièdes d’histoire l’ont compris ? Au nom de quelle auto­ rité réclame-t-on de nous un abandon si considérable ? 1100 x - l’apostolicité Au nom d'une philosophie impuissante à expliquer que l’affirmation humaine est capable d’absolu, parce quelle méconnaît la nature spirituelle de l’homme et la vie propre de l’intelligence, et dans laquelle nous ne pou­ vons voir qu'une forme de sensualisme. 3. L’apostolicité comme signe pur, OU LE MIRACLE DE LA CONSTANCE DE L’ÉGLISE ; 1 » · Même aux yeux de ceux qui ne connaissent pas encore sa fondation divine par le Christ et les apôtres, la vraie religion offre un signe, dont le progrès du temps ne cessera d’accuser le relief et qui témoigne que c’est une vertu divine et mystérieuse qui la soutient dans le monde. Nous voulons parler de sa miraculeuse constance49. « L’Eglise, dit saint Thomas dans son Exposé sur le symbole des apôtres, a quatre marques : elle est une, elle est sainte, elle est catholique ou universelle, elle est forte et ferme, fortis et firma. » Sa solidité, qui lui vient des fondements sur lesquels elle repose, à savoir le Christ et les apôtres, apparaît au-dehors du fait que ni les persécu­ tions, ni les erreurs, ni l’assaut des démons ne l’ont ren49. Nous entrons ici dans ce que certains apologistes appellent d’une expression peut-être discutable - la via empirica, laquelle a passé, grâce à son promoteur le cardinal Deschamps, dans une des constitutions du concile du Vatican. « Abandonnant toute confronta­ tion de l’Église romaine actuelle avec l’antiquité, dans le dessein avoué d’ailleurs, d’échapper aux difficultés que soulève l’interpréta­ tion des documents historiques, elle fait valoir que l’Église elle-même constitue un miracle moral, qui est comme le sceau divin qui authen­ tique sa transcendance. » Gustave THILS, Les notes de l’Église..., p. X Il y a autre chose que de 1’empirisme dans cette constatation du miracle moral de l’Église. LE SIGNE 1101 versée50. Le concile du Vatican a consacré cette doctrine lorsqu’il a rappelé que l’Église, en raison de sa sainteté, 50. L’apostolicité et la stabilité de l’Église sont étroitement rap­ prochées par saint THOMAS dans son Exposé sur le Symbole des Apôtres {Opera omnia, édit. Vivès, t. XXVII, pp. 223-224) : « Il y a, dit-il, quatre conditions de la sainte Église ; elle est une, elle est sainte, elle est catholique, c’est-à-dire universelle, elle est forte et ferme (fortis et firma) [...]. Quant à ce dernier point, il faut savoir que l’Église de Dieu est stable, firma. 1° Une maison est stable si d’abord elle a de bons fondements. Or l’Église a pour fondement principal le Christ: Personne ne peut poser un autre fondement que celui qui est déjà posé, savoir Jésus-Christ (I Cor., Ill, 11) ; et pour fondement secondaire les apôtres et leur enseignement : La muraille de la ville a douze pierres fondamentales sur lesquelles sont douze noms, ceux des douze apôtres de (Agneau (Apoc., XXI, 14). C’est pourquoi l’Église est appelée aposto­ lique [...]. 2° Une maison apparaît stable lorsque, ébranlée, elle ne s’écroule pas. Or l’Église n’a été détruite par rien : a) ni par les persé­ cuteurs ; elle s’est même accrue dans les persécutions tandis que ceux qui la condamnaient et ceux qu elle condamnait se sont évanouis : Celui qui tombera sur cette pierre se brisera, et celui sur qui elle tombera sera écrasé (Ml, XXI, 44) ; b) ni par les erreurs ; plus il y a eu d’erreurs, plus la vérité a éclaté : De même que Jannès et Jambrès s opposèrent à Moïse, ceux-ci s’opposent à la vérité ; ils sont viciés d’esprit et corrompus dans la foi, mais ils ne progresseront plus, car leur folie, comme celle de ces deux hommes, deviendra manifeste à tous (II Tim., III, 8 et 9) ; c) ni par l’assaut des démons ; l’Église est une tour de refuge qui lutte contre le diable : Le nom du Seigneur est une tour fortifiée (Prov., XVlll, 10). C’est pourquoi le diable s’acharne à la détruire, mais sans préva­ loir; car le Seigneur a dit : Les portes de l’enfer ne prévaudront point contre elle (Mt., XVI, 18), marquant bien que l’on combattra contre elle, mais sans la vaincre. De là vient que l’Église de Pierre seule, dans laquelle toute l’Italie est entrée par la prédication des disciples, a toujours été stable dans la foi. Et quand ailleurs la foi disparaît et s’al­ tère, elle reste dans Γ Église de Pierre vivace et pure d’erreurs, ce qui n’a rien d’étonnant pour qui sait que le Seigneur a dit à Pierre (Luc, XXII, 32) : J’ai prié pour toi afin que ta foi ne défaille point. » Nous pensons que saint Thomas parle, dans ce texte, de l’apostolicité à la fois comme propriété et comme note. Stanislas FRANKL, Doctrina Hosii de notis Ecclesiae in luce saeculi XVI considerata, Rome, 1934, p. 7, croit, après Dublanchy, que saint Thomas ne songe ici qu’aux 1102 X - ÜAPOSTOLICITÉ de son unité catholique, et de sa constance invaincue, invictam stabilitatem, est elle-même un grand et perpé­ tuel motif de crédibilité et un témoignage irréfragable de sa mission divine51. Nous traduisons stabilitas par constance plutôt que par stabilité. Le mot français stabilité, à l’idée de perma­ nence, ajoute souvent celle d'immobilité. Or, si l’Eglise est permanente, elle n’est pas immobile. Elle est vivante. Sa hiérarchie, en demeurant substantiellement iden­ tique, revêtira, suivant le besoin des temps, des modali­ tés qui l’inclineront dans le sens d’une plus grande ou d’une moins grande concentration, d’une plus grande ou d’une moins grande complexité, etc. Le culte sacrificiel et sacramentel, dont les éléments substantiels sont per­ manents, pourra s’incarner dans des liturgies différentes. La doctrine elle aussi progressera par voie d’explication, en sorte que l’on pourra parler d’évolution (homogène) du dogme catholique. Saint Vincent de Lérins luimême, qui, au début de son Commonitorum, formule la règle célèbre que « dans l’Eglise catholique il faut veiller soigneusement à s’en tenir à ce qui a été cru partout, toujours, et par tous », sait bien qu’il doit y avoir, dans l’Eglise du Christ, un progrès considérable de la religion, pourvu qu’on distingue le progrès de l’altération, «le propre du progrès étant que chaque chose s’accroît en demeurant elle-même ; le propre de l’altération, qu’une chose se transforme en une autre » ; et il apporte propriétés de l’Église. Le même auteur regarde le concept de note comme plus compréhensif que celui de propriété: «Animadver­ tendum est denique notam semper proprietatis conceptum com­ plecti, sed minime e contrario. » Ibid., p. 4. Nous préférons dire l’in­ verse. De son côté, Gustave Thils écrit que la doctrine des marques de l’Église est « inconnue des apologistes du moyen âge », Les notes de l'Église..., p. 344 ; cf. p. XIII. 51. Denz., n° 1794. LE SIGNE 1103 l’exemple de l’homme qui demeure identique à luimême en passant de l’enfance à l’adolescence'12. Enfin la communion ecclésiastique, tout en conservant fidèle­ ment son même type essentiel, subira de nombreuses variations accidentelles suivant la différence des temps, des peuples, des cultures. Pour désigner à la fois la per­ manence et le progrès, nous parlerons donc de la constance de l’Eglise. Considérons successivement, d’une façon rapide, la constance de la hiérarchie, la constance de la doctrine, la constance de la communion. 1. Constance de la hiérarchie L Église offre d’abord le spectacle d’un corps hiérar­ chique organisé, composé du pape et des évêques, qui, en se prévalant d’une mission inouïe, gouverne depuis vingt siècles, par une succession ininterrompue, une société toujours croissante qui survit à des bouleversements cul­ turels comme ceux qu’ont provoqués sa pénétration dans l’empire romain, l’invasion barbare, la découverte de nouveaux continents, l’avènement du monde moderne. Dans son Histoire du pape Innocent III, qu’il composa quand il était encore pasteur protestant à Schafifhouse, Frédéric Hurter a relevé, du point de vue de l’histoire pure, et non pas, nous dit-il, du point de vue de la dog­ matique ni de la polémique, la singulière constance de la papauté : « En portant nos regards en arrière et en avant sur la suite des siècles, en voyant comment l’institution de la papauté a survécu à toutes les institutions de l’Europe, comment elle a vu naître et périr tous les États, comment, dans la métamorphose infinie des choses 52. ΧΧΙΠ, 4-9. 1104 x - l’apostolicité humaines, elle a seule conservé invariablement le même esprit, devons-nous nous étonner si beaucoup d’hommes la regardent comme le rocher dont la tête immobile s’élève au-dessus des vagues mugissantes du cours des siècles5354 ? » A toute époque, cependant, de grands hommes, de ceux qu’on a appelés les « prophètes d’en bas », se sont levés pour prédire la fin de la hiérarchie, la fin de la papauté, la fin de l’Eglise. Ce n’était pas la fin de l’Église ; ce n’était que la fin d’un monde, la fin d’une chrétienté. Il faut bien convenir qu’une telle constance dépasse les forces de la prudence humaine. On devrait, pour le manifester, serrer de près et suivre dans le détail l’opposi­ tion que Pascal par exemple institue entre les sociétés humaines et l’Église : « Les États périraient si on ne fai­ sait ployer souvent les lois à la nécessité. Mais jamais la religion n’a souffert cela et n’en a usé. Aussi il faut ces accommodements, ou des miracles. Il n’est pas étrange qu’on se conserve en ployant, et ce n’est pas proprement se maintenir; et encore périssent-ils enfin entièrement: il n’y en a point qui ait duré mille ans. Mais que cette religion se soit toujours maintenue, et inflexible, cela est divin^4. » Des accommodements ou des miracles. 53. Geschichte Papst Innocenz des Dritten, Hambourg, 1834, t. I, p. 79, trad. Bruxelles, 1839, t. I, p. 83. Un peu plus haut, Hurter, tou­ jours, dit-il, en faisant abstraction des formules dogmatiques, voit dans la papauté médiévale « une puissance spirituelle dont l’origine, le déve­ loppement, l’accroissement et l’influence est le phénomène le plus extraordinaire de l’histoire du monde ». T. I, p. 56 ; trad., 1.1, p. 60. 54. Pensées, édit. Brunschvicg, p. 606. - La remarque de Pascal porte sur ce qui, dans l’Église, est d'institution divine. Il va de soi que ce qui est d’institution ecclésiastique varie. En outre, l’Église pourra, pour des raisons prudentielles dont elle reste juge, ne pas exercer à certaines époques, exercer à d’autres époques des pouvoirs qu elle pos­ sède de droit divin, par exemple le pouvoir d’absoudre de certains péchés réservés. LE SIGNE 1105 Frommel n’hésitait pas : « L’idéal politique qui domine une période donnée décide de la forme selon laquelle se réalise l’unité religieuse. De ce principe général, nous déduirons que les Eglises de l’avenir accompliront la catholicité chrétienne conformément à l’idéal politique de leur temps55. » Tel est, en effet, le parti de la sagesse humaine. Mais la perpétuité du corps apostolique, qui se prolongera jusqu’à la consommation du siècle, repré­ sente, déjà de nos jours, un défi suffisant aux lois du temps pour que le caractère miraculeux en soit percep­ tible. 2. Constance de la doctrine Dans le même temps, voici les effets peut-être plus admirables encore de ce régime apostolique. Le premier est la constance d’une doctrine tant spéculative que pra­ tique dont les principes ont été formulés en une fois tout au début du christianisme, et qui se trouve capable, sans jamais se renier, de donner aux brûlants problèmes que pose la vie des réponses hautes, compréhensives, appli­ cables. 55. Gaston FROMMEL, Études religieuses et sociales, Saint-Biaise, 1907, p. 298. - De même plus loin : « Si, d’une part, il est histori­ quement acquis - et cela ressort de ce que nous venons de dire - que l’Église tire constamment de l’idéal politique ambiant sa constitution effective et la manière de réaliser son unité principielle ; si d’autre part, il est vrai que l’idéal politique est aujourd’hui celui de la démo­ cratie, et que la démocratie est la forme inéluctable, réalisable et défi­ nitive des gouvernements futurs, nous concluons que la constitution ecclésiastique qui est appelée à réaliser la catholicité chrétienne des Églises réformées évangéliques de l’avenir - car il ne s’agit que de celles-là - doit être cherchée dans l’idéal démocratique. Et, pour le dire tout de suite, l’équivalent ecclésiastique de la démocratie poli­ tique peut être défini un congrégationalisme fédéré. » P. 308. 1106 x - l’apostolicité La persistance d’une telle doctrine, son adoption par des hommes de toutes les générations et de toutes les conditions ne s’expliquent pas par quelque inclination spontanée ou fatale de la nature humaine, comme s’ex­ plique par exemple l’idolâtrie, considérée soit dans ses formes particularisées : l’animisme, le fétichisme, etc., soit dans ses formes généralisées : telles les diverses variétés du panthéisme. Il s’agit en effet d’une doctrine dont le moindre effet est de restituer d’un seul coup dans la lumière toutes les plus hautes vérités rationnelles que l'hu­ manité avait laissé s’obscurcir : Dieu à la fois souveraine­ ment distinct du monde et merveilleusement présent au monde, l’homme servant la société comme individu mais régnant sur la société par son âme immortelle, etc., et dont le suprême effet est de proposer en même temps des énoncés mystérieux, dépassant absolument la portée de l’intelligence humaine, ne contredisant pourtant jamais véritablement la raison, et se tenant de plus dans la pure ligne de ses velléités spéculatives, car la croyance aux mys­ tères de la Trinité, de l’incarnation, de la grâce, des sacre­ ments, de la vision béatifîque, même du péché et de la damnation, se révèle à l’examen comme une croyance qui est non pas contre la raison, mais au-dessus de la raison, bien que selon la raison, c’est-à-dire dans le sens de ce qui, en respectant ses lois essentielles et constitutives, l’élève plus haut qu’elle-même ; dans le sens de ce qui, loin de la détruire, l’exalte et la complète, comme le montrent ce qu’on appelle, en théologie spéculative, les raisons de convenance. Cette doctrine se conserve identique à ellemême, non point certes comme une chose morte, un tré­ sor minéral, mais comme une vérité vivante, définitive, qui pourtant n’a jamais fini de déployer au jour la richesse de son contenu, donnant ainsi au monde le spectacle d’une continuité doctrinale absolument sans exemple, laquelle n’est pleinement connue que des âmes illuminées LE SIGNE 1107 par la foi, car elle épelle une « sagesse cachée » faite de choses que l’œil de l'homme n’a pas vues, ni son oreille entendues ni son cœur devinées et portant sur un objet si haut qu’il dépasse infiniment le point où peuvent pré­ tendre les forces et les exigences d’un intellect créé, laquelle pourtant éclate déjà aux esprits qui, sans être encore fortifiés par la lumière de foi, sont capables néan­ moins d’apprécier ce miracle d’une doctrine riche mais cohérente, vivante mais stable et toujours une, vertigi­ neuse et mesurée, « folle et sage56 ». Vérité toujours ancienne et toujours nouvelle qui, redécouvrant aujour­ d’hui les catacombes ou revenant après une absence de dix siècles sur la terre d’Afrique, y trouve le témoignage sen­ sible de sa miraculeuse constance. Ouvrant le premier concile de l’Afrique chrétienne ressuscitée, le cardinal Lavigerie pourra dire : « Tout a passé sur notre terre afri­ caine: les générations, les empires. L’Église, exilée de ces rivages, s’est trouvée mêlée, dans le monde entier, au mou­ vement des esprits, aux révolutions, aux migrations, aux idées diverses des peuples. Elle revient aujourd’hui établir parmi nous sa pacifique demeure et, en creusant le sol profond des siècles, elle y retrouve, dans les monuments quelle y laissa, la preuve éclatante de sa fidélité à garder les vérités dont elle est la dépositaire57. » 3. Constance de la communion sociale Le second effet du régime apostolique est la constance de la communion, c’est-à-dire l’ininterruption d’un lien %. Au principe de ce développement miraculeux de la doctrine chrétienne, on constate le miracle du monothéisme demeurant inal­ téré lorsque a été révélée la pluralité des personnes divines. Cf. Jules LebrETON, S. J., Les origines du dogme de la Trinité, Paris, 1919, par exemple pp. 342 et 346. 57. Œuvres du cardinal Lavigerie, Paris, 1884, t. I, p. 94. 1108 x - l’apostolicité social rassemblant spirituellement des hommes qu’essaie­ ront pourtant de diviser, à l’intérieur, des causes perma­ nentes de schisme et d’hérésie : prétextes futiles et pré­ textes spécieux, erreurs inconscientes et erreurs opi­ niâtres, passions individuelles et passions nationales, indignités prétendues et surtout, il faut bien le dire, indignités manifestes de trop de gens d’Église et de trop de chrétiens eux-mêmes ; des hommes que menaceront, à l’extérieur, des causes permanentes de désagrégation: violence de la persécution ou séduction de l’esprit du monde. Malgré ces attaques du dedans et du dehors, l’Église a gardé la forme première de son unité, la forme organique : ni elle ne l’a reniée pour la thèse d’une Église dont toute la perpétuité serait invisible ; ni elle ne l’a échangée pour la forme fédérative d’unité que proposent aujourd’hui les Églises dissidentes. Pascal a souligné à plusieurs reprises le caractère sur­ prenant de cette perpétuité : « On a vu naître tant de schismes et d’hérésies, renverser tant d’États, tant de changements en toutes choses ; et cette Église, qui adore Celui qui a toujours été adoré, a subsisté sans interrup­ tion. Et ce qui est admirable, incomparable et tout à fait divin, c’est que cette religion, qui a toujours duré, a tou­ jours été combattue. Mille fois elle a été à la veille d’une destruction universelle ; et toutes les fois quelle a été en cet état, Dieu l’a relevée par des coups extraordinaires de sa puissance. C’est ce qui est étonnant, et quelle s’est maintenue sans fléchir ni ployer sous la volonté des tyrans58. » Il ajoute : « On a beau dire. Il faut avouer que la religion chrétienne a quelque chose d’étonnant. C’est parce que vous y êtes né, dira-t-on. - Tant s’en faut ; je me roidis contre, pour cette raison-là même, de 58. Pensées, édit. Brunschvicg, p. 606. LE SIGNE 1109 peur que cette prévention ne me suborne : mais, quoique j’y sois né, je ne laisse pas de le trouver ainsi59. » Notre but est ici, non pas de développer, mais seule­ ment d’esquisser l’argument tiré de la constance de l’Église60. Un exposé complet relèverait plus de l’apolo­ gétique que du traité de l’Église. Il ne pourrait recevoir une forme technique que lorsque les lois générales du développement des sociétés civiles d’une part, des socié­ tés religieuses antérieures et postérieures au christianisme d’autre part, pénétrées plus profondément et soumises à des études comparatives, laisseraient voir dans le détail la transcendance de l’Église du Christ. Il conviendrait de reprendre à cet effet, sur une base plus large, les études comparées de sociologie naturelle et surnaturelle que le P. Schwalm avait commencées avec trop de confiance sans doute dans les thèses de 1’« École de la Science Sociale », mais dont il avait senti si vive­ ment la nécessité et deviné la fécondité61. 59. Ibid. 60. En faisant dépendre de la constance du régime la constance de la doctrine et la constance de la communion, nous reprenons une indication suggérée, à propos de l’unité, soit par le concile du Vatican : «Dans l’Église, maison du Dieu vivant, les fidèles sont rete­ nus par le lien d’une même foi et d’une même charité» (Denz., n° 1821), soit par l’encyclique Satis cognitum, 29 juin 1896: «A l’unité de l’Église, société de fidèles, sont requises l’unité de la foi, et l'unité de communion résultant de l’unité de régime. Sicut ad unita­ tem Ecclesiae, quatenus est coetus fidelium, necessario unitas fidei requiritur, ita ad ipsius unitatem, quatenus est divinitus constituta societas, requiritur jure divino unitas regiminis, quae unitatem com­ munionis efficit et complectitur. » 61. Après avoir constaté, avec les disciples de Le Play, que «les patrons et les gouvernements favorisent un culte dans la mesure où il leur paraît utilisable comme auxiliaire » et le jugent « au coefficient de ses résultats sur le bien-être temporel, fin immédiate de la société civile », et que « la question du pot-au-feu domine trop nécessaire­ ment la société naturelle pour que Dieu s’en soit remis à ses soins de 1110 x - l’apostolicité Mais si désirables et si profitables quelles soient, les études techniques ne sont pas nécessaires pour faire naître une conviction invincible de la transcendance de TEglise, nous ne disons pas chez l’homme qui croit déjà qu elle est l’Eglise du Verbe Incarné — nous tournerions dans un cercle ; et Hurter, Newman, Soloviev n’étaient pas encore catholiques quand ils admiraient la permamener les hommes à leur fin dernière », le P. SCHWALM pense qu’« il appartiendrait aux théologiens » de remonter aux causes de ce fait « et de nous montrer, sur les données nouvelles et précises de la science, comme quoi l’Église catholique est un miracle social». Revue Thomiste, 1893. p. 655. L’année suivante, il écrit dans la même revue : « L’Église est un organisme vivant : ses matériaux changent, le milieu de sa vie change ; donc elle change elle-même, ne serait-ce que pour s’assimiler ces matériaux et s’adapter à ces différences de milieu. Mais est-ce là toute la vérité ? Les changements de l’Église n’ont-ils pas des carac­ tères spéciaux, des caractères uniques absolument incommunicables? [...] Que devient alors la prétention de ramener l’évolution de l’Église à un simple cas particulier des lois naturelles ? La vérité est qu’on ne peut pas l’y ramener [...] Une institution qui se propage, s’établit, s’acclimate partout, sans jamais se fractionner ni s’altérer, n’est, à coup sûr, le simple produit naturel d’aucun milieu. Elle évolue, mais suivant une loi complètement opposée à la loi commune de l’évolu­ tion des races et de leurs institutions. Toute race, toute institution se transforme et devient autre, dès que les conditions de sa vie ont changé [...]. Sortez, au contraire, l’Église catholique de la vieille Europe ; ouvrez-lui le Nouveau Monde, elle s’adapte à ce milieu nou­ veau et s’en assimile les forces vives sans jamais cesser d’être ellemême [...]. L’Église évolue donc, mais suivant une loi qui n’est pas naturelle. Voilà pourquoi, en théologie, nous regardons le fait his­ torique et social » de la constance de l’Église, ou encore de sa catholi­ cité « comme une note, c’est-à-dire un signe visible et un effet propre de sa constitution surnaturelle». Ibid., 1894, pp. 176-178. Dans ses Leçons de philosophie sociale, publiées après sa mon, il explique que, bien qu elle soit en elle-même un objet de foi, la subsistance surnatu­ relle de l’Église « se manifeste par des signes hautement probables» et apparaît comme « souverainement vraisemblable » au regard de la pure raison, lorsqu’elle se livre à l’étude comparée de l’Église et des autres sociétés civiles et religieuses. Paris, 1910, t. I, pp. 118-126. LA PROPHÉTIE 1111 nence de la papauté —, nous disons chez 1 historien acces­ sible aux réalités spirituelles, dont le jugement en matière d’histoire ecclésiastique ne sera pas prévenu, par exemple, par la thèse protestante de l’invisibilité de l’Église divine, et qui cherchera la raison cachée, d’une part de la mobilité des sociétés, d’autre part de la constance de l’Église. Gagné par le spectacle d’une si merveilleuse constance, c’est avec des yeux nouveaux que cet historien relira, dans les Actes des Apôtres, le juge­ ment de Gamaliel sur l’Église naissante : « Si ce dessein ou cette œuvre vient des hommes, elle se détruira d’ellemême; mais si elle vient de Dieu, vous ne sauriez la détruire. Puissiez-vous n’avoir pas lutté contre Dieu. » (V, 38-39). III. L’APOSTOLICITÉ DE L’ÉGLISE ÉTAIT PROPHÉTISÉE Nous touchons ici à la troisième voie qui peut conduire au discernement de la véritable Église. Elle consiste essentiellement, à nos yeux, dans une confron­ tation entre, d’une part, l’image d’une Église que le Nouveau Testament nous propose comme divine et définitive, et, d’autre part, l’Église qui, après vingt siècles, prétend la représenter62. 62. Voici la manière dont elle est résumée par G. THILS, Les notes de l’Église..., p. X : « La via notarum se développe suivant le syllogisme que voici : le Christ a doté son Église de quatre traits distinctifs : l’unité, la sainteté, la catholicité et l’apostolicité; or, l’Église catho­ lique romaine est la seule qui possède ces quatre notes ; c’est donc elle qui est la véritable Église du Christ, à l’exclusion des autres confes- 1112 x - l’apostolicité Cette confrontation devra naturellement porter sur les traits profonds, sur les lignes de vie, afin de tenir compte du fait que l’Eglise, comme toutes les réalités vivantes, ne demeure ce quelle est quen se développant. Plus on aura pénétré, d’une part, dans le mystère du Nouveau Testament, et, d’autre part, dans la connaissance de la structure intime de l’Église, plus cette confrontation deviendra surprenante, et plus elle prendra la valeur de la vérification d’une prophétie. Il y a comme divers paliers successifs pour qui entre dans l’intelligence de cette preuve. Et sans doute les Églises dissidentes, surtout les Églises orientales, pourront présenter une certaine con­ formité de structure avec l’Église du Nouveau Testa­ ment ; mais, suivant ce que nous avons essayé de dire, cette ressemblance, outre quelle restera incomplète, por­ tera témoignage en faveur de ce quelles auront gardé en elles de la véritable Église. 1. Le Nouveau Testament prédit une hiérarchie à la fois cultuelle et pastorale Un nouveau miracle vient s’ajouter à ceux que nous avons signalés. L’apostolicité de l’Église était prophétisée dans le Nouveau Testament. Même si l’on se contente de sions chrétiennes, - luthéranisme, calvinisme, anglicanisme, ortho­ doxie, - qui ne les possèdent pas. » A la fin de son ouvrage, le même auteur déclare que la via notarum a déçu les espérances qu’on avait fondées sur elle, et quelle a fini par verser dans les deux autres voies, léguant son esprit, c’est-à-dire l’appel à l’histoire, à la via historica, et sa matière, c’est-à-dire les quatre notes, à la via empirica. Il condut cependant qu’on n’est pas autorisé à lui dénier toute valeur, puisque les autres voies ont aussi leurs difficultés, pp. 348-349. Il nous est impossible de raisonner comme le fait l’auteur. LA PROPHÉTIE 1113 prendre les écrits néotestamentaires dans leur sens le plus extérieur et le plus apparent, l’on sera frappé de consta­ ter qu’ils annoncent l’organisation dont l’Église, après deux mille ans, nous offre une fidèle et vivante image. Mais la force de cette prophétie se manifeste bien davan­ tage dès que l’on cherche à découvrir la signification profonde du mystère de l’Église, tel qu’il est prédit dans l’Écriture. Si l’on rassemble les grandes affirmations du Nouveau Testament touchant le point qui nous occupe, à savoir la manière dont l’Église visible de Jésus est cau­ sée et perpétuée dans le monde, que verra-t-on ? On verra qu’il y est question d’une hiérarchie douée d’un pouvoir cultuel pour perpétuer le sacrifice jusqu’à ce que le Christ revienne, donec veniat, et dispenser les sacre­ ments, et d’un pouvoir pastoral pour enseigner et gou­ verner le peuple fidèle jusqu’à la fin de l’histoire, usque ad consummationem saeculi. a) Au principe de la religion nouvelle, l’on constatera la présence d’un acte ineffable d’amour, enveloppant l’humanité tout entière, qui s’exprime extérieurement dans un sacrifice visible. A la religion de la foi ancienne succède non pas une religion sans rite sacrificiel, mais une religion dont le rite sacrificiel effacera par sa perfec­ tion tous les rites sacrificiels du passé. Ce rite sacrificiel est offert par un homme qui est prêtre non point seule­ ment suivant l’ordre d’Aaron, mais qui, par son union réelle et physique avec la divinité, est réellement et phy­ siquement consacré prêtre suivant un ordre nouveau et inouï. Un sacrifice unique monte vers le ciel et apporte à la terre une rédemption éternelle. Nier cela équivaut à nier l’épître aux Hébreux. Au moment où ce sacrifice sanglant commence de s’accomplir, sa réalité substantielle tout entière est ren­ due, par le Christ, mystérieusement présente au cénacle 1114 x - l’apostolicité sous les apparences d'un rire non sanglant. Le comman­ dement est donne aux apôtres non pas d’oftrir un nou­ veau sacrifice, non pas même, à parler formellement, de renouveler un sacrifice qui est à la fois inaugural et déci­ sif, mais de répéter à travers les âges, jusqua ce que le Christ revienne, le rite non sanglant qui véhicule, en quelque sorte, vers chaque génération la réalité substan­ tielle du sacrifice sanglant. Désormais le Christ, remonté dans les cieux, se servira des apôtres et de leurs succes­ seurs comme d’instruments visibles pour renouveler le rite non sanglant qu’il a lui seul accompli le jeudi saint, et qui enferme toute la réalité du sacrifice sanglant. On voit quel est son pouvoir et leur pouvoir, en quel sens il est prêtre et ils sont prêtres. Son pouvoir est absolu ; leur pouvoir est relatif, instrumental, ministériel. Il est seul vrai prêtre ; ils sont les instruments du vrai prêtre. Nier le rapport du sacrifice sanglant au sacrifice non sanglant, du sacerdoce absolu du Christ au sacerdoce instrumental de ceux par qui il est continué, obligerait à rejeter la signification la plus directe et d’ailleurs traditionnelle des passages de l’Evangile et de saint Paul sur l’institution et la perpétuation du sacrifice eucharistique. Jésus, consacré comme prêtre, avait en outre le pou­ voir de faire descendre par une parole, par un geste, la rédemption purificatrice dans chaque âme particulière. Quand il sera remonté dans les cieux, il se servira pour atteindre les âmes particulières des instruments visibles que sont les sacrements^ et il donnera à ceux qui en sont les ministres ordinaires ou même exclusifs une participa­ tion à son pouvoir sacerdotal : tel est, en plus du pouvoir de consacrer l’eucharistie, le pouvoir de remettre les péchés, de confirmer, d’ordonner. Nier cela, c’est rejeter la signification la plus directe et d’ailleurs traditionnelle des textes de ΓÉvangile sur le pouvoir de lier et de délier, de remettre ou de retenir les péchés, des textes des Actes LA PROPHÉTIE 1115 et de saint Paul sur le pouvoir d’imposer les mains aux confirmands et aux ordinands. De ces traits, que nous ne faisons que rappeler, il résulte que la véritable Église de Jésus devra naître d’une hiérarchie marquée, à la ressemblance de Jésus, d’un caractère sacral63, transmis de génération en génération, grâce auquel elle perpétue tout le long du temps le sacri­ fice et les sacrements de Jésus. b) Au principe de la religion nouvelle nous verrons encore une révélation publique, faite par le Christ et les apôtres, qui parfait ce qu’avaient jusqu’alors annoncé les prophètes. Les successeurs des apôtres seront assistés du Christ pour proposer avec autorité cette révélation à tous les peuples, jusqu’à la fin du temps. La force du Christ, ajoutent les Évangiles, leur viendra de l’un d’entre eux, qui sera le pasteur suprême des brebis du Christ, qui les confirmera dans la foi, et qui constituera le fondement visible par lequel l’Église tout entière reposera finalement sur le Christ. Il s’ensuit que la véritable Église de Jésus devra naître d’une hiérarchie possédant, en plus du pou­ voir sacral d’ordre, un pouvoir juridictionnel ou pasto­ ral, et proposant au monde avec autorité et sans défaillance l’enseignement révélé par le Christ et les apôtres. 2. Réalisation générale de cette prophétie dans l’Église Ainsi donc une hiérarchie visible, ininterrompue, de caractère à la fois sacral et pastoral (magistériel) qui, grâce à son pouvoir sacral (ou cultuel), agit instrumenta63. Nous employons ici ce mot pour désigner une consécration ontologique. 1116 X - L’APOSTOLICITÉ lement pour dispenser aux hommes la rédemption du Christ-prêtre, et qui, grâce à son pouvoir pastoral, dis­ pense authentiquement le message, tant spéculatif que pratique, du Christ-enseignant, du Christ-roi, hiérarchie tout ordonnée à former et à entretenir dans le monde le corps du Christ, l’Eglise : voilà l’apostolicité prophétisée. Où cette prophétie a-t-elle été pleinement comprise et pleinement réalisée ? Dans l’Église, tout d’abord et en général, qui, depuis l’origine, se donnera non pas comme une religion sans intermédiaire, mais comme relevant d’une hiérarchie, qui elle-même relève du Christ, qui lui-même relève de Dieu ; en d’autres mots, dans l’Église où le fonde­ ment dernier, qui est le Christ, et le fondement pro­ chain, qui est la hiérarchie, seront considérés non pas comme opposés mais comme ordonnés entre eux. Ensuite et plus particulièrement, dans l’Église où, pour ce qui regarde la vie cultuelle, le sacrifice sanglant qui est absolu, par conséquent unique, et le sacrifice non sanglant, qui est relatif et tout ordonné à véhiculer le premier le long du temps, ne seront pas regardés comme entrant en concurrence ; où le sacerdoce du Christ, qui est principal, et le sacerdoce participé, qui est tout ministériel, ne seront pas considérés comme s’excluant l’un l’autre. Dans l’Église encore, en particulier, où, pour ce qui regarde l’autorité pastorale, l’on aura considéré non pas comme opposés, mais comme étroitement unis, d’une part, tout d’abord le magistère souverain qui apporta à la terre en un coup la révélation définitive, et le magistère subordonné qui devra proposer et dispenser cette révélation à tous les âges ; puis, d’autre part, le magistère universel hérité de Pierre, et le magistère parti­ culier hérité des autres apôtres. En rapprochant l’une de l’autre, d’une part, la pro­ phétie néotestamentaire sur l’apostolicité de la véritable LA PROPHÉTIE 1117 Église et, d’autre part, la réalisation vivante qu’en offre une Église qui dure depuis vingt siècles, on les éclaire l’une par l’autre d’une lumière plus vive : la prophétie scripturaire laisse voir d’un seul coup toute la richesse et toute la cohérence de son contenu, et la réalisation vivante qui nous en est offerte apparaît manifestement comme l’objet immédiat d’un décret divin. 3. La prophétie de Pierre En suivant la même voie, on pourrait montrer en détail, pour chacun des éléments essentiels de l’Église, comment sa réalisation répond à une prophétie néotesta­ mentaire. Soloviev a mis par exemple dans une forte lumière la prophétie particulière concernant Pierre et ses successeurs. Après avoir fait remarquer qu’une Église visible, si elle était appelée à embrasser la multitude des nations, à descendre dans le courant de l’histoire, à y lut­ ter contre les puissances du mal, avait besoin pour n’être ni fractionnée, ni transmuée, ni écrasée, d’un pouvoir central spirituel et visible, à la fois un, inaltérable, tou­ jours debout, il ajoute : « Or, nous savons d’un côté que le Christ a prévu cette nécessité de la monarchie ecclésias­ tique en conférant à un seul le pouvoir suprême et indi­ visible dans son Église. Et nous voyons d’un autre côté que, de tous les pouvoirs ecclésiastiques du monde chrétien, il riy en a quun seul et unique qui maintienne perpétuel­ lement et invariablement son caractère central et univer­ sel, et qui en même temps, par une tradition ancienne et générale, soit spécialement rattaché à celui à qui le Christ a dit: Tu es Pierre; et sur cette pierre j’édifierai mon Église ; et les portes de l’enfer ne prévaudront pas contre elle. La parole du Christ ne pouvait rester sans effet dans l’histoire chrétienne. Et le principal phéno­ mène de cette histoire devait avoir une cause suffisante 1118 χ - l’apos tolicité dans la parole de Dieu. Qu’on nous trouve donc pour la parole du Christ à Pierre un effet correspondant autre que la chaire de Pierre. Et qu'on découvre pour cette chaire une cause suffisante autre que la promesse faite à Pierre64. » Plus de soixante ans auparavant, en 1827, Jean-Adam Moehler racontait, dans ses études sur Anselme de Cantorbéry, comment la noble attitude du primat, qui s’appuyait sur Rome pour revendiquer, devant l’assem­ blée servile des évêques et des princes, la liberté de l’Eglise d’Angleterre, avait contribué à lui révéler le sens profond de la prophétie de Jésus : « Tu es Petrus... Cette parole a donc une force bien singulière. Le savant, dans son cabinet de travail, peut l’interpréter de mille manières. Mais, comme cette assemblée du royaume d’Angleterre, on reste tout interdit quand on la saisit dans sa vérité historique. La science grammaticale pou­ vait m’enlever tout espoir de jamais en pénétrer le sens ; 64. La Russie et l’Église universelle, Paris, 1922, p. 131. La pre­ mière édition est de 1889. Lire aussi dans le dernier ouvrage de SOLOVIEV, Trois entretiens sur la guerre, la morale et la religion, publié en 1899, et traduit par E. Tavernier, Paris, 1916, la Courte relation sur l’Antéchrist, où l’on voit le moine Jean, représentant des pravoslaves, et le professeur Pauli, représentant des évangéliques, reconnaître le privilège du pape Pierre II, « car l’heure est venue d’accomplir la der­ nière prière que le Christ a faite pour ses disciples : Qu’ils soient un... Ainsi s’accomplit l’union des Églises, dans l’obscurité de la nuit, sur une hauteur isolée. » P. 212. - Après avoir noté que Soloviev, par sa théocratie, « nous a fait un grand tort aux yeux des pravoslaves ■· en leur présentant le catholicisme sous un jour inacceptable pour eux, le P. TlSZKlEWlCZ ajoute aussitôt : « Mais il faut lui pardonner ce mau­ vais service rendu à la cause de l’unité du monde chrétien, parce qu’il a eu l’immense mérite d'avoir solidement établi que l'unique voie possible pour le retour des dissidents pravoslaves à l’Unité est celle du plein épanouissement, de la parfaite réalisation de la pravoslavie. » « La théologie moehlérienne de l’unité et les théologiens pravo­ slaves », dans LÉglise est une, hommage à Moehler, Paris, 1939, p. 290. LA PROPHÉTIE 1119 l’histoire m’en a livré le secret. Des centaines de cas sem­ blables à celui d’Anselme ont agi si fortement sur mon esprit que tous mes doutes cessèrent. Quelle attraction irrésistible ces mots du Sauveur ont exercée sur dix-huit siècles d'histoire de l’Église chrétienne ! Je ne pouvais me dérober à cette puissance qui enchaîne les siècles. Anselme n’en appelle pas aux décrétales du pseudoIsidore. C’est la parole du Christ qui détermine le mou­ vement de l’histoire, et non le bavardage d’un faussaire. Ce que ce collectionneur avait en vue s’est évanoui avec l’époque qui l’a fait naître, mais la parole du Christ demeure éternellement65. » Mais comment parler bien de l’Église ? On craint tou­ jours de la trahir. Non seulement quand on touche à son mystère même. Mais même en décrivant ce qu’il y a de plus visible en elle : ses défaites qui scandalisent aujour­ d’hui, comme autrefois celles de Jésus ; ses victoires qui 65. Cité par Pierre CHAILLET, S. J., dans son introduction à L’unité dans l’Église de Moehler, Paris, 1938, p. XXXV. - On sait que, sur le point de la primauté romaine, Moehler, qui était parti de données insuffisantes et inexactes, n’a cessé de se rapprocher par étapes, sans avoir eu le temps de la rejoindre pleinement, — il mourut en 1838, de la vérité traditionnelle, telle quelle allait être définie, en 1870, au concile du Vatican. Après avoir rappelé les positions successives de Moehler sur cette question, Georges GoYAU oppose sa démarche à celle de celui qui commença par être son disciple : « Ainsi, tandis que Doellinger professait au sujet de la hiérarchie, au point de départ de ses études, des opinions singulièrement plus exactes que celles de Moehler, et qu’on le vit, par une lente séparation d’avec l’orthodoxie, arriver progressivement jusqu’à cette conception toute démocratique de l’organisme chrétien dont le fameux livre de Janus nous donne l’exposé, Moehler, au contraire, par un mouvement inverse, en une vie beaucoup plus courte, avait pris comme point de départ, lui, les doctrines de Constance et de Bâle et s’était avancé, peu à peu, par de lents et sincères travaux d’approche, jusqu’aux environs immédiats des doctrines romaines. » Moehler, Paris, p. 37. 1120 X — L APOSTOLIC1TÉ ne sont pas celles du monde et ne sont jamais conformes au vœu de notre cœur charnel. Le miracle éclate autour d'elle. Il est l’auréole de son mystère profond, de la grâce qui est sa vie. Mais ce n’est pas encore le mystère d’une grâce transfiguratrice. C’est le mystère d’une grâce crucifiée. Il n’y a qu’une grâce, sans doute, mais elle a deux états. Plus tard, quand elle déploiera librement ses effets ultimes, elle transfigurera toutes choses, éliminant toutes nos misères et toutes nos tentations. Maintenant, ses effets transfigurateurs sont pour ainsi dire entravés, comme dans le Christ aux jours de sa vie mortelle ; ils n’apparaissent qu’avec mesure, ini­ tialement, sous l’éclat miraculeux qui la signale au monde. Elle a pour fin immédiate non pas de transfigurer mais d’abord de sanctifier, non pas de dissiper nos misères mais de les utiliser en les purifiant. Et c’est pourquoi l’Eglise de la terre figurera toujours devant nos yeux le paradoxe de la victoire dans l’écrasement, du miracle dans la faiblesse. Il y a, il faut le dire ici encore, assez d’obscurité pour fournir des armes à ceux qui d’avance ont résolu de la combattre ; mais aussi assez de lumière pour éclairer ceux qui cherchent dans la droiture de leur cœur, et leur faire pressentir que l’obscurité elle-même doit receler quelque adorable dessein. Les épreuves et les échecs de l’Église ont pour fin non de faire naître dans les cœurs des catholiques des sentiments de honte, d’écrasement, un « complexe d’infériorité », mais de les convier à s’unir plus directement à Celui dont l’amour a changé la mort en victoire. Les gloires de l’Église, sa splendeur, son miracle ont pour fin non d’alimenter dans les cœurs des catholiques des sentiments de vaine gloire, de présomp­ tion, d’orgueilleuse sécurité collective, un « complexe de supériorité », mais de les inviter et de les encourager à entrer plus avant dans la profondeur de son mystère, où la divinisation s’accomplit dans l’humilité et sur la croix. 1121 L’Église vraie, si l’on regarde à sa cause efficiente et conservatrice, c’est l’« Église apostolique ». Voilà son pre­ mier nom de plénitude. Elle en aura d’autres. Si l’on regarde à sa fin propre, l’union toujours plus parfaite avec Dieu, elle sera la « sainte Église ». Si l’on regarde à sa cause formelle, au lien créé qui l’unit, elle sera 1’« Église une ». Si l’on regarde enfin à sa cause maté­ rielle, c’est-à-dire à l’universalité des choses quelle peut rassembler et sanctifier, elle sera 1’« Église catholique ». «Nous confessons l’Église une, sainte, catholique et apostolique66 » ; dans cette déclaration du symbole de Nicée-Constantinople, en 381, l’Église est désignée par ses quatre noms de plénitude. Pour ramener à un seul ces quatre noms, l’on dira que la véritable Église est 1’« Église chrétienne », l’Église du Verbe incarné pour mourir sur la croix : à l’image du Christ, elle vit une vie divine dans un corps de chair; par la médiation du Christ, elle est l’œuvre immortelle du Dieu d’amour, immortale Dei miserentis opus ; par la conformité au Christ, elle tend à l’union parfaite avec Dieu, dans la vision béatifique. Du point de vue suprême, la véritable Église, habita­ tion de Dieu au milieu des hommes, s’appellera 1’« Église de Dieu, (ή έκκλησία του Θεοϋ » (I Cor., x, 32). 66. Denz., n° 86. 1122 EXCURSUS XII L’apostolicité, raison de la conversion de Newman au catholicisme L C’est vers le problème de l’Église, plus particulièrement vers le problème de i’apostolicité de l’Église, que convergent les recherches théologiques de Newman. Il reçoit de l’Église d'Angleterre, telle qu’il la trouve à Oxford, la doctrine de l’Église visible. Il emprunte encore aux théologiens anglicans l’idée de s’emparer de la règle d’orthodoxie formulée par saint Vincent de Lérins dans la première partie du Ve siècle, et constamment citée depuis ce temps par les théologiens catho­ liques, pour essayer de la retourner contre l’Église romaine elle-même. On peut, en effet, attribuer au principe du moine lérinien, comme à beaucoup d’autres principes, des sens dis­ tincts et même inconciliables. II. Tout le monde connaît cette règle célèbre de saint Vincent : « Dans l’Église catholique elle-même, il faut veiller soigneusement à s’en tenir à ce qui a été cru partout, toujours et par tous, quod ubique, quod semper, quod ab omnibus creditum est-, car c’est cela qui est véritablement et proprement catho­ lique, comme le montrent la force et l’étymologie du mot luimême, qui enveloppe l’universalité des choses. Et il en sera ainsi si nous suivons l’universalité, l’antiquité, le consentement géné­ ral. Nous suivrons l’universalité si nous confessons comme uni­ quement vraie la foi que confesse l’Église entière répandue dans l’univers ; l’antiquité si nous ne nous écartons en aucun point des sentiments manifestement partagés par nos saints aïeux et par nos pères ; le consentement enfin si, dans cette antiquité même, nous adoptons les définitions et les doctrines de tous, ou du moins de presque tous les évêques et les docteurs6 . » 67. Commonitorium, II, 5 et 6, traduction Brunetière et de Labriolle. IA CONVERSION DE NEWMAN 1123 Quel est, maintenant, le sens catholique du canon lérinien ? Avant de le préciser, qu’on nous permette de présenter deux remarques. D’abord, c’est que les trois signes d’orthodoxie que donne saint Vincent peuvent aisément se réduire à deux ; la cohé­ rence doctrinale dans le temps (voilà l’antiquité de la doctrine, le quod semper) et la cohérence doctrinale dans l’espace (voilà l’universalité de la doctrine, c’est-à-dire le quod ubique et le quodab omnibus). Ensuite, c’est que, pour saint Vincent comme pour nous, il appartient à la hiérarchie, au corps apostolique, d’enseigner le monde. S’il arrive donc que la cohérence doctrinale soit sauve­ gardée dans le temps et dans l’espace, ce sera en vertu de l’as­ sistance promise par le Christ à la véritable hiérarchie, au vrai corps apostolique. Le quod semper et le quod ubique sont à la fois des effets et des signes de l’apostolicité divine et authen­ tique. Ceci présupposé, venons-en à l’exacte signification du canon, en nous excusant de reproduire quelques textes déjà allégués. Les théologiens catholiques rappellent d’abord que le quod semper, c’est-à-dire l’antiquité, n’entend nullement condamner le progrès dogmatique, si expressément et si génialement affirmé par saint Vincent lui-même dans son Commonitorium : «Mais peut-être dira-t-on : La religion n’est donc susceptible d’aucun progrès dans l’Église du Christ ? - Certes, il faut qu’il y en ait un, et considérable ! Qui serait assez ennemi de l’hu­ manité, assez hostile à Dieu pour essayer de s’y opposer ? Mais sous cette réserve que ce progrès constitue vraiment pour la foi un progrès et non une altération : le propre du progrès étant que chaque chose s’accroît en demeurant elle-même ; le propre de l’altération, qu’une chose se transforme en une autre68. » Cela signifie que le vrai progrès dogmatique se fera non point par addition de choses étrangères, venues du dehors, mais par pur désenveloppement, par explicitation authentique de la doctrine révélée intégralement, dès le principe, par le Christ et 68. Commonitorium, XXIII, 1 et 2. 1124 x - l’apostolicité les apôtres. Le dogme de l’immaculée Conception, par exemple, qui n’a été défini solennellement qu’en 1854, a été révélé implicitement dès le principe, et a toujours été cru implicitement par l’Église, du seul fait qu’il était réellement contenu dans une autre vérité, révélée et crue explicitement dès l’origine, à savoir que Marie fut pleine de grâce et quelle fut la digne mère de Dieu69. Les théologiens catholiques rappellent encore que le quod ubique, le quod ab omnibus, c’est-à-dire l'universalité, ne signi­ fie d’aucune manière que l’orthodoxie sera fatalement l’apa­ nage de la majorité numérique. Il est manifeste d’abord qu’une majorité quelconque est loin d’être un sûr critère de vérité : « Qui ne sait qu’il arrive fréquemment que les plus nombreux l’emportent sur les meilleurs, que ce qui plaît au plus grand nombre n’est pas toujours le plus parfait?» écrit Melchior Cano70. Est-il même question d’une majorité d’évêques, les meilleurs théologiens penseront quelle peut s’égarer, juger à l’encontre du souverain pontife en matière de foi, et même persévérer dans son erreur. Ainsi Melchior Cano. Ainsi Benoît XIV, qui le citera : « Du fait que les évêques, ras­ semblés en concile général, sont de véritables juges [de la foi], qu’on ne conclue pas que le pontife romain est tenu de déci­ der conformément à la majorité des juges et d’approuver leur doctrine. Car, comme l’écrit Melchior Cano, si tous les évêques sont de véritables juges, cependant le jugement suprême a été commis, par le Seigneur Christ, à son vicaire sur terre, et la charge lui a été confiée de rappeler à la vraie foi, qu’ils soient le petit ou le grand nombre, tous ceux qui fléchis­ sent : J'ai prié pour toi afin que ta fioi ne défaille point, et toi, quand tu seras revenu, confirme — non l’un puis l’autre, mais qu’ils soient minorité ou majorité, - confirme tes frères^. » Les 69. Cf. E Marin-Sola, O. P., L’évolution homogène du dogme catholique, 1924, t. I, pp. 257 à 258, et sur le dogme de l’immaculée Conception, pp. 322 à 331. Voir aussi notre Esquisse du développe­ ment du dogme marial, Paris, 1954. 70. De locis theologicis, lib. V, cap. V. 71. De synodo dioecesana, lib. XIII, cap. Il, n° 3. LA CONVERSION DE NEWMAN 1125 quatre cents prophètes d’Achab n’ont pas prévalu jadis contre le prophète Michée seul ; de même le concile arien de Rimini n’a point prévalu contre Vincent de Capoue et les quelques évêques restés attachés alors à l’évêque de Rome. Cela non plus, Vincent de Lérins ne l’ignore pas : « De même, quand le venin de l’arianisme eut infecté, non plus une faible partie, mais la presque totalité de l’univers, alors que tous les évêques de langue latine s’étaient laissés séduire, les uns par la violence, les autres par la ruse, et qu’une sorte de nuage obscurcissait les esprits et leur dérobait, en un si grand trouble, la véritable route à suivre, tout ce qu’il y avait de vrais disciples et de vrais adorateurs du Christ préférèrent la foi antique à de perfides innovations et se préservèrent ainsi de la contagion du fléau 2. » Par conséquent le quod ab omnibus signifie que l’or­ thodoxie se trouvera toujours du côté de ceux qui forment, sous la garde de Pierre, le troupeau des brebis du Christ, ou, comme vient de le dire saint Vincent, du côté « des vrais dis­ ciples et des vrais adorateurs du Christ ». Il y a donc une façon matérielle d’entendre le quod semper, l’antiquité, qui conduirait à nier le vrai progrès dogmatique, l’évolution homogène du dogme catholique. Et il y a une façon matérielle d’entendre le quod ubique, l’universalité, qui conduirait à nier que la qualité des suffrages prime leur quan­ tité72 73. Au sentiment de saint Vincent lui-même, ce sont là deux erreurs. L’antiquité et l’universalité doivent être enten­ dues formellement, non matériellement. Cela va forcément diriger l’attention sur ce qu’il faut appeler les vrais disciples, les vrais adorateurs, les vraies brebis du Christ, et sur celui qui est leur pasteur. Le critère visible d’orthodoxie, contenu sans doute implicitement mais réellement dans la règle lérinienne, c’est donc l’autorité de Pierre, c’est l’autorité de Rome. Avant saint Vincent, saint Augustin en avait appelé déjà, contre les 72. Commonitorium, IV, 3. 73. Entendus de cette manière, qui reste superficielle et inadé­ quate, le quod semper et le quod ubique ne pourraient fournir tout au plus qu’une première indication, une vague présomption. Ils ne dépasseront jamais la valeur de ce qu’on appelle un signe probable, et par conséquent faillible. 1126 X- CaposTOL1C1TÉ donatistes, à Γuniversalité et à l’antiquité7475 ; et c’est lui encore qui, un peu plus tard, avait invoqué expressément, contre les pélagiens, l'autorité même de Rome \ III. Mais, nous l’avons dit, ce n’est pas au sens catholique que Newman commença de recevoir le canon de saint Vincent. Il était persuadé que Rome avait ajouté à la foi pri­ mitive des éléments humains et par conséquent hétérogènes. Il invitait tous ceux qui ne voulaient ni du libéralisme ni du papisme à chercher une via media dans l'authentique Eglise anglicane. A ses yeux, cette Église anglicane possédait seule l’antiquité. C’était, pensait-il, son privilège le plus visible, le plus incontestable. Or, l’histoire allait ébranler la certitude de Newman. C’est en étudiant, pendant les vacances de 1839, l'histoire des monophysites que le doute sur la vérité des principes de l’anglicanisme l’assaillit pour la première fois. Voici le récit qu'il nous en a laissé : « Ma forteresse était l’antiquité. Or ici, en plein milieu du Ve siècle, je crus trouver, réfléchie comme dans un miroir, la chrétienté du XVIe et du XIXe siècle. Dans ce miroir, je regardai mon visage : j’étais un monophysite. L’Église de la via media était dans la situation de la commu­ nion d’Orient. Rome était où elle est aujourd’hui, et les pro­ testants étaient les eutychiens [...]. Il était difficile de prouver que les eutychiens ou monophysites étaient des hérétiques, sans prouver que les protestants et les anglicans l’étaient égale­ ment ; difficile de trouver des arguments contre les Pères du concile de Trente qui ne fussent pas en même temps la condamnation des Pères du concile de Chalcédoine ; difficile de condamner les papes du XVIe siècle sans condamner ceux du Ve. Le drame de la religion, la lutte entre l’erreur et la 74. « Ce que tient l’Église universelle, ce qu’elle a tenu toujours, même quand cela n’aurait pas été défini par les conciles, est considéré de plein droit comme venant de l’autorité apostolique, De baptismo contra donatistas, lib. IV, cap. XXIV, n° 31. 75. Les résolutions des conciles de Carthage et de Milève «ontété transmises au siège apostolique. Inde etiam rescripta venerunt. Causa finita est. Utinam aliquando finiatur error ! » Sermo CXXXI, n° 10. IA CONVERSION DE NEWMAN 1 127 vérité était toujours un, toujours le même. Nulle différence entre les principes et les actes de l’Eglise d’aujourd’hui et ceux de l’Église d’alors ; nulle différence entre les principes et les actes des hérétiques d’alors et ceux des protestants d’aujour­ d’hui. Voilà ce que je découvrais sous une forme presque effrayante ; il y avait une similitude terrible, d’autant plus ter­ rible quelle était muette et impassible, entre les annales mortes du passé et la chronique fiévreuse du présent. L’ombre du Ve siècle couvrait le XVIe siècle. C’était comme un esprit sortant des eaux troublées du vieux monde sous la forme et les traits du monde nouveau. Alors comme maintenant, on pou­ vait accuser l’Eglise d’être tranchante et dure, résolue, impé­ rieuse et implacable ; et les hérétiques étaient changeants, mobiles7677 ... » Quelques semaines plus tard, un texte de saint Augustin sur la controverse donatiste le frappa d’une manière extra­ ordinaire : « Securus judicat orbis terrarum, avec sûreté l’univers a jugé. » Saint Augustin, l’un des oracles de l’antiquité, en appelait, pour convaincre les donatistes d’erreur, non pas à l’antiquité, au quod semper, mais au quod ab omnibus, à l’Église actuelle, à l’univers chrétien : « Securus judicat orbis ter­ rarum. C’étaient des paroles qui allaient plus loin que la ques­ tion des donatistes ; elles s’appliquaient à celle des monophy­ sites' ... Elles décidaient des questions ecclésiastiques d’après une règle plus simple que celle de l’antiquité ; car saint Augustin était l’un des premiers oracles de l’antiquité ; ici donc l’antiquité décidait contre elle-même. Quelle lumière se trouvait par là jetée sur toute controverse dans l’Église ! Non que, pour un instant, la foule ne pût errer dans son jugement ; non que, dans la tempête arienne, plus de sièges qu’on n’en saurait compter n’aient ployé devant sa furie et n’aient aban­ donné saint Athanase ; non que la foule des évêques d’Orient n’ait eu besoin, pendant le combat, d’être soutenue par le 76. Apologia pro vita sua, ch. Ill, trad, de Georges du Pré de SaintMaur. 77. Les donatistes n’étaient qu’une secte africaine ; les monophy­ sites essayaient de dresser l’Église d’Orient contre celle de Rome. 1128 x - l’apostolicité regard et la voix de saint Léon. Mais parce que le jugement réfléchi auquel l’Église entière s’arrête et adhère enfin, est une prescription infaillible, une sentence définitive contre celles de ses branches qui protestent et s’éloignent d’elle. Qui peut rendre compte des impressions qu'il reçoit ? Par une simple phrase, la parole de saint Augustin me frappait avec une puis­ sance que je n’avais jamais trouvée dans aucune autre. Pour prendre un exemple familier, elles étaient comme le Turn again Whittington des carillons de Londres, ou, pour prendre un exemple plus sérieux, comme le Tolle lege de l’enfant, qui convertit saint Augustin lui-même... Par ces grandes paroles de l’ancien Père, la théorie de la via media était absolument pul> · / 7Q vensee .» Pourtant, ce n’était point encore la lumière décisive. «Au bout de quelque temps, écrit Newman, je redevins calme et la vive impression produite sur mon imagination s’évanouit... J’avais vu l’ombre d’une main sur la muraille. Il était évident que j’avais beaucoup à apprendre dans la question des Églises, et que peut-être quelque lumière nouvelle se levait pour m’éclairer. Celui qui a vu un Esprit ne peut être comme s’il ne l’avait jamais vu. Les cieux s’étaient ouverts, puis refermés. La pensée immédiate avait été : On finira par trouver que l’Église de Rome est dans le vrai. Puis cette pensée avait fui. Mes convictions anciennes demeuraient telles quelles étaient aupa­ ravant. » Deux ans plus tard, en 1841, alors que Newman s’occupait de traduire saint Athanase, son agitation revint : « Le fantôme m’apparut une seconde fois. Dans Y Histoire des ariens, je trou­ vais, sous des traits encore plus accentués, précisément le même phénomène que j’avais trouvé dans celle des monophysites. Je ne l’avais pas observé en 1832. Chose étrange! ce que je n’avais point cherché venait au-devant de moi. Oubliant les controverses du jour, et suivant simplement le cours de mes études, je lisais et j’écrivais sur ce qu’on appelle un sujet méta­ physique. Mais, tout à coup, je vis clairement dans YHistoire des ariens, que les ariens purs étaient [dans la situation] des 78. Loc. cit. LA CONVERSION DE NEWMAN 1129 protestants ; que les semi-ariens étaient [dans la situation] des anglicans; et que Rome, enfin, était alors ce quelle est aujour­ d’hui. » Ainsi, à la règle du quod semper telle qu’il l’avait entendue, Newman se voyait contraint de substituer la règle du quod ab omnibus. Et, dans chaque cas, cette foi chrétienne crue par tous, cette foi orthodoxe, c’était la foi de Rome. IV. A ceux qui persistaient à le ramener au quod semper, à l’antiquité, comme à la règle qui permettait de prouver que l’Église divine était l’Église anglicane, non l’Église romaine, Newman répondait déjà que « la doctrine romaine (moderne) est aussi solidement (ou plus solidement) fondée dans l’anti­ quité que ne le sont certaines doctrines que, pourtant, nous et les catholiques romains, nous croyons ensemble. C’est ainsi qu’il y a dans l’antiquité des témoignages plus forts en faveur de la nécessité de l’unité qu’en faveur de la succession aposto­ lique ; en faveur de la suprématie du siège de Rome qu’en faveur de la présence réelle dans l’eucharistie ; en faveur de la pratique d’invoquer les saints qu’en faveur de la canonicité de certains livres qui pourtant font partie de la collection actuelle de l’Écriture7980 . » Un peu plus tard, il faisait remarquer que la règle du quod semper, entendue de manière à exclure tout pro­ grès dogmatique, est sans doute sans réplique contre Rome, mais qu’alors « elle devient, dans le même sens, sans réplique contre l’Angleterre. Elle frappe Rome à travers l’Angleterre. Elle peut être interprétée de deux manières. Ou bien on la res­ treint afin de prouver que, dans le catholicisme, le symbole de Pie IVs0 est une superfétation ; mais alors elle devient en même temps une objection au symbole [dit] de saint Athanase. Ou bien on X étend assez pour admettre les doctrines conservées par l’Église d’Angleterre, et elle cesse d’exclure cer­ taines doctrines de Rome rejetées par cette Église81. » Admettre le principe du développement dogmatique, c’est 79. Apologia, ch. iv. 80. Profession de foi tridentine, Denz., n° 994. 81. Essai sur le développement de la doctrine chrétienne, introduction. 1130 χ - l’apostolicité entendre le quod semper comme l’entendait saint Vincent de Lérins et comme l’entendent les catholiques. Refuser ce prin­ cipe, c’est renverser le credo catholique, et avec lui bien d'autres credo : celui des gréco-russes, celui de Calvin, celui des anglicans. V. En même temps qu'il se voit forcé de renoncer à l’inter­ prétation anglicane du principe d’antiquité, Newman, qui avait d'abord reproché à Rome d'avoir admis des adjonctions hétérogènes à la foi primitive, prend conscience du principe du développement dogmatique, qu’il découvre dans saint Vincent de Lérins lui-même : «Je vis que le principe du déve­ loppement non seulement expliquait certains faits, mais qu’il était en lui-même un phénomène philosophique remarquable, imprimant un caractère à tout le cours de la pensée chré­ tienne. Ce principe était visible depuis les premières années de l’enseignement catholique jusqu’à ce jour, et donnait à cet enseignement son unité et son individualité. Il était là comme une sorte de témoignage, et l’Église anglicane n’en pouvait produire de semblable. Il démontrait que Rome moderne était bien réellement ce que furent autrefois Antioche, Alexandrie et Constantinople, exactement comme une courbe mathéma­ tique suit sa loi propre et en est l’expression82. » La vérité du principe de développement finit par s’imposer avec tant de force à Newman qu’il voulut en avoir le cœur net: «Je me décidai donc à écrire un Essai sur le développement de la doc­ trine; puis, si à la fin de ce travail mes convictions en faveur de l’Église romaine n’étaient pas affaiblies, à demander défini­ tivement mon admission dans son sein83. » On sait ce qui arriva : «J’avais commencé mon Essai sur le développement de la doctrine dans les premiers mois de 1845, et j’y travaillai avec ardeur toute l’année jusqu’au mois d’octobre. A mesure que j’avançai, l’horizon s’ouvrit si clairement devant moi qu’au lieu de parler des catholiques romains, je les appelai hardiment les catholiques. Avant d’arriver à la fin, je résolus de 82. Apologia, ch. rv. 83. Ibid. LA CONVERSION DE NEWMAN 1131 demander mon admission ; et le livre reste inachevé, dans letat où il était alors84. » VI. Plus tard, on objectera à Newman qu’étant soumis à un pouvoir infaillible, qui « impose aux hommes comme il veut et quand il veut de nouveaux dogmes de foi, quels qu’ils puissent être», il ne peut donc pas dire «si demain il ne devra pas répudier ce qu’il croit aujourd’hui ». Il répondra alors, en théologien catholique, que l’infaillibilité ne peut jamais rien définir qui ne soit réellement contenu dans l’Écriture et la Tradition : « Rien ne peut m’être imposé qui soit d’une nature différente de ce que je crois déjà, ni rien, à plus forte raison, qui soit d’une nature opposée. La nouvelle vérité qui est pro­ mulguée, si on peut l’appeler nouvelle, doit du moins, consi­ dérée dans ses rapports avec l’ancienne vérité, être une vérité homogène, parente, contenue implicitement en celle-ci. Elle doit être telle que j’aie toujours pu deviner quelle était renfer­ mée dans la révélation apostolique, et désirer quelle le fut85. » VIL Avant d’abandonner l’Église anglicane, Newman essaiera toutefois, pour la défendre, d’en appeler à la note de sainteté. L’Église anglicane, dira-t-il, possède, en dépit de ses désordres, une vie divine clairement manifestée, qui constitue une note aussi évidente qu’aucune autre puisse l’être86. Mais, après la publication de son fameux Tract 90, Newman dut constater que ni les évêques ni les membres de son Église ne pouvaient plus croire ce qui n’était pourtant que la doctrine patristique primitive. Un peu plus tard, la consé­ cration, à Jérusalem, d’un évêque anglican à qui l’on confia la charge d’exercer la juridiction sur les calvinistes et les luthé­ riens lui apparut comme une reconnaissance officielle de l’hérésie par l’Église d’Angleterre87. 84. Ibid. 85. Ibid., ch. V. Le pape ne peut définir ni les choses contraires au dépôt révélé ni les choses étrangères, comme, par exemple, le nombre des étoiles du ciel. 86. Ibid., ch. IV. 87. Ibid., ch. III. 1132 x - l’apostolicité L'Église d’Angleterre, dans laquelle il croyait néanmoins devoir encore rester, lui sembla dès lors, par rapport à l’Église vraie, être dans un état anormal, un peu ce qu’autrefois Samarie était par rapport à Jérusalem. Les éléments divins qu’elle pouvait encore conserver étaient chez elle comme en exil. « Pour l’instant, écrivait-il alors, je crains, pour autant que je puisse analyser mes propres convictions, d’en être venu à considérer la communion catholique romaine comme étant l’Église des apôtres. La part de grâce qui est chez nous, part qui, à cause de la bonté de Dieu n’est pas petite, est d’ordre extraordinaire et vient de la surabondance de sa dispensation, from the overflowings ofHis dispensation^. » En même temps, Newman se rendait compte que les reproches qu’il adressait jadis à l’Église romaine étaient bien plutôt imputables à ce qui subsistait d’humain chez les catho­ liques, et que, par exemple, pour aimer profondément la sainte Vierge, un Anglais n'était pas obligé de l’aimer à la manière et dans le goût d’un Italien. C’est après sa conversion seulement que l’Église d’Angleterre devait lui apparaître sous un nouveau jour: «Je ne peux dire à quel moment, mais ce fut très tôt, naquit en moi une extrême surprise d’avoir pu imaginer quelle était une partie de l’Église catholique. Pour la première fois, je la regar­ dai de l’extérieur et, à parler de mon point de vue, je la vis telle quelle était... Tout en n’étant pas divine, elle peut être une grande création humaine, et c’est ainsi que je la juge aujourd’hui... Mais quelle soit quelque chose de sacré, qu’eüe soit l’oracle de la doctrine révélée, quelle puisse réclamer pour elle saint Ignace ou saint Cyprien, quelle puisse prendre le rang, contester l’enseignement, entraver la voie de l’Église de saint Pierre, quelle puisse s’appeler la Fiancée de l'Agneau, voilà ce qui a simplement disparu de mon esprit depuis ma conversion88 89. » 88. Ibid., ch.. IV. 89. Ibid., note E. annexe I Fragments de deux allocutions de Pie XII sur les rapports de l’Église et de la communauté politique Nous présentons ici quelques passages de deux Allocutions de Pie XII : ['Allocution aux membres du Xe Congrès internatio­ nal des sciences historiques, 7 septembre 1955, où le souverain pontife traite des relations entre l’Église et l’État ; ['Allocution aux membres de la Ve assemblée nationale de ['Union des juristes italiens, 6 décembre 1953, où il traite de la tolérance civile de l’erreur religieuse, qui demanderait à être observée dans une Communauté politique mondiale. 1. Relations entre l’Église et l’État1 1. «A l’époque préchrétienne l’autorité publique, l’État, était compétent tant en matière profane que dans le domaine religieux. L’Église catholique a conscience que son divin Fondateur lui a transmis le domaine de la religion, la direction religieuse et morale des hommes dans toute son étendue, indé­ pendamment du pouvoir de l’État. Depuis lors, il existe une histoire des relations entre l’Église et l’État... Cette histoire a captivé fortement l’attention des chercheurs. 2. « Léon XIII a enfermé, pour ainsi dire, dans une for­ mule, la nature propre de ces relations, dont il donne un exposé lumineux dans ses encycliques Diuturnum illud (1881), Immortale Dei (1885) et Sapientiae christianae (1890) : les deux pouvoirs, l’Église comme l’État, sont souve­ rains. Leur nature, comme la fin qu’ils poursuivent, fixent les limites à l’intérieur desquelles ils gouvernent jure proprio. 1. A. A. S., 1955, pp. 677-680. Texte original français. 1134 ANNEXE I Comme 1 État, I Église possède aussi un droit souverain sur tout ce dont elle a besoin pour atteindre son but, même sur les moyens matériels. Ainsi tout ce qui dans les choses humaines est sacré à un titre quelconque, tout ce qui touche au salut des âmes et au culte de Dieu, soit par sa nature, soit par son but, tout cela est du ressort de Γautorité de l’Eglise (Enc. Immortale Dei). LÉtat et l’Église sont des pouvoirs indépendants, mais qui ne doivent pas pour cela s’ignorer, encore moins se combattre ; il est beaucoup plus conforme à la nature et à la volonté divine qu’ils collaborent dans la compréhension mutuelle, puisque leur action s’applique au même sujet, c’est-à-dire au citoyen catholique. Certes des cas de conflit restent possibles : lorsque les lois et l’État lèsent le droit divin, l’Église a l’obligation morale de s’y opposer. 3. « On pourra dire qu’à l’exception de peu de siècles pour tout le premier millénaire comme pour les quatre der­ niers siècles -, la formule de Léon XIII reflète plus ou moins explicitement la conscience de l’Église. « D’ailleurs, même pendant la période intermédiaire, il y eut des représentants de la doctrine de l’Église, peut-être une majorité, qui partagèrent la même opinion. 4. « Quand Notre prédécesseur Boniface VIII disait, le 30 avril 1303, aux envoyés du roi germanique Albert de Habsbourg : ... De meme que la lune ria d’autre lumière que celle quelle reçoit du soleil, aucune puissance terrestre ria d'autorité que celle quelle reçoit de la puissance ecclésiastique... Tout pouvoir... vient du Christ, et de Nous en tant que vicaire de Jésus-Christ, il s’agit bien là de la formulation peut-être la plus accentuée de l’idée dite médiévale des relations du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel ; et de cette idée, des hommes comme Boniface tirèrent les conséquences logiques. Mais même pour eux, il ne s’agit ici normalement que de la transmission de l’au­ torité comme telle, non de la désignation de son détenteur, ainsi que Boniface lui-même l’avait déclaré au Consistoire du 24 juin 1302. Cette conception médiévale était conditionnée par l’époque. Ceux qui connaissent ses sources admettront proba- ANNEXE I 1135 Element qu’il serait sans doute encore plus étonnant quelle ne lut pas apparue2. 5. «Ils concéderont peut-être aussi qu’en acceptant des luttes comme celle des Investitures, l’Eglise défendait des idéals hautement spirituels et moraux et que, depuis les Apôtres jusqu’à nos jours, ses efforts pour rester indépendante du pouvoir civil ont toujours visé à sauvegarder la liberté des convictions religieuses. «Qu’on n’objecte pas que l’Église elle-même méprise les convictions personnelles de ceux qui ne pensent pas comme elle. L’Eglise considérait et considère l’abandon volontaire de la vraie foi comme une faute. Lorsque, à partir de 1200 envi­ ron, cette défection entraîna des poursuites pénales de la part du pouvoir tant spirituel que civil, ce fut pour éviter que ne se déchirât l’unité religieuse et ecclésiastique de l’Occident3. «Aux non-catholiques, l’Église applique le principe repris dans le Code de Droit Canon : Que personne ne soit contraint contre son gré à embrasser la foi catholique, et estime que leurs convictions constituent un motif, mais non toutefois le princi­ pal, de tolérance. Nous avons traité déjà ce sujet dans Notre Allocution du 6 décembre 1953 aux juristes catholiques d’Italie4. 6. « L’historien ne devrait pas oublier que, si l’Église et l’État connurent des heures et des années de lutte, il y eut, de Constantin le Grand jusqu’à l’époque contemporaine et même récente, des périodes tranquilles, souvent prolongées, pendant 2. Sur la manière dont le traité de Jacques DE VlTERBE, De regi­ mine christiano (1301-1302), contemporain même de Boniface VIII (1294-1303), permet d’entendre les textes de Boniface VIII en régime de chrétienté sacrale, sans recourir à la doctrine aberrante du ■«pouvoir direct» du spirituel sur le temporel, ni la prêter au souve­ rain pontife, voir supra, pp. 455 et 497 et suiv. 3. C’est l’immense et brûlante question, d’une part de l'inquisition, d’autre part des Croisades, qui est effleurée ici. Voir supra, pp. 550-674. 4. Nous citerons ces textes dans un instant. 1136 ANNEXE I lesquelles ils collaborèrent dans une pleine compréhension à l’éducation des mêmes personnes. « L’Église ne dissimule pas quelle considère en principe cette collaboration comme normale, et quelle regarde comme un idéal l’unité du peuple dans la vraie religion et l’unanimité d’action entre elle et l’État. « Mais elle sait aussi que depuis un certain temps les événe­ ments évoluent plutôt dans l’autre sens, c’est-à-dire vers la multiplicité des confessions religieuses et des conceptions de vie dans la même communauté nationale - où les catholiques constituent une minorité plus ou moins forte. Il peut être intéressant et même surprenant pour l’historien de rencontrer aux États-Unis d’Amérique un exemple, parmi d’autres, de la manière dont l’Église réussit à s’épanouir dans les situations les plus disparates. 7. « Dans l’histoire des relations entre l’Église et l’État, les Concordats jouent... un rôle important... L’Église [y] cherche la sécurité juridique et l’indépendance nécessaire à sa mission. Il est possible... que l’Église et l’État proclament dans un concor­ dat leur conviction religieuse commune ; mais il peut arriver aussi que le Concordat ait pour but, entre autres, de prévenir les querelles autour des questions de principe et d’écarter dès le début les occasions possibles de conflit. Quand l’Église a apposé sa signature sur un Concordat, celui-ci vaut pour tout son contenu. Mais le sens profond peut comporter des nuances, dont les parties contractantes ont toutes deux connaissance ; il peut signifier une approbation expresse, mais il peut dire aussi une simple tolérance, selon les principes qui servent de norme pour la coexistence de l’Église et de ses fidèles avec les Puissances et les hommes d’une autre croyance5. » 5. Le pape passe ici à l’examen des rapports de l’Église et de la cul­ ture. I ANNEXE I 1137 2. Communauté juridique des peuples et tolérance civile de l’erreur religieuse'1 1. «Dans cette Communauté des peuples, chaque État est donc inséré dans l’organisation du droit international et, par là, dans l’ordre du droit naturel qui soutient et couronne le tout. De cette façon, il n’est plus - ni n’a jamais été d’ailleurs - souverain dans le sens d’une absence totale de limites. Souveraineté67, dans le sens authentique du mot, signifie autar­ cie et compétence exclusive d’un État sur certaines affaires et dans un certain territoire, selon que le demandent la nature et la forme d’une activité, qu’il exerce certes dans les limites du droit international, mais indépendamment de n’importe quel autre État. Tout État est directement soumis au droit interna­ tional. Les États auxquels manquerait la plénitude de compé­ tence dont nous venons de parler, ou que le droit international ne reconnaîtrait pas comme indépendants de n’importe quel autre État, ne seraient pas eux-mêmes souverains. Il va de soi qu’aucun État ne pourrait se plaindre de voir sa souveraineté limitée, si on lui refusait la faculté d’agir à son gré et sans tenir compte des autres États. La souveraineté n’est pas la divinisa­ tion ou l’omnipotence de l’État, au sens soit de Hegel, soit d’un positivisme juridique absolu... » 2. «Nous voudrions vous entretenir... d’une des questions qui se présentent dans une Communauté des peuples, à savoir de la cohabitation pratique des communautés catholiques avec les non-catholiques. « Selon la confession de la grande majorité des citoyens, ou sur la base d’une déclaration explicite de leur statut, les peuples et États membres de la Communauté seront répartis en : chrétiens, non chrétiens, indifférents au point de vue reli­ gieux ou consciemment laïcisés, ou encore ouvertement 6. A. A. S., 1953, pp. 796 et suiv. Texte original italien. Trad, (modifiée) Doc. cath., 1953, col. 1603 et suiv. Le titre est de nous. 7. Notons que le mot, si on continue de l’employer, aura deux sens différents, selon qu’il qualifiera l’autorité donnée à V Église par le Christ, ou l’autorité politique. Voir supra, p. 992. 1138 ANNEXE 1 athées. Les intérêts religieux et moraux exigeront pour toute l’étendue de la Communauté un règlement bien défini qui vaille pour tout le territoire de chacun des États souverains, membres de cette Communauté des nations. Selon la conjoncture et les circonstances, ce règlement de droit positif s’énoncera ainsi : à l’intérieur de son territoire et pour ses citoyens, chaque État réglera les affaires religieuses et morales selon sa propre loi ; cependant, dans tout le territoire de la confédération, on permettra aux ressortissants de chaque Étatmembre l’exercice de leurs propres croyances et pratiques reli­ gieuses et morales, pour autant quelles ne contreviennent pas aux lois pénales de l’État où ils séjournent... » 3. « Dans une Communauté d’Étars peut-on, au moins dans des circonstances déterminées, établir pour norme que le libre exercice d’une croyance et d’une pratique religieuse, en vigueur dans un des États-membres, ne sera pas empêché, dans tout le territoire de la Communauté, par les lois ou ordon­ nances coercitives d’un État8 ? En d’autres termes, est-il permis de ne pas empêcher et donc de tolérer [l’erreur] dans ces cir­ constances, et est-il vrai, dès lors, que la répression positive n’est pas toujours un devoir ? « Nous avons invoqué... l’autorité de Dieu. Bien qu’il lui soit possible et facile de réprimer Terreur et la déviation morale, Dieu, sans contrevenir à son infinie perfection, peut-il dans certains cas choisir de ne pas empêcher le mal ? Peut-il se faire que, dans des circonstances déterminées, il ne donne aux hommes ni précepte, ni devoir, ni même droit d’empêcher et de réprimer ce qui est faux et erroné ? Un regard sur la réalité autorise une réponse affirmative9. Elle montre que l’erreur et le péché se rencontrent dans le monde pour une large part. Dieu les réprouve ; cependant il leur permet d’exister. Dès lors, d’une part, il n’est pas vrai d'une manière absolue et inconditionnée que l’erreur religieuse et morale doit toujours être empêchée quand c’est possible, et que sa tolérance est de 8. C’est la question de la tolérance civile des cultes. 9. La fin de cet alinéa a déjà été citée plus haut, p. 438. ANNEXE I 1139 soi immorale. Et, d’autre part, Dieu n’a pas donné, même à l’autorité humaine, un tel précepte absolu et universel, ni dans le domaine de la foi ni dans celui de la morale. On ne le ren­ contre ni dans la conviction commune des hommes, ni dans la conscience chrétienne, ni dans les sources de la révélation, ni dans la pratique de l’Eglise. Sans parler des autres textes de l’Écriture sainte, rappelons la parabole où le Christ demande qu’on laisse croître l’ivraie de peur d’arracher le froment. Le devoir de réprimer les déviations morales et religieuses ne peut donc être une ultime norme d’action. Il doit être subordonné à des normes plus hautes et plus générales qui, dans certaines cir­ constances, permettent et même font peut-être apparaître comme le parti le meilleur, de ne pas empêcher l’erreur, pour promouvoir un plus grand bien. «Ainsi sont éclairés les deux principes permettant de répondre, dans les cas concrets, à la grave question : quelle attitude le juriste, l’homme politique et l’État souverain catho­ liques, doivent-ils prendre à l’égard de la formule de tolérance religieuse et morale indiquée ci-dessus10, et concernant une Communauté d’États ? Principe premier : ce qui ne répond pas à la vérité et à la loi morale n’a objectivement aucun droit à l’existence ni à la propagande ni à l’action. Principe second : le fait de ne pas l’empêcher en recourant à des lois et à des dis­ positions coercitives peut néanmoins se justifier dans l’intérêt d’un bien supérieur et plus vaste. « Cette dernière condition se vérifie-t-elle dans tel cas concret - question de fait - ce sera avant tout à l’homme d’État catholique d’en juger. Il se laissera guider dans sa déci­ sion en considérant soit, d’une part, les inconvénients qui naî­ tront de la tolérance, et, d’autre part, ceux quelle épargnera à la Communauté des États ; soit le bien qui, selon de sages pré­ visions, pourra en résulter d’abord pour la Communauté ellemême comme telle, et indirectement pour l’État qui en est membre. Pour ce qui concerne le domaine religieux et moral, il demandera aussi le jugement de l’Église. Pour parler en son nom en ces questions décisives qui touchent la vie internatio10. Il s’agit d’une tolérance civile de l’erreur religieuse. 1140 ANNEXE I nale, seul est competent en dernière instance celui à qui le Christ a confié la conduite de toute l’Église, le pontife romain. » 4. « L’institution d’une Communauté de peuples, telle quelle a été aujourd'hui en partie réalisée, mais que l’on tend à réaliser et à consolider à un degré plus élevé et plus parfait, est un mouvement du bas vers le haut, c’est-à-dire d’une plu­ ralité d’États souverains vers la plus haute unité. « L’Église du Christ a, en vertu du mandat de son divin fon­ dateur, une mission universelle semblable. Elle doit accueillir en elle-même et rassembler en une unité religieuse les hommes de tous les peuples et de tous les temps. Mais ici le chemin est en un certain sens inverse ; il va du haut vers le bas. Dans le cas précédent, l’unité juridique supérieure de la Communauté des peuples était ou est encore à créer. Dans celui-ci, la commu­ nauté juridique avec sa fin universelle, sa constitution, ses pou­ voirs et ceux qui en sont revêtus, est déjà, dès le début, établie par la volonté et l’institution du Christ lui-même11. La fonction de cette communauté universelle est, dès le début, de s’incorpo­ rer autant que possible tous les hommes et toutes les nations (Mt., XXVIII, 19) et par là de les gagner entièrement à la vérité et à la grâce de Jésus-Christ... » 5. Sur le point de « la négation inconditionnée de tout ce qui est religieusement faux et moralement mauvais12, il n’y a jamais eu et il n’y a pour l’Église aucune hésitation, aucune pactisation, ni en théorie ni en pratique. Son attitude n’a pas changé durant le cours de l’histoire, et elle ne peut changer, 11. Le texte précédent a été cité plus haut, p. 991. 12. Nous sommes ici sur le plan même de l’Église. Elle peut tolé­ rer, à l’intérieur d’elle-même, des êtres, des membres, dans l'erreur et le péché. Mais il lui est impossible, sous peine de se détruire, de tolé­ rer, d’intégrer, à l’intérieur d'elle-même, l’erreur et le péché, leurs erreurs et leurs péchés. Voilà Y intolérance religieuse et morale de l’Église, qui ne l’empêche pas de reconnaître, de respecter, de vénérer tout ce qu’elle rencontre ailleurs de vérité, de vestiges du christia­ nisme, de grandeur morale, et de s’en réjouir. ANNEXE I 1141 quelles que soient les circonstances de temps et de lieu qui la mettent en face de l’alternative : donner ou l’encens aux idoles, ou son sang pour le Christ... » Sur le point de «la tolérance [du mal], dans des circons­ tances déterminées, même dans des cas où l’on pourrait procé­ der à la répression13, l’Église — eu égard à ceux qui avec une bonne conscience (même erronée, mais invincible) sont d’opi­ nion différente - s’est vue incitée à agir, et a agi selon cette tolérance, après que, sous Constantin le Grand et les autres empereurs chrétiens, elle fut devenue Église d’État14 ; mais ce fut toujours pour des motifs plus élevés et plus importants. Ainsi fait-elle aujourd’hui et fera-t-elle dans l’avenir, si elle se trouve en face de la même nécessité. En de tels cas particuliers, l’attitude de l’Église est déterminée par la volonté de protéger le bonum commune : à savoir d’une part, en chaque État, le bien commun de l’Église et de l’État ; et d’autre part, le bien commun de l’Église universelle, du Règne de Dieu sur le monde entier15. » 13. Nous touchons ici au plan du temporel. Dans quelle mesure l’Église peut-elle approuver la conduite d’un État qui tolère certaines erreurs et certains maux ? conseiller même à un État de ne pas répri­ mer par ses moyens coercitifs certaines erreurs et certains maux ? Voilà le problème de la tolérance civile par l’Église d’un certain mal. 14. Ici se posent à nouveau les problèmes que nous avons étudiés plus haut : de la chrétienté sacrale, où le caractère baptismal entrait dans la définition même du citoyen, de la juridiction revendiquée par un Boniface V7II sur les princes en tant que princes de chrétienté en régime sacral ; du recours au bras séculier selon le style de l’inquisition et des Croisades. 15. En cette délicate question de la tolérance et de la vérité, signa­ lons une distinction propre à dissiper certains malentendus récents : « D’une part, l’erreur des absolutistes, qui voudraient imposer la vérité par la contrainte, vient du fait qu’ils transfèrent de l’objet au sujet les sentiments qu’ils éprouvent à bon droit à l’égard de l’objet ; ils pen­ sent que, tout comme l’erreur n’a pas de droits par elle-même et doit être bannie de l’esprit (par les moyens de l’esprit), ainsi l’homme, quand il est dans l’erreur, n’a pas de droits qui lui soient propres et doit être banni du compagnonnage humain (par les moyens du pou­ voir humain). 1142 AN N EXE 1 « D’autre part, l’erreur des théoriciens qui font du relativisme, de l’ignorance et du doute une condition nécessaire de la tolérance mutuelle, vient du fait qu’ils transfèrent du sujet à l’objet les senti­ ments qu’ils éprouvent à bon droit à l’égard du sujet - qui doit être respecté même quand il est dans l’erreur ; et ainsi ils privent l’homme et l’intellect humain de l'acte même — adhérence à la vérité - en lequel consistent à la fois la dignité de l’homme et sa raison de vivre. » Jacques MARITAIN, « Tolérance et vérité », dans Le philosophe dans la cité, Paris, Alsatia, 1960, p. 143 [O. C., XI, pp. 78-79]. i ANNEXE II Les Pouvoirs hiérarchiques chez les Apôtres, le Pape, les Évêques Les travaux préparatoires au second concile du Vatican ont attiré à nouveau l’attention des théologiens sur la grave ques­ tion des rapports hiérarchiques qui unissent entre eux le sou­ verain pontife et les évêques. Si nous essayons de résumer dans cette annexe ce qui a été dit plus haut, c’est avec l’espoir de pouvoir, ici ou là, apporter quelques précisions. 1. Deux temps de l’Église : temps apostolique et temps postapostolique Une première distinction va permettre de clarifier le débat : la distinction entre d’une part la période apostolique, ou de fondation de l’Eglise, et d’autre part la période postapostolique, ou de conservation de l’Église. Les pouvoirs hiérarchiques sont actifs ici et là. Ils sont les moyens dont Dieu se sert pour fon­ der swn. Église durant la période apostolique, et pour la conser­ ver durant la période postapostolique. Ils sont de deux sortes : les pouvoirs d’ordre et les pouvoirs de juridiction. Leur nature et leur manière d’agir sont diffé­ rentes : Les pouvoirs & ordre sont conférés par consécration, ils sont indélébiles, ils agissent par voie d’efficience instrumentale (interior influxus). Les pouvoirs de juridiction sont conférés par délégation expresse ou tacite, ils sont résiliables, ils agissent par voie morale de proposition, soit en matière spéculative ou magistérielle, soit en matière pratique ou disciplinaire (exterior gubernatio1). 1. Cf. S. Thomas, III, qu. 8, a. 6. 1144 ANNEXE II La distinction de nature de ces pouvoirs explique que leur sort va différer lorsqu’ils passeront de l’ère apostolique à l’ère postapostolique. 2. Le pouvoir d’ordre La plénitude du pouvoir d’ordre, donnée immédiatement par le Christ aux apôtres et possédée d’une manière égale par eux tous, demeure sans aucun changement quand elle passe de l’ère apostolique à l’ère postapostolique. Ce quelle a été dans les apôtres, elle l’est aujourd’hui identiquement chez le pape et les évêques. Pas de différence entre eux. Sur ce point, le pape et les évêques sont frères dans l’épiscopat. Une question se pose. La multiplication ex aequo, et en tant que telle non hiérarchisée, des dépositaires du pouvoir suprême d’ordre, ne va-t-elle pas présenter pour l’Église un danger de dispersion ? La réponse à faire est que le pouvoir d’ordre, étant purement instrumental (spiritualis potentia ins­ trumentant), n’est efficace que sous la motion élevante du Christ, et c’est par là que son exercice est réduit à une unité supérieure. Il reste que le pouvoir d’ordre peut subsister et fonctionner validement au sein même des schismes et des hérésies, qui sem­ blent alors déchirer l’Église. Et il reste, en contrepartie, qu’on peut le retrouver aujourd’hui dans les dissidences, où sa pré­ sence est un bienfait inestimable, et une cause d’immense espérance. 3. Le pouvoir juridictionnel, agissant comme une cause seconde, demande à être secouru par des grâces prophétiques Forcer en quelque sorte les portes de l’âme pour y verser la grâce n’est possible qu’à Dieu, et les créatures qui intervien- 2. S. Thomas, III, qu. 63, a. 2. ANNEXE II 1145 nent dans la dispensation des sacrements ne peuvent être alors utilisées par lui qu’à titre de purs instruments. Mais proposer du dehors aux intelligences un message spéculatif ou pratique, même d’origine immédiatement divine, est une œuvre qui apparaît plus connaturelle aux hommes et où ils peuvent prendre une plus large part d’initiative ; les dépositaires de la juridiction agiront en conséquence plutôt comme des causes secondes que comme de purs transmetteurs. La rançon d’un tel privilège laissé aux hommes sera que, dans la mesure même où s’accroît l’importance de leur inter­ vention, la faillibilité menacera de s’y introduire. D’où la nécessité, pour assurer le droit exercice des pouvoirs juridic­ tionnels, du secours de grâces de nature prophétique : grâces de révélation et à"inspiration pendant l’ère apostolique, grâces ^assistance, sous ses diverses formes, pendant l’ère postaposto­ lique3. 4. La juridiction extraordinaire destinée à fonder l’Eglise : l’âge apostolique Les pouvoirs juridictionnels, nous l’avons dit, ont été don­ nés à l’Église sous une double forme : celle de pouvoirs extra­ ordinaires, destinés à fonder l’Église pendant la période apos­ tolique ; celle de pouvoirs ordinaires, destinés à conserver l’Église pendant la période postapostolique. Les apôtres ont reçu d’une manière égale la juridiction extraordinaire ; mais d’une manière inégale la juridiction ordi­ naire. Parlons d’abord de la juridiction extraordinaire. Elle est reçue également de tous. Les apôtres, en tant qu’apôtres, sont égaux4. Elle comporte, entre autres, les grâces prophétiques de révélation et d’inspiration, les pouvoirs de promulguer cer- 3. Voir supra, p. 258. 4. Selon saint Thomas, c’est en raison non pas de la correction fraternelle, que Paul reprend publiquement Pierre, mais en raison de son égalité dans l’apostolat. Cf. supra, p. 269. 1146 ANNEXE II tains sacrements, d'implanter de nouvelles Églises, etc. Elle est donnée aux apôtres pour fonder l'Église quant à son apparition dam le temps, à la manière dont les ouvriers fondent un édifice qui leur survit. Sur ce point, pas de différence entre eux. Ils fondent ex aequo l’Église (Éphés., Il, 20) ; ils sont les douze fondements et les douze portes de la Jérusalem nouvelle (Apoc., XXI, 18-21). Cette juridiction extraordinaire est intransmissible. Quelle soit, à la ressemblance du pouvoir d’ordre, conférée simultanément à plusieurs sujets ne nuit pas à l’unité suprême de l’Église, car elle s’exerce sous le contrôle de secours immé­ diats et si puissants, que son infaillibilité imite en quelque sorte l’infaillibilité même du pouvoir d’ordre. 5. La juridiction ordinaire destinée à conserver l’Église : pontificat suprême et épiscopat subordonné 1. Les apôtres donc, en tant qu’apôtres, c’est-à-dire en tant que dépositaires exclusif de la juridiction extraordinaire, desti­ née à fonder l’Église quant à son apparition dans le temps, sont égaux entre eux. Mais, en tant que premiers dépositaires de la juridiction ordinaire et transmissible, destinée à con­ server l’Église, c’est-à-dire à la fonder, non plus quant à son apparition dans le temps, mais quant à sa permanence dans la durée, l’égalité cesse entre les apôtres5. 2. Un seul d’entre eux est constitué pasteur de toutes les brebis du Christ et de leurs agneaux (Jean, XXI, 15-17). Un seul d’entre eux est établi comme roc, c’est-à-dire comme ultime base visible, sur laquelle l’Église ne cessera de reposer (Mt., XVI, 18). Un seul d’entre eux, quand il sera «revenu», aura mission d’affermir ses frères (Luc, XXII, 32). En lui, le pouvoir juridictionnel ordinaire et transmissible trouve son 5. Sur la distinction des apôtres en tant q\i apôtres, et en tant que brebis du Christ, cf. CAJETAN, De comparatione auctoritatis papae et concilii..., η ° 23. ANNEXE II 1147 dépositaire, non certes unique, mais suprême, son foyer d’irra­ diation6. 3. Pierre est le dépositaire suprême du pouvoir juridiction­ nel, mais non le dépositaire unique. Certaines promesses n’ont été faites qu’à lui seul, mais d’autres ont été faites à tous les apôtres : « En vérité, je vous le dis : ce que vous lierez sur la terre sera lié dans le ciel, et ce que vous délierez sur la terre sera délié dans le ciel» (Mt., XVIII, 18). Faut-il restreindre ces dernières promesses aux privilèges strictement extraordinaires et intransmissibles donnés également à tous les apôtres pour fonder l’Église ? Elles sont assez riches, certes, pour ne pas les exclure. Mais on voit bien, et cela a été saisi dès le début, quelles visent aussi très certainement la juridiction ordinaire, permanente, transmissible destinée à conserver l’Église. Impossible d’hésiter dès qu’on pense aux paroles du Sauveur : «Allez, enseignez toutes les nations... » (Mt., XXVIII, 19) ; « Et voici, je suis avec vous tous les jours, jusqu’à la fin du monde » (Mt., XXVIII, 20). 4. «Ce que tu lieras sur la terre sera lié dans les cieux... » (Mt., XVI, 19). « Ce que vous lierez sur la terre sera lié dans le ciel... » (Mt., xviii, 18). Le même pouvoir de lier et de délier est donné à Pierre qui est pasteur, et aux brebis, auxquelles obéiront les agneaux. Il y a donc deux sujets, deux exercices, du pouvoir juridictionnel ordinaire, permanent, transmissible : d’une part, Pierre le détient et l’exerce seul, comme pasteur des brebis et des agneaux ; d’autre part, Pierre le détient et l’exerce comme pas­ teur, conjointement avec les brebis, que suivront les agneaux. C’est de par la volonté expresse du Christ, et donc en droit divin, que le pouvoir juridictionnel ordinaire, permanent, transmissible, est ainsi structuré, et qu’il se distribue sur deux plans : celui d’un pontificat suprême et celui d’un épiscopat 6. Du fait qu’il est au-dessus du pouvoir ordinaire et transmissible des autres apôtres, le pouvoir ordinaire et transmissible de Pierre peut être appelé « transapostolique ». 1148 ANNEXE Π subordonné. De ce double exercice résulte l’unité catholique de l’Église. En référence à cette unité catholique, on pourra dire que, dans la période postapostolique, le pontificat suprême a pour préoccupation, non pas sans doute unique, mais dominante, l’unité, qu’il est plutôt polarisé par le souci de l’unité de l’Église ; et que l’épiscopat subordonné a pour préoccupation, non pas sans doute unique, mais dominante, la catholicité, qu’il est plutôt polarisé par le souci d’implanter partout l’Église. 6. Passage de l’âge apostolique à l’âge postapostolique Chez les apôtres, la juridiction extraordinaire et exception­ nelle recouvrait de sa splendeur la juridiction ordinaire et per­ manente, quelle contenait soit en acte et formellement', comme le calice cachant encore en lui la fleur sur le point de paraître; soit en puissance ou virtuellement7 8, comme la tige préparant de plus loin sa future fleur. On voit ce qui va se produire au moment du passage à l’ère postapostolique. La juridiction extraordinaire tombe, la juri­ diction ordinaire est mise à nu. C’est une des crises internes les plus graves qu’ait connues l’histoire de l’Église. Rome ne peut alors ignorer quel privilège elle a reçu de Pierre. Mais dans les Églises qui se trouvent hors du rayon de son influence prochaine, on voit se produire une certaine hésitation. Toute l’unité de chacune de ces Églises se rassemble instinc­ tivement autour de l’évêque, dont l’autorité est mise en pleine lumière, comme en témoignent les lettres de saint Ignace et plus tard les écrits de saint Cyprien. Et certes, cet instinct était droit et infaillible. Mais comment allait-on comprendre l’unité de la grande Église universelle ? Ici les vues seront moins péné­ trantes. Tout semblera parfois se passer comme si l’on avait cru que, les évêques étant successeurs des apôtres, il leur suffi­ sait de s’accorder ensemble pour pouvoir créer par leur com7. C’est l’opinion de Cajetan, de Jean de Saint-Thomas, et de nombreux théologiens. 8. C’est l’opinion de saint Bellarmin et de Suarez. Cf. supra, p. 781. I ANNEXE Π 1149 munion, et dispenser à l’Église universelle, cetre forte unité que les apôtres pouvaient lui assurer de leur vivant. Voilà précisément où se glissait la part d’illusion. On ne pouvait passer du gouvernement des apôtres au gouvernement des évêques sans dénivellement ; et ce qui, suivant le plan pro­ videntiel, était destiné à rétablir l’équilibre nécessaire à la vie et à l’unité de la grande Église, c’était le plein exercice de la pri­ mauté romaine9. Cette vérité, que Rome n’a jamais oubliée, on dirait quelle a voulu laisser, aux Églises qui se trouvaient moins immédiatement sous sa dépendance, le temps en quelque sorte d’en redécouvrir expérimentalement l’impor­ tance10. 7. Distinction du pouvoir juridictionnel ordinaire en pouvoir déclaratif et pouvoir canonique 1. C’est en raison des sujets dans lesquels il réside que le pouvoir juridictionnel se distingue en pontificat suprême et en épiscopat subordonné. Avant de revenir à cette distinction, qui fait l’objet principal de la présente étude, il faut rappeler une distinction, non moins importante, faite d’un tout autre point 9. Pour l’Orient Orthodoxe, la primauté de Rome Prima Sedes reste honorifique : « Les différences, s’il en existe, entre les diverses Églises, sont d’ordre canonique et n’ont pas de valeur dogmatique... Les Orthodoxes relient ces affirmations à celle de l’égalité des apôtres dans l’apostolat. Notre position nous engage, par contre, à montrer que Pierre a été, par la volonté et l’institution du Seigneur, privilégié dans sa qualité même d’apôtre. Cela ne semble pas trop difficile... » Yves M.-J. CONGAR, O.P., dans l’ouvrage collectif : Le Concile et les Conciles, Paris, Cerf, 1960, p. 286. L’égalité des apôtres dans l’aposto­ lat est à nos yeux une doctrine traditionnelle. Très précisément, c’est donc dans sa qualité de « pasteur des brebis » du Christ, plutôt que dans sa qualité d’« apôtre », que Pierre a été privilégié. 10. Cf. supra, p. 956. - Dans un autre domaine, c’est de manière à ne pas offenser les orthodoxes, qui suivent la pratique contraire, mais ne condamneraient pas la doctrine opposée, que le concile de Trente définit que l’indissolubilité du mariage n’est pas brisée par l’adultère. Denz., n° 977. 1150 ANNEXE Π de vue, et répondant aux deux tâches essentielles du pouvoir juridictionnel. Sa tâche première est de garder, de déclarer, de définir, le dépôt de la révélation divine : c’est la voix de l’Époux, non sa propre voix à elle, que l’Eglise fait alors entendre: voilà le pouvoir que nous appelons déclaratif. Sa tâche secondaire est de protéger le dépôt de la révélation divine, de préparer les fidèles à l’accueillir, d’organiser la vie chrétienne : c’est sa propre voix d’Épouse que l’Église fait alors entendre : voilà le pouvoir que nous appelons canonique. Qes deux pouvoirs sont inclus dans les paroles de Jésus : « Allez, enseignez toutes les nations... » (Mt., XXVIII, 19). Le pouvoir déclaratif est assisté d’une manière absolue, irré­ formable, infaillible". Le pouvoir canonique est assisté d’une manière seulement relative, prudentielle^. Ces deux assistances sont incluses dans les paroles de Jésus : « Voici que je suis avec vous tous les jours, jusqu’à la fin du monde » (Mt., XXVIII, 20). Le pouvoir déclaratif réclame des fidèles l’obéissance de la foi divine ou théologale, fondée sur l’Autorité incréée de Dieu. Le pouvoir canonique réclame une obéissance d’ordre seule­ ment ecclésial ou moral, fondée sur l’autorité créée de l’Église. Ces deux obéissances sont incluses dans les paroles de Jésus : « Qui vous écoute, m’écoute... » (Luc, X, 16). 2. Jusqu’ici tout est clair. Un point, mais présentement secondaire, reste encore dans l’ombre. L’Église définit d’une manière infaillible et irréformable : tout d’abord les vérités de foi catholique, c’est-à-dire les vérités quelle déclare contenues dans le dépôt révélé, et qui sont, en conséquence, à croire de foi divine. Et elle définit encore d’une manière infaillible et irréformable ce qu’on appelle par abréviation les vérités infaillibles’, vérités «connexes» et faits IL Ses décisions sont vraies irrévocablement: on pourra parler d’une infaillibilité absolue. 12. Ses dispositions, quand elles concernent les lois générales, sont toujours prudentes : on pourra parler d’une infaillibilité prudentielle·, elles restent prudentiellement faillibles, quand il s’agit des cas parti­ culiers pris séparément. ANNEXE II 1151 «dogmatiques», dont la négation entraînerait cclle-même du dépôt révélé. Ces vérités définies comme infaillibles sont-elles déjà, quoique implicitement, contenues dans le dépôt révélé, et dès lors croyables de foi divine, sur l’autorité immédiate de Dieu? Ou restent-elles extérieures au dépôt révélé, et dès lors croyables de foi seulement ecclésiale, sur l’autorité immédiate de l’Église, qu’on suppose alors assistée d’une manière infaillible et non pas simplement prudentielle ? C’est la pre­ mière solution qui nous paraît seule recevable13. Mais, ayant signalé les deux opinions, les Pères du premier concile du Vatican n’ont pas voulu trancher le débat. Cette réserve paraît dans la manière dont le concile a défini l’infaillibilité du pape : le pontife romain, est-il dit, « jouit de cette infaillibilité dont le divin Rédempteur a voulu pourvoir son Église quand elle définit la doctrine de la foi et des mœurs »1415 . Que l’Église, et donc pareillement le pape, jouisse de l’infaillibilité en définis­ sant une vérité révélée, tous le regardent comme certain d’une certitude de foi ; que l’Église, et donc pareillement le pape, jouisse de l’infaillibilité en définissant une «vérité connexe» ou un « fait dogmatique », les uns le regardent comme certain d’une certitude de foi (lre opinion), les autres le regardent comme certain d’une certitude théologique (2e opinion)1^ 8. Est-ce par la médiation du souverain pontife, ou immédiatement, que l’épiscopat subordonné relève du Christ ? 1. Les apôtres ont reçu immédiatement du Christ d’une part la plénitude du pouvoir d’ordre, qu’ils transmettront à 13. Cf. supra, pp. 342 et suiv. — C’est seulement quand la connexion est reconnue comme nécessaire et rigoureuse que la vérité peut être définie comme infaillible ; tant que la connexion n'apparaît pas encore comme nécessaire et rigoureuse, la vérité continue de relever du pouvoir seulement canonique magistériel, prudentiellement assisté. 14. Sessio IV, cap. 4 ; Denz., n° 1839. 15. Voir les rapports de Mgr Vincent GASSER, Acta et decreta sacro­ rum conciliorum, Coll, lacensis, t. VII, col. 415-416 ; 475. 1152 ANNEXE II leurs successeurs ; d’autre part les pouvoirs juridictionnels extraordinaires et intransmissibles de l’apostolat. C’est aussi du Christ qu’ils ont reçu immédiatement les pouvoirs juridictionnels ordinaires transmissibles à leurs suc­ cesseurs, à savoir, pour Pierre, le pontificat suprême, et, pour les autres apôtres, l’épiscopat subordonné. 2. Comment s’opère la transmission de ces pouvoirs juri­ dictionnels ordinaires ? Après leur élection valide, les successeurs de Pierre reçoi­ vent immédiatement du Christ le pontificat suprême. Qu’en est-il du pouvoir juridictionnel des évêques ? Le reçoivent-ils par la médiation du pape, ou immédiatement du Christ ? Deux réponses sont possibles. Selon la première réponse, le pouvoir juridictionnel, dont la source est le Christ, est donné immédiatement au souverain pontife, tête du corps apostolique, où il réside en plénitude, pour de là, de par la volonté du Christ et donc en droit divin, se répandre sur les évêques, membres du corps apostolique: un peu comme les pulsations de la vie, qui commencent dans le cœur et qui, de là, se transmettent aux organes moteurs. Le souverain pontife ne se borne pas à désigner les évêques, les­ quels recevraient directement du Christ leur autorité propre et ordinaire ; après l’avoir lui-même reçue du Christ d’une manière éminente, il leur confère, par délégation soit expresse soit tacite, l’autorité épiscopale. La consécration donnée aux évêques par le sacrement de l’ordre est sans aucun doute une disposition normale à recevoir l’autorité juridictionnelle16; de soi et par elle-même, elle est impuissante à la communiquer. 16. Cf. supra, p. 1002. - «Le caractère épiscopal ne confère pas un pouvoir de gouverner l’Église. Il habilite le sujet qui le reçoit à devenir chef et docteur dans l’Église : il lui confère une capacité d’origine divine à paître le troupeau du Christ du pain de la doctrine et à le conduire vers Dieu par des lois et des préceptes. Le cardinal Tarquini exprime très bien cette importante doctrine. Le sacrement ne confère pas la juridiction... Il rend capable de la recevoir et de l’exercer... Si était élu pape un laie ou un simple prêtre, il recevrait la ANNEXE II 1153 Selon la seconde réponse, c’est le Christ qui, à l’instant de leur consécration, confère aux évêques immédiatement leur pouvoir juridictionnel, par nature dépendant du souverain pontife. 3. Au concile de Trente, les Pères, résolus à ne rien définir sur ce point, se contentent d’écarter les formules qui laisse­ raient entendre que, du fait qu’ils sont institués par le Christ, les évêques recevraient leur pouvoir juridictionnel immédiate­ ment de lui, non par la médiation du souverain pontife17. Au concile du Vatican, les Pères assurent que la définition, suivant laquelle la plénitude du pouvoir suprême réside dans le souve­ rain pontife, laisse intacte la liberté de préférer l’une des deux réponses18. C’est la première réponse que nous tenons pour vraie. Elle est, selon J. Kleutgen, «de loin la plus commune»19. Postérieurement au concile du Vatican, elle est enseignée dans l’encyclique Satis cognitum, du 29 juin 1896, par Léon XIII, qui s’appuie sur saint Léon le Grand, et qui fait dépendre de cette vue la doctrine commune suivant laquelle le schisme prive de soi les évêques de toute juridiction20. Elle est reprise juridiction universelle et suprême au moment de son acceptation avant sa consécration (C./.C., can. 219). Ainsi le défaut de juridic­ tion explique l’absence d’un droit strict dans les évêques titulaires à être convoqués au Concile. Mais la présence en eux du caractère épis­ copal fonde une convenance d’origine divine à y être appelés avec le droit de suffrage..., aptitude qui fait défaut aux autres membres admis par le droit ecclésiastique (C./.C., can. 223). C’est danS ce sens qu’on répète dans l’Église depuis le Concile de Chalcédoine : Concilia episcoporum esse. » Marie-Rosaire GAGNEBET, O. P., « L’origine de la juridiction collégiale du corps épiscopal au concile, selon Bolgeni », dans la Revue Divinitas, 1961, pp. 431-493. Tiré à part, p. 31 ; voir aussi p. 41, etc. 17. Cf. supra, p. 215. 18. Coll, lac., t. VII, col. 472. - L’un des rapporteurs, Mgr Zinelli, considère la question comme pratiquement indifférente. Ibid., col. 359. 19. Concile du Vatican, Mansi, t. LUI, col. 321. 20. Cf. supra, p. 822. 1154 ANNEXE II par Pie XII dans 1’encyclique Mystici corporis, du 29 juin 1943, où il est dit que le pouvoir de juridiction dont les évêques jouissent dans leurs propres diocèses « leur est immédiatement communiqué par le Souverain pontife»21. A son tour, Jean XXIII, dans l'encyclique Æterna Dei Sapientia, 11 novembre 1961, rappelle les grands textes de saint Léon le Grand22. 4. Léon XIII, dans l'encyclique Satis cognitum, déclare « qu’en rompant sciemment avec Pierre et ses successeurs, les évêques perdraient le pouvoir de gouverner et se sépareraient du fondement sur lequel repose tout l’édifice ». En fait, cepen­ dant, l’Église reconnaît la validité, — voire, ajoutons-nous, la licéité -, de l’administration, dans les Églises orthodoxes dissi­ dentes, de certains sacrements, qui exigent chez le ministre la présence d’un pouvoir juridictionnel. C’est donc que la puis­ sance juridictionnelle authentique ne leur est pas entièrement retirée, et qu’en vertu d’une concession tacite du souverain pontife, objectivement motivée par le bien des âmes, elle continue de descendre, sous une forme limitée, jusqu’au sein de ces Églises23. Il est clair, néanmoins, que le corps épiscopal des Églises orthodoxes dissidentes est incapable de participer à la juridiction collégiale que les évêques unis au souverain pon­ tife exercent solidairement avec lui sur l’Église universelle24. 21. A A. S., 1943, p. 212. 22. Est-ce par la médiation du souverain pontife, ou immédiate­ ment du Christ, en vertu de leur consécration qui les agrège au corps épiscopal, comme le prétend Bolgeni (1733-1811), que les évêques rassemblés en concile reçoivent la juridiction qu’ils exercent alors sur l’Église universelle ? La question est examinée sous tous ses aspects, d’une façon en quelque sorte exhaustive, par le Père M.-R. GaGNEBET, dans le travail cité plus haut. 23. Cf. supra, pp. 1024-1031. 24. Cf. Georges D EJ AI EVE, s. J., « Le premier des évêques », dans Nouvelle Revue Théologique, juin 1960: «Dans la théorie ‘romaine’ selon laquelle le pape est source de toute juridiction, ne peut-on concevoir une communication permanente de ce privilège de confé­ rer la juridiction à des organes de relais qui puissent à leur tour la transmettre sans qu’un acte explicite soit chaque fois requis de la part ANNEXE II 1155 5. Le pouvoir spirituel de juridiction est divinement assisté: d’une manière absolue et infaillible, s’il s’agit du pou­ voir déclaratif, d’une manière relative et prudentielle, s’il s’agit du pouvoir canonique. Selon que, par leur union au pape, ils participent à ce pouvoir, les évêques seront assistés ou d’une manière absolue et infaillible, ou d’une manière relative et prudentielle. A proprement parler, ce n’est pas ï assistance, mais le pouvoir juridictionnel, dont l’assistance est une propriété, qui dérive du pontificat suprême à l’épiscopat subordonné2^ ; et, ne fon­ de la source première ? Rien ne semble s’y opposer, dès lors que le pouvoir apostolique, conféré aux évêques au titre d’un droit divin, est vraiment possédé par eux en participation de la plénitude conférée au successeur de Pierre... Il suffit que le pape puisse au besoin suspendre ou abroger le pouvoir de juridiction d’un évêque, quand il y va du bien universel de l’Eglise », p. 576. Qu’en est-il des évêques orientaux séparés de Rome ? Ne peuvent-ils se transmettre quelque pouvoir juridictionnel ? Le seul obstacle serait un refus formel du pape. Sinon, son approbation tacite est à supposer, dès que ces évêques sont validement ordonnés. Il reste que « l’évêque orthodoxe est privé, de fait, en raison d’une rupture de communion même non coupable avec le successeur de Pierre, d’un principe de régulation divinement établi, qui garantit l’exercice normal de sa mission pastorale, même dans son Eglise ; en outre, le seul fait de sa séparation empêche l’usage... de son pouvoir collégial sur l’Église universelle, puisqu’il n’est pas d’exercice de ce droit en dehors de la communion actuelle avec le pape, garant de l’unité épiscopale et organe essentiel de la hié­ rarchie», ibid., p. 578. 25. On comprend Mgr Gasser qui, dans son rapport au premier concile du Vatican, proteste contre la notion d’une infaillibilité résidant dans le pape seul qui la communiquerait à l’Église entière ; cela, dit-il, ne peut valoir que de la juridiction : « car c’est la nature de la juridiction d’être apte et même de demander à se communiquer. Mais comment l’infaillibilité pourrait-elle se communiquer ? Je ne le comprends pas. » Coll, lac., t. VII, col. 403. - Plus loin, Mgr Zinelli rappellera que « l’union des évêques au souverain pontife est la condition sine qua non de l’infaillibilité du corps épiscopal », ibid., col. 472. En des matières si délicates, la propriété des termes est de rigueur. Pour ce qui est de ['assistance absolue et infaillible, elle est donnée par le Christ: d’une part, dans l’ordre prophétique, à ['Ecclesia docens 1156 ANNEXE II blions pas, la notion d’assistance est plus vaste que celle d’in­ faillibilité, à laquelle on ne saurait la restreindre. 9. La juridiction de l’Église est au service de la cha­ rité de l’Église : l’infaillibilité « in docendo » est au ser­ vice de l’infaillibilité « in credendo » Avant de désigner davantage les sujets du pouvoir juridic­ tionnel, à savoir le pontificat suprême et l’épiscopat subor­ donné, il convient de rappeler que les grandeurs de hiérarchie sont au sendee des grandeurs de sainteté ; notamment que l’infaillibilité prophétique de l’Église enseignante, ou plus exac­ tement de la fonction enseignante de l’Église, a pour fin d’as­ surer l’infaillibilité sanctifiante, la pureté de la foi théologale, de l’Église croyante tout entière. Une note de la commission théologico-dogmatique du pre­ mier concile du Vatican, écrit G. Thils26, reprenait, pour dis­ tinguer l’infaillibilité des fidèles in credendo de celle de l’épis­ copat in docendo, les termes mêmes de saint Bellarmin : « Lorsque nous disons que l’Église ne peut se tromper, nous l’entendons tant de l’universalité des fidèles que de l’universa­ lité des évêques, en sorte que la signification de la propo­ sition : l’Église ne peut se tromper est la suivante : ce à quoi tous les fidèles adhèrent comme étant de foi, est nécessairement vrai et de foi ; et de même, ce que tous les évêques enseignent comme faisant partie de la foi, est nécessairement vrai et de foi27. » La même vue revenait sous la plume de Kleutgen : « Ce don sublime, grâce auquel l’Église du Dieu vivant est la colonne et le fondement de la vérité (I Tim., III, 15), nous définissons qu’il consiste en ceci : que ni l’universalité des fidèles lorsqu’ils croient, ni ceux qui jouissent du pouvoir Renseigner toute définissant une vérité comme révélée ou comme infaillible ; d’autre part, dans l’ordre sanctifiant, à X Ecclesia credens et à la foi des fidèles. 26. « Parlera-t-on des évêques au concile ? » dans Nouvelle Revue Théologique, 1961, p. 797. 27. Mansi, t. LI, col. 579. Cité par G. Thils. ANNEXE II 1157 l’Église lorsqu’ils exercent cette fonction, ne peuvent tomber dans l’erreur. Par conséquent, sont à considérer comme vraies infailliblement et les vérités de foi et de morale qui, partout, sont tenues pour absolument certaines ou transmises comme telles sous l’autorité des évêques en communion avec le siège apostolique, et les vérités qui sont définies comme devant être tenues par tous et transmises comme telles, soit par ces évêques avec la confirmation du pontife romain, soit par le pontife romain lui-même parlant ex cathedra^. » Suivait un canon ainsi rédigé : « Si quelqu’un prétend que l’Église du Christ peut faire défection dans la foi soit en croyant, soit en enseignant... qu’il soit anathème28 2930 .» L’Église « enseignante » est pour l’Église « croyante » ; mais ce n’est pas d'elle, c’est du Christ, quelle tient son autorité et son infaillibilité. 10. La juridiction suprême tout entière est « d’abord » dans le pape seul Le pouvoir juridictionnel réside tout entier dans le pape, chef de l’Église universelle. Il est participé par les évêques à deux titres très différents suivant qu’ils sont considérés ou bien collégialement : alors, réunis en concile ou dispersés dans le monde, ils sont associés vitalement à la juridiction du pape sur l’Église universelle ; ou bien individuellement : alors chacun d’eux exerce une juridiction particulière sur l’Église locale qui lui est confiée. Il nous faudra reprendre ces divers points. Venons d’abord à ce qui touche le pape seul. 1. Il est de foi que le successeur de Pierre dans sa chaire, lui succède dans le pontificat supreme**. Or Pierre va lier le pontifi- 28. Ibid., col. 313. 29. Ibid., col. 315. 30. « Qui succède à Pierre dans cette chaire obtient, en vertu de l’institution même du Christ, le primat de Pierre sur l’Église univer­ selle. » Concile du Vatican, Sess. IV, cap. 2, Denz., n° 1824. 1158 ANNEXE II car suprême à la chaire ou siège (cathedra) de Rome. Une question se pose. Est-ce sur une volonté expresse du Christ, dont la légende du Quo vadis serait une traduction, et donc en droit divin, que Pierre fixe sa chaire à Rome ? Est-ce au contraire par une disposition contingente, de droit purement ecclésiastique, en sorte que le pape pourrait librement aujour­ d’hui dissocier le pontificat suprême de la chaire de Rome? Est-ce enfin par une disposition en elle-même contingente, mais liant indissolublement le pontificat suprême à la chaire de Rome, et donc en droit pour une part ecclésiastique, et pour une part divin ? Le rapporteur sur les deux premiers chapitres de la consti­ tution De Ecclesia Christi au premier concile du Vatican, Mgr Barthélemy d'Avanzano, regarde la seconde opinion comme exclue par la proposition XXXV du Syllabus (Denz., n° 1735), et donne à choisir entre les deux autres31. En conséquence, l’épiscopat romain reste soudé au pontifi­ cat suprême. Le pape peut changer de résidence, mais non pas de chaire ou de siège. Il peut demeurer à Avignon, mais il est impossible que l’évêque d’Avignon soit jamais, comme tel, souverain pontife32. Le seul épiscopat que le pontificat suprême résorbe en lui, à l’exclusion de tous les autres, est l’épiscopat romain33. En ce sens le pape est évêque de Rome, mais non de Breslau ou de Cologne34. 31. Coll, lac., t. VII, col. 464-466. 32. Cf. supra, p. 874. 33. Cf. supra, pp. 871-872. 34. Quand le chancelier de Bismarck prétendra, le 14 mai 1872, que les décisions vaticanes ont absorbé le pouvoir des évêques dans celui du pape et changé la situation du souverain pontife vis-à-vis des puissances étrangères, l’épiscopat allemand, dans une déclaration col­ lective datée de 1875 et approuvée expressément par Pie IX, répon­ dra que la doctrine vaticane reconnaissant la potestas suprema, ordina­ ria et immediata du pape, - la suprême puissance de gouvernement à lui donnée par Jésus-Christ dans la personne de Pierre, et s’étendant directement sur l’Église entière, par conséquent sur chaque diocèse et sur tous les fidèles -, n’est pas une doctrine nouvelle, mais « une vérité reconnue de la foi catholique et un principe connu du droit ANNEXE II 1159 2. La juridiction du souverain pontife sur l’Église univer­ selle est vraiment épiscopale, ordinaire, immédiate'5. Elle est épiscopale. Ce que l’évêque fait dans son diocèse propre, le pape peut le faire non seulement dans le diocèse de Rome, mais dans tous les diocèses du monde. Ainsi, des effets de même sorte, qui viennent le plus souvent de la juridiction épiscopale subordonnée, peuvent en d’autres cas venir immé­ diatement de la juridiction pontificale suprême. L’erreur, que le concile du Vatican écarte ici, serait de penser que de ce fait - à savoir du fait d’un parallélisme possible des interventions juridictionnelles - la juridiction des évêques cesse de fonction­ ner normalement comme cause seconde, quelle est évacuée ou réduite à l’état de cause instrumentale36. Elle est ordinaire, et non pas déléguée ; car elle convient au souverain pontife en raison même de sa charge. Elle est immé­ diate, n’ayant pas à demander licence de s’exercer3 . canon, une doctrine récemment expliquée et confirmée par le concile du Vatican, d’accord avec les décisions des conciles œcuméniques antérieurs... D’après cette doctrine de l’Église catholique, le pape est évêque de Rome, mais non évêque d'un autre diocèse ni dime autre ville ; il n’est ni évêque de Breslau ni évêque de Cologne, etc. Mais en sa qua­ lité d’évêque de Rome, il est en même temps pape, c’est-à-dire pas­ teur et chef suprême de l’Église universelle, chef de tous les évêques et fidèles, et son pouvoir papal doit être écouté partout et toujours, et non pas seulement dans des cas spéciaux et exceptionnels. » Cette Déclaration est reproduite par Hans KÜNG, Concile et retour à limité, Paris, Cerf, 1961, pp. 173 et suiv. 35- « La puissance juridictionnelle du Pontife Romain, qui est vraiment épiscopale, est immédiate. » Cone. Vat., Sess. IV, cap. 3, Denz., n° 1827. «Si quelqu’un nie... que cette puissance soit ordi­ naire er immédiate, tant sur toutes et chacune des églises que sur tous et chacun des pasteurs et des fidèles, qu’il soit anathème. » Ibid., canon ; Denz., n° 1831. 36. Le rapporteur sur le chapitre 3 de la Constitution De Ecclesia Christi, au concile du Vatican I, Mgr Frédéric Zinelli, parle de pou­ voirs de même espèce, dont l'un est indépendant et l’autre dépen­ dant. Coll, lac., t. VII, col. 352 et 364. Nous insistons ici sur le paral­ lélisme de lignes causales aboutissant à des effets de même espèce. 37. Coll, lac., t. VU, col. 352. 1160 ANNEXE II 3. Le pouvoir spirituel de juridiction, qui réside tout entier d’abord dans le pape seul, est divinement assisté : d’une manière absolue et infaillible, quand le pape définit expressé­ ment une vérité comme révélée ou comme infaillible (voilà le pouvoir déclaratif) ; d’une manière relative et prudentielle, dans les autres cas (voilà le pouvoir canonique). Arrêtons-nous à ces deux exercices, l’un infaillible, l’autre prudentiel, de la juridiction du souverain pontife. Et d’abord à son exercice infaillible^. a) Faut-il parler d’une infaillibilité personnelle, séparée, absolue, du souverain pontife ? C’est autour de ces trois mots, - qui ne figurent d’ailleurs pas dans la Constitution définitive De Ecclesia Christi -, que, lors du premier concile du Vatican, se concentrent d’une part les discussions39 et d’autre part la réponse du rapporteur Mgr Vincent Gasser. L’infaillibilité du souverain pontife est, sans nul doute, per­ sonnelle. Cela signifie qu’elle lui convient, non pas certes en tant que personne singulière et docteur privé ; mais en tant que personne publique, à savoir en tant même que chef de l’Église référé à l’Église universelle. Et non pas en vertu de son auto­ rité de pape, précise ici le rapporteur, mais en vertu de cette sorte d’assistance promise au pape lorsque, parlant comme docteur de l’Église, il décide des controverses concernant la foi. Il ne suffit donc pas de dire que le pape est infaillible ; il faut ajouter qu’il ne l’est que « lorsque, par un jugement solen­ nel, il définit, pour l’Église universelle, les choses de la foi et des mœurs®. » Mais que signifient ces précisions, sinon qu’il est nécessaire - nous y revenons toujours - de distinguer expressé­ ment deux exercices du pouvoir du souverain pontife : l’un qui est assisté infailliblement (pouvoir déclaratif), l’autre, dont 38. L’infaillibilité du Pontife Romain, lorsqu’il parle ex cathedra, est définie par le concile du Vatican, Sess. IV, cap. 4, Denz., n° 1839. 39. Sur ces discussions, voir Georges DEJAIFVE, S. J., Pape et évêques au premier concile du Vatican, Paris, Desclée De Brouwer, 1961. 40. Coll, lac., t. VII, col. 398-399. ANNEXE II 1161 il faudra bien convenir qu’il est lui aussi assisté, mais pruden(iellement (pouvoir canonique) ? L’infaillibilité du souverain pontife est-elle séparée^ ? L’expression est malheureuse et propre à engendrer des malen­ tendus. Le pape peut-il être séparé de l’Église, la tête du corps, le fondement de l’édifice ? Que serait un pape sans épiscopat, ww fidèles ? Il est certes exact que la juridiction infaillible­ ment assistée (autrement dit le pouvoir déclaratif) peut être exercée soit par le pape seul, soit par le pape et le corps épisco­ pal solidairement. Dans le premier cas, qui nous retient ici, le pape est seul, c’est-à-dire non accompagné du corps épiscopal, pour promulguer la définition ; mais il est toujours accompa­ gné des évêques et des fidèles qui acceptent, accueillent, inté­ riorisent en eux cette définition. Et, - il importe de le noter —, la définition est alors acceptée, accueillie, intériorisée, sur un double plan : sur le plan prophétique de l’Église enseignante, par le corps épiscopal dispersé dans le monde et assisté infailli­ blement pour la faire sienne et l’enseigner à son tour avec autorité ; sur le plan sanctifiant de l’Église croyante, par la foi des fidèles en tant que tels : pape, évêques, clercs, laïques. Ne parlons donc pas d’une infaillibilité séparée. Parlons de l’assis­ tance infaillible donnée au souverain pontife promulguant seul une vérité révélée ou infaillible. Peut-on dire, enfin, que l’infaillibilité du souverain pontife est absolue ? Certes ; et tout est clair pour qui entend alors opposer l’assistance absolue et infaillible du pouvoir déclaratif à l’assistance seulement relative et prudentielle du pouvoir canonique. Mais la préoccupation du rapporteur est autre. Il oppose l’infaillibilité illimitée et absolue, qui ne convient qu’à Dieu, à l’infaillibilité restreinte et conditionnée, qui ne convient au pape que lorsqu’il parle de la foi et des mœurs et en s’adres­ sant à l’Église universelle. Et sans doute le pape ne peut parler ainsi qu’après une enquête approfondie ; mais ce n’est pas en vertu de cette enquête, c’est en vertu de l’assistance à lui pro­ mise que, s’il définit une chose, nous savons quelle est infailli- 41. Mgr Gasser hésite sur ce mot ; il vaut mieux, croyons-nous, le proscrire. Cf. Coll, lac., t. VII, col. 399-400. 1162 ANNEXE II Element vraie. Quelle formule, enfin, nous indiquera que le pape a hic et nunc l'intention de définir ? Le rapporteur répond : Au cours des siècles « des milliers de jugements dog­ matiques ont émané du Siège apostolique. Quel canon pour­ rait prescrire la formule à retenir4- ? » b) Rappelons la définition vaticane de l’infaillibilité: «Le pontife romain, lorsqu’il parle ex cathedra, c’est-à-dire lorsque, s’acquittant de sa charge de pasteur et de docteur de tous les chrétiens, il définit, en vertu de sa suprême autorité aposto­ lique, la doctrine de la foi et des mœurs qui doit être tenue par l’Église universelle, jouit, grâce à l’assistance divine qui lui a été promise dans le bienheureux Pierre, de cette infaillibilité dont le divin Rédempteur a voulu pourvoir son Église quand elle définit la doctrine de la foi et des mœurs ; c’est pourquoi de telles définitions du pontife romain sont irréformables par leur vertu propre non par celle du consentement de l’Église, ex sese, non autem ex consentît Ecclesiae^. » Cette définition, pré­ cise Mgr Gasser dans son rapport44, contient trois points : 1° « Le pontife romain, en raison de l’assistance divine qui lui est promise, est infaillible lorsque, usant de sa suprême auto­ rité45, il définit la doctrine que doit tenir l’Église universelle; ou, pour parler avec les théologiens, lorsqu’il propose une vérité définitive et résolutive, definitiva ac resolutiva » ; 2° « l’objet de ces définitions infaillibles est la doctrine de la foi et des mœurs » ; 3° la doctrine de la foi et des mœurs s’étend : a) soit aux vérités définies comme révélées - et alors, que ces vérités sont définies infailliblement, tous le regardent comme certain d’une certitude de foi ; b) soit aux « vérités connexes » et aux « faits dogmatiques » — et alors, que ces véri­ tés sont définies infailliblement, les uns le regardent comme 42. Coll, lac., t. VII, col. 400-401. 43. Const, de Ecclesia Christi, Sess. IV, cap. 4, Denz., n° 1839. Cf. supra, p. 892. 44. ColL lac., t. VU, col. 415-416 et 475. 45. C’est-à-dire en rant qu’il exerce son pouvoir déclaratif, et non son simple pouvoir canonique. ANNEXE II 1163 certain d’une certitude de foi, d’autres comme certain d’une certitude théologique4647 . Ex sese, non ex consensu Ecclesiae^. De même que les Écri­ tures canoniques sont infaillibles en vertu des lumières pro­ phétiques supérieures de révélation et E inspiration, non en vertu du consentement que leur donnent les chrétiens ; ainsi, proportionnellement, les définitions du souverain pontife sont infaillibles en vertu de la lumière prophétique supérieure ^as­ sistance, non en vertu du consentement qui leur vient de l’Église. Le pape est vicaire du Christ, non de l’Église. 4. Venons-en à Γexercice prudentiel ou canonique de la juri­ diction du souverain pontife seul. Le souverain pontife est assisté prudentiellement dans l’exercice de ce pouvoir, non plus déclaratif, dont l’objet est de définir le dépôt de la foi et des mœurs, mais canonique, dont l’objet est de protéger ce dépôt, de préparer les fidèles à l’accueillir, d’organiser la vie chrétienne. Les décisions qu’il prend alors peuvent être soit d’ordre spéculatif et magistériel, soit d’ordre pratique et disci­ plinaire. Il ne s’agit plus de son magistère solennel, infaillible­ ment assisté, mais de son magistère ordinaire, prudentielle­ ment assisté. A ce magistère Pie XII nous renvoie dans l’ency­ clique Humani generis, 12 août 1950 : « L’on ne doit pas croire que ce qui est proposé dans les encycliques ne réclame pas de soi l’assentiment, sous prétexte que les pontifes n’y exercent pas le pouvoir suprême de leur magistère. Cet enseignement relève du magistère ordinaire, et de ce magistère vaut aussi la parole : Qui vous écoute, m'écoute (Luc, X, 16) ; le plus souvent d’ailleurs, ce qu’exposent et enseignent les encycliques appar­ tient déjà, à un autre titre, à la doctrine catholique. Et si dans leurs Actes ces souverains pontifes portent à dessein et expres­ sément un jugement sur une question jusque-là débattue, il est clair pour tous que, selon la pensée et la volonté de ces pontifes, cette question ne peut plus passer pour un sujet à discuter librement entre théologiens48. » 46. Voir plus haut dans cette annexe même, n° 7, p. 1150-1151. 47. Cf. Coll, lac., t. VII, col. 476-478. 48. A A. S., 1950, p. 568. 1164 ANNEXE II 11. La juridiction suprême est «participée» par les évêques associés au souverain pontife et formant le col­ lège épiscopal, réuni en concile, ou dispersé dans le monde 1. La plénitude du pouvoir suprême réside, de par la volonté du Christ et donc en droit divin, dans un double sujet : 1° dans le pape seul, 2° dans le pape joint à son collège épiscopal. Entre le pape seul et le pape joint au collège épiscopal, l’op­ position est impossible. L’autorité est ici et là de même nature. Dans le collège épiscopal joint au pape, il y a plus de partici­ pants à l’autorité, et c’est pour eux un grand privilège et une grande responsabilité ; il n’y a pas plus d'autorité que dans le pape seul. « Les évêques, soit réunis en concile avec leur chef : et alors ils représentent l’Eglise (enseignante) ; soit dispersés, mais unis à leur chef : et alors ils sont l’Eglise (enseignante), possèdent vraiment la pleine juridiction », dit, dans son rapport au concile du Vatican, Mgr Zinelli49. Conjointement au pape, le corps épiscopal peut exercer sur l’Église universelle soit le pouvoir déclaratif infailliblement assisté, soit le pouvoir canonique prudentiellement assisté. 2. C’est le pouvoir déclaratif, infailliblement assisté, qui nous occupe ici. Les évêques l’exercent de deux manières : d’une manière solennelle, lorsqu’ils sont rassemblés en concile ; d’une manière ordinaire, lorsqu’ils sont dispersés dans le monde. Ayant à définir l’objet de la foi, le concile du Vatican déclare en effet, dans la Constitution Dei Filius : « Est à croire de foi divine et catholique, tout ce qui est contenu dans la Parole de Dieu ou écrite ou transmise, et que l’Église, soit par un jugement solennel, soit par son magistère ordinaire et universel, propose à croire comme divinement révélé50. » 49. Coll, lac., col. 358. 50. Sess. Ill, cap. 3, Denz., n° 1792. ANNEXE Π 1165 L’importance de cette doctrine en ce qui touche le pouvoir magistériel des évêques, est soulignée par G. Thils : « Quelle est la portée de ce passage ? Les Pères du concile ont voulu répondre à l’erreur de ceux qui prétendaient qu’ils ne devaient une adhésion de foi divine et catholique qu’aux vérités définies par [Ecclesia coadunata - nous dirions le concile -, ou par le pape seul, puisque la doctrine de l’infaillibilité pontificale était enseignée de manière commune avant la définition. Contre cette erreur, les Pères du concile ont voulu définir que le cha­ risme d’infaillibilité était assuré aussi à [Ecclesia dispersa, le collège épiscopal même dispersé dans les diocèses. C’est là la pointe de leur déclaration, et c’est la portée du sive... sive. Il s’agit bien sûr du collège épiscopal uni et soumis au pape51. » En conséquence, notons-le au passage, l’expression : magis­ tère ordinaire change de signification selon quelle s’applique au souverain pontife seul, ou au souverain pontife uni aux évêques. Le magistère ordinaire exercé par le souverain pontife seul relève toujours du pouvoir canonique, assisté prudentiellement ; le pape définit-il infailliblement ? aussitôt son magis­ tère relève du pouvoir déclaratif et devient solennel. Il en va différemment du magistère ordinaire exercé solidairement par le pape uni au collège épiscopal ; il peut relever soit du pou­ voir déclaratif, assisté infailliblement, soit du pouvoir cano­ nique, assisté prudentiellement. 3. Pris collégialement, les évêques sont unis au souverain pontife, non comme simples conseillers, mais comme copartici­ pants de son autorité magistérielle et dès lors de sa lumière charismatique d’assistance, pour avec lui juger et enseigner ce qui concerne la foi et les mœurs. Mais - il importe croyons-nous d’y insister - cette partici­ pation au pouvoir magistériel du souverain pontife s’exerce de deux manières différentes, suivant que les évêques sont ou réunis en concile, ou dispersés dans le monde. 51. «Parlera-t-on des évêques au concile?» dans Nouvelle Revue Théologique, 1961, p. 799. 1166 ANNEXE 11 Sont-ils réunis en concile, ils font un avec le pape, pour, avec la même autorité et dans la même lumière que lui, pro­ mulguer ou repromulguer avec lui la doctrine de la foi : voilà le magistère solennel et infailliblement assisté des évêques unis au pape5253 . Sont-ils dispersés dans le monde, ils n’ont pas alors à pro­ mulguer la doctrine de la foi ; leur tâche est de l'accueillir et de l'intérioriser en eux, non pas uniquement, comme nous autres simples fidèles, sur le plan sanctifiant de l’Église croyante; mais encore, comme nous le disions plus haut·3, en tant que maîtres et docteurs, sur le plan charismatique ou prophétique de l’Eglise enseignante, pour l'enseigner à leur tour avec auto­ rité : voilà le magistère ordinaire et infailliblement assisté des évêques unis au pape. 4. La participation au pouvoir suprême de juridiction et à l’assistance prophétique qui lui est promise, est un privilège de droit divin, réservé au corps épiscopal comme tel, et commu­ nément désigné par le nom de juridiction collégiale. Si l’on demande quelle en est la signification propre, il fau­ dra répondre que le pouvoir suprême de juridiction sur l’Église universelle est travaillé par un double souci : celui de l’unité de l’Église et celui de sa catholicité, de sa diffusion dans les diverses régions du globe. En tant précisément que membre du collège épiscopal, c’est le sens prophétique de l’unité catholique tout entière que l’évêque est préparé à accueillir en lui pour le communiquer ensuite au peuple qui 52. Cette copromulgation juridictionnelle par le pape et les évêques est très différente d’une coconsécration eucharistique par l’évêque et ses prêtres. Dans le second cas, il y a convergence acciden­ telle des intentions vers un effet ontologique que chacun des membres peut, seul et indépendamment des autres, produire, à titre de pur instrument du Christ-prêtre. Dans le premier cas, il y a convergence organique des intentions vers un effet juridictionnel qu’aucun des membres, hormis le souverain pontife, ne peut, à lui seul et indépendamment, produire, à titre de cause seconde assistée par le Christ-roi. 53. Cf. supra. n° 10, p. 1161. ANNEXE II 1167 forme son petit troupeau. Les décisions qu’il doit prendre chaque jour au titre de sa juridiction particulière, il faut que les fidèles expérimentent quelles ne sont, au vrai, que des moyens d’accorder leurs vies individuelles au rythme de vie de la grande Église universelle. 5. Ce n’est pas en vertu d’un dessein préétabli et pour s’ac­ quitter d’un devoir tracé d’avance, c’est sous la pression secrète et croissante de l’Esprit que l’on voit, dès les premiers siècles, les évêques se rencontrer en des assemblées toujours plus nom­ breuses. D’abord en synodes qui se rattachent partiellement aux provinces ecclésiastiques naissantes. Il manquait pourtant à ces synodes provinciaux « une compétence nettement définie ; ils se considéraient comme les témoins de la tradition et leur autorité dépendait de l’acceptation de leurs décisions par l’Eglise tout entière. La possibilité, et en même temps la néces­ sité, de rassembler les évêques de tout VŒcumène, c’est-à-dire du monde civilisé gréco-romain, apparut dès que le christia­ nisme fut toléré par Constantin le Grand et qu’il devint ensuite la religion dominante... Il n’est pas exagéré de dire que dans ces synodes (provinciaux) battait le cœur de l’ancienne Église ; quant aux conciles œcuméniques, ils furent la clef de voûte de l’édifice synodal'’4. » Le christianisme étant devenu, pour finir, religion d’État, l’unité et l’ordre dans l’Église intéressèrent aussi au premier chef les empereurs, d’où leur immixtion dans les conciles5'. «La question, vivement controversée après la Réforme..., de 54. H. JEDIN, Brève histoire des conciles, Desclée & C°, Tournai, I960, pp. 15 et 16. 55. Ibid., p. 15. — De Constantin lui-même, Francis Dvornik écrit que sa lettre au concile d’Arles révèle ses sentiments véritables «et réfute l’opinion courante selon laquelle il n’aurait vu dans les évêques que des conseillers des affaires ecclésiastiques, se réservant à lui-même la décision finale. Il s’indigne devant le refus des Donatistes et l’appel qu’ils font à son propre jugement... De telles paroles mon­ trent avec évidence qu'il se ralliait à la pratique courante de l’Église qui considérait la décision conciliaire des évêques comme dernière. » Histoire des Conciles, Paris, Seuil, 1962, p. 15. 1168 ANNEXE II savoir si les empereurs lors de la convocation des anciens conciles avaient sollicité le consentement préalable ou même l'ordre de l’évêque de Rome, doit être considérée comme tran­ chée par la négative ; sans que d’ailleurs le droit fondamental des papes en soit ébranlé. Il est en effet également certain que ceux-ci étaient représentés aux conciles comme patriarches d'Occident et en vertu d’une préséance particulière ; que leurs légats y occupaient une position prééminente ; et que leur approbation des décisions prises était indispensable pour quelles acquissent une valeur œcuménique''6. » La proclamation de la primauté romaine, en dissipant les erreurs qui ont cherché trop longtemps à opposer 1’autorité du concile à celle du pape, et en donnant l’occasion aux rappor­ teurs du premier concile du Vatican de préciser la notion du pouvoir collégial des évêques, a purifié l’atmosphère dans laquelle peuvent désormais se réunir les futurs conciles œcu­ méniques. Le fondement du droit de participer au concile n’est pas le caractère sacramentel, mais la juridiction soit épiscopale, soit quasi-épiscopale exercée par les prélats auxquels la loi de l’Église reconnaît ce droit (C.Z.C., can. 223). Les évêques élus, mais non encore consacrés, jouissent de ce droit. Les évêques titulaires, même consacrés, n’ont pas ce droit strict ; s’ils sont convoqués, ils possèdent le droit de vote. Ce droit est étendu à des prélats non évêques, abbés généraux, supérieurs généraux des ordres cléricaux exempts. Selon Benoît XIV, la raison de cette concession est la juridiction quasi-épiscopale qu’exercent ces prélats sur leurs propres sujets57. 56. H. Jedin, loc. cit., pp. 23-24. 57. Cf. M.-R. Gagnebet, op. cit., p. 29. — « Dès la première annonce du Concile, transmise par la radio, le mot œcuménique a été mal compris. Il y en eut, en effet, qui pensèrent que le pape allait inviter les diverses entités religieuses qui, bien que reconnaissant le Christ comme Dieu et Sauveur, ne partagent cependant pas la foi catholique et ne reconnaissent pas l’évêque de Rome comme le vicaire du Christ, afin de discuter avec elles des moyens de rétablir l’unité perdue. Le souverain pontife pouvait fort bien le faire. Mais s’il l’avait fait, et si son invitation avait été acceptée, jamais pareille ANNEXE Π 1169 La liberté d’expression des évêques lors du premier concile du Vatican ayant été récemment encore mise en doute, une réponse a été donnée par le simple exposé des faits et des dis­ cussions qui ont alors animé les débats58. « Peut-on souhaiter preuves plus tangibles de la conviction qu’avaient les évêques de siéger au Concile en qualité de juges et de docteurs de la foi et non en conseillers bénévoles de décisions qu’ils n’auraient eu qu’à approuver59 ? » 12. La juridiction particulière des évêques La juridiction collégiale des évêques, assistée infailliblement (pouvoir déclaratif) ou prudentiellement (pouvoir cano­ nique), s’étend à l’Église entière ; elle est universelle. La juri­ diction qui revient à l’évêque en tant que chef d’une Église locale est particulière ; elle est assistée prudentiellement. A mesure que les pouvoirs privilégiés et exceptionnels des apôtres s’éteignaient et que leurs pouvoirs ordinaires et perma­ nents, transmissibles à leurs successeurs, tendaient à subsister seuls, il apparaissait davantage que, contrairement au pouvoir ordinaire personnel de Pierre qui s’étend à l’Église universelle, les pouvoirs ordinaires personnels des autres apôtres sont par nature destinés à paître un troupeau particulier et limités à une assemblée, fut-elle composée de gens venus de toutes les contrées du monde, n’aurait pu être appelée, au sens catholique, Concile œcumé­ nique. Dans un Concile œcuménique, en effet, les évêques, réunis sous l’autorité d’un seul chef, sont, à titre égal, témoins et juges de la foi. Mais si pareil droit était octroyé à ceux qui errent en matière de foi et ne sont pas unis entre eux dans le Saint-Esprit par le chef de l’Église, c’est-à-dire par le vicaire du Christ sur la terre, c’en serait fait de l’unité de l’Église qui requiert essentiellement l’unité de foi, de gouvernement et de culte...» Sébastien Tromp, S. J., «Conférence pour le 80e anniversaire de S.S. Jean XXIII », Documentation Catholique, 6 mai 1962, col. 592. 58. G. DEJAIFVE, S. J., Papes et évêques au premier concile du Vatican, chap. Ier. 59. Ibid., p. 51. 1170 annexe π Église locale. Timothée semble se fixer à Éphèse (1 Tim., I, 3) et Tire en Crète (Tite, 1, 5). La juridiction du souverain pontife, à laquelle participe le collège épiscopal, est ordonnée au bien de l’Église univer­ selle; la juridiction personnelle de l’évêque, au bien d’une Église locale, portion de l’Église universelle. Cette différence de destination suffirait, à elle seule, à créer entre ces deux juri­ dictions une différence spécifique. La juridiction du pape est, nous l’avons vu60, vraiment épis­ copale ; cela signifie quelle est, - elle seule peut l’être -, plé­ nière, immédiate, propre, sur l’Église universelle, sur toutes et chacune des Églises locales, sur tous et chacun des fidèles. La juridiction de l’évêque est, elle aussi, plénière, immédiate, propre mais sur une Église locale : elle fonctionne comme pro­ vidence pastorale particulière sous la providence pastorale uni­ verselle. Une telle hiérarchie est requise de par la volonté du Christ et en droit divin. Et quand on en cherche la raison d’être, on la trouverait, croyons-nous, dans le fait que l’unité catholique de l’Église, qui représente une continuelle victoire sur la ten­ sion opposant entre elles d’une part la préoccupation de \'unité, d’autre part la préoccupation de Γuniversalité, exige l’étroite collaboration de la juridiction pastorale du pape, visant plus immédiatement l’unité de l’Église, et de la juridic­ tion pastorale des évêques, visant plus immédiatement l’enra­ cinement connaturel de l’Église dans toutes les régions du monde, c’est-à-dire la catholicité de l’Église. Par ses trois caractères, à savoir par son origine, qui est de droit divin ; par sa nature, qui est celle d’un pouvoir ordinaire et non seulement vicaire ou délégué ; par sa finalité propre, qui est de permettre à l’Église d’« exister-avec », de « vivreavec », de « souffrir-avec », de «se réjouir-avec » chacun des peuples de l’univers, le pouvoir des évêques diffère essentielle­ ment de celui, par exemple, des congrégations romaines et des nonciatures. 60. Cf. supra, n° 10, p. 1159. ANNEXE II 1171 13. Peut-on dire que l’évêque «représente» son Église, que le corps épiscopal et finalement le pape «représentent » l’Église universelle ? Oui, «selon l’idée ancienne de représentation du corps dans son chef. Cette idée n’a pas grand-chose à voir avec l’idée démocratique et parlementaire moderne de représentation, héritée de Locke et de l’individualisme du XVIIP siècle, qui consiste à faire, du représentant, un mandaté d’un groupe d’in­ dividus. La notion ancienne était tout autre. S’inscrivant à l’intérieur d’une conception organique, elle ne portait aucun ombrage au caractère hiérarchique du chef qui représentait sa communauté. Il la représentait, non comme le délégué d’indi­ vidus souverains, mais comme la personnification et le résumé du corps dont il était la tête. Tenant son pouvoir du Seigneur, qui a fait le corps ainsi, organisé et communiant, il incorporait en sa personne - non privée, mais officielle — les membres dont il avait été institué le chef. C’est cette idée qu’on trouve, sous différentes formes, au long de la tradition : soit dans l’es­ pèce de circumincession existant entre l’Église et l’évêque : Ecclesia est in episcopo, episcopus est in Ecclesia (S. Cyprien)61 ; soit dans l’idée que chaque prêtre représente sa communauté, qu’il la porte en lui, et qu’en en étant le président, il est, d’une certaine façon, la communauté elle-même ; soit dans le thème qui s’est traduit en bien des dispositions canoniques, du mariage entre un évêque (ou un prêtre) et une Église (ou un peuple) ; soit enfin, s’il s’agit du Siège romain, dans l’idée qu’il personnalise toute l’Église et incorpore sa tradition ou sa foi62. » 61. Cf. «les sept Anges (ou évêques) des sept Églises», Apoc., 1,20. 62. Yves M.-J. Congar, loc. cit., pp. 308-309, qui cite en note Mgr JAEGER, évêque de Paderborn : « Les laies ne sont pas appelés directement à participer au synode. Ils sont représentés par leurs évêques. Le corps enseignant de l’Église est étroitement uni à toute la communauté des fidèles. Avec cette communauté, les évêques forment un corps organique qui garde et représente la vérité chrétienne : l’Église (...) Le Saint Esprit, qui vivifie et guide le corps enseignant, vivifie et 1172 ANNEXE II 14. Les sources scripturaires Nous avons précisé autant qu’il était en notre pouvoir les points de la doctrine catholique concernant les pouvoirs hié­ rarchiques des apôtres, du pape, et finalement, c’est le point qui nous a le plus retenu, des évêques. Utilisant maintenant la méthode régressive, qui part de l’embouchure d’un fleuve pour remonter à sa source, et qui est éminemment la méthode théologique, essayons de rejoindre la révélation scripturaire dont cette doctrine est le développe­ ment. Le premier texte que nous rencontrons est celui des Acres des Apôtres, XV, 6-29, qui nous décrit ce qu’on appelle le « Concile de Jérusalem », et nous rapporte l’extraordinaire for­ mule, dont le sens sera repris au cours des siècles : « Il a plu à l’Esprit saint et à nous... » Notons qu’il est ici question d’un concile d’apôtres. Dans le grand texte de Matthieu, XVIII, 18 : « En vérité, je vous le dis : Ce que vous lierez sur la terre sera lié dans le ciel et ce que vous délierez sur la terre sera délié dans le ciel », il faut reconnaître la transmission aux apôtres de deux pouvoirs juridictionnels essentiellement distincts: 1° un pouvoir juri­ dictionnel extraordinaire et intransmissible de lier et de délier propre aux apôtres, destiné à fonder l’Église dans ses commen­ cements, et par lequel chaque apôtre pouvait manifester de nouvelles révélations, écrire des livres inspirés, entreprendre des missions, organiser des Églises locales ; 2° un pouvoir juri­ dictionnel ordinaire et transmissible de lier et de délier, légué par les apôtres à leurs successeurs, destiné à maintenir l’Église au cours des âges. Ce second pouvoir, tant sous sa forme indi­ viduelle que sous sa forme collégiale, est par nature subordonné au primat de Pierre. Pour le pouvoir juridictionnel extraordi- guide aussi directement et intérieurement tous les fidèles, de par la grâce du baptême qui les rend à même de rendre un témoignage actif à la vérité chrétienne. Ce n’est pas seulement l’enseignement officiel des évêques, faisant autorité et authentique, qui rend témoignage de la vérité, mais aussi la profession de foi générale et ininterrompue des fidèles... » Doc. Cath., 19 juillet 1959, col. 947 et 948. ANNEXE II 1173 naire, il relève strictement de Γapostolat ; le pouvoir juridic­ tionnel ordinaire n’est apostolique qu’au sens large, c’est Xépis­ copat. C’est au premier pouvoir que pense saint Paul quand il écrit aux Romains, XV, 20 : « Je me suis fait un point d’hon­ neur d’annoncer l’Évangile là où le Christ n’avait point été nommé, afin de ne pas bâtir sur le fondement d’autrui. » C’est au second pouvoir qu’il songe, quand il rappelle les privilèges et les devoirs de leur charge pastorale à Tite et Timothée. Les mêmes paroles évangéliques adressées collectivement aux apôtres (Mt., XVIII, 18) ont été adressées singulièrement à Pierre : « Ce que tu lieras sur la terre sera lié dans les cieux, et ce que tu délieras sur la terre sera délié dans les cieux » (Mt., XVI, 19); il possède donc, lui aussi, les pouvoirs extraordi­ naires de l’apostolat. Mais à lui seul il a été dit qu’il aurait les clefs du Royaume des cieux (XVI, 19) et qu’il serait le roc sur lequel l’Église, dans sa mission de prêcher l’Évangile, allait être bâtie (Mt., XVI, 18). A lui seul a été confiée la mission de paître les brebis et les agneaux du Christ (Jean, XXI, 15-17). Voilà le pouvoir ordinaire des souverains pontifes. 15. Conclusion On peut maintenant répondre à une double question : Γ Le pape est-il pour les évêques un « frère dans l’épiscopat » ? 2° Quels sont les fondements de l’Église en tant que pérégrinale ? 1. Dans la ligne du pouvoir d'ordre, le pape est un évêque comme les autres ; il est, parmi tous les évêques du monde validement consacrés, qu’ils soient de l’Église ou des dissi­ dences, un frère dans l’épiscopat. Qu’en est-il dans la ligne des pouvoirs juridictionnels ? Si l’on imaginait que, chez le pape, l’épiscopat sur l’Église particulière de Rome se juxtapose à son épiscopat sur l’Église universelle, on pourrait dire qu’en raison de cette juridiction particulière, le pape est ici encore, avec les évêques catholiques, un frère dans l’épiscopat ; mais cette vue est inexacte : en raison de l’unité du sujet où ils se rencontrent, 1174 ANNEXE II lepiscopat particulier ne peut subsister à côté de l’épiscopat universel sans être absorbé par lui63. Reste la ligne de la charité: ici le pape peut être le frère de tous les évêques du monde, de tous les chrétiens du monde, de tous les hommes du monde. Jésus envoie Marie de Magdala auprès de ses frères (Jean, XX, 17); il a été lui-même faîné d’une multitude de frères (Rom., VIII, 29), il a voulu devenir en tout semblable à ses frères (Hébr., II, 17). 2. Dans le registre, plus fondamental, des pouvoirs hiérar­ chiques d'ordre, il y a sans doute, en droit divin, des diacres et des prêtres ; mais tout repose finalement sur les évêques, tous égaux entre eux. Dans le registre des pouvoirs hiérarchiques de juridiction ordinaire ou permanente, il y a sans doute, en droit divin, un pouvoir épiscopal subordonné qui s’exerce sous une double forme, l’une individuelle, l’autre collégiale ; mais tout repose finalement sur le seul souverain pontife, vicaire du Christ, non de l’Église. Voilà pour ce qui est des grandeurs de hiérarchie. Mais elles sont au service des grandeurs de charité, sans lesquelles saint Paul lui-même confesse qu’il ne serait rien ; et ici tout repose immédiatement sur l’Esprit saint qui, en répandant la charité dans les cœurs, forme son Église et vient habiter en elle. Mai 1962. 63. Cf. supra, pp. 871-872. TABLES ET INDEX NOTE DE L’ÉDITEUR La table alphabétique qui suit est celle confectionnée par Charles Journet dès la première édition de l’ouvrage, puis revue et augmentée dans les deux suivantes. Intitulée « Table alphabétique des noms propres et des matières » dans la première édition, puis improprement « Table alphabétique des noms propres » dans la deuxième, elle est pourfinir simplement intitulée « Table alphabé­ tique » dans la troisième. Nous avons conservé dans cette table les renvois aux noms propres sélectionnés par C. Journet ; le relevé systématique des noms propres est fait plus loin dans l'index des noms cités. En plusieurs cas, l'incertitude ou le recouvrement inégal des pages au fil des diverses éditions nous ont conduit à élargir le ren­ voi aux pages voisines, occasionnant ainsi une perte dans la préci­ sion, dont nous prions le lecteur de bien vouloir nous excuser. En outre, la méthode suivie par C. Journet pour confectionner cette table s'avère assez souple, car s'il cernait parfois précisément des ensembles de plusieurs pages consécutives relatives à un thème, il lui arrivait aussi de faire simplement le renvoi à la page d'un titre, sans désigner davantage les pages de la section - parfois longue — ouverte par ce titre et manifestement visée par le renvoi. En chaque cas cette table fait appel à la bienveillance intelligente de ses utilisateurs. 4 TABLE ALPHABÉTIQUE Abraham, son sacrifice, 344. ACÉPHALE, concile ou Église juridictionnellement acéphale, 832-833, 976. Adhémar de Monteil, 654, 932. Aerius, 228. AGES DU monde, peuvent se compter par rapport aux trois A 9 personnes divines, l’âge du Père étant celui de l’innocence, l’âge du Fils allant de la promesse du Sauveur jusqu’à son Ascension, l’âge de l’Esprit commençant à Pentecôte, 814818 ; l’âge du Père représente un régime du peuple de Dieu antérieur à l’Église ; avec l’âge du Fils commence l’Église, qui apparaît d’abord sous son régime de devenir, soit sous la loi de nature soit sous la loi mosaïque, puis sous son régime de fondation lors de la loi évangélique ; l’âge de l’Esprit, loin de détruire les grâces de l’âge précédent, a pour fin de les faire descendre du Christ, qui est la tête, à l’Église, qui est son corps, il coïncide avec l’âge de la primauté de Pierre, 2347, 814-818 ; il inaugure une économie définitive, le reste n’étant que des périodes de développement d’une grâce unique donnée une fois pour toutes, encore qu’il faille dis­ tinguer dans cette économie deux régimes successifs, celui de la terre et celui du ciel, 48-50 ; une seule époque et plu­ sieurs périodes selon Moehler, 48 ; manière erronée d’en­ tendre l’âge de l’Esprit, 272-276. Albert de Habsbourg, 1134. Albert le Grand, saint, 755. Alexandre le Grand, 652. Alexandre III, pape, 477. Alexandre IV, pape, 600. Alexandre VI, pape, 862, 982. 1178 TABLE ALPHABÉTIQUE Alexis Comnène, 653-654. ALLO, E. B., le sacrifice eucharistique chez S. Paul, 144-145, 287, 1010 ; la connaissance indicible des apôtres, 279 ; l’ex­ communication de l'incestueux de Corinthe, 534 ; y a-t-il une sagesse ésotérique ? 1090. Almain, Jacques, 853. AMBROISE, saint, les paroles de la consécration eucharistique, 182 ; l’empereur est dans l’Église, 495 ; où est Pierre, là est l’Église, 964, 1079. Ambroslaster, 229. ÂME, créée et âme incréée de l’Église, voir Église. Ami DU CLERGÉ, validité des sacrements de confirmation et de pénitence donnés par les prêtres orientaux dissidents, 10261029. Anastase II, pape, 232. ANGES, ont pour chef le Christ, 25. Anglicane, piété, 102; Église, 102, 1078, 1131-1132; apostolicité apparente, 1093 ; ordinations, 233-235, 247, 1095 ; primauté romaine, 808. Voir Dissidence, Newman. ANNIBALD, 37. Ansbert, 231, 233, 235. Anthime, patriarche, 851. Antonin, saint, 747. Appartenance à l’Église, sa nécessité et ses modalités, 83-99. APOSTOLAT, peut désigner, au sens large, tous les privilèges hiérarchiques possédés par les apôtres, 263-264 ; et, au sens strict, les privilèges intransmissibles des apôtres en tant que causes du devenir de l’Église, 262-265, 321-322 ; en ce der­ nier sens l’apostolat comporte des privilèges charismatiques, 270-306, et une prééminence de la charité, 306-314. APOSTOLICITÉ, on peut parler : 1° de la vertu d’apostolicité, 53-55, 1066 ; 2° de la propriété d’apostolicité, qui peut conve­ nir à l’Église de deux manières : a) ratione formae, l’Église est apostolique du fait quelle renferme en son sein le corps apostolique, 118, 1067-1069, constituant pour elle une TABLE ALPHABÉTIQUE 1179 médiation organique, ininterrompue, connaturelle, 10111015, 1049-1052, 1064-1065; b) ratione causae^ l’Église est apostolique du fait quelle résulte du corps aposto­ lique qui lui donne sa constance, 55, 118, 1067-1069; en tant que propriété, l’apostolicité est objet de foi, 1069-1070 ; 3° de la note d’apostolicité, signalant la véritable Église : a) aux chercheurs admettant déjà certaines données de foi, c’est l'argument de la prescription, 1075-1092, qu’il ne faut pas restreindre à la seule question de la validité des ordinations, 1092-1097 ; b) aux chercheurs n’acceptant encore aucune donnée de foi, c’est l’argument de la miraculeuse constance et de la miraculeuse prédiction de l’Église, 1070-1121 ; l’apostolicité peut être apparente, partielle, plénière, 1093 ; apostolicité des Églises dissidentes, voir Dissidence. APOSTOLIQUE, le corps apostolique désigne l’unité orga­ nique formée par les apôtres, 1009, et par leurs successeurs, 1010, 1066 ; les trois caractères du corps apostolique sont sa succession dans le temps, sa médiation par rapport au Christ, sa connexion avec la charité de l’Église croyante et aimante, 1009, 1044-1060, 1064-1067; Vétat de vie aposto­ lique est inauguré par les apôtres, 312; il est assigné aux évêques, 224, 802-803. APÔTRES, au sens éminent, signifient les Douze, que le Christ lui-même a formés et envoyés dans le monde pour y être témoins de sa résurrection, 267-268, 778-779 ; au sens banal, signifient les membres d’une organisation mission­ naire de secours, 178 ; ils ont été instruits par voie d’ensei­ gnement oral et par voie de prophétie, 287, 1010 ; le Christ leur a donné immédiatement des privilèges relatifs à la plan­ tation de l’Église, dont ils furent les seuls dépositaires (apos­ tolat au sens strict), et des privilèges relatifs à la conservation de l’Église, dont ils furent les premiers dépositaires, 262269, 778-780, à savoir le pouvoir d’ordre et le pouvoir de juridiction permanente, 777-787 ; S. Bellarmin et Suarez pensent, au contraire, que, exception faite de Pierre, la juri­ diction permanente n’a été donnée aux apôtres que médiatement, en tant que renfermée virtuellement dans la juridic­ tion extraordinaire de l’apostolat, 781-787 ; ils ont reçu 1180 TABLE ALPHABÉTIQUE immédiatement du Christ des pouvoirs qui découlaient nor­ malement de celui de Pierre, 297-304, 777-789, 819-820; ils étaient à la fois égaux à Pierre en tant qu apôtres, pour fonder l’Église quant à son apparition dans le temps ; et sou­ mis au privilège transapostolique de Pierre : a) du fait que leur juridiction extraordinaire et intransmissible ne compor­ tait pas le privilège de régir l’Église et de la fonder quant à sa permanence dans le temps ; b) du fait que leur juridiction permanente et transmissible était particulière, non univer­ selle, 265-269, 297-304, 972-973 ; la résistance de Paul à Pierre en une question purement prudentielle s’explique moins par le principe de la correction fraternelle que par le fait que Paul était en tant qu’apôtre, égal à Pierre, 269, 297 ; bien que confirmés en grâce, ils n’étaient pas exempts de fai­ blesses, 310-312, d’où 1’imprudence de Pierre, 280, 297, 311, capable de compromettre son enseignement véritable, 303-304, 897-898 ; sous quel aspect Paul était privilégié, 269 ; du fait qu’ils formaient ensemble un seul corps apos­ tolique, ils éprouvaient le besoin de conférer leur évangile, 1009-1010. ARQUILLIÈRE, H.-X., l’augustinisme politique, 458, 497-499 ; la déposition d’Henri IV, 502, 525 ; les deux glaives, 658 ; 492. ASSISTANCE promise au pouvoir juridictionnel ; elle est rendue nécessaire par le fait que ce pouvoir agit comme une cause seconde, 67-68, 257-262 ; elle est distincte de la révélation et de l’inspiration orale ou scripturaire, 685 ; elle représente un secours providentiel complexe, non seulement négatif mais aussi positif, comportant notamment des lumières prophé­ tiques, 281, 685-688 ; sa définition, 689 ; la notion de l’assis­ tance divine est analogique et s’étend à plusieurs réalisations essentiellement distinctes, 685, 771 ; elle peut être : 1° absolue, 2° prudentielle infaillible, 3° prudentielle faillible, 4° biolo­ gique, 328-329, 678-684, 740, 747-748, 757 ; à ces divers degrés elle n’exclut aucunement le rôle plus ou moins considé­ rable de l’initiative humaine, 676-678, 758-759 ; trois degrés de l’assistance reconnus par S. Thomas, 681, et par Franzelin, I TABLE ALPHABÉTIQUE 1181 714-716, 718, 753, 891 ; caractères de l’assistance en matières faillibles et notamment de l’assistance biologique, 757-770. ATHANASE, saint, 1053 ; le retour par l’Esprit au Verbe et au Père, 816. AUGUSTIN, saint, inclut la hiérarchie dans l’Église, 112 ; l’uni­ versalité et l’antiquité, marques de la véritable Église, 10761077, 1127; en tant que bons nous sommes à l’Église, en tant que mauvais, au monde, 9 ; les disciples donnaient le baptême du Christ, 38 ; la consécration du caractère est dis­ tincte de celle de la grâce, 157 ; les caractères sacramentels sont inamissibles, 157, 174 ; le baptême ne peut être réitéré, 232; les défaillances des ministres, 208-210; l’Église boi­ teuse, 12 ; les catéchumènes sont dans l’Église, 92 ; les païens peuvent avoir un statut légal, 456-459 ; rôle de la dispersion des Juifs, 476 ; ceux qui sont dans l’ignorance invincible de l’Église ne sont pas hérétiques, 83-84, 538, 1023 ; ses deux attitudes successives sur la coercition des hérétiques, 555-563, 627 ; s’il faut arracher l’ivraie, 557 ; les abus résultant de la répression des hérétiques et qu’on peut tolérer, 563 ; mais on ne doit pas verser le sang pour l’Église, 398, 513, 581-583, 635, 646 ; il n’est pas le précurseur de la guerre contre les hérétiques, 635, bien que ses textes soient sollicités au moyen âge pour justifier la peine de mort contre les hérétiques, 646 ; il reconnaît pour ici-bas la loi de dualité du temporel et du spirituel, 407, 437 ; l’Église est gardienne de l’ordre temporel, 430 ; attitude des soldats chrétiens de Julien l’Apostat, 456, 497 ; l’État peut manier pour son compte le glaive du sang, 569-571, et demander le service militaire, 659 ; il n’ose pas encore condamner la tor­ ture, 598 ; l’âme image de Dieu, 402 ; les royaumes sont de grands brigandages, 457 ; les vertus civiles des Romains, 457 ; la paix temporelle, 458. AVANZANO, Mgr d’, 1158. Baisi, Corrado, 217, 230, 234-237, 242. Bakounine, 406. Banez, Dominique, valeur des lois de l’Église, 746, 749. 1182 TABLE ALPHABÉTIQUE BAPTÊME, nécessaire re ou du moins voto, 88-89 ; il vient du Christ, quel que soit le ministre, 37-38 ; ministre ordinaire et extraordinaire, 193-194, 998; il n'exige qu’une disposi­ tion négative chez le petit enfant, 150; il incorpore au Christ et donne une double consécration, celle du caractère et celle de la grâce, 156-162, 167, 1036-1038; il ne peut être réitéré, 232 ; le caractère baptismal fait participer au culte chrétien, 152, 164 ; il survit à titre de vestige dans les schismes et certaines dissidences, 94, 1023 ; le baptême et le mariage ont été les seuls sacrements laissés aux Japonais per­ sécutés, 158 ; il n’a pu être donné validement avec du vin, 240. Baronius, cardinal, 728. BaRTH, Karl, son intuition-mère, 102 ; sa notion de la hiérar­ chie catholique, 40, 188; l’infaillibilité du pape, 257; la révélation divine selon Barth et Berdiaev, 293 ; unicité de la révélation divine, 1005-1006. BASILE, saint, primauté, 959. BATIFFOL, Mgr, croit trouver dans Augustin la notion de l’âme de l’Église débordant son corps, 84 ; hiérarchie et missions dans l’Église primitive, 178; presbytres et épiscopes, 179; Ambroise et l’empereur, 496 ; les noms de primat et de papauté, 790 ; la primauté romaine chez Cyprien, 808, et chez Léon le Grand, 821, 899; jugement sur Constantin, 849 ; attitude de l’Orient par rapport à la primauté, 899902, 958-963. BÉATIFICATION des serviteurs de Dieu, dans quelle mesure elle engage l’autorité de l’Église, 710. BELLARMIN, saint, l’appartenance à l’Église re ou voto ; les caté­ chumènes sont en puissance dans l’Église, 89, 92 ; pouvoir d’ordre des évêques, 187, 218, 222 ; épiscopat et presbyté­ rat, 219; son opinion sur le rapport des apôtres à Pierre, 300, 781-787 ; le pouvoir canonique est législatif, judiciaire, coercitif, 376 ; la remise des hérétiques au bras séculier, 512 ; son explication du texte de S. Thomas sur la puissance séculière du pape, 521 ; ses rapports avec Galilée, 725-732; la valeur des lois de l’Église, 745, 748 ; sa pensée sur la TABLE ALPHABÉTIQUE 11 83 transmission du pouvoir politique, 986 ; ses conclusions sur l’immunité ecclésiastique, 884 ; le texte de S. Paul sur l’im­ mixtion dans les affaires du siècle, 935 ; le rôle majeur du pape dans l’Église, 964 ; si un pape pouvait devenir person­ nellement hérétique, il serait ipso facto déposé, 981 ; péren­ nité de Rome, 877. Benoît, saint, 386, 608. Benoît XII, pape, 906. BENOÎT XIV, pape, la nature de la consécration épiscopale, 187; le pouvoir des évêques leur vient du pape, 821 ; le jugement de la majorité des évêques ne prévaut pas contre celui du pape, 843, 1124; on ne peut baptiser les enfants des infidèles contre le consentement de leurs parents, 464, 469 ; le statut des Juifs dans les États de l’Église, 479 ; le degré de certitude de la Présentation de la Vierge, 712. Benson, Mgr, 953. Berdiaev, Nicolas, sa conception de la prophétie, 288-294 ; son idée de l’ordre temporel diffère de celle de Dostoïevski, 405, 613; la légende du grand inquisiteur, 931-932; les deux manières dont le christianisme demandait à être reçu, 942. Bernanos, Georges, nature de l’inquisition, 588 ; 1’« égoïs­ me » sacré de l’Église, 770. BERNARD, saint, les deux glaives, 657-661 ; les ordres mili­ taires, 642, 665 ; la terre du Dieu du ciel, 670 ; son juge­ ment sur le pouvoir temporel des papes, 939-940, et sur la pompe romaine, 952. BESSON, Mgr Marius, pourquoi S. Grégoire refuse le titre de «papa universalis», 824; la primauté romaine, 870, 965, 968. BILLOT, Louis, sa définition de l’apostolat, 264 ; la question de la succession apostolique ne peut être restreinte à celle de la validité des ordinations, 1093; comment les secours de la hiérarchie profitent même à ceux qui la méconnaissent, 1023, 1031-1034 ; sa division tripartite des pouvoirs hiérar­ chiques, 336-342 ; il méconnaît le caractère juridictionnel 1184 TABLE ALPHABÉTIQUE du magistère même divin, 334 ; il croit à une juridiction instrumentale 341, 347, 349; la dispense des vœux, 346; l’Eglise peut préciser la matière ou la forme de certains sacrements, 350 ; différence entre infaillibilité et inerrance, 684-687 ; l’apport de la définition vaticane de l’infaillibilité, 905 ; les critères antérieurs de l’enseignement infaillible, 905 ; les encycliques sont-elles infaillibles ? 891 ; il n’insiste pas assez sur le caractère analogique du pouvoir canonique, 369, 373 ; comment expliquer la fusion de l’épiscopat romain et de l’épiscopat universel, 872 ; son opinion sur l’avenir temporel de Rome, 877. BlLLUART, Charles René, la liberté de croire, 467 ; le diaconat est un sacrement, 241-242; les catéchumènes sont dans l’Église inchoative, 89 ; la dispense des vœux, 361 ; le fait de Jansénius, 701 ; l’approbation des ordres religieux, 751 ; comment le droit positif découle du droit naturel, 734. Voir aussi 755, 1028. Bismarck, 1158. Bloy, Léon, 293. BONIFACE VIII, la primauté spirituelle, 337, 905 ; la solennité des vœux est d’origine ecclésiastique, 361 ; les deux glaives, 491, 500, 507 ; l’inquisition, 580; l’insulte d’Anagni, 951. Voir aussi 1134, 1141. BONIFACE IX, bulle à l’abbé de Saint-Osithe, 237, 238. BONSIRVEN, Joseph, conférences sur le judaïsme, 471, 480484. BOSSUET, miracle de la constance de l’Église, 62 ; l’ignorance du Fils de l’homme, 275 ; la dispersion d’Israël, 476 ; la pri­ mauté dans l’Église, 896 ; l’apostolicité, 1066. BOULGAKOV, Serge, 170. BRAS SÉCULIER (recours au), c’est un droit de l’Église, 550, 563 ; quelles conditions sont requises pour le justifier, 551553 ; le pouvoir canonique peut demander au bras séculier de fonctionner : a) ou bien comme instrument du spirituel, selon le style et sous la responsabilité du spirituel ; b) ou bien comme cause seconde temporelle, selon le style et sous TABLE ALPHABÉTIQUE 1185 la responsabilité du temporel, 397-398, 420-421, 505-514, 553-555 , 564, 574, 579-581, 609-6 1 4; le recours au bras séculier, agissant alors comme pur instrument de l’Église, est prévu même contre des délits blessant uniquement la loi de l’Église, 551-553, 609-610; c’est comme cause seconde et en son propre nom, ce n’est pas comme instrument du spiri­ tuel, que le bras séculier a condamné à la peine de mort, 579-591 ; ce recours prêtera toujours à des abus qui, selon S. Augustin, devront être parfois tolérés, 563 ; son usage devient plus rare dans une chrétienté de type profane, 564 ; ce que S. François Xavier demandait au bras séculier, 558 ; le pape pouvait recourir au bras séculier d’une troisième manière, en raison de son Pouvoir extracanonique. Voir Glaives, Inquisition. Braun, F. M., 967. BrÉHIER, Emile, le cosmos des Grecs et son histoire, 23. BRIÈRE, Yves de la, les mots puissance et état, 919 ; les notes de l’Église, 1086. Brou, A., 559. CAJETAN, cardinal, pas de sacrements dans l’état d’innocence, 25; ni d’action sacerdotale dans le ciel, 1019; à la diffé­ rence du simple martyre, la passion du Christ est un sacri­ fice au sens propre, 129-131 ; sacerdoce au sens propre et au sens impropre, 129-131, 166; l’essence du sacrifice de la messe, 141 ; sa valeur infinie et son application finie, 146148 ; surnaturalité du caractère sacramentel, 77 ; le baptême fait membre du Christ par le caractère et enfant de Dieu par la grâce, 156 ; diacres des tables et diacres des autels, 242 ; les ordres mineurs sont des sacramentaux, 248'; la grâce capitale du Christ, 252 ; il ne voit dans la grâce sacramen­ telle qu’un secours passager, 80 ; les apôtres en tant qu’apôtres et en tant que brebis du Christ, 264, 299, 780 ; la supériorité de Pierre sur les apôtres, 300-303 ; parallèle de S. Jean et du premier pape, 302, 780 ; le pape est vicaire du Christ, non de l’Église, 856-857 ; toute la juridiction de l’Église réside dans le pape comme dans sa source, 835 ; il 1186 TABLE ALPHABÉTIQUE est chef de ΓÉglise et cependant Γ Église n’est pas le corps du pape» 827 ; en quel sens le pape peut être dit le représentant de l’Église, 894 ; le pape est pour l’Église, non inversement, 859 ; l’Église est veuve et acéphale pendant la vacance du siège apostolique, 833, 976 ; l’élection des papes, 974-979 ; la prière, remède propre contre un mauvais pape, 862-865 ; la déposition du pape hérétique, 981 ; la juridiction des évêques est spécifiquement distincte de celle du pape, 831832 ; la science finie se subdivise en spéculative et pratique, 326 ; le rôle du magistère de l’Église dans la proposition de l’objet de foi, 332-335 ; si les préceptes du Décalogue souf­ frent dispense, 345 ; le pouvoir juridictionnel de l’Église dans les indulgences, 357-358 ; la transcendance du pouvoir canonique par rapport au pouvoir politique, 617 ; la cause seconde diffère de 1’instrument, 421 ; comment l’État peut chercher le bien spirituel en raison du temporel, 555 ; la loi positive rend moral ce qui était indifférent, 738 ; l’Église doit respecter les lois limitant la propriété terrienne, 412 ; ni l’empereur ni le pape n’ont le droit de faire la guerre aux païens en raison de leur paganisme, 460-461 ; il croit qu’on pourrait baptiser les enfants des serfs contre le gré de leurs parents, mais qu’on ne doit cependant pas le faire, 464 ; les guerres des papes ne sont pas nécessairement justes, 628 ; origine et transmission du pouvoir politique, 984-993. CALVIN, Jean, son intuition-mère, 102 ; il tient pour contraire à l’Évangile que l’office d’un pasteur et celui d’un prince coexistent dans la même personne, 934-935 ; son erreur d’interprétation de S. Bernard, 939. CANO, Melchior, valeur des lois de l’Église, 742-755 ; les évêques sont juges dans les conciles, 839 ; cependant même une majorité d’évêques peut s’égarer, 842, 1124. CANONISATION des saints, degré de sa certitude au temps de S. Thomas, 682 ; aujourd’hui elle est regardée comme infaillible, 682, 700, pourvu que l’Église ait voulu claire­ ment engager son infaillibilité, 700 ; elle est un Fait dogma­ tique et comme telle objet de Foi ecclésiastique selon certains, de Foi diuine selon d’autres, voir ces mots. TABLE ALPHABÉTIQUE 1187 Capéran, Louis, 86. Capreolus, 464. CARACTÈRES SACRAMENTELS, ce sont des participations minis­ térielles au sacerdoce du Christ, 121, 136, 167, 252-257 ; ils sont un privilège de la loi nouvelle, 153, 164, 168 ; ils assu­ rent la valide continuité du culte chrétien, 153, 191 ; ils nous incorporent au Christ comme ministres de son culte, 159, et ils appellent l’incorporation plénière de la grâce sacramentelle, 159-160; en quel sens ils sont des signes, 156, 403; ils entrent comme élément essentiel dans l’âme de l’Église, 76, 1038, 1055-1056 ; ils apportent une sanctifi­ cation distincte de celle de la grâce, 136-137, 167 ; ils spiri­ tualisent celui qui doit user des sacrements, 154; leur nature, 67-68, 156-157, 171-175 ; leur rôle est exagéré par Scheeben, 201-203 ; ils subsisteront en enfer, n’auront plus de rôle au ciel, et n’appartiendront pas à tous les élus, 203 ; ils sont conférés par consécration, 69 ; le seul désir des caractères ne saurait faire participer à l’exercice valide du culte chrétien, 153-154; leur présence est nécessaire à l’apostolicité, mais ne suffit pas à l’établir, 1093; voir Pouvoir cultuel, Pouvoir d'ordre. CATÉCHUMÈNES, ils sont dans l’Église voto, 89, 92 ; consciem­ ment, 98. CATHERINE DE Sienne, sainte, l’Église est lépreuse, 12 ; elle se reproche les désordres de la chrétienté, 61 ; les péchés des ministres, 190-191 ; son recours contre le pape: la prière, 862 ; le rôle des inégalités, 57-58. CAUSE principale, première et seconde, et cause instrumentale, 67-68, 190, 257, 261, 420-421, 505-514, 553-555, 564, 579-580, 609-614, 662. CÉRULAIRE, Michel, patriarche, 235. Chaillet, Pierre, 1044, 1055. Chardon, C., bénédictin, 220, 234. CHARDON, Louis, dominicain, 160. CHESTERTON, G.-K., l’Église associe les contrastes, 106. Chestov, Léon, le pouvoir des clefs lui semble un blasphème, 40. 1188 TABLE ALPHABÉTIQUE Chevalerie, la, 624, 640-641. CHINE, solution de la question des rites chinois, 451. ChOUPIN, Lucien, si les encycliques sont infaillibles, 891 ; la condamnation de Galilée, 723-732 ; les immunités ecclé­ siastiques, 410-412, 520, 883 ; l’Église peut user de peines temporelles, 545 ; le sophisme des théologiens qui prêtent à l’Église le glaive du sang, 512 ; l’Église n’est pas responsable de la peine de mort, 586 ; la théorie des inquisiteurs et de Suarez sur la peine de mort infligée aux hérétiques, 508513, 528. CHRÉTIENTÉ, son sens médiéval, établi en fonction d’une situation historique donnée, ne saurait être conservé invaria­ blement, 436, 490 ; la chrétienté peut désigner un ensemble culturel placé sous l’influence de l’Église, 436 ; on peut dis­ tinguer deux types de chrétienté, l’une sacrale, l’autre pro­ fane, 436, 614-615 ; la différence de niveau de leur centre d’organisation, 492-494. Chrétienté sacrale, sa définition, 436, 452, 489; le nom d’Église est parfois étendu jusqu’à la chrétienté, 490 ; affinités de la chrétienté sacrale avec l’Ancien Testament, 283-284, 524, 646, 659, 672 ; la chrétienté sacrale est une idée-force dont les conséquences se manifestent progressive­ ment, 492 ; l’idéal médiéval authentique est sacral, ce n’est ni 1’ « augustinisme politique », 497, ni la théocratie, 522 ; rôle prépondérant du thème des choses humaines proté­ geant les choses divines, 938 ; les commandements de l’Église appuyés par les sanctions de l’État, 751 ; la chré­ tienté sacrale a entraîné l’Inquisition, la Guerre sainte, la forme lourde de la Cité pontificale (voir ces mots) ; le pou­ voir canonique avait un double titre à intervenir dans le politique, 489 ; le prince doit être chrétien, 494-504 ; l’au­ thenticité de son christianisme lui donne la légitimité sinon inchoative, du moins perfective, 499 ; la signification du sacre, 500 ; la déposition du prince apostat, 494, 500 ; la paix de Dieu conduit à la guerre pour Dieu, 624 ; la trêve de Dieu, 624 ; alourdissement de la machine administrative au cours du temps, 493-494 ; en principe, la chrétienté TABU- ALPHABÉTIQUE 1189 sacrale excluait de son sein, à des titres divers, les païens, les Juifs non convertis, les hérétiques, 453-488 ; elle reconnais­ sait le statut légal que se donnaient les païens, 459-463 ; tous les païens vivant dans la chrétienté n’étaient pas réduits à l’état de servitude, certaines populations étaient intégrées politiquement, 459, 466 ; le statut d’étrangers, primitive­ ment et en principe réservé aux Juifs avait fini par devenir un statut de servitude, 463, 470-482 ; existence, en marge de la doctrine authentique de l’Église, d’un courant d’impé­ rialisme spirituel autorisant le prince à contraindre à la foi, 463-469. CHRÉTIENTÉ profane, elle groupe politiquement des chrétiens et des non-chrétiens et suppose en conséquence la « tolérance civile » distincte de la « tolérance dogmatique », 438-439, 448 ; ceux qui en ont l’initiative sont des chrétiens et son orientation est chrétienne, 439-440, 572 ; quel convi­ vium permet-elle : 1. au plan religieux, 2. au plan temporel, 441-446, 557-558, 572; elle est servie temporellement par toutes les actions éthiquement bonnes des non-chrétiens, car celles-ci impliquent la reconnaissance, au moins pra­ tique et implicite, de valeurs spirituelles authentiques, 444 ; elle est fondée non sur une équivoque, mais sur la commu­ nauté d’analogie des inclinations vers une fin vertueuse, 445 ; la légitimité d’une chrétienté profane résulte : 1. de la diversité des croyances dans un même pays, 2. de la diffé­ renciation normale du spirituel et du temporel, 437-448. CHRIST, chef des anges, 24 ; sa médiation est universelle, 31 ; elle ne concerne pas la conservation des choses dans l’exis­ tence, 21 ; son humanité est l’organe de sa divinité, 31-33 ; elle est un « instrument » privilégié, 32-33 ; il est plus que la simple cause efficiente de l’Église, 110 ; en quel sens il est le seul médiateur, 55 ; il est unique engendré et premier-né, 33 ; il a mérité pour nous en raison de la grâce d’union et de la grâce habituelle, 124 ; le caractère sacrificiel et cultuel de la passion, 125-131 ; le caractère instrumental de la passion, 131 ; l’action du Christ à distance^ 34; elle est universelle individuellement, 31-32, 44, 45; elle déborde les sacre­ ments, 45 ; elle apporte des grâces de complément et des 1190 TABLE ALPHABÉTIQUE grâces de suppléance, 41-47 ; l’action du Christ par contact était postulée par notre misère, 33-47 ; au ciel l’action à dis­ tance égalera l’action par contact, 48 ; l'action du Christ par contact est universelle collectivement, 44 ; l'action du Christ par le contact de la hiérarchie peut tomber directement sur 1 Eglise pour la constituer dans son achèvement ; elle peut en outre se réfracter dans une certaine mesure hors des limites visibles de l'Eglise où pénètrent les grâces données à distance, pour aider à préparer l’Église par les survivances du pouvoir d’ordre et du pouvoir de juridiction, 10201043 ; le Christ prêtre, roi, sauveur : l’Église est un épanche­ ment de son sacerdoce, de sa royauté, de sa sainteté, pour autant quelle possède les caractères sacramentels, l’autorité juridictionnelle, les grâces sacramentelles ; les deux pre­ mières participations donneront naissance à la hiérarchie, la troisième qui est la plus profonde et la fin des deux autres, est offerte à tous les fidèles, 65-66, 67, 121, 136, 252, 341, 1017-1018; sur la vocation corédemptrice des chrétiens, appelés à s’unir au Christ prêtre par les caractères sacramen­ tels, au Christ roi et prophète par la diffusion du message juridictionnel, au Christ sauveur par la grâce sacramentelle, 138-139, 1036, 1038-1042. CHRYSOSTOME, saint Jean, il croit que les disciples donnaient le baptême de Jean, 38 ; prêtres et évêques, 229 ; état de vie des évêques, 224, 802 ; primauté, 960. Voir aussi 206, 798. Cicéron, 449, 457. CITÉ PONTIFICALE, la « souveraineté apostolique » est inalié­ nable, mais son exercice est en fait souvent entravé ; en vue de sauvegarder le mieux possible la liberté de cet exercice, les papes ont été conduits par les circonstances à annexer à leur souveraineté apostolique un principat politique, 907-921 ; ce principat a pris au cours du temps deux formes bien dis­ tinctes : une forme lourde, comportant l’administration civile d’une population, voilà le pouvoir temporel du pape sur les États de l’Église ; et une forme spiritualisée, excluant cette administration civile, voilà le principat civil sur la cité varicane, 921-954 ; bien que l’Église soit par essence aterri- TABLE ALPHABÉTIQUE 1191 toriale, 408, le principat politique du pape comporte nor­ malement une souveraineté territoriale, 918; le pape peut donc agir comme pontife et comme prince, cette distinc­ tion, qu’on n’a d’abord pas songé à faire, a été explicitée ultérieurement, 922, 926, 927 ; la chrétienté sacrale com­ portait l’apparition de la souveraineté politique du pape sous une forme lourde, y compris le pouvoir d’exercer le glaive du sang et de faire la guerre, 628-629, 927-929 ; la juxtaposition, au pouvoir pontifical, d’un pouvoir princier, même de type lourd, n’était pas, comme l’a rêvé Dostoïevski, le symbole d’une ambition d’impérialisme, 930 ; elle n’était pas de soi contraire à l’Évangile, et bien quelle offrît des dangers, elle devait être choisie si des rai­ sons graves l’exigeaient, 934-935 ; pourquoi le roi Frédéric II espérait la chute des États de l’Église, 923-924 ; si Jules II devait commencer la réforme de l’Église par l’af­ fermissement de son pouvoir temporel, comme le croit Pastor, 937-938 ; après avoir fait la grandeur de l’Italie, le pouvoir temporel des papes était-il condamné à faire son malheur, comme l’ont dit Machiavel et Auguste Comte, 945 ; on pouvait souhaiter avec Moehler et Soloviev, une papauté soulagée des soucis purement politiques, 947, notamment de l’obligation de recourir aux moyens tempo­ rels lourds, comme la guerre et la peine de mort, et tel est le principat civil de la cité vaticane préadapté au type de la chrétienté future, 948-949. ClTÉ TEMPORELLE, voir Politique. Claudel, Paul, 120, 434, 943. Clément de Rome, saint, 175, 180. Clément III, pape, 478. Clément V, pape, 600-601. Clément XI, pape, 91. ClÉRISSAC, Humbert, le magistère est assisté d’une manière positive, 282 ; il a tort d’élever le magistère au-dessus de l’Écriture, 688 ; le caractère modérateur des interventions canoniques, 766 ; le sens supérieur des opportunités, propre à l’Église, 767 ; la signification du sacre, 500. 1192 Commandements TABLE .ALPHABÉTIQUE de l’Église, 750-751. COMTE, Auguste, son jugement sur les États de l’Église, 945946. CONCILES, concile de Jérusalem, 838 ; par opposition au magistère ordinaire, exercé par le collège épiscopal dispersé dans le monde, les conciles œcuméniques représentent un magistère solennel, 840-844 ; ils sont préparés par la prière collective, 845 ; leur autorité est faite non seulement de l’ad­ dition des juridictions épiscopales particulières, 830, mais encore de la juridiction collégiale par laquelle les évêques participent à la juridiction suprême du souverain pontife, 835-836 ; c'est là une assistance prophétique qui leur est propre et qui diffère essentiellement du sens de la foi com­ mun à tous les fidèles, 845-846, et de ce que Moehler appe­ lait l’amour vivant des fidèles réunis dans le Saint-Esprit, 846, 1059; de ce fait, les évêques sont de vrais juges conjointement avec le pape, et non de simples théologiens consulteurs, 839 ; le rôle du prince et de la foule ne peut être de soi qu’extrinsèque, 839, 849 ; au concile du Vatican, c’est le pape lui-même, uni au concile, qui définit sa propre infaillibilité, 894, 903 ; le pape n’est pas tenu de décider conformément à la majorité des évêques, laquelle peut errer, 842-843 ; cependant jamais il ne jugera sine consensu Ecclesiae, car jamais il ne sera sans évêques et sans fidèles, 893-894 ; en cas de vacance du siège apostolique, le concile perd de soi sa juridiction collégiale, 831, 833 ; ce n’est pas à lui normalement d’élire le pape, 975, et la constitution Vacante sede stipule même la dissolution immédiate du concile, 832, 975 ; un concile œcuménique peut préparer une plus ample matière que le pape seul pour la soumettre à la sanction de l’infaillibilité, 847 ; il importe d’examiner avec soin si le concile œcuménique se prononce d’une manière irréformable suprema intensione, ou d’une manière seulement prudentielle, 714; les conciles provinciaux, s’ils sont confirmés par le souverain pontife, équivalent aux conciles œcuméniques, 844 ; le concile arien de Rimini, 843, 1125 ; les conciles provinciaux de Tolède, en raison de leur caractère nationaliste, ont plusieurs fois justifié les TABLE ALPHABÉTIQUE 1193 mesures de contrainte contre les Juifs, 466, 471 ; le concile de Vienne et les mesures inquisitoriales, 600 ; les erreurs du synode de Pistoie, 364, 377, 819. CONFIRMATION, la chrismation a succédé à l’imposition des mains, 350 ; elle donne une double consécration, 165 ; l’évêque est ministre ordinaire, 214, 224, 239; le ministre extraordi­ naire, 184, 224-225, 1026 ; validité de la confirmation donnée par des prêtres orthodoxes, 185, 822, 1026, 1029. CONGAR, Yves M.-J., définition de l’oecuménisme catholique, 99-105 ; presbytérat et épiscopat, 237, 239-241 ; il suppose chez le pape un certain pouvoir de valider des sacrements douteux, 240 ; la crédibilité des révélations privées, 285, 713; la nécessité d’un régime canonique pluraliste dans l’Église, 889 ; l’influence de la Bible chez les protestants, 1033 ; la notion des Pères de l’Église chez Moehler, 10461047. Voir aussi 1149, 1171. CONGRÉGATIONS ROMAINES, elles ont une juridiction cano­ nique vicaire, qui est une participation de la juridiction du souverain pontife, 792 ; leurs pouvoirs vacante sede, 832 ; le privilège de l’infaillibilité absolue ne leur est jamais commu­ niqué, 724-725, 792 ; elles sont même impuissantes à enga­ ger pleinement par elles seules l’autorité prudentielle de l’Église, 722 ; il faudrait pour cela que le pape les approuvât non seulement informa communi, mais encore in forma spe­ cifica, 725 ; leur juridiction peut revêtir un caractère non seulement disciplinaire, mais encore magistériel, 327, 715717, 726-731 ; on leur doit alors un assentiment intellectuel et intérieur, 717, 719; quel était l’assentiment dû aux décrets condamnant Galilée, 726 ; obéissance due à la com­ mission biblique pontificale, 717 ; nature de sa décision relative à l’authenticité de I Jean, v, 7 : 721-722. CONNEXE, il faut distinguer: 1. le connexe intrinsèque, 701, comprenant les vérités qui sont en connexion logiquement nécessaire avec le dépôt révélé, 701, et les faits qui sont en connexion moralement nécessaire avec la fin première du pouvoir juridictionnel, qui est de conserver et d’expliquer le dépôt révélé, 698 ; 2. le connexe extrinsèque, 701, compte- 1194 TABLE ALPHABÉTIQUE nant les vérités annexées du dehors au dépôt révélé, 711, et les faits qui sont en connexion moralement nécessaire avec les fins secondaires du pouvoir juridictionnel, qui sont de protéger le dépôt révélé et d’assurer l’existence empirique de l’Église, 682, 742. CONSTANTIN, empereur, rapports de l'Église et de l’État, 448, 849, 915.Voir aussi 1167. Voir Donation (pseudo). Constantin II, antipape, 231. Cordovani, M., 102. Corneille, pape, 177. COSTANTINI, card., le pape, s'il est né en Italie, n’appartient pas cependant à l’Italie, 879. CROISADES, elles résultent moins des pèlerinages que de l’éclo­ sion d'une éthique chrétienne de la guerre, la précroisade de Grégoire VII contre les hérétiques aboutissant à la croisade d’Urbain II contre les infidèles, 618; leur contexte histo­ rique, 648-653, 657-658 ; bien qu’elles ne soient pas des guerres missionnaires, des guerres saintes à la manière de l’Islam, 652, elles apparaissent dans une certaine mesure comme une réplique à la guerre sainte de l’Islam, 651, 653, 671-672 ; divers sens du mot croisade, 655 ; jugement théo­ logique sur les croisades, elles étaient des guerres de la chré­ tienté contre l'Islam, par lesquelles la chrétienté, mobilisée par le pape en tant que tuteur du temporel sacral, et approuvée par le pape en tant que vicaire du Christ, défen­ dait, par des moyens temporels, son statut temporel ; elles ne pouvaient être des guerres de l’Église, des guerres du christianisme contre l’Islam, 661-673 ; voir Guerre sainte. Cullmann, Oscar, 966, 972-973. CULTE chrétien, il est fait pour la vie présente, 120 ; il s’éva­ nouira dans l’au-delà, 49, 120, 1019 ; il est inauguré par le Christ, 121-132; il est l’axe de la religion chrétienne, 132134; la consécration cultuelle est distincte de la consécra­ tion de la grâce, 135-137, 155, 167-170, 171 ; l’ordre de la validité et l’ordre de la moralité, 149 ; le sacerdoce au sens propre et au sens impropre, 129-131, 144, 166-167; le TABLE ALPHABÉTIQUE 1195 cuke chrétien périrait sans les Pouvoirs cultuels (voir ce mot), 157; il consiste essentiellement dans la messe destinée au salut du monde entier, 140-141, 144, 189, 210 ; et dans les sacrements destinés au salut de chaque homme particulier, 149, 192 ; la messe est le centre du culte chrétien, 139-149 ; à proprement parler, elle ne répète pas le sacrifice de la croix, elle véhicule le sacrifice sanglant dans une enveloppe non sanglante sur les flots du temps, 141-143 ; sa valeur est infinie, mais l’Église y puise selon la mesure toujours finie de son amour, 146-149 ; le prêtre y est, sous des aspects dif­ férents, ministre du Christ et ministre de l’Église, 182; les sacrements peuvent être considérés dans la ligne de leur vali­ dité cultuelle, en tant qu’ils nous apportent les dons spiri­ tuels, et dans la ligne de la vertu morale de religion puis­ qu’ils rendent honneur à Dieu par des rites qu’il a lui-même choisis, 149-150. CïPRIEN, saint, 1053 ; hors de l’Église pas de salut, 85 ; son erreur sur la primauté romaine, 808-809 ; la rebaptisation, 232, 1080. Cyrille d’Alexandrie, saint, 1043. Daibert, 231. DAIMBERT, patriarche de Jérusalem, 654, 933. DAMASCÈNE, saint Jean, la chair du Christ organe de la déité, 31. DAMIEN, saint Pierre, ne veut pas que les papes fassent la guerre, 645. DANTE, le pouvoir des clefs dans le sacrement de pénitence, 183. Dejaifve, Georges, 1154, 1160, 1169. Demongeot, Marcel, 831. Denis-Boulet, Noële, 655. Denys l’aréopagite (pseudo), 1043. DERMENGHEM, le djihad, 651. Descartes, René, 728. 1196 TABLE ALPHABÉTIQUE DEWAILLY, L.-M., l’apostolicité de l’Église de Suède n’est qu’apparente, 1095. DIACONAT, est un sacrement, 241 ; matière et forme, 245. DIEU, le premier acte de sa toute puissance est la création ; le second, de faire de la création son habitation, 21. Dispense des vœux, 358-361. DISSIDENCE, en toute dissidence, il faut distinguer la part d’héritage chrétien qui a été conservée et le principe de dis­ sidence, 93-97, 1022-1023; comment analyser l’intuitionmère qui est à l'origine des grandes religions dissidentes, 102; dans quelle mesure les dissidents peuvent-ils apparte­ nir à l’Église en tant que groupes, 93-96, 1021-1035 ; leur pleine réintégration est impossible sans purification préala­ ble, 104 ; les propriétés et les notes de la véritable Église ne subsistent dans les Églises dissidentes qu’à proportion de ce quelles ont conservé d’elle, en dépit de leur dissidence, 1073 ; l’apostolicité des Églises dissidentes orientales est par­ tielle et mutilée, 1030-1031, 1093 ; l’apostolicité des Églises anglicane et suédoise, où les ordinations sont invalides, n’est qu’apparente, 95, 1093-1095 ; dans la perspective de l’argu­ ment de prescription, les deux signes de la rupture d’avec l’Église primitive sont la séparation et l’innovation, 10761097; en soi la dissidence entraîne l’extinction de toute juridiction, 822, 1024, 1093; en fait cependant les prêtres dissidents orientaux peuvent validement donner la confir­ mation et la pénitence et bénir l’huile de l’extrême-onction, 185, 1025-1031, 1093; dans les Églises dissidentes orien­ tales, la juridiction est non pas absente, mais partielle et pré­ caire, 1030; la transmission du pouvoir d’ordre y est-elle licite ou illicite ? 1029-1030. Voir Notes de l’Église. Doellinger, 1119. DOGME, comment concevoir sa connaissance plénière par les apôtres, 276-277 ; on appelle dogmes les vérités définies comme révélées, 692 ; elles s’engendrent l’une l’autre par une évolution homogène, 692-693, 1079-1086; le dogme est proposé par le pouvoir juridictionnel déclaratif, 256; cette proposition n’intervient que comme une condition FABLE ALPHABÉTIQUE 1197 sine qua non pour mettre notre intelligence en contact immédiat avec l’autorité divine, 331-335 ; il fait l’objet de la foi théologale, 771. Dominatif, pouvoir, 381-383, 1003. Donation de Constantin (pseudo), 521,661, 940, 952. Donoso Cortès, 441. DOSTOÏEVSKI, autorité canonique et liberté chrétienne, 389 ; il voudrait résorber l’État dans l’Église, 405, 613; son juge­ ment sur les États de l’Église, 930-932 ; réplique de Rosanov à Dostoïevski, 972. Douais, Mgr, 586. Draguet, R., 278. DUBLANCHY, E., on peut être dans l’ignorance invincible de l’Église, 85 ; l’âme de l’Église ne déborde pas son corps, 86 ; les catéchumènes sont initialement dans l’Église, 89 ; les propriétés de l’Église chez S. Thomas, 1101. Ducattillon, V., 623. DUCHESNE, Mgr, épiscopat collégial et unitaire, 180, 793794 ; le crime dont les empereurs accusaient les chrétiens, 592-593 ; l’État pontifical, 644, 914, 922 ; les évêques suc­ cesseurs des apôtres, 793 ; « l’Église des sept synodes œcu­ méniques », 851 ; la venue de S. Pierre à Rome, 870 ; la pri­ mauté romaine pendant les premiers siècles, 899 ; l’élection des papes, 974-980. DURST, Bernard, 196. Dutilleul, J., 463. Dvornik, E, 1167. ÉGLISE, formation du traité de l’Église, 6-7 ; compréhension du mot Église qui peut être employé pour désigner : 1. l’Église telle quelle se trouve en tous les fidèles, 2. l’Église avec sa hiérarchie, 3. l’Église y compris le Christ, 112; les noms de l’Église : elle est appelée dès le début catholique en deux sens, 806, universelle par S. Léon, 955, romaine est son nom d’humilité et de miracle, 878, 1063, apostolique est un de ses noms de plénitude, 1063; elle n’est pas dis- 1198 TABLE ALPHABÉTIQUE tincte réellement du corps mystique du Christ, 7, 86-87 ; on ne doit pas distinguer entre Église juridique et Église de la charité, 7, ni entre Église visible et Église spirituelle, 86 ; depuis la venue du Christ, l’Église en acte achevé résulte de Dieu, par la médiation de la hiérarchie chrétienne, de laquelle elle reçoit son âme créée, par laquelle elle participe au sacerdoce, à la royauté et à la sainteté du Christ, et qui la dispose ultimement à la pleine habitation de l’Esprit qui est son âme incréée ; en dehors de ce contact immédiat et plé­ nier avec la hiérarchie, dans les régions spirituelles où ne parviennent que des grâces à distance et des réfractions de la hiérarchie, l’Église ne peut être qu’/w fieri, qu’en acte vir­ tuel, 75-118, 139, 998-999, 1020-1042 ; les trois éléments de l’âme créée de l’Église, 75-82 ; leur ordonnance mutuelle intime, 1035-1038 ; l’âme créée de l’Église ne déborde pas son corps, elle lui est coextensive, où elle est achevée le corps de l’Église est achevé, où elle est en devenir le corps de l’Église est en devenir, 83-91 ; grâce à son âme créée, l’Église apparaît comme un triple épanchement des richesses du Christ prêtre, du Christ roi, du Christ sauveur, 341-342, 999, 1037 ; la vocation corédemptrice, réalisée éminem­ ment dans la sainte Vierge, convient à l’Église en un triple sens, 138-139, 1038-1042; rapports de l’âme créée et de l’âme incréée de l’Église, 82, 1042-1043, 1063-1065 ; au sens théologique, l’Église, bien quelle ne soit pas sans pécheurs, est sans péchés, 9, 84 ; c’est seulement en l’enten­ dant d’une façon descriptive et matérielle qu’on pourrait inclure le péché en elle, 11-12 ; ses limites passent par notre cœur : en tant que cernant la cité de Dieu opposée à la cité du mal, elles le divisent, comme la grâce est divisée d’avec le péché, 11-12 ; en tant que cernant la ciré de Dieu opposée à la cité temporelle, elles le divisent comme la fin intermé­ diaire est divisée d’avec la fin ultime, 399-413, 879-886; si la sainteté terminale de l’Église croyante ne comporte aucune tache, la sainteté instrumentale de l’Église ensei­ gnante peut s’accompagner, quand il est question du mes­ sage secondaire particulier, de certaines défaillances, 774 ; c’est dans un sens analogique et tout à fait singulier que TABLE ALPHABÉTIQUE 1199 l’Église est une société parfaite, une institution, un orga­ nisme, 362-365, 368-372, 512; elle unit en elle les contrastes, elle rejette hors d’elle les contradictions, 106 ; elle avait besoin d’être signalée au début par de nombreux miracles, 305 ; la division en clercs et laïques, 76, 884-885 ; la division en Église enseignante et en Église croyante, 111 ; leur com­ pénétration et leur supériorité réciproque, 71-74 ; l’Église enseignante a été Église révélante tant que les apôtres vivaient en elle, 296 ; depuis, son premier office est d’être dépositaire du dépôt révélé, 677, 690-697 ; sa tâche secon­ daire est d’en être protectrice, 678, 707-757 ; bien qu’elle ait Pierre pour chef, elle est non pas le corps de Pierre, mais le corps du Christ, 826 ; elle n’est pas bicéphale, 827 ; à la mort du pape, elle est veuve ou acéphale, 832, 833, 976 ; juridictionnellement, le pape est plus grand que le reste de l’Eglise, mais absolument l’Église est plus grande que le pape, 964 ; l’Église reconnaît la possibilité et la nécessité d’un régime canonique de type pluraliste, 889, 958-963 ; son sens supérieur des opportunités, 767-770 ; les quatre propriétés fondamentales de l’Église découlent de ses quatre causes, 8 ; elles sont, entre elles, métaphysique­ ment connexes, et donc inséparables, et, comme l’Église elle-même, elles sont mystérieuses et visibles ; les quatre notes ne sont pas autre chose que ces quatre propriétés mys­ térieuses, directement objet de foi divine, pour autant quelles entraînent avec elles des manifestations extérieures d’ordre miraculeux ; elles sont, elles aussi, métaphysique­ ment inséparables ; les quatre propriétés ne peuvent se trou­ ver dans les Églises dissidentes qu’à l’état mutilé, et les quatre notes n’y peuvent apparaître qu’imparfaitement, IO79-IO74, 1092-1097; l’Église est en devenir dès après la chute d’Adam, jusqu’à la venue du Christ, 23 ; l’Église, corps et âme, peut être en devenir d’une autre manière, là où ne se fait pas sentir l’ac­ tion immédiate et plénière de la hiérarchie, 86, 91-99 : c’est là un accident, heureusement considérable, mais, de soi, hors de l’Église, l’Église est en décomposition, 97 ; cette 1200 TABLE ALPHABÉTIQUE Église en devenir, en marche vers l’Église en acte achevé, et symbolisée par les brebis orientées vers Tunique troupeau, est faite de tous ceux qui appartiennent non pas encore re, mais déjà voto, à l’Église en acte achevé, 46, 83-99 ; ils ont déjà la foi et la charité théologales, mais il leur manque encore soit les caractères sacramentels, et les modalités sacra­ mentelles que prend la charité quand elle est reçue par les sacrements, soit du moins la pleine orientation juridiction­ nelle, en sorte que leur appartenance à l’Église se réalisera d’abord d’une manière analogique, 93 ; elle pourra être en outre ou consciente, ou inconsciente, ou paradoxale, 98-99 ; l’Église, contre l’opinion de certains de ses enfants, pro­ clame la pleine liberté de l’accession à la foi, 463-469 ; elle a prévu des cas où il vaudrait mieux subir l’excommunication qu’obéir, 755 ; les rapports de l’Église et de la cité tempo­ relle sont régis par une loi de dualité, 406-407, reconnue par S. Augustin, 407, Gélase I, 518, Grégoire VII et Innocent III, 524, Léon XIII, 429 ; cette loi n’est cependant que provisoire, 433-435, 881-882 ; elle oblige à agir tantôt en tant que chrétien (action catholique), tantôt en chrétien (action culturelle et politique), 423-428, 638, 639-640, 642, 879-886 ; l’Église, ou le spirituel-chrétien reste exté­ rieure au temporel-chrétien, c’est-à-dire à la culture chré­ tienne, 418-423 ; comment le mot Église a été employé par­ fois au moyen âge pour désigner même le temporel-chré­ tien, 473, 490, 541 ; l’Église est aterritoriale par essence, et ne revendique directement que le dominium humile, non le dominium altum, 408 ; elle touche au temporel non seule­ ment 1° pour défendre le spirituel, 399-408, mais encore 2° pour illuminer le temporel lui-même, soit seulement en rai­ son de son existence dans un sujet humain, soit aussi en rai­ son de son contenu humain, 413-433 ; comment le tempo­ rel chrétien, lorsqu’il devient un instrument de l’Église, passe au plan du spirituel-chrétien et s’incorpore à l’Église, 422-424, 508 ; voir Apostolicité. Encycliques, valeur des, 718, 841, 891. TABLE ALPHABÉTIQUE 1201 ÉPIPHANE, saint, épiscopat et presbytérat, 228 ; n’accorde pas à la Vierge le titre de prêtre, 198. Épiscopat, voir Évêques. Érasme, 936. Erdmann, Carl, les guerres contre les Slaves, 459 ; alliances entre chrétiens et musulmans, 459 ; les partisans de la « guerre missionnaire », 468 ; le hiérocratisme de Grégoire VII, 525; origine profonde des croisades, 618; idéal belliciste germanique, 624 ; la paix de Dieu, 624 ; il voit à tort dans S. Augustin et S. Grégoire les pères de la croisade, 634-639 ; la trêve de Dieu, 642 ; dans la guerre sainte, la pratique a le pas sur la théorie, c’est l’inverse dans la querelle des investitures, 646, 661 ; les Allemands et la croisade, 670 ; Urbain II n’avait pas d’ambitions territo­ riales, 932. ESPRIT Saint, il est la personnalité mystique suprême de l’Église, 817, l’âme incréée de l’Église, 82-83, 1044-1045, 1060 ; il devait relayer le Fils, 814-818 ; il conduit au Verbe et au Père, 816 ; l’âge de l’Esprit, loin de détruire les grâces de l’âge précédent, a pour fin de les faire descendre du Christ, qui est tête, à l’Église qui est son corps, 23-47 ; il coïncide avec l’âge de la primauté de Pierre, 814-818 ; il est donné aux apôtres et à leurs successeurs, 274 ; il inaugure les derniers temps, 47-50 ; 272-276 ; la lumière prophétique et les dons que l’Esprit apporte aux apôtres, 276-314; il est conféré aux ordinations, 246 ; il assiste l’Église, 676-689, 890 ; fausse manière d’entendre l’âge de l’Esprit, 273. ESSEN, Léon van der, 558. ÉTAT, origine et transmission du pouvoir politique, 984-993 ; les États monastiques, 665-666, 761 ; rapports de l’Église et de l’État, voir Bras séculier, Glaives, Pouvoir séculier. ÉTATS de l’Église, voir Cité pontificale, Pouvoir extracano­ nique. ÉTIENNE, saint, 242. ÉTIENNE Ier, pape, 232. ÉTIENNE II, pape, 240, 922. 1202 TABLE. ALPHABÉTIQUE ÉTIENNE III, pape, 230. ÉTIENNE VI, pape, 231. Eugène III, pape, 667, 952. ÉVÊQUES, successeurs des apôtres, 211-213, 786, 793, 796; comment cette succession a été comprise par S. Bellarmin et Suarez, et comment elle est comprise par la majorité des théologiens, 786-787 ; ils ont la plénitude du pouvoir d'ordre, 176-181, 185-189, 797 ; l’épiscopat est un ordre au sens strict, 218-224 ; la pensée de saint Thomas, 220-222; sa matière et sa forme, 244-246 ; les évêques sont supérieurs aux prêtres, 214-216, 217-218, 224-230; ils sont ministres ordinaires de la confirmation et des ordres sacrés, 225, 353 ; leur pouvoir de conférer ces sacrements n’est pas fiable, 225226, 233-234 ; leur juridiction est de droit divin, 790, 822823 ; elle n’est pas vicaire, mais ordinaire, 791 ; elle est spé­ cifiquement distincte de celle du souverain pontife, 789792, 830-833 ; mais elle découle de celle du souverain pontife, 818-823, 837-839 ; elle est relative à une Église particulière, 795-796 ; elle est relativement plénière, immé­ diate, propre, 797-802 ; c’est une autorité de providence particulière, 798 ; elle est réglée par celle du souverain pon­ tife, 825 ; l’épiscopat collectif devait s’effacer devant la forme plus fondamentale de l’épiscopat unitaire, 179-180, 228-229, 793-795, 806 ; en plus de la juridiction particu­ lière qu’ils possèdent en propre, les évêques participent à la juridiction universelle du souverain pontife, 805 ; ils sont par exemple juges dans les conciles, 839 ; c’est leur juridic­ tion collégiale, 835-836, qui est fondée scripturairement, 837-840, et qui comporte une forme régulière (magistère ordinaire), 840-844, et une forme exceptionnelle (conciles), 840, 844-851 ; ce qu’il en reste vacante sede, 832-833, 975 ; la majorité des évêques ne suffit pas à désigner infaillible­ ment le vrai corps épiscopal, 842-844 ; le sens de la foi, qui est d’ordre théologal, reste distinct de l’autorité magistérielle des évêques, qui est d'ordre prophétique, 844-846, 10471048 ; Moehler ne voit guère dans les évêques que les dépo­ sitaires du sens de la foi, 846, 1051-1054 ; la forme de vie apostolique est celle qui par état convient aux évêques, 312, TABLE ALPHABÉTIQUE 1203 802-803 ; la grâce de l’épiscopat entendue au sens large, 223-224 ; le mode d’élection des évêques, 832 ; leur élection vacante sede, 792, 833 ; les pouvoirs extracanoniques des évêques au moyen âge, 514, 526, 629-630. Eucharistie, comme sacrifice, 143-146, 199-200, 1116; le pouvoir de consacrer le corps et le sang du Christ, 41, 182, 210 ; présence du Christ par sa substance comme aux jours de sa vie mortelle, et non seulement par son action, 39 ; le mystère de l’incarnation dans son rapport avec l’eucharistie et la primauté de Pierre, 828 ; voir Culte chrétien, Messe. Excommunication, son fondement scripturaire, 365-367, 532-536 ; plutôt subir l’excommunication que pécher, 755. EXTRÊME-ONCTION, sa validité dans l’Église orthodoxe, 1027. FAITS DOGMATIQUES, il serait préférable d’appeler faits dogma­ tiques tous les faits qui sont définis irrévocablement par l’Église, qu’ils soient ou ne soient pas définis comme révélés, 699, 867 ; cependant bien des théologiens, se référant à la querelle janséniste, donnent ce nom exclusivement aux faits définis irrévocablement sans être toutefois définis comme révélés, 696 ; suivant eux, ces faits seraient l’objet non pas de la foi divine, mais d’un assentiment spécial, qu’ils appel­ lent la foi ecclésiastique, 698, 700 ; en réalité tous ces faits sont contenus dans la révélation, soit explicitement, soit implicitement comme des cas particuliers dans une proposi­ tion universelle révélée, 695, 701-702; les faits religieux doivent être divisés en trois catégories: 1. les faits dogma­ tiques, qu’ils soient ou ne soient pas définis comme révélés, 2. les faits prudentiels d’intérêt général, 3. les faits religieux particuliers, 697, 711-712, 753-754; aux faits de la pre­ mière catégorie correspond la foi divine, aux faits de la seconde une foi humaine, un pieux assentiment, voir Foi ecclésiastique. FavarONI, Augustin, son opinion sur le Christ péchant en ses membres, 12. FELDER, Mgr Hilarin, son jugement sur 1’« apostolat par l’épée », 668. 1204 TABLE ALPHABÉTIQUE Ferry, Jules, 440. FliCHE, Augustin, le pape tuteur de la chrétienté, 518-519; il remplace le terme de théocratie par celui de gouvernement sacerdotal, 525 ; le gouvernement sacerdotal de Grégoire VII est distinct de sa suzeraineté, 934. FlORAND, E, les caractères sacramentels orientent vers la croix, 159-160. Foi, on doit distinguer une foi religieuse divine, fondée sur l’autorité immédiate de Dieu, où la proposition de l’Église n’est exigée que comme condition nécessaire de notre assen­ timent, 331-332, 334, 705 ; et une foi religieuse humaine, fondée sur l’autorité immédiate de l’Église, 362, 717-718; beaucoup distinguent une troisième sorte d’assentiment qu’ils appellent la foi ecclésiastique, 704-705. Foi DIVINE, l’accession à la foi doit être libre, 437-438, 463, 468, 538, 558 ; c’est la pensée authentique de l’Église qui trouve son expression chez S. Thomas, Capreolus, Benoît XIV, Billuart, 463-467 ; en marge de cette doctrine authentique, il a existé un courant de pensée qui accordait plus ou moins ouvertement au prince le droit de contraindre ses sujets à la foi et de baptiser leurs enfants contre leur consentement, et qui est représenté par Firmicus Maternus, les conciles de Tolède, Scot, E de Vitoria, 463469. Foi ECCLÉSIASTIQUE, beaucoup entendent par là l’adhé­ sion due aux décisions proposées par l’Église comme irrévo­ cables, sans être néanmoins expressément proposées comme révélées 328, 343 ; ces décisions sont considérées par eux comme extrinsèquement connexes à la révélation, 700-704; mais si l’on estime que ces décisions irrévocables sont en fait objet de foi divine, 329, 343, 703, et qu’elles sont intrinsè­ quement connexes à la révélation, 700-703, on pourra réser­ ver le mot de foi ecclésiastique ou humaine pour désigner l’assentiment religieux dû aux décisions canoniques et pru­ dentielles de l’Église, quelles soient d’intérêt général ou d’intérêt particulier, 328, 704, 711-722 ; cette foi ecclésias­ tique, qui comporte divers degrés, est celle notamment avec TABLE ALPHABÉTIQUE 1205 laquelle nous recevons les faits d’apparitions, les révélations particulières, etc., 712-714; on distinguera donc non pas trois sortes d’assentiments, mais seulement deux : celui de foi divine qui est absolu et qui fait face au pouvoir déclara­ tif, et celui de foi humaine ecclésiastique qui est prudentiel et qui fait face au pouvoir canonique, 718-719. Voir Pouvoir déclaratif. Formose, pape, 231, 235. FOUCAULD, Ch. de., 1041. FRANÇOIS DE Sales, saint, les sacrements canaux de la grâce, 78. FRANÇOIS Xavier, saint, ce qu’il réclame du bras séculier, 558. FRANKL, Stanislas, regarde le concept de note comme plus compréhensif que celui de propriété, 1101. FRANZELIN, J.B., sa division tripartite des pouvoirs hiérar­ chiques, 340 ; la foi dite ecclésiastique, 705 ; il distingue avec raison trois degrés d’autorité : 1. une autorité absolue (vérité infaillible), 2. une autorité d’universelle providence ecclésiastique (sûreté infaillible), 3. une autorité de provi­ dence particulière, 714, 718, 798. Frédéric II, empereur, 666 ; la peine de mort contre l’hérésie, 574, 580 ; la peine du feu, 599 ; les ghettos, 479 ; la dénon­ ciation des parents par les enfants, 603. Frédéric II, roi, son opinion sur les États de l’Église, 923. Frédéricq, Paul, 539. FROMMEL, Gaston, 1105. Fustel de Coulanges, 448. Gagnebet, M. R., 343. Voir aussi 1153, 1154, 1168. Galilée, G., 723-732 ; son éloge par Pie XII, 732. Galtier, P, matière du sacrement de l’ordre, 243, 350, 1001. GARDEIL, A., place du traité de l’Église, 6. GarRIGOU-LaGRANGE, R., rattachement des propriétés aux quatre causes de l’Église, 8. 1206 TABLE ALPHABÉTIQUE GaRZEND, Léon, son hypothèse de 1’« hérésie inquisitoriale», 730. GaSPARRI, cardinal P., l’âme de l’Eglise, 75 ; épiscopat, presby­ térat, diaconat, 213; le magistère prudentiel, 326; la divi­ sion des pouvoirs hiérarchiques, 340 ; agir en tant que citoyen et agir en tant que prêtre ou évêque, 428, 884. Gasser, Mgr, 1151, 1155, 1160-1162. GéLASE Ier, saint, deux pouvoirs régissent le monde, celui des pontifes et celui des rois, 518. Gerlaud, M.-J., 238. GlLSON, l’idée de chrétienté, 490. GLAIVES (les deux), origine de cette distinction, 658 ; c’est le débat de la croix et de l'épée, 658 ; la distinction chez S. Bernard, 657-661, chez Boniface VIII, 491, 500, 507; les deux glaives peuvent signifier le pouvoir canonique et le pou­ voir temporel, 507 ; le pouvoir canonique touche au temporel : 1. pour défendre le spirituel qui s’y trouve engagé, 2. pour illu­ miner le temporel lui-même 413-427 ; quant au pouvoir tem­ porel, on peut dire que l’Eglise le possède dans la mesure où elle peut y recourir, c’est-à-dire 1. proprement et directement, en lui ordonnant d’agir comme son instrument et selon son style à elle, mais alors il doit renoncer à manier le glaive du sang, c’està-dire à infliger la peine de mort et à conduire même une guerre défensive, l’Église ayant horreur du sang, 544-545, 586 ; 2. improprement et indirectement, en lui enjoignant d’agir comme une cause seconde, selon son style à lui, ce quelle pou­ vait faire au moyen âge : a) d’abord au titre permanent qui lui permet de toucher au temporel pour défendre le spirituel et illuminer le temporel, b) au titre plus particulier qui l’invitait à intervenir davantage dans le temporel sacral, 489, 505-514 ; en outre, non plus sans doute comme vicaire du Christ, mais en raison d’un titre adjoint, le pape pouvait exercer lui-même le pouvoir temporel, et prendre alors la responsabilité du glaive du sang: a) d’une manière lointaine, comme tuteur de la chré­ tienté, b) d’une manière prochaine, comme prince des États de l’Église, 514-522. Voir Guerre, Inquisition. Goethe, 1049. FABLE ALPHABÉTIQUE 1207 Gorski, K., les États monastiques, 666, 761. Gotti, cardinal, inaptitude de la femme au sacerdoce, 196. GOYAU, Moehler, 1045 ; Moehler et Doellinger, 1119. Graber, Rudolf, 149-150. Grabmann, Mgr, 814. GRÂCE SACRAMENTELLE, c’est seulement en tant qu’elle est reçue par les sacrements et quelle parvient à son éclosion sacramentelle, que la grâce sanctifiante constitue l’élément principal de l’âme créée de l’Église ; partout ailleurs, si intense que soit la grâce sanctifiante, que ce soit avant la venue du Christ ou dans les âmes qui ne sont point encore entrées en contact avec les sacrements, la grâce sanctifiante ne parvient pas à sa pleine éclosion, elle est pareille à un arbre des pays chauds transplanté dans les pays tempérés, et l’Eglise, le corps mystique du Christ, est seulement en deve­ nir, 36, 78-80, 84, 92-93, 1036 ; ce qui est certain et ce qui est débattu au sujet de la grâce sacramentelle, 80. Gratien, 465 ; évêques déclarant la guerre aux hérétiques, 629 ; l’Église ne doit pas recourir aux armes, même pour repousser l’injustice, 632. Grégoire de Nazianze, saint, primauté, 960. GRÉGOIRE LE Grand, saint, à ses débuts l’Église avait besoin de nombreux miracles, 305 ; il ne faut pas user de violence à l’égard des Juifs, 465 ; le statut des Juifs, 477, 478 ; il n’est pas le précurseur des « guerres missionnaires », 636-638 ; il refuse le titre de « papa universalis », 824 ; les soucis de l’ad­ ministration, 922. GRÉGOIRE VII, saint, il délie du serment de fidélité, 501, 519 ; les deux pouvoirs qui régissent le monde, la dignité aposto­ lique et la dignité royale, 524 ; la précroisade contre les ennemis intérieurs de la chrétienté, 634, 646 ; la théologie de ses apologistes, 646 ; la croisade contre les ennemis du dehors, 650-651 ; distinction de son pouvoir apostolique et de son pouvoir suzerain, 525-526, 934. Grégoire IX, pape, ratifie l’application par l’État de la peine de mort aux hérétiques, 566-567, 574. 1208 TABLE ALPHABÉTIQUE Grégoire XVI, pape, son attitude à l’égard de l’Espagne, 759, et de la Pologne, 760. GriSAR, Hartmann, les épreuves intérieures de Luther, 102; trop grande affluence des biens ecclésiastiques à la veille de la Réforme, 413 ; les décrets antigaliléens et l’obéissance des catholiques, 729. GROOT, J.-V. de, la division bipartite des pouvoirs hiérar­ chiques, 340 ; comment il qualifie l’opinion qui refuse au pouvoir canonique le droit de contraindre par des peines temporelles, 546 ; l’assistance promise au pouvoir juridic­ tionnel n’est pas seulement négative, 687. Grousset, René, les croisades, 649, 656-657, 663-664, 672, 920, 932, 933. GUERRE, à la fois diabolique et châtiment divin, 620-621 ; les guerres justes et les guerres injustes, 621 ; jugements de Pie XI et Pie XII sur la guerre, 622-623 ; le paradoxe de la paix de Dieu aboutissant à la guerre pour Dieu, 624, 642 ; S. Thomas parle de guerre juste, non de guerre sainte, 630 ; si on emploie ce dernier mot: 1. il faudra appeler guerre juste (ou guerre de civilisation) mais non guerre sainte, si bénie puisse-t-elle être par l’Église, celle d’un État qui défend sur son territoire la liberté de prêcher ou de recevoir l’Évangile, en tant que cette liberté est un bien temporel, et même le bien temporel suprême, 628 ; 2. il faut nier qu’il y ait eu des guerres conduites par le pape en raison même de son pouvoir canonique, comme vicaire du Christ et comme chef de l’Église, 631-632 ; la guerre de conquête religieuse, la guerre missionnaire, est une conception islamique, 650653 ; si elle a trouvé des apologistes comme Firmicus Maternus, 468, si elle est devenue l’objet d’Ordres militaires décadents, 664-666, elle ne peut se réclamer de la doctrine catholique, elle est étrangère à S. Grégoire le Grand, 636639, S. François d’Assise, 668, S. Thomas, 538, 627, 670, Cajetan, 460-461 ; 3. sous peine de brouiller les époques et de vouloir faire régresser le temps, il faut réserver le nom de guerres saintes aux guerres justes, entreprises en régime sacral par le pape, en raison de ses pouvoirs extracanoniques : TABLE ALPHABÉTIQUE 1209 a) de prince des États de l’Église, b) de défenseur de la chré­ tienté contre les entreprises des ennemis du dedans (précroi­ sade contre les hérétiques), c) de défenseur de la chrétienté contre les ennemis du dehors (croisade contre les infidèles) ; on dira, en conséquence, qu’il y a eu au moyen âge des guerres saintes, mais qu’il n’y en a plus, 629-630, 655-656, 949 ; la doctrine de la guerre sainte conduira aux guerres de religion, 487 ; le paradoxe de l’Évangile : le glaive du sang est interdit au plan spirituel et au pouvoir apostolique, mais il est permis au plan temporel et au pouvoir politique, 633634 ; d’où les oscillations de la pensée médiévale, 639-648, et le dissentiment de deux saints, 645 ; c’est la chrétienté, non le christianisme, lequel a par nature horreur de verser le sang, 544, qui a fait la guerre, 672, et maintenant encore elle peut être faite par des chrétiens agissant en chrétiens, mais jamais par des chrétiens agissant en tant que chrétiens, 642 ; les guerres des papes n’étaient pas nécessairement justes, 628. Voir Croisades, Glaives, Service militaire. GUIBERT, P. de, 1086-1087. Guillaume Guillaume Saint-Amour, 800. de Tyr, 649, 657, 663. de Halecki, O., les Polonais au concile de Constance, 463. HARNACK, A., ne voit que le côté moral de la rédemption, 172; le prestige de Rome décline en Orient à mesure que prévaut l’esprit byzantin, 900. Hefele-Leclercq, 466. HÉRÉTIQUES, les hommes de bonne foi, même nés dans l’héré­ sie, ne sont pas en réalité des hérétiques, 84, 539, 560 ; les deux attitudes successives de S. Augustin sur la coercition des hérétiques, 555-563 ; cependant il n’a jamais voulu qu’on versât le sang pour l’Église, 398 ; la répression légale de l’hérésie, qui apparaît au IVe siècle, est reprise au XIIe siècle, 551 ; signification différente de la coercition des héré­ tiques au temps de S. Augustin et au temps de S. Thomas, 579-589 ; le caractère particulier de l’hérésie en tant que 1210 TABLE ALPHABÉTIQUE médiévale, elle est un crime politique de lèse-majesré, 453, 487, 565-576, 580 ; il arrive cependant parfois qu’on tolère les rires des hérétiques, 468, 488 ; les seuls hérétiques pour­ suivis sont ceux qui apparaissent au sein de la chrétienté sacrale, 487-489, 557 ; la situation politique des hérétiques au sein de la chrétienté sacrale n’était pas identifiable à celle des premiers chrétiens au sein de l’empire, 592-594 ; ce qui est contraste dans l’Église devient contradiction dans l’héré­ sie, 106. Voir Dissidence, Inquisition. HéRIS, Ch.-V, la royauté du Christ, 315. HIÉRARCHIE chrétienne, son ébauche avant le Christ, 26 ; l’ob­ jection de Chestov, 39, de Rousseau, 55 ; la justification générale de la hiérarchie, 56 ; la justification profonde de la hiérarchie chrétienne, elle perpétue l’action que le Christ exerce par contact, 33-39, 48-49, 51, 58, 64-65, 810-811 ; son caractère maternel, 200-206 ; les fausses explications de la hiérarchie, 39 ; la nature analogique du pouvoir hiérar­ chique divin, 40, 183 ; la hiérarchie est à la fois un secours et une épreuve, 30 ; elle est un remède pour nos blessures, 49-51 ; elle sera bannie de la vie future, où elle sera rempla­ cée par la hiérarchie de l’amour, 49, 1016 ; en quel sens la hiérarchie présente peut être dite parfaite et universelle, 4147 ; elle est à la fois mystérieuse et miraculeuse, 61 ; son unité, son unicité, son indivisibilité, 70, 999-1015; sa nature selon le concile de Trente et le Droit Canon, 211, 214; il n’y a qu’une seule hiérarchie, composée des deux pouvoirs hiérarchiques d’ordre et de juridiction, qui sont un épanchement des pouvoirs du Christ prêtre et du Christ roi, et moyennant lesquels l’Église, recevant en son sein 1. les caractères sacramentels, 2. les grâces sacramentelles, 3. l’orientation juridictionnelle quelle intériorise par sa foi et son obéissance, est tout entière et jusqu’en son fond conformée au Christ prêtre, au Christ sauveur, au Christ roi-prophète, et constituée ici-bas en acte achevé, in facto esse, 999, 1035 ; les grâces qui viennent aux hommes à dis­ tance ou sans passer par le contact direct et plénier de la hié­ rarchie, ne peuvent contribuer qu’à ébaucher l’Église, qu’à la constituer en acte virtuel, in fieri, 75-118, 1020-1035; les TABLE ALPHABÉTIQUE 1211 quatre traits de la hiérarchie chrétienne sont: 1. son carac­ tère organique (corps apostolique), 2. sa continuité dans le temps (succession), 3. son instrumentalité par rapport au Christ (médiation), 4. sa connaturalité par rapport à l’Église croyante et aimante (affinité avec les grandeurs de sainteté), 1009, 1044-1062, 1064-1065, 1130; la hiérarchie chré­ tienne était prophétisée dans le Nouveau Testament, 11111120; comment faut-il juger les défaillances de ses ministres, 190, 206-210 ; dévotion à la hiérarchie, 1007 ; la hiérarchie selon Moehler, 1044-1062. Voir Église, Pouvoirs d’ordre, Pouvoirs juridictionnels. Hilaire, saint, 282. Hochwàlder, Fritz, 673. HOHENLOHE, Constantin, pourquoi l’empereur Constantin s’est tourné vers les chrétiens, 449-450 ; le délit religieux, 584. HORVATH, Odon de, collaboration de l’Église avec le pouvoir, 768. HUGON, E., l’affaire de Saint-Osithe, 237-238. HUGUES DE Saint-Victor, le pouvoir spirituel doit instituer le pouvoir temporel, 429, 500. HURTAUD, son jugement sur Savonarole, 982. HURTER, Frédéric, ses vues sur la papauté, 1104. HUS, Jean, nie la légitimité de la communion sous une seule espèce, 547 ; proteste contre la coercition par le bras sécu­ lier, 550 ; nie la nécessité d’un chef visible pour l’Église, 834. Ignace d’Antioche, saint, 175, 796, 804-807. Immunités ECCLÉSIASTIQUES, réelles et locales, ne signifient pas que l’Église revendique le «dominium altum», 410412; le privilège du for ecclésiastique, 520; le port des armes, 641, 882-885 INDULGENCES, rôle du pouvoir juridictionnel, 356-358 ; erreur de Luther, 357. 1212 TABLE ALPHABÉTIQUE INFAILLIBILITÉ, rapports de l’autorité et de l'infaillibilité, 756; inerrance et infaillibilité, 684 ; infaillibilité et inspiration orale ou scripturaire, 295 ; division de l’infaillibilité en abso­ lue (vérité infaillible) et prudentielle (sécurité infaillible), 678, 714, 718-719, 891 ; l’infaillibilité, soit prudentielle soit absolue, est une grâce prophétique, qui n’élimine pas nécessairement les défaillances morales du sujet en qui elle réside : dans quelle mesure ces défaillances peuvent avoir un contre-coup fâcheux, 897-898 ; la définition vaticane de l’infaillibilité absolue, 892-897 ; comment l’infaillibilité du pape était contenue dans l’Evangile, 894 ; signes de croyance à l’infaillibilité du pape, 898 ; la crainte humaine de l’infaillibilité, 906. INFIDÈLES, l’Église reconnaît l’inviolabilité de leur conscience, 463-469 ; ils peuvent n’être infidèles qu’en apparence, 464-465, 538 ; ceux qui voudraient les contraindre à croire, 463-469 ; si l'on peut parler du « salut des infidèles », 91 ; après S. Augustin, le moyen âge leur reconnaît un statut légal, 456-463 ; on tolère leurs rites dans la chrétienté, 440 ; but des guerres contre les infidèles, elles sont défensives, 538, 627, 638. INNOCENT III, pape, le sacrifice de la messe, 210 ; la servitude des Juifs, 481 ; il ne réclame pas l’application de la peine de mort contre les hérétiques, 567-568 ; la distinction du pou­ voir spirituel et du pouvoir temporel, 524 ; le rôle du pou­ voir temporel des papes, 925. INNOCENT IV, pape, on ne doit contraindre aucun infidèle à la foi, 466 ; il ratifie l’application par les tribunaux séculiers de la peine de mort aux hérétiques, 567, 580 ; il ratifie l’emploi de la torture, 599, 601 ; il ratifie la mesure de Frédéric II encourageant indirectement les enfants des hérétiques à dénoncer leurs parents, 603. Innocent VIII, pape, 237-239 ; procès de sorcellerie, 604. INNOCENT X, pape, subordination de Paul à Pierre, 302, 779. INQUISITION MÉDIÉVALE, elle n'avait pas pour fin de contraindre les non-baptisés à la foi, 538 ; elle est un tribu­ nal ecclésiastique qui juge de l’héréticité, 580-581, laquelle, en tant que médiévale, était un crime de lèse-majesté, 453, FABLE ALPHABÉTIQUE 1213 487-488, 565-576, 594 ; aussi les coupables sont remis au bras séculier qui les punit selon son style à lui, à savoir sous Innocent III par le bannissement et la confiscation des biens, et dès Grégoire IX par la peine de mort, 568-569, 574 ; si le Corpus Juris ne mentionne pas la peine de mort, 566-567, 575, 586, 594, cependant Grégoire IX et Innocent IV la trouvant décrétée par l’empereur contre les hérétiques, ont fait au bras séculier un devoir de l’appliquer, 554-576; la cruauté au moyen âge, 594-601 ; la peine du feu, son origine, 599 ; elle est mentionnée dans la condam­ nation par Léon X des erreurs de Luther, 577-578 ; la tor­ ture est condamnée absolument par le pape S. Nicolas I, 597 ; S. Augustin n’avait pas encore osé la condamner, 598 ; son emploi par le bras séculier est ratifié par Innocent IV, 599 ; les inquisiteurs finissent par y assister, 600 ; le concile de Vienne, dont les décisions passent dans le Corpus Juris, essaie d’en modérer l’emploi, 600-601 ; comment juger de la ratification de l’emploi de la torture, 601-604, 616 ; l’in­ quisition étendue par Innocent VIII aux procès de sorcelle­ rie, 604 ; le nombre des victimes de l’inquisition, 565. INQUISITION ESPAGNOLE, préparée par les conciles de Tolède, 471 ; elle diffère de l’inquisition médiévale non par son essence, mais par son fonctionnement, 586-589 : a) en tant quelle est dirigée surtout contre les Juifs qui, après avoir été contraints au baptême, sont retournés au judaïsme, 472, 483 ; b) en tant quelle est un instrument du nationalisme espagnol, 586-588 ; la remontrance de Montesquieu aux inquisiteurs et la réplique de Joseph de Maistre, 588-589 ; Torquemada, 588. Investitures, querelle des, 646, 661. IRÉNÉE, saint, la connaissance parfaite des apôtres, 279-280 ; les évangélistes sont inspirés en tant que disciples des apôtres, 295-296 ; le retour par l’Esprit au Fils et au Père, 816 ; la prééminence de l’Église romaine, 1090-1091. ISAAC DE L’ÉTOILE, 206. ISLAM, possibilité d’une appartenance initiale à la véritable Église, 93 ; la guerre sainte, 650-653, 673 ; statut politique 1214 TABLE ALPHABÉTIQUE des Sarrasins dans la chrétienté sacrale, 463, 468-469 ; alliances politiques entre chrétiens et musulmans, 459 ; les croisades ne sont pas des guerres du christianisme, mais de la chrétienté, la croix qui s’oppose au croissant par les armes est une croix temporalisée, 669, il n’y a pas d’apostolat par l’épée, 459-462, 538, 627. Israël, voir Juifi. JACQUES DE VlTERBE, rôle du pouvoir spirituel pour ratifier le pouvoir temporel en régime sacral, 455, 499. Voir aussi 1135. Jacquier, E., 839. Jaeger, Mgr, 1171-1172. JANSENIUS, la question du fait et du droit, 699, 701. JAPON, le catholicisme sans prêtres pendant un siècle et demi, 158 ; solution de la question des rites, 451. JEAN VIII, pape, validité des ordinations, 231, 235; prend conscience du péril musulman, 518, 644. Jean X, pape, ajoute à son rôle de pontife celui de tuteur de la chrétienté, 518. Jean XII, pape, 231. JEAN XXII, pape, condamne les erreurs de Marsile de Padoue et de Jean de Jandun, 266, 533, 779, 886. Jean XXIII, 1154, 1169. JEAN Baptiste, saint, son rapport au Nouveau Testament, 307. Jean Climaque, saint, 385. JEAN de LA Croix, saint, l’obéissance, 385 ; pas de loi pour le juste, 1054. Paris, 502. JEAN de Saint-Thomas, le Christ a mérité en raison de la Jean de grâce d’union et en raison de la grâce habituelle, 124, 146, 252 ; l’humanité du Christ est cause instrumentale de la grâce, non cause seconde, 33 ; la cause seconde est distincte de l’instrument, 261, 421 ; l’influx présent du Christ sur les TABLE ALPHABÉ TIQUE 1215 justes qui l’ont précédé, 25 ; les sacrements de la loi nouvelle sont composés de signification et de signe, celui-ci étant composé de matière et de forme, 244 ; surnaturalité foncière du caractère sacramentel, 77 ; le pouvoir instrumental du caractère, 189, 202; validité et moralité du culte, 149; le pouvoir d’ordre peut être lié quant à la validité de son exer­ cice par le pouvoir de juridiction, 222, 225, 354 ; la grâce sacramentelle est une modalité permanente, 80 ; richesses de la grâce sacramentelle, 79 ; privilèges des apôtres comme causes du devenir de l’Église, 276, 786 ; les évêques succes­ seurs des apôtres, 785 ; l’union de l’épiscopat romain et de l’épiscopat universel serait contingente, 875-876; élection des papes, 974-978 ; déposition d’un pape hérétique, 981 ; valeur des lois de l’Église, 742-752 ; la béatification d’un serviteur de Dieu, 710. Jeanne d’Arc, sainte, 283, 549, 772. Jedin, H., 1167-1168. JÉRÔME, saint, le pouvoir coercitif de l’Église, 366 ; les évêques tiennent la place des apôtres, 786 ; presbytérat et épiscopat, 228 ; il croit que la didrachme était donnée à l’impôt impé­ rial, 886. JÉSUS, voir Christ. Joinville, 552. JUGIE, Martin, validité de la confirmation donnée par les prêtres orientaux dissidents, 1026-1027 ; croyance à l’im­ maculée Conception dans l’Église grecque, 1094. JUIFS, leur appartenance initiale possible à la véritable Église, 93 ; au moyen âge, l’Église reconnaissait l’inviolabilité de leur conscience, 463-469, 529, et le mystère de leur condi­ tion, 474-477 ; malgré cela un trop fort courant de pensée accorde aux princes le droit de les contraindre à la foi, 463469 ; dans la cité sacrale, ils ne peuvent avoir droit qu’à un statut juridique d’étrangers ; dans l’application, pour des rai­ sons politiques, on leur impose trop souvent le dilemme de la conversion ou de l’exil ; ailleurs, on finit, après les croi­ sades, par les considérer comme des serfs, 470-479 ; leur sta­ tut dans l’État pontifical, 477-479, 482-483 ; on les dis- 1216 TABLE ALPHABÉTIQUE tingue des Sarrasins, 478 ; les ghettos, 454, 477, 479, 482; la seule véritable solution de la question juive sera le retour en masse d’Israël dans l’Église ; quant aux solutions provi­ soires, empiriques, boiteuses, elles ne peuvent être fournies ni par le libéralisme, ni par une parodie de la solution médiévale, d’où la nécessité de recourir à un pluralisme poli­ tique, 482-486 ; appréciation de la solution médiévale, 484485. JULES II, justification de ses guerres par Pastor, 928 ; a-t-il eu raison de vouloir commencer la réforme de l’Église en consolidant les États pontificaux, 936-938 ; il décide que tout concile œcuménique sera dissous à la mort du pape, 975 ; il invalide l’élection simoniaque à la papauté, 979. JULIEN L’Apostat, empereur, quelle obéissance lui devaient les chrétiens, 456, 498. JURIDICTION, voir Pouvoir juridictionnel. JUSTINIEN, il pratique le césaropapisme le plus conséquent, 902 ; il prépare le pouvoir temporel du pontife romain, 915. KATERKAMP, Th., sa conception de la hiérarchie semble à Moehler exagérée, 1054. KHOMIAKOV, l’Église conçue comme l’organisme de la vérité et de l’amour, 370 ; le conflit de la liberté et de l’autorité, 389. Kleutgen, 1156. KONG, H., 1159. LaCORDAIRE, son jugement sur la chrétienté médiévale, 673. LAGRANGE, M.-J., nature du baptême donné par les disciples avant la passion, 38 ; le choix des soixante-douze disciples, 54, 179 ; le texte de Malachie sur le sacrifice de la loi nou­ velle, 144 ; le texte sur la rémission des péchés, 183; les écrivains inspirés, 296 ; Paul résiste à Pierre, 297 ; l’excom­ munication, 366 ; quelles traditions réprouve Jésus, 368 ; le mystère d’Israël, 474, 481-482; caractère supranational du message de Jésus, 646 ; Pierre reconnaît l’origine divine de 4 TABLE ALPHABÉTIQUE 1217 Jésus, 812; pourquoi le Christ devait nous quitter, 817; pouvoir donné aux apôtres et à leurs successeurs, 838 ; la didrachme, 886 ; la primauté de Pierre, 968-969 ; l’infailli­ bilité pontificale, 897. LAÏQUES, ils sont des consacrés, 76 ; ils sont ministres du culte chrétien et du sacrement de mariage, 76-77 ; cependant ils n’appartiennent pas à la hiérarchie, 170, 211, 217; Tertullien les a d’abord distingués des prêtres, 175 ; ils sont les spécialistes de l’action temporelle, 885. Lallement, Daniel, 405. Lamennais, 441 ; sa défection, 764. Lamoricière, 928. Las Casas, le droit juridique des Indiens, 462, 498. LAURENTIN, René, 199. Lavaud, B., 315. Lavigerie, cardinal, l’Église triomphe en mourant, 505 ; la constance de l’Église, 1107. Lea, H.-C., 539, 600. Lebreton, J., 1107. Lécuyer, J., 229. LEFORT, Gertrude von, 197. LEMONNYER, croyait pouvoir opposer l’Église et le corps mys­ tique, 87. Lennerz, H„ 215, 218, 219, 227, 228, 229, 237, 238, 241, 242, 248. LÉON LE Grand, saint, la primauté romaine, 809, 822, 836, 847, 1024. Voir aussi 1153-1154. LÉON VIII, pape, 231. LÉON IX, saint, 231, 645. LÉON X, pape, 906. LÉON XIII, pape, les distinctions qu’il apporte nous permet­ tent de mieux juger le passé, 662 ; le Christ institue l’Église, 371 ; l’Église société parfaite, 363 ; les évêques, en se sépa­ rant du pape, perdent leur juridiction, 822, 1024 ; les ordi­ nations anglicanes, 233, 235, 246, 1095 ; la distinction des 1218 TABLE ALPHABÉTIQUE deux puissances, ecclésiastique et civile, 379, 429 ; le princi­ pat civil du pape, 909, 951 ; les choses mixtes, 379 ; l’Église gardienne de 1’ordre temporel, 430 ; l’Eglise touche au tem­ porel pour défendre le spirituel et illuminer le temporel, 399 ; la tolérance civile des cultes, 438, 572 ; origine et transmission du pouvoir politique, 987-989 ; invitation aux Français à se rallier à la république, 762-764 ; la force ultime de l’Église est la prière, 863; 377, 425, 851, 1034. Voir aussi 1133, 1134, 1153, 1154. LÉONTIEV, Constantin, 952 ; primauté romaine, 388. Lesourd, Paul, 908. Lietzmann, Hans, 870. LIEUX THÉOLOGIQUES, le dépôt de la révélation proposé dans l’Ancien Testament par de nouvelles révélations, 272-273 ; il est connu plénièrement par les apôtres, 275-281, et achevé avec eux, 277 ; les apôtres, qui le transmettent à l’Église de leur temps par voie orale et écrite, sont inspirés, 294-296 ; les évangélistes participent à l’inspiration des apôtres, 295-296 ; l’Église, « révélante » avec les apôtres, est au-dessus de l’Écriture « révélée », 296 ; le dépôt révélé, contenu dans la Tradition orale et écrite des apôtres (lieux théologiques contenants), doit être proposé par le magistère, non plus divinement inspiré, mais divinement assisté (lieux théolo­ giques proposants ou déclarants), 68, 257-262, 677-680; après la mort des apôtres, le magistère assisté n’est plus audessus de l’Écriture, mais bien au-dessus des interprétations que les hommes donnent de l’Écriture, 296 ; on distinguera a) un pouvoir magistériel déclaratif, qui peut se prononcer irréformablement, 677, il a pour fin de conserver et de désenvelopper d’une manière absolument infaillible et homogène le dépôt primitif, non en y ajoutant de nouvelles révélations, mais simplement par de nouvelles explicitations de la vérité révélée une fois pour toutes par le Christ et les apôtres, 331-342, 690-707, 735-737 ; b) un pouvoir magis­ tériel canonique, qui a pour fin de protéger le dépôt divin, et se prononce d’une manière prudentielle, 331, 742, 771773 ; les degrés de l’assistance promise au magistère, 676- TABLE ALPHABÉTIQUE 1219 689 ; le pouvoir déclaratif a pour sujets, soit le pape seul parlant « ex cathedra », 892-894 ; soit le pape uni aux évêques rassemblés en concile, 844, ou dispersés dans le monde 840 ; le pouvoir canonique a pour sujet le pape, 852, 890-892, et les congrégations romaines, 716, 723-725, 791-792, et les évêques, 797-799, 818-826; il réclame une obéissance intellectuelle intérieure, 715, 720-732, 764-766. Voir Apôtres, Magistère, Pape, Primauté romaine, Conciles, Evêques, Encycliques, Connexe, Pouvoir juridictionnel. Locke, 1171. LOIS de l’Église ; depuis Cano, on regarde les lois générales de l’Église comme infaillibles dans leur substance et faillibles dans leurs applications, 742-748 ; on dirait plus exactement, croyons-nous, que leur infaillibilité est radicalement absolue et formellement prudentielle ; quant à leur application, il est exact quelle soit faillible, 744-748 ; comment reconnaître ces lois générales, 749-750; différence entre les lois du Corpus Juris et la jurisprudence des papes, 566 ; les com­ mandements de l’Église à tous les fidèles, 750-751. LoiSY, Alfred, 59, 152, 966. LOMBARD, Pierre, contredit par saint Albert et saint Thomas, 755. LOUIS, saint, refuse d’exécuter certaines excommunications, 552 ; les croisades, 663-664. LOURDES, crédibilité des révélations privées, 713. LUBAC, Henri de, 176. LUTHER, Martin, son intuition-mère, 101-103 ; ses erreurs sur la messe, 141-142; erreurs sur les indulgences, 357 ; pro­ teste contre la peine du feu infligée aux hérétiques, 577578. Mabillon, 220. Machiavel, Nicolas, les guerres de Jules II, 937 ; les États pontificaux empêchent l’unité italienne, 945, 947. MAGISTÈRE, le pouvoir juridictionnel de l’Église peut se divi­ ser en pouvoir magistériel et en pouvoir disciplinaire, 326- 1220 TABLE ALPHABÉTIQUE 327, 689 ; le magistère qui est propre aux évêques est dis­ tinct du sens de la foi, qui est commun aux évêques et aux fidèles, 845-846 ; le pouvoir magistériel pourra être: 1. déclaratif ou absolu, 325, il aura alors pour organe le magis­ tère ordinaire, 841, et le magistère solennel, représenté soit par les définitions ex cathedra du souverain pontife, 892, soit par les définitions des conciles œcuméniques, 844 ; mais le pouvoir magistériel pourra être aussi : 2. canonique et prudentiel, 326, 327, 707-732, il aura alors pour organe le pape parlant soit directement, par exemple dans les ency­ cliques, 718, 841-842, 891-892, soit par les congrégations romaines, 327, 715-717, 725-732, et les évêques, tant dis­ persés dans le monde que réunis en concile sans vouloir tou­ tefois parler suprema intensione, 714, et réclamera une obéis­ sance intellectuelle intérieure, 720-732, 764-766 ; le magis­ tère pourrait se prononcer d’une manière absolue même sur la témérité d’une proposition, mais il peut aussi ne se pro­ noncer que d’une manière prudentielle, 702, 708-709 ; le magistère ordinaire peut-il avoir parfois le pape seul comme organe infaillible? 841 ; le pouvoir disciplinaire, à son tour, pourrait être divisé en déclaratif et en canonique, 327. Mahomet, la guerre sainte, 651-652, 673. Maïmonide, 469. Mairon, François, 356-357. MAISTRE, Joseph de, « le pape et l’Église, c’est tour un », 964 ; il est victime de 1 univocité, 369 ; il ne conçoit pas la souve­ raineté sans infaillibilité, 756 ; sa vue sur la naissance provi­ dentielle de l’État pontifical, 915; les guerres de Jules II, 937 ; l’inquisition espagnole, 587-589 ; la guerre «divine», 621. MALDONAT, le départ du Christ, 816. Malraux, André, 623. MàNDONNET, Pierre, 37. Mangenot, 687. Many, 234. Marguerite-Marie, sainte, 147, 713. TABLE ALPHABÉTIQUE 1221 Mariage, les ministres du sacrement de mariage sont les bap­ tisés, 165, 191 ; l’Église peut fixer les conditions de validité du mariage, 354 ; elle peut dissoudre certains mariages, 354-356 ; le mariage entre protestants est sacramentel, 94. Marie, la Sainte Vierge, c’est le sacerdoce de l’amour, non le sacerdoce hiérarchique, qui lui convient éminemment, 198199; sa médiation corédemptrice et codispensatrice, 199, 1041 ; la Vierge et la hiérarchie, 1019 ; dogme de l’immacu­ lée Conception, 374, 1124. Marie de l’Incarnation, ursuline, 147, 1041. Mariéjol, 587. Marin-Sola, E, reviviscence des sacrements, 155 ; la connais­ sance des apôtres, Ί76-ΤΠ, 279 ; la foi que beaucoup appel­ lent ecclésiastique est en réalité divine, 343 ; canonisation et béatification, 682 ; évolution homogène du dogme, 690707 ; division des faits religieux en particuliers et en dogma­ tiques, 697, 712, 754 ; les degrés de la doctrine catholique, 690 et suiv. ; dogme de l’immaculée Conception, 1124. Maritain, Jacques, grandeur de la vocation des chrétiens, 1042 ; la Renaissance et l’Église, 953 ; le travail manuel dans la forme de vie contemplative, 882 ; le partage des activités entre clercs et laïques, 885 ; ce que comportera de conces­ sions la collaboration de l’Église avec l’État, 768 ; chrétienté sacrale et chrétienté profane, 435, 493 ; le thème des choses divines protégeant les choses humaines et le thème inverse, 938-939 ; la solution sacrale de la question d’Israël, 480, 484-485 ; la chrétienté profane, 437-448 ; erreurs de Lamennais et de Montalembert, 440-441 ; un régime poli­ tique pluraliste, dirigé par des chrétiens, et orienté vers la perfection du droit naturel et du droit chrétien, permettra seul de concilier le non-libéralisme et la liberté, 440, 572573 ; quel compagnonnage des croyants et des non-croyants est possible: 1. au plan religieux, 2. au plan profane, 439446 ; à l’égard des non-catholiques, il ne faut ni interconfessionalisme ni incompréhension, 108-109; origine et trans­ mission du pouvoir politique, 991-992 ; l’autorité ecclésias­ tique intervient en matières politiques : 1. au titre spécial de 1222 TABLE ALPHABÉTIQUE la défense de l'autel, c’est l'action civique, forme moderne de la potestas indirecta, elle garde alors l'initiative de l’acte politique exécuté par l'action civique catholique ; 2. au titre seulement de la formation morale de la conscience des citoyens ; c’est la potestas directa in spiritualibus, en vue a) soit de la défense du spirituel, b) soit de l'illumination du temporel ; elle laisse alors aux citoyens le judicium practician de l'acte à poser, 380, 424-425 ; mais, pour fonder une chrétienté il ne suffira pas d'agir en tant que chrétien, il fau­ dra encore agir en tant que membre des royaumes de ce monde, mais en chrétien, 427-428 ; c’est de l'homme que vient l'initiative du mal qui apparaît dans l’histoire, 996997 ; la personne humaine ne peut ni se passer ni se satis­ faire de la société humaine, 402 ; le glaive appelle le glaive, 570; distinction de la science et de la sagesse, 415; la nature de la science dont se prévalait Galilée, 729. Voir aussi 1141-1142. Marroü, Irénée, 415, 767 ; fouilles du Vatican, 947. Mars ILE DE PaDOUE et Jean DE JaNDUN, ils pensaient que Pierre n’était pas le chef des apôtres, 266, 779 ; que l’Église ne peut pas exercer de coaction corporelle, 533 ; que c’était par nécessité et non par condescendance que le Christ payait l’impôt à César, 886. MARTÈNE, 220. MARTIN V, pape, bulle permettant à de simples prêtres de conférer tous les ordres, 237-238 ; bulle sur les Juifs, 484. Mattiussi, Guido, 277. MÉDIATION, de vertu et médiation de suppôt, 29, 79, 333. Membres du Christ et de l’Église, on peut les diviser en deux catégories : 1. ceux qui, par exigence de leur vocation, sont sauveurs avec le Christ, corédempteurs avec le Christ, étant pleinement incorporés au Christ prêtre, au Christ roi, au Christ sauveur, 138-139, 1035, 1041-1042 ; iis sont tous consacrés, 138; 2. ceux qui sont simplement sauvés, qui sont membres en acte virtuel et initial, 88 ; ils peuvent appartenir au Christ et à son Église soit isolément soit en groupes compacts, 91-96; d’une manière soit consciente, TABLE ALPHABÉTIQUE 1223 soit inconsciente, soit paradoxale, 97-99 ; ils n’ont pas cous la consécration du caractère baptismal, 91. Menasœ, J. P., 131, 166. Mennessier, I., 126. MERSCH, E., les catéchumènes seraient membres du Christ sans être membres de l’Église, 92 ; révélations privées, 282. Messe, elle est le centre du culte chrétien, 139-149 ; ce culte consiste essentiellement dans la messe destinée au salut du monde entier, 140-141, 192, et dans les sacrements destinés au salut de chaque homme particulier, 149, 192; la doc­ trine néotestamentaire, 143-146, et la prophétie de Malachie, 144 ; à parler strictement la messe ne répète pas le sacrifice de la croix, elle véhicule le sacrifice sanglant dans une enveloppe non sanglante sur les flots du temps, 141144 ; sa valeur est infinie, mais l’Église y puise selon la mesure toujours finie de son amour, 146-149; le prêtre y est, sous des aspects différents, ministre du Christ et ministre de l’Église, 182, 210 ; erreurs de Luther, 141. MICHEL, A., le débat sur la nature de l’épiscopat, 187 ; presbytérat et épiscopat, 217 ; les « réordinations », 234 ; les orda­ lies, 599. Mickiewicz, Adam, 273, 666. MOEHLER, Jean-Adam, il y a dans le christianisme plusieurs périodes de développement, mais une seule époque, 48 ; il définit l’Église comme un organisme habité par l’amour, 370, 1044-1049; c’est parce que les apôtres formaient tous ensemble un seul corps social visité par l’Esprit qu’ils éprou­ vaient le besoin de conférer entre eux leur évangile, 10091011 ; Moehler montre avec force la connaturalité et l’affinité qui rapprochent les grandeurs de hiérarchie des grandeurs de sainteté, 846, 1009, 1044-1060 ; mais il confond l’assistance prophétique du magistère et le sens de la foi, 846, 1054, 1059-1060; il comprend avec profondeur le développement continu du dogme chrétien, 1082, et la valeur de l’argument de prescription, 1075; la façon dont il conçoit la tradition, 1057-1058 ; le caractère de passivité active par lequel le chré­ tien s’incorpore dans l’Église, 73 ; le caractère supranational 1224 TABLE ALPHABÉTIQUE du christianisme, 419, 520; comment Moehler parvient à l'intelligence de la primauté romaine, 809-810, 829, 957; route inverse de Moehler et de Doellinger, 1119 ; Moehler a raison de considérer la visibilité tout entière de l’Église comme l’extériorisation d’un principe spirituel invisible ; mais ce principe n est pas, comme il le croit, la simple charité, c’est la charité chrétienne, la charité en tant que sacramentelle et orientée, la charité en tant quelle est inséparable des carac­ tères sacramentels et des grâces d’assistance juridictionnelle, 1044-1062; insuffisance de sa justification de la hiérarchie, 74, 957-958, 1044-1060; il n’a pas relevé assez le caractère instrumental de la hiérarchie, 1015 ; sa vue profonde de la catholicité de l’Église: ce qui est contraste dans l’Église devient aussitôt contradiction dans l’hérésie, 105-106 ; il faut distinguer le principe formel d’une hérésie du patrimoine chrétien quelle conserve, 103; la notion protestante et la notion catholique de l’Église s’opposent comme s’opposent respectivement la notion de justice imputative et de justice réelle, 1055. Montalembert, 440-441. MONTESQUIEU, il sépare trop le pouvoir législatif du pouvoir judiciaire, 377 ; son jugement sur les rapports de la religion et de l’État chez les Romains, 448 ; sa remontrance aux inquisiteurs d’Espagne et de Portugal, 588. MORIN, Dom Germain, 182, 386. Morin, Jean, 220. Mounier, E„ 395. Mourret, E, 928. Nédoncelle, M., 1095. NEWMAN, John-Henri, la valeur de l’idée du développement dogmatique, 692-693, 1082; le caractère modérateur du pouvoir canonique et l’obéissance intérieure qui lui est due, 764-765 ; « les eaux anglaises », 772-773 ; le pape et l’antéchrist, 971-972 ; les raisons intellectuelles de sa conversion, 1078, 1095-1096, 1122-1132. TABLE ALPHABÉ TIQUE 1225 N ICO I AS Ier, saint, il condamne la torture, 597 ; il déclare la guerre diabolique, 620 ; il propose l’étendard de la croix, 626 ; a-t-il fait réitérer la confirmation ? 1027. Nicolas IV, pape, 667. Nicolas, Jean-Hervé, 340. NOTES DE l’Église, définition, 1072 ; les propriétés sont mys­ térieuses, les notes sont miraculeuses, 1070 ; les quatre notes se rattachent aux quatre propriétés et aux quatre causes, 8, 1073 ; connexion métaphysique des notes entre elles, 1072 ; la place des notes dans le traité de l’Église, 1073 ; l’apostolicité comme note, 1074, en tant que signe mixte, 10751097, ou en tant que signe pur, 1100-1111 ; son rôle dans la conversion de Newman, 1122-1132; les notes peuvent apparaître imparfaitement dans les Églises dissidentes, 1073. NOr AL-DîN, 663. OBÉISSANCE, obéissance théologale due au pouvoir magistériel déclarant le dépôt révélé, 331-335, 342-343, 677, 690-694, 705, 771-773 ; obéissance morale due au pouvoir cano­ nique protégeant le dépôt révélé, 372-373, 678, 717, 726, 729-730, 771-772, ou décrétant la conduite à suivre, qu’il s’agisse de mesures générales, 742, 750, ou particulières, 753, ou biologiques, 757 ; pour le cas de la Foi ecclésiastique, voir ce mot ; le pouvoir canonique magistériel réclame une obéissance intellectuelle intérieure, 720-732, 764-766 ; les encycliques, 717-722, 841, 891 ; les décrets des congréga­ tions romaines, 327, 715-717, 726-732; rôle général de l’obéissance dans la vie chrétienne, 385-388 ; cas où l’ex­ communication serait préférable à l’obéissance, 755. Voir Congrégations romaines, Lieux Connexe, Pouvoir juridictionnel. Œcuméniques, voir Conciles. théologiques, Magistère, ŒCUMÉNISME, au sens protestant et au sens catholique, 99 ; pourquoi, en ce dernier sens, l’union de l’Église avec les for­ mations hérétiques ou simplement dissidentes est inconce­ vable, 105-108; quel compagnonnage reste possible a) au 1226 TABLE ALPHABÉTIQUE plan religieux, b) au plan profane, 441-446; sur l’apparte­ nance initiale à l’Église de sujets et de groupes des forma­ tions dissidentes, 83-99 ; sur les survivances des pouvoirs d'ordre et de juridiction dans les formations dissidentes, 1022-1031 ; l’apostolicité apparente des Églises anglicane et suédoise, 95, 1093-1096, 1122-1132 ; l’apostolicité partielle des Églises orthodoxes, 1030, 1094 ; sur la présence impar­ faite des notes dans les Églises dissidentes, 1073 ; la réinté­ gration des confessions dissidentes suppose de leur part une purification, 104, et de la nôtre un progrès dans la charité, 391 ; l’œcuménisme véritable nous invite à élargir les préoc­ cupations de notre charité, mais ne saurait évacuer le pro­ blème des conversions personnelles, 108-109. Voir Dissidence, Notes, Vestiges, Anglicans, Orthodoxes, Protestants. ORDRE, sacrement de la loi nouvelle, fait participer au Christ prêtre, 63-71, 136, 192, d’une manière hiérarchique, 170, 210; la femme n’en peut être sujet, 196-198; il y a sept ordres, 176, 187, 220, le sacerdoce comprenant deux degrés, 219-220, 227, 244-245; le sous-diaconat et les trois ordres mineurs semblent n’être plus aujourd’hui que des sacramen­ taux, 177-178, 247-249; les trois ordres sacramentels sont l’épiscopat, le presbytérat, le diaconat, 178-180; leur matière et leur forme, 241-247 ; le sacrement de l’ordre confère un pouvoir cultuel hiérarchique et une grâce sacramentelle, 7680, 156; l'évêque est ministre ordinaire de l’ordre, son pou­ voir n’est pas liable, 225, 233-234 ; ceux qui contestent cette thèse, 227-228, 233-234 ; le prêtre est ministre extraordi­ naire, si son pouvoir est délié par le pape, 184, 225-226, 236241, il peut alors conférer même la prêtrise, 186, 236-241 ; différence entre le presbytérat et l’épiscopat selon le concile de Trente, 176, 214-218, et le Droit Canon, 176, 211-213, 218, 226-230 ; il n’y a pas d’apostolicité véritable où manque la continuité des ordinations, 1092-1097 ; ordinations angli­ canes, 233, 235, 246, et suédoises, 1095-1096; ce que devient l’ordination dans la Réforme, 171-172, 214-216; Moehler se dégage difficilement de cette erreur protestante, 1056-1057; les soi-disant «réordinations», 230-236. Voir Pouvoir d'ordre, Hiérarchie, Évêques, Presbytérat, Diaconat. TABLE ALPHABÉTIQUE 1227 ORDRES RELIGIEUX, signification de leur approbation par l’Église, 751-752; la suppression canonique de certains ordres, 752; les ordres militaires, 641-642, 664-666; l’ordre teutonique, 462-463, 761. ORIGÈNE, l’Église changée en caverne de voleurs, 12 ; hors de l’Église, pas de salut, 85. ORTHODOXES, il y a une pravoslavie authentique qui, en se dégageant, rejoindrait l’Église catholique, 390 ; piété orthodoxe, 102 ; spiritualité orthodoxe, 388 ; appartenance initiale possible de groupes orthodoxes à l’Église, 91, 93-97 ; l’apostolicité des Églises orthodoxes est partielle, 1030, 1093 ; la juridiction véritable chez elles n’est pas absente, mais partielle, 1030; elles peuvent conférer validement même les sacrements de confirmation, de pénitence, d’ex­ trême-onction, 185, 1025-1029, 1094; la transmission du pouvoir d’ordre peut se faire non seulement validement, mais licitement, 1029-1030; si la primauté romaine est reconnue avant Constantin, 899, pendant et après Chalcédoine, 899, elle s’est, dans une certaine mesure, voi­ lée en Orient, lorsqu’on a passé du régime des apôtres au régime des évêques, 954-964 ; erreur de Soloviev transcri­ vant la définition vaticane de l’infaillibilité, 893 ; comment le catholicisme oriental a pu se donner légitimement un Kirchenrecht, 900, 959-961 ; comment répondre à l’accusa­ tion de juridisme que nous adressent les pravoslaves, 385390; «l’Église des sept synodes œcuméniques», 850-851. Voir Dissidence, Notes, Pape, Primauté, Patriarcats, Berdiaev, Boulgakov, Dostoïevski, Khomiakov, Leontiev, Samarine, Soloviev. Rozanov, Ortolan, T., 975-977. Overney, Max, 967. Palmieri, 12, 335, 339. PAPE, le pape peut agir: 1. comme personne privée (actes du pape), 890-892 ; 2. en raison des Pouvoirs extracanoniques (voir ce mot) qui ont pu lui échoir; 3. comme chef de l’Église, comme vicaire du Christ non de l’Église, 852 (actes 1228 TABLE ALPHABÉTIQUE pontificaux) ; il est alors secouru par une assistance soit faillible, soit prudentiellement infaillible, soit absolument infaillible quand il parle ex cathedra, 892, ou même, suppo­ sait Vacant, dans 1’exercice isolé de son magistère ordinaire, 841-842; la définition vaticane de l’infaillibilité absolue du pape, 892, 905 ; dans quelle mesure les défaillances person­ nelles du pape sont capables ou incapables d’influer sur ses décisions juridictionnelles, 303-304, 897 ; l’autorité pru­ dentielle des encycliques en tant que telles, 891 ; la juridic­ tion suprême du pape est participée par le collège épiscopal, 835-851 ; le pouvoir canonique du pape est participé par les cardinaux, les Congrégations romaines (voir ce mot), etc., 792 ; en quel sens l’Église est veuve ou acéphale à la mort d’un pape, 833 ; l’élection des papes, 974 ; pape douteux, pas de pape, 978 ; la question de la déposition d’un pape qui serait tombé personnellement dans l’hérésie, 980 ; rai­ son pour laquelle le pape, qui est évêque universel, est devenu évêque de Rome, et nature de cette fusion, 866878 ; le pape, même s’il est né en Italie, appartient cepen­ dant non pas à l’Italie, mais au monde entier, 879 ; coutume présente de choisir le pape parmi les cardinaux italiens, 886 ; le droit apostolique du pape à un principat civil, 912915 (voir Cité pontificale) ; ce qu’on appelle la politique des papes peut désigner: 1. leur attitude comme princes des États de l’Église, 2. leur attitude comme tuteurs de la chré­ tienté sacrale, 3. leurs démarches en vue d’assurer l’existence empirique de l’Église, 375-376; la primauté du pape est, dans l’ordre juridictionnel, au fondement du christianisme, 964 ; voir Pierre, Primautéjuridictionnelle. Pascal II, pape, 232, 932. PASCAL, Biaise, la dispersion d’Israël, 476 ; Jésus n’est pas venu en roi, 941; la pompe romaine, 952; la constance de l’Église, 1104. PASTOR, Louis, son opinion sur l’inquisition espagnole, 587 ; son jugement sur Jules II, 928, 937. PASTORAL, voir Pouvoir pastoral. TABLE ALPHABÉTIQUE 1229 PATRIARCATS, leur origine, 961 ; pouvoirs vicaires des patriarches dans l’ancienne discipline, 792, 832-833, 899, 900-902, 959-961. PAUL IV, pape, restriction du nombre des synagogues, 482. PÉNITENCE, sacrement de la loi nouvelle, fondement scriptu­ raire, 183-184; la formule indicative, 351-352; le rôle des pouvoirs d’ordre et de juridiction dans le sacrement de péni­ tence, 351-353; validité du sacrement de pénitence dans l’Église orthodoxe, 1028-1029. Perler, Othmar, 808. PERREYVE, considère l’Église comme l’assemblée des justes, 86. PERRONE, J., distinction entre le siège et la résidence du pape, 874-875 ; pourquoi le pape pouvait définir solennellement son infaillibilité, 904. PETERSON, Erik, la fonction apostolique et le martyre, 313 ; la «perfidie» juive, 473; la prédication au ghetto, 477 ; l’apôtre est envoyé des Juifs aux Gentils, 1067. Philippe Néri, saint, 77. Photius, 104, 231, 235. Pie II, pape, 671. PlE V, saint, son ordonnance sur les ghettos, 482 ; ordonnance sur la confession des malades, 603 ; sa prédiction de Lépante, 667, 688 ; il supprime l’ordre des Humiliés, 753 ; sa médiocre confiance dans la force de son principat tempo­ rel, 938. Pie VI, pape, 363, 377,819, 951. Pie VII, pape, 951. PlE IX, pape, les conciles œcuméniques, 851 ; peines cano­ niques contre les fidèles qui nieraient extérieurement l’im­ maculée Conception, 374 ; autorité doctrinale des congré­ gations romaines, 715; la révélation est pour les savants catholiques une stella rectrix, 417; il est «pontife» et « prince », 644, 926, 928 ; le principat temporel du pape, 912-916, 926, 931, 944 ; origine de l’autorité temporelle en général, 987 ; l’insurrection polonaise, 760 ; il interdit aux catholiques italiens de participer aux élections, 380. 1230 TABLE ALPHABÉTIQUE PlE X, saint, Pâme de l’Église, 75 ; autorité des révélations pri­ vées, reliques, etc., 712; régulation de l’activité politique des citoyens, 380, 424, et de toute l'activité temporelle des chrétiens, 415 ; condamnation du Sillon, 989. PlE XI, pape, encyclique sur le Christ roi, 315-319 ; le princi­ par civil du pape, 907-954 ; l’Église gardienne de l’ordre temporel, 431-432; ce qui est antichrétien est inhumain, 432 ; son jugement sur la guerre, 622. PlE XII, pape, rejette la distinction entre Eglise juridique et Église de la charité, 7 ; différence entre la transmission du pouvoir dans l’Église et dans l’État, 990 ; la messe continue la rédemption, 143 ; le pouvoir d’offrir ce sacrifice, 210 ; la constitution sur les ordres sacrés, 211, 223, 243-249 ; valeur des encycliques, 891-892; tolérance civile des croyances dans la communauté internationale, 438, 558, 573; les messages de Noël sur la guerre, 623 ; éloge de Galilée, 732. Voir aussi 1133-1142, 1154, 1163. PIERRE, saint, son privilège transapostolique et transmissible de fonder l’Église quant à sa permanence dans la durée, 265-267, 297-303 ; 965-973. Voit Apôtres. Pierre l’Ermite, 653. PLURALISME, l’Église accepte pour elle-même un régime cano­ nique pluraliste, 888-890, 900-902, 958-961 ; une organi­ sation pluraliste du temporel permettrait de sauvegarder la liberté de conscience des citoyens à l’égard de l’État sans tomber dans le libéralisme religieux, 440 ; le cas de conscience posé par Vitoria, 467 ; la question juive et le plu­ ralisme, 486. POMPE ROMAINE, S. Bernard y voyait un legs de Constantin, 952 ; comment en juger, 952-954. POUVOIR CULTUEL, les pouvoirs cultuels sont reçus par consé­ cration, 69, non par le seul désir, 154 ; ils sont invisibles, inamissibles, assimilables aux puissances ou facultés, 156157 ; leur surnaturalité, 77, 156 ; leur ordre à la grâce, 158164, 193 ; ils incorporent immédiatement au Christ prêtre, 65, 136, 164-167 ; leur existence est implicitement affirmée par l’Écriture, 196-197 ; on les divise en pouvoirs communs TABLE ALPHABÉTIQUE 1231 à tous les fidèles : pouvoir du baptême et pouvoir de la confirmation ; et en pouvoirs hiérarchiques : pouvoir d’ordre, 152, 153, 170, 211; voir Caractères sacramentels, Pouvoir d'ordre. POUVOIR d’ordre, c’est le premier pouvoir hiérarchique, 63, 999 ; sa fin immédiate est de véhiculer au long du temps le drame et les fruits de la rédemption, 66, de continuer le culte chrétien, 192-195 ; ses connexions avec la grâce, 193 ; comment il est attesté scripturairement et patristiquement, 172-175, 228-229; sa nature selon le concile de Trente, 171, 214, 228; dans quelle mesure il dépend du pouvoir juridictionnel, 69-71, 354, 1000-1002; il agit comme une pure cause instrumentale, 67, 189, 257, 261, 997-998; sa transmission a été interrompue dans les Églises anglicane et suédoise, 95, 233-235, 247, 1093-1095; ses degrés, 175, 187, 219, 227, 244-246; les presbytres, leur rapport aux laïques et aux évêques, 178, 214-215, 793-795; comment le pouvoir de conférer la confirmation et certains ordres, s’il existe chez les simples prêtres, s’y trouve cependant lié quant à la validité de son exercice, 184-187 ; il peut être délié juridictionnellement comme l’est le pouvoir de conférer la confirmation chez les prêtres catholiques, 1026, ou orien­ taux dissidents, 185, 225-226, 233-241, 1025-1031, 10931094 ; les bulles de Boniface IX et de Martin V, 237 ; com­ ment comprendre le caractère épiscopal, 187, 218-224; la femme ne peut être sujet du sacrement de l’Ordre, 196198 ; si la Vierge a été prêtre, 198-199, 1019. Pouvoir EXTRACANONIQUE du pape, il est de soi distinct et même séparable de son pouvoir canonique ; cependant l’ad­ jonction du pouvoir extracanonique au pouvoir canonique n’est pas de soi contraire à l’Évangile, 648, 934-943 ; et mal­ gré les inconvénients qui pouvaient accidentellement en résulter, 921-922, 935, la prudence chrétienne exigeait cette juxtaposition à des titres divers, qu’il s’agît soit du principat civil des papes, soit de la tutelle de la chrétienté, 513, 522, 525, 644-648, 921-954; en raison de ses pouvoirs extraca­ noniques, le pape pouvait agir selon le style du temporel et 1232 TABLE ALPHABÉTIQUE prendre la responsabilité du glaive du sang, 521, 927-928; il pouvait aussi utiliser instrumentalement les pouvoirs poli­ tiques agissant par des moyens lourds, 522, 591, 668-669 ; seules les guerres justes entreprises par le pape en raison des pouvoirs extracanoniques pouvaient recevoir le nom de guerres saintes, 628-631 ; la distinction des interventions canoniques et extracanoniques ne subsiste d'abord qu’à l’état implicite, 519-520, 646, 661, 921-923, 951 ; Pie IX distingue explicitement ses titres de « pontife » et de « prince », 926 ; le principat civil qui est maintenant juxta­ posé au pouvoir canonique a renoncé à l’emploi des moyens lourds ; en tant que principat civil, il est une condition du libre exercice du pouvoir canonique du souverain pontife; mais il tend, comme une courbe vers son asymptote, à deve­ nir un pur instrument du spirituel et à se résorber dans le spirituel, 948-952. Voir Bras séculier, Glaives, Guerre, Cité pontificale, Pape, Évêques, Chrétienté sacrale. POUVOIR JURIDICTIONNEL, c’est le second pouvoir hiérar­ chique après le pouvoir d’ordre, 63, 999 ; sa fin est de pro­ longer le témoignage rendu par le Christ à la vérité, 66 ; il agit comme une cause seconde, 67-68, 332-333, 346-349, 707, 995 ; d’où la nécessité d’un secours divin, qui est chez les apôtres l’inspiration, 294-295, et chez leurs successeurs l’assistance, 66, 257-262 ; il ouvre les voies de la vie surna­ turelle, 80, et en tant que ses directives sont intériorisées par la foi et l’obéissance des fidèles, il contribue à former l’âme créée de l’Église, 80-82, 774-775, 1036-1038, en lui confé­ rant une participation au Christ roi et prophète, 1035 ; dans quelle mesure il dépend du pouvoir d’ordre, 69-71, 786, 1002-1005 ; il est conféré par désignation, 69 ; il est de soi absent de l’hérésie et du schisme, 68 ; cependant il fait sentir son influence au-delà des limites visibles de l’Église, 775, 1024 ; la juridiction se divise tout d’abord en extraordinaire et en permanente, 262-269, 321-322, 324, 775-781 ; la juridiction permanente se subdivise en déclarative, assistée absolument pour proposer le message révélé, avec ce qui lui est connexe intrinsèquement, et en canonique, assistée prudentiellement pour protéger, d’une manière plus ou moins TABLE ALPHABÉTIQUE 1233 proche, ce même message, 324-325, 362, 677, 678, 682, 689 ; à ces deux pouvoirs correspondent deux sortes de mes­ sages, deux sortes d’assistance, deux sortes d’obéissance, 771 ; divisions secondaires de la juridiction en magistérielle et en disciplinaire, 326-327, 689 ; en spéculative et en pra­ tique, 326-327, 690-770 ; en ordinaire et en déléguée, l’or­ dinaire se subdivisant en propre et en vicaire, 791-792, 801, 860; il importe de distinguer les divisions en pouvoirs for­ mellement distincts des divisions matérielles d’un même pouvoir, 327, 381, 771 ; il est superflu de distinguer une juridiction instrumentale, 240, 341, 346, 349-362. Voir Magistère, Lieux théologiques. POUVOIR DÉCLARATIF, c’est le pouvoir juridictionnel perma­ nent par excellence, 331-342; il est assisté d’une manière absolue, 677 ; l’assentiment qui lui est dû est celui de la foi divine, qu’il ne fonde pas mais qu’il se borne à conditionner, 705 ; sa fin est de conserver et de déclarer la révélation, 690697, et aussi, croyons-nous, les vérités intrinsèquement connexes à la révélation et qu’il définit comme irrévocables sans néanmoins les définir expressément comme révélées, 342, 698-703 ; il faut donc, pensons-nous, opposer entre eux deux pouvoirs : le pouvoir déclaratif, assisté d’une manière absolue, et le pouvoir canonique, assisté d’une manière prudentielle, 325, 678 ; entre ces deux pouvoirs certains théologiens modernes introduisent un troisième terme, représenté par le pouvoir canonique assisté d’une manière absolue pour définir des vérités ou des faits qui sont à leur avis extrinsèquement connexes à la révélation et qu’il faudrait recevoir avec un assentiment spécial appelé par eux Foi ecclésiastique (voir ce mot), 700-704. Pouvoir CANONIQUE, il est signalé dans l’Écriture, 365-368 ; il a pour fin de protéger, d’une manière plus ou moins proche, le message révélé, 324-325, 362, 678-680, 682, il s’étend même au connexe extrinsèque et à ce qui est en connexion moralement nécessaire avec les fins secondaires de l’Église, 698-699, 711-712, 742; comment il est pré­ senté par Newman, 773 ; attitude des orthodoxes à l’égard 1234 TABLE ALPHABÉTIQUE du pouvoir canonique, 385-392 ; il découle du pouvoir déclaratif, 362-365, 678-680, 707, 738, 742, 772 ; il n’est pas un pouvoir univoque au pouvoir politique et il importe d’insister constamment sur sa transcendance, 368, 373, 378, 394-398, 453, 617 ; en tant que spirituel il n’est pas de ce monde, mais en tant qu'incarné il est dans ce monde, 396-397, 508, 543-546, 605-606 ; il peut prescrire des actes intérieurs, 335, 373, 395 ; il ne peut user des moyens coer­ citifs à la façon dont en use l’État, 396, 504-505, 513 ; il a d’autres moyens de conquête et de défense, 396 ; aux déci­ sions du pouvoir canonique doit correspondre un assenti­ ment de foi humaine, disons de foi ecclésiastique, 772 ; sui­ vant quelles seront d’intérêt général, d’intérêt particulier, d’ordre empirique elles seront garanties par une assistance prudentielle infaillible, par une assistance prudentielle faillible, par une assistance biologique, 742-770 ; les com­ mandements de l’Église à l’usage de tous les fidèles, 750751 ; selon certains théologiens, il pourrait se prononcer avec une infaillibilité absolue auquel ferait face une foi intermédiaire entre la foi divine et la foi humaine, et appelée par eux « ecclésiastique », 704-705 ; le pouvoir canonique touche au temporel : 1. au titre spécial de la défense de l’au­ tel quand la politique touche à celui-ci : l’Église prend alors elle-même l’initiative de l’acte politique du chrétien, qui agit en tant que chrétien, c’est l’action civique catholique, forme moderne de la potestas indirecta in temporalibus, ratione peccati ; 2. au titre seulement de la formation morale de la conscience des citoyens, en vue soit de la défense du spirituel, soit de l’illumination du temporel : l’Église laisse alors à la conscience des citoyens ainsi instruite le jugement pratique de l’acte qu'ils auront à poser en agissant en chré­ tiens, 399, 413 ; textes de Léon XIII et de Pie X, 399, 424 ; malgré ses défaillances le pouvoir canonique est saint, 774 ; distinctions du pouvoir canonique selon qu’il a pour fin de protéger la révélation ou d’assurer l’existence empirique de l’Église, 375, 381, 682, 740-741 ; selon qu’il est législatif, judiciaire, coercitif, 376-383 ; selon qu’il est direct ou indi­ rect : le pouvoir indirect pourrait alors désigner : 1. les inter- TABLE ALPHABÉTIQUE 1235 ventions du pouvoir canonique dans le temporel ratione pec­ cati, dont il garde lui-même l’initiative, c’est la potestas indi­ recta in temporalibus des théologiens de la Renaissance : for­ mellement ce pouvoir est direct, il n’est indirect que maté­ riellement, 381 ; 2. les interventions du pouvoir canonique qui se font médiatement, en actionnant le bras séculier comme un pur instrument : la responsabilité de l’Église est alors directement engagée, et pour autant ce pouvoir mérite­ rait d’être appelé direct, 526-529 ; 3. les interventions du pouvoir canonique commandant au bras séculier d’agir comme cause seconde, selon son style et sous sa responsabi­ lité à lui : ce pouvoir par rapport à la manière dont il engage la responsabilité de l’Église, est nettement indirect ; enfin le pouvoir canonique peut être divisé selon qu’il est stricte­ ment juridictionnel ou seulement dominatif, 382, 1003. POUVOIR COERCITIF, sa justification scripturaire, 532-536 ; il est analogique, non univoque au pouvoir coercitif de l’État, 394-397, 504-514, 542, 545, 605-606 ; les peines qu’il inflige sont toujours spirituelles (cause finale), bien qu elles puissent être corporelles (cause matérielle), 396, 530-536, 545-546 ; pourquoi l’Église a horreur du sang, 544, 585586 ; elle peut cependant contraindre ses sujets par des peines matériellement corporelles, 545 ; peines mentionnées dans le Code actuel, 608 ; le pouvoir coercitif ne vise ni les non-baptisés, 537, ni les dissidents, 539-540, mais les seuls enfants coupables de l’Église, 536-537, 558-559 ; l’approba­ tion par les conciles de Tolède et par certains théologiens des contraintes exercées par les princes pour forcer les nonbaptisés à la foi n’est pas conforme à l’esprit de l’Église, 463472, 537 ; l’exercice, même vertueux, du pouvoir coercitif n’est pas infaillible, 549, 607 ; les deux attitudes successives de S. Augustin sur la contrainte des hérétiques, 555-563 ; progrès de la législation pénale ecclésiastique dans le sens de l’humanité et du respect de la personne, 603 ; appel à la conscience plutôt qu’à la contrainte, 751 ; inviolabilité de la conscience, 755 ; appel au spirituel pour garder le temporel, 949-951. 1236 TABLE .ALPHABÉTIQUE Pouvoir dominatif, 382, 1003. POUVOIR PASTORAL, peut signifier au sens large, à la fois le pouvoir d’ordre et le pouvoir de juridiction, 66, 797 ; ou simplement le pouvoir de juridiction permanente, 80. POUVOIR SÉCULIER, l’Église ne dispute pas à l’État le domi­ nium altum, 316-318, 408-413; par rapport à l'Église le pouvoir séculier fonctionne comme cause seconde, ou comme pur instrument, 420-421, 505-514, 553-555, 564565, 579-580, 609-614, 662; la personne humaine est ordonnée à la fois à la cité, en raison de ses puissances natu­ relles, comme à sa fin intermédiaire et infravalente ; et à l’Église, en raison de sa puissance obédientielle, comme à sa fin ultime, 399-418, 879-886 ; à quel titre le pape est entré dans le temporel comme prince des États de l’Église et comme tuteur de la chrétienté sacrale, 404-405, 514-522; règle de Pie X sur l’activité politique et temporelle des catholiques, 380, 424 ; il faut agir au plan temporel en chré­ tien, non en tant que chrétien, 423-428, 880-881, sauf dans les cas d’une action civique catholique ; les deux systèmes politiques reconnus par les anciens : celui de la cité païenne (Néron) et celui de la cité sacrale (Constantin) 496-499, 504 ; les deux faces du pouvoir, l’une providentielle, l’autre démoniaque, 432-433 ; l’empire païen pouvait-il se défendre politiquement contre les chrétiens par la persécu­ tion ? 592-594 ; origine et transmission du pouvoir poli­ tique, 984-993. Voir Bras séculier. Chrétienté. Cité pontificale. Glaives. Guerre. Inquisition. Pouvoir extracano­ nique. Prat, E, 535, 807. PRESBYTÉRAT, le pouvoir du prêtre concerne le corps réel du Christ et son corps mystique, 182-185; le prêtre est ministre extraordinaire de la confirmation et de certains ordres, 184, 225-226, 239, 353-354, 1026 ; son pouvoir de ministre extraordinaire est lié mais déliable, 239 ; quels ordres un prêtre peut-il conférer? 186, 236-241 ; les bulles de Boniface IX, de Martin V, d’Innocent VIII, 237 ; distinc­ tion entre presbytérat et épiscopat dans la ligne de l’ordre, TABLE ALPHABÉTIQUE 1237 176, 211-213, 218, 224-230 ; matière et forme du presbyté­ rat, 244-247. PRIMAUTÉ ROMAINE, elle est le privilège transapostolique et transmissible donné à Pierre de fonder l’Église quant à sa per­ manence dans la durée, différent du privilège apostolique et intransmissible donné aux apôtres de fonder l’Église quant à son apparition dans le passé, 265-266, 297-304, 965-966, 972-973; sa raison profonde, 787-789, 806-814; le mystère de la primauté dans son rapport avec l’incarnation, 828-830, et avec Pentecôte, 814 ; son fondement scripturaire, 812-814, 1117; source de la juridiction des évêques, 818-823, elle ne lui fait pas obstacle, 824 ; comment elle est participée par les évêques, 805 ; le pape est vicaire du Christ, non de l’Église, il est désigné par l’Église, mais reçoit son autorité de Dieu, en sorte que le régime de l’Église se présente comme un régime de droit divin, 853-857, 990-991 ; l’état de l’Église vacante sede, 830-833 ; modes de l’élection du pape, 974-979 ; l’amission du pontificat par disparition ou déposition du sujet, 980-983 ; pourquoi l’Église n’est pas appelée le corps du pape, 826-827 ; la juridiction du souverain pontife est plé­ nière, immédiate, ordinaire, 857-861 ; en quel sens elle est vicaire et en quel sens elle est propre, 860 ; le pape au service de l’Église, 859 ; la liaison de la primauté juridictionnelle à l’épiscopat romain est un fait dogmatique ; elle paraît indisso­ luble en droit sinon en fait, et destinée à rendre reconnais­ sable positivement ou du moins négativement la chaîne des successeurs de Pierre, 866-878 ; la chaire du pape est à Rome, quelle que soit sa résidence, 871 ; le pape peut être chef d’un État temporel, il ne peut être sujet d’aucun État, 879-886, 909 ; la définition vaticane de l’infaillibilité absolue, 892894 ; il ne s’agit que de cette infaillibilité, il n’est pas exclu que les fautes personnelles d’un pontife puissent retentir positive­ ment sur 1’exercice de son pouvoir prudentiel faillible, 303, 897 ; ce que la définition vaticane a apporté de nouveau, 902903 ; elle ne suppose aucun cercle vicieux, 905 ; le témoi­ gnage des premiers siècles en faveur de la primauté et de l’in­ faillibilité, 850-851, 898-902; la lettre des Pères de Chalcédoine à S. Léon, 847 ; la conscience de la primauté, 1238 TABLE ALPHABÉTIQUE qui est toujours demeurée explicite dans l’Église romaine, s’est dans une certaine mesure, voilée en Orient, lorsqu'on a passé du régime des apôtres au régime des évêques, en sorte quelle demandait à être retrouvée au terme d’un progrès dogmatique que le schisme a malheureusement interrompu, 954-964 ; témoignages de Léontiev, 388, Rozanov, 972, Soloviev, 965, 970, 1117, E Hurter, 1103, Newman, 971, 1127-1129, Moehler, 1118. PRINCIPAT CIVIL des papes, voir Cité pontificale. PROPHÉTIE, la connaissance prophétique des apôtres, 272281 ; la connaissance prophétique de l’Église se manifeste surtout par l’assistance donnée à son pouvoir juridictionnel, notamment par l’assistance infaillible absolument, 281285 ; elle se manifeste encore par les prophéties qui éclairent les démarches de l’Église, 282-285 ; valeur des révélations particulières, 284-286, 712-714 ; la royauté spirituelle et la prophétie, 285-286. PROTESTANTISME, appartenance possible initiale de groupes protestants à la véritable Église, 91 ; l’intuition-mère des Réformateurs, 101-103; les notions protestante et catho­ lique de l’Église s’opposent comme les notions protestante et catholique de justification, 1055; œcuménisme protes­ tant, 100 ; les deux sacrements authentiques qui peuvent se trouver dans le protestantisme, à savoir le baptême et le mariage, 94 ; vue luthériennes et réformées sur la messe 141-142 ; sur les ordinations, 171-172, 214-216 ; sur notre sacrement de pénitence, 183 ; sur le Tu es Petrus, 966, 972973 ; sur les indulgences, 356-357 ; sur la coexistence dans la personne du pape, du rôle de pasteur et du rôle de prince, 934-935. Voir Dissidence, Vestiges, etc. QüESNEL, pour lui pas de grâce hors de l’Église, 91. Rabussier, 147-148. RéORDINATIONS, les soi-disant, 230-236. Révélations privées, 285, 712-714. TABLE ALPHABÉTIQUE 1239 Reviglio della Veneria, 602. ROSSUM, cardinal van, 243. Rousseau, J.-J., 881, 993. Rousset, Paul, 644, 651, 655, 671. Royauté du Christ, 66, 136, 252-254, 315-319, 336, 341 ; vient-il en Roi ? 940-943. Rozanov, 390, 972. Ruch, Mgr, 165. Rupp, Mgr, 492, 667. Sabatier, Aug., 172. Sabatini, Rafaël, 588. SACERDOCE, voir Ordre, Pouvoir d'ordre. SACREMENTS de la Loi nouvelle, ils diffèrent des sacrements de l’ancienne Loi en ce qu’ils causent la grâce, 27-28, et pour trois d’entre eux un caractère, 153, 164, 168; ils n’existaient pas dans l’état d’innocence, 49, et ils seront exclus de la vie future, 48 ; ils sont institués par le Christ, 242-244, 270-271 ; ils supposent une réhabilitation de la créature matérielle, 201 ; certains ont été promulgués par les apôtres, 270-271 ; ils sont destinés à apporter le salut chrétien à chaque homme particulier, 149, 192; certains confèrent une double sanctifi­ cation, celle du caractère (ligne de la validité cultuelle) et celle de la grâce (ligne de la sainteté morale), 136, 153-155, 168 ; sacrements hiérarchiques et consécratoires, 153-155, 170; en quel sens ils sont des canaux de la grâce, 78 ; leur reviviscence, 155, 161, 170 ; si l’on distingue la signification et le signe, on dira que, la signification restant sauve, le Christ a laissé à son Église le pouvoir de modifier le signe, à savoir la matière et la forme, de certains sacrements, 69, 244, 270, 350 ; rôle de la juridiction dans les sacrements de pénitence, 351-353, d’ordre, 185-187, 225-226, 239, de mariage, 354-356. Voir Baptême, Confirmation, Eucharistie, Pénitence, ExtrêmeOnction, Ordre, Mariage. Sacrifice de la Croix, 124. Voir Messe. 1240 TABLE ALPHABÉTIQUE Saint-Esprit, voir Esprit Saint. Saladin, 652, 657, 664. SalmaNTICENSES, les anges sont ordonnés au Christ, 24; Adam a cru au Christ, 26 ; causalité physique du Christ avec ou sans contact, 31, 37 ; révélations privées, 285. Saltet, Louis, 231-234. Samarine, G., 370. Sangnier, Marc, 989. Savonarole, 283, 982-983. SCHEEBEN, M.-J., l’économie sacramentelle est meilleure que celle de l’innocence, 36 ; la satisfaction du Christ exigeait qu’il souffrît, 126; la valeur latreutique et la valeur méri­ toire du sacrifice du Christ, 126, 128; le caractère sacra­ mentel spiritualise le ministre de la grâce, 161 ; il distingue inexactement les sacrements hiérarchiques et les sacrements consécratoires, 155 ; sa doctrine contestable sur le caractère sacramentel, 201-203 ; le pouvoir pastoral, 81 ; la maternité de la hiérarchie, 201-205. Schleiermacher, 1044, 1060. Schnitzer, Joseph, 283, 983. SCHNÜRER, Gustave, l’État romain selon S. Augustin, 458 ; il adopte les vues de Vacandard sur l’inquisition, 577 ; la bar­ barie au moyen âge, 596, 604 ; il s’oppose au jugement de Pastor sur Jules II, 937. SCHULTES, R.-M., définition de l’Église croyante, 71 ; division bipartite des pouvoirs de l’Église, 340 ; son opinion sur la pérennité de la Rome temporelle, 877. SCHWALM, M.-B., le miracle de l’Église, 1109-1110. SCOT, Duns, sa manière d’expliquer le sacrifice d’Abraham, 344 ; selon lui, le prince peut forcer ses sujets au baptême, 464-469. SEIGNOBOS, Charles, 653. Serge III, pape, 231, 235. SERVICE MILITAIRE, est-il compatible avec le christianisme? 633-634, 659. TABLE ALPHABÉTIQUE 1241 SERTILLANGES, A.-D., comment l’Église déborde ses propres frontières, 90. SERV1ÈRE, de la, 884. Siger de Brabant, 800. Simon, Yves, 992. Sixte Quint, pape, 483. SOLOVIEV, la matière des sacrements figure le cosmos, 201 ; la prophétie de Jésus sur Pierre, 869, 970, 1117; la réalisation future du qu « ils soient un », 1118 ; pourquoi on résiste à la preuve de la primauté permanente de Pierre, 965 ; l’union du pouvoir de Pierre à l’épiscopat romain est un fait mystique, 869 ; il distingue l’infaillibilité de l’impeccabilité, 897 ; son inadvertance malheureuse à propos de la définition vaticane de l’infaillibilité, 893 ; il souhaitait une papauté dépourvue de soucis proprement politiques, 947 ; il comprend la loi d’évo­ lution du christianisme, 693, 1082 ; son commentaire contre Tolstoï du récit de la conversion de Corneille, 633 ; le sens du crime de faux-monnayage au moyen âge, 576 ; il tend comme Dostoïevski à résorber l’État dans l’Eglise, 419; sa doctrine inacceptable sur le rôle du prophète, 285-286 ; il affirme la pureté absolue de l’Église, mais en la désincarnant, 10. Sombart, Werner, 469, 472, 480. SOTO, Dominique, 884. Strossmayer, Mgr, 889. SUAREZ, E, la double appartenance à l’Église re ou voto, 89 ; sa division tripartite des pouvoirs hiérarchiques, 340 ; la valeur des lois de l’Église, 747 ; la valeur des révélations privées, 285, 714 ; comment il qualifie les thèses relatives au pouvoir coer­ citif de l’Église, 546 ; il fait remonter jusqu’à l’Église la res­ ponsabilité du glaive du sang, 512, 526-530, 586; le rapport des apôtres à Pierre, 781-787 ; un pape tombé personnelle­ ment dans l’hérésie serait ipso facto déposé, 981 ; origine et transmission du pouvoir politique, 986 ; pouvoir dominatif, 381-382, 1003. TABLEAUX SYNOPTIQUES des divisions de la juridiction perma­ nente, 330 ; des divisions du pouvoir canonique, 383 ; des 1242 TABLE ALPHABÉTIQUE pouvoirs de la chrétienté médiévale 527 ; des divisions des impératifs chrétiens, 741. TERTULLIEN, la collation du sacerdoce, 175 ; la connaissance de la révélation par les apôtres, 280-281 ; les écrivains inspi­ rés, 296; l'argument de prescription, 1088-1092; l’erreur de Pierre, 303. THÉOCRATIE, est-elle le régime du moyen âge ? 522-525. THÉRÈSE, sainte, S. Paul et les femmes, 197. Thils, G., 1075, 1086, 1100, 1102, 1111, 1156, 1165. Thomas Becket, saint, 505. THOMAS d’Aquin, saint, n’institue pas un traité de l’Église, 6 ; la meilleure des sagesses pour connaître l’Eglise, 16 ; l’état d’innocence excluait les intermédiaires visibles, 25, 49, 120 ; la chute de l’homme est le motif de l’incarnation, 24, 26 ; les raisons de la permission du mal, 26, 996-997 ; Adam aurait connu l’incarnation, 26 ; la conservation des êtres ne dépend pas de l’action instrumentale de l’humanité du Christ, 21 ; le Christ chef des anges, 24 ; le Christ ins­ trument de la divinité, 31-33 ; il peut agir par-delà les sacre­ ments, 45 ; la causalité de la passion du Christ peut atteindre tous les hommes, 31 ; le caractère instrumental de la passion du Christ, 31-32, 132; le caractère sacrificiel de la passion du Christ, 124-129; la royauté spirituelle du Christ, 315; le Christ renonce à l’exercice de la royauté temporelle, 317-318 ; le Christ nous conforme à sa filiation, 33; on peut appeler Église le corps dont le Christ est tête, ou aussi le Christ lui-même pris avec ses membres, 112-113 ; la constance miraculeuse de l’Église rattachée à la propriété d’apostolicité, 1101 ; les deux appels de Dieu, l’un intérieur, l’autre extérieur, 42 ; comment l’homme est ordonné à la fois à la cité et à l’Église, 400-412; l’âme humaine est capable de Dieu par la grâce (puissance obédientielle), 402 ; les vertus acquises et les vertus infuses sont ordonnées les unes au convivium avec les hommes, les autres au convi­ vium avec Dieu et les saints, 403 ; quel vrai et quel bien res­ tent accessibles à la nature blessée, 416 ; le rôle général des P TABLE ALPHABÉTIQUE 1243 intermédiaires dans le gouvernement de la Providence, 57 ; l’humanité blessée avait besoin de la sacramentalité, 37 ; les divers pouvoirs des clefs, 40 ; distinction du pouvoir d’ordre et du pouvoir de juridiction, 66-69 ; la connaissance pro­ phétique des apôtres, 275-276; les rapports de Pierre et de Paul, 269, 302-303, 779-780 ; la sainteté des apôtres, 306312 ; la mort d’Ananie et de Saphire, 345 ; nécessité pour le salut du baptême re ou voto, 88 ; on peut être incorporé au Christ ou seulement mentaliter, ou de plus corporaliter, 88 ; le baptême est au principe, l’eucharistie au terme de la vie spirituelle, 94 ; c’est probablement le bap­ tême du Christ que donnaient les disciples avant la passion, 38 ; la double médiation du prêtre, 123 ; la consécration cultuelle et la consécration de la grâce, 136-137, 155, 166; le caractère sacramentel est aussi un signe, 156; les degrés du pouvoir d’ordre, 177-178 ; les soixante-douze disciples préfigurent les prêtres, 179 ; le pouvoir d’ordre des évêques, 219-222; validité des ordinations faites par les hérétiques, 232 ; la femme ne peut être sujet du sacrement de l’ordre, 196-197; en quel sens les préceptes du Décalogue ne souffrent pas de dispense, 344 ; le rôle du pouvoir juridictionnel dans la pénitence, le mariage, les indulgences, la dispense des vœux, 351-360; les trois degrés d’assistance du pouvoir juridic­ tionnel, 681, 747; la raison profonde de la primauté du pape, 811, 970; la juridiction des évêques est immédiate, 800 ; il vaudrait mieux subir l’excommunication que pécher, 755; l’accession à la foi doit être libre, 463-467, 538 ; on ne peut baptiser les enfants des Juifs ou des infidèles sans le consentement de leurs parents, 464 ; les Juifs regardés au temps de S. Thomas comme « serfs » de l’Eglise, c’est-à-dire des princes chrétiens, 474-482, 491 ; le De regimine Judaeorum, 481 ; la tolérance dans la cité sacrale des rites des infidèles, 440, et parfois même des rites des hérétiques, 468, 488 ; l’infidé­ lité ne s’oppose pas de soi au dominium, 460, et c’est pour­ quoi saint Paul pouvait reconnaître l’autorité d’un césar 1244 TABLE ALPHABÉTIQUE païen, 496 ; mais, en régime de chrétienté sacrale, le prince coupable d’infidélité pouvait, par sentence de l’Église, perdre son droit au dominium, 494-497, et c’est pourquoi Grégoire VII prononce la déposition du roi Henri, 494 ; le but des guerres contre les infidèles n’est pas de les forcer à croire, 538, 627 ; l’Église, comme telle, a horreur de verser le sang, 544 ; quelles sont, pour la chrétienté sacrale, les conditions d'une juste guerre, 622 ; faut-il « arracher l’ivraie », c’est-à-dire sévir contre les hérétiques? 557; faut-il «résister au mal»? 571 ; applica­ tion extensive, générale au temps de S. Thomas, des textes de S. Augustin sur la répression des hérétiques, 557, 646, 662, la raison en est qu’au temps de S. Thomas la répression de l’hérésie est faite au nom et dans le style de l’État, 584 ; texte sur les reges vassali Ecclesiae, 410, 491 ; texte sur le pape, sommet de la puissance spirituelle et de la puissance séculière, 521 ; la définition de la hiérarchie en général, 1015 ; le bien de l’individu et de la communauté sont du même genre, mais non de même espèce, 831 ; la distinction spécifique des cités, 924 ; origine et transmission du pouvoir politique, 984 ; le prince vicaire de la multitude, 855, 984 ; l’aspect coercitif des lois concerne les mauvais, 536-537. Thucydide, 552. Tixeront, 179, 219, 234. TOLÉRANCE, tolérance civile des erreurs religieuses dans la communauté internationale, selon Pie XII, 438, 558, 573; tolérance politique des divers cultes dans la cité selon Léon XIII, 438, 572 ; pensée de S. Thomas sur la tolérance dans la cité sacrale des rites des infidèles, 440, et parfois même des rites des hérétiques, 468, 488, et s’il faut « arra­ cher l’ivraie» er « résister au mal », 557, 571 ; sur les deux attitudes successives de saint Augustin, voir ce mot. Tolstoï, Léon, 406, 634. TORQUEMADA, Thomas de, 588. TORTURE, S. Augustin la déplorait sans oser pourtant condamner son emploi par les tribunaux, 598 ; elle est pros­ crite par saint Nicolas Ier comme contraire à la loi divine et TABLE ALPHABÉTIQUE 1245 humaine, 597 ; sa reviviscence sous l’influence de 1’esprit païen, 599 ; Innocent IV ratifie son emploi par le bras sécu­ lier, 599 ; jugement sur son emploi, 601-604, 616. Touron, 461. Tromp, Sébastien, 1169. TURRECREMATA ( Forquemada), cardinal Jean de, 6, 781, 861. TyszkiewiCZ, S., répond à l’accusation de juridisme que nous adressent les orthodoxes, 385-392 ; ses jugements sur Soloviev, 419, 972, 1118. Urbain II, pape, 231, 634, 646, 650, 672, 932. Urbain IV, pape, 600. VACANDARD, l’Église a reconnu la liberté d’accession à la foi, 539 ; il voudrait contester à l’Église le pouvoir de recourir à des peines temporelles à l’égard de ses enfants, 545 ; l’inqui­ sition, 565-604 ; la condamnation de Galilée, 727-728. VACANT, formule indicative du sacrement de pénitence, 350 ; le magistère ordinaire, 844 ; le magistère ordinaire du pape seul est-il infaillible ? 841. Vermeil, Edmond, 1044, 1049. Vernet, Félix, 470-486. VESTIGES de L’ÉGLISE, on peut ranger sous ce nom ce qui peut subsister de la vraie Église dans les dissidences, à savoir : a) les caractères sacramentels du baptême, de la confirma­ tion, de l’ordre (survivances du pouvoir d’ordre), 91-97, 1022-1023 ; b) les survivances directes ou même indirectes du pouvoir de juridiction, 1024-1035 ; apostolicité par­ tielle, 1093 ; c) ce qui peut encore paraître des notes de la véritable Église, 1073 ; quant à la charité divine des cœurs, elle n’est pas un héritage du principe de dissidence, mais un don gratuit de l’Esprit les orientant vers l’unité primitive, 1022-1023. Veuillot, Louis, 440. VIERGE, la sainte, voir Marie. 1246 TABLE ALPHABÉTIQUE VlERNEKEL, Joseph-Émile, 520, 1045. VlLLIEN, A., les commandements de l’Église, 751. VINCENT DE LéRINS, saint, « quod ubique » et « quod sem­ per », 1077, 1085, 1122-1126, 1130. VlTORIA, E, puissance et pouvoir, 323 ; pour lui, la société spi­ rituelle et la société temporelle ne font qu’un seul corps qu'il appelle l’Église, 419, 491 ; les Indiens sont princes et pro­ priétaires légitimement, 461 ; il voudrait contraindre à la foi les infidèles soumis aux princes chrétiens, 464-469 ; un cas de conscience, 467 ; la « servitude » des Juifs, 482 ; la dépo­ sition d’un prince infidèle, 503-504. VŒUX, dispense et commutation, 346, 358-361. Voltaire, 923. VREGILLE, Pierre de, 728. Walter, Eug., 150. Wernz, F.-X., 340, 999. Wicleff, 550. WlLMART, Dom A., jugement sur le moyen âge, 595. WlNZEN, Damasus, 149. ZlGLIARA, cardinal, 369, 377, 1072. Zinelli, Mgr, 1153, 1155, 1159, 1164. ZUBIZARETTA, Mgr, 238. INDEX DES NOMS N. B. : Les noms marqués d'un astérisque figurent dans la table alphabé­ tique qui précède. 931. A llô (Ernest-B.)*, 144, 145, Alî, 663. 279, 287, 309, 534, 1010, Aaron, 122, 166, 252, 1113. 1013, 1090. Abbo de Fleury, 640. Almain (Jacques)*, 853. Abraham*, 134, 273, 344, 345, Ambroise (saint)*, 88, 182, 457, 635, 685. 495, 496, 622, 964, 1079, Absalon, 646. 1080, 1085. Achab, 843, 1125. Ambrosiaster*, 229. Adam, 26, 36, 289, 702. Ananie, 562. Adhémar de Monteil*, 654, Ananie (et Saphire), 345, 531, 932. 535,814. Adrien VI, 887. Anastase II*, 232. Aerius*, 228, 795. André (saint), 42. Agabus, 284. Annibald*, 37. Agrippinus, 1080, 1081. Ansbert*, 231, 233, 235. Albert de Habsbourg*, 1134. Anselme (saint), 1118, 1119. Albert le Grand (saint)*, 755, Antéros, 980. 767. Anthime (patriarche de Cons­ Alexandre le Grand*, 649, tantinople)*, 851. 652. Antiochus Épiphane, 647. Alexandre (et Hyménée), 534. Alexandre II, 478, 760. Antoine de Montesinos, 461. Alexandre III*, 477, 478. Antonin (saint)*, 747. Alexandre IV*, 600. Apollos, 57. Alexandre VI*, 862, 936, 982, Aristote, 118, 334, 412, 555, 983. 767, 924. Alexandre VII, 699. Arius, 754, 867. Alexis Comnène*, 653, 654. Arquillière (H.-X.)*, 458, 492, Alimonda (cardinal), 917. 497, 499, 502, 525, 658. A Alioscha, 1248 INDEX DES NOMS 807. ÀTHANASE (saint)*, 283, 816, 829, 901, 1013, 1053, 1127, 1128,1129. Attila, 673. Augustin (saint)*, 1, 9, 12, 14, 38. 44, 83, 84, 85, 89, 92, 94, 104, 107, 112, 151, 157, 163, 169, 174, 175, 206, 208, 228, 232, 263, 269, 275, 278, 283, 304,311,317, 398, 402, 407, 415, 430, 435, 437, 456 à 459, 476, 497,513, 528, 538 à 541, 555 à 563, 568, 569, 571,579, 581,582, 583, 593, 597, 598,610, 621,622, 627, 630 à 636, 638, 646, 659, 662, 663,715, 728, 767, 786, 795, 816, 850, 859, 873, 1023, 1076 à 1084, 1125, 1127, 1128. Avanzano (Barthélémy d’)*, 1158. Artémas, B Bainvel (Jean-Vincent), 712. Baisi (Corrado)’, 217, 230, 234 à 237, 242. Bakounine (Mikhaïl Alexandrovitch)*, 395, 406. Balaam, 775. Banez (Dominique)*, 746, 747, 749, 753. Barnabé (saint), 178, 814. Baronius (cardinal)*, 728. Barth (Karl)*, 40, 188, 189, 257, 293, 1005, 1006. Barthoulot, 816. Basile (saint)*, 959. Basnage, 477. (Pierre)*, 84, 175, 178, 179, 398,496, 563,636, 790, 808,809, 821,825, 849, 899, 900, 902, 955, 958 à 961,963. Baudouin Ier, 654, 665. Bayle (Pierre), 881. Bellarmin (Robert, saint)*, 89, 92, 187, 218, 219, 222, 229, 300, 376, 512, 521,725, 727 à 729, 731, 745, 748, 779 à 787, 877, 884, 935, 939, 964, 981, 986 à 988, 991, 993, 1148, 1156. Benoît (saint)*, 273, 283, 386, 608. Benoît XII*, 906. Benoît XIV*, 187, 464, 469, 479, 712, 821, 843, 1124, 1168. Benoît XV, 750, 875,912. Benoît-Joseph Labre (saint), 769. Benson (Robert-Hugh)*, 953. Berdiaev (Nicolas)*, 288 à 294, 405,613, 931,942. Bernanos (Georges)*, 588, 770. Bernard (saint)*, 507, 619, 642, 657 à 662, 665, 670, 767, 939, 952. Bernard d’Angers, 642. BESSON (Marius)*, 824, 870, 965, 968. Billot (Louis)*, 264, 325, 334, 335, 338, 340, 341,346, 347, 349, 350, 369, 373, 684, 687, 716, 783, 786, 857, 872, 874, 877, 891, 905, 1003, 1023, 1031,1034,1093. Batiffol INDEX DES NOMS (Charles René)*, 89, 241,242, 248, 269, 361,467, 701, 734, 747, 751, 755, 1001, 1028. Bismarck (Otto Eduard Leo­ pold)*, 1158. Bloy (Léon)*, 293. Boehme (Jacob), 294. BOLGENI Qean Vincent), 1153, 1154. Boniface, 541, 561, 923. Boniface II, 975. Boniface VIII*, 337, 361, 491, 493, 507, 580, 868, 905, 1134,1135, 1141. Boniface IX*, 237, 238, 478. Bonizo de Sutri, 641. Bonsirven (Joseph)*, 471, 480, 484, 485. Bordet (Louis), 77. BOSSUET (Jacques Bénigne)*, 62, 275, 476, 825, 896, 993, 1066. Boudinhon (A.), 751. BOULGAKOV (Serge)*, 170. Braun (E M.)*, 967. BrEhier (Émile)*, 23. BriEre (Yves de la)*, 919, 1086. Brigitte (sainte), 283, 712. Brion (Marcel), 462. Brou (A.)*, 559. BrunetiEre, 1122. Bruno de Querfurt, 468. Billuart Caïphe, 858. Caïus, 947, 948. Cajetan (Tommaso de Vio, dit)’, 25, 77, 80, 114, 116, 1249 129, 141, 142, 146, 148, 156, 162, 166,242, 248, 252, 264, 296, 298 à 303, 326, 332, 334, 335, 344, 345, 352, 353, 357, 358,412,413, 421,460, 461,464, 469, 498, 501,524, 555,617, 628, 738,780,783, 785, 819, 820, 827, 831 à 833, 835, 853, 855 à 857, 859, 862 à 865, 871, 872, 887, 894, 899, 900, 936, 964, 974 à 976, 981, 982, 985, 988, 991, 993, 1019, 1053, 1146, 1148. Calixte II, 478. CALVIN (Jean Cauvin, dit)*, 101, 934, 935,939, 1130. Cano (Melchior)*, 715, 742 à 747, 749, 752, 753, 755, 839, 842 à 844, 1124. Capéran (Louis)*, 86, 87, 90. Capréolus*, 464. Carillo, 667. Carlos (Don), 759. Cartier, 862. Catherine de Sienne (sainte)*, 1, 12, 16, 57, 61, 191, 655, 862. Caton, 577. CÉLESTIN (saint), 980. Célestin III, 478. CEPHAS, voir Pierre. CÉRULAIRE (Michel)*, 235. CHAILLET (Pierre)*, 829, 1013, 1044,1055, 1060, 1119. Chaîne Qoseph), 268. CHAMBON (Marie-Marthe, Sœur), 147. Chardon (C.)*, 220, 234. Chardon (Louis)*, 160. 1250 Charlemagne, INDEX DES NOMS 471, 516, 539, 626,670. Charles-Quint, 587. Chesterton (G.-K.)*, 106. Chestov (Léon)*, 39, 40. Chevallier (dom), 387. Chintila (roi), 466. Choupin (Lucien)*, 410, 411, 1033, 1171. 1046, 1047, 1149, Conrad III, 658. Constance II (empereur), 923, 960. (empereur)’, 448 à 450, 470, 521,551.641,661, 849, 8 50, 901,915, 940, 952, 960, 1135, 1141, 1167. Constantin II *,231. Copernic (Nicolas), 732. CORDOVANl (Mariano)*, 102. Cornaro, 688. CORNEILLE (le centurion, saint), 633. Corneille (pape)*, 177. Cornely, 297, 298. Costantini (Mgr)*, 879. CRANMER (Thomas), 825. Cresconius, 627. Cromwell (Thomas), 472. CULLMANN (Oscar)*, 966, 967, 972. Cusano, 688, 938. Cyprien (saint)*, 85, 592, 808, 809, 825, 956, 959, 1053, 1080, 1081, 1132, 1148, 1171. CYRILLE (et Méthode, saint), 767. Cyrille d’Alexandrie (saint)*, 283, 309, 391, 1043. Constantin 412, 509,512,513,515. 520, 528, 529, 533, 545, 574, 586, 723, 725, 726, 883, 884, 891. CHRIST*, son seul nom apparaît sur plus de 500 pages de ce livre. Chrysostome (Jean, saint)*, 38, 179, 206 à 208, 224, 229, 396, 798, 802, 871,935, 960, 968. CHUZEVILLE Oean), 931. Cicéron*, 449,457. Claudel (Paul)*, 120, 434, 943. Clément d’Alexandrie, 1088. Clément de Rome (saint)*, 175, 180, 181,302, 780, 794, 1090. Clément III*, 466, 478. Clément V*, 600, 601. Clément VI, 478. Clément VII, 141,483. Clément VIII, 483, 1027. Clément XJ*, 91. ClÉRISSAC (Humbert)*, 282, D 500, 687, 688, 766, 767, 770. Clet, 302. Dagobert Ier, 470. Comte (Auguste)*, 945 à 947. Daibert*, 231. Confucius, 451. Daimbert*, 654, 932, 933. Congar (Yves, M.-J.)*, 100 à Damas (évêque), 806. 102, 104, 105, 167, 237, 239, Damase (pape), 923. 240, 285, 713, 889, 1031, DAMIEN (Pierre, saint)*, 645. INDEX DES NOMS Daniel, 972. Dante*, 183. David, 139, 140, 524, 645, 826, 969, 970, 985. Débora, 197. Dejaifve (Georges)*, 1154, 1160, 1169. DEMONGEOT (Marcel)*, 831. Denis-Boulet (Noële)*, 655. Denys (le pseudo-aréopa- GITE)*, 794, 803, 1043. Denys de Corinthe (saint), 794. Deploige (Simon), 481. Dermenghem (Émile)*, 651. Descartes (René)*, 728. Deschamps (cardinal), 1100. Deschamps (François), 887. Dewailly (L.-M.)*, 1095, 1096. (Jean Joseph Ignace de)*, 565, 1119. Dominique (saint), 283. Donat, 560, 561, 1076, 1081. Doncœur (Paul), 549. DONOSO-CORTÈS (Juan Francis­ co Maria)*, 441. Dostoïevski (Fiodor Mikhaïlovitch)*, 389, 405, 613, 930 à 932, 972. Douais (Mgr.)*, 586. DRACHISICH (Georges), 283. Draguet (M.-R.)*, 278. du Pré de Saint-Maur (G.), 693, 764, 972, 1127. Dubarle (A. M.), 615. Dublanchy (E.)*, 85, 86, 89, 1101. Du Cange (Charles du Fre­ snes-), 790. DŒLLINGER 1251 DUCATTILLON (Joseph Vincent)*, 623. Duchesne (L.)*, 180, 592, 644, 793, 851,870, 899,914, 922, 975, 980. Duhr (Joseph), 642. DURST (Bernardus)*, 196. Dutilleul (J.)*, 463. DVORNIK (Francis)*, 1167. E Edmond (roi), 640. Édouard VI, 235, 247. EHSES (Stephanus), 214, 216, 228. Élie, 972. Elisée, 685, 972. Élymas, 531, 535. Épiphane (saint)’, 198, 228. Érasme (Didier)*, 936. Erdmann (Carl)*, 459, 468, 525,618,619, 624, 626, 629, 634, 635, 638, 640 à 643, 645, 646, 653, 655, 661,670, 932, 933. Erlembald, 641. Esdras, 848. Essen (Léon van der)*, 558. ÉTIENNE (protomartyr, saint)*, 64, 242, 477. ÉTIENNE Ier*, 232, 1085. ÉTIENNE II*, 240, 922. ÉTIENNE III*, 230. ÉTIENNE VI*, 231. Eugène Ier, 980. Eugène III*, 478, 657, 667, 940, 952. Eugène IV, 478. Eulalius, 923. 1252 Eusèbe, 871,901,948, Euthymius, 816. INDEX DES NOMS 1087. G GaGNEBET (Marie-Rosaire)’, 343, 1153, 1154, 1168. Galilée (Galileo Galilei, dit)*, 722 à 732. Galtier (P)*, 243, 350, 1001. Gamaliel, 1111. Gandhi (Mohandas Karamchan), 615. Gardeil (Ambroise)*, 6, 343. Gardet (Louis), 920. Garibaldi (Giuseppe), 644, 910. F Fabius (évêque), 177. Favaroni (Augustin)*, 12. Felder (Hilarin)*, 668. Felicia (vierge), 208. Félix de Sarragosse, 959. Félix IV, 975. Ferry (Jules)*, 440. Fiorilli (Matilde), 58. Firmicus Maternus, 468. Firmilien, 808. Garrigou-Lagrange (Reginald)*, 8. Flavien, 391. Garzend (Léon)*, 730, 731. Fliche (Augustin)*, 518, 519, 525, 934. Gasparri (Pierre)*, 75, 213, 326, 340, 428, 884,912. Florand (F.)*, 159, 160. Gasser (Vincent)*, 1151, 1155, Formose’, 231, 235. 1160 à 1162. FOSCARINI (Paul Antoine), 727. Gélase Ier*, 518. FOUCAULD (Charles de)*, 1041. Gengis-khan, 623. François d’Assise (saint), 273, Gennadius, 637. 283, 668, 669, 948. Georges (saint), 106, 641. François de Sales (saint)*, 78. Gérard d’Aurillac, 640. François Xavier (saint)*, 558, 559, 878. Gerlaud (M.-J.)’, 238. Frankl (Stanislas)*, 1101. Gerson (Jean), 974. FraN'ZELIN (Jean-Baptiste)*, Gilson (Étienne)*, 490. 340, 341,704, 705,714,716, Glez (G.), 912, 915, 918, 923, 718, 721,723, 798. 924. FRÉDÉRIC II (empereur)*, 479, Godefroi de Bouillon, 654, 574, 590, 599, 603, 666. 932. FRÉDÉRIC II (roi de Prusse)*, Godet, 534. 923. Goethe (Johann Wolfgang Frédéricq (Paul)*, 539. von)*, 1049. Frommel (Gaston)*, 1105. GORSKI (Karol)*, 666, 761. Fulbert de Chartres, 642. GOTTI (cardinal)*, 196. Fustel de Coulanges*, 448. Goyau (Georges)*, 1045, 1119. Graber (Rudolf)*, 150. INDEX DES NOMS Grabmann (Martin)*, 814. Gratien*, 457, 465, 471, 629, 632, 837. Gratieux (A.), 370, 371. Grégoire de Nazianze (saint)*, 960. Grégoire Ier le Grand (saint)*, 305, 465, 477, 478, 632, 634, 636 à 638, 824, 825, 876, 922. Grégoire VII*, 283, 493, 494, 501,502,516,519, 524, 525, 629, 634, 646, 648, 650, 651, 654, 658, 934. Grégoire IX*, 478, 490, 493, 566, 567, 574, 586,594,931. Grégoire X, 478. Grégoire XI, 862. Grégoire XIII, 482. Grégoire XVI*, 759, 760. Grégoire de Saint-Joseph, 197. (Hartmann)*, 102, 413, 578, 729. GROLLEAU (Charles), 106. Groot (J.-V. de)*, 340, 546, 687. GroüSSET (René)*, 649 à 658, 664, 672, 920, 932, 933. Güibert (P. de)*, 1086, 1087. Grisar Guillaume de Saint-Amour*, 800, 859. Guillaume de Tyr*, 649, 657, 663. Guillaume le Conquérant, 524, 626. H Halecki (Oscar)*, 463. Hamer (Jérôme), 1006. 1253 Harnack (A.)*, 172, 900. Haroun, 670. Hefele-Leclercq*, 466, 478. HEGEL (Georg Wilhelm Friedrich), 1137. Henri (roi), 502, 629, 646. Henri IV, 519,642, 658. Henri VIII d’Angleterre, 235. HéRACLIUS (empereur), 649, 651. Héris (Ch.-V.)*, 315, 316. Hermann von Salza, 666. Hérode, 632, 670. Hilaire (saint)*, 282. Hildebert du Mans, 658. Hochwâlder (Fritz)*, 673. HOHENLOHE (Constantin)*, 449, 548, 584. Honorius (empereur), 635, 636, 923. Honorius (pape), 852, 981. Honorius III, 478. Honorius IV, 478. Horvath (Odon de)*, 768. Hugon (Édouard)*, 238. Hugues Saint-Victor*, de 429, 500. Huizinga, 596. HURTAUD (Jourdain)*, 58, 191, 982,983. Hurter (Frédéric)*, 1103, 1104, 1110. Hus (Jean)*, 547, 550, 698, 834, 870. Hyménée, 534. I (saint)*, 175, 181,229, 794, 796, 804, Ignace d’Antioche 1254 INDEX DES NOMS 806 à 808, 873, 956, 1053, 1132, 1148. Innocent III*, 210, 231, 478, 481,493, 524, 567, 568, 655, 755,925, 1020, 1103, 1104. Innocent IV’, 466, 478, 493, 567, 574, 580, 599, 601, 603, 616,931. Innocent Vlir, 237, 238, 239, 581,604. Innocent X", 699,703,779. Irênée (saint)*, 278, 279, 288, 295, 794, 816, 873, 899, 1045, 1090 à 1092. Isaac, 344. Isaac de l’étoile’, 206. Isaïe, 42, 130, 172, 252, 368, 418, 832,969, 970. J Jacques (saint), 173, 179, 184, 267, 271, 272, 287, 793, 794. Jacques de Viterbe’, 455, 499, 500, 525, 1135. Jacques I" d’Angleterre, 986, 987, 993. Jacquier (E.)’, 839. Jaeger (Mgr)’, 1171. JaIre, 34. Jambrès, 1101. Jamet (Albert), 147. JannEs, 1101. Jansénius’, 699, 701,754, 867. Jean (le moine), 1118. Jean Climaque (saint)’, 385. Jean Damascene (saint)’, 31. Jean deJandun, 266, 533, 779, 886. Jean de ia Croix (saint)*, 9, 387, 1005, 1054. Jean Jean Jean Jean Montecorvino, 559. de Naples, 747. de Paris’, 502. de Saint-Thomas’, 25, de 33, 77, 79, 80, 124, 146,149, 184, 189, 202, 203,222,225, 244, 252, 261, 264, 276, 322, 354,378,421,422, 682,700, 703, 710, 711, 721, 742, 745 à 747, 752, 754, 783, 785, 786, 820, 867, 875 à 877, 974, 977, 978, 981, 982, 1026, 1037, 1148. Jean l’Évangéliste (saint), 9, 10, 22,31,34,35,38, 42,46, 53, 59, 60,64, 127, 128,130, 131, 140, 150, 152, 159, 166, 173, 183, 184, 185, 198,209, 228, 252, 253, 259, 260, 263, 267 à 269, 274, 275, 279, 284, 286, 287, 302, 306, 308, 316,317, 351,365,397,433, 458, 505,510, 531,535, 543, 547, 550, 570, 588, 593,608, 633, 659,673,691,721,722, 737,738,750, 751,771,778, 780, 784, 785, 788, 796, 804, 807,813,816, 826, 830, 838, 852, 856, 858, 895, 896, 907, 940, 967, 969, 972, 1019, 1077, 1090 à 1092, 1101, 1111, 1146, 1173, 1174. Jean le Baptiste (saint)’, 38, 268, 284, 307, 633, 659, 1090. Jean VIII*, 231, 235, 518,644. Jean X*, 518, 519. Jean XII*, 231,936. Jean XXII, 266, 533,779, 886. Jean XXIII’, 1154, 1169. INDEX DES NOMS JEAN-MARIE V1ANNEY (saint), 60. Jeanne d’Arc (sainte)*, 197, 283, 284, 549, 760, 772. Jedin (H.)*, 1167, 1168. Jephté, 359, 635. Jérémie, 21, 42. Jérôme (saint)*, 216, 228 à 230, 284, 366, 578,715,786, 871, 886. JÉSUS*, voir Christ. Joachim (abbé), 273. Job, 643. Joinville (Jean de)*, 552. Joseph (saint), 307. Josué, 634, 848. Jourdain de Saxe, 490. Joyce (James), 427. Juan (don), 667. Judas, 68, 163, 190, 207, 208, 670. Jugie (Martin)*, 1026, 1027, 1094. Jules II*, 928, 936 à 938, 953, 975, 979. Jules III, 235, 464. Julien l’Apostat*, 456, 497, 498, 923, 931. Justinien*, 902, 915, 960, 977. K Karamazov (Ivan) ,931. Katerkamp (Th.)*, 1054, 1055. KÉPLER (Johannes), 732. Khomiakov (Alexis Stepanovitch)*, 370, 372, 389. KhosroLs Parvîz, 649. KLEUTGEN (Joseph)*, 1153, 1156. 1255 KONG (Hans)*, 1159. L Labriolle (P. de), 1077, 1122. Lacordaire (Henri)*, 673. Lagrange (Albert, M.-J.)*, 38, 46, 54, 144, 179, 183, 274, 287, 296, 298, 308, 366, 368, 474, 475,482, 646,812,817, 838, 886, 897, 967 à 969. Lallement (Daniel)*, 405. Lamennais (Félicité Robert de)*, 441,764. LamoriCIÈRE (Louis Juchault de)*, 928. LaplaCE (Pierre Simon de), 727. Las Casas (Bartolomé de)*, 462, 498. Laurentin (René)*, 199. Lavaud (M.-Benoît)*, 315. LAVIGERIE (cardinal)*, 505, 1107. Lavisse (E.), 587, 653. Laynez, 228. Lazare (saint), 34, 35, 140. Lazare (Bernard), 479. Le Play (Frédéric), 1109. Lea (Henri Charles)*, 539, 600. Lebreton (Jules)*, 1107. Leconte (R.), 268. LeCOT (cardinal), 763. Lécuyer (J.)*, 229. Le Fort (Gertrud von)*, 197. Lemonnyer (A.)*, 87. Lennerz (H.)*, 215, 217 à 219, 227 à 229, 237, 238, 241 à 243,248. Léon d’Ostie, 790. Léon Ier le Grand (saint)*, 809, 821, 822, 833, 836, 847, 1256 INDEX DES NOMS 876, 899, 955, 1024, 1128, 1153, 1154. Léon IV, 643. Léon VHP, 231. Léon IX (saint)*, 231,645. Léon X*, 577 à 579, 906, 953. Léon XIII*, 95, 219, 233, 235, 246, 247, 294, 307, 363, 371, 377, 379, 380, 399, 425, 429, 430, 438, 540, 572, 662, 729, 762 à 764, 790, 791, 822, 851,863,909,917, 951,987 à 989, 1024, 1034, 1063, 1094, 1095, 1133, 1134, 1153, 1154. LéONTIEV (Constantin)*, 388, 952. Lesourd (Paul)*, 908. Libère, 852, 923, 960, 981. LlETZMANN (Hans)*, 870. Lilienfeld (A. de), 48, 73, 103, 106, 370, 846, 1010, 1011, 1045, 1075, 1083. Lin, 302. LITTRÉ (Maximilien), 523. Llorente, 588. Locke (John)*, 1171. LoiSY (Alfred)*, 59, 152, 966. Lombard (Pierre)*, 247, 755. Louis Ier le Pieux, 492. Louis VII, 658. LOUIS IX (saint)*, 552, 657, 663, 664, 669. Louis XII, 929. Louis-Philippe, 434. Lubac (Henri de)*, 176. Luc (saint), 34, 35, 38, 59, 64, 112, 128, 140, 143, 165, 173, 178, 179, 259, 260, 266, 274, 275, 284, 286, 295, 296, 304, 305,310,367, 387, 433, 474, 633, 634, 658,659, 771,778, 787, 790,795,804,818,827, 828, 838, 839, 878, 892, 895, 896, 897, 934, 935, 965, 1008, 1010, 1039, 1077, 1097, 1101, 1146, 1150, 1163, 1172. Luther (Martin)*, 101 à 103, 141, 172, 357, 577 à 579, 906. M xMabillon (Jean)*, 220. Machiavel (Nicolas)*, 937, 944 à 947. Mahomet*, 651, 652, 673. Mahomet II, 673. Maier (Joseph), 887. Maïmonide*, 469. Mairon (François)*, 356, 357. Maistre (Joseph de)*, 293, 369, 441,587, 589, 621,756,915, 937, 964. Malachie, 144, 180. Maldonat*, 816. Malraux (André)*, 623. MaNDONNET (Pierre)*, 37. Manegold de Lautenbach, 646. Mangenot (E.)*, 687. Mansi (Jean Dominique), Many*, 234. 240. (saint), 34, 35, 37, 64, 85, 150, 173, 253, 254, 275, 295,296, 305,316, 778,785, 895, 906, 935, 965. Marcellin (tribun), 582, 610, 659. Marcien, 900. Marc INDEX DES NOMS Maroon, 296. Marguerite-Marie Alacoque (sainte)*, 147, 713. Marie (Sainte Vierge)*, 16, 146. 148, 164, 198, 199, 204, 205. 255. 307. 312. 712, 1019. 1020, 1041. 1124, 1132. Marie (de Béthanie). 140. Marie (de Magdala), 1174. Marie de l Incarnation*. 147,1041. Mariéjol (J.-H.)’, 587. Marin d’Eboli, 478. Marin-Sola (François)*, 155» 276, 279, 340, 343, 682, 690. 693, 697, 702, 704, 705, 708. 712, 719, 737, 754, 845, 1047, 1048, 1124. Maritain (Jacques)’, 109, 323, 380, 402, 404,411,414,415, 425 à 427, 435, 440 à 446, 448, 455, 475, 480, 485, 486, 493, 500, 552, 570, 573, 622, 623, 644,711,729, 735,767, 768, 882, 885, 909, 925, 939, 953, 991, 992, 996, 997, 1042, 1142. Maritain (Raïssa), 570. Marrou (Henri-Irénée)*, 415, 767, 947. Marsile de Padoue*, 266, 533, 779, 886. Martène*, 220. Marthe (de Béthanie), 140. Martin (saint), 641. Martin Ier, 980. Martin V*. 237, 238, 478, 484, 834. Mathias (saint), 267. (saint). 34. 35. 38. 42, 43, 53, 54. 59. 64. '2. 127, 128. 133. 140 à 142. 173, 206 à 210. 253. 254. 256, 258 à 261. 268. 2'4. 284. 286. 30'. 308. 313, 316. 318, 365. 366. .368. 396, 39'. 407. 438, 461. 4'4. 503. 505, 530, 533, 569. 5'1. 608. 633, 693. 750, '51. "1. ~”8, 785, 788. 80', 812. 821, 822. S3'. 839. 843, 845. 886, 895. 89". 935. 965 à 96'. 969, 9'0, 973. 9'4. 1008. 1064. 10 '. 1082, 1101. 1140, 1146. 1147, 1150, 11'2. 11'3Mattivssi (Guido)'. 2". Maurice (saint), 641. McNeile, 968. Melchisédech, 122. 133. 134, 172, 521. MENASCE (.Jean Pierre de)'. 131. 166. Mennessier (I.)*, 126. Mersch (Émile)*, 92, 206, 282. 816. Méthode (saint), 767. MéTROPHANE (saint). 1094. Metz (T. H.), 1027. Michée, 843, 1125. Michel (A.)', 187, 217, 234, 599. Michel-Ange, 150, 947. MlCKIEWlCZ (Adam)', 273, 666. Moehler (Jean-Adam)*, 15, 48, 73, 74, 103, 106, 107, 369, 370, 385,419, 520, 809,810. 829, 846, 947, 957, 971, 1009 à 1015, 1044 à 1062, 1075, 1082, 1118, 1119. Matthieu 1258 INDEX DES NOMS 64, 200, 207, 210, 252, 273, 476, 646, 662, 671, 766, 857, 11017 Montai EM BER Γ (Charles For­ bes, comte de)*, 440, 441. Montesquieu (Charles de Secondât de)*, 377, 448, 588, 589. MORIN (Germain)*, 182, 386, 387. Morin (Jean)*, 220. MOUNIER (Emmanuel)*, 395. MouRRET (Fernand)*, 759, 760, 928. Moïse, N Napoléon, 434, 836. Nathanaël, 35. NéDONŒLLE (Maurice)*, 1095. Néron, 496,497, 498. Nestorius, 754. Newman (John Henry)*, 15, 99, 693, 764 à 766, 773, 971, 1078, 1082, 1086, 1095, 1110,1122 à 1132. Newton (Isaac), 732. Nicodëme, 271. Nicolas Ier (tsar), 760. Nicolas Ier (pape)*, 597, 598, 601,616, 620, 626, 1027. Nicolas II, 478. Nicolas III, 478. Nicolas IV*, 478, 667. NICOLAS (Jean-Hervé), 340. Nikhon (saint), 1094. NOÉ, 85. Noort (Von), 346. Nûral-Dîn*, 663. NUYTZ (Jean Népomucène), 528. O O’Reilly (E.)> 772. Odon de Cluny, 640. Onésime, 806. Origène*, 12, 85, 534, Ortolan (T.)*, 975. Osée, 133, 345,355. Otton Ier, 459, 643. Overney (Max)*, 967. 871. P PalÉOLOGUE (Michel), Paleotti, 215. Palmieri (A.)*, 12. 1027. Palmieri (D.)*, 335, 339. Papias, 1087. Rascal II*, 232, 642, 932. Rascal (Blaise)*, 386, 476, 940, 952, 1104, 1108. Paschase, 465. Pastor (Louis)*, 587, 588, 667, 671,684, 688, 928, 937, 938. Paul (saint), 10, 12, 25, 43, 48, 54 à 57, 59, 63, 65, 70, 74, 84, 99, 107, 112, 113, 122, 125, 127 à 135, 138, 139, 141, 143 à 145, 150, 151, 153, 163, 164, 167, 173, 174, 178, 179, 185, 188, 195 à 197, 200, 208 à 210, 228, 229, 242, 252, 256, 258, 260, 263, 267 à 269, 271, 272, 275, 276, 279 à 281, 287, 289 à 291, 294, 296 à 300, 302 à 305, 308, 311, 348, 356, 367, 368, 387, 389, 403, 407,414, 433,456, 466, 474, 475,481,482, 494, 496, 504, 523, 533 à 535, 541, 562, 568, 571, 575, 593, 608, 620, INDEX DES NOMS 633, 659, 673, 691,750, 751, 779, 794, 795, 798, 802, 804, 807,814,815,817, 865, 869, 880, 898, 906, 907, 935, 943, 952, 956, 968, 981, 986, 1005, 1010, 1012, 1013, 1033, 1039, 1042, 1054, 1064, 1067, 1077, 1083, 1090 à 1092, 1097, 1099, 1101, 1114, 1115, 1145, 1146, 1156, 1173, 1174. Paul (ermite), 769. Paul IV*, 477,482, 483. Pauli, 1118. Penido (M. T.-L.), 417. Pépin, 922. Perler (Othmar)*, 808, 809, 1080. PERRAUD (cardinal), 763. PERREYVE (abbé)*, 86. PERRIOT, 891. Perrone (J.)*, 874, 875, 877, 904. Petau (Denys), 179. Peterson (Erik)*, 313, 314, 473,477, 1067, 1068. PETRI (Laurentius), 1096. Philippe (diacre), 173. Philippe (saint), 242, 253. Philippe II, 587. Philippe III, 472. Philippe Néri (saint)*, 77. Philippe-Auguste, 664. Photius*, 104, 231, 235, 1027, 1094. Pie II*. 671. Pie IV, 1129. Pie V (saint)*, 482, 483, 493, 603, 667, 688, 753, 876, 938. 1259 VI-, 363, 377, 737, 819, 821,951. Pie VII*, 951. Pie IX*, 72, 325, 374, 380,417, 528, 545,644,715,760, 841, 851,881,916, 923, 926, 928, 931,975, 987, 1065, 1158. PlE X (saint)’, 75, 277, 415, 424, 692,712,717, 820, 857, 921, 975, 977, 979, 989, 1036. Pie XI*, 319, 425, 431, 432, 558, 622, 684, 909, 917 à 920, 946 à 950, 1031, 1034. Pie XII*, 7, 17, 143, 167, 178, 210,211,243,244,246,249, 438, 558, 573, 623, 696, 701, 717,732, 856, 875, 891,892, 947, 948, 979, 990, 991, 1034, 1133 à 1141, 1154, 1163. Pierre (saint)*, 35, 42, 45, 46, 48, 54, 57, 59, 81, 128, 148, 163, 166, 173, 185, 198,212, 228, 265 à 269, 274, 275, 280, 294, 296 à 304, 306, 311,312, 321,337, 338,345, 365 à 367, 387, 519, 532, 535, 562, 634, 644, 645, 648, 660,685, 694, 696, 701,703, 771, 779 à 783, 787 à 794, 796, 802 à 804, 806, 808, 809, 811 à 814, 818, 819, 821, 822, 825 à 830, 834, 837 à 840, 842, 843, 847, 852, 853, 856, 859, 860, 866 à 880, 886, 889, 890, 892 à 898, 906 à 909, 914, 915, 922, 928, 929, 933, 934, 937, 940 à 942, 948, 952, 954 à Pie 1260 INDEX DES NOMS 959, 964 à 973, 980, 1024, Rivière (Jacques), 434. 1063, 1075, 1079, 1085, Rivière (Jean), 502. 1086, 1090 à 1092, 1094, Robert de Flandre, 642. 1097, 1101, 1116 à 1118, Roland (E.), 833. 1125, 1132, 1145, 1147 à ROOSEVELT (Franklin Delano), 1149, 1152, 1154, 1155, 432. 1157, 1158, 1162, 1169, Rosanov (Vassili Vassilievitch)*, 1172, 1173. 390, 972. Pierre II, 1118. ROSSUM (cardinal van)*, 243. Pierre de Cordoue, 461. Rousseau (Jean-Jacques)*, 55, Pierre l’Ermite', 653. 881,993. Pierre-Jean (frère), 273. Rousset (Paul)*, 596, 644, 651, Pilate (Ponce), 550, 632, 670, 655, 671. 952. RUCH (Mgr)*, 165. Pissard (H.), 626, 630, 631, Rupert de Deutz, 814. 928. Rupp (Jean)*, 492, 667. Polybe, 806. Rutili (Ernesto), 283, 983. Polycarpe, 806, 1090, 1091. PONNELLE (Louis), 77. S Pontien, 980. Sabatier (Auguste)*, 172. Prat (F.)*, 535, 807. Sabatini (Rafael)*, 588, 589. Prescott, 588. Sagnard (E), 873, 1091. PROUDHON (Pierre Joseph), 406. Saladin*, 652, 657, 664. PSEUDO-ISIDORE, 1119. Salmanticenses*, 24, 26, 31, 37, 285. Q Salomon, 665. Quesnel (Pasquier)*, 91. Saltet (Louis)*, 231, 232, 234. Samarine (G.)*, 370. R Samson, 635. Rabussier (L.-E.)*, 147, 148. Sangnier (Marc)*, 989. Rambaud (A.), 587, 653. Saphire, 345, 531,535,814. Rampolla (cardinal), 909. Saül, 524, 985. Ranke, 629. Savonarole (Jérôme)*, 283, Ravignan (P. de), 90. 982, 983. Renault (Louis), 919. Scheeben (M.-J.)*, 36, 81, 126, Reviglio della Veneria 128, 155, 158, 161,201,202, (Carlo)*, 602. 204 à 206. Reville (Albert), 172. Schleiermacher (Frédéric)*, Reville (Jean), 172. 1044, 1060. Rimbaud (Arthur), 427. Schloezer (Boris de), 40. INDEX DES NOMS (G.), 650. SCHNITZER (Joseph)*, 283, 983. ScHNÜRER (Gustave)*, 458, 577, 596, 604, 636, 937, 938. Schultes (R.-M.)*, 71, 340, 346, 687, 877. Schwalm (Marie-Benoît)*, 1109,1110. Scipion, 577. Scot (John Duns)*, 344, 356, 464, 465, 467, 469. Sébastien (saint), 641. Seignobos (Charles)*, 653. Séraphi (saint), 1094. Serge (saint), 1094. Serge II, 644. Serge IIP, 231,235. Serrï (Hyacinthe), 753. Sertillanges (A.-D.)*, 90. Servière (J. de la)*, 884. SlGEBERT DE GeMBLOUX, 642. Siger de Brabant*, 800, 859. Silvère, 980. Siméon, 793. Simon, voir Pierre. SIMON le magicien, 814. Simon (Yves R.)*, 991, 992. Sisebut, 466, 470. Sixte IV, 588. Sixte-Quint*, 483. Smith (Jean), 887. Socrate, 39, 836. SOLOVIEV (Vladimir Sergueïevitch)*, 10, 201, 285, 286, 419, 576, 633, 693, 869, 893, 894, 897, 898, 947, 965, 970, 971, 1082, 1110, 1117, 1118. SOMBART (Werner)*, 469, 472, 480. Schlumberger 1261 SOTO (Dominique)*, 884. Specht (Thomas), 84. Spinoza (Baruch), 729. STROSSMAYER (Joseph Georges)*, 889. Suarez (Francisco)*, 89, 285, 340, 381,512, 528, 546, 586, 590, 591,663,714, 745, 747, 753, 781, 783 à 785, 787, 981, 986 à 988, 993, 1148. Swetchine (Mme), 673. Tamerlan, 623. Tarquini (cardinal), 1152. Tatien, 966. Tauler Qean), 1040. Tavernier (E.), 1118. Tertullien*, 175, 278, 280, 281, 296, 303, 592, 808, 1074, 1088, 1089, 1092. Théodore Studite, 391. Théodoret, 229. Théodose, 960. Thérèse d’Avila (sainte)*, 197, 283. Thérèse de Lisieux (sainte), 16, 700. Thils (Gustave)*, 1075, 1086, 1100, 1102, 1111, 1156, 1165. Thomas Becket (saint)*, 505. Thomas d’Aquin (saint)*, 1, 6, 14, 16, 21, 24 à 27, 31 à 33, 37, 38, 40, 42, 44, 45, 49, 57, 66 à 69, 72, 88, 89, 94, 98, 112 à 114, 117, 118, 120, 123 à 128, 132, 133, 136, 141, 149, 151, 154 à 157, 159, 161 à 163, 166, 176, 1262 INDEX DES NOMS 177, 179, 183, 185, 186. 193, 194, 196 à 199, 202, 203, 219 à 221, 224, 230, 232, 247, 248, 252, 254, 257, 259, 263, 269 à 273, 275, 276, 278, 282 à 285, 298 à 303, 307, 309 à 312, 315, 318. 323 à 325, 334, 336, 337, 342 à 347, 351 à 353, 357 à 361, 381, 382, 400 à 403, 408, 410, 412, 415 à 417, 421, 433, 438, 440, 455 à 457, 459 à 461, 463 à 468, 472 à 474, 476, 479, 481, 488, 491, 493 à 497, 500, 501, 503, 504, 512, 521, 535 à 538, 540 à 542, 544, 552, 554, 557, 569, 571, 572, 575 à 577, 579, 585, 586, 588, 602,610, 622, 623, 627,630, 646, 651, 663, 670, 681, 682, 684, 685,692, 702,711,714, 715, 728, 733 à 735, 747, 749, 753, 755,758, 766, 767, 779, 789. 791,795,799, 800, 802, 803,811,814, 821,827, 831,834, 854, 855,857,864, 924, 967, 970, 984, 985, 987, 988, 991, 993, 996, 1000, 1015, 1016, 1019, 1041, 1042, 1054, 1056, 1061, 1062, 1100, 1101, 1143, 1144, 1145. Thucydide*, 552. Timothée, 56, 173, 178, 229, 242, 281,291,299, 303, 533, 691, 790, 795, 807, 935, 1011, 1083, 1099, 1170, 1173. Tite, 56, 173, 178, 179, 229, 299, 790, 795, 807, 1011, 1170, 1173. 482. Tixeront (J.)*, 179, 219, 234. TOLSTOÏ (Léon Nikolaïevitch)’, 406, 634. Torquemada (Thomas de)*, 588, 589. Touron*, 461. TROMP (Sébastien)*, 1169. Turmel (J.), 551. Turrecremata (Jean de)*, 6, 283, 782, 861. Tychique, 807. Tyszkiewicz (S.)’, 370, 385, 386, 388 à 392, 419, 972, 1118. TZEBRICOW (Georges), 10, 201, 1082. Titus, U Urbain II*, 231, 516, 618, 629, 634, 646, 648, 650 à 652, 654, 656, 662, 672, 932. Urbain IV*, 478, 600. Urbain V, 478. Urbain VII, 228. Urbain VIII, 712. V VACANDARD (Elphège Florent)’, 539, 545, 547, 565 à 567, 569, 574, 576, 577, 586, 590, 597, 599,601,602, 658,665, 727, 728. Vacant (Alfred)*, 350, 716, 841, 844. Valentinien I", 923. Vermeil (Edmond)*, 1044, 1049. Vernet (Félix)*, 469, 470, 473, 477 à 479, 481 à 483. INDEX DES NOMS Vespasien, 482. Veuillot (Louis)*, 440. Victor-Emmanuel, 434. Vierge Marie*, voir Marie. VlERNEISEL (Joseph-Émile)*, 520, 1045. Vigile, 852, 902, 975, 980, 981. Villien (A.)*, 751. Vincent (évêque), 558. Vincent de Capoue, 843, 1125. Vincent de Lérins (saint)*, 843, 906, 1077 à 1079, 1081, 1083 à 1085, 1102, 1122, 1123, 1125, 1126, 1130. Vitoria (François de)*, 323, 419, 461,464, 465,467, 469, 482, 491,498, 503, 651. VOLTAIRE (François Marie Arouet, dit)*, 923. VREGILLE (Pierre de)*, 728. 1263 W Walter (Eugen)*, 150. Warbuton, 881. Wernz (François-Xavier)*, 340, 999. Wicleff*, 550, 698. Wilmart (A.)*, 595. WlNZEN (Damasus)*, 149. Z Zacharie, 140. Zébédée, 935. Zengï, 663. ZlGLlARA (Tommaso-Maria)*, 369, 377, 1072. ZlNELLl (Frédéric)*, 1153, 1155, 1159, 1164. ZOROBABEL, 848. Zubizaretta (Valentin)*, 238. TABLE DES MATIÈRES Préface de Mgr Pierre Mamie......................... V Introduction, par le P. Georges Cottier ......... IX Avertissement de l’éditeur ............................. XVII Sommaire......................................................... XIX 5 Introduction...................................................... CHAPITRE I Les phases de l'acte générateur de l’Église OU LES RÉGIMES DIVINS DE L’ÉGLISE Le régime antérieur à l’Église.................... Le premier régime de l’Église................... Le régime actuel de l’Église........................ La médiation de l’incarnation................... La médiation de la hiérarchie.................... a) La véritable explication : les privilèges de l’action par contact, 33. - b) Les fausses explications, 39. - c) Les caractères de l’ac­ tion hiérarchique, 41. — d) Le rôle supplétif de l’action à distance, 45. IV. Le régime futur de l’Église......................... I. IL III. A. B. 23 26 30 31 33 47 1266 TABLE DES MATIÈRES CHAPITRE II La hiérarchie apostolique I. LE RÔLE DE LA HIÉRARCHIE APOSTOLIQUE 1. La chaîne de l’apostolicité............................... 2. Le pourquoi d’une hiérarchie.......................... 3. L’œuvre des disciples plus étonnante, en un sens, que celle de Jésus ............................... 4. Responsabilités de la hiérarchie....................... 5. La hiérarchie comme mystère et comme miracle 53 55 59 60 61 II. LES DEUX POUVOIRS DE LA HIÉRARCHIE APOSTOLIQUE 1. Le fondement de la division des pouvoirs hiérar­ chiques ...................................................... 2. Leurs caractères respectifs................................ 3. Leur dépendance mutuelle.............................. 4. « Église enseignante » et « Église croyante »...... 63 67 69 71 III. L’ÉGLISE ISSUE DE LA HIÉRARCHIE L Le pouvoir d’ordre contribue à former l’Église : 76 caractère sacramentel et grâce sacramentelle.. 80 2. Le rôle du pouvoir juridictionnel ou pastoral.. 3. Le sens de l’axiome « Hors de l’Église, pas de 83 salut »........................................................ 4. Les justes « du dehors » sont de l’Église par le 91 désir, non en acte achevé............................. 5. Attitudes diverses sous lesquelles peut se ren­ 97 contrer l’appartenance de désir.................... 99 6. « Œcuménisme » catholique............................ Excursus I : Sur trois manières de circonscrire le mot Église, et sur la façon d’assigner dans 112 chaque cas, les causes de l’Église.......... TABLE DES MATIÈRES 1267 CHAPITRE III Le pouvoir d'ordre envisagé COMME CAUSE MINISTÉRIELLE DE L’ÉGLISE I. LE CULTE CHRÉTIEN, AXE DE L’ÉGLISE PRÉSENTE 1. Instauration du culte chrétien par le Christ prêtre a) Double mouvement du culte chrétien............ A. Médiation cultuelle ascendante : l’of­ frande sacrificielle, 124. - B. Médiation cul­ tuelle descendante : la causalité instrumen­ tale de la Passion, 131. b) Caractère liturgique de la religion chrétienne.. c) Une triple incorporation au Christ constitue l’Église................................................... d) L’incorporation cultuelle au Christ prêtre...... 2. Continuation du culte chrétien dans l’Église... a) Le sacrifice non sanglant............................. b) Les sacrements........................................... 3. Pouvoir cultuel commun à tous les chrétiens et pouvoir cultuel hiérarchique....................... 121 123 132 134 136 139 139 149 152 II. DU POUVOIR CULTUEL COMMUN À TOUS LES MEMBRES DE L’ÉGLISE 1. 2. 3. 4. 5. Existence d’un pouvoir cultuel........................ 153 Nature du pouvoir cultuel.............................. 156 Effets généraux du pouvoir cultuel.................. 157 Le pouvoir cultuel des baptisés et des confirmés 164 Consécration cultuelle et sainteté morale........ 168 III. DU POUVOIR D’ORDRE OU DU POUVOIR CULTUEL HIÉRARCHIQUE 1. L’existence et la nature du pouvoir d’ordre...... 171 1268 TABLE DES MATIÈRES 2. Divisions et degrés du pouvoir d’ordre............ a) Divisions du pouvoir d'ordre........................ b) Degrés du pouvoir d'ordre............................ 3. Le rôle du pouvoir d'ordre dans l’Eglise.......... 175 176 181 187 IV. FONCTION MATERNELLE DE LA HIÉRARCHIE 1. Les chrétiens, inégaux devant la hiérarchie, sont égaux devant le salut.......................... 2. Maternité de l’Eglise...................................... 3. Les défaillances des membres de la hiérarchie, textes de S. Jean Chrysostome et de S. Augustin........ ....................................... Excursus II : Vues récentes sur le sacrement de l’ordre .. ............................................ I. Le code de Droit canon, 211. - IL Le concile de Trente et la distinction entre prêtres et évêques dans la ligne de l’ordre, 214. - III. L’épiscopat est un ordre au sens strict, 218. - IV. Comment distinguer dans la ligne de l’ordre l’épiscopat et le presbytérat, 224. - V. La distinction entre prêtre et évêque dans la ligne de l’ordre est-elle de droit divin ou de droit canonique ? 226. VI. La question des soi-disant réordinations, 230. - VIL Deux bulles autorisant de simples prêtres à conférer la prêtrise, 236. VUE Trois ordres sont de droit divin et sont des sacrements : l’épiscopat, le presbytérat, le diaconat, 241. - IX. Le sous-diaconat et les ordres mineurs ne paraissent être aujour­ d’hui que des sacramentaux, 247. 195 200 206 211 TABLE DES MATIÈRES 1269 CHAPITRE IV Le pouvoir de juridiction, seconde cause MINISTÉRIELLE DE L’ÉGLISE I. L’ORIGINE DU POUVOIR JURIDICTIONNEL 1. Le Christ, tête de l’Église, à la fois prêtre et roi, confère à l’Église deux pouvoirs, l’un sacra­ mentel et l’autre juridictionnel................... 252 2. Tandis que le pouvoir sacramentel est « pur ins­ trument », le pouvoir juridictionnel est « cause seconde ».................................. 257 IL LA DIVISION EN JURIDICTION EXTRAORDINAIRE OU EXCEPTIONNELLE ET EN JURIDICTION PERMANENTE OU RÉGULIÈRE 1. Raison de cette division................................. 2. Les deux juridictions se rejoignent dans les apôtres...................................................... 262 265 III. LA JURIDICTION EXTRAORDINAIRE OU APOSTOLAT 1. Les pouvoirs spirituels de l’apostolat............... 270 a) Promulgation de certains sacrements.... ........ 270 b) Connaissance prophétique exceptionnelle de la substance de la révélation......................... 272 1. La connaissance des apôtres dépasse celle des âges antérieurs, 272. — 2. Elle est supé­ rieure à celle de l’Église présente et future, 273. - 3. La connaissance prophétique ne s’éteint pas dans l’Église, 281. - 4. La parole de Dieu manifestée par deux voies : la pure prophétie et l’enseignement, 286. — 5. Le caractère irréductible de la lumière de foi méconnu par un certain prophétisme, 287. TABLE DES MATIÈRES 1270 c) Manifestation infaillible de la révélation par la voie d enseignement....................... 294 d) Pouvoir extraordinaire d'organisation et de gouvernement ; pouvoir de Pierre comparé à celui des autres apôtres........................... 297 e) Don des miracles... .................................... 304 2. La sainteté des apôtres.................................... a) Les apôtres, principe de la charité de ΓÉglise 306 306 1. La contagion de leur charité, 306. - 2. Excellence de leur charité, 307. - 3. Ils juge­ ront le monde, 308. - 4. Leur intercession, 310. b) Marques de la charité des apôtres........ „........ 310 Excursus III : Les trois royautés du Christ............ 315 CHAPITRE V La juridiction permanente OU PONTIFICAT I. LES GRANDES DIVISIONS DU POUVOIR JURIDICTIONNEL 1. Les quatre principales divisions de la juridic­ tion permanente........................................ 324 2. Tableau synoptique de ces divisions................ 329 II. PREMIÈRE DIVISION DE LA JURIDICTION PERMANENTE : POUVOIR DÉCLARATIF ET POUVOIR CANONIQUE 1. Le pouvoir déclaratif..................................... 331 331 L Le rôle du pouvoir déclaratif........................ 2. Le pouvoir déclaratif représente la plus haute manifestation de la juridiction permanente... 333 3. À la division tripartite, ilfaut préférer la division bipartite des pouvoirs de l'Église en TABLE DES MATIÈRES 1271 pouvoir sacramentel et en pouvoir juridic­ tionnel ............. .................................... 336 4. Le champ du pouvoir déclaratif: « vérités infaillibles » et « faits dogmatiques » .......... 342 5. De quelques-unes de ses applications............. 343 Excursus IV : Y a-t-il un juridiction instrumentale ? 349 I. Détermination portant sur l’essence de cer­ tains sacrements, 350. - IL La pénitence, 351. - III. La confirmation et l’ordre, 353. - IV. Le mariage, 354. — V Les indulgences, 356. VI. Les vœux, 358. - Conclusion, 361. 2. Le pouvoir canonique ou législatif.................. 362 1. La nature du pouvoir canonique ou législatif... 362 a) Le pouvoir canonique sort du pouvoir déclaratif comme l’effet de sa cause, 362. — b) Il en prolonge et en particularise les vir­ tualités formatrices de l’Église, 364. - c) Comment il est désigné dans l’Écriture, 365. — d) C’est seulement au sens analogique, nullement au sens univoque, que les mots de « pouvoir » et de « société » s’appliquent à l’Église et à l’ordre civil, 368. - e) L’Église est-elle une « société », une « institution » ou un « organisme » ?, 369. — f) Les limitations du pouvoir canonique, 372. - g) Rapports des pouvoirs déclaratif et canonique, 374. 2. Les principales subdivisions du pouvoir cano­ nique ou législatif.................................... 374 a) Les « fins » du pouvoir canonique, 374. — b) Ses « instances », 376. - c) Ses « matières », 379. - d) Ses « degrés de réalisation », 381. e) Tableau de ses divisions, 383. ExcursusN : L’accusation pravoslave de “juridisme” 385 1272 TABLE DES MATIÈRES CHAPITRE VI ÉCLAIRCISSEMENTS SUR LES RAPPORTS DU POUVOIR CANONIQUE ET DU POUVOIR POLITIQUE I. RAPPEL DU CARACTÈRE ANALOGIQUE DE LA JURIDICTION CANONIQUE 1. L'Église n’a qu’une similitude analogique avec la société civile.......................................... 394 2. Les caractères originaux du pouvoir canonique . 395 3. L’action du pouvoir canonique peut être immé­ diate ou médiate................................ ....... 397 II. LES EXIGENCES ESSENTIELLES DE L’ÉGLISE DANS SES RAPPORTS AVEC L’ÉTAT 1. L’Église doit sauvegarder son existence propre: défense du spirituel .... 399 a) Le meme homme doit faire retour à Dieu de deux manières distinctes: par la commu­ nauté temporelle et par la communautéspirituelle —.... ................................. 399 h) Dominiums respectif de l’Eglise et de l’État; l’Église aterritorialepar essence.......... 408 2. L’Église doit christianiser la vie civile : illumination du temporel........................... 413 a) Le spirituel touche certaines activités tempo­ relles en raison seulement de leur «existence» dans un sujet humain; et d’autres, en raison aussi de leur « contenu ».. 413 b) Les rayons qui illuminent la culture relèvent du royaume de Dieu; mais l’œuvre cultu­ relle sublimée reste de soi extérieure au royaume ... ............ . ...... ....... „......... 418 c) Valeurs temporelles sublimées et valeurs devenues spirituelles................................. 422 TABLE DELS MATIÈRES 1273 d) La lumière spirituelle rejoint le temporel et pré­ pare la cité chrétienne en deux étapes : par l'action catholique, où Γοη agit « en tant que» catholique, et par l'action profane et culturelle, où l'on agit « en » catholique...... 423 e) L'Église salut du monde, bien qu étrangère au monde.................................................... 429 f) La loi de dualité de l'Église et de l'État ne vaut que pour le temps: l'Église porte en elle la puissance de résorber un jour l'univers....... 433 III. LE RÉGIME DE LA CHRÉTIENTÉ PROFANE 1. Chrétienté sacrale et chrétienté profane.......... 2. Deux manières de justifier la chrétienté profane 435 437 3. L’ordre historique de succession des deux chré­ tientés .............................................. 448 IV. LE RÉGIME DE LA CHRÉTIENTÉ SACRALE J, La nature de la cité médiévale......................... 453 a) Les valeurs chrétiennes entrent comme partie intégrante dans la cité.............................. 453 b) La condition juridique des Gentils au-dehors et au-dedans de la chrétienté................... 455 1. La légitimité de groupements politiques constitués par les infidèles est reconnue chez saint Augustin, 456. - 2. La doc­ trine de saint Thomas et de ses disciples, 459. - 3. Inviolabilité absolue du droit naturel et de la conscience des infidèles. Attitude de l’Église, 463. c) La condition juridique des Juif dans la chré­ tienté médiévale............................... 470 1274 TABLE DES MATIÈRES 1. Les Juifs tolérés non dans l’Église, mais dans la chrétienté, 472. - 2. Raison spéciale de cette tolérance : le mystère d’Israël, 474. - 3. La condition civile faite aux Juifs, 477. - 4. Comment on la justi­ fiait, 480. — 5. Appréciation de la solution médiévale, 482. d) La situation des hérétiques........................... 487 e) Caractères de la chrétienté sacrale................. 489 1. Compénétration de l’Église et de la cité, 489. - 2. Synonymie partielle des mots Église et chrétienté, 490. — 3. La chrétienté sacrale est une idée-force plus encore qu’une réalisation, 492. IL L’autorité sur le temporel en régime sacral...... 1. Le pouvoir des princes.................................. 494 494 a) Le prince doit être membre de l’Église, 494. - b) Les deux régimes politiquement légitimes reconnus par les anciens, 496. - c) « Augustinisme politique » et « politique sacrale », 497. - d) Institution et déposition du pouvoir temporel, 500. 2. Le pouvoir des clercs.................................... a) Le champ du pouvoir canonique au moyen âge, 504. - b) Deux manières pour le pouvoir canonique de recourir au bras sécu­ lier, 505. - c) Les deux glaives, 507. - d) La responsabilité du glaive du sang ne peut retomber sur le pouvoir canonique, 508. e) Pouvoirs extra-canoniques des clercs, 514. - f) Régime « théocratique » ou régime « sacral » ?, 522. — g) Tableau des pouvoirs de la chrétienté médiévale, 526. 504 TABLE DES MATIÈRES III. Le pouvoir coercitif de TÉglise et son exercice médiéval............................................ 1. Questions théologiques: le pouvoir coercitif en lui-même....................................... a) La fin du pouvoir coercitif........................... b) La racine du pouvoir coercitif...................... c) Efficacité des sanctions par rapport au cou­ pable ......................................... ........... d) Qui le pouvoir coercitifpeut-il atteindre ?..... e) La nature des sanctions ecclésiastiques........... f) Nous entendons lEglise toujours au sens for­ mel et théologique, jamais au sens matériel et descriptif De quel exercice du pouvoir coercitif lEglise ainsi entendue est-elle res­ ponsable ?............................................... 2. Questions mixtes : l’exercice historique du pouvoir coercitif et l’inquisition ........... a) Le recours au bras séculier surtout pour les peines inférieures à la peine de mort........... 1. Le droit de l’Église, 550. — 2. Le bras séculier peut agir sous l’Église comme cause principale ou comme instrument, 553. — 3. Les deux attitudes de saint Augustin sur la coercition des hérétiques, 555. 4. Conclusion, 563. b) La peine de mort et la répression de l'héré­ sie médiévale........................................... 1. L’état de la question, 565. - 2. Légitimité de la peine de mort dans certains cas, 567. 3. L’Église pouvait-elle la réclamer de l’État médiéval contre l’hérésie? 571. — 4. La 33e proposition de la bulle “Exsurge Domine...”, 577. - 5. Le recours au bras séculier suivant le style de l’Église et suivant le style de 1275 530 530 530 532 536 537 542 546 550 550 565 1276 TABLE DES MATIÈRES l’État : de saint Augustin à saint Thomas, 579. - 6. Rapports dissemblables de l’em­ pire païen au christianisme et de la chré­ tienté médiévale à l'hérésie, 592. c) La torture et la cruauté au moyen âge........... 594 1. Moyen âge et temps modernes, 595. - 2. Condamnation de la torture par Nicolas Ier ; sa reviviscence, 597. - 3. Jugement sur l’em­ ploi de la torture, 601. 3. Résumé . ...... 604 1. La coercition de la géhenne.......................... 604 2. La coercition spirituelle dans le temps........... 605 3. Le recours au bras séculier............................ 609 4. Style de l’Église et style de lÉtat.................... 612 5. Régime sacral et régime profane.................... 614 6. Torture......... .......... 616 7. Ce que l’Eglise appelle sainteté pour lEtat pourrait être souillure pour elle................. 617 IV. La guerre sainte et la croisade ....................... 618 1. L’expression de « guerre sainte »..................... 619 a) La guerre diabolique et divine, 620. - b) Guerres injustes et guerres justes : la paix plus forte en soi que la guerre, 621. c) Le premier effort de l’Église tend à rendre toute guerre impossible ; le second à empê­ cher qu’on choisisse pour la guerre injuste, 624. — d) Guerres « justes » et guerres « saintes », 625. — e) L’Église comme telle ne fait pas la guerre, 631. 2. La formation d’une éthique de la guerre sainte 632 a) Le Nouveau Testament, 633. - b) Saint Augustin et saint Grégoire, 634. - c) Les oscillations de la pensée médiévale, 639. 3. Les croisades ............................................... 648 TABLE DES MATIÈRES 1277 a) Les données de l’histoire, 648. - b) Divers sens du mot croisade, 655. 4. La distinction de saint Bernard sur les deux glaives.................................... ................ 657 5. Théologie de la croisade.............................. 661 CHAPITRE VII Deuxième et troisième divisions DE LA JURIDICTION PERMANENTE I. LA DIVISION ACCIDENTELLE : LES DEGRÉS DE L’ASSISTANCE JURIDICTIONNELLE 1. Hésitations humaines et assistance divine........ 2. Trois tâches du pouvoir juridictionnel corres­ pondant à divers modes de l’assistance divine...................................................... 3. La « proposition » de la révélation et « l’assis­ tance absolue » ........................................ 4. La « protection » de la révélation et les deux formes de « l’assistance prudentielle » .......... 5. Un texte de saint Thomas.............................. 6. L’« existence empirique » de l’Église et 1’« assis­ tance biologique » ..................................... 7. Caractères de l’assistance divine : elle est a) Extrinsèque, b) Analogique, c) Positive... 8. Définition de l’assistance divine ..................... 676 677 677 678 681 682 684 689 II. LA DIVISION MATÉRIELLE : MESSAGE SPÉCULATIF ET MESSAGE PRATIQUE DE L’ÉGLISE L Le pouvoir d’annoncer le vrai spéculatif........... 1. Le message spéculatif premier, ou les vérités garanties absolument....... 690 690 1278 FABLE DES MATIÈRES a) Le révélé explicite, 691. - b) Les dogmes, ou les vérités définies comme révélées, 692. (1. La tâche de conserver le dépôt, 694. - 2. La tâche de développer le dépôt, par voie d’« explication » ou d’« application », 694). c) Le cas des vérités définies irrévocablement, sans être définies comme révélées : « vérités infaillibles » et « faits dogmatiques », 698. (1. L’accord des théologiens, 698. - 2. Deux explications théologiques différentes, 700. 3. Conséquence de cette divergence sur la division du pouvoir juridictionnel, 703). d) Dans la proposition de ces trois classes de vérités, l’autorité de l’Eglise se borne à condi­ tionner la foi, elle ne saurait la fonder, 705. 2. Le message spéculatif secondaire, ou les vérités garanties prudentiellement................. 707 a) Ces vérités sont de deux sortes : incluses ou annexes, 708. — b) Existence d’une auto­ rité prudentielle, 714. - c) Elle intervient pour fonder l’assentiment religieux, 717. d) Deux formes de l’assistance prudentielle : l’une infaillible, l’autre faillible, 720. Excursus VI : La condamnation de Galilée........... 723 IL Le pouvoir d’annoncer le vrai pratique........... 732 1. Division des impératifs de la morale chré­ tienne . .... ..... .. .... 733 a) Les impératifs de l’ordre humain, 733. b) Les impératifs de l’ordre chrétien, 735. c) Tableau synoptique de ces divisions, 740. 2. Valeur des impératif prudentiels................... 742 A. Les impératifs d’intérêt général, 744. ( a) Radicalement, leur infaillibilité est abso­ lue, 744. - b) Formellement, leur infaillibi- TABLE DES MATIÈRES lité est prudentielle, 745. - c) Ce n’est pas soutenir qu’ils représentent nécessairement un maximum de prudence, 748. - d) Comment les définir et reconnaître ?, 749. e) Les commandements de l’Église, 750. - f) Le cas de l’approbation des ordres religieux, 751). B. Les impératifs d’intérêt particulier, 753. ( a) Leur nature, 753. - b) L’assistance pru­ dentielle faillible, 755. - c) Rapport des notions d’autorité et d’infaillibilité, 756). 3. Valeur des mesures d’ordre biologique....... a) Elles sont faillibles, 758. — b) Leur fragi­ lité apparaît davantage à mesure quelles se rapprochent du temporel, 759. - c) Si quel­ ques-unes sont erronées, ou trop particu­ lières, elles sont « ut in pluribus » bienfai­ santes, tantôt modératrices, tantôt adju­ vantes, 760. — d) « Le sens supérieur des opportunités », 767. III. Conclusions sur les pouvoirs juridictionnels.. 1. Les paroles évangéliques sur l'autorité juridic­ tionnelle désignent plusieurs pouvoirs dis­ tincts ..................................................... 2. On ne peut disjoindre ces pouvoirs................ 3. Leur degré de sainteté................................. 4. Rapports de l’enseignement juridictionnel et de la charité de l’Eglise.......................... 5. Le pouvoir juridictionnel influence directe­ ment l’Église et indirectement le monde...... 1279 Ί5Ί 771 771 772 774 774 775 TABLE DES MATIÈRES 1280 CHAPITRE VIII Quatrième division de la juridiction PERMANENTE : JURIDICTION PARTICULIÈRE ET JURIDICTION UNIVERSELLE SECTION I CONSIDÉRATIONS PRÉLIMINAIRES APOSTOLAT ET ÉPISCOPAT 1. Le Christ confère aux apôtres des pouvoirs exceptionnels ou extraordinaires et des pou­ voirs réguliers ou permanents : fondation immédiate de la juridiction permanente par le Christ.. ................................................. 2. Opinions de Bellarmin et de Suarez sur les pouvoirs d’ordre et de juridiction des apôtres 3. Points d’accord des théologiens : la juridiction extraordinaire des apôtres .......................... 4. Points de divergence : comment la juridiction extraordinaire contenait-elle la juridiction permanente : virtuellement ou formelle­ mentW · ····*·«··«············»·······*·»»·························»·····················!····»·♦··«·»··>».······· 5. Pierre a reçu immédiatement du Christ non seulement son pouvoir extraordinaire d’apôtre, mais encore son pouvoir perma­ nent transapostolique sur l’Église universelle 6. La juridiction permanente se distribue, en droit divin, sur deux plans, selon quelle est « par­ ticulière » ou « universelle »........................ 7. Les divisions dérivées, ou de droit canonique.. A A A A A 778 781 784 785 787 789 791 TABLE DES MATIÈRES 1281 SECTION II LA JURIDICTION PARTICULIÈRE PROPRE AUX ÉVÊQUES 1. Épiscopat unitaire ou collégial........................ 793 2. L’épiscopat, en droit divin, est préposé à une Église particulière...................................... 795 3. Les pouvoirs de l’évêque comme pasteur de son troupeau particulier................................... 797 4. L’état épiscopal est de soi un état de perfection . 802 5. L’évêque n’est chef, pasteur, fondement de son Église particulière, qu’au nom du Christ..... 803 SECTION III LA JURIDICTION UNIVERSELLE OU SOUVERAINE L Raison providentielle d’une juridiction souveraine 806 1. L’exigence monarchique est inscrite au cœur de l’Eglise locale, et, plus encore, de l’Eglise universelle.............................................. 2. La raison de cette exigence : l’Église, fondée autour d’un chef visible unique, doit se conserver en cette structure essentielle......... 3. Le témoignage dzi Nouveau Testament sur la primauté................................................ 4. Les trois âges du monde : l’âge de Pentecôte devait être l’âge de la primauté de Pierre.... 5. Le pouvoir du pape vient immédiatement du Christ ; le pouvoir de l’évêque, par l’inter­ médiaire du pape.................................... 6. Parenté profonde de ces deux pouvoirs........... 7. Le pouvoir particulier des évêques est réglé, et parfois limité, dans son exercice, par le pouvoir universel.......................................... 8. L’apostolicité de juridiction......................... 806 810 812 814 818 823 825 826 1282 TABLE DES MATIÈRES 9. Le mystère de l'incarnation dans son rapport avec l'eucharistie et laprimauté de Pierre.. 828 II. La juridiction suprême n’appartient pas « en propre » aux évêques................................... 830 1. La somme des juridictions particulières ήéqui­ vaut pas à la juridiction universelle........... 830 2. L'Eglise pendant la vacance du saint siège...... 833 III. Cependant la juridiction suprême est « parti­ cipée » par les évêques associés au souverain pontife et formant le collège épiscopal, dis­ persé dans le monde ou rassemblé en concile 835 1. La juridiction collégiale des évêques unis au pape... ..... ..... ................ 835 2. Ses fondements scripturaires......................... 837 3. Le collège épiscopal dispersé dans le monde : ses signes distinctif....................................... 840 4. Le collège épiscopal réuni en concile.............. 844 5- Ses membres sont mandataires du Christ, non des populations........................................ 848 6. L'Église des saints conciles œcuméniques........ 850 IV. La juridiction suprême tout entière est « d’abord » dans le pape seul....................... 852 1. Le pape, vicaire du Christ, non de l’Eglise..... 852 2. L’unique régime de droit divin..................... 853 3- La juridiction du pape est pastorale, c’est-à-dire plénière, immédiate, ordinaire ou propre.... 857 4. Le seul remède contre un mauvais pape: un texte de Cajetan sur la prière............. 861 V. Le successeur de Pierre est l’évêque de Rome.. 866 1. La liaison de l’épiscopat universel et de l’épisco­ pat romain nous semble avoir pour sens de manifester la succession apostolique.......... 866 2. Cette liaison était imprévisible ; elle s’accomplit TABLE DES MATIÈRES par absorption; elle nous paraît, en droit sinon en fait, indissoluble........................ J, Deux opinions extrêmes : liaison non indisso­ luble ; liaison indissoluble même en fait..... 4. « Église romaine » : nom d'humilité, mais aussi de miracle............................................... 5. Le pape comme tel est romain, jamais Italien ; seul il ne peut être sujet d'aucun État; en quel sens sa soiiveraineté est « étrangère »........... 6. Sur la coïitume présente de choisir le pape parmi les cardinaux italiens..................... 1283 870 875 878 879 890 VI. La définition vaticane de l’infaillibilité.......... 1. Les différentes formes de l'assistance chez le pape 2. La définition vaticane................................. 3. Elle était contenue dans l'Évangile................ 4. Infaillibilité n'estpas impeccabilité............... 5- Signes de la croyance à l'infaillibilité de l'évêque de Rome.......................................... 898 6. La forme de certitude de l'infaillibilité avant la définition vaticane........................... 902 Z Le pape pouvait-il définir sa propre infailli­ bilité ?............................................ 903 8. Les marques d'un enseignement infaillible..... 9. La crainte humaine de l'infaillibilité........... VIL La cité pontificale...................................... 1. Une solution contingente du problème de l'in­ dépendance des papes............................... 2. Souveraineté apostolique ou canonique et prin­ cipat politique......................................... 3. Le sujet de la souveraineté apostolique est par nature indépendant................................. 4. Son indépendance radicale et inaliénable.. ~... 5. C'est au pouvoir apostolique de fixer les condi­ tions de son exercice normal...................... 890 892 894 897 905 906 907 907 908 909 909 910 1284 TABLE DES MATIÈRES 6. Droit apostolique à un principat civil........... 7. Caractère sacré de ce principat..................... 8. Il comporte le principat politique suprême..... 9. Le dominium territorial...................... ........ 10. Les deux formes de la cité pontificale : les anciens Etats de l Eglise............ „.............. 912 916 918 918 921 a) Leur apparition, 921. - b) Pouvoir tem­ porel de type sacral, 924. — c) Son caractère spirituel lui vient par juxtaposition, 926. d) Le pape défend ses droits comme pontife et comme prince, 927. — e) Le principat temporel est par essence limité, 930. - f) Un État ecclésiastique à Jérusalem ?, 932. - g) Le pape suzerain, 933. — h) Le vicaire du Christ pouvait-il être prince ? 934. - i) L’usage du pouvoir princier, 936. - j) La pensée de saint Bernard, 939. - k) La leçon de l’Évangile, 940. - 1) L’écroulement des anciens États de l’Église, 943. 11. Le nouvel état pontifical............................ 946 a) Tradition et innovation, 946. - b) Spiri­ tualisation de l’État pontifical, 948. - c) Un renversement des rôles, 949. 12. La pompe romaine..................................... 952 VIII. Conclusion. — Manifestation de la primauté romaine... —............. 954 1. La primauté dans la conscience de Pierre, dans celle du siège de Rome, et dans celle du reste de ΓÉglise.............................. 954 2. La manifestation de la primauté reste, au début, partiellement limitée............. ........ 956 3. Décalage qui se produit en Orient, lorsqu'on passe du régime extraordinaire de Papostolat au régime ordinaire du pontificat................ .... 956 TABLE DES MATIÈRES 4. Trois régimes canoniques simultanés dans TÉglise des premiers siècles............................ 5. La primauté romaine n exclut pas un plura­ lisme canonique, simultané ou successif; elle s est accommodée de solutions imparfaites.... 6. La proclamation vaticane, hâtée par le schisme, éclaire pleinement lÉvangile.................... 7. Juridictionnellement, cest le pape ; mais absolu­ ment, cest TÉglise qui est plus grande........ Excursus VII : La primauté de Pierre dans l’Évangile Excursus VIII : L’élection du pape........................ Excursus IX : Lamission du pontificat................. Excursus X : L’origine et la transmission du pou­ voir politique.................................... 1285 958 961 963 964 965 974 980 984 CHAPITRE IX L'unité et l'action i. de la hiérarchie l’unité de la hiérarchie 1. Le pouvoir d’ordre dépend du pouvoir de juri­ diction ........................... ......................... 2. Le pouvoir de juridiction dépend à son tour du pouvoir d’ordre........................................ 3. L’unicité de la hiérarchie : un Dieu, un Christ, une hiérarchie.......................................... 4. L’indivisibilité de la hiérarchie. Dévotion à la hiérarchie ................................................ 5. Les trois caractères de la hiérarchie : continuité, instrumentalité, connaturalité.................... 6. Définition générale de la hiérarchie................ 7. Hiérarchie de l’exil et hiérarchie de la patrie.... 8. La Vierge et la hiérarchie............................... 1000 1002 1005 1007 1009 1015 1016 1019 1286 TABLE DES MATIÈRES II. ACTION INDIRECTE DE LA HIÉRARCHIE DANS LE MONDE 1. Les survivances du pouvoir d'ordre................ 1022 2. Les survivances du pouvoir de juridiction....... 1024 a) La présence dune juridiction partielle et empruntée.... .......................................... 1024 b) Les effets indirects du pouvoir juridictionnel.. 1031 III. ACTION DIRECTE DE LA HIÉRARCHIE SUR L’ÉGLISE L La conformité au Christ et l’âme créée de l’Église 2. L’Église corédemptrice................................... 3. Ame créée et âme incréée de l’Église............... Excursus XI : La hiérarchie dans le livre de Moehler sur “l’unité dans l’Église”.............. I. L’idée-mère du livre : l’Église organisme de l’amour, 1044. — IL Pourquoi l’Église croy­ ante se reconnaît-elle dans la hiérarchie ? 1049. - III. Tentative infructueuse de Moehler pour faire sortir de la charité l’orga­ nisation hiérarchique, 1054.— IV. Conclu­ sions, 1060. 1036 1038 1042 1044 CHAPITRE X L’apostolicité, propriété et note DE LA VÉRITABLE ÉGLISE I. L’APOSTOLICITÉ CONSIDÉRÉE COMME PROPRIÉTÉ 1. « Église apostolique », nom de plénitude......... 1063 2. Médiation apostolique et succession apostolique 1064 '['ABLE DES MATIÈRES 1287 y La vertu d’apostolicité .................................... 1066 4 La propriété d’apostolicité, considérée dans l’Eglise croyante.................................. 1067 La propriété d’apostolicité, considérée dans l’Église à la fois croyante et enseignante... 1068 5. L’apostolicité comme objet de foi ................... 1069 II. l’apostolicité considérée COMME SIGNE DE LA VÉRITABLE ÉGLISE 1. Remarques préliminaires................................ 1070 L Les propriétés sont mystérieuses, les notes mira­ culeuses ........................................... 1070 2. La connexion métaphysique de toutes les pro­ priétés et de toutes les notes................ 1072 3. La place des propriétés et des notes dans le traité de LÉglise............................................... 1073 4. Les notes peuvent-elles apparaître imparfaite­ ment dans les Églises dissidentes ?............... 1073 5. L’apostolicité comme note............................ 1074 2. L’apostolicité comme signe mixte, ou l’argu­ ment de prescription.................................. 1075 1. La continuité signe certain de vérité.............. 1076 2. Deux signes de la rupture : a) dissidence (quod ubique), b) innovation (quod semper)..... 1076 3. Témoignages qui en appellent à la continuité de la doctrine ou de la hiérarchie................... 1086 4. La preuve de la succession apostolique considé­ rée comme restreinte au pouvoir d’ordre seul, ou comme étendue à la juridiction............. 1092 5. Le modernisme et l’argument de prescription .... 1097 3. L’apostolicité comme signe pur, ou le miracle de la constance de l’Église.......................... 1100 L Constance de la hiérarchie........................... 1103 1288 TABLE DES MATIÈRES 2. Constance de la doctrine.............................. 1105 3. Constance de la communion sociale.............. 1107 III. l’apostolicité de l’église ÉTAIT PROPHÉTISÉE 1. Le Nouveau Testament prédit une hiérarchie à la fois cultuelle et pastorale.................... .... 1112 2. Réalisation générale de cette prophétie dans 1 Eglise........... ............ .............................. 1115 3. La prophétie de Pierre............................ ....... 1117 Excursus XII : L’apostolicité, raison de la conver­ sion de Newman au catholicisme........ 1122 Fragments de deux allocutions de Pie XII sur les rapports de ΓEglise et de la communautépolitique.......................... 1133 ANNEXE I : 1. Relations entre l’Église et l’État, 1133. 2. Communauté juridique des peuples et tolérance civile de l’erreur religieuse, 1137. Les Pouvoirs hiérarchiques chez les Apôtresy le Papey les Evêques.................. 1143 ANNEXE II : 1. Deux temps de l’Église : temps aposto­ lique et temps postapostolique, 1143. - 2. Le pouvoir d’ordre, 1144. - 3. Le pouvoir juridictionnel, agissant comme une cause seconde, demande à être secouru par des grâces prophétiques, 1144. - 4. La juri­ diction extraordinaire destinée à fonder l’Église: l’âge apostolique, 1145. - 5. La juridiction ordinaire destinée à conserver l’Église : pontificat suprême et épiscopat subordonné, 1146. - 6. Passage de l’âge apostolique à l’âge postapostolique, 1148. I TABLE DES MATIÈRES 1289 - 7. Distinction du pouvoir juridictionnel ordinaire en pouvoir déclaratif et pouvoir canonique, 1149. - 8. Est-ce par la médiation du souverain pontife, ou immédiatement, que l’épiscopat subor­ donné relève du Christ? 1151. - 9. La juridiction de l’Église est au service de la charité de l’Église : l’infaillibilité « in docendo » est au service de l’infaillibilité «in credendo», 1156. — 10. La juridic­ tion suprême tout entière est « d’abord » dans le pape seul, 1157. - 11. La juridic­ tion suprême est « participée » par les évêques associés au souverain pontife et formant le collège épiscopal, réuni en concile, ou dispersé dans le monde, 1164. - 12. La juridiction particulière des évêques, 1169. — 13. Peut-on dire que l’évêque « représente » son Église, que le corps épiscopal et finalement le pape « représentent » l’Église universelle ?, 1171. - 14. Les sources scripturaires, 1172. - 15. Conclusion, 1173. TABLES ET INDEX Table alphabétique............................................. 1177 Index des noms................................................. 1247 Table des matières.............................................. 1265