Édition établie par René et Dominique Mougel Sous la direction de : Mgr Pierre Mamie, évêque émérite, président de la Fondation du Cardinal Journet R.P. Georges Cottier, o.p. théologien de la Maison Pontificale ŒUVRES COMPLÈTES DE CHARLES JOURNET L’ÉGLISE DU VERBE INCARNÉ ESSAI DE THÉOLOGIE SPÉCULATIVE VOLUME II SA STRUCTURE INTERNE ET SON UNITÉ CATHOLIQUE (Première partie) Édition publiée par la Fondation du Cardinal Journet Éditions Saint-Augustin /7P .77/ MF v. t i Publié avec la participation financière de la Fondation Louis Cergneux AVERTISSEMENT DE L’ÉDITEUR I. Note sur l’édition du présent volume 1. Pour reproduire ici la deuxième édition du tome II de L'Église du Verbe incarné, parue en 1962, nous avons été amené, par l’ampleur de l’ouvrage, à le répartir en deux volumes : la première partie occupe le présent volume, les 2e et 3e parties ainsi que la table alphabétique sont réservées au volume suivant. 2. Les principes généraux qui ont présidé à l’édition de ce volume sont les mêmes que ceux indiqués dans le premier volume, aux pages XVII-XVIII duquel on voudra bien se reporter. IL Notice bibliographique Le tome II de L'Église du Verbe incarné, dont l’intro­ duction est datée du 24 juin 1950, a paru en 1951. Imprimé en Belgique pour la « Bibliothèque de la Revue thomiste », aux Editions Desclée De Brouwer et Cie, comme le premier tome, XLVIII + 1396 pages. Nihil obs­ tat signé par Henri Marmier, Fribourg, le 25 janvier 195L et imprimatur de Romain Pittet, vicaire général, Fribourg, 29 janvier 1951. VI AVERTISSEMENT DE [.’ÉDITEUR Deuxième édition, revue et augmentée, chez le même éditeur en 1962, XLVIII + 1412 pages. Nihil obstat et imprimatur par les mêmes que la lère édition, respective­ ment datés des 6 et 8 décembre 1961. Achevé d’impri­ mer à Bruges le 30 mars 1962, trois mois avant la troi­ sième édition augmentée du tome I. De nombreuses parties de l’ouvrage ont d’abord paru, souvent sous la forme d'une première version, dans diverses revues ou autres publications. Nous réservons à la bibliographie critique, qui complétera l’édition des Œuvres Complètes, le repérage et l’examen détaillé de ces publications. III. Sommaire Introduction .......... ....... _............................ -............ 9 Prologue du 2cmc Livre.............. ..................................... 65 lcrc Partie : La structure interne de ΓÉglise : le Christ, la Vierge, ΓEsprit Saint I: Généralités sur l’Église...................................... 69 L’Eglise mystérieuse et visible, 69. Synonymes du nom d'Église, 137. La tête de l’Église, 202. II : Le Christ tête de l’Église............... —.....-..... 209 L’Église, prémices de l’univers rassemblé dans le Christ, 209. AVERTISSEMENT DE 1,’ÉDÏTEUR VII Le Christ, personnalité mystique rédemp­ trice de l’Eglise, 344. Le Christ, personnalité mystique efficiente de l’Église, 408. III : La Vierge est au cœur de l’Église.................. 651 La Vierge rattache le Christ à la race humai­ ne : c’est la raison de ses privilèges, 651. La Vierge prototype de l’Église, 668. La place de la Vierge dans le temps de l’Église, 732. IV : L’Esprit divinisateur de l’Église....................... 759 Les missions des personnes divines, 759. L’Esprit Saint, principe extrinsèque ou per­ sonnalité efficiente de l’Église, 786. L’Esprit Saint, hôte de l’Église par la pré­ sence d’inhabitation, 844. L’Esprit Saint, âme incréée de l’Église, 862. Rapports de l’âme incréée de l’Église et de son âme créée, 881. V : Définitions Index des majeures de l’Église...................... 953 noms 985 [dans le volume suivant :] 2ème Partie : Les parties composantes de ΓÉglise : Pâme créée et le corps de l’Église 3cme Partie : Propriétés de l’Église en tant que compo­ sée d’âme et de corps AUGUSTINO THOMAE JOANNI A CRUCE DOCTORIBUS ATQUE VIRGINI SENENSI NIHIL OBSTAT : Friburgi Helv., die 6 decembris 1961, in festo S. Nicolai H. Marmier, censor. IMPRIMATUR : Friburgi Helv., die 8 decembris 1961, in festo Immac. Conceptionis B. Mariae Virginis R. Pittet, vic. gen. Dotata Patris gloria, Respersa Sponsi gratia, Regina formosissima... II. SA STRUCTURE INTERNE ET SON UNITÉ CATHOLIQUE PRÉFACE À LA SECONDE ÉDITION Nous avons apporté quelques menues corrections et améliorations au texte de la première édition. Signalons deux points plus importants. Le premier concerne l'origine des grandes déviations religieuses. Il est certes hors de doute, nous l’avons dit1, que le péché d’infidélité, ou d’hérésie, ou de schisme se rencontre au principe des formations religieuses aberrantes. Il peut se faire pourtant que celui de qui une hérésie prendra le nom n’ait jamais cessé d’appar­ tenir ouvertement à l’Église : Jansénius est mort évêque d’Ypres. Il peut se faire encore que le fauteur principal d’un schisme ou d’une hérésie dont les conséquences seront durables se réconcilie lui-même personnellement avec l’Église : c’est apparemment le cas de Photius. Mais peut-il se faire que le fondateur d’une religion aberrante soit de bonne foi, qu'au principe même d'une déviation reli­ gieuse il y ait non pas un péché contre la foi, mais une erreur invincible en matière de foi~> A cette question, - nous l’avons posée dans Théologie de ΓEglise, 1957, p. 337 [ch. IX, § 3], - il nous semble qu’il faille répondre affirma­ tivement ; et que tel pourrait être, par exemple, le cas de Mahomet. Mais il est clair qu’en de telles matières l’his­ toire n’offrira guère que des conjectures. Le second point concerne VIslam. Nous l’avons caractérisé2, comme une 1. [Page 800 des deux premières éditions; dans le vol. III présente édition : ch. VI, Section II : « Déchirures de l’Église », section III : « L’infidélité », § I : « Le péché d'infidélité... »] 2. [Page 809 des deux premières éditions ; dans le vol. III présente édition, loc. cit., § II, n° 3 : « Les déviations religieuses chrétiennes... »] de la sous- de la post­ 6 PRÉFACE semi-dissidence du christianisme. Bien que les raisons que nous avons données ne soient pas, à nos yeux, dénuées de toute valeur, il nous paraît, maintenant, qu’on tient une vue plus exacte et plus précise de l’Islam en le considérant comme une sorte de reprise volontaire et tardive, après six siècles, d’un judaïsme qui a méconnu son Sauveur, et c’est dans cette perspective que nous l’avons présenté dans Théologie de l'Église, p. 342 [ch. IX, § 3]. C’est sous l’action de l’Esprit que, dans le Livre des Actes, l’Eglise naît et se développe. Il la conduit comme le Verbe a conduit l’humanité du Christ. Le Verbe se ter­ mine au Christ qui est l'Époux, comme l’Esprit à l’Eglise qui est l’Épouse. Mais non de la même manière. D’une part, il s’agit d’une union hypostatique, d’autre part d’une union d’efficience et d’inhabitation. Pour rappeler à la fois la ressemblance et la dissemblance de ces deux unions, on pourra parler de l’Esprit saint comme étant en quelque sorte la Personnalité efficiente suprême de l’Eglise (cf. p. 414). Sans doute le Verbe lui-même agit par sa nature humaine en faveur de l’Eglise ; mais tandis que certains effets de son action lui sont attribuables per­ sonnellement et en propre, d’autres, au contraire, ne lui sont plus attribuables que causalement et par appropria­ tion. Essayons de préciser ce point. Toutes les actions que le Christ accomplit par son humanité sont théandriques, c’est-à-dire divino-humaines. Ce sont des actions du Verbe, mais qui se déploient hors de la divi­ nité, ad extra. On dira quelles sont posées par le Verbe, mais causées par la Trinité tout entière ; tout comme on dit que la nature humaine du Christ appartient au Verbe seul, est assumée par le Verbe seul, est enracinée dans le Verbe seul, mais est causée et conservée dans l’être par la Trinité tout entière. Précisons, cela peut contribuer à dis­ siper les obscurités, que si la causalité exercée par la PRÉFACE 7 Trinité sur la nature et les activités humaines du Christ remonte ex aequo aux trois personnes divines, cette cau­ salité tant quelle est référée soit au Père, soit à l’Esprit saint, reste extrinsèque à l’humanité du Christ, tandis qu elle est intrinsèque à cette même humanité quand elle est référée au Verbe qui seul se l’est unie hypostatiquement. Sous cette influence causale la nature humaine du Christ peut se comporter de deux manières : Ou bien l’humanité du Christ agit sous la motion divine comme une cause seconde, par exemple quand le Christ prie, supplie, satisfait, etc. : voilà l’ordre de la « médiation ascendante ». Ou bien l’humanité du Christ agit sous la motion divine comme une cause instrumen­ tale, par exemple quand le Christ fait des miracles, com­ munique la grâce, etc. : voilà l’ordre de la « médiation descendante ». Arrêtons-nous à cette médiation descendante. L’humanité du Christ peut alors agir instrumentalement, par exemple pour accomplir quelque miracle', l’eau changée en vin, la guérison du paralytique, la résurrec­ tion de Lazare. Alors l’effet ultime est posé par le Verbe, et, bien que causé par les trois personnes divines, il est référible immédiatement au Verbe, il a pour sujet d’attri­ bution immédiat le Verbe. Mais l’humanité du Christ peut agir instrumentale­ ment sur des libertés, mouvoir des personnes, libres d’ac­ quiescer ou de résister à ses motions, capables d’agir comme causes secondes, sous leur propre responsabilité. Alors les effets ultimes, savoir les actes de la vie chré­ tienne, sont référibles immédiatement, non plus au Verbe, mais aux personnes libres interposées, ils sont posés par elles. Et sans doute tout l’être, toute la bonté de ces effets remonte comme à sa Cause première effi­ ciente à Dieu, aux trois personnes divines. Mais l’Eglise n’est pas, comme l’humanité du Christ, unie hypostati- 8 PRÉFACE quement au Verbe ; en causant efficiemment son com­ portement et la sainteté de ses démarches, le Verbe ne lui est pas intrinsèquement uni, il agit sur elle au même titre que les deux autres personnes, extrinsèquement. On dira, dès lors, que la Trinité tout entière, et par attribu­ tion ou appropriation l’Esprit saint, - qui, au jour de Pentecôte, descend sur elle pour l’ébranler et lui donner son élan irrésistible, - est la Cause efficiente, suprême, la Personnalité efficiente ou sanctificatrice suprême de l’Église. Pour ne pas troubler l’ordre de la pagination, nous avons renvoyé en Annexes deux textes concernant l’ap­ partenance à l’Eglise et l’axiome « Hors de l’Eglise pas de salut». Le premier de ces textes, document officiel de grande importance, que nous donnons en traduction, est une Lettre du Saint-Office à Son Exc. l'archevêque de Boston, datée du 8 août 1949, mais qui n’a été rendue publique que le 4 septembre 1952. L'Annexe II essaie, le plus nettement et simplement possible, en tenant compte non seulement des personnes individuelles, mais aussi des formations religieuses chrétiennes ou non chré­ tiennes dans lesquelles ces personnes se trouvent insérées, de répondre, encore une fois, à la question : Qui est membre de l’Eglise ? Fribourg, 10 novembre 1961 Ch. Journet INTRODUCTION Que l’Eglise, fondée par le Christ et animée par fEsprit saint au jour de Pentecôte, est issue d’une hiérar­ chie remontant aux apôtres et méritant le nom d’aposto­ lique, c’est le point développé dans un premier livre. Il fallait tout d’abord, en effet, insister sur la causalité ministérielle des pouvoirs d’ordre et de juridiction sans lesquels l’Eglise ne pourrait subsister ici-bas, et montrer comment cette causalité ministérielle fait dériver jusqu’à nous la vertu des causes transcendantes de l’Eglise, à savoir de l’humanité du Christ et de la Trinité tout entière. Il n’était pas encore temps d’expliquer comment ces causes transcendantes elles-mêmes sont pour l’Eglise plus que des causes, et comment leur rapport à l’Eglise déborde par sa richesse le concept d’efficience : cela est une partie de notre tâche actuelle. Toute la doctrine de l’Eglise est engagée dans ce premier livre : rien de ce qui est dit du rapport de l’Eglise à la hiérarchie ne peut être retiré ; et tout ce qui reste encore à dire de l’Eglise, à savoir le principal, doit s’y trouver en germe et comme précontenu. La dépendance nécessaire de l’Eglise à l’égard de la hiérarchie ayant été, et cela se comprend, le point le plus violemment attaqué par ceux qui se sont séparés d’elle au cours des âges, est, pour la même rai­ son, le point de l’ecclésiologie qui a fini par retenir davantage l’attention des controversistes et des auteurs de manuels. Un grand nombre de traités modernes de l’Eglise se sont contentés d’être des traités de la hiérar­ chie ecclésiastique. Pourtant la hiérarchie est la cause ministérielle de l’Eglise, elle n’est pas toute l’Eglise, ni 10 INTRODUCTION même sa pan la plus précieuse. Certains théologiens, qui soudain s’en sont aperçus, ont pensé juxtaposer au traité de l’Église un traité du corps mystique du Christ. Et leurs successeurs, qui demain prendront soudain conscience de la part de l’Esprit saint dans la sanctifica­ tion du monde, proposeront peut-être de juxtaposer au traité du corps du Christ un nouveau traité de pneumatologie. Faute de synthèse rhéologique, ΓÉglise apparaî­ trait ainsi comme morcelée en trois traités. Pourtant elle n’est intelligible que si elle est à la fois et identiquement tout cela : issue de la hiérarchie, corps du Christ, lieu d’inhabitation de l’Esprit, ubi Petrus..., ubi Christus..., ubi Spiritus..., ibi Ecclesia. Ce deuxième livre, où nous abordons l’étude de la structure interne de l’Église, commence par quel­ ques vues générales (chapitre I). Tout d’abord, il n’y a pas à choisir entre une Église société visible et juridique et une Église communauté spirituelle et mystique, pas plus qu'il n’y a à choisir entre le Christ visible de l’histoire et le Christ mystique de la foi. Ces dichotomies entre le mystérieux et le visible, le spirituel et le corporel sont la conséquence d’une aberration initiale qui empêche de voir que l’Évangile nous propose, dans le fait du Verbe incarné et de son Église, non pas un spiritualisme de la séparation de la matière et de l’esprit, mais un spiritua­ lisme de la transfiguration de la matière par l’esprit. A la ressemblance du Christ, l’Église est mystérieuse et visible ; il est visible quelle porte quelque immense mys­ tère, et le mystère quelle porte éclaire son enveloppe visible. Il apparaît même, au cours de son développe­ ment, quelle est d’autant plus transparente et dégagée du temporel que le progrès du temps lui permet de se former plus parfaitement son propre corps spécifique : sous la loi mosaïque, elle s’appuyait encore sur les sub­ INTRODUCTION 11 structures ethniques et culturelles d’Israël, sous la loi nouvelle, elle peut devenir pleinement transethnique et transculturelle ; au moyen âge l’indépendance du souve­ rain pontife était assurée par l’organisation politique des grands États de l’Église, aujourd’hui la petite cité vaticane y suffit. Ensuite il importait de rappeler que les noms d’Église, de corps du Christ, de royaume de Dieu, de cité de Dieu, de communion des saints, sont synonymes. Ce sont des vues différentes d’une seule et identique réalité. Pour saint Augustin, pour saint Thomas, pour les anciens, l’Église est le corps du Christ, l’Église est le royaume de Dieu, l’Église est la cité de Dieu, l’Église est la communion des saints. Dire, comme plusieurs écri­ vains modernes l’ont fait, que l’Église n’est pas le corps du Christ, que l’Église n’est pas le royaume de Dieu, que l’Église n’est pas la cité de Dieu, c’est mutiler l’Église et obscurcir le concept d’Église. Mais ces noms d’Église, de corps du Christ, de royaume de Dieu, de cité de Dieu, de communion des saints, sont aptes à signifier l’Église sous ses deux états : sous son état présent où elle est cru­ cifiée, sous son état futur où elle sera glorieuse. La voie est libre pour étudier les rapports de l’Église et de sa tête, le Christ (chapitre II). Dieu, qui est tout-puis­ sant et infiniment bon, n’aurait jamais permis la catas­ trophe de l’état d’innocence s’il n’avait gardé, dans les profondeurs de sa puissance et de son amour, la res­ source de faire sortir, des ruines de l’univers de création, dont le chef visible était une pure créature, un univers de rédemption, tragique certes, mais au total meilleur, dont le chef visible sera le Verbe fait chair. Autant le second Adam l’emporte sur le premier, autant l’univers de rédemption l’emporte sur l’univers de création. Cet uni­ vers de rédemption sera consommé plus tard dans la 12 INTRODUCTION lumière de la gloire du Christ ; il commence de se for­ mer ici-bas, au lendemain de la chute, dans le sang de la croix du Christ. Avant d’être la plénitude d’un nouvel univers rassemblé dans la gloire du Christ, l’Église est les prémices d’un nouvel univers rassemblé dans la croix du Christ. Aux Pères et aux Théologiens qui scrutent l’Écriture, le mystère de l’Eglise, essentiellement distinct du mystère d’un peuple de Dieu dans l’état d’innocence, apparaît comme un épanchement du mystère de l’incarnation rédemptrice. Le Christ réconcilie le ciel et la terre par une double médiation dans laquelle l’Eglise, qui est son corps, se trouvera tout entière engagée : la médiation d’interces­ sion, qui monte vers le ciel ; et la médiation de dériva­ tion, qui descend vers le monde. Celui qui, par les actes de son humanité, adore, supplie, mérite, satisfait, rachète le monde (médiation ascendante), c’est le Verbe incarné. A sa supplication infinie et divino-humaine est suspen­ due la supplication de toute l’Eglise et la supplication de tous ceux qui, de près ou de loin, consciemment ou inconsciemment, dans le passé, le présent ou l’avenir, sont à quelque titre membres de cette Eglise. L’intercession du Christ absorbe en elle, pour l’incorpo­ rer à son élan ascensionnel, l’imploration de tout le genre humain. En conséquence, on devra dire que l’Église entière ne forme plus, avec le Christ, qu’une seule personne morale suppliante, laquelle est rédemp­ trice dans le Christ, qui est la tête, et pourra deve­ nir corédemptrice dans l’Église, qui est le corps. Le sujet suprême de cette personne morale suppliante, auquel se suspend toute la supplication de l’Église, c’est, en propre, la personne du Verbe incarné. Ce n’est pas aux personnes divines du Père et de l’Esprit saint, c’est à la seule personne du Verbe incarné que se suspend ultime­ ment, pour être exaucée par toute la Trinité, la supplica- INTRODUCTION 13 tion de l’Eglise. Si l’Église suppliante n’est, avec le Christ suppliant, qu’une seule personne morale suppliante, qu’une seule personne mystique suppliante, sa personna­ lité morale suprême, sa personnalité mystique suprême, de qui lui vient sa plus haute force suppliante, c’est la personne du Verbe incarné. C’est lui qui, par la valeur inépuisable de sa prière divino-humaine, la soutient dans la ligne de la supplication, du mérite, de la satisfaction, bref de la participation à la rédemption. Il est la per­ sonnalité mystique rédemptrice de l’Église. Elle en est persuadée, et c’est en lui quelle adresse à la Trinité toutes ses demandes. A la supplication divino-humaine du Verbe incarné et cloué sur la croix, la Trinité tout entière répond en fai­ sant descendre sur le monde, moyennant l’humanité du Christ (médiation descendante) les dons qui formeront l’Eglise. La Trinité est donc la cause première, la person­ nalité efficiente suprême de l’Église ; la sainte humanité du Christ, quelle utilise comme un instrument mer­ veilleusement intelligent, aimant, libre, plein de grâce et de vérité, plein de pardons et de tendresses, et à la res­ semblance duquel sera configurée toute l’Église, peut être appelée la personnalité mystique efficiente instru­ mentale de l’Église. Et puisque le Christ est roi, prêtre et sauveur, c’est à la ressemblance de sa royauté, de son sacerdoce et de sa charité qu’il va marquer l’Église, ne faisant plus avec elle qu’un seul vivant, qu’une seule per­ sonne mystique inondée des grâces d’en haut. En la tou­ chant par son influx royal et prophétique, il lui donne d’annoncer sans défaillance, jusqu’à la fin du temps, la plénitude du message évangélique ; en la touchant par son influx sacerdotal et cultuel, il lui donne de célébrer validement, jusqu’à la parousie, le culte inauguré par le sacrifice de la croix et l’institution des sacrements de la loi nouvelle ; en la touchant par son influx sanctifiant, il 14 INTRODUCTION la remplit du plus beau des dons créés, à savoir d’une grâce pleinement christique, qui la connaturalise si mer­ veilleusement avec lui, quelle se voit ici-bas entraînée après lui dans le sillage de sa vocation rédemptrice. Ainsi le Christ, comme homme, est la personnalité mystique de l’Église de deux manières bien distinctes. Dans la ligne de la médiation ascendante (causalité morale), il est la personnalité rédemptrice suprême, à laquelle se suspend toute la supplication de l’Eglise, car c’est le Verbe, ce n’est ni le Père ni l’Esprit saint, qui s’est incarné, qui a supplié, mérité, satisfait pour le salut du monde. Dans la ligne de la médiation descendante (cau­ salité physique), il est personnalité efficiente instrumen­ tale ; la personnalité efficiente suprême, ce sera le Christ en tant même que Dieu, conjointement avec le Père et l’Esprit saint, c'est-à-dire la Trinité tout entière. Le Christ est l’Époux. L’Épouse, ici-bas, dans sa réali­ sation personnelle, qui est exceptionnelle et momenta­ née, c’est la Vierge ; dans sa réalisation collective, qui est normale et durable, c’est l'Église (chapitre III). Une des hardiesses de la rédemption devait être de tirer le Rédempteur de la descendance même de l’homme déchu. En « notre sœur Marie », le second Adam se rat­ tache au premier. C’est la raison de ses privilèges. Elle sera digne Mère d’un Dieu rédempteur : non pas d’une manière seulement corporelle et sans comprendre de quel mystère il s’agit ; mais, c’est la signification sublime du récit de l’Annonciation, en claire connaissance de cause et préparée par la grâce pour une si prodigieuse mission. Digne mère d'un Dieu rédempteur de tous les hommes: quiconque, guidé par la foi de l’Église, aura pénétré assez avant dans le sens de cette révélation, y trouvera la prémisse dont se déduisent, non point par d'inefficaces arguments de convenance, mais par voie INTRODUCTION 15 d’authentique inclusion, les prerogatives de l’immaculée Conception, de la corédemption universelle, de l’Assomption, qui font de la Vierge le prototype de l’Église. Les chrétiens sont rachetés par la rédemption du Christ, mais aucun d’eux n’est toujours et tout entier sans péché. L’Église, comme tout collectif, est rachetée en un sens plus haut ; elle contient sans doute beaucoup de pécheurs, mais en raison des dons divins qui subsis­ tent encore en eux : elle laisse en dehors d’elle tous leurs péchés. A la ressemblance du Christ, elle est toujours et tout entière exempte de péché, « sans tache ni ride ni rien de semblable, mais sainte et immaculée ». Voilà sa loi profonde, qui la tient au-dessus de chacun même de ses plus grands saints. Elle voudrait la réaliser dans cha­ cun de ses membres, que chacun d’eux fût toujours et tout entier sans péché. Elle y tend comme vers une limite, ici-bas inaccessible. Or, cette loi de l’Église d’être toujours et totalement sans péché est, dès ici-bas, la loi de la Vierge. La limite vers laquelle l’Église tend en cha­ cun de ses membres est atteinte dans la Vierge. D’aucune personne, d’aucun saint il n’est vrai de dire qu’il est aussi pur que la collectivité de l’Église. Mais de la Vierge, cela est vrai. Digne mère d’un Dieu rédemp­ teur, cela comporte chez la Vierge toute la pureté com­ patible avec sa rédemption par la croix du Christ. Dès que la notion de rédemption préventive, préservatrice du péché originel, aura été avec le progrès du temps déga­ gée, il apparaîtra que la Vierge ne sera digne mère de Dieu que si elle est exempte même du péché originel. Ainsi la loi de totale pureté reste irréalisée même dans les plus grands saints ; mais elle est réalisée d’une manière collective, dans l’Église sans tache ni ride ; et d une manière personnelle, dans la Vierge, qui condense en elle seule toute la pureté de l’Église. Dans le Christ, qui est le 16 INTRODUCTION Chef de LÉpouse, la loi de totale pureté est réalisée, non plus par dérivation et participation, mais en source. La conversion d’Augustin est suspendue à la prière de Monique, elle-même suspendue à la prière du Christ en croix. Qu'on ne dise pas que Monique ne porte rien ; qu’on ne dise pas non plus que, ce que porte Monique, le Christ n’a pas à le porter. La médiation corédemptrice des chrétiens (médiation du sujet interposé) porte vrai­ ment de très lourdes charges, mais pour autant quelle est elle-même totalement portée par l’unique médiation rédemptrice du Christ, qui porte tout et n’est portée par rien, sur qui pèse finalement tout le péché du monde (immédiation de charge). La médiation co rédemptrice de l’Église entière est plus haute que celle de chacun de ses membres ; elle est plus vaste, elle se renouvelle avec les générations, dure autant que le monde : en ce sens elle est universelle. Elle ne l’est pas de toute manière : le Seigneur enverra davantage d’ouvriers à sa vigne si nous l’en prions ; il en enverra pourtant, même avant que nous l’en priions ; la médiation corédemptrice de l’Église ne s’étend donc pas à l'universalité des dons faits par le Christ au reste du monde. Il en va différemment de la médiation corédemptrice de Marie. Elle ne sera digne mère d’un Dieu rédempteur du monde entier, qu’en étant associée à l’acte de la rédemption du monde, autant que le permettra sa condition de première rache­ tée par la croix du Christ. Si elle n’était rachetée que de la manière commune, elle ne serait corédemptrice que de la manière commune ; mais si elle est la première rachetée, par-dessus tout le reste de l'humanité, c’est pour être la première corédemptrice par-dessus tout le reste de l’humanité. En Marie seule, l’Église devient corédemptrice dans le Christ, de tout ce dont le Christ est l’unique rédempteur, à savoir de tous les hommes, qu’ils le sachent ou qu’ils l’ignorent, de ceux qui ont INTRODUCTION 17 vécu depuis le commencement du monde jusqu’au Christ, et de ceux qui vivent depuis le Christ jusqu’à la fin du monde. La grâce de ΓÉpoux, c’est la grâce du Christ, c’est-àdire la grâce en source, que les théologiens appellent la grâce capitale. La grâce de l’Épouse, ce n’est plus la grâce en source ; c’est la grâce, en tant quelle est reçue dans la créature, d’abord aimée, et à qui il est donné d’aimer en retour : à son suprême degré, c’est la grâce de la Vierge ; et c’est, ensuite, la grâce de tout le reste de l’Église. En ce sens, toute l’Église est mariale. La question de la place de la Vierge dans le temps de l’Église est introduite par l’image de l’Apocalypse. La Femme vêtue de soleil qui préexiste au Messie, le met au monde, et continue après l’Ascension de soutenir sur la terre les attaques du IDragon, c’est l’Église. Au temps de l’attente du Christ, dès après la chute, elle est en forma­ tion ; puis vient le moment où, tout entière rassemblée dans la Vierge, elle enfante le Christ, qui sera sa tête, c’est le temps de la présence du Christ ; enfin, au temps de l’Esprit saint, qui commence à Pentecôte, la grâce du Christ déborde sur les hommes et l’Église, qui est le corps, est constituée dans son acte achevé. Tous les contemporains du Christ se tiennent soit sur le versant de l’âge de l’attente du Christ comme Élisabeth, Siméon, Jean Baptiste ; soit sur le versant de l’âge de l’Esprit saint, comme les apôtres. Mais le moment où l’Église par la Vierge met au monde, non plus des enfants d’adoption, mais le Fils unique de Dieu, apparaît, du point de vue théologique, comme un sommet. Il est vrai que, chronologiquement, la Vierge est antérieure au Christ, et quelle sera visitée par l’Esprit saint au jour de Pentecôte. Pourtant, qualitativement, elle ne relève ni de l’âge de l’attente du Christ ni de l’âge de l’Esprit saint. Elle remplit à elle seule tout un âge de l’Église, l’âge de la 18 INTRODUCTION présence du Christ. Il s’ensuit que le don du Christ à son Église est réparti d’une autre manière au temps de la pré­ sence du Christ et au temps de l'Esprit saint. Au temps de l’Esprit saint, où l’Église est collectivité, le don total du Christ à son Épouse est reçu collectivement : c’est la collectivité de l’Église, qui est sans tache ni ride, sainte et immaculée. Au temps de la présence du Christ, où l’Église est tout entière ramassée en la Vierge, le don total du Christ à son Épouse est reçu personnellement : c’est la Vierge elle-même, qui est toujours et tout entière sans péché. Qu'on pense à la loi de corésurrection et d’assomption glorieuse dans le Christ : elle ne concerne l’Église du temps de l'Esprit saint, qu’en tant que celleci est un tout collectif : ce n’est que lorsque l’Église aura atteint sa pleine mesure à la fin du temps, quelle ressus­ citera tout entière, dans tous ses membres à la fois, pour être assumée dans le ciel. Mais cette loi de corésurrection et d’assomption glorieuse dans le Christ concerne l’Église du temps de la présence du Christ, en tant même que cette Église est tout entière rassemblée dans la personne de la Vierge : elle concerne la Vierge personnel­ lement, et c’est pourquoi sa résurrection et son assomption peuvent anticiper sur le rythme collectif du reste de l’Église, et se régler sur le rythme personnel de la desti­ née du Christ. Toujours nous retrouvons le même mystère. Dans la ligne des grandeurs de sainteté, qui constitueront seules la hiérarchie du ciel, la loi de conformité au Christ est réalisée plus intensément dans la seule personne de la Vierge, qui relève de l’âge de la présence du Christ, que dans toute la collectivité de l’Église qui, depuis Pentecôte, relève de l’âge de l'Esprit saint. Jamais l’Église, l’Épouse, n’est aussi intensément sainte qu’au temps du Christ, où les grandeurs de hiérarchie sont encore toutes repliées dans le Christ, et où, n’existant en INTRODUCTION 19 elle-même que dans le champ des grandeurs de sainteté, elle est représentée tout entière par la Vierge. Dans la structure interne de l’Eglise, où nous avons marqué le rôle du Christ comme homme, puis de la Vierge, comment caractériser le rôle suprême, celui du Christ comme Dieu et avec lui de la Trinité tout entière, ou par appropriation de l'Esprit saint. C’est ici le som­ met du traité de l’Église (chapitre IV). L’Église, qui est en préparation pendant l’âge de l’attente du Christ, atteint comme collectivité sa plénitude lors des deux missions visibles des personnes divines : la mission visible du Verbe, au jour de l’Annonciation, qui se ter­ mine au Christ, qui est la tête ; et la mission visible de l’Esprit, au jour de la Pentecôte, qui se termine à l’Église, qui est le corps. Il n’y avait jamais eu auparavant de mis­ sions visibles, et il n’y en aura plus jamais : le don de l’incarnation et le don de Pentecôte sont des dons suprêmes. L’Église est entrée désormais dans sa phase définitive, dans les « derniers jours » dont parlent si sou­ vent les apôtres, qui commencent ici-bas dans l’épreuve et qui s’éterniseront dans la gloire. Elle n’est pas délaissée par la Trinité : le Père ne cesse de se donner à elle dans le secret; il ne cesse de lui envoyer dans le secret les deux autres personnes, le Verbe et l’Esprit. Ces missions secrètes, invisibles, dont le rythme nous reste caché, qui ravivent le feu déposé initialement dans l’Église par les missions visibles et la rénovent dans la grâce, lui permet­ tent de continuer jusqu’à la parousie sa route qui passe entre les persécutions des hommes et les consolations de Dieu. Il apparaît déjà que, si l’Église est fondée par la mis­ sion visible du Verbe, qui lui donne sa tête, et par la mis­ sion visible de l’Esprit, qui lui donne son corps, c’est afin de pouvoir se référer tout entière à la Trinité, disons par 20 INTRODUCTION appropriation à l’Esprit saint. Il sera sa personnalité effi­ ciente suprême, il sera son hôte, il sera son âme incréée. Tout d’abord, l’Esprit saint, la Trinité régit l’Église, moyennant la sainte humanité du Christ, non pas sui­ vant la loi de sa providence générale, mais suivant la loi d'une providence toute spéciale. La providence générale laisse survenir, dans le gouvernement des communautés, des péchés qui corrompent leur bien commun et des catastrophes qui les anéantissent. La providence spéciale qui régit l’Église fait d’elle, malgré les fautes et les défaillances de ses membres, une communauté indes­ tructible, sans tache ni ride, sainte et immaculée. Il est clair que le sujet responsable de cette communauté immortelle et immaculée est à chercher au-delà des agents purement humains : prochainement, c’est la sainte humanité du Christ, personnalité efficiente instru­ mentale de toute l’Église; ultimement, c’est l’Esprit saint, personnalité extrinsèque et efficiente suprême de toute l’Église. C’est efficiemment dans l'ordre de l’agir, ce n’est pas hypostatiquement dans l'ordre de l’être, que l’Esprit est uni à l’Église. En venu de l’union hypostatique, la nature humaine du Christ est éclairée et sanctifiée dans tout son être, et cela d'une manière si parfaite quelle ne comporte pas de progrès. En vertu de l’union d’efficience, l’Église n’est pas éclairée et sanctifiée dans la totalité de l’être de ses membres : la plupart d’entre eux sont encore, pour une pan, sujets à l’erreur et au péché; de plus, la vérité et la charité peuvent croître en elle d’une manière illimitée. Mais, ces différences affirmées, il faut ajouter aussitôt que l’Esprit gouverne la collectivité de l’Église à l’instar du Verbe gouvernant la nature humaine indivi­ duelle du Christ. Dans le dialogue final de l’Apocalypse, à travers le Christ et l'Épouse, ce sont le Verbe et l’Esprit, les deux personnes divines que le Père a envoyées pour sauver le monde, qui se rejoignent. INTRODUCTION 21 Ce n’est pas tout. Si l’Esprit saint, si la Trinité est le principe de l’Eglise, c’est en vue d’en être l’hôte. La pré­ sence d’efficience prépare la présence incomparablement plus intime d’inhabitation. Au ciel, comblée par la vision et l’amour béatifique, l’Église pénétrera dans la profon­ deur de Dieu, s’emparera de lui, le possédera par union réelle et effective, se reposera en lui et lui en elle : « Voici le tabernacle de Dieu avec les hommes, il sera sous la tente avec eux, et ils seront ses peuples, et il sera le Dieuavec-eux, et il essuyera toute larme de leurs yeux... Le trône de Dieu et de l’Agneau sera dans la Ville sainte, et ses serviteurs l’adoreront, et ils verront son visage, et son nom sera sur leurs fronts. » Comparée à l’unité objective, fruitive, terminale de la vision et de l’amour béatifique, l’unité d’efficience ne peut être qu’un prélude. Or, ce qui se fait au ciel dans la clarté de la vision et de l’amour, se fait ici-bas dans la seule nuit de l’amour ; l’Église par sa charité pénètre dans la profondeur de Dieu, elle s’em­ pare de lui, le possède par union réelle, non seulement affective, mais effective, se repose, c’est-à-dire habite, en lui, et lui en elle : « Si quelqu’un m’aime, il gardera ma parole, et mon Père l’aimera, et nous viendrons à lui, et nous ferons notre demeure chez lui... Si quelqu’un entend ma voix, et ouvre la porte, j’entrerai chez lui, et je souperai avec lui, et lui avec moi... Ne savez-vous pas que vous êtes un temple de Dieu et que l’Esprit de Dieu habite en vous ? Nous sommes le temple du Dieu vivant ; selon ce que Dieu a dit : - J’habiterai et je mar­ cherai au milieu d'eux, je serai leur Dieu et eux seront mon peuple. » Comparée à cette unité objective, fruitive, terminale de l’inhabitation, l’unité causée dans l’Église par efficience ne peut être, elle aussi, qu’un prélude. Mais comment l’Esprit saint peut-il être saisi substan­ tiellement par la connaissance et l’amour, comment peutil être capturé et retenu dans l’Église ? Pour que l'acte vital 22 INTRODUCTION de la vision béatifique des élus s’ouvre immédiatement sur la Déité, explique saint Thomas, il faut qu'il soit spécifié dès sa racine d'une manière infinie ; il faut que la Déité même soit au principe de cet acte à titre de Forme intelli­ gible avant de se trouver au terme à titre de Réalité intuitionnée. Ainsi l’unique Déité est reçue dans les intelli­ gences des bienheureux, inégalement, selon la mesure de la lumière de gloire qui leur est départie à la manière d'une Forme, non pas cenes entitative et inhérente (secun­ dum esse naturalé)y mais spirituelle et intentionnelle (secundum esse intelligibile), pour leur rendre possible la vision immédiate de ce quelle est elle-même. Ce mystère ravissait saint François de Sales : « La divinité s’unira ellemême à notre entendement, sans entremise d’espèce ni représentation quelconque ; mais elle s’appliquera et join­ dra elle-même à notre entendement, se rendant tellement présente à lui, que cette intime présence tiendra lieu de représentation et d’espèce... Dieu, notre Père, ne se contente pas de faire recevoir sa propre Substance en notre entendement, c’est-à-dire de nous faire voir sa divinité ; mais, par un abîme de sa douceur, il appliquera lui-même sa Substance à notre esprit, afin que nous l’entendions, non plus en espèce ou représentation, mais en elle-même et par elle-même, en sorte que sa Substance paternelle et éternelle serve d'espèce aussi bien que d'objet à notre entendement. » Or, dès ici-bas, Γ Église se saisit de ΓEsprit et de la Déité par la charité. Si l’union d'inhabitation n’est pas seulement affective et comme faite à distance, si elle est effective, réelle, substantielle, si l’acte de notre charité débouche immédiatement sur la Déité pour la toucher, il faut qu’il soit spécifié dès sa racine d'une manière infinie, il faut que la Déité s’applique elle-même à notre volonté afin que par elle-même nous puissions l’atteindre ellemême, il faut qu elle soit transportée dans la charité de l'Église militante à titre de Forme, non plus intelligible INTRODUCTION 23 mais amative, il faut que, pour être l’Hôte intérieur de l’Église, elle soit au préalable la Forme de l’Église, non certes entitative et inhérente, mais spirituelle et intention­ nelle. Ainsi la Déité est, à deux reprises, la Forme unique par laquelle toute l’Eglise s’empare de la Déité: au ciel, dans le mystère de la vision et de l’amour béatifique ; icibas, dans le mystère de la seule inhabitation d’amour. Elle est, de ce chef, la Forme unificatrice incréée de l’Église créée. L’unité incréée de la Déité, qui fait une seule chose entitativement des personnes divines, fait une seule chose spirituellement et amoureusement de l’Église et des per­ sonnes divines. C’est le plus haut sens qui puisse se décou­ vrir dans les paroles de Jésus sur l’unité de l’Église : «Afin que tous soient une même chose (...) comme toi, Père, tu es en moi et moi en toi, afin qu’eux aussi soient en nous... Afin qu’ils soient une même chose comme nous sommes une même chose. Je suis en eux, et toi en moi, afin qu’ils soient consommés en une même chose, en sorte que le monde connaisse que c’est toi qui m’as envoyé, et que tu les as aimés comme tu m’as aimé. » Le grand docteur, auquel introduit saint Thomas, est ici saint Jean de la Croix. Il est soucieux d’affirmer, non seulement la dis­ tance infinie qui sépare la créature du Créateur, mais tout autant l’union d’amour, qui fait de nous une même chose et un seul esprit avec Dieu : non que le Fils « ait voulu demander au Père que les saints soient une même chose par essence et par nature, comme le Père et le Fils ; mais qu’ils le soient par union d’amour ». Transformés en Dieu, ils aiment Dieu avec la volonté de Dieu, ils donnent Dieu à Dieu, ils sont avec Dieu deux natures dans un seul esprit et amour de Dieu, dos naturalezas en un espiritu y amor de Dios. L’Esprit saint, la Déité est, dès ici-bas, le principe effi­ cient de l’Église, l’hôte dont elle s’empare par l’amour, la forme spirituelle par laquelle elle s’empare de cet hôte. INTRODUCTION On peut à ces trois titres lui donner le nom d’âme, l’âme étant à la fois, selon saint Thomas, la cause efficiente, la cause formelle et la cause finale du corps. Au titre de principe, nous l’appelons la Personnalité efficiente suprême de l’Église ; au titre de présence objective, fruitive, terminale, nous l'appelons l’Hôte de l’Église ; c’est au titre de forme spirituelle que nous lui réservons plus particulièrement le nom d’Ame incréée de l’Église. Il y a corrélativité entre la présence d’efficience de ΓEsprit, la présence de la grâce christique, et la présence d’inhabitation de l'Esprit. L’Église, dans son acte achevé, est le lieu où la plénitude d’efficience de l’Esprit, agissant à travers le Christ, fait apparaître la plénitude de la grâce christique, qui conditionne la plénitude d’inhabitation de l’Esprit. Dans la mesure où l’efficience de l’Esprit est entra­ vée, la grâce christique est mutilée, et Γinhabitation de l’Esprit est endommagée. Si donc l’Esprit est l’Ame incréée de l’Église, et la grâce christique son âme créée, il y a corré­ lativité entre l’Âme incréée de l’Église et son âme créée. La première partie touchant la structure de l’Église s’achève par une série de définitions de l’Église, faites en fonction de ses causes transcendantes, à savoir le Christ et l’Esprit saint et qu’on peut appeler pour cette raison des définitions majeures (chapitre V). Elles sont trop hautes et trop simples pour livrer d’emblée tout leur contenu. Elles sont tirées pour une part de l’Écriture, où l’Église apparaît comme le corps du Christ, l’épouse du Christ, la plénitude du Christ, le royaume du Fils de l’homme, le royaume de Dieu, le tabernacle de Dieu au milieu des hommes, la maison de Dieu, le temple de l’Esprit saint. La deuxième partie de ce livre traite des parties com­ posantes de l’Église, à savoir de son âme créée et inhé- INTRODUCTION 25 rente et de son corps. Elle commence par l’étude de l'âme créée (chapitre VI). 11 faudra voir comment aussi, en ceux qui se séparent de l’Église, elle peut être déchirée. On peut la définir à partir du don créé déposé dans le Christ, dont elle sera l’épanchement, et rendre ainsi rai­ son des divers éléments qui, à titre inégal, contribuent à la constituer. On aboutit de la sorte à une première défi­ nition qu’on peut appeler causale, analytique, descrip­ tive. Prise dans le Christ individuel en qui est son foyer, l’âme créée de l’Église est la grâce capitale du Christ, avec le triple privilège du sacerdoce, de la sainteté, de la royauté, dans la mesure où, sous l’efficience de l’Esprit saint, elle est communicable à toute l’Église. Prise en elle-même, l’âme créée de l’Église est la grâce capitale du Christ, avec le triple privilège du sacerdoce, de la sain­ teté, de la royauté, dans la mesure où, sous l’efficience de l’Esprit saint, elle est communiquée à toute l’Église ; plus explicitement, l’âme créée de l’Église est la grâce capitale du Christ pour autant que, sous l’influence de l’Esprit saint, elle s’épanche au-dehors pour nous faire participer : a) au sacerdoce du Christ, par les trois carac­ tères sacramentels du baptême, de la confirmation, de l’ordre ; b) à la sainteté du Christ, par la grâce pleine­ ment christoconformante des sept sacrements de la loi nouvelle ; c) à la royauté du Christ, par le message évan­ gélique, dispensé par les pouvoirs juridictionnels et inté­ riorisé dans le cœur des fidèles. Déjà paraît le rôle fonc­ tionnel de l’âme créée de l’Église : comparée à l’Esprit saint, qui est l’Ame incréée, elle est d’une part un effet, une empreinte, une sigillation, et elle est d’autre part l’ultime disposition appelant infailliblement sa venue et sa présence d’inhabitation ; comparée à l’Église, elle est la forme animatrice de son corps, le pénétrant et le spiri­ tualisant par une vertu qui sera capable de le transfigurer au dernier jour. 26 INTRODUCTION Mais cette manière de définir l ame de l’Eglise par un assemblage d'éléments reste analytique et descriptive et ne peut être que provisoire. Il faut passer à la définition synthétique et formelle. Parmi les dons spirituels qui contribuent diversement à vivifier l'Eglise, il faut remon­ ter jusqu’à un don suprême et indivisible, qui implique la présence de tous les autres à titre de causes dispositives plus ou moins prochaines et en qui tous les autres don­ nent leur fruit. C'est ce don qui tiendra dans l’Eglise le rôle d’ultime détermination formelle inhérente ; il sera l’âme créée et indivisible de l’Eglise, son premier prin­ cipe inhérent de vie et d’unité. Ce don suprême, c’est la charité de la loi nouvelle, la charité pleinement christique et christoconformante, c’est-à-dire la charité intrinsèquement modifiée et enrichie par son triple rap­ port au culte chrétien, aux sacrements chrétiens, à la pré­ dication chrétienne, disons : la charité en tant que cul­ tuelle, sacramentelle, orientée. La charité pleinement christique, à la différence de celle du paradis terrestre, n’est pas nue et abstraite, elle est historiquement référée au culte instauré par le Christ sur la croix et perpétué par l’Eglise dans la messe et les sacrements, à tel point qu'effacer du monde le culte chrétien, serait effacer une modalité essentielle de la charité chrétienne. La charité pleinement christique n’est pas celle que le Christ envoie à distance et imparfaitement sur ceux qui sont éloignés et qui ne peut préparer qu’une annonce, une ébauche de l'Église ; elle est celle que le Christ envoie par contact et plénièrement sur ceux qui sont proches et qui constitue l’Eglise dans son acte achevé. Quand le Christ passe de la terre au ciel, c’est par les sacrements de la loi nouvelle qu’il continue de nous toucher sensiblement, et c'est pourquoi les grâces privilégiées du contact sont appelées grâces sacramentelles. La grâce sacramentelle du bap­ tême inaugure l'unité de l’Eglise, la grâce sacramentelle INTRODUCTION 27 de l’eucharistie la consomme. Nous venons donc de dis­ tinguer deux modalités, l’une cultuelle, l’autre sacramen­ telle, de la charité christique, pour signifier quelle est référée au culte rédempteur perpétué par la messe et les sacrements, et quelle est donnée par le contact des sacre­ ments ; désormais, ce sont ces deux modalités que nous réunirons sous le nom de charité sacramentelle. De plus, une charité qui ici-bas prétendrait n’avoir plus besoin d’être instruite du dehors, qui ne désirerait pas entendre au-dehors la voix toujours vivante du Christ et de l’Esprit pour en intérioriser et assimiler les enseigne­ ments, qui au contraire se nourrirait du seul souci de s’exprimer elle-même conceptuellement, ne serait pas la charité christique ; la charité pleinement christique est non seulement sacramentelle, elle est encore orientée par une intériorisation constante et amoureuse des directives juridictionnelles par lesquelles le Christ continue d’assis­ ter l’Eglise. Il unifie son Église de deux manières. En ver­ sant en elle, surtout par les sacrements, la charité qui la vivifie et nous fait membres les uns des autres, il la rend une (una) dans la ligne mystique de la grâce : voilà l’unité de connexion ou d’intercommunion. En l’instrui­ sant du dehors pour lui proposer les voies où il lui demande de s’engager amoureusement, en la soumettant ainsi à une direction (sub uno), il la rend une dans la ligne prophétique de la vérité : voilà l’unité d’orienta­ tion. Ces deux aspects de l’unité de l’Église sont de soi indissociables et complémentaires. Ils correspondent aux deux aspects de la charité de l’Eglise, à la fois sacramen­ telle et orientée. La charité reçue par les sacrements du Christ demande à être orientée par les directives du Christ ; l’Église issue mystiquement du Christ et donc una, demande impérieusement à être prophétiquement orientée et donc sub uno. Inversement, les directives pro­ phétiques du Christ demandent à être intériorisées INTRODUCTION amoureusement par la charité du Christ ; c’est parce que l’Eglise est sous une direction prophétique unique, sub uno, quelle peur épanouir son unité mystique et devenir pleinement una. Certains théologiens ont raisonné ainsi : on peut être membre de l’Église par la seule foi sans la charité, comme les chrétiens pécheurs. Le lien essentiel de l’Église, son unité, sa forme, est donc uniquement la foi. La charité serait sans doute nécessaire à la perfection de l’Église, mais elle resterait extrinsèque à son essence, à sa forme animatrice spécifique. Mais c’est une aberration de vouloir définir la forme unificatrice de l’Église en par­ tant d’en bas, c’est-à-dire des pécheurs. Les pécheurs et les justes ne sont pas membres de l’Église « ex aequo ». Les chrétiens pécheurs ne pourraient en s’unissant faire apparaître à eux seuls l’unité de l’Église, une Église composée exclusivement de pécheurs et sans la charité est un concept anti-évangélique et chrétiennement impossible ; une Église composée exclusivement de justes n’est pas impossible, ce sera l’Église du ciel. Si donc des pécheurs sont membres de l’Église, ce n’est pas seulement à cause de leur foi, c'est ultimement à cause d’un lien, d’une solidarité qui les rattache aux membres justes, et qu’ils peuvent couper sans perdre la foi, par le péché mortel de schisme. La forme animatrice spécifique de l’Église est la charité pleinement christique, la charité sacramentelle et orientée, qui se trouve dans les justes premièrement, d’une manière salutaire, par son essence, et dans les pécheurs extensivement, d’une manière non salutaire et défaillante, par son influx instrumental qui les entraîne dans le sillage des justes. Le chrétien pécheur ne deviendrait schismatique qu’à l’instant où il s’attaque­ rait à la charité pour autant précisément qu elle est cause de l’unité de l’Eglise ; il a perdu la charité en tant quelle résidait en lui personnellement pour le justifier, il ne l’a INTRODUCTION 29 pas perdue en tant qu’elle réside collectivement dans l’Église et continue d’agir en lui pour le maintenir, d’une manière sans doute affaiblie et atténuée, dans l’unité de l’Église ; il est encore porté par la charité collective de l’Église après avoir personnellement perdu la charité. En définissant l’âme inhérente de l’Église par la cha­ rité sacramentelle, qui présuppose tous les dons créés nécessaires à l’Église : vertus théologales de foi et d’espé­ rance, caractères sacramentels, pouvoirs juridictionnels, il devient possible de déterminer avec précision la manière dont cette âme se déchire en ceux qui sont sépa­ rés de l’Église. D’où une section qu’on peut intituler : les déchirures de l’Église, où il faudra parler de l’infidélité, de l’hérésie, du schisme, de l’excommunication. Un grave problème de terminologie se pose dès le principe. Suivant la terminologie traditionnelle, qui est celle des Pères et des théologiens jusqu’à l’âge baroque inclusive­ ment, les mots d’hérésie, de schisme, d’infidélité dési­ gnent des péchés contre les vertus théologales de foi ou de charité. Les hérétiques, les schismatiques, les infidèles sont les hommes coupables des péchés d’hérésie, de schisme, d’infidélité. Ces péchés sont mortels. On ne saurait parler d’hérétiques de bonne foi, de schisma­ tiques de bonne foi, d’infidèles de bonne foi, pas plus qu’on ne parle de pécheurs non coupables, de menteurs de bonne foi, d’assassins de bonne foi. Or, voici mainte­ nant la difficulté. Le protestantisme n’est-il pas une héré­ sie ? la sécession byzantine, un schisme ? le judaïsme, l’is­ lamisme, le bouddhisme, des formes de l’infidélité ? Faudra-t-il dès lors regarder tous les membres de ces for­ mations religieuses comme coupables et comme voués à la damnation à moins qu’ils ne se convertissent ? A cette dernière question, les modernes, avec un sûr instinct, ont répondu non. Mais, avec une théologie chancelante, ils ont commencé de distinguer l’hérésie-péché et l’héré- 30 INTRODUCTION sie qui nest pas un péché ou hérésie-erreur, le schismepéché et le schisme qui n’est pas un péché ou schismeerreur, l’infidélité-péché et l’infidélité qui n'est pas un péché ou infidélité-erreur. Ils parlent couramment d'hé­ rétiques de bonne foi, de schismatiques de bonne foi, d’infidèles de bonne foi ; du salut des hérétiques, du salut des schismatiques, du salut des infidèles. Cette nouvelle terminologie corrompait la signification tradi­ tionnelle des mots d'hérésie, de schisme, d’infidélité en les dépouillant de la note de péché qui leur était essen­ tielle. D’autre part, elle restait impuissante à éliminer l’ancienne terminologie, qui trouve toujours son strict emploi. Elle s’est donc juxtaposée et mélangée à elle, en sorte que les mots d’hérésie, de schisme, d’infidélité (juive, musulmane, ou particulière aux peuples de la gentilité), sont devenus essentiellement ambigus. D’où des malentendus sans fin. Il importe de lever l’ambi­ guïté. La difficulté n'est aucunement insurmontable. Il faut avant tout restituer aux mots d’hérésie, de schisme, d’infidélité, leur sens ancien. Mais il faut ajouter aussitôt que, si l’hérésie, le schisme, l’infidélité sont des péchés, ce qui se transmet d’une hérésie, d’un schisme, d'une infidélité, ce n’est pas son péché, c’est son patrimoine. A l’origine des sécessions de la vraie religion, il y a un péché contre la lumière, car Dieu ne délaisse que ceux qui le délaissent ; mais ce qui est transmissible, ce n’est pas ce péché, ce sont les erreurs spéculatives et pratiques par lesquelles il tente de se justifier, et qui vont se mêler aux vérités traditionnelles que l’on aura conservées. Voilà ce que nous appelons le patrimoine d'une hérésie, d’un schisme, d’une infidélité. Une formation religieuse aber­ rante est un bloc où sont mêlées, inextricablement et invinciblement dans une foule de cas, des erreurs et des vérités. Chacun des membres de cette formation reli­ gieuse est visité secrètement par la lumière qui éclaire INTRODUCTION 31 tout homme: s’il l’accueille, il est dans l’Église par le désir, et la grâce le porte progressivement à s’attacher aux vérités et à se détourner des erreurs ; s’il la refuse, sa révolte le porte à se lier aux erreurs, et à ratifier pour son propre compte le péché d’hérésie, de schisme, d’infidé­ lité, qui est à l’origine de la sécession. On peut appeler dissidents les blocs religieux qui se sont séparés de l’Eglise constituée dans son acte achevé. Aujourd’hui, comme tels, le protestantisme et l’orthodoxie orientale sont des dissidences, non des schismes ou des hérésies ; les protestants et les orthodoxes sont des dissidents, non des hérétiques ou des schismatiques. Le concept d’Eglise dissidente, une fois précisé, permet de juger de l’Église orthodoxe dissidente sans avoir à la scinder, comme fai­ sait Soloviev, en deux Églises, l’une chrétienne, l’autre schismatique ou hérétique. Quand il s’agit de sécessions qui se sont produites au temps où l’Église était encore en devenir, on ne pourrait les appeler des dissidences qu’en un sens certes moins strict. On pourra parler plutôt de religions aberrantes. On regardera comme nécessaire­ ment erronées en tous leurs membres, mais non comme nécessairement pécheresses en tous leurs membres des formations religieuses comme le judaïsme, les religions préchrétiennes, l’Islam qu’on peut leur rattacher. L’infidélité, païenne ou juive, pagana perfidia, judaica perfidia, est à leur principe ; certains de leurs membres sont infidèles ; d’autres sont fidèles. Pour ce qui est des grandes oraisons du Vendredi saint, il faut dire quelles vont aux sources du mal, et d’abord au péché d’infidé­ lité, par lequel le sang de la rédemption est endigué. Elles visent l’hérésie et le schisme, mais non comme telles les formations dissidentes ; la « perfidia judaica », mais non comme tel le judaïsme ; le paganisme, mais non comme tel les blocs aberrants qui en dérivent. C’est ailleurs que la prière de l’Église départage les péchés d’in­ 32 INTRODUCTION fidélité et les patrimoines d’infidélité. Dans la Consécration du genre humain au Sacré-Cœur de Jésus, d’une part les mots d'hérétiques et de schismatiques font défaut et d’autres expressions, qui correspondent à celle de dissidents, leur ont été substituées ; d’autre part les Juifs ne sont regardés que comme les enfants d’un peuple longtemps élu, que le Christ appelle à son bap­ tême. Les litanies des saints demandaient que soit écarté le péché d’infidélité : ut infideles ad Evangelii lumen per­ ducere digneris·, une nouvelle invocation y a été ajoutée pour demander simplement que soient dissipées les ignorances et les erreurs : ut omnes enantes ad unitatem Ecclesiae revocare digneris. Il n’y a, pour tous les hommes, qu’un temps d’igno­ rance non coupable de la foi. C’est celui de l’enfance. Dès l’éveil de sa conscience morale, où il est mis en demeure de choisir pour la première fois entre le bien et le mal, l’enfant baptisé rencontre par sa décision les don­ nées de cette foi qu’on lui enseignait et qui dormait encore en lui ; pour l’enfant non baptisé, prévenu, lui aussi, à ce moment capital de sa vie par la lumière qui éclaire tout homme, s’il choisit le bien honnête, il est, dit saint Thomas, justifié, par la grâce, du péché originel luimême, du même coup il est entré dans l’Eglise, à laquelle il appartient en acte initial ; si, au contraire, il choisit le mal, c’est la grâce de la justification et de la foi qu’il rejette, il est infidèle, il a répudié l’Eglise. Le refus de la foi ou infidélité (perfidia chez les Pères, infidelitas chez les Théologiens) se produit de trois manières, d’où les trois espèces d’infidélité. On peut refuser d’accueillir la révélation divine au moment où pour la première fois elle apparaît comme suffisamment proposée : voilà l’infidélité par simple refus ou par inhi­ bition ; les anciens disaient en gros : infidélité des Gentils. On peut refuser coupablement de suivre le INTRODUCTION 33 mouvement normal de progression de la révélation divine au moment où elle passe du stade de la loi de nature à celui de la loi mosaïque, ou du stade de la loi mosaïque à celui de la loi évangélique. Ce n’est pas comme précédemment un refus pur et simple de la révé­ lation divine. C’est un refus d’apparence vertueuse, qui consiste précisément à se prévaloir de la fidélité à un stade inférieur de la révélation, pour se dérober au devoir de monter à son stade supérieur : voilà l’infidélité par régression ; les anciens disaient en gros : infidélité des Juifs. On peut refuser coupablement de persévérer dans la foi divine d’abord professée : voilà l’infidélité par désertion, dont relève l’hérésie. Quand la désertion est totale, elle prend le nom d’apostasie. Ainsi les espèces de l’infidélité se distinguent selon les trois formes du refus opposé à la révélation. On se tromperait à vouloir les distinguer selon la nature des vérités mises en cause. Une même proposition, de soi contraire à la foi, par exemple : les morts ne ressuscitent pas, ou : le Christ n’est pas Dieu, pourrait servir de slogan aux trois formes de l’infidélité. Qu’on s’en empare pour déserter la foi, aussitôt elle devient hérétique. Mais, dit Cajetan, nulle proposition n’est de soi hérétique. L’héréticité est une situation. Toute infidélité suppose deux éléments : 1° une erreur en matière de foi, 2° la pertinacité, ou le consentement donné à ce qu’on a vu, au moins par une lumière inté­ rieure fugitive, être une erreur en matière de foi ; à ces deux éléments, l’hérésie ajoute, 3° le rejet d’une partie ou de l’ensemble de la révélation chrétienne : l’hérétique est celui qui rompt avec la foi commune et catholique pour choisir de se fixer avec ténacité dans une opinion contraire ; sa catastrophe fondamentale, qui est celle de tout infidèle, est de tomber de la foi divine dans l’opi­ nion. Le premier des trois points qui constitue l’hérésie 34 INTRODUCTION est tranché par le magistère ecclésiastique, qui peut déclarer infailliblement que telle doctrine, avec le sens quelle prend en fait dans tel ouvrage, est contraire à la foi divine et catholique. Le troisième point, celui de la désertion, sera souvent aisé à constater. C’est le deuxième point surtout, celui de la pertinacité intérieure ou culpabilité, qui fera difficulté. On est rejeté ici sur le plan du probable et du vraisemblable. Même dans les cas les plus nets, on ne dépassera pas les assurances de l'ordre moral. Un tel jugement ne saurait relever du magistère infaillible. L’homme qui se comporte comme un hérétique, et qui est selon toute vraisemblance un hérétique, n’est peut-être qu’un psychopathe. C’est Dieu qui juge les consciences, non les canonistes. Ils n’échap­ pent pas à l’erreur judiciaire. L’unité de l’Église est détruite soit par l’infidélité et donc par l’hérésie, soit par le schisme, mais inégalement. L’infidélité la détruit fondamentalement, radicalement. Le schisme la détruit directement, formellement ; il est le destructeur spécifique de l’unité de communion, car il s’attaque à la charité en tant précisément qu elle est le principe formel inhérent de l’Église. Tout péché, même grave, contre la charité n’est pas péché de schisme : autre chose est de perdre la charité par un péché mortel, tout en voulant continuer d’exister comme partie hélas défaillante dans le tout de l’Église ; autre chose est de rompre avec le tout de l’Église, et de s’opposer à la charité sacramentelle et orientée pour autant que, résidant premièrement dans les membres justes, elle fait l’unité de communion de toute l’Église, composée de justes et de pécheurs. Celui-là, dit Cajetan, est schismatique qui refuse de se comporter comme par­ tie d’une unique Église catholique, pour être un tout à part. Si l’Église est un tout divin fait pour permettre à chacun de ses membres d’entrer en commerce intime INTRODUCTION 35 avec les trois personnes divines, le schisme, le refus d’exister et d’agir comme partie, ut pars, dans ce tout divin, entraîne de soi et aussitôt la catastrophe du bien personnel intime et le plus divin du chrétien baptisé. Il y a deux manières, qui se rejoignent finalement, de com­ mencer le schisme et de rompre l’unité de communion : l’une, plus secrète, qui brise l’unité de connexion, résul­ tant de l’invasion des grâces mystiques sacramentelles ; l’autre, plus apparente, qui brise l’unité d’orientation, résultant de l’intériorisation amoureuse des directives prophétiques juridictionnelles. Le rejet de la connexion peut être manifesté dans une certaine mesure par le refus de recevoir les sacrements ; le rejet de l’orientation est manifesté d’une manière plus immédiate par la résis­ tance à l’autorité hiérarchique. On reconnaît ici les deux signes qui ont servi traditionnellement à dénoncer le schisme. Saint Ignace d’Antioche les concrétisait dans la soumission à l’évêque et dans la fidélité à l’eucharistie qu’il préside. Il reste que si le schisme est un péché, il n’est décelable que par des signes : à la différence des cri­ tères de dissidence, qui sont certains aux yeux de tout fidèle, les critères de schisme ne sont que probables. Le schisme, qui brise directement l’unité de la charité, étant distinct de l’hérésie, qui brise directement l’unité de la foi, peut donc exister à l’état pur, sans mélange d’hérésie ; pratiquement, cependant, il est une pente fatale vers l’hé­ résie : saint Augustin la nommait un schisme invétéré. On change de plan quand on passe de l’infidélité et du schisme à l’excommunication. L’infidélité et le schisme s’attaquent à la substance de l’Église, ils excluent par nature et totalement de la communion ecclésiale, ce sont des déchirures de droit divin. L’excommunication au contraire est une mesure canonique, elle déchire un lien canonique ; elle exclut sans doute elle aussi de la communion des fidèles, mais seulement dans la mesure 36 INTRODUCTION où celle-ci est procurée par les pouvoirs canoniques ; il ne faudrait pas en conclure quelle n’a que des eHets extérieurs, elle a des effets intérieurs et spirituels très graves, mais atteints moyennant des dispositions cano­ niques. Faute d’insister sur la différence de ces deux plans, l'un divin, l’autre canonique, certains théologiens ont paru confondre l’unité de communion dans la cha­ rité, que brise le schisme, avec la simple unité de com­ portement social, exprimée autrefois par l’inscription aux diptyques, qui n’est que le signe et l’instrument de la précédente, et que brise l’excommunication. Nous sommes restés fidèles à la pureté de la termino­ logie des Pères, de la liturgie, des anciens scolastiques, suivant laquelle les mots d’infidèles, d’hérétiques, de schismatiques désignent toujours des pécheurs. Cela oblige à les employer avec la plus grande prudence. Cela oblige aussi de recourir à d’autres expressions pour dési­ gner des situations et formations religieuses où la foi et la charité théologales ne sont pas nécessairement absentes, mais où elles sont cependant entravées ou mutilées. Ces situations et formations n’étaient pas igno­ rées des anciens, mais elles retenaient peu leur attention. Le progrès de l’histoire et une prise de conscience plus aiguë de la multiplicité et de l'hétérogénéité religieuses des groupements humains nous invitent aujourd’hui à les caractériser d’une manière toujours plus minutieuse. En dehors de l’Église pleinement éclose, il n’y a pas que l’infidélité, l’hérésie, le schisme. Il y a des formations religieuses d’où l’Église n’est pas totalement bannie, où elle peut être déjà présente, bien que d’une manière imparfaite : les erreurs des Gentils ne coïncident pas avec l’infidélité de l’idolâtrie, ni le judaïsme avec la perfidia judaica. ni les dissidences avec le schisme et l'hérésie. Mais comment, sans une référence constante à l’âme créée de l’Église, pourrions-nous distinguer i’excommu- INTRODUCTION 37 nication du schisme, le schisme de l’infidélité et de ses formes, les hérésies des dissidences ? Et comment pour­ rions-nous distinguer l’habitation que l’Esprit saint peut trouver chez des dissidents, des Juifs, des Gentils, de celle qu’il trouve à l’endroit où la charité est pleinement christique et christoconformante, c’est-à-dire sacramen­ telle et orientée ? La Trinité sainte, l’Esprit saint, qui est l’Âme transcen­ dante et incréée de l’Eglise, en venant résider en elle, la compose d’une âme inhérente créée, qui sera comme un épanchement des dons de la grâce capitale du Christ, et d’un corps, qui sera comme une extension dans le temps et l’espace, du corps et des démarches corporelles du Christ, en sorte que, blesser ce corps, sera blesser le corps même du Christ : « Saul, Saul, pourquoi me persécutestu ? ». L’étude du corps de l’Eglise (chapitre VII) comprend trois sections : nature du corps de l’Eglise, propriétés du corps de l’Eglise, membres du Christ et de l’Eglise. L’Église peut être connue du dehors par trois regards qui relèvent de trois étages superposés : 1° à l’étage phé­ noménal, empirique, statistique, historique, elle est vue en surface, comme une communauté humaine parmi d’autres communautés humaines ; 2° à l’étage des valeurs morales et métaphysiques, elle est vue en profondeur, comme une communauté humaine de qualité exception­ nelle, voire comme un miracle moral ; 3° à l’étage des réalités révélées, qui seul la manifeste adéquatement, elle est, non plus vue par la raison, mais crue par la foi divine, et apparaît, à la ressemblance du Christ, comme un mystère où s’unissent indissociablement le visible, à savoir son corps, et l’invisible, à savoir son âme créée, et l’Esprit, son Ame incréée qui la meut et l’habite. C’est de ce troisième point de vue que le théologien parle du corps de l’Eglise, qu’il définira par exemple : le compor- 38 INTRODUCTION tement visible et extérieur des homines pour autant qu’il est informé par l’épanchement de la grâce capitale, c’està-dire du sacerdoce, de la royauté, de la sainteté, du Christ. D’où les trois aspects christiques, évangéliques, du corps et de la visibilité de l’Eglise : l’aspect culte, l’as­ pect prophétie, l’aspect sainteté. Le culte extérieur de l’Eglise est messianique : il perpétue au milieu de nous le culte inauguré par le Messie. « Toujours il reste le même, toujours il consiste à donner une sorte de pérennité aux gestes de Jésus. C’est toujours à la messe la croix qui se lève ; c’est toujours au baptême la mort et la résurrection du Sauveur qui s’accomplissent, dans la confession le sang du Rédempteur qui coule, bref, c’est toujours lui qui confère les sacrements par le ministère des prêtres ; c’est toujours la vie du Christ qui fait le fond de Γannée liturgique : ΓAvent, Noël, le Carême, Pâques ne sont que son histoire à lui, qui continue dans le peuple chrétien. » En même temps ce culte est eschatologique : s’il commé­ more le passé, c’est pour hâter l’avenir : « Toutes les fois que vous mangez ce pain et buvez ce calice, vous annon­ cez la mort du Seigneur jusqu’à ce qu’il vienne ». L'enseignement de l’Église est royal et prophétique. Ce sont les mesures juridictionnelles, dans la mesure où elles font écho chacune à sa manière à l’enseignement du Sauveur, qui représentent en tout premier lieu l’ensei­ gnement messianique et prophétique de l’Église : dans la mesure limitée où certaines d’entre elles pourraient être entachées d’erreur, elles cesseraient, l’Église elle-même en préavise, d'être intrinsèquement valides. Le don de pro­ phétie, permanent chez le Christ, mais qui survenait dans les prophètes par manière de rapt et de violence, a passé à l’Église sous sa double forme: il est permanent dans la prophétie hiérarchique, il est miraculeux, passa­ ger, sporadique dans la prophétie individuelle, qui, aux moments les plus troubles de l’histoire, peut être une des INTRODUCTION 39 espérances de l’Église, une des surprises de Dieu. En même temps quelle perpétue la prédication extérieure du Messie, l’Eglise ne cesse d’annoncer le jour où toute prédication extérieure se dissipera devant l’évidence de la vérité ; le contenu de sa prédication est eschatologique, elle annonce « la résurrection de la chair et la vie du siècle à venir ». Non seulement la vie de l’Église, comme celle du Christ, est à elle seule un miracle moral, mais en outre la prédication de l’Église, comme celle du Christ, est attestée parfois par des miracles physiques : « Ils s’en allèrent prêcher partout, le Seigneur les assistant, et confirmant la parole par les miracles qui l’accompa­ gnaient». Les miracles de l’Église forment à travers les âges comme une suite et une réplique aux miracles évan­ géliques ; en même temps, ils sont comme les signes avant-coureurs de la parousie et des transfigurations pré­ dites pour l’apocatastase. La sainteté de l’Eglise s’extério­ rise elle aussi dans son corps. Elle est faite de tout ce qu’il y a de foi, d’espérance, de remords, de saints pro­ pos, d’actes généreux, bref de vertu authentique jusque chez ses plus pauvres enfants, fussent-ils à d’autres moments pécheurs et même grands pécheurs ; elle est faite plus encore de la sainteté de ses vrais enfants. A ces éléments particuliers se joint un élément ordonnateur et unificateur : le souffle de Pentecôte, envoyé par le Christ, qui confère à l’Église une sainteté débordant celle de chacun de ses membres, en sorte que plus ils sont saints, plus ils sentent qu’ils sont dans l’Église comme des dis­ ciples, non comme des maîtres. Plus sainte que ses membres, l’Église c’est Jésus continuant en ses membres une vie qu’il a commencée en soi-même et qui ne finira jamais: sa sainteté est messianique et eschatologique. Cette sainteté est visible, à la foi, pour qui elle est un mystère, et à la raison, pour qui elle est un miracle, sous les espèces d’une voix collective qui crie sans défaillance 40 INTRODUCTION dans le monde les grandeurs de Dieu, d’une tendance collective incoercible à joindre Dieu, d’un dessein collec­ tif de donner Dieu au monde. Tous les malentendus concernant la sainteté de l’Église seront dissipés par deux axiomes. Le premier est que ΓEglise, qui n'est pas sans pécheurs, est sans péché. Tout catholique sait que l’Eglise est sainte et quelle contient des pécheurs. Comment est-ce conciliable ? Beaucoup commencent ici par supposer que, si les pécheurs sont dans l’Eglise, c’est avec leurs péchés. De là, deux tendances. L’une, sou­ cieuse d’abord de sauvegarder la sainteté de l’Eglise, détache de l’Église le plus possible les pécheurs, de peur qu’ils ne la souillent : ils n’en seraient membres qu’au sens impropre et équivoque, ils seraient « dans » l’Eglise, comme des humeurs malignes, mais non pas « de » l’Église. L’autre, postérieure à la Réforme, et soucieuse d’abord de sauvegarder l’appartenance vraie et pro­ pre des pécheurs à l’Église, ne fait pas difficulté de parler d’une sainteté atténuée de l’Église, d’une Église maculée. Aucune de ces deux voies n’est satisfaisante. L’unique issue est de rejeter la première supposition. Les pécheurs sont vraiment «dans» et «de» l’Église, mais par ce qui en eux est saint ; leur péché reste au-dehors, l’Église est immaculée. La limite entre l’Église et le monde, la lumière et les ténèbres, le Christ et Bélial passe à travers nos propres cœurs, et divise en nous l’âme et l’esprit, les jointures et les moelles. Cette notion, dont la portée est vaste, d’une Église non pas sans pécheurs mais sans péché, est reconnaissable dans de beaux textes des Pères et trouve sa source dans les révélations de Paul sur l’Eglise sans tache ni ride, et de Jean sur l’impossibilité de pécher de ceux qui sont nés de Dieu. Le deuxième axiome achevant de dissiper les malentendus sur la sain­ teté de l’Église, et sa portée aussi est vaste, est que tout ce qu'il y a de sainteté authentique dans le monde, soit MM INTRODUCTION 41 dans les religions préchrétiennes, soit dans l’islam, soit dans le judaïsme, soit dans les dissidences, relève déjà, à quelque titre, de cette unique Église du Christ qu’il a confiée à Pierre ; l’enseignement de l’Église catholique est qu’en dehors de son influence immédiate, il y a, en fait de sainteté, non pas rien, mais rien qui ne mette en marche vers elle, qui ne témoigne en sa faveur à la manière dont les choses de l’exil témoignent des choses de la patrie. C’est à partir de la révélation que nous défi­ nissons l’Église, d’une part comme haïssant le péché jusque dans ses propres membres, d’autre part comme polarisant en elle toute la sainteté du monde ; nous savons, par la foi, que cette Église, qui a Pierre pour chef, est en même temps plus pure et plus vaste que nous ne le pensons communément, et que la réalité est ici toujours au-dessus de nos représentations. La pré­ sence existentielle et historique de l’Église « hic et nunc », et le contour précis de son corps, pourront être discernés tantôt avec la certitude absolue de la foi, tantôt avec une certitude morale, tantôt d’une manière seule­ ment probable. Le corps de l’Église est premièrement dans le compor­ tement corporel des hommes pour autant qu’il est informé par l’épanchement de la grâce capitale du Christ. Il est secondairement dans les choses extérieures quelle utilise, qui portent son image et son empreinte : voilà les éléments auxiliaires ou adjacents du corps de l’Église. Nous ne parlons pas des choses civiles, cultu­ relles, temporelles, qui sont par nature hors de l’essence de l’Église, bien quelles soient prérequises à son exis­ tence et ne soient pas hors de son influence : nous par­ lons des choses visibles ecclésiales ou spirituelles, que l’Église possède à titre de personnalité surnaturelle vivant dans ce monde sans être de ce monde et quelle ordonne immédiatement à ses fins spécifiques. Nous ne considé- INTRODUCTION rons pas l’usage actuel qui est fait de ces choses ecclé­ siales ou spirituelles, car alors elles s’intégrent dans les actes humains des chrétiens qui fournissent à l’Église son corps même ; nous considérons ces choses comme au repos, comme en puissance d’être utilisées, comme constituant une réserve permanente où l’on peut puiser : une cathédrale peut être considérée soir en tant qu'inté­ grée dans les activités d’un culte liturgique, soit en tant qu’œuvre subsistante, capable de servir au temps voulu ; il en va pareillement des livres saints, des textes cano­ niques, des écrits spirituels, des possessions ecclésias­ tiques. Cependant, c’est bien de l’usage que ΓÉglise a fait ou fera d'elles, que ces choses tiennent leur valeur ecclé­ siale ; c’est la qualité de cet usage qui mesure le degré de leur transparence, de leur spiritualité, de leur intégration dans le corps de l’Église. La notion de biens, de posses­ sion, de propriété, s’applique en propre mais d’une manière analogique au plan temporel et au plan ecclé­ sial. Parce que l’Église est un royaume « dans » ce monde, les biens extérieurs lui sont, dès le temps de Jésus et des apôtres, nécessaires ; et parce quelle est un royaume qui n’est pas « de » ce monde, elle n’a le droit divin de posséder qu’en exilée et qu’en esprit de pau­ vreté. C’est sans doute une aberration de penser que les possesseurs de biens ecclésiastiques canoniquement et légitimement investis perdraient ipso facto leur droit pour en user d’une manière peu sainte ou scandaleuse, ou même simplement pour être tombés secrètement dans l'état de péché mortel ; mais, c’est une autre aberra­ tion de voir l’empreinte de l’Église, ses vêtements, le prolongement de son corps dans des biens et des usages qui, vu les circonstances, semblent propres, moins à sou­ tenir qu’à infléchir les démarches des fidèles. Quels que soient ses titres canoniques de légitimité, la possession ecclésiastique trahit devant Dieu, devant le Christ, INTRODUCTION 43 devant l’Église, quand elle reflète non plus l’Eglise sainte et immaculée, mais les fautes, les déficiences, les omis­ sions, les lourdeurs de ses enfants. Quand elle commu­ nique, aux personnalités morales quelle reconnaît, le droit de posséder, l’Église leur impose en même temps l’obligation de posséder saintement et sans tromper sa confiance. Ses richesses authentiques seront toujours, de quelque manière, des richesses de pauvreté et de liberté ramenant nos cœurs à l’Évangile. La deuxième section traite des propriétés du corps de l’Église, tout d’abord de sa coextensivité avec l’âme. Où est l’âme créée de l’Église, là est son corps ; inversement, où est le corps de l’Église, là est son âme. Le mode de pré­ sence de l’âme qui diffère dans les justes et dans les pécheurs, détermine le mode de vivification du corps. Où paraît quelque chose de l’âme de l’Église paraît aussi quelque chose de son corps : à l’endroit où les pouvoirs hiérarchiques touchent l’humanité, la grâce sacramen­ telle et orientée, âme créée de l’Église, peut vivifier son corps, et l’Église, Épouse et Corps du Christ, apparaît en acte achevé ; mais à l’endroit où les pouvoirs hiérar­ chiques manquent partiellement ou totalement, la grâce ne peut être pleinement sacramentelle et orientée, l’âme créée de l’Église ne peut être présente que par quelquesuns des éléments divins quelle présuppose, le corps de l’Église n’arrive pas à se constituer, pourtant quelque chose en apparaît. En outre, où la grâce est sacramentelle et orientée, la christoconformité est plénière, et l’inhabitation de l’Esprit saint à son tour est plénière ; au contraire, où manque la grâce sacramentelle et orientée, la christoconformité n’est pas plénière et l’inhabitation de l’Esprit saint, à son tour, n’est pas plénière, la puis­ sance animatrice qu’il désire exercer sur l’Église est par­ tiellement entravée et mise en échec. 44 INTRODUCTION Dire que le corps est une partie composante essen­ tielle de l’Eglise, cela signifie tout d’abord que l'union de l'àme créée et de son corps est requise essentiellement, pour que l’Eglise soit : disjoindre l'âme créée de l’Église de son corps ou, ce qui revient au même, étendre l’âme au-delà du corps ou le corps au-delà de l'âme, c’est anéantir le concept même d’Église. Cela signifie ensuite que l’Église a son corps propre. Il est distinct du corps des formations temporelles : supposons même la terre entière habitée uniquement par des catholiques fidèles et pratiquants, le corps de l’Église conserverait son rythme et sa visibilité propres, essentiellement dis­ tincts du rythme et de la visibilité des royaumes tempo­ rels périssables. Et il est distinct du corps des autres for­ mations religieuses. L’Église en acte achevé est un tout essentiellement indépendant de toutes les autres forma­ tions religieuses ; son âme créée et inhérente est la grâce sacramentelle et orientée, son corps est fait du compor­ tement visible des hommes pour autant que cette âme le spécifie et l’informe directement (membres justes) ou au moins indirectement (membres pécheurs) ; ce corps est né avec elle et dure avec elle ; impossible de le confondre avec les sectes qui se détachent d'elle au cours du temps. Considérons maintenant les justes qui ne sont pas encore de l’Église en acte achevé. Extérieurement, histo­ riquement, corporellement, ils appartiennent à un bloc religieux aberrant ; spirituellement ils appartiennent déjà à l’Eglise. Le corps de l’Église ne va-t-il pas coïncider en eux avec le corps de leur religion ? Non. Le corps de leur religion est fait de toutes leurs démarches religieuses, de celles qui vont vers l’Église et de celles qui s’en éloignent ; le corps de l’Église, qui est chez eux en deve­ nir, est fait uniquement de celles de leurs démarches qui vont vers l’Église. Il y a une distinction réelle entre le corps d’une religion aberrante et le corps de l’Église INTRODUCTION catholique tel qu’il peut se trouver en devenir au sein même de cette religion aberrante : c’est la distinction réelle du tout et de la partie. Parler de la visibilité du Christ et de l’Église, c’est par­ ler de la transparence du corps du Christ et du corps de l’Église. La transparence suppose la rencontre de deux éléments, l’un opaque, l’autre lumineux, et la victoire du second sur le premier : la transparence du corporel, pour le Christ et pour l’Église, est la qualité du corporel qui réussit à exprimer, inadéquatement sans doute mais sans équivoque, une clarté qui le transcende. Il y a trois degrés de transparence pour le corps du Christ : la trans­ parence de la gloire, la transparence de l’ensemble de sa vie mortelle, la transparence de chacun des instants de sa vie mortelle. Il y a aussi trois degrés de transparence pour le corps de l’Église : la transparence de la gloire, la transparence de l’ensemble de sa durée dans le temps, sa transparence au moment présent. Un temps de l’Église n’est pas égal à tous les temps de l’Église et exprime moins parfaitement son essence que toute la suite des temps de l’Église, cependant chacun des temps de l’Église nous livre toute l’essence de l’Église, mais en nous faisant voir du même coup que cette essence est transcendante à chacun d’eux, et aussi à tout l’ensemble de leur succession. C’est dans son acte achevé que l’Église est pleinement visible comme divine et son corps pleinement transparent ; dans la mesure où elle n’existe encore qu’en acte virtuel, et où la grâce n’est pas encore pleinement sacramentelle et orientée, elle est moins visible et son corps moins transparent. Enfin l’Église est extériorisée par son corps comme étant un tout organique et différencié. D’où les ques­ tions que les anciens étudiaient sous le nom d’états de vie et de conditions de vie. La première distinction à rappeler est celle des activités de l’Église en hiérarchiques 46 INTRODUCTION ou réservées et en non hiérarchiques ou de soi com­ munes à tous les chrétiens. Toutes les activités hiérar­ chiques ou réservées sont strictement ministérielles. Elles comprennent les activités cultuelles du pouvoir d'ordre, et les activités prophétiques du pouvoir de juridiction, participations éminentes au sacerdoce et à la royauté du Christ. Les activités non hiérarchiques et de soi com­ munes à tous les chrétiens se divisent en deux groupes. Celles du premier groupe sont, elles encore, ministé­ rielles : soit cultuelles (pouvoirs du baptême et de la confirmation), soit prophétiques (don éventuel de pro­ phétie individuelle) ; ce sont, là encore, des participa­ tions propres, mais secondaires au sacerdoce et à la royauté du Christ. Les activités du second groupe sont les plus hautes de toutes les activités chrétiennes et la rai­ son de toutes les autres. Elles sont non plus ministé­ rielles, mais terminales. Ce sont les activités sancti­ fiantes. De soi elles sont offertes à tous, les derniers dans 1’ordre des activités ministérielles peuvent être les pre­ miers dans l’ordre des activités sanctifiantes. Par elles l’Église participe formellement à la sainteté du Christ et devient, en contraste avec le monde, un royaume et un sacerdoce, cette fois-ci au sens métaphorique et spirituel­ lement. Hiérarchiques ou non hiérarchiques, les activités chrétiennes dont nous venons de parler sont spirituelles, ecclésiales : elles visent comme objet déterminant la vie éternelle, l’œuvre rédemptrice à servir en nous et dans les autres (2e article du Credo). Toutes relèvent du royaume qui n’est pas de ce monde ; les unes sont pure­ ment spirituelles : vie liturgique, travail des vertus, contemplation, apostolat, œuvres de miséricorde, etc. ; les autres touchent au temporel mais en vue du spirituel, soit pour défendre le spirituel, soit pour illuminer de haut le temporel. En dessous des activités du royaume qui n'est pas de ce monde, spirituelles et ecclésiales, se INTRODUCTION 47 situent les activités des royaumes de ce monde, tempo­ relles et profanes : elles visent comme objet déterminant des biens qui ne sont pas la vie éternelle, mais qui concernent d’une façon générale le mystère de la créa­ tion (1er article du Credo), l’œuvre de la nature et de la culture: vie philosophique et scientifique, vie de la poé­ sie et des arts, vie politique, sociale, économique, vie des techniques, etc. Mais ces activités temporelles et pro­ fanes demandent à être accomplies par le chrétien dans la lumière chrétienne. Sur le plan du royaume qui n’est pas de ce monde, il agissait en tant que membre de ce royaume ; sur le plan des royaumes de ce monde, il agira en tant que membre de ces royaumes, disons : en tant que technicien, ouvrier, médecin, philosophe, savant, poète, artiste, politique, juriste, citoyen, mais en chré­ tien. Ses activités demeurent temporelles et profanes, elles ne deviennent pas spirituelles et ecclésiales ; mais, en passant sous le climat chrétien, elles se sont purifiées et illuminées : voilà le temporel chrétien. Il importe extrêmement de ne pas confondre les activités de soi spi­ rituelles et ecclésiales, mais touchant le temporel, avec les activités de soi temporelles et profanes, mais illumi­ nées par le christianisme. Si l’on appelle état de vie une condition de vie stable et permanente, on rangera la cléricature et le laïcat dans les principaux états de vie. Ces deux états sont caractéri­ sés par une inégale répartition entre les fidèles des activi­ tés chrétiennes, partiellement sanctionnée par le droit canon, mais fondée plus profondément sur la nature des choses. La problématisation des anciens, qui restait ici sommaire et déviait souvent dans l’étude des pouvoirs respectifs du pape et du roi, demande donc à être renou­ velée. Les clercs sont les fidèles qui, chargés des fonctions hiérarchiques, sont en conséquence voués aux activités sanctifiantes à un titre nouveau surajouté, et exonérés le 48 INTRODUCTION plus possible des activités chrétiennes temporelles. Les laïques sont les fidèles qui, exonérés des fonctions hiérar­ chiques, sont en conséquence voués aux autres activités spirituelles-ecclésiales, tant ministérielles que sancti­ fiantes, au titre commun de la foi opérant par la charité (voilà, quand vient s’y ajouter un mandat de la hiérar­ chie, le plan de ΓAction catholique), et chargés de presque tout le poids des activités chrétiennes temporelles-profanes. Dans Tordre spirituel-ecclésial, il est demandé à tous les fidèles, clercs et laïques, d’exister et de souffrir avec le peuple pour lui apporter la rédemp­ tion du Christ ; dans l’ordre temporel-profane, il est demandé aux chrétiens, spécialement aux laïques, d’exis­ ter et de souffrir avec le peuple à l’égard des fins tempo­ relles de l’histoire humaine et pour travailler avec lui à la croissance de celle-ci. D’autres états de vie sont étudiés par les anciens : mariage et célibat, vie « commune » et vie « parfaire », etc. On touche ici à un point essentiel : l’attitude du christianisme à l’égard du monde. La voie dite « com­ mune » est le régime de la plus large utilisation possible de l’univers dans la lumière chrétienne ; la voie dite « parfaite » est le régime de la moindre utilisation pos­ sible de l’univers dans la lumière chrétienne. Ces deux voies représentent deux formes extérieures et complé­ mentaires de la vie chrétienne authentique, deux che­ mins visibles qui tendent l’un et l’autre au même but, à savoir la perfection de la charité. La notion de membres du Christ et de l’Église, étudiée dans une troisième section, est non pas univoque, mais proportionnelle, analogique. On peut être membre du Christ et de l’Église seulement en puissance, quand man­ quent le baptême et la foi (enfants non baptisés, captifs du péché originel ; adultes non baptisés coupables d’un péché personnel d'infidélité), ou déjà en acte, par la présence au INTRODUCTION 49 moins du baptême ou de la foi. L’appartenance en acte est reniée et non salutaire chez les hérétiques» qui ne possè­ dent plus que le caractère baptismal, et chez les schisma­ tiques purs, qui ont, en plus, la foi. Ailleurs, où elle est consentie, l’appartenance peut rester latente et initiale : appartenance non salutaire de foi seule chez les pécheurs, et appartenance salutaire de charité chez les justes. L’appartenance au Christ et à l’Église est achevée dès que paraît l’âme créée de l’Église, qui ne touche les pécheurs que d’une manière extensive et non salutaire, et qui touche les justes d’une manière formelle et salutaire. Aux catholiques, justes ou pécheurs, on oppose les acatholiques, justes ou pécheurs, qui ne sont pas ouvertement dans la plénitude de la communion, mais peuvent s’y rat­ tacher d’une manière latente. La nécessité de l’apparte­ nance au Christ et à son Église, révélée en l’Écriture, est un mystère simple et unique, mais si profond que nous ne pouvons le saisir que par une suite de propositions com­ plémentaires contraignant l’intelligence à passer au-delà, jusqu’au silence d’un regard de foi : 1° il n’y a pas de salut sans appartenance au Christ et à son Église ; 2° certains pécheurs, privés de la charité, appartiennent encore corpo­ rellement au Christ et à l’Église sans les souiller, mais d’une manière pour eux stérile, non immédiatement salu­ taire: ils sont pareils à ce figuier dont on attend chaque année des fruits avant de le couper ; 3° certains justes, qui n’appartiennent pas encore corporellement au Christ et à l’Église, leur appartiennent déjà spirituellement, d’une manière seulement initiale, latente, tendancielle, mais immédiatement salutaire : ils sont pareils à ces brebis de bonne volonté qui, entravées par quelqu’une des formes de l’ignorance invincible, sont en marche, sans toujours le savoir, vers le seul troupeau régi par le seul berger ; 4° le régime de l’appartenance latente et tendancielle au Christ et à son Église, qui était normal avant le Christ, est so INTRODUCTION devenu anormal après le Christ. Ainsi, dans l'ordre du salut, serrée autour du Christ qui la favorise de ses grâces de contact, l’Église apparaît comme le point de condensa­ tion d’une immense nébuleuse, le noyau solide qui par surcroît, attire, soutient, entraîne dans son sillage, de plus ou moins près, des milliards d'hommes répandus comme des atomes à travers le temps et l’espace. Cette seconde partie sur l’âme créée et le corps de l’Église se clôt par un bref essai sur les définitions mineures de l'Eglise (chapitre VIII). L'Église peut être définie en fonction de ses causes incréées, Dieu, l’Esprit saint, le Christ: voilà les définitions majeures. Et elle peut être définie en fonction des causes créées qui la constituent et conditionnent sa référence essentielle aux causes suprê­ mes : voilà les définitions mineures. Elles devront se garder surtout d’oublier le principal, à savoir la grâce et la charité. D’une manière analytique, on pourra dire : l’Église est la communauté christoconformante que le Christ, en vue de rénover ultimement l’univers, fait participer: 1° à sa royauté par les pouvoirs juridictionnels divinement assis­ tés; 2° à son sacerdoce par les pouvoirs ou caractères sacramentels; 3° à sa sainteté par la grâce pleinement chrétienne. D’une manière synthétique, on dira: l’Église est la communauté rassemblée par la charité pleinement chrétienne, c’est-à-dire par la charité sacramentelle et orientée. Ou plus explicitement : l’Église est la commu­ nauté que le Christ, par la hiérarchie, unit dans la charité sacramentelle et orientée, en vue de rassembler Γunivers d’après la chute, tout d’abord dans le sang de sa croix, puis dans la lumière de sa gloire. Les deux propriétés qui résultent de l’Église en tant quelle est composée d’âme et de corps, à savoir son unité et sa catholicité, sont inséparables. Elles sont étu- INTRODUC. ΓΙΟΝ 51 dices dans le chapitre IX, sur lunité catholiquey qui forme la troisième partie de ce livre. Si l’on appelle pro­ priétés de l’Église ses quatre grandes manières d’être caractéristiques qui résultent immédiatement de ses quatre causes et tiennent intimement à sa constitution, on dira que les propriétés de l’Église sont mystérieuses comme son essence et quelles ne peuvent tomber que sous le regard de la foi divine: «Je crois l’Église une, sainte, catholique et apostolique ». Si l’on appelle signes ou notes de l’Église les quatre mêmes propriétés, sai­ sies non plus adéquatement dans leur totalité mysté­ rieuse, mais inadéquatement dans leur éclat extérieur, on dira que les quatre notes de l’Église sont miraculeuses et quelles tombent en tant que telles sous ce regard de notre raison naturelle qui est capable de discerner les valeurs morales et métaphysiques : « L’Église, à cause de sa sainteté, de son unité catholique, de sa stabilité est un perpétuel motif de crédibilité. » On traitera donc de l'unité catholique comme propriété mystérieuse, puis comme note miraculeuse de l’Église. En fonction des définitions mineures, on dira analyti­ quement : l’unité catholique est l’unité de ceux qui parti­ cipent au sacerdoce du Christ par les pouvoirs ou carac­ tères sacramentels, à sa royauté par les pouvoirs juridic­ tionnels capables de définir la foi et de régler la discipline ; à sa sainteté par la grâce pleinement chré­ tienne, c’est-à-dire reçue par les sacrements et orientée par les pouvoirs juridictionnels. Synthétiquement, on dira : l’unité catholique, c’est l’Église en tant que rassem­ blant dans la communion de la charité sacramentelle et orientée la dispersion de l’humanité déchue. En fonction des définitions majeures, on dira : l’unité catholique, c’est le mystère de la volonté divine décidant de récapi­ tuler dans le Christ toutes choses sur la terre et dans les deux; plus brièvement, la catholicité, c’est le Dieu INTRODUCTION d’Amour qui, à travers la croix, embrasse l’humanité : « Et moi, quand j’aurai été élevé de terre, je tirerai à moi tous les hommes. » Pour explorer davantage le mystère de l'unité catholique, rappelons son double paradoxe : elle est dans ce monde, mais sans être de ce monde ; elle est déjà réalisée, mais toujours en devenir. L’unité catho­ lique est l’unité d’un royaume qui n’est pas de ce monde ; qui relève du plan, non pas de la nature et de la culture, bref de ce qui après la chute a subsisté de l’ordre de la création, mais du plan de la grâce et de la rédemp­ tion. En raison même de la transcendance de ce royaume, aucune formation humaine ne peut coïncider avec lui, il passe librement à travers elles comme Jésus à travers les portes du Cénacle. Cependant sa vertu des­ cend dans l’épaisseur du monde et dans l’intimité de nos cœurs de chair ; elle nous délivre du péché, de l’irrépa­ rable catastrophe de notre être intérieur ; elle visite en nous directement, non pas nos simples puissances natu­ relles de bonheur humain, mais plus profondément notre puissance obédientielle de devenir des membres de Jésus-Christ et des demeures de l’Esprit saint. Pour se constituer dans le monde, ce royaume réclame l’adhé­ sion de toutes les âmes, mais il n’emprunte à l’histoire que le minimum des éléments visibles dont il a besoin : voilà sa catholicité essentielle et constitutive. Mais une fois dans le monde, il est comme un soleil qui demande à illuminer d’en haut, sans le désessencier ni se l’incor­ porer, tout l’ordre des royaumes de ce monde et de la culture : voilà sa catholicité de rayonnement. L’Église est destinée à toucher tous les hommes sans exception mais de deux manières bien différentes : 1° en vue de s’incor­ porer la part de leurs activités qui regarde immédiate­ ment Dieu et les choses de l’éternité ; 2° en vue simple­ ment d’illuminer la part de leurs activités qui regarde immédiatement César et les choses du temps. Elle est INTRODUCTION catholique, elle n’est pas totalitaire. L’unité catholique est déjà réalisée mais toujours en devenir. De même que le mystère de l’incarnation est déjà réalisé dans son essence, est un fait, dès l’Annonciation, mais reste encore en devenir par son déploiement jusqu’à l’Ascension ; ainsi le mystère de l’Eglise et de sa catholicité est déjà réalisé dans sa structure, est un fait, dès Pentecôte, mais reste encore en devenir par son déploiement jusqu’à la Parousie. A la manière dont le Christ est devenu jour par jour durant trente-trois ans ce qu’il était dès l’incar­ nation, notre Seigneur et notre Sauveur, la catholicité de l’Eglise doit devenir jusqu’à la fin du temps ce quelle était déjà dès Pentecôte : son dynamisme missionnaire s’adosse à sa catholicité constitutive, qui résulte ellemême des deux grandes missions visibles des personnes divines : celle du Fils à l’incarnation, celle de l’Esprit à Pentecôte. L’expansion de l’Eglise peut se définir une intégration incessante d’éléments qui, sous un aspect au moins, lui étaient encore étrangers, ou même opposés : au contact des multiples ressources des personnes humaines, des formations ethniques, culturelles, reli­ gieuses, loin de se diluer dans la masse de ces matériaux, elle cherche à s’en emparer pour les transformer en elle ; mais en retour elle est stimulée par eux, elle trouve en eux l’occasion de donner corps à des virtualités qui lui sont propres, mais qui sans eux seraient restées inexer­ cées; elle dépend pour autant du milieu quelle doit transformer, comme d’un excitant aussi variable que l’homme et que l’histoire : en ce sens, on peut dire que l’expansion de l’Eglise la révèle à elle-même et même aux anges : ut innotescat principatibus et potestatibus in caeles­ tibus per Ecclesiam multiformis sapientia Dei. Cependant, à chacun des moments de son pèlerinage, l’Eglise, comme le Christ, existe avec tout le mystère simultané de son être, il n’y a pas de manque dans la catholicité de 54 INTRODUCTION l’être de l’Église ni du Christ, le fidèle qui épouse l’Église et le Christ n’épouse aucun manque, aucun vide. 11 n’y a pas non plus de manque dans la catholicité de l’agir de l’Eglise et du Christ. La catholicité de l’agir du Christ, c’est la plénitude absolue, théandrique de son agir à cha­ cun des moments de son évangélisation, en sorte qu’il conduira sans défaillance son œuvre au point de pléni­ tude fixé par le Père: «J’ai consommé l'œuvre que tu m’as donnée à faire » ; la catholicité de l’agir de l’Église, qui est sans tache ni ride, mais sainte et imma­ culée, c’est la plénitude, relative et limitée, de son agir à chacun des moments de son évangélisation missionnaire, en sorte qu elle prépare sans défaillance le moment où le Christ, remettant le monde à son Père, dira : « Tout est soumis ». Sans doute il manque au Christ et à l’Église tout ce que leur ravit la cité du mal ; et ce manque est une privation dont ils souffrent, mais il est une privation pour d’autres que pour eux, il n’altère pas la catholicité de leur agir : en échange de celles de leurs virtualités qui n’auront pas été extériorisées, d’autres écloront et, par ces compensations mystérieuses, l'œuvre finale sera pleine, consommée, catholique. Enfin, tout le bien sur­ naturel que font les dissidents ou les non-chrétiens en utilisant spontanément les ressources de leurs tempéra­ ments personnels ou nationaux, ne manque pas, mais appartient à la catholicité de l’Église du Christ, dont le vicaire est à Rome, même quand ce bien n’aurait pas et ne pourrait jamais avoir de correspondance adéquate dans les extériorisations qui relèvent ouvertement d’ellemême. Mais ce bien reste parasité par un principe de dissidence, travaillant pour le compte du Prince de ce monde, qui utilise lui aussi les ressources des tempéra­ ments personnels et nationaux pour aggraver les équi­ voques et les séparations. Le tragique est que, dans les formes religieuses aberrantes, le bien surnaturel qu’il faut INTRODUCTION 55 rattacher au Christ et à son Eglise, et le mal, qui résulte de leur déviation, semblent liés aussi indissociablement que le sont dans la claudication la part de la vie, qui remonte à la vertu locomotrice, et la part de l’infirmité, qui s’arrête au tibia courbé. Le jour où ces formes religieuses aberrantes passeront à l’Eglise, ce qu’elle gagnera, ce n’est aucunement leur bien surnaturel, qui lui appartient déjà, c’est tout ce qui manque encore à ce bien surnaturel pour se libérer et s’accomplir. Les deux missions visibles du Verbe, terminée au Christ, qui est la tête, et de l’Esprit, terminée à l’Église, qui est le corps, sont au principe de l’élan missionnaire qui porte l’Église aux extrémités du temps et de l’espace. Dans ce grand mouvement d’expansion, on peut isoler par la pensée le domaine particulier de « l’activité mis­ sionnaire », ou des « missions ». C’est au problème de la catholicité que se rattache immédiatement la missiologie. Quel est le principe de l’activité missionnaire ? Son principe suprême et incréé est l’Esprit saint agissant à travers le Christ ; son principe créé inhérent à l’Église, est la charité christique, qui doit se trouver dans le mis­ sionnaire à l’état apostolique, c’est-à-dire à l’état de viru­ lence requis par l’exceptionnelle difficulté de la tâche. Et voici le but de l’activité missionnaire : dans la nuit du monde, partout où l’Église n’existe encore qu’en puis­ sance ou qu’en acte virtuel, l’établir en son acte achevé, selon les exigences mêmes d’une charité catholique, c’est-à-dire sous des formes indigènes. Alors, à l’apôtre qui aura planté l’Église indigène, succédera le pasteur qui la régira. Enfin pour ce qui touche au milieu de l’ac­ tivité missionnaire, on appellera terres de mission les régions où, en face de la cité du mal, l’Église n’existe pas encore en acte achevé, du moins sous une forme indi­ gène ; et l’on dira que l’attitude du missionnaire à l’égard du problème culturel est double: 1° il doit tendre à se 56 INTRODUCTION défaire des formes culturelles dans lesquelles il a luimême reçu le christianisme, dans la mesure où, étant les valeurs d’une civilisation particulière et non pas simple­ ment des valeurs de la civilisation, elles entravent plus qu’elles n’aident sa prédication ; 2° il doit adopter dans la mesure du possible les formes culturelles de son entourage, mais sans servilité, en toute vérité de vie. Du point de vue de ce que les logiciens appellent une défini­ tion métaphysique, par genre et difference, on dirait : les missions étrangères sont le mouvement expansionnel de l’Eglise, considéré dans l’effort qui tend à la création d’une hiérarchie indigène. Du point de vue d’une défini­ tion causale, on dirait : les missions étrangères sont le mouvement expansionnel de l’Eglise, en vertu duquel, portée par l’Esprit saint, le Christ, et la charité aposto­ lique de Pentecôte, elle entre dans une région où elle n’existait qu’en puissance ou qu’en acte initial et entravé, pour y passer à l’acte achevé, substituer à une hiérarchie importée une hiérarchie indigène, et ouvrir aux âmes une voie libre vers les profondeurs de la rédemption du Christ. L’unité catholique, connue adéquatement par la foi comme un mystère, est connue dans son éclat extérieur par la raison comme un miracle. Elle se manifeste alors comme un fait social d’une qualité humaine non seule­ ment exceptionnelle mais proprement miraculeuse, qui met sur l’Eglise le sceau de l’approbation divine, digitus Dei est hic. Entre les hommes, séparés par le tem­ pérament, l'espace, le temps, le Christ a créé une com­ munion de croyance, d’amour, d’effort, sans doute trop pure pour n être point trahie par les défaillances particu­ lières, mais qui, depuis le temps où elle a commencé de briller dans le monde, n’a point été abolie, et à laquelle vient s’accorder spontanément tout ce qu’il y a de pur dans les temps qui l’ont précédée et dans les pays qui INTRODUCTION 57 l’ont ignorée : seule une force de cohésion divine peut rendre compte de la constitution et de la puissance d’at­ traction d’un tel foyer d’universalité. Dans les dissi­ dences, où pourtant il est mis en péril, il peut commen­ cer déjà d’apparaître, en raison des biens évangéliques quelles ont conservés, mais il se condense spontanément autour du privilège évangélique de la primauté de Pierre. Ce qui, à la fin du IIe siècle, ravit Irénée dans l’unité catholique, ce n’est pas le spectacle d’une force sociale temporelle capable d’unifier une immense masse d’hommes : à ce compte, l’empire romain eût été plus étonnant que l’Eglise ; ce n’est pas non plus le spectacle d’une force philosophique ou religieuse qui réussirait à se trouver des disciples un peu partout sur la terre, comme en ce temps-là le gnosticisme ; c’est le spectacle d’une force merveilleuse qu’il appelle la puissance de la transmission, qui vient du Christ et a pour mission de faire éclore une unité transpolitique, transculturelle, messianique, de planter un paradis de l’Esprit au sein des erreurs et des conflits de ce monde. Le rayonnement de cette force intérieure qui anime l’Eglise pouvait être perçu, à vrai dire, dans les Douze dès le jour de Pentecôte ; mais en se diffusant dans l’espace, le temps, les differents peuples, il paraît avec une évidence tou­ jours grandissante. La supériorité numérique de la Catholica de l’an 400, dont Augustin tire argument contre les donatistes, n’est pas le signe direct de sa vérité, ce n’est que l’ombre d’un signe ; par-delà, ce qu’Augustin lui-même admire dans la croissance de l’Eglise, ce n’est pas la simple force d’unir les multitudes, c’est la vertu du Christ suscitant des enfants à Abraham. Le caractère miraculeux de l’unité catholique est souligné par Jean Adam Moehler: seule l’unité de l’Eglise est assez puis­ sante pour s’emparer des diversités légitimes des hommes et les élever en son sein au rang de « contrastes », c’est-à- 58 INTRODUCTION dire d'éléments complémentaires les uns des autres ; dès qu'ils échappent à la forme régulatrice de l’Église, ces éléments entrent en conflit les uns avec les autres, et les contrastes se changent en « contradictions » : cela se voit dans les dissidences. L'unité catholique de l’Église est un signe de sa divi­ nité de deux manières. On peut dire, comme nous venons de le faire : l’unité catholique, telle que nous la constatons, manifeste une force de cohésion d’une qua­ lité si exceptionnelle quelle dénonce 1’intervention du doigt de Dieu. On peut dire encore : l'unité catholique, telle que nous la constatons, réalise la prophétie de l’Ancien et du Nouveau Testament sur l’Église de Dieu. L’argument prend toute sa force à l’égard de ceux qui admettent l'autorité divine des Écritures. Si Dieu, souve­ rain Maître de l’histoire, annonce dès l’Ancien Testament l'unité des fidèles de toutes les nations autour d’un Messie, sa promesse sera réalisée ; ce qui empêche les Juifs croyants de la reconnaître dans le fait chrétien, c’est qu’ils persistent dans l’attente d'un royaume de ce monde ; comprennent-ils au contraire que la prophétie de l’Ancien Testament, notamment celle du Serviteur de lahvé, annonce un royaume qui, bien que dans ce monde n’est pas de ce monde, le voile aussitôt se déchire, ils peuvent se convertir. Si le Christ-Dieu annonce dans le Nouveau Testament la catholicité du royaume spirituel issu de lui, sa promesse ne sera pas frustrée ; il y aura quelque part dans le monde une catholicité digne de Jésus : c’est là que se trouvera son Église ; aux donatistes qui se réclamaient du Christ et ne formaient qu’une secte, Augustin opposait la prophétie du Christ sur la catholicité de son royaume ; Newman est frappé au cœur quand il découvre soudain que le rap­ port de l’Église d’Angleterre à l’Église romaine est celui de la secte donatiste à la Catholica. Même en faisant abs­ INTRODUCTION 59 traction de l’autorité divine de l’Écriture, du seul point de vue d’une raison capable d’apprécier les valeurs morales et métaphysiques, la réalisation de la prophétie de l’unité catholique apparaît miraculeuse. Il y a, ici encore, deux étapes : l’Ancien Testament annonce le chris­ tianisme ; l’Evangile annonce l’Église. On dira d’abord : l’espérance messianique d’Israël est elle-même un fait exceptionnel, qui se donne comme ayant une origine divine et qui reste, en effet, inexplicable par le seul jeu des causes naturelles ; d’autre part, le fait chrétien est, lui aussi, exceptionnel et irréductible au jeu des causes natu­ relles ; la prophétie messianique d’Israël jette sa lumière sur le miracle du fait chrétien dans lequel elle trouve son accomplissement ; en retour, le miracle du fait chrétien confirme l’origine divine de cette prophétie, il en éclaire rétrospectivement les traits obscurs ou ambivalents : voilà tout le fond de l’argumentation de Pascal. On dira ensuite : les prophéties du Nouveau Testament, qui annoncent l’unité catholique du royaume spirituel issu du Christ, jettent leur lumière sur le miracle permanent de la Catholica ; en retour, le miracle permanent de la Catholica, en accomplissant les prophéties du Nouveau Testament, confirme leur vérité et achève de préciser rétrospectivement leur signification. La prière du Sauveur demandant que tous soient un trouvera son exaucement suprême dans l’au-delà du temps, quand l’unité de la transformation de gloire ren­ dra toute déchirure impossible, où il n’y aura plus de part pour le péché, le mal, les dissentiments, la décrépi­ tude, la mort. Mais elle est déjà exaucée dans l’exil et les douleurs du temps : à l’endroit où le Christ touche les hommes par le contact des pouvoirs sacramentels et juri­ dictionnels apparaît la grâce pleinement christique et christoconformante, l’Église existe en acte achevé, l’Esprit saint est donné comme jamais encore il n’avait 60 INTRODUCTION été donné, les trois personnes divines viennent habiter dans le monde comme jamais encore elles n'y avaient habité; l’unité de l’Église sans tache ni ride ni rien de semblable ici encore n’est pas déchirée ; mais elle est pour nous déchirante, séparant en nous l'âme et l’esprit, les jointures et les moelles, les sentiments et les pensées, nous disjoignant d’avec notre péché. Autour de l’Église en acte achevé gravitent tous les justes qui sont dispersés dans les formations religieuses aberrantes ; la grâce qui leur est venue du Christ tend, qu’ils le sachent ou non, à les rapprocher du Christ, elle forme en eux l’Église en acte initial, latent, tendanciel; mais des malentendus pour eux insurmontables, entravent en eux le mouve­ ment spontané de la grâce, l’empêchent de rejoindre le seul lieu où elle pourrait pleinement éclore, elle est en eux comme contrariée, mutilée ; et l’unité qui les attache à l’Église, quoique profonde et divine, est elle aussi contrariée : elle est une unité déchirée. Plus on croit au prix des grâces qui attirent secrètement au Christ et à son Église tout homme venant en ce monde, plus aussi on croit à la réalité, à l’étendue, à la splendeur cachée de l’Église en acte initial et tendanciel : après l’Église du ciel, après notre Église en acte achevé, elle est une troi­ sième réalisation, mais inchoative, contrariée, déchirée, de la prière du Sauveur pour l’unité. Et plus aussi on souffre à la pensée des ignorances invincibles qui empê­ chent tant d’hommes de bonne volonté de voir le visage de l’Église. Quelle résurrection pour le monde entier si, tout d’un coup, l’Église en acte tendanciel pouvait passer avec toutes ses ressources dans la pleine lumière de l’Église en acte achevé ! INTRODUCTION 61 Nous nous sommes mis dans l’axe de la doctrine sor­ tie de l’Écriture, passant par les Pères grecs et latins, les Théologiens médiévaux et baroques, essayant pour la lire de nous cacher dans la lumière qui déborde de saint Jean et de saint Paul, qui ne cesse jamais dans l’Église et qui trouve ses reposoirs en saint Augustin, en saint T homas d’Aquin, en saint Jean de la Croix. Cette doctrine, trop riche pour ne pas demander impérieusement à se déployer et capable par ses virtualités inépuisables d’éclairer les problèmes les plus profonds et les seuls urgents de chaque période de temps, ce n’est qu’à ceux qui seraient totalement fidèles à ses racines quelle don­ nerait d’être totalement authentiques dans leurs har­ diesses, ce n’est qu’à la pure tradition quelle promet la pure innovation, qui ne vieillit pas et demeure acquise pour toujours. Les théologiens ne peuvent que défaillir, il leur faut s’entraider et se corriger les uns les autres. L’important est que la théologie ne soit pas trahie par des catholiques dans son amour des vérités qui ne passent pas. C’est à cet amour que les théologiens catholiques se reconnaissent: quand ils s’opposent entre eux, ils n’ou­ blient jamais ce qui les unit ; et quand les autres les lisent, ils l’oublient toujours et il leur arrive selon le mot de Pascal de « prendre le prétexte de la contestation » pour nier la vérité. Quel que soit le prix de la théologie, elle dit ellemême que ce n’est pas en elle, mais dans le don de l’Esprit saint qu’est la sagesse suprême. Au-dessus de la connaissance théologique qui organise les énoncés de la foi, au-dessus du regard de la foi informe qui croit les mystères mais sans pouvoir les contempler, apparaît le regard de la foi vive qui contemple, sonde et goûte leur profondeur. De cette foi vive relève le sens du Christ et de son Eglise. A ceux qui le reçoivent, qui ont « les yeux 62 INTRODUCTION illuminés du cœur», il est donné non plus seulement de voir devant eux le mystère de l’Eglise, mais de le vivre, de l'éprouver, de le souffrir au fond de leur être. Dans le silence de toutes paroles et de tous discours de la raison, le regard d’amour qu'ils portent sur l'œuvre rédemptrice du Christ leur fait ressentir en eux-mêmes, par un divin et sûr instinct, tout le drame de l’Eglise qui leur est contemporaine. Ses échecs sont des épées qui leur trans­ percent le cœur, ses gains spirituels les font exulter. Par leur être, ils sont dans l’Église comme des parties dans le tout, mais par leur amour, c’est toute l’Église qu’ils enferment au-dedans d’eux, avec ses saints, avec la Vierge et les apôtres, avec le Christ qui en est la Tête : «Je puis, dit Tauler, devenir riche de tout le bien qui se trouve dans tous les amis de Dieu au ciel et sur la terre, et aussi de celui qui est dans la Tête. Tout le bien qui appartient à la Tête et aux membres, dans le ciel et sur la terre, aux anges et aux saints, tout cela coulerait réel­ lement et essentiellement en moi, si, sous la noble Tête, l’amour me façonnait en la forme de la volonté de Dieu, tout comme les autres membres de ce corps spiri­ tuel. » C’est le prélude au cri de saint Jean de la Croix : « Miens sont les cieux et mienne es-tu, terre, et miennes sont les nations, les justes sont miens et la Mère de Dieu est mienne, et Dieu lui-même est mien et pour moi, parce que le Christ est mien et tout entier pour moi ! » Et à celui de sainte Thérèse de Lisieux : « Dans le cœur de l’Église ma Mère, je serai l’amour! Ainsi je serai tout, ainsi mon rêve sera réalisé ! » Pour cette connaissance amoureuse et expérimentale de l’Église, que l’Esprit saint peut donner aux petits, à ceux qui semblent les derniers, le théologien échangerait avec joie toute sa science. INTRODUCTiON 63 Le troisième livre de cet ouvrage, sur lequel nous avons dû pour une part anticiper, devrait traiter de l’or­ dination de l’Église à ses causes finales, c’est-à-dire de sa sainteté ; le quatrième livre devrait parler, du point de vue surtout de la théologie de l’histoire du salut, des pré­ parations de l’Église, de son progrès dans le temps, de son entrée dans le ciel et de la fin de son combat contre la cité du mal, bref de l’aventure d’un univers tiré du néant, secoué par la catastrophe des anges puis du pre­ mier homme, récapitulé dans l’Église de l’incarnation rédemptrice, joignant éternellement par elle des fins der­ nières désormais nouvelles et surélevées, mais les man­ quant éternellement pour la part qu’il donne définitive­ ment par la révolte à la cité du mal : le traité des fins der­ nières ne peut être que le traité de l’Église qui, par les préparations du temps, nous arrache à la perdition et aboutit à la consommation de la Patrie. Aucun de ces deux livres n’est achevé. Merci aux Directeurs de la Revue Thomiste de nous faire l’honneur d’accueillir ce nouveau livre dans leur Bibliothèque. Merci aux théologiens qui d’abord, quand les appréciations sont plus difficiles, ont signalé au public avec sympathie certaines vues de cet ouvrage, notamment aux RR. PP. M.-D. Chenu, M.-J. Congar, J.-Hervé Nicolas, L.-M. Dewailly, à Dom Ch.-M. de Witte. Merci à ceux dont l’amitié nous a éclairé, et com­ ment ne pas dire ici notre reconnaissance à celui envers qui notre dette est immense, Jacques Maritain ? Au moment de finir notre travail, ce sont les mots de la dernière communion de saint Thomas d’Aquin qui nous reviennent en mémoire : Je te reçois, prix de la rédemption de mon âme ; je te reçois, soutien de mon pèleri­ nage, pour l'amour de qui j'ai étudié, veillé, travaillé, prê­ ché, enseigné. Je riai jamais rien dit contre toi ; ou, si je lai 64 INTRODUCTION fait, c'était ignorance. Et je ne suis pits opiniâtre dans mon sens ; mais, si j'ai mal dit quelque chose, je laisse tout à la correction de ΓÉglise romaine. Fribourg, Fête de saint Jean Baptiste de l Année sainte 1950 LIVRE II LA STRUCTURE INTERNE DE L’ÉGLISE ET SON UNITÉ CATHOLIQUE La considération des causes efficientes qui produisent et maintiennent l’Église dans le monde, notamment des causes efficientes prochaines et immédiates auxquelles nous nous sommes volontairement attardé1, nous met en état d’entreprendre une recherche plus minutieuse de ce qu’est l’Église en elle-même, un examen plus approfondi de ses éléments essentiels et de sa nature intime. Dès le premier regard, elle apparaît comme une réalité sans doute indissolublement une, mais extrêmement complexe, qui, à la ressemblance du Christ, sa tête, quelle prolonge et diffuse en quelque sorte dans l’espace et le temps, doit être simultanément corporelle et spiri­ tuelle, évidente et mystérieuse ; elle se présente comme un vaste organisme collectif, humain et divin, composé d’une part d’éléments extérieurs et apparents qui for­ ment son enveloppe sensible et son corps, et d’autre part d’éléments intérieurs, cachés au fond d’elle-même, qui sont en quelque manière les sources de sa vie, disons, en 1. L'Église du Verbe incarné, t. I. 66 PROLOGl’F DU L IVRE II donnant à ces mots un sens encore imprécis, comme son âme. La première question que nous aurons à traiter sera donc celle de l'essence, de la nature de l’Église considé­ rée encore en général, comme constituée immédiate­ ment par un corps visible et une âme créée. Nous serons aussitôt conduits à signaler les attaches profondes de l'Église avec le Christ, puis avec ΓEsprit saint ou la Trinité tout entière, dont nous avons déjà dit qu’ils sont ses causes efficientes et conservatrices suprêmes, mais qui, nous aurons maintenant à l'ajouter, sont bien davantage que de pures causes efficientes, et en qui nous découvrirons ce qui forme comme le lien de toute l’Église, comme sa personnalité mystique et profonde, voire comme son âme incréée. D’où les chapitres de cette première partie, l’un relatif à la nature de l’Église (ch. I), l’autre au Christ, tête et chef de l’Église, qui nous amènera à parler de la Vierge (ch. II et III), le dernier à l’Esprit divinisateur de l’Église (ch. IV). Nous abouti­ rons alors aux définitions majeures de l’Église (ch. V). Nous pourrons ensuite, dans une deuxième partie, examiner plus en détail chacune des deux parties compo­ santes de l’Église. Tout d’abord, son âme créée, puis son corps. Nous aurons ainsi touché à tous les éléments de la structure de l’Église. Cela nous conduira aux définitions mineures de l’Église. Mais cette Église, qui est mystérieuse en son fond, va s’entourer d’effets admirables qui seront comme son rayonnement visible, et dont nous parlerons dans une troisième partie. Au mystère de l’Église composé d’âme et de corps et ayant pour propriétés essentielles, en raison même de son âme et de son corps, l’unité et la catholi­ cité, se rattachera un miracle constatable, celui de l’unité et de la catholicité, considérées cette fois-ci comme notes manifestatrices de la véritable Église. PREMIÈRE PARTIE LA STRUCTURE INTERNE DE L’ÉGLISE : LE CHRIST, LA VIERGE, L’ESPRIT SAINT Nous aurons fi considérer successivement quelques vues touchant Γ Église elle-même (ch. I), ses rapports essentiels avec le Christ et la Vierge (ch. II et III), puis avec ΓEsprit saint (ch. IV). D'où les définitions majeures de VÉglise (ch. V). CHAPITRE PREMIER GÉNÉRALITÉS SUR L’ÉGLISE I. L’ÉGLISE MYSTÉRIEUSE ET VISIBLE Nous parlerons ici de la nature de l’Église d’une manière encore générale, en insistant surtout sur sa double composition d’âme et de corps, de spiritualité et de visibilité. 1. La cause matérielle de l’Église Les êtres dont se compose l’Église au temps de son pèlerinage terrestre ne sont ni de simples corps, qui feraient un ensemble matériel, ni des anges, qui feraient un ensemble spirituel. Ce sont des hommes, quelle saisit comme tels, en tant que doués de corps et d’âme. Elle ne les dissocie pas au préalable, afin de retenir pour Dieu la seule partie spirituelle, et de rejeter en dehors de sa pré­ occupation la partie corporelle. Mais, de même que la société civile peut réclamer la personne individuelle inté­ grale, en vue, il est vrai, du développement de la seule vie temporelle, l’Église pourra, semblablement, propor­ tionnellement, réclamer la personne individuelle inté­ grale, en vue, cette fois-ci, de la transmission et de Lac- 70 I - NOTIONS GÉNÉRALES croissement de la vie divine. De la sorte, c’est la per­ sonne humaine avec son corps et son âme, qui se trouve engagée en même temps dans une communauté poli­ tique donnée et dans la communauté des enfants de Dieu ; et l'on devra dire que l'homme intégral est ordonné, d’une part, mais simplement comme à sa fin provisoire, au bien commun de la cité terrestre ; d’autre part, et déjà comme à sa fin définitive, au royaume de Dieu dont il est membre. Car la communauté politique peut bien réclamer l’homme intégral (en ce sens, saint Thomas écrit que « l’homme entier, totus homo, est ordonné à la communauté entière dont il est partie T), mais elle ne peut le réclamer intégralement, c’est-à-dire d’une manière exhaustive ni suprême (en ce sens, saint Thomas écrit que « l’homme n’est pas ordonné à la com­ munauté politique selon tout lui-même et selon tout ce qui lui appartient, secundum se totum et secundum omnia sua»12). Le partage de l’homme ne se fait pas, à propre­ ment parler, par division du corps et de l'âme, celui-là étant pour César et celle-ci pour Dieu ; il se fait entre une première sorte d’activités et d’œuvres ayant pour fin immédiate César, c’est-à-dire la vie humaine temporelle, laquelle ne peut jamais être qu’une fin intermédiaire, infra-valente et subordonnée, et une autre sorte d’activi­ tés et d’œuvres visant immédiatement la fin ultime, à savoir notre union et notre incorporation au Christ3 ; ces 1. 11-11, qu. 65, a. 1. C’est de tout cœur que l’homme doit faire sa tâche temporelle. 2. I-II, qu. 21, a. 4, ad 3. La tâche temporelle de l’homme ne sau­ rait réclamer tout son cœur. 3. Cette distinction entre fin intermédiaire et fin ultime n’est pas absente de la pensée de saint Augustin, on peut même la retrouver, nous le dirons un peu plus loin, jusque dans le De civitate Dei, mais elle reste à l'arrière-plan de ce grand ouvrage, centré sur l’opposition des fins ultimes de la cité de Dieu et de la cité du diable. l’égllse mystérieuse et visible 71 dernières activités et œuvres étant capables, tout en demeurant irréductibles aux activités et aux œuvres tem­ porelles, de les influencer et de les orienter d’en haut, puisque les tendances concernant la fin ultime et défini­ tive sont de soi surordonnées aux tendances concernant la fin temporelle et provisoire4. On voit, dès lors, qu’il y 4. CAJETAN parle de « la modification de tous les préceptes par la charité» (In I-II, qu. 100, a. 10, n° II). Cependant la charité ne se substitue pas aux autres vertus : honorer son père pour Dieu, conti­ nue d’être un acte de piété filiale ; et c’est pourquoi Cajetan appelle «extrinsèque » le mode conféré par la charité aux actes des différentes vertus (II-II, qu. 44, a. 4). Selon les moralistes, les mêmes actes peu­ vent avoir, en effet, une double bonté ou une double malice, l’une qui leur vient de leur objet (jouant le rôle de fin intermédiaire) l’autre qui leur vient de leur fin (ultime) : une aumône que je fais en vue d’expier mes péchés, est en même temps une œuvre de la vertu de miséricorde et une œuvre de la vertu de pénitence. S’il en était autre­ ment, la charité, qui porte sur la fin suprême de l’ordre moral, ne serait plus, comme on le dit couramment, l’âme et la forme des autres vertus ; elle les engloutirait en elle et les supplanterait (cf. B1LLUART, De actibus humanis, dissert. 4, a. 4, § I, édit. Brunet, t. II, p. 299). Si donc les objets des différentes vertus infuses doivent être considérés comme autant de fins intermédiaires gardant, sous les motions de la charité, leur caractère spécifique propre, il en sera de même, à plus forte raison, des objets des différentes vertus acquises, concernant par exemple l’ordre politique et temporel. La charité communiquera pareillement, à ces dernières vertus et à leurs actes, une perfection, une modalité, qu’on pourra appeler extrinsèque, pour signifier, avec Cajetan, quelle s’ajoute à la vertu acquise sans la détruire ; mais qu’on pourra appeler intrinsèque, pour signifier que les fins intermédiaires sont référibles à la fin ultime par nature, et non par accident. Car cela même qui est donné à César immédiatement, doit pouvoir être donné à Dieu médiatement, et c’est pourquoi saint THOMAS, sans toucher nullement à la distinction irréductible des choses de César et des choses de Dieu, écrira que « tout ce que l'homme est, tout ce qu’il peut, tout ce qu’il a, doit être rapporté à Dieu» (I-II, qu. 21, a. 4, ad 3). Nous touchons ici à une vue capitale. Rapporter toutes choses à Dieu, instaurer partout le règne du Christ, ce ne sera pas du tout s’efforcer de résorber l’ordre de la politique dans l’ordre supérieur du royaume de Dieu ; ce ne sera pas du tout 72 l - NOTIONS GÉNÉRALES aura nécessairement coexistence ici-bas de deux ordres de communautés parfaites, les unes et les autres visibles : dune part, les communautés temporelles ou les « royaumes de ce monde » ; d’autre part, la communauté spirituelle ou le « royaume de Dieu ». Ainsi, en raison de la nature des hommes qu’il ras­ semble, le royaume de Dieu sera, à l’instar des royaumes de ce monde, visible. Et pourtant le lien qui l’assemble est autre que le lien des royaumes de ce monde. On peut dire que, de part et d’autre sans doute, le lien est spiri­ tuel. Mais à condition d’ajouter que le mot esprit peut s’entendre en deux sens différents. D’abord en un sens humain, psychologique, culturel, pour désigner l'imma­ térialité de l’âme, nos plus hautes activités naturelles, les tendances de 1’« homme psychique » dont parle saint Paul, limité de soi aux seules connaissances accessibles à la raison : voilà ce qui constitue le principe d’unité des communautés politiques et culturelles ; de ce point de vue, chaque civilisation se caractérisera avant tout par un esprit typique et irréductible. Puis en un sens divin, reli­ gieux, surnaturel, pour désigner la révélation évangé­ lique, le caractère imprimé dans l’àme par les sacre­ ments, les dons de la grâce, les grandes et précieuses pro­ messes par lesquelles nous avons été rendus « participants de la nature divine» (II Pierre, I, 4), bref toutes les réalités de la vie éternelle que recherche 1’« homme spirituel », 1’« homme pneumatique », ouvert aux influences de l’Esprit saint : voilà où réside le prin­ cipe d’unité du royaume de Dieu. De ce point de vue, il n’y a qu'une seule spiritualité, supérieure mais non travailler à abolir ni à amoindrir la distinction du temporel et du spi­ rituel ; ce ne sera pas non plus entendre nécessairement cette distinc­ tion d'une manière plus « sacrale » et moins « profane ». Christianiser une hiérarchie est autre chose que la désessencier. l’église mystérieuse et visible 73 contraire aux divers esprits culturels, la spiritualité de grâce, que l’Esprit divin répand dans son Église et dans ceux qui relèvent d’elle à quelque titre5. Si donc les mêmes hommes rendent manifestes et visibles audehors, à la fois la communauté politique et l’Église, en sorte que la « cause matérielle éloignée » de ces commu­ nautés est dans les deux cas le composé humain, la nature humaine, cependant c’est en accomplissant des actes extérieurs tout à fait distincts, produits ici par des énergies spirituelles culturelles, et là par des énergies spi­ rituelles divines, que ces mêmes hommes vont donner corps immédiatement d’une part aux royaumes de ce monde, et d’autre part au royaume de Dieu. En sorte que la « cause matérielle prochaine » des communautés politiques différera essentiellement de la « cause maté­ rielle prochaine» de l’Église. C’est uniquement pour autant qu’ils seront vivifiés par les réalités spirituelles propres à l’Église, pour autant qu’ils agiront tout d’abord en vue de fins immédiatement divines qui leur fussent restées toujours inconnues s’ils avaient été abandonnés à leurs seules ressources, pour autant en un mot qu’ils manifesteront et révéleront au-dehors les principes sur­ naturels intérieurs auxquels ils obéissent, que les hommes deviendront la cause matérielle prochaine de l’Église. 5. E.-B. ALLO, O. P., fait remarquer contre Reitzenstein que, sui­ vant saint Paul, le « pneuma », loin de chasser la « psyché », vient pour l’informer et pour la surnaturaliser. Première épître aux Corinthiens, Paris, 1935, p. 49. En passant du plan psychologique au plan des réalités sociales, on pourra dire, en conséquence et propor­ tionnellement : « L’Esprit de l’Église ne détruit pas l’esprit caractéris­ tique des diverses civilisations, et ne reste pas non plus séparé de lui. Mais à cause de sa transcendance proprement divine, il peut pénétrer et surélever [dans leur ordre propre], et pour autant transfigurer, mais non pas détruire, les esprits terrestres dont il s’agit. » J. MaRITAIN, Questions de conscience, Paris, 1938, p. 22 [O. C., VI, p. 655]. 74 I - NOTIONS GÉNÉRALES 2. L'Église, principalement spirituelle, est cependant visible absolument, essentiellement, formellement Le caractère absolument original du corps et de l’âme de l’Église étant hors de cause, il reste que l’Eglise étant composée comme l’homme d'un élément spirituel et d’un élément visible, on devra parler d’elle comme on parle de l’homme, si l’on veut éviter toute erreur sur le sujet délicat mais important de sa spiritualité et de sa visibilité. Qu’en est-il donc de l’homme ? Tout d’abord, il est à la fois spirituel et visible. Il est spirituel, puisque chaque chose est dénommée par la portion la plus importante d’elle-même, et que la partie la plus importante de l’homme, sa partie essentielle prin­ cipale, son âme, est spirituelle. Dira-t-on cependant que l’homme est invisible ? Non, car même son âme invisible devient de quelque manière visible, en raison du corps à travers lequel elle manifeste sa spiritualité. L’homme, tout en étant spirituel, est donc visible absolument par­ lant, «simpliciter»\ c’est partiellement, sous un aspect particulier, si l’on considère son âme isolément, et donc « secundum quid », qu’il est invisible. Secondement, l’homme est visible essentiellement, par constitution, par nature, et non pas accidentellement, par fortune, par aventure, comme fut visible l’ange de Tobie : le corps est en effet une partie essentielle, consti­ tutive, nécessaire de son être. Enfin l’homme est visible formellement, c’est-à-dire en tant quêtre humain, en tant qu’être informé et vivifié par une âme spirituelle. S’il n’était visible que matérielle­ ment, il apparaîtrait comme un simple corps brut, ou comme un corps organique quelconque, ou comme un vivant sans raison. Or, dès qu’il fait l’objet d'une obser­ vation suffisante, il se manifeste comme un vivant rai­ l’église mystérieuse et visible 75 sonnable, comme un être humain. En effet, la substance, la vie, l’humanité, sont des réalités directement intelli­ gibles, mais indirectement sensibles en ce sens quelles sont perçues du premier coup par l’intelligence dans la réalité sensible. C’est l’âme spirituelle de l’homme qui est reconnue par l’intelligence sous l’enveloppe visible du corps6. Ainsi en est-il proportionnellement de l’Église7. Tout d’abord, elle est à la fois spirituelle et visible. Elle est, en effet, vraiment spirituelle, surnaturelle, « pneuma­ tique», puisque la portion la plus importante d’ellemême, la partie essentielle principale de son être, son âme, est toute spirituelle et toute surnaturelle. Et cependant, l’Église est visible absolument parlant, « simpliciter », car même son âme invisible est rendue en quelque manière visible grâce au corps, par lequel elle manifeste sa spiritua­ lité. Ce n’est que partiellement, sous un aspect limité, «secundum quid», en raison de son âme considérée comme isolée du corps où elle s’exprime, qu’on pourrait dire que l’Église est invisible. Secondement, l’Église est visible essentiellement, par constitution, par nature, et non pas accidentellement, par fortune, par libre choix ; elle ne peut pas cesser d’être visible, elle est toujours le corps du Christ. Elle peut, en temps de persécution, « s’envoler au désert » ou « redes­ cendre aux catacombes », elle ne saurait se désincarner, se séparer de son corps. A proprement parler, elle ne saurait 6. « On appelle sensible per accidens non pas tour ce que l’intelli­ gence peut percevoir dans une réalité sensible, mais ce qu’elle perçoit aussitôt, dès la présentation de la réalité sensible : dès que je vois quelqu’un qui parle ou qui se meut, je perçois intellectuellement qu’il vit, je puis dire que je le vois vivre. » Saint THOMAS, De anima, lib. Il, lect. 13, édit. Pirotta, n° 396. 7. Cf. J. V. De Groot, o. p., Summa apologetica, Ratisbonne, 1906, p. 68. 76 1 - NOTIONS GÉNÉRALES non plus ressusciter : les « résurrections » de l’Église, figurées dans l’Apocalypse par la résurrection des deux Témoins (XI, 11), signifient au vrai ses réapparitions dans le parvis du temple et dans la ville sainte, périodi­ quement abandonnés aux nations pour être foulés aux pieds, en d’autres mots, les reprises de l’activité conqué­ rante de l’Église, les nouvelles vagues de son expansion missionnaire et de son influence sur le monde de la cul­ ture. Quant à la substance même de l’Église, figurée par le temple que l’apôtre mesure au roseau, elle est immor­ telle, et les attaques du mal sont impuissantes à la disso­ cier8. Enfin, l’Église est visible formellement, c’est-à-dire en tant qu’organisme surnaturel, en tant que société infor­ mée et vivifiée par les dons de l’Esprit saint, en tant que réceptacle des trésors divins, en tant que demeure de la Déité tout entière. Ce sont les richesses intérieures de son être, de soi invisibles, qui se révèlent, d’une manière sans doute extrêmement atténuée et pâlie, à travers l’en­ veloppe de son corps. Si elle n’était visible que matériel­ lement, elle apparaîtrait comme une communauté humaine quelconque ou comme une communauté reli­ gieuse pareille à toutes les autres. Mais dès qu’elle fait l’objet d’un examen suffisant, elle se manifeste au regard de la simple raison, à cause des merveilleux effets sen­ sibles quelle produit dans le monde, comme une réalité divine ; sa beauté cachée éclate en quelque sorte audehors. 8. On voit quel sens il faudrait donner, si l’on veut être exact, au mot de CALVIN cité par Karl BàRTH : « Soyons-en convaincu : la vie de l’Église ne va pas sans résurrection ; davantage sans beaucoup de résurrections. Tenendum est. Ecclesiae vitam non esse absque resurrec­ tione, imo absque multis resurrectionibus ». Parole de Dieu et parole humaine, Paris, 1933, p. 156. l’église mystérieuse et visible 77 Ainsi donc l’Église, tout en étant d’abord et principa­ lement spirituelle, est cependant visible absolument, essentiellement et formellement9. 3. Trois remarques sur la spiritualité et la visibilité de l’Église Présentons tout de suite trois brèves remarques concernant certains aspects de la spiritualité et de la visi­ bilité de l’Église. 9. « La visibilité n’est pas seulement une propriété accidentelle de la véritable Église, elle appartient à son essence même, elle est la suprême expression de cette essence... Toutes les oppositions entre catholiques et protestants touchant la doctrine de l’Eglise sont concentrées, comme dans leur foyer, dans la question de savoir si l’Église est, ou n’est pas nécessairement et constamment, aussi longtemps quelle existe, visible en soi... Nous n’affirmons pas seulement une visibilité matérielle de l’Église résultant du fait que ses membres, ses rites, son comportement et son gouvernement tombent évidemment sous les sens. En ce sens, la visibilité de l’Église est hors de question et personne ne peut la nier. Ce qui est en question, c’est la visibilité formelle de l’Église. Et donc, sous cet aspect, c’est une doctrine de foi catholique que l’Église est visible en tant que vraie Église instituée par le Christ, quelle peut être discernée extérieurement des autres Églises qui se sont égarées, et que les promesses du Seigneur concernent cette Église visible. Sans doute, elle n’est pas visible par tout son être et sous tout aspect directement (unmittelbar). Elle ne serait telle que si l’on considérait exclusivement son corps. Son âme, au contraire, n’est visible que médiatement (mittelbar), pour autant qu’à la ressemblance de l’âme humaine, elle se manifeste par des signes extérieurs. Entendue de cette façon, la visibilité convient à la véritable Église en tant que telle (in se) en raison de ses éléments essen­ tiels; l’Église n’est pas visible simplement en tant que communauté ou société dans laquelle la vraie Église serait contenue, plus précisément cachée. L’Église est constamment et nécessairement visible essentialiter, c’est-à-dire (par institution divine) en raison même de son essence, elle ne devient pas telle en raison des circonstances, du progrès humanohistorique, etc. » Matthias Joseph SCHEEBEN, Handbuch der katholischen Dogmatik, réédition de 1933, Fribourg i. B., t. IV, p. 306. 78 1 - NOTIONS GÉNÉRALES a) Crédibilité de ΓÉglise Si l’Eglise est visible formellement, c’est-à-dire en tant même que spirituelle et divine, il faudra sans doute quelle puisse montrer d'authentiques miracles, qui la manifesteront au monde comme évidemment croyable de foi divine, (elle constituera elle-même, dit le concile du Vatican, par sa sainteté, son unité catholique, son apostolicité, l'un de ces miracles, perpétuel et irréfra­ gable1011 ), et qui seront capables d’une part de persuader tout homme à l'intelligence droite, d’autre part de « faire condamner », de « rendre inexcusable » l’homme qui, les ayant perçus, refuserait de se rendre. Mais il est clair que, pour se donner à l’Eglise, pour adhérer à son mystère, il faudra préalablement aimer les choses spirituelles et désirer la Fin suprême par-dessus tout. Faute de quoi, les dispositions hostiles du cœur réagiront secrètement sur l’intelligence pour la détourner de la recherche de la crédibilité de l’Eglise. Elles pourront même aller parfois jusqu’à lutter contre l’évidence de cette crédi­ bilité, lorsqu’elle aurait réussi à s’imposer. Ce n’est point là chose inouïe : « Or, les grands prêtres résolurent de tuer aussi Lazare, parce que beaucoup de Juifs, à cause de lui, se retiraient et croyaient en Jésus » (Jean, XII, 10-11). Ainsi l’Eglise est évidente et mystérieuse. Elle s’impose à notre intelligence, mais c’est pour réclamer aussitôt notre foi. Son évidence révèle en quelque manière son mystère, mais son mystère peut à son tour voiler son évi­ dence. On voit, de ce point de vue, comment il faudra lire Pascal : « Il est impossible que ceux qui aiment Dieu de tout leur cœur méconnaissent l’Eglise, tant elle est évidente. - Il est impossible que ceux qui n’aiment pas Dieu soient convaincus de l’Eglise »n. 10. Sess. Ill, chap. Ill, Denz., n° 1794. 11. Pensées, édit. Br., n° 850. l’église mystérieuse et visible 79 b) La visibilité des Églises dissidentes Ce que nous disons de la spiritualité et de la visibilité concerne de soi et directement l’authentique Église du Christ: si l’on tente de l’appliquer aux Églises dissi­ dentes, cela ne pourra leur convenir que d’une façon dérivée, imparfaite, incomplète, et dans l’exacte mesure où elles ont encore conservé en elles, en dépit de la rup­ ture, quelque chose des trésors de la véritable Église. c) La spiritualité et la visibilité comme « prépro­ priétés » de ΓÉglise Enfin, il convient de le déclarer ici de façon expresse, en affirmant que l’Église est spirituelle et visible, nous n’entendons d’aucune façon ajouter deux nouvelles pro­ priétés à celles que le Symbole de Nicée-Constantinople a consacrées en confessant l’Église, une, sainte, catho­ lique et apostolique. Dire que l’Église est spirituelle et visible, c’est dire en effet, avec d’autres mots, quelle est composée tout d’abord et essentiellement d’âme et de corps, et que c’est comme telle quelle sera une, sainte, catholique et apostolique. La spiritualité et la visibilité nous apparaissent en quelque sorte comme deux « pré­ propriétés », deux « antépropriétés », (à la façon dont on parle en logique d’antéprédicaments), comme deux pro­ priétés tout à fait foncières, présupposées et sous-jacentes à toutes les autres, imprégnant et imbibant toutes les autres. En sorte que l’unité, la sainteté, la catholicité et l’apostolicité sont en même temps spirituelles et visibles ; en même temps objets de foi divine comme mysté­ rieuses, et objets de constatation évidente comme mira­ culeuses. De ce point de vue, on n’estimera guère heu­ reux l’usage qui a prévalu, dans certains manuels de théologie, de parler de suite et sur le même plan de la visibilité, de l’unité, de la sainteté, de la catholicité et de 80 I - NOTIONS GÉNÉRALES l'apostolicité de l’Eglise, comme s’il y avait là cinq pro­ priétés ou cinq notes de même rang. Mais on trouvera peut-être encore plus fâcheuse la tactique des apologistes qui acceptent de défendre la visibilité de l’Église contre les attaques du protestantisme, pendant de longues pages, sans affirmer aussitôt et avec autant de force sa spiritualité. La spiritualité et la visibilité souffrent tou­ jours d’être disjointes quand on parle de l’Église, et aussi, pour des raisons non certes identiques mais pour­ tant analogues, quand on parle du Christ, ou même tout simplement de la nature humaine. Le problème de la visibilité de l’Église trouvera sa vraie place quand, ayant défini ce qu’est l’âme de l’Église, on pourra déterminer avec précision ce qu’est son corps, en raison duquel l’Église entière est visible comme spirituelle. Le problème de la visibilité de l’Eglise s’identifie au problème de la transparence du corps de l’Église. 4. La thèse protestante de l’Église invisible Considérons-la brièvement d’abord chez les réforma­ teurs, puis dans les temps modernes. a) Chez les réformateurs Si l’impossible notion d’une Église tout entière invi­ sible n’a jamais cessé de hanter le protestantisme, munie sans doute de correctifs nombreux et variés, c’est quelle se trouve au confluent de ses courants doctrinaux les plus puissants et les plus secrets, et quelle résulte comme naturellement de son génie12. Dès que l’on 12. Il ne manque pas cependant, note Grisar, de voix protestantes pour s’élever contre la thèse de l'invisibilité de l’Église, par laquelle on s’est efforcé, depuis les jours de Luther, d’une part de rendre l’église mystérieuse et visible 81 accepte de définir l’Église présente, ainsi que l’ont fait Wicleff et Hus, comme l’assemblée des prédestinés13, ou encore, ainsi que le fait souvent Luther en qui leur influence est visible14, comme la communauté des vrais saints, des vrais croyants, des vrais justes, que personne ici-bas ne saurait prétendre discerner, - d’autant plus que la justice luthérienne est conçue non pas comme une réalité intérieure, informante et transformatrice, mais comme une simple dénomination extrinsèque —, l’on en viendra fatalement à distinguer une Église des promesses, toute sainte, tout infaillible, mais entière­ ment et essentiellement invisible, cachée dans le Saintmoins invraisemblable l’affirmation du soi-disant effondrement de l’Église au moyen âge, et d’autre part de masquer la discontinuité de l’Église de Luther par rapport à celle des siècles précédents ; le même auteur allègue à cet endroit plusieurs témoignages, notamment celui du théologien protestant Richard ROTHE, suivant lequel « une Église invisible est une contradiction dans les termes » ; une telle notion, continue Rothe, « n’a pu se former que parce qu’on s’était, en fait, détourné du concept pleinement évolué de l’Église, sous couleur de mieux rejeter le concept de l’Église catholique. » Die Anfànge der christlichen Kirche, Wittenberg, 1837, p. 100; cité par Hartmann GRISAR, S. J., Luther, Fribourg en Brisgau, 1925, t. III, p. 770. 13. Voici les propositions hussites 3, 5 et 6, condamnées par le concile de Constance : « Ceux que Dieu a connus avec amour (prae­ sciti) ne font pas encore partie de l’Église, car aucune partie de l’Église ne sera finalement détachée d’elle, l’amour de prédestination qui la rassemble étant indestructible ». - « Celui que Dieu a connu avec amour (praescitus), bien qu’il puisse être dans la grâce selon la justice présente, ne fait cependant à aucun moment partie de la sainte Église ; le prédestiné au contraire demeure toujours membre de l’Église, bien qu’il perde parfois la grâce adventice, mais non la grâce de prédestination ». - « L’Église est un article de foi, à condition d’ap­ peler Église l’assemblée des prédestinés, qu’ils soient ou ne soient pas dans la grâce selon la justice présente ». Cf. Denz., nos 629, 631, 632. 14. Sur l’incessant va-et-vient de Luther entre les notions d’invisi­ bilité et de visibilité, entre l’Église des promesses et l’Église d’État, cf. H. Grisar, op. cit., pp. 767 à 815. I - NOTIONS GENERALES Esprit et connue du seul Christ. Les réalités visibles, qu'on pourra nommer l’Eglise visible (ou les Églises visibles) seront jointes à l’Église invisible par un lien extrinsèque et accidentel qui deviendra parfois, avec le temps, extrêmement lâche. A la question constante des catholiques deman­ dant où se trouvait avant la Réforme cette Église à laquelle Jésus-Christ avait promis son assistance quoti­ dienne et la victoire sur les puissances de l’enfer, Calvin répond par la thèse de l’Église invisible. Il reproche à ses adversaires de ne point reconnaître d’Église « si elle ne se voit présentement à l’œil » et de requérir « toujours une forme d’Eglise visible et apparente... Nous au contraire, affirmons que l’Église peut consister sans apparence visible... Combien de fois, depuis l’avènement de Christ, a-t-elle été cachée sans forme ? Combien souvent a-t-elle été tellement opprimée par guerres, par séditions, par hérésies, quelle ne se montrait en nulle partie ! Si donc ces gens ici eussent vécu de ce temps-là, eussent-ils cru être quelque Église ?... Au contraire permettons cela au Seigneur, que puisqu’il est seul connaissant qui sont les siens, que aussi aucunefois il puisse ôter la connaissance extérieure de son Église de la vue des hommes. Je confesse bien que c’est une horrible vengeance de Dieu sur la terre. Mais si l’impiété des hommes le mérite ainsi, pourquoi nous efforçons-nous de contredire à la Justice divine ? En telle manière le Seigneur, quelques âges par ci-devant, a puni l’ingratitude des hommes. Car pour­ tant qu’ils n’avaient voulu obéir à sa vérité, et avaient éteint sa lumière, il a permis qu’en sens aveuglé ils fus­ sent abusés de lourds mensonges, et ensevelis en pro­ fondes ténèbres, tellement qu’il n’apparaissait nulle forme de vraie Église. Cependant néanmoins il a conservé les siens au milieu de ces erreurs et ténèbres, comment qu’ils fussent épars et cachés. Et n’est pas de l’église mystérieuse et visibi.e 83 merveilles : car il a appris de les garder et en la confusion de Babylone, et en la flambe de fournaise ardente Il y a donc une Eglise perpétuelle et indéfectible, mais elle est de soi invisible : « en laquelle nuis ne sont com­ pris sinon ceux qui par la grâce d’adoption sont enfants de Dieu, et par la sanctification de son Esprit sont vrais membres de Jésus Christ»15 16; «mais pour ce qu’ils ne sont qu’une poignée de gens, voire contemptibles, mêlés parmi grande multitude, et sont cachés comme un peu de grain sous un grand amas de paille en l’aire, il nous faut laisser à Dieu seul ce privilège de connaître son Église, de laquelle le fondement est son élection éternelle »17. Et il y a en outre, pour Calvin, une Eglise externe à laquelle l’article du Symbole s’étend « aussi aucunement»18. «En cette Eglise il y a plusieurs hypo­ crites mêlés avec les bons »19. Elle est « mêlée de bons et de mauvais » comme l’indiquent les paraboles, et le Seigneur prononce quelle « sera sujette à cette misère jusques au jour du jugement, d’être toujours chargée de mauvais hommes »20. « Pourtant comme il nous est nécessaire de croire l’Église, invisible à nous, et connue à un seul Dieu : aussi il nous est commandé d’avoir cette Église visible en honneur, et de nous maintenir en la communion d’icelle»21. «Apprenons du seul titre de 15. Institution de la religion chrétienne, Epistre au Roy, édition Jacques Pannier, réimpression de l’édition de Genève 1541, Société des Belles Lettres, Paris, 1936, t. I, pp. 26 à 28. Nous avons moder­ nisé l’orthographe. 16. Institution, édition Frank Baumgartner, Genève et Paris, 1888, reproduisant l’édition plus complète de Genève 1560, livre IV, chap. 1, n° 7. 17. Ibid., n° 2. 18. Ibid., n° 3. 19. Ibid., n° 7. 20. Ibid, n° 13. 21. Ibid., n° 7. 84 1 - NOTIONS GÉNÉRALES Mère, combien la connaissance d'icelle nous est utile, voire nécessaire : d'autant qu'il n’y a nulle entrée en la vie permanente, sinon que nous soyons conçus au ventre de cette mère, quelle nous enfante, quelle nous allaite de ses mamelles : finalement quelle nous tienne et garde sous sa conduite et gouvernement, jusques à ce qu’étant dépouillés de cette chair mortelle nous soyons sem­ blables aux anges (Mt., XXII, 30). Car notre infirmité ne souffre pas que nous soyons retirés de l'école, jusques à ce que nous ayons été disciples tout le cours de notre vie. Il est aussi à noter que, hors le giron d’icelle, on ne peut espérer rémission des péchés, ni salut aucun... »22. « Partout où la prédication de Γ Évangile est révéremment écoutée, et les sacrements ne sont point négligés, là apparaît, pour le temps, certaine forme d’Église, dont on ne peut douter, et de laquelle il n’est pas licite de contemner l’autorité... Beaucoup moins est-il permis de s’en diviser ou de rompre l’unité d’icelle. Car Dieu estime tant de la communion de son Église, qu’il tient pour un traître et apostat de la chrétienté, celui qui s’étrange de quelque compagnie chrétienne, en laquelle il y a le ministère de sa parole et de ses sacrements. Il a en telle recommandation l’autorité d’icelle, que quand elle est violée, il dit que la sienne propre l’est. Car ce n’est pas un titre de petite importance quelle soit nom­ mée pilier et fermeté de la vérité ; item, la maison de Dieu (I Tim., III, 15). Car par ces mots saint Paul signi­ fie que l’Église est établie gardienne de la vérité de Dieu, afin qu elle ne s’abolisse point en ce monde et que Dieu se sert du ministère ecclésiastique, pour garder et entre­ tenir la pure prédication de sa parole, et se montrer père de famille envers nous, en nous paissant de la nourriture spirituelle, et procurant soigneusement tout ce qui 22. Ibid., n° 4. L ÉGLISE MYSTÉRIEUSE ET VISIBLE 85 appartient à notre saint. Ce n’est pas aussi une petite louange, quand il est dit que Jésus Christ a élu et séparé son Église pour son Épouse, afin qu’il la rende pure et nette de toute macule (Éphés., V, 27) ; même quelle est sa plénitude (Éphés., I, 23) ; dont il s’ensuit, que qui­ conque se départ d’icelle renonce Dieu et Jésus-Christ. Et d’autant plus nous faut-il garder de ce divorce si énorme, par lequel nous tâchons, entant qu’en nous est, de ruiner la vérité de Dieu : et par ce moyen sommes dignes qu’il foudroie avec toute l’impétuosité de son ire, pour nous briser. Il n’y a aussi nul crime plus détestable, que de violer par notre déloyauté le saint mariage que le Fils unique de Dieu a bien daigné contracter avec nous »23. Ne semble-t-il pas que Calvin parle ici de l’Église en catholique ? Et cependant cette Église externe et visible qu’il confesse dans le Symbole, hors de laquelle il recon­ naît qu’il n’y a pas de salut, dont on ne saurait, dit-il, se départir sans commettre le plus détestable des crimes, qu’il regarde avec nous comme la maison de Dieu, l’épouse de Jésus-Christ, la colonne et le fondement éta­ blis par Dieu pour que la vérité ne s’abolisse point en ce monde, il affirmait tout à l’heure que par une terrible vengeance de Dieu sur la terre, elle peut être emportée par le flot du mal et disparaître pour un temps complè­ tement de la connaissance des hommes ; et il répète ici même que les puissances de l’enfer peuvent l’abolir et quelles ont effectivement prévalu contre elle pendant de longues années : « Il n’y a rien que Satan machine plus de faire, que de nous amener à l’un de ces deux points : c’est qu’en abolissant ou effaçant les vrais signes dont nous pouvons discerner l’Église, il nous en ôte toute vraie distinction : ou bien de nous induire à nous les 23. Ibid., n° 10. 86 1 - NOTIONS GÉNÉRALES faire contemner, afin de nous séparer et révolter de la communauté de l’Église. Il a été fait par son astuce, que la pure prédication de l'Évangile a été cachée par longues années : et maintenant par même malice il s’efforce de renverser le ministère, lequel Jésus Christ a tellement ordonné en son Eglise, qu'icelui abattu, il faut que l’édi­ fication de l’Église périsse »24. En réalité, Calvin se débat entre deux thèses inconciliables. Quand il bataille contre les catholiques, ce qu’il professe, c’est la perpétuité d’un christianisme de soi et essentiellement invisible, et visible par surcroît, par accident. Mais quand il s’élève contre « l’outrecuidance » des anabaptistes ou les velléités d'in­ dépendance de ses sujets, il fait les plus vigoureux efforts pour revendiquer en sa faveur la thèse d’une Eglise visible divine et indéfectible, qui est de fait dans la ligne même du mystère de l’incarnation et qui remplit le Nouveau Testament2\ Au reste, faut-il redire encore qu’il n’est nullement question, dans tout ce débat, contrairement à ce que parfois Calvin voudrait laisser entendre, de mettre en doute que l’Église puisse être, à certains moments de l'histoire, persécutée par les gouvernements ou par l’es­ prit du monde, traquée, pressée dans les catacombes, refoulée au désert ? Tout cela qui est incontestable, qui peut sans doute diminuer son champ d’influence et la priver d’exercer certaines de ses activités, - même de celle d’élire son chef: il y a dans la liste des papes des vacances d’une année, de deux ans, et presque de trois ans, - tout cela cependant ne saurait rien ôter à sa visibi­ lité essentielle, ni empêcher que cette visibilité ne se 24. Ibid.. n° 11 (dans l'édition Pannier, chapitre IV, t. II, p. 130). 25- En étudiant le corps de l’Église, nous aurons l’occasion d’op­ poser davantage la conception catholique et la conception calvinienne de la visibilité. l’église mystérieuse et visible 87 manifeste, au sein même de la persécution, par des rayons nouveaux, qui ne seront ni moins précieux ni moins éclatants que ceux qu’elle jette sur le monde dans les temps de paix26. 26. La thèse de l’Église invisible passe dans la Confession Helvétique (1566), qui allègue que «Dieu a eu des amis hors du peuple d’Israël ; que durant la captivité de Babylone, le peuple a été privé de sacrifice soixante ans... ; que par un juste jugement de Dieu la vérité de sa parole et de son culte et la foi catholique sont quelque­ fois tellement obscurcies qu’il semble presque quelles soient éteintes, et qu’il ne reste plus d’Église, comme il est arrivé au temps d’Élie, et en d’autres temps... ; de sorte qu’on peut appeler l’Église invisible, non que les hommes dont elle est composée le soient, mais parce quelle est souvent cachée à nos yeux, et que connue de Dieu seul elle échappe à la vue des hommes, unde et Ecclesia invisibilis appellari potest, non quod homines sint invisibiles, ex quibus Ecclesia colligitur, sed quod oculis nostris abscondita, Deo autem soli nota, judicium huma­ num saepe subterfugiat ». Corpus et syntagma confessionum fidei, Genève, 1654, p. 34. Voilà, dit BOSSUET, « le dogme de l’Église invisible aussi clairement établi que le dogme de l’Église visible l’avait été, c’est-à-dire que la Réforme, frappée d’abord de la vraie idée de l’Église, la définit de manière que sa visibilité est de son essence ; mais quelle est jetée dans d’autres idées par l’impossibilité de trouver une Église toujours visible de sa croyance. Que ce soit cet inévitable embarras qui ait jeté les Églises calviniennes dans cette chimère d’Église invisible, on n’en pourra douter après avoir entendu M. JURIEU : Ce qui a porté, dit-il, quelques docteurs réformés, (il devrait dire, ce qui a porté des Églises entières de la Réforme dans leurs propres Confessions de foi) à se jeter dans l’embarras où ils se sont engagés en niant que la visibilité de l’Eglise fit perpétuelle, c'est qu'ils ont cru qu’en avouant que l’Église est toujours visible, ils auraient eu peine a répondre à la question que l’Église romaine nous fait si souvent: Où était votre Église il y a cent cinquante ans? Si l’Église est toujours visible, votre Église calvinienne et luthérienne n’est pas la véritable Eglise; car elle n’était pas visible. C’est avouer nettement la cause de l’embarras où ces Églises se sont engagées ; lui qui prétend avoir raffiné n’en sortira pas mieux, comme on verra... ». Histoire des variations des Églises protestantes, livre XV, nos 16 et 17. La raison apportée à la fois par Jurieu et par Bossuet est sans doute valable dans une certaine mesure. Nous croyons néanmoins 88 1 - NOTIONS GÉNÉRALES b) Dans les temps modernes La thèse de l’invisibilité de l’Église est active et sou­ vent avouée dans le protestantisme des temps modernes. Là encore elle se rattache à une conception d’ensemble de la vie religieuse, à une manière d’entendre le spiritua­ lisme évangélique qui diffère profondément de la manière catholique. Le spiritualisme catholique, que professent avec nous les pravoslaves et même les anglocatholiques, pourrait s’appeler un spiritualisme de la transfiguration parce qu’il croit que l'esprit, c’est-à-dire avant tout l'Esprit saint et les dons spirituels de la grâce, a pour fin première, suivant le plan actuel de la Providence, non de supplanter, d’éliminer, de volatiliser, de réduire à néant les êtres créés, les réalités humaines, les choses corporelles et même l’univers matériel, mais au contraire de les pénétrer en vue de commencer dès ici-bas à les transformer, à les habiter, à les diviniser, à les transfigurer : de ce point de vue, les grandes révélations chrétiennes relatives au mystère du Verbe incarné, au mystère de la visibilité de l’Église qui est son corps, au mystère des sacrements qui causent instrumentalement la grâce, au mystère d’un enseignement vivant, écho divinement autorisé de l’enseignement du Christ, aux mystères de la résurrection des corps, de la résurrection du Christ, et de l’assomption de la Vierge, à la nécessité du culte visible, à la légitimité des images, etc., s’enchaî­ nent étroitement les unes aux autres, s’ordonnent entre qu'il existe des influences plus profondes, d’ordre métaphysique, qui ramènent invinciblement le protestantisme vers la thèse de l’Église invisible, et qui tiennent à sa façon de comprendre le rapport de l’in­ visible et du visible, de l’esprit et de la chair, de la foi et des œuvres, de la grâce et de la nature, de Dieu et de l'activité humaine. Peut-être même y a-t-il plus d’apparence que de vérité à dire avec Bossuet que la Réforme a commencé par définir la vraie Église « de manière que la visibilité soit de son essence ». Voir plus loin, p. 593. l’église mystérieuse et visible 89 elles et s’illuminent d’une vive clarté27. Par opposition au spiritualisme catholique, le spiritualisme protestant pourrait s’appeler un spiritualisme de la séparation, car il semble considérer l’âme comme un pur esprit, comme un ange accidentellement emprisonné dans la matière, et croire, en conséquence, que les énergies spirituelles ont pour fin véritable non seulement de se dégager mais de se séparer de la matière, des choses visibles, des réalités sociales, qui resteront par définition étrangères au royaume de Dieu : d’où sa tendance à refuser le mystère de l’incarnation, du Dieu fait homme (Jésus-Christ ne devenant dès lors que le plus grand des prophètes et le plus illustre de ces fondateurs de religions sur lesquels descendent les rayons épars de l’Esprit), le mystère d’une Église visible qui serait seule divine, le mystère de la nécessité des sacrements pour le salut et du pouvoir qu’ils ont de causer instrumentalement la grâce, le mys­ tère d’un enseignement vivant divinement garanti, le mystère de la résurrection du corps du Christ, de celui de la Vierge et enfin des nôtres, la nécessité du culte visible, etc.28. On peut penser que cette tendance était à 27. Pour les esprits de la trempe de saint Jean, écrivent Pierre ROUSSELOT et Joseph Huby, « la chair n’est parfaitement rien par elle-même : toute sa raison d’être et toute sa nature, c’est de pouvoir être pénétrée par l’esprit et employée par ses fins. Elle est toute prête à servir de voile et de véhicule à l’esprit ; en retour, l’esprit la consacre et lui communique quelque chose de sa valeur et de sa sainteté. La matière est susceptible de salut, dira plus tard saint Irénée contre les gnostiques, le monde des corps est soumis lui aussi à l’empire du Verbe et peut devenir instrument de sanctification ; cette croyance essentiellement catholique, a ses profondes racines dans le quatrième Évangile». Christus, Manuel d’histoire des religions, Paris, 1913, ch. XV : La religion chrétienne, p. 744 ; cf. pp. 779 et 1002. 28. Dénonçons ici l’utilisation abusive de deux passages évangé­ liques : a) La réponse de Jésus à la Samaritaine, demandant s’il fallait ado­ rer au Garizim ou à Jérusalem : « L’heure vient, et c’est maintenant, 90 I - NOTIONS GÉNÉRALES Suite de la note 28 : où les vrais adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité ; aussi bien ce sont ceux-là que le Père cherche pour adorateurs : Dieu est esprit, et ceux qui l’adorent doivent adorer en esprit et en vérité » (Jean, IV, 23-24) a pour fin immédiate d’opposer l’ancien culte au nouveau non pas comme le visible à l’invisible, mais comme la reli­ gion emprisonnée dans une race à la religion dégagée du temporel et de ce fait spirituelle et universelle (in spiritu), comme la religion des ombres à la religion des réalités (in veritate). Le culte de la loi nou­ velle doit être tout spirituel, non point en excluant la matière de son objet·, au contraire, selon saint Jean, il faut adorer le «Verbe fait chair» et la vie éternelle est de connaître le seul vrai Dieu « et celui qu’il a envoyé Jésus-Christ » ; ni de ses moyens : selon saint Jean encore, il faudra recourir à l’eau du baptême. Il doit être tout spiri­ tuel par sa sincérité et par un élan de l'esprit entraînant la matière dans son sillage et la transfigurant. Il faut adorer le Père dans la lumière de la révélation de l’Esprit saint, et de la Vérité, qui est le Verbe. Pour ÀTHANASE, Lettres à Sérapion, P. G., t. XXVI, col. 608, et pour Basile, Traité du Saint-Esprit, P. G., t. XXXII, col. 185, adorer le Père en Esprit et en Verbe, c’est adorer un seul Dieu en trois per­ sonnes distinctes et égales. D’ailleurs, il est certain que si la loi nouvelle, où les réalités sont cachées sous les figures, est une étape entre la loi ancienne, toute de figures, et l'état de la gloire, où il n’y aura plus de figures (cf. saint Thomas, III, qu. 61, a. 4, ad 1), l’âme ardente, aidée sans doute, mais en même temps éprouvée par les signes, ne cessera d’aspirer à leur dissolution : Je te cherche anxieuse au-delà des symboles écarte, écarte les paraboles Viens en esprit, viens en vérité. [Raïssa Maritain, « En esprit, en vérité », O. G, XV, p. 532.] b) Quant à Luc, XVII, 21, si, comme l’ont pensé plusieurs Pères, le royaume de Dieu désignait ici la grâce intérieure invisible, il faudrait dire qu’il est « en nous » principalement, mais qu’il est « hors de nous » conséquemment. Cependant ce passage signifie autre chose, à savoir que le royaume se manifestera non pas tout d'un coup, d’une manière brusque, mais progressivement comme un germe qui se développe : « Les Pharisiens lui ayant demandé : Quand donc vient le royaume de Dieu ? il leur répondit : Le royaume de Dieu ne vient pas de manière à forcer l'attention, et l’on ne dira pas : il est ici, ou il est là. Car voici : le royaume de Dieu est au-dedans de vous ». Cf. M.-J. l’église mys térieuse et visible 91 l’œuvre déjà dès les débuts du protestantisme ; que non seulement elle stimulait son zèle à renverser bien des croyances populaires trop naïves ou nettement supersti­ tieuses, des dévotions secondaires trop envahissantes, des dispositions canoniques trop pesantes ; mais encore qu elle inspirait secrètement les grandes thèses réformées sur la corruption totale de l’homme, sur l’impossibilité où est Dieu d’incliner l’homme par la grâce à se disposer librement à la justification et à satisfaire ultérieurement pour ses péchés passés, sur l’incapacité des bonnes œuvres à rendre l’homme meilleur, sur l’assimilation des sacrements de la loi nouvelle à de purs signes de la justi­ fication comme étaient les sacrements de la loi ancienne, sur les impatiences de la soi-disant « liberté évangélique » à supporter les contraintes de la hiérarchie, sur la néces­ sité de l’iconoclastie, etc. Quoi qu’il en soit, dans la pers­ pective de ce protestantisme des temps modernes, le royaume de Dieu est considéré comme étant, par essence, intérieur et invisible. Les diverses formations ecclésiastiques dont il s’accompagne ne sont dès lors que des assemblées empiriques et purement humaines. A leur égard deux attitudes principales, incompatibles entre elles, seront possibles : a) Ou bien on pourra les regarder comme une oeuvre de ténèbres, comme une tentative sacrilège d’humaniser Lagrange, O. R, Évangile selon saint Luc, 1921, p. 460. Ailleurs, en effer, saint Luc, parlant du royaume de Dieu, le dépeint non comme une grâce purement intérieure, mais comme l’avènement parmi les hommes d'un âge nouveau : « Si je chasse les démons par le doigt de Dieu, c’est donc que le royaume de Dieu sur vous est arrivé » (XI, 20) ; et la venue du royaume est représentée comme un phéno­ mène non pas subit mais progressif : « A quoi est semblable le royaume de Dieu et à quoi le comparerai-je ? Il est semblable à un grain de sénevé qu’un homme a pris et jeté dans son jardin, et il a crû et est devenu un arbre, et les oiseaux du ciel ont fait leur nid dans ses branches » (XIII, 18-19). 92 I - NOTIONS GÉNÉRALES er de socialiser le divin. C'est le pessimisme voire l’anar­ chisme ecclésiastique, dont le pouvoir d’exécration éclate fréquemment à l’origine des « réveils » protestants, par exemple chez un Fox ou un Wesley. Tolstoï l'a formulé avec véhémence : « Il y a, dit-il, un dilemme posé devant les églises : le Sermon sur la Montagne ou le Symbole de Nicée. L’un exclut l'autre »29. « Si étrange que cela paraisse, toute église, comme église, a toujours été et ne peut pas ne pas être une institution non seulement étrangère, mais directement opposée à la doctrine du Christ... Ce n’est pas sans motif que toutes ou presque toutes les prétendues sectes chrétiennes ont reconnu et reconnaissent l’église dans la grande pécheresse que pré­ dit l'Apocalypse. Ce n’est pas sans motif que l’histoire de l'Eglise est l’histoire des plus grandes cruautés et des pires horreurs30. Les églises, comme églises, ne sont pas des institutions qui ont à leur base un principe chrétien, même quelque peu dévié de la voie droite, comme le pensent nombre de personnes. Les églises, comme socié­ tés affirmant leur infaillibilité, sont des institutions anti­ chrétiennes. Non seulement il n’y a rien de commun entre les églises et le christianisme, sauf le nom, mais leurs principes sont absolument opposés et hostiles. Les unes représentent l’orgueil, la violence, la sanction arbi­ traire, l’immobilité et la mort ; l’autre, l’humilité, la pénitence, la soumission, le mouvement et la vie »31. L’Église, qui est précisément pour nous sans péché sinon 29. Le salut est en vous, Paris, 1893, p. 89. 30. Opposer la vue de PASCAL: «L’histoire de l’Église doit être proprement appelée l’histoire de la vérité». Pensées, édit. Br., n° 858. 31. Le salut est en vous, p. 73. - Le thème de l’Église contraire à Γ Évangile est repris, mais avec profondeur et dans un tout autre contexte, par Karl BaRTH, Der Rômerbrief, Munich, 1933, pp. 316 et suiv. Voir plus loin, p. 1137 [des premières éditions ; Excursus VII : « L’ecclésiologie de K. Barth », n° 51- l’église mystérieuse et visible 93 sans pécheurs, n’est, pour Tolstoï, que le ramassis de ce qu’il y a encore d’odieux dans les chrétiens: «Tous ces hommes bons, comme François d’Assise et François de Sales, comme notre Tikhon Zadonsky, Thomas a Kempis, etc., étaient bons malgré leurs services à une œuvre hostile au christianisme, et ils seraient encore meilleurs et plus dignes s’ils n’étaient pas tombés dans l’erreur qu’ils servaient »32. b) Ou bien, tout en déclarant que les formations ecclésiastiques sont extrinsèques à la sainteté et ne font point corps avec elle, on les regardera comme un épiphé­ nomène acceptable. En marge du royaume invisible tout divin, il y aura place pour une multitude de royaumes visibles tout humains et empiriques. Il n’est point néces­ saire de choisir entre eux. On devra plutôt faire un accueil chaleureux à toutes les Eglises, même aux plus disparates, considérées sans doute désormais comme essentiellement humaines. On ne gardera de violence que contre les Églises qui se donneront pour divines. Voilà l’optimisme ecclésiastique, la « mystique fédéra­ liste» des congrès de Stockholm et de Lausanne. Jusqu’ici, disent leurs chefs, la marque de la véritable Eglise était sa conformité à un type que le Christ aurait révélé et dont les écrivains ecclésiastiques, le Nouveau Testament même, témoignaient. Mais ouvrons les yeux sur le monde. Qu’y verrons-nous ? Des centaines d’Eglises en sont à se dire chrétiennes. En face du vice, 32. Le salut est en vous, p. 75. - Les Fraticelles, condamnés en 1318 par Jean XXII, distinguaient «deux Églises: l’une, charnelle, écrasée sous les richesses, noyée dans les délices, souillée par les crimes, que l’évêque de Rome et les prélats inférieurs disent régir ; l’autre, purifiée par la frugalité, ornée par la vertu, allégée par la pau­ vreté, qu’ils constituaient eux-mêmes avec leurs sectateurs, et qu’ils gouvernaient par l’ascendant de leur vie spirituelle... » Constitution Gloriosam Ecclesiam, 23 janv. 1318 ; Denz., n° 485. 94 I - NOTIONS GÉNÉRALES de l’impiété, du blasphème, elles représentent incontes­ tablement ce qui reste de pur, de noble, de désintéressé chez les hommes. Elles sont les flambeaux du monde; trouvez-vous donc qu’il y en ait trop ? Le Christ a prié pour l’unité, sa prière est efficace, elle a comme réponse l’état présent de la chrétienté. Les Eglises humaines avec leur multiplicité, leurs divergences, leurs oppositions ; leurs contradictions mutuelles, sont également chré­ tiennes, également ratifiées, également bénies. L’amour, la justice même, exigent qu’on respecte jusqu'à leurs contradictions. Et pourquoi, au lieu d’opposer les Églises, ne songerait-on pas à les fédérer ? La vraie for­ mule de l’universalité, que notre âge doit substituer à l’idéal romain de l’uniformité, est la formule fédérative. Telle est la seule catholicité que permette l’état présent du monde, la catholicité de demain, la « catholicité pro­ testante ». 5. L’affirmation catholique Afin de prévenir tous les malentendus, rappelons, en regard de la thèse protestante, quelques aspects de l’affir­ mation catholique. a) Le caractère mystérieux àe l’Église visible Il arrive que, ne pouvant concevoir le rapport de deux vérités opposées, et croyant que l'aveu de l’une enferme l’exclusion de l’autre, ils s’attachent à l’une, ils excluent l’autre, et pensent que nous, au contraire »33. A la thèse 33. PASCAL, Pensées, édit. Br., n° 862. - Cf. la controverse de Bossuet et du ministre Claude. Le ministre, qui finit lui aussi par se rallier à la thèse de l’Église invisible (cf. Histoire des variations des Eglises protestantes, livre XV, n° 49), voulait que Bossuet, en défen­ dant la communion extérieure de l’Église, niât la prééminence, voire L’ÉGLISE MYSTÉRIEUSE ET VISIBLE 95 Suite de la note 33 : la nécessité de la communion intérieure. On connaît la réponse de BOSSUET: «Pour montrer que l’Église dont il est parlé dans le Symbole devait être toujours visible, j’ai dit que tous les chrétiens entendaient par le nom d’Église, une société qui fait profession de croire la doctrine de Jésus-Christ et de se gouverner par sa parole ; d’où il s’ensuit quelle est visible et liée par une communion sensible et extérieure. Voilà comme j’ai d’abord posé ma thèse, et c’est aussi ce que j’avais à établir. Il ne s’agissait pas, comme M. Claude le suppose, de donner une parfaite définition de l’Église, ni d’en établir V union intérieure par la foi, par la charité : c’est chose dont nous convenons ; et la question n’étant que des marques extérieures de cette union, j’avais tout fait en montrant que ces marques extérieures sont insépa­ rables de l’Église, et par conséquent quelle est toujours visible. Cependant, sur ce que j’ai dit qu’on entend par le mot Église une société qui fait profession de croire la doctrine de Jésus-Christ, M. Claude me veut faire accroire [...] que je regarde l’Église comme une société simplement extérieure, constituée en son essence par une simple profession de croire, sans croire en effet, dont toute la nature et l’essence consiste en de simples dehors, et en des apparences, sans réalité : dont l’unité n’est qu’une unité de profession, une unité extérieure, en sorte que l’intérieure n’y soit que par accident ; et que quand il n’y aurait ni fidèles ni justes, et quelle fut toute composée d'hypocrites, elle ne laisserait pas d’être la vraie Église de Jésus-Christ. Voilà en effet une affreuse idée de l’Église, et je ne m’étonne pas que M. Claude en ait horreur : aussi est-elle autant éloignée de mon esprit et de l’esprit de tous les catholiques que le Christ l’est des enfers; et je ne sais comment M. Claude a pu lire mes Instructions sans y voir tout le contraire de ce qu’il m’impose ». Bossuet se justifie aisément en rapportant ici quelques passages de son premier texte. Il conclut : « On voit par là que, loin de faire une Église dont la com­ munion soit purement extérieure de sa nature et intérieure seulement par accident, le fond de l’Église est au contraire la communion inté­ rieure dont la communion extérieure est la marque-, et que l’effet de cette marque est de désigner que les enfants de Dieu sont gardés et renfermés sous ce sceau. [...] Ainsi, lorsque j’ai dit d’abord, dans mon Instruction, que l’Église était la société qui confessait la vraie foi, M. Claude devait entendre que cette confession de la bouche n’excluait pas la créance du cœur, mais la supposait plutôt dans la partie vivante et essentielle de l’Église, dont je ne parlais pas alors, parce que ce n’était pas la question que j’avais à proposer et à résoudre. Conclure 96 I - NOTIONS GÉNÉRALES Suite de la note 33 : de ce silence que je n’admets point d'autre union essentielle au corps de l’Église que cette union extérieure, c’est de même que si quelqu’un ayant entrepris d’expliquer seulement ces ligatures extérieures qui tien­ nent le corps humain uni au dehors..., on lui faisait accroire qu’il ne connaît dans le corps humain aucun autre principe d'union... c’est ce que fait M. Claude lorsqu'il conclut, de mon discours, que l’Église de Jésus-Christ pourrait n’être qu’un amas de méchants et hypocrites. [...] Cette Eglise purement extérieure, qu’il appelle l’Église des cardi­ naux Bellarmin et du Perron, et de M. de Condom, est une Église qui ne subsiste que dans sa pensée ; et on peut croire, par la manière dont il a jugé de mes sentiments, qu'il n’a pas mieux entendu ceux de ces illustres cardinaux ». Réflexions sur un écrit de M. Claude, Œuvres complètes, édit. Bar-le-Duc, t. V, p. 374. Il reste: 1° qu’il est regrettable de simplement sous-entendre le spirituel, surtout quand on combat les protestants qui voudraient s’en prévaloir contre nous ; 2° qu'il est regrettable encore de laisser croire que le spirituel reste le même chez nous et chez les protestants, puisqu’ils manquent de certains caractères sacramentels, de certaines grâces sacramentelles, de certaines directions spéculatives et pra­ tiques, en un mot puisque la charité ne peut être chez eux ni pleine­ ment sacramentelle ni pleinement orientée ; 3° qu’il est regrettable enfin de ne pas mentionner expressément que, s’il est vrai que le corps résulte de l’âme et qu’il s’organise ab intrinseco sous la constante pression de l’âme, il faut bien conclure que l’erreur des protes­ tants touchant l’aspect corporel et visible de l’Église procède d’une erreur plus secrète touchant son aspect spirituel et invisible. Il reste encore que la définition de l’Église donnée par saint BELLARMIN, et adoptée après lui par de nombreux théolog iens et canonistes à cause de son indiscutable caractère pratique: «L’Église est l’assemblée des hommes unis par la même profession de foi chré­ tienne et par la communion des mêmes sacrements, sous le gouverne­ ment des pasteurs légitimes et notamment du seul vicaire du Christ sur la terre, le pontife romain », De Eccles, milit., cap. II, demeure principalement extérieure et laisse dans l'implicite les richesses spiri­ tuelles et mystiques qui sont le vrai trésor de l’Église. A la prendre pour une définition ontologique et complète de l’Église, on ferait la partie belle à ceux qui accusent les catholiques d’avoir succombé sous le poids du «juridisme», et qui, avec Khomiakov, définissent l’Église : « un organisme vivant, l’organisme de la vérité et de l’amour, ou plus exactement, la vérité et l’amour comme organisme ». l’église mys térieuse et visible 97 de l’invisibilité, il ne suffirait donc pas d’opposer la thèse de la visibilité, mais il faut affirmer avec une égale force que l’Eglise, tout en étant visible, est aussi et plus encore mystérieuse. L’Eglise est visible, mais elle est en même temps por­ teuse d’une vie profonde, divine, mystérieuse. Le princi­ pal en elle n’est même pas le visible, c’est l’invisible ; ce n’est pas l’évident, c’est le caché. Ce que l’on voit d’elle est beaucoup moins que ce que l’on en croit : « Si nous voyons l’Eglise que nous croyons, disait par exemple le cardinal Hosius, néanmoins l’article du Symbole [relatif à l’Eglise] renferme beaucoup de choses que nous croyons sans les voir... Nous croyons que cette Eglise est régie par l’Esprit saint, qu’en conséquence elle ne peut errer ; nous croyons quelle est la colonne et le soutien de la vérité ; nous croyons qu’en dehors d’elle on ne peut davantage être sauvé qu’on ne l’était hors de l’arche de Noé, etc. w34. G. S AMARINE, Préface aux œuvres théologiques de A. S. Khomiakov, trad. A. Gracieux, Paris, 1939, p. 58. Un théologien comme SCHEEBEN n’aura sans cloute pas de peine à défendre la définition bellarminienne : « Certes, cette définition insiste de préférence sur l’élé­ ment externe et visible de l’Église », contesté par les protestants, et dont le rejet entraînait l’altération de l’essence entière de l’Église. Mais « il suffit d’avoir devant les yeux la véritable Église pour que, en même temps que son corps, soit donnée son âme-, car, en tant que corps mystique du Christ, elle est non pas un corps mort, mais un corps vivant. Dans une communauté où cous extérieurement profes­ sent la même foi, participent aux mêmes moyens de grâce, obéissant au même chef visible, se trouvent nécessairement aussi la foi inté­ rieure, la charité et la justification intérieures, etc. » Dogmatik, t. IV, p. 294. Mais alors pourquoi ne pas le dire expressément ? Sur la défi­ nition bellarminienne, voir plus loin, p. 1180 [des premières éditions; dans le vol. ΙΙΙ de la présente édition : ch. VIII, n° 3, § b : « Critique de la définition bellarminienne »]. 34. Stanislas Frankl, Doctrina Hosii de notis Ecclesiae, Rome, 1934, p. 106. 98 1 - NOTIONS GÉNÉRALES Bien plus, l’Église est visible en tant qu’elle est por­ teuse d’une richesse mystérieuse. Le miracle que sa vie représente au milieu du monde rend évidemment croyable, c’est-à-dire rend évident comme devant être cru, le mystère dont elle est chargée. Si l’on établit en général, qu'en considération des miracles dont la révéla­ tion surnaturelle s’entoure, il devient raisonnable de croire son message qui est cependant supraraisonnable, et en ce sens Pascal écrit que « la dernière démarche de la raison est de reconnaître qu’il y a une infinité de choses qui la surpassent », (c’est plutôt son avant-dernière démarche, car voici maintenant la dernière) qu’« il y a des occasions où elle doit se soumettre » et qu’« il est donc juste quelle se soumette, quand elle juge quelle doit se soumettre », qu’« il n’y a rien de si conforme à la raison que ce désaveu de la raison »3> : — il faudra dire, dans notre cas particulier, que l’Église en tant quelle est visible rend elle-même évidemment croyable ce quelle est en tant que mystérieuse ; en sorte que l’on ne com­ mence de connaître l’Église que lorsqu’on voit qu’il y a plus en elle que ce qu’on voit, que le contenu déborde par définition le contenant. En conséquence, on juge combien se sont égarés ceux qui, à la suite de Luther, ont pensé se débarrasser de la visibilité essentielle de l’Église en avançant que l’Église nous est proposée dans le Symbole comme un objet de foi35 36. Ils ont cru qu’il leur fallait exclure le visible pour 35. Pascal, Pensées, n* 267 et 272. 36. «Qui nous montrera l’Église, puisqu'elle est cachée dans l’Esprit et seulement crue? Ainsi que nous disons: Je crois l’Église catholique. Quis enim Ecclesiam illam nobis monstrabit, cum sit occulta in Spiritu et solum credatur ? Sicut dicimus : Credo Ecclesiam sanctam. » De abroganda missa privata, édit, d'iéna, 1566, t. II, p. 445. - Pour montrer l’abime qui le sépare de LUTHER, citons ces mots où saint Augustin compare l’Église à la pierre mystérieuse qui brise la statue l’église mystérieuse et visible 99 Suite de la note 36 : des empires et devient une grande montagne (Daniel, II, 34) : « Est-ce que cette pierre ne s’est pas accrue, n’est pas devenue une grande montagne, n’a pas empli tout l’univers ? Est-ce qu’il nous faut mon­ trer cette montagne comme on montre la lune tierce ? Quand les hommes veulent voir la lune nouvelle, ils disent : Voici la lune, elle est ici. Et s’il se trouve des gens incapables de l’apercevoir, demandant où, on la leur montre du doigt pour qu’ils la voient. Parfois, rougis­ sant de passer pour aveugles, ils disent qu’ils ont vu quand ils n’ont pu voir. Est-ce ainsi, mes frères, que nous montrons l’Église ? N’estelle pas évidente ? n’est-elle pas manifeste ? ne s’étend-elle pas à tous les peuples ? et ce qui avait été depuis si longtemps promis à Abraham, à savoir que toutes les nations seraient bénies en sa descen­ dance, n’est-il pas accompli ? La promesse a été faite à un seul croyant, et le monde s’est rempli de milliers de croyants. Voici la montagne couvrant toute la face de la terre, voici la cité dont il est dit : Elle ne peut être cachée la cité bâtie sur la montagne. [...] Mais ne vous étonnez pas qu’elle soit ignorée de ceux qui haïssent leurs frères : ils marchent dans les ténèbres, ils ne savent où ils vont, les ténèbres ont obscurci leurs yeux. Ils ne voient pas la montagne. » In Epist. Joannis, traité I, n° 13. Les textes foisonnent. Tirons-en deux, du beau recueil édité par Dom Germain Morin, O. S. B., Sancti Augustini sermones post maurinos reperti, Rome, 1930 (1er volume des Miscellanea Agostiniana) : « Aussi, mes frères, puisque nous sommes chrétiens catholiques, courons dans cette voie qui est l’unique Église de Dieu telle quelle est prédite dans les saintes Écritures. Car Dieu n’a pas voulu qu’elle fût cachée, afin que personne n’eût d’excuses, non enini latere illam Deus voluit, ut nemo se excusaret ; il a été prédit quelle remplirait le monde, et elle a rempli le monde entier. Les hérésies ni les schismes ne doivent nous émouvoir : ce qui plutôt nous troublerait, c’est qu'ils ne fussent pas, puisqu’ils ont été pré­ dits», p. 286, n° 3. Et enfin la comparaison, chère à saint Augustin, des apôtres et des autres chrétiens : « Les disciples voyaient le chef, tandis que le corps était encore caché ; nous voyons le corps et nous croyons ce qui est dit du chef. Il y a deux réalités, l’époux et l’épouse, le chef et le corps, le Christ et l’Église. Le Christ s’est montré aux apôtres et leur a promis l’Église ; il nous a montré l’Église et nous a fait un précepte de croire ce qui le concernait. Les apôtres voyaient une chose et l’autre leur était cachée ; nous voyons aussi une chose et l’autre nous est cachée. Comme ils croyaient le corps en partant de la présence du chef, nous croyons le chef en partant de la présence du 100 I - NOTIONS GÉNÉRALES confesser le mystère, et ils ont pensé « que nous, au contraire ». Ils n ont pas maintenu ensemble des vérités « qui semblent répugnantes et qui subsistent toutes dans un ordre admirable»37. Ils n’ont pas su comprendre le salutaire paradoxe d’une Église évidente et mystérieuse, visible et secrète38. Et c’est pourquoi, ayant choisi avec Calvin, de croire une Église chrétienne indéfectible qui « peut consister sans apparence visible », ils ont dû lui adjoindre aussitôt une Église visible, à laquelle, selon le même Calvin, s’étend « aussi aucunement » le Sym­ bole, « hors le giron » de laquelle « on ne peut espérer remission des pechez, ne salut aucun », contre laquelle pourtant Satan peut prévaloir et a longtemps prévalu. b) La visibilité de ΓÉglise ne lève pas Γincertitude de chacun quant à son salut Il faut dire encore que le mystère de l’Église est si haut, si caché, que la visibilité de l’Église ne saurait par elle-même conférer aux fidèles qui en font partie la certi­ tude absolue de lui appartenir suffisamment et d’être en conséquence justifiés et sauvés. Il est de foi que l’Église est visible ; elle l’est bien sûr par ses membres, laïques et clercs, dans la mesure où ils rendent sensible au-dehors quelque chose des trésors spi­ rituels quelle leur communique en partage : lumières de la révélation divine, pouvoirs sacramentels, dons de la grâce et de la charité. Et il est de foi aussi que l’Église est corps. Allons-nous nier ? Nous ne le pouvons, la vérité elle-même crie. Car nous voyons l’Église du Christ crier le nom du Seigneur de l’Orient jusqu’à l’Occident », p. 325, n° 2. 37. Pascal, Pensées. n° 862. 38. « ...O grand Dieu, qui avez permis, par une juste vengeance, que ceux qui ont déchiré votre Église ne sussent pas meme ce que c’est que l’Église!» BOSSUET, Sermon pour la vêture d'une nouvelle catholique, Édit. Ch. Urbain et E. Levesque, Paris, 1914, t. I, p. 491. l’église mystérieuse et visible 101 composée non seulement de justes, mais encore de pécheurs ; en conséquence, ses richesses intérieures seront extériorisées, manifestées visiblement au-dehors, par les justes et par les pécheurs : d’abord et première­ ment par les justes, et malgré les éléments de péché qui peuvent subsister en eux ; mais aussi par les pécheurs, non pas certes en raison de leur péché, en raison, au contraire, des éléments spirituels qu’ils peuvent encore retenir en eux, tels les pouvoirs sacramentels, la foi divine, l’espérance théologale, etc. Ainsi, tout ce qui, chez les justes surtout, et même chez les pécheurs, témoigne en faveur des dons authentiques de l’Esprit, se trouve en dedans et en deçà de l’Eglise et forme son corps. Et tout ce qui, chez les pécheurs surtout, et même chez les justes, témoigne dans le sens du péché, est situé en dehors et au-delà de l’Eglise et lui demeure étranger. En sorte que, à parler théologiquement et rigoureuse­ ment, l’Eglise s’oppose ici-bas à la cité du mal non pas comme le camp des bons au camp des méchants, mais — par une disjonction plus subtile, plus acérée, toujours vivante, et séparant l’âme de l’esprit - comme le camp des valeurs relevant du Christ au camp des valeurs rele­ vant du Prince de ce monde, comme le camp de ce qui est bon (dans les bons et les méchants) au camp de ce qui est mal (dans les méchants et les bons). Ses frontières partagent en deux l’être de ses enfants, clercs et laïques, prenant en deçà la partie pure, laissant au-delà la partie impure; et même elles s’efforcent de partager en deux l’être de ceux qui ne se disent pas ses enfants, cherchant en eux la part du ciel, pour l’enclore à l’intérieur d’ellesmêmes39. De tous ceux qui lui appartiennent à quelque 39. Entendons aujourd’hui avec ces explications le « christianorum fines ab omni hoste faciat esse securos » que nous disons dans la secrète de la Missa pro pace. 102 1 - NOTIONS GÉNÉRALES titre, des bons d’abord, mais parfois aussi, quoique d'une façon toute déficiente, toute boiteuse, des méchants, l’Eglise se sert comme d’instruments pour manifester sa visibilité, qui éclate au sein des royaumes de ce monde et tranche sur celle des royaumes de ce monde. Par eux, à travers eux, sans doute inadéquate­ ment, c’est toute l’Église qui est visible et évidente, comme un étendard levé sur les nations ; et cependant d’aucun d'eux, si juste paraisse-t-il, il n’est absolument évident qu’il lui appartienne définitivement, ou même suffisamment pour être sauvé, ni que son sort s’identifie à celui de l’Église. Car pour elle, il est certain de foi divine quelle est prédestinée, mais d’aucun d’eux il n’est ainsi certain qu’il est prédestiné40 ; pour elle, il est certain de foi divine qu’elle est le royaume de la grâce et de l’amour, mais d’aucun d’eux il n’est ainsi certain que ses péchés lui sont remis, qu’il est dans la grâce et dans l’amour41 ; pour elle, il est certain de foi divine quelle est J 40. Cf. les déclarations du concile de Trente contre les thèses réformées : « Personne, tant qu’il appartient à cette vie mortelle, ne doit présumer du mystère caché de la prédestination divine au point de décider avec certitude qu’il appartient absolument au nombre des prédestinés, comme s’il était exact que le justifié ne puisse plus pécher, ou, s’il pèche, qu’il doive se promettre une pénitence assurée. Car à moins d’une révélation spéciale, on ne peut connaître ceux que Dieu s’est choisis. » Session VI, ch. XII, Denz., n° 805. « Si quelqu'un prétend que l'homme né à nouveau et justifié, est tenu de croire par la foi qu’il est certainement du nombre des prédestinés, qu’il soit ana­ thème. » Session VI, can. 15, Denz., n° 825. 41. « Bien qu’il soit nécessaire de croire que les péchés ne sont et n’ont jamais été remis que par une miséricorde gratuitement donnée à cause du Christ, cependant on ne doit pas dire que les péchés sont ou ont été remis à aucun de ceux qui se vantent d’avoir la confiance et la certitude de la rémission de leurs péchés, et qui se reposent en elles seules... Et on ne doit pas affirmer non plus que ceux qui vrai­ ment sont justifiés doivent statuer en eux-mêmes sans nul doute qu’ils sont justifiés... Car si nul homme pieux ne doit douter de la miséricorde divine, du mérite du Christ, de la vertu et de l’efficace l’église mystérieuse et visible 103 Suite de la note 41 : des sacrements ; cependant chacun, en regardant à lui-méme, en considérant sa propre infirmité et ses pauvres dispositions peut trem­ bler et craindre de ne pas être en grâce, puisque personne ne peut savoir, d’une certitude de foi exempte de toute erreur, qu’il a obtenu la grâce de Dieu. » Session VI, ch. IX, Denz., n° 802. « Si quelqu’un prétend que pour obtenir la rémission de ses péchés, tout homme doit croire nécessairement, avec certitude et sans aucune hésitation relative à son infirmité et à son manque de dispositions, que ses péchés lui ont été remis, qu’il soit anathème.» Can. 13, Denz., n° 823. «Si quelqu’un prétend que la grâce de la justification n’est donnée qu’aux seuls prédestinés à la vie, et que tous les autres, qui sont appelés, sont bien sans doute appelés, mais ne reçoivent pas la grâce, du fait qu’ils sont prédestinés au mal par la puissance divine, qu’il soit anathème. » Can. 17, Denz., n° 827. « Si quelqu’un prétend que l'homme, une fois justifié, ne peut plus pécher, ni perdre la grâce, et en conséquence que celui qui faillit et pèche n’a pas été justi­ fié, qu’il soit anathème. » Can. 23, Denz., n° 833. - Le chrétien est à la fois tremblant et confiant. Il vit dans un paradoxe dont les deux termes croissent simultanément. «Je n’ai conscience de rien contre moi-même, mais ce n’est point pour cela que me voilà déclaré irré­ prochable», dit saint Paul en parlant de ses devoirs d’apôtre (I Cor., IV, 4). Et encore : «Je traite durement mon corps et je le tiens en ser­ vitude, de peur qu’après avoir prêché aux autres, je ne sois moi-même éliminé à l’épreuve » (iX, 27) ; « Opérez votre salut avec crainte et tremblement...» (Phil., II, 12). Cependant le même saint Paul écrit aussi : « Vous avez reçu un esprit d’adoption, en qui nous crions : Abba, Père ! L’Esprit lui-même témoigne avec notre esprit que nous sommes enfants de Dieu » (Rom., VIII, 15-16) ; et : « En preuve que vous êtes des fils, Dieu a envoyé l’Esprit de son Fils dans vos cœurs, criant Abba, Père ! » (Gal., IV, 6). Plus l’âme pénètre dans l’Amour, moins elle craint : « Il n’y a point de crainte dans l’amour, mais l’amour parfait bannit la crainte» (I Jean, IV, 18). Et plus aussi elle découvre les exigences de la Pureté divine, étant prête à s’écrier comme saint Pierre : « Éloignez-vous de moi, Seigneur, car je suis un homme pécheur» (Luc, V, 8). Ces deux sentiments d’amour et de crainte sont alternatifs, ou même fondus ensemble dans le sentiment de crainte filiale, qui est le couronnement de la sagesse : « N’aie pas de fausse joie, dit saint JEAN DE LA CROIX : car tu sais combien de péchés tu as faits, et tu ne sais pas en quels termes Dieu est avec toi : crains plutôt, avec confiance, terne con confianza. » Les avis, sentences 104 I - NOTIONS GÉNÉRALES le lieu d’inhabitation des trois Personnes divines (et l’Esprit saint est son âme incréée), mais d’aucun d’eux il n’est ainsi certain que les Personnes divines habitent en lui : à moins d’une révélation expresse et tout à fait extraordinaire, faute de laquelle on n’atteint qu’à une présomption plus ou moins sérieusement fondée, à une assurance qui ne dépasse point l’ordre moral. Oui, « le Seigneur connaît ceux qui sont à lui » (II Tim., Il, 19), il connaît seul ceux qui sont à lui par la prédestination, et il connaît seul ceux qui sont à lui par la charité ; mais loin d’alléguer ce texte avec Calvin en faveur de l’Église invisible, nous le retournerions plutôt contre la thèse calviniste qui soutient que l’homme peut être ici-bas tout à fait certain de sa prédestination. Ce qu’il faut tenir, c’est, en même temps que la visibilité de l’Église, l’impénétrabilité du mystère de sainteté quelle porte au milieu d’elle : en sorte que même ceux qui sont certainement ses membres, ne peuvent savoir, de certi­ tude absolue, dans quelle mesure exacte ils sont partici­ pants de ce mystère. Pareille au Sinaï, l’Église reste visible par sa base, alors que son sommet disparaît dans le nuage de la gloire divine. Sa visibilité est un transpa­ rent sur l’abîme de ΓAmour. L’Église est la maison vivante, le corps presque diaphane d’un Dieu caché et incompréhensible. c) Comment entendre les deux cités augustiniennes et leur rapport a la cité politique En opposant, comme nous venons de le faire, le royaume du Christ et le royaume du prince de ce monde, la cité du bien et la cité du mal, nous nous et maximes de saint Jean de la Croix, édit. Dom Chevallier, Paris, 1933, p. 214 ; cf. trad. Lucien Marie de S. Joseph, Œuvres spirituelles, Paris, 1949, p. 1308. l’église mystérieuse et visible 105 sommes placé, faisons-le tout de suite observer, dans la vaste et profonde perspective augustinienne de l’opposi­ tion des fins suprêmes, qui traverse tout le livre de la Cité de Dieu. Elle est exacte, sans doute, mais elle n’est pas complète. Pour l’achever, il faudrait encore distin­ guer le plan de la cité politique renfermant tout ce qui relève de César, et spécifiée par un rapport immédiat au bien humain temporel, lequel ne peut être qu’une fin intermédiaire ou infra-valente : saint Augustin ne l’a pas méconnue, et bien qu’il donne le plus souvent le nom de «cité terrestre» à la cité du mal, ce qui n’ira pas sans équivoques, il a cependant marqué suffisamment, même dans son grand ouvrage, la spécificité irréductible de la cité politique, de son ordre temporel, de sa paixq2. Cependant, César ne peut être une fin dernière ; même 42. «Ainsi, pendant son pèlerinage sur la terre, cette céleste cité recrute ses citoyens chez toutes les nations, elle rassemble sa société voyageuse nonobstant la pluralité des idiomes : accueillant toutes choses, différences de mœurs, de lois, d’institutions, pourvu qu’elles servent à obtenir ou à maintenir la paix terrestre ; n’en retranchant rien, n’en détruisant rien ; bien au contraire, les conservant et les res­ pectant. Car toutes, malgré leur diversité en les différents peuples, tendent à cette settle et meme fin de la paix terrestre, pourvu qu’elles n’entravent pas la religion qui enseigne le culte du seul et vrai Dieu. La. cité du ciel use donc en cet exil de la paix terrestre, elle protège et souhaite les choses qui concernent la nature mortelle des hommes et l’union des volontés humaines, autant que le permet l’intérêt de la piété et de la religion ; elle référé la paix terrestre à la paix céleste. » De civitate Dei, livre XIX, ch. XVII. « Heureux, s’écrient les saintes Lettres des Hébreux, heureux le peuple dont le Seigneur est Dieu ! Malheur donc au peuple détourné de ce Dieu. Et cependant, il aime encore une certaine paix à lui qu’il ne faut point réprouver, qui lui échappera à la fin, car il n’en use pas bien avant la fin. Qu’il la possède néanmoins en cette vie, c’est aussi notre intérêt. Car tant que les deux cités sont mêlées ensemble, nous profitons nous aussi de la paix de Babylone, dont le peuple de Dieu est assez libéré par la foi pour passer à travers elle comme en pèlerinage. C’est pourquoi l’Apôtre avertit l’Église de prier pour les rois et pour les chefs [...] ; et le prophète Jérémie, annonçant 106 1 - NOTIONS GÉNÉRALES ce qui va immédiatement à lui, doit aller médiatement à d’autres fins plus cachées. Plus mystérieuses que la cité politique, ne la supplantant pas mais l’inclinant spiri­ tuellement vers des buts qui la dépassent, coexistant avec elle dans le temps comme les sons et l’air peuvent coexis­ ter, deux autres cités doivent être reconnues, contraires par leur esprit, différentes dans leurs manifestations visibles, opposées dans tout leur être comme la lumière et les ténèbres, spécifiées toutes deux par un rapport immédiat aux fins suprêmes et ultimes, la cité de Dieu et la cité du diable : « Deux amours ont bâti deux cités : l’amour de soi jusqu’au mépris de Dieu, la cité terrestre ; l'amour de Dieu jusqu’au mépris de soi, la cité céleste; l’une qui se glorifie en soi, l’autre dans le Seigneur » Λ Telles sont les deux cités qui divisent le temps par rap­ port à l’éternité, et qui sollicitent d’une façon puissante et secrète mais en des sens contraires, toute l’œuvre tem­ porelle des hommes. Toutes les activités de civilisation ordonnées directement à la fin intermédiaire du bien temporel, du bien culturel, du bien humain, après avoir produit ici-bas leur effet qui est temporellement heureux ou malheureux, temporellement réussi ou manqué, - et à l’ancien peuple de Dieu sa captivité prochaine, et lui commandant au nom de Dieu d’aller sans murmure en Babylone..., l’engage à prier pour cette dernière, car, dit-il, dans sa paix est votre paix, à savoir votre paix temporelle, commune aux bons et aux méchants. » Ibid., ch. XXVI. « ... le vrai Dieu qui donne la félicité dans le royaume des deux aux seuls bons, et le règne terrestre, regnum terrenum, aux bons et aux impies, selon qu’il lui plaît, sans que rien d’injuste puisse lui plaire. » Livre V, ch. XXI. « On ne saurait sans erreur soutenir que les choses que désire cette cité (terrestre) ne sont pas des biens, puisque elle-même, en tant qu’humaine, est encore meilleure... Quand triom­ phent les défenseurs de la plus juste cause, qui pourrait douter qu’une telle victoire est heureuse et une telle paix désirable ? Ce sont là des biens, et, sans aucun doute, des dons de Dieu. » Livre XV, ch. IV. 43. De civitate Dei. livre XIV, ch. XXVlll. l’église mystérieuse et visible 107 faut-il le rappeler, l'embrouillement des fils est tel, que ce qui est fait en état de grâce peut être temporellement manqué, et ce qui est fait en péché mortel temporelle­ ment réussi pour une part parfois considérable -, sont en fin de compte réfractées dans le vaste espace de l’une de ces deux cités, pour y jeter un dernier et surprenant éclat, et pour y libérer la charge de spiritualité sainte ou perverse, divine ou satanique qu’elles recèlent. Ainsi la distinction entre fin ultime et fin intermé­ diaire ou infravalente n’est pas faite expressément, in actu signato, dans saint Augustin, mais elle s’y trouve cependant implicitement, in actu exercito. Dès qu’on la fait expressément, on est conduit à reconnaître, à mihauteur entre les deux cités d’ordre « mystique »44 une autre cité d’ordre politique ; en tout, trois sortes de cités : la cité de Dieu, la cité du diable, la cité de l'homme. Si les deux dernières peuvent recevoir d’une certaine manière le nom de cité terrestre, quelles reçoivent en effet chez saint Augustin, c’est parce quelles se réfèrent toutes deux, bien qu’à des titres différents et irréduc­ tibles, aux biens temporels et terrestres. Car tandis que la cité diabolique se jette sur ces biens comme sur une « fin » absolue dont elle veut « jouir », s’efforçant d’ériger une fin de soi intermédiaire en fin dernière, une fin de soi terrestre en fin suprême - et cela explique que saint Augustin puisse l’appeler terrestre dans le mauvais sens de matérielle et d’idolâtrique -, la cité humaine et poli­ tique, au contraire, dans la mesure où elle est voulue de Dieu, s’ordonne aux biens présents comme à une fin intermédiaire et infravalente, de soi référible à la fin ultime véritable ; elle s’appelle donc terrestre, mais cette fois au sens bon et légitime de temporelle. 44. « Quas etiam mystice appellamus civitates duas... » De civitate Dei, lib. XV, cap. I, n° 1. 108 I - NOTIONS GÉNÉRALES Saint Augustin affirme, certes, que la cité céleste n’est pas, elle non plus, indifférente aux biens temporels; quelle doit à son tour utiliser, au cours de son pèleri­ nage, la paix de la cité terrestre, etiam ista pace necesse est utatur, donec ipsa cui talis pax necessaria est, mortalitas transeat', et comment pourrait-il oublier que saint Paul prêchait, de la part de Dieu, la soumission aux autorités temporelles ? Mais il est clair que même alors, même quand elle se sert des biens présents, la cité céleste, à la différence de la cité impie, ne cherche ni à les déguiser en fins définitives et absolument suprêmes, ni à se confondre avec la cité terrestre ; aussi ne méritera-t-elle jamais le nom de cité terrestre. Il sera moins facile, hélas, à la cité politique de rester dans son rôle et d’accepter tout en étant suprême dans son ordre, d’être référée à l’ordre supérieur de la cité céleste, que de se rebeller contre elle et de se travestir en valeur absolument suprême, conformément à l’idéologie totalitaire de tous les âges : et c’est pourquoi saint Jean nous a représenté la puissance politique romaine sous les traits de la bête investie par le diable. Ce qu’il faut pourtant ajouter, c’est qu’en s’efforçant de grossir les fins terrestres et temporelles, de les dilater, de les camoufler en fins ultimes, les puissances du mal peuvent bien les pervenit, les affoler, les ravager, elles ne peuvent cependant pas les détruire complètement. Elles peuvent bien s’acharner à en fausser la destination, elles ne peuvent cependant pas en changer la nature. Elles peuvent bien tendre à en faire de purs moyens de l’enfer, elles ne peuvent cependant pas empêcher quelles ne res­ tent de soi des fins intermédiaires. Il en résulte que la cité politique résiste au moins partiellement aux entre­ prises perverses, quelle n’est pas recouverte exactement par la cité diabolique, et qu’un peu de bien humain authentique peut demeurer, au sein du mal, même dans l’église mystérieuse et visible 109 une cité politique foncièrement égarée par les pouvoirs maléfiques. On pourra, encore à ce moment, distinguer la cité de l’homme de la cité du diable. Sous Néron comme sous Domitien, au temps de l’Épître aux Romains comme au temps de l’Apocalypse, les chrétiens devront savoir reconnaître la part que Dieu leur demande de donner à César, en tant que chef d’une cité humaine et à ce titre instrument de Dieu ; et la part que Dieu leur demande de refuser absolument à ce même César, en tant que son visage est celui de l’Antéchrist et qu’il est l’instrument du prince de ce monde, qui distri­ bue, en apparence selon sa fantaisie, les royaumes poli­ tiques et leur gloire : « Je te donnerai cette puissance tout entière avec sa gloire, car c’est à moi quelle a été remise » (Luc, IV, 6). Ainsi, l’identification augustinienne de la cité impie, d’abord avec l’empire oriental de Babylone, puis avec l’empire occidental de Rome45 ; plus généralement l’identification, sous le nom de cité terrestre, civitas ter­ rena, de la cité politique et de la cité du mal, identifica­ tion qui est d’ailleurs dans le style et dans les perspec­ tives des prophéties de Daniel et de l’Apocalypse, ne peut exprimer autre chose qu’une approximation, qu’une dominante, mais certes incontestable : elle signifie que l’œuvre humaine authentique, parfois admirable, accom­ plie par les grands empires du passé et par toute la « cité antique », a été, pour une part capitale, viciée et gauchie par la concupiscence de la chair, par l’orgueil de la vie, c’est-à-dire par cette libido dominandi qui est, selon saint Augustin, le ressort de tous les impérialismes, - et par l’effrayante apparition de l’idolâtrie. 45. Cette identification a été bien vue par Pietro GEROSA, «S. Agostino e l’imperialismo romano », dans Miscellanea Agostiniana, Rome, 1931, t. II, pp. 977-1040. 110 I - NOTIONS GÉNÉRALES Parce quelle n'a pas utilisé expressément les distinc­ tions de « fin ultime » absolument parlant, de « fin inter­ médiaire, ou infra-valente » qui n’est ultime que dans un ordre donné, et de « pur moyen », la doctrine augustinienne ne permettra pas de distinguer expressément la cité humaine des deux autres. Elle paraîtra parfois, en le regardant comme un simple moyen, résorber dans la pure cité céleste ce qu’il y a de bon dans la cité humaine46, et parfois, au contraire, rejeter toute la cité humaine, en tant qu’érigée en fin ultime, dans la pure cité du mal4’. Au lieu de trois cités, il pourra sembler que, pour elle, il n’y en ait que deux ; bien qu’on sente affleurer constamment la présence de la troisième48. Ne nous y trompons pas, expliciter une distinction, surtout quand elle se rapporte à la distinction fondamentale par 46. Ce sera l’origine de ce qu’on a appelé l’« augustinisme poli­ tique » et des erreurs médiévales attribuant à l’Église un « pouvoir direct » sur le temporel. Mais n'imputons pas l’augustinisme à saint Augustin. 47. Ce qui favorisera les erreurs opposées, qui tentaient de refou­ ler jusqu’à l’organisation canonique dans la cité du mal. 48. Si l'on ne distingue pas nettement la cité temporelle, elle res­ tera confondue avec l'une des deux cités mystiques, dont elle ne fera qu’étendre la visibilité par son appareil. Mais dans les deux cas on aboutira logiquement à des conséquences que saint Augustin eût cer­ tainement repoussées, ce qui suffirait à prouver que l’existence dis­ tincte de la cité temporelle est bien dans la perspective de la pensée augustinienne authentique. On pourra d’abord essayer de bloquer ensemble la cité humaine et la cité de Dieu, le temporel et le spirituel, pour en faire un seul tout, qu’on appellera l’Église : « Après le règne de Charlemagne, sous celui de Louis le Pieux, écrit Étienne GlLSON (Dante et la philosophie, Paris, 1939, p. 202), l’intégration de l’État à l’Église est un fait accompli. A partir de cette date, en effet, on rencontre de plus en plus souvent de ces formules caractéristiques, où la définition de l’Église inclut l’État. C’est là un fait nouveau et gros de conséquences ». En prenant acte de ces constatations, nous voudrions cependant rappeler que, des for­ mules signalées par É. Gilson, trois interprétations sont possibles: l’église mystérieuse et visible 111 Suite de la note 48 : 1° ou bien, dans ces formules, le sens du mor Eglise a changé ; il est pris d’une manière très large, impropre - comme il arrive de temps à autre même chez saint THOMAS, cf. II-II, qu. 10, a. 10 et a. 12, ad 3 -, pour signifier à la fois le spirituel chrétien et le temporel chré­ tien, le royaume de Dieu et les royaumes chrétiens de ce monde, l’Église chrétienne et l’État chrétien, le pouvoir du vicaire du Christ et le pouvoir du tuteur de la chrétienté. Une pareille extension du mot Église s’explique facilement en régime sacral, où il y avait soudure entre l’Eglise et l’État, car si la notion d’Église n’incluait ni celle d’État ni celle d’État sacral, la notion d’État sacral supposait au contraire nécessairement l’Église, comme la notion d’impair suppose le nombre, ou la notion de courbe suppose la ligne. Les formules en question étaient donc légitimes et conformes à une exacte théologie ; 2° ou bien c’est le sens du mot inclut qui a changé ; il est pris au sens large pour signifier posséder. On pourra dire en effet que l’Église pos­ sède en son pouvoir non seulement le glaive spirituel, mais encore le glaive temporel, dans la mesure où elle peut y recourir soit propre­ ment, en lui demandant exceptionnellement d’agir comme instru­ ment des fins spirituelles, soit improprement, en lui demandant ordi­ nairement d’agir comme cause responsable des fins temporelles chré­ tiennes. C’est peut-être ainsi qu’il faut entendre la bulle Unam sanctam assurant que l’Église possède les deux glaives. Ce sens, lui aussi, est légitime, car, comme le précédent, il respecte la distinction foncière de l’Église et de l’État ; 3° ou bien aucun mot na changé de sens, et la formule, l’Église inclut l’État, signifie que l’État chrétien devient intérieur à l’Église, qu’il fait partie intégrante de l’Église. Alors la formule devient illégitime. C’est la formule de l’augustinisme politique, qui accorde au pape, comme vicaire du Christ, pouvoir sur le temporel comme tel. Mais l’Église n’aurait pu faire sienne une telle formule qu’en étant infidèle à la fois à saint Augustin, qui ne voulait pas quelle usât du glaive du sang, et à l’Évangile, où elle lisait le « Rendre à César » (Mt., ΧΧΠ, 21), le « Remets ton glaive dans le four­ reau» (Mt., XXVI, 52), le « Si mon royaume était de ce monde, mes serviteurs auraient combattu » (Jean, XVIII, 36). On pourra encore, en suivant le courant de l’augustinisme poli­ tique, bloquer ensemble, sous le nom de « civitas terrena », la cité humaine et la cité du diable si complètement, qu’on pensera que la cité du diable s’est effondrée en même temps que l’empire païen. C’est ce que dit expressément ΟΤΗΟΝ DE FreïSING qui, dans son De duabus civitatibus, (vers 1146), date de l’avènement de Constantin la 112 1 - NOTIONS GÉNÉRALES laquelle la nature s’oppose d’une part à la grâce et d’autre part au péché, ce n’est pas simplement « ajouter une précision » : c’est changer route la « problé­ matisation » d’un traité ou même d’une théologie ; en d’autres mots, c’est éclairer d’une manière nouvelle une foule de problèmes qui demandaient une réponse immé­ diate, et qu’on avait bien résolus dans le sens de l’Évangile, mais sans encore posséder l’instrument logique qui eût seul permis de les circonscrire avec une parfaite net­ teté49. Mais revenons à notre sujet. disparition de Babylone: «A partir de ce temps-là, étant donné que non seulement tous les hommes, mais même les empereurs, à quelques exceptions près, furent catholiques, il me semble que j’ai écrit l’histoire, non de deux cités, mais pour ainsi dire d’une seule, que je nomme l’Église. Car encore que les élus et les réprouvés soient dans une seule demeure, je ne peux pourtant plus appeler les cités deux, comme j’ai fait plus haut : je dois dire quelles n’en sont propre­ ment qu’wwe, encore quelle soit composée, car le grain y est mêlé avec l’ivraie ». Cité par É. GlLSON, op. rit., p. 203. Mais est-il rien de moins augustinien que cet augustinisme ? Si les deux cités naissent des deux amours (De civ. Dei, lib. XIV, cap. XXVIIl), si elles se définis­ sent par leur effort pour utiliser le monde en vue du ciel ou le ciel en vue du monde (lib. XV, cap. Vil), si elles s’opposent entre elles comme l’attente des biens futurs et le repos dans les biens présents (lib. XV, cap. XVlll), comment cesseraient-elles jamais de s’affronter, d’un bout à l'autre de l'histoire ? Saint AUGUSTIN pense qu’on trouve­ rait des contempteurs de Dieu parmi les descendants de Sem et de Japhet, et, au contraire, des adorateurs de Dieu parmi les descendants de Cham ; « en tout cas, dit-il, on ne doit pas croire que ces deux races d’hommes aient jamais manqué sur la terre » (lib. XVI, cap. X, n° 3). 49. Voir par exemple chez. Étienne GlLSON, Introduction à l'étude de saint Augustin, Paris, 1929, p. 227, la problématisation augustinienne de la propriété. La propriété civile, qui vaut devant les hommes, se définit par son titre d'acquisition ; la propriété spiri­ tuelle, qui vaut devant Dieu, se définit par l’usage que l’on est l’église mystérieuse et visible 113 Suite de la note 49 : capable de faire des biens temporels. Pour saint THOMAS, au contraire, une certaine notion de l’usage pénétrera jusqu’au cœur de la propriété civile, cf. ΙΙ-ΙΙ, qu. 66, a. 2. - Dans ce chapitre si sugges­ tif de M. Gilson, nous rencontrons cependant quelques vues aux­ quelles nous ne pouvons nous ranger, notamment celle qui concerne l’Église : « Si surprenant que cela puisse sembler, l’Église n’est pas la cité de Dieu », p. 233. On trouverait au contraire sans trop de diffi­ culté des textes où saint Augustin identifie expressément l’Église et la cité de Dieu, par exemple Enarr. in Ps. XCVIII, n° 4 : « Mais, s’il est manifeste que Sion est la cité de Dieu, qui est la cité de Dieu sinon la sainte Eglise? En effet, les hommes qui s’aiment entre eux, et qui aiment leur Dieu habitant parmi eux, font une cité à Dieu. La cité est rassemblée par une loi ; leur loi même c’est la charité, et la charité c’est Dieu, selon qu’il est écrit : Dieu est charité. Qui est plein de charité est donc plein de Dieu ; et une multitude d’hommes pleins de charité, font une cité à Dieu. Cette cité s'appelle Sion : donc l'Eglise est Sion ». Et il est dit, dans le texte même de la Cité de Dieu, livre XVI, ch. II, que les événements de l’histoire biblique « ad Christum et ejus Ecclesiam, quae civitas Dei est, esse referenda » ; livre XV, ch. XXVI, que l’arche est « figura peregrinantis in hoc saeculo civitatis Dei, hoc est Ecclesiae»-, livre XX, chap. II, que la cité bien-aimée, non sit nisi Christi Ecclesia, toto terrarum orbe diffusa». La cité de Dieu, dit M. Gilson, à la différence de l’Église, compte des justes de toutes les époques. Mais saint AUGUSTIN écrit précisément : « Entendez, mes frères, par Église non seulement ceux qui ont commencé à être saints après la venue et la nativité du Sauveur ; car tous ceux qui ont été saints appartiennent à l’Église. Il n’est pas vrai que notre père Abraham ne nous appartienne pas parce qu’il a vécu avant que le Christ naisse de la Vierge, etc.... » Sermon IV, n° II. La cité de Dieu, ajoute M. Gilson, à la différence de l’Église, ne compte nul réprouvé. Mais, d’une part, l’Église glorieuse exclut, elle aussi, les réprouvés ; et d’autre part, où saint Augustin dit-il que cette partie de la cité de Dieu qui pérégrine dans notre mortalité les exclue tous ? L’emmêlement des deux cités est tel que certains, dont il est écrit : Faites ce qu’ils disent, ne faites pas ce qu’ils font, sont « des citoyens de Babylone administrant la chose publique de la cité de Jérusalem », Enarr. in Ps. LXI, n° 8, et faisant donc encore partie aliquo modo de Jérusalem. Au dernier jour, dit enfin M. Gilson, ce qui restera en pré­ sence « ne sera évidemment pas l’Église d’une part... mais la soci­ été divine des élus... » Mais l’Église future est précisément la société 114 1 - NOTIONS GÉNÉRALES d) Destinées identiques de la spiritualité de l'Eglise et de sa visibilité Il faut dire enfin que la spiritualité de ΓÉglise est telle­ ment inséparable de sa visibilité, que leurs destinées sont identiques. A l’endroit où la spiritualité de l’Église est complète, - où s’unissent ensemble les privilèges divins d’une pleine assistance juridictionnelle, d'une pleine par­ ticipation au pouvoir sacerdotal du Christ par les carac­ tères sacramentels, d’une pleine efflorescence des grâces sacramentelles et en conséquence d’une parfaite habita­ tion de l’Esprit saint -, la visibilité de l’Église à son tour est complète. Au contraire, où la spiritualité de l’Église est en train de se défaire, la visibilité de l’Église ne sau­ rait demeurer intacte ; elle décline et s’efface de plus en plus. Dans les Églises orthodoxes, qui ont conservé d’im­ portants privilèges divins, qui participent au pouvoir d'ordre, à certains pouvoirs juridictionnels que leur consent encore l’Église romaine, aux caractères et aux grâces sacramentels, la visibilité se dessine encore par de larges traits. Dans les églises réformées, dont le contenu spirituel s’est beaucoup appauvri, la visibilité est déjà plus effacée. Enfin, elle n’apparaît presque plus dans les divine des élus: « Sion, qui veut dire spéculation, est l’image de l’Église présente, comme Jérusalem est Limage de l’Église future, c’est-à-dire de la cité des saints qui jouissent déjà de la vie des anges : car Jérusalem signifie vision de paix ; et la spéculation précède la vision comme cette Église-ci précède celle qui est promise, la cité immortelle et éternelle >, Enarr. in Ps. IX, n° 12. En réalité, comme Augustin La vu, les mots de cité de Dieu, de temple ou de tabernacle de Dieu, de royaume de Dieu, de corps du Christ, d’Église, désignent une même réalité déjà glorifiée dans le ciel et encore éprouvée sur la terre, considérée dans son rapport avec Dieu qui en est le lien, l’hôte, le seigneur, ou avec le Christ qui en est organiquement la tête, ou avec les hommes que la grâce convoque à en faire partie. l’église mystérieuse et visible 115 justes pareils à cet homme des forêts, dont saint Thomas dit qu’il est éclairé par une inspiration intérieure sur ce qu’il est nécessaire de croire. De tels justes, souvent inconnus les uns des autres et sans rapports directs entre eux, peuvent sembler cachés parmi les hommes comme le grain dans la paille. Cependant il est bien difficile que même alors, la charité de leur cœur, si privée quelle soit de la modalité sacramentelle, ne rende pas quelque témoignage visible aux vertus de Γ Évangile, et ne com­ mence pas de ce fait à ébaucher autour d’eux les pre­ miers linéaments du corps de l’Église. Et c’est pourquoi, plutôt que de dire que ces justes « du dehors » appartien­ nent invisiblement à l’Église visible, on dira plus exacte­ ment qu’ils appartiennent à l’Église visible par le désir, spirituellement, voto, mentaliter. Cela rappelé, on comprendra sans peine que les théo­ logiens non catholiques, lorsqu’ils entreprennent de for­ muler d’une manière systématique l’idéal qu’ils se font de la visibilité, ne puissent aboutir même dans les meilleures réussites qu’à une notion mutilée, qui par rap­ port à la notion catholique de la visibilité, paraîtra tou­ jours insuffisante. Il reste cependant que ces théologiens, pour demeurer dans la ligne du mystère de l’incarnation et de ses conséquences, devraient du moins convenir que la visibilité atténuée dont ils se contentent, n’est pour­ tant pas accidentelle, mais quelle est essentielle à l’Église du Christ. 6. L’Église, qui est avant tout charité, n’est visible que secondairement En précisant le caractère de la loi nouvelle évangé­ lique, saint Thomas allait être amené à définir du même coup les rapports de la spiritualité et de la visibilité de l’Église. 116 l - NOTIONS GÉNÉRALES 1. La loi évangélique est, pour lui, avant tout, princi­ palement, spiritualité, vie profonde et intérieure, grâce de l’Esprit saint ; et, comme chaque chose tire son nom de ce qui l’emporte en elle, de ce qui fait toute sa vertu, la loi évangélique devra s’appeler spirituelle^. Cependant, cette spiritualité, cette vie intérieure, cette grâce de l’Esprit saint, est destinée à des hommes ; elle est faite pour s’incarner, pour retentir jusque dans le domaine des choses visibles, à la manière dont l’âme est faite pour s’unir au corps, les douleurs et les joies pour s’exprimer dans un geste ou dans un cri. Si donc la visibilité de la loi évangélique se tient du côté de la causalité matérielle, si elle apparaît comme le soutien et comme le contre­ coup de sa spiritualité, elle restera toujours secondaire par rapport à celle-ci^1. 2. Prenons maintenant l’Église avec tous ses trésors complexes, ses grandeurs de sainteté et ses grandeurs de hiérarchie : nous constatons que ce que nous pouvons appeler sa spiritualité intérieure, en tendant d’un mou­ vement incoercible à jaillir vers le dehors, obéit, du fait précisément quelle est complexe, à une triple poussée et réussit à s’extérioriser par trois voies nettement distinctes : 1° Tout d’abord, sous l’action mystérieuse du Christ, prêtre souverain du culte chrétien, ce sont les caractères sacramentels, les pouvoirs spirituels du baptême52, de la 50. « Id autem quod est potissimum in lege Novi Testamenti, et in quo tota virtus ejus consistit, est gratia Spiritus sancti, quae datur per fidem Christi. » S. THOMAS, I-II, qu. 106, a. 1. 51. « Habet tamen lex nova quaedam... quae sunt quasi secunda­ ria.» Ibid. «Aliud pertinet ad legem Evangelii secundario...» I-II, qu. 106, a. 2. 52. Le caractère baptismal n’est pas purement passif, il donne le pouvoir de participer activement au culte chrétien, de contracter un mariage sacramentel, etc. l’église mystérieuse et visible 117 confirmation, de l’ordre, qui ne cesseront de passer à l’exercice et d’animer, c’est-à-dire de rendre valides et efficaces, les signes sacramentels que nous emportons avec nous dans notre exil et moyennant lesquels il nous devient possible, soit d’appeler sur le monde entier le sacrifice rédempteur, soit de faire dériver en chaque âme les grâces spéciales de la vie chrétienne : ce sont là, on s’en souvient, les actes essentiels et visibles du culte chré­ tien"3 ; 2° pareillement, sous l’action mystérieuse du Christ, roi de vérité, ce sont les pouvoirs spirituels de juridiction qui, à leur tour, passeront sans cesse à l’exer­ cice, pour produire au-dehors, d’une manière vivante et ininterrompue, avec la garantie d’une assistance divine particulière, l’ensemble du message chrétien54 ; 3° enfin, sous l’influence plus foncière encore du Christ, auteur de 53. A cette première ligne d’extériorisation se rapportent les textes de saint THOMAS parlant de la visibilité que la loi évangélique reçoit des sacrements : « Le principal de la loi nouvelle est la grâce de l’Esprit saint... Mais il convient que la grâce qui découle du Verbe incarné soit conduite jusqu’à nous par des réalités extérieures sen­ sibles... Et ainsi les œuvres extérieures peuvent se rapporter à la grâce de deux manières : tout d'abord, en tant quelles nous introduisent en quelque sorte dans la grâce, et telles sont les œuvres sacramentelles de la loi nouvelle, baptême, eucharistie, etc. » I-II, qu. 108, a. 1. « La loi nouvelle ne devait prescrire... en fait de choses extérieures, que celles par lesquelles nous sommes introduits dans la grâce... à savoir les sacrements... » Ibid., a. 2. 54. A cette seconde ligne d’extériorisation se rapporte tout l’ensei­ gnement de la loi nouvelle, consigné en partie dans la lettre de l’Écriture et proposé par l’Église, concernant les « documenta fidei » et les * préceptes réglant les affections et les actions humaines » (I-II, qu. 106, a. 2), les exhortations ayant pour fin de « disposer» l’intelli­ gence et le cœur à la grâce {ibid., a. 1, ad 1), etc. Saint THOMAS note que beaucoup de mesures extérieures, qui ne sont pas en connexion ou en opposition nécessaires avec la grâce intérieure, ont été laissées à la liberté soit des chefs quand elles sont publiques, soit des individus quand elles sont privées, et que, de ce fait, par rapport à la loi ancienne, la loi nouvelle reste une loi de liberté (qu. 108, a. 1). 118 I - NOTIONS GÉNÉRALES la vie et source de la sainteté, c'est la grâce, ce sont la foi, la charité, toutes les vertus morales infuses et tous [les] dons du Saint-Esprit, cachés à l'intérieur des âmes fidèles, qui font constamment pression vers le dehors, comme la sève au printemps, pour éclater en une florai­ son innombrable d’actes extérieurs, d'œuvres de toutes sortes, de gestes de foi, de manifestations évangéliques de pauvreté et d’amour, d’entreprises charitables, d'insti­ tutions et d’ordres religieux, etc?·. 55. A cette troisième ligne d'extériorisation se réfèrent, suivant le texte de saint THOMAS, « les œuvres extérieures produites sous l’ins­ tinct de la grâce », quelles fassent l’objet d’un précepte ou quelles soient librement choisies (qu. 108, a. 1), et « le droit usage de la grâce dans les œuvres de la charité » (a. 2). Saint Thomas fait remarquer que « même la lettre de l'Évangile tuerait, s'il n’y avait au-dedans des âmes pour les guérir, la grâce de la foi » (qu. 106, a. 2). « Le royaume de Dieu, dit-il encore, consiste principalement en des actes intérieurs; mais appartiennent au royaume de Dieu conséquemment, toutes les choses sans lesquelles ces actes intérieurs deviendraient impossibles. Par exemple, si le royaume de Dieu est justice intérieure et paix, et joie spirituelle, il s'ensuit que tous les actes extérieurs contraires à la justice, ou à la paix ou à la joie spirituelle, sont contraires au royaume de Dieu. Il faut donc qu’ils soient interdits dans l'Evangile du royaume. Quant aux choses indifférentes, par exemple manger tels ou tels aliments, elles ne concernent pas [de soi] le royaume de Dieu. D’où les mots de l’apôtre, Rom., XIV, 17 : Le royaume de Dieu n’est pas le manger et le boire, mais il est justice et paix et joie dans l’Esprit saint» (qu. 108, a. I, ad 1). Ces mots signifient que, dans le cas envi­ sagé par l'apôtre, et même d'une façon générale, l’acte de manger et de boire n’appartient pas de soi (secundum se) au royaume de Dieu ; ils ne signifient évidemment pas que l’ztfzzge ordonné ou désordonné des aliments et des boissons (secundum quod eis utimur) soit indifférent au royaume et puisse échapper à toute régulation. Cf. Comm. Epist. ad Rom., cap. Xiv, lect. 2. En s appliquant, dans son Commentaire sur les Sentences, à justifier le jeûne ecclésiastique, saint Thomas écrivait déjà : « La beauté de 1 Église reside principalement à l’intérieur : pour­ tant elle réside encore dans les actes extérieurs qui tantôt manifestent et tantôt protègent cette beauté secrète, et tel est le jeûne ecclésias­ tique. » IVSent., dist. 15, qu. 3, a. 1, quaest. 4, ad 1. l’église mystérieuse et visible 119 Ainsi les manifestations visibles du culte chrétien, de l’enseignement chrétien, de la vie chrétienne, c’est-à-dire tous les actes qui donnent un corps à l’Eglise et la ren­ dent visible, sont les trois extériorisations de trois prin­ cipes divins, invisibles, distincts, émanant tous les trois du Christ source du sacerdoce, de la vérité, de la grâce, et résidant au cœur même de l’Eglise : le pouvoir sacra­ mentel, le pouvoir juridictionnel, la grâce plénière et sacramentelle. 3. Mais ces trois principes distincts ne sont pas sim­ plement juxtaposés, ils sont ordonnés entre eux. Celui qui est le premier en importance et la fin des deux autres, c’est sans aucun doute l’amour, la grâce, la charité théologale en tant que pleinement éclose, c’est-à-dire en tant que sacramentelle et orientée. Elle est ce qu’il y a de plus profond dans l’Eglise. Elle peut, de ce fait, vivifier à sa manière, en le touchant à sa racine, ce qui sera en outre vivifié par les autres principes : l’acte cultuel valide, l’acte juridictionnel authentique, quand ils sont faits sous l’impulsion de la charité, sans rien perdre de leur nature propre, sont parcourus par une sève nouvelle, ils sont animés d’une vie plus intime et plus foncière, ils sont traversés par une flamme plus mystérieuse. « C’est de l’intérieur, dit Tauler, que l’extérieur tire toute sa force. C’est comme si tu avais un vin généreux, si fort qu’une seule goutte mise dans un foudre d’eau pût changer toute l’eau en bon vin : ainsi en est-il de la vie intérieure, dont une seule goutte donne à toute la vie extérieure une valeur supérieure »56. En raison de sa spi­ ritualité spécifique, qui est par rapport à celles du pou­ voir sacramentel et du pouvoir juridictionnel comme 56. Sermons de Tauler, édit, de la Vie Spirituelle, Paris, 1930, t. II, p. 189. 120 I - NOTIONS GÉNÉRALES une spiritualité du second degré, et comme la spiritualité suprême de l’Église voyageuse, la charité divine a, au plan créé, le rôle de forme unificatrice dernière de l’Église, elle est l’âme de l’Église. Et si l’on veut donner à ces expressions leur signification la plus vaste et la plus profonde, il faut penser à la double existence de la cha­ rité, qui lui permet de quelque façon, c’est-à-dire d’une façon spirituelle, d’une façon tendancielle (intentionaliter), de se dilater au-delà d’elle-même, de sortir du sujet dans lequel elle réside pour déborder au-dehors, se diffu­ sant comme un parfum dans l’Église entière, s’emparant de tout ce qui se fait de bien sur la terre et même dans les cieux, pour le cueillir à nouveau et le réoffrir à Dieu en son propre nom, lui prêtant ainsi une seconde âme d’amour et lui communiquant une autre vie peut-être encore plus belle et plus ardente. Car l’amour, dit Tauler, quand il est puissant, quand il est universel, « tire tout à lui : toutes les bonnes œuvres, toute vie, toute souffrance : il amène en son vase tout ce qui se fait de bien dans le monde, de la part de tous les hommes, bons ou mauvais. Si ta charité, en effet, est plus forte que la charité de celui qui fait quelque bien, ce bien, en vertu de ta charité, t’appartiendra plus qu’à celui qui le fait. Ah, combien il y a de psautiers et de nocturnes récités, de messes basses et chantées, de grands sacrifices accom­ plis, dont le bénéfice ne va aucunement à celui qui pose ces actes, mais est attribué complètement à celui qui a la charité dont nous parlons... On voit bien cela par ceux qui travaillent le blé et le vin : ce n’est pas à eux qu’est donné le meilleur, ils mangent du pain de seigle et boi­ vent de l’eau»5 . Et ayant rappelé les mots de saint Paul sur la valeur irremplaçable de la charité, Tauler ajoute : «Tout est dans la charité. Si quelqu’un a quelque chose57 57. Ibid. 121 de mauvais, cela lui reste ; mais ce qu’il y a de bien est attribué à la charité..., l’amour absorbe aussi tout le bien qui se trouve au ciel dans les anges et dans les saints, les souffrances des martyrs : il attire en soi tout ce qu’ont de bon en elles toutes les créatures du ciel et de la terre, dont une si grande part se perd ou du moins semble per­ due ; la charité ne le laisse pas perdre »58. De ces hommes, dont la charité se répand si merveilleusement, il sera vrai de dire qu’ils sont dans l’Église, mais il sera encore plus vrai de dire que l’Église est en eux, qu’ils la contiennent, c’est-à-dire qu’ils la tiennent tout entière rassemblée, chacun pour son compte, par l’ampleur et la force de leur amour. « Ils ne laissent rien perdre de ce qui s’est jamais fait, du plus petit bien comme du plus grand, pas la moindre petite prière, ni la moindre idée pieuse, ni le moindre acte de foi ; ils rapportent tout à Dieu avec un amour agissant, et offrent tout au Père du ciel, tout ce que tous les anges et les saints ont dans le royaume du ciel : leur amour, leur félicité, rien nechappe au débordement de leur mesure. Mes enfants, si nous n’avions pas ces hommes, nous serions en bien mauvaise posture »59. Dès lors on comprendra pourquoi saint Thomas, vou­ lant qualifier la loi nouvelle, après avoir distingué ce qui en elle est principal et invisible de ce qui est secondaire et visible, résumera ce qui est principal et invisible, et qui comprend en réalité trois principes : le pouvoir sacramentel, le pouvoir juridictionnel, la grâce, dans le seul principe de la grâce, qui est le plus excellent et comme l’âme des deux autres : « Chaque chose, dit le Philosophe, est dénommée par ce qui prévaut en elle. Or, ce qui prévaut dans la loi du nouveau Testament, ce 58. Ibid., p. 190. 59. M,p. 193. Λ 1ΓΛΗ LÉGL1SE MYS TÉRIEUSE ET VISIBLE 122 I - NOTIONS GÉNÉRALES qui fait toute sa vertu, c’est la grâce de l’Esprit saint don­ née par la foi du Christ. La loi nouvelle est donc à titre principal la grâce même de l’Esprit saint répandue dans les fidèles du Christ. L’apôtre l’affirme ouvertement : Où donc est la jactance ? Elle a été exclue. Par quelle loi ? par celle des œuvres ? non, mais par la loi de foi (Rom., III, 27). L’apôtre donne ici le nom de loi à la grâce de foi. Et plus expressément encore : La loi de l’es­ prit de vie en le Christ Jésus t’a délivré de la loi du péché et de la mort (Rom., VIII, 2). Aussi saint Augustin dit-il, dans le De spiritu et littera : De même que la loi des œuvres fut écrite sur les tables de pierre, ainsi la loi de foi est écrite dans les cœurs des fidèles (n° 41); et : Que sont-elles les lois divines écrites par Dieu dans les cœurs, sinon la présence même de l’Esprit saint (n° 36) »60. Un peu plus loin, ayant demandé si la loi nouvelle justifie, saint Thomas répondra : « La loi de l’Evangile consiste en deux choses : principalement dans la grâce même de l’Esprit saint, donnée intérieurement, et sous ce rapport la loi nouvelle justifie... ; secondairement dans les énon­ cés de la foi et dans les préceptes réglant l’amour et l’ac­ tion, et sous ce rapport la loi nouvelle ne justifie pas. Aussi l’apôtre dit-il : La lettre tue, mais l’esprit vivifie (Il Cor., III, 6) ; sur quoi saint Augustin fait remarquer que la lettre signifie tout écrit existant, en sorte que même la lettre de l’Evangile tuerait, s’il n’y avait audedans de l’âme pour la guérir, la grâce de la foi »61. L Eglise est donc corporelle secondairement, mais spi­ rituelle principalement; et elle est spirituelle non pas certes uniquement mais surtout par sa charité, charité 60.I-II, qu. 106, a. 1. 61. Ibid., a. 2. Saint Augustin est cité quant au sens, cf. De spiritu et littera, n° 24 et suivants. l’église mystérieuse et visible 123 sacramentelle et orientée, qui fera d’elle la demeure par excellence des trois personnes divines. 7. Analyse d’un texte de Léon XIII 1. Au début de l'encyclique Satis cognitum, sur l’unité de l’Église, du 29 juin 1896, le pape Léon XIII parle de la spiritualité et de la visibilité dans un texte important que nous essaierons d’analyser en le traduisant. Tout d’abord Léon XIII affirme la double composi­ tion de l’Église : « Si nous regardons à la fin suprême quelle désire et aux causes efficientes les plus intimes de sa sainteté, l’Église sera certes spirituelle ; mais si au contraire nous regardons aux membres qui la composent et aux moyens introduisant jusqu’aux dons spirituels, elle sera externe et nécessairement visible ». 2. Le pape expose ensuite les rapports fondamentaux de l’élément intérieur qui comprend la foi et la grâce, et de l’élément extérieur, qui comprend les actes destinés soit à manifester la vie intérieure (par exemple la profes­ sion de foi), soit à la communiquer (sacrements, aux­ quels il faudrait adjoindre l’acte suprême du culte chré­ tien, le sacrifice de la messe), soit à la régir (décisions juridictionnelles). L’ordre adopté semble le suivant : a) les actes juridictionnels déclaratifs et les manifesta­ tions vitales de la foi, b) les actes sacramentels, c) les actes juridictionnels canoniques : a) « La mission d’enseigner est parvenue aux apôtres moyennant des signes frappant les yeux et les oreilles ; et ils ne l’ont point exercée autrement que par des paroles et des actes qui s’adressaient aux sens. En sorte que leur voix extérieure, perçue par l’ouïe, engendrait la foi dans les âmes. La foi vient de la prédication ; et la prédication, ■Μ··· 124 I - NOTIONS GÉN ÉRALES de la parole du Christ (Rom., X, 17). Certes, pour la foi elle-même, à savoir pour l’adhésion à la Vérité première et souveraine, elle est de soi renfermée dans l’esprit (mens)', mais elle doit cependant paraître au-dehors par une profession manifeste. Car, dit saint Paul, on croit de cœur pour obtenir la justice, et l’on confesse de bouche pour obtenir le salut (Rom., X, 10) ; b) » De même pour la grâce céleste, source de sainteté. Rien n’est plus intérieur à l’homme ; mais les moyens normaux et principaux par lesquels elle est communi­ quée sont extérieurs, à savoir les sacrements, administrés selon des rites déterminés, par des hommes nommément choisis pour ces fonctions ; c) » Jésus-Christ a demandé aux apôtres et à leurs suc­ cesseurs perpétuels d’instruire et de régir les peuples ; il a demandé aux peuples d’accueillir cet enseignement et d’obéir à cette régence. Or ces mutuelles relations de droits et de devoirs n’auraient jamais pu ni se nouer ni persister dans la république chrétienne sans un recours aux sens, interprètes et messagers de la réalité. » C’est à cause de tout cela que les saintes Lettres disent si fréquemment de l’Église quelle est un corps, quelle est le corps du Christ : Vous êtes le corps du Christ (1 Cor., XII, 27) ». 3. Il est précisé que l’Église est visible formellement, c’est-à-dire en tant qu’organisme surnaturel : « Parce que l’Église est un corps, elle est visible aux yeux. Parce quelle est le corps du Christ, elle est un corps vivant, actif, plein de sève, vivum, actuosum, vegetum. JésusChrist la garde et la soutient par la vertu qu’il lui trans­ met, à la manière dont il nourrit et fait fructifier les sar­ ments de la vigne qui lui restent unis (Jean, XV, 4). » Mais tout comme, dans les êtres animés, le principe de vie, qui est invisible et caché dans la profondeur se l’église mystérieuse et visible 125 trahit au-dehors et se manifeste par le mouvement et l'action des membres ; ainsi, dans l’Église, le principe de la vie surnaturelle apparaît à tous les yeux par les actes quelle produit, sic in Ecciesia, supernaturalis principium vitae, perspicue ex iis, quae ab ipsa aguntur, apparet ». 4. Le pape signale ensuite deux erreurs opposées : d’une part celle de l’Église invisible ; d’autre part celle du naturalisme qui ne voit plus guère dans l’Église, suivant le mot de Chardon, qu’un « ordre de police ». Et il rap­ pelle la règle d’après laquelle, pour ce qui touche aux rapports de la spiritualité et de la visibilité, il faut parler de l’Eglise comme on parle de l’homme et comme on parle du Christ62 : « Il s’ensuit que ceux-là sont dans une grande et perni­ cieuse erreur qui, entraînés par leur fantaisie, imaginent une Eglise cachée et non reconnaissable ; et ceux-là aussi qui la regardent comme une institution humaine, régie par une forte discipline et pourvue de rites extérieurs, mais qui ne serait point enrichie par la constante affluence des dons de la grâce divine, ni douée de signes attestant ouvertement et quotidiennement quelle prend sa vie dans le sein même de Dieu. » Il est aussi impossible de réduire l’Église de JésusChrist à l’une ou à l’autre de ces manières de voir qu’il 62. On trouve cette règle par exemple chez BANEZ : « Il ne s’ensuit pas, dit-il, que l’Église est invisible, mais seulement que sa partie principale est spirituelle. De même l’âme, partie principale de homme, est invisible ; la divinité, partie principale du Christ, est spirituelle et invisible ; et la partie principale des sacrements est la grâce spirituelle. Cependant, tous ces êtres sont sensibles : le Christ est sensible, l’homme est sensible, les sacrements sont sensibles. De l’Église..., c’est la partie principale qui est invisible, à savoir son être surnaturel ; mais elle-même se manifeste au-dehors et elle est visible», In II-II, qu. 1, a. 10, dubitatur secundo, ad 7, édit, de Lyon 1588, col. 180. 126 l - NOTIONS GÉNÉRALES est impossible de réduire l’homme à nôtre qu’une âme ou qu'un corps. L’assemblage et l'union de l'élément spi­ rituel et de l’élément matériel est aussi nécessaire pour composer la véritable Église que l’étroite conjonction de l’âme et du corps sont nécessaires pour constituer l’homme. L'Eglise n'est point une sorte de cadavre, elle est le corps du Christ, doué d’une vie surnaturelle. » De même que le Christ, chef et modèle de l’Eglise, ne se rencontre intégralement ni où est la seule nature humaine visible, comme le voulaient les photiniens et les nestoriens, ni où est la seule nature divine invisible, comme le voulaient les monophysites ; mais il est un, fait de deux natures et subsistant en deux natures, l’une visible et l’autre invisible : ainsi la vraie Eglise n’est le corps mystique du Christ que parce que ses éléments visibles tirent force et vie des dons surnaturels et des élé­ ments invisibles, dont ils portent le caractère et l’em­ preinte, ejus partes conspicuae vim vitamque ducunt ex donis sup ernaturalibus rebusque ceteris, unde propria ipsa­ rum ratio ac natura efflorescit ». 5. Il convenait que l’Église, destinée aux hommes et rassemblant des hommes, fut à l’instar de l’homme, composée d’une âme spirituelle et d’un corps visible. Toutefois l’Église a pour modèle non pas l’homme mais le Christ. Ce quelle imite directement, ce n’est pas l’homme où s’unissent l’âme et le corps ; c’est bien plu­ tôt le Christ où s’unissent la divinité et l’humanité. Et s’il se trouve que l’Église ressemble à l’homme, c’est avant tout parce que le Christ lui-même, quelle copie et prolonge dans l’espace et le temps, a ressemblé à 1 homme: toute la tradition en effet a comparé l’union en le Christ de la divinité et de l’humanité à l’union en l’homme de l’âme et du corps. Comme donc le Christ est fait de l’étroite conjonction de la nature divine et de l’église mystérieuse et visible 1 27 la nature humaine, ainsi l’Église est faite de l’étroite conjonction d’une part d’éléments divins, surnaturels, où domine la grâce, par laquelle nous sommes rendus participants de la nature divine, et d’autre part d’un élé­ ment naturel qui est l’homme entier avec son âme et son corps. Ainsi le Christ particulier, en qui la nature divine s’unit à une nature humaine individuelle, est le principe et le modèle du Christ total, en qui la nature divine s’unit à la nature humaine collective. 8. La loi génératrice de l’Église Essayons de remonter jusqu’à la loi génératrice de l’Eglise pour en mieux saisir les conséquences et leur signification apparemment paradoxale. a) La loi de l'incarnation Nous avons déjà noté que par opposition au spiritua­ lisme qui aspire à séparer l’esprit de la matière, le spiri­ tualisme divin authentique se caractérise avant tout par une descente des dons de l’Esprit saint dans la matière en vue de la sanctifier, de la transfigurer6364 , et de la prépa­ rer à devenir, dès ici-bas, un lieu d’habitation pour les trois Personnes divines : Deliciae meae esse cum filiis hominum^. «J’ai cherché, dit la Sagesse, un lieu de repos, et dans quel domaine je devais habiter ; alors le Créateur de toutes choses me donna ses ordres, et celui qui m’a fondée fit reposer ma tente, et il m’a dit : Habite en Jacob, aie ton héritage en Israël » (Eccli., XXIV, 7-8). 63. Le mot transfigurer est pris ici, comme un peu plus haut, cf. p. 88, d’une manière large, comme synonyme de sanctifier. Plus tard nous distinguerons les deux mots en leur attribuant un sens plus strict. 64. Vulgate, Prov. VIH, 31. 128 I - NOUONS GÉNÉRALES Cette loi de descente de l’Esprit dans la matière, nommons-la pour l’instant, en donnant à ce mot un sens encore très vaste, la loi de l’incarnation ; et appliquonsnous à surprendre, au moins sommairement6\ le rythme auquel elle obéit. Nous constatons, dès le premier coup d’œil, quelle ne s’est pas manifestée d’une façon égale et stable au cours de l’histoire, qu elle s’est au contraire accusée très fortement avec le progrès du temps, et nous pouvons, de très haut et à vue de pays, distinguer dans sa réalisation deux phases très nettes, deux grands moments, suivant que nous la considérons dans l’Église d’avant le Christ ou dans l’Église d’après le Christ. Dès que l’on compare entre elles ces deux phases, il apparaît avec évidence, et c’est un paradoxe dont on ne saurait exagérer l'importance, que l’Église d’après le Christ, mise en regard de l’Église d’avant le Christ, est beaucoup plus incarnée et cependant beaucoup plus spirituelle, beaucoup plus visible et cependant beaucoup plus déga­ gée du temporel. b) Degré inférieur de la loi d'incarnation : ΓÉglise des signes et des figures Dans l’état historique de « nature » et même dans l’état « légal » qui lui succède chez les Juifs, la loi divine de l’incarnation, d’où résulte l’Église, ne se montre encore qu’à son degré inférieur de réalisation. Sans doute l’appareil visible de la religion est loin d’être absent ; il est souvent très lourd, parfois même écrasant, toujours profondément engagé dans la texture des relations sociales et dans le comportement de la vie politique.65 65. Pour une étude plus longue, entreprise d’un point de vue un peu diftérent, voir L'Église du Verbe incarné, t. I, pp. 1-20 [des pre­ mières éditions ; dans la présente édition : vol. I, pp. 21-47]. l’église mys térieuse et visible 129 Mais cette puissante organisation religieuse n’est guère qu’effleurée par la loi de l’incarnation. Les actes du culte, les événements même de la religion, ne sont au fond que des signes. Ils annoncent obscurément le salut qui viendra du Verbe fait chair : toutes ces choses, dit saint Paul, la marche sous la nuée, la traversée de la mer Rouge, la manne, l’eau du rocher, « toutes ces choses leur sont arrivées en figure, et elles ont été écrites pour notre instruction, à nous qui sommes venus à la fin des temps» (I Cor., X, 11). Les rites proprement sacramentels de l’époque de nature et de l’époque légale, c’est-à-dire d’une époque où la malédiction de la Genèse continuait de peser à plein sur la terre, où les images taillées restaient interdites, où il n’avait pas encore plu à Dieu de faire sa paix avec le monde, ne pouvaient être rien de plus, eux aussi, que des signes, des signes pratiques de sanctification, dont toute la fin était seulement de désigner les sujets à qui la grâce divine allait être directement conférée ; il n’était pas possible qu’ils fussent en outre, comme sont les sacre­ ments de l’âge évangélique, des causes instrumentales de la grâce. En sorte que, sous l’âge de nature comme sous l’âge légal, l’Église tout entière apparaissait comme une Église de signes, de figures et de symboles. Son armature sen­ sible, souvent considérable, à peine touchée par la loi de transfiguration, se bornait à un rôle pédagogique et annonciateur : « La loi n’a rien amené à la perfection mais elle a été l’introduction à une meilleure espérance, par laquelle nous avons accès auprès de Dieu » (Hébr., VII, 19). Son culte n’était qu’« une image et une ombre des choses célestes » (Hébr., VIII, 5). Du fait que la loi de l’incarnation n’était alors que fai­ blement réalisée, que les signes religieux étaient impuis­ sants à animer assez la matière d’où ils émergeaient, la 130 I - NOTIONS GÉNÉRALES cité de Dieu semblait se fondre dans la cité charnelle66, la visibilité de l’Eglise restait peu perceptible, elle était pour une part comme noyée dans la visibilité de la société ambiante; et c’est pourquoi le message des prophètes d’Israël, message dont la conservation et l’explication n’étaient d’ailleurs point confiées à un magistère indéfec­ tible, était si chargé de sens politique et si étroitement mêlé aux destinées temporelles de leur nation67. 66. Il y aurait eu alors plus de vérité qu’aujourd’hui dans les grands vers de Charles PÉGUY : Heureux ceux qui sont morts pour les cités chamelles Car elles sont le corps de la cité de Dieu... Mais le nationalisme juif, comme le fait remarquer Henri DE LUBAC, S. J., dans Catholicisme, Paris, 1938, p. 33, « qui, pris en luimême, ferait figure de doctrine si étroite et si imparfaite », était une « anticipation symbolique » du « salut essentiellement social » que devait apporter le christianisme. On pourrait dire de ce nationalisme ce que dit Péguy des maisons paternelles : Car elles sont l’image et le commencement Et le corps et l’essai de la maison de Dieu. En tout cas, la cité de Dieu aura son corps propre, qui se construira incessamment au cours des âges : Car le surnaturel est lui-même charnel Et l’arbre de la grâce est racinéprofond Et plonge dans le sol et cherche jusqu’au fond... Ce corps ne sera différencié pleinement qu’à l’époque évangélique. A propos des guerres des Macchabées, le P. LAGRANGE, écrit : « Qu’il soit cependant permis de rappeler que dans cette lutte ils étaient soutenus par le sentiment national. Ils combattaient pour les autels et les foyers, noble guerre que l’antiquité avait si souvent prati­ quée. Leur supériorité était dans la confession du Dieu unique : mais les lois religieuses, les lois des ancêtres et du peuple, étaient précisé­ ment ce patrimoine national contre lequel l’idée religieuse du Dieu unique s’était brisée dans la cité antique. Dans Israël les deux forces étaient unies». L’Évangile de Jésus-Christ, Paris, 1928, p. 618. Dans 1ère évangélique, la cité de Dieu a pris pleinement son corps propre, et il est distinct des cités charnelles. 67. Assurément les prophètes s'étaient présentés à Israël comme les envoyés de Dieu, porteurs de son message, uniquement préoccu- l’église mystérieuse et visible 131 c) L'Église du Verbe incarné : d’autant plus transpa­ rente quelle est plus incarnée A l’époque évangélique au contraire, la loi de l’incar­ nation se réalise à son degré supérieur. Elle fait plus qu’effleurer l’organisation religieuse ; elle fait plus que lui communiquer la spiritualité des symboles, des signes et des figures. Elle pénètre au cœur de la matière, au cœur même de l’univers sensible, au moment surtout où le Verbe se fait chair pour converser avec nous, où « toute la plénitude de la déité habite corporellement » dans le Christ (Col., II, 9), où Dieu se réconcilie par lui « toutes choses, celles qui sont sur la terre et celles qui sont dans les cieux, en faisant la paix par le sang de sa croix » (Col., I, 20). Alors, dans le mystère que nous appelons précisément le mystère de l’incarnation, la loi de l’incar­ nation connaît sa réalisation la plus imprévue, la plus inouïe, en aboutissant au Christ, « tête » de tout l’orga­ nisme du salut. Elle connaîtra, par voie de conséquence, encore d’autres réalisations, qui en se déployant abouti­ ront à la constitution de l’Église, établie désormais dans son état final, que saint Paul regardait comme le « corps » de l’organisme du salut. pés de ses intérêts. Mais le plus souvent cette mission les obligea à prendre parti dans les guerres ou les alliances, les rivalités entre les deux royaumes, les intrigues politiques. Jésus se préoccupe unique­ ment de l’idée religieuse : il la prêche, et cette prédication le conduit à la mort... Son affirmation est pure de tout alliage, il n’a en vue que Dieu seul, et il ne s’appuie que sur Dieu seul, puisqu’il est réprouvé et condamné par sa nation. Et ce premier témoin est suivi d’un nombre incalculable d’autres martyrs, qui attestent la vérité de ce qu’il a enseigné. On conviendra qu’il y a là un fait d’une suprême gravité, qui partage en deux temps I'histoire religieuse de l’humanité : avant Jésus-Christ, après Jésus-Christ. » M.-J. LAGRANGE, O. R, op. cit., pp. 607 et 618. 132 I - NOTIONS GÉNÉRALES Le temps évangélique est encore sans doute le temps de la foi non celui de la gloire, le temps de l'espérance non celui de la possession à découvert, le temps des signes et des énigmes non celui de l'évidence et de la vision face à face. Mais sous ces signes et ces énigmes, les réalités suprêmes sont présentes, déjà elles nous sont données. Le Christ nous donne sa vérité, c’est-à-dire la plénitude de sa révélation évangélique, sous les espèces des pouvoirs juri­ dictionnels qu’il a promis d'assister jusqu’à la fin des temps. Il nous donne sa grâce sous les espèces des sacre­ ments évangéliques : car, à la différence des sacrements légaux qui ne pouvaient que signifier la grâce chrétienne, les sacrements évangéliques sont capables en outre de la contenir et de la conférer68, ils sont élevés au rang d’ins­ truments de la vie éternelle. Bien plus, sous les espèces du plus mystérieux sacrement, qu’il institua sur le point de mourir et de remonter dans sa gloire, le Christ nous laisse sa même présence corporelle dont la Palestine fiat jadis illuminée. Dat panis cœlicus figuris terminum. On le voit, l’Église évangélique n’est pas simplement frôlée par la loi d’incarnation et de transfiguration ; elle est visitée par elle jusque dans ses profondeurs. Elle est plus qu'une Église de signes et de figures, elle est l’Église de la loi de grâce, qui porte en elle « les richesses incompréhen­ sibles du Christ », en qui le Christ lui-même réside corpo­ rellement, en qui l’Esprit habite si merveilleusement qu’on peut dire par comparaison que jusqu’alors il « n’avait pas encore été donné» (Jean, vu, 39): en un mot, elle est l’Église du Verbe incarné, l’Église des derniers temps du monde. Quand sonnera l’ultime instant de l’histoire, Dieu n’aura pas à instaurer pour son Église une économie nou68. Cf. concile de Florence, Decretum pro Armenis, Denz., n° 695 ; et concile de Trente, Session VII, can. 6, 7, 8, de sacramentis, Denz., n°'849-851. l’église mystérieuse et visible 133 velle: il ri aura simplement qu’à laisser éclater en gloire toutes les puissances de grâce qui ont été déposées en son sein depuis les jours de l’incarnation et de la Pentecôte. d) Et d'autant moins temporelle quelle est plus visible Ainsi, en même temps que l’Église atteint au suprême degré d’incarnation et de visibilité, elle atteint au suprême degré de spiritualité. Et en même temps, car c’est une conséquence nécessaire, elle atteint au suprême degré de sa différenciation d’avec tout le politique, de son indépendance par rapport au temporel. Tandis que l’Église de l’époque légale voyait ses desti­ nées se confondre avec les destinées ethniques, poli­ tiques, culturelles d’Israël, et sa continuité dépendre de la continuité d’une descendance charnelle qui devait conduire d’Abraham jusqu’à David et jusqu’à «Joseph, l’époux de Marie, de laquelle naquit Jésus qu’on appelle Christ» (Mt., I, 1-17), l’Église évangélique au contraire rompt, dès le principe, toutes les solidarités capables de la retenir prisonnière du temporel : elle rompt la solida­ rité de la descendance charnelle, quand le Christ naît miraculeusement d’une Vierge, quand il enseigne à Nicodème le mystère de la naissance nouvelle par l’eau et par l’Esprit, quand il déclare que quiconque fait la volonté de Dieu est son frère, sa sœur et sa mère ; elle rompt la solidarité raciale et culturelle, quand le Christ disperse ses apôtres dans toutes les nations ; elle rompt enfin la solidarité politique, quand le Christ distingue si fortement les choses de Dieu de celles de César, quand il ne veut pas qu’on tire l’épée pour le protéger, quand il proclame que son royaume n’est pas de ce monde, ne doit pas lui-même se défendre par les armes69. 69. A Faustus le manichéen, qui déclarait inconciliables l’attitude de Dieu prescrivant la guerre dans Γ Ancien Testament et celle du Sauveur 134 I - NOTIONS GÉNÉRALES Suite de Li note 69 : interdisant à ses disciples de resister au mal, et qui opposait les guerres de Moïse à la douceur du Christ et des martyrs, saint AUGUSTIN répon­ dait par la distinction des époques de la Révélation : « L’ordre voulait que les temps fussent disposés et distribués de manière qu'il apparût tout d'abord que les biens terrestres eux-mêmes, - qui sont le but des royaumes humains et des victoires sur les ennemis, et l’objet principal des supplications adressées aux idoles et aux démons par la cité des impies diffusée à travers le monde -, ne relèvent que du pouvoir et de la décision du seul vrai Dieu. Voilà pourquoi l'Ancien Testament enve­ loppait de promesses terrestres et couvrait en quelque sorte d’une ombre épaisse le secret du royaume des cieux, qui serait révélé en temps opportun. Mais quand vint la plénitude des temps, il fallut alors, afin de manifester le Nouveau Testament caché sous les figures de l’Ancien, donner un témoignage évident qu'il y avait une autre vie en vue de laquelle on doit dédaigner la vie présente, un autre royaume en vue duquel on doit supporter dans la patience l’hostilité de tous les royaumes terrestres. Ceux par la confession, la passion et la mort des­ quels il a plu à Dieu de donner ce témoignage, s’appellent martyrs, c’est-à-dire témoins... D'une part donc les patriarches et les prophètes ont régné ici-bas, pour montrer que c’est Dieu qui donne et qui ôte les empires; et d'autre part les apôtres et les martyrs n’ont pas régné icibas, pour faire voir qu’il faut désirer avant tout le royaume des cieux. Ceux-là, étant rois, ont fait des guerres pour qu’il fut prouvé que Dieu dispose même de pareilles victoires; ceux-ci se sont laissé tuer sans résistance pour enseigner que la plus belle victoire est de mourir pour la foi de la vérité. »» Contra Faustum·, livre XXII, ch. LXXVI. Ainsi les vic­ toires charnelles de l’Ancien Testament ont pour rôle sinon unique du moins principal, de figurer les victoires spirituelles du Nouveau. Saint Augustin répondait plus haut à Faustus : « Que les promesses de choses temporelles soient renfermées dans l’Ancien Testament, — c’est pour­ quoi précisément on l’appelle Ancien, - et que la promesse de la vie éternelle et le royaume des cieux relèvent du Nouveau Testament, per­ sonne parmi nous n'en doute. Mais que, dans ces choses temporelles fussent renfermées les figures des choses futures, qui s’accomplissent en nous, venus à la fin des temps, ce n'est pas mon invention, c’est la pen­ sée même de l'apôtre... C’était non seulement la littérature, mais encore la vie du peuple charnel qui étaient prophétiques ; car il est vrai que, pour lui, il se reposait dans les promesses de la vie présente. · Livre IV, ch. il. On voit où Pascal a trouvé son principe d'interpréta­ tion des prophéties. l’église mystérieuse et visible 135 D'autant moins charnelle quelle est plus incarnée, d’autant moins politique quelle est plus visible : voilà la loi tendancielle et apparemment paradoxale de l’Église. Elle est discernable déjà dans l’Ancien Testament, mais elle éclate dans le Nouveau. e) Progrès éventuel de la loi de différenciation Et il se peut qu’au sein même de l’âge évangélique, à mesure que l’incarnation du Verbe fait sentir dans l’hu­ manité avec le progrès du temps des conséquences nou­ velles, la loi dont nous parlons tende à se révéler tou­ jours davantage, et que le mouvement le plus profond de l’Eglise la porte avec une audace divine, à s’incarner ellemême toujours davantage pour se spiritualiser toujours davantage, à se rendre toujours plus visible pour tran­ cher toujours plus nettement sur les pouvoirs et les orga­ nisations politiques 0. L’Église ne cessera certes jamais de rappeler aux gouvernants, au nom même de ΓÉvangile, leurs devoirs précis de chefs du temporel, d’un temporel qui doit être chrétien et qui doit respecter entre autres les divines libertés de l’Église ; mais il se peut quelle compte de moins en moins sur eux pour conserver les peuples chrétiens dans l’orthodoxie, et pour convertir les races de couleur aux béatitudes du Sermon sur la Montagne. f) Sur les oscillations de la visibilité Puisque la loi de l’incarnation se réalise si différem­ ment dans l’âge légal et dans l’âge évangélique, il est vain 70. A titre de simple suggestion, uniquement pour orienter la pen­ sée, on pourrait dire par exemple, qu’il fallait que l’Église fût devenue, au seuil des temps modernes, plus visible comme telle que par le passé, pour supporter, sans secousse plus rude, la disparition des anciens États pontificaux et leur remplacement par la petite Cité vaticane. I 136 I - NOTIONS GÉNÉRALES de conclure que la visibilité de l’Église s’étant montrée fragile sous l'ancien Testament, elle pourra l’être tout autant et dans la même mesure sous le nouveau Testament. On reconnaît cependant ici l’argument auquel recouraient Calvin 1 et après lui la Confession Helvétique 2, lorsqu’ils alléguaient la plainte d’Élie, s’af­ fligeant d’être seul resté fidèle à l’Alliance, et la réponse du Seigneur lui promettant de sauver les sept mille hommes qui, avec lui, n’avaient point fléchi le genou devant Baal (I - Vulg. III - Rois, XIX). A quoi les théolo­ giens catholiques de l’époque répondaient déjà que « si le peuple d’Israël a vacillé au point de presque s’effondrer, et s’il s’est dispersé au point de perdre en quelque sorte sa forme et sa beauté, il ne s’ensuit pas que l’Église du Christ puisse être tellement obscurcie que son éclat n’apparaisse d’aucune manière. Car le peuple ancien, qui devait un jour s’écrouler, a souvent menacé ruine ; et s’il devait finalement disparaître dans une nuit éternelle, quoi d’étonnant qu’il se soit momentanément obscurci et évanoui ? Que pourrait-on conclure du fait qu’à cer­ taines heures il se soit à peine révélé, puisqu’il ne déte­ nait qu’une faible lumière, qu’une précaire clarté noc­ turne, pareille à une lampe qui brille dans un lieu obscur ? »71 73. 72 71. «Quelle Forme pensons-nous avoir relui en l’Église lors que Élic se complaignait d’avoir été réservé seul ? » Institution de la reli­ gion chrestienne, Epistre au Roy, édit. Pannier, t. I, p. 26. 72. Cf. plus haut, pp. 82 et 87. 73. Melchior CANO, O. P., De locis theologicis, lib. IV, cap. VI, respon. ad 3, Padoue, 1734, p. 130. Même alors, il y a toujours un reste en qui Israël se continue visiblement. En outre, la visibilité de l’Église éternelle nétait pas limitée à la seule forme quelle recevait en Israël. 137 II. SYNONYMES DU NOM D’ÉGLISE La même réalité, mystérieuse et visible, intérieure et extérieure, que nous considérerons désormais comme comprenant au-dedans d’elle les grandeurs de charité et les grandeurs de hiérarchie, tout en étant profondément et essentiellement une, est cependant beaucoup trop riche pour tenir dans un seul concept et ne répondre qu a un seul nom, mais sa surabondance intérieure, en se manifestant au-dehors, éclate en de multiples aspects, pouvant donner lieu à autant de noms différents. 1. Les noms d’Église, de corps du Christ, de royaume de Dieu, de communion des saints, de cité sainte Passons en revue les principaux de ces noms. a) Église On l’appelle « Église », après le Sauveur lui-même, après saint Paul, saint Jacques, les Actes des Apôtres ; et, dit saint Augustin, on la distingue ainsi de la Synagogue, le mot d’Église, qui signifie convocation, s’employant davantage pour les hommes, et le mot de Synagogue, qui signifie rassemblement (congregatio), s’employant davan­ tage pour les troupeaux 4. Cette étymologie, reproduite par saint Isidore 5, est développée par le Catéchisme 74. Epistolae ad Romanos inchoata expositio, n° 2. 75. « Église est un mot grec qui signifie convocation, car l’Église appelle à elle tous les hommes... Synagogue, est un mot grec qui signifie rassemblement, et qui servit à désigner en propre le peuple juif.» Etymologiarum, liber VIII, cap. I; P. L., t. LXXXII, col. 293. Voir sur cette étymologie Erik PETERSON, dans Le mystère des Juifs et des Gentils dans l’Église, Paris, s. d., p. 16 : « Les enfants de Dieu ne 138 1 - NOTIONS GÉNÉRALES romain, en vue d’opposer non seulement l’Église et la Synagogue, mais encore l’Église et les sociétés simple­ ment humaines : « De grands mystères sont recouverts par ce nom d’Église. D’abord le mot de convocation, qui traduit celui d’Église, manifeste aussitôt la bénignité et la splendeur de la grâce divine et marque toute la dis­ tance qui sépare l’Église des autres réalités temporelles: celles-ci étant un effet de la raison et de la prudence humaines, celle-là, au contraire, un effet de la sagesse et du conseil de Dieu, qui nous convoque d’une part inté­ rieurement, par le souffle de l’Esprit saint ouvrant les cœurs, d’autre part extérieurement, par l’action et le ministère de ses pasteurs et de ses prédicateurs. En outre, ce mot de vocation manifestera excellemment quelle fin nous devons avoir devant les yeux à savoir la connaisnaissent point mais ils renaissent. Ils naissent en vertu de la Promesse, c’est-à-dire en venu de l'Élection. Le peuple de Dieu, le véritable Israël, l'Ecclesia, n’est donc point un être qui se constitue en émer­ geant de l’ordre naturel comme la Synagogue. Pour les Pères, cette différence ressort déjà des noms Synagoga et Ecclesia. Pour eux, la synagoga est une congregatio, la réunion d’un grex, donc en définitive, une réalité naturelle. Dans Γecclesia par contre, ils ont reconnu la nuance de Γέκκαλείν, de \'evocatio, de l’appel à sortir du monde, à quitter le monde, ses structures naturelles et ses créations sociolo­ giques ». L’auteur ajoute, p. 70 : « J’estime que cette explication patristique du mot έκκλησία en vue de la distinction des formes constitutionnelles de l’Ecclesia et de la Synagogue, est plus substan­ tielle que les remarques modernes qui font ressortir que dans la ver­ sion des Septante les mots έκκλησία et συναγωγή sont employés l’un pour l'autre. Ce n’est pas une citation, mais la situation concrète des choses nommées, qui décide de la signification d’un mot». Si Peterson considère ici la Synagogue comme « émergeant de l’ordre naturel », bien qu elle ait été l’objet d’une élévation divine, c’est, comme il l’explique lui-même, parce que cette élection continuait de prendre pour base les données de l’ordre naturel et de la descendance charnelle. Sur Ecclesia et Sunagogè, cf. [plus loin] p. 1172 [dans les premières éditions ; dans le vol. III de la présente édition : ch. VIII, § 1 : « Les origines vieux-testamentaires du mot Ekklesia »]. SYNONYMES DU NOM D’ÉGLISE 139 sance et la possession des choses éternelles : car autrefois, le peuple fidèle placé sous la loi s’appelait Synagogue, c’est-à-dire rassemblement, du fait, dit saint Augustin, qu’à l’instar des troupeaux qu’on rassemble, il ne cher­ chait que les biens terrestres et périssables ; tandis que le peuple chrétien est appelé au contraire Église, à juste titre, du fait que, rejetant les choses terrestres et péris­ sables, il ne tend qu’aux choses célestes et éternelles» °. S’il est vrai que l’Église n’est jamais appelée Synago­ gue, cependant la Synagogue, quand elle désigne l’an­ cien peuple de Dieu, peut être appelée Église, en sorte qu’avant même d’opposer entre eux l’ancien et le nou­ veau Testaments, ce qu’on désignera sous le nom d’Église, c’est la multitude entière des hommes en tant quelle est appelée ; en tant quelle est convoquée, par 76. Pars I, cap. X, n° 3. Le Catéchisme renvoie à Enarr. in Ps. LXXXI, n° 1, mais saint AUGUSTIN ne dit pas que les Juifs « ne cher­ chaient que les biens terrestres et périssables » ; il écrit, avec plus de nuance : « Bien que soumis au seul vrai Dieu, ils attendaient de lui les choses charnelles, terrestres, temporelles, comme si elles étaient des biens importants et suprêmes ». 77. «L’Église, dit très bien saint BELLARMIN, est une convocation, l’assemblée des appelés. Le peuple de Dieu est désigné comme une assemblée des appelés, car personne ne s’agrège à ce peuple de soiméme et par son propre instinct, mais tous ceux qui y adhèrent sont prévenus par la vocation divine. La vocation est en effet le premier des bienfaits que les saints reçoivent de Dieu : Ceux qu’il a appelés, dit l’apôtre, Rom., VIH, 30, il les a justifiés, et ceux qu’il a justifiés, il les a magnifiés. Et Pierre dit, dans les Actes, II, 39 : La promesse est pour vous, pour vos enfants, et pour tous ceux qui sont au loin, en aussi grand nombre que le Seigneur les appellera. C’est pourquoi, dans ses épîtres, l'apôtre nomme si souvent les chrétiens des appelés. » De Ecclesia militante, cap. I. - Cf. le beau texte de saint AUGUSTIN : « C’est des quatre vents, dit le Seigneur dans son Évangile, Mc., XIII, 27, qu’il rassemblera ses élus. C’est donc des quatre vents qu’il appelle son Église. Comment est-elle appelée ? C’est dans la Trinité que de par­ tout elle est appelée : elle n’est appelée que par le baptême au nom du Père, et du Fils et du Saint-Esprit. » Enarr. in Ps. L)O(XVI, n° 4. 140 I - NOTIONS GÉNÉRALES Dieu, autour du Christ encore à venir, ou du Christ déjà venu ; en tant, conséquemment, qu’elle répond à cette mystérieuse convocation par son consentement, son amour, son obéissance, bref sa libre activité, laquelle, cela va de soi, est prévenue, soutenue, traversée par les influences divines ; en tant enfin que cette active réponse humaine à l’appel divin, ainsi contrôlée, surélevée, sur­ naturalisée, entre dans la texture même d’un vaste orga­ nisme collectif différencié qui, considéré d’un autre point de vue, recevra le nom de corps du Christ ou de temple vivant de la divinité 8. Ainsi, l’aspect principale­ ment connoté par le mot Eglise, est celui d’une multi­ tude, prévenue par les grâces divines, convoquée autour du Christ, répondant librement à cette convocation, et constituant un organisme surnaturel hiérarchisé. L’Église, c’est l’Appelée. Elle est partout où l’on se réunit en le nom de Jésus, c’est-à-dire selon l’ordre, selon l’es­ prit voulu de Jésus : « Là où deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis au milieu deux» (Mt., XVIII, 20) ; et78 78. « Celui qui entre par la porte est le pasteur des brebis... Et les brebis écoutent sa voix. Et ses brebis à lui, il les appelle par leur nom et il les emmène... Et les brebis le suivent parce qu elles connaissent sa voix *, Jean, X, 2 à 4. « Tout ce que le Père me donne viendra à moi ; et celui qui viendra à moi, je ne le rejetterai pas dehors... », VI, 37. « Personne ne peut venir à moi si le Père, qui m’a envoyé, ne l’attire... Il est écrit dans les prophètes : Et ils seront tous enseignés par Dieu. Quiconque a entendu le Père et a reçu son enseignement vient à moi », VL 44-45. * Si vous observez mes commandements, vous demeurez en mon amour... Ce n’est pas vous qui m’avez choisi ; mais c’est moi qui vous ai choisis pour que vous alliez, et que vous portiez du fruit», XV, 10 et 16. « Il y a des répartitions des dons de grâce, mais un même Esprit ; et des répartitions de services, mais un même Seigneur ; et des répartitions des opérations, mais un même Dieu qui opère toutes choses en tous », I Cor., XII, 4-6. « Nous avons des dons différents selon la grâce qui nous a été donnée... », Rom., XII, 6. SYNONYMES DU NOM D’ÉGLISE 141 Paul, écrivant à Philémon (2), salue «l’Église qui se réunit dans sa maison »79. b) Corps et épouse 1. La même réalité, qu’on appelle Église en tant quelle est une multitude convoquée autour du Christ, saint Paul, pour signifier cette fois la nature cachée des liens qui la rattachent au Christ, l’appelle un « corps », ayant le Christ pour « tête »80. Il apparaît par là que le 79. Dans le vocabulaire chrétien primitif, le mot έκκλησια, fait remarquer le P. Braun, peut désigner indifféremment les communau­ tés particulières et le peuple des fidèles tout entier. Lequel de ces deux sens est premier? Beaucoup d’auteurs, et même des catholiques, comme Batiffol et Dom Leclercq, ont cru à la priorité du sens parti­ culier. Mais déjà en 1921, F. Kattenbusch soutenait la priorité du sens universel. Pour lui, Ecclesia est tout d’abord l’équivalent du Qebal lahvehy du peuple de Dieu. Aujourd’hui, tout un groupe d’exé­ gètes protestants acceptent ce point de vue. Ils reconnaissent que l’Église de Corinthe, à laquelle écrit saint Paul, désigne non pas une communauté particulière simplement juxtaposée à celle de Rome par exemple, mais l’Assemblée de Dieu telle quelle se trouvait à Corinthe, la grande Église universelle représentée à Corinthe. Ils admettent que l’Église a vraiment été instituée par Jésus lui-même. Il s’est présenté en effet comme le Messie, comme le Fils de l’homme annoncé dans l’Ancien Testament pour rassembler autour de lui le peuple de Dieu. Pour autant, ces mêmes exégètes commencent à reconnaître une part d’authenticité au passage de Mt., XVI, 13-20, racontant la fondation de l’Église sur Simon Pierre. Cf. F.-M. Braun, O. R, Aspects nouveaux du problème de l’Église, Fribourg, 1942, pp. 3239. 80. Dans son étude sur « Die Kirche als Corpus Christi mysticum beim jungen Luther», Zeitsch. f. kathol. TheoL, 1937, Wilhelm WAGNER entend, tout d’abord, par corps mystique l’Église ellemême, considérée sous l’aspect invisible de la grâce, p. 30. Plus loin, p. 48, il croit reconnaître dans la tradition deux notions du corps mystique, qui, il en convient, ne sont jamais nettement séparées l’une de l’autre. Suivant la première, le corps mystique est l’Église hiérar­ chique, en tant que considérée sous l’aspect de la vie surnaturelle intime de la grâce. Et suivant la seconde, le corps mystique serait la 142 I - NOTIONS GÉNÉRALES Christ et l’Église s’achèvent mutuellement, à la manière de la tête et du corps en l'homme ; le Christ étant d’une part l’achèvement (formel) de l’Église : « Vous avez été achevés en lui, qui est la tête de toute principauté et de toute puissance » (Col., Il, 10) ; et l’Église, avec ses gran­ deurs de hiérarchie et de sainteté, étant d'autre part l'achèvement (matériel) du Christ : Dieu « l’a donné pour tête à l’Église entière, qui est son corps, l’achève­ ment de celui qui s’achève de toute manière en toutes choses » (Éphés., 1, 23). En sorte que saint Jean Chrysostome peut écrire que « le plérome (c’est-à-dire l’achèvement, la plénitude) de la tête est le corps, et le plérome du corps, la tête »81. communio sanctorum, c’est-à-dire l’assemblée de ceux qui, sur la terre, au ciel, au purgatoire, sont unis au Christ et entre eux par la grâce sanctifiante. Nous croyons au contraire nécessaire de ne pas opposer ces deux notions. Car d'une pan, il faudra compter, parmi ceux qui sont en acte membres du Christ, en acte dans le corps du Christ, non seulement ceux qui ont la grâce, mais même les pécheurs qui n’ont que la foi (cf. saint THOMAS, III, qu. 8, a. 3), avec le caractère baptis­ mal, lequel commence de nous faire membres de la religion chré­ tienne (cf. CAJETAN, In III, qu. 69, a. 10, n° IV). Et, d’autre part, c'est une unique Église, ici-bas hiérarchisée, qui, outre ses membres voyageurs, comprend encore des membres douloureux et des membres glorieux, au purgatoire et au ciel, où la seule hiérarchie est celle de la charité. C’est bien d’ailleurs ÏEglise catholique qui, dans le Symbole des Apôtres, est appelée communion des saints. 81. In Epist. ad Ephes., cap. 1, homil. 3 ; P. G., t. LXII, col. 26. L’identification des notions d’Eglise et de corps du Christ a été pleine­ ment acceptée, lors du concile du Vatican, par l’auteur du Projet de la constitution dogmatique sur lEglise du Christ, dont le premier cha­ pitre, intitulé : L’Église est le corps mystique du Christ, proclame que le Fils unique de Dieu « est apparu visible sous la forme de notre corps qu’il avait assumée, pour que les hommes terrestres et charnels, revê­ tant l’homme nouveau qui a été créé selon Dieu dans la justice et la sainteté de la vérité, forment un corps mystique dont lui-même soit la tête... Telle est la sublime idée de l’Église qui doit être proposée à l'esprit des fidèles afin d'y être profondément fixée, et sur laquelle on SYNONYMES DU NOM D’ÉGLISE 143 *s ne saurait trop insister. » Acta et decreta sacrorum conciliorum recentio­ rum, Coll, lacensis, t. VII, col. 567. Une note, relative au titre de ce premier chapitre, indique que l’Église est identifiée au corps mystique du Christ : 1° parce que cette comparaison est la plus fréquence, la plus exacte et la plus éloquente des saintes Lettres ; 2° parce que le Projet doit traiter de l’essence intime de l’Église afin de la décrire à partir de la portion la plus noble d’elle-même ; 3° « pour une raison polémique, et afin de ruiner dès le principe l’opinion, courante chez les protestants tant anciens que modernes (cf. Moehler, Défense de la Symbolique contre le Dr Baur, de Tubingue, § 80), suivant laquelle toute la vérité de l’Église se réduirait pour les catholiques à des réalités externes et sensibles. Car Jurieu disait déjà, dans Le vrai système de l'Église, p. 26 : C’est que les théolo­ giens catholiques ne définissent que le corps de l’Église, en ne faisant point mention de la charité dans sa définition. Ils suppriment donc une partie de son essence et la plus noble partie, et selon eux on peut reconnaître pour vraie Église une société privée de vie et de charité » ; 4° parce que, si l’on n’a pas devant les yeux cette idée intérieure de l’Église, il n’est plus possible de saisir la valeur de son côté extérieur ; 5° parce que l’idée du corps mystique, inconnue ou inaperçue des hommes charnels ou mondains, est celle dont il convient avant tout de réveiller le désir parmi les fidèles. Ibid., col. 578. On remarquera la troisième des raisons que nous venons de repro­ duire. Le Projet, en tout cas, n’omettra pas de mentionner la charité dans sa description de l’Église : « Pour accomplir l’union de ce corps mystique, le Christ Seigneur a institué le bain sacré de la régénération et de la rénovation [baptismalesl, afin que les fils des hommes, divisés entre eux par tant de noms différents, et surtout ravagés par leurs péchés, soient lavés de toute la souillure de leurs fautes, qu’ils devien­ nent les membres d’un même corps, qu’unis à leur Chef divin par la foi, l’espérance et la charité, ils soient tous vivifiés par son Esprit unique et qu’ils reçoivent en abondance les dons des grâces et des charismes célestes ». Ibid., col. 567. Dès qu’il est question d’entrer un peu avant dans la notion d’Église on est contraint, on le voit, non pas sans doute de contredire, mais de dépasser la définition bellarminienne: l’Église est « l’assemblée des hommes unis dans la profession de la même foi et la communion des mêmes sacrements, sous la direction des pasteurs légitimes, et principalement du seul vicaire du Christ sur la terre, le pontife romain ». w Suite de la note 81 : 144 l - NOTIONS GÉNÉRALES C'est donc pour le désigner par les liens intimes qui la rattachent à sa tête, le Christ, que l’Église est appelée le corps du Christ ; et aussi pour la désigner comme le vase, comme la demeure visible de l’Esprit saint, qui est l’Esprit du Christ. « Il n’y a qu'un seul corps et un seul Esprit », a écrit saint Paul (Éphés., IV, 4) ; et encore : « Dieu a envoyé l’Esprit de son Fils dans vos cœurs » (Gal., IV, 6). Hugues de Saint-Victor a signalé cet aspect : « La sainte Église, c’est-à-dire l’universalité des fidèles, est appelée le corps du Christ à cause de l’Esprit du Christ quelle a reçu » à Pentecôte, et qui ne cesse de la vivifier82. Ce qui pourrait surprendre, c’est qu’étant fondée dans l’Écriture, autorisée par les Pères, appuyée sur le magis­ tère83, éclairante pour la théologie, l’identification de l’Église au corps mystique puisse néanmoins rencontrer des résistances84. 82. De sacramentis, pars 2*, cap. 11 ; P. L., t. CLXXVI, col. 416. 83. « Sous la pression de la foi, nous sommes contraints de croire et de tenir l’Église une, sainte, catholique et apostolique..., qui repré­ sente un seul corps mystique, lequel a pour chef le Christ, lequel a pour chef Dieu. » Bulle Unam sanctam, 18 novembre 1302, Denz., n° 468. 84. Dans son livre sur Le corps mystique du Christ, Louvain, 1936, t. II, p. 354, le P. Mersc.H, S. J., signale, d'après Mansi, l’opposition que certains évêques firent au texte du schéma prosynodal sur l’Église. Quatre d’entre eux, ceux de Perpignan, de Saint-Brieuc, de Sens et de Marseille, trouvaient regrettable la mention faite du corps mystique dans un tel document. Le P. Mersch, qui est loin de parta­ ger leur avis, ne consentira cependant pas à identifier réellement l’Église et le corps mystique. « La notion du corps mystique et celle de l’Église, dit-il, sont extrêmement voisines. Aucune décision, aucun usage reçu ne permet d’établir une division nette entre le sens de l’une et celui de l’autre. Pour aider à classer les idées, voici, ce nous semble, ce qu’on peut dire de plus acceptable. Ces deux notions expriment également l’œuvre du Christ en ce monde, mais la pre­ mière, la notion du corps mystique, désigne d’abord l’élément invi- SYNONYMES DU NOM D’ÉGLISE 145 Suite de la note 84 : sible de cette œuvre (vie intérieure, Christ continué, etc.), et la seconde, la notion d’Église, désigne d’abord l’élément visible de cette même œuvre (société, autorité, etc.). Mais ce ne sont là que les signi­ fications primordiales ; tout de suite, il faut expliquer que le corps mystique, en même temps que son aspect intérieur, a un aspect visible (société), et que l’Église, en même temps que son élément empirique, a un élément mystique (Christ continué, etc.) », p. 233, note 4. Le P. Mersch continue, en citant Ph. de Gamaches : « Plus de conditions sont requises pour être membre de l’Église que pour être membre du Christ ; car, pour être appelé membre du Christ, il suffit d’inspirations occultes et cachées se rapportant à la grâce actuelle et provenant des mérites du Christ ; même si elles rencontrent un obs­ tacle et ne produisent aucun effet ». Mais les inspirations de la grâce, quand elles sont repoussées, ne font du non-baptisé qu’un membre du Christ (et de l’Église) en puis­ sance; quand elles sont accueillies, elles le constituent pour autant membre du Christ (et de l’Église) en acte virtuel, en acte commencé. Si la charité sacramentelle orientée, où nous voyons l’âme créée de l’Eglise, est comparable à la charité des justes non baptisés comme Pacte achevé à l’acte virtuel, comme la fleur à la tige, les justes non baptisés ne sont membres du Christ qu’imparfaitement ; mais ils sont déjà membres de l’Église (imparfaitement) en acte virtuel. D’ailleurs, dans le même ouvrage, le P. Mersch a rassemblé les textes où l’Église est appelée le corps du Christ par Léon XIII, Pie X, Pie XI, pp. 357-364. Et aujourd’hui toutes les hésitations viennent d’étre levées par l’Encyclique de Pie XII sur le Corps mystique, du 29 juin 1943: «Mystici corporis Christi, quod est Ecclesia». Un peu plus loin, il est dit : « Pour définir et décrire cette véritable Église du Christ - à savoir la sainte Église catholique, apostolique, romaine - il n’est rien de plus beau, de plus excellent, de plus divin, que l’expres­ sion qui la désigne comme le Corps mystique de Jésus-Christ-, c’est celle du reste qui découle, qui fleurit pour ainsi dire, de ce que nous exposent fréquemment les saintes Écritures et les écrits des saints Pères». A. A. S., 1943, pp. 193 et 199. Cela est net. Et cependant l’Encyclique Humani Generis doit le réaffirmer : « Certains ne se croient pas liés par la doctrine exposée il y a peu d’années dans Notre Encyclique, et fondée sur les sources de la révélation, suivant laquelle le Corps mystique du Christ et l’Église catholique romaine sont une seule et même chose. » A. A. S., 1950, p. 571. Les résistances renaî­ tront tant qu’on n’aura pas su résoudre ces deux questions : Les justes 146 1 - NOTIONS GÉNÉRALES 2. Du nom de corps, il faut rapprocher celui d'« épouse ». Le premier désigne plutôt l’Église comme faisant, avec le Christ, une seule personne mystique; le second la désigne plutôt comme une personne morale distincte du Christ, mais encore imparfaite, et qui trou­ vera son achèvement dans l’union d’amour avec le Christ85. 3. Il arrive que les deux significations de corps et d’épouse se fondent insensiblement l’une dans l’autre, l’apôtre lui-même ayant écrit : « Ainsi les hommes doi­ vent-ils aimer leurs femmes comme leurs propres corps. En aimant sa femme on s’aime soi-même. Jamais per­ sonne n’a haï sa propre chair. On la nourrit, au contraire, et on l’entoure de soins, comme le Christ luimême fait pour l’Église... » (Éphés., V, 28-29). Mais on peut marquer la différence des deux images. Bossuet le fait dans un passage, qu’on nous pardonnera de reproduire presque entièrement, de sa Lettre à une demoiselle de Metz sur le mystère de l'unité de ΓEglise et les merveilles qu'il renferme·. «L’homme se choisit son épouse, mais il est formé avec ses membres. Jésus, homme particulier, a choisi l’Église ; Jésus-Christ, homme parfait, a été formé et achève de se former tous les jours en l’Église et avec l’Église. L’Église comme épouse est à Jésus-Christ par son choix ; l’Église comme corps est à Jésus-Christ par une opération très intime du Saint-Esprit de Dieu. Le mystère de l’élection par l’enga­ gement des promesses, paraît dans le nom d’épouse ; et le mystère de l’unité, consommée par l’infusion de l’Esprit, se voit dans le nom de corps. Le nom de corps qui sont hors de l’Église sont-ils hors du Christ ? Les pécheurs qui sont dans l’Église sont-ils dans le Christ ? Cf. plus loin, p. 183. 85. Voir plus loin, p. 233. SYNONYMES DU NOM D’ÉGLISE 147 nous fait voir combien l’Église est à Jésus-Christ ; le titre d’épouse nous fait voir quelle lui a été étrangère, et que c’est volontairement qu’il l’a recherchée. Ainsi le nom d'épouse nous fait voir unité par amour et par volonté ; et le nom de corps nous porte à entendre unité comme naturelle. De sorte que dans l’unité du corps il paraît quelque chose de plus intime, et dans l’unité de l’épouse quelque chose de plus sensible et de plus tendre. Au fond, ce n’est que la même chose : Jésus-Christ a aimé l’Eglise, et il l’a faite son épouse ; Jésus-Christ a accompli son mariage avec l’Eglise, et il l’a faite son corps. Voilà la vérité : Deux dans une chair, os de mes os et chair de ma chair', c’est ce qui a été dit d’Adam et d’Eve, et c’est, dit l’apôtre, un grand sacrement en Jésus-Christ et en son Eglise. Ainsi l’unité de corps est le dernier sceau qui confirme le titre d’épouse... Il était de la sagesse de Dieu que l’Eglise parût tantôt comme distinguée de JésusChrist, lui rendant ses devoirs et ses hommages ; tantôt comme n’étant qu’une avec Jésus-Christ, vivant de son esprit et de sa grâce. Le nom d’épouse distingue pour réunir; le nom de corps unit sans confondre, et découvre au contraire la diversité des ministères : unité dans la pluralité, image de la Trinité, c’est l’Eglise. Outre cela, je vois dans le nom d’épouse la marque de la dignité de l’Eglise. L’Eglise comme corps est subordon­ née à son chef ; l’Eglise comme épouse participe à sa majesté, exerce son autorité, honore sa fécondité. Ainsi le titre d’épouse était nécessaire pour faire regarder l’Eglise comme la compagne fidèle de Jésus-Christ, la dispensatrice de ses grâces, la directrice de sa famille, la mère toujours féconde et la nourrice toujours charitable de ses enfants ». Bossuet ajoute : « Mais comment est-elle mère des fidèles, si elle n’est que l’union de tous les fidèles ?... Tout se fait par l’unité. L’Église dans son unité, et par son 148 ! - NOTIONS GÉNÉRALES esprit d’unité catholique et universelle, est la mère de tous les particuliers qui composent le corps de l’Église. Elle les engendre à Jésus-Christ, non en la façon des autres mères, mais en les tirant de dehors pour les rece­ voir dans ses entrailles, en se les incorporant à ellemême, et en elle au Saint-Esprit qui l'anime ; et par le Saint-Esprit au Fils qui nous l'a donné par son souffle (Jean, XX, 22) ; et par le Fils au Père qui l’a envoyé, afin que notre société soit en Dieu et avec Dieu Père, Fils et Saint-Esprit... » c) Royaume La même réalité portera d’autres noms encore. Elle s’appellera « royaume de Dieu », en tant quelle signifie la portion de l’univers sur laquelle Dieu règne pour ainsi parler selon son premier dessein, c’est-à-dire avant tout par la manifestation de son amour86 ; en opposition à 86. « Secundum hoc homines in regno Dei esse dicuntur, quod ejus providentiae perfecte subduntur.» Saint THOMAS, IV Sent., disc. 49, qu. 1, a. 2, quaest. 5. Voici d’ailleurs rout ce passage: « Royaume vient de régner, régner est un acte de providence, et avoir le royaume, c’est avoir les autres sous sa providence. Les hommes seront dans le royaume de Dieu quand ils seront parfaitement soumis à sa providence. Le propre de la providence est d’ordonner les choses à leur fin. Elles peuvent l’être de deux façons : en étant conduites vers leur fin, quand elles en sont encore distantes ; en étant conservées dans leur fin, quand elles l’ont déjà rejointe. La providence ayant pour règle la fin, les choses qui sont déjà parvenues à leur fin sont parfaite­ ment soumises à la providence, en elles, rien n’échappe à l’ordre de la providence. Quant aux choses qui sont distantes de la fin, elles sont plus ou moins soumises à la providence, selon qu’elles s’éloignent plus ou moins de la fin. Mais ceux qui tendent vers la fin sont tout proches de la fin. La voie vers la fin est la foi qui opère par la charité. Et c’est pourquoi le royaume de Dieu signifie par antonomase deux choses : 1° la communauté de ceux qui marchent dans la foi, et en ce sens c’est l’Église militante qui est le royaume de Dieu ; 2° la réunion de ceux qui sont déjà stabilisés dans la fin, et en ce sens c’est l’Église SYNONYMES DU NOM D’ÉGLISE 149 l'autre portion de l'univers où sévit le prince de ce monde, et sur laquelle Dieu certes règne encore, mais avant tout par la manifestation de sa justice. La notion de royaume est eschatologique. Mais préci­ sément, avec le Christ, l’eschatologie est entrée dans le temps. Le royaume est déjà sur la terre et l’Église est déjà dans le ciel. Renoncer à l’équivalence de l’Église et du royaume, c’est oublier cette révélation majeure87. En mettant « les clefs du royaume des cieux » dans les mains de Pierre (Mt., XVI, 19), Jésus, notons-le, signifie clairement que ce royaume ne saurait, dans son état pré­ sent, se passer d’une hiérarchie. Nous devrons recourir à ce nom de royaume quand nous essaierons de com­ prendre l’économie du dessein providentiel relatif à l’hu­ manité déchue, et de découvrir par quelles voies mysté­ rieuses elle est acheminée par Dieu, et tout l’univers avec elle, à travers le temps historique jusque dans l’éternité88. d) Communion des saints On pourra l’appeler communion ou communauté des saints, communio sanctorum. Par là est désignée l’assem­ blée de ceux qui, appartenant à l’Église du ciel, du pur­ gatoire et de la terre, du fait qu’ils sont unis au Christ et entre eux par la grâce, sont aptes à participer aux trésors spirituels de l’Église. Au sens fort, ceux-là sont ici-bas membres de l’Église, qui lui appartiennent à la fois spirituellement et corpotriomphante qui est le royaume de Dieu, et être dans le royaume de Dieu c’est être dans la béatitude. » 87. Sur la présence du royaume dès notre temps, voir L. CERFAUX, Le royaume de Dieu », Vie Spirituelle, décembre 1946, p. 645. 88. Cf. Nova et Vetera, Fribourg, « Les destinées du royaume de Dieu», 1935, n° 1, pp. 68-111 ; «Le royaume de Dieu sur terre», n° 2, pp. 198-231 [textes recueillis dans le vol. V de la présente édi­ tion]. 150 I - NOTIONS GÉNÉRALES rellement ; ce sont eux qui figureront d'abord dans la communion des saints. Mais, en un sens plus lâche, les pécheurs appartien­ nent encore à l’Eglise, corporellement seulement ; et les justes non baptisés, lui appartiennent déjà, spirituelle­ ment seulement. En conséquence, les uns et les autres feront, mais seulement dans une certaine mesure, partie de la communion des saints. Pour ce qui est des pécheurs, ils se privent certes de précieuses faveurs spiri­ tuelles ; mais tant qu’ils restent attachés à l’Église, quelque chose de la vie et de la charité collectives de l’Église continue à s’étendre jusqu’à eux ; et, en ce sens, ils profitent, bien que d’une façon très affaiblie, du voisi­ nage et du convivium des saints. Et pour ce qui est des justes non baptisés, leur charité, bien que non sacramen­ telle, se trouve déjà, cependant, en continuité profonde avec la charité sacramentelle et pleinement éclose de l’Église ; de ce fait, de nombreuses richesses spirituelles de l’Église leur seront communiquées, sinon toujours en vertu d’une intention qui les visera expressément, du moins en vertu de l'intercommunication qui est natu­ relle à la charité89 ; ils participent donc, eux aussi, à la communion des saints. Ainsi la communion des saints embrasse l’Église du ciel, l’Église du purgatoire, l’Église de la terre avec tous ses membres, qui lui appartiennent soit corporellement, 89. Saint Thomas distingue deux voies suivant lesquelles les biens spirituels sont réversibles: 1° en raison de l’intercommunication pre­ mière et naturelle de la charité, qui permettra aux élus, dans la patrie, d’entrer mutuellement dans les biens les uns des autres, d’où, enten­ due au plan le plus élevé, la communion des saints ; 2° en raison d’une libre direction de l’intention qui permet de transférer ces biens à qui l’on veut. IVSent., dist. 45, qu. 2, a. 1, quaest. 1 ; ou : SuppL, qu. 71, a. 1. SYNONYMES DU NOM I/ÉGLISE 151 soit spirituellement, soit corporellement et spirituelle­ ment. En sorte qu’il y a bien identité réelle entre l’Église et la communion des saints ; mais la communion des saints met l’accent plutôt sur la façon mystérieuse dont la cha­ rité, diffusée dans toute l’Église, tient ses membres unis entre eux, chacun à son rang, et les introduit dans une vaste famille spirituelle dont les biens sont merveilleuse­ ment réversibles. Ce n’est pas parce quelles identifiaient l’Eglise et la communion des saints, que les thèses ecclé­ siologiques de Paschase Quesnel ont été condamnées par Clément XI ; c’est parce qu’elles excluaient absolument les pécheurs de l’Église et de la communion des saints90. e) Cité Elle s’appellera encore «cité» (πόλις), en tant qu’ag­ glomération vivante au sein de laquelle habite le Seigneur. Cette cité est, ici-bas, pareille à un camp : « Ils investirent le camp des saints et la cité bien-aimée » (Apoc., XX, 9). Mais, dans l’au-delà, elle sera la résidence définitive de Dieu parmi les hommes (XXI, 3), et notre vraie patrie, car « nous n’avons pas ici-bas de cité perma­ nente, et nous attendons celle qui est à venir» (Hébr., XIII, 14). L’épître aux Hébreux nous montre, dans la «cité du Dieu vivant», dans la «Jérusalem céleste», des « myriades d’anges » se joignant « au cortège et à l’église des premiers-nés inscrits dans les cieux » (xil, 22). C’est sur ces textes, et sur quelques passages des psaumes91, que saint Augustin fondera son idée d’opposer entre elles les deux cités mystiques, les deux sociétés suprêmes, aboutissant l’une à régner éternellement avec Dieu, 90. Denz., nM 1422 à 1428 ; cf. plus loin, p. 170, note 119. 91. On les trouvera dans le De civitate Dei, lib. XI, cap. I. 152 1 - NOTIONS GÉNÉRALES l’autre à souffrir éternellement avec le diable92. « La cité de Dieu, c’est-à-dire l’Eglise du Christ », dira Pie IX93. Ainsi, bien que les noms d’Eglise, de corps du Christ, de royaume de Dieu, de cité sainte expriment des nuances différentes et gardent leur résonance propre, leur synonymie essentielle ne saurait être contestée sans •inconvénients ' · 94 . 92. « Quas etiam mystice appellamus civitates duas, hoc est duas societates hominum. » De civitate Dei, livre XV, ch. I. L’opposition des deux cités avait été déjà dégagée par le donatiste Tyconius. Cf. Pierre DE LàBRIOLLE, Histoire de la littérature latine chrétienne, Paris, 1920, p. 548. - Le mot de cité est pris évidemment en un sens nouveau : « Il avait désigné jusque-là des groupes d’hommes de même origine, parlant la même langue, se serrant dans les mêmes murailles, et regardant comme étranger, c’est-à-dire comme ennemi, tout ce qui vivait en dehors de leurs frontières. La cité de saint Augustin est bien autrement étendue ; elle n’a ni frontières ni murailles ; elle est ouverte à tous ceux qui, dans le monde entier, reconnaissent le même Dieu, pratiquent les mêmes lois, nourrissent les mêmes espérances... Dans cette bigarrure de races diverses, de nations et de royaumes ennemis qui forment l’univers », il faut distinguer « deux sociétés, qui vivent l’une dans l’autre, mêlées ensemble comme le sont le bien et le mal dans les affaires humaines, mais qui se côtoient sans se confondre, et qui marchent du même pas sans arriver au même but : la cité des croyants et celle des infidèles ». Gaston BOISSIER, La fin du paganisme, Paris, 1891, t. II, p. 381. 93. Encyclique Etsi multa luctuosa, 21 nov. 1873, Denz., n° 1841. 94. « Depuis les articles publiés par Max Scheier dans le Hochland (1915-1916) sous le titre: «Nouvelle orientation sociologique, et les tâches des catholiques allemands après la guerre », le corps mystique du Christ a commencé à devenir, en Allemagne, une idée centrale qu’on opposait, consciemment ou inconsciemment, à \' Ecclesia militans et à l’Église considérée comme formation juridique, société, organisation, pouvoir. Ce processus aboutit aujourd'hui nettement à sa crise.» Erich PRZYWARA, S. J., «Corpus Christi mysticum, Eine Bilanz», dans Zeitschrift fier Aszese und Mystik, 1940, n° 4, pp. 197-215. La crise consiste, selon le P. Przywara, en ce que, d’une part, en partant des idées de Mochler et de Scheeben, on insiste si malheureusement sur la doctrine du corps mystique, qu’on en arrive au point d’abolir SYNONYMES DU NOM D’ÉGLISE 1 53 Suite de la note 94 : toutes les distances hiérarchiques, d’effacer toutes les différences cha­ rismatiques internes, de retomber par une voie nouvelle dans la monstrueuse doctrine luthérienne de l’ubiquité du corps du Christ, de fondre ensemble le Christ et les chrétiens par une sorte de trans­ substantiation, de telle manière qu’ils ne fassent plus ensemble qu’une pure identité réelle, et une seule chair, ainsi que tend à l’ensei­ gner un imprimé comme manuscrit, qui se répand de plus en plus, et qui a pour titre: Der Christ ais Christus, 1939, le chrétien comme Christ. Tandis que, d’autre part, pour réagir contre ces extravagances et réhabiliter la notion de Γ Église-société, — à laquelle on opposait la notion de l'Église-communauté —, un auteur comme Ludwig DEIMEL, Leib Christi, Sinn und Grenzen einer Deutung des innerkirchlichen Lebens, Freiburg i. B., 1940, s’efforce d’atténuer l’importance de la comparaison du corps mystique, en déclarant que, si elle est l’image préférée de l’Écriture pour désigner l’Église, elle n’est cepen­ dant qu’une image parmi les autres, n’ayant pas d’autre portée que les images de temple, de maison, de famille, de mariage, de champ, etc. La crise sera surmontée, selon Przywara, non pas en méconnaissant la valeur exceptionnelle des images de corps mystique ou d’épouse, mais en plaçant la « polarité » du corps mystique et « le dernier Absolu de l’Église» dans la souveraineté de Dieu, de laquelle découlent tous les charismes et toutes les grâces. On ne gagnerait rien, plutôt que d’opposer entre eux les concepts d’Eglise et de corps du Christ, de dresser l’un contre l’autre, comme rivaux, deux concepts mêmes de l’Église ; d’une part, le concept posttridentin, polémique, juridique, établi par réaction contre la notion réformée de l’Église invisible ; d’autre part, le concept paulinien, pri­ mitif, mystique, redécouvert en Allemagne d’abord par J.-A. Moehler, puis par J.-M. Scheeben. Robert GROSCHE, qui signale cette opposi­ tion, pense que la fusion théologique de ces deux concepts n’est pas encore complètement réussie, Pilgemde Kirche, Freiburg i. B., 1938, p. 24. Quoi qu’il en soit des théologiens, la théologie elle-même ne saurait consacrer la pseudo-opposition d’une Église juridique et d’une Église mystique, ou même, car l’inconscience de certains catholiques va jusque-là, d’une Église visible et d’une Église invisible. Elle ne connaît, au vrai, qu’un seul concept d’Église, qui lui vient de l’Évangile et de saint Paul, quelle défend au XVIe siècle contre la déforma­ tion protestante, et qui s’explicite au cours des âges. La distinction entre Église juridique et Église mystique n’offre qu’un intérêt purement historique et n’affecte que la surface des choses. Elle vient d’une part 154 I - NOTIONS GÉNÉRALES 2. Le double sens « historique » et « anagogique » du mot Eglise et de ses synonymes La communauté qui porte tour à tour, suivant les aspects sous lesquels on la considère, les noms d’Église, de corps du Christ, de royaume de Dieu, de cité divine, connaît deux états principaux très distincts, sous lesquels cependant - c’est un point capital, qu’on ne peut rejeter sans méconnaître la nature même du christianisme - son identité substantielle est rigoureusement sauvegardée: d'une part l'état présent, historique, provisoire, et d’autre part l’état futur, céleste, éternel. En sorte que chacun des noms quelle peut revêtir s’accompagnera de notes différentes, selon qu'il sera référé au temps ou à de ce que saint Thomas n'avait pas institué, dans la Somme, un traité spécial de l’Église, pareil à son traité de la grâce, qui au temps de la Réforme eût send de point de départ pour la pensée rhéologique ; ce qui s’explique, comme l’a noté Pilgram, par le fait que l’Église était alors existentiellement si puissante et si immédiate, que le grand dogme quelle incarnait ne semblait pas avoir besoin d’être expliqué, cf. R. GROSCHE, op. cit., p. 27. D’autre part, les traités qui se multi­ plient au moment de la Réforme, vont au plus pressé, et se présen­ tent sous une forme principalement apologétique : saint BELLARMIN, après avoir étudié à pan les questions De Romano Pontifice et De conciliis, résumera la controverse De Ecclesia militante en trois points : 1° sa définition, 2° sa visibilité, 3° ses notes. Il en résultera que les traités subséquents, sans jamais nier le côté mystique de l’Église, bien au contraire en l’affirmant constamment, ont cependant omis de le développer ; les fidèles en vivaient, les théologiens eux-mêmes en par­ laient, mais ailleurs, par exemple, pour Bossuet, dans son admirable Lettre sur le mystère de l'unité de l’Eglise. D’où le caractère de nou­ veauté des vues ecclésiastiques de Moehler et de Scheeben. En réalité, dans la mesure où ces vues sont exactes, elles ne représentent qu'une meilleure mise en lumière, une meilleure explicitation du concept traditionnel de l’Église, que jamais, ni le magistère de l’Église, ni la charité des saints, ni même la haute théologie, - celle qui continuait, par exemple, avec Nazarius, de commenter la IIP Pars, - n’ont méconnu. SYNONYMES DU NOM D’ÉGLISE 155 l’éternité, à l’en-decà ou à l’au-delà : un peu comme on désigne par le même nom, qui prend alors des connota­ tions bien diverses, voire opposées, l’arbre de l’hiver et l’arbre du printemps. Il y aura ainsi, pour chacun de ces mots d’Église, de corps mystique, de royaume de Dieu, de cité sainte, deux sens distincts, analogues ou équi­ voques quant à certaines notes, mais univoques sur le fond des choses, puisque la grâce et la charité de la terre, qui sont l’âme créée de l’Église, sont spécifiquement identiques à la grâce et à la charité du ciel. Ces deux sens pourraient s’appeler, le premier, le sens présent, histo­ rique ; et le second, le sens futur, eschatologique ou plus exactement anagogique C a) L’Eglise, présente etfuture Le mot « Église » offre certainement un sens histo­ rique dans les passages où Jésus annonce que son Église sera édifiée sur Pierre (Mt., XVI, 18), et ordonne de 95. Les choses de la loi nouvelle, dit saint THOMAS, signifient ana­ logiquement \es réalités de la gloire future, I, qu. 1, a. 10. Étymologi­ quement, les choses anagogiques, ce sont les choses d'en haut, les choses de l’au-delà ; et les choses eschatologiques, les dernières choses. Nous préférons revenir au vocabulaire des anciens, car c’est trop res­ treindre le sens du mot eschatologique que de l’employer uniquement à désigner l’au-delà, comme le font beaucoup de modernes. Le temps présent, depuis l’incarnation et Pentecôte, est déjà à proprement par­ ler eschatologique, et c’est pourquoi les apôtres nous avertissent constamment que nous vivons dans les derniers jours du monde. Erik PETERSON écrit très exactement: «J’appelle temps eschatologique le temps qui a commencé avec la première venue du Christ et qui se termine avec sa seconde venue. Je l’appelle temps eschatologique parce qu’il est spécifiquement ordonné à la fin (à Γεσχατον). Pour une plus ample explication de cette idée, j’indiquerai, par exemple, Hébr., 1,1, où il est écrit que Dieu, à la fin de ces temps, nous a parlé dans son Fils. Le Gelasianum dit le même : Quod in fine saeculorum pascha nos­ trum immolatus est Christus. » Le mystère des Juifs et des Gentils dans l’Église, p. 72. 156 I - NOTIONS GÉNÉRALES regarder comme un païen et un publicain celui qui n'écoute pas ΓEglise, les disciples ayant ici-bas un pou­ voir de lier et de délier qui est ratifié dans les cieux (Mt., XVIII, 17-18). Ou dans le passage de saint Paul déclarant « achever en sa propre chair ce qui manque aux souffrances du Christ pour son corps qui est l’Église» (Col., I, 24). C’est encore l’Église présente qui est d'abord désignée dans l’épître aux Éphésiens, V, 25-27, quand l’apôtre parle du Christ, lequel s’est livré pour l’Église, pour la sanctifier, en la purifiant dans le bain de l’eau par la parole, afin de se préparer une Église glo­ rieuse, sans tache ni ride ni rien de semblable, mais sainte et immaculée : cependant saint Augustin, qui avait admis, au début, la signification historique de ce texte, modifiera plus tard son exégèse dans un sens anagogique, au cours de la controverse pélagienne96. Saint 96. Le P. M.-J. LAGRANGE écrit : « Il semble bien que saint Paul parle de l’Église présente sur la terre, plutôt sans doute selon l’idéal que selon les faits, de jure plutôt que de facto, ou comme on dirait familièrement cum grano salis. C'est ce qu’AUGUSTlN avait d’abord compris (De serm. Dom., Il, 19, 66), en restreignant par le fait même le sens du mot gloriosa. Supposant qu’un chrétien avait une poutre dans son œil et s’attachait à la paille qu’il croyait apercevoir dans l’œil de son voisin, il disait : Nous verrons en effet la paille dans les yeux mêmes de la colombe, qui sont ceux de l’épouse du Christ (Cant., FV, 1), de l’Église glorieuse que Dieu s'est choisie sans tache ni ride, toute pure et toute simple. Ce qui était merveilleusement beau. Mais il a pensé ensuite que le terme gloriosa devait être pris à la rigueur, en toute rigueur, et que par conséquent l’Église dont parle saint Paul était celle du ciel. Et il s’est rétracté trois fois. L’Église est dite glorieuse, à cause de sa gloire future : Il faut entendre non quelle l’est déjà, mais quelle est préparée pour l’être, quand son apparence même sera glorieuse (II Retract., cap. XVin). » « Les rétractations exégétiques de saint Augustin», dans Miscellanea Agostiniana, Rome, 1931, t. II, p. 389. - Sans doute l’Église présente n’est pas glorieuse en toute rigueur de terme. Mais elle est sainte en toute rigueur de terme, de facto et sine grano salis, si, entendant l’Église au sens ontologique, non au sens SYNONYMES DU NOM D’ÉGLISE 157 Thomas acceptera simultanément les deux exégèses et il expliquera, à la suite l’un de l’autre, le sens anagogique et le sens historique de ce texte97. Ailleurs, chez saint Paul même, le mot Église semble chevaucher sur les sens historique et anagogique, par exemple dans le passage où, confessant l’excellence du Christ non seulement dans le siècle présent mais encore dans le siècle à venir, il pro­ clame que Dieu l’a donné comme chef incomparable à l’Église qui est son corps (Éphés., I, 23). La transition du sens historique au sens anagogique du mot Église sera fréquente chez les Pères et Docteurs. Citons par exemple saint Augustin, parlant de l’Église telle quelle est maintenant, qualis nunc est, et de l’Église telle quelle sera plus tard, quand il n’y aura plus en elle aucun méchant, qualis tunc erit™ ; ou saint Thomas, distin­ guant une double maison de Dieu : « l’une, l’Église mili­ tante, c’est-à-dire l’assemblée des fidèles, selon I Tim., Ill, 15 : Afin que tu saches comment ilfaut te conduire dans la maison de Dieu, qui est l’Église du Dieu vivant, la colonne et la base de la vérité’, l’autre, l’Église triom­ phante, c’est-à-dire l’assemblée des saints dans la gloire du Père»99. Dans tous ces textes, il est évidemment question, non pas de deux Églises distinctes, mais de deux états distincts de la même Église, spirituelle et visible, d’abord ici-bas et plus tard dans l’au-delà. descriptif, on inclut en elle ce qu’il y a encore de bon, mais non ce qu’il y a précisément de mauvais, dans ses enfants pécheurs ; si, en un mot, on la regarde comme étant non pas certes sans pécheurs, mais sans péché. 97. Expos, ad Ephesios, cap. V, lect. 8. 98. De civitate Dei, lib. XX, cap. IX. 99. In Evang. Joan., ch. XIV, lect. 1. 158 I - NOTIONS GÉNÉRALES b) Le corps du Christ, éprouvé et glorifié Le plus souvent, c’est un sens historique que prendra l’expression de « corps du Christ ». Ainsi, saint Paul confie aux Colossiens que les souffrances du Christ doi­ vent s’achever en son corps qui est l’Église (l, 24), et il leur recommande d’adhérer à la tête, de qui tout le corps reçoit la croissance voulue de Dieu (il, 19). Le grand texte aux Éphésiens IV, 11-16, nous décrit pareillement le corps du Christ comme résultant d’une hiérarchie, comme résistant aux assauts de la tromperie et de l’as­ tuce des hommes, et comme croissant dans la foi et dans la charité. Cependant, le corps du Christ peut être entendu, lui aussi, au sens anagogique. C’est comme premier-né d’entre les morts que le Christ est tête du corps de l’Église (Col., I, 18) et, depuis sa résurrection, il a pris place dans les cieux au-dessus des anges (Éphés., I, 20-21). C’est pourquoi saint Augustin dira que, si le Fils de Dieu a été prédestiné, c’est en tant que tête de l’Église, afin de montrer en lui ce qu’il adviendra de ceux qui ressusciteront pour vivre et régner éternelle­ ment avec lui, « car ceux-là aussi forment le corps dont il est la tête, quorum etiam caput est, tanquam corporis sui »100. Il dira même que le Christ est la tête de la cité de Jérusalem, qui est son corps, et qui comprend, avec les fidèles de tous les temps, « les légions et les armées des anges»101, «nos concitoyens, avec cette différence que nous voyageons dans la souffrance, tandis qu’ils guettent notre arrivée dans la patrie»102. On trouvera une pareille doctrine chez saint Thomas, qui, passant dans un même texte du sens anagogique au sens historique, enseigne que le Christ « est tête, avant tout, de ceux qui lui sont 100. Epist. ad Rom. inchoata expositio, n° 5. 101. Enarr. in Ps. XXXVI, sermo 3, n° 4. 102. Enarr. in Ps. XC, sermo 2, n° 1. SYNONYMES DU NOM D’ÉGLISE 159 unis en acte dans la gloire, puis en acte par la charité, puis en acte par la foi, puis seulement en une puissance que plus tard la prédestination divine actualisera, puis en une puissance que rien n’actualisera... »103 ; et qui affirme aussi que « le corps mystique de l’Église se compose non seulement des hommes, mais aussi des anges »104105 . c) Le royaume, dans Γβη-deçà et élans l'au-delà Le « royaume de Dieu » signifie encore, lui aussi, une réalité historique : il est décrit comme venant en puis­ sance dans la première génération chrétienne (Mc., IX, 1) ; il croît avec le temps comme une semence jetée dans le sol (Mc., IV, 26-29) ; le royaume des cieux inclut même plusieurs de ceux qui violent ou enseignent à violer les commandements de la loi (Mt., V, 19) ; il est pareil au champ où lèvent le blé et l’ivraie (Mt., XIII, 24), au filet ramenant de bons et de mauvais poissons (Mt., XIII, 47-50). Mais il signifie, en outre, une réalité anagogique, dans laquelle il vaut mieux entrer avec un œil plutôt que d’être jeté avec deux yeux dans la géhenne (Mc., IX, 47) ; qui a été préparée dès l’origine pour les élus, comme le feu a été préparé pour le diable et les damnés (Mt., XXV, 34)10\ En sorte que saint Augustin, qui a distingué deux Églises, ou plutôt deux états succes­ sifs de l’Église, pourra distinguer pareillement, d’une part, un royaume provisoire, que le Christ assistera jus­ qu’à la consommation du siècle, où sont des bons et des méchants: c’est, dit-il, l’Église de maintenant, royaume 103. III, qu. 8, a. 3. 104. Ibid. a. 4. 105. Le P. LAGRANGE relève d’autres textes de saint Matthieu, où le royaume signifie la vie future, par exemple: V, 20; VII, 21 ; XVUI, 3 ; XIX, 23 ; XXIII, 13. Évangile selon saint Matthieu, Paris, 1923, p. Civil. 160 I - NOTIONS GÉNÉRALES du Christ et royaume des deux ; et d’autre part, un royaume définitif, préparé pour les bénis du Père, où n’entreront que les bons : c’est, dit-il, l'Eglise de plus tard06. Mêmes indications chez saint Thomas: «Le royaume de Dieu, écrit-il, signifie par antonomase deux choses : tantôt l’assemblée {congregatio) de ceux qui voyagent dans la foi, et alors c’est l’Église militante qui est le royaume de Dieu ; tantôt l’union {collegium) de ceux qui se reposent dans la fin, et alors c’est l’Église triomphante qui est le royaume de Dieu »10 . 106. De civitate Dei, lib. XX, cap. IX : « Ergo Ecclesia et nunc est regnum Christi, regnumque caelorum ». 107. IVSent., dist. 49, qu. 1, a. 2, quaest. 5. - Avant même de faire remarquer que royaume « des cieux » est un mot de saint Matthieu pour dire royaume «de Dieu», saint THOMAS, dans son commentaire, distinguera quatre sens du royaume des cieux: 1° le Christ, en tant qu’il habite en nous par la grâce, selon Luc, XVII, 21 : Le royaume de Dieu est en vous ; 2° l’Écriture sainte, en tant quelle est une loi conduisant au royaume ; 3° l’Église militante actuelle, en tant qu elle est instaurée sur le type de l’Église céleste ; 4° la cour céleste. Expos, in Matth., ill, 1. Le 1CT et le 3e sens sont historiques, et sont entre eux comme l’âme est à l’homme tout entier, la grâce étant l’âme créée de l’Église. Et le 4e sens est anagogique. Quant au 2e sens, qui résulte d’une exégèse particulière de Mt. XXI, 43, - empruntée à saint Jérôme, pour qui le royaume de Dieu enlevé aux Juifs c’est l’in­ telligence des Écritures -, il devrait être ramené au 3e. La Catena aurea donne les quatre sens du mot royaume : le Christ, l’Écriture, l’Église, la cour céleste. Quand saint Thomas dit que le royaume est le Christ (1er sens) peut-être pense-t-il non seulement à la grâce du Christ, mais au Christ lui-même, source de la grâce, qui est mieux encore que le royaume, le Roi. En ce sens, OR1GÈNE avait écrit, sur Mt., XVIII, 23, que le Christ, qui est la Sagesse même, la Justice même, la Vérité même est aussi le Royaume même, αύτο^ασιλεία. P. G., t. Xlll, col. 1197. (C'est à l’Esprit saint que le Royaume est identifié par saint Maxime LE CONFESSEUR, dans un commentaire du Pater : « Le Nom essentiellement subsistant de Dieu le Père est le Fils unique ; et le Royaume de Dieu le Père, qui est essentiellement sub­ sistant, est l’Esprit saint. » P. G., t. XC, col. 884.) SYNONYMES DU NOM D’ÉGLISE 161 d) La cité, pérégrinale et bienheureuse Enfin l’image de la « cité sainte », de la Jérusalem des derniers chapitres de l’Apocalypse, signifiera pour ainsi parler la fusion des réalités anagogiques et des réalités historiques, et passera si aisément des unes aux autres quelle ne nous laissera pas toujours le temps de nous y reconnaître. Elle exprime « une vision absolument trans­ cendante du règne, du nouvel éon, et dans le temps et dans l’éternité, en insistant spécialement sur la phase définitive, éternelle, mais sans omettre les côtés spirituels et permanents de sa phase de formation en cette vie. Les deux phases sont d’ailleurs absolument fondues dans la même vision, et la ligne qui les sépare n’est nulle part tracée, ni même indiquée ; tout au plus, un trait, un membre de phrase par-ci par-là s’applique-t-il exclusive­ ment soit au ciel, soit à l’état terrestre... Mais dans l’en­ semble, la vision fait abstraction complète du fieri et du factum esse. Il n’y a pas là de quoi nous surprendre : la synthèse est absolument la même que celle de la vie éter­ nelle du quatrième évangile. Et l’Apocalypse elle-même a constamment mis en avant, comme un de ses leitmotivs essentiels, cette idée de l’union entre la terre et le ciel, entre l’Église militante et l’Église triomphante... La Jérusalem céleste est-elle le ciel nouveau et la terre nou­ velle qui apparaîtront après le jugement général, ou bien Xidée de l’Église, de la société des saints qui ne sera pleinement réalisée qu’alors aussi ? C’est une image transcendante qui embrasse tout cela, ciel et citoyens du ciel, avant et après leur glorification, avant et après le jugement, temps et éternité, régime de la grâce et régime de la gloire»108. Déjà saint Augustin avait dit: «Il est 108. E.-B. Allô, O. R, L’apocalypse, Paris, 1933, p. 339. - Cf., p. CK: «D’un mot, nous pouvons dire que toute l’Apocalypse est une eschatologie, si l’on ne prend pas ce mot dans un sens trop maté- 162 1 - NOTIONS GÉNÉRALES écrit que cette cité descend du ciel, parce que Dieu la forme de la grâce céleste... Et elle descend du ciel dès son origine, puisque, dans la traversée des siècles, c’est par la grâce de Dieu, qui descend du ciel lors du bain de la régénération et de la mission d'en haut de l’Esprit saint, que ses habitants s’accroissent continuellement. Mais au dernier jugement de Dieu, qu’il exercera par son Fils Jésus-Christ, elle recevra, de la bonté divine, une clarté si intense et si neuve, quelle sera délivrée de tous ses ves­ tiges de vétusté, puisque les corps eux-mêmes passeront de leur ancien état de corruption et de mortalité à un nouvel état d’incorruption et d’immortalité»109. Et les premiers mots du De civitate Dei se rapportaient à la glo­ rieuse cité de Dieu considérée sous ses deux états : d’une part en pèlerinage ici-bas dans la foi parmi les impies; d’autre part dans la stabilité du séjour éternel, quelle attend dans les jours de sa patience, et qu’elle obtiendra dans le temps de sa grandeur, par une victoire suprême et par une paix perpétuelle, au moment où, de juste elle deviendra juge110. e) La fiancée, sur la terre et au ciel Quant à l’image de « fiancée » et d’« épouse » qui entraînera celle de mère, sa séduction semble si puisriel, bien qu elle parle de faits contemporains. Les derniers temps, le jugement, ont commencé avant que Jean se mette à écrire. Ce qui lui est montré dans son exil de Patmos, c’est l’actualité du règne de Dieu et du Christ, qui surmonte les dernières résistances de l'Ennemi vaincu. Le ciel a pénétré la terre, et l’humanité est montée jusqu’au ciel ; les fidèles du Christ n’ont rien à craindre de la grande tribulation, rien que de s’y montrer lâches ; car, quoi que fasse contre eux l’Ennemi, celui qui le veut peut prendre gratuitement de l’eau de la vie au fleuve de la Jérusalem céleste». Le premier soulignement est de l’auteur même. 109. De civitate Dei, lib. XX, cap. XVII. 110. Ibid., lib. I, prologue. SYNONYMES DU NOM D’ÉGLISE 163 santé, quelle absorbe en quelque sorte en elle l’image primitive contenue dans le mot Église, pour la pénétrer de sa signification : en effet, aussi immédiatement peutêtre qu’une multitude assemblée, l’Eglise est à nos yeux lepouse du Cantique et notre mère. Cette image, qui passe de l’Ancien au Nouveau Testament se relie, d’une part, à l’image du « corps » : ainsi dans l’épître aux Éphésiens, V, 22-23, où saint Paul rapproche l’union du mariage de l’union du Christ à l’Église, qui est son corps ; d’autre part, à l’image de la « cité » : ainsi dans l’Apocalypse, XXI, 9-10, où la fiancée, l’épouse de [Agneau est identifiée à la cité sainte. Cette image recouvre, elle aussi, tour à tour, un sens historique ou un sens anagogique. Saint Jean nous décrit cette fiancée de [Agneau tantôt sous son état futur, sans larmes, ni deuils, ni douleurs, et toute brillante de la gloire divine (XXI, 4, H)111 ; tantôt sous son état présent, visitée par [Esprit et appelant à sa rencontre la venue du Sauveur : «L’Esprit et la fiancée disent : Viens » (XXII, 17)112. En ce dernier sens, historique, saint Augustin parle « de l’hon­ neur maternel de l’unique épouse du Fils de Dieu, déli­ vrée de la pédagogie de la loi, libre sous le magistère de la grâce, sans orgueil pour ses œuvres, sans faiblesse devant les menaces, vivant de la foi, de l’espérance et de la charité »113. 111. Cf. l’hymne de la Dédicace: Sponsaeque ritu cingeris Mille angelorum millibus. 112. «La fiancée qui supplie, ce ne peut être que l’Eglise qui souffre encore sur la terre ; par la désignation caractéristique de fian­ cée, elle est identifiée sans ambiguïté à la Jérusalem nouvelle, preuve que cette Jérusalem et l’Église en tous ses états ne font qu’un. » E. B. Allô, op. rit., p. 360. 113. Contra Faustum, lib. XV, cap. VII. Cf. cap. Ill : «Je t'exhorte­ rai selon mes forces, ô vraie épouse du vrai Christ, Église catholique, moi le dernier de tes fils et de tes serviteurs, placé en toi pour dispen­ ser la nourriture à mes compagnons de service... ». 164 l - NOTIONS GÉNÉRALES Ainsi, routes les expressions que nous venons de pas­ ser en revue ont à la fois les deux sens, historique et anagogique, sans qu’on sache toujours exactement avec lequel elles ont le plus d'affinité. Ces deux sens ne sont jamais tout à fait séparés l’un de l’autre. Ils se compénètrent, ils déteignent l’un sur l’autre. Un sens se trouve-til d’abord affirmé, la présence de l’autre est secrètement active à l’arrière-plan : d'une part, en effet, l’Eglise de l’en-deçà ne peut se comprendre qu’en fonction de l’Église de l’au-delà; et d’autre part, l’Église de l’éternité portera toujours les traces de son passage dans le temps. 3. Priorité du sens anagogique C’est parce qu’il a dessein d’habiter définitivement parmi nous dans un univers de gloire, que Dieu vient habiter temporairement dans notre monde de misères ; c’est parce qu’il a dessein de s’entourer d’une cité éter­ nelle, qu’il commence à se bâtir une cité voyageuse; pareillement, c’est parce qu’il a dessein de se préparer une épouse transfigurée, prolongement de son corps de gloire, que le Christ se forme ici-bas une épouse imma­ culée, prolongement de son corps passible. Ce qui est voulu premièrement, c’est la gloire et la réalité anago­ gique ; ce qui est voulu provisoirement, c’est la grâce et la réalité historique. Ceci est pour cela. a) L'état présent de ΓÉglise entière est ordonné à son étatfutur Il en résulte tout d’abord une priorité qualitative de la réalité anagogique sur la réalité historique. Si l’Église glorieuse du ciel doit être regardée comme une fin, un achèvement, une éclosion, l’Église douloureuse de la terre apparaîtra comme un début, un acheminement, SYNONYMES DU NOM D’ÉGLISE 165 une semence. De part et d’autre, sans doute, redisons-le, c’est substantiellement la même Église, et seuls les états sont divers ; dans l’au-delà, c’est la fleur, ici-bas la tige ; dans l’au-delà, c’est l’acte parfait et achevé, ici-bas l’acte imparfait et commencé. Il est clair, dès lors, que le sens historique devra conduire au sens anagogique, débou­ cher sur le sens anagogique, et qu’il sera, de plus, tout coloré, tout imprégné, tout polarisé lui-même par le sens anagogique. Comment dévoiler, en effet, le sens des épreuves présentes de l’Église, si l’on oublie quelles sont ordonnées à sa gloire future, à l’instar des épreuves mêmes du Sauveur : « Ne fallait-il pas que le Christ souf­ frît ces choses pour entrer dans la gloire ? » (Luc, XXIV, 26). Comment déterminer l’importance respective des caractères sacramentels et de la grâce au sein de l’Eglise présente, si l’on oublie qu’au ciel le caractère sacramentel ne trouvera plus à s’exercer, qu’il ne sera la part ni des anges ni même de tous les élus, et que c’est non pas lui, mais la grâce qui jaillira en gloire. Plus géné­ ralement, comment définir la nature de l’Église présente et caractériser ses divers éléments constitutifs, si l’on oublie quelle est substantiellement identique à l’Église future, dans laquelle il n’y aura cependant plus de place ni pour le pouvoir juridictionnel, ni pour les sacrements, ni pour le sacrifice de la messe, ni même pour les vertus de foi et d’espérance : en sorte que ces éléments n’appa­ raissent essentiels et nécessaires à l’Église que provisoire­ ment, en raison de sa condition présente et de son pèle­ rinage dans le temps ; tandis que la grâce et la charité, qui la disposent souverainement111 dès ici-bas à être l’épouse du Christ et la demeure de la sainte Trinité lui appartiennent déjà à titre de parties essentielles défini­ tives, quelle emportera dans les cieux. Comment 114. Nous ne disons pas : uniquement. 166 I - NOTIONS GÉNÉRALES entendre enfin le sens de toute l’histoire universelle et des événements cosmiques, eux-mêmes, si l’on oublie que Dieu les dispose en vue des élus : « Mais à cause des élus, ces jours seront raccourcis» (Mc., XXIV, 22). On comprend l’importance qualitative du sens anagogique. b) L'Église dans ses membres prédestinés : « le jardin clos » Si l'on veut considérer maintenant l’Église par rapport à la multitude quelle renferme et sous son aspect quanti­ tatif, il faudra commencer par faire observer que, pour l’Église de l’au-delà, elle est stable dans tous ses membres ; tandis que, pour l’Église de l’en-deçà, bien quelle soit stable en elle-même, ses membres sont encore flottants : ses premiers enfants peuvent la déserter, et d’autres, qui n’étaient pas ses enfants, la découvrir et s’éprendre de sa beauté. On peut voir se reproduire pour des peuples entiers, au cours des siècles chrétiens, ce que le Sauveur annonçait au peuple juif: «Je vous le dis, le royaume de Dieu vous sera enlevé, et il sera donné à une autre nation qui en produira les fruits » (Mt., XXI, 43). La même menace est adressée dans l’Apocalypse à l’ange de l’Église d’Éphèse : « Souviens toi d’où tu es tombé... sinon, je viens à toi, et je dérangerai ton flambeau de sa place, si tu ne te convertis » (Apoc., Il, 5). Il s’ensuit que, si l’on compare la cité de l’au-delà et la cité de l’en-deçà, leur différence ne sera donc pas seulement celle de la fleur à la tige, de la gloire à la grâce, de l’acte achevé à l’acte commencé. Elle portera, en outre, sur leur dénom­ brement, et la question se posera de savoir si leurs membres sont identiques. Certes, il n’y aura, dans l’Église du ciel, aucun membre qui n’ait été, fût-ce au dernier instant de sa vie, membre de l’Église de la terre, sinon visiblement, corpo- SYNONYMES DU NOM D’ÉGLISE 167 tellement, plénièrement, du moins invisiblement, spiri­ tuellement, par le désir. Et par conséquent, si l’on fait abstraction des anges, - d’ailleurs tout mêlés à nous, l’Eglise de la terre ne sera pas moins vaste que celle du ciel. Elle sera même plus grande. Car si l’Église du ciel se définit la société des élus, rassemblés du passé, du pré­ sent, de l’avenir, l’Église de la terre, prise dans toute la durée de son pèlerinage à travers les siècles115 comptera parmi ses membres, visibles ou invisibles, corporels ou spirituels, non seulement tous ces élus, mais encore d’autres chrétiens qui, pourtant, n’ayant pas été trouvés fidèles jusqu’à la mort, ne recevront pas la couronne de vie (Apoc., II, 10). Rien n’empêche, par conséquent, de considérer l’Église de la terre en ceux-là seuls de ses membres, cor­ porels ou seulement spirituels, quelle fait effectivement passer dans le ciel, c’est-à-dire dans ceux-là seuls de ses membres qui meurent avec le don de la persévérance finale, et qui, de ce fait, lui appartiennent à un titre tout à fait spécial. Cette Église des prédestinés et des vrais fidèles, ou plutôt cette Église dans les prédestinés et dans les vrais fidèles - c’est-à-dire, ici, notons-le bien, dans les fidèles qui auront « persévéré jusqu’à la fin », (Mt. X, 22 ; XXIV, 13), dans les fidèles qui mourront fidèles, - ne représente, en réalité, qu’une partie, indiscernable à nos yeux et connue du seul Seigneur, de l’Église de la terre prise dans l’ensemble de sa durée et de son extension. Elle recouvrira exactement l’Église du ciel. On pourra la définir, elle aussi, comme une société des élus, rassem­ 115. «Toute l’Église, partout répandue, est son corps ; il en est la tète. Non seulement les fidèles qui sont aujourd’hui, mais encore ceux qui ont vécu avant nous, et ceux qui viendront après nous jus­ qu’à la fin des siècles, appartiennent tous à son corps. C’est lui, main­ tenant au ciel, qui en est la tête. » Saint AUGUSTIN, Enarr. in Ps. LXII, n° 2. 168 I - NOTIONS GÉNÉRALES blés du passé, du présent, de l'avenir. Saint Augustin se plaît à le faire : « La maison de Dieu, dit-il, ce sont tous les fidèles, non seulement ceux qui vivent maintenant, mais encore ceux qui furent avant nous et qui sont déjà morts, et ceux qui viendront après nous, qui apparaî­ tront dans l'histoire jusqu’à la fin des siècles : rassemble­ ment de fidèles innombrables, nombres pourtant par Dieu, desquels l’apôtre écrit : le Seigneur connaît ceux qui sont a lui ; grains qui gémissent maintenant parmi la paille, mais qui ne feront qu’un seul tas à la fin, quand l’aire sera vannée ; sainte multitude des fidèles, tirés du milieu des hommes pour être égalés aux anges de Dieu, pour être même unis aux anges, lesquels, sans participer à notre pèlerinage, nous attendent cependant à l’issue de notre pèlerinage. Tous ensemble forment une seule mai­ son de Dieu, une seule cité. C’est Jérusalem. Elle a des gardiens », ce sont les évêques116. Ou encore : « Quand le Cantique des Cantiques dit de l’Église : Mon épouse, ma sœur, est un jardin clos, une fontaine scellée, une source d’eau vive, un verger couvert de fruits, je ne puis croire 116. Enarr. in Ps. CXXVI, n° 3. - Cf. De civit. Dei, lib. I, cap. XXXV: Quelle se souvienne, la cité voyageuse du Christ roi, « quelle compte, jusque parmi ses ennemis, de futurs concitoyens : de peur qu elle ne croie stérile pour eux sa patience à les supporter comme ennemis, avant de les recevoir comme confesseurs. Qu elle se souvienne aussi que, pendant son pèlerinage en ce monde, plusieurs lui sont unis par la communion des sacrements, qui ne seront pas associés à sa gloire dans l’éternelle félicité des saints. Les uns se cachent dans le secret, les autres se montrent ouvertement. Marqués du sceau divin, ils ne craignent pas de se réunir aux ennemis de Dieu pour murmurer contre lui, et tantôt remplissent les théâtres avec eux, tantôt les églises avec nous. Mais il faut d’autant moins désespérer de leur conversion, que même parmi nos adversaires les plus déclarés se cachent des amis prédestinés, qui s’ignorent encore eux-mêmes. Car les deux cités s’entrelacent et s’entremêlent dans le siècle jusqu’à ce que le dernier jugement les sépare ». ί ■ SYNONYMES DU NOM D’ÉGLISE 169 que cela s’applique à d’autres qu’aux saints et aux justes... Elle est un jardin clos, une fontaine scellée en ces justes qui sont Juifs dans le secret par la circoncision du cœur (en effet, toute la beauté de la fille du roi est audedans), en lesquels se trouve le nombre exact des saints, prédestiné dès avant la constitution du monde »1! \ 117. De baptismo contra donatistas, lib. V, cap. XXVII, η ° 38. Saint AUGUSTIN ne reconnaît pas expressément, dans ce passage, l’existence de membres seulement spirituels, bien qu’on puisse, croyons-nous, trouver ailleurs, chez lui, l’équivalent implicite de cette distinction. (Cf., infra, p. 183, note 136.) Il se contente de distinguer 1° ceux qui par le cœur, c’est-à-dire par la charité, sont dans l’Église, qui corde sunt intus (sans préciser qu’ils peuvent être de l’Église soit corporellement et spirituellement, soit spirituellement seulement) ; 2° ceux qui par le cœur sont hors de l’Église, qui corde sunt foris, soit qu’ils ne lui appartiennent pas visiblement (idolâtres et hérétiques) sive etiam corpore foris sint, soit qu’ils lui appartiennent visiblement (membres pécheurs) sive non sint; tous ceux-là meurent en ennemis de l’unité. Ibid., cap. XXVIII, n° 39. Il parle plus loin de ceux qui sem­ blent être dans l’Eglise, videntur intus, mais qui sont séparés d’elle spirituellement, spiritualiter foris sunt, et qui à la fin seront séparés d’elle-même corporellement, etiam corporaliter in fine separabuntur, lib. VI, cap. XIV, n° 22. Il aurait fallu parler encore de ceux qui sem­ blent être dehors, mais qui, en réalité, sont dedans. C’est ce que fera saint Thomas qui distinguera l’incorporation au Christ seulement spirituelle, mentaliter, de l’incorporation au Christ à la fois spirituelle et corporelle. Cf. III, qu. 69, a. 5, ad 1. Nous distinguons donc, en nous inspirant de saint THOMAS, trois manières d’appartenir à l’Église, laquelle est, à la ressemblance du Christ, mystérieuse et visible, spirituelle et corporelle. On peut lui appartenir: 1° corporellement (ou visiblement) seulement, quand manque la charité ; 2° corporellement et spirituellement ; 3° spirituel­ lement seulement. - Saint BELLARMIN semblera faire siennes ces dis­ tinctions, quand il opposera entre eux ceux qui sont seulement du corps de l’Église, de corpore et non de anima ; ceux qui sont du corps et de l’âme, de anima et de corpore ; et ceux qui sont seulement del’âme de l’Église, de anima et non de corpore. Cf. De Ecclesia mili­ tante, lib. Ill, cap. II. En réalité, les distinctions de saint Thomas se trouveront, de la sorte, profondément transformées, et les esprits vont être fatalement portés à distinguer, dans l’Église, contre l’inten- 170 1 - NOTIONS GÉNÉRALES L'enclos dans le jardin, le sceau sur la fontaine, c’est le don de la persévérance finale, c’est la mort éternisant l'amour. Évidemment, c’est par une forte attraction du sens anagogique, que l’Église de la terre peut être ainsi définie et limitée118. c) L'Église dans tous ses membres Cette limitation est légitime, mais reste une limita­ tion. Nous n’en connaissons que l’existence : Dieu seul en connaît le contour, et il ne nous a rien révélé à ce pro­ pos. L'erreur, que saint Augustin n’a pas faite, ce serait de vouloir substituer la partie au tout, l’Église des seuls per­ sévérants et des prédestinés, à l’Église telle qu’il a voulu l’établir au milieu de nous, et dont il a dit assez claire­ ment quelle est faite à la fois de prédestinés et de non prédestinés119. Elle serait de penser que les non-prédestition même de saint Bellarmin, un corps sans âme, un corps animé, une âme sans corps. 118. En réalité, si l’Église est tout entière dès ici-bas sans péché, bien que non sans pécheurs, elle est tout entière dès ici-bas le jardin clos, la fontaine scellée ; mais elle l’est avant tout par l’intense charité de ses saints. 119. C’est précisément parce qu elles faussent l’enseignement de saint Augustin, en ne recevant que les justes dans l’Église, et en excluant d’elle les pécheurs, que les propositions suivantes de Quesnel, touchant l’Église, ont été condamnées dans la bulle Unigenitus, 8 septembre 1713 : « 72. Une note de l’Église chrétienne, est d’être catholique, incluant tous les anges du ciel et tous les élus et tous les justes de la terre et de tous les siècles. — 73. Qu’est-ce que l’Église, sinon l’assemblée des enfants de Dieu, demeurant en son sein, adoptés dans le Christ, subsistant en sa personne, rachetés par son sang, vivant de son esprit, agissant par sa grâce, et attendant la grâce du siècle futur. - 74. L’Église, ou le Christ intégral, a le Verbe incarné comme tête, et tous les saints comme membres. - 75. L’Église est un seul homme, composé de plusieurs membres, dont le Christ est la tête, la vie, la subsistence, et la personne ; un seul Christ, composé de plusieurs saints, dont il est le sanctificateur. — 76. Rien SYNONYMES DU NOM D’ÉGLISE 171 nés ne peuvent, à aucun moment, être parmi les vrais membres de l’Église; ou de soutenir, inversement, que les prédestinés sont toujours parmi ses vrais membres, même au temps de leurs égarements et de leurs infidéli­ tés. Telles sont les thèses hussites, condamnées au concile de Constance : « Celui que Dieu a connu avec amour (praescitus)^ bien qu’il puisse être dans la grâce selon la justice présente, ne fait cependant à aucun moment par­ tie de la sainte Église ; le prédestiné, au contraire, demeure toujours membre de l’Église, bien qu’il perde parfois la grâce adventice, mais non la grâce de prédesti­ nation »120 ; ou les thèses réformées, condamnées au concile de Trente : « Si quelqu’un prétend que l’homme, une fois justifié, ne peut plus pécher, ni perdre la grâce ; et en conséquence que celui qui faillit et pèche n’a pas été justifié, qu’il soit anathème»121. Elles entraînent avec elles d’insurmontables inconvénients : 1° Tout d’abord, n’admettre comme membres de l’Eglise que les seuls prédestinés, - ou, ce qui revient au même, que ceux-là seuls qui persévèrent jusqu’à la fin et meurent dans la charité, - c’est contredire ouvertement l’Evangile, qui nous représente, dans le royaume même du Fils de l’homme (c’est-à-dire dans l’Église, que Jésus fondera sur Pierre et qu’il défendra contre les puissances de l’enfer), mêlés aux bons, des gens commettant l’inin’est plus vaste que l’Église : car elle est faite de tous les élus et des justes de tous les siècles. - 77. Qui ne mène pas une vie digne d’un enfant de Dieu et d’un membre du Christ, cesse d’avoir Dieu pour Père, et le Christ pour chef. - 78. On se sépare du peuple élu, dont la figure fut le peuple juif et dont le chef est Jésus-Christ tant en ne vivant pas selon l’Évangile, qu’en ne croyant pas à l’Évangile. » Cf. Denz., n°* 1422 à 1428. 120. Denz., n° 631. Voir d'autres propositions de même sens, plus haut p. 81, note 13. 121. Session VI, can. 23, Denz., n° 833. Cf. plus haut, p. 102, note 40. 172 I - NOTIONS GÉNÉRALES quite et jetés à la fin dans la fournaise ardente (Ml, XIII, 41) ; et qui compare le royaume des cieux à un filet, ramenant à la fois des justes qui seront sauvés et des méchants qui seront condamnés (Mt., XIII, 47-50) : on ne peut affirmer plus nettement l'existence de réprouvés au sein même du royaume. 2° En outre, identifier les notions de prédestiné et de membre de l’Église, oblige­ rait à prétendre qu’un prédestiné, - puisqu’il n’est pas moins prédestiné dans le temps où il vit encore dans l’idolâtrie et le péché, qu’au temps où il naît à la vérité et à la vie de la grâce122 -, n’est pareillement pas moins membre de l’Église dans le premier état que dans le second ; mais on n’en peut venir à ce paradoxe que si l’on confond manifestement deux manières bien diverses d’appartenir à l’Église, que saint Thomas distinguait avec soin, l’appartenance en acte, et l’appartenance en puissance : « A la différence, disait-il, des membres d’un corps naturel, qui existent simultanément, les membres du corps mystique n’existent pas tous en même temps: ni quand on regarde à leur être de nature, car le corps de l’Église est fait des hommes qui se succèdent depuis l’ori­ gine du monde jusqu’à sa fin ; ni quand on regarde à leur être de grâce, car de ceux-là mêmes qui vivent à une époque donnée, les uns sont privés de la grâce, pendant que d’autres la possèdent. En sorte que les membres du corps mystique peuvent être considérés comme en acte ou comme en puissance : dans certains cas, cette puis­ sance ne passera jamais à l’acte ; dans d’autres cas, elle sera ultérieurement actualisée»123, soit pour un temps, soit pour toujours. Loin de méconnaître la valeur d’une 122. En effet, la prédestination se tient tout entière du côté de l’intelligence divine, sans affecter en rien le sujet humain. CE saint THOMAS, I, qu. 23, a. 2 : Utrum praedestinatio aliquid ponat in prae­ destinato. 123. ΙΠ, qu. 8, a. 3. SYNONYMES DU NOM D’ÉGLISE 173 124. De baptismo contra donatistas, lib. IV, cap. Ill, n° 4. 125. « Ceux qui sont dans l’Église, intérieurement et en secret » : cette belle formule peut recevoir deux sens. Elle peut désigner, comme ici, chez saint AUGUSTIN, ceux qui ne sont membres de l’Église qu’en puissance, selon la prescience divine, en vertu d’un décret divin lequel reste encore intérieur et secret ; par conséquent, ceux qui ne sont pas encore membres présentement, mais qui le seront plus tard. Mais elle peut encore désigner ceux qui déjà présentement sont membres de l’Église, intérieurement et en secret : c’est-à-dire spiri­ tuellement, par le désir intérieur et secret de leur cœur, sans être encore de l’Église visiblement et corporellement. C’est le sens de saint THOMAS : « Les adultes qui commencent par croire en le Christ, lui sont incorporés spirituellement, mentaliter-, plus tard, lorsqu’on les baptise, ils lui sont incorporés en quelque sorte corporellement, corporaliter... » III, qu. 69, a. 5, ad 1. Nous pensons que le passage de saint Jean, X, 16: «J’ai d’autres brebis, qui ne sont pas de ce bercail... » peut être entendu de ces deux façons. ■i telle distinction, saint Augustin l’avait lui aussi exprimée, du moins en termes équivalents : « Selon la prescience de Celui qui connaît ceux qu’il a prédestinés, avant la constitution du monde, à devenir conformes à l’image de son Fils, beaucoup, qui ouvertement sont dehors et sont appelés hérétiques, sont meilleurs que les bons catholiques. Car nous ne voyons que ce qu’ils sont aujourd’hui, et nous ignorons ce qu’ils seront demain»124125 ; un peu plus loin, parlant des justes appelés à former le jardin clos de l’Église, Augustin dira que cer­ tains d’entre eux « vivent encore dans le péché, bien plus sont enfoncés dans les hérésies et les superstitions des Gentils. Et cependant, poursuit-il, même ici, le Seigneur connaît ceux qui sont à lui : en effet, dans l’ineffable pres­ cience de Dieu, beaucoup de ceux qui semblent dehors, sont dedans ; et beaucoup qui semblent dedans, sont dehors. C’est de tous ceux qui, pour ainsi parler, sont dedans intérieurement et en secret, qui, ut ita dicam, intrinsecus et in occulto intus suntn\ que se fait ce jardin 174 1 - NOUONS GÉNÉRALES clos, cette fontaine scellée, ce puits d’eau vive, ce verger couvert de fruits. Les dons qui leur sont divinement concédés, pour une part leur sont propres, à savoir icibas l’inlassable charité, et dans le siècle futur la vie éter­ nelle ; et, pour une part, leur sont communs avec les méchants et les pervers, comme d'ailleurs tout le reste, entre autres choses les saints mystères [du baptême] »126. Il est donc requis de distinguer ceux qui sont membres aujourd’hui de ceux qui ne le seront que demain, ceux qui sont membres effectivement de ceux qui ne le sont que selon la prescience divine, ceux qui sont membres en acte de ceux qui ne le sont qu'en puissance. 3° Cette distinction ne saurait se faire au nom de la seule prédes­ tination, qui est tout entière en Dieu. Elle n’est possible que du point de vue de l’exécution de la prédestina­ tion12 , qui rend effectivement les hommes membres de l’Église, au ciel par la gloire, ici-bas par la grâce de la persévérance finale. Et comme celle-ci n’est, le plus sou­ vent128, que la continuation de l’état de grâce jusqu’au moment de la mort, il en résulte que ce qui nous fera membres de l’Église au dernier instant de notre vie, nous en fait déjà membres auparavant129. Mais ici, tous ceux 126. De baptismo..., lib. V, cap. XXVll, η° 28. 127. « Ceux qu'il a prédestinés il les a aussi appelés, ceux qu’il a appelés il les a aussi justifiés, ceux qu'il a justifiés il les a aussi glorifiés », Rom., Vin, 30. 128. C'est pour tenir compte aussi des conversions qui se produi­ sent au dernier moment, que les théologiens définissent la persévé­ rance finale : « la conjonction de l’état de grâce et de la mort », au lieu de la définir simplement : « la continuation de l’état de grâce jusqu'au moment de la mort ». 129. Le concile de Trente ayant condamné ceux qui soutiennent « qu'il est possible au justifié, sans un secours spécial de Dieu, de per­ sévérer dans la justice reçue, ou au contraire qu'il lui est impossible de persévérer avec ce secours », le P. GàRRIGOU-LaGRANGE note que cette expression de secours spécial doit être bien entendue, pour éviter SYNONYMES DU NOM D’ÉGLISE 175 qui, malgré les indications de l’Évangile, ne veulent admettre dans l’Eglise que les prédestinés, vont nous arrêter et prétendre que la foi, la charité, la grâce ne sont véritables que lorsqu’elles durent jusqu’à la fin, en d’autres mots quelles sont inamissibles ; et que, si pro­ fondes et sincères qu’on les ait eues, elles n’étaient qu’ap­ parentes chez tous ceux qui plus tard faillissent. Saint Thomas signalait déjà « l’erreur de ces hérétiques, assu­ rant que l’homme qui a reçu la grâce de l’Esprit saint ne peut plus pécher, et que s’il pèche, il ne l’a jamais possé­ dée»130. Pour étayer cette thèse, on cite I Jean, II, 19: toute équivoque : « Il n’est pas nécessaire qu’il y air une nouvelle action divine, car la conservation de la grâce n’est que la continuation de sa première production, et non pas une action nouvelle (ainsi saint Thomas dira que la conservation des créatures par Dieu n’est pas une action divine nouvelle, mais la continuation de l’action créatrice, I, qu. 104, a. 1, ad 4). De même, du côté de l’âme, il suffit que la grâce habituelle soit conservée, sans même une grâce actuelle nouvelle, comme il arrive chez le petit baptisé qui meurt peu après son bap­ tême, sans faire un acte d’amour de Dieu. Mais, selon les conciles d’Orange et de Trente, ce qui est un don spécial accordé à l’un plutôt qu’à l’autre, c’est le fait de l’union de l’état de grâce et de la mort, le fait de la conservation de la grâce à ce moment... » La providence et la confiance en Dieu, Paris, 1932, p. 343, note 1. 130. IV Contra Gent., cap. LXX. - La Confession d’Augsbourg elle-même condamnait, dans son article 11,« les anabaptistes, qui nient que ceux qui ont été une fois justifiés, puissent, après cela, perdre l’Esprit saint ». Corpus et syntagma confessionurn fidei, Genève, 1654, Pars II, p. 13. Calvin s’opposait ici à Luther: «Au lieu que Luther demeurait d’accord que le fidèle justifié pouvait déchoir de la grâce, ainsi que nous l’avons vu dans la Confession d’Augsbourg, Calvin soutient au contraire que la grâce une fois reçue ne se peut plus perdre: ainsi qui est justifié, et qui reçoit une fois le SaintEsprit, est justifié et reçoit le Saint-Esprit pour toujours. C’est pour­ quoi le Palatin mettait tout à l’heure parmi les articles de sa foi, qu’il était membre vivant et perpétuel de l’Église. C’est ce dogme, qui est appelé l'inamissibilité de la justice, c’est-à-dire, le dogme où l’on croit que la justice une fois reçue ne se peut plus perdre. Ce mot est si fort reçu dans cette matière, qu’il faut s’y accoutumer comme à un terme 176 I - NOTIONS GÉNÉRALES Suite de lu note 130 : consacré qui abrège le discours. » BOSSUET, Histoire des variations des Églises protestantes, livre IX, n° 5. Cf. n° 15 : « En disant que le SaintEsprit et la justice ne se pouvaient perdre non plus que la foi, on obligeait le fidèle une fois justifié et persuadé de sa justification, à croire que nul crime ne serait capable de le faire déchoir de cette grâce. En effet, Calvin soutenait qu e?? perdant la crainte de Dieu, on ne perdait pas la foi qui justifie. Il se servait à la vérité de termes étranges, car il disait que la foi était accablée, ensevelie, suffoquée', qu’on en perdait la possession, c'est-à-dire le sentiment de la connaissance ; mais il ajoutait qu’avec tout cela elle n était pas éteinte. Il faut trop de subtilité pour concilier ensemble toutes ces paroles de Calvin : mais c’est que, comme il voulait soutenir son dogme, il vou­ lait aussi donner quelque chose à l’horreur qu’on a de reconnaître la foi justifiante dans une âme qui a perdu la crainte de Dieu et qui est tombée dans les plus grands crimes ». Bossuet renvoie à XAntidote du Concile de Trente, session VI, article 16. Cf. Les Actes du Concile de Trente avec le remède contre le poison, dans le Recueil des Opuscules, c'est-à-dire Petits traictez de M. Jean Calvin, préfacé par Théodore de Bèze, Genève, 1566, p. 963 : « Item, que par icelle [la foi] nous sommes gardés en salut, en la vertu de Dieu. Ainsi, il n’y a doute, qu’incontinent que l’homme est vaincu par quelque tentation pour se détourner de la crainte de Dieu, que la foi se soit ensevelie et oppri­ mée. Car la grâce du S. Esprit qui nous sanctifie, ne peut non plus être séparée de la foi, que Jésus Christ même. Toutefois je ne confesse pas, quand nous sommes débauchés de la crainte de Dieu, que la foi soit du tout éteinte en nous : ains comme la crainte de Dieu est oppressée par mauvaises concupiscences, aussi la foi en est suffoquée, tellement qu elle n'a non plus de vigueur pour un temps, que si elle était défaillie. J’entends bien que cherchent Messieurs les Prélats. Ils minent par dessous terre pour cacher la fausseté de leur doctrine dia­ bolique : à savoir, que nous ne sommes point justifiés par la seule foi. iMais qu’ils trouvent un autre moyen, d’autant que celui-ci ne leur est point propre ». Calvin écrit cela en commentaire de Γ« article seziesme », c’est-à-dire en réalité du chapitre 15, Denz., n° 808, où le concile de Trente déclare que nous perdons la grâce de notre justifica­ tion non seulement par l’infidélité qui détruit en nous la foi, mais aussi par n'importe quel autre péché mortel. Voir aussi : Institution de la religion chrétienne, livre IV, ch. XV, n° 3, édit, de Genève, 1888, p. 602 : « Mais il nous faut savoir qu’en quelque temps que nous sommes baptisés, nous sommes une fois lavés et purgés pour tout le SYNONYMES DU NOM D’ÉGLISE 177 « Ils sont sortis d’avec nous, mais ils n’étaient pas des nôtres; si, en effet, ils avaient été des nôtres, ils seraient demeurés avec nous » ; mais cela signifie simplement que ceux qui se sont déclarés antéchrists l’étaient déjà dans le secret, avant même de le paraître ouvertement. Avaientils jadis connu la charité ? Ne l’avaient-ils jamais reçue ? L’apôtre ne le dit pas. On allègue encore I Jean, III, 9 : « Quiconque est engendré de Dieu ne fait pas de péché, car la semence de Dieu demeure en lui ; et il ne peut pas pécher parce qu’il est né de Dieu » ; mais cela ne veut dire autre chose, sinon que les dons de l’Esprit saint, quand nous nous rangeons sous leur loi, ont assez de force pour nous garder du péché ; il reste néanmoins que, tant que dure cette vie, nous pouvons leur échapper pour nous ranger sous d’autres lois131. Saint Thomas explique ailleurs, plus métaphysiquement, qu’une charité qui inclurait la faillibilité dans sa notion même, et qui se proposerait de n’aimer que pour un temps, ne saurait sans aucun doute être la vraie charité ; mais qu’il n’est nullement impossible qu’une vraie charité, se proposant d’aimer toujours, puisse se perdre en raison de l’incons- temps de notre vie. Pourtant toutes les fois que nous serons rechus en péchés, il nous faut recourir à la mémoire du Baptême, et par icelle nous confirmer en icelle foi, que nous soyons toujours certains et assurés de la rémission de nos péchés. Car combien que nous ayant été une fois administré, il semble qu’il soit déjà passé : toutesfois il n’est pas effacé par les péchés subséquents. Car la pureté de Jésus Christ nous y est offerte, et elle a toujours vigueur, toujours dure, et ne peut être surmontée d’aucune macule, ains elle abolit et nettoye toutes nos souilleures et immondicités. Or de ce nous ne devons pas prendre occasion ni licence de plus facilement pécher à l’avenir. Car par ceci nous ne sommes point incités à telle hardiesse : mais cette doctrine est seulement donnée à ceux lesquels après avoir péché sont désolés... ». 131. Saint THOMAS, IV Contra Gent., cap. LXX. 178 1 - NOTIONS GÉNÉRALES tance du sujet où elle réside132. Comment, en effet, saint Jean entendrait-il affirmer que la charité ne se perd jamais, lui qui tremble en songeant à la fragilité de ses enfants : « Mes petits enfants, je vous écris ceci afin que vous ne péchiez pas ; mais si quelqu’un pèche, nous avons un défenseur auprès du Père, Jésus-Christ, le juste» (I Jean, II, 1). En conséquence, l’expression « vrais fidèles » aura deux sens. Elle pourra désigner les fidèles toujours fidèles et prédestinés ; et elle pourra désigner ceux qui ont, fûtce momentanément, la vraie foi, la vraie charité, la vraie grâce. Des uns et des autres, l’Eglise fait ses membres; dans les uns et dans les autres, elle vit, et elle tend vers le ciel. 4. Difficultés récentes : leur solution Église, corps, cité, royaume, épouse, toutes ces déno­ minations signifient les divers aspects d’une réalité unique, trop riche pour être circonscrite par un seul concept, présente en deçà comme au-delà des frontières de la mort, substantiellement identique à elle-même, mais sous deux états différents, opposés, contraires, l’état de voie et l’état de terme, l’état douloureux et l’état glo­ rieux : en sorte que, si l’on regarde aux états, il sera vrai de dire que rien de l’en-deçà n’est l’au-delà, que la catas­ trophe de notre univers devra précéder les nouveaux cieux et la nouvelle terre ; tandis que, si l’on regarde à la substance, il sera vrai de dire que nous possédons dès le temps la vie éternelle (Jean, VI, 54), que la grâce est semence de la gloire. Chacune de ces dénominations, par conséquent, devra nous obliger à passer sans cesse de 132. 1I-II, qu. 24, a. 11, ad 2. SYNONYMES DU NOM D’ÉGLISE 179 la terre au ciel et du ciel à la terre. La seule nuance qu’on pourrait peut-être relever, sous ce rapport, serait que le mot d’Église semble monter du sens historique vers le sens anagogique, tandis que le mot de royaume semble plutôt descendre du sens anagogique vers le sens histo­ rique ; mais cela même n’est exact que relativement : car, d’une part, la vocation qui rassemble l’Église se forme d’abord dans le ciel pour venir toucher la terre ; et, d’autre part, le royaume du Fils de l’homme nous est représenté comme allant au-devant du royaume de l’audelà, où les justes resplendiront comme le soleil (Mt., XIII, 41-43). On favoriserait l’éclosion de graves erreurs, toujours prêtes à se produire au jour, en atta­ chant trop exclusivement le sens historique à certaines expressions, par exemple à celle d’Église, et le sens anagogique à d’autres, par exemple à celle de royaume. L’Eglise, le royaume, le corps mystique, c’est tout cela qui commence sur la terre pour s’achever dans le ciel, qui est germe avant d’être fleur. Un traité de l’Église qui en resterait à l’en-deçà, et qui laisserait délibérément hors de ses frontières ce que chante l’hymne de la dédi­ cace des églises, serait mutilé ; et pareillement un traité du royaume de la ville sainte, de la Jérusalem nouvelle, qui ne les décrirait pas comme descendant de l’éternité dans les vicissitudes du temps133. Il faut attribuer au 133. En conclusion d’une étude de la Revue Biblique, 1940, pp. 33-54 : « Où en est l’eschatologie du Nouveau Testament » — reproduite, sous le titre « L’eschatologie néotestamentaire dans la pen­ sée protestante contemporaine », dans Aspects nouveaux du problème de l’Église, Fribourg, 1942, pp. 113-142 -, où il résume l’ouvrage de E Holmstrom, Das eschatologische Denken der Gegenwart, le P. F.-M. BRAUN, O. P., rappelle « le caractère à la fois temporel et supratemporel qui donne au christianisme sa véritable dimension. Notre esprit, continue-t-il, facilement porté aux simplifications, est tenté de briser cette synthèse organique, par souci d’unité. Tantôt il penche d'un côté, tantôt il penche de l’autre. Lorsque la pensée est attirée plus 180 I - NOTIONS GÉNÉRALES Suite de la note 133 : spécialement par les valeurs présentes, morales ou sociales, il est natu­ rel qu’il se détourne du futur et de l’au-delà. Mais alors le christia­ nisme fait une chute dans le moralisme. La considération de notre destinée humaine et de notre engagement actuel dans l’œuvre du royaume est de nature à nous en préserver». Il est instructif, comme le fait l’auteur à la suite d'Holmstrôm, de marquer sur ce sujet les trois grandes étapes de l'exégèse protestante pendant les quarante der­ nières années. 1° Elle commence, avec l’école libérale, par ne retenir de valable dans l’Evangile qu’une simple doctrine morale, coulée dans un moule apocalyptique, c’est-à-dire dans un langage évoquant illu­ soirement les catastrophes de la fin du monde et du jugement der­ nier, auquel nous ne pourrions accorder aujourd’hui aucune impor­ tance quelconque, en sorte qu’il faudrait dire que Jésus « a pensé eschatologiquement comme il a parlé araméen ». 2° Mais bientôt, par un total revirement, dû en partie à l’école dialectique, elle proclame la valeur primordiale du message apocalyptique du Sauveur, qui devient le noyau substantiel et rayonnant de l’Évangile, tandis que le moralisme passe au rang d’écorce et d'accessoire (que serait en effet une morale qui serait privée de la crainte révérentielle des jugements divins, qui ne cesserait de trembler devant la souveraine majesté de Dieu et dans l’attente des manifestations imminentes de sa toutepuissance ?) ; et elle propose en conséquence de revaloriser les don­ nées eschatologiques de l’Évangile en les interprétant comme une évocation imagée des réalités de l’au-delà, qui sont tout autres que celles de l’en-deçà et sans influence sur elles, rien de ce qui est avantdernier ne pouvant être dernier, rien de ce qui est temps ne pouvant être éternité, en sorte que le jugement, la parousie, l’antéchrist restent étrangers à l’histoire, que chaque vague du temps bat semblablement le rivage de l’éternité, que l’éternité n’est pas dans la ligne de l’his­ toire, même comme son point final (ce qui est vrai, notons-le, si on l’entend de l’éternité divine elle-même ; mais ce qui n’est vrai ni de sa participation par la grâce dès la vie présente, ni de son rayonnement transfigurateur, qui fera surgir un jour de notre monde une terre nou­ velle et des deux nouveaux). 3° Enfin l’exégèse protestante s’aperçoit que « l’espérance eschatologique de la Bible n’est pas dirigée vers en haut, mais vers en avant» ; que le Sauveur a annoncé une manifesta­ tion dans le temps, qu’on peut concevoir comme un accomplisse­ ment plus parfait de la présence de Dieu opérée par l’incarnation et par la présence du Christ dans la communauté des fidèles ; que le royaume futur est présent parce que la grande force qui tend à la SYNONYMES DU NOM D’ÉGLISE 181 nom d’Église et à chacun de ses synonymes, comme le faisaient spontanément saint Augustin et tous les anciens, une vertu dynamique, une signification de ten­ sion, qui fasse d’eux comme autant de flèches lancées par-dessus la distinction du temps et de l’éternité. Comment, dans le sein même de l’histoire, l’Église ne serait-elle pas toujours tendue vers l’au-delà, puisqu’elle nous rassemble autour de l’eucharistie, faite pour nourrir quotidiennement en nous l’attente de la parousie : «Chaque fois, en effet, que vous mangez ce pain et buvez le calice, vous annoncez la mort du Seigneur, jus­ qu’à ce qu’il vienne » (I Cor., XI, 26), et pour nous laisser pressentir ce que sera l’ivresse d’amour de la patrie : «Je ne boirai plus désormais de ce fruit de la vigne, jusqu’au jour où je le boirai avec vous, nouveau, dans le royaume de mon Père » (Mt., XXVI, 29)134 ? constitution du royaume est en œuvre depuis la venue du Christ ; que le royaume transcendant est au milieu de nous, parce qu’il des­ cend à la rencontre du temps ; qu’il faut donc envisager une refonte générale de la théologie moderne, dans laquelle l’eschatologie ne serait ni considérée comme un accessoire insignifiant, ni sublimée par les spéculations intemporelles. Sur quoi le P. BRAUN fait observer qu’en effet « le principal souci de Jésus n’a pas été d’organiser notre établissement terrestre ; il est bien plutôt venu fonder le royaume dont la consommation devait coïncider avec la fin des temps ; et c’est dans cette direction qu’il a engagé les fidèles, en les invitant à tourner la pointe de leurs actions temporelles au-delà du présent et de l’im­ médiat » ; et que « l’espoir de la venue glorieuse du Sauveur et de l’ac­ complissement du royaume pénètre l’éthique paulinienne aussi pro­ fondément qu’il inspire le Sermon sur la Montagne » en sorte que « rompre avec l’eschatologie serait renoncer à comprendre saint Paul, comme c’est se mettre dans l’impossibilité de s’ouvrir au véritable Évangile». Voir aussi Nova et Vetera, 1935, n° 1, pp. 105-111 [finale de l’article cité plus haut, p. 149, note 88, et recueilli dans le vol. V de la présente édition). 134. Cf. saint THOMAS : « Par rapport à l’avenir, ce sacrement est préfiguratif de la fruition de Dieu qui se fera dans la patrie, et c’est pourquoi on le nomme viatique, car il nous ouvre la voie pour y 182 1 - NOTIONS GÉNÉRALES Beaucoup des difficultés soulevées à notre époque sur le sujet de l’Eglise tomberaient, si l'on tenait compte de ces quelques remarques. Elles ne résolvent apparemment que des questions de mots, mais qui recouvrent des questions de choses. a) LÉglise est bien la cité de Dieu On a écrit, par exemple13·, que « si surprenant que cela puisse sembler, l'Eglise n’est pas la cité de Dieu, car cette cité est la société de tous les élus passés, présents ou futurs; or, il y a manifestement eu des justes élus avant la constitution de l’Église du Christ, il y a maintenant, hors de l’Église et peut-être jusque parmi ses persécu­ teurs, de futurs élus qui se soumettront à sa disci­ pline avant de mourir ; enfin et surtout, il y a dans l’Église beaucoup d'hommes qui ne seront pas du nombre des élus». En outre, au jugement dernier, «ce qui restera alors en présence, ne sera évidemment pas l’Église d’une part et l’État d’autre part, mais la société divine des élus et la société diabolique des réprouvés». Mais d’une part, l’Église, prise dans l’ensemble de sa durée, à côté de non prédestinés, comptera dès ici-bas tous les prédestinés, sans aucune exception, parmi ceux qui deviendront ses membres soit d’une manière acheaccéder. » III, qu. 73, a. 4. « Ce sacrement ne nous introduit pas immédiatement dans la gloire, mais il nous donne la vertu d’y parve­ nir et c’est pourquoi il s’appelle viatique, en signe de quoi il est dit, au livre des Rois, qu'Élie mangea et but et qu’il marcha, soutenu par cette nourriture, pendant quarante jours et quarante nuits, jusqu'à la montagne de Dieu, Horeb. » III, qu. 79, a. 2, ad I. Cf. l’antienne de la Fête-Dieu : * Et futurae gloriae nobis pignus datur ». 135. Étienne GlLSON, Introduction a l’étude de saint Augustin, p. 233, qui renvoie ici à J.-N. FIGGIS, The Political Aspects of S. Augustines City of God. Nous avons déjà fait allusion à ce passage, plus haut, p. 113, note 49. SYNONYMES DU NOM D’ÉGLISE 183 vée, c’est-à-dire corporellement et spirituellement, soit dune manière commencée, c’est-à-dire spirituellement seulement (et par ces derniers mots nous précisons une distinction que saint Augustin n’a peut-être pas faite, mais qu’il n’aurait certainement pas niée136). Et d’autre part la cité de Dieu, en la portion d’elle-même qui pérégrine dans le temps, compte des fidèles qui pourront faillir un jour et ne plus se relever. Enfin, ce qui s’affron­ tera au jugement dernier, c’est l’Eglise, délivrée de ses membres pécheurs, et la cité du mal qui, même chez saint Augustin, n’est pas identique à l’Etat. b) L’Église est bien le corps mystique du Christ A la suite de R. Grosche et de E. Przywara, nous avons déjà signalé l’opposition que de trop nombreux théologiens allemands ont voulu instituer entre, d’une part, le concept « posttridentin, polémique, juridique » d’Église, et, d’autre part, le concept « paulinien, primitif, mystique » de corps du Christ ; et nous avons fait obser­ ver qu’une telle opposition pouvait se justifier d’un point de vue historique tout à fait superficiel, mais quelle était théologiquement indéfendable. Il faudrait méconnaître au préalable et mutiler les concepts d’Église et de corps mystique, pour finir par les opposer non plus, ainsi qu’ils doivent l’être, comme deux aspects d’une même réalité ; 136. Cf. par exemple, De baptismo contra donatistas, lib. IV, cap. XXI, n° 28 : « Pour moi, je n’hésite pas à préférer un catéchumène catholique, brûlant de la charité divine, à un hérétique baptisé. Et même dans l’Église catholique, nous préférons, à l’intérieur, un bon catéchumène à un mauvais baptisé... Le centurion Corneille était meilleur avant son baptême que Simon le Magicien. Le premier fut rempli de l’Esprit saint dès avant son baptême ; le second s’enfle de l’esprit immonde aussitôt après son baptême. Toutefois, si Corneille ayant reçu l’Esprit saint, avait refusé le baptême, il serait tombé dans le péché, en méprisant un si grand sacrement ». 184 I - NOTIONS GÉNÉRALES mais, au contraire, comme deux réalités distinctes: l’Église signifiant alors les seules grandeurs de hiérarchie, et le corps du Christ, les seules grandeurs de sainteté. Car le corps du Christ comporte essentiellement, lui aussi, les grandeurs secondaires de hiérarchie, comme l’Église comporte essentiellement, elle aussi, les gran­ deurs suprêmes de sainteté. Analysons, en effet, la notion de corps du Christ. Comment le Christ, Prêtre, Roi, Saint des feux de la sainteté de Dieu, se forme-t-il un corps, se fait-il des membres, sinon en répandant autour de lui quelque chose des trois privilèges de son sacerdoce, de sa royauté, de sa sainteté? 1° Venu au monde pour offrir un culte nou\reau, il laisse à tous ses fidèles quelque chose de son pouvoir sacerdotal, afin qu’ils puissent, chacun à son rang, continuer d’offrir validement ce culte « jusqu’à ce qu’il revienne » : voilà les caractères ou pouvoirs sacra­ mentels. 2° Venu au monde comme un Maître, ou si l’on veut comme un Roi de vérité, spéculative et pra­ tique, il laisse à certains de ses disciples le pouvoir d’en­ seigner avec autorité toutes les nations : voilà les pouvoirs juridictionnels, c’est-à-dire tout d’abord un pouvoir déclaratif des révélations divines, qui se continue organi­ quement, nécessairement, dans les pouvoirs canoniques, à la façon dont la tige se continue dans les feuilles. De la sorte, les grandeurs sacramentelles, et les grandeurs même de hiérarchie, se présentent comme une commu­ nication des grandeurs du Christ, Prêtre du culte de la loi nouvelle et Maître de la révélation suprême : elles sont une extension, un épanchement de son être dans le temps et dans l’espace, en d’autres mots son corps mys­ tique. Telle est très certainement la pensée de Paul, qui aime à parler du corps du Christ précisément à propos de la diversité des charismes et des fonctions hiérar­ chiques; telle sera, en conséquence, la pensée-mère de SYNONYMES DU NOM D’ÉGLISE 185 toute la doctrine ecclésiologique : on n’imagine pas un traité de l’Église où les grandeurs de hiérarchie n’apparaî­ traient pas comme une émanation, un écoulement, du pouvoir sacerdotal et du pouvoir magistériel ou royal du Sauveur, et comme un prolongement de son corps. 3° Enfin, venu au monde avec la perfection de la sain­ teté, de la grâce et de la charité, le Christ ne veut com­ muniquer cette sainteté, cette grâce et cette charité à l’état de pleine éclosion qu’à ceux-là seuls qui, dans la suite du temps, les recevront par le contact des sacrements. En sorte que la sainteté de son corps mystique ne s’achève véritablement, ne s’épanouit parfaitement que dans le cercle où l’influence de la hiérarchie n’est aucunement contrariée. En dehors de ce cercle, qui se compose de justes prédestinés ou non prédestinés, et qui pourtant, non plus cette fois au sens augustinien, mais en un sens néanmoins très véritable, est, à sa manière, un jardin clos, une fontaine scellée, un puits d’eau vive, un verger couvert de fruits, il existe de vastes régions, où le corps du Christ continue de s’étendre, bien qu’il demeure incomplet, pour des raisons d’ailleurs très différentes : il est ébauché chez les justes « du dehors », qui déjà sont membres du Christ, qui déjà adhèrent à l’Église, mais seulement par ce désir que représente la charité, spiri­ tuellement ; il est mutilé chez les chrétiens pécheurs, qui restent encore membres du Christ, qui adhèrent encore à l’Eglise par les caractères sacramentels, par la foi, par l’es­ pérance même, mais seulement corporellement, c’est-àdire sans la charité. C’est une même chose, on le voit, d’être membre du Christ et membre de l’Église, je ne suis l’un que dans l’exacte mesure où je suis l’autre ; et il est impossible, sans dissocier indûment les notions d’Église et de corps du Christ, de consentir à reconnaître dans les justes non baptisés, des membres du Christ, mais pas de l’Église ; et 186 I - NOUONS GÉNÉRALES dans les pécheurs baptisés, des membres de 1’Eglise, mais pas du Christ13 . Les uns et les autres, pour des causes dissemblables, sont incomplètement membres du Christ et de l’Église. Dès lors, il apparaît contradictoire de dres­ ser l'une contre l’autre les notions d’Eglise et de corps du Christ ; ou la notion de corps du Christ contre celle de hiérarchie ; ou enfin la notion d'Eglise contre celle devie mystique, car tout le rôle de l’Église à l’égard de ceux qui entendent l’appel divin, est de les acheminer, moyennant les pouvoirs hiérarchiques, jusqu’à la grâce sacramentelle orientée, qui est la pleine floraison et la plus haute parti­ cipation accessible ici-bas de la sainteté communicable du Christ138. 137. Ces disjonctions sont cependant fréquentes. Après d’autres théologiens, Émile iMERSCH, S. J., reproche au schéma prosynodal du Vatican, sur l’Église du Christ, de trop identifier 1 Église et le corps du Christ : « Il est certain, et ceci est grave, que la notion de corps mys­ tique n’est pas absolument identique à celle de l’Église. On peut se demander, par exemple, si les pécheurs sont les membres du corps mystique, et si les catéchumènes fervents sont en dehors de ce corps, alors qu’il est certain que les premiers sont membres de l’Église et que les seconds ne le sont pas ». Le corps mystique du Christ, Paris, 1936, t. II, p. 355. Certes, les concepts d’Église et de corps du Christ sont distincts entre eux. Mais correspondent-ils à deux aspects d’une réa­ lité identique? ou à deux réalités distinctes, qui ne se recouvriraient que partiellement ? Telle est la question. Faisons remarquer pourtant, d’une part, que saint Thomas d'Aquin regarde le Christ comme réelle­ ment tête des pécheurs qui ont encore la foi. Et, d’autre part, que per­ sonne n’ose dire que les catéchumènes fervents, et plus généralement les justes non baptisés, ne sont pas du tout membres de l’Église. On dira au moins qu’ils sont * membres de l’âme de l’Église ». Mais nous n’ai­ mons pas cette manière de parler. Cf. plus haut, p. 144, note 84. L'autorité des encycliques de Pie XII est aujourd’hui décisive. 138. Quand R. GrüSCHE écrit que les esprits sc trouvent aujour­ d’hui en présence de deux conceptions concurrentes de l’Église, l’une posttridentine, polémique, juridique, l'autre paulinienne, primitive, mystique, que la théologie n’a pas encore pleinement réussi à accor­ der ensemble, Pilgernde Kirche, p. 14 ; quand le P. PRZYWARA constate SYNONYMES DU NOM D’ÉGLISE 187 A suivre les discussions soulevées par le problème de l’identification de l’Église et du corps mystique, on ne tarde pas à s’apercevoir qu’il recouvre, et qu’il masque, un autre problème plus secret, plus profond, qui consiste à saisir les rapports unissant, à l’intérieur de l’Église (ou du corps mystique) le divin et l’humain, l’éternel et l'éphémère, le nécessaire et l’empirique. C’était déjà le problème, disons mieux le mystère, de l’incarnation ; et c’est aujourd’hui le problème, le mystère propre, de l’Église ou du corps mystique. Quand le Verbe, qui était en Dieu dès le commencement et qui était Dieu, s’est fait chair, cela s’est accompli dans un cortège de circons­ tances que saint Luc n’en finit pas d’énumérer : au sixième mois du précurseur, l’ange Gabriel est envoyé vers un village de Galilée, appelé Nazareth, auprès d’une vierge dont le nom est Marie, fiancée à un homme, de la maison de David, nommé Joseph. Le mouvement ins­ tinctif de l’hérésie sera toujours de briser ces prodigieuses connexités de l’éternité et du temps. Elle voudra bien adorer Dieu dans le ciel, mais elle ne saura plus le recon­ naître quand il s’approchera ineffablement de nous à la que la tentative des disciples de Moehler et de Scheeben, de construire le traité de l’Église à partir de la notion du corps du Christ, semble incapable d’aboutir « jusqu’à la formalité de l’Église » et de réserver aux grandeurs de hiérarchie toute la place qui leur est due, «Corpus Christi mysticum», Zeitsch. f. Asz. u. Myst., 1940, p. 202 et suiv. : qu’est-ce que cela signifie, sinon que les théologiens critiqués par ces deux auteurs ont commencé par méconnaître tout d’abord que le Christ, étant prêtre et roi, sa puissance sacerdotale et son autorité royale devront passer par dérivation jusque dans ce qui sera son corps ; et, en outre, que la sainteté qu’il communique par la voie des sacrements, ne consiste pas simplement dans la grâce et la charité telles quelles sont offertes à tous les hommes, mais dans la grâce et la charité revêtues de modalités et de richesse sacramentelles, qui les rendent pareilles à ce qu’elles sont dans la sainte âme du Christ, et capables d'animer pleinement et parfaitement son corps mystique ? 188 I - NOTIONS GÉNÉRALES faveur devénements fragiles et fugitifs. Pareillement, elle voudra bien accepter qu aujourd’hui les hommes puis­ sent devenir participants des richesses spirituelles du Christ : et voilà ce quelle appellera le corps du Christ, la communion mystique, 1’« Una sancta » ; mais elle ne saura plus reconnaître ces vraies richesses spirituelles quand elles nous seront présentées sous des espèces visibles : et voilà ce quelle appellera l’Église, l’institution juridique, la « societas perfecta ». C’est afin de détruire plus radicalement ces fausses distinctions que nous avons antérieurement soutenu que l’Église est une société essentiellement surnaturelle, n’ayant avec la société poli­ tique qu’une simple similitude à' analogie, et que nous avons refusé de distinguer en elle deux aspects, l’un spéci­ fique, par lequel elle serait douée des pouvoirs surnatu­ rels d’ordre et de magistère, l’autre générique, par lequel elle serait douée, comme la société politique, du pouvoir législatif, judiciaire, coercitif 39. Car le mystère que la foi confesse, c’est précisément le mouvement d’amour qui, ayant déjà poussé le Verbe à s’incarner, continue de pousser l’Esprit à descendre au-devant de nous, de mille façons diverses, par l’eau baptismale, par le geste qui remet les péchés, par la prédication évangélique, par la proclamation des symboles de la foi, et encore par les dispositions de la discipline canonique, pareilles aux vaisseaux capillaires de l’Église, et qui varient au cours des âges. La révélation de la Trinité, le sang du sacrifice rédempteur, le soleil de l’eucharistie, la purification du baptême ou de la pénitence, tous ces trésors spirituels nous sont apportés, « hic et nunc », par une Église sans doute catholique et universelle, mais qui, vivant sur la terre devra, en chaque point déterminé de l’espace et de139 139. Cf. LÉglise du Verbe incarné, t. I, p. 201 [de la 1*** édition; dans la présente édition : vol. I, pp. 368-369]. SYNONYMES DU NOM D*ÉGLISE 189 la durée, recourir à telles mesures existentielles appro­ priées, opter par exemple pour tel système d’organisation canonique ou liturgique : en un mot par une Église qui est universelle et éternelle non parce quelle serait, comme les abstractions ou les chimères, privée de formes concrètes, immédiates, contingentes ; mais parce quelle est assez forte pour utiliser précisément ces formes sen­ sibles, imparfaites et éphémères, si discutables quelles puissent être ou paraître, comme autant d’instruments destinés à faire passer, jusqu’au fond de nos âmes, des richesses mystérieuses, qui demeurent étrangères et supé­ rieures à l’espace et au temps. Et même pour ceux qui n’entrent pas effectivement en contact avec les formes provisoires et particulières dont elle s’enveloppe tou­ jours, s’ils lui appartiennent néanmoins vraiment par le désir, ils porteront en eux un amour assez ardent et assez lucide pour se trouver prêts, dès quelle leur sera conve­ nablement présentée, à vénérer jusqu’aux vêtements de temps cachant son cœur d’éternité. c) LÉglise présente est bien un royaume, mais pérégrinal Signalons enfin deux manières inexactes de distinguer les notions d’Église et de royaume et une manière inexacte de les identifier. 1. «Ne crains pas, petit troupeau, car il a plu à votre Père de vous donner le royaume» (Luc, XII, 32). Comment entendre ces mots du Sauveur ? Faut-il y découvrir une distinction réelle entre, d’une part le petit troupeau, la communauté des disciples, l’Eglise, exclusivement enfermés dans le temps présent, et d’autre part le royaume, relevant essentiellement de l’au-delà ? C’est la manière de voir d’un intéressant cou­ rant de pensée, inauguré par E Kattenbusch et Ad. 190 i - NOTIONS GÉNÉRALES Schlatter, continué plus récemment par des écrivains comme G. Gloege, H. D. Wendland, K. L. Schmidt, O. Linton, et signalé par le P. Braun comme constituant un nouveau consensus de l’exégèse protestante, fort diffé­ rent de l'ancien consensus libéral de 1880, et rejoignant, sur nombre de points importants, mais néanmoins parti­ culiers, les positions catholiques140. Selon ces auteurs, la communauté apostolique, l’Église, a été fondée par le Christ sur les Douze. Elle est visible « exactement comme l'homme individuel »141. Elle n'existe que sur la terre, mais elle est toute tournée vers le royaume, toute référée au royaume. Pour autant, elle est eschatologique. Elle est l'annonciatrice du royaume, l’index qui montre le royaume, la sentinelle qui en signale l’approche. On dira même, mais seulement en ce sens, quelle est l’or­ gane, l’instrument du royaume. Elle atteste le royaume à la manière des prophètes de l'Ancien Testament : elle est donc le nouvel Israël ; et elle atteste le royaume à la manière même du Christ : elle est donc le corps du Christ. Mais l’Église n’est pas le royaume. On assure que jamais dans l’Évangile la communauté des disciples n’est identifiée au royaume142143 . On déclare que l’influence du règne de Dieu (Gottesherrschafi) déborde le cercle des disciples qui ne peut donc prétendre représenter le royaume de Dieu (Reich Gortes')^5. Surtout, l’Église est dans le temps, tandis que le royaume doit être considéré comme une réalité essentiellement eschatologique et transcendante (et non plus, selon la vieille école de Ritschl, comme une réalité purement morale et inté­ 140. E-M. BRAUN, O. P., Aspects nouveaux du problème de l'Église, pp. 101-112. 141. Du point de vue catholique, cette définition de la visibilité serait insuffisante : l’Église est visible comme surnaturelle. 142. Cf. E-M. Braun, loc. cit. 143. Ibid. SYNONYMES DU NOM D’ÉGLISE 191 rieure). Tout ce qui peut se dire de plus intime sur les rapports de l’Eglise et du royaume, ce sont précisément les paroles du Sauveur, suivant lesquelles le royaume est non seulement promis, mais donné à l’Église. Ce qu’on interprète en disant que le royaume avait été promis comme futur à l’ancien Israël, mais qu’il est donné au nouvel Israël, à qui il est annoncé comme imminent144. On s’efforce de bien des manières d’expliquer, qu’étant réellement distinct de l’Église, le royaume peut cepen­ dant lui être donné, et que l’au-delà peut être présent dans l’en-deçà. On dit par exemple que le royaume, c’est l’action divine elle-même, transcendante au temps, et qui à travers Jésus surtout et l’Église, s’exerce déjà dans le temps par les miracles, l’expulsion des démons, la prédi­ cation de la parole, l’obéissance de la foi quelle pro­ voque chez les hommes, mais qui ne se manifestera plei­ nement qu’au grand jour du jugement. L’on ne songe guère, dans toutes ces explications, au mystère par lequel le Verbe, en s’incarnant pour devenir la tête de l’Église, a emprisonné pour ainsi parler l’éternité divine dans le temps ; et l’on ne songe pas du tout, le présupposé pro­ testant de la justification extrinsèque l’interdit, au mys­ tère de la grâce créée, laquelle remplit le cœur de l’Église, et introduit au sein même du temps une participation de la vie et de la nature divines. C’est dans une autre direction qu’il faut chercher le sens authentique des paroles du Sauveur. Le petit trou­ peau, c’est l’Église, encore exilée sur la terre. Elle enferme dans son cœur la grâce et la vérité émanées du Christ (Jean, I, 17) ; elle est participante de la nature divine (II Pierre, I, 4) ; elle est le temple de Dieu, et l’Esprit de Dieu habite en elle (I Cor., III, 16). Elle est donc le royaume, mais à l’état pérégrinal et crucifié. 144. Ibid. 192 I - NOTIONS GÉNÉRALES Cependant, elle ne doit pas craindre. Un jour, le soleil de la vie éternelle, dissimulé en elle comme dans un brouillard, éclatera pleinement au-dehors pour dissiper ses épreuves et transfigurer son enveloppe charnelle. Le royaume douloureux deviendra glorieux. Ne crains pas, petit troupeau, qui possèdes la vie éternelle dans la dou­ leur ; car bientôt ru la posséderas dans la gloire. Ce qui est opposé ici, ce n’est pas l’attente, l’absence de la vie éternelle, à la possession de la vie éternelle ; c’est la vie éternelle dans les larmes, à la vie éternelle dans la dilata­ tion : « Celui qui croit en moi a la vie éternelle » (Jean, VI, 47) ; « Voyez quel amour le Père nous a donné, que nous soyons appelés, et que nous soyons, enfants de Dieu» (I Jean, III, 1); «Mes bien-aimés, maintenant nous sommes enfants de Dieu » (I Jean, III, 2). Ce qui est opposé, c’est le royaume dans son état crucifié (voilà le petit troupeau) au royaume dans son état glorifié (voilà ce qui est promis pour bientôt). « Basileia, écrit sur ce texte de Luc le P. Lagrange, n’est pas l’empire de Dieu qu’on doit souhaiter voir établi sur la terre ; mais, comme la suite l’indique, une région, dont l’entrée et les biens ne peuvent être qu’un don du bon plaisir du Père145 ». On peut bien opposer l’Église de l’exil au royaume de la patrie ; mais l’Église passera dans la patrie, et le royaume est descendu dans notre exil. Ajoutons qu’il n’est pas exact que la communauté des disciples ne soit jamais identifiée au royaume : l’Église est nettement assimilée au royaume dans le grand texte où Jésus annonce qu’il fondera son Église sur Simon Pierre, à qui il donnera les clefs du royaume des cieux (Mt., XVI, 16-19) ; et il est dit en outre que les bons et les mauvais sont mêlés dans le royaume du Fils de l’homme (Mt., XIII, 41), ou dans le royaume des cieux 145. Évangile selon saint Luc, 1921, p. 365. SYNONYMES DU NOM D’ÉGLISE 193 (Mt., XIII, 47-50). Enfin, s’il est vrai que l’influence du royaume déborde le cercle des disciples, c’est pour por­ ter, en dehors de ce cercle, quelque chose qui se trouve éminemment dans ce cercle, et donc pour étendre en quelque manière ce cercle ; si la grâce va chercher les bre­ bis qui ne sont pas ouvertement dans le troupeau, c’est pour les conduire vers le troupeau, à laquelle elles com­ mencent, dès lors, d’appartenir secrètement. Le royaume déjà formé est débordé par le royaume encore en forma­ tion, l’Église déjà achevée est débordée par l’Église encore en préparation. Le royaume et l’Église sont ainsi coextensifs ; ils se distinguent entre eux non pas réelle­ ment, mais seulement conceptuellement. 2. On a essayé, en s’y prenant d’une manière plus séduisante et plus théologique, de justifier l’établisse­ ment d’une différence essentielle entre le royaume de Dieu et l’Église, pris l’un et l’autre suivant leur significa­ tion historique en tant que réalités existant à l’intérieur du temps. Le royaume signifierait la suprême effusion de la grâce, avec le cortège des transformations quelle pour­ rait effectuer au sein même de l’histoire, dans l’ordre social, politique et même cosmique, si elle était douée de ce rayonnement transfigurateur, qui lui est en réalité connaturel, et quelle exerçait par exemple dans le para­ dis terrestre. Tandis que l’Église signifierait, par opposi­ tion, la suprême effusion de la grâce, en tant quelle est privée de son rayonnement transfigurateur connaturel, et en tant quelle n’exerce, sur les réalités inférieures, qu’un rayonnement avant tout sanctificatezir, visant non pas à éliminer, mais seulement à illuminer les misères de la vie présente. Les prophéties de l’Ancien Testament et le Sauveur lui-même, auraient annoncé en réalité le royaume de Dieu. En sorte que si les Juifs s’étaient convertis, c’est le royaume et non pas l’Église, qui serait 194 I - NO TIONS GÉNÉRALES venu. Mais parce qu’ils ont endurci leur cœur et sont demeurés incrédules, ils ont mis obstacle à la grâce transfiguratrice qui leur était destinée, et de ce fait l’avène­ ment du royaume est devenu impossible. La grâce qui passera aux Gentils, aux Grecs, sera avant tour sanctifica­ trice, et ainsi, c’est l’Église qui viendra. L’hellénisme de l’Église, sa gentilité, l’affectent non pas seulement comme une modalité, un état, une phase, mais essentiel­ lement ; à la manière dont le judaïsme affecte essentielle­ ment le royaume, à titre au moins d’élément prépondé­ rant. Mais, comme les dons de Dieu, qui a promis le royaume aux Juifs, sont sans repentance, lorsqu’ils ouvri­ ront enfin leur cœur à la grâce, c’est le royaume qui, par eux, descendra dans le temps. En sorte que l’attente de la période millénaire et des « dernières choses » de l’his­ toire, doit introduire et préparer les hommes à l’espé­ rance eschatologique du royaume de l’au-delà146. 146. Ce sont, en termes un peu différents, les vues exposées dans une plaquette riche de suggestions: Die Kirche, Munich, 1929, que R. GrOSCHE signale comme trop peu connue de la théologie catho­ lique allemande, Pilgemde Kirche, p. 40, mais que Erik PETERSON, alors professeur de théologie à l’université de Bonn, écrivit en réalité pour réagir contre les tendances pragmatiques qui menaçaient l’Église évangélique, et qui ne saurait aujourd’hui représenter la pensée exacte de son auteur, - qu’on lise là-dessus, par exemple, son autre petit livre intitulé Die Kirche ans Juden und Heiden, paru à Salzbourg quatre ans plus tard, et dédié à ΓÉglise romaine. Voici, en traduction, la pre­ mière page de l’opuscule dont nous parlons : « On connaît la sen­ tence de Loisy : Jésus annonçait le royaume, et c'est l'église qui est venue. Derrière cette affirmation sceptique de l’historien se cache un pro­ blème central de la théologie. Supposons que les Juifs, dans les pre­ miers jours qui ont suivi la mort de Jésus, aient cru en lui : y aurait-il eu alors une Église ? Je ne le pense pas. Le Fils de l'homme serait alors revenu, et le royaume messianique, dans lequel les Juifs auraient occupé une place prépondérante, aurait été instauré ; quant aux païens, aux peuples du monde, ils auraient habité dans l’ombre de ce royaume messianique. Mais le royaume messianique, annoncé par SYNONYMES DU NOM D’ÉGLISE 195 L’erreur fondamentale de cette construction réside dans sa manière de comprendre le royaume de Dieu. Ce mot ne saurait désigner autre chose, dans les prophéties de l’Ancien Testament et dans la prédication de Jésus, que le royaume crucifié, c’est-à-dire la suprême effusion d'une grâce conçue dès le principe pour être offerte à tous les hommes, Juifs et Grecs ; destinée, jusqu’à la fin du temps historique, non pas à éliminer mais à illuminer nos épreuves ; et faite pour ne darder librement ses rayons transfigurateurs qu’à l’instant où elle devra trans­ percer des feux de la gloire divine la nouvelle terre et les • 147 nouveaux cieux z. Jésus, n’est pas venu. Pourquoi n’est-il pas venu ? Parce que les Juifs en tant que peuple n’ont pas cru en le Fils de l’homme. De là se dégage, de lui-même, le sens de notre première thèse : Il ny a d’Eglise que si l’on suppose au préalable que les Juifs, qui sont le peuple élu de Dieu, n'ont pas cru en le Seigneur. Il appartient au concept d'Église d'être essentiellement une Eglise de Gentils ». 147. Nous retrouvons une lettre inédite de J. M.ARITAIN, où les idées de l’opuscule qui nous occupe sont critiquées d’un point de \me plus ample et moins sommaire, et dont on nous permettra de trans­ crire ici les principaux passages : « De même que le Christ aurait pu sauver le monde sans verser son sang et que cependant il a fallu qu’il mourût sur la croix, de même dans le plan de providence qui de fait a été choisi par Dieu, la Rédemption est de toute éternité fixée tout entière dans tous ses éléments historiques (y compris le péché non pas voulu mais prévu et permis par Dieu : car sans Judas et sans Pilate et sans le crucifigatur, Jésus ne serait pas mort sur la croix). C’est à ce même plan de providence choisi en fait par Dieu que se rapportent, dans leur sens vraiment divin, toutes les prophéties et toute l’histoire d’Israël telle quelle s’est déroulée en fait. Alors, dans ce plan-là, il est bien vrai que c’est parce que les Juifs ont crucifié le Seigneur que les païens ont été évangélisés ; et il est bien vrai que l’incrédulité d’Israël est cause que la parousie est retardée, comme le moyen âge le sentait si profondément ; et l’on peut croire que la conversion d’Israël comme peuple, comme nation tout entière, amènerait la fin du régime actuel de l’humanité, et le règne de Dieu sur le monde luimême (qu’il s’agisse d’un règne encore terrestre ou de l’état glorieux qui suivra le jugement universel et la résurrection). Mais étant donné 196 I - NOTIONS GÉNÉRALES Suite de la note 147 : qu’on presuppose ainsi les décrets divins, il y aurait contradiction à feindre un changement partiel à l’intérieur de ce plan de providence, tout en supposant que pour tout le reste ce plan demeure cependant ; il y aurait contradiction à dire par exemple : si les Juifs s’étaient convertis lors de la prédication des Douze, la parousie aurait eu lieu à ce moment ; ou : les Gentils n'auraient pas été appelés ; ou : les Gentils auraient été appelés comme temporellement subordonnés au royaume d’Israël ; - car dans le plan de providence en question, les Juifs précisément ne se sont pas convertis, parce que (étant donnée la prévision éternelle de Dieu, et ses décrets permissifs du mal) les Gentils devaient être sauvés à ce prix. Bref, le théologien n’a pas le droit de faire varier par la pensée un élément du passé, en supposant invariant pour le reste le plan de providence où cet élément est com­ pris; s’il suppose un changement quelconque dans l’histoire (une « uchronie» quelconque) il doit supposer modifié en même temps le plan de providence tout entier. A la question : Que serait-il arrivé si les Juifs avaient cru aux Douze ? deux réponses seulement sont donc possibles : 1 ° Si Γοη se place dans le plan de providence actuel, il faut refuser l’hypothèse. Les choses arriveront infailliblement ainsi et dans ce plan-là il est impossible (in sensu composito) quelles arrivent autre­ ment. On pourrait dire que la conduite des apôtres et de notre Seigneur montre que, si les Juifs avaient cru aux Douze, les Gentils n’auraient pas été appelés. Mais il faudrait ajouter qu’en fait la conduite de notre Seigneur impliquait ce plan de providence où les Juifs ne croiraient pas. Notre Seigneur n’a pas prêché aux païens, et n’a pas voulu que ses disciples leur prêchassent de son vivant, parce qu’il fallait que d’abord la maison d’Israël eût rejeté celui qui était envoyé à ses brebis, et parce qu’il réservait cette prédication à son Église, qui est encore lui-même (Jean XII, 20-28; 31-32; X, 16). Quant aux Douze, c'est peu à peu que le plein sens de leur mission leur fut révélé, et d'ailleurs ils devaient en effet aller d’abord à Israël. 2° Ou bien on accepte l’hypothèse, mais on se place dans un autre plan de providence. On entre dans une région tout à fait conjecturale où pour éviter le pur arbitraire, on ne peut se guider que sur ce qui nous apparaît de la hiérarchie des intentions divines. De ce point de vue, on pourrait penser par exemple que, même si les Juifs avaient cru à la prédication des Douze, les Gentils eussent pu être appelés. Les des­ seins de l'amour divin, tels que le Christ les a révélés, comportent nettement la catholicité du royaume de Dieu. C’est pourquoi dans cette hypothèse il faut croire (parce que les membres doivent être SYNONYMES DU NOM D’ÉGLISE 197 Suite de la note 147 : conformés au Chef, et parce que le Chef est mort sur la croix, et parce que le royaume de Dieu dans le temps doit donc être une Église qui souffre et milite à la suite du Christ) il faut croire qu’alors le peuple juif aurait eu dans l’Église une primauté spirituelle, qui aurait consisté surtout à évangéliser le monde et à souffrir persécution pour le Nom de Jésus. Qu’il y ait, dans l’élection d’un peuple particulier, quelque chose de contraire à la nature du spirituel, cela est très vrai. Et c’est pourquoi, dans le plan actuel, le monde juif est tombé pour que les Gentils reçoivent la vie. Mais si l’on suppose un autre plan de providence comportant la conversion des Juifs, alors comme le mys­ tère de la croix ne peut pas être évacué, comme il est au centre des intentions divines, il faut bien supposer que c’est par la douleur et l’humilité, et au spirituel, que les Juifs, comme leur Roi lui-même, auraient régné dans le monde. Sans doute le royaume [transfiguré! doit venir. Mais ce sera la fin, le terme de l’état de voie. Tant que le voyage dure, il faut que le mystère de la croix s’accomplisse, il faut que l’Église soit dans le monde sans être du monde, et soit haïe du monde, il faut que nous soyons baptisés mais pas encore ressuscités. Quand le règne glorieux de Dieu sera venu, quand la politique aura été absorbée dans le spirituel (ou plutôt réunie à lui comme la chair ressuscitée à l'âme bienheureuse) c’est que tout aura été consommé. A lire toutes les paraboles sur le royaume, comme les instructions aux apôtres, il est évident que dans la pensée du Sauveur le royaume de Dieu c’est l’Eglise universelle, bâtie sur la pierre que les Juifs auront rejetée, et soutenue par l’Esprit consolateur. Et n’a-t-il pas assez dit que son royaume n’est pas du monde !... C’est trop accorder à Loisy que d’admettre : Il a annoncé le royaume et c’est l’Église qui est venue. La principale prophétie, le P. LAGRANGE l’a montré (« Pascal et les prophéties messianiques », dans Rev. BibL, 1906, p. 533), portait justement sur l’universalité de l’Église, et donc sur la vocation des nations. Et certes les plans de Dieu sont infaillibles et ses dons sans repentance. Mais cela ne signifie pas que Dieu s’arrangerait pour revenir à son plan primitif : ce qui supposerait que Dieu s’était d’abord arrêté à un plan que la créature aurait brisé. Car c’est le meilleur que Dieu a en vue, dès le principe, il a voulu le paradis ter­ restre et permis la faute d’Adam pour le Christ et la Rédemption, il a choisi Israël et permis sa chute pour l’Église universelle et pour une réintégration d’Israël qui sera plus belle et plus glorieuse que le royaume messianique espéré par les Juifs... » [Lettre de J. Maritain à E. Peterson, datée du 14 février 1929.] 198 1 - NOTIONS GÉNÉRALES Ce qui a pu ici donner le change, c’est que les pro­ messes de ΓAncien Testament ont été proposées, en effet, sous une enveloppe charnelle, apte non seulement à symboliser leur contenu spirituel, comme l'ont bien dit saint Augustin148 et plus tard Pascal149, mais encore à les insérer profondément dans la trame historique du peuple juif. Et il n'est pas exclu, il est possible, qu’au jour où Israël en masse rentrera dans l’Église, les représenta­ tions sensibles qui avaient servi jadis à illustrer et à orchestrer les plus hautes et les plus spirituelles des pro148. Cf. le texte déjà cité du Contra Faustum, lib. IV, cap. 11: « Que dans ces choses temporelles fussent renfermées les figures des choses futures, qui s’accomplissent en nous, venus à la fin des temps, ce n’est pas mon invention, c’est la pensée même de 1 apôtre écrivant que ces choses ont été des figures de ce qui nous concerne, et qu elles leur sont arrivées en figure et ont été écrites pour notre instruction, à nous qui venons à la fin des temps, I Cor., X, 6 et 11 ». 149. « La religion des Juifs semblait consister essentiellement en la paternité d’Abraham, en la circoncision, aux sacrifices, aux cérémo­ nies, en l'arche, au temple, en Hiérusalem, et enfin en la loi et en l’al­ liance de Moïse. Je dis : qu’elle ne consistait en aucune de ces choses, mais seulement en l’amour de Dieu, et que Dieu réprouvait toutes les autres choses.» Pensées, édit. Br., n° 610. PASCAL force ici la réalité. La religion consistait avant tout dans la charité, mais elle comportait aussi les éléments visibles de l’Alliance. « Toute la question est donc de savoir si elles [les prophéties] ont deux sens. » Ibid., n° 642. « Comme la nature est une image de la grâce, il [Dieu] a fait dans les biens de la nature ce qu'il devait faire dans ceux de la grâce, afin qu'on jugeât qu'il pouvait faire l’invisible, puisqu’il faisait bien le visible. Il a donc sauvé ce peuple du déluge ; il l’a fait naître d’Abraham, il l’a racheté d'entre ses ennemis, et l’a mis dans le repos. L’objet de Dieu n’était pas de sauver du déluge, et de faire naître tout un peuple d’Abraham, pour ne l’introduire que dans une terre grasse... Dieu a donc montré le pouvoir qu’il a de donner les biens invisibles, par celui qu'il a montré qu’il avait sur les visibles. » Ibid., n° 643. « Pour montrer que ['Ancien Testament n’est que figuratif, et que les prophètes entendaient par les biens temporels d'autres biens : c'est, premièrement, que cela serait indigne de Dieu... » Ibid., n° 659. SYNONYMES DU NOM D’ÉGLISE 199 phécies, puissent recevoir, sous une forme transposée, sublimée, étendue à tous les peuples de la chrétienté, une sorte d’accomplissement posthume, en ce sens par exemple que la réintégration des Juifs dans l’Église, qui entraînera selon saint Paul une résurrection de l’Église, «une vie d’entre les morts» (Rom., XI, 15), s’accompa­ gnerait peut-être, mais ici nous entrons dans la pure conjecture, d’une fidélité plus grande du monde culturel à répondre aux invitations de l’Évangile, d’une sanctifi­ cation plus authentique du plan social-temporel, à la faveur de laquelle le Christ pourrait, pour un temps, avancer dans l'histoire non plus « comme un voleur », mais pour reprendre l’image employée par Jacques Maritain dans un autre contexte, comme un roi d’humi­ lité monté sur l’ânon du temporel chrétien et salué d’hosannasb0. Pourtant, même dans cette hypothèse, rien ne pourra jamais changer, au sein de l’histoire, le royaume crucifié en royaume transfiguré, - ou, pour recourir un instant au vocabulaire défectueux des auteurs que nous criti­ quons, rien ne pourra jamais changer ici-bas 1’« Église » en « royaume de Dieu ». Et toutes les espérances milléna­ ristes doivent être tenues pour des chimères1'1. 150. « Le royaume de Dieu avance comme un voleur, il profice des accidents de cette histoire, de ses détours, de ses scandales et de ses crimes, parce que Dieu tire le bien du mal, — alors qu’il aurait pu avancer comme un roi d’humilité monté sur un ânon (je veux dire sur le temporel chrétien) et salué d’hosannas, si l’Occident chrétien avait été vraiment chrétien dans sa propre vie politique et dans ses relations avec les autres civilisations. » « L’Église et les civilisations », dans Questions de conscience, Paris, 1938, p. 20 [O. C., VI, p. 653]. 151. Le système que nous venons d’exposer entraîne d’ailleurs un inconvénient majeur, puisqu’il conduit à soutenir que « Jésus n’a pas fondé l’Église immédiatement, et qu’il n’a pas institué lui-même les charges dans l’Église. Jésus a prêché le royaume aux Juifs, il n’a pas prêché l’Église aux Gentils. » Die Kirche, p. 9. Ce sont les apôtres qui. 200 I - NOTIONS GÉNÉRALES 3. Une erreur plus fréquente, et déjà signalée, serait d’entendre le mot de royaume de Dieu exclusivement de l'au-delà, et de l’opposer au mot d’Église, entendu exclu­ sivement de l’en-deçà. Et la bonne façon de combattre cette erreur sera de rappeler que le mot de royaume a aussi un sens historique, et le mot d’Église aussi un sens anagogique. En sorte que ce qu’on doit identifier, c’est d’une part le sens historique des deux mots, et d’autre part leur sens anagogique. Mais il y aurait une autre façon, moins bonne, de réagir. Elle serait tout d’abord de consentir à n’employer le mot de royaume de Dieu que pour désigner les réalités de l’au-delà. Et de tirer ensuite le plus possible sur le sens historique du mot d’Église, afin de le dilater jusqu’à sa signification anagogique, et de le résorber, pour ainsi parler, dans le mot de royaume. On arriverait de la sorte à voiler la phase pérégrinale de l’Église (ou du royaume) en la couvrant des rayons de la gloire d’en haut. On ten­ drait ainsi à identifier l’Église présente et le royaume futur, à résorber l’Église militante dans l’Église triom­ phante, c’est-à-dire à ne plus distinguer assez fortement l’état provisoire de l’Église et son état définitif. On paraî­ trait oublier quelque peu que Γ« Église de la croix » doit précéder 1’« Église de la gloire », en d’autres mots que le sous l’impulsion de l’Esprit de Pentecôte, vont oser s’éloigner de Jérusalem, et transposer le royaume en Église. Ibid., p. 12. Mais le troisième article du serment antimoderniste, 1er septembre 1910, porte que * l’Église qui garde et enseigne la parole révélée, a été insti­ tuée immédiatement et directement, proxime et directo, par le vrai Christ historique, au temps où il vivait parmi nous, et quelle a été édifiée sur Pierre, prince de la hiérarchie apostolique, et sur ses suc­ cesseurs au cours des âges. » Denz., n° 2145. Et le concile du Vatican avait defini auparavant, 18 juillet 1870, que « le primat de juridiction sur l'Église universelle, a été promis et conféré immédiatement et directement, immediate et directe, au bienheureux apôtre Pierre par le Christ Seigneur. » Session IV, ch. I, Denz., n° 1822. SYNONYMES DU NOM D’ÉGLISE 201 temps d’épreuve de l’Église doit précéder son temps de gloire, que l’Église doit être « province de la croix du Christ» avant d’être «province de la gloire du Christ». C’est, du moins, le sens de la critique adressée par R. Grosche à Dom Ansgar Vonier, qui, dans ses confé­ rences de Salzbourg de 1934, sur le mystère de l’Église, déclarait que l’Église présente n’est « qu’une province dans le royaume de la gloire du Christ », quelle est une réalité parfaite, définitive « aussi parfaite, aussi définitive que le Christ glorifié peut l’être dans l’état de sa perfec­ tion et de sa victoire finale ». Et certes on n’insistera jamais trop sur la puissance sanctificatrice de la grâce de Pentecôte, mais elle ne déploiera qu’à la fin du temps ses effets transfigurateurs ; ou, pour emprunter le langage de Grosche, il ne faut pas que « prendre au sérieux l’Épi­ phanie » présente, nous retienne de « prendre au sérieux la Parousie » future1’’2. La principale difficulté que l’on rencontre lorsqu’on veut maintenir la synonymie des différents noms de l’Église, vient de ce qu’ils désignent les aspects distincts d’une réalité absolument inouïe qui, à l’instar de l’incarnation pourra exister, identique à elle-même, sous des états successifs aussi profondément distincts que l’état de voie et l’état de gloire, et qui joignant indissolu­ blement dès ici-bas, à la ressemblance encore de l’incarnation, l’éternité et l’éphémère, l’immensité et le lieu, l’impassibilité et la douleur, le divin et l’humain, apparaît comme un scandale permanent pour les limites de notre raison créée, laquelle, tant quelle n’aura pas 152. Pilgerntte Kirche, p. 41 et suiv. Voir plus loin, p. 337, note 189. 202 1 - NOTIONS GÉNÉRALES dans la vision béatifique l’évidence de ce mystère de foi, tentera pour se satisfaire de briser une si prodigieuse unité, et de revenir consciemment ou inconsciemment à ses catégories usuelles, en rejetant le divin dans les deux et l’humain sur la terre, et en introduisant, à cet effet, une distinction réelle, au lieu d'une pure distinction conceptuelle, entre d'une part l’Eglise, et d’autre part, le corps du Christ ou le royaume de Dieu. Nous serions heureux que l’importance de cette ques­ tion préliminaire de vocabulaire pût servir d’excuse à l’étendue des considérations qui précédent. Quoi qu’il en soit, ayant maintenant à considérer l’Eglise du côté des liens profonds qui la rattachent au Christ, ce sont les métaphores pauliniennes de corps et de tête, auxquelles nous pourrons désormais recourir sans crainte de confu­ sion, qui se présenteront le plus naturellement à notre esprit, parce quelles sont les plus propres à nous faire entendre que l’Église n’est autre chose, pour ainsi parler, qu’un épanchement, un débordement, une extravasion du mystère de l’incarnation, ou, si l’on veut et en sens inverse, qu’un regroupement, une récapitulation, une refonte de l’univers, créé à nouveau, au fur et à mesure qu’il entre en contact avec le Verbe fait chair. III. LA TÊTE DE L’ÉGLISE 1. Le Christ tête de l’Église L’Église faite, à la ressemblance du Christ, de chair et d’esprit, de visibilité et de spiritualité, est toute dépen­ dante de son divin modèle ; elle est son corps, elle se rat- LA TÊTE DE L’ÉGLISE 203 tache à lui comme à son principe, à sa tête, à son chef, qui a paru pendant quelques années dans le monde pour la susciter, la former, la sanctifier, la nouer vitalement pour toujours à lui, et qui, s’étant ensuite arraché au temps pour s’enfoncer dans la gloire, descend dans le secret à sa rencontre afin de la visiter, de la ranimer et de la rappeler incessamment à lui. Elle représente ainsi un vaste organisme plongé dans l’exil de la terre, mais rece­ vant une vie puissante et mystérieuse de sa tête qui est dans le ciel. Elle est une divine expansion du Christ dans l’espace et dans le temps. Quand l’apôtre saint Jean, exilé à Patmos, se tourne soudain dans son extase vers les sept Eglises de l’Asie, il les voit avec leurs sept « anges », leurs sept évêques, comme engagées et comme prises dans le sacerdoce, la royauté et la divinité d’un Christ immense qui les soutient toutes ensemble et qui marche au milieu d’elles, prêt à leur donner au moment voulu les fruits de l’arbre de vie, la couronne d’immortalité, la manne cachée, un nom nouveau, et l’étoile même du matin. La grande vision liminaire de l’Apocalypse est une saisis­ sante et somptueuse reprise de la doctrine évangélique sur la vigne et les sarments, de la doctrine paulinienne sur les membres du Christ et sur l’Eglise « qui est son corps et l’accomplissement de celui qui accomplit tout en tous » (Éph., I, 23)153. 153. La doctrine néo-testamentaire du Christ vivifiant du haut du ciel son Église de la terre a été bien vue par Pierre ROUSSELOT et Joseph HUBY, dans Christus, Manuel d’histoire des religions, chap. XV : -■ La religion chrétienne », qui notent par exemple, à propos de saint Paul : « Le Christ n’a pas quitté la terre tout entier ; et, calquant les paroles de l’apôtre, l’on pourrait dire qu’il y demeure en forme d’Église. L’Église est essentielle à la religion de saint Paul, parce qu elle n’est pas distincte du Christ; elle est son corps. Il dit parfois : dans l’Église, comme il dit : dans le Christ. Si le christianisme, pour lui, c’est la vie en Jésus, c’est aussi la vie dans l’Eglise. Chacun y a sa place, comme les membres dans un corps et comme les différents officiers 204 I - NOTIONS GÉNÉRALES 2. Le Christ comme homme Il nous faudra donc maintenant considérer la vie de l’Église dans ses connexions avec les sources divines où elle est d’abord enclose, essayer de surprendre en quelque sorte le mouvement par lequel elle s’en échappe pour descendre sur la terre. En remontant de l’Église vers ses causes célestes, c’est d’abord le Christ que nous rencontrons. Il est Dieu et homme ; mais déjà en tant qu homme il est chef de l’Église, il meurt pour elle, il la purifie, il la sauve, il la fonde, et il continue d’agir sur elle au long des siècles pour la sanctifier et la façonner à sa ressemblance. d'une hiérarchie », p. 734. Ou, à propos de saint Jean : « Ce ne serait pas forcer la pensée de l'Évangéliste, que de dire : le tout de la reli­ gion, c’est de participer au Verbe, de l’avoir présent en soi. Cette pré­ sence qui transforme l'âme garantit qu’au moment de la présence ( = parousie) publique et manifeste, on sera glorifié comme fils de Dieu, soit qu’on quitte la terre avant le grand jour, soit qu’on reste jusqu’à ce qu’il vienne (Jean, XX], 22). La parousie ainsi, pour une part, intériorisée, unifie les deux aspects du christianisme, ï'eschatologique et le moral dans le même sens que la doctrine catholique sur l'identité essentielle de la grâce et de la gloire», p. 747. Ou, à propos des premiers âges chrétiens et de saint Ignace d’Antioche : « L’Époux tardant à venir, le quatrième Évangile avait expliqué quelles venues incessantes dissimulait cette absence mystérieuse. Il paraissait absent, mais il était caché ; il paraissait loin, mais il était toujours là. Dans la génération dite “subapostolique”, le désir enthousiaste d’un prompt retour continue à se transformer en une attention fidèle à la présence. Le Maître est là : il est dans l’Église qui est son corps, et plus particu­ lièrement dans les chefs de cette Église ; il est là parmi les fidèles, qui sont ses frères, les reprenant et les instruisant par ceux auxquels il daigne se manifester... Le chrétien porte Dieu, mais son corps le sépare de Dieu ; quand ce corps sera tombé, il aura Dieu, il sera dans la pure lumière ; Ignace joint dans l’unité d’une énergique expression les deux idées de mourir et d’aller au Christ. Mais quand il regarde la terre, c’est dans l'Eglise qu’il y trouve le Christ, et pour lui l’Église, c’est la hiérarchie », pp. 754 et 755, ou du moins l’Église se trouve où est la hiérarchie. LA TÊTE DE L’ÉGLISE 205 Si Ton réfléchit plus avant sur l’influence que le Christ comme homme exerce sur son Église, il semble qu’on y devra distinguer deux grandes tendances de sens inverse : il l’attire dans sa prière et il descend à elle par ses bienfaits. La passion du Christ, dit en effet saint Thomas, qu’il a subie dans sa nature humaine, est cause de notre salut d’une double manière'-4 : D’abord à la manière d’une supplication dirigée vers le ciel, offerte par le Christ en tant qu’il était chef de toute l’humanité, et qu’il formait, avec tous ceux qui lui sont unis, une seule personne mystique1” : et de la sorte la passion du Christ a été pour nous tous méritoire, satisfactoire et rédemptrice1"’6. De ce point de vue, le Christ apparaît comme la « personnalité mystique rédemptrice» de l’Église; ou, si l’on veut, comme la «quasi-personnalité rédemptrice » de l’Église. 154. Le Christ « en tant qu’homme est cause des effets intérieurs des sacrements par son mérite {meritorie) et par son efficience de cause instrumentale (efficienter sed instrumentaliter). On a déjà dit en effet que la passion du Christ, qu’il a subie dans sa nature humaine, est cause de notre justification par son mérite (meritorie) et par son efficience qui est celle non de l’Agent principal, c’est-à-dire de Dieu même, mais d’un instrument, du fait que l’humanité du Christ est l’instrument de sa divinité (effective, per modum instrumenti) ». Ill, qu. 64, a. 3. Citons encore III, qu. 49, a. 1, où saint THOMAS note que la passion du Christ opère la rémission des péchés per modum redemptionis et per modum efficientiae. A propos du premier mode, saint Thomas écrit que « l’Église entière, qui est le corps mystique du Christ, est comptée comme une seule personne, quasi una persona, avec sa tête, qui est le Christ ». 155. « La grâce a été donnée au Christ non comme à un homme particulier, mais comme au chef de toute l’Église, à qui tous sont unis, tels les membres à la tête, de quoi se fait mystiquement une seule personne, ex quibus constituitur mystice una persona». Ill, qu. 19, a. 4. 156. III, qu. 48. 206 I - NOTIONS GÉNÉRALES Ensuite, le Christ est cause de notre salut à la manière d’un instrument des grâces célestes, d’un merveilleux moyen utilisé par la divinité pour faire descendre ses faveurs spirituelles sur l’Eglise et sa hiérarchie, afin de lui infuser une âme créée, de la doter d’une forme spirituelle spécifique qui la séparera toujours des formations reli­ gieuses dissidentesH ; et pour étendre quelque chose de ses faveurs, par-delà les frontières de l’Eglise accom­ plie, jusqu’à l’univers tout entier. De ce point de vue, le Christ apparaît comme la « personnalité mystique effi­ ciente instrumentale» (ou «seconde») de l’Eglise; ou, si l’on veut, comme la « quasi-personnalité efficiente ins­ trumentale » de l’Eglise. 157. Sur l’Église composée d’une âme (créée) et d’un corps, cf. par exemple J. V. De GROOT, O. R, Summa apologetica de Ecclesia catholica, Ratisbonne, 1906, p. 64: «L’Église est faite d’une partie interne et d’une partie externe, d’une âme et d’un corps. De même que l’âme et le corps font un, ainsi la partie interne et la partie externe de l’Église constituent l’Église militante comme une. A son corps se rattachent la profession externe de la foi, l’administration des sacrements, le gouvernement visible ; par son âme, nous entendons la foi, l’espérance, la charité, les dons internes du Saint-Esprit, enfin toute vertu surnaturelle et toute grâce donnant à l’Église de vivre et de se mouvoir d’elle-même ». L’âme créée de l’Église entre en compo­ sition avec son corps, pour la parfaire ultimement dans la ligne onto­ logique et entitative, et pour la disposer ultimement à recevoir en elle l’Esprit saint, qui est son Ame incréée, et qui de ce fait ne saurait être, dans la ligne ontologique et entitative, un principe composant, même ultime, de l’Église. C’est la réponse que nous donnerions à l’objection que nous fait M. Ernest MURA, dans son livre sur Le corps mystique du Christ, 2e édition, Paris, 1936, t. I, p. 214. Nous reparle­ rons de l’âme créée de l’Église, mais rassurons dès maintenant ceux qui hésiteraient sur la légitimité d’une voie qu’on peut trouver dans le catéchisme prescrit par Pie X pour la province de Rome en 1905, et dans le catéchisme du cardinal Gasparri. Voir plus loin, p. 933. LA TÊTE DE L’ÉGLISE 207 Nous aurons ainsi reconnu la double action que le Christ exerce comme homme sur l’Église, qui est son corps. 3. Le Christ comme Dieu et l’Esprit saint Dans la ligne du mérite, en remontant au Christ comme à la personnalité mystique rédemptrice de l’Église, nous avons atteint un sommet. Mais dans la ligne de l’efficience, le Christ, comme homme, n’est que la personnalité mystique seconde, ou instrumentale, de l’Église. Nous pourrons donc monter au-delà. Le Christ, comme Dieu, conjointement avec le Père et l’Esprit saint, sera chef de l’Église d’une manière nouvelle, incomparablement plus haute et plus puissante. Nous essaierons donc d’élever nos regards vers les liens qui rat­ tachent l’Église aux trois Personnes divines, à la Trinité tout entière, disons par appropriation, à l’Esprit saint. Le mystère de l’Esprit qui vivifie l’Église, l’embrase, la dirige et la porte en avant, remplit le livre des Actes. Voilà donc la « personnalité mystique efficiente principale » (ou «suprême») de l’Église; ou, si l’on veut, la «quasi-per­ sonnalité efficiente principale » de l’Église. A ce moment, nous aurons atteint le sommet dans la ligne de l’efficience. Et cependant nous n’aurons pas encore touché le fond du mystère de l’union de Dieu et de son Église. Nous n’aurons pas encore expliqué pourquoi saint Paul peut écrire à l’Église de Corinthe que les chrétiens sont « le temple du Dieu vivant, selon ce que Dieu lui-même a dit: J’habiterai au milieu d’eux et j’y marcherai ; je serai leur Dieu et eux seront mon peuple» (II Cor., VI, 16). Nous n’aurons pas encore donné leur sens ultime aux paroles de saint Paul : « Qui s’attache au Seigneur fait 208 1 - NOTIONS GÉNÉRALES avec lui un seul Esprit» (1 Cor., VI, 17)HS; ou aux paroles du Sauveur : « Que tous soient un, comme toimême, ô Père, tu es en moi et moi en toi » (Jean, XVII, 21), pour autant quelles sont réalisables dès ici-bas. L’Esprit saint est non seulement, en effet, la suprême Personnalité mystique efficiente de l’Église ; il est encore l’Hôte de l’Église ; et, suivant une expression tradition­ nelle à laquelle nous essaierons de donner tout son sens, l’Âme incréée de l’Église. 158. De l’unité d’esprit, GUILLAUME DE SAINT-THIERRY écrit: ·< On l’appelle ainsi, non seulement parce que l’Esprit saint la cause ou y élève l’esprit de l’homme, mais parce quelle est elle-même l’Esprit saint, le Dieu Amour, sed quia ipsa ipse est Spiritus sanctus Deus caritas: car dans cette suprême unité de vérité et vérité d’unité, grâce à celui qui est l'amour du Père et du Fils, leur unité, leur sua­ vité, leur bien, leur baiser, leur embrassement et tout ce qui peut leur être commun, il est donné à l'homme d’être à sa façon par rapport à Dieu cela même que, dans l’unité consubstantielle, il est donné au Fils d'être par rapport au Père, ou au Père par rapport au Fils ; la conscience bienheureuse en effet se trouve d une certaine manière au milieu de 1 embrassement et du baiser du Père et du Fils, pendant que 1 homme mérite de devenir, d une manière qui ne peut ni ne se dire ni se penser, de Dieu, non Dieu, mais cependant ce qu'est Dieu, 1 homme étant par grâce ce que Dieu est par nature. » Epistola ad Fratres de Monte-Dei, édit, critique par M.-M Daw Paris 1940 p. 146, n° 108. CHAPITRE II LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE L’Église est ici-bas le commencement de la récapitula­ tion de l’univers dans le Christ (I). Elle ne forme qu’une seule personne mystique avec le Christ, qui, d’une part, l’attire dans sa rédemption (II), et, d’autre part, la rem­ plit de ses grâces (III). I. L’ÉGLISE, PRÉMICES DE L’UNIVERS RASSEMBLÉ DANS LE CHRIST Que le monde entier sente et voie que ce qui était ruiné est relevé ; que ce qui était vieilli est rénové ; et que toutes choses reviennent à l’intégrité, par Celui dont elles avaient tiré leur principe, notre Seigneur Jésus- Christ... Missel romain 1. Pourquoi le premier péché a-t-il été permis ? La catastrophe de l’univers de l’innocence, racontée au seuil de la Genèse, a été permise, si surprenant que cela puisse sembler, dans un dessein d’amour, pour pro- 210 II - LE CHRIST TÊTE DE L ÉGLISE voquer la miséricorde divine à nous envoyer le Sauveur, second Adam, Verbe fait chair, autour duquel se rassem­ blerait l’Eglise, et se reconstituerait progressivement un nouvel univers, meilleur au total que le précédent, l’uni­ vers de la rédemption. Saint Thomas dira dans la Somme et c’était aussi la pen­ sée de saint Bonaventure1, que, sans le péché d'Adam, l’in­ carnation n'eût pas eu lieu, que la nature humaine n’eût donc jamais été personnellement unie au Fils de Dieu, que « rien n’empêche que la nature humaine ne soit élevée 1. A la question: «Si l’homme n'avait pas péché, le Christ se serait-il incarné?*, saint BONAVENTURE, après avoir exposé les deux solutions contraires, l'une affirmative «plus conforme à la raison», l'autre négative « plus conforme à la piété de la foi », répond en optant nettement pour la seconde solution : 1° elle s’accorde mieux avec l’autorité des Pères et de l’Écriture sainte ; 2° elle fait mieux comprendre que le Christ est non pas au-dedans de la perfection de l’univers, mais au-delà ; 3° on devine mieux la profondeur de l’incar­ nation s’il ne faut rien de moins que la gravité du péché pour la pro­ voquer ; 4° on est ému à la pensée que Dieu s’est incarné plutôt pour nous délivrer du péché que pour parachever l’œuvre de création. « Puisque cette seconde solution, bien qu elle paraisse moins subtile que l’autre, est plus conforme à la piété de la foi, s’accorde mieux avec la pensée des Pères, honore Dieu davantage, révère plus profon­ dément le mystère de l'incarnation, enflamme plus notre amour: il faut concéder que le principal motif de l’incarnation a été la rédemp­ tion du genre humain, encore que ce motif s’accompagne de bien d’autres raisons secondaires. » Saint Bonaventure n’a pas de peine à répondre aux objections sou­ levées par les partisans de la première opinion, qui opposent notam­ ment que Dieu a dû vouloir la sainte âme du Christ d’abord et pour elle-même, et non pas occasionnellement et pour remédier au péché. Ils se trompent, dit saint Bonaventure, en imaginant que Dieu air été surpris par la chute du genre humain. C’est de toute éternité qu’il l'a prévue et qu’il a décrété de la réparer: en sorte que son intention a porté bien plus {principalius} sur la rédemption que sur la permission du péché, et qu'il a, de ce fait, prédestiné le Christ bien avant tous les autres hommes. Ill Sent., dist. 1, a. 2, qu. 2. l’église prémices du nouvel univers 211 à un état supérieur après le péché, puisque Dieu laisse les maux se produire en vue d’en tirer quelque ordre meilleur, Deus enim permittit mala fieri, ut inde aliquid melius eliciat', en sorte que saint Paul peut écrire aux Romains : Là où le péché a abondé, la grâce a surabondé (v, 20), et l’Eglise chanter, pendant la bénédiction du cierge pascal : 0 heureuse faute qui a mérité d’avoir un tel et un si grand Rédempteur »2. 2. Ill, qu. 1, a. 3, ad 3. - Dans III Sent., disc. 1, qu. 1, a. 3 : « Dieu se serait-il incarné si l’homme n’avait pas péché ? » saint THOMAS, qui semble déjà préférer la réponse négative, donne cepen­ dant les deux solutions contraires comme « probables ». Dans son Commentaire sur I Tim., I, 15 : « C’est une parole digne de foi et qui mérite toute créance, que Jésus est venu dans le monde pour sauver les pécheurs, dont je suis le premier », il écrit, à propos de la même question : « La réponse apparaît assez par l’autorité des Pères. Mais cette question n’a pas une importance primordiale ; car, en fait, le décret de Dieu a été conforme à ce qui devait arriver. Qu’aurait-il décrété, s’il n’avait pas prévu le péché ? Nous ne le savons pas. Cependant les textes semblent affirmer expressément qu’il ne se serait pas incarné, et c’est dans ce sens que j’incline. » Dans l’article de la Somme que nous avons indiqué, le choix de saint Thomas est encore plus net: Dieu, dit-il, aurait pu théoriquement s’incarner en l’ab­ sence du péché; mais comme ΓEcriture assigne partout le péché du premier homme pour motif à l'incarnation, il est plus convenable d'affirmer que sans le péché, l’incarnation n’aurait pas eu lieu. Notons que, s’il importe assez peu, comme vient de l’assurer saint Thomas, de savoir ce que Dieu aurait fait en l’absence du péché d’Adam (et nous en resterons toujours sur ce propos à des conjec­ tures) il importe au contraire beaucoup de savoir qu’évz réalité il s’est incarné à cause de ce péché ; cf. là-dessus : Marc, X, 45 ; Luc, V, 3132, et XIX, 10 ; Jean,, III, 14-16 ; Gal., IV, 5 ; Hébr., Il, 14. Et si la pre­ mière question intéresse les théologiens, c’est dans la mesure où elle peut leur permettre de pénétrer plus avant dans le sens de la seconde. C’est pourquoi les théologiens thomistes scindent ici le problème en deux questions. La première qu'ils regardent comme importante : dans le plan divin actuel, le Verbe se serait-il incarné si l’homme n’avait pas péché ? ou, en d’autres mots : la rédemption du monde at-elle été le motif décisif de l’incarnation ? Et la seconde question, 212 II - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE Les théologiens carmes de Salamanque - que nous suivons ici de préférence à d’autres théologiens thomistes qui supposent que le premier péché aurait été permis non pour donner lieu à l’incarnation rédemptrice, mais sans qu’on sache pourquoi, par un inscrutable jugement divin qui a entraîné, de fait, l’incarnation rédemptrice,expliquent, à ce propos, qu’à la manière dont on peut vouloir, simultanément et par un seul dessein, faire la lumière et chasser les ténèbres, l’un de ces actes étant premier du point de vue de la causalité efficiente et for­ melle, et l’autre étant premier du point de vue de la cau­ salité dispositive et matérielle, Dieu, de toute éternité, a pu vouloir, simultanément et dans un même décret, la gloire du Christ rédempteur et la permission du péché d’Adam : la première étant prérequise du point de vue de la causalité finale, exemplaire, efficiente ; la seconde étant elle aussi prérequise, mais cette fois du point de vue de la causalité matérielle, puisque c’est pour réparer le péché d’Adam que l’incarnation rédemptrice devait être décrétée3. Les mêmes théologiens font remarquer qu ils regardent comme sans grand intérêt : dans un autre plan divin, le Verbe se serait-il incarné si l’homme n’avait pas péché ? ou, en d’autres mots: un univers sans péché devait-il ou ne devait-il pas comporter l’incarnation? Cette dernière question leur paraît inso­ luble, même par des raisons de convenance, car, comme le fait remar­ quer Contenson, les raisons de convenance ont pour but, en théolo­ gie, de manifester non pas ce que Dieu devait faire, mais ce qu’il a fait. Cf. BlLLUART, De incarnatione, dissert. III, a. 3, commencement et fin, édit. Brunet, Arras, 1868, t. V, pp. 398 et 407. 3. Dans cette perspective, l’hypothèse d’une humanité abandon­ née à elle-même en raison du seul péché originel, et venant grossir sans cesse les rangs de la massa perditionis, doit être regardée comme irréalisable, et comme contraire à la puissance divine ordonnée telle que la définit saint THOMAS, I, qu. 25, a. 5, ad 1, c’est-à-dire à la puissance divine exécutant l’ordre de la juste volonté divine. Voici le texte des SalMANTICENSES: «La première intention de Dieu a été pour décréter la venue du Christ, non seulement en tant qu’être sub- l’église prémices du nouvel univers 213 Suite de la note 3 : ΐ stantiel, mais encore en tant que revêtu d’une chair passible, et en tant que rédempteur du péché d’Adam ; et pour vouloir simultané­ ment dans ce même acte, la permission du péché et la rédemption du genre humain. Et ainsi, Dieu a décidé d’établir, entre ces différentes choses qui n’étaient pas de soi connexes entre elles, une mutuelle interdépendance sous des aspects divers, de telle sorte: 1° que le Christ serait le but [finis cujus gratia) de la permission passive du pre­ mier péché, de la rédemption du genre humain, et de toutes les œuvres divines de la nature et de la grâce ; 2° que le péché ainsi per­ mis serait la matière sur laquelle s’exercerait la rédemption [materia area quam) ; 3° que le genre humain serait le bénéficiaire [finis eut) de la rédemption. En conséquence, sous un rapport (celui du but en vue duquel il agissait), Dieu a voulu et visé d’abord le Christ avant toutes choses. Mais sous un autre rapport (celui de la matière et des bénéficiaires de la rédemption), Dieu a voulu et visé, avant le Christ, la permission et le remède du péché et ce qui s’y rapporte. Le mot avant se rapportant ici non pas à des actes divins successifs, car il n’y en a pas eu plusieurs ; mais aux choses voulues et à leur priorité mutuelle sous divers aspects. » De incarnatione, disp. 2, dub. 1, n° 29, édit. Palmé, Paris, 1878, t. XIII, p. 291. Même doctrine un peu plus loin : « Dieu a décrété la permission du péché en vue du Christ rédempteur et pour sa plus grande gloire. En conséquence, ni la per­ mission du péché, ni le péché n’ont été prévus avant le décret de l’in­ carnation. C’est dans un décret identique qu’ont été voulus: 1° le Christ comme but, et donc comme premier dans l’ordre de la causa­ lité finale; 2° la permission du péché comme d’une matière que le Christ viendrait détruire, et donc comme première dans l’ordre de la causalité matérielle. Nous disons, non pas que le péché a été voulu par Dieu en vue du Christ, mais que la permission du péché a été voulue et coordonnée à cette fin. Et nous disons, non pas que le Christ est venu en vue du péché, propter peccatum ; mais qu’il est venu pour remédier au péché et pour la clarté qui lui en reviendrait. Il a donc fallu que (dans le plan divin) le péché précédât l’incarnation, à titre de matière ; et que le remède au péché la précédât à titre d’effet, ou de bienfait [finis effectus) ; mais que l’incarnation elle-même les précé­ dât, à titre de but [finis cujus gratia). » Ibid., η ° 36, p. 298. Avec tous les théologiens qui suivent saint Thomas et saint Bonaventure, les Salmanticenses continuent d’affirmer que l’incarna­ tion a été décrétée en dépendance de la prévision du péché originel (tellement que le Christ ne serait pas venu si Adam n’avait pas 214 II - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE Suite de la note 3 : péché). Tandis que, pour les théologiens scotistes, l'incarnation a été décrétée, dans sa substance, indépendamment du péché originel (tel­ lement que le Christ serait venu même si Adam n’avait pas péché). Ces deux manières de voir conduiront à deux explications théolo­ giques différentes des mérites du Christ (un certain nombre de théo­ logiens scotistes distinguant les mérites du Christ passible et les mérites du Christ impassible) et du privilège de l’immaculée Conception de la sainte Vierge. Cf. N. Del Prado, O. P., D. Thomas et Bulla * Ineffabilis Deus », Fribourg, 1919, pp. 115 et 282. Pour revenir à l'hypothèse d’une humanité abandonnée à elle-même en raison du seul pêché originel dont nous disions, au début de cette note, quelle nous paraissait irréalisable et contraire à la puissance divine ordonnée, nous devons avertir, pourtant, que les Salmanticenses eux-mêmes ne la regardent pas comme incompatible avec la justice divine, et qu’ils assurent que Dieu aurait très bien pu s’y arrêter, disp. 1, a. 5, n° 3, p. 257. Mais nous ne voyons là qu’une conjecture, car la révélation ne nous semble rien contenir qui puisse prouver qu'une telle hypothèse, qu'il est certes loisible d’imaginer, soit conforme à la puissance divine ordonnée. Dire avec 1 Ecriture que nous naissons tous dans le péché et dignes de condamnation, ce n'est pas dire que la miséricorde divine aurait pu ne pas venir à notre secours. En tout cas, dans le plan actuel de la providence, le péché ori­ ginel n’a été permis qu’en vue de l’inca.rnation rédemptrice. Une question différente, mais voisine de la précédente, est de savoir si dans le plan actuel de la providence, certains hommes sont abandonnés a leur libre arbitre, lequel faillira certainement, en raison du seul péché originel. Il faut rejeter avec force cette opinion, soutenue cependant par des thomistes comme Gonet, et se ranger à côté des Salmanticenses et de Billuan, suivant lesquels c’est non pas seule­ ment d’une manière générale, mais d'une manière particulière et indi­ viduelle, que Dieu confère à tous les hommes capables de vie morale, des secours actuels en vue de les conduire au salut, illuminant surnaturellement tout homme venant dans ce monde, et, selon le grand mot du concile de Trente, ne délaissant personne à moins d’avoir été antérieurement délaissé. Cf. BlLLUART, De Deo, dissert. 7, a. 8, § 2, édit. Brunet, t. I, p. 280 ; cf. pp. 334 et 429. Pour les enfants morts sans baptême, s ils sont privés de la vision béatifique, ce n est pas à la manière des réprouvés, cest dune manière tout à fait analogique. Voir plus loin, p. 775 [dans les premières éditions ; dans le vol. III de la présente édition : ch. VI, section II, il : « De l’ignorance de la foi au l’église prémices du nouvel univers 215 qu’il y aurait certes désordre, voire apparence de cruauté, à tolérer la ruine de quelque bien dans le simple dessein de la réparer et de la compenser par un bien qui serait moindre ou même équivalent ; tandis qu’il en va tout autrement si le mal est permis en vue de conditionner l’apparition de quelque très grand bien. Or, quand Dieu a permis la chute du genre humain, ce n’était pas avec la simple pensée de la réparer. C’était pour manifester mer­ veilleusement dans l’œuvre de notre salut l’étroite union de sa miséricorde et de sa justice4 ; c’était pour la gloire du Christ rédempteur, dont la dignité dépasse de beau­ coup la malice du péché permis ; c’était enfin, il nous faudra souligner cet aspect, pour la reconstruction d’un autre monde et pour un plus grand bien des hommes eux-mêmes, qui ont reçu, du sang du Christ, une grâce inouïe et une dignité incomparable’’. dilemme : foi ou infidélité, I, n° 4 : « Le sort des enfants non bap­ tisé », § g : « ... la carence de la grâce et de la vison divine »]. 4. La miséricorde étant plus foncière encore que la justice, ■l’œuvre de la justice divine présuppose toujours l’œuvre de la misé­ ricorde, et elle y trouve son fondement » dit saint THOMAS, I, qu. 21, a. 4. - Cf. MtLTON, Paradis perdu, chant III : ... In mercy andjustice both, Through Heaven and earth, so shall my glory excel : But mercy, first and last, shall brightest shine. 5. Salmanticenses, disp. 2, dub. 1, n° 37, t. XIII, p. 299. - En insistant unanimement sur le fait que le Christ « est descendu des cieux pour nous, hommes, et pour notre salut », les théologiens tho­ mistes, quelles que soient d'ailleurs leurs divergences, n’entendent cependant pas dire avec Vasquez que la rédemption serait la fin de l’incarnation (finis cujus gratia, finis causa}. Elle en est plutôt l’effet finis effectus). La vraie cause de l’incarnation, dit JEAN DE SAINTThomas, c'est la gloire de Dieu manifestée à la fois par sa miséri­ corde et par sa justice : « Quand donc nous disons que la rédemption a été le motif de l’incarnation, nous ne séparons pas alors la rédemp­ tion de l’incarnation. Cela signifie simplement que l’incarnation a été voulue en tant que rédemptrice, en tant qu’apte à racheter le monde.» Ill, qu. 1, disp. 3, a. 3, nw 13 et 14; édit. Vivès, Paris, *V· V* 216 Il - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE En un mot, la chute a été permise en vue de manifes­ ter davantage la gloire divine par l'incarnation rédemp­ trice, qui devenait le foyer d'un nouvel et meilleur uni­ vers. 2. Les deux principes, Lun radical (incarnation), l'autre prochain (rédemption) du nouvel univers Si nous parlons de Γ« incarnation rédemptrice », c’est pour unir dans une même expression les deux moments de l'acte unique par lequel le Verbe sauve le monde, d'abord en venant dans notre chair, puis en achevant de pacifier toutes choses par le sang de sa croix. Avec l’incarnation, ce qui est posé dans l’existence, c’est la racine ontologique, le principe suprême de la res­ tauration du monde. Pour l’œuvre rédemptrice, qui cul­ minera lors du sacrifice de la croix, elle aura pour fin de procurer la pleine actualisation des virtualités salvatrices déjà contenues dans le fait de l’incarnation. Comment, en effet, l'être du Christ ne renfermerait-il pas en source tout le salut que devra dispenser l’agir du Christ ? Quand donc nous verrons les Pères rapporter le salut du monde tantôt au mystère de l’incarnation, tantôt au 1886, t. VIII, p. 114. L’incarnation, écrit pareillement le P. Garrigou-LaGRANGE, « n’est pas ordonnée à la rédemption de l'humanité comme un moyen à une fin supérieure, mais comme une cause à un effet inférieur. Le Christ, dit saint Thomas, I, qu. 20, a. 4, ad 1, est plus aimé de Dieu que tout le genre humain et que toutes les créatures ensemble. Il ne perd rien de son excellence, du fait que Dieu l’a livré à la mort pour notre salut ; bien au contraire, il est devenu ainsi le glorieux vainqueur du péché et de la mort. Ce que Dieu a voulu de toute éternité, ce n’est pas l'incarnation subordonnée à la rédemption comme un moyen à une fin supérieure, c’est l’incar­ nation rédemptrice.·· Dans la Vie Spirituelle, 1921-1922, t. IV, p. 383, note 1. Voir plus loin, p. 326. l’église prémices du nouvel univers 217 mystère de la croix, il sera clair que ces deux types d’ex­ plication seront complémentaires et nullement exclusifs l'un de l’autre, et qu’ils ne pourront être opposés entre eux qu'à la manière dont on oppose ce qui est radical à ce qui est prochain, l’être à l’agir, le virtuel à l’actuel6. 6. Les historiens catholiques ont souligné la complémentarité des deux points de vue. Cf., par exemple, Jean RIVIÈRE, Le dogme de la rédemption, étude théologique, 3e édit., Paris, 1931, p. 89 : « La préten­ due théorie d’une rédemption “ mystique ” ou “ physique ”, dont l’incarnation ferait tous les frais, n’existe pas à proprement parler chez les Pères. Ce qui a donné lieu d’en parler, c’est un système général du salut, parfaitement vrai dans son fond et non moins compatible avec le dogme traditionnel de la mort rédemptrice, mais qui, par son ampleur même, pourrait avoir et eut parfois l’inconvénient d’accor­ der au mystère de la croix un moindre relief ou une place trop res­ treinte, et par là de donner le change à des historiens tendancieux, prompts à transformer en déviation doctrinale un simple déficit théo­ logique. » Dans son Histoire des dogmes de l'antiquité chrétienne, 5eédit., Paris, 1912, t. II, p. 149, J. TlXERONT résume ainsi les deux conceptions qui nous occupent : « C’est d’abord la théorie “ mystique ” ou “ physique ” dans laquelle l’incarnation joue le rôle principal. La nature humaine est déchue ; le péché l’a souillée et l’a soumise à la mort ; mais elle est prise par le Verbe, et ce contact intime avec celui qui est la Sainteté et la Vie substantielles la sanctifie et la vivifie elle-même. Une seconde théorie est dite “ réaliste ” et, sans exclure la première, met l’accent sur les souffrances du Sauveur. L’homme pécheur doit, pour rentrer en grâce avec Dieu, expier ses fautes et satisfaire à la justice divine. Jésus-Christ se substitue à lui, à tous les hommes, pour acquitter cette dette. Par ses souffrances et sa mort, il paie notre dette envers Dieu, il nous rachète·, il expie nos fautes en subissant le châtiment qui nous était dû ; il satisfait à la jus­ tice, il apaise la colère de Dieu et nous le rend favorable ; il offre, en un mot, à Dieu le sacrifice expiatoire et propitiatoire qui efface les péchés du monde. Toutes ces idées, plus ou moins complètement énoncées, ne font qu’exprimer les divers aspects de l’efficacité du sang de Jésus-Christ pour nous rendre l’amitié divine et nous délivrer de la mon. » L’auteur rappelle, quelques lignes plus loin, que la première théorie n’exclut jamais la seconde. Pour ce qui est de la troisième «théorie», celle d’une rançon payée au démon, elle ne représente rien de plus qu’une singularité théologique, et qu’une dramatisation ora- 218 Π - LE CHRIST TÊTE DE L ÉGLISE Il est aisé de prévoir que les Pères vont développer d'abord les considérations doctrinales destinées à ratta­ cher la restauration du monde à sa cause suprême et radicale, à savoir au mystère du Verbe fait chair et à la grâce incréée de l’union hypostatique. Il leur faudra, contre les hérésies gnostiques, insister avant routes choses sur la nature du Christ, qui, étant vrai Dieu et vrai homme, est constitué de ce fait médiateur entre Dieu et les hommes, d’une manière absolument unique, en sorte qu’on peut dire en toute vérité que Dieu est devenu ce que nous sommes afin que nous devinssions ce qu’il est, qu’il a participé à la nature humaine, afin que nous participions à la nature divine, qu’il s’est humanisé, afin de nous diviniser. On reconnaît ici les grands thèmes virtuels, qui contiennent dans leur richesse éminente, toute la théologie de l’Eglise comme corps du Christ, et qui reviendront sous la plume de saint Irénée, de saint Athanase, de saint Grégoire de Nysse. Ces vues, dont la fécondité est inépuisable, des théologiens attentifs à dégager leur signification pour le traité de l’Église, les ont, de nos jours, remises en valeur: signalons par exemple les études de synthèse, rassemblées dans le traité de l’incarnation de la Dogmatique de Scheeben, ou les recherches de caractère historique, unies dans Le corps mystique du Christ de E. Mersch, auxquelles nous nous référerons tout à l’heure. Cependant, ces grands thèmes virtuels seraient tout seuls impuissants à fonder prochainement une doctrine authentique de la rédemption des hommes et de la for­ mation du corps mystique du Christ. Les Pères qui les toire et populaire de la rédemption ; cf. RIVIÈRE, op. cit., p. 90. Faut-il l'ajouter, ce n'est pas seulement l’opposition des mots « mys­ tique » et " réaliste » qui nous semble ici malheureuse, c’est même le choix de ces mots. l’église prémices du nouvel univers 219 om proposés avec le plus d’ampleur n’ont d’ailleurs jamais omis de les compléter par les révélations des Evangiles synoptiques, de saint Jean et de saint Paul, ronchant la sainteté créée du Christ, et notamment la nécessité et la signification de la mort sanglante par laquelle il devait sauver et rassembler son Église. Le Seigneur, dit par exemple saint Irénée, « en se faisant médiateur entre Dieu et les hommes, nous rend propice le Père que nous avions offensé, compensant notre déso­ béissance par sa propre obéissance »7. « Il a plu à Dieu, écrit-il encore, de livrer, pour le bien de toute sa descen­ dance, son propre Fils unique et bien-aimé, en sacrifice pour notre rédemption »8. Et saint Athanase explique pareillement que le Verbe « ayant donné à la mort, comme une victime et un sacrifice exempt de toute souillure, le corps qu’il avait pris, a aussitôt, par l’équiva­ lence de cette offrande, écarté la mort de tous ses sem­ blables»9. A la fin du IVe siècle, les considérations qui attribuent la rédemption explicitement à l’obéissance et à la mort du Sauveur prévaudront tant en Orient qu’en Occident. Néanmoins, les Pères ne réussiront qu’à ébau­ cher les grands traits de la théologie de la rédemption. Il faudra, pour en venir aux dernières conséquences, attendre l’apparition du Cur Deus homo de saint Anselme et les mises au point des grands docteurs scolas­ tiques. On se trouve même ici, fait observer Jean Rivière, en présence d’« un cas assez rare de développement auto­ nome, aboutissant, par le seul effort de la pensée chré­ tienne, sans la menace de l’hérésie ni le choc de la controverse, à une précision plus exacte, à une intelli- 7. Adversus haereses, lib. V, cap. XVII, n° 1 ; P. G., t. VII, col. 1169. 8. Ibid, lib. IV, cap. v, n° 4 ; P. G., t. VII, col. 986. 9. Oratio de incarnatione Verbi, η ° 9 ; P. G., t. XXV, col. 112. 220 Π - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE gence plus ample et plus méthodique des données tradi­ tionnelles »10. 3. La médiation substantielle de l’incarnation : Dieu s’humanise pour nous diviniser A ne tenir compte que de l’incarnation, comme nous allons essayer de le faire dans cette étude, il faudra déjà dire, à la suite de Scheeben1112 , que le Christ unit entre eux le Créateur et les créatures, antérieurement à toute activité qui émanera de lui, en raison même de sa consti­ tution essentielle. Non seulement, il se tient auprès de Dieu, comme les autres médiateurs, pour intercéder en notre faveur, mais il est un avec Dieu dans le registre même de l’être, ontologiquement, substantiellement; il est ainsi médiateur par nature, mediator naturalis, et, de ce fait seul, il commence de réconcilier Dieu à l’homme et l’homme à Dieu, conférant au nouvel univers de la rédemption une grandeur incomparable, et ce que Scheeben appelle une participation de la dignité divine, eine Mitteilung der gottlichen Würden. La considération de ce mystère, qui forme la racine métaphysique de la rédemption du monde et de son ras­ 10. Le dogme de la rédemption, étude théologique, p. 104. Le même auteur établira longuement, dans la troisième partie de son ouvrage, que les doctrines protestantes de la rédemption, tant classiques que modernes, loin de constituer un progrès doctrinal, se présentent comme une altération des vues traditionnelles ; ce qui ne l’empêchera nullement de conclure que même les systèmes les plus défectueux peuvent contribuer, en raison des éléments de vérité qu’ils contien­ nent encore, à maintenir les âmes en contact avec la vérité divine. H. Handbuch der katholischen Dogmatik, Freiburg i. B., 1933, t. III, pp. 152 à 156. 12. Die Mysterien des Christentums, Freiburg i. Br., 1865, § 57, p. 359. l’église prémices du nouvel univers 221 w 13. Adversus haereses, lib. Ill, cap. X, n° 2 ; P. G., t. VII, col. 873. 14. Ibid., cap. xx, n° 2, col. 944. 15. Ibid., lib. IV, cap. XX, n° 4, col. 1034. 16. Ibid., n° 7, col. 1037. 17. Ibid., lib. III, cap. xvm, n° 7, col. 937. 18. Ibid, lib. V, praefatio, col. 1120. Cf. F. VERNET, «Irénée», dansD/rt. de Théol. Cath., col. 2470. VI.AdAdelphium, n° 4 ; P. G., t. XXVI, col. 1077. 20. III Contra Arianos, n° 33 ; P. G., t. XXVI, col. 396. 21. Ibid., n° 34, col. 397. ■■r* semblement dans le Christ, est constamment présente à l’esprit des Pères. Le Fils du Dieu très haut, dit saint Irénée, a voulu « devenir fils de l’homme afin que l’homme devînt fils de Dieu»13; «afin d’accoutumer l'homme à recevoir Dieu, et Dieu à habiter dans l’homme»14; «afin d’unir la fin au commencement, c’est-à-dire l’homme à Dieu »15 ; « afin de montrer Dieu aux hommes et de présenter l’homme à Dieu »16. « Il fal­ lait que le médiateur de Dieu et des hommes, par sa parenté avec eux deux, les ramenât à l’amitié et à la concorde, présentant l’homme à Dieu et manifestant Dieu aux hommes »17 ; « à cause de son immense amour il s’est fait ce que nous sommes pour achever de nous faire ce qu’il est lui-même »18. Saint Athanase écrit sem­ blablement à l’évêque Adelphios, que le Fils de Dieu «s’est fait homme afin de nous diviniser en lui»19. Il résume, avec une force et une insistance extraordinaires, toute l’œuvre de notre salut dans le mystère du Verbe qui se fait chair afin de ramener toute chair au Verbe : «Dorénavant, la chair n’est plus chose terrestre, elle est faite Verbe (verbifide) à cause du Verbe de Dieu qui pour nous est devenu chair »20. Elle peut dire alors : « Oui, je suis faite de terre et mortelle par nature ; mais je suis devenue la chair du Verbe : il a porté mes épreuves, bien qu’il fut impassible, et moi j’en ai été affranchie »21. A la manière, en effet « dont le Seigneur, ayant revêtu un 222 π - LE CHRIST TÊTE DE f ÉGLISE corps, est devenu homme, ainsi, nous, les hommes, nous sommes divinisés par le Verbe, ayant été assumés à tra­ vers sa chair, et nous sommes désormais devenus héri­ tiers de la vie éternelle »22. Saint Cyrille d’Alexandrie, dans son premier Dialogue sur la Trinité, signalera même d’une façon expresse la distinction entre, d’une part, l’activité réparatrice et, d’autre part, la constitution ontologique essentielle du médiateur : « A. - Le Fils unique est-il médiateur seulement pour avoir écarté le péché, qui s’opposait à notre amour et à notre commu­ nion à l’égard de Dieu, et pour nous avoir ramené à notre condition première détruisant l’inimitié ? ou l’est-il pour quelque autre raison, et ne la découvriras-tu pas volontiers à qui te la demande avec le désir de la connaître? B. - Certes et sans hésiter... Il est en outre regardé comme médiateur parce qu'il a montré, jointes et réunies en lui, les réalités par nature les plus éloignées, que séparait une distance infinie, à savoir la délié et l'humanité ; et parce qu’il nous a rattachés à travers lui à Dieu le Père »23. Nous tenons ici la raison profonde pour laquelle l’œuvre de notre salut ne devra pas être conçue comme une pure réparation de la chute, comme une simple restitution de la grâce primitive, mais comme une rédemption, une élévation à un état meilleur, une créa­ tion nouvelle dans le Christ Jésus, « car nous sommes son ouvrage, ayant été créés dans le Christ Jésus, creati in Christo Jesu » (Ephés., Il, 10). Le Christ étant à la fois vrai Dieu et vrai homme, consubstantiel (numériquement) au Père selon sa nature divine et consubstantiel (spécifiquement) à nous selon sa nature humaine, fait ainsi le pont, d’une manière mer­ veilleuse, entre le ciel et la terre. Et certains Pères ont 22. Ibid. 23. De Trinitate, dial. 1 ; P. G., t. LXXV, col. 692 et 693. l’église prémices du nouvel univers 223 même interprété dans ce sens sa dénomination de pon­ tife, bien que pontifex vienne en réalité de pons au sens non pas de pont, mais de chose faite, de res posita2'. Quoi qu’il en soit, le premier des médiateurs, le média­ teur par excellence, devait toucher à la fois nos misères et la sainteté de Dieu : « 11 fallait, en effet, dit saint Augustin, que le médiateur entre Dieu et les hommes eût une ressemblance avec Dieu et une ressemblance avec les hommes ; de peur que, semblable en toutes choses aux hommes, il ne restât distant de Dieu, ou que semblable en toutes choses à Dieu, il ne restât distant des hommes ; et qu’ainsi il ne pût être médiateur »2\ Cependant, continue saint Augustin, qui précise ici la notion de médiateur, « c’est comme homme qu’il est médiateur ; car, comme Verbe, il n’est pas intermédiaire, il est égal à Dieu, Dieu auprès de Dieu, un seul Dieu avec l’Esprit saint »24 26. Et saint Thomas écrit, pareille­ 25 ment, que s’il fallait que le médiateur fut à la fois vrai Dieu et vrai homme, c’est seulement en tant qu’homme qu’il peut être médiateur, à savoir inférieur à Dieu par nature mais supérieur aux hommes par dignité de grâce et de gloire ; capable par conséquent d’unir entre eux Dieu et l’homme, en apportant aux hommes les dons de Dieu et en présentant à Dieu la misère des hommes27. C’est la pensée même de l’apôtre : « Il y a, en effet, un seul Dieu, et aussi un seul médiateur de Dieu et des hommes, l’homme (qui est le) Christ Jésus, qui s’est donné lui-même en rançon pour tous » (I Tim., II, 5). 24. SCHEEBEN, Dogmatik, t. III, p. 156. 25. Confess., lib. X, cap. XLII, η ° 67. 26. Ibid., cap. XLIII, n° 68. Cf. Sermo CCXCIII, n° 7 : « Il n’est pas médiateur parce qu’il est Dieu ; mais il est médiateur parce qu’il s’est fait homme. » 27. III, qu. 26, a. 2. 224 Π - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE 4. Le Verbe se fait chair pour habiter en toute chair Les quelques textes que nous avons transcrits laissent déjà voir suffisamment que, pour les Pères, le Verbe s’est fait chair afin d'attirer à lui l’humanité tout entière. En se joignant immédiatement, d’une façon hypostatique ou personnelle, une nature humaine individuelle qui figurait les prémices de l'humanité réconciliée, il se joignait médiatement - d'une façon non pas certes hypostatique, mais toutefois réelle, intime, mystérieuse et dont le caractère et les degrés demanderont à être déter­ minés ultérieurement - la nature humaine qui se trouve en chacun de nous : il commençait d’habiter comme en sa propre chair, actuellement sans doute dans la seule nature particulière du Christ, mais aussi virtuellement dans l’humanité universelle. Et l’on peut préciser ici tout de suite cette grande vue, en notant que, si la descente du Verbe au sein de l’humanité n’obtient sa pleine effica­ cité que dans les membres qui lui sont unis par la cha­ rité, elle est cependant efficace, jusqu’à un certain point, chez tous les hommes sans exception, non seulement en tant quelle attire sur eux, dès l’éveil de leur raison, des grâces prévenantes merveilleuses, mais encore en tant que la résurrection du Christ est la cause de la résurrec­ tion de tous les hommes, y compris les méchants: «Tous les hommes, écrit saint Thomas, bons ou méchants, sont dans leur vie présente conformes au Christ quant à la similitude spécifique, bien que tous ne lui soient pas semblables quant aux biens de la grâce ; et c’est pourquoi tous les hommes lui seront conformes quant à la restauration de leur vie naturelle, bien que tous ne lui deviennent pas semblables quant à la simili­ tude de grâce»28; y compris même les petits enfants 28. IVSent., dist. 43, qu. 1, a. 1, quaest. 2, ad 3. - Sans doute, dit ailleurs le saint docteur, Dieu aurait pu causer la résurrection des l’église prémices du nouvel univers 225 morts avant le baptême : « Nous renaissons par la grâce du Christ qui nous est communiquée ; mais nous ressus­ citons par la grâce qui, en portant le Christ à prendre notre nature humaine, nous a rendus conformes à lui par nature. Et c’est pourquoi les petits enfants morts dans le sein de leur mère, et que le don de la grâce n’a pas fait renaître, ressusciteront néanmoins, en raison de la conformité avec la nature du Christ de la nature qu’ils ont reçue »29. On peut donc parler, en vérité, d’une habi­ tation du Verbe au sein de l’humanité universelle30. Les hommes de multiples manières, mais ce que nous savons, c’est qu’il a voulu effectivement la faire dépendre de la résurrection du Christ : * Deus ordinavit resurrectionem mortuorum fore per istum modum ; potuisset tamen et alius modus adhuc inveniri a Deo si voluisset. » Expositio in I Cor., XV, 12, lect. 2. Cependant, du fait que la résurrec­ tion des méchants dans leur être naturel dépend de la résurrection du Christ, on ne saurait conclure que les réprouvés contribuent à former le corps du Christ ; car le corps du Christ est constitué formellement par les liens de la grâce, non par ceux de la nature. Il y a ici-bas des méchants qui ne sont membres du Christ qu’en puissance seulement, dit saint Thomas, « mais en quittant ce monde, ils cessent totalement d’être membres du Christ, n’étant même pas en puissance d’être unis au Christ». III, qu. 8, a. 3. 29. IVSent., dist. 43, qu. 1, a. 1, quaest. 2, ad 5. On est émer­ veillé de voir avec quelle profondeur saint Thomas a compris une vérité dont certains voudraient faire l’apanage des Pères. 30. Pour exprimer cette grandiose révélation du Verbe qui, à tra­ vers l’humanité parfaite du Christ, ennoblit la nature humaine de tous les autres individus humains, les appelant à recevoir en eux l’em­ preinte de cette humanité privilégiée et à lui devenir conformes, comment les Pères grecs n’auraient-ils pas recouru spontanément à la théorie platonicienne des idées, qui leur fournissait une image com­ mode, saisissante, et comprise alors de tout le monde ? Cependant, ils savaient distinguer la révélation divine des formes de pensée dans les­ quelles ils la traduisaient. A propos de saint Hilaire et de saint Cyrille d’Alexandrie, qui affirment que le Christ, par le corps qu’il a pris, habite la nature de toute chair et porte tous les hommes en lui, Émile MERSCH, S. J., écrit : « Que chez tous deux, une formation philoso­ phique platonicienne explique en partie cette façon d’employer le 226 Il - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE Pères, écrit Scheeben, « trouvaient la première expression de ces vues dans le prologue de l’évangile de saint Jean, où les mots il a habité en nous leur paraissaient se rap­ porter non pas seulement à quelque extrinsèque habita­ tion et conservation du Verbe fait chair parmi nous dans le lieu, mais aussi et tout d’abord à l’inhabitation de sa divinité à l'intérieur de toute l'humanité »31. Telles sont, en effet, les pensées, et même les expres­ sions de saint Hilaire : Le Fils de Dieu, dit-il, « a assumé en lui la nature de toute chair, et, en devenant la vraie vigne, il a pris en lui la nature de tous les sarments... Il est clair en effet, pour tous les hommes, qu’ils partici­ pent au corps et au royaume de Dieu, car le Verbe s’est fait chair, et il a habité en nous, assumant en lui la mot nature et de considérer tous les individus d’une espèce comme ne formant qu’un tout, c’est fort possible. Mais ce qui est certain, c'est que ni l’un ni l’autre ne font appel ici à des thèses philoso­ phiques. La spéculation humaine a pu les aider à trouver des for­ mules... On ne voit pas qu'elle leur ait rien appris sur la vérité ellemême. Cette vérité, telle qu’ils la montrent, c’est un mystère, un mystère dû à l’incarnation..., le Christ demeure en nous et nous en lui. * Plus précisément, « nous voulons dire que, d’après notre saint (saint Cyrille d’Alexandrie), la pure et simple union avec le Verbe, en mettant l’humanité du Sauveur dans un ordre à part, la remplit en même temps d’une telle abondance de vie surnaturelle qu’il faut la divinisation du genre humain tout entier, pour en manifester la plé­ nitude. Terminée en elle-même, et totalement, dès le moment où Γ Homme-Dieu est conçu, elle n’est pourtant pas terminée à tout point de vue. Ou plus exactement, elle est, et à l’instant, si parfaite­ ment achevée, que l’histoire religieuse de l’humanité ne fera plus qu’en déployer les splendeurs ». Le corps mystique du Christ, Paris. 1936,1.1, pp. 420 et 523. Il reste que la nature humaine du Sauveur, malgré son rôle universel, n’est pas la nature universelle, et les doc­ teurs grecs eux-mêmes le diront expressément. Ibid., p. 454. Suivant Henri DE LüBAC, S. ]., Catholicisme, Paris, 1938, p. 15, c’est même la conception stoïcienne de l’être universel qui serait utilisée par un saint Paul et par les Pères. 31. Op. cit., 1.111, p. 140. l’église prémices du nouvel univers 227 nature de tout le genre humain »32. Et encore : « Celui par qui l’homme a été fait n’avait nul besoin de devenir homme ; mais nous avions, nous, besoin que le Verbe se fit chair et qu’il habitât en nous, à savoir qu’il assumât une seule chair pour habiter à l’intérieur de toute chair, assumptione carnis unius, interna universae carnis incole­ ret. Son abaissement est notre noblesse, ses ignominies sont notre gloire : puisqu’il est Dieu dans la chair, nous, de chair que nous sommes, nous sommes à notre tour renouvelés en Dieu »33. Le même docteur écrit : « Dans le Christ Jésus était tout homme ; et c’est pourquoi, en son corps, mis au service de l’esprit, s’est accompli tout le mystère de notre salut »3435 . Plus loin, le passage évangé­ lique de la cité sur la montagne est commenté ainsi : « La chair qu’il a assumée, il l’appelle une cité, civitatem car­ nem quam assumpserat nuncupat ; car, à la manière dont la multiplicité et la variété des habitants forment une cité, le genre humain est en quelque sorte tout entier ramassé en lui, grâce à la nature du corps qu’il a pris. Il en résulte que, par notre rassemblement en lui, il devient une cité ; et que, par notre participation à sa chair, nous en devenons les habitants. Il ne peut donc être caché, car placé au sommet des hauteurs divines, il est proposé à l’admiration de toutes les intelligences par les merveilles de ses œuvres »3\ Enfin, le mystère de la sentence que 32. Tract, in Ps. LI, nos 16 et 17 ; P. L., t. IX, col. 317 et 318. 33. De Trinitate, lib. II, η ° 25 ; P. L., t. X, col. 67. Cf. Mersch, 1.1, p. 353. 34. Comment, in Mat., cap. Il, n° 5 ; P. L., t. IX, col. 927. 35. Ibid., cap. IV, n° 12, col. 935. - Cf. la comparaison de saint A.MBR0ISE, qui, à propos du mont des Oliviers, écrira : « Peut-être la montagne est-elle le Christ lui-même ? Qui donc, en effet, porterait des oliviers à ce point chargés de fruits qu’ils plient non pas sans doute sous la profusion des baies, mais sous la plénitude de l’esprit des peuples qui surabondent. » Exposit. Evang. sec. Luc., lib. IX, n° 2 ; P. L, t. XV, col. 1793. 228 Il - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE prononcera le Christ sur ceux qui l’auront honoré ou méprisé dans ses membres est ainsi souligné : « Il est donc à ce point transfusé dans le corps et dans les esprits de tous les fidèles, in universorum fidelium corporibus mentibusque transfunditur, que ces actes d’humanité atti­ rent sa faveur sur ceux qui les font et son courroux sur ceux qui les refusent »36. On trouverait beaucoup de textes pareils chez les autres Pères grecs ou latins3 . Citons seulement un beau passage de la neuvième homélie pascale de saint Cyrille d’Alexandrie, proclamant que Dieu, qui a fait un prin­ temps pour les plantes, ne pouvait laisser les hommes sans printemps pour leur âme : « L’auteur de ces choses, c’est le Christ. Et c’est pourquoi Dieu le Père s’écriait, par l’un de ses prophètes : Aie confiance, ô Sion, que tes mains ne défaillent point ; le Seigneur Dieu, puissant en toi, te sauvera et il te renouvellera dans son amour (Sophon., ΠΙ, 17). En effet, au temps de son amour pour nous, c’est-à-dire lorsque, pour nous, il s’est fait homme, il a métamorphosé en lui la nature tout entière en vue dim renouvellement de la vie, προς καινότητα ζωής δλην έν έαυτω άυαμορφώσας τήν φύσιν, la ramenant à son état premier ; étant Dieu, il nous a apporté un prin­ temps de la pensée, et, tandis que nous étions charnels, sous l’antique domination du péché, il nous a rendus spirituels par l’effet de sa bienveillance »38. Et le sacre­ ment par excellence de cette pleine et merveilleuse incor­ poration au Christ, ce qui constitue le cœur de toute l’Église, c’est l’eucharistie : « Si Paul a dit qu’un peu de 36. S. Hilaire, ibid., cap. xxvin, n° 1, col. 1064. 37. « De même qu’aucun homme n’est, ne fut ou ne sera, dont la nature n'aurait pas été assumée dans le Christ Jésus notre Seigneur... » Concile de Quierzy, en 853, Denz., n° 319. 38. P. G., t. LXXV1I, col. 581. l’église prémices du nouvel univers 229 ferment soulève toute la pâte, ainsi la moindre eulogie (hostie consacrée) change en elle tout notre corps, le remplissant de sa propre énergie, en sorte que le Christ est en nous, et nous pareillement en lui ; et ainsi l’on peut dire en vérité que le ferment est dans toute la pâte et la pâte dans tout le ferment »39. « Car, il est bon de le remarquer, le Christ affirme qu’il sera en nous non seule­ ment par une certaine relation d’affection, mais encore par une participation physique. De même que, sous l’ac­ tion du feu, deux morceaux de cire, rapprochés l’un de l’autre, ne font ensemble qu’un seul tout ; ainsi, par la participation de son corps et de son précieux sang, le Christ lui-même est en nous, et nous sommes à notre tour un avec lui. Ce qui est, en effet, corruptible par nature, ne peut être vivifié qu’à la condition d’être uni corporellement au corps de celui qui, par nature, est la vie, à savoir du Fils unique, du Monogène »40. 5. Le Fils unique devient par sa naissance le premierné parmi beaucoup de frères Que le Verbe ait pris une chair particulière, une nature individuelle, pour unir à lui, à travers elle, la nature humaine universelle et même la création tout entière, un peu à la façon dont, en touchant une seule corde d’une harpe, on fait vibrer toutes les autres, les Pères se sont montrés peut-être plus soucieux de procla­ mer avec force cette prodigieuse révélation que de préci­ ser la forme concrète sous laquelle elle devait se réaliser. Il est certain en tout cas qu’ils ne se sont pas lassés d’en 39. In Joannis evangelium, lib. IV, cap. il ; P. G., t. LXXIII, col. 584. 40. Ibid.' lib. X, cap. H ; P. G., t. LXXIV, col. 341. 230 Π - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE déceler la présence dans Γ Écriture, notamment dans les passages où Jésus est appelé le premier-né du Père. Dès l’instant où le Verbe s'unissait à une nature créée, il contractait une parenté réelle, profonde, jusqu’alors inouïe, avec l’ensemble de la création, laquelle recevait, à ce moment, un droit radical à être mystérieusement réorganisée et une dignité surprenante : « C’est en lui, dit saint Athanase, que la création tout entière est créée et est adoptée comme fille»4142 . Il devenait, en un mot, le premier-né, la cause exemplaire et la cause finale du nou­ vel univers de la rédemption et de toutes les créatures qui s’y trouvent renfermées, spirituelles et matérielles, anges, hommes et choses. Certains Pères, qui aimaient à considérer le Christ comme le frère aîné de toutes les créatures, se sont plu à trouver une révélation de cette vérité dans le primogenitus omnis creaturae1'1, de l’épître aux Colossiens (l, 15). Quoi qu’on pense de cette exé­ gèse43, il reste que, du fait que le Verbe s’est incarné dans 41. Ill Contra Arianos, n° 9 ; P G., t. XXVI, col. 340. 42. En réalité, ce texte signifie que le Christ est né, comme Verbe, «avant toutes choses». Jules LEBRETON, S. J., rapproche le πρωτότοχος de saint Paul du μονογενής de saint Jean : « La déter­ mination : premier-né de toute la création, ne modifie pas la valeur de cette expression ; le contexte exclut certainement une interprétation qui ferait rentrer le Christ dans la création comme dans une série dont il serait le premier terme, au sens, par exemple, où il est dit un peu plus bas : premier-né d'entre les morts, et, dans l’épître aux Romains, premier-né parmi beaucoup de frères. Saint Paul en effet explique ainsi sa pensée : il est le premier-né de toute la création, parce qu'en lui tout a été créé dans les deux et sur la terre. Il ne dit pas : tout le reste, mais: tout... » Les origines du dogme de la Trinité, Paris, 1919, p. 367. 43. « En vue de répondre aux Ariens qui abusaient de ce texte pour faire du Fils de Dieu une créature, quelques Pères grecs, comme saint Athanase, saint Grégoire de Nysse, saint Cyrille d’Alexandrie, ont appliqué le titre de premier-né de toute créature au Verbe incarné, en tant que principe de la nouvelle création spirituelle, inau- l’église prémices du nouvel univers 231 une créature, toutes les créatures, en tant que telles, lui sont devenues fraternelles ; dignité quelles n’eussent jamais eue dans l’état d’innocence, au temps du premier Adam. Mais c'est à la créature humaine, à l’exclusion de toutes les autres créatures, que le Verbe s’est uni d’une façon immédiate. L’humanité lui a, pour ainsi dire, pré­ senté ce quelle pouvait produire de meilleur, une chair formée dans le sein de la Vierge, la plus belle fleur de la tige de Jessé. En assumant cette nature particulière, en l’attachant à sa personne divine, il a contracté, avec tout le reste de l’humanité, une parenté intime et imprévi­ sible. Il était, depuis toujours, Fils unique du Père, et il a commencé de devenir le premier-né d’autres fils, faisant des hommes ses frères d’adoption et des cohéritiers de sa gloire. L’Écriture elle-même annonce ces merveilles. Elle nous dit que ceux qu’il a connus d’avance, Dieu les a aussi prédestinés « à être conformes à l’image de son Fils, pour qu’il fût le premier-né parmi de nombreux frères » (Rom., VIII, 29)44 ; que lorsque le temps fut révolu, Dieu gurée par l’Évangile. Cette interprétation, en désaccord avec le contexte immédiat, est aujourd’hui abandonnée. » Joseph HUBY, S. J., Les épitres de la captivité, Paris, 1935, p. 39. Le même auteur cite, ici, un texte de ThÉODORET, P. G., t. LXXXII, col. 597 : « Premier-né, non comme ayant la création pour sœur, mais comme engendré avant toute la création. » Sur Col. I, 15-20, M.-J. LAGRANGE écrit: «Le but est clair, c’est d’établir la souveraineté du Christ sur toutes les créatures et ensuite dans l’Église, d’abord comme Fils avant toute création, par son droit propre, ensuite comme incarné, du droit de sa Rédemption. » « Les origines du dogme paulinien de la divinité du Christ », Revue Biblique, 1936, p. 21. 44. Cf. Hébr., I, 6 : Dieu « introduisant dans le monde le premierné, dit: Que tous les anges l’adorent». Et aussi. Col., I, 18, et Apoc., I, 5 : « le premier-né d’entre les morts », textes qui se rappor­ tent immédiatement à l’œuvre rédemptrice du Christ. 232 II - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE « envoya son Fils, né d’une femme, né sous la loi, pour racheter ceux qui étaient sous la loi, afin que nous reçus­ sions l’adoption» (Gal., IV, 4-5); qu’il convenait «que Celui pour qui et par qui sont toutes choses, entrepre­ nant de conduire à la gloire un grand nombre de fils, rendît parfait par le moyen des souffrances le chef qui devait les acheminer au salut. Car celui qui sanctifie et ceux qui sont sanctifiés sont tous de même origine, et c’est pourquoi il ne rougit pas de les appeler frères, lors­ qu’il dit : J’annoncerai ton nom à mes frères... Me voici, moi et les enfants que Dieu m’a donnés. Ce n'est pas, en effet, à des anges qu’il vient en aide, c’est à la postérité d’Abraham ; de là vient qu’il a dû être fait semblable en tout à ses frères» (Hébr., II, 10 à 17) ; et c’est pourquoi nous sommes « cohéritiers du Christ » (Rom., VIII, 17). Le thème du Fils unique qui devient premier-né, de X unigenitus qui devient primogenitus afin qu’à partir de lui soit rénovée la nature humaine, cher aux Pères de l’Église, revient fréquemment sous la plume de saint Cyrille d’Alexandrie : « Il est Fils unique et Verbe, en tant que sorti et engendré du Père ; et il est premier-né parmi de nombreux frères, depuis qu’il s’est fait homme. Le nom de Fils unique, propre au Verbe, lui demeure après son union à la chair ; et le nom de premier-né, qui d’abord ne lui convenait pas, lui devient propre avec la chair..?5 Il est Fils unique par nature, car seul il naît du Père, Dieu de Dieu, lumière de lumière ; et il est pre­ mier-né à cause de nous, afin qtte toute la création, insérée sur une racine immortelle, puisse refleurir sous l’action de celui qui demeure toujours. Car toutes choses ont été faites par lui ; elles continuent d'être et de subsister en lui »46. La descente du Verbe dans le temps marque l’avè45. De Trinitate, dialog. I ; P. G., t. LXXV, col. 694. 46. Thésaurus, Assertio XXV ; P. G., t. LXXV, col. 406. - Dans le Paradis perdu de M1LTON, chant III, Dieu compare son Fils, le nouvel l’église prémices du nouvel univers 233 nement d’un monde nouveau où toutes les créatures sont appelées à naître une seconde fois, à l’unisson du Sauveur. 6. Le Christ épouse l’humanité, ou la comparaison nuptiale L’union du Verbe fait chair avec l’humanité tout entière est désignée encore dans ΓÉcriture par deux com­ paraisons majeures, celles de l’époux et de l’épouse et celle de la tête et du corps. Parfois ces deux comparai­ sons sont séparées, parfois aussi elles sont fondues ensemble. Les mots y prêtent. Dire que le Christ est chef ou tête de l’Église, caput Ecclesiae, cela peut signifier, en effet, qu’il en est ou bien le maître, comme l’époux l’est de l’épouse, ou bien la partie principale, comme la tête l’est du corps. a) L’Église comme épouse On peut déjà parler de mariage, bien que d’une manière moins rigoureuse, à propos du mystère même de l’incarnation. Saint Augustin, par exemple, dira que, dans le sein de l’Église « se sont joints ensemble l’époux et l’épouse, le Verbe et la chair »47. Saint Grégoire par­ lera, lui aussi, « des noces que Dieu le Père a préparées pour son Fils quand il l’a uni à une nature humaine dans le sein de la Vierge, et quand il a voulu que celui qui était Dieu avant tous les temps devînt homme à la fin Adam, à une seconde racine, par qui seront relevés tous ceux qui doi­ vent l’être ; et sans elle, personne : As in him perish all men, so in thee, As from a second root, shall be restor'd As many as are restord; without thee none. 47. In epist. Joannis, tract. I, n° 2. 234 II - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE des temps ». Mais il ajoutera aussitôt que, les noces se faisant d'habitude entre deux personnes, il est préférable de réserver ce nom à l’union du Christ et de l’Eglise, et de dire que « le Père a préparé des noces pour son Fils, lorsque, par le mystère de l’incarnation, il lui a uni la sainte Église », le sein de la Vierge Mère ayant été le lieu de cette rencontre48. C’est l’humanité tout entière qui est, en principe, épousée par le Christ ; c’est elle tout entière qui est conviée à venir aux noces. Mais c’est dans la mesure seu­ lement où elle répond à l’invitation et où les noces avec le Christ se consomment, que l’humanité devient vérita­ blement l’épouse et quelle prend le nom d Église. En sorte qu'à regarder non plus aux possibilités mais aux réalités, non plus à l’aspect virtuel mais à l’aspect actuel, il faudra dire que l’épouse est l’Église seule, et non 1 hu­ manité tout entière. Ainsi considérée, l’Église forme un tout. Le Christ ne lui est pas identifié, du moins d’une façon propre; il n’est pas incorporé à elle à titre de membre, de partie intégrante; il est déjà dans la gloire du ciel, elle est encore dans les épreuves du temps. Pourtant, elle n’est pas séparée de lui ; elle lui est étroitement unie ; elle reste distincte et dépendante de lui, à la manière dont l’effet reste distinct et dépendant de la cause propre qui le sou­ tient dans l’existence49. L’Église est en face du Christ, 48. HomiL in Evang, lib. II, homiL 38, n° 3 ; P. L., t. LXXVI, col. 1283. CE saint THOMAS: «L’union, dans le Christ, de la nature humaine au Verbe n’est pas à proprement parler un mariage, car on ne constate pas ici une distinction de personnes entre l'époux et l’épouse. Pourtant si l’on dit parfois que la nature humaine du Christ est l'épouse du Verbe, c’est parce qu’elle se trouve engagée dans une union indissoluble, et parce qu’elle est régie par le Verbe comme l'épouse par l’époux. » IV Sent., dist. 49, qu. 4, a. 3, ad 2. 49. «Le mot d'Église, dit saint Thomas, a deux significations. Dans un premier sens, il désigne simplement le corps, qui est uni au l’église prémices du nouvel univers 235 bien quelle vienne de lui, un peu comme Eve était en face d’Adam, bien quelle vînt de lui. Entre l’Église et le Christ, il y a donc cette distinction de personnes qui est la condition éloignée d’un vrai mariage. Et il y a cette conformité spécifique de nature'0, mieux encore cette similitude de complexion qui en est la condition toute prochaine. Car l’Église est le milieu sensible où s’incarne la vertu rédemptrice. Le Christ l’a rendue participante de son pouvoir sacerdotal, de sa grâce et de sa vérité. L’ayant faite ainsi à sa ressemblance, os de ses os et chair de sa chair, capable de le deviner et de l’aimer, il ne sauChrist comme à sa tête, à son chef. C’est ainsi que l’Église peut être dite épouse. Le Christ, alors, est non pas un membre de l’Église, mais la tête, le chef agissant sur tous les membres de l’Église. » Qu’on pense si l’on veut, à une cité et à son chef, à Venise, épousée par ses doges. « Dans un second sens, le mot d’Église peut désigner à la fois la tète et les membres. Le Christ peur alors être appelé membre de l’Eglise, puisqu’il exerce, en lui communiquant la vie, une fonction propre, distincte de celles des autres membres. Pourtant ce n’est pas une manière de parler de tout point rigoureuse, car un membre n’est jamais qu’une partie. Or, dans le Christ, le bien spirituel se trouve d’une manière non partielle mais totale et intégrale. Le Christ est à lui seul tout le bien de l’Église : qualitativement, il n’y a pas plus en lui et les autres qu’en lui tout seul. Quand donc on le prend au second sens», comme fait Tyconius dans la première de ses règles d’interprétation de l’Écriture, laquelle est approuvée par saint Augustin, De doctrina Christiana, lib. III, n° 44, « le mot d’Église désigne non l’épouse seule, mais ensemble l’époux et l’épouse, pour autant que par union spirituelle ils sont devenus une seule chose. Ainsi, bien que le Christ, dans un sens, puisse être appelé membre de l’Église, il n’est jamais appelé membre de l’épouse». IV Sent., dist. 49, qu. 4, a. 3, ad 4. Cf. De veritate, qu. 29, a. 4, ad 6. 50. « Bien que les anges entrent dans l’unité de l’Église, ils ne sont cependant pas membres de l’Église au sens où l’Église, par confor­ mité de nature au Christ, est appelée épouse. » S. THOMAS, IVSent., dist. 49, qu. 4, a. 4, ad 1. Les anges sont certes membres de l’Église, puisque le Christ est leur tête, cf. III, qu. 8, a. 4. Mais, c’est seule­ ment en raison des hommes, avec lesquels ils ne font qu’un dans l’Église, que celle-ci a droit pleinement au titre d’épouse. 236 11 - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE raie la regarder comme une étrangère. Il s’éprend de sa beauté. Il se l’unit d’amour. Il la fait sienne tout entière, esprit pour esprit, corps pour corps. C’était l’Église, telle quelle se trouvait à Damas, ce n’était pas le Christ, que poursuivait Saul, et pourtant, comme il approchait de la ville, environné soudain par une lumière du ciel et jeté par terre, « il entendit une voix qui lui disait : Saul, Saul, pourquoi me persécutes-tu ? Il répondit : Qui es-tu, Seigneur? Et le Seigneur dit : Je suis Jésus que tu persé­ cutes » (Actes, IX, 3-5). b) Fondements scripturaires L’image scripturaire des fiançailles du Christ et de l’Église, loin d’être une vision ennoblie des choses, une représentation plus pure que le réel, doit être bien plutôt regardée comme une formulation imparfaite du mystère unissant ensemble le Christ et l’Église. Comment toutes les images ne seraient-elles pas au-dessous de la vérité, quand elles servent à traduire les messages que 1 Amour infini nous adresse ? L’Évangile compare le royaume des cieux aux noces qu’un roi a préparées pour son fils et où tous les invités doivent porter la robe nuptiale (Mt., XXII, 1-14). Le royaume est encore semblable à dix vierges qui, « ayant pris leurs lampes, sortirent à la rencontre de l’époux» (Mt., XXV, 1). L’époux, c’est Jésus dont la présence visible sera retirée aux siens : « Est-ce que les amis de noce peuvent être dans le deuil tant que l’époux est avec eux ? Viendront des jours où l’époux leur aura été enlevé et alors ils jeûneront » (Mt., IX, 15). A lui seul appartient l’épouse : « Celui qui a l’épouse est l’époux ; mais l’ami de l’époux, qui se tient là et l’entend, se réjouit de joie à cause de la voix de l’époux. » Or, continue Jean Baptiste, « cette mienne joie est accomplie. Il faut que lui croisse et que moi je diminue» (Jean, III, 29). Déjà, dans l’église prémices du nouvel univers 237 l’Apocalypse, l’apôtre avait employé le même symbole, fréquent dans l’Ancien Testament, et qu’il avait luimême recueilli du Baptiste, pour signifier les noces de l’Agneau avec l’Église indivise, en partie glorieuse dans le ciel, en partie souffrante sur la terre : « Elles sont arri­ vées, les noces de l’Agneau, et son épouse s’est préparée, et il lui a été donné de s’envelopper de pur byssus écla­ tant. Car le byssus, ce sont les actes de justice des saints » (xix, 6-8). Enfin le symbole nuptial se rencontre en deux passages de saint Paul. L’Église de Corinthe est la vierge, dont la foi doit rester inaltérée, et qu’il veut comme paranymphe conduire jusqu’au ciel : «Je vous jalouse de la jalousie de Dieu. Car je vous ai fiancés à un unique époux, comme une vierge pure, pour vous présenter au Christ. Mais je crains bien que, comme le serpent par son astuce trompa Ève, vos pensées ne perdent, à l’en­ droit du Christ, leur ingénuité» (II Cor., XI, 2-3). En reprenant la même comparaison dans l’épître aux Éphésiens, saint Paul donne à la doctrine de l’amour nuptial du Christ et de l’Église son plus ample fondement révélé : « Soyez soumis les uns aux autres dans la crainte du Christ. Les femmes à leurs maris comme au Seigneur, car l’homme est chef de la femme comme le Christ est chef de l’Église, son corps, dont il est le sauveur ; et comme l’Église est soumise au Christ, que les femmes le soient aussi à leurs maris en toutes choses. Maris, aimez vos femmes, comme le Christ aima l’Église et se livra luimême pour elle, afin de la sanctifier, Payant purifiée par le baptême d’eau dans la parole, voulant se préparer à lui-même une glorieuse Église, sans tache ni ride ni rien de pareil, mais sainte et immaculée. C’est ainsi que les maris doivent aimer leurs femmes comme leurs propres corps. Celui qui aime sa femme s’aime lui-même. Personne n’a jamais haï sa propre chair, mais il la nourrit 238 U - LE CHRIST TÈTE DE ÜÉGLISE et il l'entretient. Ainsi le Christ fait-il de l’Église, car nous sommes les membres de son corps à lui. C’est pourquoi l’homme laissera son père et sa mère, et il s’at­ tachera à sa femme, et ils seront deux dans une seule chair. Ce mystère est grand, je dis par rapport au Christ et à l’Église» (v, 21-32). S’il est révélé que l’Église est faite à la ressemblance du Christ, quelle est os de ses os et chair de sa chair, que par adoption d'amour elle ne fait plus avec lui qu’une seule chose, qu’il l'aime et l’entretient comme son propre corps, on devine combien il est vain de vouloir, au nom de ΓÉcriture, séparer la cause du Christ de la cause d’une Église visible ; ou d’imaginer, par exemple, l’épouse du Christ sous les traits d’une confédération d’Églises par­ tiellement opposées entre elles : à la ressemblance du Christ, la véritable Église doit être une organiquement, non fédérativement. On comprend, en outre, qu’une Église élevée à la dignité de fiancée et d’épouse de l’Agneau, puisse devenir le nœud d'un univers meilleur que celui de l’état même d’innocence. c) Quelques textes de saint Augustin Cette révélation scripturaire, saint Augustin ne se lasse pas de la commenter. Il nous montre Dieu allant se cher­ cher une Église parmi les nations pécheresses, la puri­ fiant de ses souillures, la dotant et l’épousant ; c’est dans ce sens qu’il commente le psaume Audi filia : « Ecoute, b fille, et vois ; et incline la tête. C’est peu d’écouter, il faut écouter avec humilité, incline la tête. Oublie ton peuple et la maison de ton p'ere’. tu avais un peuple et une maison paternelle où tu es née ; c’était le peuple de Babylone, ayant pour roi le diable. De quelque part que vinssent les Gentils, ils venaient du diable : mais ils renonçaient à leur père le diable. Oublie ton peuple et la maison de ton père, car il fa mise au monde dans la souillure, en te fai­ l’église prémices du nouvel univers 239 sant pécheresse ; Celui qui te fera belle, c’est lui qui jus­ tifie l’impie, oublie ton peuple et la maison de ton père. Voici que le roi s est épris de ta beauté : quelle beauté sinon celle qu’il t’a faite ? Il s’est épris de la beauté, de la beauté de qui ? De la pécheresse, de l’inique, de l’impie que tu étais près de ton père le diable et de son peuple ? Non ! mais de celle dont il est dit : Quelle est celle qui s avance purifiée ? Elle était donc impure et elle a été purifiée, car quand vos péchés seraient comme la pourpre, je les purifierai comme la neige. Le roi a désiré ta beauté : quel roi ? Celui qui est le Seigneur ton Dieu. Vois donc si tu ne dois pas quitter ton père à toi, et ton peuple à toi, pour venir à ce roi ton Dieu. Dieu est ton roi ; ton roi, c’est ton époLtx. Tu épouses un roi qui est Dieu, dotée par lui, ornée par lui, rachetée par lui, guérie par lui. Tout ce que tu as pour lui plaire, tu le tiens de lui »51. Ces noces du Christ avec une Eglise tout entière issue de lui étaient annoncées en figure aux premières pages de la Genèse : « Quand le Christ dormait sur la croix, il représentait, mieux encore il accomplissait, ce qui avait été signifié en Adam. En effet, comme Adam dormait, une côte lui fut ôtée et Eve fut formée ; ainsi, comme le Seigneur dormait sur la croix, son côté fut percé par la lance, et les sacrements s’écoulèrent, par quoi l’Église est faite. Car l’Église, épouse du Seigneur est sortie de lui, comme Eve est sortie d'Adam ; comme l’une est sortie du côté de quelqu’un qui dormait, l’autre est sortie du côté de quelqu’un qui mourait »52. En épousant l’Église, le Christ lui donne en dot toutes les nations ; la véritable épouse du Christ se reconnaît donc à ceci que, partie de Jérusalem, elle deviendra catholique et universelle. A plusieurs reprises, saint 51. Enarr. in Ps. XLIV, n“ 25 et 26. 52. Enarr. in Ps. CXXVI, n° 7. 240 U - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE Augustin expose dans ce sens le texte de Luc XXIV, 4647 : «Jésus leur dit : Il est écrit qu’il fallait que le Christ souffrît, et ressuscitât des morts le troisième jour, et que la pénitence en vue de la rémission des péchés fût annoncée en son nom dans toutes les nations, à partir de Jérusalem. » D’où saint Augustin conclut : « Le Christ est donc l’époux d’une Église annoncée dans toutes les nations, propagée et développée jusqu’aux confins de la terre, à partir de Jérusalem. D'une telle Église le Christ est l’époux. Et toi, que prétends-tu ? de qui le Christ estil l’époux? de la secte donatiste ? Non, mille fois non! Non, homme bon ; non, homme mauvais ! Considérons les noces, lisons le contrat, et ne disputons pas. Si tu pré­ tends que le Christ est l’époux de la secte donatiste, je relis le contrat, je vois qu’il est l’époux de l’Église diffu­ sée par toute la terre »>3. Si le Christ est l’époux, que sont donc les apôtres ? Ils ne sont au vrai que les amis de l’époux, l’épouse ne leur appartient pas : « Devant monter au ciel, il leur confie de nouveau l’Église. L’époux, sur le point de partir, confie l’épouse à ses amis. Non pour quelle aime l’un d’entre eux, c’est lui quelle aimera comme époux. Elle les aimera comme amis de l’époux, pas autrement. C’est d’ailleurs tout ce qu’ils veulent. Ils ne permettraient pas que s’égare son amour ; ils ne voudraient pas être aimés pour l’époux. Voyez comment agit l’un d’entre eux. Remarquant que l’épouse se troublait à cause précisé­ ment des amis de l’époux, il s’écrie : J’apprends quily a des scissions parmi vous, et je le crois en partie... Il ma été rapporté à votre sujet, frères, par les gens de Chloé, quily a des disputes parmi vous. Je veux dire que tel d'entre vous déclare: Moi, je suis à Paul! tel autre: Et moi à Apollos! Et moi à Cépbas ! Et moi au Christ ! Le Christ est-il divisé '. 53. Senno CLXXXII1, n° 11. l’église prémices du nouvel univers 241 Est-ce Paul qui a été crucifié pour vous ' Est-ce au nom de Paul que vous avez été baptisés ? (I Cor., XI, 18 ; et I, 1113). O le vrai ami !... Il ne veut pas être aimé à la place de l’époux, afin de pouvoir régner avec l’époux »54. De ce mariage du Christ et de l’Église, qui reste en lui-même un mystère, la constance de l’Église à confesser le Christ, sera comme un signe extérieur. De même, écrit saint Augustin, que le mariage d’Abraham et de Sara était caché et qu’il ne fut révélé à Abimélech que lors­ qu’il tenta de le violer, ainsi la sainte Église est l’épouse du Seigneur Jésus dans le secret. Car c’est dans le secret et à l’intérieur que l’âme humaine adhère au Verbe de Dieu, pour qu’ils soient deux en une seule chair. Voilà le grand mystère du mariage en le Christ et l’Église, qu’an­ nonce l'apôtre. « Les pouvoirs terrestres de ce monde, représentés par Abimélech à qui il ne fut pas permis de toucher à Sara, ne commencèrent de soupçonner ce mariage de l’Église au Christ et l’invincible fidélité de sa soumission, que lorsque, après avoir usé de violence, ils furent vaincus par le témoignage divin des martyrs et résolurent d’honorer par les derniers empereurs ce qu’ils avaient en vain combattu par les premiers »55. La condition des enfants de Dieu dans l’état d’inno­ cence eût été sous bien des aspects meilleure que la nôtre. Cependant, leur société, si sainte qu’on doive l’imaginer, n’eût pas été une Église élevée à la dignité d’épouse du Verbe incarné et formant avec lui une seule chair, par un mariage d’abord dans la douleur, puis dans le sein de la gloire. 54. Sermo CCXVIII, n° 4. 55. Contra Faustum, lib. XXII, cap. XXXVIII. 242 Π - LE CHRIST TÈTE DE L’ÉGLISE 7. Le Christ s’incorpore l’humanité pour faire avec elle une seule personne mystique, le Christ total ; c’est la comparaison biologique Tout n’est pas dit sur le lien du Christ et de l’Église. Pour nous introduire plus avant dans l’intelligence de l’union à laquelle l’humanité tout entière est appelée dans le Christ et dans laquelle elle entre effectivement à mesure quelle devient l’Église, l’Écriture va les confondre encore davantage. Elle utilise une autre image ; ΓÉglise alors n’est plus considérée par rapport au Christ comme un tout, comme une personne distincte, comme l'épouse devant son époux ; elle ne forme plus avec lui qu’un seul organisme, un seul être moral, une seule personne mystique, le Christ total, dont il est la tête et dont elle est le corps. Voilà la comparaison biolo­ gique. a) La vigne et les sarments La forme évangélique de la comparaison biologique est celle de la vigne et des sarments. Le Fils de Dieu, par la nature humaine qu’il a prise, est au milieu des autres hommes comme une vigne excellente et véritable, por­ tant à la fois des branches stériles qui seront coupées et des branches fertiles qui produisent des fruits abondants : «Je suis la vigne véritable, et mon Père est le vigneron. Tout sarment en moi qui ne porte pas de fruit, il l’ôte>6 ; et tout sarment qui porte du fruit, il l’émonde 56. « Une branche peut être entée sur le Christ et cependant ne pas porter de fruit. [...] Il y aura donc des personnes se réclamant du Christ, et vraiment unies à lui, sans doute par la foi seule, et qui, néanmoins, ne portant pas de fruit, c’est-à-dire n ayant pas la charité (cf. XV, 9 : “ demeurez en mon amour »), sont exposées à être retran­ chées, c'est-à-dire complètement séparées du Christ. Ce n’est pas que le Christ leur enlève la charité; constatant quelles ne l’ont pas, il consomme la séparation : à quel moment ? cela n’est pas dit. Ce sera l’église prémices du nouvel univers 243 afin qu’il en porte davantage. Pour vous, à cause de la parole que je vous ai annoncée, déjà vous êtes émondés ; demeurez en moi, je demeurerai en vous. Comme le sar­ ment ne peut de lui-même porter du fruit, s’il ne demeure dans la vigne, ainsi vous ne le pouvez pas non plus si vous ne demeurez en moi. Je suis la vigne, vous, les sarments. Celui qui demeure en moi, et moi en lui, celui-là porte beaucoup de fruits ; car, détachés de moi, vous ne pouvez rien faire. Si quelqu’un ne demeure pas en moi, le voilà jeté dehors comme le sarment, et dessé­ ché; puis on les ramasse et on les jette au feu, et ils brû­ lent. Si vous demeurez en moi et si mes paroles demeu­ rent en vous, demandez ce que vous voudrez, et il vous adviendra. Ce qui glorifie mon Père, c’est que vous por­ tiez beaucoup de fruit, et ainsi vous serez mes disciples. Comme le Père m’a aimé, moi aussi je vous ai aimés ; demeurez en mon amour...» (Jean, XV, 1-9). On a là tout l’essentiel du mystère de l’union du Christ et de l’Eglise : la vigne est de même nature que les branches, elle leur communique constamment sa vie de vérité et d’amour pour qu’elles puissent donner non seulement des feuilles mais encore des fruits ; cependant elle peut peut-être seulement au moment de la mort, peut-être avant, en cas d’excommunication ou d’apostasie (cf. VI, 66 : « dès ce moment beaucoup de ses disciples se retirèrent, et ils n’allaient plus avec lui ») ; mais ces précisions ne sont pas dans l’enseignement direct de Jésus. Ceux qui ont la charité n’ont besoin que d'un nettoyage par retran­ chement que la providence du Père saura opérer par l’épreuve. » L’action du libre-arbitre est très marquée, car Jésus ne demeurera en les disciples que s'ils restent en lui ; « et cependant ils ne peuvent faire aucun fruit, c’est-à-dire aucune œuvre bonne dans l'ordre du salut, sans la sève qu’ils lui empruntent. Mystère insondable, dont les termes sont posés avec la simplicité familière et imagée des Synoptiques, plutôt que comme faisant partie d’un raisonnement paulinien ». M.-J. LAGRANGE, O. P., Évangile selon saint Jean, Paris, 1925, pp. 402 et 403. 244 Il - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE être tenue en échec par la liberté des branches57. Le Christ est la vigne, et nous sommes les sarments, dit saint Cyrille d’Alexandrie, « parce que nous entrons avec lui dans une communion non seulement spirituelle mais encore corporelle », à tel point qu’à la façon dont il s’est ressuscité lui-même, il ressuscitera celui qui mangera sa chair et boira son sang58. b) La tête et le corps ; Γexpression de « corps mys­ tique » 1. En prenant dans le sein de la Vierge, d’une manière immédiate, physique, hypostatique, son corps indivi­ duel, le Verbe prenait encore, virtuellement, d’une manière médiate, morale, mystique, l’humanité tout entière, l’appelant à former son corps parfait, c’est-à-dire l’Eglise. La comparaison de la tête et du corps, qui ajoute un trait à celle de la vigne et des sarments parce que la tête peut en outre instruire le corps, et qui laisse ainsi entendre que le Christ agit sur l’Eglise non seule­ ment en lui communiquant quelque chose de son sacer­ doce et de sa sainteté créée, mais encore en la régissant du dehors avec autorité, ne pouvait recevoir sa pleine signification que dans la perspective du mystère de l’in57. Saint Paul use d’une similitude voisine, où le Christ est sousentendu. L’Église éternelle est un olivier fécond. Les Juifs en sont les premières branches, détachées en partie par l’infidélité, mais que la foi y entera de nouveau plus tard. Les païens sont des branches sau­ vages, apportées d'ailleurs et qui, entées par la foi sur un bon arbre, en ont emprunté les vertus: «Et eux (Juifs), s'ils ne demeurent pas dans l’infidélité, ils seront entés ; car Dieu a le pouvoir de les enter de nouveau. En effet, si toi (Gentil), tu as été coupé de l’olivier sauvage auquel tu appartenais par nature et si tu as été enté sur un bon oli­ vier, de nature différente, combien plus ceux-ci seront-ils entés sur leur propre olivier auquel ils appartiennent par nature* (Rom., Xl, 23-24). 58. In Joan. Evang., lib. X, cap. il ; P. G., t. LXXIV, col. 344. l’église prémices du nouvel univers 245 carnation et elle est, en effet, propre au Nouveau Testament. Le Christ, écrit saint Paul, « est la tête du corps, c’est-àdire de l’Église, lui qui est le principe, le premier-né d’entre les morts, afin qu’il ait la primauté en tout. Car il a plu à Dieu de faire habiter en lui toute la plénitude {plérome)^ et de réconcilier par lui toutes choses en les ramenant vers lui, pacifiant par le sang de sa croix, par lui, soit ce qui est sur la terre, soit ce qui est dans les cieux » (Col., I, 18-20). Que personne, continue l’apôtre, ne vous frustre de la palme « vainement enflé par son intellect charnel et n ad­ hérant pas à la tête, de qui tout le corps, entretenu et uni ensemble au moyen de jointures et de ligaments, reçoit la croissance voulue de Dieu» (il, 18-19). La même doctrine est exprimée avec plus de richesse encore dans l’épître aux Ephésiens : « Le Christ a établi les uns apôtres, les autres prophètes, les autres évangélistes, les autres pasteurs et docteurs, en vue du perfectionnement des saints, pour l’œuvre du ministère, pour l’édification du corps du Christ, jusqu’à ce que nous parvenions tous à l’unité de la foi et de la connaissance du Fils de Dieu, à l’état d’homme par­ fait, à la mesure de la pleine croissance du Christ, afin que nous ne soyons plus des enfants flottants et emportés à tout vent de doctrine par la tromperie des hommes et par leur astuce à induire en erreur, mais que, adhérant à la vérité dans la charité, nous croissions de toute manière en celui qui est la tête, le Christ. C’est de lui que tout le corps, coordonné et unifié par les attaches le retenant à son prin­ cipe, aidé par la collaboration réglée de chaque membre, tire son propre accroissement en vue de s’établir dans la cha59. Si tout le plérome des grâces communicables habite dans le Christ, c’est parce que « tout le plérome de la divinité habite en lui corporellement» (Col., Il, 9). Cf. Jean, I, 14 : si le Christ est plein de grâce et de vérité, c’est parce qu’il est le Verbe fait chair. 246 Π - I E CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE rite» (IV, 11-16). A la ressemblance du corps humain, le corps du Christ est fait de plusieurs membres, solidaires les uns des autres60 : « En effet, le corps n’est pas constitué d'un seul membre, mais de plusieurs... Il y a plusieurs membres mais un seul corps. L’œil ne peut dire à la main: Je n’ai pas besoin de toi... Il faut qu’il n’y ait pas dissenti­ ment (schisme) dans le corps, et que les membres s’inquiè­ tent de la même chose les uns pour les autres. Lorsqu’un membre souffre, tous les membres souffrent avec lui ; lors­ qu'un membre est honoré tous les membres sont honorés avec lui. Vous êtes tous ensemble le corps du Christ et individuellement ses membres» (I Cor., XII, 14, 20-21, 25-27). En commentant I Cor., XII, 12: «Comme les membres du corps, étant multiples, sont un seul corps, ainsi le Christ », saint Jean Chrysostome note que l'inten­ tion de l’apôtre est d’insister avant tout sur le paradoxe de Légalité de tous les chrétiens, afin de consoler les plus humbles d'entre eux ; saint Paul, dit-il, écrit en effet non pas que tous les membres appartiennent à un seul corps, mais qu’ils sont un seul corps, et c’est pour signifier que les membres, inégaux lorsqu’on les compare entre eux, sont tous également nécessaires au corps, en sorte que leurs inégalités apparentes recouvrent une égalité foncière: « Sur un point tous les membres sont égaux, car tous sont un seul corps »61. 60. Dans les versets 14-20, Paul « montre que tous les membres ont un droit égal à se dire du corps, et que sans leur multiplicité le corps nexisterait pas»; dans les versets 21-26, on passe «à une seconde idée : non seulement les membres sont tous du corps, mais ils ont besoin les uns des autres » ; d’après les versets 27-28, « chacun a son rôle à jouer dans l’Église, comme membre du Christ, mais il ne doit pas le confondre avec celui des autres ; Dieu ménage à chacun les grâces requises par sa vocation, non par celle du voisin ». E.-B. ALLO, O. P., Première épitre aux Corinthiens, Paris, 1934, p. 330 61. Hom'd. XXX, n° 1 ; P. G., t. LXI, col. 249. l’église prémices du nouvel univers 247 Le Christ et l’Église s’achèvent mutuellement, comme la tête et le corps, de manière cependant que le Christ donne tout et que l’Église reçoive tout, et qu’il n’y ait pas moins de perfection dans le Christ pris tout seul que dans le Christ pris avec l’Eglise. D’une part, en effet, le Christ est l’achèvement qualitatif, intensif, formel (pléromè) de l’Église : « Vous avez été achevés en lui, qui est la tête de toute principauté et de toute puissance » (Col., Il, 10); «Car le Christ est toutes choses en tous» (CoL, III, 11). Et d’autre part, l’Église est l’achèvement quantitatif, extensif, matériel du Christ qui a besoin de s’épancher en elle : « Dieu l’a donné comme chef incom­ parable à son Église, qui est son corps, c’est-à-dire l’achè­ vement (pléromè) de celui qui s’achève entièrement en tous ses membres » (Ephés., I, 22-23) ; et comme Dieu nous associe vitalement à l’œuvre du gouvernement de l’univers en nous donnant d’agir, ainsi le Christ veut nous associer vitalement à sa rédemption en nous don­ nant de pouvoir souffrir de sa souffrance et aimer de son amour : « Maintenant, je me réjouis de mes souffrances endurées pour vous, et j’achève dans ma chair ce qui manque aux tribulations du Christ pour son corps qui est l’Église» (Col., I, 24). Douze siècles plus tard, saint François dira sur l’Alverne : « O mon Seigneur Jésus-Christ, je te prie de me faire deux grâces avant ma mort: la première, que je sente dans mon âme et dans mon corps, autant qu’il est possible, cette même douleur que toi, doux Seigneur, as soufferte à l’heure de ta très acerbe passion ; la seconde, que je sente dans mon cœur, autant qu’il est possible, cet excessif amour qui t’enflam­ mait, toi, Fils de Dieu, à souffrir volontiers une telle souffrance pour nous pécheurs ». 2. C’est en image que les mots de tête et de corps sont employés pour désigner les rapports du Christ et de 248 Il - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE l’Église. Saint Thomas écrit : « Métaphoriquement, le corps signifie une multitude ordonnée, corpus similitudinarie dictum, id est aliqua multitudo ordinata d*1 \ et encore: « De même que l’Église entière est appelée un seul corps mystique, par similitude au corps naturel de l’homme où la diversité des membres entraîne la diver­ sité des actions, selon l’enseignement de l’apôtre ; ainsi le Christ est appelé la tête de l’Église par comparaison avec le rôle que la tête a dans l’homme »62 63. Cette expression de « corps mystique », que saint Thomas, en l’opposant à celle de «corps naturel», emploie pour signifier l’Église, avait commencé, au IXe siècle, par désigner le corps eucharistique ou sacra­ mentel du Christ, qu’on appelait mystique: 1° parce qu’il s’enveloppe mystérieusement sous les apparences du pain et du vin, 2° parce qu’il porte avec lui le mystère du corps sacrifié une fois pour toutes sur la croix, 3° parce qu’il est le foyer du corps mystérieux dont le Christ est la tête, à savoir de l’Église. Dans la seconde moitié du XIIe siècle, en vertu d’un phénomène riche d’une signifi­ cation théologique qu’il nous faudra dégager, la même expression, changeant de sens, avait glissé du corps sacra­ mentel au corps ecclésial ; à savoir de l’eucharistie, nom­ mée dès lors le corps « vrai » ou le corps « propre » du Christ, à l’Église, nommée par opposition le corps « mystique » du Christ. Ce déplacement de signification allait être accrédité dès le seuil du XIIIe siècle, par l’auto­ rité des grands scolastiques, et il devait recevoir sa pre62. III, qu. 8, a. 1, ad 2. Saint THOMAS en conclut que, si la tête est la partie suprême du corps naturel, un corps collectif avec sa tête peut, au contraire, être partie d’un tout plus vaste, en sorte que le chef de famille sera subordonné au chef de la cité. Pareillement rien n’empêche que, si l’Église a pour tête le Christ, celui-ci ait pour tête Dieu. 63. Ibid., in corp. l’église prémices du nouvel univers 249 mière consécration officielle, le 18 novembre 1302, dans la bulle Unam sanctam de Boniface VIII, où l’Église est déclarée pareille à « un corps mystique, ayant pour tête le Christ, qui a pour tête Dieu »6465 . Dans la suite, les théologiens donneront plusieurs interprétations simultanées de ces mots de « corps mys­ tique» appliqués à l’Église. Suivant le cardinal Jean de Turrecremata, par exemple, « mystique », qui vient de mystère, désigne ce qui est consacré, divin, secret, figura­ tif; or, l’Église est appelée corps mystique pour ces quatre raisons : elle est consacrée et sainte comme étant le temple de Dieu ; elle est divine, car ses membres sont divinisés par la grâce ; elle est secrète, occulta, car nous ignorons, dans le temps de ce pèlerinage, qui en fait par­ tie véritablement et absolument ; enfin, surtout, elle est figurative, car elle a la figure, la ressemblance d’un corps humain, puisqu’elle se compose : a) de plusieurs mem­ bres, affectés à divers offices et assemblés entre eux comme les grains de blé et de raisin dans le pain et dans le vin, b) tous unis par la foi à leur tête qui est le Christ, c) régis et vivifiés par un même esprit, qui est l’Esprit saint, d) et formant, avec le Christ, un seul homme, une seule personne, unus homo, una persona^. Disons, en résumé, que l’expression de corps mys­ tique, outre quelle rappelle aux théologiens par ses pre­ miers sens historiques que l’eucharistie est le sacrement 64. Denz., n° 468. - Voir sur cette question, les recherches du P. Henri DE LUBAC, S. J., Corpus mysticum, L'Eucharistie et l’Église au moyen âge, Paris, 1944, pp. 65 et 117. Le même auteur écrit, dans son livre sur le Catholicisme, Paris, 1938, p. 19 : « La métaphore paulinienne du corps - qui par elle-même n’avait rien d’original - prend une signification très énergique du fait que Paul ne dit pas seulement le corps des chrétiens, comme on pouvait dire le corps des Hellènes, ou le corps des Juifi, mais le corps du Christ, et qu’il la commente par sa for­ mule incessamment répétée : dans le Christ, dans le Christ Jésus. » 65. Summa de Ecclesia, lib. I, cap. XLIII, Venise, 1560, p. 50. 250 II - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE de l’imité suprême de l’Église6667 , leur sert maintenant, d’un point de vue métaphysique, à avertir de la double transposition qu’on doit faire subir au mot de corps pour l’appliquer, après saint Paul, à signifier l’Église: en effet, on passe alors, d’une part, d’un corps naturel, où les organes sont les parties intégrantes d'un unique tour physique et substantiel, à un corps communautaire, où chaque personne humaine demeure un tout substantiel et dont l’unité ne peut être que morale et accidentelle, en sorte que l’unité corporelle, transportée du plan de la biologie au plan de la sociologie, perd nécessairement de sa rigueur; et, d'autre part, on passe en même temps d’un étage communautaire temporel et naturel, à un étage communautaire spirituel et surnaturel, en sorte que l’unité corporelle reçoit ici de merveilleux accroisse­ ments. Ainsi, le mot de corps, appliqué à l’Église, doit se relâcher sous un aspect mais s’intensifier sous un autre aspect ; il est trop fort mais aussi trop faible. L’Église, dont chaque membre est une personne valant pour ellemême et rachetée pour elle-même, est une moralement et accidentellement', mais étant ramassée dans le Christ et dans l’Esprit saint, elle est une ineffablement et divine­ ment·. et c’est tout cela qu’on veut signifier à la fois quand on dit quelle est le corps mystique du Christ6 . 66. Cela ne veut pas dire que l’Église entière, y compris les pou­ voirs d’ordre et de juridiction, soit l’effet de l’eucharistie ; cela veut dire que l’unité suprême de l’Église, à laquelle tout le reste est ordonné, consiste en cette perfection de la charité sacramentelle qui est l’effet propre de l’eucharistie. 67. Ce que nous appelons le corps mystique du Christ, sainte CATHERINE de Sienne l’appelait le « corps universel de la religion chrétienne » et elle réservait le nom de « corps mystique de la sainte Église » à 1 ensemble de la hiérarchie : « Regarde et vois comment mon épouse s est souillé le visage, comment elle est devenue lépreuse par 1 impureté, 1 amour-propre, l’enflure d orgueil et l’avarice de ceux qui se nourrissent à son sein, je veux dire de la religion chrétienne. l’église prémices du nouvel univers 251 D’une manière semblable, les théologiens diront que le Christ est tête de l’Église « mystiquement »68, et cela signifie que, moyennant une transposition qui fera pas­ ser du plan de la biologie à celui de la sociologie et du plan de la nature à celui de la grâce, son rôle dans l’Église sera comparable à celui de la tête dans le corps humain. Mais ici encore la comparaison sera à la fois trop forte et trop faible. Trop forte : car dans le corps naturel il ne peut rien y avoir au-dessus de la tête, tandis que, si l’Église a pour tête le Christ, lui-même a pour tête Dieu69. Et néanmoins trop faible : car, si c’est comme homme et comme consubstantiel à nous que le Christ est la vigne dont nous sommes les branches, la tête dont nous sommes les membres, toutefois, cet homme étant, en même temps, le Fils unique de Dieu, consubstantiel au Père, il en résulte que le privilège de la tête, qui est selon saint Thomas, d’avoir dans le corps qui est le corps universel ; et je parle de même du corps mystique de la sainte Église, c’est-à-dire de mes ministres, qui se tiennent sur son sein pour s’y nourrir. Et ils n’ont pas seulement à s’y nourrir ; ils ont encore à nourrir, en le rapprochant de ce sein, le corps universel du peuple chrétien et de tout peuple qui voudrait sortir des ténèbres de l’infidélité et s’unir comme membre à mon Église [...]. Vous êtes mes ouvriers que j’ai mis à travailler dans la vigne de la sainte Église. Vous travaillez dans le corps universel de la religion chrétienne, placés là par moi, qui vous ai donné la lumière du saint baptême. Ce baptême, vous l’avez reçu du corps mystique de la sainte Église, par les mains de mes ministres, que j’ai envoyés travailler avec vous. Vous, vous êtes dans le corps universel ; eux, ils sont dans le corps mystique, employés à paître vos âmes, en vous distribuant le Sang par les sacrements que vous recevez d’eux, en arrachant les épines de vos péchés mortels, et en semant en vous la grâce. Libro della divina dottrina, cap. XIV et XXIII ; Scrittori d’Italia, Bari, 1912, pp. 33 et 45. Cf. trad. HURTAUD, 0. P., Paris, 1913,1.1, pp. 55 et 78. 68. « Chrisrus dicitur caput Ecclesiae mystice seu moraliter. » BlLLUART, De incarnatione, dissert. 9, a. 1, édit. Brunet, t. V, p. 488. 69. Saint Thomas, III, qu. 8, a. 1, ad 2. 252 Il - LE CHRIST TÈTE DE L’ÉGLISE l’excellence, la suprématie, le premier rang, se trouve réa­ lisé d’une manière absolument inouïe dans le Christ, lequel, au lieu d’être une simple chose créée, comme la tête dans l’organisme, ne fait qu’un au contraire avec la personne incréée du Verbe °. Les scolastiques explique­ ront, en effet, à propos d'une question plus restreinte, que, si le Christ est tête de l’Eglise par la grâce habituelle qui remplit son âme70 7172 , c’est du fait qu’il possède cette 73 grâce « comme une propriété naturelle découlant de son union personnelle au Verbe, selon Jean, I, 14: Nous avons vu sa gloire, comme d’un Fils unique du Père, plein de grâce et de vérité » 2 ; et, par conséquent, du fait que cette grâce créée connote la grâce incréée de l’union hypostatique. Et il s’ensuit que, même si le Christ avait communiqué à ses ministres son pouvoir d’excellence, en sorte qu’ils fussent devenus tête de l’Eglise dans la ligne des sacrements et de la grâce, cependant, ils n’eus­ sent été chefs qu’à la manière d’instruments séparés et secondairement, et non pas à la manière d’un instru­ ment conjoint à la divinité et principalement \ Ce qui, absolument parlant, aurait pu être communiqué par le Christ à ses ministres, écrit Jean de Saint-Thomas, « c’eût été un simple rôle de chefs de l’Eglise, mais non pas le rôle d’un instrument conjoint à la divinité ni celui de chef principal de l’Église ; car, de même que l’éléva70. Cf. SCHEEBEN, Dogmatik, qui nomme le Christ caput substan­ tiale, et même caput supersubstantiale, t. Ill, p. 144. 71. Saint Thomas, III, qu. 8, a. 5. 72. Cajetan, in III, qu. 8, a. 5, n° III. 73. Saint THOMAS, III, qu. 64, a. 4, et ad 3. Le pape n’est tête de l’Église que dans la ligne de la juridiction permanente et encore •«pour un temps restreint». III, qu. 8, a. 6. - CAJETAN écrit: « L’Église est le corps du Christ, non de Pierre... Ce n'est pas Pierre qui agit par les membres de ce corps ; c’est le Christ qui agit par Pierre et par les autres. » Apologia de comp. auct. papae et concilii, cap. VIH, n° 519. l’église prémices du nouvel univers 253 non et leminence de l’ordre hypostatique étaient incom­ municables à une pure créature, pareillement la dignité de chef de l’Église, pour autant que cette dignité résul­ tait d’une grâce connotant l’union au Verbe »7475 . C’est tout cela qu’on résumera en disant que le Christ est mys­ tiquement la tête de l’Église, qu’il est le chef mystique de l’Église. On peut encore aller plus loin et dire que l’Église et le Christ font ensemble une seule « personne mystique ». c) Le Christ total, tête et corps, considéré comme une personne unique 1. Ce que saint Paul appelle le Christ, c’est souvent sans doute le Christ seul, mais c’est aussi parfois le Christ complété par ceux que le baptême lui incorpore, le Christ revêtu de ses membres : « Vous tous qui êtes allés au Christ par le baptême, vous avez revêtu le Christ. Il n’y a plus ni Juif ni Grec, ni esclave ni homme libre, ni homme, ni femme, car vous êtes tous un (εΙς) dans le Christ Jésus. Or, si vous êtes [quelque chose] du Christ, vous êtes donc la lignée d’Abraham, héritiers selon la promesse» (Gal., III, 27-29) ; le Père Lagrange croit, à ce propos, que la lignée unique, sur qui, suivant une déclaration un peu antérieure de l’apôtre (ni, 16) les promesses faites à Abraham doivent se reverser, c’est, lit­ téralement, le Christ « individuel » ; mais, ajoute-t-il, puisque les fidèles, en s’unissant au Christ, font partie de la lignée et même sont cette lignée, il faut bien, par voie de conséquence, reconnaître ici l’idée du Christ « mys­ tique»'. Cette dernière idée est d’ailleurs directement exprimée dans I Cor., XII, 12-13 : « Comme le corps est un et a plusieurs membres et que tous les membres du 74. In III, qu. 8 ; disp. 10, a. 1, n° 20 ; édit. Vivès, t. VIII, p. 255. 75. Épîtreaux Galates, Paris, 1918, pp. 77 et 94. 254 Il - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE corps, malgré leur nombre, sont un seul corps, de meme aussi le Christ ; nous avons tous été baptisés en effet dans un seul Esprit en vue de former un seul corps, Juifs et Grecs, esclaves et libres... » ; texte où l’Église est nommée «hardiment le Christ, le Christ mystique» 6. En outre, dans un passage, déjà signalé, de l’épître aux Éphésiens, l'apôtre annonce que les chrétiens doivent grandir «de manière à former un homme parfait, selon l’âge mûr de la plénitude du Christ» (IV, 13) ; ce que le Père Prat, à qui nous empruntons cette traduction, commente en disant que « l’homme parfait, c’est le Christ mystique, composé du chef et des membres et destiné à une perfec­ tion dont il peut se rapprocher indéfiniment sans en atteindre jamais la limite » . Tous ces enseignements de l'apôtre ont leur source immédiate dans l’épisode du livre des Actes, où Saul découvre, par une révélation bouleversante, que c’est Jésus lui-même qu’il vient de meurtrir dans les chrétiens (Actes, IX, 4 ; XXII, 7). Enfin la grande vision qui ouvre l’Apocalypse, où la figure colossale du Christ, prêtre, roi, Dieu, semble envelopper 76. E.-B. ALLO, O. P., Première épître aux Corinthiens, Paris, 1934, p. 329. 77. Si le corps répondait pleinement à la tête, le Christ mystique serait un homme parfait en ce sens qu’il ne lui manquerait rien de la perfection qu'il peut et doit posséder. Les imperfections ne viennent pas de la tête qui a la plénitude ; elles dérivent du corps qui aspire et tend à la perfection sans jamais pouvoir arriver au plus haut sommet.» La théologie de saint Paul, Paris, 1913, t. I, p. 413. - A propos de la formule : dans le Christ Jésus, fréquente dans saint Paul, par exemple : « Tous vous êtes un dans le Christ Jésus » (Gal., 111, 28), le Père PRAT écrit : « En vertu de la théorie du corps mystique, nous faisons panic intégrante du Christ, nous revêtons le Christ, nous sommes plongés dans le Christ, le Christ est en nous et nous sommes en lui. Tel est le sens ordinaire et pour ainsi dire technique de la for­ mule In Christo Jesu dans saint Paul, en particulier quand il s’agit de la vie surnaturelle du chrétien ou de l’union des chrétiens entre eux.» Ibid., p. 436. l’église prémices du nouvel univers 255 les sept Églises (l, 13), les soutenir par sa puissance (l, 16), marcher au milieu d’elles (il, 1), peut être à son tour considérée comme la figuration la plus majestueuse de la doctrine chère à saint Paul, mais qui vient de plus haut («J’ai eu faim et vous m’avez donné à manger... » Mt., XXV, 35-45), affirmant la compénétration et la sym­ biose du Christ et de son Eglise. 2. Saint Paul ne parle pas de « corps mystique » mais simplement de « corps » ; ni de « Christ mystique » mais simplement de « Christ »78. a) Saint Augustin reprendra parfois ce dernier mot : «Il y a beaucoup d’hommes et ils ne font qu’un homme, il y a beaucoup de chrétiens et ils ne font qu’un Christ. Les chrétiens, unis à leur chef monté au ciel, ne font qu’un Christ, unus Christus. Non que l’unité soit du côté du Christ, la pluralité de notre côté ; mais nous tous, en lui qui est un, nous devenons un. Le Christ est donc un homme unique, ayant sa tête et son corps, unus ergo homo Christus, caput et corpus. Quel est son corps ? c’est l’Église »79. Les souffrances du Christ peuvent embrasser à la fois les siennes propres, et celles de son Eglise : « Les souf­ frances du Christ ne sont pas toutes dans le Christ ; et pourtant, les souffrances du Christ sont toutes dans le Christ. Appelles-tu Christ la tête et le corps, les souffrances 78. « Écrivant aux Corinthiens, le docteur des nations, sans rien ajouter, appelle l’Église Christ, I Cor., XII, 12, à l’exemple de son Maître qui, lorsqu’il persécutait l’Église, l’avait interpellé du ciel : Saul Saul pourquoi me persécutes-tu ? Actes, IX, 4. Bien plus, si nous en croyons Grégoire de Nysse, assez souvent l’Église est appelée Owr par l’apôtre ; et vous n’ignorez pas, vénérables frères, le mot d’Augustin : Le Christ prêche le Christ. » PlE XII, Encyclique Mystici corporis, dans Acta Apost. Sedis, 1943, p. 218. 79. Enarr. in Ps. CXXVII, n° 3. · ;· · * H - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE • *7 256 du Christ sont toutes dans le Christ. Appelles-tu Christ la tête seule, les souftrances du Christ ne sont pas toutes dans le Christ ; car si toutes les souffrances du Christ étaient dans le Christ seul, dans la tête seule, comment un membre du Christ, 1’apôtre Paul, pourrait-il dire: Il faut que je supplée à ce qui manque à la souffrance du Christ dans ma chair ? Si donc tu es membre du Christ..., tout ce que tu souffres de la part de ceux qui ne sont point ses membres manquait encore aux souf­ frances du Christ : ce qui leur est ajouté leur manquait en effet. Ce que tu souffres est pour achever la mesure, non pour la faire déborder ; tu souffres pour autant que tes souffrances peuvent ajouter à la souffrance du Christ, qui a souffert dans notre tête et qui souffre dans ses membres, c’est-à-dire en nous-mêmes... Nous apportons, à proportion de nos forces, notre redevance de souf­ frances ; le plein acquittement de toutes les souffrances ne sera atteint que lorsque le siècle sera fini »80. Le Christ et l’Église ne font plus ensemble qu’un homme unique : « Dans le Christ, nous ne sommes ensemble qu’un homme. La tête de cet homme unique est dans le ciel, les membres souffrent encore sur la terre. Et parce qu’ils souffrent, écoutez leur cri : Entends, o Dieu, ma supplication, sois attentif à ma prière (Ps. LX). Qui parle ? Un seul, semble-t-iL Pourtant, vois si c’est un seul : Des extrémités de la terre, fai crié vers toi, dans l’an­ goisse de mon cœur. Ce n’est donc pas un seul, sinon au sens où le Christ, dont nous sommes membres, est un »81. 80. Enarr. in Ps. LXI, n° 4. 81. Enarr. in Ps. LX, η05 1 et 2. - Le cardinal Jean DE TuRRECRE.MATA, qui cite dans sa Summa de Ecclesia, lib. I, cap. LXIV, Venise. 1560, p. 76, plusieurs passages analogues de saint Augustin, les fait suivre de cette remarque: «On voit clairement que la proposition: Le Christ et son corps qui est 1 Église ne font qu'un seul homme ne l’église prémices du nouvel univers 257 b) Cependant, plus fréquemment, saint Augustin donnera, à l’unité formée par le Christ et son Église, le nom de Christ total : « Le Christ total, c’est une tête et un corps, totus Christus caput est et corpus. Je sais que vous ne l’ignorez pas. La tête, c’est notre Sauveur luimême qui a souffert sous Ponce Pilate et qui, après être ressuscité, est assis à la droite du Père. Son corps, c’est l’Église. Non cette Église-ci ou cette Église-là, mais l’Église diffusée par toute la terre ; composée non seule­ ment des hommes qui vivent aujourd’hui, mais compre­ nant ceux qui nous ont précédés et qui nous succéderont jusqu’à la fin du monde. L’Église entière, faite de tous les fidèles qui sont les membres du Christ, a dans les cieux son chef qui, absent selon l’apparence, mais présent par l’amour, gouverne le corps »82. doit pas être prise au sens physique ou naturel. Elle serait alors non seulement fausse, mais insensée, car elle répugnerait à la nature et renverserait la foi. Car, si le Christ comme homme, et les autres hommes, ne font qu’un d’une certaine unité, à savoir d’une unité spécifique, ils ne font pas un absolument. La raison montre qu’ils se distinguent numériquement et qu’ils représentent chacun autant de substances ; et la foi nous enseigne que le Fils de Dieu ne s’est incarné ni dans une nature humaine abstraite, ni à la fois dans tous les hommes, mais dans une nature individuelle comme le dit très bien saint Jean Damascene, De fide orthodoxa, lib. Ill, cap. vi (cf. P. G., t. XCIV, col. 1008). La proposition: Le Christ et l’Église sont un seul homme, doit donc s’entendre au sens mystique, sub sensu mystico, en désignant par homme, au sens mystique, un tout social qui ressemble à un homme. » 82. Enarr. in Ps. LVI, n° 1. - « Conformément au mot de l’apô­ tre: Il est, lui, la tête du corps, qui est l’Eglise, Col., I, 18», écrit PlE XII dans l’encyclique Mystici corporis, « la doctrine très ancienne et constante des Pères nous enseigne que le divin Rédempteur avec son corps social constitue une seule personne mystique, unam dum­ taxat constituere mysticam personam, ou, comme dit Augustin, le Christ total, Christum totum. » Acta Apost. Sedis, 1943, p. 226. 258 Π - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE Ailleurs, dans un texte où semblent Fusionner la com­ paraison nuptiale et la comparaison biologique, saint Augustin insiste, toujours en parlant du Christ total, sur une pensée qui lui est chère, à savoir que, sous le rapport de la foi et de la crédibilité, la condition des contempo­ rains du Christ est semblable à la nôtre. C’est à propos de la prophétie de saint Luc, XXIV, 46 : « Et il leur dit: Ainsi, il est écrit que le Christ doit souffrir, et ressusciter des morts le troisième jour. Cela, dit saint Augustin, ils l’avaient vu. Ils avaient vu le Christ souffrant, le Christ suspendu à la croix ; et, après la résurrection, ils voyaient le Christ vivant au milieu d’eux. Qu’est-ce donc qu’ils ne voyaient pas? Son corps, c’est-à-dire l’Eglise. Lui, ils le voyaient ; mais elle, ils ne la voyaient pas. Ils voyaient l’époux, mais l’épouse était encore cachée. Il va l’annon­ cer. Ainsi il est écrit que le Christ doit souffrir, et ressusciter des morts le troisième jour: voilà qui concerne l’époux. Que dira-t-il pour l’épouse? Et quen son nom doit être prêchée la pénitence pour la rémission des péchés de tous les peuples, à partir de Jérusalem. Voilà ce que les disciples ne voyaient pas encore. L’Église, partie de Jérusalem et répandue dans tous les peuples, ils ne la voyaient pas encore. Ils voyaient la tête ; ils croyaient ce que la tête leur disait du corps. Ce qu’ils voyaient leur faisait croire à ce qu’ils ne voyaient pas. Nous sommes pareils à eux. Nous voyons une chose qu’ils ne voyaient pas ; nous n’en voyons pas une autre qu’ils voyaient. Que voyons-nous, qu’ils ne voyaient pas? L’Église répandue dans tous les peuples. Que ne voyons-nous pas, qu’ils voyaient ? Le Christ dans sa chair. De même qu’ils le voyaient, mais croyaient à son corps, ainsi, nous voyons le corps, mais croyons à la tête. Que les choses que nous voyons nous aident mutuellement. La vue du Christ aida les disciples à croire l’Église à venir; la vue de l’Église nous aide à croire le Christ ressuscité [...]. Le Christ total, totus l’église prémices du nouvel univers 259 Christus, a été révélé à eux comme à nous ; mais il n’a été vu ni d eux, ni de nous. Ils ont vu la tête et cru au corps ; nous voyons le corps et croyons à la tête »83. c) Le Christ et l’Église font ensemble comme une seule personne. Sur les mots de l’apôtre : « Ils seront deux dans une seule chair, ce mystère est grand, je dis dans le Christ et dans l’Église» (Éphés., V, 32), saint Augustin écrit : « Des deux ensemble, de la tête et du corps, de l’époux et de l’épouse, il se fait comme une personne unique, una quaedam persona. Et l’admirable et excellente unité de cette personne, unitatem personae hujus miram et excedentem, est célébrée par Isaïe, en qui le Christ s’écrie prophétiquement : Le Seigneur a mis sur ma tête la couronne de l’époux, et m’a revêtu de la parure de l’épouse, comme s’il était à la fois l’époux et l’épouse ; et les deux n’ont en effet, qu’une chair, comme ils n’ont qu’une voix, en sorte que dans le Christ parle l’Église et dans l’Église le Christ »84. Le Christ, dit encore saint Augustin, forme tout entier un homme parfait, tête et corps, tanquam totus perfectus vir, et caput et corpus ; et quand l’Écriture parle du Christ, « parfois elle désigne la tête seule, parfois, elle passe au corps, c’est-à-dire à l’Eglise, sans néanmoins paraître changer de personne, et non videtur mutasse personam, car la tête n’est pas séparée du corps, cela ne fait qu’un »85. Saint Grégoire s’exprime lui aussi de la même manière : « Parce que le Christ et l’Eglise, la tête et le corps sont une seule personne, una 83. Sermo CXVI, n° 6 - Notons que BOSSUET donne au Christ total le nom d’Église, dans la Lettre sur le mystère de l'Église et les mer­ veilles qu’il renferme : « Vous me demandez ce que c’est que l’Église : l’Église, c’est Jésus-Christ répandu et communiqué, c’est Jésus-Christ homme parfait, Jésus-Christ dans la plénitude. » 84. Enarr. in Ps. XXX, Sermo I, n° 4. Cf. Isaïe, I_XJ, 10. 85. Enarr. in Ps. XC, Sermo II, n° 1. 260 11 - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE persona, le bienheureux Job représente, comme nous l’avons dit souvent, tantôt la tête, tantôt le corps »86. 3. Nous retrouverons la notion du Christ et de l’Eglise considérés comme formant ensemble en quelque sorte une seule personne - on dira le plus souvent, pour prévenir les malentendus, une seule « personne mystique » - chez saint Thomas8 par exemple et chez les théologiens postérieurs88, notamment chez deux de ses disciples que le Père Florand a signalés, dans son intro­ duction à La croix de Jésus, comme des précurseurs de Chardon89. Le premier, Jacques Nacchiante, qui vivait au XVT siècle, écrit, sur le passage de l’épître aux Romains, VI, 5, où il est dit qu’ayant été greffés sur le Christ par la ressemblance de sa mort, nous le serons aussi par celle de sa résurrection : « La particule aussi signifie qu’en vertu du saint baptême nous sommes à ce point insérés dans le Christ, que nous sommes en même temps et avec lui insé­ rés dans le Verbe de Dieu, jusqu’à faire partie en quelque sorte de sa divine personne et de toutes ses richesses, par une assomption, ut et ad participium quodammodo divinae personae et omnium divitiarum ejus assumamur cum dio, ce 86. Moralium, lit». XXXV, cap. XTV, n° 24 ; P. L., t. LXXVI, coi. 762. 87. « Caput et membra sunt quasi una persona mystica. » III, qu. 48, a. 2, ad 1. 88. C’est dans un sens un peu different que CAJETAN, in III, qu. 1, a. 1, n° VII, écrit que «l’incarnation est l’élévation de tout l’univers jusqu’à la personne divine ». Cajetan explique à cet endroit que, si le Verbe n’avait assumé que la nature spirituelle, en se faisant ange, ou que la nature sensible, il n’aurait attiré à lui qu’une seule sorte de créatures. Mais, en assumant la nature humaine, à la fois spi­ rituelle et sensible, cest tout 1 univers qu’il a élevé jusqu’à sa divine personne, totius universi natura elevata est ad divinam personam. 89. Paris, 1937, pp. ixxix à LXXXin. l’église prémices du nouvel univers 261 qui ne présente aucune obscurité si l’on réfléchit que nous sommes ses membres, que nous l’achevons et le complé­ tons, et qu enfin, de lui comme chef et de nous comme corps, un seul Christ est constitué »90. Et sur l’épître aux Éphésiens, II, 15, où il est dit que le Christ a fondu en lui pour en faire un seul homme nouveau, les Juifs et les Gentils : « Le en lui explique l’achèvement de l’œuvre créatrice, et il fait comprendre que les deux peuples sont si bien devenus un, qu’ils ont trouvé dans le Christ leur unité et, par là, sont entrés d’une certaine manière en par­ ticipation de son être même. Et de même que créer, c’est faire quelque chose à partir de rien, ainsi être assumé en l’unité de quelqu’un, de quelque personne, c’est être attiré à son être hypostatique, c’est être admis à partager la même subsistance personnelle, ad eandem cum illa subsis­ tentiam personalem admitti, dans un seul homme, ou selon le grec et plus exactement, pour faire un seul homme, qui est le Christ»91. Le second de ces théologiens, Jean Paul Nazari, qui vivait au XVIIe siècle, explique que « le Christ, en son corps mystique, est mystiquement un seul suppôt, unum est suppositum mystice consideratum, ayant en quelque sorte une double raison de subsister : l’une en lui-même qui est chef, et l’autre dans les fidèles qui lui empruntent la grâce et la charité ; pour autant qu’il subsiste en luimême, il ne forme réellement et conceptuellement qu’un seul suppôt ; mais, pour autant qu’il a dans ses membres une subsistance mystique, il tient la place et le rôle soit de chacun des suppôts qui sont ses membres vivants, soit de plusieurs ensemble, soit même de tous »92. 90. Jacobus Naclantus, Opera, Lyon, 1657, p. 220, col. 1. 91. Ibid., p. 93, col. 1. 92. Cité par le P. FLORAND, O. R, dans l’introduction à La croix de Jésus, p. LXXX1II; dans J. P. NazariUS, in III, qu. 1, a. 2, 262 II - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE On rencontre, dans le chef-d'œuvre de Chardon, de nombreux passages analogues : Jésus, comme chef de son Église, a voulu être « son suppôt et sa subsistance mys­ tiques, en l’assemblage de tous les fidèles qu’il joint comme membres en un corps, par le moyen de la grâce»93; Jésus «épandant la grâce et la charité dedans les âmes saintes, en les unissant entre elles à ne faire qu’un corps avec lui, qui s’en constitue le chef, il leur donne une subsistance non humaine, mais divine ; non point naturelle, mais mystique. Et comme si ce n’était point encore assez, il insinue dedans leur sein son divin Esprit, afin qu’avec beaucoup de propriété et de vérité ils deviennent en lui, non tant ses membres vénérables, qu’une même chose par participation, et qui plus est, une même personne mystiquement et un même JésusChrist par imitation »94 ; il n’y a rien « à espérer de plus grand que d’être élevé dans l’être surnaturel, afin de composer avec tous les fidèles et faire ensemble mysti­ quement, par l’union ineffable de la grâce, un seul et unique Jésus ; à cette fin, il se constitue lui-même la sub­ sistance mystique de sa chère Église »9> ; puisque la grâce justifiante, dans l’âme du Sauveur, est la grâce du Fils controversia 7’; édition de Cologne, 1621, p. 94. - On n’affirme pas seulement, dans ce texte, que le Christ et l’Eglise ne font ensemble qu’une seule personne mystique ; on précise que le Christ est la sub­ sistance mystique, la personnalité mystique de l’Église, comme sem­ blait déjà l’écrire Cajetan : « Le Christ n'est pas seulement le chef mystique de l’Église, il est son suppôt mystique, mysticum suppositum ipsius. >< Apolog. de comp. auct. papae et cone., cap. VIII, n° 519. Nous adopterons cette manière de voir dans la ligne de la supplication; mais, absolument parlant, nous préférerons voir dans l’Esprit saint la subsistance ou la personnalité mystique suprême de l’Église. 93. La croix de Jésus, p. 21. Subsistance, que nous écrirons de pré­ férence subsistence, est synonyme de suppôt et de personne. 94. Ibid., pp. 21-22. 95. Ibid., p. 28. l’église prémices du nouvel univers 263 naturel et subsistant et quelle peut nous rendre fils d’adoption, on peut dire, à la fois quelle est subsistante et adoptante et, dès lors, « on voit plus clair que le jour comment est-ce que, par la grâce, Jésus est la subsistance de son corps mystique, et comment est-ce que, par les liaisons de cette grâce qui découle de lui en qualité de chef, nous sommes unis comme membres dépendants au membre principal pour ne faire en lui qu’une personne mystique, et, avec Jésus, ne faire qu’un seul Jésus mystiqiienient»% ; Jésus, par la grâce de plénitude qu’il répand en nos âmes « communique sa subsistance mystique à tout le composé »96 97 ; « quoique les fidèles soient, quant à leurs personnes naturelles, de diverses nations, d’hu­ meurs différentes, de conditions inégales et de sexes incompatibles, depuis pourtant qu’ils participent à l’infi­ nité de la subsistance divine en laquelle ils sont reçus, ils contractent une admirable imitation de la grandeur du chef duquel ils sont faits les membres... Ils sont tous de même condition avec lui comme tous les membres d’un corps naturel sont de même condition avec leur chef »98. 96. Ibid., p. 30. - Notons que I Cor., XII, 27, signifie : « Vous êtes le corps du Christ et chacun individuellement ses membres », et non pas: «Vous êtes le corps du Christ et les membres d’un membre» comme traduit la Vulgate, qui lit μέλους au lieu de μέρους ; à pro­ prement parler, le Christ est plus qu’un membre, il est tête. 97. La croix de Jésus, p. 37. 98. Ibid, p. 39. CHARDON reprend ici ces supérieurs qui « sans considérer le rang que ceux qui se sont soumis à leurs directions occupent sous leur adorable chef, et sans faire réflexion sur la fin de leurs directions qui sont pour produire, accroître et perfectionner le Jésus mystique, tiennent toujours les yeux arrêtés sur leur autorité ; ils ne se prennent garde qu’ils ne sont point supérieurs pour confondre les autres et pour les abattre, mais qu’ils ont été honorés de la préémi­ nence au-dessus de leurs inférieurs afin de les exalter et pour les élever à une condition au-dessus de la nature, qui appartient à un ordre divin ». Chardon veut que les supérieurs touchent les membres du corps mystique avec la dévotion que la Vierge « apportait quand elle 264 Π - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE 4. Il faudra cependant faire ici deux remarques. En premier lieu, nous l’avons déjà dit, le nom de per­ sonne ne saurait convenir à l’Église comme il convient à une personne humaine. Il est en même temps trop fort et trop faible. Trop fort : car chaque personne humaine est un tout physique, substantiel, incommunicable dans la ligne de sa constitution ontologique ; tandis que l’Église est un tout moral, accidentel, unissant en elle d’innombrables personnes physiques1'0. Et pourtant trop faible: car la personne humaine appartient à l’ordre naturel, tandis que l’Église est un tout qui relève de la grâce. On dira donc, tout d’abord, que l’Église est une personne « mystique », pour signifier à la fois les atténua­ tions et les accroissements moyennant lesquels le mot de personne lui devient applicable. La seconde remarque concerne la manière différente dont le nom de personne convient d'une part au Christ seul, et d’autre part au Christ total. Le Christ seul est Fils de Dieu par nature, il est uni substantiellement, hypostatiquement, dans la ligne de l’être, au Verbe de Dieu. Les membres du Christ, au contraire, sont enfants osait toucher les membres délicats de son cher enfant, lorsqu’il le fal­ lait agencer en son maillot, le vêtir, lui remuer les bras et les jambes et rendre tous les autres devoirs nécessaires à la faiblesse où l’amour l’avait réduit » ; en sorte que « les supérieurs ne se considéreront plus avec leurs inférieurs, ni leurs inférieurs avec leurs semblables, que dedans l’égalité ou l'unité que fait la charité en cette union ravissante avec Jésus-Christ, qui en qualité de chef n’a traité ses membres mys­ tiques qu'avec les plus chères douceurs de l’amour, tandis qu’il s’en est réservé les plus pressantes douleurs ». Ibid.. pp. 43-44. 99. On peut entendre le mot personne, dit TuRRECREMATA, soit proprement ou naturellement soit mystiquement pour désigner l’Église, qui rassemble de nombreuses personnes naturelles dans une unité mystique ou figurative, c’est-à-dire pareille à l’unité qui assemble entre eux, dans le corps humain, la tête et le corps. Summa de Ecclesia, lib. I, cap. LXV, p. 76 b. l’église prémices du nouvel univers 265 de Dieu par adoption, ils sont unis à la divinité acciden­ tellement, par grâce, dans la ligne de l’opération surna­ turelle. Quand donc on proclamera que le Christ total est une seule personne, ce ne sera d’aucune manière pour étendre l’union hypostatique jusqu’au corps et jusqu’aux membres du Christ. On dira donc qu’à la différence du Christ seul, qui est une personne au sens le plus strict, le Christ total est une personne au sens relâché, c’est-à-dire une personne « mystique »100. 5. Concluons que, sans l’incarnation, l’humanité n’eût jamais été appelée à la merveilleuse dignité de ne faire, avec le Christ lui-même, qu’une seule personne 100. L’Église, dit PlE XII dans l’encyclique Mystici corporis. Acta Apost. Sedis, 1943, pp. 217-218, est le corps du Christ, et cela signifie que le Christ en est la tête, « qu’il la soutient, qu’il vit en elle de telle sorte quelle existe comme une autre personne du Christ, ut ipsa quasi altera Christi persona existât». Ce texte doit être bien entendu. Il n’y a pas deux personnes distinctes, l’une qui serait le Christ, l’autre qui serait l’Église. Il n’y a qu’une personne unique, celle du Christ, consi­ dérée, d’une part, dans son corps individuel, qui lui est uni substan­ tiellement, « non solum secundum operationem, sed secundum esse quod est actus hypostasis vel personae..., secundum esse personale » ; et, d’autre part, dans son corps social, collectif, mystique, qui lui est uni accidentellement, « secundum operationem tantum ». Et, sans doute, on pourra opposer l’Église au Christ, comme i’Épouse à l Époux : alors, il y aura bien deux personnes distinctes ; mais on aura passé de la comparaison biologique à la comparaison nuptiale. La même remarque vaut pour le passage où l’encyclique parle « du Chef mystique, qui est le Christ, et de l’Église qui sur cette terre en tient la place comme un autre Christ, Ecclesia, quae hisce in terris velut alter Christus ejus personam gerit, tous deux constituant un homme nouveau unique..., à savoir le Christ, tête et corps, le Christ total, Christum totum». A. A. S., 1943, p. 231. Il y a ici oscillation entre la comparaison biologique qui ne connaît qu’ww^ seule personne: le Christ total, tête et corps; et la comparaison nuptiale qui connaît deux personnes : le Christ lui-même, et l’Église qui est un autre Christ. 266 II - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE mystique; de se fondre en quelque sorte en lui pour n être plus avec lui qu’une seule et même réalité, suivant un beau texte du pape saint Léon le Grand : « Il n’y a pas de doute, mes bien-aimés, la nature humaine a été admise, par le Fils de Dieu, à une telle union, que le Christ est un et le même non seulement dans cet homme qui est le premier-né de toute créature (Col., I, 15), mais encore dans tous ses saints ; et qu’on ne peut plus séparer ni la tête des membres, ni les membres de la tête. Et bien que Dieu ne soit tout en tous (I Cor., XV, 28) que dans la vie éternelle et non pas dans la vie pré­ sente, cependant, ici-bas déjà, il habite indivisément son temple qui est l’Église selon la promesse qu’il lui a faite en disant : Voici que je suis avec vous tous les jours jus­ qu’à la consommation du temps (Mt., XXVIII, 20). Paroles auxquelles l’apôtre fait écho en disant : Il est la tête du corps de l’Église, le principe, le premierné d’entre les morts, afin qu’en toutes choses il tienne, lui la première place, car Dieu a voulu faire habiter en lui toute la plénitude (des grâces) et réconcilier par lui toutes choses avec lui-même... (Col., I, 18-20) »101. 8. Intercommunication des propriétés du Christ et de son corps La doctrine théologique de la communication des idiomes peut s’appliquer de diverses manières. a) L'intercommunication dans le Christ individuel L’union hypostatique, à savoir l’union de la nature divine et de la nature humaine dans la personne indivi­ duelle ou physique du Christ, est à la base de ce que les 101. Sermo LXIII, cap. m ; P. L., t. LIV, col. 355. l’église prémices du nouvel univers 267 théologiens appellent, d’une façon stricte, {’intercommu­ nication des propriétés ^communicatio idiomatuni), c’està-dire à la base du mystérieux échange qui permet d’une part, d’attribuer au Christ, pourtant vrai Dieu, les pro­ priétés humaines, en disant, avec saint Paul, que le Fils de Dieu a été livré à la mort (Rom., VIII, 32), ou que le Seigneur de gloire a été crucifié (1 Cor., Il, 8) ; et, d’autre part, d’attribuer au Christ, pourtant vrai homme, les propriétés divines, en disant, avec saint Jean, qu’il était avant qu’Abraham fût (Jean, VIII, 58) ; ou peut-être même, avec saint Jude, qu’il a sauvé son peuple d’Egypte et châtié les anges coupables102. b) Lintercommunication dans le Christ mystique 1. Pareillement, et c’est le sujet qui nous occupe ici, le lien puissant qui assemble entre eux, pour une même communauté de vie, dans l’unité d’une même personne mystique, le Christ et son corps, est à la base d’un autre échange de propriétés, d’une seconde communicatio idiomatum, entendue cette fois d’une façon plus large, en vertu de laquelle, d’une part, les infirmités de notre chair, dans la mesure où elles sont compatibles avec sa sainteté infinie, passent au Verbe qui, comme nous venons de le dire, naît, souffre et meurt ; et, d’autre part, les grandeurs du Verbe, dans la mesure où elles peuvent être participées par la créature, passent en nous et jus­ qu’à notre propre chair, afin quelle soit un jour glorieuse et incorruptible. 102. Jude, 5. Mais il est plus probable qu’il faille lire « le Seigneur», au lieu de «Jésus» ; cf. Joseph CHAINE, Les épîtres catho­ liques, Paris, 1939, p. 300. Au sens strict, la communication des idiomes est l'attribution au Verbe des propriétés divines et humaines. 268 Π - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE Personne n’aura affirmé ce mystère avec plus de force que saint Athanase, disant, dans un passage déjà cité, que « désormais, la chair n’est plus chose terrestre, qu elle est elle-même faite Verbe, verbifiée, à cause du Verbe de Dieu qui pour nous s’est fait chair»103104 . Le Verbe, étant 105 Fils de Dieu (par nature), le premier des privilèges qu’il nous communiquera sera de nous rendre, nous aussi, fils de Dieu (par adoption). Comment, en effet, les hommes « pourraient-ils devenir des fils, alors qu’ils ne sont par nature que des créatures, s’ils ne recevaient l’Esprit de celui qui est Fils par nature et en vérité ? Aussi le Verbe s’est-il fait chair pour rendre l'homme capable de divi­ nité... Il est donc manifeste que nous ne sommes pas, nous, fils par nature, mais bien le Fils, qui est en nous; et que Dieu, par nature, est Père non pas de nous, mais de ce Verbe qui est en nous, en qui et par qui nous crions : Abba, Père. En conséquence, ce sont ceux en qui le Père voit son propre Fils, qu’il appelle fils, en disant: Je [vous] ai engendrés »10\ Ceux donc qui n’étaient pas fils, deviennent fils. De périssables, ils deviennent impé­ rissables : « Car il convenait que la chair, de soi corrup­ tible, ne fur pas laissée à sa propre condition mortelle, mais qu’en la revêtant, le Verbe la rendît incorruptible : à la façon dont le Verbe, venant dans notre corps, a mimé notre manière d’être, ainsi, en le recevant, nous partici­ pons à l’immortalité qui est en lui »lü\ De terrestres, ils deviennent célestes : « Si les oeuvres de la divinité du Verbe ne s’étaient pas effectuées à travers son corps, l’homme n’eût pas été divinisé ; inversement, si les infir­ mités de la chair n’avaient pas été celles du Verbe, l’homme n’eût pas été totalement délivré... Mais depuis 103. Ill Contra Arianos, n° 33 ; P. G., t. XXVI, col. 396. 104. Il Contra Arianos, n° 59 ; ibid, col. 273. 105. Ill Contra Arianos, n° 57 ; ibid., col. 444. l’église prémices du nouvel univers 269 que le Verbe s’est fait chair, faisant siennes les infirmités de la chair, celles-ci ne touchent même plus le corps, à cause du Verbe qui est venu en lui ; elles sont abolies par lui. Les hommes ne restent plus, à cause de leurs pas­ sions, assujettis au péché et à la mort ; mais, ressuscités selon la puissance du Verbe, ils demeurent pour toujours immortels et incorruptibles. Quand sa chair naît de la Mère de Dieu, Marie, on dit que c’est lui qui naît, mais il est bien plutôt la cause de toutes les naissances à l’être ; il transporte en lui notre manière de naître, afin que nous ne soyons plus de la simple terre retournant à la terre, mais qu’attachés au Verbe du ciel, nous soyons par lui conduits au ciel »106. De malheureux, ils deviennent heureux : « Sa passion est notre impassibilité, sa mort notre immortalité, ses larmes notre joie, sa sépulture notre résurrection, son baptême notre sanctification..., son ignominie notre gloire..., sa descente notre ascension »107. D’infirmes, écrit semblablement saint Grégoire de Nysse, ils deviennent forts : « Nous disons que Dieu le Fils unique... a ramené lui-même la nature humaine à la vie immortelle, grâce à l’homme en qui il a habité, pre­ nant sur lui tout l’humain et mêlant sa vertu vivifiante à notre nature mortelle et périssable. Par ce mélange, il a transformé notre mortalité en grâce et en force vives. C’est en cela que consiste pour nous le mystère concer­ nant la chair du Seigneur, l’immuable vient dans le muable, pour l’améliorer et le relever, dissipant la malice inhérente à notre condition muable, l’écartant de notre nature et faisant périr le mal en lui »108. 106. Ill Contra Arianos, n° 33 ; col. 393 et 396. 107. De incarnatione, n° 5 ; col. 992. 108. Contra Eunomium, lib. V ; P. G., t. XLV, col. 700. 270 Π - LE CHRIST TÈTE DE L’ÉGLISE Chardon, plus tard, écrira qu’à raison de sa subsis­ tance mystique que Jésus nous communique en la grâce, « laquelle nous unit à lui comme membres d’un corps à notre chef, sa vie devient notre vie, son Esprit est l’Esprit de notre esprit, et ses mérites commencent de nous appartenir; et pendant qu'il a faim et qu’il a soif avec nous et s'approprie nos autres misères, nous ressuscitons et prenons séance en lui dedans les cieux, et nous nous revêtons de sa gloire »109. Saint Paul lui-même, anticipant sur nos destinées et voyant déjà l'avenir dans le présent, l'actuel dans le vir­ tuel, l’au-delà dans l'ici-bas, avait dit que « nous étions par nature enfants de colère », mais que Dieu « à cause de l’amour innombrable dont il nous a aimés, alors que nous étions morts par nos offenses, nous a vivifiés conjointement avec le Christ, ressuscités avec lui, et fait asseoir avec lui dans les cieux en Jésus-Christ » (Ephés., II, 5-6). 2. Si le Verbe est venu s’unir à notre chair passible assez intimement pour pouvoir l’attirer un jour dans la société de sa vie glorieuse, c’est qu’il ne fait, déjà mainte­ nant, qu’une seule chose en quelque sorte avec elle, à tel point que toutes les souffrances humaines sont appelées à devenir ses propres souffrances. Elles le deviennent effec­ tivement de deux manières distinctes, mais c’est chaque fois par la divine magie de la grâce et de la charité : 109. La croix de Jésus, p. 32. - C’est à propos de Ephés., II, 6, que saint JEAN Damascene note que « si nous disons que notre nature est ressuscitée des morts, est montée dans les cieux, est assise à la droite du Père, ce n’est pas que toutes les personnes humaines soient déjà ressuscitées pour siéger à la droite du Père, c’est parce que notre nature entière (en tous ses sujets) ressuscitera dans celle du Christ ». De fide orthodoxa, lib. Ill, cap. VI ; R G., t. XCIV, col. 1008. l’église prémices du nouvel univers 271 TTout d’abord, les souffrances humaines deviennent les souffrances mêmes du Christ par la propre charité de celui qui les supporte. C’est la pensée constante de saint Paul qu’il faut, dans la charité, souffrir avec le Christ, si l’on veut être glorifié avec lui (Rom., VIII, 17), qu’il faut achever en soi ce qui manque encore aux souffrances du Christ (Col., I, 24), que le Christ doit vivre en nous (Gal., Il, 20). Conformément à cette doctrine, saint Augustin nous montrera le Christ tout à la fois présent par lui-même dans le ciel et par ses membres sur la terre: «Voyez, mes frères, la dilection de notre chef. Il est déjà dans le ciel et cependant il souffre ici-bas tant que souffre ici-bas l’Eglise. Ici-bas le Christ a faim, il a soif, il est nu, il est étranger, il est malade, il est en pri­ son ; car tout ce que souffre ici-bas son corps, il a dit le souffrir lui-même... Considérons notre propre corps : la tête est en haut, les pieds à terre ; et pourtant si, pressé dans la foule, on te marche sur le pied, n’est-ce pas la tête qui crie : Tu me piétines !... Ainsi le Christ, notre tête, que personne ne piétine plus, pourra dire néan­ moins aux uns : J’ai eu faim et vous m’avez donné à manger. Et aux autres : J’ai eu faim et vous ne m’avez pas donné à manger »110. D’où la règle d’interprétation, don­ née parTyconius et que saint Augustin fait sienne111, sui­ vant laquelle certaines paroles de l’Ecriture, dites du Christ, concerneraient son corps c’est-à-dire l’Église, et d’autres au contraire, dites de l’Église, concerneraient sa tête, c’est-à-dire le Christ ; par exemple, « pourquoi ne pas surprendre le cri du corps sur la bouche du chef? L’Église souffrait en lui quand il souffrait pour elle. De même, il souffre à son tour en elle lorsqu’elle souffre pour lui. Car nous avons entendu tout à l’heure le cri de 110. Sermo CXXXVIh nos 1 et 2. 111. De doctrina christiana, lib. III, n° 44. 1Ί1 11 - LE CHRIST TÊTE DE [.’ÉGLISE l’Église, souffrant dans son Christ : Mon Dieu, mon Dieu, regarde vers moi, pourquoi m as-tu abandonné ; le cri de mes péchés éloigne de moi le salut ; et maintenant nous entendons le cri du Christ, souffrant dans son Église: Saul, Saul, pourquoi me persécutes-tu ?»112 Ainsi les souf­ frances des membres vivants deviennent pleinement les souffrances du Christ. 2° Il faut étendre ces vues et ajouter que les souf­ frances humaines deviennent les souffrances du Christ d'une autre manière, à savoir par la charité de celui qui les panse. La souffrance, toute souffrance humaine, toute souffrance d'une créature rachetée par le sang du Christ est de telle nature qu elle resplendit comme une perle au soleil dès quelle est touchée par la charité théologale, et quelle devient, pour ceux qui la touchent ainsi, pareille en quelque sorte aux stigmates du Sauveur. Peu importe alors la disposition d’âme de celui qui souffre, qu’il soit pécheur obstiné, criminel, hérésiarque, athée, blasphé­ mateur, et que cette souffrance ne soit pas bonne spiri­ tuellement pour lui ; il suffit quelle soit humaine pour qu’aux yeux du chrétien elle devienne la souffrance du Christ et qu’il désire la soulager comme il désirerait sou­ lager la souffrance du Christ. La charité chrétienne tout en se portant avec ordre à ses divers objets, n’est donc pas limitée à la souffrance des seuls chrétiens ; elle s’étend à la souffrance de tous les hommes, qui sont tous chrétiens en acte ou en puissance. Est-ce que le Sauveur n’a pas guéri, parmi les dix lépreux, un Samaritain, c’està-dire un étranger et un dissident (Luc, XVII, 16), est-ce qu’il n’a pas promis l’eau de la vie d’abord à une femme 112. Epist. CXL, n° 18. Selon R. TOURNAY, O. R, le début du Ps. XXII devrait se rendre : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’astu abandonné, t’éloignant de mon cri, des mots que je rugis ». Les Psaumes, Paris, 1950, p. 121. l’église prémices du nouvel univers 273 samaritaine (Jean, IV, 7), est-ce qu’il n’a pas, comme le bon Samaritain, pansé des plaies qui lui étaient étran­ gères (Luc, X, 33) ? Ainsi, les souffrances des membres du Christ en puis­ sance sont, à leur tour et d’une certaine manière, les souffrances du Christ. Et quand saint Augustin écrit, à propos de Marie donnant ses cheveux : « Si tu as du superflu, donne-le aux pauvres ; alors tu auras essuyé les pieds du Seigneur... Pour toi, il est superflu, mais pour les pieds du Seigneur il est nécessaire ; car, sur la terre, les pieds du Seigneur sont peut-être dans l’indigence»113, cela vaut de tous les pauvres. En droit, tous les pauvres du monde sont le bien de l’Eglise. c) Lintercommunication au sens impropre En un premier sens, la translation des propriétés, la communicatio idiomatum, concernait le Christ indivi­ duel. En un second sens, plus relâché, elle concernait le Christ mystique. Enfin, en un troisième sens, cette fois impropre, elle permettra d’attribuer au Christ, individuel ou mystique, le péché qui ne saurait lui convenir en propre114. C’est ainsi que saint Paul écrit que « le Christ 113. In Joan. Evang, tract. L, n° 6. 114. C’est la première et la troisième communicatio idiomatum que saint JEAN DAMASCÈNE décrit dans le De fide orthodoxa, lib. Ill, cap. XXV : « Il faut savoir qu’il y a deux sortes d’attributions : l’une physique et essentielle, l’autre figurée (προσωπική) et relative. Selon celle qui est physique et essentielle, le Seigneur a pris pour l’amour des hommes notre nature et ce qui tient à notre nature : en réalité et en vérité, il s’est fait homme et il a expérimenté les choses de notre nature. Selon celle qui est figurée et relative, je peux, par miséricorde ou par charité, revêtir le personnage d’un autre et prononcer en son nom des paroles qui, à proprement parler, ne me concernent pas ; c’est ainsi que le Seigneur a pris sur lui la malédiction et l’abandon qui pesaient sur nous et ces choses qui ne lui sont pas naturelles : non qu’il soit ni qu'il ait été maudit ou abandonné, mais parce qu’il a 274 II - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE nous a rachetés de la malédiction de la loi, étant devenu pour nous malédiction..., afin que la bénédiction d’Abraham parvînt aux Gentils en Jésus-Christ, et que nous reçussions la promesse de TEsprit par la foi » (Gai., III, 13-14); ou encore: «Celui qui n'a pas connu le péché, Dieu l’a fait pour nous péché, afin que nous devinssions justice de Dieu en lui » (II Cor., V, 21). On pourra dire, d’une manière semblable, que l’Église, en tant quelle doit continuer d’expier, d’âge en âge, pour les fautes de l’humanité qui lui est contempo­ raine, paraît comme prendre sur elle la malédiction des hommes, en vue de leur donner en échange la bénédic­ tion de Dieu ; et quelle est faite, en quelque sorte, péché pour le monde, afin que le monde devienne dans la même mesure justice pour Dieu. Saint Paul ayant écrit qu’il souhaitait lui-même être anathème par rapport au Christ pour ses frères (Rom., IX, 3), comment l’écho de ce cri de douleur pourrait-il cesser de retentir à travers les siècles au fond du cœur de l’Église et de ses plus grands saints ? revêtu notre personnage et pris rang parmi nous. C’est en ce sens qu’il a été fait pour nous malédiction. » P. G., t. XCIV, col. 1093. Il était impossible que le Christ prît vraiment notre péché, fut vraiment souillé par notre péché. Il était même impossible que Dieu, qui le savait innocent, le punit·, on ne saurait, sans injustice, punir un inno­ cent ; la théorie protestante de la substitution renferme une impossi­ bilité. Mais il était possible que le Christ innocent satisfit volontaire­ ment pour nous, et telle est la doctrine anselmienne et catholique. C est en ce dernier sens que le Christ a été fait pour nous péché et malédiction. Nous établirons un peu plus loin que l’intercommunication au sens impropre est fondée sur une solidarité, non pas réelle et ontolo­ gique, mais seulement juridique. l’église prémices du nouvel univers 275 d) La doctrine de la divinisation Ainsi, d’une part, le Verbe a voulu prendre notre humanité, nos infirmités, nos souffrances, notre mort, et bien qu’il n’ait pas, à parler proprement, pris notre péché (Hébr., IV, 15), cependant il a pris sur lui le poids de la catastrophe déclenchée par le péché (Jean, I, 29 ; Isaïe, LUI, 5). Et d’autre part, en échange, et pour autant quelle est communicable, il a voulu nous donner sa divinité. C’est la doctrine, déjà signalée, de la divinisation, chère aux Pères grecs dès le principe, et qui leur permet­ tait d’insister avec une grande force sur l’aspect collectif de l’incarnation : « L’homme n’eût jamais été divinisé, disait saint Athanase, si celui qui est par nature, en vérité, en propre, le Verbe du Père, ne fût devenu chair ; c’est pourquoi l’union s’est faite de celui qui est Dieu par nature à celui qui est homme par nature, afin d’assurer sa délivrance et sa divinisation»115. Et saint Grégoire de Nazianze : « Devenons comme le Christ, puisque le Christ est devenu comme nous ; devenons Dieu à cause de lui, puisqu’il est devenu homme à cause de nous »116. Pareillement, saint Cyrille d’Alexandrie : « Le Verbe, Fils unique de Dieu, est devenu semblable à nous, afin que nous devinssions semblables à lui, autant qu’il était pos­ sible à la nature et autant que l’exigeait, pour ainsi par­ ler, la restauration de l’ordre de la grâce. Il s’est abaissé, pour élever à sa propre hauteur ce qui par nature était bas... Il est devenu pareil à nous, à savoir un homme, afin que nous devinssions pareils à lui, à savoir des dieux et des fils»117. Il est clair que l’incarnation est le principe d’une rénovation, d’une restauration, d’une réconcilia­ is.// Contra Arianos, n° 70 ; P. G., t. XXVI, col. 296. 116. Oratio /, n° 5 ; P. G., t. XXXV, col. 398. 117. In Joann. Evang., lib. XII, cap. I ; P. G., t. LXXIV, col. 700. 276 Π - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE tion, d'une récapitulation de l'univers dans le Christ; c’est tout cela que signifie le mot d'Église. 9. La récapitulation de l'univers dans le Christ a) Le sens du mot « récapituler » Le Christ, dit en effet saint Paul, « est la tête du corps, [c’est-à-dire] de l’Eglise, le principe, le premier-né d'entre les morts, en sorte qu’il ait en tout la première place ; car il a plu [à Dieu] de faire habiter en lui tout le plérome [des grâces], et de réconcilier par lui toutes choses [en les ramenant] vers lui, celles qui sont sur la terre et celles qui sont dans les cieux, en faisant la paix par le sang de sa croix» (Col., I, 18-20). Dieu « nous a fait connaître le mystère de sa volonté, selon le dessein de bienveillance qu’il avait formé en lui-même, pour le réaliser lorsque la plénitude des temps serait venue, de récapituler toutes choses dans le Christ, celles qui sont dans les cieux et celles qui sont sur la terre » (Ephés., I, 9-10). Théologiquement, cela ne signifie pas seulement que les choses humaines, et à propos d’elles toutes les autres, terrestres ou célestes, ont été réparées, recommencées, ramenées dans le Christ à un état initial de fraîcheur: interprétation dont Prat écrit quelle a été « suggérée aux Pères latins par la version instaurare omnia in Christo et adoptee aussi par quelques Pères grecs », mais qui ne recouvre pas toute la richesse du don du Christ au monde, ni ne saurait s’étendre aux anges118. Cela signifie, 118. Saint AUGUSTIN, Enchiridion, n° 16, LX1 et LXI1, et saint THOMAS, Comm. ad Ephes., 1, 10, expliquent que l'incarnation a res­ tauré toutes choses dans les cieux, non pas en ce sens que le Christ serait mort pour les anges, mais parce que, en rachetant les hommes, il a compensé la ruine causée parmi les anges. C’est le sens minimum l’église prémices du nouvel univers 277 en outre, que les choses créées seront destinées à recevoir une perfection, un accomplissement, un parachèvement jusqu’alors inouïs, du fait quelles seront désormais hiér­ archisées sous un principe meilleur, à savoir le Christ : lequel d’abord, en raison de sa nature humaine, résume en lui tous les êtres et les insère à nouveau en lui comme l’humanité primitive était insérée en Adam ; lequel sur­ tout, en raison de son union hypostatique au Verbe, rat­ tache la création tout entière à la divinité, sa première cause et sa dernière fin, d’une manière plus étroite quelle ne l’eût été dans un univers sans incarnation. Quand les disciples du Christ, consommés dans l’unité, seront un avec lui comme il est un avec le Père Qean, XVII, 21), quand il remettra le royaume à son Père afin que Dieu soit tout en toutes choses (I Cor., XV, 28), alors l’œuvre divine sera parfaitement ramenée à son principe et pleinement récapitulée^'. de [instaurare. Saint Thomas met en garde contre l’erreur d’Origène suivant qui les anges damnés devraient être rachetés par le Christ. 119. Cherchant à fixer le sens immédiat de Ephés., I, 10, F. PRAT, S. J., distingue trois sens principaux du mot récapituler: 1° réparer, restaurer (Tertullien, Augustin), assez difficile à justifier au point de vue du lexique grec et qui insiste indûment sur un point accessoire le retour à l’état primitif - au détriment de l’idée essentielle ; 2° résu­ mer, récapituler (Irénée), soit que le Christ contienne en abrégé la perfection de tous les êtres, soit qu’il réalise les figures de l’ancienne loi, soit qu’il représente le nouvel Adam ; 3° unifier, couronner (Chrysostome), Dieu donnant à toutes choses leur couronnement dans le Christ, et c’est le sens le plus satisfaisant. La théologie de saint Paul, 1913, t. II, pp. 135 et 154. M.-J. SCHEEBEN, qui essaie, dans sa Dogmatik, 1933, t. III, p. 372, de donner de l’expression un sens complet, incluant toutes ses résonances scripturaires et patristiques, aboutit à l’idée du Fils, sorti du Père, qui vient rassembler en lui toute la création pour la rendre à son principe créateur, c’est-à-dire au Père. Nous aurons à le dire plus loin, c’est par l’Esprit saint que s’opère immédiatement cette réintégration du monde ; les créatures, suivant une formule de saint Athanase, le reçoivent du Verbe, qui est 278 II - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE b) Le Fils se soumet l'univers pour le remettre au Père En expliquant ces mots de saint Paul : « Quand toutes choses lui auront été soumises, alors le Fils se soumettra à son tour à qui lui aura soumis toutes choses, pour que Dieu soit tout en toutes choses » (I Cor, XV, 28), saint Grégoire de Nysse dira que « de toute la pâte commune de la nature humaine, à laquelle le divin a été mêlé, l’hu­ manité du Christ est comme les prémices » : quand, «à la ressemblance des prémices, nous serons tous délivrés du mal, alors la masse de notre nature, confondue avec les prémices en un seul corps continu, ne connaîtra plus que l’hégémonie du bien » ; c’est la soumission de ce corps que l’apôtre appelle la soumission même du Fils « tout mêlé à son propre corps qui est l’Église » ; il faut affirmer que « celui qui nous a unis à lui et s’est uni à nous, en devenant en tout une seule chose avec nous, a fait sien tout ce qui est nôtre » ; que « le résumé (la réca­ pitulation) de tous nos biens est dans une soumission au divin qui mettra la création tout entière à l’unisson dans le Père, et c’est par l'Esprit quelles parviennent jusqu’au Verbe et de là jusqu’au Père. Dans l'oraison de la bénédiction des fonts, on demande que, dans la puissance du Père, la grâce du Fils unique vienne à l'Église par l’Esprit saint, ut tuae majestatis imperio sumat Unigeniti tui gratiam de Spiritu sancto. Dans CoL, 1, 20 : Dieu « a réconcilié par lui (le Christ) et en lui (le Christ) toutes choses, pacifiant par le sang de sa croix soit ce qui est sur la terre, soit ce qui est dans les cieux », ce qui est directement affirmé, selon PRAT, loc. rit., pp. 135 et 152, c’est la réconciliation et la pacification des choses en le Christ qui est « leur centre de gravita­ tion et leur foyer de convergence » ; ce n’est pas la réconciliation des choses avec Dieu ni la réconciliation mutuelle du ciel et de la terre. Cette réconciliation et cette pacification des choses ramenées vers le Christ peut s’expliquer: a) par le fait que les élus prennent la place vacante des anges déchus; b) par le fait que les anges fidèles euxmêmes trouvent, dans la grâce du Christ, le point créé suprême de leur convergence. l’église prémices du nouvel univers 279 d’elle-même, faisant fléchir tout genou au ciel, sur terre et dans les enfers, et confesser par toute langue que Jésus-Christ est Seigneur » ; que « lorsque toute la créa­ tion sera devenue dans le Christ un corps unique, et que l’obéissance aura uni entre elles toutes choses pour les insérer en lui, il pourra parler à bon droit de la soumis­ sion de son propre corps au Père »l2ü. Ainsi quand les choses humaines, terrestres, célestes se rejoindront dans l’au-delà pour former le royaume des cieux, elles y paraîtront non pas simplement en tant que créatures transfigurées, mais en tant que rattachées si étroitement au Christ qu’elles seront toutes ensemble son corps. Tout en continuant de penser que le Verbe ne se serait pas incarné si l’homme n’avait pas péché, nous tenons donc que le Christ n’est pas venu seulement pour réparer l’ordre humain détruit par le péché, mais qu’il est venu en même temps pour être le couronnement, le centre, le fondement d’un ordre meilleur de l’univers tout entier120 121. Après le péché, la création, au total, ne pouvait plus être ce quelle avait été ; elle devait être pire ou meilleure. c) L’âge de la rédemption meilleur que l’âge de l’inno­ cence 1. C’est le thème dont la puissance secrète soulève le chant de Pâques de l’Eglise. Il affleure dans les oraisons qui accompagnent les prophéties du samedi saint : « O Dieu qui avez créé l’homme merveilleusement, et qui 120. Oratio in I Cor., XV, 28 ; P. G., t. XLIV, col. 1313, 1316, 1317, 1320. - La soumission du Fils à son Père a été entendue soit du Christ en tant que médiateur, soit du Christ mystique : « tout cela revient sensiblement au même, puisque le Dieu-Homme se soumet­ tra en tant que tête de l’Église et ne faisant qu’un avec le corps ». E.-B. ALLO, O. P., Première épître aux Corinthiens, p. 409. 121. ScHEEBEN, Dogmatik, t. III, p. 372. 280 Π - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE l’avez racheté plus merveilleusement encore, mirabilius redemisti... » ; « ...Que le monde entier sente et voie que les ruines sont relevées, que les vieilles choses sont renouvelées, et que, par l’admirable mystère de votre Eglise tout entière, totius Ecclesiae tuae mirabile sacra­ mentum. toutes choses reviennent à l’intégrité par Celui dont elles avaient reçu leur origine, notre Seigneur JésusChrist votre Fils, redire omnia in integrum a quo sumpsere principium » ; « ...Que vos enfants rachetés comprennent que le fait d'avoir créé le monde au commencement, n’a pas été une œuvre meilleure, non fuisse excellentius quod initio factus est mundus, que n’est le Christ (individuel et total), notre Pâque, immolé aux derniers siècles de l’his­ toire». Et il illumine ΓExsultet'. «O merveilleuse ten­ dresse de l’amour : pour racheter l’esclave, vous avez livré le Fils. O vraiment nécessaire péché d’Adam, que la mort du Christ est venue détruire. O heureuse faute, qui a mérité d’avoir un tel et un si grand rédempteur ». 2. On le trouve formulé chez certains Pères, comme Cyrille d’Alexandrie : « Le premier et le septième jour des azymes sont appelés saints (Ex., XII, 16), et cela me paraît signifier que le premier âge de la vie humaine a été saint, dans le père de notre race, Adam, qui n’avait encore ni enfreint les commandements ni transgressé les divins préceptes ; mais il est saint, bien davantage encore, le dernier âge, celui du second Adam, du Christ, qui a régénéré notre race déchue, pour la nouveauté de vie, dans l’Esprit»122. Ou chez certains Docteurs. Par exemple, saint Bernard : « Le don n’est pas comme le péché ; mais la 122. De adoratione in spiritu et veritate, lib. XVII ; P. G., t. LXVIII, col. 1076. Voir plus loin un texte de saint LÉON, pp. 390. l’église prémices du nouvel univers 281 grandeur du bienfait dépasse la mesure du dommage. En effet, le très prudent et très clément Artisan, loin de bri­ ser ce qui avait été ébranlé, l’a refait d’une manière beau­ coup plus avantageuse, utilius omnino refecit, en formant pour nous le nouvel Adam de l’ancien, en changeant Eve en Marie»123. Ou saint Bonaventure: « Il est plus pro­ bable et plus conforme aux témoignages de dire que, postérieurement au péché, l’homme a reçu de plus grands dons de la grâce que s’il avait persévéré dans l’in­ nocence. Car 1° l’homme a maintenant besoin d’être secouru davantage ; 2° Dieu se devait de faire sortir du mai un bien plus grand que celui que le mal avait sac­ cagé; 3° notre médiateur et notre intercesseur... s’étant offert sur la croix et étant quotidiennement offert, il est très probable qu’un plus grand don de la grâce nous soit accordé que s’il ne s’était ni incarné ni offert pour nous, ce qui semble marqué expressément dans Jean, VII, 39 : L’Esprit n’avait pas encore été donné, car Jésus n’avait pas encore été glorifié... De ces trois raisons, relevant l’une de la miséricorde, l’autre de la sagesse, la troisième de la justice divines, on conclut, avec beaucoup de vrai­ semblance, que c’est en raison non seulement des diffi­ cultés à vaincre, mais encore de la grâce et de la charité même, que le mérite est plus efficace dans l’état présent que dans l’état d’innocence »124. 123. Sermo in dom. infra oct. Assumptionis ; P. L., t. CLXXXIII, col. 429. 124. II Sent., dise. 29, a. 3, qu. 2. - Les trois preuves de saint Bonaventure passent à l’état d’objections dans les Sentences de saint THOMAS. A la lre, qui est en effet fragile, saint Thomas répond que, depuis le péché, l’homme a besoin d’une grâce non pas plus haute, mais simplement plus étendue, non major sed ad plura. Dans la 3e, le texte de saint Jean, qui est décisif pour établir que la grâce de la nou­ vel alliance est plus haute que celle de X ancienne, nous semble avoir moins de poids pour décider si la grâce créée de X état de rédemption est plus haute que celle de Xétat d'innocence. C’est la 2e preuve qui 282 II - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE Ou, plus qu’en tous les autres, chez saint François de Sales, enseignant, dans le Traité de TAmour de Dieu, que la débonnaireté divine n’a pas été surmontée par le péché d’Adam ; quelle a, au contraire, fait surabonder la grâce où l’iniquité avait abondé ; que « notre perte nous a été à profit, puisqu’en effet la nature humaine a reçu plus de grâces par la rédemption de son Sauveur, quelle n’en eût jamais reçues par l’innocence d’Adam, s’il eût persévéré en icelle » ; que « comme l’arc-en-ciel, touchant l’épine aspalatus, la rend plus odorante que les lis, ainsi la rédemption de notre Seigneur, touchant nos misères, elle les rend plus utiles et aimables que n’eût jamais été l’in­ nocence originelle » ; que « l’état de rédemption vaut cent fois mieux que celui de l’innocence » ; qu’« en l’ar­ rosement du sang de notre Seigneur, fait par l’hysope de la croix, nous avons été remis en une blancheur incom­ parablement plus excellente que celle de la neige de l’in­ nocence..., afin que la divine Majesté, ainsi qu’elle nous a ordonné de faire, ne fût pas vaincue par le mal, mais vainquît le mal par le bien ; que sa miséricorde, comme une huile sacrée, se tînt au-dessus du jugement; et que ses misérations surmontassent toutes ses œuvres »12\ nous paraît offrir le plus de ressources. Elle peut se présenter comme une application du principe souvent proclamé par saint Thomas, sui­ vant lequel la miséricorde resplendit plus foncièrement encore que la justice dans les œuvres divines. 125. Livre II, ch. V. - Citons encore, à la fin du Paradise lost de MILTON, car les quelques scories de cette œuvre n’en sauraient effacer la beauté, le cri de reconnaissance d’Adam, à qui l'archange saint Michel vient de découvrir la suite de l’histoire humaine et le mystère futur de la rédemption, et qui s émerveille à la vue de tant de biens issus de tant de maux : O goodness infinite, goodness immense ! That all this good ofevil shall produce, And evil turn to good. l’église prémices du nouvel univers 283 3. Quand saint Thomas dit, dans la troisième partie de la Somme : « Rien ne s’oppose à ce que la nature humaine ait été élevée après le péché à de plus hautes destinées. Dieu, en effet, permet le mal pour en tirer quelque meilleure chose. Aussi est-il dit, dans l’épître aux Romains : Où a abondé le péché, la grâce a sur­ abondé, V, 20 ; et dans la bénédiction du cierge pascal : 0 heureuse faute qui a mérité d’avoir un tel et un si grand rédempteur»126, il parle immédiatement de l’élé­ vation accordée à la nature humaine dans le Christ indi­ viduel lui-même, par la grâce de l’union hypostatique. Mais considère-t-il, lui aussi, l’état de nature réparée comme meilleur, pour les simples hommes, que l’état de justice originelle ? On pourrait d’abord en douter. Il maintient dans la première partie de la Somme, que dans l’état d’inno­ cence, les actes du premier homme auraient été, absolu­ ment parlant, plus efficaces pour mériter127. Dans les Sentences, retournant la solution proposée par saint Bonaventure, il affirmait: 1° que, certes, Dieu utilise Et Adam, ne sachant s il doit se repentir ou se réjouir de son péché, prélude, avec une théologie chancelante, au chant de \Exsultet : Full ofdoubt I stand, Whether I should repent me now ofsin By me done, and occasion'd; or rejoice Much more, that much more good thereofshall spring: To God more glory, more good-will to men From God, and over wrath grace shall abound! 126. Ill, qu. 1, a. 3, ad 3. Lobjection était que «la nature humaine n’a pas dû devenir par le péché plus capable de recevoir la grâce». Or, cette objection, que saint THOMAS réfute ici, avait été utilisée par lui, I, qu. 95, a. 4, sed contra, pour établir que nos actes ont moins d efficacité méritoire que ceux du premier homme : « sans quoi, l'homme aurait été avantagé par le péché». Saint Thomas aurait-il changé d’opinion ? 127.1, qu. 95, a. 4. 284 Π - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE toujours le mal pour un plus grand bien, qui sera par exemple ici le bien de Γunivers, mais non pas nécessaire­ ment le bien de l’homme ayant péché ; 2° que, certes, la passion du Christ a apporté aux hommes une grâce meilleure dans l’ordre de la gloire accidentelle, puisque les élus pourront se réjouir de la victoire du Christ, mais non pas dans l’ordre de la récompense essentielle. Et il concluait «qu'en général, l’homme aurait eu, dans l’état antérieur au péché, une grâce plus abondante (intensive­ ment). Cependant, rien n’empêche que dans l’état posté­ rieur au péché, quelqu'un puisse avoir une grâce beau­ coup plus grande que celle de certains vivant dans l’état d’innocence ; car les grâces sont données non seulement suivant la mesure de la capacité naturelle de l’homme, mais proportionnellement à l’élan qui se porte à leur rencontre, et qui peut être plus grand chez celui dont la condition est moins favorisée : on comparerait de la même façon les hommes de l’ancienne alliance à ceux de la nouvelle »128. Les disciples de saint Thomas utiliseront cette distinc­ tion. Il est clair, par exemple, que la grâce de la rédemp­ tion préservatrice, donnée à la Vierge en prévision de la mort du Christ, est incomparablement plus haute et meilleure que la grâce d’innocence. Gonet, qui signale ces différents textes, les explique ainsi : « Si l’état d’inno­ cence avait duré, la masse commune des hommes aurait été dotée d’une grâce plus intense et de mérites plus nombreux et plus grands que ceux de la masse des hommes d’aujourd’hui. Cependant, dans l’état de nature déchue, puis réparée par le Christ, on rencontre une grande multitude de saints qui surpassent, par l'excellence, la multitude et la variété de leurs mérites, les justes et les saints qu'aurait donnés l'état d'innocence [...]. Cela paraît 128. II Sent., dise 29, qu. 1, a. 3 ; cf. a. 4. l’église prémices du nouvel univers 285 dans Jean Baptiste, dans les apôtres, dans d’innom­ brables martyrs, confesseurs, moines et vierges, qui ont mené un genre de vie admirable, et qui ont accompli des actes étonnants de vertu. Car ici paraît pleinement l’effet propre et singulier de l’incarnation et de la rédemption du Christ»129130 . Et c’est aussi la pensée des Salmanticenses, déjà alléguée plus haut : « Il y aurait un désordre et comme une apparence de cruauté dans le fait de permettre le mal pour se contenter de le réparer, ou pour lui faire succéder un moindre bien ; mais il n’y en a point dans le fait de permettre le mal pour un très grand bien, qui passe de loin ce mal et l’efface [...]. Ainsi en est-il ici. Si Dieu a permis la maladie du genre humain, ce n’était pas pour se contenter de le relever. C’était en vue de la gloire du Christ rédempteur, dont la dignité dépasse de beaucoup la malice de la chute permise ; c’était en vue de la manifestation de la miséricorde et de la justice divines qui resplendissent souverainement dans le mystère de la rédemption ; c’était enfin en vue d’un plus grand bien des hommes eux-mêmes, qui ont acquis, par le sang du Christ, une grâce plus abondante et une suprême noblesse, copiosiorem gratiam et summam nobili­ tatem»™. Il est donc possible, sans abandonner les principes posés par saint Thomas, de conclure que l’état de la rédemption est, au total, meilleur que celui de l’inno­ cence. Peut-être même est-il possible d’interpréter dans ce sens le dernier en date des deux textes de la Somme que nous avons cités, III, qu. 1, a. 3, ad 3, où saint Thomas convient que la nature humaine ait pu être éle­ 129. De homine, disp. 5, a. 2, nOï 10 et 12, édit. Vivès, Paris, 1875, t. III, pp. 369-370. 130. De incam., disp. 2, dub. 1, n° 37, édit. Palmé, t. XIII, p. 298. 286 Il - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE vée, après le péché, à un état meilleur. On hésite moins à le penser, quand on sait quelle influence profonde ont exercée sur lui les Pères grecs, au temps où il rédigeait la troisième partie de son grand ouvrage151. d) La délivrance de la création matérielle Dans la perspective ouverte par les Pères, on peut don­ ner toute leur ampleur aux paroles de l’apôtre annonçant que non seulement les hommes, mais la création maté­ rielle elle-même « attend avec un ardent désir la manifesta­ tion des fils de Dieu », gardant l’espoir « quelle sera elle aussi affranchie de l’esclavage de la corruption pour avoir part à la liberté de la gloire des enfants de Dieu ; car nous savons que, jusqu’à maintenant, la création tout entière est 131. Dans son livre Die Christologie des hl. Thomas von Aquin uni die griechischen Kirchenvdter, Paderborn, 1931, Ignace BaCKES, écrit : « La connaissance de Jean Chrysostome, du Pseudo-Denys et de Jean Damascene est commune à Γ Aquinate et aux autres scolastiques. Mais c’est son mérite propre d’avoir allégué Cyrille d’Alexandrie et les conciles grecs... Saint Thomas est prince de la science même du point de vue de la théologie appelée positive... Il a réussi, en plein XIIIe siècle, entre la composition des Sentences et celle de la Somme contre les Gentils, à redécouvrir Cyrille et les collections conciliaires. Le juge­ ment de Bardy, suivant qui les seuls Pères grecs qui l’auraient influencé seraient le Pseudo-Denys et Jean Damascène, ne vaut pas pour ce qui touche à la christologie. A celle-ci, Thomas par sa recherche et son étude personnelle des sources, a su infuser un sang nouveau en la mettant en contact avec la floraison spirituelle de l’Église grecque », p. 55. Voici la conclusion du livre : « De même que Thomas a ouvert à la christologie de son temps un nouveau domaine patristique, de même qu’il a, mieux que ses contemporains, fait valoir les textes des Pères et qu’il a, notamment, par le retour au contexte et par la pénétration de la manière de penser des Pères, précisé le point où différaient la christologie grecque et la christologie scolastique; ainsi, il a su élargir en outre le champ de cette dernière par de nou­ velles questions et de nouveaux problèmes et, ce qui est plus impor­ tant, introduire dans sa structure intime quelque chose de l’esprit et du style de la christologie grecque », p. 324. l’église prémices du nouvel univers 287 unie dans les gémissements et les douleurs de l’enfante­ ment» (Rom., VIH, 19-22). Ce qui sortira de ces gémisse­ ments et de ces douleurs, ce sont des cieux nouveaux et une terre nouvelle (Il Pierre, III, 13; Apoc., XXI, 1) et [apocatastase, c’est-à-dire le rétablissement de toutes choses, non plus comme au paradis terrestre autour du premier Adam, mais autour du Christ (Act., Ill, 21). e) Les anges eux-mèmes sont incorporés au Christ Ce ne sont pas seulement les créatures matérielles, ce sont encore les anges qui, avec les hommes, entreront dans la constitution du corps du Christ. 1. Dès l’apparition effective du Christ dans l’univers, ils ont commencé d’entrer organiquement dans sa com­ munion et dans sa dépendance, recevant par son inter­ médiaire cette grâce et cette gloire essentielle, qu’ils avaient d’abord reçues indépendamment de lui et immé­ diatement de Dieu. Le Christ est survenu au milieu d eux, suivant les images de Scheeben, un peu comme le cœur survient dans l’organisme biologique en formation, pour en résumer toute la vie ; ou comme le soleil, selon le récit de la Genèse, survient au sein de la lumière dif­ fuse du cosmos, pour en concentrer en lui les rayons ; ou comme la clef de voûte, qu’on pose au dernier moment, afin de soutenir tout le reste de la construction132. A partir de l’instant où elle a été assumée par la divi­ nité, l’humanité du Christ est devenue, en effet, la cause instrumentale conjointe, l’organe de la dispensation de toutes les grâces surnaturelles, soit aux hommes soit aux anges133. Saint Thomas enseigne dans la Somme, que le 132. Dogmatik, t. III, p. 371. 133. Ce n’est cependant pas la pensée de JEAN DE SAINT-THOMAS, pour qui le Christ est fin de toute la création (cf. Col., 1, 16) non pas 288 11 - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE Christ «a possédé la grâce en plénitude, en vue de pro­ duire toutes les opérations et tous les effets de la grâce; car la grâce était en lui comme dans le principe universel de tous ceux qui en reçoivent quelque participation, tanquam cuidam universali principio in genere habentium gratiam ; et la vertu de ce qui est premier principe dans un ordre donné s’étend universellement à tous les effets de cet ordre»154; que «le corps mystique de l’Église comprend à la fois les hommes et les anges » ; que « l’in­ fluence du Christ s’étend non seulement aux hommes mais encore aux anges, car il est dit, Éphés., I, 20, que Dieu le Père a fait asseoir le Christ à sa droite dans les cieux, au-dessus de toute principauté, de toute autorité, de toute puissance, de toute domination et de tout ce qui se peut nommer, non seulement dans le siècle pré­ sent, mais encore dans le siècle à venir, et qu’il a tout mis sous ses pieds »135 ; qu’en vertu de la nature divine dont absolument, mais seulement en tant qu'elle doit être réparée, et qui dis­ tingue, en conséquence, les dons de la grâce venant du Créateur à l’exclusion du Christ, et les dons de la grâce venant du Rédempteur, III, qu. I ; disp. 3, a. 3, n° 19 ; édit. Vives, t. VIII, p. 115. 134. III, qu. 7, a. 9 - JEAN DE SAINT-THOMAS, qui cite ce texte, ne veut pas qu’on l’applique aux anges sous prétexte qu’ils ont été glorifiés avant que l’humanité du Christ existât, III, qu. 8 ; disp. 10, a. 3, n° 23 ; t. VII, p. 276. Mais il indique ailleurs comment on peut répondre à cette objection, lorsqu’il explique que les justes antérieurs au Christ ont commencé, dès l’instant de 'incarnation, à recevoir par l'intermédiaire de l’humanité du Christ la grâce qu’ils recevaient jus­ qu’alors immédiatement des personnes divines, III, qu. 61 ; disp. 23, a. 3, n° 95 ; t. IX, p. 141. - Saint THOMAS, ayant écrit, un peu plus loin, III, qu. 7, a. 11, que « la grâce a été conférée à l’âme du Christ comme à un principe universel de gratification dans la nature humaine», Cajetan explique cette restriction en disant qu’il a sans doute fallu la nature humaine, pour que le Christ devînt principe universel de la grâce, mais qu il 1 est même pour les anges « auxquels il étend sa grâce capitale, extensa jam sua capitali gratia etiam ad ange­ los*, n° II. 135. Ill, qu. 8, a. 4, Utrum Christus sit caput angelorum ? l’église prémices du nouvel univers 289 elle est l’instrument, l’humanité du Christ peut agir «non seulement dans les esprits des hommes, mais encore dans les esprits des anges »136. Quand saint Thomas déclare dans les Sentences^1 que, bien que le Christ soit le chef des anges, il ne l’est pas autant qu’il l’est des hommes, d’abord sous le rapport de la causalité matérielle, parce que la nature qu’il a prise est celle des hommes non des anges ; ensuite sous le rap­ port de la causalité méritoire, « parce que son influence s’exerce sur les anges non pas en écartant d’eux le péché, en leur méritant la grâce, en priant pour eux, puisqu’ils sont déjà bienheureux ; mais par des actes hiérarchiques, à la façon dont un ange peut purifier, illuminer, parfaire les autres anges », ce que le saint docteur est préoccupé de faire ressortir, c’est uniquement la différence du don que le Christ a fait d’une part aux hommes pécheurs, auxquels seuls il a mérité la grâce justifiante, et d’autre part aux anges béatifiés, auxquels il n’a pu mériter, ou du moins apporter que des grâces supplémentaires et acci­ dentelles d’illumination138 ; il ne nie aucunement, 136. Ibid., ad 3. - « Si saint Thomas, écrit SCHEEBEN, semble par­ fois nier, et si d'autres théologiens nient en effet que le Christ est principe de la grâce et de la gloire des anges, affirmant au contraire qu’il n’en est que le consommateur, il faut toutefois penser ici à une consommation radicale, en raison de laquelle la grâce et la gloire sont consommées non par la simple adjonction de dons complémentaires, mais en elles-mêmes, par leur entrée dans la communion d’un prin­ cipe supérieur, qui, en les soulevant et en les animant, leur confère une dignité et un éclat nouveaux. » Dogmatik, t. III, p. 371. 137. Ill Sent., dist. 13, qu. 2, a. 2, quaest. 1. 138. Suivant GONET, De incarnatione, disp. 14, n° 68, édit. Vivès, t. V, p. 673, ces grâces accidentelles d’illumination auraient été méri­ tées par le Christ ; et l’on pourrait citer en faveur de cette opinion le texte du De veritate, que nous allons rapporter. Suivant les Sal.MANTICENSES, au contraire, ces grâces d’illumination sont confé­ rées aux anges simplement en raison de l’hégémonie du Christ, sans qu’il ait eu à les mériter «solum physice illuminando ». De incarna- 290 Il - LE CHRIST TÈTE DE L ÉGLISE croyons-nous, que le Christ n’ait pu, en outre, dès l’ins­ tant de l’Annonciation, influer la grâce habituelle aux anges autant qu’aux hommes, à la manière d’une cause efficiente instrumentale ; ou que la grâce habituelle des anges n’ait pu, dès le principe, être ordonnée au Christ, comme à sa cause finale. Et quand il explique semblable­ ment, dans le De veritatexy\ que « les anges n’étant plus pèlerins pour ce qui touche à la récompense essentielle, le Christ sous ce rapport n’a rien mérité pour eux ; mais qu’étant encore en quelque manière pèlerins pour ce qui touche à la récompense accidentelle, puisqu’ils sont envoyés à notre secours, ils tombent de ce Fait sous le mérite du Christ », cela signifie, comme précédemment, que le Christ n’a pas mérité la gloire essentielle des anges; on ne nie pourtant pas qu’il ne puisse, mainte­ nant, la leur conférer physiquement140. Il est vrai que tione, disp. 28, dub. 10, n“ 147 et 148, édit. Palmé, t. XVI, pp. 258259. 139. Utrum Christus aliis mereri potuerit, qu. 29, a. 7, ad 5. 140. Voici comment SCHEEBEN, Dogmatik, pp. 374-376, propose, salvo meliori judicio, de résoudre la question ardue du rapport mutuel des éléments qui entrent dans le décret de la rédemption: 1° Selon l’Écriture et les Pères, il est difficile de dire, avec les scotistes, que le Christ aurait été d'abord prévu abstraitement, comme couronnement à la création, et non pas concrètement, comme Sauveur des hommes, et que son rôle de Sauveur lui serait survenu après coup et par acci­ dent ; 2° 11 faut affirmer cependant que le Christ a été voulu non seu­ lement pour sauver le monde, mais encore pour l’accomplir; non seulement pour l'amour des hommes, mais encore pour l’amour de lui-même et pour l’amour de Dieu ; ce n’est pas la prévision du Christ seul, c’est la prévision du Christ en tant que Sauveur, qui est destinée à procurer le maximum de gloire, soit au monde, soit au Christ offrant le plus parfait des sacrifices, soit à Dieu, dont la miséri­ corde et la justice seront ainsi merveilleusement manifestées; 3° Dieu, qui ne permet le péché que pour un bien, a prévu dès le principe la permission du péché d’Adam, lequel devait devenir l’occa­ sion de la rédemption et du sacrifice du Christ ; 4° Les créatures ont été prévues dès le principe comme devant faire un jour partie du l’église prémices du nouvel univers 291 dans un article précédent de la même question141, saint Thomas écrit que le « Christ est chef des anges non seu­ lement selon sa nature divine, mais encore selon sa nature humaine, car il les illumine selon sa nature humaine comme l’enseigne Denys ». Mais cette préciroyaume du Christ ; et le Christ a été prévu dès le principe comme devant être leur tête et leur accomplissement ; 5° On ne dira pas que le Christ a mérité la grâce primitive des anges. On pourra dire toute­ fois que cette grâce préparait les anges à devenir un jour des membres du royaume du Christ, qu’elle leur avait été conférée en tenant compte de la dignité qu’ils devaient recevoir plus tard ; 6° Ainsi pré­ cisé, le rapport de la première création avec le Christ est exprimé par la typologie d’Adam (Éphés., V, 31), en sorte que Tertullien pourra dire que l’union du Christ et de l’Eglise a été le modèle de celle d'Adam et d’Ève. Pareillement la grâce capitale du premier Adam, qui annonçait et conditionnait la grâce capitale du Christ, présuppo­ sait cette dernière dans l’ordre de la causalité exemplaire ; 7° La pre­ mière création était référée non à un Christ sans souffrances, comme le disent les scotistes, mais au Christ rédempteur ; le sacrifice de la croix ne représente pas seulement un remède pour nos péchés, il est lui-même le suprême accomplissement de l’univers et la suprême révélation divine. - Nous insistons, à la suite des Salmanticenses, plus que ne le fait Scheeben, sur la distinction qu’il convient de faire, quand on parle de la première création, entre d’une part la grâce des anges, qui était destinée à durer, et qui pouvait très bien être ordon­ née au Christ comme à une cause finale ; et la grâce d’Adam, qui, devant être saccagée, n’a pu être ordonnée au Christ qu’à la façon d’une condition matérielle, cf. S/\LMANTICENSES, De incarn., disp. 16, dub. 5, n° 77 ; et c’est pourquoi, nous avons dit, avec JEAN DE SaintThOMAS, III, qu. 1, disp. 3, a. 3, n° 30 ; t. VIII, p. 118, que « dans l’état d’innocence, l’Église existait non pas formellement, mais seule­ ment matériellement et en puissance, en tant qu’existaient les per­ sonnes qui devaient en faire partie ». Nous ne nous séparons des Salmanticences que pour dire que le Christ confire actuellement aux anges leur gloire essentielle. Nous rejetons, avec eux et avec l’en­ semble des thomistes, sauf quelques exceptions, comme Godoi, la thèse du Christ qui aurait mérité aux anges leur gloire essentielle. Voir plus loin, p. 294, note 143. 141. Utrum gratia capitis conveniat Christo secundum humanam naturam, qu. 29, a. 4, ad 5. 292 II - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE sion empruntée à Denys, dont l’autorité est invoquée, n’est pas exclusive d'un influx plus essentiel. Et quand saint Thomas ajoute, deux lignes plus loin, que « l’incar­ nation ayant été voulue principalement pour délivrer les hommes du péché, c’est l’influx sur les hommes de la nature humaine du Christ qui est visé par elle comme une fin, tandis que l’influx sur les anges survient comme une conséquence », nous comprenons, par ce texte, que l’incarnation n'eût pas eu lieu si l’homme n’avait pas péché ; quelle a été décrétée principalement comme un remède au péché ; mais qu elle devait apporter aux anges, par voie de conséquence, certains biens spirituels, parmi lesquels rien n’empêche de ranger le privilège d’être des membres du Christ en recevant de lui-même leur gloire essentielle : sans doute ce dernier point n’est pas affirmé, mais il n’est pas non plus nié. Ainsi les textes où saint Thomas, dans les Sentences et dans le De veritate, assure que le Christ n’a pas eu à méri­ ter aux anges, en les tirant du péché, leur gloire essen­ tielle, et qui sont habituellement cités pour établir, en outre, que le Christ n’enverrait maintenant aux anges que des grâces accidentelles d’illumination, se concilient sans difficulté à nos yeux avec le texte plus tardif de la Somme, où il est dit que le Christ peut produire toutes les opérations et tous les effets de la grâce, étant un principe universel à l’égard de tous ceux en qui elle réside. C’est de l'humanité du Christ, organe de la divinité, et d’où s’échappent tous les rayons de la grâce, que les anges, croyons-nous, reçoivent maintenant leur vie divine. C’est essentiellement qu’ils dépendent du Christ et qu’ils lui sont incorporés. Essentiellement, le Christ est roi des anges. 2. Il faut dire, en outre, et ici nous retrouvons la com­ pagnie des Salmanticenses que nous avions pour un ins­ l’église prémices du nouvel univers 293 tant quittés, que la grâce et la gloire essentielle des anges sont ordonnées au Christ comme à leur cause finale: «Car Dieu a conçu le Christ comme la fin de toutes dioses, à laquelle il a ordonné tout ce qu’il a décrété de faire. Une telle disposition divine, en effet, non seule­ ment n’offre rien d’impossible ; elle convient souveraine­ ment à l’excellence du Christ : de même qu’il a été le premier des prédestinés et la cause exemplaire de tous les prédestinés, ainsi il devait être le but (finis cujus gratia) et comme la fin intermédiaire à laquelle Dieu référerait toutes choses, celui sous les pieds duquel il courberait toutes choses, comme des servantes de sa gloire. L’apôtre le signifie ouvertement en disant, Col., I, 15, que le Christ est l’image du Dieu invisible, le premier-né de toute créature ; car c’est en lui que toutes choses ont été créées, celles qui sont dans les cieux et celles qui sont sur la terre, les choses visibles et les choses invisibles, trônes, dominations, puissances ; tout a été créé par lui et pour lui ; il est, lui, avant toutes choses et toutes choses subsis­ tent en lui ; il est la tête du corps de l’Église, lui qui est le principe, le premier-né d’entre les morts... A la diffé­ rence de la justice originelle, dont la destruction devait, dans l’ordre de la causalité matérielle, précéder la prévi­ sion de la venue du Christ, la création et la justification des anges n’avaient pas, au contraire, à passer par la des­ truction ; elles étaient prévues en vue de durer et de per­ sévérer jusqu’au Christ, et c’est pourquoi elles pouvaient être ordonnées au Christ comme à leur fin »142. 142. De incarn., disp. 16, dub. 5, n05 76 er 77, t. XIV, pp. 619620. - Les mêmes théologiens ajoutent que l’influence du Christ s’est encore exercée sur la grâce substantielle des anges par manière d'objet, ibid., n° 76. Ils admettent en effet l’opinion de saint Augustin et de saint Thomas (I, qu. 64, a. 1, ad 4 ; II-II, qu. 2, a. 7, ad 1), suivant laquelle les anges, tandis qu’ils étaient encore pèlerins, étaient tenus de croire au futur mystère du Christ et de l’adorer ; et c’est ainsi qu’ils 294 Π - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE Le Christ a toujours été la cause finale de la gloire essentielle des anges. Il en est maintenant la cause effi­ ciente, en même temps qu’il leur apporte de nouvelles illuminations accidentelles. A ce double titre, il réunit les anges sous un principe supérieur, il les récapitule en lui, pour les remettre au Père143. expliquent la parole de Dieu, qui « introduisant le premier-né dans le monde, dit : Que tous les anges l’adorent » (Hébr., I, 6). Ne pas confondre cette opinion avec cette autre, rejetée par les Salmanticenses, suivant laquelle le péché des anges aurait consisté à se scandaliser du mystère de l’incarnation, De angelis, disp. 10, dub. 3, n01 80 et suiv., t. IV, pp. 592 et suiv. 143. Le Christ a-t-il, en outre, mérité la gloire essentielle des anges ? Les SALMANTICENSES ont hésité longtemps, disent-ils, avant de le nier, De incam., disp. 28, dub. 10, n° 119, t. XVI, pp. 230 et 236. Il n'y aurait aucune impossibilité théorique à le prétendre ; c’est là une question de fait, n° 118, dont la solution dépend du libre décret divin, n° 125. On pourrait, même en le soutenant, rester fidèle à l’opinion de saint Bonaventure et de saint Thomas, suivant qui le Verbe s’est incarné principalement en raison des péchés de l’homme en sorte qu’il ne serait pas venu si l’homme n’avait pas péché. On dirait par exemple, avec Godoi, que dans le plan actuel de la Providence, il était prévu que la première grâce des anges, qui ne devait pas être saccagée par le péché comme celle d’Adam, leur aurait été donnée en raison de la passion future du Christ. Le Christ, alors, serait mort pour les anges. Mais l’Écriture ne parle que de sa mon pour les hommes. C’est un gros inconvénient. On pourrait essayer de l’atténuer en disant que le Christ est mort pour les hommes principa­ lement, car c’est pour eux principalement qu’il est venu ; et qu’il n’est mort pour les anges que secondairement, car dans un autre plan de providence, ils auraient été justifiés sans le Christ. Mais ces vues sem­ blent plus difficilement conciliables avec celles de saint Thomas. Il nest pas nécessaire que le Christ ait mérité pour les anges, qu il ait prié et souffert pour eux, pour quils soient ordonnés à lui comme à leur fin. On voit en quel sens la prédestination du Christ est, et en quel sens elle n'est pas, la cause de celle des anges. [.’ÉGLISE PRÉMICES DU NOUVEL UNIVERS 295 f) Lapocatastase^' De même que la création tout entière est l’œuvre du Père, par le Verbe, en l’Esprit, ainsi la création tout entière, grâce à la connaissance et à l’amour, fait retour en l’Esprit, par le Verbe, au Père. Elle est sortie du Père ; à la suite du péché de l’ange et de celui de l’homme, elle a été visitée par le Verbe et élevée tout entière à l’ordre hypostatique ; et elle a été sanctifiée par l’Esprit, que le Fils lui a envoyé d’auprès du Père. Ainsi, elle a été ratta­ chée plus merveilleusement à sa source divine ; elle a été résumée, récapitulée, hiérarchisée plus étroitement sous son principe originel. Elle sort de Dieu, et elle rentre en Dieu : exit et redite. Il est l’alpha et l’oméga, son com­ mencement et sa fin. Mais elle y rentre plus riche et plus sainte quelle n’en était sortie primitivement. Dans l’entre-temps, elle est devenue l’épouse du Christ, le corps du Christ, l’Église. 10. Les deux phases du nouvel univers : phase de la consommation et phase de la rédemption Dès son apparition dans le monde, et par conséquent, dès l’instant même où il s’incarnait pour devenir la tête de l’Eglise, le Christ appartenait simultanément à deux régions distinctes de l’univers spirituel, celle de la patrie et celle de l’exil ; d’une part, il était déjà possesseur de la gloire éternelle, comprehensor ; et d’autre part, il était en même temps voyageur parmi nous, viator^. Et la conci144. C’est-à-dire la réintégration, le retour au même point ; le mot est dans Act., Ill, 21. 145. Ce sont les mots de saint THOMAS, I Sent., dise. 2, divisio textus; cf. M.-D. CHENU, O. P., « Le plan de la “ Somme ” », Revue Thomiste, 1939, n° 1, p. 98. 146. S. Thomas, III, qu. 15, a. 10. 296 Il - LE CHRIST TÈTE DE L’ÉGLISE liation momentanée dans le Christ de deux conditions d’existence si opposées entre elles, peut éclairer beau­ coup le mystère analogue des deux états de vie, l’un d’épreuve et l’autre de félicité, sous lesquels la même Eglise se trouve exister à la fois, pour une période elle aussi temporaire. a) Le Christ centre du royaume de l'au-delà et de la gloire Par la partie supérieure de son âme, ou, pour écarter le plus possible les métaphores, par son âme en tant que référée immédiatement à la divinité moyennant un acte ininterrompu de connaissance et d’amour béatifiques11, le Christ a été établi, dès le principe et pour toujours, au sein même de la patrie. D’emblée, il a été roi des anges, en polarisant instantanément les grâces qui leur avaient été octroyées par Dieu au moment de leur création, et en devenant en outre le lieu de passage par lequel ces grâces allaient continuer de leur parvenir désormais. D’emblée aussi, au sein de la patrie où il habitait par le sommet de son âme, il attendait le moment où tout son être pas­ sible, à travers les portes de la mort, pénétrerait dans les deux148. Et maintenant que se sont accomplies les desti147. CE S. THOMAS, III, qu. 7, a. 1 : « En raison de la noblesse de l’àme du Christ, dont les opérations devaient entrer en contact très intime avec Dieu par la connaissance et l’amour, il fallait que sa nature humaine fut surélevée par la grâce ». 148. «Selon son esprit (wezw) le Christ voyait pleinement Dieu, dès avant le temps de la passion ; il était donc dans la béatitude pour ce qui concerne le propre de l’âme. Mais pour le reste, il était privé de la béatitude, car son âme {anima) était passible et son corps était passible et mortel. » III, qu. 15, a. 10. « Le Christ, dès le premier ins­ tant de sa conception, a eu pleinement la fruition de Dieu, et c’est pourquoi il n’a pas eu la venu d’espérance. Il a cependant espéré cer­ tains biens qu’il ne possédait pas encore... ; il n’a pas possédé tout de suite pleinement tout ce qui concernait sa perfection, par exemple L’ÉGLISE PRÉMICES DU NOUVEL UNIVERS 297 nées de son corps « individuel », ce qu’il attend encore non pas à la manière d’un spectateur de ce drame gran­ diose, mais à la manière d’un acteur, qui, pour le faire aboutir, intervient en disposant des ressources divines elles-mêmes -, ce qu’il attend, c’est l’entrée progressive, dans la gloire de la patrie, de tout son corps « mystique » : celle d’abord des âmes qui seront trouvées dans l’amour, quand la mort à chaque minute du temps les détachera de la terre ; celle plus tard de tous les élus avec leurs corps ressuscités et transfigurés, quand son­ nera l’heure de la consommation du monde, où le royaume, pleinement racheté par le Fils, « sera remis à Dieu et au Père » pour être pleinement glorifié149. Alors l’Eglise tout entière configurée à son Seigneur de gloire, au Christ ressuscité, portant elle aussi dans sa l'immortalité et la gloire de son corps, qu’il pouvait espérer. » III, qu. 7, a. 4. Cette espérance n’était pas la vertu théologale, « laquelle concerne non la béatitude du corps, mais la béatitude de l’âme, consistant dans la fruition divine ». Ibid., ad 2. 149. Cette espérance n’est pas non plus l’espérance théologale : * L’édification de l’Église par la conversion des fidèles appartient à la perfection du Christ non pas en tant qu’il est parfait en lui-même, mais en tant qu’il introduit les autres en la participation de sa propre perfection. Et comme l’espérance, à parler proprement, s’entend d’un bien concernant celui-là même qui espère, on ne peut dire, toujours à parler proprement, que la vertu d’espérance convienne au Christ » en raison de l’œuvre permanente de la consommation des saints et de l’édification du corps du Christ, III, qu. 7, a. 4, ad 3. Dans une étude « De spei christianae fideique divinae dependen­ tia», parue dans le Divus Thomas, Fribourg, juin-sept. 1940, pp. 225, 233-235, J.-M. Ramirez, O. R, distingue, à la suite de saint Thomas : l'espérance théologale, que le Christ n’a jamais eue ; la passion d’espé­ rance, que le Christ a eue en même temps que les autres passions ; l’espérance morale, ou confiance, relevant de la vertu de force, et que le Christ a possédée très parfaitement à l’égard soit de son propre corps, soit de son corps mystique ; l’espérance impropre, qui est en réalité un acte de charité, par laquelle le Christ continue de désirer le salut de son corps mystique. 298 H - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE chair les stigmates devenus précieux de son passage dans l’exil, rassemblant autour d’elle pour s’en faire une parure tout ce qui, au sein des valeurs même tempo­ relles, même culturelles aura fleuri de plus pur et de plus délicatement humain, illuminant de ses clartés inté­ rieures les cieux nouveaux et la terre nouvelle, ne connaî­ tra enfin plus d’autre loi que la loi de V unité. Elle aura pleinement résorbé en elle, dans sa sainteté et dans sa gloire, l’univers de la salvation. Ni partage, ni conflit. Ni partage, car l’Eglise n'aura plus à se distinguer de ce qui n’est pas elle : ici-bas, au contraire, le spirituel doit se distinguer du temporel à l’intérieur d’une même époque, bien plus, à l’intérieur des mêmes hommes, partagés en deux, en vue d’être à la fois membres du Christ et membres d’une communauté culturelle, concitoyens des anges et concitoyens des hommes, redevables à Dieu et redevables à César ; refuser de reconnaître cette dualité, ce serait accepter l’une ou l’autre des deux formes contraires du totalitarisme, totalitarisme d’Etat ou totali­ tarisme d’Église. Ni conflit, car l’Église n’aura plus à s'op­ poser à des forces contraires, à lutter contre les assauts du mal : ici-bas, la cité de Dieu doit s’opposer à la cité du diable, à l’intérieur d’une même époque, bien plus, à l’intérieur du même homme « séparant l’âme et l’esprit, les jointures et les moelles, démêlant les sentiments et les pensées du cœur» (Hébr., IV, 12); mais alors l’Église sera non plus seulement comme aujourd’hui sans péchés, mais encore sans pécheurs. Il y aura, d’un côté, tous les fruits et toutes les éclo­ sions de l’amour, le royaume consommé, le corps transfi­ guré du Christ, l’épouse glorieuse de l’Agneau, la ville mesurée au roseau d’or, le tabernacle suprême de Dieu parmi les siens. Et il y aura, de l’autre côté — mais on n'ose même pas y penser - la géhenne, c’est-à-dire, tout ce qu’une rébellion incompréhensible, définitive, irré- l’église prémices du nouvel univers 299 missible, aura rendu non penetrable au mystère boule­ versant de l’amour d’un Dieu crucifié pour ses créatures. b) Le Christ centre du royaume du temps présent et de la croix 1. Mais si le Christ, dès son premier instant, s’est trouvé d’emblée au terme et dans la patrie par le sommet de l’esprit {mens), il était cependant voyageur et en exil par la partie inférieure de son âme {anima) et par son corps, disons par sa nature humaine en tant que référée à ces hommes, à cette terre et à ce temps qu’il venait sau­ ver. Précisément, il avait pris ce rôle de pèlerin et revêtu les conditions de notre esclavage, voulant être « reconnu pour homme par tout ce qui paraissait de lui » (Philip., Il, 7), afin d’assembler autour de lui les pro­ vinces les plus infirmes de ce monde du temps et de la souffrance, invitant tous les hommes à se conformer dès ici-bas à sa ressemblance et à désirer passionnément toutes les formes de la sainte pauvreté, porteuse des richesses divines. Dans la mesure où ils écoutent cet appel, où ils se laissent incorporer au Christ pèlerin, les hommes forment son Eglise, son royaume, le royaume du Fils de l’homme (Mt., XIII, 41), le royaume de Dieu qui brille au sein de la pauvreté, des épreuves, des croix. 2. Et pourtant, même pèlerin dans le temps, même revêtu de notre condition d’esclave, même reconnu homme par tout ce qui a paru de lui et descendu au fond de l’abaissement et de la mort, le Christ était trop pur pour pouvoir être, fut-ce par les plus grands saints, reproduit de tout point. Sous deux aspects, notamment, il restait inimitable. D’abord, il n’y avait rien en lui qui pût relever de César : n’était-il pas libre par rapport à toute la création ? Ensuite, il n’y avait rien en lui qui pût relever du prince des ténèbres : n’était-il pas la lumière 300 Il - LE CHRIST FÊTE DE L’ÉGLISE du monde ? Au contraire, de ceux qui s’attachent à lui, si ardemment qu'ils puissent le faire, il faudra dire tout d'abord qu’ils ne seront point, par là même, déchargés en droit, de leur dépendance à l’égard de César (sauf pour le seul d’entre eux qui est dépositaire de la suprême juridiction spirituelle, le souverain pontife). Et il faudra dire aussi qu’ils ne parviendront pas à écarter absolu­ ment de leur vie toute faute, au moins vénielle, en sorte que, même en s’efforçant de ne servir qu’un maître, ils finiront par découvrir jusque dans leur cœur quelque élément dont le prince du mal essaiera de faire sa proie1>0. Il s’ensuivra que l’Église, quel que soit le res­ plendissement de sa sainteté, ne pourra jamais assimiler la totalité de ce qui existe à l’intérieur du temps. Elle ne connaîtra jamais ici-bas, par rapport à l’univers, la loi de \'unité seule. Tout d’abord, les rapports de l’Église avec les commu­ nautés politiques, avec les formations temporelles et plus généralement avec l’œuvre entière de la culture, seront régis par une loi de distinction. Sans doute, l’œuvre cul­ turelle doit être ordonnée aux fins spirituelles - quelle échappe à l’aimantation des fins divines, et ce sera pour 150. « Si quelqu’un dit que l’homme une fois justifié ne peut plus pécher, ni perdre la grâce, de telle sorte que ceux qui failliraient et pécheraient n’auraient jamais été vraiment justifiés, ou, au contraire, qu’il peut dans le cours de toute sa vie, éviter tous les péchés, même véniels, à moins d’un privilège spécial de Dieu, comme l’Église l’en­ seigne de la sainte Vierge, qu’il soit anathème. » Concile de Trente, Session VI, can. 23, Denz., n° 833. - Le P. Louis LallemâNT pouvait écrire : « 11 y a en nous une malice infinie que nous ne voyons pas, parce que nous n’entrons jamais sérieusement dans notre intérieur. Si nous le faisions, nous y trouverions une infinité de désirs et d’appétits déréglés d’honneur, de plaisir, de commodités, lesquels bouillonnent sans cesse dans notre cœur... Nous faisons en un jour plus de cent actes d’orgueil. ·» La doctrine spirituelle, 3e principe : la pureté de cœur, réédit, de Paris, 1918, pp. 131-143. l’église prémices du nouvel univers 301 décliner aussitôt et fatalement vers les fins diaboliques -, mais à la manière d’une fin intermédiaire ou infra­ valente, qui vaut pour elle-même, et non à la manière d’un pur moyen qui vaut par son seul ordre à la fin. C’est seulement dans l’hypothèse où les réalités cultu­ relles seraient saisies par les spirituelles au point de ne plus devenir à leur égard qu’un pur moyen, qu’un pur instrument, quelles seraient assumées au plan spirituel et quelles entreraient dans le tissu même du royaume de Dieu : à la manière dont le plain chant, les langues et les arts liturgiques, les biens ecclésiastiques eux-mêmes, toutes choses primitivement et matériellement cultu­ relles, deviennent ensuite et formellement spirituelles ; on peut dire que, dans ce dernier cas, le spirituel se com­ porte à l’égard du temporel comme la théologie, qui, suivant une remarque de Cajetan, en plus de ses biens propres, s’approprie des biens étrangers, theologia non solum gaudet propriis sed etiam facit de extraneis propria^. Mais, ce cas mis à part, la majeure partie de l’œuvre culturelle continue de valoir pour elle-même, et le domaine temporel, même illuminé d’en haut par les clartés évangéliques, continue de rester de soi extérieur au royaume de Dieu. C’est donc bien une loi de distinc­ tion, non une loi d’unité, qui régit les rapports de l’Eglise avec le temps. Et ce n’est pas ici-bas dans le cours de l’histoire, c’est seulement au-delà, dans l’éternité, que la création tout entière, à savoir l’ordre des valeurs natu­ relles et culturelles authentiques, rentrera pleinement dans l’Église, pour se fondre en elle et ne faire qu’un avec elle en devenant une partie intégrante de son être. Dès ici-bas, sans doute, l’Eglise est faite pour résor­ ber plus tard en elle le reste de l’univers, et c’est pourquoi son existence même finit toujours plus ou moins par irri151. In I, qu. 1, a. 8, n° IV. 302 Il - LE CHRIST TÈTE DE L’ÉGLISE ter les établissements humains, « le voisinage de l’éternité étant dangereux pour le périssable et celui de l’universel pour le particulier » ; mais, en droit divin, ce n’est pas ici-bas, c’est ailleurs que cette résorption devra s’accom­ plir ; et, maintenant, l’ordre des réalités culturelles conti­ nue de se déployer sur un plan inférieur à celui du royaume de Dieu, courant parallèlement à lui, se laissant parfois éclairer et vivifier par lui, mais attendant la fin du temps historique avant de confluer définitivement en lui, et avant de déverser en lui, sans doute sous une forme très décantée et très sublimée, le meilleur de ce qu’il aura produit, les plus belles fleurs qu’il aura données, celles qui seront trouvées dignes enfin d’être sauvées pour l’éternité1'2. Instaurer toutes choses dans le Christ, faire le Christ roi, ce ne devra, ce ne pourra jamais être quelque tentative, consciente ou non, de supprimer la distinction du spirituel et du temporel, du christianisme et de la culture - même chrétienne —, de l’Église et de la civilisation. Méconnaître cette distinction voulue de Dieu et proclamée par le Christ, ce serait rejoindre d’an­ ciennes erreurs, qui ont trouvé dans l’Occident médiéval une expression sociale, et qui, abusant d’une comparai­ son d’ailleurs classique et susceptible d’une exacte inter­ prétation, voulaient fondre le spirituel et le temporel en une communauté unique dont l’Église serait l’âme et le saint empire le corps, et reconnaître au souverain pon­ tife, à raison même de son pouvoir de vicaire du Christ, la juridiction suprême sur le temporel, en tant que tel152 153. 152. «j'ai vu ces coteaux de la Meuse et ces églises qui sont mes propres maisons Et Paris et Reims et Rouen et des cathédrales qui sont nies propres palais et mes propres châteaux Si beaux que je les garderai dans le ciel... » 153. * Dès lors, le monde et l'Église occupent (et se disputent) le même terrain: l’histoire du monde est une histoire sainte. Cette l’église prémices du nouvel univers 303 En outre, les rapports de Γ Église avec la cité du mal seront régis par une loi à'opposition : « Quelle participa­ tion, en effet, entre justice et iniquité ? ou qu’a de com­ mun la lumière avec les ténèbres ? Quel accord entre le Christ et Bélial ? ou quel parti réunira fidèle et infidèle ? quel accommodement entre le temple de Dieu et les idoles?» (II Cor., VI, 14-16). Cette opposition de la lumière et des ténèbres, du Christ et de Bélial, se pro­ duira, nous l’avons dit souvent, non seulement entre les chrétiens et leurs adversaires, mais à l’intérieur même de chaque chrétien, entre ce qui relève en lui du ciel et ce qui relève encore en lui de l’enfer : l’Église étant sans péchés mais non pas sans pécheurs, et la limite qui la sépare du mal passant au travers de nous pour diviser l ame de l’esprit. Oublier cette seconde forme de la dua­ lité, cette loi d’opposition, plus intérieure et plus cruci­ fiante que la précédente loi de distinction, ce serait rejoindre les erreurs millénaristes qui promettent pour ici-bas, et qui annoncent comme devant se produire à l’intérieur de notre temps historique, l’avènement d’un royaume qui parviendrait à balayer de la surface de la terre les ténèbres du malheur et du péché ; on méconnaîerreur va contre les paroles évangéliques : Mon royaume n’est pas de ce monde. Elle va contre le fait que le Christ n'est pas venu changer les royaumes de la terre ni accomplir une révolution temporelle, non eripit mortalia qui regna dat coelestia... Cette erreur n’a jamais imposé sa forme à la chrétienté médiévale... La distinction des deux pouvoirs a toujours été affirmée par le catholicisme médiéval... Mais elle a été une tentation, l’ange tentateur de la chrétienté médiévale. Théoriquement, elle s’est trouvée professée par certains théologiens extrémistes du moyen âge, surtout du moyen âge finissant, qui n’ont jamais été suivis par l’Église, et aux yeux desquels tout pouvoir, tem­ porel comme spirituel, appartient au pape, qui délègue à l’empereur et par lui aux rois le pouvoir temporel pour l’unification parfaite du monde sous le règne du Christ. » Jacques MaRITAIN, Humanisme intégral, Paris, 1936, p. 116 [O. C., VI, pp. 412-413]. 304 Π - LE CHRIST TÊTE DE L ÉGLISE trait ainsi que la ville bien-aimée de l’Apocalypse, où le Christ règne pendant mille années avec les saints, encore entourée des armées de Gog et de Magog qui s’apprêtent à fondre sur elle pour une dernière bataille, nest que l’Église voyageuse elle-même, prise entre le moment de sa fondation et celui de sa consommation, et luttant sans trêve contre les puissances de l’enfer. 3. Si donc l’on compare le Christ et l’Église, le roi et le royaume, on reconnaîtra d’abord que le roi, qui a commencé d’exister simultanément sous deux états l’un de « terme » et l’autre de « voie », l’un de gloire et l’autre d’humiliation, n’existe plus maintenant que dans sa condition glorieuse. Par le fait, on comprendra mieux pourquoi, pareillement, son royaume, qui subsiste main­ tenant à la fois dans le ciel et sur la terre, finira par pas­ ser tout entier dans la gloire. Et comme on parle du Christ de la patrie et du Christ de l’exil, on peut parler semblablement du royaume de la patrie et du royaume de l’exil, de l’Église de la gloire et de l’Église de la croix, Ecclesia gloriae et Ecclesia cnicis. Mais le Christ restait le même, substantiellement et numériquement, sous ses états opposés. Ainsi l’Église est identique à elle-même sous sa condition céleste et sous sa condition terrestre ; l’Église de la gloire est substan­ tiellement et numériquement la même que l’Église de la croix; l’univers de la consommation est substantielle­ ment et numériquement le même que l’univers de la rédemption tel qu’il commence aujourd’hui de se grou­ per autour de son rédempteur; déjà, pour l’essentiel, nous vivons le dernier âge du monde, nous sommes au sein de l’époque eschatologique. l’église prémices du nouvel univers 305 c) Le caractère cosmique de ΓÉglise 1. Le Christ en tant que pèlerin s’efforçait d’attirer à lui tous les hommes, « quand j’aurai été élevé de terre, je les tirerai tous à moi » (Jean, XII, 32) et par eux tout l’univers du temps, mais sans vouloir immédiatement ni éliminer César ni anéantir le prince de ce monde. Pareillement, l’épouse et le corps du Christ, la ville sainte, la cité de Dieu, en tant quelle poursuit son pèle­ rinage à travers les siècles, appelle à soi tout ce qu’il y a dans l’homme total de plus profond, mais toutefois sans prétendre ni supplanter la cité temporelle ni évincer complètement la cité du mal. Il y a donc place à l’intérieur de l’histoire pour trois sortes de cités. L’une relative aux fins prochaines, immer­ gée dans le temps, périssable, toujours sous l’attraction des deux autres : c’est la cité des hommes et de leur cul­ ture. Les deux autres relatives aux fins dernières, dépas­ sant le temps, éternelles, aussi opposées entre elles que la lumière et les ténèbres, que l’amour et la haine : la cité de Dieu et celle du diable. On pourrait se représenter l’univers du temps comme divisé en trois régions : au milieu, la région du temporel ; au-dessus, la région du spirituel de la grâce et de l’amour ; au-dessous, la région du spirituel du péché et de la haine. Notre univers se scinde en quelque sorte en trois univers : l’univers de la nature et de la culture, ambivalent, qui se laisse solliciter et même utiliser par le ciel ou par l’enfer ; et les deux univers spirituels tous deux rendus visibles à travers l’homme, mais dressés l’un contre l’autre, et que saint Augustin oppose comme un « monde damné » et un «monde réconcilié », mundus damnatus, quidquid praeter Ecclesiam, mundus reconciliatus, Ecclesia^. 154. Sermo XCV7, n° 8. 306 Il - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE 2. Si l’Eglise déjà maintenant est cosmique, ce n’est donc pas qu elle absorbe en elle toutes les réalités du temps. a) D'une part, en effet, elle laisse au-dessous d'elle l'im­ mense univers de la nature et de la culture, le rythme de la formation et de la gravitation des astres, le vaste fleuve temporel de l’histoire. Toutes ces choses étaient sans doute requises pour que l’incarnation pût se produire, et pour que le Christ pût rassembler autour de lui son corps mystique. Pourtant, par rapport à la trame des péripéties qui composent l’histoire du cosmos et de la culture humaine, le Verbe fait chair et son Église apparaissent « comme un but dis­ proportionné, métahistorique, librement surordonné d’en haut, et ne prenant, de l’histoire, avec une discré­ tion divine, que ce qui leur est nécessaire»1^. C’est 155. Ces mots, tirés d’une lettre de Jacques MaRITAIN [du 20 juillet 1935; Correspondance Journet-Maritain, vol. II, pp. 472-473], sont cités dans Jacques Maritain, son œuvre philosophique, Paris, 1948, p. 59. L’extraordinaire profusion déployée dans l’œuvre créatrice, la pro­ digalité avec laquelle ont été mises en circulation des multitudes presque infinies de formes dont un petit nombre seulement devait être retenues, tout cela, qui a été noté avec bonheur par Paul Claudel dans La légende de Pràkriti (cf. Figures et paraboles, Paris, 1936, p. 103), nous invite à penser que l’œuvre de rédemption n’uti­ lisera pour ses fins qu'une partie restreinte du cosmos ; et dès lors nous comprenons mieux l’objection rapportée par Pierre TERMIER dans la La joie de connaître, Paris, 1926, p. 322, d’après laquelle « les phénomènes innombrables, découverts par le télescope ou le micro­ scope, n’ont pas Y air chrétien » : à quoi Termier répond que « si, dans le domaine sensible, les phénomènes n’ont pas Yair chrétien, il n’en est pas de même dans le monde de la pensée ; dès qu’on entre dans le monde de la pensée, il se trouve que tout a Y air chrétien ; je veux dire que tout est mieux coordonné et expliqué par le christianisme que par une autre hypothèse ». Cette réponse est juste, puisque la grâce vient accomplir la nature de l'àme ; cependant cet accomplissement n’est pas quelque chose de l’église prémices du nouvel univers 307 Suite de la note 155 : dû, il reste gratuit, car, ce que la grâce vient actualiser dans l’âme, ce ne sont pas ses puissances naturelles, c’est sa puissance obédientielle. La distinction entre l’ordre de la nature ou de la culture et l’ordre du royaume de Dieu, celui-ci n’utilisant pour ses besoins qu’une partie minime de celui-là, peut être figurée par la distinction, à l’intérieur même de l’ordre de la nature, entre l’intelligence humaine et la vie animale, ou encore entre la vie animale et le règne minéral : chaque fois ce n’est qu’une faible portion du règne inférieur qui est assumée dans le règne supérieur. S’il fallait emprunter un instant les compa­ raisons bergsoniennes, on dirait qu’on se trouve en présence d’un élan de vie, forcé par la résistance de la matière à se diviser en gerbe, tandis que l’essentiel de son impulsion continue de passer sur la ligne principale. C’est à ces comparaisons que revient BERGSON quand, parlant dans les Deux sources, pp. 275-280, de la religion dynamique, il suggère que le courant vital, ayant traversé la matière pour aboutir à l’espèce humaine, la dépasse dans les individualités exceptionnelles des mystiques, où il éclôt en un élan d’amour, afin de rejoindre Dieu; en sorte que l’univers, qui n’était apparu que pour faire surgir des êtres destinés à aimer Dieu et à être aimés de Dieu, devrait être considéré comme une réalité ascensionnelle absolument simple, où il serait tout à fait vain - de la vanité de Zénon qui s’évertuait à diviser le continu - de distinguer des aspects déconcertants, dont nous aurions à demander compte. C’est ici la réponse de Bergson au pro­ blème du mal. Pourtant, il nous est impossible de considérer l’ordre du royaume de Dieu et de la charité comme un prolongement de l’élan ascension­ nel de la vie. Déjà l’âme humaine est d’une spiritualité trop haute pour être un fruit de l’évolution créatrice ; à plus forte raison la vie divine de la grâce. Entre la liberté des créations de la nature et la liberté des créations de la grâce et de l’amour de charité, il y a hiatus. L'ordre de la nature et de la culture, qui ne doit pas son existence à un découpage arbitraire de l’intelligence, vaut déjà pour lui-même et doit pouvoir être justifié pour lui-même. L’ordre de l’incarnation, du royaume de Dieu, de la charité, apparaît comme un ordre métaculturel, il se tient, suivant une expression employée par saint BONAVENTURE à propos du mystère de l’incarnation, non pas audedans de la perfection de l’univers, intra perfectionem universi, mais au-delà, supra omnem perfectionem universitatis..., incarnatio Dei est superexcedentis dignationis, III Sent., dist. 1, a. 2, qu. 2. Et certes le royaume de Dieu porte, caché en lui, la force de ressaisir, au jour de 308 Il - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE comme par occasion que le Verbe naît à Bethléem. 11 n’y a de place pour lui ni dans les desseins de César Auguste ni dans l'hôtellerie. Deux pauvres qu'on rebute, quelques bergers, une multitude d’anges, voilà les prémices de son royaume. Il ne faut pas que la théologie de l’Église « oublie l'étable de Bethléem », il faut qu’elle brise dès le principe tous les rêves de l’impérialisme spirituel. Certes, le monde entier de la culture demande à se référer, de près ou de loin, au monde de la grâce chré­ tienne, et il ne pourrait récuser cette loi qu’en entrant, pour autant, dans les dures servitudes du péché. Mais cette référence foncière, même quand elle serait par lui pleinement reconnue et pleinement respectée, n’aurait nullement pour fin de le tirer hors de son plan, de le désessencier, de l’absorber dans le royaume de Dieu. Elle le laisse à ses tâches propres, elle n’altère en rien son ordre à ses fins immédiates spécificatrices, qui, étant intermédiaires, valent pour elles-mêmes. Même entière­ ment chrétienne une culture resterait extérieure à l’Église. La raison d’être de ΓÉglise est d’apporter aux hommes le sang du Christ, non les bienfaits de la civilisation. Elle peut ratifier, elle peut même prescrire, au nom de Γ Évangile, la multitude des activités temporelles. Cependant, elle n’y engage jamais qu’un rayon de sa clarté. Cela est évident quand il est question des activités de recherche scientifique, des productions des arts de l’utile ou des arts du beau. Mais cela se vérifie aussi 1'apocatastase, tout ce qu’il y a de sain dans l’ordre de la nature et de la culture, afin de s’en revêtir comme d’un manteau, de se l’incorpo­ rer et de créer, à cet instant, une continuité entre, d’une part, l’ordre métahistorique de l'incarnation et, d’autre part, ce qui sera sauvé de l'ordre historique de la nature et de la culture. Mais un tel nivelle­ ment ne pourra s’accomplir qu’au prix d’une miraculeuse transfigura­ tion de ce dernier ordre. l’église prémices du nouvel univers 309 quand il est question des devoirs de la vie sociale tempo­ relle, économique ou politique. L’Église, appuyée sur la révélation néotestamentaire, les prescrit156. Cependant, 156. C’est au nom de la révélation évangélique que l’Église pres­ crit les devoirs de l’ordre politique. Elle ne bâtit pas sur deux fonde­ ments, ΓÉvangile et la raison naturelle. Mais quand la révélation évangélique sanctionne l’ordre de la raison naturelle, c’est bâtir sur elle que de reconnaître cet ordre. Dans une importante étude intitulée «Justification divine et jus­ tice humaine », parue aux Cahiers bibliques de foi et de vie, 3e année, n° 5, Paris, s. d., Karl BaRTH reprend, avec une pénétrante origina­ lité, l’étude des textes néotestamentaires concernant le problème du droit humain, « le problème de l’ordre, de cet ordre qui n’est plus ou qui n’est pas encore le royaume de Dieu ; le problème de la paix, de cette paix qui n’est plus ou qui n’est pas encore l’éternelle paix de Dieu ; le problème de la liberté, de cette liberté qui n’est plus ou qui n’est pas encore la liberté des enfants de Dieu ». Sur cette base scrip­ turaire, qui ne peut valoir que pour les chrétiens, Barth fonde la légi­ timité de l’État, dont la raison d’être suprême est d’assurer « le droit concret à la liberté que l’Église réclame pour sa parole, dans la mesure où cette parole est Parole de Dieu ». Il a raison de protester contre ces mauvais théologiens qui déclarent que l’ordre de l’État « n’a rien à faire avec les ordres de la rédemption » ; et d’affirmer que notre reconnaissance de l’État doit résulter non seulement d’une soumis­ sion générale à la Providence, mais d’une soumission chrétienne au Dieu de notre Seigneur Jésus-Christ, car, avec l’État, nous nous trou­ vons dans le domaine non seulement du premier article du Credo, mais du second, Ponce Pilate appartenant au Credo « et justement à son deuxième article ». Cependant, tout en proclamant que « quand le Nouveau Testament parle de l’État, nous sommes fondamentale­ ment dans le domaine christologique·», Barth est obligé de reconnaître que, toujours selon le Nouveau Testament, l’État se tient «sur un autre plan » que l’Église ; qu’« à l'intérieur du domaine christologique », il existe une première sphère, « que l’on peut désigner par la parole de justification », et, à l’extérieur de la précédente, « une autre sphère, pour ainsi dire secondairement christologique, qui unit l’Église avec le cosmos, et dans laquelle la nécessité et la réalité du droit humain et de la protection de la justice sont avant tout impor­ tantes». Barth rapproche tellement ces deux sphères qu’il en vient, chose qui paraît paradoxale à qui se rappelle ses premières positions, à 310 Π - LE CHRIST TÈTE DE L’ÉGLISE leur accomplissement relève des vertus morales acquises, sans doute guéries et sublimées par le contact des influences chrétiennes, et qui agissent alors non pas comme instruments de fins spirituelles mais comme causes secondes, en vue de fins temporelles condition­ nant l'existence des réalités spirituelles. La charité, qui pousse à accomplir de façon chrétienne ces devoirs de la vie temporelle et qui les réfère, pour ce qui est de la maniéré dont ils sont accomplis, à la vie éternelle, appar­ tient certes tout entière au royaume de Dieu ; mais les activités quelle influence continuent, en raison de leur destination essentielle, de se référer au plan culturel1' . reconnaître le caractère « sacré » de l’État, et à considérer ses fonction­ naires, comme des « ministri extraordinarii Ecclesiae ». La distinction que fait l’Écriture entre ce que nous appelons le spirituel chrétien et le temporel chrétien, et que Barth enregistre, sans être à même d’en interpréter pleinement la portée, résulte de la dis­ tinction entre, d'une part, l’ordre de la raison naturelle, qui subsiste plus ou moins altérée dans la conscience des peuples, et, d'autre part, l’ordre de la révélation évangélique, dont l'une des tâches est de pré­ ciser, de corriger, de ratifier, de sublimer les données de l’ordre natu­ rel. Comme il sanctionne les premières données de la raison concer­ nant l’existence de Dieu, parce quelles sont normalement des praeambula fidei christianae, le christianisme sanctionne pareillement les données de la raison concernant l’ordre de la vie culturelle, parce quelles sont normalement despraeambula vitae christianae. On peur d’ailleurs reprocher aux vues de K. Barth sur la politique de rester négatives et de méconnaître le pouvoir du ferment évangé­ lique jusque sur la politique. Voir plus loin, pp. 1154-1155 [dans les premières éditions; dans le vol. III de la présente édition : Excursus Vil, §10, n° 31. 157. Les vertus morales infuses, écrit J. MARITAIN, « nous propor­ tionnent aux mœurs et à la vie commune qui conviennent au royaume de Dieu, lequel est déjà là, enseignant, militant et souffrant sur la terre, c'est l’Église, royaume pérégrinal et crucifié. S’agit-il au contraire des vertus morales acquises, celles-ci dirigent dans la vie civile, c est pourquoi elles ont pour fin le bien de la civilisation, unde habent bonum civile pro fine (S. THOMAS, III Sent., dist. 33, qu. 1, l’église prémices du nouvel univers 311 Suite de la note 157 : a. 3). Ici notre activité se réfère directement à des biens proportion­ nés à la nature humaine. C’est pourquoi il n’y a pas de prudence politique infuse pour la vie sociale terrestre ; une vertu surnaturelle de prudence politique, c’est seulement celle qui concerne le gouverne­ ment de l’Église du Christ ». (Il faut corriger ce que nous avions dit dans La juridiction de l’Église sur la cité, Paris, 1931, p. 57). Cependant « il n’y a pas séparation ni coupure, il y a cohésion vitale entre les vertus naturelles et les vertus surnaturelles. Nous savons en effet qu’il n’est pas de parfaite vertu sans l’amour de charité. Pour parvenir à leur plein état de vertu, les vertus morales naturelles ont donc besoin d’être unies à la charité et aux vertus morales infuses, qui les surélèvent en les rattachant aux fins supratemporelles de la per­ sonne humaine». S’il n’y a pas de prudence politique infuse pour la vie sociale terrestre, il faut rappeler cependant « qu’il n’y a pas de par­ faite vertu naturelle de prudence politique qui ne soit unie dans l’âme à l’organisme des dons et des vertus infuses ; la prudence politique d’un saint Louis était une vertu acquise : elle n’était vertu au sens plein et parfait du mot que parce quelle était surélevée par les vertus surnaturelles ». Dès lors, nous comprenons « pourquoi saint Thomas enseigne que celui qui a soin du bien commun de la multitude doit être bonus vir purement et simplement, un homme vertueux sur toute la ligne ». Nous comprenons aussi « pourquoi les civilisations, tout en appartenant de soi à l’ordre naturel, ne peuvent parvenir à leur plein état et à leur pleine dignité de civilisations que si elles sont surélevées, dans leur ordre propre, par l’influence des vertus qui relè­ vent en elles, non de ce qui est à César, mais de ce qui est à Dieu ». « L’Église catholique et les civilisations », dans Questions de conscience, Paris, 1938, pp. 9 à 11 [O.C., VI, pp. 645-646]. Ailleurs, Science et sagesse, Paris, 1935, pp. 347-356 [O.C., VI, pp. 216-222], le même auteur explique comment les vertus morales acquises peuvent être surélevées de deux manières très distinctes : 1° instrumentalement en vue des fins spirituelles ; 2° non instrumentalement en vue des fins temporelles. Dans Questions de conscience, loc. rit., p. 12 [O.C., VI, p. 647], le paradoxe de l’existence de l’Église au milieu des civilisa­ tions est résumé en ces termes : « Un corps mystique où circule une vie proprement divine, et où le prince de ce monde n’a pas de part, et qui appelle à soi tous les hommes dans une unité de foi surnaturelle et d’activité spirituelle, comme concitoyens des saints et familiers de Dieu; et qui poursuit son œuvre au sein même de corps sociaux natu­ rels, et en pleine action réciproque avec des corps sociaux naturels qui 312 Il - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE On le voit, l’Église se distingue de l’ordre des civilisa­ tions, même chrétiennes. Elle se rassemble au-delà de ces biens que Dieu dispense communément aux bons et aux méchants de peur, dit saint Augustin, que les bons ne leur accordent trop de prix1’'8. Elle commence où finit la culture. Elle est la colombe de l’Esprit qui plane audessus des eaux du temporel ; ses rayons sont loin d’être reçus partout ; et, même où ils sont reçus, c’est pour éclairer, non pour transsubstantier. Elle n’est pas cos­ mique en ce sens quelle deviendrait ici-bas toutes choses, même toutes choses bonnes. b) D’autre part, Dieu laisse subsister en face de son Église de terribles puissances mauvaises : le dragon, qui la chasse au désert, et qui déchaîne contre elles les bêtes, ses suppôts visibles, et plus généralement encore les fureurs de Gog et de Magog. 3. Cependant, l’Église est cosmique. D’abord actuelle­ ment, en tant quelle est identifiée à l’œuvre de la rédemption du monde ; en tant quelle constitue dès icibas, le noyau de cette restauration de l’univers, de ce recommencement de la création (Jacques, I, 18) en vue de quoi la chute avait été permise. L’Église, dès ici-bas, est encore cosmique virtuellement. Sa vertu, sa suprématie, se fait sentir jusqu’au sein des deux mondes qui se distinguent d’elle, le monde du péché et le monde de la culture. Tout d’abord, en effet, elle a le droit de réclamer pour elle toutes les âmes qui sont envahies par le péché et celles-là même qui sont le vivent de la vie du monde, et où le diable a sa part, et qui divisent ces mêmes hommes, concitoyens les uns des autres dans la peine et le labeur de l’existence temporelle, en groupes terrestres que leur propre loi charnelle, si une loi supérieure ne lui fait pas obstacle, porte à l’opposition et au conflit. » 158. De civitate Dei, lib. I, cap. van ; lib. XV, cap. XXII. l’église prémices du nouvel univers 313 plus enfoncées dans l'épaisseur de la cité du mal ; elle les réclame sans cesse, par sa propre supplication, quelle joint à la supplication de son chef. Ensuite, l’Église a pour mission d’illuminer d’en haut tout l’univers de la culture, en envoyant à sa rencontre les très pures clartés de l’Évangile. Enfin l’Église, dès ici-bas, est cosmique en espérance. Car les grâces quelle porte en son cœur seraient capables de transfigurer soudain toute la création, et le jour où elles déploieront librement leurs énergies, la terre et les deux seront renouvelés jusque dans leurs assises. Et ce ne sont pas seulement les éléments matériels du cosmos qui contribueront à la gloire de l’Église triomphante ; on peut croire que l’enrichissement authentiquement humain, qui au cours de l’histoire aura été acquis par le travail culturel, même s’il n’a pas sur-le-champ profité à l’Église, sera d’une certaine façon conservé, et que, réduit à sa spiritualité essentielle, il pourra franchir le seuil du temps pour devenir une partie intégrante du royaume de Dieu^9. Alors l’Église, par l’effet d'une grâce 159. Jacques Maritain écrit dans Science et Sagesse, p. 208 [O.C., VI, p. 130] : « Le philosophe ne se console pas de la perte irréparable de la moindre réalité fugitive, d'un visage, d’un geste de la main, d’un acte de liberté ou d’un accord de musique, où passe un peu d’amour ou de beauté. Il a sa solution à lui, dois-je l’avouer, il croit que rien de tout cela ne passe, parce que la mémoire des anges garde toutes ces choses, et que, choisies et proférées par et dans des esprits, elles sont là mieux qu’en elles-mêmes, il croit que les anges ne cesse­ ront pas de se raconter les uns aux autres et de faire ainsi revivre en eux sous mille formes l’histoire de cette pauvre terre. Mais le théolo­ gien se tourmente-t-il de lui-même avec de tels problèmes ? Une fois posés ils peuvent se rattacher au donné révélé ; ce n’est pas en scru­ tant le donné révélé, c’est en compatissant à la misère du créé qu’on les pose. » Ajoutons que le problème de l’éternisation de l’éphémère se pose directement au théologien sous plusieurs formes, à propos par exemple des stigmates du Sauveur ressuscité : in carne Christi vulnera micare tanquam sidera mirantur... 314 Il - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE quelle contient déjà maintenant en elle, paraîtra dans son état parfait. Elle sera pleinement et pour toujours le royaume de l’amour et des miséricordes du Seigneur. 11 n’y aura en dehors d’elle que la géhenne du feu. Mais la géhenne elle-même, qui ne luttera plus contre l’Eglise, n’aura de sens que rapportée au royaume : elle exprimera par privation ce que le royaume exprimera par pléni­ tude. En réalité, il n’y aura qu’un seul univers, un seul cosmos, qui trouvera dans le royaume sa signification suprême. 4. Bossuet a signalé, dans sa Lettre sur le mystère de lunité de ÎEglise, le caractère cosmique déjà effectif de l’Église présente, en montrant combien profondément son sort est lié à ce qui se passe non seulement chez les anges, mais au sein même de la cité du mal : « Dans l’unité de l’Église toutes les créatures se réunis­ sent. Toutes les créatures, visibles et invisibles, sont quelque chose à l’Église. Les anges sont ministres de son salut; et par l’Église se fait la recrue de leurs légions désolées par la désertion de Satan et de ses complices; mais dans cette recrue, ce n’est pas tant nous qui sommes incorporés aux anges, que les anges qui vien­ nent à notre unité ; à cause de Jésus, notre commun chef, et plus le nôtre que le leur. » Même les créatures rebelles et dévoyées, comme Satan et ses anges, par leur propre égarement et par leur propre malice, dont Dieu se sert malgré eux, sont appli­ quées au service, aux activités et à la sanctification de l’Église : Dieu voulant que tout concoure à l’unité, et même le schisme, la rupture et la révolte. Louange à Dieu pour l’efficace de sa puissance, et tremblement de cœur pour ses jugements. » Les créatures inanimées parlent à l’Église des mer­ veilles de Dieu ; et ne pouvant le louer par elles-mêmes, l’église prémices du nouvel univers 315 elles le louent en l’Eglise, comme étant le temple univer­ sel où se rend à Dieu le sacrifice d’un juste hommage pour tout l’être créé, qui est délivré par l’Église du mal­ heur de servir au péché, étant employé à de saints usages160. » Pour les hommes, ils sont tous quelque chose de très intime à l’Eglise, tous lui étant ou incorporés, ou appelés au banquet où tout est fait un. » Les infidèles sont quelque chose à l’Église, qui voit en eux l’abîme d’ignorance, et de répugnance aux voies de Dieu, dont elle a été tirée par grâce. Ils exercent son espérance dans l’attente des promesses qui les doivent rappeler à l’unité de la bénédiction en Jésus-Christ ; et ils font le sujet de la dilatation de son cœur, dans le désir de les attirer. » Les hérétiques sont quelque chose à l’unité de l’Eglise ; ils sortent et ils emportent avec eux, même en se divisant, le sceau de son unité qui est le baptême, conviction visible de leur désertion : en déchirant ses entrailles, ils redoublent son amour maternel pour ses enfants qui persévèrent ; en s’écartant, ils donnent l’exemple d’un juste jugement de Dieu à ceux qui demeurent ». Faisons observer ici, d’une part, que « les infidèles et les hérétiques » auxquels s’appliquent ces réflexions de Bossuet sont ceux-là seuls qui pèchent contre la foi avec 160. Les créatures inanimées peuvent devenir, en effet, de purs moyens de culte et être alors attirées sur le plan même du royaume de Dieu. Elles peuvent devenir pareillement de purs moyens du péché et entrer dans le royaume du prince de ce monde. Elles peuvent enfin servir à des fins de soi et immédiatement culturelles, humaines. Il faut distinguer soigneusement la fin à laquelle l’œuvre elle-même aboutit (finis operis), qui peut être temporelle, culturelle ; et la fin visée par l’agent, le motif pour lequel il agit (finis operantis), qui sera, en dernière instance, le ciel ou l’enfer. 316 Il - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE une obstination coupable soit en refusant de la recevoir, soit en s’appliquant à la déchirer. Mais ceux qui héritent d’un patrimoine d’infidélité ou d’hérésie pourront néan­ moins, par le désir profond de leur être, par leur droiture de cœur, par leur docilité secrète aux prévenances de la grâce, n’être plus ni infidèles ni hérétiques et commencer d’appartenir invisiblement à l’Église visible qui est le corps du Christ. En sorte qu’il faudra porter les limites réelles de l’Église plus loin que ne le fait expressément Bossuet. D’autre part, il est vrai que l’Église est restreinte par ce qu’il y a d’encore non évangélisé, d’encore non sancti­ fié dans ses membres visibles, notamment dans ceux qui sont asservis au péché. Il est sûr, cependant, qu’ils sont eux aussi quelque chose à l’Église. Dans ses membres pécheurs (Bossuet dit moins exactement à cette place: « dans les réprouvés »), l’Église souffre « une incroyable violence, plus grande que les douleurs de l’enfantement, parce que les sentant dans l’unité de son corps, elle se tourmente pour les attirer à l’unité de son esprit; et nulle persécution ne lui est plus dure que leur résistance opiniâtre. » Elle gémit donc sans cesse dans les justes, qui sont la partie céleste, pour les pécheurs qui sont la partie ter­ restre et animale161, et la conversion des pécheurs est le fruit de ce gémissement intérieur et perpétuel... » L’Église soupire dans ces mêmes justes pour toutes les âmes souffrantes, ou plutôt elle soupire dans toutes les âmes souffrantes et exercées, pour toutes les âmes souffrantes et exercées : leur souffrance, leur accablement 161. C est en raison de ce qu il y a encore en elle de céleste et de spirituel que cette partie terrestre et animale mérite d’être appelée par­ tie de l’Église. l’église prémices du nouvel univers 317 porte grâce, soutien et consolation les unes pour les autres ». 5. Ainsi, dès son état présent l’Église est cosmique en ce sens que toutes les parties de l’univers lui sont quelque chose, le ciel, la terre et les enfers. a) L’Apocalypse nous la montre comme fondue dans l’Église du ciel, en communion intime de grâce, de cha­ rité, de prière avec le Christ, les anges et les élus. Le Christ glorieux marche au milieu d’elle (il, 1), il intercède pour elle par ses blessures (v, 9), il combat au milieu d’elle (VI, 2; XVII, 14), il règne au milieu d’elle (XX, 4). Les anges aussi combattent pour elle avec le Christ (XIX, 14), ils font monter ses prières vers Dieu comme un parfum d’encens (VIII, 4), ils mesurent la partie d’elle-même qui devra sub­ sister dans la persécution et celle qui devra s’écrouler (XI, 1-2), ils acclament les justices qui la délivrent (XIX, 1) et s’en font les exécuteurs (vin, 6), ils tressaillent à l’approche des noces éternelles (XIX, 7). Les saints, les apôtres, les pro­ phètes, exultent à la vue de ses triomphes (XVHI, 20), les martyrs appellent l’heure de la justice sur ses persécuteurs (VI, 10) et ils vivent de sa vie (xx, 4). En outre, toute l’Église souffrante du purgatoire est en communion de charité avec elle. b) Les enfers sont déchaînés contre elle. Le « dragon et ses anges », le « serpent ancien, celui qui est appelé le diable et Satan, le séducteur de toute la terre », depuis qu’il se sent vaincu par la venue du Christ (XII, 9) et limité dans son pouvoir de séducteur (xx, 2-3), s’acharne contre elle dans un effort désespéré qui atteindra son paroxysme vers la fin des temps (XX, 3). Il lance contre elle la bête de l’abîme (XIII, 1). Mais à cause du Christ quelle porte en elle, l’Église profite de ces épreuves, elle complète le nombre de ses fidèles (VI, 11), afin que la moisson de la terre mûrisse (XIV, 15). 318 Il - LE CHRIST TÊTE DE I EGLISE c) Sur la terre, 1 Église s’adresse à tout l'homme et à tous les hommes : Elle s’adresse à tout l’homme. Autant que la cité tem­ porelle, 1 Église réclame l'homme entier, l’homme inté­ gral, corps et âme162. Mais, tandis que la cité temporelle, culturelle, historique ne peut réclamer l'homme intégral qu’en vue des fins immédiates, temporelles, culturelles, historiques, et qu’en raison par conséquent de ses res­ sources spontanées, de ses énergies proprement humaines, de ses puissances naturelles, l'Eglise le requiert en vue des fins suprêmes, éternelles, divines, et en raison par conséquent de ses ressources les plus profondes, de ses disponibilités les plus secrètes, de sa capacité à vivre de la vie divine, en un mot, de sa puissance obédientielle à être incorporé au Christ, à devenir participant de la nature divine, à hospitaliser en lui le Saint-Esprit : puis­ sance obédientielle qui représente ce qu’il y a de plus grand et de plus mystérieux en l’homme. Ainsi la cité temporelle et l’Église se divisent entre elles à la fois l’âme et le corps de l'homme et aucune des deux n’a le droit d’être ici-bas totalitaire ; mais tandis que l’une n’a per­ mission de s’emparer de l’homme qu’au nom des valeurs provisoires et subordonnées, l’autre, au contraire, le réclame au nom des valeurs définitives et suprêmes. Et l’Église s'adresse à tous les hommes. Tous ne sont pas en acte membres de l’Église, mais tous sont appelés à lui être incorporés. En d’autres mots, le Christ est, en acte ou en puissance, chef de tous les hommes163164 . Ceux mêmes qui ont mis leur cœur dans la cité du mal et qui combattent sous le diable et l’Antéchrist son suppôtl$i, 162. CF. plus haut, pp. 69-70. 163. S. Thomas, 111, qu. 8, a. 3. 164. Le diable est loin d’être chef des méchants comme le Christ est chef des bons. 11 ne saurait leur infuser le mal comme le Christ l’église prémices du nouvel univers 319 restent toutefois, tant qu’ils vivent ici-bas, au moins en puissance membres de l’Église et saint Augustin aime à penser qu’ils viendront peut-être à elle avant de mourir : «Nous voyons ce qu’ils sont aujourd’hui, nous ne savons pas ce qu’ils seront demain »16T 6. Ainsi, le Christ, maintenant glorieux, travaille, du haut du ciel, à entraîner dans le sillage de sa pauvreté, de sa souffrance, de sa croix, les hommes qu’il atteint par ce qu’il y a en eux de plus essentiel, et, avec eux, l’univers du temps où ils sont plongés. Et cette continuelle conformation de l’univers à l’image du Christ pèlerin, cette réconciliation progressive de la création dans le sang de la croix, c’est l’Église du temps présent, notre Eglise. Le Christ avait annoncé son retour, sa présence, sa parousie. Mais avant l’heure de sa parousie dans la gloire, qui délivre en transfigurant, c’est l’heure de sa parousie dans la grâce, qui délivre en crucifiant. Avant l’heure des béatitudes célestes, c’est l’heure des béati­ tudes du Sermon sur la Montagne. Avant l’heure du corps mystique incorruptible, c’est l’heure du corps mys­ tique passible166. infuse la vie aux bons. Il ne peut que les influencer de l’extérieur, soit directement, en leur suggérant la révolte {sub specie libertatis}, soit simplement en les réunissant sous ses étendards : le chef, dit à ce pro­ pos saint THOMAS, a des soldats qu’il a dû convaincre lui-même, et d'autres qui sont venus spontanément à sa suite, III, qu. 8, a. 7, ad 2. Dans Mon cœur mis à nu, la distinction de saint Thomas devient sous la plume de BAUDELAIRE : « Il ne faut pas croire que le diable ne tente que les hommes de génie. Il méprise sans doute les imbéciles, mais il ne dédaigne pas leur concours. » 165. De baptismo contra donatistas, lib. IV, n° 4. 166. Dès le début de son enseignement intime, le Sauveur « laisse entrevoir une période d’attente douloureuse, où les agneaux vivront au milieu des loups, où les apôtres s’en iront prêchant et guérissant 320 U - LE CHRIST TÊTE DE L ÉGLISE La doctrine du quatrième évangile, écrivait le P. Rousselot, c'est que « le grand coup final ne fera, semble-t-il, que manifester le changement spirituel qui s’opère au fond des âmes, dont les unes, à la voix du Christ, acceptent de renaître, tandis que d’autres persis­ tent dans leur aveuglement et leur diabolique obstina­ tion : Venit hora et nunc est. La parousie s’engendre pour­ rait-on dire, incessamment, par l’endurcissement des uns et la conversion des autres»16 . Le même auteur écrit plus loin : « L'Époux tardant à venir, le quatrième Évan­ gile avait expliqué quelles venues incessantes dissimulait cette absence mystérieuse. Il paraissait absent, mais il était caché ; il paraissait loin, mais il était toujours là. Dans la génération dite subapostolique, le désir enthou­ siaste d'un prompt retour continue à se transformer en une attention fidèle à la présence. Le Maître est là : il est dans l’Église qui est son corps et plus particulièrement dans les chefs de cette Église ; il est là parmi les fidèles, qui sont ses frères... »168. Avant d’être une configuration par les villes, enseignant en pauvreté, douceur et simplicité, selon l’idéal annoncé sur la montagne. Ce sera leur façon d’être pêcheurs d’hommes ». P. ROUSSELOT, S. J., La religion chrétienne, dans Christus, Paris, 1913, p. 700. 167. Ibid., p. 747. - « Ce ne serait pas forcer la pensée de l’évan­ géliste, que de dire : le tout de la religion, c’est de participer au Verbe, de l’avoir présent en soi. Cette présence qui transforme l’âme garantit qu’au moment de la présence publique et manifeste (parousie}, on sera glorifié comme fils de Dieu, soit qu’on quitte la terre avant le grand jour, soit qu’on reste jusqu’à ce qu’il vienne. La parousie ainsi, pour une part, intériorisée, unifie les deux aspects du christianisme, Γeschatologique et le moral dans le même sens que la doctrine catho­ lique sur l’identité essentielle de la grâce et de la gloire. » Ibid, pp. 747-748. 168. Ibid., p. 754. - « On aurait plus vite fait de dire ce que n’est pas le christianisme que de dire ce qu’il est, et cependant un mot continue de tout résumer : c'est le mot de saint Paul : le Seigneur est proche qu’on entend de plus en plus au sens d’une présence spirituelle l’église prémices du nouvel univers 321 au Christ ressuscité, l’Église est une configuration au Christ douloureux ; avant d’être l’Église de la gloire, elle est l’Église de la croix. Il faut y insister et commencer d’entrer plus expressément dans la théologie de la rédemption. 11. La récapitulation du monde dans le sang de la croix Au moment où le Christ entreprenait de sauver toutes les générations humaines par sa vie souffrante, il était déjà, quant aux régions supérieures de son âme, dans l’état de terme, dans la patrie, dans la gloire. Maintenant qu’il est tout entier dans l’état de terme, sa volonté suprême n’a pas changé : elle n’est pas de nous configurer tout de suite à son état terminal, à sa vie glorieuse ; elle persiste à vouloir nous sauver, tant que nous sommes icibas, par l’entremise de son pèlerinage et de sa vie voyagère169. Sans doute, nous aimerions écarter à tout jamais les épines du Christ pour n’avoir de part qu’à ses roses, nous souhaiterions, c’était le désir même de l’apôtre, revêtir immédiatement la gloire céleste par-dessus le vêtement de notre corps périssable « afin que ce qu’il y a de mortel en nous soit englouti par la vie » (II Cor., V, 4) ; mais le dessein du Christ est d’abord que nous souffrions avec lui, afin d’être plus tard glorifiés avec lui (Rom., VIII, 17). Aujourd’hui pleinement glorieux, le Christ conti­ nue, entre lui et nous, d’interposer sa vie crucifiée, de et mystérieuse, de moins en moins au sens d’un avènement extérieur prochain. » Ibid. 169. Ce dernier mot est de Bérulle, cf. Henri BREMOND, Histoire littéraire du sentiment religieux en France, Paris, 1929, t. III, p. 67. 322 Π - LE CHRIST TÈTE DE L’ÉGLISE dresser sa croix : il vient à nous à travers elle, et c’est à travers elle que nous pouvons monter à lui1 °. a) Le rôle de la vie temporelle du Christ sur les géné­ rations fiitures Essayons de prendre une première vue de la profon­ deur de ce mystère. On devra dire que la vie voyagère du Christ, telle quelle s’est déroulée entre l’annonciarion et la mort en croix, continue d'avoir, par rapport à nous, et par rapport aux générations à venir, les mêmes énergies plasmatrices, la même puissance de façonner la conduite et le comportement des hommes, quelle avait possédées par rapport aux hommes de la génération contempo­ raine du Christ. Elle a été transitoire pour le Christ luimême, mais elle est durable dans ses effets sur l’ensemble de l’humanité. Par le voisinage de l’éternité du Verbe, elle s’est trouvée en quelque sorte comme soulevée audessus des simples événements du temps, en vue de pou­ voir les influencer, mettre sur eux son empreinte et, par là, unifier et hiérarchiser tout le déroulement de l’his­ toire du salut. La vie temporelle du Christ laisse ainsi dans son Église beaucoup plus qu’un souvenir ; elle la remplit des rayons de sa présence et ne cesse de la former 170. On peur voir comme une indication, encore implicite, de ce thème, dans la Démonstration de la prédication apostolique, quand IréNÊE écrit : « Par le Verbe de Dieu, tout est sous l'influence de l'écono­ mie rédemptrice, et le Fils de Dieu a été crucifié pour tout, ayant tracé ce signe de la croix sur toutes choses. Car il était juste et nécessaire que celui qui s est rendu visible amenât toutes les choses visibles à participer à sa Croix, et c’est ainsi que sous une forme sensible son influence propre s’est fait sentir dans les choses visibles elles-mêmes. Car c’est lui qui illumine les hauteurs, c'est-à-dire les cieux ; lui qui pénètre les profondeurs des lieux inférieurs ; lui qui, en longueur, va de l’Orienr à l'Occident ; lui qui, en largeur, franchit l’espace du Nord au Midi, appelant à la connaissance de son Père les hommes disposés en tous lieux. » Patrologia Orientalis, t. XII. p. 773, n° 34. l’église prémices du nouvel univers 323 à sa ressemblance. Et Bertille touchait à un aspect essen­ tiel du christianisme quand il demandait qu’on traitât «les choses et mystères de Jésus, non comme choses pas­ sées et éteintes, mais comme choses vives et présentes », et quand il assurait que « les mystères de Jésus-Christ, son enfance, sa souffrance et les autres, continuent et vivent en la terre, jusqu’à la fin des siècles »’ 71. 171. Ibid.·, pp. 70 et 71. - Nous croyons cependant que la voie choisie par Bérulle pour expliquer la permanence des mystères de la vie du Christ, notamment du sacrifice de la croix, diffère essentielle­ ment de celle que nous rencontrons chez saint Thomas lui-même. BÉRULLE enseignait, à propos des événements fugitifs de l’existence du Sauveur, à remonter jusqu'à « l’état intérieur du mystère extérieur», c’est-à-dire jusqu’à la vertu profonde et permanente, dans laquelle ce mystère extérieur se trouvait renfermé, tel un effet passa­ ger dans sa cause éternelle (et Bremond fait remarquer que ce mouve­ ment vers l’« intérieur de Jésus » devait trouver son aboutissement dans la dévotion au Sacré-Cœur). Il invitait à passer de {'action transi­ toire à [esprit immuable dont elle procède, du corps du mystère à son âme. Et certes les actions de la vie passagère du Christ procédaient toutes d’un même esprit, d’un même état, il faut aller plus loin et dire d’un même acte ininterrompu d’adoration, d’amour et de vision béatifiques, suscité dans la sainte âme du Christ dès l’instant de l’annonciation et qui dure pour l’éternité. Mais, si justes que soient ces considérations, elles ne permettent d’arracher à la destruction du temps la vie douloureuse du Sauveur et sa rédemption sanglante que pour autant quelles peuvent être contenues dans sa vie glorieuse. Elles n’autorisent à les regarder comme permanentes que dans leur principe, non en elles-mêmes, causalement et non formellement. Dans cette perspective, c’est seulement l’adoration glorieuse du Christ qui nous serait apportée dans la messe ; ce ne serait pas cette adoration glorieuse en tant même quelle continuerait de vouloir, comme sur la croix, atteindre tous les hommes à travers l'acte de la rédemption sanglante ; ce ne serait pas, dans l’enveloppe d’un rite non sanglant, le sacrifice sanglant lui-même. Tout ce que dit Bérulle est sans doute exact, mais reste insuffisant. Bien qu'il fût d’emblée dans la gloire par la partie supérieure de son âme, c’est à travers sa vie voyagere que le Sauveur voulait toucher le monde. Ainsi veut-il encore : - Il me semble que Jésus-Christ ne laisse toucher que ses plaies après sa résurrection : Noli me tangere. Il ne faut nous unir qu’à ses souf- 324 Π - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE b) La vie temporelle du Christ résumée dans sa pas­ sion 1. Or, coure la vie temporelle du Christ est résumée dans un acte final, tous les mystères de son existence sont récapitulés dans un mystère suprême, celui de sa mort rédemptrice sur la croix : « Pour moi, quand j’aurai été élevé de terre, je tirerai à moi tous [les hommes]. Il disait cela pour indiquer de quelle mort il allait mourir» (Jean, XII, 32-33). « Quand donc Jésus eut pris le vinaigre, il dit : Tout est consommé ; et ayant incliné la tête, il rendit l’esprit » (Jean, XIX, 30). Il a plu à Dieu, dit l’apôtre, « de réconcilier par lui toutes choses [en les ramenant] vers lui, celles qui sont sur la terre et celles qui sont dans les cieux, en faisant la paix par le sang de Frances. » Bérulle écrit : « C'est ce qui reste en lui (le Christ glorieux) de ses mystères, qui forme en la terre une manière de grâce, qui y fait appartenir les âmes choisies pour la recevoir. Et c’est par cette manière de grâce que les mystères de Jésus-Christ, son enfance, sa souffrance et les autres, continuent et vivent en la terre, jusqu’à la fin des siècles » ; mais il ne va pas jusqu’à dire que c’est à travers ces mêmes mystères que le Christ, maintenant glorieux, continue de nous conformer à leur ressemblance. Il écrit très bien que les « mystères sont passés en certaines circonstances, et ils durent et sont présents et perpétuels, en certaine autre manière. Ils sont passés quant à l’exécu­ tion, mais ils sont présents quant à leur vertu, et leur vertu ne passe jamais... » ; mais il entend par vertu la seule disposition immuable de la vie glorieuse du Christ, et non pas en même temps l’efficacité rayonnante, sur tous les hommes, de sa vie passagère. Saint THOMAS, au contraire, qui est ici très hardi, et « qui va plus loin que la plupart des théologiens du moyen âge, Guillaume d’Auxerre, Alexandre de Halès, Albert le Grand, saint Bonaventure, Henri de Gand, Scot, etc. » insiste dans la Somme sur cette pensée que « la chair du Christ et les mystères accomplis en elle, opèrent instrumentalement pour la vie des âmes ». Dom J. HUIJBEN cite ce passage et d autres semblables dans son étude «Aux sources de la spiritualité française du XVIF siècle», dans la Vie Spirituelle, avril 1931, p. [28]. Mais il a tort, croyons-nous, de voir dans ces textes du docteur angélique le « meilleur commentaire des théories bérulliennes ». l’église prémices du nouvel univers 325 sa croix» (Col., 1, 20). Le Christ, notre paix, a réconcilié les deux peuples « en un seul corps, pour Dieu, par la croix, en détruisant par elle l’inimitié» (Éphés., II, 16). «Nous sommes sanctifiés par l’oblation du corps de Jésus-Christ, faite une fois pour toutes... Car par une oblation unique, il a rendu parfaits pour toujours ceux qui sont sanctifiés » (Hébr., X, 10 et 14). 2. On pourra même dire que le sacrifice de la croix, en récapitulant toute la vie du Christ, a récapitulé de ce fait toutes choses, sur la terre et même dans les cieux. Dans le Adversus haereses, saint Irénée écrit : « Si la chair n’avait pas dû être sauvée, le Verbe de Dieu ne se serait jamais fait chair. Et si le sang des justes n’avait pas dû être redemandé (expié), le Seigneur n’aurait jamais eu de sang. Mais dès le commencement, la voix du sang s’est fait entendre... Le Seigneur lui-même disait à ceux qui devaient verser son sang : On redemandera tout le sang innocent répandu sur la terre, depuis le sang d’Abel le juste, jusqu’au sang de Zacharie, fils de Barachias, que vous avez tué entre le temple et l’autel ; oui, je vous le dis, tout cela retombera sur cette génération (Luc, XI, 50; Mt., XXIII, 35). Il signifiait par là que la récapitula­ tion de tout le sang des justes et des prophètes, versé depuis le commencement, s’accomplirait en lui-même, et que le sang serait redemandé par lui. Mais ces choses ne seraient pas redemandées, si elles ne devaient être sau­ vées; et le Seigneur n’aurait pas pu tout récapituler en lui, s’il n’avait pas été fait, dès le principe, chair et sang, pour sauver à la fin en lui-même ce qui avait péri au commencement en Adam »' 2. Et saint Jérôme dit, dans son Commentaire de Lépître aux Ephésiens, I, 10 : « Toute l’économie qui a précédé le monde et qui a été ensuite 172. Lib. V, cap. xiv, n° 1 ; P. G., t. VII, col. 1161. 326 Π - LE CHRIST TÈTE DE L’ÉGLISE instaurée dans le monde pour les créatures tant invisibles que visibles, annonçait la venue du Fils de Dieu... C’est donc dans la croix du Seigneur et dans sa passion qu’ont été récapitulées toutes choses, toutes choses ont été enve­ loppées dans cette récapitulation... Fous les mystères et toute l'ancienne économie de la terre et du ciel sont accomplis dans la passion du Christ. Puisque mainte­ nant le Christ a souffert pour moi, qu’il a été enseveli, qu’il est ressuscité, qu’il est monté victorieux au ciel, je n’ai plus besoin des choses anciennes : en une seule, je possède tout. Et prenez garde que ce ne sont pas seule­ ment les événements accomplis sur la terre et rapportés par l’Esprit Saint dans les Écritures ; ce sont aussi les évé­ nements célestes qui nous restent cachés, qu’il faut regar­ der comme récapitulés dans la passion du Christ»15. Mais rappelons que si la passion récapitulait toute l’éco­ nomie de l’univers, ce n’était pas, nous l’avons dit, quelle fur le but suprême de l’incarnation. C’était parce quelle résumait tous les abaissements du Sauveur et pré­ parait du même coup tous ses triomphes, dans le ciel, sur la terre et dans les enfers (Philip., II, 8-11). 3. Pour mieux entendre comment la passion du Christ contenait en elle la vertu de toutes ses actions antérieures, il faut se représenter sa vie entière comme une phrase où chaque mot a son importance, mais qui ne reçoit sa signification qu’avec le dernier d’entre eux. C’est à la lumière de cette considération que Dominique Soto expliquera que les sacrements de la loi nouvelle tirent leur efficacité de la passion du Christ : « Pour ce qui est du mérite et de la satisfaction, dit-il, il faut consi­ dérer la vie entière du Christ, bien quelle soit composée de plusieurs actions partielles, comme un acte total 173. Lib. I;P. L, t. XXVI, col. 454. l’église prémices du nouvel univers 327 unique qui trouve son accomplissement dans la passion. En effet, puisque le Christ venait racheter le péché d’Adam dont la conséquence était la mort (Rom., V, 12), il convenait qu’il apportât la pleine satisfaction du péché dans sa mort. Telle a été, en effet, la suprême dis­ position de la sagesse divine. Il faut donc toujours avoir devant les yeux que, bien que tous les actes du Christ fussent méritoires, cependant nul d’entre eux ne pouvait pleinement ni mériter ni satisfaire pour notre rédemp­ tion ; et puisqu’il avait été décidé que nous serions rache­ tés par une action totale, chaque moment de cette action ne pouvait représenter qu’une partie du prix de la rédemption. Il serait insuffisant de dire que la passion du Christ a simplement eu plus de valeur méritoire et satisfactoire que les actes précédents du Christ ; car c’est, au vrai, par elle seule que notre rédemption s’est accomplie. Aussi, l’Ecriture sainte attribue-t-elle toujours notre rédemption à la passion : Dieu a constitué le Christ Jésus comme un instrument de propitiation par la foi dans son sang (Rom., III, 25) ; Nous avons été réconciliés à Dieu par la mort de son Fils (Rom., V, 10) ; Il nous a lavés de nos péchés dans son sang (Apoc., I, 5), etc. Si donc, en raison de la personne du Christ, chacun de ses actes avait de soi une valeur infinie, néanmoins effective­ ment chacun d’eux était offert comme une partie du tout que la passion devait achever. Et c’est pourquoi, bien qu’en droit ses mérites fussent tous infinis, en fait cependant, plus nombreux ils ont été, et plus riche est la grâce que la passion déverse dans les sacrements. Je veux dire que si Dieu n’avait subi que la passion sans accom­ plir les actes qui l’ont précédée, la grâce par laquelle nous devenons ses membres serait moins ample. Il serait absurde en effet de nier qu’à chacune des œuvres du Christ réponde en nous un effet particulier de la grâce, absurdum enim est negare quin singulis operum Christi 328 Π - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE respondeat in nobis singularis effectus gratiae, sans quoi il faudrait dire que ces œuvres seraient inutiles pour nous, alors que nous savons pourtant qu'il a donné pour nous sa vie entière. On comprend maintenant que la vertu des sacrements puisse résulter en général de toute la vie du Christ, bien quelle découle en particulier de sa • passion » 174 . c) La résurrection précontenue dans la passion Toutefois, la passion du Christ n’était que le terme de son pèlerinage, elle n’était pas le terme de sa vie. Elle était une mort précontenant la résurrection, une souf­ france précontenant la félicité, une défaite apparente précontenant la victoire apparente. Et c’est comme telle, c’est-à-dire comme unissant en elle toutes ces opposi­ tions, quelle est cause de notre salut. Au vrai, la passion, la mort, la résurrection, l’ascension ont été, cette fois dans un sens très strict, les moments d’un acte unique, commencé dans la douleur et achevé dans la gloire, par lequel le Sauveur est descendu jusque dans les régions inférieures de l’humanité captive, pour l’entraîner dans les hauteurs - et, avec elle, toutes choses : « En lui, le monde est ressuscité, le ciel est ressuscité, la terre est res­ suscitée, car il y aura des cieux nouveaux et une terre nouvelle »’ \ La passion résume en elle seule tout notre salut, mais en tant d’abord quelle renferme la vie anté­ rieure du Christ, et en tant surtout quelle débouche sur la résurrection et sur l’ascension, qui nous atteignent à travers elle, et qui causent conjointement avec elle notre délivrance. Pour l’apôtre, la passion et la résurrection sont comme l’avers et le revers d’un même mystère: «Il 174. IVSent., disr. 1, qu. 3, a. 5, Venise, 1584, p. 74. 175. Saint AMBROISE, De excessu Satyri, lib. II, n° 102; P. L, t. XVI, col. 1344. l’église prémices du nouvel univers 329 a été livré à cause de nos iniquités, et il est ressuscité à cause de notre justification » (Rom., IV, 25) ; « Nous avons été ensevelis avec lui par le baptême [pour nous unir] à sa mort, afin que, comme le Christ a été ressus­ cité des morts par la gloire du Père, nous marchions, nous aussi, dans une vie nouvelle » (Rom., VI, 4). Il en va de même de la passion et de l’ascension : « Il est monté vers les hauteurs, il a emmené la foule des captifs... Or, que signifie : il est monté, sinon qu’il était descendu auparavant dans les régions inférieures de la terre » (Éphés., IV, 8-10). La grâce de la passion est une grâce de mort mais en vue de la résurrection, une grâce de cru­ cifixion mais en vue de la transfiguration. Elle est faite pour s’ouvrir sur la gloire, et déjà elle le sait. Pascal avait raison d’écrire : « Il ne faut nous unir qu’à ses souf­ frances » ; mais ce sont les souffrances du « Seigneur de la gloire» (I Cor., II, 8). Frères, avait dit l’apôtre, lui-même, «je n’ai pas jugé bon de rien savoir parmi vous, sinon Jésus Christ, et celui-ci crucifié » (I Cor., II, 2) ; mais, dans la même épître, il leur annonçait la gloire du Christ qui remettra à la fin le royaume à Dieu et au Père. Cette passion momentanée, chargée pour nous à la fois des mystères de l’enfance, des mystères de la mort, des mystères de la gloire, comment pouvait-elle impri­ mer sa vertu sur le déroulement ultérieur des siècles ? d) La permanence des mystères de la vie transitoire du Christ 1. La réponse de saint Thomas, nous l’avons dit, va plus loin et elle est plus mystérieuse que celle de Bérulle. Pour Bérulle, comme pour Suarez et pour de nombreux théologiens, la passion du Christ, n’existant plus en ellemême ne saurait continuer d’agir sur les générations humaines ; c’est le Christ, aujourd’hui pleinement glori- 330 Π - LE CHRIS T TÊTE DE L’ÉGLISE fié, et gardant en lui le souvenir et les marques de sa pas­ sion évanouie, qui agit directement sur nous. Pour saint Thomas, le Christ, aujourd’hui pleinement glorifié, et gardant en lui le souvenir et les marques de sa passion, continue, comme à l’instant de son offrande sur la croix, de vouloir atteindre les hommes qui vivent dans le temps à travers l'acte même, aujourd'hui évanoui, de sa passion sanglante, et d'imprimer sur route son Eglise l'image de sa condition crucifiée. De même que Dieu, qui est partout, peut agir partout par un instrument cir­ conscrit dans le lieu, telle la nature humaine du Christ; ainsi Dieu, qui est éternel, peut agir sur toute la succes­ sion ultérieure du temps par un instrument transitoire, telle la passion du Christ1 6. 2. « Donner la grâce ou l’Esprit saint, dit saint Thomas, convient au Christ à la fois avec autorité, en tant qu’il est Dieu ; et encore instrumentalement en tant qu’il est homme, c’est-à-dire en tant que sa nature humaine était l’instrument de sa divinité, en sorte qu’en vertu de la divinité ses actions ont été salutaires pour 176. Est-ce au sens bérullien ou au sens thomiste que Marguerite DE Veni d’ArboL’ZE a compris l’actualité perpétuelle de la passion? On peut incliner vers le second de ces sens : « Nous savons que les spectacles de la naissance, de la vie et de la mort du Fils de Dieu ont été une fois présents, et ne le sont plus quant à nous : bien qu’en Dieu, qui est une éternité sans succession de temps, les mêmes choses sont en acte et toutes ensembles, l’ont été de toute éternité, et le seront à jamais. Pour nous, Jésus est né et ne naîtra plus ; il est mort tout de meme, et ne mourra plus... Selon ceci, l’âme se peut mettre au pied de la croix, méditant la passion de son Sauveur, regardant comme il a souffert. Mais, regardant ce mystère en Dieu, elle le voit en acte devant lui, qui nous donne son Fils par amour, le livrant, pour l’ex­ piation de nos péchés, a la mort de la croix. » Traité de l’oraison mentale, édité par Dom Bonaventure Sodar, Paris, 1934, p. 12. l’église prémices du nouvel univers 331 nous, causant la grâce en nous par voie de mérite et par voie dune certaine efficience »1 77. Plus loin, où il se demande si la passion du Christ est la cause efficiente de notre salut, il écrit : « Du fait que l’humanité du Christ est l’instrument de la divinité, il s’ensuit que toutes les actions et les passions du Christ opè­ rent instrumentalement en vertu de la divinité pour le salut des hommes et de cette manière la passion du Christ cause efficiemment le salut des hommes 8. Si l’on objecte qu’un agent corporel n’agit efficacement que par contact, et que la passion du Christ n’a pu s’étendre à tous les hommes, saint Thomas répond que, « bien quelle soit corporelle, la passion du Christ reçoit de la divinité qui lui est unie une vertu spirituelle, en sorte quelle exerce son efficience par un contact spirituel, c’est-à-dire par la foi et les sacrements de la foi»179. Plus loin encore, en traitant de l’efficacité de la mort du Christ, saint Thomas distinguera l’acte même de mourir et l’état de mort. De Pacte de mourir, mors in fieri, il écrit qu’il est, «comme la passion, la cause de notre salut ». De l’état de mort, mors in facto esse, il écrit que « tout ce qui s’est passé dans la chair du Christ, même séparée de son âme, nous a été salutaire par la vertu de la divinité qui lui res­ tait conjointe »180. 177. III, qu. 8, a. 1, ad 1. - Cf. III, qu. 62, a. 5, ad 1 : « La chair du Verbe et les mystères accomplis en elle, opèrent instrumentale­ ment pour la vie de Pâme. » 178. III, qu. 48, a. 6. Enregistrons ici cet aveu de SUAREZ : "Doctrina D. Thomae in hoc articulo difficilis plane est, nisi benigne explicetur», édit. Vivès, t. XIX, p. 613. 179. Ibid., ad 2. - La vertu de la passion du Christ entre en contact avec chacun de nous par la foi et le baptême. « La vertu de la passion du Christ nous rejoint par la foi et par les sacrements. Ce sont là deux manières distinctes. La continuité par la foi suppose un [simple] acte de l’âme ; la continuité par les sacrements suppose [en outre] l’usage de choses extérieures. » III, qu. 62, a. 6. 180. III, qu. 50, a. 6. 332 Π - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE Saint T homas affirme pareillement que la résurrection du Christ est cause de la résurrection de nos corps181. Serait-il question non pas du Christ ressuscitant, mais, comme le pense Suarez182, du Christ jadis ressuscité? Nous ne le croyons pas. En effet, suivant la troisième objection de Particle, la résurrection du Christ ne pour­ rait être la cause efficiente de la nôtre « car la cause effi­ ciente n'agit que par contact, ou spirituel ou corporel; mais il est manifeste que la résurrection du Christ ne peut avoir, avec les morts qui ressusciteront, ni contact corporel, puisqu’elle en est séparée par le temps (faisons observer que ce dernier mot n’aurait aucun sens, s’il était ici question du Christ ressuscité et non pas du Christ ressuscitant) et par le lieu ; ni contact spirituel par la foi et la charité, puisque les infidèles et les pécheurs ressusci­ teront»183. La réponse de saint Thomas est que «de même que les diverses choses que le Christ a faites ou souffertes dans sa nature humaine nous sont salutaires en vertu de sa divinité : ainsi la résurrection du Christ est la cause efficiente de notre résurrection, grâce à la vertu divine, dont le propre est de vivifier ce qui est mort, et qui se rend présente à tous les lieux et à tous les temps, praesentialiter attingit omnia loca et tempora ; et ce con­ tact virtuel suffit à sauvegarder la raison d’efficience »184. Le mot de résurrection est certainement pris, ici, au sens actif. La première objection de ce même article est que, si la résurrection du Christ était cause de celle des hommes, tous les morts seraient revenus à la vie en 181. Ill, qu. 56, a. 1. 182. « Quand on dit que la résurrection du Christ est la cause de notre résurrection, cela doit s’entendre non pas de la résurrection elle-même qui est un acre transitoire, mais du terme de la résurrec­ tion qui demeure et qui peut encore être cause », t. XIX, p. 911. 183. III, qu. 56, a. 1, obj. 3. 184. Ibid., ad 3. l’église prémices du nouvel univers 333 même temps que le Christ. Saint Thomas répond que la résurrection du Christ opère ses effets le long du temps, selon le décret de la volonté divine : « La résurrection du Christ est la cause de notre résurrection par la vertu du Verbe qui lui est uni, et qui agit par volonté. Elle don­ nera son effet non pas nécessairement tout de suite, mais selon la disposition du Verbe de Dieu, qui est d’abord de nous conformer au Christ souffrant et mourant dans cette vie passible et mortelle, et de nous amener plus tard à participer à la similitude de sa résurrection »185. De cette manière, « la mort et la résurrection du Christ sont ensemble, sous l’influence de la vertu divine, une seule cause efficiente » de notre salut, opérant conjointement, mais en des temps divers, le salut de lame, puis le salut du corps186. « Il faut que les membres soient conformés au chef. De même donc que le Christ a d’abord porté la grâce en son âme avec un corps cepen­ dant passible, et que c’est par la passion qu’il est entré dans la gloire de l’immortalité, ainsi, nous qui sommes ses membres, nous sommes délivrés du poids de toute peine. Mais avec ordre. D’abord en recevant dans notre âme l’esprit d’adoption des enfants, qui nous destine à l’héritage de la gloire immortelle, tandis que nous habi­ tons encore dans un corps passible et mortel. Puis, en étant configurés aux douleurs et à la mort du Christ, pour entrer dans la gloire immortelle, selon l’apôtre, Rom., VIII, 17 : Si nous sommes enfants, nous sommes héritiers, héritiers de Dieu et cohéritiers du Christ, si 185. Ibid., ad 1. A l’instant même de sa passion et de sa résurrec­ tion, le Christ connaissait distinctement chacun de ceux à qui elles s’appliqueraient, et à quels moments elles produiraient en eux leurs effets. 186. Ibid., ad 4 ; et a. 2, ad 4. 334 II - LE CHRIST TÈTE DE L’ÉGLISE toutefois nous souffrons avec lui, pour ressusciter avec lui »,8?. 3. Si donc on veut rester fidèle à la lettre de saint Thomas, qui s’efforce d’être une transcription réaliste de la lettre de l’Écriture, on devra considérer l’acte de la passion comme le point de contact par lequel le Christ du ciel continue de vouloir toucher le temps présent. L’objection à résoudre, c’est que la passion est passée et quelle ne peut plus opérer dans le présent : ce qui n’est plus, n’opère plus. Et la réponse consiste à dégager la valeur permanente de l'acte transitoire de la passion. Sans doute elle fut un acte transitoire, le Christ pèlerin était engagé dans le cours irréversible du temps, sa souffrance n’a duré qu'un moment. Mais cette action passagère fait sentir tout le long de l’histoire son contre-coup, un peu 187. III, qu. 49, a. 3, ad 3. Cf. qu. 69, a. 3. - Et le beau passage de la lettre de PASCAL sur la mort de son père : « C’est un des grands principes du christianisme que tout ce qui est arrivé à Jésus-Christ doit se passer et dans l’âme et dans le corps de chaque chrétien : que comme Jésus-Christ a souffert durant sa vie mortelle, est mort à cette vie mortelle, est ressuscité d’une nouvelle vie, est monté au ciel, et sied à la dextre du Père ; ainsi le corps et l'âme doivent souffrir, mou­ rir, ressusciter, monter au ciel et seoir à la dextre. Toutes ces choses s’accomplissent en l’âme durant cette vie, mais non pas dans le corps... Ainsi les mêmes choses arrivent au corps et à l’âme, mais en différents temps : et les changements du corps n’arrivent que quand ceux de l'âme sont accomplis, c’est-à-dire à l’heure de la mort: de sorte que la mort est le couronnement de la béatitude de l’âme, et le commencement de la béatitude du corps. Voilà les admirables conduites de la sagesse de Dieu sur le salut des saints ; et saint Augustin nous apprend sur ce sujet que Dieu en a disposé de la sorte, de peur que si le corps de l’homme fût mort et ressuscité pour jamais dans le baptême, on ne fut entré dans l’obéissance de l’Évangile que par l'amour de la vie ; au lieu que la grandeur de la foi éclate bien davantage lorsque l’on tend à l’immortalité par les ombres de la mort. » Edit. Br., p. 103. l’église prémices du nouvel univers 335 comme une étoile qui, après sa disparition, propage encore sa lumière. L’acte sanglant qui a réconcilié Dieu et le monde était immergé dans le temps et dans le lieu. Pourtant il opérait en vertu de la divinité qui lui était conjointe. Par là même, il pouvait participer à l’éternité et à l’ubiquité divines, comme l’instrument participe à la dignité de la cause principale. La motion de la divinité conférait à cet acte transitoire et localisé un influx instru­ mental atteignant toute la suite du temps et toute l’éten­ due de l’espace188. 188. SUAREZ ne croyait pas que les péripéties passées de la vie du Christ pussent être cause instrumentale physique de notre salut. Aussi l’article de S. THOMAS : Utrum passio Christi operata sit nostram salutem per modum efficientiae, III, qu. 48, a. 6, lui causait-il des diffi­ cultés qu’il déclarait considérables : « Doctrina D. Thomae in hoc articulo difficilis plane est nisi benigne explicetur. In quo tam ad rem explicandam, quam ad exponendam sententiam D. Thomae pro viri­ bus laboratum est superiori tomo. » Au tome cité, De incarnatione, disp. 31, sect. 8, n° 5 ; édit. Vivès, t. XVIII, p. 155, Suarez semble plus à son aise. Il mentionne l’opinion de théologiens thomistes sui­ vant lesquels l’humanité du Christ se servirait de ses actions passées comme d’instruments physiques pour opérer notre justification et notre résurrection. Cette causalité instrumentale est trop mystérieuse pour avoir le suffrage de Suarez : « Nonnulli ex thomistis dicunt esse mysterium reconditae theologiae. » Il ne s’agit en effet de rien de moins que du mystère de la rédemption continué au milieu de nous, c’est-à-dire du mystère de la messe, aussi caché dans le sein de Dieu que le mystère de l’incarnation ou de l’eucharistie. « Ego veto, pour­ suit Suarez, nullum fere mysterium in hac difficultate invenio, sed clare et simpliciter existimo explicari debere, nulla fingendo mysteria quae nec fundari nec intelligi possunt, si tamen ea quae impossibilia sunt, mysteria appellare licet. » Il faudrait pouvoir signaler ici la qua­ lité des « mystères » que Suarez forgera pour expliquer la messe... En résumé, Suarez estime que saint Thomas n’aurait pas pensé que l’acte transitoire de la passion et de la résurrection fut l’instrument de notre justification et de notre résurrection. Il n’y aurait dans ces expressions qu’une accommodation signifiant que l’humanité du Christ, jadis soumise à la passion et à la résurrection, est aujourd’hui l’instrument de notre salut, loc. cit., n° 8. 336 π - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE 4. Si l’on admet que le Christ, du fond de sa gloire, continue de venir à nous dans l’acte de sa passion, que la réconciliation du monde continue de se faire par sa croix, que tant que dure notre monde de péché, le rayon de sa lumière nous arrive dans un rayon de sang, l’on découvre la raison suprême pour laquelle l’Église, jus­ qu'au dernier instant de son existence historique, ne A propos de la résurrection, Suarez allègue en sa faveur, ici-même et plus loin dans son commentaire de III, qu. 56, a. 1, t. XIX, p. 911, l’autorité de Cajetan : « Et hanc esse mentem D. Thomae hoc loco acute Cajetanus notavit ». Mais il est possible de lire tout autrement que Suarez les lignes de CAJETAN, III, qu. 56, a. 1, n° IL L’humanité du Christ, selon Cajetan, est instrument de la divinité. Pourtant, comme telle, elle n’est qu’un instrument indéterminé, capable de ser­ vir à tous les effets miraculeux possibles. Il lui manque encore, pour agir, la détermination à tel ou tel effet précis. Elle acquiert cette détermination par un accident qui l’affecte. Disons, par exemple, que l'humanité du Christ pouvait guérir tous les lépreux et justifier tous les pécheurs ; mais quelle n’opérait son effet qu’au moment où étaient prononcés le Mundare ou le Remittuntur tibi peccata. Disons, de même, que c'est au moment de la passion que les virtualités rédemptrices (et au moment de la résurrection, impliquée dans la passion, que les énergies de vie surnaturelle) contenues jusqu’alors dans le Christ, sont sorties de son cœur pour se répandre sur toute l'humanité. Ce serait donc bien par l’acte même de sa passion et de sa résurrection que l’humanité du Christ aurait déversé sur les hommes le trop plein quelle possédait. Un peu avant, dans son commentaire de III, qu. 50, a. 6, Utrum mors Christi aliquid operata sit ad nostram salutem, SUAREZ, t. XIX, p. 629, invoque de nouveau Cajetan contre ceux qui voudraient que l'état de mort du Christ eût un rôle de cause instrumentale dans notre salut. Pourtant, CAJETAN est, à cet endroit, aussi net qu’on le puisse souhaiter : « Ex eo namque quod Deitas cor­ pore Christi ut instrumento utebatur, consecutum est ut corpore illo, affecto privatione vitae, usa est ut organo ad causandam in nobis des­ tructionem utriusque mortis, juxta illud : Qui mortem nostram moriendo destruxit. » La doctrine de Suarez passera cependant chez de nombreux tho­ mistes, comme Jean de Saint-Thomas, Billuart, etc. ; et chez de nom­ breux théologiens modernes, comme Billot, de la Taille, Lepin, etc. l’église prémices du nouvel univers 337 peut cesser d’être exilée et crucifiée, et l’on n’a plus de peine à chasser les formes innombrables de l’illusion mil­ lénariste189. De ce point de vue, l’Église qui se déroule dans le temps, apparaît comme tout entière virtuelle189. Nous avons déjà signalé plus haut, p. 201, l’opinion de Dom Ansgar VONIER, abbé de Buckfast, qui, dans ses conférences de Salzbourg, 1934, sur Le mystère de l’Église, tentait d’expliquer immé­ diatement l’essence de l’Eglise, prise dans son état présent, par la résurrection et la glorification du Christ. Selon lui, « il ne saurait être question d’une Église sans la glorification du Christ consécutive à sa mort en croix » (faisons observer que, pareillement, il ne saurait être question d’une Église sans la mort du Christ sur la croix, qui a pré­ cédé sa glorification) ; dans l’Église, s’accomplit le mystère de la gloire du Christ « et cela immédiatement, en sorte que l’Église n’est en réa­ lité pas autre chose, pour ainsi parler, qu’wzz^ province du royaume de la magnificence du Christ. Le Christ triomphant laisse dans ce monde un signe majeur de sa victoire, l’Église qui participe en tout à ses triomphes... La glorification du Christ et l’Église sont deux concepts qui se recouvrent, deux réalités qui sont inséparables ». L’Église, dans laquelle Dieu, comme dans le Christ, trouve son honneur pour toutes les générations est « une réalité parfaite et définitive, aussi par­ faite et aussi définitive que l’est le Christ glorifié dans l’état de sa perfec­ tion et de sa victoire finale ». Dom Vonier fonde sa thèse sur le fait que, selon l’Écriture, la venue de l’Esprit saint à Pentecôte doit être considérée « comme la glorification extérieure du Christ ; elle n’est pas seulement le signe que Jésus, naguère crucifié, trône maintenant dans les hauteurs du ciel ; elle est l’éclat terrestre de la gloire céleste ». C’est alors, en effet, que les promesses du Christ sont accomplies, et que Pierre comprend « que son Maître et Seigneur bien-aimé a main­ tenant fondé vraiment le royaume, qu’il est réellement entré dans sa gloire, que tout ce que les prophètes ont annoncé sur la splendeur du royaume est enfin réalisé ». Ce que le Christ nous dit de sa venue, notamment ses paroles d’adieu dans saint Jean, XVI, doit s’entendre d’une venue immédiate et ne peut se rapporter au tout dernier moment de l’histoire. (Sur ces derniers points nous sommes d’accord avec Dom Vonier.) Cité par Robert GROSCHE, Pilgemde Kirche, Freiburg i. B., 1938, p. 42. Dom Vonier ne distingue pas suffisam­ ment, ici, l’en-deçà de l’au-delà, le virtuel de l’actuel ; il oublie trop qu'avant d’être une province de la gloire du Christ, l’Église doit com­ mencer par être une province de la croix du Christ. 338 II - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE ment renfermée, tel un effet dans sa cause, comme tout entière résumée dans la passion du Sauveur qui, «par une oblation unique, a rendu parfaits pour toujours ceux qui sont sanctifiés» (Hébr., X, 14). L’acte de la passion sanglante récapitulait d’avance en lui toute l’histoire du salut qui s’actualise dans les générations successives. Sa vertu ne cesse de nous arriver par les inspirations secrètes de la grâce qui frappent à la porte de nos âmes, et qui sont captées déjà par les simples mouvements de la foi et de la charité. Elle nous touche avec une richesse mer­ veilleuse dans les sacrements, qui sont comme sortis de la blessure du Christ en croix. Elle est présente en source au milieu de nous, telle une cause universelle de salut, au moment du saint sacrifice de la messe. Le rôle du rite non sanglant est alors à la fois de nous signifier et de nous apporter la réalité même du sacrifice sanglant. C’est autour de ce rite non sanglant, qui, supprimant en quelque manière le temps, nous jette à chaque fois sur le sacrifice sanglant, que l’Église d’ici-bas se rassemble. La messe est quelque chose de plus mystérieux encore que la présence eucharistique ; et le bonheur inouï d’appro­ cher, dans nos églises, la présence substantielle et perma­ nente du Christ en gloire, caché sous les espèces de son sacrifice, n’est que le souvenir ou que l’annonce de la faveur plus ineffable de la messe, où ce même Christ en gloire, substantiellement présent, répand son cœur sur le monde par les cinq plaies, alors ouvertes, de sa passion. Quand le temps historique sera fini, quand le péché aura cessé, ce n est plus dans le sang du Christ, c’est dans la gloire du Christ que le monde sera récapitulé. Les élus n'ont plus besoin d’être rachetés du péché, ils sont dans les clartés éternelles. Le Christ n’a plus à régir l’appari­ tion et le progrès en eux de la grâce, par factuelle vertu de son sacrifice. Il ne met plus la croix entre leur cœur et son Cœur. Il les embrasse dans sa gloire. Il reste prêtre l’église prémices du nouvel univers 339 éternellement, non plus en offrant son sacrifice, quoad oblationem sacrificii, mais en communiquant aux élus leur béatitude impérissable, quoad consummationem sacrificii190. Il n’y a plus « de temple » dans la cité céleste, «carle Seigneur Dieu, le tout-puissant en est le temple, avec l'Agneau » (Apoc., XXI, 22) 5. «Je suis sorti du Père et je suis venu dans le monde, maintenant je quitte le monde et je vais au Père » (Jean, XVI, 28). Le Verbe est venu dans le monde pour le réno­ ver, le rassembler autour de lui, le remettre au Père, en ramenant ainsi à leur principe, c’est-à-dire en récapitu­ lant, toutes choses. Cette refonte, cette restauration de l’univers autour du Verbe fait chair, voilà son corps, voilà l’Église, voilà le royaume. Il sera parfait et consommé par la transfiguration et dans la gloire, et c’est en vue de cette éclosion suprême qu’il a été créé : « Et il n’y aura plus aucun anathème, le trône de Dieu et de l’Agneau sera dans la cité, ses serviteurs le serviront, et ils verront son visage, et son nom sera sur leurs fronts ; il n’y aura plus de nuit, et ils n’auront besoin ni de la lumière du flambeau ni de la lumière du soleil, parce que le Seigneur Dieu les illuminera, et ils régneront aux siècles des siècles » (Apoc., XXII, 3-5). Mais le Christ a pris lui-même la condition d’esclave pour venir fonder le royaume au sein du temps, du mal et de la douleur. Avant l’heure de la récapitulation dans les cieux, il y a l’heure de la récapitulation dans le sang ; avant l’Église de la gloire du Christ, il y a l’Église de la croix du Christ ; avant le royaume du Père, où Dieu sera tout en tous, il y a le royaume du Fils de l’homme, qui compte des pécheurs. 190. S. Thomas, III, qu. 22, a. 5. 340 II - LE CHRIST TÈTE DE L’ÉGLISE C’est d’abord en vertu de sa nature de Verbe incarné, en raison de son être, qui le constitue médiateur sub­ stantiellement, en raison de sa place dans l’univers, de ce que Scheeben appelle Mittelstellung, que le Christ pou­ vait réconcilier comme il l’a fait Dieu et le monde. Mais toutes les richesses comprises dans cette médiation sub­ stantielle demandaient à être actualisées par l’activité, par la fonction médiatrice du Christ, mittlerische Funktionv)x. Si juste et si nécessaire que soit cette distinc­ tion entre la nature médiatrice et l'activité médiatrice du Christ, il est clair néanmoins qu’il sera difficile de parler de l'une sans toucher à l’autre, et nous sommes souvent descendus de la première à la seconde, notamment en signalant l'influence de la passion du Christ sur son Eglise. Il nous reste cependant à montrer comment le Christ, ne formant plus qu’une seule personne mystique avec son Eglise, d’une part l’attire dans sa rédemption, et d'autre part la remplit de ses grâces. L’activité médiatrice du Christ s’exerce en effet dans deux sens. D’une part le Christ, vrai Dieu et vrai homme, peut en tant qu’homme, à titre de cause princi­ pale et de principe qui agit (principium quod), offrir à Dieu pour les hommes un sacrifice dont la valeur méri­ toire et satisfactoire est infinie ; de ce point de vue, il apparaîtra comme la « personnalité mystique rédemp­ trice» de l’Église. D’autre part, le Christ, vrai Dieu et vrai homme, peut en tant que Dieu, se servir de sa nature humaine comme d’un organe, d’une cause instru­ mentale conjointe, d’un principe par lequel il agit (prin­ cipium quo), pour répandre les grâces divines sur les hommes ; de ce point de vue, il apparaîtra comme la « personnalité mystique efficiente instrumentale » de l’Eglise. 191. Dogmatik, t. III, pp. 150, 153, 156, 166. l’église prémices du nouvel univers 341 12. Le retable de ΓAgneau mystique L’Église, prémices de Lunivers réconcilié dans le Christ, c’est au vrai le sujet du polyptyque des frères Hubert et Jean van Eyck (1426-1431) à Saint-Bavon de Gand. Les volets extérieurs annoncent un résumé de l’his­ toire du monde. L’Ancien et le Nouveau Testament sont figurés par les deux saints Jean, le Baptiste à gauche et l’Evangéliste à droite. L’Annonciation qui les domine est au centre du temps. Elle donne au monde le Sauveur prophétisé par Zacharie : Exulta satis, filia Sion, jubila... Ecce Rex tuus veniet tibi (IX, 9) et Michée : Ex te egredie­ tur qui sit dominator in Israël (v, 2). Entre les deux pro­ phètes annonçant le Messie aux Juifs, sont figurées les deux sibylles qui l’annoncent aux Gentils ; la sibylle d’Érythrée : Nec mortale sonans afflata es numine celso (Enéide, Vl, 50) ; et la sibylle de Cumes : Rex altissimus adveniet per saecla futurus, scilicet in carne (De civitate Dei, livre XVIII, ch. XXlll)192. Les volets de couleur sombre s’ouvrent sur une féerie. Si vous la regardez dans une reproduction, tenez celle-ci élevée au-dessus de votre tête pour quelle vous livre sa signification. Au milieu des personnages immenses de la partie supérieure, les dominant tous, est assis sur son trône le Seigneur des armées, Sabaoth, avec une triple tiare. Les trois doigts levés de sa main droite signifient les trois personnes dans une unique nature. A son sceptre est attachée une croix. Il est représenté comme dans les Mystères qu’on jouait au XIVe et au XVe siècles ; c’est 192. Nous devons ces références, et plus généralement la trans­ cription de tous ces textes, difficiles à lire à distance ou sur les photo­ graphies, à l’obligeance du R. P. DE BAETS, O. P., qui prépare une étude sur les textes de l’Agneau mystique. 342 II - LE CHRIST TÊTE DE L ÉGLISE avec eux, en effet, qu’apparaît « le Dieu-pape ou le Dieuempereur du XVe siècle, grave figure dont van Eyck a donné le plus parfait modèle. Son Dieu, éblouissant d’orfèvrerie, porte à la fois la tiare à bandelettes des papes, et le sceptre de cristal et d’or des empereurs »193. On lit autour de sa tête : Hic est Deus potentissimusprop­ ter divinam majestatem ; summus omnium optimus propter dulcedinis bonitatem; remunerator liberalissimus propter immensam largitatem : on adore la majesté du Père, la douceur du Fils, les largesses de l’Esprit. Sous ses pieds se lit une autre inscription : Vita sine morte in capite, juven­ tus sine senectute in fronte ; gaudium sine maerore a dex­ tris, securitas sine timore a sinistris. Le Seigneur a créé dans les cieux les anges chanteurs et musiciens, vêtus, comme dans les Mystères, de chapes somptueuses, qui, à sa droite et à sa gauche, disent leur bonheur : Melos Deo, laus perennis, gratiarum actio ; lau­ dant eum in chordis et organo ; et plus loin, dans la splen­ deur du paradis terrestre, Adam et Eve. Voilà tout Γuni­ vers de la création. Mais Adam et Eve viennent de pécher, leur regard est chargé de mélancolie, le monde de l’innocence est désor­ mais ruiné. Que va faire le Seigneur ? Il regarde au-dessous de lui vers notre terre et ses pay­ sages. Car il a décidé d’inaugurer en elle le nouvel univers de la rédemption. Deux cités antagonistes, celle de Dieu et celle du diable s’y affrontent. Elles commencent avec Abel et Caïn, dont l’opposition dramatique est figurée audessus d’Adam et d’Eve. Au centre de l’univers de la rédemption, l’Agneau mystique sur un autel blanc et rouge verse son Sang dans un calice. Il est entouré d’anges tenant les instruments 193. Émile MàLE, L'art religieux de la fin du moyen âge en France, Paris, 1922, p. 68. l’église prémices du nouvel univers 343 de la Passion ; ils sont vêtus de l’ancienne « robe blanche du XIIIe siècle, cette belle tunique décente qui nest d'aucun pays, d’aucun temps, mais qui semble le vête­ ment même de la vie éternelle »194. Par les sept canaux des sacrements, le Sang de l’Agneau vient remplir la Fontaine de vie, en la dépen­ dance de laquelle se forme toute l’Église : dépendance par anticipation, s’il s’agit de l’Église de l’Ancien Testament ou de l’âge de l’attente du Christ, avec les patriarches et les prophètes ; dépendance par dérivation, s’il s’agit de l’Église du Nouveau Testament ou de l’âge de la présence du Christ, avec les apôtres, le pape et les évêques, le groupe des vierges, et le groupe des martyrs ; puis, à gauche, l’armée des chrétiens qui glorifient Dieu dans le monde : groupe des juges intègres et groupe des croisés ; et, à droite, l’armée des chrétiens qui glorifient Dieu en quittant le monde : groupe des saints pèlerins et groupe des saints ermites. La grande composition rectan­ gulaire dont l’Agneau occupe le centre, est construite sur des cercles : avant tout sur deux cercles concentriques et sur deux grands cercles tangents, qui lui communiquent une extraordinaire stabilité, et qui invitent à voir tout le drame du monde dans la paix sapientiale de l’éternité. L’univers de la rédemption est plus beau au total que l’univers de l’innocence. Au ciel, parmi les anges, mais tout à côté du Seigneur, prennent place, à sa gauche, Jean Baptiste, la plus grande figure de l’Ancien Testament, major homine et par angelis, Legis summa, Evangelii sanctio ; et, à sa droite, la plus grande figure du Nouveau Testament et de la création tout entière, la Vierge Marie, haec est speciosior sole. Le drame de la chute n’avait été permis qu’en prévi­ sion du drame de la rédemption. C’est elle qui introduit 194. Ibid., p. 66. 344 II - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE dans le ciel des anges, avec le Baptiste et la Vierge, la splendeur de la grâce christique, que l’univers de l’inno­ cence aurait éternellement ignorée. II. LE CHRIST, PERSONNALITÉ MYSTIQUE RÉDEMPTRICE DE L’ÉGLISE Dès l’instant où le Verbe se faisait chair, il constituait au cœur de l’univers un point de rassemblement incom­ parablement meilleur que ne l’avait été le premier Adam ; en raison de son humanité créée, toutes les créa­ tures lui devenaient naturellement fraternelles et se trou­ vaient élevées, par vocation nouvelle, à participer en lui à la dignité de filles de Dieu ; bien plus, dans la mesure où elles obéissaient effectivement à cet appel, elles commen­ çaient de former, autour du corps individuel du Christ, le corps social, l’Église dont il est, selon l’apôtre, la tête, et selon les théologiens, la personnalité mystique. Pour faire apparaître davantage le contenu de cette dernière expression, il nous faut quitter le mystère de l’incarnation pour Celui de la rédemption ; en d’autres mots, il nous faut passer de la considération de la nature médiatrice du Christ à la considération de la fonction, ou de l’activité médiatrices du Christ. Cette activité est double. Elle monte du monde vers Dieu ; et elle descend de Dieu vers le monde. D’une part, le Christ, Dieu et homme, peut, en tant qu’homme, à titre de cause princi­ pale, à titre de principe d’initiative (principium quod), offrir à Dieu un sacrifice dont la valeur méritoire et satisfactoire est infinie: le Christ est alors personnalité mys­ tique de l’Église dans la ligne du mérite et de la satisfac- LA PERSONNALITÉ MYSTIQUE RÉDEMPTRICE 345 non, disons, par abréviation, dans la ligne de la rédemp­ tion', c’est l’aspect qu’il convient d’examiner d’abord. Et d’autre part, le Christ, Dieu et homme, peut, en tant que Dieu, se servir de la nature humaine qui lui est conjointe, comme d’un instrument vivant, intelligent et sensible, comme d’un organe, par lequel (principium quo) il va répandre les dons célestes sur les hommes : le Christ est alors personnalité mystique de l’Église dans la ligne de l’efficience ; c’est un autre aspect de la fonction médiatrice du Christ auquel nous avons déjà touché, mais sur lequel il faudra revenir. 1. Le premier et le second Adam Sans doute, c’est sous notre propre responsabilité, par notre faute personnelle, que nous péchons et que nous préparons ainsi notre future condamnation devant le juste jugement de Dieu, qui rendra à chacun selon ses œuvres (Rom., Il, 6, 8) ; et cependant, c’est un grand principe de la révélation que la marée entière de nos fautes, sans nulle exception, a été déclenchée par un pre­ mier péché dont la portée était universelle, qui continue de les conditionner de loin et de les tenir mystérieuse­ ment sous sa dépendance. Pareillement, c’est par un acte personnel que nous croyons, que nous aimons, que nous entendons ce que l’Esprit dit aux Églises, que nous lui ouvrons la porte de notre âme (Apoc., II et III), que nous opérons notre salut dans la crainte et le tremblement (Philip., II, 12), que nous accomplissons les œuvres sui­ vant lesquelles nous serons jugés (II Cor., V, 10); et cependant, toute la multitude, sans exception, de ces actions et de ces œuvres salutaires devait être, elle aussi, commandée par un acte suprême, dont la portée serait universelle, et qui ne cesserait de les régir de haut et de 346 Il - LE CHRIST TÈTE DE L’ÉGLISE les pénétrer de son influence : « De même donc que, par la faute d’un seul la condamnation a pesé sur tous les hommes, ainsi pareillement la justice exercée par un seul procure à tous les hommes la justification qui donne la vie. En effet, de même que, par la désobéissance d’un seul homme, tous ont été constitués pécheurs, ainsi, par l’obéissance d’un seul, tous seront constitués justes» (Rom., V, 18-19). Aussi l’apôtre voit-il dans le premier Adam «la figure (le type) de celui qui devait venir» (Rom., V, 14). Le parallèle est repris dans I Cor., XV, à propos de la mort et de la vie : « De même que par un homme est venue la mort, par un homme aussi viendra la résurrection des morts ; car de même que tous meu­ rent en Adam, ainsi tous seront vivifiés dans le Christ» (21-22) ; « car il est écrit : Le premier homme, Adam, a été fait âme ayant la vie ; le dernier Adam a été fait esprit donnant la vie » (45). 2. Dans l’hypothèse où le second Adam eût été un pur homme, nous aurions pu connaître une délivrance, mais non la rédemption Le second Adam, de qui devait dépendre la restaura­ tion de l’humanité déchue, pouvait-il être, comme le premier, un pur homme19' ? pouvait-il être, par exemple, un prophète mais non le Christ, Jean Baptiste mais non le Verbe fait chair ? Les théologiens ne se posent la question qu’afin d’en­ trer plus avant dans l’intelligence du mystère de la rédemption.195 195. C’est-à-dire, non pas un homme dépourvu du secours delà grâce divine, mais un homme qui n'est qu’homme, par opposition au Christ, qui est à la fois Dieu et homme. IA PERSONNALITÉ MYSTIQUE RÉDEMPTRICE 347 Ils rappellent d’abord qu’à la manière dont l’homme qui a désobéi en outrageant son supérieur, ne peut se contenter de reprendre les relations de soumission au point où il les a laissées, mais doit songer à réparer sa faute; ainsi le pécheur, qui a quitté Dieu pour lui préfé­ rer les choses créées, - ce qui ne peut se faire, il importe de le remarquer, sans outrage à la majesté divine -, ne saurait être, sans une réparation, réintégré dans sa condi­ tion première196. « Il ne suffit pas, dit Jean de SaintThomas, que l’offenseur revienne à son ancien compor­ tement, il faut qu’il s’humilie, comme l’offensé a été humilié, afin qu’il y ait égalité et réparation du droit »197. a) Approfondissement de la notion de péché due au dogme de la rédemption : le péché comme souillure et comme injure Sans même mentionner les terribles catastrophes exté­ rieures dans lesquelles le péché précipite l’humanité, allant d’instinct à ce qu’il recèle de plus profond, les théologiens reconnaissent, en effet, en lui deux moments qu’ils distinguent avec force : 196. JEAN de Saint- Thomas, De incarnatione, III, qu. 1 ; disp. 1, a. 2: alors qu’on peut transgresser l’ordre d’un supérieur sans aller jusqu’à l'outrager, « le péché comporte non seulement la transgression d'un précepte divin, mais encore une lésion de l'honneur divin, ce qui rentre dans le domaine de l’injustice, la lésion de l'honneur étant tou­ jours une injustice», n° 3, édit. Vives, t. VIII, p. 7. - SALMAN­ TICENSES, De incarnatione, disp. 1, dub. 1 : enfreindre la loi d’un supérieur est une désobéissance, ce n’est pas nécessairement une injus­ tice à 1 egard de ce supérieur ; au contraire, enfreindre une loi de Dieu, c’est nous opposer à Dieu non seulement comme auteur de cette loi, mais encore comme souverain maître de tous nos actes, n° 3, édit. Palmé, t. XIII, p. 15. 197. Jean de Saint-Thomas, De incarnatione, loc. cit., n° 48, t. VIII, p. 22. 348 Il - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE 1° Le péché mortel apparaît tout d'abord comme une souillure, comme un mal de l'homme, « malum homi­ nis», qu’il détourne du bien infini {aversio a bono incom­ mutabili) pour le fixer dans un bien fini {conversio ad bonum commutabile), saccageant en lui la grâce et l’ami­ tié divines108. Voilà ce qui le constitue intrinsèque­ ment1-9. En lui-même, le péché est ce qui cause offense à Dieu, « offensa causalis vel activa »198 200. Il est le contraire de 199 la charité ; et si les contraires relèvent du même genre, on doit parler du péché comme on parle de la charité. Sous un aspect secondaire, indirectement, tous deux sont infinis, puisque Dieu, dont l’un s’éloigne et que l’autre rejoint, est infini. Néanmoins, absolument par­ lant, tous deux sont finis201. « C’est par un acte fini, dit saint Thomas, qu’on se détourne du bien infini ; aussi le 198. Salmantiœnses, op. cit., dub. 2, n° 15, t. XIII, p. 23. 199. Jean de Saint-Thomas : « La malice morale du péché résulte de ce qu’il est, à la fois, conversion à un objet désordonné et aversion de la droite fin... Ces deux aspects constituent intrinsèquement le péché », tout mouvement comportant nécessairement la tendance au point d'arrivée et l’éloignement du point de départ. Op. cit., n° 40, t. VIII, p. 19. 200. SALMANTIŒNSES, De vitiis et peccatis, disp. 7, dub. 2, n° 22, t. VII, p. 210. 201. SalmaNTICENSES, De incarnatione, disp. 1, dub. 2: aver­ sio comportée essentiellement par le péché n’est pas autre chose que la privation de la conversio à Dieu fin ultime ; elle est donc finie, comme celle-ci » ; toutes deux cependant, comme d’ailleurs aussi la vision béatifique et la peine du dam, peuvent être dites infinies, non pas certes absolument, mais eu égard au bien infini, terme d’une part de la possession et d’autre part de la privation, n°* 17 et 37, t. XIII, pp. 25 et 34. GONET, De vitiis et peccatis, disp. 8, a. 8, n° 126, édit. Vives, t. IV, p. 591, dit de même que la peine du dam est simpliciter finie, car elle nous prive de Dieu en tant qu’il est participable par la vision finie d’une créature, non en tant qu’il est incompréhensible; elle n’est infinie qu’indirectement, secundum quid, en tant que ce dont elle prive, c’est Dieu, qui est le bien infini. LA PERSONNALITÉ MYSTIQUE RÉDEMPTRICE 349 péché essentiellement est fini, quoiqu’il se réfère à un bien infini »202. Tous les théologiens en conviennent203. 2° Le péché mortel comporte un second moment, plus mystérieux, auquel nous sommes ordinairement moins attentifs, que les saints perçoivent au contraire avec acuité, qui est constamment indiqué dans l’Écriture, que pourtant la théologie n’aurait jamais réussi à dégager tout à fait si elle n’avait été soutenue dans cette voie précisément par le dogme d’un Dieu venant rache­ ter le monde, et dont la prise de conscience se fait d’une manière très vive, au moyen âge, au moment où saint Anselme de Cantorbéry écrit son Cur Deus homo. Le péché apparaît alors comme une injure, comme un mal de Dieu, « malum Dei »204205 ; il atteint Dieu en le frustrant de ce qui lui est dû en justice ; il lèse le droit strict de la fin dernière à être aimée par-dessus tout2(J\ Certes, note saint Anselme, « il est clair que personne ne saurait ni honorer ni déshonorer Dieu en ce qu’il est en lui-même ; néanmoins, c’est bien ce que nous paraissons faire, pour autant que nous en sommes capables, quand nous lui donnons ou lui refusons notre volonté »206. Les Salmanticenses expliquent pareillement que, si l’action du péché ne mord pas réellement sur Dieu, ce n’est pas toutefois quelle ne soit pas d’elle-même nocive, d’elle-même des­ tructive de Dieu ; car le pécheur, en plaçant sa fin der­ 202. De malo, qu. 2, a. 9, ad 5. 203. « Il est certain et admis de tous que la malice du péché mor­ tel, pour autant qu’il est un mal de l’homme n’est pas infinie absolu­ ment et intrinsèquement.» GONET, op. cit., disp. 9, a. 7, n° 133, t. IV, p. 422. 204. SaLMANTICENSES, De incarnatione, disp. 1, dub. 2, n° 15, (.XIII, p. 23. 205. Jean de Saint-Thomas, op. cit., n° 1, t. VIII, p. 6. 206. Cur Deus homo, lib. I, cap. XV ; P. L, t. CLVIII, col. 381. 350 Π - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE nière dans un bien fini, détruit Dieu dans la mesure de ses forces207. Ce que l’on considère ici, ce n’est plus comme précé­ demment le péché cause de l’offense, « offensa causalis et activa », c’est l’effet extrinsèque du péché, l’offense ellemême, « offensa formalis et passiva », pour autant quelle affecte Dieu, lequel doit être dit véritablement lésé, offensé, injurié208, non certes par regard à quelque dom­ mage qui l’atteindrait ontologiquement, mais par regard à une juste estimation morale. Du péché comme souillure, nous disions qu’il est absolument parlant fini; mais du péché comme injure, il faut tenir, ou bien, avec les Salmanticenses, Gonet, Billuart, qu’il est, dans l’ordre moral bien sûr, infini absolument parlant ; ou bien, en tout cas, que son infinité, si elle n’est que relative, est cependant sans commune mesure avec l'infinité de la souillure et avec l’infinité de la charité. Pourtant la rai­ son de cette infinité est très secrète et malaisée à mettre en lumière. Disons que chaque fois qu’il y a offense au 207. Salmanticenses, op. cit., dub. 1, n° 5, t. XIII, p. 17.-On résumé cet enseignement en disant que la majesté divine est lésée par regard non à quelque dommage qui l’atteindrait ontologiquement, mais par regard à une juste estimation morale, cf. JEAN DE SaintThOMAS, op. cit., η™ 1 et 40, t. VIII, pp. 6 et 19 ; SALMANTICENSES, op. cit., dub. 2, n° 15, t. XIII, p. 24. 208. Salmanticenses, op. cit., dub. 4, n° 32, t. XIII, p. 32. L'erreur de Vasquez est de penser que, puisque nos péchés sont inca­ pables de nuire réellement à Dieu, ils ne sauraient comporter, à pro­ prement parler, $ injustice à son égard ; il s’ensuit, et Vasquez le concède, que le Christ a bien pu mériter pour nous des grâces de purification, mais qu’il n’a pas, en rigueur de termes, satisfait pour nos péchés : thèse peu conciliable avec les affirmations de l’Écriture. On le voit, Vasquez ne distingue pas dans le péché la souillure de l’ffljure, et cela engage toute sa doctrine de la rédemption. Cf. Salmanticenses, op. cit., dub. 1, n01 5 et 8, t. XIII, pp. 16 et 19; Jean de Saint Thomas, op. cit., a. 1, n° 6; a. 2, n“ 3, 13, 26, 51, 72, t. VIII, pp. 3,7,10, 14, 23, 30. LA PERSONNALITÉ MYSTIQUE RÉDEMPTRICE 351 sens strict, c’est-à-dire péché mortel - car le péché véniel, qui ne sépare pas l’homme de sa fin dernière, n’est pas une offense au sens strict209, - quel que soit le degré de gravité que le péché tienne de sa fin, de son objet, de ses circonstances, car sous cet aspect les péchés mortels sont loin d’être égaux, il y a cependant un inva­ riant, provenant du fait que le droit qui est lésé est infini. Dieu a un droit infini à notre adoration finie. Nous touchons ici au paradoxe des rapports de la per­ sonnalité divine avec le monde. La toute-puissance est également engagée dans les créatures inégales ; son domaine sur elles reste infini, qu’il s’agisse d’un atome, d'un ange, d’une volonté humaine. Si je donne mon adoration, et ma foi et ma charité, et encore ma péni­ tence pour mes péchés passés210, le don est toujours fini ; 209. Salmanticenses, op. cit., dub. 4, nos 44 et 99, t. XIII, pp. 39 et 71. 210. Certains ont reproché à l’auteur du Cur Deus homo, de * négliger complètement l’hypothèse du repentir et de la satisfaction partielle agréée par Dieu ». Cf. F. Cayré, Précis de patrologie, Paris, 1930, t. II, p. 398. - On pourrait répondre que, précisément, cette considération ne touchait pas le point suprême de sa démonstration. La satisfaction que peut offrir le pécheur visité par la grâce riest pas celle qui préoccupait saint Anselme, pour deux raisons : 1 ° Elle ne saurait satisfaire en stricte justice. La justice, dit saint THOMAS, «comporte l égalité ; or il est impossible de rien rendre à Dieu qui lui soit équiva­ lent; c’est pourquoi il est impossible de rendre à Dieu ce qui, d’une manière parfaite, est juste». II-II, qu. 57, a. 1, ad 3. Est-il question "d’une satisfaction parfaitement suffisante, condigna, comportant (équivalence de ce qui est donné pour la faute commise: il était impossible que la satisfaction d’un pur homme fût suffisante pour le péché». Ill, qu. 1, a. 2, ad 2. 2° Elle présuppose, dans le plan actuel de la providence, la satisfaction équivalente du Christ, et n'a de valeur qu’en s’appuyant sur elle : « La satisfaction peut être suffisante imparfaitement, c’est-à-dire vu la condescendance de celui qui veut bien s’en contenter quoiqu’elle ne soit pas équivalente. Et de cette manière la satisfaction d’un pur homme est dite suffisante. Et parce que toute chose imparfaite présuppose une chose parfaite sur laquelle 352 Il - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE si je les refuse, le refus est toujours, par un côté, infini. Il en résulte, et c’est un étrange mystère, que l’homme est plus puissant dans le mal que dans le bien, que c’est seu­ lement dans la ligne du mal que son œuvre peut être infinie : l’effet ne saurait jamais dépasser sa cause dans l'ordre de l’être, mais, et les Salmanticenses l’ont noté, il peut la dépasser dans l’ordre de la privation211. b) L’infinité de l'offense est dévoilée par l’infinité de lu rédemption Sans doute, cette infinité de l’offense serait restée voi­ lée à nos regards si le mystère de la rédemption n’était venu la manifester ; cela est si vrai, qu’hors de son rap­ port à ce mystère elle ne peut être nettement saisie, en sorte que nous ne devinons bien la profondeur de notre malheur qu’au moment où nous découvrons celle du remède que Dieu nous a préparé. En effet, il y a une proportion, souvent signalée par les théologiens, entre, d’une part, la malice de nos fautes, qui sont finies et inégales en raison de leur nature, de leur objet, de leurs circonstances, mais qui sont infinies et égales du fait que chacune d’elles viole le droit tou­ jours infini de la majesté divine212 ; et, d’autre part, la elle s’appuie, il s’ensuit que toute satisfaction d’un pur homme tient son efficacité de la satisfaction du Christ», S. THOMAS, III, qu. 1, a. 2, ad 2. 211. «Licet autem effectus positivus nequeat suam causam exce­ dere, cum ab ea participet suam entitatem : effectus tamen privativus potest illam superare, cum non fiat proprie loquendo per influxum, sed magis per defectum ex parte principii. » Op. cit., dub. 2, n° 22, t. XIII, p. 27. 212. C’est en raison de \'injure, non de la souillure, que les péchés mortels sont égaux. L’erreur des stoïciens, renouvelée au temps de Jovinien et de Novatien, était de prétendre que la souillure de tous les péchés était égale: à quoi saint THOMAS répond que le péché n’est pas une privation pure, comme la mort, il est une privation progressive LA PERSONNALITÉ MYSTIQUE RÉDEMPTRICE 353 valeur de la satisfaction du Christ dont les actions — sur ce point les théologiens, à part Scot et quelques-uns de ses disciples, sont unanimes — étaient finies et inégales en raison de leur nature, de leur objet, de leurs circons­ tances, mais également infinies en dignité, du fait que chacune d’elles émanait de la même personne infinie213. Et c’est pourquoi, si nous voulons surprendre, chez les Pères, le sentiment de l’infinité de l’offense faite à Dieu par le péché, il faudra recourir aux textes où, prenant conscience de l’abîme de nos malheurs, ils découvrent du même coup la suprême convenance de l’incarnation et se tournent vers le Christ, vrai Dieu et vrai homme, seul capable de nous apporter la rédemption parfaite. «Si un homme est incapable de nous racheter, écrit saint Basile, celui qui nous a rachetés n’est donc pas un [pur] homme»214. De même saint Cyrille d’Alexandrie: «Si l’Emmanuel avait été un pur (κοινός) homme, com­ ment la mort d’un homme eût-elle profité à la nature comme la maladie ; il n’abolit pas complètement l’ordonnance de l’homme au bien et au vrai, il la ravage plus ou moins profondément, I-II, qu. 73, a. 2. Quant à LUTHER, il tendra à engloutir tous les péchés dans l’irrémédiable corruption du péché originel. Il niera expressément la distinction entre péchés de soi mortels et péchés de soi véniels ; pour lui, tous les péchés seront de soi mortels : « Ex quo patet quod nullum est peccatum veniale ex substantia et natura sua, sed nec meritum.» Luthers Vorlesung Uber den Romerbrief 15151516, Die Scholien, édit. Ficker, Leipzig, 1925, II, p. 123. Cf. H. DENIFLE, Luther et le luthéranisme, trad. Paquier, Paris, 1916, t. Ill, p. 44. 213. SALMANTICENSES, De incarnatione, disp. 1, dub. 4, n° 40, t. XIII, p. 36 ; GONET, De vitiis et peccatis, disp. 9, a. 7, n° 148, t. IV, p. 425 ; B1LLUART, De peccatis, dissert. 8, a. 5, t. II, p. 564. L’axiome : L’honneur est dans la personne qui honore, l’injure dans celle qui est injuriée » est exact, mais à condition d’être appliquée judicieuse­ ment. Cf. Salmanticenses, op. cit., n° 42, t. XIII, p. 37; Gonet, Dtincarnatione, disp. 4, a. 1, n° 6, t. V, p. 438. 214. Homil in Ps. XLVI1I, n° 4 ; P. G., t. XXIX, col. 441. 354 Il - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE humaine ? Beaucoup de saints prophètes sont morts, sans que leur mon apportât rien au genre humain, mais la mort du Christ nous a sauvés »2H ; « nous avons été rache­ tés, le Christ ayant donné pour nous son propre corps; mais si on l’estime un pur homme, comment son sang pouvait-il être le prix de notre vie à tous ? Au contraire, s’il était Dieu dans une chair et plus précieux que toutes choses, son sang devenait une rédemption suffisante pour tout le cosmos, et d’une suprême convenance»215 216. De même saint Augustin : « Nous n’aurions pas été délivrés, même par l'unique médiateur de Dieu et des hommes, l’homme Christ Jésus, s’il n’avait aussi été Dieu »217 ; saint Léon le Grand : « Si le Christ n’eût été vrai Dieu, il n’eût pas été un remède ; s’il n’eût été vrai homme, il n’eùt pas été un exemple»218; et toute l’ambition du Cur Dais homo, résumée à la fin du premier livre, serait d’établir rigoureusement que, puisque l’homme devait être sauvé, il ne pouvait l’être que par le Christ219. Saint Thomas, préci­ sant le problème posé par saint Anselme, distinguera la satisfaction seulement proportionnelle, que peut offrir un simple homme touché par la grâce, de la satisfaction rigoureuse, équivalente à l’infinité de l’offense : « Le péché commis contre Dieu tire une certaine infinité de l’infinité de la majesté divine : car l’offense est d’autant plus grave que la dignité de l’offensé est plus haute. C’est pourquoi il fallait, pour qu’il y eût satisfaction équivalente, condigna, un acte dont l’efficacité fut infinie, comme provenant à la fois de Dieu et de l’homme »220. 215. De recta fide ad reginas, n° 7 ; P. G., t. LXXVI, col. 1208. 216. Ibid., n° 12 ; col. 1292, voir passim. 217. Enchiridion, n° 28. 218. Sermo XXI, cap. π ; P. L., t. LIV, col. 192. 219. Lib. I, cap. xxv ; P. L., t. CLVIII, coi. 399. 220. Ill, qu. 1, a. 2, ad 2 : « Peccatum contra Deum commissum quamdam infinitatem habet ex infinitate divinae majestatis.» Le IA personnalité mys tique rédemptrice 355 c) Délivrance ou rédemption ? Il aurait été loisible à Dieu, pour relever, par la vertu d’un seul, l’humanité que la faute d’un seul avait conduite à la catastrophe, de susciter au milieu d’elle un juste, Jean Baptiste par exemple, auquel il aurait conféré les privilèges d’un pouvoir d’excellence sur le reste des hommes221, faisant de lui le répondant de l’humanité retrouvée, comme Adam avait été le répondant de l’hu­ manité perdue. Ce juste aurait été notre chef, notre tête, dans l’ordre moral du mérite et dans l’ordre moral de la satisfaction ou de l’expiation222. quamdam ne signifie pas une atténuation de l’infinité morale; car saint Thomas dit ailleurs que la passion du Christ est infiniti valoris quodammodo, cf. IV Sent., dist. 14, qu. 2, a. 1, quaest. 1, ad 4. En tout cas, les théologiens qui l’entendent d’une manière restrictive, tel Suarez et plusieurs thomistes - Jean de Saint-Thomas hésite entre les deux thèses, - concèdent tous, excepté Scot, que l’infinité de l’offense est d’un ordre supérieur à celle du péché lui-même, en un mot que l’infinité de l’injure passe l’infinité de la souillure. Jean DE SaintTHOMAS écrit : « Même si l’on concède que le péché n’est infini que secundum quid, son infinité, en tant qu’il est une injure, n’est pas comparable à l’infinité secundum quid de la grâce et de la charité ; ce sont des infinités disparates, et l’une ne saurait apporter ce que l’autre emporte. La charité tient son infinité du but qu’elle vise... Elle est tendance positive à un objet infini. Elle ne l'atteint donc que suivant le mode de sa capacité finie. Au contraire, l’infinité du péché est celle d’une injure. Le péché lèse un droit infini. Il délaisse un objet infini, non plus dans les limites d’une capacité donnée, mais absolument. Il ne suffit pas, pour le réparer en rigueur de justice, de prendre à nou­ veau Dieu pour fin dernière, ce qui doit se faire en toute hypothèse. Puisque la personne divine a été humiliée et frustrée de son droit, il faudra, par compensation, qu’une personne divine s’humilie et soit frustrée de son droit. » Op. cit., a. 2, n° 58 ; cf. n“ 37 et 64, t. VIII, pp. 25, 18, 27. 221. Cf. S. Thomas, III, qu. 64, a. 4. 222. SALMANTICENCES, De incarnatione, disp. 1, dub. 5, n° 105. t.XIII, p. 73. 356 Π - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE D’abord, il aurait pu mériter en condignité, de condi­ gno, le salut des autres hommes ; c’est-à-dire qu’il aurait reçu les motions de la grâce divine non seulement en vue de parvenir lui-même à la vie de la gloire, mais aussi en vue d'entraîner à sa suite le reste des hommes. Il aurait mérité la vie céleste pour les membres de son corps moral, un peu à la manière dont nous pouvons actuelle­ ment mériter la vie céleste pour les membres de notre corps physique223. Dans l’ordre de la satisfaction, laquelle requiert l’ac­ complissement d'une pénalité, l’acceptation de l’humi­ liation et de la douleur, ce juste aurait pu offrir sa souf­ france et son martyre, en témoignage sans doute de sa profonde adoration, mais aussi pour l’expiation des péchés de tout le genre humain. Cependant, la satisfaction d’un pur homme serait res­ tée imparfaite. Elle n’aurait pu équivaloir l’offense, abso­ lument infinie, causée par le péché. Dieu, sans doute, aurait pu l’accepter. U aurait pu, par condescendance, la compter comme suffisante pour la réconciliation de tout le genre humain. Mais, en vérité, la dette du monde n’eût jamais été éteinte. Il fût resté incapable de produire une compensation égale à son péché. Il eût été plus grand dans le mal que dans le bien. Eternellement, Dieu eût recueilli de sa création plus d’offense que de gloire. En un mot, qui est de saint Thomas, nous eussions été délivrés, mais nous n’eussions pas été rachetés. Parlant, en effet, de la satisfaction du Christ, le saint docteur écrit : « Certes, il était possible à Dieu de choisir pour nous quelque autre forme de délivrance, car sa puissance n’est pas limitée. Et s’il l’avait fait, elle eût sans aucun doute 223. Cf. aussi Jean de Saint-Thomas, op. cit., a. 2, n“ 53 et 72, t. VIII, pp. 24 et 30; De gratia, I-II, qu. 114; disp. 31, a. 2, n° 4, t. VI, p. 928. LA PERSONNALITÉ MYSTIQUE RÉDEMPTRICE 357 convenu parfaitement. Mais elle n’eût été qu’une déli­ vrance, liberatio. Elle n’eût pas été une rédemption, redemptio ; car nous eussions été délivrés sans que la dette [du monde] fût acquittée »224. 3. La rédemption du nouvel Adam Mais nous n’avons pas été délivrés par un pur homme. La réponse a dépassé la promesse. Le nouvel Adam a effacé le premier. En lui, vrai homme et vrai Dieu, le monde est devenu capable de faire monter vers Dieu une offrande strictement infinie, ayant pouvoir de contrebalancer absolument la catastrophe infinie du péché. En sorte qu’il ne sera pas dit que le monde ait donné à Dieu plus d’outrage que d’honneur. La propor­ tion, au contraire, sera renversée, Dieu recevra de sa création plus de gloire que d’offense. C’est le fond du mystère de la rédemption. Dans un beau texte du Cur Deus homo, saint Anselme explique comment la justice et la miséricorde se sont alors rencontrées : « La miséricorde de Dieu, qui, tandis que nous considérions la justice de Dieu et le péché de l’homme, te semblait mise en péril, nous la découvrons maintenant, si profonde et si accordée à la justice, qu’il serait impossible de la concevoir ni plus haute ni plus juste. Quelle plus grande miséricorde, en effet ? Voici qu’au pécheur condamné aux tourments éternels et 224. Ill Sent., dist. 20, a. 4, qu. 1. Cf. ad 1 : « Si l’homme avait été délivré d’une autre façon, il n’aurait pas été racheté ; car la rédemption comporte la satisfaction suffisante. Néanmoins, il pou­ vait être délivré d’une autre façon. » Il était nécessaire que Dieu se fît homme pour que nous fussions rachetés. Mais il n’était pas nécessaire que nous fussions rachetés. Nous pouvions être sauvés autrement. Tout ce qui reste encore confus dans le Cur Deus homo est ici tiré au clair. 358 Il - I E CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE n’ayant pas de quoi se racheter lui-même, Dieu le Père dit : Reçois mon Fils unique et donne-le pour toi. Et le Fils dit lui-même : Prends-moi et rachète-toi. Car c’est bien ce qu'ils nous disent quand ils nous appellent et nous attirent à la foi chrétienne. Et quelle plus grande justice ? Voici que Celui à qui est offert un prix supérieur à toute dette, si tu le lui offres avec les sentiments qu’il faut, va remettre toute dette »22\ 225. Lib. II, cap. XXI ; P. L, t. CLVIII, col. 430. - Le même thème est développé dans la onzième méditation : « Si pécher est déshonorer Dieu, ce que l'homme ne devrait faire à aucun prix, alors même que tout ce qui est au-dessous de Dieu devrait s’effondrer: il faudra, c'est une vérité immuable et une raison évidente, que celui qui a péché rende à Dieu, pour 1'honneur qu'il lui a ravi, plus qu’il n’a aimé en le déshonorant. Or, la nature humaine, laissée à elle seule, en était, d’une part incapable ; et d’autre part, elle ne pouvait être réconciliée sans qu’il y eût satisfaction. Alors, de peur que la jus­ tice de Dieu ne laissât le péché désordonné dans son royaume voici que la bonté de Dieu est intervenue. Le Fils de Dieu a assumé dans sa personne la nature humaine, afin d’être, en une seule personne, homme Dieu, supérieur non seulement à tout être au-dessous de Dieu, mais encore à toute la dette du péché, et capable, étant exempt de dette, d’acquitter la dette de tous les insolvables. Car la vie de cet homme était plus précieuse que tout ce qui est au-dessous de Dieu, et elle passait toute la satisfaction due par les pécheurs... Cette vie, il la donnée pour l'honneur de son Père spontanément, car, étant sans péché, il n'était pas assujetti à la mort... Voici, ô âme chrétienne, la force de ton salut, la cause de ta liberté, le prix de ta rédemption. Tu étais captive et c’est ainsi que tu as été rachetée. Tu étais esclave et c'est ainsi que tu as été libérée. Tu es exilée et rapatriée, perdue et retrouvée, morte et ressuscitée... Mais ô Seigneur, qui, pour ma vie, as subi la mort, comment serai-je heureux d’une liberté qui n’est faite que de tes liens ? comment me féliciterai-je d’un salut qui n’est fait que de tes douleurs ? Comment me réjouirai-je d’une vie qui n’est faite que de ta mort ? « Meditatio XI, P. L., t. CLVIII, col. 765 à 767. De cette méditation, Dom WlLMART écrit qu elle est « l’une des œuvres les plus certaines et les plus caractéristiques » d Anselme, Auteurs spirituels et textes dévots du moyen âge latin, Paris, 1932, p. 194. IA PERSONNALITÉ MYSTIQUE RÉDEMPTRICE 359 4. Il existe deux sortes d’actions théandriques du Christ, qui correspondent à deux manières, l’une morale, l’autre physique, dont le Christ est tête de l’Église Nous avons dit bien souvent que le Christ, médiateur par excellence, Dieu et homme, ayant mission de récon­ cilier le ciel et la terre, on pouvait considérer en lui deux sortes d’actions : celles qui partent de son humanité pour s’élever vers Dieu, et celles qui partent de Dieu pour des­ cendre vers son humanité. Toutes sont théandriques, c’est-à-dire divino-humaines, relevant à la fois de la divi­ nité et de l’humanité, venant de Dieu comme de leur cause radicale, comme du principe qui les produit (y principium quod »), et venant de la nature humaine du Christ comme de leur cause immédiate et prochaine, comme du principe par lequel elles sont produites («principium quo»). Mais il y a entre elles une profonde différence qui oblige à diviser les actions théandriques en deux groupes. a) Actions théandriques non instrumentales et actions théandriques instrumentales Dans certaines actions, notamment dans celles qui partent de l’humanité du Christ pour monter vers Dieu, comme la prière, l’adoration, l’offrande, le mérite, la supplication, le sacrifice, etc., le principe qui agit (« prin­ cipium quod ») c’est le Verbe, la seconde personne de la Trinité, à l'exclusion des deux autres personnes : c’est le Fils de Dieu, à l’exclusion du Père et de l’Esprit, qui adore, supplie, souffre, s’offre en sacrifice. Et l’humanité du Christ (« principium quo ») les produit à la manière d’une cause principale seconde, non à la manière d un ins­ trument. Dans d’autres actions, au contraire, qui descen­ dent de Dieu à travers le Christ vers les hommes, 360 II - LE CHRIST TÊTE DE L ÉGLISE comme les miracles, les guérisons, l’illumination du cœur, le pardon des péchés, la résurrection finale des morts, etc., le principe qui agit («principium quod») c’est, nous le verrons, la divinité tout entière, les trois per­ sonnes divines indissolublement unies. Et l’humanité du Christ (« principium quo ») les produit à la manière d’un organe de la toute-puissance divine, à la manière d’un instrument, sans doute tout pénétré de vie, d'intelligence, d’amour, de liberté. Distinguons, en conséquence, deux sortes d’actions théandriques du Christ : d’une part les actions théan­ driques non instrumentales, et d’autre part les actions théandriques instrumentales226. Les premières renferment les actions qui s’élèvent vers Dieu ; qui agissent sur lui par manière de persuasion, d’imploration, de sollicita­ tion extérieure ; qui relèvent de la causalité du Christ appelée « morale »22 . Les secondes descendent vers les hommes ; elles agissent sur les créatures par communica­ tion d’un influx ontologique ; elles relèvent de la causa­ lité du Christ appelée « physique »228. 226. Nous rencontrons ici une nouvelle application de la distinc­ tion entre cause principale seconde et cause instrumentale, sans laquelle la théologie de l’Église ne saurait être explicitée. 227. Elles renferment aussi, outre les actes de vision et d’amour béatifiques, les actes des vertus morales inférieures à la vertu de reli­ gion. Én sorte qu’il faudra compter parmi les actions théandriques non instrumentales·. 1° les actes de vision et d’amour béatifiques et les actes élicités par les vertus inférieures à la religion, mais inspirés par elle, par exemple les actes de tempérance qui faisaient jeûner le Christ, les actes de miséricorde qui lui faisaient proposer la vérité, etc. ; 2° les actes memes de la vertu de religion, notamment le sacri­ fice de la croix, dont la valeur méritoire et satisfactoire pour les hommes est infinie: c’est de ces actes qu’il est ici question. Avec les actions théandriques instrumentales, cela fait en tout trois sortes d’ac­ tions théandriques. 228. Ce que saint ΓHOMAS appelle opération théandrique, dans III, qu. 19, a. 1, c est seulement 1 action théandrique instrumentale, dans IA PERSONNALITÉ MYS TIQUE RÉDEMPTRICE 361 b) Le Christ est tête de ΓÉglise dans le registre de la causalité morale, et dans le registre de la causalité physique Cette distinction est d une importance capitale pour le traité de l’Église. Car les deux sortes d’actions théan­ driques correspondent à deux grandes voies par les­ quelles le Christ vient offrir aux hommes les grâces de la justification. Elles déterminent, en conséquence, deux aspects tout à fait majeurs et caractéristiques, suivant les­ quels le Christ sauveur doit être regardé comme tête de l’Eglise229. Tout d’abord, par son opération théandrique non instrumentale, il est tête de l’Église dans le registre de la causalité ascendante ou morale ; c’est ainsi, par exemple, qu’il est cause principale de tous les mérites que peuvent acquérir les hommes. Mais en outre, par son opération théandrique instrumentale, il est tête de l’Église dans le registre de la causalité descendante ou physique ; c’est ainsi qu’il est cause efficiente de toutes les grâces que peuvent recevoir les hommes230. C’est le premier aspect, celui de laquelle la nature humaine du Christ intervient : 1° en tant quelle est une nature douée d’une activité propre (toucher le lépreux) ; 2° en tant quelle est élevée à produire un effet qui la dépasse (guérir le lépreux). Les deux effets sont distincts, mais il y a synergie. C’est en taillant que le ciseau sculpte. C’est en touchant que le Christ guérit. L’opération est théandrique d’une manière très intime. 229. «La passion du Christ, dit saint THOMAS, qu’il a soufferte dans sa nature humaine, est cause de notre justification: 1° en la méritant {meritorie) ; 2° en la produisant {effective) à la manière non pas sans doute d’une cause principale agissant de sa propre autorité, mais d’un instrument agissant sous la motion de la divinité », III, qu. 64, a. 3. 230. Cf. Jean de Saint-Thomas, III, qu. 13; disp. 15, a. 4, n° 24, t. VIII, p. 456 : « Le Christ Seigneur, comme homme, a été cause morale principale de notre grâce et de tous les dons surna­ turels » ; n° 23, p. 426 : « Le Christ Seigneur, comme homme, est cause physique instrumentale tant de la grâce que des dons surnaturels. » Jean de Saint-Thomas a bien vu l’importance de cette 362 Il - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE la causalité morale du Christ, qui nous préoccupe main­ tenant. 5. La médiation morale selon le protestantisme Le caractère moral de la médiation du Christ est reconnu avec unanimité par la théologie protestante, bien que, même sur ce chapitre, elle se soit écartée des données traditionnelles. Avant de signaler ces diver­ gences particulières, opposons, à grands traits, les deux manières de concevoir les rapports du Christ et de l’Église. a) Divergence des conceptions catholique et protes­ tante relatives au Christ, tête de ΓEglise Dans la riche complexité de la médiation du Christ, il convient de discerner, comme nous l’avons fait souvent, plusieurs aspects étroitement unis entre eux et même inséparables les uns des autres, mais néanmoins formel­ lement distincts les uns des autres, et qui en se prolon­ geant en quelque sorte et en s’épanchant dans l’Eglise, impriment sur elle leur marque particulière. double influence du Christ sur la constitution de l’Église : « La grâce du Christ fait dériver son influx jusqu’aux membres de l’Église non seulement par voie de mérite, mais encore par voie d’instrumentalité physique. A ces deux voies se ramène toute dérivation de la tête jus­ qu’aux membres. Car toute dérivation par influence est morale ou physique... La dérivation par efficience morale consiste en ceci que ta grâce du Christ, du fait de sa conjonction au Verbe, est devenue un principe formel de mérite non seulement pour lui, mais aussi pour nous... D autre part, que la grâce du Christ ait, dans l’ordre physique, un rôle de cause instrumentale par rapport à notre grâce, cela non seulement nest pas impossible, mais convient souverainement», III, qu. 8 ·, disp. 10, a. 1, n°* 22 et 23, t. VIII, p. 256. b\ PERSONNALITÉ MYSTIQUE RÉDEMPTRICE 363 l°Tout d’abord, le Christ était Prêtre. Il était consacré pour disposer avec autorité le culte extérieur suivant lequel, dans la loi nouvelle, Dieu désirait être honoré par les hommes et promettait de se communiquer à eux avec intimité. C’est pour continuer la célébration valide de ce culte que les chrétiens reçoivent en eux les caractères sacramentels, qui sont des consécrations sacerdotales, et comme des épanchements du sacerdoce du Christ. Si l’on met à part les églises épiscopaliennes, on devra dire que ce point de vue est entièrement méconnu du protestantisme. 2° Ensuite, le Christ était Roi de vérité. Il était envoyé pour annoncer au monde ce qu’il fallait croire et ce qu’il fallait faire. Et, dans la mesure où son pouvoir de régir extérieurement les intelligences a été confié à l’Eglise qu’il assiste tous les jours jusqu’à la fin des temps, elle devient à son tour prêcheuse et enseignante. Le protes­ tantisme sait bien que le rôle de prêcher l’Evangile a été dévolu à l’Eglise. Mais il se trompe sur la nature et sur la portée de l’assistance qui lui a été promise. 3° Enfin et surtout, le Christ était Saint et Sauveur, centre de toutes les grâces. C’est son titre suprême, que servent ses titres de Prêtre et de Roi. La charité animait, de l’intérieur, toutes les démarches de sa vie. Quand il disposait les actes valides de ce culte qui reliait la terre au ciel, il le faisait avec un cœur rempli d’amour. En sorte que ces mêmes actes du culte chrétien que nous considé­ rions sous l’aspect de leur validité, peuvent être considé­ rés maintenant sous l’aspect de leur moralité, de leur charité. Et ici deux grandes distinctions se présentent, suivant les deux sortes d’actes théandriques que nous avons discernés : a) D’une part, la charité du Christ le poussait à offrir à Dieu sa vie pour le salut du monde, par un acte théan- 364 H - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE drique non instrumental, - et il entraînait, à la suite de son offrande, celle de l’Église. C’esr la médiation méri­ toire, morale, ascendante, du Christ, que le protestan­ tisme admet avec nous. b) D’autre part, la charité du Christ agissait comme une cause instrumentale de la divinité tout entière, en vue de communiquer la grâce au monde. C’est la média­ tion efficiente, physique, descendante, du Christ, que le protestantisme méconnaît231. b) Grave altération de la notion traditionnelle de l'intercession morale du Christ. Nous venons de dire que le protestantisme reconnaît avec nous le rôle de la médiation morale ascendante du Christ. Ses théologiens peuvent avoir, sur ce sujet, des vues justes et pénétrantes. Et néanmoins, il ne nous sera pas possible de demeurer longtemps d’accord avec eux. Ne parlons pas ici des trop nombreux penseurs pro­ testants qui, ne confessant plus que Jésus est vraiment le Verbe fait chair, le Dieu fait homme, réduisent toute l’ef­ ficacité de la rédemption du Christ à celle de l’exemple d’une mort courageuse, proposé aux hommes. Mais même les théologiens protestants fidèles au dogme de la divinité du Christ ont altéré gravement la doctrine tradi­ tionnelle de l’intercession morale du Christ. D’abord, nous le dirons tout à l’heure, ils n’ont pas vu comment concilier entre elles deux affirmations, toutes deux cependant de foi divine ; la première, suivant laquelle le Christ a mérité et satisfait surabondamment pour tous les hommes ; la seconde, suivant laquelle les hommes sont tenus, à leur tour, de mériter et de satis- 231. Cf. Excursus 1, sur Laltération de la doctrine du corps mystique chez Luther, p. 581. ΙΛ PERSONNALITÉ MYSTIQUE RÉDEMPTRICE 365 faire en union avec le Christ. Et ils ont sacrifié cette seconde vérité. En outre, ils ont remplacé la doctrine anselmienne de la satisfaction, conçue comme une compensation pour l’injure faite à Dieu, par la thèse de la substitution, tirée du droit criminel, suivant laquelle le Christ a été vérita­ blement puni et châtié à notre place232. C’était une conception toute nouvelle du mystère de la rédemption et « proprement l’antithèse du Cur Deus homo »233. 232. Saint THOMAS distingue très nettement la satisfaction (poena satisfactoria), dont l’innocent peut se charger pour le coupable, «interdum aliquis, qui non peccavit, poenam voluntarius pro alio portat», de la punition (poena simpliciter), que le coupable est seul à porter, «sic solum unusquisque pro peccato suo punitur», I-II, qu. 87, a. 7 et 8. On peut, au sens large, parler de substitution pour signifier la satisfaction ; l'aberration, c’est de croire que Dieu ait pu, un seul instant, regarder son Fils comme coupable et le punir 233. Sur ce dernier problème, cf. Jean RIVIÈRE, Le dogme de la rédemption, étude théologique, Paris, 1931, 3e partie, Déformations pro­ testantes du mystère, p. 381. - L’auteur, pp. 386 et 387, cite deux pas­ sages de LUTHER, tirés du second commentaire de l'Épître aux Galates, Weimar, t. XL, pp. 448 et 433-436 : « Nous ne devons pas nous repré­ senter le Christ comme une personne privée innocente - ainsi que les scolastiques, Jérôme et d’autres, l’ont fait -, personne qui en elle-même serait sainte et juste. Il est vrai que Jésus-Christ est une personne très pure ; mais il ne faut pas s’arrêter là : tu n’as pas encore compris le Christ, même si tu sais qu’il est Dieu et homme. Mais tu le compren­ dras véritablement si tu crois que cette personne très pure et très inno­ cente t’a été donnée par le Père pour être pontife et sauveur, ou plutôt pour être ton esclave, qui, se dépouillant de son innocence et de sa sainteté, revêt ta personne pécheresse, porte ton péché, ta mort et ta malédiction, devient pour toi victime et maudit, afin de te délivrer de la malédiction de la loi [...]. Tous les prophètes ont bien vu en esprit que le Christ serait de tous les hommes le plus grand voleur, assassin, adultère, brigand, sacrilège, blasphémateur qu’il y ait jamais eu dans le monde. Du moment qu’il est victime pour les péchés du monde, il n’est plus une personne innocente et sans péché, il n’est plus le fils de Dieu ni de la vierge ; mais un pécheur, qui a sur lui et porte le péché de Paul qui fut un blasphémateur et un persécuteur violent, de Pierre qui 366 Π - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE Suite de la note 233 : renia le Christ, de David qui Rit un adultère et un meurtrier et fit mau­ dire par les Gentils le nom du Seigneur. En un mot, il est celui qui a et porte en son propre corps tous les péchés de tous les hommes. Non pas qu’il les ait commis ; mais il les a pris sur lui, afin d’offrir satisfaction pour eux dans son propre sang. » Suivant la théorie punitive de la rédemption {Straftheorié), la mort du Christ eût été sans efficacité pour notre salut, si elle n’eût été la conséquence d’une condamnation infligée par Dieu. Mais comment Dieu, qui est la justice même, pouvait-il condamner un innocent? C’est ici qu’intervient le rôle de l’autorité civile, c’est-à-dire d’un tri­ bunal à la fois mandaté par Dieu et capable d’iniquité. Et c’est pour­ quoi suivant CALVIN {Le catéchisme de Jean Calvin, Genève, 1934, p. 33) comme suivant Karl BaRTH (« Justification divine et justice humaine », dans Cahiers bibliques de foi et vie, s. d., p. 9), Ponce Pilate est mentionné dans le Credo. A quoi nous objecterons que la sentence inique de Pilate, étant sans vraie valeur juridique, ne pouvait dénoncer réellement le Christ comme criminel ! ni conférer en vérité i sa mort ce caractère punitif, sans quoi l’on nous assure que notre salut resterait impossible : et si le Christ n’a été puni qu’apparemment, nous ne serions donc sauvés qu’apparemment. Nous croyons donc qu’il faut chercher d’autres raisons à la condamnation du Christ par l’autorité civile et à la mention de Ponce Pilate dans le Credo : une fois de plus, c’est l’opposition, qui s’affirme, entre l’aveuglement des royaumes de ce monde et le royaume de Dieu. Cette dernière expli­ cation est, en effet, celle que Erik PETERSON expose avec pénétration dans Zeuge der Wahrheit, Leipzig, 1937, pp. 61-62. En développant l’étrange théorie de la rédemption punitive, qui est d’ailleurs antérieure à la Réforme, certains théoriciens de l’impé­ rialisme romain, comme DANTE, assuraient que le Christ, afin de sauver tout le genre humain, et par conséquent, afin d’être puni pour tout le genre humain, devait être condamné par une autorité ayant juridiction sur tout le genre humain ; <« sans quoi ni Tibère, ni Pilate son lieutenant, n’auraient eu cette suprême juridiction qui était nécessaire pour porter contre le Christ une condamnation juridique­ ment valide ». Cf. Jean Rivière, « Dante et le “ châtiment ’’ du Christ», dans Revue des sciences religieuses, 1921, t. I, pp. 401-406. Rivière s appuie sur le De monarchia, II, II. Mais la même pensée s’exprime, avec plus de discrétion, jusque dans le Paradiso, VI, 90, où 1 on dit que, quand 1 Empire était dans les mains de Tibère, la justice divine lui accorda la gloire de tirer vengeance pour sa colère à elle. LA PERSONNALITÉ MYSTIQUE RÉDEMPTRICE 367 6. Les actions théandriques non instrumentales, bien quelles soient accomplies par le Christ en tant qu’homme, ont une valeur morale infinie Il est clair que c’est en tant quhomme que le Christ pouvait faire monter vers Dieu une supplication ; « c’est en tant qu’homme, dit saint Thomas, qu’il a réuni les hommes à Dieu... en satisfaisant et en intercédant pour eux»234. En usant de cette précision, on attire l’attention sur le caractère propre de l’intercession et plus générale­ ment de l’activité morale du Christ, qui jaillit de sa nature humaine comme d’une cause principale seconde et non comme d’un instrument. Toutefois, celui qui suppliait, qui satisfaisait, qui intercédait était le Fils de Dieu, et les actes qu’il donnait acquéraient, de ce fait, une valeur absolument infinie. Quand donc on dit que le Christ intercédait ou satisfai­ sait en tant qu’homme, cette détermination doit être exactement comprise. Le Christ intercédait ou satisfaisait « non comme étant seulement homme, ni comme étant seulement Dieu ; mais comme homme-Dieu ; comme personne subsistant à la fois dans une nature divine et dans une nature humaine. Ces deux choses étaient requises pour que la satisfaction offerte fût infinie. La substance de l’acte découlait de la nature humaine du Christ et de ses facultés ; sa valeur morale, [absolument] infinie par regard à une juste estimation, résultait de la personne divine. C’est bien en tant qu’homme que le Christ a satisfait, si l’on considère l’étoffe de son acte : en tant quhomme ramène l’attention sur le principe (quo) d’où jaillit [comme d’une cause principale seconde] l’acte satisfactoire vu dans son étoffe. Mais c’est en tant 234. III, qu. 26, a. 2 : Utrum Christus secundum quod homo sit mediator Dei et hominum. 368 II - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE que Dieu qu’il a satisfait, si l’on considère la valeur infi­ nie de son acte : en tant que Dieu ramène alors l'atten­ tion sur le principe (quod) de cette valeur, c’est-à-dire non pas sur l’humanité, mais sur la déité unie à la per­ sonne qui satisfait... En un mot, le Christ a satisfait comme homme Dieu, l’humanité étant requise pour la production physique de l’acte satisfactoire vu dans son étoffe ; et la déité étant requise pour conférer à cet acte une valeur morale infinie »235. 7. L’Église ne forme, avec le Christ, qu’une seule personne mystique pour adorer, offrir, supplier 1. Ainsi la nature humaine du Sauveur, dans laquelle la création tout entière se trouvait représentée et résu­ mée, a pu faire monter vers les hauteurs une imploration merveilleuse, capable de traverser d’un trait la profon­ deur des cieux, de pénétrer dans les régions du silence éternel, et de s’enfoncer comme une flèche dans le cœur de Dieu. 11 existe maintenant une première adoration, une première offrande, une première supplication vrai­ ment théandrique, vraiment divino-humaine, dont la valeur morale est, absolument parlant, infinie, seule capable d’apporter au Dieu infini un hommage de prix infini. Elle dépasse infiniment nos adorations, nos offrandes, nos supplications, elle s’élève où nulle d’entre elles ne saurait atteindre, elle ouvre au-dessus d’elles l’abîme même de l’infinité divine. Sa fin n’est cependant pas de les dissiper ou de les anéantir. Elle est bien plutôt de les 235. SALMANTICENSES, De incarnatione, disp. 1, dub. 7, n° 223, t. XIII, p. 164. Le catéchisme dit, exactement, que le Christ a souf­ fert, comme homme, et donné, comme Dieu, un prix infini à ses souffrances. LA PERSONNALITÉ MYSTIQUE RÉDEMPTRICE 369 provoquer, de les susciter, de les entraîner dans son sillage. Elle leur prête un peu de sa valeur, au point que les sacrifices sanglants qui ont été offerts depuis le com­ mencement du monde ont tiré leur vertu de ce qu’ils préfiguraient l’oblation sanglante de la croix236. Elle les revêt de sa beauté, de sa grandeur, de sa clarté : tellement quelles pourront désormais se présenter devant le trône de Dieu comme parées en quelque manière des reflets de la dignité théandrique ; tellement, encore, qu’aucune demande de pardon ou de lumière, si elle est jointe à l’intercession du Sauveur, ne restera sans réponse : « En vérité, en vérité, je vous le dis, tout ce que vous deman­ derez à mon Père, il vous le donnera en mon nom ; jus­ qu’à présent vous n’avez rien demandé en mon nom ; demandez et vous recevrez, afin que votre joie soit par­ faite» (Jean, XVI, 23-24). Autour de la prière, de l’adoration, de l’offrande du Christ est ramassée toute la prière, toute l’adoration, toute l’offrande du monde. A la suprême supplication du Christ est suspendue la supplication de toute l’Église, qui est son corps et son épouse, - c’est une première manière pour elle « de devenir conforme à l’image du Fils de Dieu», cf. Rom., VIII, 29 -, et la supplication de tous ceux qui, de près ou de loin, consciemment ou inconsciemment, dans le passé, dans le présent ou dans l’avenir, sont à quelque titre les membres de cette Église. Car la vaste intercession du Christ absorbe en elle, pour 236. Sur Hébr., XII, 24 : « le sang de l’aspersion qui parle plus élo­ quemment que celui d’Abel», saine THOMAS écrit, Epist. ad Hebr., lea. 4 : « L’effusion du sang du Christ a été figurée par l’effusion du sang de tous les justes qui ont précédé, depuis l’origine du monde. » Et III, qu. 73, a. 5 : « Il fallait qu’il y eût, à chaque époque, une représentation de la passion du Seigneur ; dans ΓAncien Testament, elle avait pour sacrement principal l’agneau pascal. » 370 II - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE 1 incorporer a son élan ascensionnel, l’imploration de tout le genre humain237. 2. En conséquence, on devra dire que l’Église entière ne forme plus, avec le Christ, qu’une seule personne mystique adorante, offrante, suppliante. Elle est réunie, par un lien moral, au Christ qui intercède pour elle et pour le monde, au Christ qui, d’une manière éminente, adore, offre, supplie. En sorte que le Christ est, dans la ligne ascensionnelle de la prière, le chef, la tête de l’Église. Il est lui-même la personnalité mystique ado­ rante, offrante, suppliante, en un mot rédemptrice, de l’Église. Et comme ces diverses actions sont théandriques, comme elles connotent intrinsèquement, à titre de principe radical dont elles émanent, la personnalité même du Verbe, on devra dire que l’Église est raccordée singulièrement, en dernier ressort, dans l’ordre de la sup­ plication, à la personnalité infinie du Verbe lui-même. Beaucoup plus étroitement quelle ne saurait être raccor­ dée à la personnalité du Père ou à celle de l’Esprit. 237. Cf. le Pater dans Le mystère des Saints Innocents, de Charles PÉGUY: De même que le sillage d’un beau vaisseau va en s’élargissant jusqu’il disparaître et se perdre, Mais commence par une pointe, qui est la pointe même du vaisseau, Ainsi le sillage immense des pécheurs s'élargit jusqu’à disparaître et se perdre, Mais il commence par une pointe, et c’est cette pointe qui vient vers moi, Qui est tournée vers moi. U commence par une pointe, qui est la pointe même du vaisseau. Et le vaisseau est mon propre fils, chargé de tous les péchés du monde. Et la pointe du vaisseau ce sont les deux mains jointes de mon fils. Et devant le regard de ma colère et devant le regard de ma justice, Ils se sont tous dérobés derrière lui. IA PERSONNALITÉ MYSTIQUE RÉDEMPTRICE 371 8. La médiation morale ascendante du Christ Ce n’est pas du point de vue cultuel, en tant quelle supposait une consécration sacerdotale reçue dans l’intel­ ligence pratique du Christ, que nous parlons ici de la médiation ascendante ; c’est du point de vue moral, en tant que cette médiation, pénétrée d’adoration, agit sur le cœur de Dieu par manière de persuasion, de prière. Dans le premier cas, le Christ était considéré comme le chef de notre culte chrétien, qui, pour être valide, doit être le culte d’une Église consacrée par les trois caractères sacramentels ; dans le second cas, le Christ est considéré comme le chef de l’adoration, de la supplication chré­ tiennes, de la supplication d’une Église éclairée par les vertus chrétiennes infuses238. Les deux points de vue, celui de la consécration et celui de la sainteté, sont étroitement unis et comme fon­ dus ensemble dans les grands textes de l’Épître aux Hébreux sur le sacerdoce du Christ : « Puisque nous pos­ sédons un grand prêtre excellent qui a pénétré jusqu’au fond des cieux, Jésus le Fils de Dieu, demeurons fermes en la profession de la foi ; nous n’avons pas un grand prêtre incapable de compatir à nos infirmités, il a été éprouvé en tout de la même manière que nous, hormis le péché» (iv, 14-15) ; « Le Christ ne s’est pas décerné à lui-même l’honneur du sacerdoce suprême ; il l’a reçu de celui qui lui a dit : Tu es mon Fils, aujourd’hui je t’ai engendré ; et : Tu es prêtre à jamais selon l’ordre de Melchisédech. Et dans les jours de sa chair, ayant offert des prières et des supplications à celui qui pouvait le sau­ ver de la mort, avec un grand cri et avec des larmes, il fut exaucé à cause de sa piété » (v, 5-7). 238. Nous n’avions pu traiter de l’aspect cultuel sans toucher déjà à l'aspect moral. Cf. L’Église du Verbe Incarné, t. I, p. 70 [dans la présente édition : vol. I, p. 121]. 372 Π - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE La grande intercession par laquelle le Christ rassemble sous les ailes de sa prière tous les membres de son Église, en sorte qu il ne fait plus, avec elle, qu’une seule per­ sonne mystique suppliante, a reçu sa forme suprême dans le sacrifice de la croix, par lequel il a mérité le salut des hommes et satisfait pour tous leurs péchés239. a) Au mérite du Christ est suspendu tout le mérite de l’Église Nous participons au mérite et à la satisfaction du Christ : parlons d’abord de la première de ces deux parti­ cipations. 1. Le Christ nous a faits comme une seule personne avec lui pour nous mériter le salut Si le Christ a pu mériter le salut du monde, c’est d’abord, radicaliter et praesuppositive, parce que sa nature humaine subsistait dans la personne du Verbe divin : en vertu d’une telle « grâce d’union », qui conférait à ses moindres actes, même quand ils seraient restés intrinsè­ quement naturels, une dignité infinie, il était désigné d’emblée pour être l’intercesseur et l’avocat de tous les hommes. En outre, la grâce d’union appelait la présence dans son âme de la « grâce habituelle », qui surélevait son activité humaine, la rendait intrinsèquement surnatu­ relle, la proportionnait intérieurement à obtenir la gloire corporelle pour lui-même, et, en vertu d’une disposition providentielle, le salut spirituel pour tous ceux qui ne refuseraient pas de devenir ses membres : la grâce habi­ tuelle du Christ, dit Jean de Saint-Thomas, en raison de 239. Dans III, qu. 48, saint THOMAS explique que la passion du Christ a causé notre salut par manière de sacrifice (a. 3), par manière de mérite (a. I), par manière de satisfaction (a. 2) ; la rédemption est rattachée à la satisfaction (a. 4). Il est possible de donner au mot de rédemption un sens plus large qui envelopperait tous les précédents. LA PERSONNALITÉ MYSTIQUE RÉDEMPTRICE 373 l’éminence qu’elle recevait de sa conjonction avec la per­ sonne du Verbe, devenait une grâce de chef, gratia capitis', elle établissait le Christ, d’une manière connaturelle, formelle et prochaine, formaliter et proxime, dans la fonction de tête de l’Église240. Saint Thomas pense que, dans un autre plan de provi­ dence, Dieu aurait pu confier à un pur homme la tâche de mériter le salut de tous les autres241 ; mais, dit-il, dans le plan actuel de providence, « le Christ était seul à pouvoir mériter pour les hommes, en justice, ex condigno, la pre­ mière grâce. Car Dieu meut chacun de nous par le don de la grâce pour qu’il parvienne à la vie éternelle, en sorte que le mérite de condignité ne saurait s’étendre au-delà de cette motion. Mais Dieu a mû l’âme du Christ par la grâce non seulement pour qu’il parvînt lui-même à la gloire de la vie éternelle, mais encore pour qu ’ily entraînât les autres, comme chefde l’Église et comme cause du salut des hommes, selon Hébr., II, 10, où le Christ paraît comme conduisant à la gloire un grand nombre de fils, et comme le chefqui les achemine au salut « La grâce était dans le Christ non 240. III, qu. 8 ; disp. 10, a. 1, nM 2, 47, 50, édit. Vivès, t. VIII, pp. 251, 260, 261. La personnalité divine du Verbe n’est pas ce qui constituait prochainement et formellement le Christ tête de l’Église ; car la tête doit être homogène au corps. Cependant elle était prérequise, à titre de principe radical pour que le Christ pût être tête de l’Église ; car c’est elle qui donnait aux actions du Christ le pouvoir de satisfaire en rigueur de justice pour nos péchés et de nous mériter de condigno la grâce, nos 12 et 13, pp. 252 et 253. La grâce du Christ reçoit, de son union réelle au Verbe, une dignité et une valeur infinies; de ce fait, elle devient communicable aux autres hommes, soit par la voie morale de la causalité méritoire, soit par la voie physique de la causalité instrumentale, n° 19, p. 255. 241. III, qu. 64, a. 4. 242. I-II, qu. 114, a. 6, Utrum homo possit alteri mereri primam graùam. L’homme qui vit dans la charité ne peut appeler sur les autres la grâce de la conversion, que par un mérite de convenance, de congruo, ibid. - Il faut faire remarquer que la motion divine s’est II - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE seulement comme dans une personne privée, mais comme dans la tête de toute l’Eglise. A lui se rattachent tous les hommes, comme les membres à la tête, pour constituer mystiquement une seule personne, ex quibus constituitur mys­ tice una persona. Il sensuit que le mérite du Christ s’étend aux autres hommes qui sont ses membres ; à la manière dont, en chacun de nous, les activités de la tête concernent en quelque sorte le reste du corps, car ce qu’elle perçoit pro­ fite non seulement à elle mais à tous les membres »243. « La grâce a été donnée au Christ non seulement comme à une personne privée, mais comme à la tête de l’Église, c’est-à-dire en vue d’être communiquée à ses membres ; c’est pourquoi les œuvres du Christ ont, pour lui et pour ses membres, proportionnellement la même valeur que les œuvres d’un homme en état de grâce pour soi-même. Or, il est mani­ feste que quiconque, ayant la grâce, souffre pour la justice, mérite pour soi-même le salut, selon Mt., V, 10 : Heureux ceux qui souffrent persécution pour la justice, car le royaume des deux est à eux. Ainsi le Christ par sa passion a mérité le salut non seulement pour lui, mais encore pour tous ses membres »244. « La souffrance de la passion du exercée sur Lame du Christ non seulement pour qu’il pût être, dans l’ordre moral, cause principale méritoire de notre salut (c’est l’aspect qui préoccupe ici saint Thomas), mais encore pour qu’il pût être, dans l’ordre physique, cause instrumentale efficiente de notre salut (cf. par exemple, III, qu. 8, a. 1, ad 1). 243. III, qu. 19, a. 4, Utrum Christus aliis mereri potuerit. Faisons remarquer de nouveau que, des deux influences que la tête exerce sur le corps, l’une morale, par manière de renseignements exté­ rieurs, l’autre physique, par manière d’influx intime, cf. III, qu. 8, a. 6, c’est la première seulement qui est ici signalée par saint Thomas. 244. III, qu. 48, a. 1, Utrum passio Christi causaverit nostram salu­ tem per modum meriti. - Un peu plus loin, III, qu. 49, a. 1, saint Thomas explique que la passion du Christ nous a mérité la déli­ vrance du péché en raison du lien qui nous attache à lui : « Tota Ecclesia, quae est mysticum corpus Christi, computatur quasi una per­ sona cum suo capite, quod est Christus. » IA PERSONNALITÉ MYSTIQUE RÉDEMPTRICE 375 Christ est communiquée aux baptisés, au moment où ils deviennent ses membres, comme s’ils avaient eux-mêmes porté cette souffrance» et comme s’ils étaient eux-mêmes morts sur la croix2q5. Ces précisions concernant à la fois la dignité infinie et la valeur essentiellement collective de la supplication offerte par le Christ, comme chef de l’humanité et comme tête de toute l’Eglise, nous aident à mieux com­ prendre l’enseignement de l’Épître aux Hébreux sur le mystère de la croix : « Le Christ, ayant paru comme grand prêtre des biens à venir..., c’est avec son propre sang, non pas avec celui des boucs et des taureaux, qu’il est entré une fois pour toutes dans le sanctuaire, ayant acquis une rédemption éternelle» (ix, 11-12). «Il s’est montré une seule fois, dans les derniers âges, pour abolir le péché par son sacrifice » (IX, 26). « C’est par une obla­ tion unique qu’il a rendus parfaits pour toujours ceux qui sont sanctifiés » (x, 14). 2. Le paradoxe de la rédemption : Dieu tenu en justice de faire miséricorde 1. «Le mérite signifie la récompense, merces, c’est-àdire ce qui est donné comme rétribution, comme prix d’une œuvre ou d’un travail »246 ; « si mérite se rapporte à récompense, mériter sera, au sens propre, obtenir pour soi une chose en récompense ; ce qui n’est possible qu’en donnant une chose digne de celle qui est méritée »247. 245. III, qu. 69, a. 2, ad 1. Encore une fois, la passion du Christ, offerte pour tous les hommes, est communiquée hic et nunc aux bap­ tisés de deux manières : elle est moralement imputée, et elle est physi­ quement efficace.- A. HOFFMANN signale encore d’autres textes de saint Thomas, et relève qu’ils servent à expliquer comment le Christ, au cours de sa vie mortelle, a pu mériter pour tout son corps mys­ tique. « Note sur “ Christus et Ecclesia est una persona mystica ” », dans Angelicum, 1942, pp. 213-219. 246. S. Thomas, I-II, qu. 114, a. 1. 247. De veritate, qu. 26, a. 6. 376 Π - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE Or, en raison de la personne du Verbe, le mérite des actions du Christ, quelles que fussent d’ailleurs leurs inégalités respectives, est infini au sens absolu248. Et si Dieu décide, comme il l’a fait dans le plan actuel de sa providence, d’accepter ce mérite en échange du salut du monde249, le mérite du Christ devient, de ce seul fait, apte à compenser en justice, d’une manière non seule­ ment suffisante, mais surabondante, tous les péchés de tous les hommes passés, présents, futurs, voire de tous les hommes possibles250. Ainsi donc, antérieurement à toutes nos démarches, il y a une démarche privilégiée, véritablement transcendante, qui a été accomplie pour nous, en une fois, pour toujours. Au-dessus du don misérable de nos cœurs, il y a un pre­ mier don, seul irréprochable, présenté en notre faveur par le Christ qui nous incorpore à l’offrande de son sacrifice, qui dissimule nos plaies, nos ignorances et nos péchés sous le manteau de sa pureté et de sa lumière, qui solidarise notre vœu de délivrance avec sa supplication théandrique, et notre cause, déjà perdue, avec la sienne, gagnée 248. Tous les théologiens, malgré des divergences secondaires, reconnaissent l’infinité du mérite du Christ. Cf. JEAN DE SAINTThomas, III, qu. 19; disp. 17, a. 5, n° 1, t. VIII, p. 581; Salmanticenses, De incarnatione, disp. 1, dub. 6, n° 210, t. XIII, p. 151 ; GONET, De incarnatione, disp. 21, a. 4, n° 109, t. V, p. 809. 249. Dieu n’était pas tenu de le faire, absolument parlant, dit Jean de Saint-Thomas, comme on ne serait pas tenu, absolument parlant, de rétribuer un ouvrier qui aurait travaillé bénévolement, sans avoir été engagé; mais, s’il le faisait, c’est bien en justice qu’il récompensait le mérite du Christ, III, qu. 1 ; disp. 2, a. 2, n04 54-60, t. VIII, pp. 78-80. 250. Cette dernière considération suffirait, selon JEAN DE SainTTHOMAS, à établir a posteriori l’infinité des mérites du Christ, III, qu. 19 ; disp. 17, a. 5, n°* 2 et 3, t. VIII, p. 581. LA PERSONNALITÉ MYSTIQUE RÉDEMPTRICE 377 d’avance251 : un premier don que Dieu ne pouvait pas repousser, puisqu’il venait de son Fils ; que Dieu ne pouvait pas mépriser, puisqu’il revêtait une dignité infinie; que Dieu était obligé d’agréer pour nous, ayant d’abord accepté qu’on l’offrît pour nous252 ; un premier don que Dieu était tenu en justice d'exaucer en faisant miséricorde au monde. Voilà le mystère de la rédemption, le paradoxe d’une misé­ ricorde qui est due, et d’une justice qui est gratuite. C’est une miséricorde pour les hommes, mais qui est due au Christ, et qui ne saurait lui être refusée sans injustice. Et c’est une justice pour le Christ, mais qui n’est pas due aux hommes, car ils n’ont rien à donner en échange de leur péché; rien hors ce Christ, qui se donne spontanément à eux, pour suffire à tout. La grâce qui nous est donnée par le Christ, écrit Jean de Saint-Thomas, « est gratuite par rap­ porta nous, car, selon saint Paul, tous ont péché et sont pri­ vés de la gloire de Dieu, et tous sont justifiés gratuitement, en sa grâce, par la rédemption qui est dans le Christ Jésus (Rom., Ill, 23-24). Mais par rapport au Christ, elle riestpas donnée gratuitement', car, d’une part, il l’a méritée pour nous ; et, d’autre part, il a satisfait en détruisant par son sang l’acte qui était écrit contre nous (Col., II, 14) »253. 2. Sous cet éclairage théologique, le beau texte de Marie de l’incarnation, que nous aimons citer, prend toute sa force : « Je voyais, dit-elle, par une certitude intérieure, les démons triompher de ces pauvres âmes 251. «Jésus parle : Et par là vous savez combien l'homme exagère Quand il dit qu'il achète et quand il dit qu'il vend. C'est toujours moi qui paie et toujours lui qui prend. Et c'est Dieu qui possède et c'est l'homme qui gère. » Dans Ève de PÉGUY. 252. Cf. supra, p. 376, note 249. 253. Ill, qu. 1 ; disp. 1, a. 2, n° 69, t. VIII, p. 29. 378 Il - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE qu’ils ravissaient au domaine de Jésus-Christ, notre divin Maître et souverain Seigneur, qui les avait rachetées de son sang précieux. Sur ces vues et certitudes, j’entrais en jalousie, je n’en pouvais plus, j’embrassais toutes ces pauvres âmes, je les tenais dans mon sein, je les présen­ tais au Père éternel, lui disant qu’il était temps qu’il fit justice en faveur de mon Epoux, qu’il savait bien qu’il lui avait promis toutes les nations pour héritage, et de plus, qu'il avait satisfait par son sang pour tous les péchés des hommes qui, auparavant, étaient tous morts et condamnés à la mort éternelle ; et que quoiqu’il fut mort pour tous, tous ne vivaient pas, et qu’il s’en fallait toutes les âmes que je lui présentais et portais en mon sein ; que je les lui demandais toutes pour Jésus-Christ, auquel, de droit, elles appartenaient... L’Esprit de grâce qui m’agissait, m’emportait en une si grande hardiesse et privauté auprès du Père éternel qu’il ne m’était pas pos­ sible de faire autrement : O Père que tardez-vous ? Il y a si longtemps que mon Bien-Aimé a répandu son sang! Je postule pour les intérêts de mon Époux, lui disais-je. Vous garderez votre parole, ô Père, car vous lui avez pro­ mis toutes les nations »2?\ 3. Plus récemment Scheeben, réagissant contre cer­ taines théories modernes de la rédemption, s’est appliqué à mettre en lumière le caractère méritoire du sacrifice de la croix : « On ne doit pas oublier que le Christ, par le prix de son sang, en même temps qu’il effaçait notre dette et nous arrachait à la servitude du péché, nous obtenait un droit à la filiation divine. La grâce des enfants de Dieu, que nous avions saccagée par le péché, 254. MARIE DE LINCARNATION, dans Écrits spirituels et historiques, réédités par Dont Jamet, Paris, 1930, t. II, p. 310. LA PERSONNALITÉ MYSTIQUE RÉDEMPTRICE 379 le Christ l’a reconquise pour nous2 ' non seulement en effaçant le péché et en laissant s’exercer à nouveau la faveur initiale de Dieu : car, alors, la grâce de Dieu serait restée pure grâce, le Christ ne l’aurait pas positivement méritée. Non. Comme, par la vertu satisfactoire de son sacrifice, il nous délivrait de la dette infinie que nous avions contractée à l’égard de Dieu ; ainsi, par la vertu méritoire de son sacrifice, il faisait de Dieu notre débi­ teur, il lui présentait un prix si élevé, que, désormais, Dieu se devrait de donner aux hommes, non seulement par pure faveur et par libre amour, mais en droit, ce haut bien qu’est la grâce de la filiation : et c’est justement en cela que paraît davantage la haute et mystérieuse signifi­ cation du sacrifice du Christ pour nous »256. 255. Il faudra dire que la grâce de filiation qui nous est donnée dans le second Adam, est meilleure que la grâce que nous avons per­ due dans le premier. 256. Die Mysterien des Christentums, Freiburg i. B., n° 67, 1865, p. 437. La suite du texte, où SCHEEBEN semble oublier que l’infinité de l’offense est absolue, tandis que l’infinité de la grâce est relative, nous paraît en partie contestable : « Car la grâce de la filiation sup­ pose un prix infini, tout comme la dette du péché une compensation infinie. Et de meme qu’une pure créature était incapable de satisfaire pour le péché, elle était aussi incapable de mériter au sens propre la grâce de la filiation, ni pour soi ni pour les autres. Car, d'une part, c’est l’honneur arraché au Dieu infini qui doit lui être rendu ; et, d’autre part, c’est une créature finie qui doit participer à la grandeur et à la splendeur infinies de Dieu, le posséder et le goûter tel qu'il est en lui-même, le recevoir comme sa part d’héritage. Mériter la grâce de la filiation, c’est donc mériter Dieu même et nul homme, nul ange, ne le peut; le Dieu homme le peut seul. Si tous les hommes ensemble versaient leur sang pour un seul d'entre eux, afin de mériter pour lui la moindre part à la vie divine des enfants de Dieu, tout ce sang resterait infiniment au-dessous de la valeur d’un tel bien. Seul le sang divin, et la vie infiniment précieuse du Fils unique, sont d'un prix assez haut pour un tel trésor. Mais qu'y a-t-il de plus sublime ? De délivrer les hommes de leur dette à l’égard de Dieu, ou de rendre Dieu le débiteur des hommes ? » Mais nous venons de voir qu’en rai- 380 Il - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE En raison de la seule prière qu’il était tenu d’exaucer, car elle avait une dignité infinie, Dieu s’est engagé, à l’égard du Christ, à faire miséricorde au monde qui en est indigne, et c’est pourquoi nulle prière montant de la terre, en quelque lieu ou en quelque âge que ce soit, n'aurait de valeur, si elle ne pouvait s’accrocher à celle du Christ, à qui l’Eglise confie expressément toutes ses orai­ sons. 3. Comment le mérite du Christ se diffuse dans tout son corps La grande supplication adressée par le Christ à Dieu pour nous mériter le salut, a attiré sur nous, sans aucun droit ni mérite antérieur de notre côté, par une faveur qui est à notre égard totalement gratuite, une participa­ tion de la grâce qui surabondait dans le Christ, afin de pouvoir s’épancher au-dehors. Or, avec cette grâce que nous n’avons pas méritée, due tout entière à la libre intercession du Christ, voici que nous allons pouvoir, à notre tour, mériter auprès de Dieu, non certes d’un mérite comparable à celui du Christ, univoque à celui du Christ, rival de celui du Christ - cette thèse pélagienne et hérétique est pourtant celle que la théologie protestante trouve commode de nous attribuer -, mais d’un mérite dépendant de celui du Christ, seulement analogue à celui du Christ, et reflé­ tant celui du Christ comme un miroir lointain et affai­ bli. Les actes que nous allons accomplir, nourris de la son précisément de la satisfaction du Christ, Dieu est tenu en justice (à l’égard du Christ) de remettre la dette des hommes. GONET écrit: « Bien que les mêmes actions du Christ aient été à la fois méritoires et satisfactoires, le mérite n'est pas la satisfaction. Celle-ci tend à écarter le mal de la personne offensée : celui-là tend à procurer le bien de la personne méritante. C est à Dieu que nous donnons satisfaction pour nous, c’est pour nous que nous méritons auprès de Dieu », De incar­ natione. disp. 21, a. 4, n° 108, t. V, p. 808. LA PERSONNALITÉ MYSTIQUE RÉDEMPTRICE 381 sève divine d’une première grâce librement conférée et librement conservée, vont aboutir à des fleurs et à des fruits de grâce. Dieu les ordonne à obtenir ici-bas des accroissements de la charité, et dans l’au-delà l’épanouis­ sement de la vie de gloire. C’est comme une récompense à de tels actes que le ciel est promis dans l’Évangile : « Réjouissez-vous et exultez, car votre récompense est grande dans les cieux » (Mt., V, 12). Il est clair, dit saint Thomas, que de l’homme à Dieu la distance est infinie, et que l’homme tient de Dieu tout ce qu’il peut rendre à Dieu. En sorte qu’entre l’homme et Dieu, il ne peut y avoir, en soi et absolument parlant, simpliciter, ni égalité, ni justice, ni dette d’une récom­ pense (merces), ni mérite ; toutes ces notions ne peuvent valoir que d’une façon relative, secundum quid, c’est-àdire suivant une proportion, en ce sens que l’homme devra offrir à Dieu, dans la mesure où il en est capable, les choses que Dieu lui-même ne cessera de faire naître dans son cœur25' . Le saint docteur ajoute que les œuvres ainsi accomplies, et préordonnées par Dieu lui-même à la récompense, y sont préordonnées les unes, de manière à se trouver, tout compte fait bien sûr de l’infirmité de la condition humaine, vraiment dignes de leur récom­ pense : c’est le mérite de condigno de l’homme qui, porté par la charité, progresse lui-même dans la grâce et s’avance vers le ciel ; et les autres, de manière à n’avoir, avec leur récompense, qu’une certaine convenance : c’est le mérite de congruo de l’homme qui, porté par la cha­ rité, dépense par exemple sa propre vie dans le dessein d’obtenir la conversion de son prochain258. 257.I-II, qu. 114, a. 1. 258. I-II, qu. 114, a. 6. C’est en redescendant à l'intérieur de la sphère humaine, et non plus en définissant les rapports de l’homme à Dieu, que le mérite de condigno est opposé parfois par les théologiens au mérite de congruo, comme un mérite simpliciter au mérite secun- 382 Il - LE CHRIST TÊTE DE I?ÉGL1SE Que nos actes faits dans la grâce attirent sur nous un accroissement de charité et même la vie du ciel, comme une récompense que Dieu ne pourra pas nous refuser, cela n’est possible que parce que Dieu lui-même en a décidé de la sorte. Il ne saurait y avoir mérite de l'homme à Dieu, dit saint Thomas, si l'on ne présuppose que Dieu veuille librement récompenser l’acte même qu’il lui donnera la force d’accomplir2^. En sorte que si Dieu est tenu « en justice » de récompenser nos mérites, c’est en raison de sa propre disposition ; et c’est par rap­ port à lui-même qu’il est lié, non par rapport à nous260: ce que saint Augustin exprimait en disant que « ce qu’on appelle nos mérites sont des dons de Dieu »261, et que « lorsque Dieu couronne nos mérites, il ne couronne pas autre chose que ses dons »262. En vérité, comme l’explique avec profondeur Cajetan, dans son De fide et operibus adversus Lutheranos, les mérites des chrétiens en état de grâce ne sont que les mérites du Christ, qui est leur tête et dont ils sont les membres vivants, suivant l’enseignement de saint Paul, dum quid. Le langage humain est trop pauvre pour tout dire à la fois. Absolument parlant, le chrétien ne peut jamais mériter simpliciter. Ne parlons pas, non plus, à propos de l’homme, de mérite en rigueur de terme, en stricte justice : parlons simplement avec saint Thomas, de mérite de condignité et de mérite de convenance. Dans ce domaine, empoisonné par des malentendus séculaires, on n’usera jamais de trop de prudence. 259.1-II, qu. 114, a. 1. 260. Ibid., ad 3. 261. De Trinitate, lib. XIII, n° 14. 262. Epist. CXCIV, n° 20. - CE, dans ΓIndex de la grâce de Dieu envoyé par saint CÉLESTIN I aux évêques de Gaule : « Si grande est la bonté de Dieu à l’égard de tous les hommes, qu’il veut que nous ayons des mérites, qui sont ses dons ; et qu’en échange de ce qu’il a libéralement accordé, il donnera les récompenses éternelles », Denz., n° 141. Ce passage est repris par le concile de Trente, Session VI, ch. XVI, Denz., n° 810. IA PERSONNALI TÉ MYSTIQUE RÉDEMPTRICE 383 Rom., XII, 5 ; Éphés., IV, 16 ; Col., Il, 7 : « L’action par laquelle nous méritons la vie éternelle est moins notre action qu’une action que le Christ, comme tête, accom­ plit en nous et par nous... Après l’apotre disant : Je vis, non pas moi, mais le Christ en moi, Gal., Il, 20, le chré­ tien peut dire en toute vérité : Je mérite, non pas moi, mais le Christ en moi ; je jeûne, non pas moi, mais le Christ en moi. Ainsi en est-il de toutes les activités volontaires que les vrais membres du Christ accomplis­ sent pour Dieu. En sorte que le mérite de la vie éternelle est attribué, non tant à nos œuvres, qu’aux œuvres que le Christ, comme tête, accomplit en nous et par nous, meritum aeternae vitae non tam attribuitur operibus nostris quam operibus Christi capitis in nobis et per nos »263. 263. Opuscules, t. Ill, tract. XI, cap. IX. L’opuscule est daté du 13 mai 1532. - Dès qu’on a compris le rapport du mérite du chrétien au mérite du Christ, on tient la solution de la difficulté qui préoccupait le général des Augustins, Jérôme SÉRIPAND, lorsqu’il demandait au concile de Trente de déclarer que « les oeuvres bonnes, accomplies par l’homme justifié sous la pression de la grâce », avaient besoin, « pour satisfaire à la justice divine de manière à mériter et à obtenir la vie éternelle », d’être en outre « suppléées, en ce qui manquait à leur jus­ tice, par la miséricorde et la justice du Christ». L’objection de Séripand, qui fut négligée par le Concile, venait sans doute de ce que le mérite du chrétien et le mérite du Christ lui apparaissaient trop comme juxtaposés, pas assez comme subordonnés. D’où sa thèse des ■‘deux justices» qui, étant trop conçues comme «univoques», ne pouvaient plus suffisamment se compénétrer, mais devaient au contraire s’additionner. Un trait significatif, qui souligne l’erreur de théologie de Séripand, c’est qu’il ait pu dire qu’il entendait parler non pas des grands saints, mais seulement des chrétiens médiocres, quand il soutenait la thèse de l’insuffisance des mérites personnels. Comme si les mérites des saints étaient moins intimement dépendants et pénétrés des mérites du Christ que les autres ! Cf. Jean RIVIÈRE, Diet, de Théol. cath., article «Justification », col. 2184. 384 II - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE 4. L'Eglise mérite dans le Christ l'accroissement de son amour et la conversion du monde De ce point de vue, on comprend que la supplication unique, suprême, théandrique, par laquelle le Christ, plein d’une grâce dont nous aurons tous à recevoir (Jean, I, 14 et 16), a mérité en justice auprès de Dieu le salut du monde, puisse se transmettre, par manière d’ondes successives, à toute l’Église, afin que la vie du corps soit accordée, dans la mesure où cela demeure pos­ sible, à la vie de la tête. La grâce qui, dans le Christ, est méritoire, ne perd pas sa propriété en se communiquant aux chrétiens. Mais c’est dans le Christ seul, en raison de sa conjonction intrinsèque à la personne du Verbe, que sa valeur méritoire pouvait être infinie. Dans l’Église, jointe au Christ par l’amour, unio caritatis in gratia1(A, la valeur méritoire de la grâce reste nécessairement finie. Le mérite du Christ vaut par lui-même ; mais le mérite de l’Église vaut par participation, d’une manière secondaire, dépendante, non pas univoque mais analogue : il suffit cependant à associer étroitement l’Église à la mission rédemptrice du Christ. Toute l’Église, à chaque moment successif de sa durée, est invitée à prendre part à l’inter­ cession offerte par le Christ en une seule fois pour tou­ jours. Elle est appelée à suspendre sans trêve la démarche collective de son amour à la démarche première et théandrique du Christ, quia omne imperfectum praesupponit aliquid a quo sustentetur165, afin de mériter aussi, mais avec lui, en lui, par lui, d’un mérite dérivé, parti­ cipé et seulement analogue, valant tantôt en condignité, de condigno, et tantôt en convenance, de congruo, l’ac­ croissement de son propre amour, et le salut de toute264 * 265 264. IVe Concile de Latran, ch. Il, Denz., n° 432. 265. Cf. Ill, qu. 1, a. 2, ad 2, où saint THOMAS parle de la satis­ faction. LA PERSONNALITÉ MYSTIQUE RÉDEMPTRICE 385 cette humanité dont elle est hic et nunc contempo­ raine266. Par les principaux de ses membres surtout, par ses saints, l’Église, comme elle l’avait été dès le principe d’une manière éminente en la Vierge, continue d’être corédemptrice du monde, dans le Christ267. b) A l'œuvre satisfactoire du Christ est suspendue toute l'œuvre satisfactoire de l'Eglise Ce n’est pas seulement au mérite, c’est encore à la satisfaction du Christ que nous participons. L Le Christ a satisfait pour nos péchés Le Christ a donné le prix de sa passion non seulement )our obtenir en récompense la grâce du salut aux tommes, mais aussi pour compenser l’offense infinie 266. La prière du pécheur qui n’a pas le courage de sortir de son péché, bien quelle suppose une première illumination du cœur, n’a pas encore une valeur de mérite fondée de condigno ou de congruo en justice. Elle n’a qu’une valeur d’impétration, fondée seulement sur la miséricorde divine. Mais s’il y a des pécheurs dans l’Église, la charité brûle sans cesse dans son cœur, en sorte que la prière de l’Église comme telle, la supplication collective de l’Église est toujours méritoire, ou bien de condigno, ou bien de congruo. Cf. S. THOMAS, II-II, qu. 83, a. 15, Utrum oratio sit meritoria ; a. 16, Utrum peccatores orando impetrent aliquid a Deo. 2G7. Parlant des hommes intérieurs, auxquels il applique les béati­ tudes évangéliques, RUYSBROECK écrit : « Ils sont bienheureux parce qu’ils gémissent et pleurent sur leurs défaillances journalières ainsi que sur les péchés de tous les hommes, souffrant de voir Dieu si peu connu, si peu aimé et si peu honoré en comparaison de sa haute dignité. De là, naît la quatrième béatitude, qui consiste en une faim et une soif, un désir brûlant et éternel que Dieu soit aimé et loué de toute créature au ciel et sur la terre. Puis, on s’élève à la cinquième béatitude, où du fond du cœur, humblement et libéralement, on sou­ haite que Dieu répande sa grâce et ses faveurs au ciel et sur la terre, afin que tous soient comblés de ses dons, lui rendent grâces et le louent éternellement. » Œuvres, trad, des bénédictins de Wisques, Bruxelles, 1917, t. I, p. 70. 386 Π - LE CHRIST TÈTE DE L’ÉGLISE faite à Dieu par le péché. Sa passion est à la fois méritoire et satisfactoire. Ces deux aspects, qu’on peut rapprocher sous le nom de rédemption, sont tous deux présents dans l’Ecriture, sans y être toujours séparés. « Celui qui n’a pas connu le péché, écrit saint Paul, Dieu l’a fait pour nous péché, afin que nous devenions, nous, justice de Dieu en lui » (II Cor., V, 21) ; « De même que, par la désobéissance d'un seul homme, tous ont été constitués pécheurs, de même, par l'obéissance d’un seul, tous seront constitués justes » (Rom., V, 19) ; Dieu a reconsti­ tué toutes choses dans le Christ « en faisant la paix par le sang de sa croix» (Col., I, 20). Pareillement, saint Pierre : « Ce n’est point par des choses périssables, argent ou or, que vous avez été rachetés de la vaine manière de vivre de vos pères, c’est par le sang précieux de celui qui est comme un agneau irréprochable et immaculé » (I, I, 18). Et saint Jean : « Nous avons un défenseur auprès du Père, Jésus-Christ le Juste ; et il est lui-même propitia­ tion pour nos péchés ; non seulement pour les nôtres, mais pour ceux du monde entier » (I, II, 1-2)268. Scheeben fait remarquer, à juste titre, que le Christ « aurait pu nous mériter la grâce et la gloire sans avoir à souffrir pour nous, mais que la satisfaction exigeait abso­ lument qu’il souffrît ; car, sans aliénation de soi, sans renoncement, sans anéantissement, l’honneur dérobé à Dieu ne pourrait lui être rendu, tandis que le mérite exige simplement qu’on fasse, pour l’amour de Dieu, quelque chose en son honneur et à sa gloire » ; cepen­ dant la passion et la mort du Christ, embrassées pour que la satisfaction fût surabondante, ont conféré par sur­ 268. «Jésus-Christ est dit propitiation pour les péchés en ce sens qu il a expié les péchés dans sa passion et que, par son sacrifice, il nous a réconciliés avec Dieu. » Joseph CHAINE, Les Épitres catholiques, Paris, 1939, p. 153. IA PERSONNALITÉ MYSTIQUE RÉDEMPTRICE 387 croît à l’action méritoire du Christ, et plus radicalement encore à son action adoratrice, un approfondissement admirable, car elles ont permis au Christ de mériter notre délivrance par le don suprême de sa vie, et d’ado­ rer Dieu par un anéantissement réel de son être devant la majesté divine269270 . 2 Rigueur et surabondance de la satisfaction du Christ Nous avons suivi les théologiens qui pensent que l’of­ fense faite à Dieu par le péché doit être dite infinie abso­ lument parlant. Quant à la satisfaction offerte à Dieu par le Christ, c’est l’ensemble des théologiens qui accor­ dent quelle doit être dite infinie absolument parlant2 0. De la sorte l’offense infinie est compensée par une satis­ 269. Die Mysterien des Christentums, Freiburg i. B., 1865, n° 67, p. 439. SCHEEBEN continue en dégageant le sens sacrificiel de la mort chrétienne. Dieu nous a donné une vie pour que nous puissions, comme le Christ, avec le Christ et dans le Christ, la lui offrir libre­ ment en sacrifice d’adoration : « Dès lors, la mort apparaît non plus comme une punition, ni même comme une pénitence. Elle apparaît comme le plus grand honneur que Dieu puisse accorder à l’homme. Elle n’apparaît plus comme une dure nécessité de la nature ; c'est jus­ tement la faiblesse et la fragilité de la nature qui vont devenir le moyen de sa suprême glorification. Car le Christ a ôté à la mort son aiguillon, depuis qu’il a lui-même subi la mort pour nous mériter la vie; et depuis qu’il nous est devenu possible de nous unir à lui comme ses membres, pour offrir à Dieu, par notre mort, le sacrifice sublime qui attire sur nous l’abondance des magnificences divines. » Ibid. On pourrait dire que la mort des chrétiens, qui, prise isolément, resterait un sacrifice, un acte sacerdotal au sens impropre, secundum similitudinem (cf. Cajetan, Jentaculum tertium) devient, en quelque sorte, lorsqu’elle est prise solidairement, comme entraînant les chré­ tiens dans le sillage de la mort du Christ, comme un sacrifice, comme un acte sacerdotal au sens propre. 270. GONET cite quelques théologiens scotistes de son temps qui font exception, De incarnatione, disp. 4, a. 3, n° 47, t. V, p. 450. 388 11 - LE CHRIST TÈTE DE L’ÉGLISE faction infinie. Il y a une équivalence, et qui est rigou­ reuse271. Mais au lieu de comparer l’infinité de l'offense avec l’infinité de la satisfaction, c’est-à-dire en quelque sorte 1« âme » de l’offense avec l’« âme » de la satisfaction, comparons maintenant, pour ainsi parler, tout le « corps » de la catastrophe et du péché avec tout le « corps » de la rédemption ; ou, en d’autres termes, tout ce que la faute a causé de tort aux hommes avec tout ce que la rédemption leur a donné de grâces. Alors, il n’y a plus équivalence. L’équilibre est rompu. La rédemption est surabondante. Elle passe incomparablement la faute22. Car dit l’apôtre, «il n’en va pas de la faute comme du don ; et, si, par la faute d’un seul, tous sont 271. C'est un grand mot quand il est employé à l’égard de Dieu. Les théologiens diront cependant que, pour aller au fond des textes révélés, il faut affirmer que la justice rendue à Dieu par le Christ était parfaite. C’était vraiment une justice, non pas sans doute entre deux personnes distinctes, mais allant de la nature humaine du Christ à la divinité, comme l’obéissance, l'humilité, l’adoration. Et cette justice était parfaite, car l'acte du Christ tenait une dignité infinie du Verbe lui-même, n’ayant pas, sous cet aspect précis, à recevoir sa dignité du Créateur en don, ni à la lui restituer comme une chose préalablement due. On touche ici au fond du mystère de l’incarnation. Cf. JEAN DE Saint-Thomas, HI, qu. 1 ; disp. 2, a. 2, n°5 20 et 36, t. VIII, pp. 70 et 75; Salmanticenses, De incarnatione, disp. 1, dub. 5, n° 100; dub. 7, n° 214, t. XIII, pp. 72 et 155. 272. Bien qu’il admette, lui aussi, que l'offense et la satisfaction soient toutes deux infinies absolument parlant, GONET cherche à éta­ blir la surabondance de la seconde en continuant de les envisager sous leur aspect le plus formel, le plus désincarné. L’infinité de l'of­ fense, dit-il, résulte d’un rapport effectif et «intentionnel» à la majesté divine; l’infinité de la satisfaction, au contraire, résulte d’un rapport physique et « en tirât if » à la personne du Verbe. Aussi, même dans l ordre de l’estimation morale, la seconde infinité est d’un ordre supérieur à la première. C’est la raison pour laquelle la satisfaction du Christ est dite surabondante. De incarnatione, disp. 4, a. 2, n° 32-33, t. V, p. 443. LA PERSONNALITÉ MYSTIQUE RÉDEMPTRICE 389 morts, à plus forte raison la grâce de Dieu et le don se sont répandus en abondance sur tous, dans la grâce d’un seul homme Jésus-Christ... La loi est intervenue pour faire abonder la faute ; mais là où le péché a abondé, la grâce a surabondé » (Rom., V, 15 et 20). La surabondance de la rédemption du Christ est un des thèmes majeurs du message chrétien. C’est celui de \ Exsultet, et il n’y en a pas de plus cher au cœur des bap­ tisés. On peut en dégager plusieurs aspects : Γ La satisfaction serait déjà surabondante à regarder l’hommage que Dieu reçoit du Christ seul, en qui la création tout entière est en quelque manière résumée. C’est l’aspect que saint Thomas fait ressortir lorsqu’il traite de la passion du Christ : « Satisfaire vraiment pour une offense, c’est présenter à l’offensé une chose qui plaise autant, ou plus, que l’offense n’a déplu. Mais le Christ, en souffrant dans la charité et l’obéissance, a pré­ senté à Dieu quelque chose de meilleur que ne l’exigeait la compensation de l’offense entière du genre humain... Et c’est pourquoi la passion du Christ pour les péchés du genre humain a été non seulement suffisante, mais sur­ abondante»2 3. «La charité du Christ souffrant a été plus grande que la malice de ceux qui le crucifiaient ; c’est pourquoi le Christ a pu, dans sa passion, satisfaire plus que ne péchaient ceux qui le crucifiaient, en sorte que la passion a été suffisante et surabondante même pour eux»273 274. Ainsi la passion devenait capable d’écarter de grands maux et d’apporter de grands biens, et saint Thomas ne tarde pas à le relever : « C’est parce que la passion du Christ était une satisfaction suffisante et sur­ abondante pour le péché et pour le châtiment du genre 273. III, qu. 48, a. 2. 274. Ibid., ad 2. 390 II - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE humain, qu elle pouvait être comme un prix donné [à Dieu] pour la délivrance de cette double servitude»2 \ 2° La satisfaction du Christ est en outre surabondante du fait que, grâce à elle, Dieu reçoit maintenant, des hommes eux-mêmes, plus de gloire que d’opprobre. Les chrétiens, en effet, croient que, fut-ce aux heures les plus sombres, l'amour est intensivement plus fort que la haine, le bien que le mal : l’histoire de la terre étant celle d’une victoire, non d’une défaite de la charité. 3° Enfin, la satisfaction du Christ nous apporte des biens encore meilleurs que ceux que nous avions perdus. « Aujourd’hui, dit saint Léon le Grand dans un sermon pour le jour de l’Ascension, nous avons été établis pos­ sesseurs du paradis ; bien plus, nous avons pénétré avec le Christ dans les hauteurs des cieux, recevant de sa grâce ineffable de plus grandes choses que celles que l’envie du diable nous avait ôtées, ampliora adepti per ineffabilem Christi gratiam quam per diaboli amiseramus invidiam·. ceux que la violence de l’ennemi avait chassés de leur première demeure, le Fils de Dieu les a incorporés à lui pour les placer à la droite du Père »275 276. Dans cette pers­ pective, il sera permis de dire que l’état de rédemption honore Dieu plus encore que l’état d’innocence. 3. Le Christ, en satisfaisant, est caution pour nous ; nous devenons avec lui comme une personne unique Comment la satisfaction offerte à Dieu par le Christ serait-elle valable pour nous en principe, comment 275. III, qu. 48, a. 4. Cf. la strophe du Vexilla regis : Beata cujus brachiis Pretium pependit saeculi Statera facta corporis Tulitque praedam tartari. 276. Sermo LXXIII, cap. iv ; P. L, t. LIV, coi. 396. LA PERSONNALITÉ MYSTIQUE RÉDEMPTRICE 391 serait-elle capable d’être comptée pour nous, si Dieu, par une disposition éternelle de sa volonté, n’avait décrété librement que le Christ répondrait pour nous, qu’il serait caution pour nous ? si Dieu, en d’autres mots, n’avait décrété que nous serions ensemble solidaires, le Christ avec sa justice et nous avec nos péchés, et que nous formerions ensemble une seule entité responsable, une seule personne morale, disons, pour préciser tout à fait, une seule personne juridique2 — au sens transposé que le mot juridique doit prendre quand il exprime un lien fondé non sur une décision de droit humain mais sur une volonté divine ? Et certes l’Eglise et le Christ sont plus qu’une personne juridique, même au sens le plus élevé du mot : et le langage de saint Thomas tendra constamment à déborder ces étroites limites. Mais l’Eglise et le Christ sont aussi une personne juridique : et c’est bien ce que saint Thomas veut dire, directement, quand il parle de la façon dont la satisfaction du Christ peut nous être imputée : « La tête et les membres sont ensemble comme une seule personne mystique, quasi una persona mystica ; c’est pourquoi la satisfaction du Christ s’étend à tous les fidèles comme à ses membres »278. De même, un peu plus loin : « La passion du Christ cause la rémission de nos péchés par manière 277. Distinguons: 1° une solidarité juridique, fondée sur un droit: les pécheurs sont solidaires de la rédemption offerte par le Christ ; 2° une solidarité réelle mais accidentelle, fondée sur une inter­ action : les justes sont solidaires du Christ par la grâce et la charité ; 3° une solidarité substantielle : l’humanité du Christ est solidaire du Verbe. Quant à l’expression de solidarité morale, elle est équivoque : elle désigne parfois la solidarité juridique, pour autant que celle-ci est morale et non pas physique ; et parfois la solidarité accidentelle, pour autant que celle-ci consiste dans une interaction morale et non pas dans une union substantielle. 278. III, qu. 48, a. 2, ad 1. Le titre de l’article est: Utrum passio Christi causaverit nostram salutem per modum satisfactionis ? 392 H - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE LA PERSONNALITÉ MYSTIQUE RÉDEMPTRICE 393 4. L’imputation juridique de la satisfaction du Christ et la thèse protestante de la justification La satisfaction infinie du Christ, qui compense, en rigueur de justice et avec surabondance, l’offense infinie causée par le péché, a été acceptée par Dieu de façon à pouvoir être comptée pour tous les hommes. Elle est apte à les sauver tous. Elle est imputée en principe à tous. Tous tiennent du Christ le droit de s’en réclamer; tous ont même le devoir de le faire, et s’ils manquent à ce devoir, ils volent quelque chose au Christ et ils seront condamnés pour ce vol : « Il nous a achetés à son service et à celui de son Père, dit Ruysbroeck ; ses souffrances et sa mort ont payé et acquitté notre dette ; et c’est pour­ quoi nous devons nécessairement lui appartenir, pour être bienheureux dans le ciel ou damnés dans l’enfer »279 280. A en rester à ce premier moment, il faudrait dire que le Christ est chef également de tous les hommes, qu’il forme avec eux tous une seule entité responsable pour laquelle il a offert à Dieu une seule personne juridique dont ils sont le corps et dont il est la tête. Et comment parler de cette personne juridique ? Il faudrait dire à la fois quelle est justice dans le Christ qui est sa tête, mais qu’elle est encore péché dans les hommes qui sont ses membres ; quelle est sauvée, si l’on regarde à la satisfaction offerte pour elle, mais condam­ née, si l’on regarde à la condition de ceux pour qui elle est offerte. Même, en vertu de la communicatio idiomatum, c’est-à-dire de l’intercommunication des propriétés autorisée quand il y a unité de personne, on pourra attri­ buer à la tête ce qui n’est vrai directement que du corps : en ce sens on dira que le Christ, restant toujours juste, a été fait pour nous péché (II Cor., V, 21) ; restant tou­ jours béni, est devenu pour nous malédiction (Gal., III, 13). Et l’on pourra attribuer au corps ce qui est vrai directement de la tête : en ce sens on dira que les hommes sont déjà sauvés (dans le Christ) alors qu’ils sont encore condamnés (en eux-mêmes) ; qu’ils sont déjà justes, alors qu’ils sont encore pécheurs, simul peccatores etjusti pour prendre à dessein une expression de Luther. Car sous l’aspect que nous isolons, c’est-à-dire à nous en tenir au premier instant de l’œuvre rédemptrice, il semble que la problématisation et la dialectique luthé­ riennes de la justification deviennent vraies — et chacun sait que les grandes erreurs ne sont jamais que de 279. III, qu. 49, a. 1, Utrum per passionem Christi simus liberati a peccato ? 280. Œuvres, trad, des bénédictins de Wisques, Bruxelles, 1917, 1.1, p. 67. de rédemption. Le Christ est notre tête, et parce que nous sommes ses membres, il nous a délivrés de nos péchés par le prix de la passion qu’il a endurée avec cha­ rité et obéissance ; un peu à la manière d’un homme qui se rachèterait, par quelque œuvre méritoire de ses mains, d’un délit commis avec le pied. De même en effet, que le corps humain est un, étant formé de membres divers; ainsi l’Eglise entière, qui est le corps mystique du Christ, est comptée comme une seule personne avec sa tête qui est le Christ, computatur quasi una persona cum suo capite, quod est Christus »2'9. On peut dire que le Christ a satisfait pour l’humanité tout entière ; et l’on peut dire, comme vient de le faire saint Thomas, qu’il a satisfait pour l’Eglise. Sous le pre­ mier aspect, la satisfaction du Christ est considérée dans sa racine et comme ramassée dans son principe ; sous le second aspect, elle est déjà prise avec ses effets et comme appliquée. Il faut nous arrêter une seconde à cette dis­ tinction, pour montrer où le protestantisme a achoppé dans la doctrine de la justification et de la satisfaction. 394 11 - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE grandes vérités déplacées. Mais n'oublions pas que l'œuvre rédemptrice n'est à ce moment que commencée, quelle n'est saisie que sous le premier de ses aspects, et quelle ne saurait être arrêtée à ce stade que dans le cas où son développement normal serait brisé. C’est précisé­ ment ce qui se produit dans le cas des pécheurs qui s’obstinent. La doctrine d'une pure solidarité juridique des hommes avec le Christ ne s’applique en réalité qu’à ceux qui refusent d'accueillir la rédemption à l’intérieur d’eux-mêmes, qui refusent de se l’approprier281282 . 5. L'appropriation de la rédemption du Christ La satisfaction du Christ, avons-nous dit, est agréée de Dieu de manière à pouvoir être comptée pour tous les hommes, en sorte que le Christ est chef de tous les hommes, caput omnium hominum1*1 ; mais elle est comptée effectivement pour ceux-là seulement qui, sous la sollicitation intérieure de la grâce, ne refusent pas de s’en réclamer, ne refusent pas de se souvenir du nom du Christ, de se revêtir du Christ - à quelque titre valable, explicite ou implicite, que ce puisse être. Tous les hommes sont incorporés au Christ en puissance et aptitudinalement-, mais ceux-là seuls sont incorporés au Christ en acte et pleinement. Tous les hommes forment avec le Christ une seule personne juridique ; mais ceux-là seuls font avec lui une seule personne mystique réelle. Entre la doctrine traditionnelle de l’incorporation au Christ et la doctrine proposée par la Réforme, la cou­ pure est profonde. Les partisans de la thèse protestante classique font certes une différence entre la manière dont le Christ est tête de l’humanité et la manière dont il est 281. Rappelons que la résurrection du Christ sera cause de la résurrection même des réprouvés. 282. S. Thomas, III, qu. 8, a. 3. LA PERSONNALITÉ MYSTIQUE RÉDEMPTRICE 395 tête de l’Église. Ils affirment, en effet, que pour devenir membres du Christ les hommes doivent s’approprier la rédemption du Christ - c’est même le mot technique qu’ils emploient. L’appropriation se fait par la foi, qu’ils expliquent comme une confiance dans le Christ, entraî­ nant nécessairement pour le fidèle une absolue persua­ sion de son salut particulier. Et l’effet direct d’une telle appropriation est simplement de faire passer les hommes d'un régime de solidarité juridique, où ils n’étaient pas encore membres du Christ, à un autre régime de solida­ rité juridique, où ils sont maintenant membres du Christ. Elle ne fait point sortir les hommes d’une appar­ tenance juridique au Christ pour les transférer dans une appartenance réelle et ontologique au Christ. Les hommes qui se sont appropriés la rédemption du Christ et qui de ce fait sont justifiés, incorporés au Christ, membres de son Église, continuent d’être réellement, formellement pécheurs, seulement Dieu leur impute la justice du Christ, les couvre du manteau du Christ, en un mot les regarde comme justes. En sorte que l’Eglise et le Christ forment ensemble une seule personne juridique, qui est à la fois réellement justice dans sa tête, et réellement péché dans son corps ; qui n’est justice tout entière, ou péché tout entière, que par une intercommunication juridique des propriétés, la justice du Christ passant alors à l’Église comme le péché de l'Église passe au Christ, qui a été fait pour nous « péché » et « malédiction ». La doctrine traditionnelle est tout autre. C’est bien l’appropriation de la justice du Christ, c’est bien la justi­ fication, qui incorpore les hommes au Christ et qui constitue l’Église. L’appropriation, la justification, se fait par la foi, expliquée non plus comme la certitude abso­ lue de son salut individuel donnée à l’homme intrinsè­ quement pécheur, mais comme une adhésion ouverte sur le Christ, sur son message, sur sa personne divine, 396 II - LE CHRIST TÈTE DE L’ÉGLISE sur son amour. Et l’effet direct de la justification est de faire descendre la justice du Christ, la grâce et la vérité du Christ, dans le cœur des hommes, de les faire passer d’un régime de solidarité simplement juridique, où ils étaient membres du Christ en puissance, à un régime de solidarité réelle et ontologique, où ils sont membres du Christ en acte. En sorte que l’Eglise forme avec le Christ, par union d’amour dans la grâce, une seule per­ sonne réelle, dont il serait blasphématoire de dire quelle est à la fois justice et péché ; une seule personne réelle dont il faut dire, au contraire quelle est sans péché, quoique non sans pécheur. Le Christ est justice ; et elle est elle-même justifiée, car elle se revêt de la justice du Christ qui la pénètre, à la manière dont le bois se revêt de la flamme. Le péché des hommes passe juridiquement au Christ, mais la justice du Christ passe réellement à son Église, afin que la grâce surabonde où le péché a abondé. Et c’est pourquoi il faut compléter comme le fait l’apôtre, par l’affirmation de la justice réelle de l’Église, les textes où il annonce que le Christ a été fait pour nous péché ou malédiction : « Celui qui n’a pas connu le péché, Dieu l’a fait pour nous péché, afin que nous deve­ nions, nous, justice de Dieu en lui » (II Cor., V, 21)283. 283. Cf. : « Le Christ nous a rachetés de la malédiction de la loi, étant devenu pour nous malédiction » (Gal., 111, 13). - Des interpré­ tations théologiques protestantes de II Cor., V, 21, le P. ALLO écrit: « Holsten et Windisch se trompent assurément en ne rapportant celui qui ria pas connu le péché qu'au seul Christ préexistant, parce que, en devenant homme, il aurait pris la réalité du péché de l’homme (et non seulement la responsabilité et la peine...). Mais Windisch recon­ naît au moins, contre la tradition luthérienne (et Karl Barth) que la justice de Dieu, en ce passage, signifie bien une justice reçue en nous. En luthérien orthodoxe, Bachmann veut n’y voir que la justice impu­ tée, et il argumente de ce que, dans l’antithèse, le péché attribué au Christ est fictif, pour que la justice des hommes le soit également. Nous disons seulement que c’est abuser de ce passage isolé que d'en LA PERSONNALITÉ MYSTIQUE RÉDEMPTRICE 397 6. Comment ία satisfaction du Christ se communique à toute rÉglise «Nous avons tous reçu de sa plénitude, grâce pour grâce» (Jean, I, 16). En passant de la tête aux membres, du Christ à l’Eglise, la grâce ne perd pas ses propriétés ; et comme elle avait poussé le Christ à satisfaire, elle poussera les chrétiens à entrer, à sa suite, dans le grand mouvement de réparation à Dieu pour l’offense du monde. Ce que le Christ a fait, ses membres essaieront de le faire à son exemple : « Le Christ a souffert pour vous, vous laissant un modèle, pour que vous marchiez sur ses traces» (I Pierre, II, 21). Comment y aurait-il, entre la tête et le corps, symbiose et synergie, si l’action commencée dans la tête ne se propageait dans le reste du corps, si la souffrance endurée par le Christ ne se par­ achevait dans ses disciples ? «Je me réjouis à présent de mes souffrances pour vous, et jachève ce qui manque encore aux épreuves du Christ dans ma chair, pour son corps qui est l’Eglise» (Col. I, 24). La difficulté n’est pas d’expliquer une vérité si simple ; elle est plutôt d’expli­ quer comment le protestantisme en est venu à la rejeter. Mais si la satisfaction se communique du Christ à l’Eglise par une sorte d’épanchement, afin que soient vitalement accordés entre eux la tête et le corps, le Christ et l’Eglise, cependant elle n’a pas, ici et là, la même façon d’exister. Dans le Christ, uni substantiellement au Verbe de Dieu, elle est théandrique, parfaite, proprement infi­ nie; dans l’Église, rassemblée autour du Christ par l’union de grâce et de charité, elle est imparfaite, dérivée, proprement finie. La satisfaction du Christ vaut par ellepresser tellement le parallélisme ; il faut comprendre ce parallélisme selon la capacité respective des sujets d’attribution ; si le Christ était incapable de vrai péché, l’homme est bien capable, Dieu l’opérant, d’une vraie justice. » Seconde épître aux Corinthiens, Paris, 1937, p. 172. R> 398 II - LE CHRIST TÊTE DE [’ÉGLISE IA PERSONNALITÉ MYS TIQUE RÉDEMPTRICE 399 même ; elle est seule capable de compenser en rigueur de justice l'offense infinie du péché et de pénétrer jusqu’au fond des cieux. La satisfaction de l’Eglise vaut par parti­ cipation, d’une manière secondaire, non pas univoque, mais seulement analogue ; il faut quelle se suspende à la satisfaction du Christ et c’est par faveur quelle est accueillie dans les cieux : « La satisfaction d’un homme peut être dite suffisante imparfaitement, écrit saint Thomas, c’est-à-dire à condition que Dieu veuille bien s'en contenter. Et parce que tout imparfait présuppose un parfait sur quoi il s’appuie, il s’ensuit que toute satis­ faction d’un pur homme tient son efficacité de la satis­ faction du Christ, omnis puri hominis satisfactio effica­ ciam habet a satisfactione Christi »28t La satisfaction du Christ était, enfin, tout entière sur­ abondante en ce sens particulier qu’il n’avait pas à expier pour lui-même, étant sans aucun péché. Mais la satisfac­ tion qu’offrent, unis au Christ, cachés dans le Christ, ceux qui sont devenus par la charité ses membres vivants, doit s’employer à compenser d’abord les offenses qu’ils ont causées par leurs propres péchés. C’est seule­ ment chez les saints, tout purifiés par l’amour, que les souffrances satisfactoires commencent à devenir vrai­ ment surabondantes, et qu’elles sont capables de se reverser tout entières autour d’eux sur les autres28’. Transformés dans le Christ, à la manière du bois qui est devenu à son tour un morceau de feu, ils font tout ce que fait le Christ, ils enseignent avec le Christ, ils méri­ tent avec le Christ, ils expient avec le Christ pour les vivants et pour les morts, ils sauvent le monde avec le Christ. Ceux-là, dit Tauler, sont des hommes utiles à la chrétienté. Le cardinal Cajetan, après avoir cité Col. I, 24, pour établir que certaines épreuves des saints sont appelées à prolonger et à compléter les souffrances endu­ rées par le Christ pour son corps qui est l’Église284 286, se 285 demande pourquoi, dès lors que la satisfaction du Christ suffisait pour le monde entier, il était besoin des satisfac­ tions surabondantes des saints ? « C’est, répond-il, afin que les membres du Christ soient pleinement semblables à la tête. Nous voyons, en effet, que la providence divine a tout disposé pour que les membres du Christ, surtout les membres principaux, lui soient, dans la mesure du possible, pleinement semblables. Et de même qu’il y a des saints qui font des miracles, d’autres qui enseignent, d’autres qui méritent de congruo pour le monde, d’autres qui supplient ; ainsi il en est qui satisfont pour les peines encourues par les pécheurs. Ils sont assimilés au Christ en ceci même qu’il a souffert pour les autres, et leurs souffrances, qui dépassent leurs démérites, peuvent satis­ faire pour le reste des hommes »28 . 284. Ill, qu. 1, a. 2, ad 2. 285. Où trouver à un plus haut degré que chez sainte CATHERINE DE GÈNES, l’intelligence de la satisfaction ? Dès le début de sa conver­ sion à la sainteté, elle réclame avec ardeur le châtiment de ses fautes. Elle se fait même scrupule de recourir aux indulgences. Elle voit en même temps « que, par elles-mêmes, nos satisfactions sont insuffi­ santes pour le moindre péché, et qu elles ne prennent de valeur que par acceptation de Dieu et par le mérite infini de notre Seigneur Jésus-Christ». Le Seigneur lui fait comprendre quelle ne peut satis­ faire qu avec ce qu il lui a « octroyé gratuitement » : « Te reconnaissant incapable par toi-même et inhabile à toute bonne œuvre, et voulant cependant que tu opérasses avec persévérance, je t’ai donné un amour caché, au moyen duquel toutes les puissances, ainsi que les senti­ ments du corps, ont été disposés volontairement à satisfaire. » Après quatorze mois d’œuvres de pénitence héroïques, « Dieu lui révéla quelle avait abondamment satisfait à sa justice». M.-Th. DE BüSSlERRE, La vie et les œuvres de sainte Catherine de Gênes, Paris, 1913, pp. 35, 82, 92, 292. 286. Questiones de thesauro indulgentiarum, quaesitum 3Ufn, n° V, édit. léon. de la Somme, t. XII, p. 361. 287. Ibid., n° vin. 400 H - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE 9. La compénétration mutuelle de l’offrande du Christ et de l’offrande de l’Eglise : textes de Cajetan et de Nazarius 1. Qu’on nous permette, afin d’insister davantage sur la compénétration mutuelle de l'offrande du Christ et de l’offrande des chrétiens, et de manifester, aussi claire­ ment qu’il nous est possible, l’un des aspects de ce beau mystère, constamment enseigné par saint Paul, du Christ vivant dans les chrétiens et des chrétiens vivant dans le Christ, de résumer ici la pensée du cardinal Cajetan. Il touche à ce sujet dans son commentaire sur la troi­ sième partie de la Somme™, qu’il dédie, le 10 mars 1522, au pape Adrien VI. Du fait, dit-il en substance, que la grâce et la charité du Christ s’épanchent dans le cœur des chrétiens, sans doute d’une manière atténuée et participée pour y devenir une source vive, les satisfac­ tions qu’ils pourront dès lors offrir, auront un double titre à être acceptées de Dieu : d’une part, parce quelles 288. Qu. 1, a. 2, n° XIII : « Parlant ici plus profondément et for­ mellement de la satisfaction du Christ, saint Thomas la considère comme étant, dans l’ordre des satisfactions, parfaire simpliciter. Et il ajoute à sa doctrine antérieure que, pour cette raison, toute satisfac­ tion d’un pur homme est soutenue, sustentatur, par la satisfaction du Christ. De telle sorte que, si quelqu'un avait la grâce sans la recevoir du Christ, sa satisfaction pourrait sans doute être acceptée de Dieu en tant quelle viendrait d'une charité concédée par pure miséricorde, mais elle n’emprunterait pas son efficacité à la satisfaction du Christ, et, de ce fait, elle resterait imparfaite. Tandis que, pour ma satisfaction, que je donne en tant que membre du Christ, elle est efficace en raison et de la charité et de la satisfaction du Christ. Et parce que le Christ, qui est tête, et ses membres, constituent une seule personne mys­ tique, ma satisfaction, conjointe à celle du Christ, et en tant qu'elle est satisfaction de cette unique personne mystique, est égale simpliciter (à mon offense) et parfois même peut surabonder, selon ce que dit saint Paul, Col., I, 24. » LA PERSONNALITÉ MYSTIQUE RÉDEMPTRICE 401 naîtront de la charité, et d’autre part parce qu’elles naî­ tront d’une charité christique, d’une charité ayant pour ainsi dire la couleur de la charité du Christ. Or, le Christ, qui est tête, et les chrétiens, qui sont membres, faisant ensemble une seule personne mystique, una per­ sona mystica, il en résulte que, jointes à la satisfaction du Christ, les satisfactions offertes par les chrétiens pour leurs péchés, et qui, prises isolément, resteraient insuffi­ santes et inadéquates, deviennent au contraire suffisantes et même surabondantes, à tel point que l’apôtre peut compléter dans sa chair ce qui manque aux tribulations du Christ pour son corps, qui est l’Église (Col., I, 24). Il reprend la même question dix ans plus tard, le 13 mai 1532, alors que la controverse luthérienne l’a rendue brûlante, dans son opuscule De fide et operibus, dédié au pape Clément VII, et dont nous avons cité plus haut quelques lignes. Voici la fin du chapitre IX, que nous tenons à rappor­ ter en la glosant brièvement parce quelle a été parfois mal entendue : « Déjà du fait de l’union personnelle, par laquelle le Verbe s’est fait chair, le Christ avait droit à être glorifié, et ce droit lui revenait sans qu’il eût à le mériter. Cependant, il a voulu mériter d’être glorifié par son obéissance : Il s’est fait obéissant jusqu’à la mort, nous dit l’apôtre, et à la mort de la croix, et cestpourquoi Dieu l’a élevé... (Phil., il, 8). En sorte que le Christ avait droit à la gloire à deux titres. Or, nous lui devenons très semblables, du fait que la vie éternelle est acquise pour nous à deux titres: 1° sans notre mérite, par le mérite personnel du Christ » (glosons : par le mérite personnel du Christ, pris en lui-même et isolément, la vie éternelle est due en droit à tous les hommes) ; « 2 ° avec notre mérite, c’est-à-dire par le mérite du Christ, notre tête agissant en nous et par nous » (glosons : par le mérite du Christ, considéré cette fois comme diffusé au-dehors, et 402 H - LE CHRIS T TÊTE DE L’ÉGLISE participé, la vie éternelle sera due en fait à ceux qui seront ses membres vivants289). « Et de même qu’il était de la dignité du Christ d’obtenir par son propre mérite la vie immortelle de son corps individuel et la gloire de son nom, ainsi il est de la dignité des membres du Christ de coopérer avec leur chef pour obtenir la vie éternelle: il n’y a rien de plus divin, écrit Denys, que d’être fait coopérateur de Dieu. D’où il suit qu’il n’est pas inutile de mériter la vie éternelle : c’est faire que la vie éternelle nous soit due d’une autre manière, à un autre titre» (glosons : c’est faire que la vie éternelle nous soit due non seulement en droit, mais encore en fait', c’est faire que la vie éternelle soit due par Dieu au Christ non seu­ lement pour l’humanité en général, mais effectivement pour ses membres). En glosant comme nous le faisons ce passage de Cajetan, nous ôtons sans doute à Séripand le droit de le solliciter en faveur de la théorie de la double justice; mais nous avons la persuasion de rejoindre sa vraie pen­ sée, la pensée catholique, qui apparaît clairement dans les beaux textes du chapitre XII : « Le mérite du Christ a été plus que suffisant, et la satisfaction du Christ a été, elle aussi, plus que suffisante, non seulement pour nos péchés, mais encore pour les péchés du monde entier (I Jean, II, 2). Si les œuvres méritoires et satisfactoires des membres vivants du Christ sont en outre requises, ce n’est donc pas en raison de X insuffisance du mérite ou de la satisfaction du Christ. C’est en raison au contraire de la surabondance (ex affluentia) du mérite du Christ, qui se propage en ses membres vivants, de telle sorte que leurs œuvres aussi deviennent méritoires et satisfactoires. 289. Il est question ici des adultes seulement, non des petits enfants baptisés à qui aucun consentement positif ne peut être demandé. IJK PERSONNALITÉ MYSTIQUE RÉDEMPTRICE 403 La grâce du Christ nous est communiquée d’une façon plus merveilleuse, s’il est vrai qu’étant notre tête, il va jusqu’à mériter et satisfaire en nous et par nous, qui sommes ses membres, que si le mérite personnel du Christ nous était seulement attribué à distance ». Et encore : « Le Christ seul pouvait mériter la vie éternelle par des forces qui lui étaient propres ; mais il peut don­ ner à ses membres de la mériter non pas certes par des forces qui leur seraient propres, mais par les forces qui leur viennent de leur chef. Et il faut comprendre de la même manière ce qui concerne la satisfaction ». En sorte que le mot de saint Paul est intact, qui dit que « le salaire du péché est la mort, tandis que le don de Dieu est la vie éternelle en le Christ Jésus notre Seigneur» (Rom., VI, 23). En effet, « la vie éternelle est un don, puisque c’est le don que Dieu nous fait de la grâce sanctifiante qui nous permet d’être membres du Christ et de pouvoir ainsi, en raison de l’influx qui nous vient du Christ, notre tête, mériter la vie éternelle. Nous ne disons pas que nous méritons la vie éternelle par nos œuvres en tant qu elles sont de nous, quatenus a nobis sunt ; nous disons que nous méritons la vie éternelle en tant que ces œuvres sont du Christ agissant en nous et par nous, quatenus a Christo in nobis et per nos sunt »290. 2. Un disciple de Cajetan, qui écrit après le concile de Trente, J. P. Nazarius, traite longuement de la question 290. CAJETAN rappelle, comme une chose que personne ne conteste, que Thomme qui n’a pas encore la grâce sanctifiante est absolument incapable de rien faire pour la mériter. Mais c’est aussi une chose que personne ne conteste, que les prières, les privations, les aumônes, faites par le pécheur qui commence d’être couché par le souffle de la bénignité divine, puissent être ordonnées, par manière àt supplication, à le préparer à recevoir la grâce sanctifiante. 404 Π - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE qui nous occupe dans son commentaire sur la troisième partie de la Somme~)x. Il rappelle que les mérites et les satisfactions du Christ nous sont appliqués simultanément de deux façons : a) par un rapport d’attribution et de dénomination, nous sommes regardés par Dieu comme ne faisant avec le Christ qu’une seule personne mystique, en sorte que ses mérites et ses satisfactions sont comptés pour nôtres (ajoutons : en droit) ; b) par l’épanchement de la justice du Christ en nos âmes, nous devenons (en fait) ses membres vivants, capables sous cette pression intérieure, de mériter et de satisfaire, bien que d’une façon dépendante et affaiblie. Le concile de Trente, note Nazarius, ne condamne que ceux qui nient ce second point. Et il rapporte ici trois textes de la sixième session. D’abord l’affirmation du chapitre 7 : « La cause formelle unique de la justifica­ tion est la justice de Dieu, non celle par quoi il est juste, mais celle par quoi il nous fait justes ; quand nous la recevons en don, nous sommes renouvelés dans le fond de notre âme, en sorte que nous ne sommes pas seule­ ment regardés comme justes, nous le sommes en vérité, recevant en nous la justice, chacun suivant la mesure que l’Esprit saint lui assigne selon son bon plaisir, et chacun suivant sa disposition et sa coopération propres »291 292. Puis les deux condamnations des canons 10 et 11 : « Si quel­ qu’un dit que les hommes sont justifiés sans la justice du Christ par laquelle il a mérité pour nous ; ou (à l’opposé) que les hommes sont justifiés formellement par cette jus­ tice du Christ, a. s. »293. « Si quelqu’un dit que les 291. Qu. 1, a. 2, 7J controversia, édit, de Cologne, 1621, pp. 91292. Denz., n° 799. 293. Ibid., n° 820. LA PERSONNALITÉ MYSTIQUE RÉDEMPTRICE 405 hommes sont justifiés par la seule imputation de la jus­ tice du Christ ; ou par la seule rémission des péchés sans la grâce et la charité qui sont diffusées dans leurs cœurs par l’Esprit saint pour inhérer en eux ; ou encore si quel­ qu’un dit que la grâce par laquelle nous sommes justifiés est uniquement une faveur (extrinsèque) de Dieu, 794 a. s. ». 3. Nazarius montre avec profondeur que le Christ a comme deux manières de subsister : l’une, propre, en lui-même ; l’autre, mystique, dans les fidèles, recevant de lui la grâce et la charité. Suivant la première manière, il est une personne singulière. Suivant la seconde manière, il tient le rôle de toutes les personnes qui sont devenues ses membres vivants, en sorte qu’elles peuvent dire : je mérite, je satisfais, je jeûne, non pas moi, mais le Christ en moi ; en conséquence, le mérite de la vie éternelle est accordé non tant à nos œuvres qu’aux œuvres du Christ, personne mystique subsistant en nous et opérant par nous295. TM.Ibid., n° 821. 295. Donnons, à titre complémentaire, les trois différences que NAZARIUS relève entre le suppôt d’un corps naturel et le suppôt d’un corps mystique : 1° Les opérations que le Christ exerce comme sup­ pôt naturel, subsistant dans ses deux natures, divine et humaine, lui conviennent en propre et d’une manière absolue ; comparées aux opérations des chrétiens, elles les complètent comme le parfait com­ plète l’imparfait. Les opérations que le Christ exerce comme suppôt mystique du corps mystique, sont les opérations des chrétiens agissant comme membres du Christ ; elles sont référées au Christ comme à celui à qui elles conviennent principalement ; leur valeur n’est pas infinie, puisqu’elles sont élicitées, c’est-à-dire produites, par les fidèles eux-mêmes, selon la mesure de grâce qui est en eux ; cependant, en raison du suppôt commun dans lequel ils existent, il faudra dire que c’est le Christ qui agit en eux, et que leurs mérites et leurs satisfac­ tions valent en justice et condignité. 2° Le suppôt d’un corps naturel est réellement distinct de la tête ; mais, dans le corps mystique, c’est la Il - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE 4. Citons, pour finir, un beau texte de saint Augustin. Au chapitre XX du livre X de la Cité de Dieu, il rappelle que le vrai médiateur de Dieu et des hommes, ayant résolu de se faire, pour nous, prêtre et victime, « a voulu que le sacrement de cette réalité fût le sacrifice quotidien de l’Église, cujus rei sacramentum quotidianum esse voluit Ecclesiae sacrificium, qui, étant le corps dont il est la tête, apprend à s’offrir elle-même par lui, seipsam per ipsum discit ofifirre ». 10. En quel sens l’Église appartient davantage au Verbe ; en quel sens elle appartient également aux trois personnes divines En remontant, comme nous venons de le faire, dans la ligne de la causalité morale - qui est la ligne de causa­ lité propre à la prière - jusqu’à la prière d’intercession du Christ lui-même, nous finissons par entrer en contact avec la personne même du Verbe. C’est elle qui donne aux actions du Christ leur valeur infinie. Ce que le Christ a versé pour nous sur la croix, enseigne Clément VI, « ce n’est pas une pauvre goutte de sang, qui cependant, en raison de l’union au Verbe, eût suffi à la rédemption de tout le genre humain», c’est toute la profusion de son sang296. « La moindre douleur du Christ, avait écrit saint Thomas, eût suffi au salut du genre humain, car la personne divine lui eût conféré une dignité infinie »29 . Et encore : « La dignité de la chair du personne du Christ qui est à la fois suppôt et tête. 3° Le suppôt d'un corps naturel agit à proprement parler par les membres. Mais, dans le corps mystique, s’il est juste de dire que le Christ agisse par les saints pour produire des miracles et convertir les âmes, il sera plus exact de dire que le Christ agit en nous pour mériter, satisfaire, jeûner. 296. Bulle Unigenitus, 27 janv. 1343. Denz., n° 550. 297. III, qu. 46, a. 6, obj. 6. I LA PERSONNALI TÉ MYS TIQUE RÉDEMPTRICE 407 Christ doit être estimée non seulement en raison de ce quelle est, mais en raison de la personne en qui elle est assumée; du fait quelle était la chair d’un Dieu, elle avait une dignité infinie »298. Et l’on précisera que la cause de la valeur infinie des actions du Christ ne doit pas être cherchée, ainsi que l’ont cru certains théolo­ giens, dans quelque relation extrinsèque, comme serait une libre concession divine ; elle tient au rapport qui lie intrinsèquement les actions du Christ au Verbe299. En conséquence, c’est d’une mystérieuse référence au Verbe, qui s’est incarné, et qui, on le sait, se distingue réellement des deux autres personnes divines, que dépendent la valeur infinie de la supplication du Christ, la libération de l’Église, la rédemption du monde entier. Nous touchons ici à un sommet qu’il ne sera pas pos­ sible de dépasser. Ainsi, dire que, dans l’ordre de la supplication, le Christ est la tête de l’Église, qu’il ne forme avec l’Église qu’une seule personne mystique, qu’il est la personnalité mystique rédemptrice de l’Église, c’est d’abord ramener l’Église, par une voie très mystérieuse et très admirable, à un principe absolument suprême ; car c’est l’ouvrir, en définitive, sur l’abîme de la personne infinie du Verbe. 298. III, qu. 48, a. 2, ad 3. 299. «C’est l’union au Verbe qui conférait à la chair du Christ et à son opération une dignité infinie. Or, cette union ne se réduisait pas, cela est de foi, à une députation extrinsèque, à une simple déno­ mination ; elle résultait d’un rapport réel et intrinsèque. La valeur infinie des actions du Christ venait donc d’une relation réelle et intrinsèque avec le Verbe.» JEAN DE SAINT-THOMAS, III, qu. 1, disp. 2, a. 1, n° 18, t. VIII, p. 57. L'opinion suivant laquelle la valeur infinie de la satisfaction du Christ s’appuierait sur un fondement extrinsèque et ne résulterait que d’une pure convention divine, est représentée, dit Jean de Saint-Thomas, par Scot et Jean de Medina. Cf. ibid., n° 13. II - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE 408 Et en même temps, c’est manifester l’aspect sous lequel l’Eglise, le corps mystique et collectif du Christ, peut - à la ressemblance lointaine de son corps charnd et individuel - appartenir plus exclusivement au Verbe qu’au Père et à l’Esprit saint. Nous allons voir pourtant que, dans la perspective catholique - car alors la théologie protestante n’essaiera même pas de faire route avec nous - il est d’autres voies que celle de l’union morale, non moins mystérieuses, non moins admirables, par lesquelles l’Église se ratta­ chera plus étroitement à son principe suprême. Et il s’ensuivra que l’aspect sous lequel l’Église appartient au Verbe à l’exclusion du Père et de l’Esprit, n’est ni le seul, ni même le principal qu’il faille envisager. Pourquoi, en effet, l’Église serait-elle rachetée par le Verbe fait chair, si ce n’était en vue d’être comblée de grâce et de vérité, puis habitée par les trois personnes divines ensemble ? De ce point de vue, plus foncier et plus ontologique, il apparaîtra que ce sont les trois per­ sonnes divines également, le Père, le Fils et l’Esprit, qui possèdent l’Église et qui viennent s’en faire une demeure. III. LE CHRIST PERSONNALITÉ MYSTIQUE EFFICIENTE DE L’ÉGLISE I. Médiation ascendante et descendante DE LA PASSION DU CHRIST Du cœur du Christ voyageur, vrai Dieu et vrai homme, dont la sainte humanité agissait alors comme LA PERSONNALITÉ EFFICIENTE INSTRUMENTALE 409 une cause principale seconde sous la motion divine de la cause première, ne cessait de monter vers le ciel une sup­ plication inimaginable, qui devait trouver son moment suprême à l’instant où il se donnerait en sacrifice sur la croix et attirerait à lui les supplications formulées ou secrètes, explicites ou implicites de tous les hommes, quelles appartinssent au passé, au présent, au futur, pour les purifier, les transformer, les illuminer à son contact, pour les soulever sur les ailes de son offrande théandrique, et les porter jusqu’au Père qui est dans les cieux et jusque dans le sein de l’inaccessible Trinité. C’est la médiation ascendante du Christ, consommée au Calvaire sous l’influence motrice de toute la divinité, bien quelle se référât, comme à son propre sujet d’attribution, à la personne du Verbe à l’exclusion de la personne du Père et de la personne de l’Esprit saint, et qui opérait à la façon d’une cause morale à la fois méritoire et satisfactoire dont la vertu de séduction doit être supposée infi­ nie, en sollicitant la Trinité tout entière de faire miséri­ corde au monde et de répandre sur lui, à travers la pas­ sion sanglante, les grâces privilégiées qui étaient gardées en réserve depuis le commencement du monde300. 300. « Le Christ, comme homme, a été cause principale morale des miracles et des effets surnaturels. » SALMANTICENSES, De incarnatione., disp. 23, dub. 3, n° 18, édit. Palmé, t. XV, p. 338. Ce que les Salmanticenses appellent ici les effets surnaturels, ce sont les bienfaits causés par le Christ dans les hommes, miracles, dons, grâces, par opposition aux actions surnaturelles accomplies par le Christ en tant qu’il connaissait Dieu, l’aimait, exerçait les actes des vertus infuses, cf. ibid., dub. 2, n° 9, p. 331. JEAN DE SAINT-THOMAS dit équivalemment: «L’humanité du Christ est la cause formelle principale de toutes les opérations naturelles du Christ, et de toutes les opérations surnaturelles dont elle était le principe, telles la vision béatifique et la délection surnaturelle de Dieu. Quant aux actions propres à Dieu, comme de ressusciter les morts, de guérir les maladies, de justifier les impies, elle ne pouvait les produire qu’à titre d’instrument de Dieu ». III, qu. 13; disp. 15, a. 2, n° 2, édit. Vivès, t. VIII, p. 426. II - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE En conséquence de cette intercession, le Christ allait pouvoir prêter son humanité crucifiée et son cœur ouvert par la lance, aux trois personnes divines qui, opé­ rant dans la ligne de la causalité physique, mais à la manière cette fois d une cause première et principale, allaient en user comme d'un instrument merveilleusement sensible et délicat, en vue de communiquer au monde les fruits de la rédemption. C’est la médiation descen­ dante du Christ, dont le foyer était encore au Calvaire, mais dont les rayons allaient atteindre, à mesure quelles apparaîtraient à l’existence, toute la suite des générations temporelles301. Et dans les deux cas, que le Christ opérât comme cause seconde morale pour faire monter vers Dieu son offrande sacrificielle, ou qu’il opérât comme cause ins­ trumentale physique pour faire descendre sur les hommes les bienfaits divins, il agissait non seulement comme sauveur, mais encore comme prêtre ; car, en rai­ son de l’étroite union de son humanité à la personne du Verbe, il se trouvait consacré pour disposer avec autorité et validement, par son intelligence pratique, les actes ascendants et descendants du culte de la loi nouvelle. 301. Jean de Saint-Thomas, III, qu. 13 ; disp. 15, a. 4, n° 23: * Le Christ Seigneur, comme homme, est une cause instrumentale physique, la plus haute qui se puisse rencontrer, de la grâce et des dons surnaturels. » Cf. n° 24 : « Le Christ Seigneur, comme homme, a été cause principale morale de notre grâce et de tous les dons surna­ turels », t. VIII, p. 456. 411 II. Le Christ comme personnalité mystique RÉDEMPTRICE ET COMME PERSONNALITÉ MYSTIQUE EFFICIENTE DE CÉGLISE Il convient donc de distinguer deux sortes d’actions théandriques, celles de la médiation ascendante et celles de la médiation descendante. 1. Personnalité rédemptrice Les premières actions théandriques, si l’on regarde à leur réalité physique, sont produites par la Trinité tout entière agissant comme cause principale première, et par l'humanité du Christ jouant le rôle de cause principale seconde. Mais leur ultime sujet d’attribution est le Verbe, à l’exclusion des deux autres personnes divines. Actiones sunt suppositorum, les actions se rattachent aux suppôts, aux personnes, non en ce sens que les suppôts transmet­ traient aux natures l'influx qui les fait agir, mais en ce sens que les suppôts achèvent, dans la ligne de l’être, les natures d’où émanent les activités, communiquant à chacune d’elles leur subsistence et leur dignité"02. Déjà d’une manière générale, le sujet d’attribution, le suppôt, dit Jean de Saint-Thomas, « n’exerce pas une influence efficiente et physique, capable d’ajouter à la vertu de la nature dont il est l’achèvement. Et cela est d’autant plus vrai dans le cas particulier du Christ. Toute l’efficience, toute l’influence que le Verbe divin pouvait exercer sur 302. Le sujet d’attribution, le Verbe, conférait une valeur infinie aux actions du Christ, non pas qu’il opérât en elles, ou qu’il leur envoyât quelque influx particulier, mais simplement en terminant la nature humaine du Christ, à la manière du principe qui (quod) agis­ sait. Cf. Jean de Saint-Thomas, III, qu. 1 ; disp. 2, a. 1, n° 46, t.VIII,p.64. II - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE 412 I m . KK î: . les opérations qui émanaient de la nature humaine du Christ comme du principe par quoi (quo) elles étaient produites, était commune à la Trinité tout entière: en effet, cette efficience, étant une action ad extra, sortait de la toute-puissance divine, et venait par conséquent à la fois des trois personnes divines »303. Et néanmoins c’est le Verbe, ce n’est ni le Père ni l’Esprit saint, qui s’est incarné, qui a supplié, mérité, satisfait pour le salut du monde304. C’est lui qui, en terminant, en achevant ■ "i,à 64· ;ί γ ç ’ - · < ’ · Ί < ’· · X 303. Ill, qu. 1 ; disp. 2, a. 1, n° 11. Cf. n° 47, t. VIII, pp. 55 et 304. La nature humaine du Christ est unie immédiatement à la personne du Verbe et, moyennant elle, à l’existence divine, qui est l’acte propre du Verbe. Elle est donc unie à l’existence divine, en tant que celle-ci est modifiée par le Verbe, non en tant que celle-ci est commune aux trois personnes. De la sorte, l’humanité du Christ est unie immédiatement au Verbe ; elle est unie médiatement mais formel­ lement à l’existence divine incréée, par laquelle même saint THOMAS, III, qu. 17, a. 2, ad 2, soutient quelle existe: « L’existence éternelle du Fils de Dieu, qui s’identifie à la nature divine, devient l’existence de l’homme, du fait que la nature humaine est assumée par le Fils de Dieu dans l’unité de sa personne » ; enfin l’humanité du Christ est unie médiatement et matériellement à la nature divine. Cf. JEAN DE Saint-Thomas, III, qu. 3 ; disp. 6, a. 2, nos 6 à 10, r. VIII, p. 170. Il est certain que les deux autres personnes de la Trinité sont avec le Verbe dans le Christ, mais non pas comme terme immédiat de l’union hypostatique. Elles y sont d abord du fait que les personnes divines existent l’une dans l’autre par leur consubstantialité et par leur circuminsession. Elles y sont, suivant Jean Paul NazariüS, à un second titre. Suivant ce théologien, « il faut distinguer, en chaque personne divine, deux subsistences, l’une essentielle et l’autre personnelle. La subsistence essentielle est incluse intimement dans les trois propriétés personnelles, qui selon notre manière de parler, la modifient; en sorte qu autant il y a de propriétés personnelles, autant il y a de sub­ sistences personnelles. Ainsi la subsistence essentielle, pour autant qu elle est incluse dans la paternité et qu elle est modifiée par elle, est formellement la subsistence personnelle du Père ; et pour autant qu elle est incluse intimement dans la filiation et qu elle est modifiée par elle, elle est la subsistence personnelle du Fils ». Il suit de là que LA PERSONNALITÉ EFFICIENTE INSTRUMENTALE 413 hypostatiquement la nature humaine du Christ, confé­ rait à toutes les actions qui en étaient issues, bien qu elles fussent finies en elles-mêmes et dans leur être physique, une valeur morale infinie dans l’ordre du mérite et de la satisfaction305. C’est lui, ce n’est ni le Père ni l’Esprit saint, qui est la personnalité mystique rédemptrice de l’Église306. c’esc en tant quelle inclut intimement la subsistence essentielle, que la subsistence personnelle du Verbe est terme de la nature humaine assumée ; et que c’est en tant quelle est achevée par la propriété per­ sonnelle du Verbe que la subsistence essentielle termine cette même nature. Et l’on pourra dire que le Père et le Fils sont dans l’humanité du Christ en raison de la subsistence essentielle commune aux trois personnes, dans la mesure où elle concourt à terminer et à soutenir cette humanité. In III, qu. 3, a. 4 ; édit, de Cologne, 1621, pp. 239242. Le même théologien cite, à ce propos, un passage où saint BASILE explique qu’à la manière dont on attire tous les anneaux d’une chaîne en en saisissant un seul, « ainsi celui qui saisira vraiment le Fils, le possédera comme attirant à lui, d’un côté son Père, et de l’autre son propre Esprit : en effet, celui qui est toujours dans le Père, ne pourra ni être divisé du Père, ni être séparé de son propre Esprit qui opère toutes choses en lui », Epist. XXXVIII, n° 4 ; P. G„ t.XXXH, col. 332. 305. L’opération du Christ était finie par sa réalité, formaliter et physice, mais elle était infinie par sa valeur, personaliter et moraliter, en raison du rapport intrinsèque qui unissait l’humanité du Christ au Verbe. Cette opération était quelque chose du Verbe, et le Verbe était quelque chose de cette opération, puisqu’il en était le principe quod. Or, c’est en tenant compte du principe qui agit, que l’on apprécie la valeur morale d’une action. JEAN DE SAINT-THOMAS, III, qu. 1 ; disp. 2, a. 1, n° 22, t. VIII, p. 58. 306. « Omnis virtus moralis Christi, quae consistit in infinitate meriti, vel satisfactionis, est propria personae Filii, qui est persona satisfaciens et quae meretur. » Ibid., Ill, qu. 13 ; disp. 15, a. 2, n° 11, t. VIII, p. 427. 414 Il - LE CHRIST TÊ TE DE L’ÉGLISE 2. Personnalité efficiente suprême Quant aux actions théandriqucs de la médiation des­ cendante, elles sont produites par la Trinité tout entière agissant alors comme cause principale unique, et par l’humanité du Christ jouant le rôle d’une cause instru­ mentale’07, sans doute absolument exceptionnelle. D’où leur viendra leur valeur ? Avant tout c’est la cause principale qui est responsable d’une action : c’est pourquoi l’on dit que, dans le cas de l’inspiration scripturaire, où Dieu agit à la manière d'une cause principale et l’hagiographe à la manière d’une cause instrumentale, l’effet est attribuable d’abord à la cause principale, en sorte que Dieu est vraiment et pro­ prement l’auteur de la Bible. Il s’ensuit que le sujet d’attribution des actions théan­ driques instrumentales, par lesquelles le Christ opérait des miracles, pardonnait les péchés, illuminait les cœurs, conférait la grâce et les dons divins, était avant tout la toute-puissance et la nature divine tout entière. En effet, c’est expressément à la divinité, commune aux trois per­ sonnes, que saint Thomas fait, le plus souvent, remonter l’activité instrumentale du Sauveur : « L’humanité du Christ a été l’instrument de sa divinité, et ses actions nous ont été salutaires, car elles ont causé la grâce en nous, par voie de mérite et par voie d’efficience »308 ; « la 307. C’est seulement au sens large que la cause principale seconde peut être appelée instrumentale, par rapport à Dieu, cf. S. THOMAS, I-Π, qu. 21, a. 4, ad 2. A parler strictement, il faut distinguer soigneu­ sement la cause principale seconde de la cause instrumentale, cf. S. THOMAS, I-II, qu. 112, a. 1, ad 1 et 2 ; III, qu. 62, a. 1 ; qu. 64, a. 1. Tous les théologiens thomistes, à l’exception de Medina, et de quelques-uns de ses disciples, rejettent la thèse suivant laquelle le Christ aurait été, dans l’ordre physique, cause principale seconde de notre grâce. Cf. JEAN DE SAINT-THOMAS, III, qu. 13 ; disp. 15, a. 4, nm 1 à 9, t. VIII, p. 452. 308. III, qu. 8, a. 1, ad 1. LA PERSONNALITÉ EFFICIENTE INSTRUMENTALE 41 5 nature humaine du Christ a été l’instrument de Taction divine, et son action humaine a reçu sa vertu de la nature divine»309 ; «la cause efficiente principale du salut des hommes est Dieu ; mais, du fait que l’humanité du Christ était l’instrument de la divinité, toutes les actions et passions du Christ opéraient en vertu de la divinité pour le salut des hommes »310. C’est la divinité tout entière, ce n’est pas le Verbe, qui est en propre la Cause première des effets surnaturels accomplis par le Christ. Dans le Christ, écrit Jean de Saint-Thomas, « la personne du Verbe termine la nature humaine, mais elle n’exerce pas sur elle quelque influx réel, non influit aliquid realiter in eam ; un tel influx, émanant de la toute-puissance, est commun à la Trinité tout entière, talis enim influxus est communis toti Trinitati, utpote ab omnipotentia procedens »311. Ajoutons, cependant, que les actions qui sont attri­ buables en propre à la divinité, à la Trinité tout entière, peuvent être attribuées par appropriation à l’une des trois personnes divines. C’est ainsi que saint Thomas peut dire, d’une part, que l’adoption par laquelle nous deve­ nons participants de la nature divine a pour principe commun les trois personnes divines, communis est tribus 309. III, qu. 43, a. 2. 310. III, qu. 48, a. 6 ; cf. qu. 50, a. 6, ad 3 ; qu. 56, a. 1, ad 3 ; I-U, qu. 112, a. 1, ad 1 et 2. Voir aussi JEAN DE SAINT-THOMAS, III, qu. 13; disp. 15, a. 2, n° 11 : « C’est par une vertu commune à la Trinité tout entière, virtute communi toti Trinitati, que l’humanité du Christ opérait notre justification et les miracles»; n° 12: ·< L’humanité du Christ est l’instrument de toute la Trinité, cum humanitas sit instrumentum totius Trinitatis», t. VIII, pp. 427 et 428. 311. Ill, qu. 1 ; disp. 2, a. 1, n° 47, t. VIII, p. 64. Jean DE SaintThoMAS explique dans cet article que ia valeur de la satisfaction du Christ est intrinsèquement infinie en raison de la personne du Verbe. Cf. ibid., n° 11, t. VIII, p. 55. 416 Il - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE personis... ex parte principii"' ; et, d’autre part, que notre « adoption, bien quelle soit commune à toute la Trinité, est cependant appropriée au Père, comme à son auteur, au Fils comme à son exemplaire, à l’Esprit saint, comme à celui qui imprime en nous la ressemblance de cet exemplaire »313. Quand donc saint Thomas écrit que « l’âme du Christ, en tant quelle était l’instrument du Verbe auquel elle était unie, avait la vertu instrumentale de produire tous les miracles utiles aux fins de l’incarna­ tion, qui sont d'instaurer toutes choses dans le ciel et sur la terre»314, c’est par appropriation, ce n’est pas en propre, qu’il attribue à la causalité du Verbe les miracles qui sont l’œuvre de la toute-puissance divine. On pour­ rait pareillement attribuer ces mêmes miracles à la causa­ lité de l’Esprit saint, par appropriation. La cause principale suprême de tous les « effets surna­ turels » que le Christ a opérés dans le monde pour y sus­ citer son Eglise, est donc en propre la Trinité tout entière. Et si l’on convient d’appeler personnalité effi­ ciente de l’Église dans un sens que nous aurons sans doute à définir, la cause productrice de ces effets, c’est la Trinité, la déité, qui sera la personnalité efficiente suprême de l’Église ; ou, par appropriation, le Père, le Verbe ou encore, comme nous le dirons, l’Esprit saint315. 312. III, qu. 3, a. 4, ad 3. 313. III, qu. 23, a. 2, ad 3. 314. III, qu. 13, a. 2. 315- Ces « effets surnaturels » pourront être reçus dans le sujet ou bien indépendamment de son consentement, dans le cas des miracles, de la justification des petits enfants, etc. ; ou bien dépendamment de son consentement, quand il s’interposera à la manière soit d’un libre instrument (inspiration scripturaire), soit d’une cause seconde, laquelle sera ou bien simplement consentante, nobis tantum consen­ tientibus (dans le cas de la grâce opérante), ou même délibérante, nobis etiam deliberantibus (dans le cas de la grâce coopérante). Sur 1 Esprit saint, Personnalité efficiente suprême de l’Église, voir, plus haut, p. 6, la Préface à la seconde édition. LA PERSONNALI TÉ EFFICIENTE INSTRUMENTAIT, 417 3. Personnalité efficiente instrumentale La Trinité, ou l’Esprit saint, est la cause principale suprême, le sujet d’attribution ultime de tous les actes de la médiation descendante. L’humanité du Sauveur n’en est que la cause instrumentale. Mais le mot de cause instrumentale doit recevoir ici un sens absolument unique. La nature humaine du Christ était d’abord un instrument vivant, instrumentum animatumix(, le plus libre, le plus aimant, le plus sensible qui ait jamais été créé ; en outre, du fait de son union personnelle au Verbe, qui lui conférait une dignité infi­ nie, elle devenait un instrument exceptionnel de la divi­ nité, speciale divinitatis instrumentum*™, capable d’opé­ rer notre salut comme par sa propre vertu, quasi ex pro­ pria virtute’™, de manière à détenir, en source, un pouvoir d’excellence, potestatem excellentiae’™, par rap­ port à tous les autres ministres humains. « C’est d’une façon si excellente, dit Jean de Saint-Thomas, que l’hu­ manité du Christ est cause instrumentale de la grâce et des dons surnaturels qui nous sont distribués, quelle pourrait, en quelque sorte, être appelée une cause princi­ pale, ratione talis excellentiae vocari potest causa principalis quodammodo »320. Toute l’humanité du Sauveur, son âme et son corps, son intelligence, sa volonté, ses sens, étaient engagés dans les activités par lesquelles il remettait les péchés, opérait des miracles, jetait dans le monde les fondements 316. S. THOMAS, De veritate, qu. 29, a. 5, ad 2. 317. Ibid., in corp. 318. Ibid, ad 3. 319. Ill, qu. 64, a. 3. 320. III, qu. 13 ; disp. 15, a. 4, n° 35, t. VIII, p. 458. Cependant il faut écarter, avec Jean de Saint-Thomas, l’opinion de Medina, sui­ vant qui le Christ serait vraiment cause principale de notre grâce. Voir plus haut, p. 414, note 307. 418 11 - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE de son Église. Elle intervenait, en chaque circonstance, par un acte de liberté. Elle écoutait la requête des hommes, répondait à leurs questions, décidait d’agir, choisissait elle-même le lieu, le moment, les moyens: « Jésus, voyant leur foi, dit au paralytique : Mon fils, aie confiance, tes péchés te sont remis » (Mt., IX, 2) ; «Jésus, connaissant leurs pensées, dit : Pourquoi pensez-vous le mal dans vos cœurs ?... Or, afin que vous sachiez que le Fils de l’homme a sur la terre le pouvoir de remettre les péchés : Lève-toi, dit-il au paralytique, prends ton grabat et va dans ta maison» (4 et 6). C’est Jésus, dans son humanité, qui dirigeait la vertu divine, lui désignait un point d’application, la restreignait à tels effets, « non pas, certes, en ce sens que la puissance divine était, au vrai, dépendante de la volonté humaine du Christ, à la façon d’une faculté qui demeure dans notre dépendance ; mais en ce sens, au contraire, que la volonté humaine du Christ était soumise en toutes choses à la divinité, qui pouvait user de son âme et de son humanité comme d’un instrument personnellement conjoint ; c’est pour­ quoi le lépreux avait raison de dire : Seigneur, si tu veux, tu peux me guérir, la vertu divine soutenant infaillible­ ment la décision du Christ ; et c’est pourquoi Jésus répondit : Je le veux, sois guéri »321* . 11 en allait semblable­ ment dans tous les miracles, dans tous les pardons, dans toutes les grâces du Christ, dans toutes les actions par lesquelles il causait et conservait son Église dans le monde. Il s’ensuit que les actions de la médiation descendante peuvent être rattachées véritablement à l’humanité du Christ, non pas sans doute comme à leur sujet d’attribu­ tion suprême, mais cependant comme à un sujet d’attri321. Jean de Saint-Thomas, III, qu. 13 ; disp. 15, a. 3, n° 44, t. VIII, p. 448. LA PERSONNALITÉ EFFICIENTE INSTRUMENTALE 41 9 bution dépendant et immédiat. Certes, il est impensable de voir, fût-ce un seul instant, dans l’humanité du Sauveur, une personne au sens métaphysique, une racine de subsistence, un centre ultime d’attribution de la nature elle-même et de tout ce qui s’y réfère, un principe ontologique conférant l’incommunicabilité et le dernier achèvement dans la ligne de l’essence. Mais il n’est pas absurde, il peut être légitime de considérer la sainte humanité du Sauveur comme une personne au sens psy­ chologique, c’est-à-dire comme une conscience créée, comme une liberté créée, comme le centre prochain d’attribution des activités qui émanent d’elle et de ses facultés'22. De ce point de vue, le Christ, pris en tant qu’homme, en tant que nature spirituelle, intelligente et aimante, le Christ en tant qu’agissant librement sous la 322. Dans Le rôle de l’analogie en théologie dogmatique, Paris, 1931, pp. 326 er suiv., M. T.-L. PENIDO rappelle qu’on est en droit de définir la personnalité d’une manière analogique, au plan de la psychologie, ou au plan de la métaphysique. Ce qu’il dit en vue de légitimer les recherches de la psychologie expérimentale, nous l’utili­ sons, d’un point de vue différent, pour essayer de faire sentir que c’est tout le visage de son humanité que le Christ a voulu, librement et amoureusement, imprimer sur son Église. La personnalité efficiente s'oppose à la personnalité ontologique ; la personnalité instrumentale, à la personnalité suprême ; la personnalité mystique, signifie que la per­ sonnalité est prise au sens analogique, non univoque. Ces trois adjec­ tifs suffisent, croyons-nous, à prévenir tous les malentendus qui pourraient naître de l’emploi du mot de personnalité. Nous pour­ rions le remplacer par celui de cause, mais en précisant chaque fois qu’il s’agit d’une cause libre, responsable, intelligente, aimante, mer­ veilleusement soucieuse de la production et de la conservation de ses effets; d’une cause à laquelle se peuvent attribuer des effets intelli­ gents et libres. L’erreur serait d’imaginer un sujet d’activité qui serait autonome, et non pas \ instrument du Verbe. Cf. Michel BROWNE, 0. P., « Deviazioni sui terreno della psicologia umana di Cristo », Oiservatore Romano, 19 juillet 1951. 420 II - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE LA PERSONNALITÉ EFFICIENTE INSTRUMENTALE pression de la nature divine, peut être appelé la person­ nalité mystique efficiente instrumentale de l’Église. Nous traiterons plus loin de la Trinité, ou de l’Esprit saint, comme ultime principe efficient, comme suprême personnalité de l’Église. Il faut essayer de montrer main­ tenant comment l'influx, qui part de la Trinité pour pro­ duire l’Église dans le monde, se colore, pour ainsi dire, en passant à travers l’humanité du Christ, des principes qu'il y rencontre, en sorte que ce qu’il fait apparaître dans le monde n’est autre chose que l’ombre lumineuse de cette sainte humanité, sa projection dans l’espace et le temps, le corps mystique du Christ, réuni de ceux qui sont conformés intérieurement, ontologiquement, à son sacerdoce, à sa vérité et à sa grâce. 421 Marquons par quelques traits la place qui revient à l’influx prophétique dans la formation du corps mys­ tique. 1. Rôle de la prophétie chrétienne La sainte âme du Christ était pleine des flots d’une lumière divine, qui le constituait roi des esprits, maître de la vérité tant spéculative que pratique, « premier et principal docteur de la foi »324*; qui, tandis qu’il vivait en pèlerin au milieu de nous, lui donnait droit, en un sens éminent, au titre de prophète32> ; et qui s’accompagnait de tous les dons charismatiques, de toutes les grâces miraculeuses utiles à la prédication et à la manifestation III. Les trois influx générateurs DU CORPS MYSTIQUE. L’influx royal ou prophétique du Christ Sous la motion de la toute-puissance divine, l’huma­ nité du Christ, roi, prêtre et sauveur, agissant en instru­ ment libre et conscient, «comme par sa vertu propre», pouvait répandre sur les hommes le trop-plein de ses richesses, en vue de les rendre semblables à elle, partici­ pants de sa royauté, de son sacerdoce, de sa sainteté. On peut, dès lors, discerner, venant de Dieu par le Christ, trois grandes sortes d’influx, qui ont pour effet d’engen­ drer dans le monde son Église, qui est son corps mys­ tique : l'influx royal ou prophétique, l’influx sacerdotal ou cultuel, l’influx sanctifiant323. 323. La distinction entre la prophétie et la sainteté a été perçue avec force dans les courants mystiques de l’islam qui regardent Mahomet comme le plus grand prophète, mais Jésus comme le plus grand saint', qui distinguent une double assistance de l’Esprit: l’une, jurement extérieure et prophétique, chez Adam, Moïse, Mahomet, autre, intérieure et sanctifiante, chez Abraham, Job, et surtout Jésus ; qui opposent le sceau du prophétisme au sceau de la sainteté, laquelle est dédoublée, par Ibn Arabî, en sainteté mahomédienne (le mahdi) et en sainteté absolue (Jésus). Suivant Louis MaSSIGNON, la distinc­ tion du prophète et du saint plonge sa racine dans le Coran même : « Les prophètes sont des avertisseurs, chargés de notifier de façon décisive la Loi, en proclamant son autorité sur ceux à qui Dieu la des­ tine. Le Coran indique nettement que cette mission éminente dont ils sont investis ne les garantit ni des méprises privées, puisqu’il raconte les faiblesses de certains, ni même des reproches de Dieu, dont les réprimandes ouvertes les visent, notamment Mohammed ». Voir Joseph MARÉCHAL, S. J., Études sur la psychologie des mystiques, Bruxelles, 1937, t. II, pp. 490 et 521-522. Nous reconnaissons en Jésus à la fois le sceau de la souveraine prophétie : il est le révélateur des mystères de la Trinité et de l’incarnation rédemptrice ; et le sceau de la souveraine sainteté', non seulement celle des grâces mystiques, mais celle de l’union hypostatique. 324. S. Thomas, III, qu. 7, a. 7. 325. Le Christ n’était prophète que pendant les jours de sa vie mortelle, car, pour être prophète, il faut participer à la condition de ceux à qui on annonce des choses cachées, III, qu. 7, a. 8. 422 Π - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE de la doctrine spirituelle326327 . Sous la pression de la divi­ nité, le Christ pouvait répandre sur les hommes quelque chose de cette première surabondance qui était en lui, et leur communiquer, par mode de motions transitoires, des lumières prophétiques, voire des grâces extraordi­ naires et charismatiques, qui se rattachent à ces lumières prophétiques, et qui sont données en vue de les servir et de les appuyer32'. C’était une première manière, authen­ tique, voulue de lui, bien quelle ne fût ni la seule ni même la plus profonde, de s’annexer des membres qu’il chargeait d’être ses coopérateurs, et les continuateurs dans l’espace et dans le temps, du témoignage qu’il était lui-même venu rendre à la Vérité. « Vous êtes, vous, le corps du Christ, et ses membres pour votre part» (I Cor., XII, 27). Dans ce texte, les membres du Christ, ce sont, le Père Allô le fait remar­ quer, non pas, comme plus haut où l’apôtre exhortait les Corinthiens à la sainteté de vie, « ceux qui reçoivent communication de la vie intime du Christ » (Ne savezvous pas que vos corps sont les membres du Christ ? iraije donc enlever les membres du Christ pour les faire membres d’une prostituée ? I Cor., VI, 15) ; directement, 326. « Celui qui a mission d’apporter une doctrine doit être en mesure de la manifester, pour qu’elle ne soit pas inutile aux hommes. Mais le Christ est le premier et le principal docteur de la doctrine spi­ rituelle et de la foi. Le message annoncé d'abord par le Seigneur nous a été sûrement transmis par ceux qui l'ont entendu de lui, Dieu confirmant leur témoignage par des signes, des prodiges et toutes sortes de miracles, ainsi que par les dons du Saint-Esprit, répartis selon sa volonté, Hébr., Il, 3-4. Il est donc manifeste que le Christ, premier et principal doc­ teur de la foi, a possédé d’une manière éminente toutes les grâces gra­ tis datae». Ill, qu. 7, a. 7. 327. « la grâce charismatique entraîne avec elle tout ce dont un homme a besoin pour instruire les autres des choses divines qui sont au-dessus de la raison * S. THOMAS, I-II, qu. 111, a. 4. Cf. III, qu. 7, a. 7. LA PERSONNALITÉ EFFICIENTE INSTRUMEN TALE 423 ce sont ceux « qui servent au Christ à agir extérieure­ ment sur et par son Église »328, ceux qui sont chargés d’une mission à l’égard des autres. Parmi eux, saint Paul discerne d’une part les membres qui exercent certaines fonctions permanentes, nous dirions les membres de la hiérarchie : « Et Dieu a placé les uns dans l’Église : premièrement comme apôtres, deuxième­ ment comme prophètes, troisièmement comme didascales »329 ; un peu plus loin sont nommées « les œuvres d’assistance et de gouvernement » (xil, 28)330. Dans la multiplicité des grâces qui leur sont nécessaires, et dont l’influence ne leur fera dans l’ensemble jamais défaut, il faut ranger les dons prophétiques. En effet, en plus des lumières de révélation et d’inspiration (orale ou scriptu­ raire) appelées à disparaître avec les apôtres, il est d’autres lumières prophétiques, constituant l’apport principal, l’apport positif, des grâces d’assistance (quelle qu’en soit la forme : assistance infaillible absolue, assis­ tance infaillible prudentielle, assistance faillible, assis­ tance biologique) sur lesquelles l’Église, tant quelle vit, est sûre de pouvoir compter. Par ces motions prophé­ tiques, qui prennent quelque chose de lui en traversant son intelligence, le Christ règle les démarches du pouvoir juridictionnel de son Église ; il la conduit où il 328. E.-B. ALLO, O. R, Première épître aux Corinthiens, Paris, 1934, p. 332. 329. « Cette triade : apôtres, prophètes, didascales devait consti­ tuer comme l’armature de l’Église enseignante. » Ibid., p. 336. 330. «Paul place la mention de ces directeurs locaux après les didascales et ceux qui ont le don des miracles ; mais il est évident que ce sont les fonctions seules qui sont classées, et que rien n’empêche que les derniers nommés (surtout s’il y avait déjà des épiscopes) aient pu, par exemple, être instructeurs ou même prophètes en même temps qu’administrateurs ou officiants dans la liturgie. » Ibid., p. 333. 424 Il - LE CHRIST TÈTE DE L’ÉGLISE veut ; il imprime la ressemblance humaine de sa face sur le message quelle annonce au monde. A côte de ces dons relevant de la hiérarchie, l'apôtre énumère d'autres dons, ceux-là extraordinaires, référibles de près ou de loin à la prédication évangélique331, comme les œuvres de puissance, les charismes de guéri­ sons, le don de parler en langues (I Cor., XII, 28) - aux­ quels il faudra joindre certaines formes de la prophétie -, qui peuvent être donnés indifféremment aux membres de la hiérarchie ou aux simples fidèles, et qui peuvent servir, eux aussi, à l’édification du prochain et au déve­ loppement de l’Église. Ces multiples charismes viennent de la Trinité tout entière, et ils peuvent être tour à tour attribués, par appropriation, à chacune des trois personnes divines, au Père, au Fils et à l’Esprit : « Il y a des répartitions de cha­ rismes, mais c’est le même Esprit ; des répartitions de services, et c’est le même Seigneur ; et des répartitions d’opérations, mais c’est le même Dieu, qui opère toutes choses en tous » (I Cor., XII, 4-6)332. C’est à l’Esprit que Paul, dans la suite de son texte, choisit en fait de rappor­ ter tous ces divers charismes : « A chacun pourtant est donnée la manifestation de l’Esprit, en vue de l’utilité... Tous ces dons, c’est l’Esprit unique et le même qui les opère, les répartissant en propre à chacun comme il le veut» (XII, 7 et 11). Cependant l’humanité du Christ 331. Cf. S. Thomas, I-II, qu. 111, a. 4. 332. « Par appropriation, les dons, considérés comme faveurs gra­ tuites, sont tous rapportés à l’Esprit saint, qui est Dieu se communi­ quant, le grand Don de Dieu ; comme ministères ou services, ils sont tous appropriés au Christ, le roi, le chef qui gouverne l’Église; comme actes de puissance ou d’énergie (non pas exclusivement miracles), ils se ramènent tous au Père, source de tout être et de toute activité, qui (par le Verbe et l’Esprit) opère toutes choses en tous. » E.-B. ALLO, Première épître aux Corinthiens, p. 323. LA PERSONNALITÉ EFFICIENTE INSTRUMENTALE 425 imprime en eux sa ressemblance, en sorte qu’ils auront pour effet de contribuer à former ses membres et à com­ poser son corps mystique : « Comme le corps est un et a plusieurs membres, et que les membres du corps, tout en étant plusieurs, sont un seul corps, de même aussi le Christ» mystique (XII, 12). 2. Contenu de la prophétie chrétienne En passant à travers le Christ, l’esprit de prophétie va prendre une force jusqu’alors inconnue et provoquer une extraordinaire éclosion du contenu de la révélation. Sans doute, la promesse de l’Ancien Testament était tournée vers le Christ, vers le Messie, qui viendrait ins­ taurer, à partir d’Israël, le règne de Dieu sur toutes les nations. Mais les mystères suprêmes étaient alors propo­ sés seulement en signes, en paraboles, sous des voiles. Ni la Trinité, ni l’incarnation, ni les folies de l’amour divin n’étaient encore pleinement annoncées. Comme si de pareilles révélations, dans le cas où elles auraient éclaté sans préparation en plein milieu des nations païennes, eussent été trop lourdes à porter. La prophétie du Nouveau Testament se lève au sein de l’ancienne prophétie comme le soleil au sein du crépus­ cule333. Ce quelle révèle, c’est Jésus, c’est Dieu follement 333. « Le christianisme n’est pas sorti et ne pouvait pas sortir de la révélation ancienne par voie de pure interprétation, ajoutons pour plus de netteté : rationnelle. Tant que saint Paul a interprété l’Ancien Testament par lui-même et en Pharisien, il est demeuré Pharisien. Pour le bien comprendre, il lui a fallu une révélation nouvelle, celle de Jésus-Christ. Jésus-Christ n’est pas seulement la réalisation des prophéties, il leur donne plus de lumière. Il n’est pas seulement le point où la révélation aboutit, il la complète, il lui donne son effica­ cité. Il rejoint l’Ancien Testament par-dessus le judaïsme et révèle son vrai sens qui était encore voilé. » M.-J. LAGRANGE, O. R, Le judaïsme 426 II - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE épris de ses créatures, tellement engagé dans l’acte d’ai­ mer les hommes qu'il ne peut parler de son amour sans dire du même coup tous ses secrets, sans découvrir tous les mystères : le Père des cieux, qui, ayant fait surgir en vain les prophètes, se résout, comme en désespoir de cause, à envoyer chez les hommes son Fils unique; ce Fils, qui monte sur la croix pour gagner nos cœurs, nous arracher à la seule catastrophe irrémédiable, et nous réconcilier avec le ciel ; l’Esprit, qui fait déborder sur les hommes les trésors enclos dans le Christ, afin de lui constituer un corps mystique. Dans la lumière toute neuve des récits de l'enfance du Sauveur’34, dans la mission solennelle qui met en branle les disciples pour qu'ils marchent jusqu’au bout du temps (Mc, fin), dans l’attente de l’Esprit de Pentecôte, qui les revêtira de force et les conduira jusqu’aux bords de la terre et jusqu’au seuil de millions d'âmes, dans l’émerveillement de Paul (où l’on perçoit comme un écho de celui du Magnificat) choisi pour découvrir aux Gentils la richesse incompréhensible du Christ et l’éco­ nomie d’un mystère caché depuis le commencement du monde (Éphés., Ill), dans l’annonce de la suprême apo­ catastase où le Fils ramènera toutes choses au Père, afin que Dieu soit tout en tout (I Cor., XV, 28), - on voit paraître, rénovant la prophétie, un caractère encore inconnu, un accent encore inouï de tendresse et de puisavant Jésus-Christ, Paris, 1931, p. 589. - L’« Apocalypse de JésusChrist - est-elle une révélation reçue de Jésus-Christ, ou une révéla­ tion qui a Jésus-Christ pour objet ? Elle est tout cela à la fois, « une révélation de Jésus-Christ sur Jésus-Christ ». Cf. E.-B. ALLO, O. R, L’Apocalypse, Paris, 1933, p. 3. 334. Il est vain de prendre occasion des réminiscences verbales du Magnificat pour ramener le cantique de l incarnation aux proportions du cantique, certes déjà messianique, d’Anne, mère de Samuel (I Sam., Il, 1-10). LA PERSONNALITÉ EFFICIENTE INSTRUMENTALE 427 sance, d’élévation et d’humilité, d’ampleur et de préci­ sion, de clarté et de profondeur, de transcendance et de simplicité, qui fait reconnaître aussitôt la nature privilé­ giée de la prophétie évangélique. 3. Formes de la prophétie chrétienne Nous avons parlé des formes hiérarchiques et des formes non hiérarchiques de la prophétie. a) Suprême éclosion de la prophétie Les plus hautes grâces prophétiques ont été concédées d’abord aux apôtres pour leur permettre de communi­ quer aux hommes, en un seul coup, la plénitude de la révélation nouvelle, à laquelle il sera interdit de rien ajouter ni de rien retrancher (cf. Apoc., XXII, 18-19) ; et ensuite à leurs successeurs pour qu’ils fussent à même de conserver infailliblement cette révélation - tel un prin­ cipe qui ne cessera de déployer la richesse de ses consé­ quences - et de la prêcher inaltérée au milieu du monde. Il existe en outre plusieurs formes hiérarchiques secon­ daires de la prophétie, qui se manifestent suivant les dif­ férents degrés de l’assistance prudentielle, auxquels elles correspondent. L’apparition des formes hiérarchiques suprêmes de la prophétie ne pouvait se produire qu’à l’avènement de la loi nouvelle. Elle était impossible tant que la révélation avait encore à s’enrichir, tant que le royaume de Dieu n’avait pas été disjoint des royaumes de ce monde, tant que la royauté spirituelle du Christ n’avait pas brillé sur les intelligences, tant que la hiérarchie apostolique n’avait pas été constituée. C’est au dernier âge du monde, à l’âge de la suprême alliance, que la prophétie devait atteindre son apogée. Soloviev a méconnu cet 428 II - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE extraordinaire événement quand il a écrit que la fonction prophétique avait été « abolie en théorie par le christia­ nisme » et quelle avait « pratiquement disparu de la scène de l'histoire »33\ 335. Vers la fin de son grand ouvrage sur La justification du bien, essai de philosophie morale, daté de Moscou, 8 décembre 1898, traduit par T. D. M„ Paris, 1939, pp. 463-465, et 509, Vladimir Soloviev parle des « représentants personnels de l’organisation morale de l’hu­ manité » et distingue « trois fonctions suprêmes : celles du pontife, du roi et du prophète ». Le pontifie suprême incarne 1’« autorité » spiri­ tuelle. Le roi incarne le « pouvoir» temporel. « Dans l’antique peuple d’Israël, il existait une troisième fonction suprême, celle du prophète. Abolie en théorie par le christianisme, cette fonction a pratiquement disparu de la scène de l’histoire, n’y apparaissant que dans des cas exceptionnels, la plupart du temps en des formes dénaturées ; de là toutes les anomalies de l’histoire médiévale et moderne. » Le pro­ phète incarne la liberté intérieure de la conscience ; il peut seul régler les conflits qui opposent parfois entre eux le pontife et le roi. Au pon­ tife appartient le passé, au roi le présent, au prophète l’avenir. Les mêmes idées avaient été formulées avec plus d’ampleur à la fin de La Russie et I'Église universelle, Paris, 1889, réédition de 1922, pp. 297329. Le Christ fait participer les hommes à ses trois pouvoirs messia­ niques. Le pontifie, à la tête de l’Église, prise ici au sens strict, repré­ sente l’autorité et la paternité spirituelle ; il rappelle les principes de la vraie religion, c’est-à-dire l’incarnation, fait religieux du passé, fonde­ ment de tout l’édifice social. Le roi ou {empereur, à la tête de l’État chrétien, représente le pouvoir séculier ; il construit sur le fondement de l’Église, dont il est provisoirement l’organe politique, et il reven­ dique l’actualité profane. Idéalement, ces deux pouvoirs messianiques sont coordonnés, ils travaillent sur des plans différents, ils sont égaux et libres. En réalité, ils aboutiraient à un divorce antichrétien sans l’intervention d’un troisième ministère principal, le ministère prophé­ tique, qui leur donne à tous deux un but commun dans l’avenir, à savoir l’idéal de la chrétienté sociale et de l’humanité divinisée, la pleine manifestation de l’Église universelle, l’avènement du règne de Dieu. Le ministère prophétique travaille à faire rayonner sur le plan temporel la liberté intérieure de la grâce baptismale en supprimant les formes sociales de l’esclavage. En droit divin, il peut être exercé par tous les confirmés, rendus capables, par la grâce divine, d’« exercer le pouvoir souverain à l’égal du pape et de l’empereur ». LA PERSONNALI TÉ EFFICIENTE INSTRUMENTALE 429 Suite de In note 335 : Il est manifeste, par ce résumé, que Soloviev n’a pas réussi à s’éle­ ver à une notion exacte des rapports du spirituel et du temporel. 1° Le Nouveau Testament a distingué, beaucoup plus que l’Ancien, le spirituel du temporel. Ils constituent deux plans différents, ayant chacun leur passé, leur présent, leur avenir, en un mot leur continuité spécifique; ayant chacun leur visibilité propre, en sorte qu’à parler rigoureusement, ce n’est ni Constantin ni Charlemagne qui ont donné à l’Église un « corps social », et quelle n’a pas à attendre, d’un troisième empire, « sa troisième et dernière incarnation », comme le pense Soloviev à la fin de son introduction à La Russie et l’Église uni­ verselle ; ayant chacun leur royauté propre, là spirituelle (et pourtant pourvue d’une fonction coercitive, non pas certes « univoque », mais seulement « analogue » à celle de l’État) et ici temporelle ; ayant cha­ cun, si l’on veut et comme nous le dirons dans un instant, leurs pro­ phéties et leurs divinations propres. Il est inexact de considérer l’Église et l’État comme simplement coordonnés, et de leur assigner ici-bas un but unique, un tout intégral vers lequel ils conflueraient ; d’autre part, l’État n’est pas, sauf exceptions, un « organe » de l’Église, il peut agir comme cause seconde, en vue d’une fin intermédiaire, distincte essentiellement de la fin suprême de l’Église, comme le temporel chrétien est distinct du spirituel chrétien. 2° Le pouvoir juridiction­ nel de l’Église, surnaturellement assisté, représente la plus haute par­ ticipation à la prophétie et à la royauté messianiques du Sauveur ; il netouflè pas les formes extra-hiérarchiques de la prophétie, qui sont beaucoup plus nombreuses et beaucoup plus riches que Soloviev ne le laisse entendre. Et ce n’est ni le caractère ni la grâce du sacrement de confirmation, c’est bien plutôt le charisme de l’assistance juridiction­ nelle qui contribue à éterniser la prophétie dans l’Église. Mais le pou­ voir juridictionnel (avec toutes les formes de la prophétie) et le pou­ voir sacramentel qui font participer au Christ prophète et roi, et au Christ prêtre, sont au service de la sainteté, qui fait participer au Christ sauveur : pour n’avoir pas su rapprocher la royauté spirituelle et la prophétie, Soloviev, si attentif pourtant à désirer la sainteté, s’est arrêté à une trilogie chrétienne prêtre, roi, prophète, sans remarquer que le saint n’y avait pas de place. 3° Quant à la royauté temporelle, même chrétienne, c’est une erreur de supposer quelle serait incluse dans les pouvoirs messianiques que le Christ a donnés à ses disciples en les envoyant à toutes les nations (Mt., fin). Parlant, dans La justifi­ cation du bien, p. 444, de la « politique chrétienne », Soloviev écrit très exactement : « Un État chrétien doit, s’il ne l’est pas seulement de 430 II - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE b) Prophéties non hiérarchiques Mais l’avènement de ces formes supérieures de pro­ phétie allait, sinon diminuer l'importance, du moins modifier la destination des prophéties non hiérar­ chiques3'6. Elles n’ont plus désormais, comme elles ont pu le faire jadis, à hausser le niveau de la révélation qui nom, présenter des différences caractéristiques par rapport à un Etat païen, bien que tous deux, en tant qu États, aient même base et même tâche » ; en sorte que l’Etat chrétien n’est pas intrinsèque à l’ordre messianique, il suppose simplement le reflet de l’ordre messia­ nique sur le temporel. 4° Pour revenir à la prophétie, disons qu'il arrive que d’authentiques prophéties surnaturelles aient pour fin de préparer une meilleure réalisation sociale-temporelle des valeurs évan­ géliques, le cas de Jeanne d'Arc en offre un illustre exemple; mais, bien souvent, la divination requise pour de telles entreprises pourra s’expliquer suffisamment par le recours à d’autres facteurs, notam­ ment à ce qu’on pourrait considérer comme des analogués naturels ht l'esprit de prophétie. Longtemps avant Soloviev, MlCKlEWlCZ avait dit : « Une fille paysanne, qui se met à la tête d’une armée parce qu elle a reçu un ordre exprès de Dieu, qui se présente devant les pouvoirs constitués, et qui les oblige à suivre l’inspiration, est un per­ sonnage évangélique, une prophétie de l’avenir. » Mais il faut se per­ suader que Mickiewicz entendait la prophétie dans un sens beaucoup moins strict, quand il l’exigeait des poètes, révélateurs du génie des peuples, ou même quand il écrivait: «Je crois, et tout me porte à le croire, que les peuples chrétiens marcheront de plus en plus vers la réalisation de l’Évangile, et qu’un jour ces âmes privilégiées, qui se trouvent en état de recevoir les inspirations divines, seront appelées à jouer des rôles qui, aujourd’hui peut-être, ne seraient pas encore en rapport avec l’état actuel de la société. » Les Slaves, Cours professé au Collège de France, 1842-1844, Paris, 1914, p. 11. A la fin de sa vie, dans le Récit sur l’Antéchrist, Soloviev verra le triomphe du christia­ nisme « non plus dans l’édifice d’une société théocratique, mais dans le mystère d'une catastrophe où la foi chrétienne est victorieuse par ses moyens propres, pureté, simplicité, pauvreté et martyre ». Jean GaUVAIN, Conscience de la Russie, textes de Vladimir Soloviev, Paris, 1950, p. 144. 336. Elles peuvent être données aux membres de la hiérarchie, mais elles ne sont pas, de soi, un privilège de la hiérarchie. LA PERSONNALITÉ EFFICIENTE INSTRUMENTALE 431 fait l’objet de notre foi, à accroître, par de nouvelles don­ nées, le dépôt des vérités à croire. Elles n’ont pas non plus, comme elles ont pu le faire jadis, à rectifier, en matière de foi et de mœurs, l’enseignement hiérarchique. Elles gardent néanmoins un rôle immense dans l’œuvre d’illumination du corps mystique du Christ. Dans son Commentaire de Matthieu, XI, 13, saint Thomas, après avoir fait remarquer que les prophètes ont été envoyés pour confirmer la foi et pour redresser les mœurs, ajoute : « Aujourd’hui, la foi est déjà fondée, car les pro­ messes sont accomplies par le Christ. Mais pour ce qui est de redresser les mœurs, jamais la prophétie ne fait ni ne fera défaut ». Et dans la Somme : « Nulle époque n’a manqué de sujets doués de l’esprit de prophétie, non certes afin d’apporter quelque nouvelle doctrine de foi, mais afin de diriger la conduite des hommes »337. Les prophéties non hiérarchiques contribuent à orien­ ter la conduite des fidèles du corps mystique d’innom­ brables façons. Elles peuvent attirer l’attention du pou­ voir juridictionnel sur tel ou tel aspect du message chré­ tien et provoquer ainsi ses décisions spéculatives ou pratiques qui profiteront à toute l’Eglise : qu’on pense aux déclarations, consécutives à des grâces privées, et concernant le culte du Saint-Sacrement, ou du SacréCœur. Elles peuvent suggérer les initiatives les plus pré­ cieuses, qu’il appartient au pouvoir juridictionnel de contrôler, mais qu’il n’est pas de son ressort d’entre­ prendre ou qu’il néglige de susciter : qu’on pense aux grands fondateurs d’ordres religieux, aux grandes audaces missionnaires des Cyrille et des Méthode ou des François-Xavier, aux grandes intuitions intellectuelles d’un Augustin ou d’un Thomas d’Aquin338, à la mission 337. II-II, qu. 174, a. 6, ad 3. 338. «A l’image de son Maître, saint Thomas d’Aquin n'a reçu de son temps l’hommage visible des hommes qu’en un bref dimanche 432 II - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE si exceptionnelle de Jeanne d’Arc, à la « foi dans l’Esprit» que saint Paul énumère parmi les faveurs d’ordre charismatique et qui représente soit un don miraculeux de proposer les choses de la foi339, soit « l’in­ tensité de confiance en Dieu que l’Esprit donne momen­ tanément pour tenter une œuvre très difficile, jusqu’à la guérison surnaturelle ou le miracle » et « jusqu’à trans­ porter les montagnes w340. Elles peuvent soutenir les étapes d’une âme intérieure vers les sommets de la vie d’amour et concourir à produire dans l’Église de grandes saintetés qui l’éclaireront merveilleusement : qu’on pense aux grâces nettement extraordinaires données non seuledes Rameaux. Il n’a pas exercé d’influence sur les structures tempo­ relles de son époque. Si grande qu’ait été sa gloire, et si forte son influence dans l’Église, son œuvre n'a pas réussi de son temps, je dis à l'égard du mouvement de l’histoire et de la civilisation. Il est arrivé pour tirer du moyen âge une substance supratemporelle que le moyen âge n’a pas su utiliser, il a vécu à l’instant critique où la haute culture du moyen âge jetait ses derniers feux, après lui c’est la dissolu­ tion éclatante de la civilisation médiévale qui commencera. Son humanisme théocentrique était trop grand pour son temps. Il est per­ mis de penser que saint Thomas d’Aquin a été un saint prophétique, réservé aux temps à venir, et que c’est aux hommes d’aujourd’hui de préparer l'avènement de sa sagesse dans la culture, et de son huma­ nisme dans la cité... Après une nuit dont Dieu seul connaît la durée, et des renouvellements dont il connaît seul la profondeur, nous vou­ lons espérer qu’un nouvel âge chrétien de la culture, un âge d’huma­ nisme intégral surgira, et je crois, pour ma part, que la pensée de saint Thomas d'Aquin en sera l’âme, comme celle de saint Augustin a été l’âme de la chrétienté médiévale. » Jacques MariïAIN, « L’humanisme de saint Thomas d’Aquin », conférence lue à l’univer­ sité de Princeton, 25 avril 1941, et parue dans De Bergson à Thomas d'Aquin, New York, 1944, p. 268 [O. C., VIII, p. 173]. 339. « Accipitur pro sermone fidei, prout scilicet homo potest recte proponere ea quae fidei sunt. » S. THOMAS, Com. in I Cor., Xll, 9, lect. 2. « Qu un simple pêcheur abonde en paroles de sagesse et de science. » l-II, qu. 111, a. 4, ad 1. 340. E.-B. ALLO, Première épître aux Corinthiens, pp. 337 et 325. LA PERSONNALITÉ EFFICIENTE INSTRUMENTALE 433 ment à sainte Thérèse mais à presque (ce mot restrictif est-il même nécessaire ?) tous les grands contemplatifs. Saint Thomas n’a pas omis de signaler ce dernier aspect : «Le don de prophétie est donné à certains, tout ensemble pour l’utilité commune et pour l’illumination de leur propre cœur, et propter propriae mentis illustratio­ nem : ce sont ceux en qui la sagesse divine vient résider par la grâce sanctifiante, et quelle constitue à la fois amis de Dieu et prophètes, amicos Dei et prophetas eos consti­ tuit^. » c) Hiérarchie et prophétie Une brève parenthèse sur les rapports de la hiérarchie et de la prophétie. Il appartient à la hiérarchie, assistée nous l’avons dit par l’esprit de prophétie, de juger de l’authenticité des prophéties. Son devoir sera d’être pru­ dente et même défiante : « Mes bien-aimés, ne croyez pas à tout esprit, mais éprouvez les esprits, pour voir s’ils sont de Dieu, car plusieurs faux prophètes sont venus dans le monde» (I Jean, IV, l)342. Èlle pourra sembler, à vue superficielle, réfréner la prophétie, mais c’est en der­ nière analyse afin de l’éprouver et afin de pouvoir la consacrer. Tout l’effort de Paul au quatorzième chapitre de la première épître aux Corinthiens, est déjà de régle­ menter des manifestations que les Corinthiens rappor­ taient indistinctement à l’Esprit saint343. Toutes propor341. II-II, qu. 172, a. 4, ad 1. 342. Cf. I Thess., V, 19-21 : « N’éteignez pas l’Esprit. Ne méprisez pas les prophéties. Mais éprouvez tout et retenez ce qui est bon. » 343. Sur I Cor., XIV, 28 : « Au cas où il ny aurait pas d'interprète, qu’il se taise dans l’assemblée, et qu’il se parle à lui-même et à Dieu », le Père ALLO écrit : « Il faut donc reconnaître que Paul impose à la glos­ solalie publique des conditions prohibitives, à moins quelle ne résulte d’une vraie extase, causée par le vrai Saint-Esprit ; car Paul, pourrait-on dire, compte sur la complicité du ciel pour l’exclusion de 434 Il - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE rions gardées, on pourrait comparer l’attitude initiale de la hiérarchie à l’égard des phénomènes prophétiques, à l’attitude que l'âme doit prendre en présence de visions qui se proposent à elle comme surnaturelles, et qui, en fait, peuvent lui venir soit de l’imagination, soit du démon, soit de Dieu : en toute circonstance, dit saint Jean de la Croix, elle devra chercher Dieu dans la foi nue, il ne sera jamais offensé qu elle veuille le préférer à ses dons, et si la vision vient vraiment de lui, elle pro­ duira son effet, quoi qu’il en soit344. Nous avons rappelé que la hiérarchie elle-même est secourue par des grâces prophétiques. En certains domaines, qui importent avant tout, elle est infaillible, et son jugement est un bienfait dont le prix est inesti­ mable. En d’autres domaines, elle est faillible. Il lui arri­ vera d’achopper. Le cas de Jeanne d’Arc n’a pas été per­ mis en vain34\ La lumière qu’il répand traversera tous les siècles. Ce n’est pas la « sainte » Eglise qui désire le voiler. Au contraire, personne ne comprend aussi profondétout désordre, il sait que l’Esprit ne donnera son inspiration que si elle est utile à tous, par conséquent s’il y a un interprète dans la salle. » Sur I Cor., XIV, 29 : « Pour les prophètes, qu'ils soient deux ou trois a parler, et que les autres en jugent», le même auteur dit : «Ainsi Paul commence par limiter ces exercices, tout comme ceux des glossolales. Puis il exige que les autres, c’est-à-dire l’assistance, par la bouche de membres autorisés, par exemple des didascales, jugent et contrôlent ce qui a été dit. Cela n’est pas contraire à l’interdiction portée Didachè, XI, 7, de juger les prophètes ; car, dans cet écrit-là, il s’agit de prophètes déjà reconnus, et un contrôle assez sévère est pres­ crit. Il n'y a pas non plus lieu de croire avec J. Weiss que « les autres» soient seulement les autres prophètes ; c’étaient tous ceux qui avaient le discernement des esprits, principalement les chefs de l’assemblée. » Première épître aux Corinthiens, p. 370. 344. Subida del Monte Carmelo, lib. II, cap. XI, n° 5, dans Obras, édit. Silverio, Burgos, 1929, t. II, p. 107 ; trad. Lucien-Marie de S. Joseph, Paris, 1949, p. 164. 345. Ni le cas de Savonarole. LA PERSONNALITÉ EFFICIENTE INSTRUMENTALE 435 ment quelle, la parenté divine qui rapproche entre elles, pour leur mutuel soutien, les formes hiérarchiques et les formes extra-hiérarchiques de la prophétie. Car elles sont des manifestations de la royauté du Christ, destinées, aujourd'hui comme aux premiers siècles chrétiens, à illu­ miner de diverses manières la vie immense de son corps mystique. Ainsi, autour de la prédication du Sauveur, jadis accompagnée de signes et de prodiges, la prophétie de l’Eglise, appuyée parfois, notamment aux périodes d’ex­ pansion missionnaire, de grâces extraordinaires où l’on a pu voir comme une suite aux miracles de ΓÉvangile phénomènes de guérisons, voire de résurrections de mort, phénomènes de luminescence, de lévitation, de multiplication d’aliments, etc., - continue de tisser comme une vivante et divine couronne346. 346. Il faudrait signaler, mais cette fois au plan de l’histoire de la culture, non plus au plan du royaume de Dieu, des manifestations aux­ quelles la masse des hommes est extrêmement sensible, et que nous avons déjà proposé d’appeler des analogues naturels de 4z prophétie (cf. S. THOMAS, Il-II, qu. 172, a. 1). Nous voulons parler des intuitions divinatrices qui guident l’humanité dans les étapes qu’elle fait vers quelques grands progrès, vers quelques dépassements d’elle-même dans l’ordre des mœurs, dans l’ordre social, dans l’ordre de l’art et même de la science. Elles sont dues à des prédispositions naturelles et à des réus­ sites du génie qui apparaissent, à l’étage du temporel, comme une sorte de transposition et de réplique de ce qu’est, à l’étage chrétien, la voca­ tion surnaturelle. Depuis deux mille ans, c’est \'esprit de l’Eglise qui sti­ mule le plus souvent ces mouvements, mais ceux qui en sont porteurs ne sont pas toujours de ses enfants. Dans une étude sur « L’Église catholique et le progrès social », parue dans Raison et raisons, Paris, 1947, p. 300 [O.C., IX, p. 398], Jacques M/lRITAIN fait observer avec justesse, que « le christianisme est à l'œuvre dans la vie sociale des peuples selon deux modes d’action bien distincts». Il y a ce qu'on pourrait appeler « un mouvement à partir d'en bas, ce sont les germina­ tions naturellement produites au sein de la conscience profane et tem­ porelle elle-même, sous l’activation du ferment chrétien. Le philosophe de l’histoire constate que ce ferment s’est lui-même développé dans le 436 IV. L’influx sacerdotal ou cultuel du Christ Plus profondément encore que l’influx prophétique, l’influx cultuel du Christ va contribuer à la formation de son corps mystique. 1. Le pouvoir sacerdotal du Christ Ce n’est pas seulement comme roi-prophète, c’est encore comme prêtre que le Christ met sur l’Église l’em­ preinte de sa condition humaine. En effet, la plénitude de grâce créée versée dans la sainte âme du Christ, et qu’on appelle grâce capitale (gratia capitalis) parce quelle fait de lui, même considéré comme homme, la tête de l’Église qui est son corps, comporte, quand elle est entendue au sens large, trois privilèges majeurs, parmi lesquels il faut ranger, à côté de la royauté spirituelle sur toutes les intelligences, le pouvoir sacerdotal suprême54. monde sous des formes et dans des conditions très diverses. Le croyant attaché à une Église soucieuse d’orthodoxie — le catholique notamment - pense que dans cette Église seule le ferment évangélique s’est gardé inaltéré. Mais, sous des formes pures ou impures, orthodoxes ou hété­ rodoxes, c’est lui qui en fait, dans le bien et dans le mal, a soulevé l’his­ toire du monde profane... » A ce mouvement à partir d’en bas, où les catholiques ne tiennent pas toujours le rang qu’ils devraient tenir, appartiennent les analogués de la prophétie dont nous parlons. Et il y a un mouvement à partir d’en haut, qui « a sa source dans la doctrine offi­ cielle de l’Église, notamment dans les enseignements et les directions pratiques contenus dans les encycliques pontificales, et qui tout à la fois stimulent, orientent et contrôlent le mouvement à partir d’en bas ». A ce dernier mouvement se rattachent les motions prophétiques surnatu­ relles authentiques. Entre les deux plans du royaume de Dieu et de la culture, il y a place pour de nombreuses formes, plus ou moins pures, de la prophétie : qiïon pense à Kierkegaard, à Bloy, à Berdiaev. 347. Les SALMANTICENSES affirment que « c’est la même forme qui constitue le Christ prêtre et qui le constitue tête de l’Église ». Ils précisent que cette forme est la grâce habituelle, comme présuppo- LA PERSONNALITÉ EFFICIENTE INSTRUMENTALE 437 En raison de ce pouvoir exceptionnel, inconnu des âges antérieurs, qui résidait dans son intelligence ordon­ natrice, le Christ était en état d’abroger le culte de la loi ancienne, en disposant validement les actes essentiels du culte de la loi nouvelle, par lesquels dorénavant Dieu tiendrait avant tout, d’une part à être honoré par les hommes, et d’autre part à se communiquer à eux348. sant la grâce d’union, et pour autant quelle connotait une « ordina­ tion extrinsèque de Dieu députant le Christ comme prêtre». De incarnatione, disp. 31, dub. 1, n° 16, t. XVI, p. 338. On ne peut accepter cette manière de parler sans faire remarquer, au sujet de la grâce capitale : 1° quelle contenait en elle toutes les lumières prophé­ tiques données aux apôtres et à leurs successeurs ; 2° quelle habilitait le Christ à disposer validement le culte de la loi nouvelle ; 3° quelle vivifiait et sanctifiait toutes les actions du Christ. En sorte quelle ren­ fermait, sans doute dans une unité supérieure, les richesses que les hommes participent 1° par les grâces prophétiques, 2° par les carac­ tères sacramentels, 3° par la grâce sanctifiante. C’est pourquoi nous croyons pouvoir discerner légitimement dans la grâce capitale enten­ due au sens large, trois privilèges majeurs du Christ, trois formalités distinctes au moins virtuellement : sa royauté, son sacerdoce, sa sain­ teté (ou sa grâce capitale au sens strict). Le pouvoir sacerdotal du Christ se rattache au pouvoir d'excellence en vertu duquel le Christ pouvait faire passer sa vertu dans les sacrements, les instituer, se servir ou se passer d’eux, cf. S. THOMAS, III, qu. 64, a. 4. Nuno écrit juste­ ment : « Le caractère est appelé une participation du sacerdoce du Christ, parce qu’il est une participation du pouvoir d’excellence exis­ tant dans le Christ, » DlDACUS Nugno Cabezudo, In III, qu. 63, a. 3, Cologne, 1630, p. 89. 348. « Le sacerdoce, dans le Christ Seigneur, est ordonné à deux fins: 1° à communiquer les richesses divines aux fidèles... 2° à offrir les prières des fidèles à Dieu, en intervenant pour l’apaiser... Or, pour exercer ces deux actes du sacerdoce, il faut un pouvoir sacerdotal rési­ dant dans l’intelligence, et non pas dans la volonté ni dans l’essence de l’âme, oportet sacerdotium esse in intellectu et non in essentia animae, vel in voluntate. Cela apparaît davantage encore, si l’on remarque qu’il s’agit du sacerdoce chargé d’instituer le culte de la religion chré­ tienne. » Jean de Saint-Thomas, III, qu. 63 ; disp. 25, a. 4, n° 10, édit. Vivès, t. IX, p. 368. Et plus loin : « Si le sacerdoce du Christ relève de l’intelligence, le caractère sacramentel, participation de ce 438 Π - LE CHRIST TÈTE DE [.’ÉGLISE 2. Les caractères sacramentels sont des participations de ce pouvoir Les trois caractères sacramentels, les trois pouvoirs sacramentels du baptême, de la confirmation, de l'ordre, sont des dérivations, des empreintes du pouvoir sacerdotal suprême du Christ, déposées dans l’âme de ses fidèles. Elles leur apportent trois qualités ontolo­ giques, trois « puissances » d’un ordre nouveau, surnatu­ rel, qui viennent enrichir la puissance cognitive de leur âme349, pour les habiliter à accomplir d’une manière valide les actes de ce culte de la loi nouvelle inauguré par le Christ, destiné à se perpétuer tant que dureront les siècles et dont nous avons dit qu’il est l’axe de l’Eglise en pèlerinage dans le temps. « Il est manifeste, dit saint Thomas, que chaque caractère sacramentel est une empreinte particulière du Christ, au sacerdoce de sacerdoce, permettant d'accomplir ministériellement ce que le sacer­ doce du Christ accomplit principalement, relève aussi de l’intelli­ gence: étant une participation diminuée du sacerdoce du Christ, il doit se rattacher à la puissance à laquelle est rattaché le sacerdoce luimême du Christ». Ibid., n° 12, p. 369. Précisons que le Christ, comme prêtre, agissait à la fois à titre de cause principale quand il s’of­ frait à son Père, à titre de cause instrumentale quand il communiquait au monde les dons divins. 349. « Et ideo oportet quod character sir in cognitiva potentia animae...» S. THOMAS, III, qu. 63, a. 4, ad 3. Cf. JEAN DE SaINTThomaS: «Le caractère n’aide pas à mieux connaître le vrai ni à mieux aimer le bien, il n’est pas le principe de nos actions vitales. Il permet d’accomplir d’une façon valide, ministériellement et sacramentellement, des signes sensibles, traversés par une vertu spirituelle, protestatifs de la foi du Christ, issus du sacerdoce du Christ pour s’y subordonner. Et parce que le sacerdoce du Christ relève de l’intelli­ gence, ce qui mettra à meme de le servir, en usant des signes sacra­ mentels, devra résider dans l’intelligence du ministre. Le caractère a pour fin de parfaire pratiquement, non spéculativement, les actes de connaître, leur donnant la force d exercer validement leurs effets. » III, qu. 63 ; disp. 25, a. 4, n° 22, t. IX, p. 372. LA PERSONNALITÉ EFFICIENTE INS TRUMENTALE 439 qui les fidèles sont configurés par les caractères sacra­ mentels, qui ne sont autre chose que des participations du sacerdoce du Christ, dérivées du Christ lui-même, quaedam participationes sacerdotii Christi, ab ipso Christo derivatae»™. Grâce aux caractères sacramentels, l’Église avec ses prêtres et ses laïques est tout entière sacerdotale, tout entière engagée dans la célébration du culte mysté­ rieux, inouï, qui a été consommé en une fois sur la croix, non certes pour rester isolé, non certes pour exclure et pour stériliser d’avance toute participation ultérieure des hommes, mais au contraire, pour s’an­ nexer, pour s’incorporer et pour transfigurer l’hommage cultuel des générations futures, au fur et à mesure de leur arrivée à l’existence. 3. Ils dérivent du Christ de deux façons Comprenons bien de quelle manière les caractères sacramentels dérivent du sacerdoce du Christ. Dans l’ordre de la causalité efficiente et de la production, c’est la Trinité tout entière qui use du pouvoir sacerdotal du Christ comme d’un instrument (conjoint au Verbe), pour imprimer dans l’âme des fidèles les caractères sacra­ mentels : et de la sorte, les caractères sacramentels déri­ vent du pouvoir sacerdotal du Christ, tout comme les autres dons de la grâce, en ce sens qu’ils en sont l’effet, effective, instrumentaliter. Mais ce qui est alors donné aux fidèles, ce qui est produit en eux, c’est une certaine configuration, une certaine ressemblance avec le sacer­ doce du Christ : et pour autant les caractères sacramen­ tels dérivent du pouvoir sacerdotal du Christ d’une 350. III, qu. 63, a. 3. 440 Π - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE façon particulière, comme d une cause exemplaire, parti­ cipative et exemplarités3^. 4. Ils ne sont que des puissances instrumentales Il faut insister ici sur un aspect du caractère sacramen­ tel. C’est, dit saint Thomas, « une puissance spirituelle ordonnée aux choses du culte divin », mais une puis­ sance seulement « instrumentale ». Le caractère sacra­ mentel, en effet, convient aux ministres de Dieu ; mais le ministre agit par manière d’instrument ; en sorte que le caractère, tout en étant vraiment une « qualité » de l’ordre surnaturel, ne peut être appelé une «puissance» qu’imparfaitement, « reductive »3>2. Il est incapable d’ha­ biliter les hommes à poser validement par eux seuls les actes du culte chrétien. Il les habilite seulement à jouer un rôle ministériel, instrumental, par rapport à une acti­ vité cultuelle à produire ou à recevoir, activité dont le principe viendra de plus haut qu’eux. Suivant une comparaison de Jean de Saint-Thomas, l’homme marqué par le caractère sacramentel et l’homme qui en est dépourvu sont, par rapport à Dieu et au Christ, ce que sont, dans notre main, une plume déjà trempée dans l’encre et une plume encore neuve3· 3. L’initiative des actes du culte chrétien, bien qu’en un sens elle parte de nous, car nous posons ces actes à volonté, part secrètement de plus haut. Elle vient avant tout de la divinité elle-même, qui agit comme cause351 353 352 351. Jean de Saint-Thomas, III, qu. 63 ; disp. 25, a. 3, nw 3 et 4, t. IX, p. 366. 352. S. Thomas, III, qu. 63, a. 2. Selon Jean de Saint-Thomas, III, qu. 63 ; disp. 25, a. 2, n“ 165-166, t. IX, p. 360, le caractère est qualité directe et per se, mais il n’est puissance que reductive. 353. Ill, qu. 63 ; disp. 25, a. 2, n° 144, t. IX, p. 356. LA PERSONNALITÉ EFFICIENTE INS TRUMENTALE 441 principale ; et elle vient du Christ, qui agit comme une cause instrumentale conjointe à la divinité354. 5. Le Christ doit sans cesse les actualiser Il s’ensuit que le Christ intervient dans son Église non seulement pour imprimer en elle les caractères sacramen­ tels, qui sont une ressemblance permanente bien qu’af­ faiblie de son sacerdoce ; mais encore pour actualiser, par des motions cultuelles transitoires, les divers caractères sacramentels et les porter à produire leur effet355. Le culte qu’il a accompli, seul en une fois au temps de sa vie mortelle, il continue de l’étendre incessamment à son Eglise, par le ministère des hommes, qu’il incorpore ainsi à son activité cultuelle soit activement, en vue de la pro­ duire, soit passivement, en vue de la recevoir356. L’aspect passif prévaut dans le caractère baptismal, qui permet de recevoir validement les autres sacrements d’une façon 354. « Le caractère est une puissance instrumentale qui agit en tant que mue par le Christ. » Ibid., n° 110, t. IX, p. 348. 355. «A proprement parler, le caractère ne confère pas la vertu et l’activité instrumentales..., car le ministre a besoin, en plus du carac­ tère, d’une motion élevante instrumentale. Mais le caractère est une réalité permanente laquelle rend connaturelle et normale (débita) pour l’âme la motion instrumentale qui concourt à produire les effets sacramentels.» JEAN DE SAINT-THOMAS, III, qu. 63; disp. 25, a. 2, n° 51, t. IX, p. 334. Le caractère sacramentel ne permet pas à l’homme d’agir en cause principale. Il est une qualité permanente, qui rend l’homme apte à recevoir connaturellement et normalement, à la manière d’un instrument, mais d’un instrument libre pouvant agir à volonté, le concours instrumental qui aboutit aux effets sacra­ mentels. Ibid., n° 122 ; cf. n° 144, t. IX, pp. 350 et 356. 356. « Character est potentia competens ministris sacramento­ rum, ut solum ministerialiter concurrant ad illa, sive passive, sive active. » Ibid., n° 17, t. IX, p. 328. 442 Π - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE ministérielle1· . L'aspect actif prévaut dans le caractère de l'ordre qui autorise, en agissant sous la motion du Christ à la manière d'une cause instrumentale séparée, de conférer les autres sacrements3·8. Mais le Christ est, au 357. Si nous comprenons bien Jean DE SAINT-THOMAS, dont le texte est d’ailleurs assez altéré dans l’édition Vivès, le caractère baptis­ mal permet de recevoir les autres sacrements d’une façon ministérielle pour trois raisons: 1° parce qu'il donne de formuler validement l’in­ tention requise pour les recevoir, est autem sacramentaliter recipere, cum debita intentione... recipere; unde non est pure principaliter reci­ pere, n° 181, t. IX, p. 364; 2° parce qu’il rend apte à recevoir les caractères de confirmation et d’ordre, qui autoriseront à agir ministériellement, datur illa potentia passiva ut tamquam minister se habeat... in recipiendis his quae ad ministerialiter se habendum pertinent... ; non constituit hominem ut connaturaliter suscipiat..., sed ut ministerialiter suscipiat, seu in ordine ad exercendum opus ministerialiter, n° 181, p. 364 ; 3° parce que, moyennant lui, les motions imprimées par les autres sacrements peuvent être reçues éventuellement jusque dans la substance même de l’âme, non ut (character) tamquam principale susceptivum se habeat, n° 181 ; etiam in suscipiendo ministerialis causa est, n° 182, p. 364 ; ut sit potentia susceptiva, non requiritur quod sacra­ mentum in ea suscipiatur, sed ratione illius in toto homine suscipiatur, n° 133, p. 353. Nous avons dit éventuellement en pensant aux grâces sacramentelles qui sont reçues dans la substance de l’âme ; car, pour les caractères de confirmation et d’ordre, on peut les considérer comme reçus dans le caractère baptismal lui-même, n° 134 : ainsi fait E MARIN-SOLA, O. P., Proponitur nova solutio ad conciliandam causalitatem physicam sacramentorum cum eorum reviviscentia, Fribourg, 1925, p. 9. 358. Le caractère de Pordre est principalement actif. Mais il ne l’est pas purement. Il est encore passif, puisque les ordres inférieurs dispo­ sent à recevoir les ordres supérieurs. Même la consécration épiscopale apparaît, dans l’ensemble, comme le soutien normal du pouvoir juri­ dictionnel. Il est clair que le caractère de la confirmation est à la fois passif, puisqu’il dispose à recevoir l’ordre ; et actif, puisqu'il donne de confesser la foi non pas seulement comme fidèle, mais comme ministre du Christ, cf. JEAN DE SAINT-THOMAS, III, qu. 63 ; disp. 25, a. 2, n° 153, t. IX, p. 358. Mais comment faut-il considérer le carac­ tère baptismal ; Jean de Saint-Thomas le regarde comme purement passif. En conséquence, il soutient que le mariage chrétien résulte LA PERSONNALITÉ EFFICIENTE INSTRUMENTALE 443 vrai, le prêtre unique, dont ceux qui portent ce nom ne sont que les ministres : c’est lui, plutôt qu’eux, qui, à tra­ vers eux, continue de baptiser3’9, de consacrer l’eucharisnon pas d’un acte sacré, actio sacra, mais d’un simple contrat naturel, contractus naturalis, et qu'il ne préexige, chez les époux, aucune puis­ sance active, mais que la seule puissance passive du caractère baptis­ mal, n04 95 et 100, pp. 345 et 346. Il nous semble plutôt que le caractère baptismal est principalement passif, mais pas uniquement. Nous le regardons notamment comme actif dans le sacrement de mariage, dont les époux sont ministres, et où ils ont, comme baptisés, un rôle actif dans la conclusion d’un contrat élevé à la dignité de sacrement de la loi nouvelle. Nous croyons encore qu’il est actif en permettant aux baptisés, à la différence des catéchumènes, de s’unir limrgiquement à l’offrande du sacrifice de la messe. En effet, dans le sacrifice de la croix, élevé au-dessus du temps et que la messe nous rend présent, le Christ agit à la fois comme cause seconde et comme instrument conjoint à la divinité. Il agit comme cause principale seconde pour s’ofifrir au Père céleste. Et il agit comme cause instrumentale (conjointe) pour surélever l’offrande des hommes, pour l’attirer et l’incorporer à la sienne. Cette action instrumentale se fait selon deux lignes parallèles. D’abord selon la ligne morale de la venu de religion, où les hommes auront à réagir comme des causes principales secondes, vivifiées par l’influx sanctifiant du Christ, afin de s’unir à son offrande en tant que méritoire, satisfactoire, rédemp­ trice. Et en même temps selon la ligne cultuelle du caractère sacra­ mentel, où d’une part les prêtres et d’autre part les confirmés et les baptisés auront à réagir comme des instruments (séparés), actualisés par l’influx sacerdotal du Christ, afin de s’unir liturgiquement à son offrande en tant que sacrificielle. Ainsi ce qui arrive à nous dans la messe, c’est l’action du Christ, agissant comme cause instrumentale conjointe à la divinité, non seulement pour transsubstantier le pain et le vin, non seulement pour remplir nos cœurs de ses grâces sancti­ fiantes, mais encore pour soulever jusqu’à lui notre offrande, dans la ligne morale et dans la ligne cultuelle, et pour l’incorporer à l’of­ frande de sa croix. Nous attachons une grande importance à ces dis­ tinctions pour expliquer comment peut se réaliser l’unité numérique, par-dessus l’écoulement du temps, du sacrifice de la croix et du sacri­ fice de la messe. 359. « Il est dit du Seigneur, avant sa passion, qu'z/ baptisait plus que Jean (Jean, IV, 1), et aussi que c’était non pas lui mais ses disciples 444 Π - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE rie, d'absoudre. Même s’ils sont indignes, les actions cul­ tuelles n’en sont pas affectées et elles continuent de remonter au Christ comme à une cause instrumentale d’un ordre exceptionnel360. 6. Comment les caractères sacramentels nous ratta­ chent aux personnes divines Le pouvoir sacerdotal du Christ est un des trois privi­ lèges majeurs de la grâce capitale, prise au sens large, et créée par la Trinité tout entière. Les caractères sacramentels, qui sont des émanations affaiblies, des ressemblances, des participations ministé­ rielles de ce pouvoir sacerdotal, font de nous, pour autant, des « membres de la famille du Christ », des «membres de la religion chrétienne»361. Ils sont, eux aussi, produits par la Trinité tout entière, usant cette fois qui baptisaient (IV, 2). C’était lui et ce n’était pas lui. C’était lui par la puissance, c’étaient eux par le ministère. Ils apportaient leurs services pour baptiser, mais la puissance de baptiser restait dans le Christ... Je ne crains ni l’adultère, ni l’ivrogne, ni l’homicide, car j’écoute la colombe qui me dit : c’est lui qui baptise (1, 33). » Saint AUGUSTIN, In Joan. Evang.y tract. 5, n° 18. 360. «Si le ministre agit avec péché et indignité cela ne remonte pas jusqu’au Christ, non refunditur id in Christum, mais s’arrête à la malice du ministre ; car, en actualisant le caractère, le Christ meut le ministre non à bien agir, bene, mais à communiquer le bien, bonum. » Jean de Saint-Thomas, III, qu. 63 ; disp. 25, a. 2, n° 110, t. IX, p. 348. 361. Ce sont les mots de CAJETAN, in III, qu. 69, a. 10, n° IV, opposant le caractère du baptême, qui nous fait membres de la famille du Christ, à la grâce du baptême, qui nous fait enfants d’adoption. Nous dirons plus loin que la grâce baptismale nous fait membres de la famille du Christ (dans la ligne morale) plus intimement encore que le caractère baptismal (dans la ligne cultuelle). LA PERSONNALITÉ EFFICIENTE INSTRUMENTALE 445 de l’humanité du Christ comme d’un instrument conjoint. Le Christ, en tant que prêtre, agit suivant la ligne cul­ tuelle, dont nous nous occupons ici exclusivement362, de deux manières. D’une part, dans l’ordre de la médiation ascendante, il agit comme cause principale pour s’offrir au Père en un véritable sacrifice sur la croix. D’autre part, dans l’ordre de la médiation descendante, il agit comme cause instrumentale conjointe pour communi­ quer rituellement aux hommes les dons divins : c’est ainsi qu’après avoir produit en nous les caractères sacra­ mentels, qui sont des puissances ministérielles, il les actualise ultérieurement par ses motions. Dans ce cas, la responsabilité des actions et des œuvres rituelles (bapti­ ser, consacrer l’eucharistie, absoudre, etc.) remonte pro­ chainement sans doute à l’humanité du Christ (person­ nalité efficiente instrumentale de l’Église), mais ultime­ ment jusqu’à la Trinité, jusqu’aux trois personnes divines, qui meuvent ensemble l’humanité du Christ à produire ces effets rituels. C’est Dieu qui, par le Christ, actualise les caractères sacramentels déposés en nos âmes. Or, les caractères sacramentels ne nous sont pas attri­ bués seulement pour nous faire participer à la médiation cultuelle descendante, où nous sommes admis à recevoir ou à transmettre sacramentellement des dons divins. Ils nous sont attribués pour nous faire participer en outre à la médiation cultuelle ascendante, afin de nous permettre de participer à notre tour au sacrifice de la loi nouvelle. La motion qui vient de la Trinité, à travers le sacerdoce du Christ, en vue d’actualiser, précisément sous ce deuxième aspect, les caractères sacramentels, aura donc pour résultat d’incorporer dynamiquement notre 362. Il faudrait parler semblablement de l’action exercée par le Christ sauveur, dans la ligne de la grâce et de la charité. 446 H - LE CHRIST TÈTE HE L’ÉGLISE offrande liturgique à la grande offrande sacrificielle du Christ en croix. Ainsi une motion physique élevante vient rattacher notre offrande cultuelle instrumentale à l'offrande cul­ tuelle principale, théandrique, que le Christ a faite à Dieu sur le Calvaire, alors qu'il agissait comme cause principale seconde, dans l’ordre de la médiation ascen­ dante363, posant une action dont le sujet d’attribution était non pas la Trinité tout entière, mais uniquement le Verbe, à l'exclusion des deux autres personnes divines. Notre offrande liturgique est, de la sorte, soulevée, instrumentalement, physiquement, jusqu’à l’offrande litur­ gique, entitativement finie et créée mais infinie en dignité, faite par le Christ en tant que prêtre; elle est soudée accidentellement, dynamiquement - devenant, si l’on ose dire, quasi théandrique — à son offrande qui est théandrique, et qui doit être attribuée en propre au Verbe, personnalité mystique rédemptrice de toute l’Eglise. Dans l’ordre de la médiation ascendante364, qui n’est cependant pas l’ordre suprême - c’est l’ordre de la demande et de la supplication (et même, envisagé sous l’aspect particulier de la validité du culte chrétien, et non 363. Nous savons que le Christ agit comme cause (principale) morale dans l’ordre de la médiation ascendante ; et comme cause (ins­ trumentale) physique dans l’ordre de la médiation descendante. Toutefois, nous évitons d’employer ici le mot moral (opposé à phy­ sique), car nous lui avons donné un sens différent en opposant, dans les lignes qui précèdent, l’aspect cultuel (validité) à l’aspect moral (sainteté). Dans l’ordre de la médiation ascendante, le Christ agit comme cause principale (morale) à la fois dans la ligne cultuelle de la validité et dans la ligne morale de la grâce ; de même, dans l’ordre de la médiation descendante, il agit comme cause instrumentale (phy­ sique) à la fois dans ces deux lignes. 364. Dans 1 ordre de la médiation descendante, les motions qui produisent et qui actualisent le caractère viennent de la Trinité tout entière. LA PERSONNALITÉ EFFICIENTE INSTRUMENTALE 447 sous l’aspect plus large de la charité et de la grâce), ce n’est pas l’ordre de la réponse et de l’exaucement -, c’est au Verbe que nous sommes ultimement rattachés, par une chaîne à deux liens successifs : le premier étant le lien accidentel qui nous unit au pouvoir sacerdotal créé du Christ ; le second étant le lien hypostatique qui unit ce pouvoir sacerdotal au Verbe même. De ce point de vue, il est juste de dire que nous entrons dans la société des divines personnes par le Verbe, que nous a donné le Père et qui nous envoie l’Esprit365. 365. Le caractère sacramentel nous configure au pouvoir sacerdo­ tal du Christ et nous rattache ainsi au Verbe, à qui ce pouvoir appar­ tient. On parlerait de la même façon de la grâce sacramentelle : elle nous configure à la grâce capitale du Christ et nous rattache au Verbe, à qui cette grâce appartient. Nous ne croyons donc pas qu’il soit exact d’opposer le caractère sacramentel à la grâce sacramentelle en disant que le premier nous configure directement au Verbe et que la seconde nous configure directement à la nature divine. 1° Considérée dans sa réalité entitative et du côté de son enracine­ ment dans le sujet, aucune œuvre ad extra ne saurait nous configurer à l'une des personnes divines plutôt qu’aux deux autres autrement que par appropriation. L’humanité du Christ, étant une œuvre « ad extra», ne peut donc ressembler au Verbe plutôt qu’au Père ou à l’Esprit que par appropriation. Elle porte l’empreinte de toute la nature divine. Si elle appartient spécialement au Verbe, ce n’est pas par voie de confi­ guration, c’est par voie d’union hypostatique. Il en sera de même du pouvoir sacerdotal et de la grâce du Christ. Rien n’empêche, avec JEAN de Saint-Thomas, d’approprier le caractère au Verbe : « Le caractère est une qualité dérivée en nous de deux manières distinctes. Ejficiemment, il vient de la Trinité tout entière. Participativernent et exemplairement il nous configure d’une manière spéciale au Christ en tant que prêtre. Ainsi le caractère est approprié davantage au Christ qu’au Père et à l’Esprit saint, magis appropriatur character Christo, quam Patri aut Spiritui sancto. Car bien qu’il soit produit par toute la Trinité, ce qui est produit par elle, c’est une certaine participation et une puissance ministérielle du sacerdoce du Christ. Sous cet aspect, c’est un caractère du Christ, un caractère dérivant du Christ... Le caractère relève de la Trinité efficiemment, et il relève du Christ participativement et exemplairement. » III, qu. 63 ; disp. 25, a. 3, n°* 3 et 4, 448 Π - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE Suite de la note 365 : t. IX, p. 366. Il est vrai qu’au même endroit Jean de Saint-Thomas paraît aller plus loin que la simple appropriation : « Et parce que le pouvoir sacerdotal du Christ lui vient de ce qu'il est uni hypostatiquement au Verbe, sous cet aspect le caractère nous configure plus spécialement au Verbe et au Christ qu’au Père et à l’Esprit saint, bien qu’il soit produit par eux tous, habet specialius esse character configura­ tions Verbi et Christi, quam Patris aut Spiritus sancti, licet ab omnibus producatur. » Mais tout ce qu’il enseigne ailleurs du caractère nous invite à entendre cette « configuration spéciale au Verbe » comme une simple appropriation. On dirait pareillement que, puisque la grâce capitale résulte du fait que le Christ est uni hypostatiquement au Verbe - Jean de Saint-Thomas vient de rappeler, en effet, deux lignes plus haut, n° 2, que le Christ est prêtre parce qu’il a la grâce capitale, étant uni personnellement au Fils de Dieu, — il en faut conclure que ceux qui participent à la grâce du Christ sont configurés plus spécia­ lement au Verbe qu’au Père et à l’Esprit saint : ce qui ne serait vrai, dans l’ordre entitatif, que par appropriation. Avant Jean de SaintThomas, N UNO avait écrit : « Le Père et l’Esprit saint ne possèdent pas [hypostatiquement] de puissance instrumentale, aussi le caractère nous assimile plus spécialement au Christ Seigneur qu’au Père et à l’Esprit saint... Le Christ est vraiment et proprement prêtre. Le Père et l’Esprit saint ne sont pas proprement prêtres. Aussi, par la puis­ sance du caractère, c’est au Christ Seigneur que nous sommes assimi­ lés spécialement... Sans doute la production efficiente du caractère est premièrement l’œuvre de Dieu et elle est commune à toute la Trinité ; cependant le caractère suppose une ordonnance formelle au Christ Seigneur, non au Père et à l’Esprit. Car il y a dans le Christ Seigneur une puissance instrumentale à laquelle notre caractère res­ semble univoquement. C’est ainsi que les opérations de l’humanité du Christ, qui sont, par rapport au mystère de la Trinité, des opéra­ tions ad extra, ont, en raison de l’union hypostatique, un ordre spé­ cial au Fils de Dieu, à l’exclusion du Père et de l’Esprit. » In III, qu. 63, a. 3, p. 89. On le voit, ce que Nuno rapporte spécialement au Verbe, c’est non seulement le pouvoir sacerdotal du Christ, ce sont encore ses opérations et par conséquent la grâce qui les vivifie. (Notons qu’entre le pouvoir sacerdotal du Christ et notre caractère, la ressemblance est analogue, non univoque.) En restant au point de vue de la réalité entitative, la seule route par laquelle nous puissions joindre le Verbe à l’exclusion du Père et de 1 Esprit, nous parait être celle d’une union à l’offrande, au sacrifice 449 V. L’influx sanctifiant du Cfirist Plus encore que sa royauté spirituelle sur les intelli­ gences, plus encore que son pouvoir sacerdotal ordonna­ teur du culte nouveau, c’est la vertu sanctifiante du Christ qui constitue son privilège suprême comme tête de tout le corps mystique. Le Christ est non seulement roi, il est non seulement prêtre, il est encore saint de la sainteté de Dieu. Dans l’ordre de la médiation descen­ dante366, il est ainsi trois fois sauveur de son Église. Il la sauve d’abord comme roi, en l’illuminant des rayons de la prophétie. Il la sauve encore comme prêtre, en la ren­ dant toute consacrée en vue de la célébration du culte de la loi nouvelle. Il la sauve surtout comme saint de la de l’humanité du Christ, laquelle, avons-nous dit, est configurée à toute la divinité, mais unie hypostatiquement au Verbe seul. Les actes de la médiation descendante du Christ ont pour principe la Trinité tout entière. Par conséquent, l’unique voie qui puisse en quelque manière nous relier au Verbe seul, est celle d’un rattachement aux actes de la médiation ascendante du Christ, lesquels sont attribuables exclusivement au Verbe. Si donc le caractère sacramentel est capable de nous unir de quelque façon au Verbe seul, c’est en tant qu’il nous fait entrer dans la médiation ascendante du Christ, sous l’aspect cultuel. Mais la grâce sacramentelle nous y fait entrer, elle aussi, sous l’aspect méritoire. En sorte qu’on ne saurait chercher dans le caractère le secret d’un genre de configuration au Verbe que la grâce du Christ serait incapable de conférer. 2° Il appartiendra non pas au caractère, mais à la grâce seule, et cette fois dans l’ordre de la réalité intentionnelle et du côté de l’objet auquel elle se référé, de pouvoir s’élever jusqu’aux trois personnes divines telles qu’elles sont en elles-mêmes. Le caractère est un pouvoir de l’intelligence pratique ordonné au culte. La grâce au contraire pénètre la substance de l’âme ; elle est ordonnée à la vision immédiate de la Trinité, c’est-à-dire à la vision des trois personnes en tant que réellement distinctes l’une de l’autre. 366. Dans l’ordre de la médiation ascendante, il la sauve par une supplication dont la dignité est infinie et dont la valeur est à la fois rituelle et méritoire. 450 Π - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE sainteté divine, en la remplissant de sa grâce, de sa cha­ rité, de sa sagesse367. C’est en agissant comme cause instrumentale, sous une motion élevante de la divinité, que l’humanité du Christ produit la grâce en nous ; ce n’est pas en agissant comme cause principale, car la grâce du Christ, étant de même espèce que la nôtre, ne saurait avoir par elle seule le pouvoir de causer physiquement la grâce dans les autres368369 . Et il est vrai que la loi générale de l’effet est de ressembler non à la cause instrumentale, mais à la cause principale ; cependant, l’humanité du Christ est une cause instrumentale à part, conjointe à la divinité, excel­ lentissima^, qui possède en elle d’une manière éminente tous les dons de grâce quelle communique aux hommes, et qui met ainsi l’empreinte de sa ressemblance sur tout ce quelle touche. Essayons tout d’abord de déterminer les caractères particuliers que la grâce créée revêt dans le Christ luimême, afin de pouvoir saisir plus aisément de quelle manière, en se communiquant à partir de lui, elle va transformer son corps mystique, qui est l’Église. 367. C'est principalement à propos de la grâce sanctifiante que saint Thomas traite de l'influx du Christ sur son Église, et c’est à propos d’elle qu’il pose expressément dans la Somme la question de savoir si le Christ peut être appelé tête de l’Église, III, qu. 8. On remarquera que nous rattachons à l’activité sanctifiante du Christ les lumières intérieures de la vertu théologale de foi et celles des dons du Saint-Esprit. Notons, en conséquence, que, dans les mots de saint Jean, 1, 14, sur le Christ « plein de grâce et de vérité», la vérité peut se rapporter soit aux lumières prophétiques dispensées par le Christ roi, soit aux lumières sanctifiantes du Christ sauveur. 368. Jean de Saint-Tho.mas, III, qu. 13 ; disp. 15, a. 4, n° 45, t. VIII, p. 460. 369. Ibid., n° 49, p. 461. 451 1. Les trois modes premiers et fondamentaux QUE LA GRÂCE CRÉÉE OFFRE DANS LE CHRIST: ELLE EST CONNATURELLE, PLÉNIÉRE, FILIALE La grâce créée était donnée au Christ comme une richesse qui lui était connaturelle. Saint Thomas écrit qu’« il faut concevoir la grâce habituelle du Christ non pas comme antérieure à l’union hypostatique, mais comme résultant d’elle à la manière d’une propriété naturelle, sicut quaedam proprietas naturalis. Et c’est pourquoi Augustin dit que la grâce est en quelque sorte naturelle à cet homme qui est le Christ »370371 . Ce n’est pas, 372 à parler d’une façon rigoureuse, que la grâce habituelle puisse résulter activement de l’âme du Christ, comme l’immortalité de notre âme résulte de sa spiritualité, à la manière d’une propriété3 1 ; mais l’humanité du Christ assumée par le Verbe était, de ce fait, impeccable, for­ mellement sanctifiée, et elle devenait par suite le sujet proportionné et connaturel de la sainteté habituelle, à la manière dont l’air diaphane est apte à recevoir la lumière, ou dont l’intelligence angélique est apte à rece­ voir les espèces infuses3 2. La grâce créée était enracinée 370. III, qu. 7, a. 13, ad 2. Saint AUGUSTIN explique dans [Enchiridiony n° 12, cap. XL, pourquoi le Christ, né de la Vierge, “vient, selon Mt., I, 20, de l’Esprit saint » : « Dès qu’il a pris la nature humaine, la grâce a été en quelque sorte naturelle à cet homme que ne pouvait toucher aucun péché. Et si cette grâce devait être signifiée par l’Esprit saint, c’est qu’en propre l’Esprit saint est Dieu en telle sorte qu’on l’appelle aussi le Don de Dieu. » 371. L’opinion d’une connaturalité active, suivant laquelle l’hu­ manité du Christ causerait positivement la grâce créée comme une propriété, comme une propria passio y est celle de Medina, de Nuno, et au début celle de Jean DE SAINT-THOMAS, III, qu. 62 ; disp. 24, a. 2, n° 21, t. IX, p. 289. 372. Cette opinion d’une connaturalité passive, suivant laquelle l’humanité du Christ est un sujet merveilleusement apte à recevoir la 452 II - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE dans la sainte aine du Christ comme dans une terre d'élection, non comme dans une terre étrangère ; elle s’y trouvait comme dans sa propre patrie, non comme en exil. Nous pourrons dire, en conséquence, non seule­ ment que la grâce est comme due à l’Eglise du fait quelle est le corps du Christ, en sorte qu’il est impos­ sible qu elle en soit jamais privée. Nous devrons dire encore que la grâce du Christ, quand elle se diffuse par le contact des sacrements à travers son corps mystique, s’y enracine avec tant de profondeur, qu’il devient pour elle comme une terre connarurelle. La grâce créée du Christ était encore plénière. Selon saint Thomas, la grâce habituelle du Christ, bien quelle soit finie en tant que réalité créée, doit être regardée comme infinie dans la ligne de la grâce, en ce sens quelle résume en elle tout ce que veut dire le mot de grâce. Elle est infinie à la fois intensivement, du fait quelle atteint d’emblée le plus haut niveau que la sagesse divine, dans le plan actuel du monde, ait fixé pour la grâce : « nous avons vu sa gloire, gloire comme d’un Fils unique du Père, plein de grâce et de vérité» Qean, I, 14) ; et extensivement, du fait quelle se comporte à la manière d’un principe universel par rapport à tous les êtres qui sont dans la grâce, étendant son influence à tous les effets de la grâce : « de sa plénitude (plérome) nous avons tous reçu, et grâce après grâce » (Jean, I, 16) ; il a plu à Dieu « de faire habiter en lui tout le plérome, et de réconcilier par lui toutes choses en lui (en le Christ), celles qui sont sur la terre et celles qui sont dans les cieux, en faisant la paix par le sang de sa croix» (Col., I, 19-20). On dirait pareillement que la lumière, bien quelle soit finie par essence, serait infinie, si elle grâce créée, est celle qu’adopte définitivement JEAN DE SaINTTHOMAS, III, qu. 7 ; disp. 9, a. 3, n0* 6-11, t. VIII, p. 242. LA PERSONNALITÉ EFFICIENTE INSTRUMENTALE 453 pouvait exister à l’état pur, car elle rassemblerait alors en elle tout ce qui est signifié par le nom de lumière, dépas­ sant en éclat toutes les clartés participées et soutenant chacune d’elles par sa vertu5'3. Du fait que la grâce du Christ est plénière, quelle est un principe universel par rapport à tous les effets et à toutes les modalités de la *râce, nous pourrons affirmer que lorsqu’elle est reçue de a manière la plus intime qui soit ici-bas possible, c’est-àdire par le contact des sacrements, elle communique une richesse et une vigueur merveilleuses au corps mystique, le vivifiant dans ses profondeurs, et lui donnant le pou­ voir de recomposer sans cesse au cours du temps la simi­ litude de la sainteté et de la vie du Christ374. Enfin, la grâce créée du Christ était filiale. Elle était la grâce du Fils unique du Père, elle était comme un effet de la filiation éternelle dans l’âme du Christ375. Nous touchons ici un point important. Si le Christ, si le Messie promis à l’humanité avait été non pas le Fils de Dieu, mais le Père ou l’Esprit saint, si, au lieu de la seconde personne, la première ou la troisième s’était incarnée, la grâce créée qui aurait rempli l’âme du Christ n’eût pas été en lui moins « connaturelle », ni moins «plénière». Mais eût-elle été «filiale» exactement comme elle l’est dans le Verbe fait chair ? En se commu­ niquant aux hommes, elle eût certes fait d’eux des fils, des enfants d’adoption ; mais eussent-ils été fils exacte­ ment de la façon dont ils le sont devenus par l’incarna­ tion du Fils de Dieu ? La réponse à faire à ces questions est sans aucun doute délicate. Cependant, c’est elle qui 373. III, qu. 7, a. 9 à 12. Cf. Jean de Saint-Thomas, III, qu. 7 ; disp. 9, a. 2, nw 1-9, t. VHI, pp. 236-238. 374. Cf. Jean de Saint-Thomas, III, qu. 62; disp. 24, a. 2, n°22, t. IX, p. 289. 375. « Est quidam effectus filiationis naturalis in anima Christi. » S.Thomas, III, qu. 23, a. 4, ad 2. 454 H - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE décidera de la manière dont on rattachera l’Église aux trois personnes divines et au mystère de l’incarnation; quelle quelle soit, elle influencera secrètement tout le traité de l’Église. 2. En quel sens la grâce qui nous vient du Christ EST-ELLE FILIALE T C’est le Fils éternel du Père, pure relation au Père qui l’engendre, qui a pris chair, communiquant la filiation éternelle à la chair qu’il assumait, en sorte que, même considéré dans son humanité, le Christ est fils de Dieu par nature, non par adoption. La filiation, dit saint Thomas, convient en propre à la personne, à l’hypostase, non à la nature, elle est une propriété personnelle. Or, il n’y a dans le Christ pas d’autre personne, pas d’autre hypostase que l’incréée, suivant laquelle il est fils par nature, et c’est pourquoi même comme homme, secun­ dum quod homo, le Christ est fils de Dieu par nature. Prétendre qu’il soit fils de Dieu par adoption reviendrait au fond à poser en lui, outre la personne divine, une per­ sonne humaine3 6. En effet, c’est un principe évident, et de plus consacré par le concile de Francfort3 7, que l’adopté doit être une personne étrangère ; et comment le Christ, le Verbe fait chair, serait-il par rapport à Dieu, 376. Ill, qu. 23, a. 4. 377. Le Sacrosyllabus, rédige par saint PAULIN d’AqüILÉE et approuvé par le concile de Francfort, en 794, consacrait, dans son chapitre vin, le grand principe de l’extranéité: Adoptivus dici non potest, nisi is qui alienus est ab eo a quo adoptari desiderat. E. Portalîé, «Adoptianisme, nouvelles controverses depuis le XIVf siècle »>, dans le Diet, de ThéoL Cath., col. 420. Cf. H. QUILLIET, «Adoptianisme au VHP siècle», op. oit., col. 406. Voir aussi Denz., n°* 309-314, 344, 462. LA PERSONNALITÉ EFFICIENTE INSTRUMENTALE 455 une personne étrangère ? Ainsi, « le Verbe, unique per­ sonne en Jésus-Christ, garde dans son humanité sa pro­ priété inaliénable de fils naturel du Père. C’est là précisé­ ment ce que niaient les adoptianistes du VIIIe siècle, et ce que le concile de Francfort voulut sauvegarder en repoussant le titre de fils adoptif, donné par Elipand à Jésus-Christ comme homme ou dans son humanité»3 8. C’est le fils unique qui est venu nous faire enfants par participation ; c’est le fils par nature, qui est venu nous faire fils par grâce et par adoption. « Nous avons vu sa gloire, comme d’un fils unique du Père, plein de grâce et de vérité..., et de sa plénitude nous avons tous reçu, grâce après grâce » (Jean, I, 14 et 16). Essayons de démê­ ler dans toutes ces richesses : 1° ce qui tient à la nature de la grâce comme telle ; 2° ce qui tient au fait que la grâce nous a été donnée par une personne divine incar378. E. Portalîé, loc. cit., col. 419. - Durand voulait ajoutera. la filiation naturelle du Christ, une filiation adoptive ; ce qui est contraire au principe d’extranéité. SUAREZ et VASQUEZ pensaient que le Christ est à double titre fils naturel de Dieu : il est fils du Père en raison de la génération éternelle ; et il serait fils de toute la Trinité en raison de l’union hypostatique, qui confère à l’humanité une sainteté substantielle et des droits à l’héritage divin. Si le Père ou si l’Esprit saint s était incarné, il aurait donc été fils naturel de Dieu, mais seule­ ment au second titre. A quoi il faut répondre que la filiation naturelle a pour unique fondement la génération du Verbe et que l’union hypostatique est seulement la condition par laquelle cette filiation est communiquée à une nature humaine ; en sorte que, même incarnés, ni le Père ni l’Esprit n’eussent été fils de Dieu. PORTALÎÉ, loc. cit., col. 420. - Saint THOMAS fait remarquer que celui qui possède une perfection par essence, ne saurait la posséder par participation. Sans doute l’âme du Christ est créée à l’image de Dieu, et elle porte en elle la grâce créée, qui est une similitude plus parfaite encore de la divi­ nité. Mais si le Christ est Fils de Dieu, ce n’est pas en raison de ces titres, «c’est uniquement en raison de la génération éternelle suivant laquelle il est Fils du Père seul ; à aucun titre, il ne doit être appelé fils de l’Esprit saint, ou fils de toute la Trinité ». III, qu. 32, a. 3. 456 Il - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE née au sein du monde ; 3° ce qui tient au fait que cette personne incarnée est non pas le Père, ou l’Esprit, mais le Fils unique du Père. a) De la grâce en tant que telle La puissance divine du Seigneur « a accompli en nous les précieuses et les suprêmes promesses, afin que par elles vous deveniez participants de la nature divine, vous étant détournés de la corruption de la convoitise qui remplit le monde » (II Pierre, I, 4). Il y a dans ces mots la plus audacieuse définition qui se puisse donner de la grâce créée. Elle nous rend participants de la nature divine, en déposant en nous la racine d’opérations qui nous permettent d’atteindre Dieu dans son infinité et tel qu’il est en lui-même, de le connaître tel qu’il se connaît, avec un rayon de sa lumière, et de l’aimer tel qu’il s’aime, avec un rayon de son amour3 ”. En nous communiquant en participation la nature de Dieu, la grâce habituelle fait de nous des enfants de Dieu, par participation ou par adoption, et des héritiers de son royaume, c’est-àdire de sa béatitude infinie379 380. 379. « La nature divine, c’est avant tout la première racine des opérations connaturelles à Dieu. Or, rien n’est plus connaturel à Dieu que de se voir et de s’aimer en lui-même... A ce privilège (d'être comme la racine des opérations divines) la grâce sanctifiante participe formellement. Elle ne peut donc pas ne pas être une participation formelle de la nature divine en tant même que nature. » Salmantiœnses, De gracia, disp. 4, n°’ 48 et 52, t. IX, pp. 538 et 541. 380. Saint THOMAS fait remarquer que « l’adoption divine est plus parfaite que l'adoption humaine : celui que Dieu adopte, il le rend digne par le don de la grâce de recevoir l’héritage céleste, tandis que 1 homme, incapable de causer une telle transformation, choisit pour 1 adopter quelqu’un qu’il en croit digne préalablement ». III, qu. 23, a. 1. Pour insister sur cette différence, THOMASSIN, Theologicorum LA PERSONNALITÉ EFFICIENTE INSTRUMENTALE 457 1. Le double aspect « entitatif» et « intentionnel » de la grâce Mais, à la manière de l’œil qui est, à la fois, fini en tant qu’organe, et infini puisqu’il s’égale à l’horizon, la grâce habituelle peut être envisagée sous deux aspects. Elle peut être considérée en elle-même, entitativement et du côté du sujet dans lequel elle est enracinée. Comme telle, elle est finie. Elle est un effet produit dans l’âme par les trois personnes divines agissant ensemble. Elle est, comme toutes les œuvres « ad extra », une émanation de la nature divine elle-même ; et ce n’est que par appro­ priation quelle peut être attribuée à l’une des personnes divines plutôt qu’à l’autre. Et elle peut être considérée tendanciellement, inten­ tionnellement et du côté de X objet ou du terme vers lequel elle est orientée. Comme telle, elle est infinie. Elle aboutit à Dieu tel qu’il est en lui-même, aux trois per­ sonnes divines en tant que réellement distinctes l’une de l’autre et en tant que saisies dans leur singularité propre, l’une comme Père, l’autre comme Fils unique, engendré du Père, la troisième comme Esprit saint, issu des deux premières. Ces deux aspects distincts de la grâce habituelle n’ont pas échappé aux meilleurs des commentateurs scolasdognatum, dans De incam. Verbi, lib. VIII, cap. IX, Venise, 1730, p. 517, dira que la filiation divine nous est conférée par une certaine génération, non par une adoption ; mais on ne gagne rien à changer ainsi les mots, car il faut ajouter aussitôt que la génération du Verbe est un tout autre mystère que celui de la régénération des créatures. Saint THOMAS note aussi que, bien que le Christ fût plein de grâce, il ne pouvait cependant être fils par adoption, puisqu’il était fils par nature, III, qu. 32, a. 3. Aussi JEAN DE Saint-Thomas ne veut-il pas qu’on regarde la filiation adoptive comme une propriété métaphysique (et donc inséparable) de la grâce habituelle, III, qu. 20, disp. 19, a. 4, n° 19, t. VIII, p. 621. 458 H - LE CHRIST TÈTE DE L’ÉGLISE tiques. La grâce, disent les Salmanticenses, « confère une inclination connaturelle à voir Dieu en lui-même, et donc non seulement comme un, mais encore comme trine. En conséquence, même radicalement, elle revêt un mode si parfait qu elle pourra s'étendre jusqu’à atteindre intuitivement non seulement l’essence divine, par laquelle Dieu est objet de la vision, objectum formale « quo » visionis beatae, mais encore les personnes divines qui sont la raison formelle adéquate de cette vision bien­ heureuse, quae pertinent ad rationem formalem «quae» adaequatam predictae visionis. Or, la grâce sanctifiante ne pourrait avoir une inclination si parfaite, si elle n’était pas une participation et une reproduction de la nature divine en tant que subsistante dans les trois personnes, ces derniers mots signifiant au moins le mode propre de l’exemplaire de la grâce : car l’inclination à un objet et le pouvoir de l'atteindre doivent naître d'une participation de cet objet»381. Selon Jean de Saint-Thomas, la grâce habituelle nous fait participer formellement à l’infinité divine et à la raison d’acte pur, non sans doute subjective­ ment, mais objectivement, « non certes que la grâce soit formellement une réalité infinie et illimitée dans le sujet quelle surélève, mais parce qu’elle atteint formellement 381. De gratia, loc. cit., n° 72, t. IX, p. 558. Les SâLMANTICENSES le font remarquer au même endroit : dire que la grâce esc proportion­ née objectivement aux trois personnes divines, ce n’est pas s'exposera dire quelle doive, subjectivement, subsister en trois personnes dis­ tinctes. - Toutes ces pages, dont le souci principal et presque unique est d’étudier la grâce dans sa réalité subjective et encitative, établissent quelle est: 1° une participation formelle immédiate du concept de nature divine ; 2° une participation formelle médiate de certains attri­ buts divins, tels l’intelligence et la volonté, auxquels répondent immédiatement non la grâce mais la lumière de gloire et la charité; 3° une participation virtuelle des attributs comportant expressément 1 incommunicabilité, tels 1 infinité, 1 acte pur, comme aussi des pro­ cessions divines, cf. loc. cit., n° 63, t. IX, p. 550. LA PERSONNALI TÉ EFFICIENTE INSTRUMENTALE 459 comme objet une telle réalité..., non certes en raison d’une convenance entitative, mais en raison d’une conve­ nance objective »382. Pourtant c’est ailleurs, où ils cher­ chent à définir la manière dont la sainte Trinité vient habiter dans l’âme juste, à qui les divines personnes sont ou données ou envoyées, que les scolastiques insistent davantage sur le privilège que possède la grâce de référer nos âmes, dès ici-bas, à la Trinité comme telle, et de les mettre en contact avec les trois personnes divines, saisies, non par une simple appropriation, mais directement et selon leur caractère propre. Citons ces lignes de Jean de Saint-Thomas : « Il est nécessaire qu’il y ait dans toute mission des personnes divines... un effet et une mutation de la créature provenant de toute la Trinité. Mais parce que cet effet n’est qu'un moyen destiné à manifester la personne qui procède (le Verbe ou l’Esprit), on dit qu’une telle personne est envoyée, quelle descend dans la créature pour s’y manifester. Ainsi, bien que la grâce soit un effet causé par la Trinité tout entière, et quelle vienne de Dieu en tant qu’il est un, cependant, le mouve­ ment de la créature et sa tendance ne s'arrêtent pas aux dons de la grâce, ils vont aux personnes divines qui lui sont ren­ dues par là manifestes... ; en sorte que c’est la personne divine elle-même qui est donnée et qui est envoyée à la créature, et non seulement ses présents, bien que la per­ sonne ne soit ni donnée, ni envoyée sans eux. Et sans doute, pris en tant que venant efficiemment de Dieu, le contact de Dieu avec la grâce et avec l’âme en qui elle est versée, est un contact opératif, qui relève de Dieu consi­ déré dans son unité et dans son immensité ; pourtant la manifestation de Dieu, qui résulte du mouvement des créatures vers Dieu dès quelles sont touchées par cette grâce est une manifestation de Dieu considéré non seule382.1-II, qu. 110 ; disp. 22, a. 1, n° 11, t. VI, p. 795. 460 II - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE ment dans son unité et dans son essence, mais encore quant aux personnes divines, la grâce étant donnée précisément pour que soient manifestées ces personnes »383. C’est donc aux trois personnes divines prises dans leur singularité, c’est au Père comme se donnant lui-même et comme envoyant les deux autres personnes, au Fils comme envoyé par le Père, à l’Esprit comme envoyé par le Père et par le Fils, que la grâce nous réfère formellement comme à son terme ultime et adéquat. 2, Saint Thomas reconnaît le double aspect de lagrâce Ces deux aspects, l’un entitatif et l’autre intentionnel de la grâce ont été marqués par saint Thomas. « La cha­ rité, écrit-il par exemple, peut être considérée sous deux aspects : Selon son être dans le sujet, et alors elle est mesu­ rée par la capacité de celui qui la reçoit... ; selon son incli­ nation à l'objet, et alors elle n’a pas de mesure »384. C’est au premier de ces aspects de la grâce, non au second, que nous devons d’être enfants de Dieu, en sorte que nous sommes fils adoptifs de la Trinité tout entière, et non du Père seul, sinon par appropriation. a) L'aspect entitatif de la grâce. — En opposant, dans la troisième partie de la Somme, la filiation naturelle et la filiation adoptive, saint Thomas insiste sur le fait que nous devenons enfants de Dieu par une grâce créée, qui, étant une similitude entitative de la nature divine, ne saurait être rapportée à l’une des trois personnes en par­ ticulier, qu’en vertu d’une simple appropriation; pareillement, l’adoption divine, considérée du côté de son principe efficient, est l’œuvre commune des trois personnes divines, et elle ne peut être rattachée spéciale383.1, qu. 43 ; disp. 17, a. 3, n° 16, t. IV, p. 478. 384. / Sent., dise. 3, qu. 2, a. 3, ad 5. LA PERSONNALITÉ EFFICIENTE INSTRUMENTALE 461 ment à l’une d’elles que par appropriation. Les hommes, dit le saint docteur, sont « fils de Dieu par une filiation imparfaite, selon la similitude de grâce, et qui vient de la Trinité tout entière ; pour le Christ, il en va différem­ ment»385. «La production de n’importe quel effet dans les créatures appartient en commun à la Trinité tout entière, en raison de l’unité de la nature divine : car l’unité de nature entraîne l’unité de vertu et l’unité d’opération. C’est pourquoi il est dit : Ce que fait le Père, le Fils le fait pareillement (Jean, V, 19). En conséquence, il appartient à toute la Trinité d’adopter les hommes comme fils de Dieu »386. Toutefois, « bien que l’adoption soit commune à toute la Trinité, elle peut être appropriée au Père comme à son auteur, au Fils comme à son exem­ plaire, à l’Esprit saint comme à celui qui imprime en nous la ressemblance de cet exemplaire »387. Les mots du Sauveur à la Madeleine : « Va vers mes frères et dis-leur : Je monte vers mon Père et votre Père, et mon Dieu et votre Dieu» (Jean, XX, 17) doivent être commentés de ce même point de vue de l’efficience, et l’on dira : « Il est Père du Christ par la génération naturelle, et cela lui convient en propre ; et il est notre Père par une efficience volontaire, qui lui est commune avec le Fils et l’Esprit saint. C’est pourquoi le Christ n’est pas, comme nous, fils de la Trinité tout entière, et ideo Christus non est filius totius Trinitatis, sicut nos »388. Si l’on met en parallèle la grâce de l’incarnation et la grâce de l’adoption, on pourra distinguer, dans l’une et dans l’autre, d’une part ce qui est leur principe efficient et d’autre part ce qui est leur terme. On dira d’abord de 385. III, qu. 32, a. 3, ad 2. 386. III, qu. 23, a. 2. 387. Ibid., ad 3. 388. Ibid., ad 2. 462 II - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE l’incarnation : ce sont les trois personnes divines, agis­ sant ensemble, qui ont revêtu une seule d’entre elles, le Verbe, de la nature humaine ; en sorte que la grâce d’union est à la fois commune aux trois personnes divines, si on la considère dans son principe efficient, et propre au Verbe, si on la considère dans son terme. Et l’on dira pareillement de l’adoption : ce sont les trois personnes divines, agissant ensemble, qui vont faire de nous des enfants adoptifs ; de telle manière que la grâce d'adoption aura pour principe efficient les trois per­ sonnes divines, et pour terme entitatif, au-dedans de nous, « une certaine participation de la nature divine, par assimilation à sa bonté, selon II Pierre, I, 4 : Vous êtes devenus participants de la nature divine »389. Voulant opposer entre elles la grâce de l'union hypostatique et la grâce de l’adoption, saint Thomas peur s’en tenir à ces considérations : d’une part, toutes deux ont comme principe efficient la Trinité tout entière ; d’autre part, néanmoins, la différence est profonde entre la grâce d’union qui a pour terme (entitatif) la personne du Verbe seul, et la grâce d’adoption qui a pour terme (enti­ tatif) une similitude créée de la bonté divine. On remar­ quera cependant que la grâce d’adoption n’est ici définie que par rapport à son terme entitatif, c’est-à-dire par rapport à la réalité créée qu’elle suppose en nous. b) L'aspect intentionnel de la grâce. — Cherchons main­ tenant à définir la grâce par son aspect tendanciel et intentionnel. Quel sera son terme (intentionnel), sinon la nature même de Dieu, subsistant dans les trois per­ sonnes divines, atteintes ex aequo sans doute, mais sans confusion et dans leur singularité propre ? Dans cette perspective, il faudra comparer le Verbe, terme (entita389. III, qu. 3, a. 4, ad 3. LA PERSONNALI TÉ EFFICIENTE INSTRUMENTALE 463 tif) de l’incarnation, à l’essence divine elle-même, terme (intentionnel) de la vision béatifique. C’est bien ce que fait saint Thomas: «L’incarnation, dit-il, offre à l’homme comme un exemple de ce que peut être la vision bienheureuse, dans laquelle l’intelligence créée est unie, par connaissance, à l’esprit incréé : en effet, il n’est pas incroyable que l’intelligence de la créature puisse s’unir à Dieu en voyant son essence, puisque Dieu s’est uni à l’homme en assumant sa nature »390. Ailleurs, afin de montrer que c’est la personne même de l’Esprit saint qui nous est offerte à travers ses dons, saint Thomas avait dû insister sur l’aspect intentionnel de la grâce : «C’est l’Esprit saint lui-même, et non seulement ses dons, qui procède temporellement en nous et qui nous est donné»391. «Quand nous recevons les dons de l’Esprit saint, nous sommes référés comme à notre terme non pas à ces dons, que nous posséderions ultimement, mais même à l’Esprit saint, cum... non solum relatio nos­ tra terminetur ad dona, ut ipsa habeamus, sed etiam ad Spiritum sanctum »392. « Le mouvement de la créature ne s’arrête pas aux dons de la grâce, mais il tend par-delà jusqu’à celui de qui viennent ces dons »393. On voit de quelle manière nous sommes appelés à entrer dans la vie trinitaire, à « participer », si l’on ose dire, à la génération du Verbe et à la spiration de l’Esprit saint. Ce n’est pas d’une manière entitative, comme le rêvait Eckart, pour qui l’homme juste engendrait avec Dieu le Verbe éternel394 ; c’est d’une manière purement 390. Compendium theologiae, édit. Vives, cap. CCVII1 ; édit. Mandonnet, cap. CCI. 391.1Sent., dist. 14, qu. 2, a. 1, quaest. 1. 392. Ibid. 393. Ibid., ad 2. 394. «Tout ce qui est propre à la nature divine est propre à l’homme juste et divin ; c’est pourquoi cet homme opère tout ce que 464 II - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE objective, en ce sens que ce qui sera pour nous objet de contemplation et d’amour, ce sera le Père, engendrant seul le Verbe, et tous deux spirant l'Esprit saint. 3. Ladoption, par laquelle une participation de la nature divine nous est communiquée, relève de l'as­ pect entitatif de la grâce : elle est donc l'œuvre com­ mune des trois personnes divines Ainsi, du point de vue de sa réalité intentionnelle et de sa tendance à l'objet, la grâce débouche sur les trois per­ sonnes divines. Elle nous référé au Père comme au prin­ cipe des deux autres personnes, au Fils comme à celle qui est engendrée, à l’Esprit comme à celle qui est l’Amour, le Don, le Lien de l'un et de l’autre. Le Père est nôtre, il nous appartient, mais comme terme de notre connaissance et de notre amour. Il est à nous comme engendrant, ce qui est sa propriété personnelle, mais comme engendrant un fils infiniment meilleur que nous. Le Fils et l’Esprit sont aussi nôtres, de pareille manière: l’un comme unique engendré du Père, l’autre comme Amour, comme Don issu du Père par le Fils. Mais du point de vue de sa réalité entitative, la grâce, qui nous rend participants de la nature divine, est Dieu opère, il a créé avec Dieu le ciel et la terre, il est générateur du Verbe éternel, et Dieu ne saurait rien faire sans un tel homme. » C’est la 13e des propositions condamnées par JEAN XXII, le 27 mars 1329, Denz., n° 513. C’est par rapport non à l’ordre entitatif, mais à l’ordre objectif et intentionnel, que nous entendons le passage du Cantique spirituel, str. 38, v. 1, Silverio, t. III, p. 171, où saint JEAN DE LA CROIX dit que l’âme spire « en Dieu la même spiration d'amour que le Père spire dans le Fils, et le Fils dans le Père, qui est ce même Esprit saint qu’ils spirent en elle». Édit. Dom Chevallier, Paris, 1930, p. 308. Cf. Jacques MARITAIN, Les degrés du savoir, Paris, 1932, pp. 749-753 [O.C., IV, pp. 938-942] ; dans la trad. Lucien-Marie de S. Joseph, Paris, 1949, str. 39, v. 1, p. 905. LA PERSONNALI TÉ EFFICIENTE INSTRUMENTALE 465 l’œuvre commune des trois personnes divines, et c’est seulement par appropriation qu’elle nous rend fils du Père, frères du Fils, et temples de l’Esprit. Nous sommes les fils du Père. Le Père du Fils unique va devenir d’une certaine manière notre Père : non par la génération, qui lui appartient seule en propre ; mais par la communication d’une similitude de la nature divine, c’est-à-dire par une efficience, qui lui est commune avec les deux autres personnes. A la différence du Christ, qui est en propre fils du Père seul, c’est donc de la Trinité tout entière que d’abord nous sommes fils. Il y a, saint Augustin le fait remarquer à ce propos, des mots qui conviennent à toute la Trinité, tels ceux qui désignent l’unité, la grandeur, la bonté, la toute-puissance ; et d’autres mots qui ne conviennent qu’à une seule per­ sonne, tel le mot de Père : du moins si on l’emploie par rapport au Fils unique ; car si on l’emploie par rapport aux hommes, il convient à toute la Trinité : « La Trinité ne peut être appelée Père : si ce n’est peut-être d’une manière transposée, à l’égard de la créature ; en effet, les paroles du Deutéronome, VI, 4 : Écoute Israël, le Seigneur ton Dieu est un Dieu unique, doivent s’en­ tendre de Dieu, sans excepter ni le Fils, ni l’Esprit saint ; et c’est cet unique Seigneur, notre Dieu, que nous appe­ lons aussi, à bon droit, notre Père, car il nous régénère par sa grâce »395. Cependant, cette paternité de toute la 395. De Trinitate, lib. V, η ° 12. Saint AUGUSTIN passe sans diffi­ culté du sens propre au sens appropriatif. Il pense à la Trinité tout entière, qui nous régénère, quand il écrit : « Souvenez-vous que vous avez un Père dans les cieux. Souvenez-vous que, nés d’Adam, votre père pour la mort, vous êtes régénérés de Dieu, votre Père pour la vie», Sermo LVI, n° 5. Plus loin, expliquant que le Fils unique a voulu avoir des frères innombrables, il désigne tour à tour par le nom de Père la première personne de la Trinité, et la Trinité tout entière : * Qui a-t-il voulu que nous appelions notre Père, sinon son Père ?... Voyez, notre Créateur a daigné être notre Père ». Sermo LVII, n° 2. 466 Il - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE Trinité à l’égard des hommes peut être, mais par appro­ priation, attribuée au Père seul ; en ce sens le Sauveur a pu dire: «Je monte vers mon Père et votre Père». C’est la pensée de saint Thomas : « Pris personnellement, le nom de Père est propre à la première personne de la Trinité ; pris essentiellement, il est commun à toute la Trinité, car c’est à la Trinité tout entière que nous disons: Notre Père». Ces mots figurent, il est vrai, dans une objection. Mais saint Thomas ne les désavouera pas. II expliquera, bien plutôt, que la paternité qualifie d'abord, « per prius », les rapports de la première per­ sonne divine à la seconde, et ensuite seulement les rap­ ports de Dieu à ses créatures, pour autant que la filiation adoptive est un reflet de la filiation réelle396. Nous sommes les frères du Fils. La filiation adoptive, par laquelle la Trinité nous communique une participa­ tion de la nature divine, est une certaine similitude de la filiation naturelle, par laquelle le Père communique au Fils toute la nature divine3 ’ . A cause de cette ressem­ blance des enfants adoptifs au Fils unique, celui-ci « ne rougit point de les appeler frères, lorsqu’il dit: J’annoncerai ton nom à mes frères... » (Hébr., II, 11). Il est clair que le mot de frères, qui désigne habituellement les rapports des chrétiens entre eux, va franchir un abîme quand il reliera les chrétiens au Christ : « Après avoir 396.1, qu. 33, a. 3, obj. 1. 397. « La filiation adoptive est une certaine similitude de la filia­ tion éternelle ; à la manière dont toutes les choses qui sont faites dans le temps, sont de certaines similitudes de ce qui est de toute éter­ nité», III, qu. 23, a. 2, ad 3. Saint THOMAS explique ailleurs «qu’il ne faut pas dire que le Père ait fait l’homme à l’image seulement du Fils, comme certains l’ont prétendu ; il faut dire que la Trinité Dieu a fait l’homme à son image, c’est-à-dire à l’image de toute la Trinité I, qu. 93, a. 5, ad 4. On sait que l’image de Dieu en l’homme est à trois degrés : selon la convenance de nature, selon la conformité de grâce, selon la similitude de gloire, ibid., a. 4. IA PERSONNALITÉ EFFICIENTE INSTRUMENTALE 467 dit: Va vers mes frères, de peur qu’ils ne concluent à quelque égalité, il insiste sur la différence »398. Nous sommes les temples du Saint-Esprit. De l’Esprit, nous avons dit qu’il procède des deux premières personnes en tant qu’Amour, en tant que Don suprême -cesont là ses noms personnels - et que c’est comme tel qu’il est pour nous objet de connaissance et d’amour399. Est-il question des rapports de Dieu à notre égard, il est vrai que Dieu nous donne d’abord son amour, qui a rai­ son de premier don, donum, dans lequel tous les dons 398. Saint Jean ChrysostoME, In Joan, homil. 86, n° 2 ; P. G., t. LIX, col. 470. 399. Le P. A. DORSAZ, C. ss. R., dit très bien : « Sans doute l’Esprit saint est Don à titre spécial. Mais, au sens strict du mot, c’est unique­ ment en regard du Père et du Fils. » Il ajoute : « Au point de vue de l’aptitude à être pour l’âme objet de connaissance et d’amour, en fonction de l’union affective d’amitié, il ne possède aucune propriété caractéristique qui le distingue du Père et du Fils ; il n’est Don que par appropriation. » Notre parenté avec les personnes divines, SaintÉtienne, 1921, p. 80. - Nous croyons qu’à titre d’objet pour nous de connaissance et d’amour, l’Esprit est saisi dans son rapport au Père et au Fils, comme réellement distinct du Père et du Fils, et qu’il est Don au sens personnel. C’est comme principe pour nous de vie et de sanc­ tification, qu’il est Don par appropriation. On retrouve la même formulation défectueuse de ce qu’il appelle d’explication vulgaire» chez F. PRAT, S. J., La théologie de saint Paul, Paris, 1923, 6e édit., t. II, p. 351 : «C’est par la grâce sanctifiante, dit-on, que la divinité habite en nous comme dans son temple ; or, la grâce habituelle, produit de la Trinité tout entière, nous unit immé­ diatement à Dieu sans distinction de personnes. » C’est nous qui souli­ gnons. Prat rejette l’opinion de Petau, mais il trouve insatisfaisante la doctrine de l’appropriation. Quelques lignes plus bas il écrit : « La grâce sanctifiante est le résultat, non la condition, de la présence des hôtes divins. » - Nous répondrons que la grâce est à la fois le résultat la condition de la présence des hôtes divins. Elle résulte de l’inhabitation divine comme une propriété, et elle est en même temps l’ul­ time disposition à cette inhabitation. Cf. S. THOMAS, I Sent., dist. 14, qu. 2, a. 1, quaest. 1 ; III, qu. 7, a. 13. Voir plus loin, p. 853. 468 Π - LE CHRIST TÈTE DE L’ÉGLISE LA PERSONNALITÉ EFFICIENTE INSTRUMENTALE 469 Même dans l’hypothèse où Adam n’eût pas péché, et où par conséquent, selon saint Augustin, saint Thomas et saint Bonaventure, l’incarnation n’eût pas eu lieu, la grâce sanctifiante eût comporté le privilège de la filiation adoptive et celui du droit à l’héritage céleste. C’est pourquoi, soit les anges, après leur création, soit Adam au paradis terrestre, doivent être regardés comme ayant eu l’adoption. « Les anges, dit saint Thomas, sont nommés fils de Dieu, en vertu de la filiation adoptive, qui sans doute ne leur convient pas en propre, primo, mais qu’ils ont reçue les premiers, primo »402. L’Écriture les appelle « fils d’Elohim » (Job, I, 6), « parce qu’ils sont assimilés à Dieu par la participation de sa gloire»403. Pareillement, « nos premiers parents dans l’état d’inno­ cence» étaient fils adoptifs de Dieu404. Suivant Billuart, la grâce de l’innocence, comparée à notre grâce, « est de même espèce substantiellement, quoad substantiam ; en effet, les deux grâces ont le même effet formel, qui est de constituer l’homme agréable à Dieu, fils adoptif et ami de Dieu, et héritier du royaume céleste »405. Cependant, tout en restant la même selon sa sub­ stance, la grâce peut varier à l’infini dans ses degrés et dans ses modalités. Et il s’ensuivra que les degrés et que les modalités de l’adoption divine pourront, eux aussi, varier à l’infini. 400. En Jésus-Christ, la filiation adoptive est prévenue par la filia­ tion naturelle, qui est infiniment meilleure, et la grâce sanctifiante est, de ce fait, empêchée de produire la filiation adoptive ; c’est le signe que celle-ci est une propriété non pas métaphysique, mais seule­ ment connaturelle de la grâce sanctifiante. Les SALMANTICENSES expri­ ment la même doctrine en disant que la grâce habituelle ou sancti­ fiante est la cause formelle unique et adéquate qui nous rend fils de Dieu par adoption, De incarnatione, III, qu. 23, a. 1, commentaire n° 6, t. XVI, p. 390 ; non que la grâce soit formellement la filiation adoptive, mais elle fonde la filiation adoptive, qui sort d’elle comme un effet formel secondaire, et par conséquent séparable. De incarna­ tione, disp. 33, dub. 1, n° 30, t. XVI, p. 433. Voir plus haut, p. 455, note 378. 401. « L’homme qu’il adopte, Dieu le rend capable, par le don de la grâce, de recevoir l’héritage céleste. » S. THOMAS, III, qu. 23, a. 1. 402. III, qu. 23, a. 3, ad 2. Par rapport à la filiation adoptive, la capacité et la puissance obédientielle des anges ne sont pas d’un ordre supérieur à celles des hommes. SALMANTICENSES, De incarnatione, qu. 23, a. 3, commentaire, n° 3, t. XVI, p. 399. 403. S. Thomas, In Job., i, 6, lect. 2. 404. Jean de Saint-Thomas, III, qu. 20; disp. 19, a. 1, n° 8, t. VIII, p. 607. 405. De gratia, Dissert. II, praeambula, a. 1, § 3, édit. Brunet, t. III, p. 29. gratuits, data, nous sont offerts. Mais cet amour, ce pre­ mier don, par lequel Dieu est notre sanctificateur et cause en nous la vie, c’est, cette fois-ci, la Trinité tout entière, et ce n’est l’Esprit saint que par appropriation. b) Ce qui tient au fait que la grâce nous est donnée par une personne divine, incarnée au sein du monde La grâce sanctifiante, comme telle, est donc une parti­ cipation de la nature divine, qui entraîne, à titre de pro­ priété connaturelle, filiation adoptive400, laquelle com­ porte, à la ressemblance de la filiation naturelle, un droit à X héritage des cieux401 : « Or, si nous sommes enfants, nous sommes aussi héritiers ; héritiers de Dieu, cohéri­ tiers du Christ » (Rom., VIII, 17). 1. Les modalités i?mo?nbrables que peut présenter la filiation adoptive 470 Il - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE 2. Si quelqu'une des trois personnes divines s'incarne, l'adoption aura pour privilège et pour tâche d'« élever l'univers à l'ordre hypostatique » Supposons maintenant que l’une des trois personnes divines, quelle quelle soit, porte l'amour jusqu’à s’incarner au milieu du monde, quelle se communique ainsi à sa créature de la manière la plus libre, la plus intime er la plus merveilleuse qui soit406, et qu’elle commence d’attirer toutes choses autour d'elle. Le centre de gravité de l’uni­ vers de la nature et de la grâce va se déplacer. Il ne sera plus une pure créature, si haute qu’on l’imagine, qu’on choisisse le plus beau des hommes ou le plus beau des anges. Il va devenir un Dieu incarné. Dès lors, tous les élé­ ments qui composent l’univers, même s’ils ne changent pas de nature, vont être regroupés et polarisés d’une manière nouvelle. Non pas cenes qu’il puisse y avoir pour la grâce, si on la considère dans sa réalité tendancielle et intentionnelle, un point de convergence meilleur et plus sublime que la Trinité sainte, à laquelle elle est ordonnée par essence. Mais parce qu’il y a vraiment pour la grâce, considérée dans sa réalité entitative et du côté où elle s’en­ racine dans le sujet créé, des possibilités indéfinies d’ap­ profondissement, de spiritualisation, d’enrichissement : en sorte que, toujours si l’on envisage la grâce du point de vue entitatif, alors que précédemment elle se conformait en quelque manière à la condition des natures en qui elle était reçue, mesurant d’après elles le mode de son intensité (et saint Thomas écrira que les degrés de la grâce et de la gloire des anges ont été proportionnés aux degrés de leur spiritualité respective)407, elle va désormais tenter de s’ajus­ 406. Cherchant la raison de l’incarnation, saint THOMAS écrit ■■ qu il convient à la nature du Bien suprême de se communiquer à la créature de la manière suprême ». Ill, qu. 1, a. 1. 407.1. qu. 62, a. 6. LA PERSONNALITÉ EFFICIENTE INSTRUMENTALE 471 ter à un niveau incomparablement plus haut, et de s’adap­ ter, moins à la condition des natures à qui elle est donnée, qu’au point de lumière déposée au sein du monde par l’imprévisible initiative d’une personne divine incarnée408 (et saint Thomas écrira que les hommes seront assumés au milieu des anges et que la grâce leur est actuellement mesurée non pas selon leur nature, mais selon la libéralité du don du Christ)409. Dans la personne divine incarnée, la grâce habituelle créée sera, en un sens, infinie. Elle aura la plus sublime fonction qui puisse lui échoir, qui sera, pour autant que la chose est possible, d’ajuster, de proportionner la nature humaine assumée, à la personne divine assu­ mante. Dieu lui-même, dit saint Thomas, ne pourrait assigner une fin plus haute à la grâce, en sorte quelle atteint, dans la circonstance, au niveau suprême qui lui ait été mesuré par la sagesse divine410. Une grâce si riche et si intense, du fait quelle pourra, dans la personne incarnée, se comporter à la façon d’une cause instrumen­ tale mue par la divinité tout entière, exercera, par rap­ port à toutes les autres manifestations de la grâce, un rôle que saint Thomas compare à celui de la tête dans l’organisme: 1° étant la plus haute grâce, elle sera desti­ née à mesurer toutes les autres, à leur servir de règle et de modèle ; 2° elle renfermera, dans sa plénitude émi­ nente, toutes les ressources de la grâce ; 3° elle sera comme un principe universel à l’égard de tous ceux qui 408. On peut voir comme une indication de cette nouvelle mesure de la grâce dans le passage où saint Thomas dit que l’incarna­ tion convenait à la chair non pas si l’on regarde à son indignité, mais seulement si l’on regarde à l’excellence infinie de la bonté divine. Ill, qu. 1, a. 1, ad 2. 409.1, qu. 108, a. 8. 410. III, qu. 7, a. 12, ad 2. 472 Π - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE auront la grâce, étendant son efficience à tous les bien­ faits dont ils seront comblés411. Mais entre la tête et le corps d’un même organisme fortement différencié, l'harmonie doit être intime et puissante. La vie exige à la fois une profonde similitude de structure et une étroite continuité fonctionnelle. Toute l’activité et tout l'être de grâce des créatures vont donc se trouver mystérieusement exhaussés, du fait qu’elles seront appelées à devenir, chacune à son rang, les membres d’un corps mystique ayant pour tête l’une des trois personnes divines, incarnée dans la jointure même de l’univers, c’est-à-dire dans un des sujets de cette nature humaine, qui, étant composée d’esprit et de corps, est, suivant l’image de saint Thomas, un horizon entre deux mondes412. On comprend dès lors pourquoi, quelle que soit d’ailleurs la personne divine incarnée, toutes les créatures vont lui être proportionnées, lui devenir fraternelles ; et pourquoi les rapports du chef et du corps mystique pourront être comparés, par saint Paul, à l’union nuptiale. On comprend pleinement le sens du grand mot, déjà cité, de Cajetan, suivant qui « l’incarnation est une élévation de tout l’univers jusqu’à la personne divine, incarnatio est elevatio totius universi in divinam personam »413. On comprend enfin pourquoi nous avons pu dire, à la suite de plusieurs parmi les Pères grecs et les docteurs latins, que l’univers de la 411. Ces trois caractères de la grâce capitale sont rapportés ensemble par saint THOMAS, III, qu. 8, a. 1 ; et par exemple dans son Comment, ad Colossenses, I, 18, lect. 5. Le troisième est souvent for­ mulé à part, notamment III, qu. 7, a. 9 ; et a. 11, ad 1 et ad 3. 412. * Et inde est quod anima intellectualis dicitur esse quasi qui­ dam horizon et confinium corporeorum et incorporeorum, in quan­ tum est substantia incorporea, corporis tamen forma. » II Contra Gent., cap. LXVlli. 413. In III, qu. 1, a. 1, n° VII. LA PERSONNALITÉ EFFICIENTE INSTRUMENTALE 473 rédemption, même en tenant compte du péché qui le déchire, est meilleur au total que l’univers de l’état d’in414 nocence4 . 3. Cependant, Γadoption reste l'œuvre commune des trois personnes divines; et la plus haute «union réelle» que nous puissions avoir avec une personne divine incarnée, est celle à laquelle nous ordonne la grâce Les liens les plus étroits qui unissent entre eux d’une part la tête et d’autre part les membres du corps mys­ tique sont des liens de grâce et de charité mutuelle. Or, la charité, du fait quelle est un amour, et un amour d’amitié, constitue elle-même pour les termes entre les­ quels elle s’exerce, un rapprochement, une union véri­ table par coadaptation affective, où l’on regarde celui qu’on aime comme un autre soi-même. En outre, tou­ jours du fait quelle est un amour, elle pousse à une union plus complète, « réelle », « effective », par laquelle l’on possédera la présence de l’être aimé, l’on se saisira en quelque sorte de lui par le regard, par la voix, par le tou­ cher41’. L’union de charité était non seulement affective, mais encore effective, réalisée, physique, entre le Christ et la pécheresse prosternée à ses pieds pour implorer son 414. Dieu sans doute aurait pu donner aux hommes sans l’incar­ nation toutes les grâces qu’il leur a données par l’incarnation ; ce que nous affirmons, c’est que Dieu précisément ne leur réservait pas dans l’état d’innocence ce qu’il leur a donné par l’incarnation. Nous l’avons dit bien souvent, mais relevons au passage, à titre de confir­ mation, cette thèse de J.-P. Nazarius, III, qu. 1, a. 2, controv. 7’: «La grâce et la charité que Dieu nous a communiquées par le moyen du Christ, chef de l’Église, sont beaucoup plus parfaites que celles qu’il nous eût conférées, s’il avait agi par lui-même sans médiation », édit. Cologne, 1621, p. 93. 415. Cf. S. Thomas, I-II, qu. 28, a. 1, et ad 2. 474 Π - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE pardon (cf. Luc, VH, 36-50) ; pareillement, elle est effec­ tive, réalisée, physique, entre le Christ et nous, grâce à la présence eucharistique. Néanmoins, qu’on y prenne garde, l'union de charité, même effective, avec une per­ sonne divine incarnée, ne saurait nous introduire audedans de l'union hypostatique. La pécheresse pouvait bien baiser les pieds du Sauveur : si étroitement quelle lui fut unie, si illuminé par la charité du Christ que fut son repentir, elle n'était, à côté du Fils par nature, qu’une fille par adoption. Que le Christ permette ou qu’il défende qu’on le touche, qu'il s’absente ou qu’il se rende présent, que la charité nous lie à lui par union affective ou par union effective, l’ordre hypostatique reste intact, inaccessible. Sans doute, la charité pousse à l’union réelle, effective, avec Dieu : elle n’est faite que pour cela416. Mais, et c’est peut-être l’aspect qui demande ici à être éclairé, il faut, en regard d’une personne divine incarnée, distinguer deux sortes d’unions réelles, effectives, spécifiquement distinctes l’une de l’autre, auxquelles la charité poussera. Dans la première, la personne divine incarnée est rejointe moyennant sa nature humaine créée, comme rai­ son formelle de l’union : on se saisit de l’humanité pour s’approcher de la divinité ; cette union réelle, si précieuse et bienfaisante quelle soit, est imparfaite ; elle est inca416. Le P. A. DORSAZ, Notre parenté avec les personnes divines, insiste beaucoup sur ce principe : « Le grand principe à se remettre en mémoire, est celui qui constitue la clef de voûte de notre système: l'union effective d’amitié entre le Christ et ses membres», p. 175. «Au thomisme encore nous devons notre troisième affirmation, la plus importante de toutes, la pierre angulaire de notre travail. Si saint Thomas et son école ne nous avaient pas appris que la grâce sancti­ fiante établit, par sa nature même, une véritable amitié entre Dieu et ceux qui en sont ornés, et que l’amitié ne se contente pas d’une union morale, mais tend de son propre poids à l’union réelle, nous n'aurions jamais osé soutenir notre thèse », p. 241. IA PERSONNALI TÉ EFFICIENTE INS TRUMENTAIT 475 pable de combler le cœur. Dans la seconde, la personne divine incarnée est rejointe moyennant sa nature divine incréée, comme raison formelle de Γunion : ce qui est immédiatement visé comme objet de connaissance et d’amour, c’est la nature divine subsistant dans les trois personnes ; quant aux autres mystères, notamment celui de l’incarnation, ils seront contemplés comme Dieu luimême les contemple, en redescendant des cieux vers la terre. Dans le premier cas, il y a union physique avec la personne incarnée ; mais cette union, dont le moyen for­ mel est créé, n’est pas différente de celle par laquelle nous sommes unis aux créatures, de l’union par exemple qui rassemblait les apôtres et les frères, lors du concile de Jérusalem (Act., XV, 6). Dans le second cas, il y a de nouveau union physique avec la personne incarnée ; mais l’union, ayant pour moyen formel la divinité tout entière à laquelle la grâce se réfère immédiatement, se fait ex aequo avec les trois personnes divines ; il n’y a pas de plus haute union physique pour les élus que celle qui les fixe dans la Trinité par la vision et l’amour béatifiques, et qui leur permet, en conséquence, de com­ prendre l’incarnation non seulement en remontant de la chair jusqu’à la divinité, mais plus profondément, en redescendant de la divinité jusqu’à la chair: «Je suis la porte, si quelqu’un entre par moi, il sera en sûreté : il entrera et il sortira, et il trouvera des pâturages » (Jean, X, 9). Or, ni dans un cas, ni dans l’autre nous ne voyons la possibilité d’un rattachement à la personne divine incar­ née «à un titre spécial, réel et nouveau, que la grâce sanctifiante seule ne peut pas conférer, et dont la trans­ cendante originalité dépasse les règles ordinaires de l’ap­ propriation »417. 417. Ce sont pourtant les mots de A. DORSAZ, Notre parenté avec les personnes divines, p. 97. 476 Il - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE Quand donc nous disons, avec Cajetan, que l’incarna­ tion est l’élévation de tout l’univers jusqu’à la personne divine ; ou, avec Naclantus, que « nous sommes admis en quelque manière à la participation de la personne divine et de toutes ses richesses »418 ; ou, avec Nazarius, qu’outre la subsistence qu’il a en lui-même, le Christ «a dans ses membres une subsistence mystique»419; ou, avec saint Thomas, que le Christ a possédé la grâce « non comme homme particulier, mais comme chef de toute l’Église, auquel tous sont unis comme les membres à la tête, afin de constituer mystiquement une seule per­ sonne»420, bref, que le Christ est la personnalité mystique (rédemptrice et efficiente) de l’Eglise : ce n’est pas que nous pensions qu’il puisse y avoir, dans l’ordre physique, entre la personne divine incarnée et les hommes, quelque union meilleure que l’union de grâce, ordonnée immédiatement à la vision béatifique de la Trinité tout entière et à l’héritage de la gloire421 ; ni que les hommes puissent être, par quelque détour et en quelque façon, introduits au sein de l’union hypostatique, et, ainsi unis au Verbe, participer tant soit peu, dans la ligne entitative au mouvement des processions divines. Mais toutes les expressions que nous avons rap­ pelées, nous font entendre que, du fait de l’incarnation d’une personne divine, la grâce et l’adoption vont revêtir une perfection plus haute : la grâce créée du Christ sera adaptée à l’union hypostatique, et la grâce créée des chrétiens sera adaptée à celle du Christ, et, en ce sens, à l’union hypostatique. 418. In Epist. ad Rom., VI, 5, Opera, Lyon, 1657, p. 220. 419. In III, qu. 1, a. 2, controv. 7\ Cologne, 1621, p. 94. 420. III, qu. 19, a. 4. 421. La grâce habituelle du Christ esifin intermédiaire de la nôtre, dans 1 ordre entitatif; mais, dans l’ordre intentionnel, c’est immédia­ tement à la Trinité que toute grâce habituelle est ordonnée. LA PERSONNALI TÉ EFFICIENTE INSTRUMENTALE 477 En raison de cette continuité de la grâce du Christ et de la nôtre, on pourra même affirmer, avec saint Thomas, une certaine continuité du corps du Christ et des nôtres : « Nos corps sont de quelque manière en continuité avec le corps du Christ, non sans doute en regardant à la quantité ou à la perfection naturelle », en quoi réside la continuité physiologique de la tête et du corps, « mais pour autant que l’Esprit saint, venu en plé­ nitude dans le Christ, habite en nous »422. L’apôtre avait déjà écrit : « Comme tous les membres, malgré leur nombre, ne forment qu’un seul corps, ainsi le Christ; c’est dans un seul Esprit, en effet, que nous avons tous été baptisés, pour former un seul corps » (I Cor., XII, 1213)423. 422. S. THOMAS, III Sent., dist. 13, qu. 2, a. 2, quaest. 3, ad 1. 423. Présentons quelques remarques plus générales sur le livre du R. P. A. DORSAZ, C. ss. R., Notre parenté avec les personnes divines, Saint-Étienne, 1921. a) Le point de départ est la présence, dans l’Écriture, de textes qui lui semblent exiger plus qu’une interprétation conforme aux règles de Γappropriation, et qui, en nous appelant les frères du Christ, semblent nous donner en propre la première per­ sonne pour Père et la troisième comme vie et comme sanctificateur : par exemple de cette parole « qui, à elle seule, illumine notre sujet de toutes les clartés désirables » (p. 26), et que le Sauveur dit à Marie de Magdala : « Va vers mes frères et dis-leur : Je monte vers mon Père et votre Père, et mon Dieu et votre Dieu » (Jean, XX, 17). De même, les nombreux textes des Pères, qui expliquent que le Verbe, qui est Fils par nature, nous a fait, en s’incarnant, participer par grâce à sa filia­ tion, ou ceux qui enseignent que c’est dans l’Esprit saint que nous atteignons le Fils et le Père, et que l’auteur rapporte (pp. 201-231 ; 237-240) ne lui semblent pas pleinement réductibles aux lois de l’ap­ propriation. b) Le P. Dorsaz constate la persistance, au cours des siècles, d’un courant théologique, qui prend occasion de ces textes, scripturaires et patristiques, pour affirmer une parenté spéciale des justes avec chacune des personnes divines, considérée dans ce qui lui est propre, et pour tenter de s’élever au-delà de l’appropriation. Il approuve le dessein de ces divers théologiens, mais leurs entreprises pour le mettre à chef, ne lui paraissent pas toutes heureuses, c) Un 478 II - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE LA PERSONNALITÉ EFFICIENTE INS TRUMENTALE 479 Suite de la note 423 : Suite de la note 423 : grand nombre d’encre eux ont eu le « core de chercher, dans la trans­ formation de l'âme par la grâce sanctifiante, le secrec de rapports parciculiers avec les personnes divines » (p. 94). Le P. Dorsaz cice, entre aucres, Pierre Lombard, les jésuites Pecau, Lessius, de Régnon, enfin Mgr Waffelaert, etc. 11 leur oppose la doccrine chomisce, qu’il accepte pleinement, suivant laquelle la grâce sanctifiante, étant une participa­ tion de la nature divine, nous réfère ex aequo (l’auteur dit, avec moins de précision : « indistinctement ») aux trois personnes divines. d) Mais, pense-t-il, une autre voie reste ouverte. Car ce qui est impos­ sible au titre de la grâce sanctifiante, va devenir possib e au titre de ['incorporation au Christ: « Être parfaitement incorporé au Christ, c’est plus que recevoir la grâce sanctifiante, c’est contracter avec le Christ une amitié divine qui tend de son propre poids à l’union effective, réelle, continue, des âmes, et entraîne la communication des biens. Autre chose est donc de mettre le fondement de notre parenté avec les divines personnes dans la grâce sanctifiante, et autre chose de la faire reposer sur le corps mystique. Dans le premier cas, nous participons de la nature divine du Christ, nous sommes les enfants de Dieu, c’est-à-dire de la Trinité tout entière réellement, du Père seulement par appropriation. Dans le second cas, nous sommes associés à la Filiation éternelle du Christ et nous devenons ainsi par grâce, mais réellement, ce qu'il est par nature : les enfants du Père(p. 189). Cette voie, et le P. Dorsaz ne l’ignore pas, est très certaine­ ment celle où s’est engagé l’oratorien THOMASS1N, Theologicorum dog­ matum, De incarnatione, lib. VIII, surtout au chapitre IX, Venise, 1730, t. I, p. 516, où il n’omet pas de citer le plus audacieux des textes du dominicain N.ACLANTUS, De augusto regno Christi, dans Opera, Lyon, 1657, p. 480, assurant que le Christ nous unit à lui à tel point « que, de fils adoptifs, nous devenions en quelque manière fils naturels, et que nous en appelions au Père, non seulement par grâce, mais encore par nature, de filiis adoptionis, filii evadamus quo­ dammodo naturales, et Patrem interpellemus, non tantum gratia, sed quasi natura». Nous savons que le cardinal Mercier, qui lisait Thomassin, s’est trouvé en accord avec le P. DORSAZ. Ainsi, le P. Dorsaz rattacherait son livre moins au traité de la grâce, qu’au traité du corps mystique du Christ, e) Mais comment le corps mys­ tique va-t-il se constituer ? La résurrection du Christ sera cause de la résurrection de tous les hommes, même des réprouvés et des nonbaptisés, mais cette efficience ne suffit pas à constituer le corps du Christ, voir plus haut, p. 224. L incorporation au Christ commence. au vrai, avec l’acceptation du message chrétien, avec les caractères sacramentels, avec les grâces sacramentelles. Il n’est pas question que \acceptation du message chrétien puisse nous configurer plus spéciale­ ment à l’une des personnes divines plutôt qu’à l’autre. Quant au caractère sacramentel, il nous incorpore au Christ en nous configurant à son sacerdoce créé : le P. Dorsaz ne donne pas dans l’opinion que nous avons écartée, et qui voudrait que le caractère sacramentel nous configurât en propre au Verbe (cf. supra, p. 447, note 365). Par­ dessus tout, c’est Vs grâce sacramentelle qui nous incorpore et qui nous configure au Christ ; mais les enrichissements que reçoit la grâce, en tant quelle est sacramentelle et quelle nous vient du Christ, ne chan­ gent ni sa nature ni son rapport essentiel avec les personnes divines ; et l’union réelle avec ['humanité du Christ, à laquelle elle nous incline, ne peut être autre chose ici-bas qu’un moyen créé de nous conduire à l’union réelle avec la divinité tout entière. Bref, si Xincor­ poration au Christ se fait éminemment par la grâce, il est impossible d’attendre, de l'incorporation, plus que la grâce ne peut donner, f) Le seul compte rendu instructif que nous ayons lu de ce livre est celui du R. P. Ramirez, O. P., dans La ciencia tomista, Madrid, juillet-août 1922, pp. 101-104. On y relève que notre union avec l’humanité du Christ est morale, mystique, dynamique, et quelle nous laisse par conséquent en dehors de l’ordre hypostatique, qui est statique et enti­ tatif. Mais le P. Ramirez va plus profond : il fait observer que si l’hu­ manité du Christ est unie ontologiquement et entitativement à la per­ sonne du Verbe seul, cependant psychologiquement et dynamiquement, elle ne peut avoir elle-même, en raison de la grâce créée, que des rela­ tions créées, et par conséquent seulement appropriées, avec les trois personnes divines. Enfin, pour ce qui est de la tentative de dépasser appropriation, le P. Ramirez note qu’il y a, dans l’appropriation, comme dans la participation de la grâce, des degrés infinis, et il écrit : «Si nous ne connaissons pas toute la profondeur des réalités inef­ fables de l’appropriation, pourquoi ferions-nous les dédaigneux en disant que c’est peu de chose ? C’est beaucoup, incomparablement dus que ce que nous pouvons en comprendre ». Il nous semble que beaucoup de problèmes auraient été résolus par la distinction, que ne fait pas assez le Père Dorsaz, entre la grâce sanctifiante en tant que telle, et la grâce sanctifiante en tant que christique et sacramentelle. 480 II - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE c) Ce qui tient au fait que la personne divine, qui s’est incarnée pour nous communiquer la grâce, est non pas le Père ou l’Esprit mais le Fils Nous avons rappelé ce qu’est la grâce en tant que telle. Puis la richesse qu’elle reçoit du fait quelle nous est donnée par une personne divine incarnée. » 1. Diverses manières dont l'adoption pouvait nous être conférée Mais « la puissance divine aurait pu joindre une nature humaine à la personne du Père, ou à la personne de l’Esprit saint, tout aussi bien qu’à la personne du Fils; en sorte que soit le Père, soit l’Esprit saint, auraient pu, comme le Fils, assumer notre chair »424. Supposons un instant que le Père ou l’Esprit saint se fussent incarnés. La grâce qu’ils nous auraient communi­ quée aurait fait de nous des enfants adoptifs de Dieu, participant à la nature divine et ayant droit à l’héritage céleste. Nous pouvions donc recevoir la filiation adoptive ou bien immédiatement de Dieu, à la manière dont la reçut Adam ; ou bien par la médiation de l’une des trois per­ sonnes divines incarnées. 2. En toute hypothèse, l'adoption ne sera référible que par appropriation à chacune des trois personnes divines Étant l’œuvre commune de la Trinité tout entière, l’adoption divine peut être mise en rapport par notre esprit avec chacune des trois personnes et présenter des ressemblances avec chacune d’elles. Elle peut être mise en rapport, par appropriation, appropriate, avec le Fils, 424. S. Thomas, III, qu. 3, a. 5. LA PERSONNALITÉ EFFICIENTE INSTRUMENTALE 481 car «la filiation adoptive est une certaine similitude par­ ticipée de la filiation naturelle »425 ; et l’on comprend dès lors que le Fils se soit incarné pour nous apporter un don qui est à sa ressemblance. Elle peut être aussi mise en rapport, par appropriation, avec le Père, puisque c’est lui qui est principe de la filiation naturelle à laquelle res­ semble la filiation adoptive ; et, de ce point de vue, l’on comprendrait que le Père lui-même se fut incarné pour nous apporter le don de la filiation adoptive. Et elle peut être mise en rapport, par appropriation, avec l’Esprit saint, qui, étant dans la Trinité l’Amour, le Don, peut être regardé comme le principe de toutes les choses qui nous sont données du ciel ; c’est lui, notamment, « qui nous associe à la filiation du propre Fils de Dieu »426 ; ou, comme dit saint Thomas, c’est lui qui « imprime en nous la similitude » de la filiation éternelle427 ; et l’on comprendrait, dès lors, que l’Esprit saint se fut incarné pour nous faire entendre de quel Don incréé est issu le don de la filiation adoptive. Bref, l’incarnation du Fils a fait descendre au milieu de nous la filiation éternelle, modèle de la filiation adoptive ; mais l’incarnation du Père aurait fait descendre au milieu de nous le principe de cette filiation éternelle dont la filiation adoptive est l’image ; et l’incarnation de l’Esprit aurait fait descendre au milieu de nous le Don personnel symbolisant la bonté infinie qui décide de nous communiquer la filia425. III, qu. 3, a. 5, ad 2 ; qu. 23, a. 2, ad 3. 426. Jules Lebreton, Les origines du dogme de la Trinité, 1919, p. 404. Sur Gai., IV, 6 : « Parce que vous êtes fils, Dieu a envoyé dans nos cœurs l’Esprit de son Fils... », et Rom., VIII, 15 : « Vous avez reçu un Esprit d'adoption... », l’auteur écrit : « Dans ces deux textes, l’Esprit envoyé par le Père, est appelé soit Esprit du Fils, soit Esprit d’adoption filiale, parce que c’est lui qui nous associe à la filiation du propre Fils de Dieu, et nous fait ses cohéritiers. » 427. III, qu. 23, a. 2, ad 3. m*·— 482 11 - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE tion adoptive428. Saint Thomas dit tout en trois mots: « Bien que l'adoption soit commune à toute la Trinité, elle est cependant attribuée (par appropriation) au Père comme à son auteur, au Fils comme à son modèle, à l’Esprit comme à celui qui imprime en nous l’image de ce modèle »429. 3. Modalités que l'adoption pourrait revêtir selon que la personne divine incarnée serait le Père, ou l’Esprit, ou le Fils Nous avons déjà attiré l’attention sur le fait que la grâce de la filiation adoptive pouvait recevoir des moda­ lités et des enrichissements variant à l’infini. De cela il faut bien convenir, puisque la filiation adoptive a pu être une propriété (connaturelle) de la grâce, sous des régimes aussi différents d’une part que l’état d’inno­ cence, et d’autre part que les états postérieurs : état de la loi de nature, état de la loi ancienne, état de la loi nou­ velle. Partons de cette donnée pour imaginer - la supposi­ tion n’offre en soi certainement rien d’impossible - que, suivant que la personne divine qui décidera de s’incarner sera ou le Père, ou le Fils, ou l’Esprit, la grâce de la filia­ tion adoptive aurait à revêtir chaque fois des modalités respectives distinctes, aptes à signifier davantage, mais toujours par appropriation, ou le Père, ou le Fils, ou l’Esprit. Le Père, en s’incarnant, pourrait par exemple commu­ niquer à la grâce de la filiation adoptive un caractère de puissance, qui la rendrait plus capable qu’elle ne l’est maintenant d’éliminer les misères de ce monde (qu’on veuille bien penser, à titre d’illustration, aux privilèges de 428. III, qu. 3, a. 5, ad 2. 429. III, qu. 23, a. 2, ad 3. LA PERSONNALITÉ EFFICIENTE INSTRUMENTALE 483 la grâce d’innocence). L’Esprit saint, en s’incarnant, pourrait communiquer à la filiation adoptive un autre caractère original, où par exemple certains aspects de l’effusion du don de Pentecôte, manifestant le côté per­ suasif, missionnaire, conquérant, de la grâce, seraient en quelque manière renforcés. Et, toujours dans la même supposition, le Fils, en s’incarnant, devrait communi­ quer à la grâce de la filiation adoptive un caractère d’en­ fance, de dépendance confiante par rapport à Dieu, beaucoup plus accusé qu’il ne le fut dans l’état d’inno­ cence, ou même qu’il ne l’eût été dans l’hypothèse où soit le Père, soit l’Esprit se fussent incarnés. De la sorte, l’incarnation du Fils en s’accomplissant, se serait accom­ pagnée d’une diffusion originale du sentiment de la piété filiale à l’égard de la divinité, d’une certaine profondeur et d’une certaine délicatesse particulière dans la façon d’entendre la révélation de la paternité de Dieu. 4. Avec quelle plénitude la grâce est devenue filiale depuis l'incarnation du Verbe Nous n’avons fait jusqu’ici qu’une supposition. Admettons maintenant quelle ait été conforme effecti­ vement au bon plaisir de Dieu et qu’en décidant que le Fils s’incarnerait, il voulait du même coup que la grâce d’adoption revêtît une certaine modalité filiale quelle n’eût sans cela jamais possédée. Il devient dès lors pos­ sible d’expliquer d’une manière plus précise, plus com­ plète, les correspondances mystérieuses qui existent entre la filiation naturelle du Christ et la filiation adoptive telle que nous l’avons reçue. Ainsi, quand il essaie de découvrir la raison pour laquelle le sentiment de la paternité divine s’approfondit en passant de l’ancien au nouveau Testament, le Père Lebreton est conduit à faire dépendre très étroitement la révélation de notre filiation adoptive de la révélation 484 Π - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE majeure de la filiation naturelle de Jésus. La doctrine de saint Paul, dit-il, « ne fait que développer cette prédica­ tion du Seigneur : si les chrétiens sont enfants de Dieu, c’est qu'ils ont été incorporés au Fils unique et qu’ils par­ ticipent à sa vie » ; et il ajoute : « La filiation divine de Jésus-Christ, c’est la source d’où découle la filiation des chrétiens, et, si celle-ci nous apparaît, dès les premières pages de l'Évangile, si haute et si surnaturelle, c’est quelle dérive en effet de cette plénitude infinie»430431 . Certes, même si le Père ou l'Esprit s’étaient incarnés, les hommes eussent été enfants de Dieu d’une manière admirable ; mais on peut croire qu’ils ne l’eussent pas été avec une nuance si filiale. Quand les Pères écrivent que le Verbe communique aux hommes ce qu’il possède en propre, leur donnant de pouvoir regarder Dieu comme leur Père411 ; quand saint Thomas note que, l’héritage étant selon saint Paul réservé aux fils, il y avait une souveraine convenance à ce que la filiation adoptive nous vînt de celui qui est Fils par nature432, tous ces textes prennent un sens plus ample et plus concret s’il est vrai que le Fils, en s’incarnant, a doté la grâce d’adoption d’une note filiale très particulière. 5. D'une double participation à la filiation adoptive Pour conclure, nous pouvons donc, en nous inspirant de Thomassin433, distinguer une double participation à 430. Les origines du dogme de la Trinité, 1919, p. 249. 431. Cf. THOMASSIN, Theologicorum dogmatum, De incani. Verbi, lib. VIII, cap. IX, Venise, 1730, p. 518. Rappelons que la première personne n’est Père que du Verbe, que notre Père est la Trinité tout entière, et que cette seconde paternité n’est qu’un reflet de la pre­ mière. 432. III, qu. 3, a. 8. 433. Theol. dogm., De inc., lib. VIII, cap. XI, p. 522. - Nous disons * en nous inspirant » : car, en réalité, nous nous séparons radi- LA PERSONNALITÉ EFFICIENTE INSTRUMENTALE 485 la filiation adoptive : l’une qui est l’adoption pure et simple, telle qu’on pouvait la trouver en Adam et chez les anges avant leur entrée dans la gloire434 ; l’autre qui, étant une ressemblance plus parfaite de la filiation natu­ relle, se répand en nous à partir de l’incarnation du Verbe, nous fait membres du Christ, forme en nous et enfante en nous le Christ, pour nous entraîner dans le sillage de sa naissance, de sa mort, de sa résurrection. Nous pouvons préciser encore que cette seconde grâce d’adoption, du fait quelle nous vient par l’incarnation non pas du Père ou de l’Esprit, mais du Fils, est marquée d’un caractère filial très particulier, qui constitue un pri­ vilège éminent de l’âge de la loi nouvelle, et qui s’im­ prime sur toute l’Église435. calement de THOMASSIN, qui oppose entre elles, à l’endroit indiqué, non pas comme nous le faisons, deux modalités de la filiation adop­ tive, mais d’une part la filiation adoptive, et d’autre part, la filiation naturelle, en tant quelle pourrait être, suivant lui, participée en propre, et non seulement par appropriation. Nous avons dit plus haut pourquoi cette manière de voir nous paraissait indéfendable. 434. Thomassin pense, avec raison croyons-nous, que les anges glorifiés sont admis, à cause des hommes, aux mêmes privilèges de la filiation que ceux-ci. Il cite un texte de NaclantuS d’après qui « la surabondance de la grâce et des dons du Christ rendra les anges euxmêmes participants de notre adoption, adoptionis nostrae participes-, en sorte qu’ils seront appelés à devenir avec nous, sous le même chef, membres congénères (congenenea) du même corps ; afin que, de cette manière, toutes choses, dans le ciel et sur la terre, soient récapitulées dans le Christ, et qu’il soit vraiment le chef non seulement des hommes, mais aussi des principautés et des puissances, comme le dit l’apôtre». Le texte de Naclantus se trouve dans son commentaire ad Ephes., I, 5, édit, de Lyon, 1657, p. 24. 435. Voir ['Excursus II : Présences de la Trinité à elle-même et au monde, pp. 611 s. 486 LA PERSONNALITÉ EFFICIENTE INSTRUMENTALE 3. Le mode chrétien ou christique de la grâce. Aperçu sur les trois âges existentiels de la grâce En cherchant à déterminer les caractères premiers et fondamentaux que la grâce créée revêtait dans le Christ lui-même, nous avons reconnu qu’elle résidait en lui d une manière connaturelle, d’une manière plénière, et d'une manière filiale. En sorte que, lorsqu’elle se répan­ dra à partir du Christ dans ses membres et dans tout son corps mystique, elle conservera jusqu'à un certain point cette triple modalité connaturelle, plénière et filiale, qui remplira l’Église et la marquera de l’intérieur, à la res­ semblance de son chef. Nous n’avons guère fait que signaler les deux premiers caractères, celui de la connaturalité et celui de la pléni­ tude, dont nous aurons à reparler plus tard, quand nous essaierons, à la suite de Jean de Saint-Thomas, d’inven­ torier les richesses que la grâce sacramentelle verse dans les cœurs où elle pénètre. Nous avons, au contraire, insisté davantage sur le caractère filial de la grâce du Christ, qui, lorsqu’il nous est communiqué, devient en nous le principe intérieur de notre filiation adoptive. Car la détermination précise de ce caractère filial, qui a été faite de plusieurs manières par les théologiens, offrait une difficulté spéciale. Ces trois caractères de connaturalité, de plénitude, de filialité concernent la grâce qui passe du Christ dans l’Église, de la tête dans le corps, et que les théologiens appellent la grâce capitale436 ; c’est-à-dire la grâce chré­ tienne ou christique prise avec la forme existentielle défi­ nitive qu elle a reçue après la passion du Sauveur. 436. Cf. Cajetan, in III, qu. 8, a. 5, n° Il : gratia capitalis, hoc est * influxiva in omnes ». 487 On peut bien dire que la grâce donnée aux hommes depuis la chute, en vue de la passion future du Christ, était déjà en un certain sens une grâce du Christ (gratia Christi), une grâce chrétienne ou christique. Mais elle ne l’était que d’une manière ébauchée. Elle ne devait l’être d’une manière accomplie qu’après la passion du Christ. C’est alors quelle a gagné toute sa richesse et quelle est devenue capable, en s’épanchant en nous, de nous com­ muniquer dans une certaine mesure les trois caractères de connaturalité, de plénitude, de filialité dont nous avons parlé, par lesquels les chrétiens sont conformés au Christ et le corps mystique à la tête. En sorte que le caractère chrétien ou christique de la grâce apparaît comme un caractère central, culminant, duquel dérivent tous les autres. Nous aurons souvent à le signaler, mais il faut com­ mencer dès maintenant de le définir, par voie de compa­ raison, en rappelant au cours des pages qui vont suivre les trois formes historiques ou existentielles que la grâce a présentées successivement : tout d’abord dans l’état d’innocence (qu’on peut appeler l’âge du Père), puis dans le temps qui va de la chute d’Adam à la glorifica­ tion du Christ (c’est l’âge du Fils), enfin dans le temps postérieur à la glorification du Christ, qui est le temps de la grâce capitale, le temps de la grâce chrétienne ou christique (c’est l’âge de l’Esprit saint)437. On se rappelle 437. Des trois âges que nous distinguons ici, l’un, celui du Père, est antérieur à l’histoire. Le premier âge historique est celui du Christ, attendu d’abord sous la loi de nature, puis sous la loi ancienne. La loi évangélique commence avec l’âge du Christ présent, et avec l’âge de l’Esprit saint. Cette distinction des trois âges du monde, qui correspond aux trois mystères de la création dans l’innocence, de la rédemption par le Christ, de la sanctification par l’Esprit, et qui résume ainsi tout le Credo, est par nature antérieure aux distinctions plus particulières utilisées par les Pères et les théologiens. Mgr Martin GRABMANN, Die Il - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE 488 que nous avons déjà distingué ces trois âges, ces trois régimes du peuple de Dieu, pour éclairer le problème de la hiérarchie, cause instrumentale de l’Église438 ; nous reprenons ici la même distinction à propos de la grâce, cause formelle, intérieure, immanente, de l’Église. a) L'âge du Père La grâce de l’innocence venait de la Trinité tout entière, sans la médiation d’aucune personne divine Lehre des hl. Thomas von Aquin von der Kirche als Gotteswerk, Ratisbonne, 1903, p. 156, croit la rencontrer au moyen âge: «En regard des sept âges du monde distingués par saint Augustin, Rupert de Deutz ne reconnaît que trois grandes périodes : le règne du Père, qui va de la création à la chute ; le règne du Fils, qui va de la chute à la mort du Christ ; le règne de l’Esprit saint, qui va de la mort du Christ à la fin du monde. Hugues de Saint-Victor s’exprime sembla­ blement. » Malheureusement, nous n’avons pas su retrouver ces textes. RUPERT de Deutz distingue lui aussi six âges du monde, le septième étant le repos du ciel, De Trinitate., livre XLII, ch. XXXVI ; et il dit que la promesse faite à Abraham commence le troisième âge du monde, où le Christ est annoncé, In Genesim, ch. I ; P. L., t. CLXVII, col. 324 et 367. Quant à HUGUES DE S Al NT-Victor, il distingue deux états (l’ancien, avec le péché qui règne jusqu’à la résurrection du Christ ; le nouveau, avec la grâce du Christ qui règne jusqu’à la fin du monde) ; trois temps (loi naturelle, loi écrite, loi de grâce) ; six âges..,, In Scripturam sacram, ch. XVII, P. L., t. CLXXV, col. 24. Sur les diverses manières de compter les âges historiques du monde, voir Henri DE LUBAC, Catholicisme, Paris, 1938, p. 104. L’auteur marque avec pénétration ce qui oppose la conception païenne, suivant laquelle le monde est sans histoire, à la conception chrétienne, suivant laquelle les faits sont non seulement des « phéno­ mènes » mais des « événements », puisqu’ils décèlent « une genèse, une croissance effective, une maturation de l’univers ». Ibid., p. 99. 438. L'Église du Verbe Incarné, t. I, p. 4 [dans la présente édition, vol. I, p. 22]. 1 Λ · LA PERSONNALITÉ EFFICIENTE INSTRUMENTALE 489 incarnée, et si on l’attribue au Père, c’est seulement par appropriation. Du point de vue de la hiérarchie, c’était l’âge de la religion sans intermédiaire : la grâce et la vérité révélée descendaient directement du ciel dans l’âme du premier homme, et ce qui était vrai d’Adam l’eût été de ses des­ cendants. Cette grâce qui faisait de l’homme un enfant de Dieu était transfiguratrice. Non certes en ce sens quelle apportât à Adam les conditions de la vie glorieuse. Mais en ce sens quelle refluait sur les réalités inférieures, venant réconforter la triple domination naturelle, d’ailleurs fragile et relative, de l’âme sur le corps, de la raison sur les passions, de l’homme entier sur l’univers, au point d’écarter la mort et les maladies, les conflits passionnels intérieurs, les heurts entre l’homme et le monde, lequel, sans qu’il fût différent de ce qu’il est maintenant, était alors pour lui comme un paradis. On pourrait dire par conséquent que la grâce d’inno­ cence était marquée par un premier caractère de puis­ sance, qui justifie son attribution au Père, en vertu duquel elle parvenait à éliminer des formes du mal aussi considé­ rables que la maladie et la mort, le désordre passionnel, l’antagonisme de l’univers. Elle était marquée encore par un second caractère d’origine et de fraîcheur, qui lui aussi justifie son attribution au Père : elle inaugurait un monde nouveau, elle ne comportait pas le souvenir d’une faute pour laquelle on doit souffrir, elle ignorait ce qu’est le mal, elle n’en avait pas cette connaissance expérimentale que le démon, qui ne devait pas mentir entièrement, allait pro­ mettre à ses victimes, et qui allait être néanmoins pour les hommes, au milieu de tant d’atroces misères, l’aliment d’un certain progrès culturel, voire même, étant donnée l’étrange bonté de Dieu à leur égard, la condition de leur enrichissement spirituel, felix culpa. 490 II - LE CHRIST TÊTE DE [.’ÉGLISE Il ne restera rien de cet âge du Père, hormis deux choses: d'une part, la nature humaine au milieu de l’univers qui la supporte, ayant saccagé en elle le don de la grâce et s'étant meurtrie de ses propres mains; et, d’autre part, le dessein incompréhensible d’un Dieu qui persistera, malgré tout, à vouloir la combler de son amour. La grâce de l’âge du Père, la grâce du premier Adam, la grâce de l’innocence, d’une certaine manière aura été meilleure que la nôtre, et le premier état du peuple de Dieu préférable à l’Église. Mais, dans une perspective plus vaste et absolument parlant, c’est notre grâce qui sera meilleure, et l’Église passera de beaucoup en splen­ deur le premier état du peuple de Dieu. b) L’âge du Fils C’est l’âge de la grâce venant de la Trinité tout entière, par la médiation de l’incarnation du Verbe, d’abord espérée pendant de longs siècles, puis accomplie dans le Sauveur du monde. La grâce de l’âge du Fils est filiale dans un sens plus parfait et plus profond que ne pouvait l’être la grâce de l’innocence. D’abord parce quelle résulte de la médiation d’une personne divine incarnée au milieu des hommes; et ensuite parce que cette personne divine est le Fils unique du Père. Nous avons assez parlé de l’excellence de ce caractère filial. Quelques lignes du Père Lagrange, que nous tenons à citer, la soulignent presque trop violem­ ment. A propos de Gal., IV, 4-5 : « Mais quand le temps fut résolu, Dieu envoya son Fils, né d’une femme, né sous la dépendance d’une loi, afin de racheter ceux qui étaient sous la dépendance d’une loi, afin que nous reçussions l’adoption », il fait remarquer que le mot grec traduit par [A PERSONNALITÉ EFFICIENTE INSTRUMENTALE 491 reçussions (άττολώδωμεν) ne signifie pas recouvrer, « car Paul a en vue une grâce plus haute que celle du premier homme qu’il ne qualifie pas de fils adoptif de Dieu »439. On pourrait dire : nous avons reçu la filiation adoptive, non pas sous le mode quelle avait en Adam, mais sous un mode plus mystérieux. L’âge du Fils peut être divisé en deux grandes époques distinctes, selon que le Christ est seulement espéré ou qu’il est déjà présent. 1. L'âge du Christ attendu 1. Du point de vue de la hiérarchie, c’est l’âge d’une double médiation visible, celle des signes sacramentels et celle des prophètes, cette double médiation visible com­ mençant de conditionner la descente au milieu des hommes de la grâce et de la vérité. La fin éloignée de cette médiation encore très imparfaite, est de faire pres­ sentir la future médiation visible et parfaite du Christ, qui s’élève déjà sur l’horizon de l’histoire, et par laquelle seront un jour méritées toutes grâces et toutes lumières, même celles qui sont données tout de suite aux hommes, par anticipation. 2. Il faut discerner, dans cette longue série de siècles, deux régimes principaux. L’un général, qui vaut pour tous les Gentils : c’est le régime de la loi de nature, où la grâce cherche à s’insinuer secrètement dans les coeurs, agissant à la manière d’un instinct intérieur. L’autre par­ ticulier, valable principalement pour les Juifs : c’est le régime de la loi ancienne où, en plus de cette impulsion Secrète440, qui, loin d’être supprimée, est au contraire 439. Épître aux Galates, Paris, 1918, p. 103. 440. « En même temps que la loi, un autre secours était donné aux hommes, grâce auquel ils pouvaient être sauvés : à savoir la foi 492 Π - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE renforcée, une loi extérieure est proposée à un petit peuple, qui est élu non point pour être seul sauvé, mais pour préparer le salut de tous les autres. Sous le premier régime, la visibilité de l’Eglise n’est encore que très peu manifestée ; sous le second régime, l’Eglise utilise Eunité ethnique d’Israël pour commencer de se rendre sensible 441 aux yeux . 3. Pour la grâce qui précédait le Christ, elle ne pou­ vait, cela va sans dire, passer par le cœur du Christ avant de toucher les hommes : la passion du Christ en devait être un jour la cause morale et méritoire, elle n’en pou­ vait être à ce moment la cause physique et efficiente. C’était déjà, pourtant, une grâce christique, une grâce donnée en prévision de la passion future du Christ. Mais elle n’était pas encore la grâce christique dans son état de plénitude et d’éclosion. Elle pouvait être, et elle a certainement été, chez les Pères des premiers âges, plus intense quelle ne devait l’être plus tard chez de nombreux chrétiens : la foi d’Abraham était plus grande que la nôtre et les patriarches dont l’exemple nous est proposé au chapitre XI de l’Épître aux Hébreux, sont eux aussi nos dans le Médiateur, qui avait justifié les patriarches, comme elle nous justifie. » S. Thomas, I-II, qu. 98, a. 2, ad 4. 441. « Plus l'homme est uni à Dieu, plus il est favorisé ; en consé­ quence, plus le peuple juif était astreint au culte divin, plus il était favorisé par rapport aux autres peuples... Les Gentils pouvaient joindre le salut plus parfaitement et plus sûrement sous les obser­ vances de la loi que sous la loi naturelle seule. » S. THOMAS, I-II, qu. 98, a. 5, ad 2 et 3. Il n’y a qu’à se rappeler Deut., IV, 8, ou Rom., IX, 4 et 5, pour se rendre compte que la loi ancienne était meilleure que la loi de nature. C’est d’un point de vue partiel et même, comme le note le Père de Lubac, polémique, que certains Pères ont pu pré­ tendre que le régime de la loi mosaïque était inférieur au régime de la loi ancienne. Cf. Henri DE LUBAC, Catholicisme, p. 190. IA personnalité efficiente instrumentait 493 pères dans la foi. Mais elle ne pouvait atteindre à la richesse de modalités que devait connaître la grâce de la loi nouvelle. C’est comme si l’on comparaît entre eux un rosier qui peut être plus grand et un rosier qui est tou­ jours plus fleuri. On pourrait redire ici le mot que saint Augustin opposait aux sophismes de Jovinien : Abraham est meilleur que moi, mais mon état est meilleur que celui d’Abraham. Toutes choses égales sous le rapport de l’intensité, la grâce du nouveau Testament l’emporte de beaucoup sur celle de l’ancien. 4. Cette grâce antérieure au Christ conférait déjà sans aucun doute, la filiation adoptive, et même une filiation adoptive plus délicate que celle de l’état d’innocence. Les saints qui ont vécu sous la loi de nature, qu’ils fussent en dehors du peuple élu comme Job, ou au principe du peuple élu comme les patriarches, et les saints qui ont vécu sous la loi écrite comme Moïse, étaient vraiment enfants de Dieu. Mais il faut dire de cette filiation ce que nous venons de dire de la grâce : elle n’avait pas encore la perfection quelle devait avoir sous la loi nou­ velle. L’adoption d’avant le Christ était à l’adoption d’après le Christ, comme la tige est à la fleur, comme la vie de la promesse est à la vie de l’épanouissement. Quand saint Paul, dans le texte déjà cité de Gal., IV, 4-5, écrit que, lorsque fut venue la plénitude des temps, Dieu envoya son Fils né d’une femme « afin que nous reçussions l’adoption », cela signifie que l’adoption par­ faite, qui n’avait été que promise aux âges précédents, ne devait être conférée effectivement aux hommes qu’au moment où le Fils de Dieu viendrait les racheter442. On 442. Sur le mot reçussions, le Père LAGRANGE écrit : « C’est, comme l’ont compris les Grecs, recevoir ce qui avait été promis. » Epiire aux Galates, 1918, p. 103. 494 II - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE peut donc soutenir à la fois avec saint Paul, que l’adop­ tion appartenait déjà aux Israélites (Rom., IX, 4); et, avec le même saint Paul (Gal., IV, 5), que l’adoption n’a été apportée qu’avec l'incarnation. Elle appartenait aux Israélites comme inaugurée et comme coexistant encore avec le régime extérieur de la loi ; et elle appartient aux chrétiens comme achevée et comme entraînant avec elle le régime extérieur qui lui est propre, celui de la liberté des enfants de Dieu. Pour reprendre la comparaison de saint Paul, Israël était comme « l’héritier qui, tant qu’il est enfant, ne diffère en rien (extérieurement) d'un servi­ teur, bien qu'il soit le maître de tout, et qui est soumis à des tuteurs et à des intendants jusqu’au jour fixé parson père » (Gal., IV, 1-2) ; mais les chrétiens sont comme des fils, traités non plus en serviteurs, mais en héritiers443. 443. Quelques théologiens, comme Léon DE CASTRO, impression­ nés par Gal. IV, où saint Paul oppose entre elles la loi et l’adoption, la servitude juive et la liberté chrétienne, ont prétendu que les justes de la loi ancienne ont été fils adoptifs non pas au sens vrai et propre, mais seulement d’une manière métaphorique et figurative. A quoi les SALMANTICENSES répondent que c’est là « une erreur manifeste contre la foi », et que saint Paul, au passage cité, suppose lui-même que les Israélites étaient vraiment fils et héritiers, mais sous un régime de ser­ vitude, « fuisse quidem filios et haeredes, habuisse tamen modum servo­ rum ». De ineam., qu. 23, a. 3, n° 4, t. XVI, p. 400. L’explication donnée par le Père LAGRANGE, dans son Épître aux Galates, 1918, p. 103: «Les hommes n’étaient point fils de Dieu avant l’incarnation... » manquerait de netteté et pourrait égarer si on ne la complétait par ce qu’il écrit lui-même dans son Epître aux Romains, 1916, p. 226 : « Donc eux (les Israélites) étaient déjà fils de Dieu par adoption avant les chrétiens », et par son étude de la Revue biblique, 1908, p. 481, sur «La paternité de Dieu dans l’Ancien Testament », à laquelle d’ailleurs il renvoie. Il y relève, quant au point qui nous occupe, trois sens historiques distincts, prêtés au mot de filiation: 1° lahvé est père d’Israël en lui donnant une existence nationale, en faisant de lui son peuple préféré : c’est un sens collectif ; 2° en conséquence, tous les Israélites, en tant que membres de la nation, même s ils sont désobéissants, sont fils de lahvé : c’est un sens LA PERSONNALI TÉ EFFICIENTE INSTRUMENTALE 495 «O Dieu qui, lors de la Transfiguration glorieuse de votre Fils unique, avez confirmé les mystères de la foi par le témoignage de Moïse et d’Élie, et qui, par la voix tom­ bant de la nuée lumineuse, avez signifié merveilleuse­ ment la parfaite filiation adoptive, adoptionem filiorum perfectam... mirabiliter praesignasti », dit l’oraison du jour de la Transfiguration. 2. L'âge du Christ présent 1. Pourquoi l’incarnation a-t-elle été tant différée, pourquoi le Christ est-il venu si tard ? Aux païens qui posaient la question en estimant que l’histoire, qui n’avait pas eu jusque-là besoin du Christ, aurait bien pu continuer de s’en passer, les premiers doc­ teurs chrétiens pouvaient répondre, même avec plus de précision qu’ils ne l’ont fait, que l’histoire ne s’était, en fait, jamais passée du Christ, et que son soleil avait éclairé le monde longtemps avant de se lever444. large; 3° enfin, dès qu’on commence à opposer entre eux les Israélites, suivant qu’ils sont fidèles ou infidèles à la loi, lahvé devient le père des justes seuls : c’est le sens personnel. Ce troisième sens est celui que retient le théologien quand il dit que la grâce de la filiation adoptive convenait véritablement aux justes qui ont précédé le Christ, bien quelle ne fut pas encore pleinement épanouie en eux. Rappelons qu’on peut être fils de Dieu en ce dernier sens, longtemps avant d’en avoir une conscience réflexe parfaite. 444. Dans son Commentaire de Jean, I, 9 : le Verbe illumine tout homme, saint THOMAS écrit : « Si quelqu’un n’est pas illuminé, c’est la faute de l’homme qui se détourne de la lumière illuminante. » Et un peu plus loin : Aux païens qui pensent que le Fils de Dieu, en se faisant connaître si tard, aurait longtemps méprisé la nature humaine, «il faut répondre qu’il ne l’a pas méprisée, mais qu’il a toujours été présent dans le monde ; car, pour ce qui est de lui, il est connaissable par les hommes, et si quelques-uns ne l’ont pas connu, c’est par leur faute, du fait qu’ils lui ont préféré le monde, quod aliqui cum non cognoverunt, fuit eorum culpa, quia mundi amatores erant». 496 11 - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE Mais, ces choses comprises, la même question, avec cette fois-ci un autre accent et un sens plus mystérieux, se pose au fidèle de la loi nouvelle, qui s’émerveille d’être l'objet d’une si étonnante préférence. A cette question, les noirs d’Amérique ont répondu, suivant le beau drame des Verts pâturages^, de leur manière naïve, en nous représentant Dieu qui commence de vouloir sauver les hommes par les moyens les plus raisonnables, en les punissant à proportion de leurs péchés et en allant dans cette voie jusqu’au déluge ; puis qui fait en quelque sorte l'apprentissage progressif des moyens les plus déraison­ nables, les plus insensés, jusqu’à les combler d’une misé­ ricorde d’autant plus vaste qu'il les verra s’enfoncer davantage dans le péché, en sorte qu’après leur avoir sacrifié la vie de ses prophètes, il en vient à leur sacri­ fier la vie de son Christ. Evidemment, le thème des Verts pâturages doit être renversé. Dieu ne saurait changer son premier dessein ; mais les manifestations successives de sa providence sont voulues pour nous faire entrer pro­ gressivement dans les profondeurs inouïes de sa ten­ dresse. Il suffit d'opérer ce renversement pour rencontrer saint Paul : « Dieu a renfermé tous les hommes dans la désobéissance, afin de faire miséricorde à tous» (Rom., XI, 32). Et l’Évangile : un homme planta une vigne et la confia à des vignerons ; au temps voulu il leur envoya ses serviteurs, qu’ils battirent et tuèrent ; alors il leur envoya son fils en se disant : ils le respecteront... (Mt„ XXI, 33). 2. Au temps fixé, Dieu, non content d’aider les hommes du sein de sa lumière inaccessible, entreprend de paraître lui-même visiblement au milieu d’eux et de 445. Marc CONNELLY, Verts pâturages, trad. Bernardine de Menthon, Paris, 1936. LA PERSONNALITÉ EFFICIENT E INSTRUMENTALE 497 guérir leurs plaies par le contact sensible de son huma­ nité. C’est l’âge du Fils de Dieu enfin présent. Et c’est déjà le temps du plein avènement de la religion de l’in­ carnation, laquelle s’accomplit parfaitement d’abord dans le Christ, qui est la tête, avant de se communiquer, dans une certaine mesure à tout son corps, qui sera l’Église; en sorte que deux grandes effusions divines complémentaires, deux grandes « missions visibles », vont marquer l’éclosion parfaite de la religion de l’incar­ nation: la mission visible du jour de l’Annonciation, concernant le Christ qui est tête, et la mission visible du jour de Pentecôte, concernant l’Église qui est corps. La première mission visible ouvre l’âge du Fils de Dieu enfin présent ; l’autre mission visible achèvera d’ouvrir l’âge de l’Esprit saint. 3. La mission visible de l’annonciation va déployer ses conséquences d’abord dans la nature humaine du Christ lui-même, en la remplissant d’emblée de grâce et de vérité, et en la conduisant par étapes vers la passion, vers la mort, vers la résurrection : « Ne fallait-il pas que le Christ souffrît cela et entrât ainsi dans sa gloire ? » (Luc, XXIV, 26)440. A la fin, l’âge du Fils est accompli : « Je suis sorti du Père et je suis venu dans le monde ; maintenant je quitte le monde et je vais vers le Père » (Jean, XVI, 28). «Je t’ai glorifié sur la terre, j’ai achevé l’œuvre que tu m’as donnée à faire ; et maintenant, ô Père, glorifie-moi auprès de toi, de la gloire que j’avais auprès de toi, avant que le monde fut » (XVII, 4-5). «Je vous dis la vérité ; il vous est bon que je m’en aille. Car si je ne m’en vais pas,446 446. « La passion du Christ l’a conduit non seulement à la gloire de lame, qu’il a possédée dès l’instant de sa conception, mais encore à celle du corps. » S. THOMAS, III, qu. 45, a. 1. 498 Il - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE LA PERSONNALITÉ EFFICIENTE INS TRUMENTALE 499 le Parader ne viendra pas à vous ; mais si je pars, je vous l'enverrai » (XVI, 7). c’est-à-dire la plénitude d’adoption, qui n’avait été que • aux ages A 7anterieurs ’ 448 promise . 4. Dès le premier instant de l'incarnation, la grâce du monde entier est contenue dans le Christ comme dans son principe, et c’est à partir de lui quelle commence aussitôt de s’épancher. Il n’a pas besoin d’attendre que l’heure de sa passion soit arrivée, pour dire au paraly­ tique: «Aie confiance, enfant, tes péchés sont effacés» (Mt., IX, 2), ni pour envoyer ses disciples baptiser (Jean, IV, 2)44/. Aussi la grâce devient-elle christique d’une manière nouvelle, plus parfaite quelle ne pouvait l’être sous le règne de la loi de nature et de la loi écrite ; elle est désormais christique au sens fort. Le Christ n’en est pas seulement la cause principale, dans l’ordre de la causalité morale et méritoire ; il en est de plus la cause instrumen­ tale, dans l’ordre de la causalité physique et efficiente. Et la grâce que la divinité verse sur les hommes à travers un instrument si délicat est plus riche et plus accomplie quelle ne l’avait jamais été : « Pour vous, heureux vos yeux parce qu’ils voient, et vos oreilles, parce quelles entendent. Je vous le dis en vérité, beaucoup de pro­ phètes et de justes ont désiré voir ce que vous voyez et ne l'ont pas vu, entendre ce que vous entendez et ne l’ont pas entendu» (Mt., XIII, 16-17). «Quand les temps furent révolus, Dieu envoya son Fils, né d’une femme, né sous la loi, pour affranchir ceux qui étaient sous la loi, afin que nous reçussions l’adoption » (Gal., IV, 4-5), 5. C’est comme instrument de la toute-puissance divine que le Christ, avec son humanité et la grâce qui remplit son âme, devient capable de causer la grâce dans tous ses membres, ou, suivant l’image souvent employée, d’épancher dans son corps mystique la grâce qui sur­ abonde en lui. Mais tout en se répandant au-dehors, la grâce du Christ reste, au-dedans de lui, plus parfaite quelle ne pourra jamais le devenir dans tout l'ensemble du corps mystique. La grâce du Christ ne s’affaiblit point en se communiquant aux chrétiens : il a plu à Dieu, en effet, «que toute la plénitude habitât en lui » (Col., I, 19) ; et la grâce des chrétiens ne saurait s’ajouter à celle du Christ pour la rendre plus intense, elle ne fait que l’étendre et que la diviser entre d’innombrables sujets : «A chacun de nous la grâce a été donnée selon la mesure 447. De ce baptême saint THOMAS écrit : « xMême avant la passion du Christ, le baptême qui préfigurait cette passion, tenait d’elle son efficacité, bien que d’une autre manière que les sacrements de la loi ancienne. Car ceux-ci n étaient que des figures, tandis que le baptême avait la vertu de justifier ; il la tenait du Christ, de qui la passion ellemême devait emprunter sa vertu salutaire. » III, qu. 66, a. 2, ad 1. 448. Transcrivons ce beau rexce de BéRULLE : « Au ciel s’est perdu le plus haut degré d’amour qui avait été créé, et ce, par la perte du premier ange... Et c’est en la terre que se doit réparer cet amour perdu dans le ciel ; c’est aux pieds de Jésus que cet amour doit être réparé ; et il doit être réparé en un degré plus haut, en une manière plus excellente, pour faire hommage au mystère d’amour, qui est l’in­ carnation, et pour rendre honneur au triomphe d’amour, qui est Jésus... Je reçois volontiers cette pensée qui honore le sacré mystère de l’incarnation, le mystère des mystères. Sa grandeur et sa dignité nous persuadent aisément que la grâce qui en découle surpasse celle qui a été avant son efficace, soit au paradis de la terre, soit au paradis du ciel... L’amour fondé en cette grâce nouvelle, et dépendante de l’homme-Dieu, surpasse l’amour infus aux anges dedans le ciel, et ral­ lume en la terre un plus grand feu d’amour que celui qui s’est éteint au ciel. » Cité par BREMOND, Histoire littéraire du sentiment religieux en France, Paris, 1929, t. III, p. 104. Ce que Bérulle adopte comme opinion en le restreignant à la Madeleine devient rigoureusement exact si on l’étend à tour l’ordre de la loi nouvelle et à la sainte Vierge. 500 II - LE CHRIST TÈTE DE L’ÉGLISE de la donation du Christ » (Éphés., IV, 7). Ainsi, à consi­ dérer la grâce du point de vue de son intensité ontolo­ gique et entitative, il faut dire que toute la grâce des chrétiens est ramassée dans le Christ comme dans son principe, et que le Christ unifie merveilleusement en lui les chrétiens à qui elle est répartie. Le Père Congar fait remarquer, à ce propos, que la vie surnaturelle des chré­ tiens est rassemblée dans le Christ, en qui elle est tout entière réalisée, bien plus parfaitement que la vie natu­ relle des hommes ne pouvait l’être dans leur premier père, qui n’était qu’une réalisation individuelle et frag­ mentaire de la vie de toute l’espèce449. Bref, l’ensemble des chrétiens est vraiment le « corps du Christ », tandis que l’ensemble des hommes ne saurait être le «corps d’Adam »450. 6. Nous l’avons dit, il y a un instant, dès le premier moment de l’incarnation, toutes les grâces sorties de Dieu passent par le Christ avant d’atteindre les hommes, elles sont christiques au sens fort. Il faudra cependant 449. « Il en va ici tout autrement du Christ et de l’ordre naturel, du second Adam et du premier. Dans la communication naturelle de la vie, ce n’est pas par sa vertu propre que le premier vivant engendre, mais par la vertu d’un principe de vie qui est celle de l’espèce. Cette vie spécifique, il ne la réalise lui-même qu’imparfaitemenr et fragmentairement : l’espèce le dépasse, elle se continue et se propage, par lui, en d’autres individus qui ne l’épuiseront pas davantage. Aussi, le premier vivant produit-il non pas un autre vivant semblable a lui, vivant de sa vie à lui, mais un vivant semblable à lui selon l’espèce, vivant de la vie de l’espèce. Tandis que le Christ, lui, possède en soi toute la perfection de la grâce, toute l’actualité de l’espèce grâce. S’il communique à d’autres la vie de la grâce, ce qu’il communiquera sera vraiment sa vie à lui, ce sera vraiment dans la communauté de sa de qu il nous fera entrer, non dans la communauté d’une vie spécifique.» «La croix de Jésus du P. Chardon», dans la Vie Spirituelle, 1" avril 1937, p. [47]. 450. Cf. H. DE Lubac, Catholicisme, p. 19. LA PERSONNALITÉ EFFICIENTE INSTRUMENTALE 501 distinguer deux manières dont les grâces pourront éma­ ner du Christ au temps même de sa vie mortelle. Certaines seront conférées par contact immédiat, par un regard de ses yeux, par un mot de sa bouche, par le frôle­ ment de ses vêtements ou par l’imposition de ses mains. Ce seront les grâces les plus riches et les plus précieuses. Elles seront au principe de la pleine formation de l’Église. Elles auront pour fin de conformer parfaitement les chrétiens au Christ, le corps mystique à la tête. D’autres grâces ne seront conférées qu’zz distance. Elles partiront du cœur du Christ pour se répandre sur le monde entier. Elles n’auront ni la richesse ni la plénitude des premières. Elles seront destinées à tourner les âmes vers l’aire de la pleine éclosion de la grâce, c’est-à-dire vers l’Église. Elles seront au principe de sa préparation, de son inchoation. Elles auront pour fin de commencer de configurer les hommes au Christ. Cette distinction entre grâces christiques données par contact et grâces christiques données à distance, entre grâces constituant l’Église et grâces ébauchant l’Eglise nous paraît capitale, et nous aurons souvent à y revenir : pour reprendre une image déjà utilisée ailleurs, nous pourrions dire que les secondes grâces sont comparables aux premières comme la vie ralentie d’une plante tropicale sous un climat hos­ tile, à la vie épanouie quelle reprend sous son ciel natal. 7. La mission visible du Verbe se termine au Christ. Elle achève l’Église en celui qui est sa tête ; elle ne l’achève pas, elle ne fait au contraire que la préparer, en ce quelle est elle-même, à savoir le corps mystique du Christ. Déjà certes, pendant la vie temporelle du Sauveur, la grâce commence de se répandre à partir de lui sur l’Église qu’il rassemble autour de lui ; elle se répand même à distance sur le monde entier. Cependant l’époque de la pleine effusion de la grâce, l’époque où 502 Π - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE toutes les richesses spirituelles enfermées dans le Christ s'épancheront sur l’Église et sur le monde, ne s’ou­ vrira qu'après la passion, quand le Christ même annon­ cera que, pour ce qui est de lui, «tout est consommé» (Jean, XIX, 30), quand, de son côté ouvert, sortiront le sang et l'eau (XIX, 34), quand il sera glorifié. Pendant le temps qui précède, la grâce qui émane du Sauveur ne pos­ sède encore actuellement ni toute sa richesse ni toute son intensité. Elle ne possède pas toute sa richesse : car, même lorsqu’elle est conférée par un contact immédiat, elle ne peut apporter aux hommes, tant que la passion n’est pas accomplie, la plénitude de leur rédemption, en sorte que les justes qui meurent avant la passion sont retenus dans les limbes. Elle ne possède pas non plus toute son inten­ sité ni toute son ampleur : car l’ordre n’est pas encore donné aux apôtres d’aller annoncer l’avènement de ΓÉvangile à tous les peuples et à tous les siècles451. Mais, 451. On comprend, dès lors, le mot du Sauveur concernant Jean Baptiste : « En vérité, je vous le dis, parmi les enfants des femmes, il n’en a point paru de plus grand que Jean Baptiste ; toutefois, le plus petit dans le royaume des deux est plus grand que lui » (Mr., XI, 11). Avec saint Cyrille d’Alexandrie, plusieurs Pères et la plupart des exé­ gètes modernes, il faut entendre que Jean, qui est mort avant que l’Esprit saint fut donné au monde, a été moins favorisé, sous ce rap­ port, que le moindre des chrétiens. A la fois précurseur et disciple du Christ, Jean touche déjà au Nouveau Testament (S. THOMAS, II-II, qu. 174, a. 4, ad 3) ; plus précisément, il est « le terme de la loi et le début de l’évangile » (III, qu. 38, a. 1, ad 2 ; Comm, in Mt., XI, 11), à la manière dont l'étoile du matin marque la fin de la nuit et le com­ mencement du jour. C’est la comparaison de Suarez. Cependant, Jean Baptiste reste sur le versant de l’âge de l’attente du Christ. Disons qu’il n'a pas connu l’âge de l’Esprit saint. Sur cette question de Jean Baptiste, voir plus loin, p. 734. - Saint AUGUSTIN, qui ne connaît pas cette exégèse, propose deux explications de Mt., XI, 11: 1° si le royaume des cieux désigne le ciel, le moindre des anges béati­ fié possède une condition meilleure que le plus grand des saints en exil ici-bas ; 2° si le royaume des cieux désigne l’Église, qui dure depuis le commencement du monde, Jésus, bien que postérieur à LA PERSONNALITÉ EFFICIENTE INSTRUMENTALE 503 après la passion et la glorification, la grâce christique recevra toute sa perfection. D’abord qualitative, puisqu’elle va pouvoir introduire immédiatement les âmes des justes dans la vision béatifique : « Et il disait : Jésus, souviens-toi de moi lorsque tu viendras dans ton règne ! Et il répondit : En vérité, je te le dis, aujourd’hui tu seras avec moi dans le paradis» (Luc, XXIII, 42-43). Puis extensive, puisqu’elle va pouvoir être offerte aux Grecs et à tous les Gentils : « Il y avait là quelques Grecs, de ceux qui étaient montés pour adorer pendant la fête. Ils s’approchèrent donc de Philippe, qui était de Bethsaïde en Galilée, et lui firent cette demande : Seigneur nous voulons voir Jésus ! Philippe vint le dire à André ; André et Philippe vinrent le dire à Jésus. Jésus leur répondit en disant: L’heure est venue où le Fils de l’homme doit être glorifié. En vérité, en vérité, je vous le dis, si le grain de blé tombé en terre ne meurt, il demeure seul ; mais s’il meurt, il porte beau­ coup de fruit » (Jean, XII, 20-24). Nous dirons plus loin que, tandis que tous les contemporains de Jésus sont, ou bien sur le versant de l’âge de l’attente du Christ, ou bien sur le versant de l’âge de l’Esprit saint, la Vierge Marie condense, en elle seule, toute l’Église de l’âge de la présence du Christ. c) L’âge de l’Esprit saint Jésus «disait cela de l’Esprit que devaient recevoir ceux qui croiraient en lui ; car l’Esprit n’était pas encore là, parce que Jésus n’avait pas encore été glorifié » (Jean, VII, 39). « Si je ne m’en vais pas, le Paraclet ne viendra pas à vous ; mais si je pars, je vous l’enverrai » (XVI, 7). Jean Baptiste, est cependant plus grand que lui par l’éternité et la toute-puissance divines. Contra adversarium legis et prophetarum, lib. il, n° 20. Ces explications se retrouvent chez saint Thomas. 504 π - l.E CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE L'erreur, on le voit, n’est donc pas de distinguer l’âge de l’Esprit succédant à l'âge du Fils. Elle est, comme le firent les montanistes et plus tard les « spirituels » du moyen âge452453 , de mal entendre quand et comment s’est opérée cette succession4^3. Elle est de ne pas comprendre la signification réelle du mystère de Pentecôte. 1. L'âge de ΓEsprit vient accomplir, non abolir, Vâge du Fils L'Esprit saint vient non point pour abolir l’âge du Fils, mais au contraire pour en étendre les effets au monde entier ; et comme l’âge du Fils avait pour fin d’apporter en Jésus la plénitude de grâce, l’âge de l’Esprit aura pour fin de faire déborder cette plénitude sur les hommes, qui en laisseront mieux apparaître les virtualités insoupçonnées, du fait qu’ils se différencieront davantage dans l’espace et qu’ils se succéderont plus longtemps dans le temps. D’une certaine manière, à savoir dans l’ordre de l’extension, de l’explicitation, il sera vrai de dire que l’âge de l’Esprit saint sera le témoin de plus grandes œuvres que l’âge antérieur. Mais ces œuvres plus grandes sur le plan visible, ne seront que la conséquence du mystère beaucoup plus caché, beaucoup 452. Par exemple, les joachimites, les amauriciens, les fraticelles. Cf. É. MERSCH, S. J., Le corps mystique du Christ, 1936, 2e édit., 1.1, pp. 201 et 213, notes ; t. II, p. 147, note. 453. Les vues elles-mêmes, proposées par le cardinal MANNING, le 15 novembre 1865, au concile du Vatican, étaient trop imprécises pour exclure tout malentendu : « 1° L’Esprit saint, après l’incarnation du Verbe, est venu apporter au monde une économie plus éminente et destinée à entreprendre de plus grandes tâches ; 2° entre l’Esprit saint et l’Église s’établit un lien individuel analogue à l’incarnation, bien qu’excluant l’union hypostatique, et d’où résultent les dots et les propriétés permanentes et intrinsèques de l’Église ; 3° c’est pourquoi ’oracle perpétuel et vivant de l’Église est infaillible. » Cf. MERSCH, ibid., t. II, p. 357, note. LA PERSONNALITÉ EFFICIENTE INSTRUMENTAIT 505 plus saint, beaucoup plus profond que représente la nais­ sance, la vie et la mort du Christ, maintenant remonté auprès de son Père et entré dans son existence céleste, afin de pouvoir sous sa condition glorieuse favoriser plei­ nement l’essor d’expansion terrestre de son Église : « En vérité, en vérité, je vous le dis : celui qui croit en moi fera lui aussi les œuvres que je fais et il en fera de plus pandes, car je men vais vers le Père» (Jean, XIV, 12)454455 . «Maintenant, je vais vers Celui qui m’a envoyé... Je vous dis la vérité : Il vous est utile que je m’en aille » (XVI, 5 et 7). 2. La mission visible de l’Esprit présupposait la mis­ sion visible du Verbe Que l’âge de l’Esprit saint vienne après l’âge du Fils non pour l’abolir mais pour l’accomplir, on le comprend encore en considérant attentivement le rapport des deux grandes missions visibles faites au monde, celle du Fils, lors de l’incarnation, qui se termine au Christ, lequel est la tête ; et celle de l’Esprit, lors de la Pentecôte, qui se termine à l’Église, laquelle est le corps45’. 454. M.-J. Lagrange, O. P., Évangile selon saint Jean, Paris, 1925, p. 379, peut citer ici, en les approuvant, ces mots de LOISY : « La naissance, le développement, la vie entière de l’Église sont présentés comme faisant suite à l’Évangile et comme le dépassant. Ce sera tou­ jours le Christ qui agira ; tant qu’il vit avec ses disciples, son activité est limitée par les conditions de l’existence terrestre et les nécessités providentielles de son rôle auprès des Juifs ; ces limitations n’existe­ ront plus quand il sera entré dans sa gloire, et c’est pourquoi l’œuvre des disciples sera plus merveilleuse que son œuvre personnelle. » 455. Nous laissons ici de côté les trois missions visibles de l’Esprit, qui, selon S. THOMAS, I, qu. 43, a. 7, ad 6, ont précédé Pentecôte, pour ne retenir que les deux missions visibles primordiales, la pre­ mière et la dernière, celle de l’incarnation et celle de la Pentecôte. Cf. plus loin, pp. 524-525. 506 Π - LE CHRIST TÈTE DE L’ÉGLISE Il convenait que le Fils, qui procède du Père seul, fut envoyé le premier ; et que l’Esprit, qui procède du Père et du Fils, ne fut envoyé qu’ensuite. Il convenait aussi que la première mission visible commençât par consu­ mer la tête de l’organisme spirituel, et que la seconde mission visible eut à en achever le corps. 3. Différence entre la mission visible de l'incarnation et la mission visible de la Pentecôte Mais autant la tête diffère du corps, et le Christ de l’Eglise, autant aussi la mission visible du Fils diffère de la mission visible de l’Esprit. A l’incarnation, la réalité manifestatrice, à savoir la nature humaine du Christ, aura pour rôle non seulement de rendre visible la mission du Fils, mais encore de la terminer, puisqu’elle va être assumée et unie hypostatiquement à la personne du Fils de Dieu. A la Pentecôte, au contraire, le souffle et les flammes n’auront pour rôle unique que de rendre visible une mission invisible de l’Esprit saint, qui sera faite aux apôtres et aux premiers membres de l’Église, pour leur conférer, aux uns et aux autres, les privilèges spiri­ tuels qui leur sont destinés'06 ; en sorte que saint Thomas peut écrire que la mission visible de la Pentecôte « n’est pas essentiellement différente d’une 456. « La chose qui rend visible la mission d’une des deux per­ sonnes divines, a un rôle bien différent lors de la mission visible du Fils et lors de la mission visible de l’Esprit saint. En effet, lors de la mission du Fils, elle est non seulement ce par quoi ou ce en quoi la mission est rendue visible, mais encore ce à quoi tend la mission, non solum ut per quod vel in quo ostenditur missio, sed etiam ut ad quodfit missio... Mais, lors de la mission visible de l’Esprit saint, la chose visible n est pas le terme de la mission ; elle n’est que le signe d’une mission invisible faite à quelqu un, non se habet ut ad quodfit missio, sed solum ut ostendens missionem invisibilem factam in aliquem. S. Thomas, I Sent., dist. 16, qu. 1, a. I, ad 1. IA PERSONNALI TÉ EFFICIENTE INS TRUMENTALE 507 mission invisible de l’Esprit saint, laquelle serait pour­ tant rendue manifeste au-dehors par un signe visible »456 457. 4. De quoi est faite la mission visible de Pentecôte Or, il faut dire, d’une manière générale, que la mis­ sion invisible de l’Esprit, toujours inséparable de la mis­ sion invisible du Fils458, suppose la survenance simulta­ née, dans l’âme justifiée par l’effusion de la grâce sancti­ fiante, des trois personnes divines : le Père se donnant lui-même, le Fils sortant de lui, et l’Esprit saint sortant de l’un et de l’autre ; étant bien entendu que l’effusion de la grâce sanctifiante, qui est l’œuvre indivise de la Trinité, réfère les âmes immédiatement aux trois per­ sonnes divines en tant que distinctes réellement l’une de l’autre : en sorte que ce sont non seulement les dons des personnes divines qui nous sont ainsi communiqués, mais les personnes divines elles-mêmes, connues à la fois dans l’unité de leur essence et dans leurs relations d’op­ position4"9. Toujours d’une manière générale, l’on dit, en parlant par appropriation, qu’il y a mission du Fils, quand il y a prépondérance de l’illumination spirituelle (destinée d’ailleurs à éclater en amour) ; et mission de l’Esprit, quand il y a prépondérance de la brûlure d’amour460. Ayant ainsi rappelé ce qu’est en général une mission invisible de l’Esprit, nous sommes, s’il faut en croire le 457. Ibid., in solutione. 4)8. « Una non potest esse sine alia », I, qu. 43, a. 5, ad 3. 459. «Per dona ejus, ipsi Spiritui sancto conjungimur». I Sent., dist. 14, qu. 2, a. 1, quaest. 1. « Relatio creaturae non sistit in donis illis, sed ulterius tendit in eum per quem illa dona dantur». Ibid., ad 2. « C’est dans le don même de la grâce sanctifiante que l’Esprit saint est offert pour habiter en l’homme : aussi est-ce l’Esprit saint lui-méme qui est donné et qui est envoyé ». I, qu. 43, a. 3. 460. Cf. I, qu. 43, a. 5, ad 2. 508 Π - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE passage de saint l'homas allégué il y a un instant, sur la voie qui nous permettra de comprendre la mission de Pentecôte : elle va d’abord porter à un degré d’intensité exceptionnel les privilèges que nous venons de mention­ ner ; et elle va, de plus, les manifester au-dehors par un signe visible. Essayons de démêler en elle les aspects qui relèvent de l’Esprit saint pris au sens propre, de ceux qui ne lui sont attribuables que par appropriation. 5. Les divers aspects de Pentecôte se rattachent les uns à PEsprit signifié en propre, les autres à PEsprit signi­ fié par appropriation La mission visible de Pentecôte comporte: Γ une effusion exceptionnelle et inconnue de grâce, causée indivisément par la Trinité tout entière, agissant à travers la sainte humanité du Christ ; de cette effusion, qui va retenir davantage notre attention dans ces pages, l’Esprit saint ne peut être appelé la cause première que par appropriation. 2° Tout en émanant des trois personnes divines, cette effusion crée en même temps une ultime disposition à leur descente dans le cœur même de l’Église (un peu comme on dirait que le jour est, par rap­ port à l’apparition du soleil, à la fois un effet et une dis­ position ultime). En sorte que, sous son aspect suprême, dont nous aurons à nous occuper plus tard, la Pentecôte doit être définie comme une survenance, jusqu’alors inouïe, des trois personnes divines dans le sein de l’Église : le Père survenant comme se donnant lui-même, le Fils comme sortant de lui, l’Esprit comme sortant de tous les deux, unis pour l’émettre. Ainsi l’Église tout entière est référée immédiatement aux trois personnes divines connues et aimées comme réellement distinctes selon leurs relations d’opposition ; elle leur devient un lieu d’habitation absolument privilégié, d’une manière LA PERSONNALITÉ EFFICIENTE INSTRUMENTALE 509 plus intime qu’elle n’avait encore jamais pu l’être dans le passé; et ce n’est pas seulement par appropriation, c’est en propre quelle possède chacune des personnes divines, celle du Père, celle du Fils, celle de l’Esprit. 3° L’effusion créée dont nous venons de parler, qui accompagne la descente des trois personnes divines dans l’Église, entraîne par conséquent au sens propre une mission invi­ sible des deux dernières — à savoir du Fils et de l’Esprit qu’on appellera, si Pon revient art langage de Pappropria­ tion, une mission invisible de l’Esprit, parce que la grâce y est donnée avec sa dernière perfection, aux fins non seulement d’illuminer mais encore d’embraser le cœur de l’Église. 4° Le souffle puissant et les flammes qui accompagnent cette effusion intérieure et qui lui confè­ rent son caractère de mission visible, signifient - ô com­ bien imparfaitement — comme auparavant la colombe461, l’Esprit saint lui-même, le Paraclet, que la révélation évangélique a désigné clairement comme étant en propre la troisième personne de la sainte Trinité : en sorte que Pentecôte est une mission visible non pas du Fils, mais seulement de l’Esprit saint. 5° En outre, le symbolisme du souffle et des flammes manifeste à tous les yeux que l’effusion prodigieuse de la grâce intérieure, qui vient d’être faite à l’Église une fois pour toutes, est prête à se reverser d’une manière inépuisable sur tous les peuples et dans tous les âges462. 461. « Bien que ces créatures visibles soient l’œuvre de la Trinité tout entière, cependant elles sont destinées à signifier spécialement une personne en particulier, ad demonstrandum specialiter hanc vel illam personam. » S. THOMAS, I, qu. 43, a. 7, ad 3. «L’Esprit saint était dans ces créatures visibles comme le signifié est dans le signe, et c’est pourquoi l’on dit que c’est lui qui a été envoyé... » Ibid., ad 5. 462. Deux choses sont requises pour qu’il y ait mission visible : Γ il faut qu’il y ait plénitude de grâce en ceux à qui la mission est faite; 2° il faut que cette plénitude soit ordonnée à autrui, en sorte 510 U - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE En règle générale, on devra dire que, dans la mission de Pentecôte, l'Esprit saint est désigné tantôt par appro­ priation et tantôt en propre, suivant qu’il est considéré comme Γ« auteur » de la grâce prise entitativement, ou comme Γ« objet » de la grâce prise intentionnellement. 6. Le Christ devait précéder l'Église, et la mission visible du Verbe celle de l'Esprit Ainsi, pour deux raisons principales, il est clair que l’âge de l’Esprit saint vient accomplir et non pas abolir l’âge du Fils. D’abord, parce que, sous la pression de la Trinité tout entière, le mystère de Pentecôte a fait déborder sur les hommes cette plénitude même de grâce et de vérité que le mystère de l’incarnation était venu déposer antérieure­ ment dans l’âme du Sauveur. A tel point que, quoi qu’il en soit de leur signification première, on peut en toute vérité lire dans cette perspective, en écrivant le mot « esprit» avec une minuscule, les textes de saint Paul aux Galates, IV, 6 : « Dieu a envoyé l’esprit de son Fils dans nos cœurs, et il crie Abba, Père » ; ou aux Romains, VH1, 9 : « Si quelqu’un n’a pas l’esprit du Christ, il ne lui appartient pas ». Ensuite, parce qu’il fallait au préalable que le Fils des­ cendît sur le Christ, qui est tête, avant qu’il pût à son tour faire descendre l’Esprit sur l’Eglise, qui est corps. C’est du Père par le Fils (envoyé le premier) que vient l’Esprit (envoyé le second). On peut lire en ce sens les mêmes textes de saint Paul, en écrivant cette fois « Esprit» avec la majuscule, et ce sera sans doute pour en que la grâce qui surabonde se déverse en quelque manière sur lui; c’est pourquoi la grâce intérieure est manifestée non seulement à ceux en qui elle vient résider, mais encore à autrui. S. THOMAS, I Sent.. dist. 16, qu. 1, a. 2. LA PERSONNALITÉ EFFICIENTE INSTRUMENTALE 51 1 rencontrer l’exégèse authentique : « Dieu a envoyé l’Esprit de son Fils dans nos cœurs463 et c’est lui qui crie Abba, Père»; ou: «Si quelqu’un n’a pas l’Esprit du Christ, il ne lui appartient pas »464. Ainsi, c’est dans le sein même de l’Église, mais en la débordant, que le Père engendre le Fils, et que les deux ensemble produisent l’Esprit ; et c’est dans le sein même de l’Église et de l’âme justifiée, mais en les débordant, que l’Esprit retourne au Fils et au Père, dont il émane : en sorte que l’Esprit, qui nous est envoyé le dernier, sera le premier à nous rame­ ner, par le Fils, jusqu’au Père. L’Église et l’âme justifiée ne sont pas seulement le théâtre où s’accomplissent les processions divines ; transformées et divinisées par la grâce, elles sont elles-mêmes intrinsèquement cons­ cientes du mystère de ces processions et consentantes à ce mystère ; elles deviennent comme un oui de connais­ sance et d’amour, comme un acquiescement vivant et lucide à la génération du Verbe et à la procession de l’Esprit, et aussi à la circuminsession par laquelle l’Esprit revient par le Fils jusqu’au Père46\ Pentecôte nous a donné du même coup l’esprit du Christ et l’Esprit du Fils, la descente de l’esprit de la 463. C’est en raison d’une relation d’origine, intérieure aux choses divines, que l’Esprit saint peut être appelé l’Esprit du Fils de Dieu ; au contraire Jésus parle comme homme quand il dit, Luc, IV, 18, que l’Esprit du Seigneur l’a envoyé évangéliser les pauvres. S. ThOiMAS, /VContra Gent., cap. XXIV. 464. « La théologie catholique s’appuie avec raison sur ces textes pour établir que le Saint-Esprit procède du Père et du Fils. » M.-J. LAGRANGE, O. P., Épître aux Galates, Paris, 1918, p. 104. 465. On comprend dans cette perspective que saint JEAN DE LA CROIX puisse écrire que l’âme est élevée à « spirer en Dieu la même spiration d’amour que le Père spire dans le Fils, et le Fils dans le Père, qui est ce même Esprit saint qu’ils spirent en elle dans cette transfor­ mation». Cantique spirituel, str. 38, édit. Silverio, t. Ill, p. 171 ; édit. Dom Chevallier, p. 308 ; trad. Lucien-Marie de S. Joseph, p. 905. 512 Il - LE CHRIST TÈTE DE L’ÉGLISE grâce créée étant, par rapport à la descente de l’Esprit saint incréé, à la fois comme un effet formel et comme une disposition ultime. 7. La Pentecôte clunisienne de Vézelay L’âge de l’Esprit est donc caractérisé, sous l’aspect qui retient ici principalement notre attention, par une effu­ sion exceptionnelle et inouïe de la grâce christique - qui peut être appropriée à l’Esprit saint, lequel d’ailleurs est alors donné aux hommes en propre et personnellement, d'une manière jusque-là inconnue : « L’amour de Dieu a été répandu dans nos cœurs par l’Esprit saint, qui nous a été donné » (Rom., V, 5) -, mais qui est en réalité pro­ duite par la Trinité tout entière utilisant l’humanité du Christ désormais glorieuse et siégeante « à la droite de Dieu », comme Torgane par lequel elle va maintenant répandre la plénitude de ses dons sur le monde. Qu’on pense au grand portail de Vézelay : « Dans le demi-cercle du tympan, un Christ gigantesque apparaît. De ses mains ouvertes s’échappent de longs rayons qui viennent frapper les apôtres assis à ses côtés : c’est la des­ cente du Saint-Esprit le jour de la Pentecôte. Il a paru singulier de voir les rais de feu partir du Christ luimême, et non de la colombe symbolique, comme ce sera plus tard la tradition, et l’on s’est demandé s’il s’agissait bien réellement de la descente du Saint-Esprit. Aucune hésitation pourtant n’est possible, car, au XIIe siècle, la scène a été plusieurs fois figurée de la sorte. Une fresque de la chapelle Saint-Gilles de Montoire, dans la vallée du Loir, nous montre une représentation de la Pentecôte pareille à celle du portail de Vézelay : le Christ est assis dans une grande auréole, et de ses doigts s’échappent des torrents de feu qui tombent sur le front des apôtres. Mais il est un exemple plus significatif encore. Au com- LA PERSONNALITÉ EFFICIENTE INSTRUMENTALE 513 mencement du XIIe siècle, il y avait à l’abbaye de Cluny, l’abbaye-mère de Vézelay, un lectionnaire orné de minia­ tures où la Pentecôte est représentée. Ce manuscrit est aujourd’hui à la Bibliothèque Nationale. Or, la descente du Saint-Esprit y est conçue comme à Vézelay : le Christ dans une auréole, les deux bras largement ouverts, envoie de ses deux mains des rayons de feu sur la tête des apôtres, et il dit : Ecce ego mittam Spiritum Patris mei in vos, voici que j’enverrai sur vous l’Esprit de mon Père. Ainsi, au XIIe siècle, on représentait volontiers le Christ lui-même envoyant son Saint-Esprit sur les apôtres »466. Le portail de Vézelay signifie-t-il seulement que le Christ, en tant que Verbe, peut envoyer l’Esprit saint ? Signifie-t-il seulement que l’Esprit saint, envoyé aussi par le Verbe, procède aussi du Verbe, comme le définira un peu plus tard le deuxième Concile de Lyon, en 1274? Ou signifie-t-il encore, comme nous le suggé­ rions, que l’Esprit saint, que la Trinité tout entière, uti­ lise l’humanité du Christ pour se communiquer au monde ? C’est bien cette dernière vue que nous rencon­ trons chez Hugues de Saint-Victor, mort une dizaine d’années avant l’achèvement du portail : « De même que l’esprit de l’homme, par le moyen de la tête, descend à ses membres pour les vivifier, ainsi TEsprit saint, par le Christ, vient aux chrétiens. La tête, c’est le Christ ; les 466. Émile MALE, L’art religieux du XIIe siècle en France, Paris, 1922, p. 326. Le même auteur ajoute que dans les représentations byzantines de la Pentecôte, à Saint-Luc de Phocide, à Saint-Marc de Venise, « les rayons émanent non du Christ seul, mais de la Trinité tout entière, figurée par un trône, un livre et une colombe : le trône est la majesté du Père, le livre la parole du Fils, la colombe l’image du Saint-Esprit. Les rais de feu descendent sur les apôtres, mais, sous leurs pieds, on aperçoit d’autres personnages encore, que des inscrip­ tions nomment les tribus, et les langues. Ce sont les peuples auxquels les apôtres vont porter l’Évangile et dont ils parleront la langue sans l’avoir apprise », p. 328. 514 II - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE membres, ce sont les chrétiens. La tête est unique, les membres sont nombreux. La tête et les membres font un seul corps, dans lequel il n’y a qu’un seul Esprit »467. La Pentecôte clunisienne nous est donc représentée comme une effusion de grâce sortant de la Trinité, pas­ sant à travers le Christ de gloire, pour venir toucher les apôtres et se communiquer par eux à toutes les tribus, même aux plus infortunées, rejetées « aux limites de l'animalité », afin de les mettre en contact immédiat avec les trois personnes divines, qui feront en elles leur habi­ tation468. L’âge de l’effusion de l’Esprit coïncide donc avec l'entrée du Christ dans sa gloire et avec l’institution de la hiérarchie. Allons au fond de cette idée. 8. Pourquoi l'Ascension devait précéder Pentecôte Il est clair, d’abord que la rédemption de la croix devait être elle-même achevée, avant de pouvoir donner au-dehors ses pleins fruits de salut. Et le premier de ces fruits devait être de conduire dans sa gloire, par la résurrection, puis par l’ascension, le Christ envoyé pour être la tête de l’Église ; c’est seulement après cela, que les autres fruits de salut pourraient parvenir au monde dans leur pléni­ tude : « Ce Jésus, qui a été abaissé pour un peu de temps 467. De sacramentis, livre II, pars 2\ ch. I ; P. L., t. CLXXVI, col. 415- - Dans son étude sur La mystique de la grâce dans La Queste del saint Graal, voir Les idées et les lettres, Paris, 1932, p. 71, Étienne GlLSON souligne le rôle pentecostal du Christ. 468. On le voit, nous lisons la Pentecôte de Vézelay d’abord « en descendant », du point de vue des effets de grâce quelle apporte au monde. Si nous la lisions encore « en remontant », du point de vue des personnes divines auxquelles cette grâce référera l’Église, nous dirions que la scène représente le Père (figuré nous semble-t-il par la mer de cristal de l’Apocalypse), envoyant le Fils (figuré par le Christ de majesté), et par lui l’Esprit saint (figuré par les rayons de feu). Ainsi, selon la doctrine d Irénée et d’Athanase, c’est l’Esprit, qui par le Fils nous ramène au Père. IA PERSONNALITÉ EFFICIENTE INSTRUMENTALE 51 5 au-dessous des anges, nous le voyons, à cause de la mort qu’il a soufferte, couronné de gloire et d’honneur », mais «nous ne voyons pas encore qu’à présent toutes choses lui soient soumises» (Hébr., Il, 7-9) ; «Maintenant le Christ est ressuscité des morts, il est les prémices de ceux qui se sont endormis... Et comme tous meurent en Adam, de même aussi tous seront vivifiés dans le Christ. Mais chacun en son rang : comme prémices le Christ, ensuite ceux qui appartiennent au Christ, lors de son avènement» (I Cor., XV, 20-23). Notre attention est ainsi attirée sur le fait que la suprême (fusion de grâce, destinée à communiquer en un coup à l’Eglise la plénitude de sa vie propre, ne devait se produire qu après que le Christ ressuscité aurait définitivement quitté la terre et serait monté au ciel’. «Je vous dis la vérité, il vous est bon que je m’en aille ; car si je ne m’en vais pas le Paraclet ne viendra pas à vous, mais si je pars, je vous l’enverrai » (Jean, XVI, 7). Et lorsqu’on cherche la cause de cette mysté­ rieuse économie, qui rattache si étroitement entre eux les événements de l’Ascension et ceux de Pentecôte, il semble qu’on puisse donner trois raisons principales469 : a) Si, comme nous venons de le dire, les premiers fruits de la rédemption doivent aller au Christ avant d’être distribués au monde, si la perfection du chef doit être accomplie avant que le corps ne se constitue, il faut nécessairement que l’Ascension précède la Pentecôte : car, tant que le Christ en gloire s’astreint à demeurer sur notre terre, dans un monde fait pour des hommes assu­ jettis à l’épreuve et destinés à la mort, - autrement dit : tant qu’il n’est pas remonté au ciel -, il n’est pas encore pleinement racheté, et il doit se faire à lui-même une 469. On trouverait d’autres raisons secondaires, par exemple, qu’il fallait voir le Christ remonter au Père, pour mieux saisir qu’ils enver­ raient ensemble l’Esprit saint. 516 Π - LE CHRIST TÈTE DE L’ÉGLISE certaine violence. Il y a, en effet, disconvenance entre son corps glorieux et son ambiance périssable, entre son « état » transfiguré et son « lieu » corruptible. A tel point que son pèlerinage ne s’achève vraiment que lorsque, s’élevant au-dessus des conditions historiques de notre vie, il commence de constituer autour de lui ces « cieux nouveaux » et cette terre « nouvelle », qui seront un jour la vraie patrie des corps glorifiés. b) Si le Christ glorifié persiste à vouloir, comme sur le Calvaire, sauver le monde à travers l’acte même de sa rédemption sanglante - ainsi que nous l’avons sup­ posé -, il devra ne pas s'attarder beaucoup au milieu des hommes après sa résurrection, mais bien plutôt se hâter de les quitter, de crainte que le spectacle de son triomphe ne leur fasse oublier la loi de la croix, qui les invite à vivre, à souffrir et à mourir à la ressemblance de leur chef, avant de pouvoir ressusciter avec lui. Dès lors, on s’explique que les apparitions du Christ ne soient que fugitives. Et l’on peut entendre les mystérieuses paroles qu’il adresse le jour de Pâques à Marie de Magdala : « Ne me touche pas, car je ne suis pas encore remonté vers mon Père, mais va vers mes frères et dis-leur : Je monte vers mon Père et votre Père, mon Dieu et votre Dieu » (Jean, XX, 17). Cela veut dire que Jésus est déjà entré dans une vie nouvelle, qui ne comporte pas la reprise des anciens rap­ ports, mais qui est plutôt une préparation à la séparation définitive. Marie ne doit donc pas s’attarder à toucher ses pieds tant qu’il n’est pas encore monté vers son Père, car le contact avec la gloire est un privilège du séjour de la patrie. Elle doit comprendre et annoncer aux disciples que le Sauveur, maintenant glorifié, ne peut demeurer longtemps ici-bas avant de remonter au Père470*. C’est du 470. CE M.-J. LAGRANGE, Évangile selon saint Jean, Paris, 1925, p. 512. Selon saint Jean ChrysûSTOME, à qui se réfère le Père LA PERSONNALITÉ EFFICIENTE INSTRUMENTALE 517 haut du ciel qu’il régira définitivement son Eglise, mais à travers le mystère de la croix, et notamment en cachant sa présence glorieuse sous les espèces du sacrifice eucharis­ tique. Et l’artiste du grand portail de Vézelay, s’il avait tenté d’exprimer cette précision théologique, aurait pu rappeler, par exemple, que les mains du Christ, d’où s’échappent les rayons de la grâce, étaient des mains per­ cées. Quoi qu’il en soit, il est clair que les jours qui ont suivi Pâques ne pouvaient représenter qu’un régime pro­ visoire de l’Église, qui ne devait recevoir son statut défi­ nitif qu’après l’Ascension4 c) Si le Christ glorifié était demeuré dans notre temps et dans notre lieu, rien sans doute ne l’eût empêché de répandre ses grâces à distance sur toute la terre ; mais les grâces de contact qui, nous l’avons dit, sont seules constitu­ tives de l’âme de l’Eglise considérée dans son état d’achève­ ment, n’eussent alors été communiquées qu’à un petit nombre d’hommes, à moins que le Christ, qui n’eût pu Lagrange, les paroles du Sauveur signifient que Marie ne doit pas s’approcher de lui comme autrefois, car l’état des choses est changé, et désormais il ne conversera plus avec ses disciples comme par le passé. In Joan., homil. 86, n° 2 ; P. G., t. LIX, col. 469. 471. Si l’on imaginait un instant que l’Ascension ne se fut point produite, et que le Christ de gloire fût resté sur la terre pour y ras­ sembler autour de lui son Église, on se placerait évidemment dans un plan de providence tout différent, et l’on devrait sans doute supposer qu’autour d’un chef glorifié et incorruptible, installé au sein même de l’histoire, dût se rassembler une Église qui lui fût homogène, c’est-àdire une Église glorifiée et incorruptible, qui fût comme une île de béatitude au milieu du monde : c’est alors qu’on eût pu crain­ dre, avec PASCAL, « qu'on ne fût entré dans l’obéissance de l’Évangile que par l’amour de la vie ; au lieu que la grandeur de la foi éclate bien davantage lorsque l’on tend à l’immortalité par les ombres de la mon ». Nous savons en tout cas que lorsque le Christ de gloire vien­ dra rencontrer notre terre, au jour de la parousie, ce sera pour la faire éclater à son contact. 5 18 II - I E CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE être simultanément qu’en un seul lieu472473 *, n’eût multiplié ses déplacements ; en sorte que le séjour, au milieu de nous, du Christ sous ses apparences propres, eût entravé, plutôt qu’il n’eût favorisé, le développement de la catho­ licité de l’Eglise4 \ Si nous supposons au contraire que le Christ glorifié veuille faire sentir son contact à tous les hommes, et fonder ainsi définitivement la catholicité de son Eglise, il faudra qu’il confie à des intermédiaires, qui seront par nature dans le temps et dans le lieu et qu’il utilisera comme des instruments, le privilège de pouvoir porter par toute la terre, et dispenser à toutes les généra­ tions, l’aide bienfaisante de ce contact : et même, afin qu’il soit clair à tous les yeux que ce transfert est réel, suffisant, complet, que cette délégation est effective et pleinement efficace, il faudra qu’il renonce à demeurer au milieu de nous sous ses propres apparences, et que, 472. Le compilateur du Supplément de la Somme, qu. 83, a. 3, ad 4, résume sur ce point la doctrine de saint THOMAS quand il écrit « qu’il est impossible, même par miracle, qu’un même corps soit pré­ sent localement à la fois en deux lieux distincts (aussi le corps du Christ n’est-il pas localement sur nos autels), tandis qu’il est possible, par miracle, que deux corps soient dans un même lieu », quand le Christ entre au cénacle les portes closes. 473. Cette troisième raison de la nécessité du départ de Jésus, et aussi d’ailleurs la seconde, ont été vues par M.-J. LAGRANGE, Évangile selon saint Jean. p. 418: «Il faut que Jésus parte pour envoyer le Paraclet : c’est ce qu’il a déjà annoncé... Mais pourquoi le Fils glorifié n’eût-il pas pu demeurer sur la terre et donner cependant son Esprit? - C’est le secret de Dieu. On entrevoit seulement une certaine anti­ nomie entre la présence sensible, localisée de sa nature, et la présence spirituelle universelle. De plus, de cette autre manière, il semble bien qu’il eût fallu changer complètement le plan du salut, qui est dans l’exercice de la foi. Jésus incarné lui laissait libre carrière, glorifié il 1 eût remplacée par une évidence. Il devait donc disparaître; mais I Esprit continuerait son œuvre, invisible, secours pour la foi, et luimême objet de foi. » LA PERSONNALITÉ EFFICIENTE INSTRUMENTALE 519 pour nous assister plus secrètement et plus parfaitement dans le temps, il quitte le temps pour l’éternité. 9. L'âge de ΓEsprit sera celui de l'eucharistie et de la hiérarchie En sorte que deux nouveaux mystères vont marquer l’avènement de l’âge de l’Esprit, ou du christianisme, ou de l’Église, en ayant pour fin de rattacher merveilleuse­ ment le genre humain au Christ glorieux, et par lui à Dieu : le mystère de la présence eucharistique et le mystère de \institution de la hiérarchie. Car pour continuer de résider lui-mème corporelle­ ment au milieu de nous, avec dans ses mains toute la richesse en source de sa rédemption sanglante, le Christ glorifié va se rendre présent sous les apparences étran­ gères du pain et du vin, sans quitter le ciel où il règne en ses apparences propres4 4 : « Il prit du pain et, ayant rendu grâces, le rompit en disant : Ceci est mon corps, pour vous ; faites ceci, en mémoire de moi » (I Cor., XI, 24). Et pour continuer de nous atteindre avec la même intimité qu’aux jours de sa vie mortelle, il va laisser au milieu de nous les pouvoirs hiérarchiques et les rites sacramentels, qui prolongeront son contact sensible dans l’espace et dans la durée, et sous les espèces desquels il enverra la plénitude de sa grâce et de sa vérité : «Enseignez toutes les nations, baptisez-les... Voici que je suis avec vous tous les jours jusqu’à la consommation des siècles » (Mt., fin)475. 474. C’est-à-dire par un changement qui se produit à partir du pain et du vin pour aller vers lui (transsubstantiation) et non pas à partir de lui pour aller vers le pain et le vin (impanation). 475. Cela aussi est inscrit dans la Pentecôte de Vézelay. Les deux grandes figures d’apôtres, à la droite du Christ, sont Pierre et Paul. ■Ils ont ici une haute signification..., ils sont le symbole de Rome 520 II - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE Ainsi, c’est en se détachant, à l’Ascension, du temps et du lieu, que le Christ va fonder la catholicité de son Église dans le temps et dans le lieu, et qu'il va les remplir de sa présence ; et l'on comprend le texte mystérieux de l’apôtre aux Éphésiens, IV, 10 : « Celui qui est descendu (par l'incarnation), c’est celui-même qui est monté audessus de tous les cieux, afin de remplir toutes choses ». La séparation de l’Ascension devait rendre possible la pré­ sence de Pentecôte : « Encore un peu, et le monde ne me verra plus ; mais vous me verrez, car je vis et vous-même vivrez » (Jean, XIV, 19) ; « Encore un peu et vous ne me verrez plus ; et de nouveau encore un peu, et vous me verrez » (XVI, 16)4 6. L’âge de l’Esprit saint nous apparaît ainsi comme l’âge où la Trinité tout entière répand sur le monde la pléni­ tude de ses bienfaits, à travers le Christ de gloire, inondé par les clartés de l’Esprit et tout « spiritualisé », et qui ayant résolu de nous rejoindre à travers sa croix, cache, sous les apparences étrangères de la hiérarchie et des sacrements, les rayons de ses grâces les plus précieuses et le don même de sa présence corporelle. Et c’est l’âge où la terre répond à cette effusion du ciel, en se portant, avec un élan encore inconnu, avec un amour nouveau, à la rencontre des trois personnes divines, pour remonter dans l’Esprit, par le Fils, jusqu’au Père : « C’est par l’Esprit qu’on monte au Fils, et par le Fils au Père »477. LA PERSONNALITÉ EFFICIENTE INSTRUMENTALE 1 • Il est donc clair que la manifestation de l’Esprit a pour fin non d’effacer mais d’épanouir les bienfaits de l'âge du Fils, en faisant descendre la grâce de la tête dans le corps, du Christ dans l’Église. La vivification de l’Église, note F. PraC 8, peut donc être rapportée à l’ac­ tion commune de l’Esprit et du Christ, de son âme et de sa tête; et l’on comprend que saint Paul établisse fré­ quemment des points de contact entre l’Église et le Christ glorifié : « Le Christ, comme homme, possédait la plénitude de l’Esprit, et devait la faire déborder sur nous aussitôt qu’il aurait accompli son oeuvre rédemptrice. Alors, au moment de la résurrection, il devient vraiment pour lui et pour nous esprit vivifiant : pour lui, puisque la grâce dont il est plein rejaillit sur son corps et le rend spirituel; pour nous, puisqu’il nous communique avec abondance tous les dons du Saint-Esprit... »4 9 10. C’est l’âge de la grâce christique On comprend, et c’est à quoi surtout nous voulions en venir en ouvrant cette étude sur les trois âges existen­ tiels de la grâce, que la grâce de l’âge de l’Esprit va être christique au sens le plus fort du mot, et quelle va recevoir I elle-même et de l’unité de la foi. C’est l’Église romaine accueillant tous les peuples... Elle a les siècles devant elle. C’est pourquoi un grand zodiaque, image de la durée, entoure ce tableau de la conquête du monde par l’Évangile ». Émile Mâle, L’art religieux du XIIe siecle en France, Paris, 1922, pp. 331 et 332. 476. Ce temps du revoir sera celui qui durera de Pâques et de Pentecôte jusqu'à la fin du monde. Cf. M.-J. LAGRANGE, Évangile selon saint Jean, pp. 385 et 425. 477. Saint IRÉNÉE, Adversus haereses, lib. V, cap. XXXVI ; P. G., t. VII, col. 1223. 521 478. La théologie de saint Paul, Paris, t. II, édit. 1913, p. 424; édit. 1923, p. 354. 479. Ibid. L’auteur ajoute : « Désormais, au point de vue surnatu­ rel, nous vivons par le Fils et nous vivons par l’Esprit ; ou, plus exac­ tement, nous vivons de l’Esprit envoyé par le Fils : identité d’opéra­ tions sans confusion de personnes ». Nous pensons qu’il faudrait dis­ tinguer plus nettement, d'une part, l’Esprit saint, pris par appropriation, qui, par l’organe de l’humanité du Christ, cause en nous la grâce : il y a alors en effet, identité d’opération. Et d’autre part, l’Esprit saint, pris en propre, qui nous est envoyé par le Fils, et qui est rencontré objectivement par l’âme justifiée : mais alors il y a distinction réelle entre envoyer (Fils) et être envoyé (Esprit). 522 Π - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE toute la perfection intensive et extensive que le Christ était venu lui donner. Elle reçoit alors toute sa perfection intensive. Jamais encore elle n avait été si riche, si parfaire : si apte, d’une part, à conformer les hommes au Christ, les engageant, par une poussée intérieure, à entrer dans son sillage pour souffrir, pour mourir, pour ressusciter avec lui sans pas­ ser par les limbes dont les portes sont désormais bri­ sées480481 ; ni si apte, d’autre part, à disposer le cœur des hommes à la visite des missions invisibles du Fils et de l’Esprit, et à l’habitation des trois personnes divines: «Il disait cela de l’Esprit que devaient recevoir ceux qui croi­ raient en lui : l’Esprit en effet n’était pas encore là, car Jésus n’avait pas encore été glorifié » (Jean, VII, 39)4S1. La grâce christique reçoit aussi toute sa perfection extensive. En ce sens surtout que les grâces de contact (elles sont christiques de la manière la plus forte) qui sont formatrices de l’Église considérée en son état achevé et parfait, et qui avaient été réservées jusqu’alors aux quelques privilégiés qui avaient approché le Christ, vont être étendues désormais, moyennant l’eucharistie et les pouvoirs sacramentels, à tous les peuples de l’histoire ; ce n’est pas seulement un petit coin de terre pendant la durée de trois ans, c’est toute la terre et tous les siècles, qui vont posséder la présence corporelle du Sauveur, être sanctifiés par ses grâces les plus riches et les plus péné­ trantes, être même instruits par son enseignement oral : 480. « On ne nie pas que l’Esprit saint ait été de quelque façon en Adam, comme d’ailleurs dans les autres justes. On nie seulement qu’il ait été en eux à la manière dont il est maintenant dans les fidèles qui sont admis à recevoir l’héritage éternel aussitôt après la mort». S. Thomas, I, qu. 95, a. 1, ad 2. 481. Peu importe, au fond, qu’on écrive esprit avec une majuscule (Vulgate) ou avec une minuscule (Lagrange), puisqu’il y a corrélation entre l’apparition du don créé et la présence de la personne divine. LA PERSONNALITÉ EFFICIENTE INSTRUMENTALE 523 bref, l’âge de l’Esprit sera l’âge de la catholicité du salut chrétien. Et la grâce christique va recevoir toute sa per­ fection extensive d’une seconde manière, indirecte et subordonnée, en ce sens que le Christ va multiplier pro­ digieusement les grâces à distance (elles ne sont chris­ tiques que dime manière affaiblie) qu’il envoie sur l’hu­ manité tout entière, dans les régions mêmes et dans les cœurs que la hiérarchie n’a pas encore touchés, afin pré­ cisément de les préparer aux pleines clartés de l’Évangile, et de s’y former ces brebis étrangères qui sont comme «l’Eglise hors de l’Église», c’est-à-dire l’Église dans son état seulement inauguré et imparfait. 11. L'Eglise connaît alors sa plus haute visibilité et sa plus haute spiritualité Si lere de l’Esprit est à la fois, d’une part, l’ère des intermédiaires visibles, à savoir de la médiation suprême du Christ glorifié, de la présence eucharistique, des sacre­ ments et de la hiérarchie, et, d’autre part, l’ère de la suprême effusion de la grâce sur le monde : il faut donc reconnaître qu’elle est l’ère de l’Église portée à la fois à son maximum de visibilité et à son maximum de spiritualité. C’est une ère nouvelle, où la grâce est répandue avec assez de profusion pour ne pas craindre d’être submergée dans les signes de notre univers matériel, mais pour être sûre au contraire de les illuminer de l’intérieur, et de les transfigurer. En sorte que l’Église, possédant désormais la pléni­ tude de sa spiritualité propre dans la plénitude de sa visi­ bilité propre, va pouvoir se dégager, beaucoup mieux quelle ne l’avait fait aux époques antérieures, des forma­ tions temporelles, ethniques ou politiques, dans les­ quelles elle se trouvait engagée, et qui lui prêtaient un peu de leur visibilité. 524 II - LE CHRIST TÈTE DE L’ÉGLISE Et l’on pourra dire, comme nous l'avons fait482, que la loi génératrice de l’Église depuis son origine, est une loi progressive d’incarnation, en vertu de laquelle elle appa­ raît d'autant plus visible, et par conséquent d’autant plus différenciée des formations temporelles, ethniques et politiques, quelle est plus spirituelle. C’est son paradoxe essentiel. 12. L'âge de ΓEsprit est l'âge de l'expansion mission­ naire Le dessein divin de sauver l’humanité est, dès le prin­ cipe, universel, et l’Église, qui en est l’expression dans le temps, est universelle, elle aussi, dès le commencement du monde. Mais son universalité, voilée et comme éparse sous la loi de nature et sous la loi écrite, va se manifester pleinement et se rassembler sous l’âge de l’Esprit ; saint Paul annonce aux Éphésiens, III, 5-6, le mystère du Christ « qui, dans les générations antérieures n’a pas été manifesté aux enfants des hommes comme il a été révélé maintenant dans l’Esprit aux saints apôtres et aux prophètes : à savoir que les Gentils sont cohéritiers, et concorporels, et coparticipants de la promesse, dans le Christ Jésus par l’Évangile ». L’apparition de la colombe, au seuil de la vie publique du Christ, avait pour fin de faire connaître à tous que la Trinité tout entière était la source de cette grâce qui, dès le premier instant de l’incarnation, était descendue rem­ plir sa sainte âme, et qui allait maintenant commencer de se répandre au-dehors sur les hommes, préparant leurs cœurs à la venue des divines personnes483. Et la nuée de la transfiguration, où l’on peut voir une seconde mission visible de l’Esprit sur le Christ, présente, selon 482. Voir plus haut, p. 132. 483. S. Thomas, I, qu. 43, a. 7, ad 6. PERSONNALITÉ EFFICIENTE INSTRUMENTALE 525 saint Thomas, une signification voisine, concernant la doctrine évangélique484. La troisième mission visible de l’Esprit485, faite aux apôtres pour leur transmettre le pou­ voir de remettre ou de retenir les péchés, et où le Sauveur daigne souffler mystérieusement sur eux, laisse entrevoir les prochains épanchements de Pentecôte. Ainsi, chaque fois que l’Esprit saint est envoyé visible­ ment, c’est en vue d’annoncer quelque grande effusion de grâce et de vérité, quelque grande expansion de l’Église. Les quatre missions visibles de l’Esprit que men­ tionne saint Thomas se résument dans la quatrième, qui est celle de Pentecôte. Si les deux premières concernent le Christ (Baptême et Transfiguration), ce n’est pas pour lui apporter quelque grâce nouvelle, mais uniquement pour signifier la grâce nouvelle qu’il va répandre sur son Église. Et la troisième, où le Sauveur souffle sur ses dis­ ciples et leur donne le pouvoir de remettre les péchés (Jean, XX, 22) prépare manifestement la mission de Pentecôte. Les apôtres recevront « la promesse du Père » et seront « revêtus de la force d’en haut » pour prêcher « à toutes les nations» (Luc, XXIV, 49 et 47). «Vous recevrez la force de l’Esprit saint qui viendra sur vous et vous serez mes témoins à Jérusalem, dans toute la Judée, dans la Samarie et jusqu’aux extrémités de la terre» (Act., I, 8). Et ces choses vont se réaliser dès que Jésus, « ayant été élevé par la droite de Dieu, et ayant obtenu du Père la promesse de l’Esprit saint», l’enverra dans le monde (Act., II, 33). En sorte que le livre qui rapportera la des­ cente de l’Esprit saint et les faits et gestes de la hiérarchie apostolique, nous montrera l’Église soulevée, dès sa nais- 484. Ibid. 485- Ibid. 526 Il - LF. CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE sance, par un élan missionnaire capable de la porter jus­ qu à la fin des siècles. Si Ton se rappelle que la mission d’une personne divine suppose d’abord sa procession, c’est-à-dire sa sor­ tie éternelle d'une autre personne divine et sa survenance inopinée au sein du monde486, en sorte quelle peut être regardée comme l’irruption dans notre temps historique d'une activité divine toute puissante, éternelle, incoer­ cible48 , on comprendra la nature de la force déposée par la mission de l’Esprit saint dans le cœur de l’Église. On comprendra en outre qu’une des prophéties et qu’une des marques de la véritable Eglise sera le surgissement continuel en son cœur de l’élan missionnaire. A la manière dont la mission du Verbe, terminée à la nature humaine du Christ, a donné le branle à la vie mission­ naire du Sauveur parmi les hommes, la mission de l’Esprit saint, terminée à ΓÉglise, donnera le branle à la vie missionnaire de l’Église au sein du temps et à ses entreprises missionnaires auprès des nations : car la mis­ sion visible de l’Esprit demande à se propager et à se communiquer, par ondes successives, à tous les peuples et à tous les siècles488. 486. S. Thomas, I, qu. 43, a. 1. 487. « Le divin mouvement sans mouvement du Père produisant son Fils, est l’origine du mystère de l’incarnation... » BÉRULLE, cité par H. Bremond, Histoire littéraire du sentiment religieux en France, t. III, p. 25. 488. La consubstantialité de l’Église et de l’effort missionnaire est signalée par le théologien protestant Gustav WARNECK, Abriss einer Geschichte der protestantischen Missionen, Berlin, 1905, pp. 1-5: «La mission est au principe et au terme du christianisme. Comme le champ de mission comprend toute la terre, le temps de mission com­ prend tout Xéon présent. Les Actes des Apôtres, qui ouvrent l’histoire de l’Église chrétienne, sont des actes missionnaires, et quand les mis­ sions seront achevées, c’est-à-dire quand l’évangile du royaume aura été proposé en témoignage à tous les peuples, l’histoire de l’Église touchera à son terme, car alors viendra la fin ». IA PERSONNALITÉ EFFICIENTE INSTRUMENTALE 527 13. L'Église sort de Dieu et rentre en Dieu avec pléni­ tude On pourra dire encore que plus l’Église achève de sor­ tir parfaitement de Dieu, plus elle y rentre parfaitement. C’est seulement après les missions visibles du Fils lors de l’Annonciation, et de l’Esprit lors de la Pentecôte, quelle est pleinement formée, pleinement sortie des mains de Dieu, et pleinement lancée dans le temps et dans le monde. Et c’est seulement après ces missions visibles principe et foyer des innombrables missions invisibles qui viendront ultérieurement soutenir et raviver son amour - que, possédant pleinement en elle les trois per­ sonnes divines, elle pourra, plus parfaitement quelle ne L’auteur distingue dans l’histoire des missions deux périodes, l’une apostolique, l’autre médiévale, qu’il fait coïncider avec deux manières de missionner opposées entre elles, l’une qui se contente de témoi­ gner et de persuader, l’autre qui recourt à l’emploi de la force pour détruire les idoles, les temples, les arbres sacrés, et pour instaurer la domination de l’Église. Nous regardons, pour nous, l’élan mission­ naire authentique comme essentiellement spirituel, au sens où le mot est opposé à temporel, non pas au sens où il exclurait l’autorité d’une hiérarchie divinement instituée et la diffusion d’une société propre­ ment surnaturelle. Et nous tenons que l’élan missionnaire ainsi défini, n’a jamais fait défaut à l’Église. La politique de conquête, qui a pu servir et (au moins autant) desservir l’expansion missionnaire, était le fait de la chrétienté sacrale et des royaumes de ce monde, non du christianisme, de l’Église, du royaume qui est dans ce monde sans être de ce monde. Nous distinguons rigoureusement X esprit de mis­ sion, relatif au christianisme, de X esprit de croisade ou de guerre sainte, relatif à la chrétienté profane médiévale. Le même auteur, et cela est significatif, exprime son étonnement de constater l’absence presque complète de l’idée missionnaire chez les réformateurs, notamment chez Luther. Il ne rencontre cette idée que chez Adrien Saravia, chez qui elle est jointe à l’idée de hiérarchie apostolique, et qui fut combattu par Théodore de Bèze, ibid., pp. 1920. C’est avec le piétisme que le protestantisme reprendra vraiment conscience de la nature missionnaire du christianisme, ibid., p. 53. Voir plus loin, p. 600, note 579. Il - LE CHRIST TÊTE DE L ÉGLISE l’avait encore jamais fait, remonter en l’Esprit, par le Fils, jusqu'au Père : « Puisque le Verbe est dans le Père, écrit saint Athanase, et que l’Esprit est donné à partir du Verbe, il faut que nous recevions (d’abord) l’Esprit, afin que, possédant l'Esprit de ce Verbe qui est dans le Père, il apparaisse que nous sommes nous aussi devenus une seule chose, par l’Esprit dans le Verbe, et par lui avec le Père »489. Nous pouvons maintenant clore cette longue paren­ thèse sur les trois âges essentiels de la grâce, destinée à manifester que c’est seulement sous le troisième âge, c’est-à-dire sous l’âge de l’Esprit saint, et non sous 1 âge de l’attente du Christ, que la grâce, travaillant à former du dedans l’Église, qui est le corps mystique, peut rece­ voir en nous la plénitude de son caractère christique. Nous montrerons plus loin ce qu’a été en la Vierge l’âge de la présence du Christ. 4. Les trois modes secondaires et temporaires DE LA GRÂCE CHRISTIQUE Pour définir la nature de l’influx sanctifiant du Christ sur son Église, nous avons commencé par relever les trois caractères premiers et fondamentaux de con naturalité, de plénitude, de filialité que la grâce créée avait dans le Christ lui-même. Quand la grâce appelée capitale ou christique parce quelle dérive de la tête au corps, ou du Christ à l’Église, sera communiquée à l’Église par voie de contact, en d’autres termes quand elle sera chris­ tique de la manière la plus forte, elle fera descendre avec elle de la tête dans le corps, du Christ dans l’Église, ces trois caractères premiers et fondamentaux. Ainsi 489. Oratio III contra Arianos, n° 25 ; P. G., t. XXVI, col. 370. LA PERSONNALITÉ EFFICIENTE INSTRUMENTALE 529 entendu, le caractère christique apparaît comme le carac­ tère central de la grâce, duquel dérivent les trois autres, qui décrivent la richesse intérieure, essentielle, perma­ nente que la grâce gardera dans l’éternité. Pourtant nous n’avons pas encore énuméré toutes les ressources de la grâce christique. Nous pouvons la consi­ dérer maintenant sous un aspect secondaire et fonction­ nel, tâchant de déterminer la modalité temporaire quelle a revêtue dans le Christ au cours de sa vie voyagère, en raison de sa mission de Sauveur du monde. De nou­ veaux caractères de la grâce peuvent être alors dégagés, qui passeront, dans une certaine mesure, du Christ dans son corps mystique, et qui façonneront de l’intérieur l'Église voyagère à la ressemblance du Christ pèlerin. On observera par exemple que la grâce qui résidait dans le Christ au temps de sa vie mortelle avait pour effet premier de sanctifier ses douleurs mais non de glo­ rifier son corps ; de l’entraîner, sous la pression d’un poids intérieur, vers la croix et par-delà vers la résurrec­ tion et vers l’ascension ; d’être enfin rédemptrice du monde entier. En conséquence, il restera à voir comment ces trois nouvelles modalités de la grâce du Christ pèlerin vont se diffuser à partir de lui dans son Église voyagère pour la pénétrer tout entière et pour la pétrir à son image. Ainsi, en plus des trois caractères permanents de connaturalité, de plénitude, de filialité que nous avons commencé par mentionner, il nous reste à signaler les trois caractères temporaires ou voyagers de la grâce chris­ tique, toujours entendue de la manière la plus forte : elle est, par destination et ab intus, 1° sanctificatrice mais non éliminatrice de nos épreuves, 2° conformatrice de nos vies à la ressemblance de la vie temporelle du Christ, 3° corédemptrice du monde avec le Christ. 530 5. LA PERSONNALITÉ EFFICIEN TE INSTRUMENTALE Premier mode temporaire de la grâce christique: ELLE A POUR EFFET PRINCIPAL, NON D'ÉLIMINER MAIS DE SANCTIFIER L ÉPREUVE 1. En raison surtout de l’union hypostatique qui Punissait au Verbe, et en raison déjà de la vision béatifique qu'il a possédée dès le premier instant de son exis­ tence, le Christ était inaccessible non seulement à tout péché, mais encore à tous les troubles intérieurs de la concupiscence, et les seules tentations qu’il ait eu à repousser sont venues de l’extérieur, c’est-à-dire du monde et du diable4’’0. Il faut ajouter que la grâce qui était en lui, et qui remplissait de gloire le sommet de son âme, était d’emblée destinée à glorifier un jour son être tout entier. Et « si, dès le premier instant de la concep­ tion du Christ, la gloire de son âme n’a pas dérivé jus­ qu’à son corps, c’est en vertu d’une dispensation divine, afin qu’il pût accomplir dans un corps passible les mys­ tères de notre rédemption. A aucun moment cependant le Christ n’a perdu le pouvoir de faire descendre la gloire de son âme jusqu’à son corps, comme il l’a fait lors de sa transfiguration »490 491 et plus tard lors de sa résurrection. Ainsi l’économie divine voulait que la grâce du Christ pèlerin eût pour tâche non pas d’éliminer les douleurs et les épreuves de la vie du Christ, mais seulement de les sanctifier et de les illuminer. 490. S. THOMAS, III, qu. 15, a. 2, ad 3. — Sur le trouble de Jésus (Jean, XII, 27 ; XIII, 21), cf. BOSSUET, Méditations sur l'Évangile, La dernière semaine du Sauveur, XIIe jour : « O Jésus, mon âme est trou­ blée de votre trouble !... O mon Sauveur, par le trouble de votre sainte âme, guérissez le trouble de la mienne. Votre trouble ni ne venait du péché ni ne portait au péché. C’était un trouble volontaire et mystérieux. ·> Cf. La cène, XIVe jour. 491. S. Thomas, III, qu. 45, a. 2; cf. qu. 14, a. 1, ad 2. 531 2. La grâce capitale ou christique va descendre de la tête dans le corps, du Christ dans ses membres. Il est clair toutefois que, dans ces derniers, elle cessera d’être protégée par l’union hypostatique et par la vision béatifique. Pris individuellement, les membres du Christ, à moins d’une confirmation en grâce qui reste un privilège exceptionnel, sont ici-bas peccables, ils peuvent succom­ ber aux tentations du monde et du diable. 3. Faisons remarquer qu’Adam lui-même, dans le temps de sa première félicité, n’était protégé ni par l’union hypostatique ni par la vision béatifique. Il n’était pas impeccable et il n’est que trop vrai qu’il ait péché. Cependant la grâce d’Adam était transfiguratrice de tout son être : non pas certes à la manière dont la gloire trans­ figurera les élus, mais en ce sens du moins quelle écartait de lui la douleur et la mort, les conflits passionnels inté­ rieurs, les meurtrissures du monde extérieur492. 4. La grâce christique est, absolument parlant, supé­ rieure à la grâce d’Adam par ses richesses, ses modalités, son caractère filial : nous croyons l’avoir établi. Toutefois, tandis que la grâce adamique était immédiate­ ment transfiguratrice, la grâce christique ne l’est que vir­ tuellement : la seule transfiguration quelle réussira par­ faitement à effectuer sera la transfiguration glorieuse49". En d’autres termes, la grâce christique n’est pas donnée principalement pour éliminer de notre vie présente la douleur et la mort, les conflits intérieurs de la concupis492. Cf. supra, p. 489. 493. La grâce christique inaugure cependant ici-bas une transfigu­ ration imparfaite, qui est de nature miraculeuse, et de laquelle relè­ vent les miracles physiques et moraux du Christ et des saints, et le miracle même que constitue la vie de l’Église dans le monde. C’est là un effet non pas principal, mais secondaire de la grâce christique. 532 Π - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE cence, les meurtrissures du monde extérieur; elle est donnée principalement pour permettre de triompher de ces épreuves dans la nuit de la foi et de l’amour, pour les illuminer et les sanctifier. Dire que le Christ de gloire touche l’Église par les blessures de sa passion, c’est dire en d’autres termes que la grâce qu'il lui infuse est destinée d’abord à la sancti­ fier, non à la glorifier. En raison de la force intérieure qui l’habite, l’Église, si elle est en droit capable de transfigu­ rer un jour le monde, n’obtiendra cependant jamais de le transfigurer au sein du temps ni d’instaurer ici-bas une ère de félicité millénariste ; néanmoins elle est certaine de survivre à toutes les catastrophes de l’histoire, étant dès maintenant le royaume incorruptible de Dieu, bien que pérégrinal et crucifié : « Ainsi, écrit saint Augustin, en ce siècle, en ces jours mauvais, et cela non seulement depuis le temps de la présence corporelle du Christ et de ses apôtres, mais depuis Abel, premier juste tué par son frère impie, et dès lors jusqu’à la fin de ce temps, l’Église poursuit son pèlerinage entre les persécutions du monde et les consolations de Dieu, inter persecutiones mundi et consolationes Dei peregrinando procurrit Ecclesia »494. 6. Deuxième mode temporaire de la grâce CHRISTIQUE : ELLE ENTRAÎNE LES CHRÉTIENS DANS LE SILLAGE DE LA VIE DU CHRIST La grâce christique, en descendant dans les chrétiens, a pour fin non seulement de les conformer de l’intérieur à la ressemblance du Christ passible, mais encore de ployer leur vie dans le même sens que la sienne, de leur faire traverser des péripéties et des états comparables 494. De civitate Dei, livre XVIII, ch. LI. ΙΛ PERSONNALI TÉ EFPICIENTE INSTRUMENTALE 533 dans une certaine mesure à ceux qu’il a connus, de leur faire parcourir un itinéraire parallèle à celui qu’il a dû suivre pour passer de notre temps jusqu’à sa gloire. En sorte que l’Église tout entière, à cause de la grâce qui remplit son cœur, porte en elle une inclination qui l’en­ traîne en avant sur les traces laissées ici-bas par son chef et par son époux. a) Le thème de Chardon : le poids vers la gloire et le poids vers la croix Saint Thomas reconnaît que la grâce habituelle a dans le Christ pèlerin deux destinations simultanées : l’une qui le porte à joindre la divinité par la connaissance et par l’amour, l’autre qui le porte à sauver le genre humain495. Et son disciple, Louis Chardon, s’empare de cette distinction pour la placer au cœur de l’ouvrage qu’il publie, en 1647, sur La croix de Jésus. Le « premier entretien » se propose en effet d’établir «que Jésus, source de grâce, est principe de croix». L’auteur y rapporte d’abord la distinction des deux acti­ vités exercées par la grâce dans le Christ lui-même, et il insiste aussitôt avec force, disons avec violence, sur les deux effets opposés quelles vont produire en lui, l’un de béatitude, l’autre d’amertume, déchirant en quelque sorte son être intérieur : « La plénitude de grâce, en l’âme adorable de Jésus-Christ, produit deux effets bien contraires. Car, du côté quelle ne peut plus prendre d’accroissement et quelle est proportionnée à l’infinité de la Personne où la nature humaine est unie, elle rend son sujet plein de gloire, elle l’affranchit des conditions du voyage pour l’élever à l’état heureux des compréhen495. ΙΠ, qu. 7, a. 1 ; qu. 15, a. 10. 534 H - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE seurs. Mais du côté qu elle l’établit le chef des hommes, elle lui est principe de souffrance et de douleur : et puisque la grâce dispose au ministère auquel on est appelé, il fau­ dra conclure que, dedans l’âme sainte de Jésus, elle y opérait un poids pressant vers la fin pour laquelle il était venu au monde. Voilà pourquoi, si, d’une part, elle lui est cause d'épanchement de gloire en la partie supérieure de son âme, elle lui est en même temps cause de suspen­ sion de cette gloire en la partie inférieure... O grâce unis­ sante et déprenante, consolante et affligeante ! grâce, qui tient liés ensemble et tout à la fois deux excès, l’un de bonheur et l’autre de malheur »496. Or, en passant du Christ dans les chrétiens, la grâce va garder sa double inclination vers la gloire et vers la croix, la première étant voilée temporairement par la seconde. « Les membres du corps mystique sont sauvés par la conformité qu’ils doivent avoir à leur chef ; ils sont sanc­ tifiés par la même grâce, laquelle est en lui comme en sa source universelle... Il faut donc, de nécessité, que cette grâce fasse la même pente et exerce la même rigueur dans les âmes prédestinées, afin que le corps mystique ne paraisse point un tout entièrement monstrueux en l’ordre de la grâce, où l'esprit de Jésus serait contraire à soi-même, tout autre dans les membres que dedans le chef... Et comme les eaux des fontaines qui ont passé par certains minéraux, en retiennent encore les qualités et les propriétés en leurs sources et produisent des effets sem­ blables dedans les personnes qui les boivent ou qui les touchent : ainsi, parce que la grâce découle de l’âme de Jésus comme de sa source originaire où elle produit un poids qui regarde la fin pour laquelle il s’est fait homme, c’est une nécessité qu’elle se ressente de cette disposition en ceux qui sont faits dignes d’y participer. C’est ce que 496. Édit. Florand, Paris, 1937, pp. 48-49. IA PERSONNALITÉ EFFICIENTE INS TRUMENTALE 535 le divin apôtre appelle charité pressante, amour forçant et contraignant les cœurs parce que, si un seul est mort pour tous, les autres, donc, sont morts pareillement (II Cor., V, 14) : comme s’il voulait dire que, si la grâce de chef a obligé Jésus à la mort et lui a donné une pente si puis­ sante vers la croix, c’est une suite nécessaire qu’elle forme le même amour forçant en l’âme fidèle »497. Dieu veut que l’inclination à la croix, qu’il a mise dans l’âme sacrée de son Fils, « ait encore son exercice jusqu’à la dernière heure du monde en son corps mystique, dans lequel Jésus, en qualité de chef, envoie les agréables influences de sa grâce ; et comme cette grâce est de même nature au chef et aux membres, elle imprime le même poids amou­ reux aux sujets où elle est reçue, en proportion et selon la mesure qu’un chacun participe de sa source »498. C’est en effet un poids intérieur qui entraîne le Christ vers la croix où doit s accomplir la rédemption des hommes : «C’est pourquoi, en entrant dans le monde, il dit: Tu n’as pas voulu de sacrifice ni d’offrande, mais tu m’as formé un corps... Alors j’ai dit : voici que je viens, ô 497. ZW., pp. 127-128. 498. Ibid., p. 144. — CHARDON « nous provoque d’adorer en notre bon Maître deux plénitudes », l’une de gloire essentielle et de bon­ heur éternel », par quoi il est chef des élus, l’autre « de douleur exces­ sive» et « de cruelles détresses », par quoi il est chef de ceux qui tra­ vaillent dans le temps, ibid., p. 129. Ce qu’on peut traduire en disant que le Christ de gloire ne touche son Église voyagère que par sa croix sanglante. Ou encore, en disant que la grâce est un poids vers la gloire à travers la croix. En tout cas, on ne doit pas oublier que toutes les grâces qui viennent de la passion du Christ, ont traversé aupara­ vant la gloire, jamais obscurcie, de sa sainte âme, en sorte que la souf­ france chrétienne porte, caché en elle, un caractère de lumière et de victoire certaine. Le dessein oratoire de Chardon et son désir trop unique d’expliquer les désolations intérieures des âmes saintes, l’entrainent, quelque grands que soient d’ailleurs ses mérites, à instituer des oppositions excessives, qu’on ne rencontre jamais chez saint Thomas. 536 Π - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE Dieu, pour faire ta volonté » (Hébr., X, 5 à 7) ; à la veille de sa mort, il laisse éclater le même ardent désir: «J’ai désiré d’un grand désir de manger cette Pâque avec vous avant de souffrir» (Luc, XXII, 15). Pareillement, la grâce christique tendra d'elle-même à produire une semblable pente vers la croix dans le cœur de tous les chrétiens, surtout des meilleurs. b) Les chrétiens entraînés dans le sillage du Christ Que la grâce christique ait pour fin d’entraîner les chrétiens sur les traces du Christ, et de les faire passer à leur tour par les mêmes étapes de vie, en sorte que l’iti­ néraire suivi par le Sauveur soit imprimé dans son corps mystique, et que la configuration des chrétiens au Christ soit non seulement statique, mais encore dynamique, c’est là une des grandes pensées de saint Paul. La souffrance, la crucifixion, la mort, l’ensevelissement, le retour à la vie, la résurrection, l’ascension, la prise de possession de l’héritage, l’intronisation dans la gloire, tous les événements décisifs qui ont marqué la carrière du Christ, devront se reproduire en quelque manière dans ses membres : et l’apôtre indique expressément que ce sera en venu de la poussée d’une force intérieure qui opérera audedans d’eux ainsi quelle avait opéré dans le Christ : « Si l’Esprit de celui qui a ressuscité Jésus d’entre les morts habite en vous, celui qui a ressuscité le Christ Jésus d’entre les morts vivifiera aussi vos corps mortels, par son Esprit qui habite en vous » (Rom., VIII, 11). Or, nous le savons, c’est par le don créé de la grâce que l’Esprit incréé entre en contact avec les hommes499. 499. « La grâce est produite dans l’homme par la présence de la divinité, comme la lumière dans l’air par la présence du soleil. >■ S. Thomas, III, qu. 7, a. 13. LA PERSONNALITÉ EFFICIENTE INSTRUMENTALE 537 Pour signifier la solidarité dynamique de la destinée du Christ et de ses membres, saint Paul n’hésite pas à forger des mots nouveaux : « Si nous sommes enfants, nous sommes aussi héritiers ; héritiers de Dieu, cohéri­ tiers du Christ : si toutefois nous souffrons avec lui (com­ potimur) pour être glorifiés avec lui (conglorificemur) » (Rom., VIH, 17). «C’est là une parole certaine: si nous mourons avec lui (commorimur), nous vivrons aussi avec lui (convivemus) ; si nous supportons, nous régnerons aussi avec lui (conregnabimus) » (II Tim., II, 12). «Alors que nous étions morts à raison de nos fautes, Dieu nous a vivifiés avec le Christ (convivificavit)..., ressuscités avec lui (conresuscitavit), fait asseoir avec lui (consedere) dans les cieux dans le Christ Jésus » (Éphés., Il, 5-6)500. Il est clair, en outre, que l’apôtre pense que toutes ces grandes choses doivent s’accomplir dans les chrétiens par l’effet d’une grâce qui réside en eux, et il le montre assez dans ce dernier texte aux Ephésiens, où, aussitôt après avoir parlé au passé de leur vivification dans le Christ, il consi­ dère, de ce fait, comme déjà acquise, et comme virtuelle­ ment accomplie, leur translation dans les cieux. On a pu dire avec raison que tous ces verbes, par les­ quels saint Paul annonce que l’histoire du Christ doit se prolonger dans celle des chrétiens, pour y trouver son achèvement, son accomplissement, « expriment, dans l’ordre de Vaction surnaturelle, ce qu’exprime, dans l’ordre de Xêtre et de la réalité, la doctrine, chère à Paul, que l’Eglise est la continuation, la plénitude, le plérome du Sauveur »501. Ils nous font entendre de quelle manière active et dynamique il convient d’entendre, selon les 500. Cf. con-crucifié avec le Christ, Gal., II, 19 ; co-ensevelis avec le Christ, Col., Il, 12; con-corporeb et co-partageants de la promesse dans le Christ Jésus, Éphés., Ill, 6. 501. Émile MERSCH, S. J., Le corps mystique du Christ, 1936, t. I, p. 172. 538 II - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE affirmations répétées de l'apôtre, que « le Christ est en nous » et que « nous sommes dans le Christ »502* . c) La grâce christique imprime dans le corps mys­ tique la ressemblance des états intérieurs du Christ La grâce christique, qui entraîne les chrétiens dans le sillage de la vie du Christ, aura aussi pour effet de les faire participer, dans une certaine mesure, à ses différents états d’âme intérieurs. 1. C’est l’une des plus chères applications de Bertille de rechercher, sous les actions fugitives accomplies par le divin Sauveur, les états d'âme plus durables et plus secrets qui les ont provoquées, et d'inviter les chrétiens à sen revêtir et a s'en imprégner. Il voudrait les voir s’enfoncer jusqu’à 502. On connaît le beau passage de la lettre que PASCAL écrit à sa sœur après la mort de leur père : « C’est un des grands principes du christianisme, que tout ce qui est arrivé à Jésus-Christ doit se passer et dans l ame et dans le corps de chaque chrétien : que comme JésusChrist a souffert durant sa vie mortelle, est mort à cette vie mortelle, est ressuscité d'une nouvelle vie, est monté au ciel, et sied à la dextre du Père ; ainsi le corps et l’âme doivent souffrir, mourir, ressusciter, monter au ciel, et seoir à la dextre. Toutes ces choses s’accomplissent en Pâme durant cette vie, mais non pas dans le corps. L’âme souffre et meurt au péché dans la pénitence et dans le baptême ; l’âme ressus­ cite à une nouvelle vie dans le même baptême ; l'âme quitte la terre et monte au ciel à l’heure de la mort, et sied à la droite au temps où Dieu l’ordonne. Aucune de ces choses n’arrive dans le corps durant cette vie ; mais les mêmes choses s’y passent ensuite. Car, à la mort, le corps meurt à sa vie mortelle ; au jugement général, il ressuscitera à une vie nouvelle ; après le jugement, il montera au ciel, et seoira à la dextre. Ainsi les mêmes choses arrivent au corps et à l’âme, mais en différents temps ; et les changements du corps n’arrivent que quand ceux de l’âme sont accomplis, c’est-à-dire à l’heure de la mort: de sorte que la mort est le couronnement de la béatitude de l’âme, et le commencement de la béatitude du corps. » Pensées, édit. Br., p. 103. LA PERSONNALITÉ EFFICIENTE INSTRUMENTALE 539 s’y perdre dans ces beaux mystères. « Il y a, dit-il, en Jésus-Christ, état et action, l’un et l’autre dignes d’un honneur singulier, et de toute l’attention et affection de nos cœurs. Mais ses états sont particulièrement à peser, tant parce qu’ils contiennent plusieurs mouvements et actions, qu’à cause que, par eux-mêmes, et en cette qua­ lité d’états de Jésus, ils rendent un hommage infini à Dieu, et sont d’une très grande utilité aux hommes »·03. Bérulle nous convie par exemple à vénérer, dans le mys­ tère de la naissance de Jésus, un état qui présentait au Père éternel « un adorateur nouveau et une hostie nou­ velle», et qui reflétait, au sein du temps, la naissance perpétuelle du Verbe : « naissance seconde, humaine et temporelle, adorant la naissance première, divine et éter­ nelle de celui qui est né, lequel est toujours né, et tou­ jours naissant dans son éternité » ; avant la naissance nouvelle de Bethléem, il n’y avait rien de comparable à cette « adoration, qui est par état et non par action »504. Par-delà les événements passagers, comme la nativité ou la passion, il faut donc rejoindre « l’état intérieur du mystère extérieur, l’efficace et la vertu qui rend ce mys­ tère vif et opérant en nous ». Or, cet « état intérieur » compte parmi les effets privilégiés que dépose dans les âmes la grâce christique, et Bérulle va le dire presque en propres termes : « Prenons un exemple : l'enfance du Fils de Dieu est un état passager, les circonstances de cette enfance sont passées, et il n’est plus enfant ; mais il y a quelque chose de divin de ce mystère qui persévère dans le ciel, et qui opère une manière de grâce semblable dans les âmes qui sont en la terre, qu’il plaît à Jésus-Christ affecter et dédier à cet humble et premier état de sa per503. Œuvres, p. 1062 ; cité par Henri BREMOND, Histoire littéraire iu sentiment religieux en France, t. III, p. 65. 504. Ibid., p. 360 ; Bremond, p. 66. 540 π - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE sonne ». Pareillement pour la passion. Ce que le Christ « conserve de sa passion et au corps et en l’âme, est vie et gloire, et il ne souffre ni en l’un ni en l’autre ; et c’est ce qui reste en lui de ses mystères qui forme en la terre une manière de grâce, qui y fait appartenir les âmes choisies pour la recevoir. Et c’est par cette manière de grâce que les mystères de Jésus-Christ, son enfance, sa souffrance et les autres, continuent et vivent en la terre, jusqu’à la fin des siècles »50\ Dans ces beaux textes, Bérulle exprime clairement que ces états successifs de naissance et de passion, subsistent dans le Christ de gloire, non pas certes en eux-mêmes et formellement, mais du moins virtuellement et éminem­ ment, comme dans la cause qui peut en quelque manière les susciter à nouveau au sein du temps et les imprimer au-dedans du corps mystique^06. Ce qu’il faudrait peutêtre ajouter, c'est que, en raison de la vision béatifique qui éclairait le sommet de l’âme du Christ et qui lui dévoilait à la fois tout le cours de son existence tempo­ relle, les états successifs de sa vie d’enfance, de sa vie cachée, de sa vie publique, de sa passion douloureuse, se compénétraient dans une certaine mesure, en sorte qu’il y avait, dans la vie d’enfance, quelque pressentiment de505 506 505. Ibid., 1052-1053 ; Bremond, p. 71. 506. Nous avons déjà dit à quel point précis Bérulle nous parait se séparer de saint Thomas. Il est très vrai, comme le dit BÉRULLE, que « le goût actuel, la disposition vive, par laquelle Jésus a opéré ce mys­ tère (de la passion), est toujours vif, actuel et présent à Jésus », et que « cela nous oblige à traiter les choses et mystères de Jésus, non comme choses passées et éteintes, mais comme choses vives et pré­ sentes, et même éternelles, dont nous avons aussi à recueillir un fruit présent et éternel ». Mais à s’en tenir à cette seule considération, on ne pourrait dire, comme le fait pourtant saint THOMAS, que l’acte même de la passion du Christ « cause efficiemment le salut des hommes » ni qu’« il atteint par sa présence tous les temps et tous les lieux ». LA PERSONNALITÉ EFFICIENTE INSTRUMENTALE 541 la passion future, et dans celle-ci quelque annonce de la résurrection et de l’ascension : et que, en conséquence, c’est avec cette mutuelle ordonnance des uns aux autres, avec cette mystérieuse compénétration réciproque des uns par les autres, que les états intérieurs du Christ sont rendus vivants, par la grâce christique, au sein de son corps mystique, qui est l’Église. 2. D’ailleurs ce ne sont pas les seuls états de l’enfance et de la passion de Jésus, sur lesquels Bérulle insiste davantage, que la grâce christique tend à reproduire dans le corps mystique. Ce sont encore ses états de vie cachée et de vie apostolique, d’adoration et d’intercession, de joie et de tristesse, de pauvreté et de pureté, d’humilité et de grandeur'. bref, toutes les intentions et tous les senti­ ments intérieurs que le Christ a connus, que les apôtres ont vécus intensément à sa suite, et vers lesquels l’Eglise, sous la pression de son désir le plus profond, cherche à entraîner ses enfants, disposant autour d’eux, par exemple, les rappels de sa liturgie, qui leur fera par­ courir dans le cours d’une année les principales péripéties du drame évangélique ; ou encore les invitations des diffé­ rentes formes de la vie chrétienne, séculière ou religieuse, active ou contemplative, érémitique ou apostolique. 3. Pour laisser entrevoir quelque chose des mer­ veilleux effets que la grâce christique opère au plus pro­ fond du cœur de l’Église, il faudrait ouvrir les écrits des saints, des âmes mystiques ou missionnaires. Transcrire par exemple, telle page de Marie de l’incarnation : « Le présent le plus sublime en tout est Vesprit du sacré Verbe incarné, quand il le donne d’une façon sublime, comme il le donne à quelques âmes que je connais de cette nou­ velle Église de Canada, et comme il l’a donné à nos saints martyrs, les Révérends Pères de Brébeuf, Daniel, 542 Π - LE CHRIST TÈTE DE L ÉGLISE Jogues et Lalemant, qui ont fait paraître par leur géné­ reux courage combien leur cœur était rempli de cet esprit et de l’amour de la croix de leur bon Maître. C'est cet esprit qui fait courir par mer et par terre les ouvriers de lEvangile et qui les fait des martyrs vivants, avant que le ter et le feu les consomment. Les travaux inconcevables qu il leur fait endurer sont des miracles plus grands que de ressusciter des morts... Ce don est une intelligence de l'esprit de l'Évangile et de ce qu'a dit, fait et souffert notre adorable Seigneur et Maître, avec un amour dans la volonté conforme à cette intelligence... Ne vous imaginez pas qu en cette occupation il se passe rien dans l imagination ou dans le corps. Non, le tout est dans la substance de 1 esprit par une infusion de grâce purement spirituelle. En cet état, on se sent poussé à la pratique de toutes les maximes de l’Evangile qui sont conformes à l'esprit où nous sommes appelés, et aux emplois où l'obéissance nous engage. L’âme fait plus de chemin en un jour dans cette disposi­ tion qu elle ne ferait en tout autre dans un mois. Cette approche amoureuse du sacré Verbe incarné porte dans lame une onction qui ne se peut exprimer, et dans les actions, une sincérité, une droiture, une franchise, une sim­ plicité, une fuite de toutes obliquités, elle imprime dans le coeur l'amour de la croix et de ceux de qui l'on est persécuté. Elle fait sentir et expérimenter l'effet des huit béatitudes d une manière que Dieu sait et que je ne puis dire. Tous ces heureux effets... viennent de fonction et de l’attrait continuel avec lequel l’Esprit de Jésus emporte l’âme »507. 507. Le témoignage de Marie de l’incarnation, ursuline de Tours et de Québec, Paris, 1932, pp. 291-292. Cf. Écrits spirituels et historiques. Paris, 1930, t. 11, pp. 424-427 : « Mon esprit était toujours lié à cet Esprit qui me possédait pour me faire marcher et agir dans les maximes du suradorable Verbe incarné... Avant que je fusse religieuse, les lumières que j avais de 1 Écriture sainte engendraient en moi une foi IA PERSONNALITÉ EFFICIENTE INSTRUMENTALE 543 Ainsi, la grâce du Christ, en imprimant dans son corps mystique la ressemblance non seulement de ses états intérieurs plus durables, mais encore de ses senti­ ments passagers, va préparer l’Église à réagir, en regard des événements du dehors, d’une manière pareille à celle du Christ : elle inscrit d’avance en son désir, elle intério­ rise en elle par anticipation, d’une façon sans doute obs­ cure et virtuelle, mais pourtant vitale, tout le cours ulté­ rieur de son histoire. d) La grâce christique et l’inclination au martyre Si la vie du Christ aboutit, comme à son point suprême, au témoignage qu’il a voulu rendre à la vérité en mourant sur la croix, il est clair que la grâce christique poussera secrètement l’Église à rendre elle aussi un témoignage pareil, au prix de son sang, en d'autres termes si vive qu’il me semblait que j’eusse passé par les flammes pour ces vérités, car c’étaient des clartés qui portaient leur certitude et leur efficacité... Lors de ma vocation religieuse, les passages qui traitent des conseils de l’Évangile m’étaient comme autant de soleils qui faisaient voir à mon esprit leur éminente sainteté, et en même temps enflammaient toute mon âme en l’amour de leur possession, et opéraient efficace­ ment ce que Dieu voulait de moi, selon mon état, de la pratique des divines maximes du suradorable Verbe incarné. Toutes ces vues et grâces substantielles n’étant par aucune étude de ma part, mais à la façon que les éclairs précèdent le tonnerre : expérimentant que tout procédait du centre de mon âme, de Celui qui en avait pris la posses­ sion, et qui la consommait en son amour et en faisait rejaillir ces étin­ celles pour me conduire et me diriger... Lors de ma vocation en la mission de Canada, toutes les maximes et passages qui traitent du domaine et de l’amplification du royaume de Jésus-Christ et de l’impor­ tance du salut des âmes pour lesquelles il a répandu son sang, m’étaient comme autant de flèches qui me perçaient le cœur d’une angoisse amoureuseùce que le Père éternel fît justice à ce sien Fils bien-aimé contre les démons qui lui ravissaient ce qui lui avait tant coûté. » 544 II - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE elle l'inclinera vers le martyre. Erik Peterson a développé ces vues avec profondeur, notamment dans une étude intitulée Der Martyrer und die Kirche^, à laquelle nous nous permettons d’emprunter trois importants passages. 1. Il y établit, entre autres choses, que le concept du martyre est essentiel à la définition de l’Église présente. « Certes, dit-iP09, il y a des esprits affables enclins à ratta­ cher à de simples malentendus tout ce qui se passe dans le monde. A les en croire, ce serait par suite d’un simple malentendu que le Christ aurait été crucifié et que les apôtres auraient été mis à mort ; et quand l’heure du martyre sonne à nouveau pour l’Église, ces mêmes esprits sont portés à faire dépendre tout cela d’un simple malentendu. Les paroles de Jésus établissent pourtant que cest non pas quelque malentendu d'origine humaine, mais une exigence divine qui suscite le martyre. Le mot de Jésus: Ne fallait-il pas que le Christ souffrît ces choses ? (Luc, XXIV, 26) s’étend encore à toute la souffrance de l’Église. Aussi longtemps que l’Évangile sera annoncé en notre monde - c’est-à-dire jusqu’à la fin des temps -, l’Église comptera des martyrs. Sans doute, si le message de Jésus était une simple philosophie, livrée à la discus­ sion au cours des années et même des siècles, elle ne donnerait pas de martyrs ; et même quand quelques hommes offriraient leur vie pour elle, ils ne seraient pas martyrs au sens chrétien du mot. Car, disons-le expressé­ ment, ce ne sont pas les convictions ni les opinions humaines, plus précisément encore, ce n’est pas un zèle humain pour la foi, qui font les martyrs. C’est le Christ qui appelle lui-même au martyre, et qui fait du martyre une grâce privilégiée : ce Christ qui est annoncé par508 509 508. Zeuge der Wahrheit, Leipzig, 1937, pp. 9-29. 509. Ibid., p. 20. LA PERSONNALITÉ EFFICIENTE INSTRUMENTALE 545 l’Église dans l’Évangile, qui est offert dans le sacrifice de l’autel, et dont le nom doit être en conscience confessé par tous ceux qui en lui ont été baptisés. On oublie si souvent que l’Évangile est annoncé dans ce monde par des agneaux à des loups, et que le message du royaume de Dieu s’adresse, suivant les propres mots de Jésus, aujourd’hui comme autrefois, à une génération adultère et pécheresse (Mc., VIII, 38) ! Comment espérer vraiment que les loups ne fondent pas sur les brebis ?... Certes, il peut y avoir des époques qui comptent moins de martyrs, d’autres qui en comptent davantage ; mais soutenir que certaines époques n’en ont point eus’10, serait nier que l’Église ait alors existé ». 2. Il suit de là que « le martyr souffre avec le Christ comme membre du corps mystique·11. Dire que le mar­ tyr souffre avec le Christ, c’est dire que sa passion est plus que le seul fait de souffrir pour le Christ. Beaucoup de soldats sont morts pour leur roi ; mais la mort du 510. Il n’y a pas encore bien longtemps, les historiens protestants libéraux affirmaient - en opposition directe avec les données de la tradition catholique - que les apôtres n’auraient été déclarés martyrs qu’aux III· et IVe siècles, moment où serait apparu le culte des mar­ tyrs. C’est contre la notion d’un christianisme sans martyrs et modéré que portent les attaques de Kierkegaard (et ajoutons-le de Nietzsche). On commence maintenant à convenir que saint Paul a exposé, notamment dans l’épître aux Philippiens, une théologie du martyre, et que le concept ecclésiastique du martyre a sa source dans les écrits johanniques. Ibid., pp. 11-12, 19. Plus récemment, E. PETERSON a montré les fondements scripturaires de la notion catholique du mar­ tyre, dans un opuscule qui se présente comme un commentaire de l'Épître aux Philippiens, Apostel und Zeuge Christi, Auslegung des Philipperbriefes, Fribourg en Brisgau, 1940, 40 pages. 511. Erik PETERSON s’étonne que, dans les nombreux ouvrages parus ces dernières années sur le corps mystique du Christ (ceux de MERSCH, de JÜRGENSMEIER, etc.) la place qui revient aux martyrs n'ait pas été expressément indiquée. Zeuge der Wahrheit, p. 89. 546 Il - LE CHRIST TÈTE DE L ÉGLISE martyr diffère de celle du soldat : non seulement il souffre pour Jésus, c’est par la mort du Christ qu’il est conduit à sa propre mort. La passion qui mène le Christ à la mort, puisqu’il est le Fils de l’homme, le Dieu incarné, opère en toute l’Eglise comme en son corps mystique. C’est pourquoi adhérer à Jésus par le baptême, c’est être bap­ tisé dans la mort de Jésus ; et remercier Dieu dans l’eu­ charistie de nous avoir donné son Fils, c’est s’associer à Jésus, recevoir son corps rompu pour nous, boire le calice du sang de la nouvelle alliance. Etant donc bapti­ sés dans la mort du Seigneur et nourris de son sang, comment pourrions-nous appartenir à l’Eglise sans partici­ per à la passion du Christi » Sans doute, il y a bien des manières, pour les differents membres du corps du Christ, de s’unir à la souffrance de leur chef. C’est ainsi, note saint Thomas, que la passion du Christ pourra se communiquer par le baptême d’eau ou par le baptême de sang512513 . « Mais ce qu'il importe de retenir, c’est que la possibilité du martyre, qui en nous tous est véritable, a sa racine dans la réalité même du baptême de mort de Jésus, en lequel nous avons été baptisés par le baptême d’eau : Nous sommes tous, dit saint Paul, baptisés en la mort du Christ (Rom., VI, 3). Ce qu’il importe encore de retenir, c’est que l’éventualité où nous sommes de devoir offrir pour le Christ notre corps et notre sang, est fondée sur le fait que le corps et le sang du Seigneur, auxquels nous participons, nous sont présentés dans son calice de Gethsémani. Le baptême d’eau et le baptême de sang viennent donc du même Seigneur, et ils sont préfigurés, comme l’a dit saint Cyrille de Jérusalem, par le sang et l’eau sortis du côté de Jésus »>13. En résumé, le baptême d’eau, et après lui l’eucharistie, opèrent en chaque chré512. III, qu. 66, a. 12. 513. Zeuge der Wahrheit, pp. 24-25. IA personnalité efficiente instrumentale 547 tien une disposition à souffrir et à mourir avec le Christ ; ils créent en lui une députation au baptême de sang, sinon comme à leur effet le plus fréquent, du moins comme à leur effet le plus normal. « Ah ! par-dessus tout, je voudrais le martyre » : c’est le cri de la sainte de Lisieux514515 . « Il ne faut pas imaginer, en effet, continue Peterson dans une autre étude du même ouvrage, sur XApocalypse et les martyrs, que les martyrs représentent dans l’Église un groupe absolument clos sur lui-même, et que les autres croyants peuvent se tranquilliser en rendant grâce à Dieu qu’il y ait quelque part des martyrs... Non, tous les croyants sont, en puissance, obligés au martyre, car ils sont tous marqués du sceau de Dieu, manifestant leur appartenance à XAgneau immolé. Ils doivent vaincre parce que la bataille est déchaînée contre eux, et parce que le dragon s’acharne contre la descendance de la femme, c’est-à-dire non seulement contre Jésus mais encore contre nous tous qui avons Marie pour Mère. Ils doivent vaincre, car l’antéchrist, qui mène la guerre contre les saints, et qui érige le symbole politique en objet de culte, les force à se déclarer. Ils doivent vaincre en se déclarant, en se donnant en témoignage pour Jésus. Car en ces derniers temps où le mystère d'iniquité se dévoile, tout est appelé à témoigner pour Dieu... Quand on entend les béatitudes du Sermon sur la Montagne ou les promesses de l’Apocalypse, on sent bien que le chris­ tianisme n’est pas une voie aisée. Si jamais quelque chose est capable de heurter la facilité bourgeoise, c’est bien ce christianisme primitif, qui nous arrive de la bouche des martyrs de l’Apocalypse comme une haleine de feu »’>H. 514. Histoire d'une âme, chap. XI. 515. Zeuge der Wahrheit, pp. 49 et 51. ! 548 Il - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE 3. « Mais s'il est vrai que la passion du Christ se com­ munique à l’Église entière comme à son corps mystique, ne serons-nous pas en dehors du corps du Christ, nous qui, maintenant, sommes tout [autres] que martyrs? A cette question le Seigneur a déjà répondu, dans le pas­ sage où sont annoncées les persécutions, en invitant ses disciples à prendre la croix sur eux (Mt., x). Tous ne peuvent pas être martyrs, car le martyre présuppose un appel spécial, il est un charisme dans l’Église516. Mais, en quelque sens que ce soit, nous pouvons, ou pltitôt nous devons tous accompagner le Seigneur dans sa passion; et cest pourquoi la croix riest pas un symbole seulement pour les martyrs, elle Vest encore en général pour toute vie chré­ tienne. Ce n’est donc pas en raison d’un développement historique accidentel, comme les historiens protestants continuent de le croire, c’est bien plutôt en raison même de la nature des choses, que les saints, qui ont traversé toutes les mortifications et toutes les souffrances, ont été assimilés aux martyrs. Et bien que nous ne devenions ni martyrs ni saints, cependant nous devons tous embrasser quelque forme d’ascèse. Au fond de l’ascèse chrétienne, il n’y a pour nous tous, qui, pour parler avec saint Paul, essayons de porter la mortification du Christ en notre corps (Il Cor., IV, 10) qu’un seul principe: à savoir le principe de la compassion avec le Christ, de la mortifica­ tion avec Celui, qui, pour nous, a été mis à mort. Celui qui a dit : Mon Père, s’il est possible, que ce calice s’éloigne de moi (Mt., XXVI, 39), celui-là connaît notre peur, notre angoisse devant la souffrance et devant la mort. Il sait que nous tremblons de devoir l’imiter ; que nous sommes faibles, et que nous ne voulons pas prendre sur 516. Un charisme, c’est-à-dire non pas ici une grâce simplement miraculeuse, mais une grâce privilégiée vraiment sanctifiante, à la manière des plus hautes grâces de contemplation. [A PERSONNALITÉ EFFICIENTE INSTRUMENTALE 549 nous la croix ; que nous avons peur de la pauvreté, de la calomnie, du déshonneur, des coups, de la mort. Mais en portant notre chair peureuse, il nous a, selon le mot de saint Athanase, par sa peur apparente, délivrés de notre peur. En effet, tout ce qui s’accomplit en l’Église, s’accomplit dans la certitude que si le Christ est mort, il est aussi ressuscité : en sorte qu’avec la souffrance du Christ, c’est la vertu de sa résurrection qui est communi­ quée à l’Église. Nous sommes baptisés dans la mort du Christ, mais nous recevons l’Esprit saint dans le bap­ tême. Et c’est pourquoi la vie ascétique et spirituelle des chrétiens est non seulement une mortification, mais encore et en même temps une victoire, une vivification, une transformation dans l’Esprit saint »517. 4. Que la grâce christique, en passant dans les chré­ tiens, produise en eux une inclination à donner leur sang en témoignage de l’Évangile, en sorte que la passion du Christ se continue merveilleusement dans celle des mar­ tyrs, c’est une vérité que la liturgie a proclamée518, que la théologie a toujours reconnue, que les mystiques du moyen âge ont honorée en adorant dans le Christ un « Dieu martyrisé », que les primitifs ont figurée en repré­ sentant la mort des martyrs au pied d’une grande croix où meurt le Christ, et qui paraît avec tout son éclat dans le récit que les Actes des Apôtres nous ont laissé de la mort d’Étienne. Si le saint martyr retrouve jusqu’aux expressions mêmes de Jésus pour accuser l’incrédulité de ses compatriotes, pour rendre à Dieu son esprit, pour implorer le pardon de ses bourreaux, ce n’est certes pas 517. Ibid., pp. 25-27. 518. « Nous vous offrons, Seigneur, dans la mort précieuse de vos justes, ce sacrifice duquel le martyre a tiré tout son principe. » Secreta in pria Vpost cio ni. Ill Quadrages. 550 II - LE CHRIST TÈTE DE L’ÉGLISE qu’il veuille reproduire intentionnellement un drame qu'il serait sacrilège, il le sait assez, de regarder comme imitable : c’est que, sous la pression de la grâce intérieure qui l’anime, il réinvente spontanément au plus profond de son cœur, et dans des circonstances aussi différentes que celles qui séparent la mort du serviteur de celle du Maitre, des paroles vraies qui, sans qu’il y ait songé, se trouvent être un écho de celles du Seigneur. 7. Troisième mode temporaire DE LA GRÂCE CHRISTIQUE : ELLE NOUS INVITE J RACHETER LE MONDE AVEC LE CHRIST Le Christ a reçu la grâce pour toutes les fins de la rédemption. La grâce capitale, qui le constituait tête de l’Église, renfermait en elle, rassemblés dans une harmo­ nie supérieure, les privilèges qui faisaient de lui le roi des intelligences, le grand prêtre du culte de la loi nouvelle, le sauveur par grâce de tous les hommes. De ces trois prééminences ou royautés, celle du magistère, celle du sacerdoce, celle de l’amour, c’est la troisième qui l’em­ portait. Elle illuminait les deux autres. C’est l’amour en effet qui portait le Christ à enseigner la vérité, et à ins­ taurer le culte de la loi nouvelle. En sorte que s’il devait posséder les trois royautés pour racheter le monde, c’est la royauté de l’amour qui le constituait par excellence notre sauveur et notre rédempteur. Or, les trois royautés du Christ sont, dans une cer­ taine mesure, communiquées à l’Église. La royauté du magistère est participée dans le pouvoir juridictionnel divinement assisté ; la royauté du sacerdoce, dans le pou­ voir cultuel ou sacramentel ; la royauté de l’amour, dans la foi, la grâce et la charité de l’Eglise. Et les mêmes rap­ ports hiérarchiques qui régissaient dans le Christ les trois LA PERSONNALITÉ EFFICIENTE INSTRUMENTALE 551 royautés, régiront dans l’Église leurs participations. L’Eglise sera donc tout à la fois l’Église de la prédication de la vérité, l’Eglise du sacrifice et des sacrements de la loi nouvelle, l’Église de la foi, de la grâce et de la charité. Elle aura besoin de ces trois participations à la richesse du Christ. Mais c’est la troisième qui illumine les deux premières, qui est la plus précieuse, et qui sera seule conservée dans l’éternité : charitas nunquam excidit. L'Eglise est avant tout l’Église de la sainteté et de l’amour; c’est avant tout par sa charité que, pendant le cours de son pèlerinage, elle est coopératrice de Dieu pour sauver le monde avec le Christ. S’il est vrai, en d’autres mots, que la grâce dont le Christ était rempli, a été, aux jours de sa vie mortelle, en un sens foncier et éminent, rédemptrice du monde entier, comment imaginer que cette grâce, en s’épan­ chant dans ses membres mystiques, ne leur communique pas, dans la mesure sans doute où la nature des choses le permet, quelque chose de son efficacité rédemptrice ? comment imaginer quelle ne rende pas l’Église présente tout entière, sans doute dans un sens dépendant, parti­ cipé et imparfait, corédemptrice du monde avec le Christ ? a) L’activité corédemptrice de l’Église 1. Nous avons expliqué de quelle manière l’Église pré­ sente peut mériter sans cesse, par le Christ et dans le Christ, l’accroissement de sa charité et la conversion du monde519. Suspendue par son amour au Christ, dont le mérite foncier vaut par lui-même et pour le salut de tout le genre humain, l’Église, dont le mérite dérivé vaut 519. Voir plus haut, p. 384. 552 Π - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE par emprunt, est invitée, à chaque moment successif de sa durée, à prendre part à l'intercession unique offerte une fois pour toutes sur la croix. Elle est appelée, par une force incoercible, à rattacher sans trêve la démarche collective de son amour à la démarche suprême et théandrique du Christ, afin de mériter conjointement avec lui, d’une part d'un mérite certes dépendant, mais cepen­ dant capable d'être trouvé digne d'une si pure récompense, l’accroissement même de son propre amour ; et d’autre part d’un mérite moins strict, mais néanmoins capable d’attirer sur la terre des fleuves de largesses divines, le salut de cette portion surtout"20 d’humanité qui lui est hic et nunc contemporaine. 2. Nous avons expliqué aussi de quelle manière l’Eglise présente peut encore, par le Christ et dans le Christ, satisfaire sans cesse pour le péché^21, soit quelle fasse pénitence pour les fautes de ses propres membres, soit quelle s’efforce en outre ééexpier et d’offrir répara­ tion à Dieu pour les fautes du monde entier·22. Rassemblée autour du Christ, dont la satisfaction et la réparation pour les péchés des hommes sont proprement infinies et aptes à compenser, en rigueur de justice, l’of­ fense infinie faite à la majesté divine, l’Eglise peut offrir, conjointement avec lui, une satisfaction, une expiation, une réparation qui vaudront d’une manière secondaire, 520. Nous disons surtout plutôt qu’exclusivement, voir plus loin. p.570, note 552. 521. Voir plus haut, p. 397. 522. On pourrait dire que la réparation semble regarder plus uni­ quement l’honneur divin et viser surtout à compenser, par des actes d’amour, l’offense faite à Dieu par le péché. Tandis que la satisfaction et Γexpiation, qui sont des termes plus larges, visent aussi à permettre au pécheur, lorsqu'il aura recouvré l’amour, d’acquitter la dette que lui auront value ses fautes antérieures. LA PERSONNALITÉ EFFICIENTE INSTRUMENTALE 553 dépendante, empruntée, et qui pourront être suffisantes, mais seulement d’une manière imparfaite, c’est-à-dire selon le mot de saint Thomas, à condition que Dieu décide de s’en contenter, et qu’il veuille bien en tenir compte d’abord pour éteindre les dettes de ceux mêmes qui satisfont, et en outre pour permettre qu’elles puis­ sent être reversées sur l’humanité contemporaine (soit comme nous le dirons^23, par voie de la simple intercom­ munication de la charité, soit en outre par voie de la direction de l’intention). En sorte que, dans cette ligne de l’expiation, l’Eglise travaille incessamment à procurer le plein avènement de la justice divine, et à hâter l’heure où s’éteindra le purgatoire. Et nous avons rapporté le mot de Cajetan rappelant que si l’appoint des œuvres méritoires et satisfactoires des membres vivants du Christ est requis, « ce n’est certes pas en raison de Y insuffisance du mérite ou de la satisfaction du Christ ; c’est au contraire en raison de la surabondance du mérite du Christ, qui se propage en ses membres vivants, de telle sorte que leurs œuvres aussi deviennent méritoires et satisfactoires : la grâce du Christ nous étant communiquée d’une façon plus mer­ veilleuse, s’il est vrai qu’étant notre tête, il va jusqu’à mériter et satisfaire en nous et par nous, qui sommes ses membres, que si le mérite personnel du Christ nous atteignait seulement de l’extérieur »520 *524. 522 521 3. Les œuvres méritoires et satisfactoires de l’Église représentent les aspects les plus caractéristiques et les plus formels de son activité corédemptrice. Mais l’Église peut être appelée corédemptrice du monde avec le Christ, dans un sens encore plus large. 523. Voir plus loin, p. 397. 524. Voir plus haut, pp. 402-403. 554 II - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE En raison déjà, par exemple, de la seule valeur d’im­ pétration, fondée sur la miséricorde divine, de sa prière, dont les intentions ne se limitent pas à ses seuls enfants, connus ou inconnus, manifestes ou cachés, vivants ou morts, mais s’étendent de plus en plus expressément au monde entier, pour supplier Dieu « de ramener tous ceux qui errent jusqu’à l’unité de l'Eglise, et de conduire tous les infidèles de l'univers jusqu’à la lumière de l’Evangile »?2?. En raison, encore, de sa vigilance à main­ tenir inaltérée à travers les siècles la révélation vivante du Christ, et de son zèle missionnaire à porter jusqu'aux confins du monde la vérité du message évangélique et l’efficacité des sacrements chrétiens. En raison, enfin, des œuvres multiples de sa charité et de sa sainteté tout entière. b) Quelques fondements révélés de la notion d’acti­ vité corédemptrice •*1 1. La notion d’une activité humaine qui, une fois pénétrée et parcourue par la grâce, peut contribuer dans quelque mesure - non pas certes en dehors de la rédemption du Christ, mais au contraire en dépendance étroite de cette rédemption — au salut des autres hommes, apparaît dans l’Écriture, nous semble-t-il, d'une manière sans doute voilée et seulement initiale, déjà dès avant la révélation évangélique, par exemple lors de 525. Litanies des saints. Il esr instructif de comparer la collecte de l’ancienne messe Contra paganos composée pour un régime de chré­ tienté sacrale, à la collecte de la messe plus récente Pro fidei propaga­ tione. De même, c’est à la manière spirituelle dont nous entendons certains passages des psaumes, que nous lisons maintenant l’avantdernière strophe de 1 hymne de Toussaint : Auferte gentem perfidam Credentium de finibus. L\ PERSONNALI TÉ EFFICIENTE INS FRUMENTALE 555 la grande prière d’intercession d’Abraham pour Sodome et Gomorrhe (Genèse, XVIII, 22-32), ou plus générale­ ment lors de l’élection d’un peuple dont l’histoire entière sera ordonnée à préparer, pour les temps messianiques, la conversion de tous les autres (Isaïe, II, 2-3). Saint Thomas pensait même que « l’effusion du sang de tous les justes qui ont vécu depuis le commencement du monde, était une préfiguration de l’effusion du sang du Christ», qui, selon l’Épître aux Hébreux, «parle plus éloquemment que celui d’Abel » (Hébr., XII, 24)525 526*. 2. Il est manifeste que le livre des Actes établit un rap­ port étroit entre le martyre d'Étienne et la conversion de Saul (Act., VII, 58 et 60 ; VIII, 2-3). « Mes frères, dira saint Augustin, avant que Saul eût la foi, est-il vrai, ou non, que les fidèles aient prié pour lui ? Si vous répondez non, pourquoi donc Etienne s’est-il écrié : Seigneur, ne leur impute pas ce péché t On a prié pour Saul, et pour les autres infidèles, afin qu’ils crussent. Ils n’avaient pas encore la foi, et voici que, grâce à la prière des fidèles, ils la recevaient. Ils ne savaient pas encore ce qu’ils pour­ raient offrir à Dieu, tant qu’ils n’avaient pas obtenu cette miséricorde d’être fidèles »>2 . Le saint docteur, frappé par les mots du verset 60 : Puis s'étant mis à genoux, il s'écria dune voix forte : Seigneur, ne leur impute pas ce péché, interpelle le martyr, lui demandant pourquoi il a d’abord prié debout pour lui-même, en disant : Seigneur Jésus, reçois mon esprit, et ensuite à genoux pour ses ennemis ; et il croit entendre cette réponse : Pour moi, qui ai vécu droitement, j’ai prié sans qu’il y eût de tra­ vail, mais pour les meurtriers du Christ et des saints, 526. Comm. ad Hebr., XII, 24, lect. 4. 527. Sermo CLXVIII, n° 6. 556 II - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE dont la faute était difficile à pardonner, j’ai fléchi les genoux »528. 3. Dès lors, comment Saul n aurait-il pas compris le sens de la prière d’intercession et plus généralement de Vactivité corédemptrice des disciples du Christ? Aux Thessaloniciens, à qui il a conscience d’avoir beaucoup donné, il peut écrire : « Quelle est en effet notre espé­ rance, notre joie, notre couronne de gloire ? N’est-ce pas vous, devant notre Seigneur Jésus, pour le temps de sa parousie ? Oui, c’est vous qui êtes notre gloire et notre joie» (I Thess., II, 19-20). Il sait qu’il existe une manière de se glorifier blâmée par le Sauveur : « Lorsque vous aurez fait tout ce qui vous aura été ordonné, dites : Nous sommes des serviteurs inutiles, nous n’avons fait que ce que nous devions » (Luc, XVII, 10) ; et une autre manière de se glorifier bénie par le Sauveur, à laquelle il veut que les Philippiens participent: «Je pourrai, au jour du Christ, me glorifier de n’avoir pas couru en vain, ni tra­ vaillé en vain : et même si je verse mon sang dans le sacrifice et dans le service de votre foi, j’en suis heureux et je m’en réjouis avec vous tous ; et vous aussi, soyez-en heureux, et réjouissez-vous-en avec moi... C’est pour­ quoi mes frères aimés et chéris, ma joie et ma couronne, tenez ainsi ferme dans le Seigneur, bien-aimés» (Philipp., II, 16-18; IV, 1). Les serviteurs sont inutiles, mais leur service est utile : « Nous sommes les coopéra­ teurs de Dieu, vous êtes la culture de Dieu, la bâtisse de Dieu», écrit-il aux Corinthiens (I, III, 9). «Qu’on nous regarde donc comme des ouvriers du Christ et des inten528. Sermo XLIX, n° 11. Saint Augustin continue: « Fléchis les genoux dans cette vigne, ô ouvrier courageux... Ton œuvre est grande, admirable, digne d’éloges, magnum opus tuum, egregium, et laudandum multum. » Nous sommes loin du protestantisme. IA PERSONNALITÉ EFFICIENTE INSTRUMENTALE 557 danrs du mystère de Dieu » (IV, 1). Son travail, sa coopé­ ration, contribuent à sauver le monde : «Je me suis moimême asservi à tous, afin de gagner le plus grand nombre... Me voilà devenu toutes choses pour tous, afin, de toutes manières, d’en sauver quelques-uns» (IX, 1922). Et ce n’est pas la prédication seule de l’apôtre qui est corédemptrice des hommes, ce sont aussi encore ses propres souffrances. Captif à Rome pour la seconde fois, il écrit à Timothée : «Je supporte tout à cause des élus, afin qu’eux aussi obtiennent le salut qui est dans le Christ Jésus, avec la gloire éternelle » (II Tim., II, 10). Il avait auparavant envoyé aux Colossiens un grand texte mystérieux sur la corédemption : « Maintenant, je me réjouis de mes souffrances endurées pour vous, et je complète dans ma chair ce qui manque aux tribulations du Christ, pour son corps qui est l’Eglise» (l, 24). Dans un autre texte, lui aussi mystérieux, adressé aux Ephésiens, ce sont tous les fidèles qu’il convie à se conduire « non comme des insensés mais comme des sages, rache­ tant le temps, car les jours sont mauvais» (V, 15-16). Comment entendre ces paroles ? Le Christ n’est-il donc pas le seul rédempteur du temps, et ne s’est-il pas, en une fois, offert pour tous les péchés de la multitude ? (Hébr., IX, 28). Sans doute, mais il faut que ses membres lui soient associés, afin que, par eux, les épines du temps ne cessent de fleurir en roses nouvelles pour le royaume de Dieu. 4. A Timothée, Paul recommande de s’efforcer d’être dans le sendee de Dieu comme « un ouvrier qui n’a point à rougir» (II Tim., II, 15). Ce mot dé ou vrier avait déjà été prononcé par un plus grand que Paul : « La moisson est grande et les ouvriers peu nombreux : priez donc le maître de la moisson qu’il envoie des ouvriers dans sa moisson » (Mt., IX, 37). Ainsi l’effort humain, la 558 Π - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE coopération humaine sont requis deux fois: d’abord pour décider le maître d’envoyer des ouvriers; ensuite pour travailler dans sa moisson, ou dans sa vigne (Mt., XX, 1). C’est à la prière d'intercession des ouvriers du Christ que songeait Augustin, quand il exhortait le mar­ tyr Etienne de prier à genoux pour ses meurtriers’29. 5. Dans l’encyclique Mystici corporis, Pie XII écrit: « Tandis qu’en mourant sur la croix, le Christ a commu­ niqué à son Église, sans aucun apport de sa part, le tré­ sor illimité de la rédemption, lorsqu'il s’agit de distribuer ce trésor, non seulement il partage avec son Epouse immaculée l’œuvre de communiquer la sainteté, mais il veut en outre que cette œuvre naisse en quelque manière de son travail. Mystère redoutable, certes, et qu’on ne méditera jamais assez : le salut de beaucoup dépend des prières et des mortifications volontaires, entreprises à cette fin, par les membres du corps mystique de JésusChrist, et du travail de collaboration, par lequel les pas­ teurs et les fidèles, et tout d’abord les pères et les mères de famille, doivent s’associer à notre divin Sauveur »?3l). Un peu plus loin le pape rappelle que « nous devons associer notre travail à cette œuvre de salut, nous tous qui, à partir dim Seul et par un Seul sommes sauvés et sauvons les autres, έξ ένδς και δι ’ ένδς σωζόμευοι τε και σώζουτες »529 531. 530 529. Sermo XLIX, η° 11. 530. Acta Apost. Sedis, 1943, p. 213. 531. Ibid., p. 221. - Ce beau texte est pris de CLÉMENT D’ALEXANDRIE, qui explique comment le Fils, par la vertu qu’il tient du Père, agit sans difficulté sur les choses supérieures, moyennes et inférieures, « et pâment jusqu’à nous qui, à partir d’un Seul et par un Seul, sommes sauvés et sauvons les autres » : comme le fer, attiré par 1 aimant, attire à son tour d’autres particules. Stromates, livre VIL ch. Π ; P. G., t. IX, col. 413. IA PERSONNALI TÉ EFFICIENTE INSTRUMENTALE 559 c) Membres rachetés et membres corédempteurs 1. Si l’on considère le mode dont le Christ ne cesse d’opérer pour former son Église dans le monde, on est conduit, nous l’avons dit souvent, à distinguer avec net­ teté deux régimes bien différents, suivant lesquels les grâces sorties de son cœur parviennent aux hommes pour les sanctifier. Le premier régime est celui des grâces que le Christ envoie à distance, en vue de former ses brebis du dehors, qui sont à lui d’une manière initiale et inchoative, mais non pas encore d’une manière achevée et consommée. Ces influx à distance dessinent ce qu’on pourrait appeler une première zone d’appartenance au Christ, d’assimila­ tion au Christ. La grâce christique ne manifeste pas encore ici la plénitude de son efficacité. Elle s’efforce, chaque fois qu’une malice obstinée ne lui fait pas résis­ tance, d’opérer dans les âmes son effet essentiel, fonda­ mental, qui est de les sanctifier en les mettant en marche obscurément vers le Christ connu et aimé plus explicite­ ment. Elle communique à ceux quelle touche un mérite dont la valeur est, par destination, avant tout individu­ elle’32. Elle constitue l’Église commencée et en acte vir­ tuel, serrée autour de l’Église consommée et en acte achevé; l’Église des membres seulement rachetés, ser­ rée autour de l’Église des membres déjà corédempteurs. Le second régime est celui des grâces que le Christ transmet par le contact de la hiérarchie apostolique, en vue de former son Église et de l’amener à son état normal 532. Sans cloute la grâce sanctifiante ne peut être reçue dans une âme sans tendre à y devenir rayonnante et apostolique. C’était le cas déjà de la grâce conférée avant la venue du Christ, et c’est vrai encore aujourd’hui de la grâce donnée à distance. Mais ce rayonnement n’est cependant qu’une figure et qu’une ébauche de celui de la grâce sacra­ mentelle. 560 II - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE d’achèvement et de consommation. Ces influx détermi­ nent une seconde zone d’appartenance au Christ, d’assi­ milation au Christ, où la grâce christique va pouvoir manifester la plénitude de son efficacité, attirant ceux quelle touche dans le courant même de l’œuvre rédemp­ trice, les appelant à y participer à la manière sans doute dont les plus humbles membres participent à la vie qui réside en source dans la tête ou le cœur, et destinant ainsi leur charité à devenir toujours davantage corédemptrice du monde dans le drame de la croix. Voilà l’Église en acte achevé, tout incorporée au Sauveur et à sa rédemption^33. 533. Comment, entre la destinée des rachetés et la destinée corédemptri.ce de l’Église, faire une place à la destinée d'Israël? Jacques MarTTAIN a tenté de le faire. Il exprime d’abord avec profondeur le rôle corédempteur de l’Église : « L’humanité de surcroît, que le Christ trouve en chaque membre de son corps mystique, pour autant qu’il est une partie du tout, est appelée à participer à l’œuvre de ce corps, c’est-à-dire à la rédemption qui se continue au cours du temps. Parer dans la passion de son corps mystique, le Christ, en effet, continue activement d’accomplir la mission pour laquelle il est venu, il agit comme le sauveur et le rédempteur de l’humanité. » Il faut aller plus loin encore. Frappé, d’une part, de 1’« indifférence mystérieuse» de trop de chrétiens pour ce qui touche à certaines exigences de l’Evan­ gile concernant le mouvement de l’histoire temporelle; et, d’autre part, de la vocation mystérieuse d’Israël, qui semble au contraire pré­ destiné à activer, d’une manière sans doute ambiguë, à savoir pour le bien et pour le mal, la vie temporelle du monde, lequel apprend à cette école « à être mécontent et inquiet tant qu’il n’a pas Dieu », Jacques Maritain en vient à conclure que la tâche particulière d’Israël, quand il sera réintégré dans l’Église, sera de travailler à l’instauration du nouvel ordre temporel chrétien. C’est dans cette perspective qu’il compare entre elles la passion de l’Église et celle d’Israël. Les deux fois, c’est le Christ qui souffre : la première fois, dans son corps mys­ tique ; la seconde fois, dans son peuple oublieux, qu'il ne cesse d’aimer et d’appeler. L’Église et Israël, surpris de se trouver rassemblés, mon­ tent ensemble au Calvaire, pour des causes diverses : la première, pour « 1 œuvre du rachat surnaturel et supratemporel du monde » ; le second, pour « une œuvre d’activation terrestre de la masse du LA PERSONNALITÉ EFFICIENTE INSTRUMENTALE 561 2. Tous ceux qui appartiennent à l’Église en acte achevé, à l’Église corédemptrice, sont par vocation corédempteurs avec le Christ. Mais l’appel peut être lointain et virtuel, ou au contraire immédiat et actuel. En sorte qu'on devra distinguer, au sein même de l’Église, deux catégories de membres co rédempteurs : d’une part les membres corédempteurs imparfaits ou virtuels, dont la vocation corédemptrice ne trouve à s’exercer qu’en de certaines circonstances exceptionnelles ; d’autre part, les membres rédempteurs éminents, tellement rachetés par le Christ, qu’ils ne vivent que pour racheter à leur tour d’autres hommes, à la façon dont la terre, portée par le soleil, peut véritablement, à son tour, porter son satellite. a) La première catégorie est celle des membres coré­ dempteurs imparfaits : de ceux que Tauler appelle « les braves gens »534 ; de ceux qui ont peut-être encore beaumonde», qui «se venge des plaies de son histoire sur celui qui active son histoire». Mais si, aujourd’hui, « la passion d’Israël prend de plus en plus distinctement la forme de la croix », n’est-ce pas le signe que se prépare invisiblement le moment, quelque éloigné qu’il puisse être, où se fera la grande réintégration d’Israël annoncée par saint Paul ? Jacques MARITAIN, Questions de conscience, Paris, 1938, pp. 66 et 68 [O.C., XII, pp. 460-462] ; et surtout Ransoming the Time, New York, 1941, pp. 177-179, d’où sont traduites plusieurs des citations qui précèdent [cf. O. C., VIII, pp. 573-577]. 534. Sermons de Tauler, Paris, 1930, t. II, p. 5. Leur vie peut paraître assez élevée et représenter une bonne mesure : « Elle consiste en ce que l’homme tourne sa volonté vers Dieu, vive selon les com­ mandements de Dieu et de la sainte Église, et d’une vie parfaitement ordonnée dans la pratique des saints sacrements et la confession de la foi, en sorte qu'il ait regret de ses péchés et pleine volonté de n’en plus commettre, mène une vie pénitente, ce que bien peu font aujourd’hui, qu’il demeure dans la crainte de Dieu et qu’il aime Dieu «son prochain. Mes enfants, voilà ce qu’est et ce qu’on appelle une vie vraiment chrétienne, un véritable chrétien ; c’est là une bonne mesure, et une telle vie appartient sans aucun doute à l’ordre de la vie éternelle. On peut l’appeler le strict nécessaire. A cette mesure Dieu a invité et appelé une quantité de gens ; il ne leur demande rien de plus 562 U - LE CHRIST TÊTE DE [.’ÉGLISE coup à expier et à satisfaire pour eux-mêmes, mais qui déjà prient avec ardeur pour l imité de l’Église, pour le progrès de l'Évangile en pays de missions, pour la conversion des pécheurs, pour la sanctification du monde et pour l’évacuation du purgatoire ; de ceux qui ne sont corédempteurs que virtuellement, ou qui le deviendront à tel moment de leur vie, dans quelquesunes de ces grandes épreuves communes que tous les chrétiens ont à supporter53’. Il semble même qu’à cer­ taines époques tragiques de l'histoire, visitées par l’im­ piété et par le désespoir, par la persécution, par la guerre, par les déportations et par la famine, Dieu, en faisant entrer de force dans des conditions de vie héroïque, sans préparation spéciale et sans distinction de personnes, des populations tout entières, veuille accroître ainsi tout d’un coup le nombre des chrétiens corédempteurs. b) La seconde catégorie est celle des membres corédempteurs éminents. Tauler les appelle « les vrais amis de Dieu »>36. Ils s’inclinent « vers tous les besoins de la que cela, et il peut bien leur arriver de vivre sur ce chemin en telle pureté, qu'ils entrent dans la vie éternelle sans aucune expiation en purgatoire. » Ibid., p. 187. 535. Tous les fidèles sont invités par P1E IX à prier pour le salut du monde : « Suivant que la charité le demande, faisons des prières fréquentes pour que tous les peuples, où qu'ils se trouvent, se tour­ nent vers le Christ, et dévouons-nous de toutes nos forces au salut commun des hommes : car Ze bras du Seigneur n'est point raccourci (Isaïe, L, 2) et les dons de la grâce céleste ne manqueront jamais à ceux qui désirent et qui demandent, avec une âme sincère, à être secourus par sa lumière. » Encyclique Singulari quadam, 9 décembre 1854, Denz., n° 1647. 536. Ibid, p. 221. On est surpris de la profondeur de signification que certains médiévaux ont accordée au titre d’« amis de Dieu». Dans son De peregrinante civitate Dei, tract. 3, le cardinal HENRI DE Marcy, abbé d’Hautecombe, puis de Clairvaux, et enfin évêque d’AIbano, mort en 1188, place les amis au-dessus des fils et des servi­ teurs. Ils sont mus par la seule charité, non par l’espérance de l’héri- LA PERSONNALITÉ EFFICIENTE INSTRUMENTALE 563 sainte chrétienté et ils s’emploient alors, avec une sainte prière et un saint désir, à demander tout ce que Dieu veut qu’on lui demande ; ils s’occupent de leurs amis, des pécheurs, des âmes du purgatoire ; ils pourvoient en toute charité aux besoins de chaque homme en toute la sainte chrétienté... Leur conduite, leurs opérations, leurs manières sont tout à fait divines. Ce sont de nobles hommes, utiles à toute la chrétienté ; ils servent à l’amé­ lioration de tous les hommes, à la gloire de Dieu, à la consolation de tous »537. « Dieu s’aime en de tels hommes, il opère toutes leurs oeuvres en eux... Mes enfants, si nous n’avions pas ces hommes, nous serions en bien mauvaise posture »538. « De même que notre Seigneur enseignait le peuple, assis dans la barque, Dieu se repose sur ces gens et par eux gouverne et dirige le monde entier et toutes les créatures »539. « Voilà ceux sur qui repose la sainte Eglise et, s’ils n’existaient pas dans la sainte chrétienté, la chrétienté ne subsisterait pas une heure. Car leur seule existence, le seul fait qu’ils sont, est quelque chose de plus précieux et de plus utile que toute l’activité du monde »540. Sainte Catherine de Sienne affirme que « chaque chré­ tien, selon son état, doit coopérer au salut des âmes, adoperare in salute de l’anime » et que tout « ce qu’il opère par la parole et par les oeuvres pour le salut du (age, ou par la crainte du châtiment. Ils portent en eux le témoignage unique de la Trinité, tandis que la variété des dons de l’Esprit saint est distribuée aux fils. P. L., t. CCIV, col. 276-277. Saint THOMAS, cherchant à découvrir l’essence de la charité, dira quelle est un amour d’amitié. On peut relire dans cette perspective Jean, XV, 1315. 537. Sermons de Tauler, t. II, p. 24. 5^. Ibid., pp. 192-193. 539. Ibid., p. 223. 540. Ibid., p. 247. ce·»— 564 Π - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE prochain est une prière virtuelle, uno orare virtuale^. Mais elle sait bien que Dieu adresse à certains de ses ser­ viteurs une demande plus expresse de vouer leur vie au salut de leurs contemporains: «Je désire que vous me priiez pour les pécheurs, io vi prego che voi mi preghiate, et je requiers vos larmes et vos sueurs, afin que de moi ils reçoivent miséricorde »>42. Et voici l’écho d’une si extra­ ordinaire invitation : « Père, je te demande donc de faire miséricorde au monde et à ta sainte Eglise. Je te prie d’accomplir toi-même, ce que toi-même tu me fais demander. O qu’elle est misérable, quelle est doulou­ reuse, mon âme, cause de tant de maux ! Ne tarde plus à faire miséricorde au monde. Acquiesce et exauce le désir de tes serviteurs. O, n’est-ce pas toi-même qui les fais crier ? Ecoute donc leur voix. Ta Vérité a dit : Appelez et il vous sera répondu, frappez et il vous sera ouvert, deman­ dez et il vous sera donné... Père éternel, tu as dis que pour l’amour que tu portais à tes créatures raisonnables, tu aurais égard aux prières de tes serviteurs, et aux grandes épreuves qu’ils supportent sans pécher, afin de faire miséricorde au monde et de réformer ton Eglise, nous donnant enfin ce rafraîchissement ! Ne tarde donc pas à tourner vers nous le regard de ta miséricorde ; et puisque tu désires répondre avant même que nous t’implorions, réponds avec la voix de ta miséricorde... N’en reviendrat-il pas à ton nom plus de gloire et de louange, de sauver tant de créatures, que de les laisser s’obstiner dans leur dureté ? A toi, Père éternel, toute chose est possible. Er sans doute, il est vrai que, nous ayant créés sans nous, tu ne veux cependant pas nous sauver sans nous : mais je te541 542 541. Libro della divina dottrina, cap. LXVI, Bari, 1912, p. 129; trad. Hurtaud, Paris, t. I, p. 227. 542. Ibid, cap. xxix, p. 58 ; Hurt., t. I, p. 101. LA PERSONNALITÉ EFFICIENTE INSTRUMENTALE 565 prie de forcer leur volonté et de leur faire vouloir ce qu elles ne veulent pas »543. On l’aura remarqué : la sainte éprouve avec une telle violence la nécessité de cette intercession corédemptrice, quelle en vient à se croire responsable, à cause des taches qu’elle découvre en elle, «de tout le mal qui se fait dans le monde entier» : « O Père éternel, j’en appelle contre moi à toi, afin que tu châties mes offenses au sein de ce temps fini. Et puisque je suis cause, par mes péchés, des peines que doit porter mon prochain, je te prie, par bonté, de les punir sur moi ! »544 Le même amour du Christ produira, dans Marie de l’incarnation, des effets analogues : « Mon occupation intérieure se fortifiait et mes poursuites continuelles avec le Père étemel au sujet de Simplification du royaume de JésusChrist dans les pauvres âmes qui ne le connaissaient point. Une nuit, je lui représentais ce grand affaire. Par une lumière intérieure, je connus que sa divine majesté ne m’écoutait pas, ni ne se rendait pas propice à mes vœux et instances que je lui faisais, comme à l’ordinaire : ce qui figea mon cœur et mon esprit d’une angoisse extrême, accompagnée d’humiliation et disposition sou­ mise à sa divine justice, pour ce qui manquait de mon côté. Car, de celui de mon Époux, je voyais l’équité, et j’eusse voulu être condamnée à souffrir toutes les peines imaginables pour être dans Fétat de pureté requise pour pouvoir poursuivre ma pointe, fléchissant le cœur du Père éternel, à ce que mon bien-aimé Époux, qu’il avait constitué roi des nations, en fût paisible possesseur par leur conversion... Lors, j’expérimentai un écoulement et un rayon divin en mon âme, qui fut suivi de ces paroles : Demande-moi par le cœur de Jésus, mon très aimable Fils ; 543. Ibid., cap. CXXX1V, pp. 298-300 ; Hurt., t. II, pp. 141-144. 544. Ibid, cap. Il, p. 5 ; Hurt., t. I, p. 8. 566 11 - LE CHRIST TÈTE DE L’ÉGLISE c'est par lui que je t’exaucerai et accorderai tes demandes... Mes respirs, qui étaient l’expression de ce que je pâtissais en mon âme, étant comme flèches ardentes, donnaient une atteinte continuelle au cœur du Père éternel... lime semblait que je connaissais toutes les âmes rachetées du sang du Fils de Dieu, en quelque coin de la terre habitable quelles pussent être, et mon amour se portait à celles qui étaient les plus abandonnées dans les pays des Sauvages où je me promenais sans cesse Ce caractère de l’amour chrétien, que Bergson admire le plus, et qui fait qu'à la différence du bouddhisme, qui laisse l'âme « arrêtée à mi-chemin, détachée de la vie humaine mais n’atteignant pas à la vie divine, suspendue entre deux activités dans le vertige du néant»545 546, l’élan des grands mystiques chrétiens s’élève assez haut en Dieu pour pouvoir assumer tout l’univers et « coïncider avec l’élan créateur», le Père Elisée des Martyrs nous rapporte en quels termes excellents saint Jean de la Croix l’enseignait à ses disciples : « Il disait que l’amour du bien du prochain naît de la vie spirituelle et contemplative... Exposant les paroles du Christ notre Seigneur : Ne savez-vous pas que je dois être aux choses de mon Père, il disait que ces choses du Père éternel ne sont rien autre ici que la rédemption du monde et le bien des âmes, le Christ notre Seigneur nous apportant les secours préordonnés par le Père éternel. Et que, en confirmation de cette vérité, saint Denys l’Aréopagite avait écrit cette merveilleuse sentence: De toutes les choses divines, la plus divine est de coopérer avec Dieu pour le salut des âmes. C’est-à-dire que la suprême perfection de toute créature, dans sa hiérarchie et à son degré, est de monter et grandir, selon son talent et ses res545. Écrits spirituels et historiques, t. II, p. 314. 546. Les deux sources de la morale et de la religion, Paris, 1932, p. 240. PERSONNALI TÉ EFFICIENTE INSTRUMENTALE 567 sources, en l’imitation de Dieu ; et ce qui est le plus admi­ rable et le plus divin, est d’être son coopérateur dans la conversion et le salut des âmes. En cela resplendissent les œuvres propres de Dieu, et c’est la gloire la plus grande de les imiter. Ce sont ces œuvres que le Christ notre Seigneur appelle les œuvres de son Père, les soucis de son Père. Aussi est-ce une vérité évidente que la compassion pour le prochain grandit d’autant plus que l’âme sejoint davantage à Dieu, par l’amour : plus elle aime, plus elle désire que ce même Dieu soit aimé et honoré de tous. Et plus elle le désire, plus elle travaille dans ce sens, dans l’oraison et dans toutes les autres activités nécessaires ou possibles. Si grandes sont la ferveur et la force de leur charité que ceux qui sont ainsi possédés de Dieu ne peuvent restreindre leur désir à leur propre salut seulement. Cela leur semble peu de chose d’aller seuls au ciel, et ils s’efforcent par leurs angoisses, par des élans célestes, par des instances extraor­ dinaires, de soulever la multitude des hommes avec eux vers le ciel. Cela résidte du grand amour qu’ils ont pour leur Dieu \ c’est le fruit propre et l’effet de l’oraison et de la contemplation parfaites »547. Dans cette perspective s’éclaire pleinement la doctrine de saint Augustin et de saint Thomas, suivant laquelle le précepte de l’amour divin n’a pas de limites, la plus haute charité étant proposée à tous les chrétiens comme un véritable précepte, et non simplement comme un conseil : non sans doute en ce sens qu’ils aient à réaliser immédiatement ce précepte dans leur vie, mais du moins en ce sens qu’il leur faille tendre constamment chacun selon sa condition, vers le plus ardent amour·48. 547. Témoignage d’Elisée des Martyrs, sixième avis, Obras, édit. Silverio, t. IV, p. 351 ; trad. Lucien-Marie de S. Joseph, p. 1369. 548. R. G/VRRIGOU-LaGRANGE, O. P., Les trois âges de la vie inté­ rieure prélude de celle du ciel, dans Traité de théologie ascétique et mys­ tique, Paris, 1938, t. I, pp. 267 et suiv. 568 H - LE CHRIS!' TÊTE DE L’ÉGLISE Comment, en effet, les chrétiens pourraient-ils fixer déli­ bérément une limite à leur désir de sainteté, quand ils savent que la mission leur a été confiée de soulever vers le ciel le poids du monde ? Peuvent-ils oublier qu’il leur a été demandé de postuler sans cesse pour que le nom de Dieu soit glorifié, pour que son règne advienne, pour que sa volonté soit faite sur terre et dans les cieux ? d) La Vierge corédemptrice On voit quels désirs l’amour du Christ soulève dans le cœur des chrétiens lorsqu’il n’est pas contaminé par le péché, l’égoïsme, la tiédeur, et avec quelle profondeur de vérité l’on peut dire que la grâce christique, qui remplit l’Église, est corédemptrice. Mais il n’est pas d’âme que la grâce christique ait illuminée autant que celle de la Vierge. Par elle et en elle, l’Église a été, plus quelle ne le sera jamais, corédemptrice du monde avec le Christ. Ce beau titre de corédemptrice, et celui de médiatrice de toutes les grâces, qui en découle, ont été, en effet, donnés à la Vierge par les plus récents des souverains pontifes. Le 2 février 1904, Pie X écrit, dans l’encyclique Ad diem : « En vertu de la communion de douleurs et de volonté qui l’attachait au Christ, Marie a mérité de deve­ nir la très digne réparatrice du monde perdu, et en conséquence la dispensatrice de toutes les grâces que Jésus nous a acquises par sa mort sanglante... Parce quelle dépasse toutes les autres créatures par sa sainteté et par son union au Christ, et parce quelle a été invitée par le Christ à participer à l’œuvre de notre salut, elle nous mérite par convenance (de congruo) comme on dit, ce que le Christ nous a mérité en justice (de condigno), et elle est la première intendante dans la dispensation des grâces ». Benoît XV écrit de même, en date du 22 mars IA PERSONNALITÉ EFFICIENTE INSTRUMENTALE 569 1918 : « Lorsque son Fils souffrait et mourait, elle a souf­ fert et elle est morte pour ainsi dire avec lui, renonçant alors, pour sauver les hommes et apaiser la justice de Dieu, aux droits maternels quelle avait sur son Fils, et immolant son Fils pour autant qu’il était en elle, en sorte qu’on peut dire à bon droit quelle a, avec le Christ, racheté le genre humain ». Et Pie XI, en date du 2 février 1923 : « La Vierge de douleurs a participé avec le Christ à l’œuvre de la rédemption ». Le mot lui-même de coré­ demptrice paraît dans deux décrets du Saint-Office, datés du 26 juin 1913 et du 22 janvier 1914549. Le consentement que la Vierge donnait au mystère de la croix était déjà précontenu dans le Fiat quelle avait dit à l’ange. Parlant de cette très libre acceptation, Léon XIII reprend la grande parole de saint Thomas, suivant laquelle, à l’instant de l’annonciation, Dieu attendait de la Vierge le consentement de l’humanité tout entière550, et il ajoute qu’en conséquence rien de cet immense trésor de grâce et de vérité que le Seigneur nous a apporté, ne nous est communiqué sinon par Marie, qu’il appelle notre médiatrice auprès du Médiateur551. Ainsi la grâce corédemptrice, qui remplit toute l’Eglise, et qui apparaît déjà, d’une manière au moins rudimentaire, chez les chrétiens ordinaires, se manifeste avec une puissance étonnante chez les amis de Dieu, à qui est adressée une véritable sommation de dépenser leur vie soit pour le salut du monde qui leur est contem­ porain, soit même pour le salut de générations 549. Pour l’interprétation de ces textes, cités dans Denz., édit. 1928, n° 3034, et note 4, voir plus loin, pp. 701 s. 550. III, qu. 30, a. 1. 551. Denz., édit. 1928, n° 3033. 570 II - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE futures""’ ; et elle donne sa Heur la plus haute dans la Vierge, que le magistère de l’Église salue du beau nom de corédemptrice de tous les hommes""’. Nous avons tenté de fixer les principaux caractères de la grâce que le Christ imprime dans son corps mystique. Avant tout, cette grâce est chrétienne ou christique m sens le plus riche : elle est la grâce de l’âge de Pentecôte et de l’Esprit saint. De ce caractère foncier résultent, d’une part, les trois caractères permanents de la grâce christique, entendue au sens fort : elle est connaturelle aux âmes baptisées, elle est plénière, elle est filiale dans un sens que nous avons essayé de préciser autant qu’il nous était possible. Et, d’autre part, ses trois caractères temporaires et pérégrinaux : elle est sanctificatrice de la douleur, configuratrice aux divers états du Christ, corédemptrice du monde. Mais au lieu de considérer l’Église comme le corps du Christ, on peut la considérer comme son épouse, qu’il 552. On se rappelle le passage de la Vive flamme d'amour où saint JEAN DE LA Croix, après avoir parlé de la transfixion du cœur, ajoute : « Peu d’âmes arrivent à une si haute faveur. Mais quelquesunes y parviennent. Ce sont surtout celles de ceux dont la vertu et l’esprit doivent se communiquer à la succession de leurs enfants. Car Dieu, dans les prémices de l’esprit, donne aux chefs la richesse et la force suivant la postérité plus ou moins grande qu’ils auront à main­ tenir dans la ligne de leur doctrine et de leur esprit.» Obras, cancion 2, n° 12, édit. Silverio, t. IV, p. 138 ; trad. Lucien-Marie de S. Joseph, p. 997. Dans cette perspective, on peut penser que certains grands docteurs, comme Augustin et Thomas d’Aquin (ou Jean de la Croix lui-même) ont contribué à racheter par leur oraison les périodes postérieures de l'histoire qu’ils éclaireront. 553. En étudiant le rôle de la Vierge dans l’Église, nous aurons à préciser les rapports de la médiation rédemptrice et de la médiation corédemptrice, et à montrer comment la médiation corédemptrice de la Vierge se distingue de la médiation corédemptrice de tout le reste de l’Église et de scs membres. IA PERSONNALITÉ EFFICIENTE INSTRUMENTALE 571 s’est préparée lui-même (Éphés., V, 25-27), qu’il s’est «acquise par son propre sang» (Act., XX, 28), qui est sortie de lui comme une Éve nouvelle, chair de sa chair et os de ses os. Ce point de vue permet de discerner un dernier caractère de la grâce christique, très profond, et qu’il faut placer à côté des trois caractères permanents : elle est nuptiale. 8. Le caractère nuptial de la grâce christique Il est impossible que le Christ aime l’Église comme son épouse sans que, sous l’influence d’un tel amour, elle le devienne effectivement, et soit, à son tour, mise en état de l’aimer véritablement d’un amour d’épouse. Et s’il est vrai que l’amour nuptial soit mutuel, tous les pri­ vilèges que cet amour a dans le Christ, son intensité, son mystère, sa constance ininterrompue, sa tendresse, sa folie, se trouveront réfléchis par l’Église, comme par un miroir. 1. Dire que l’amour de toute l’Église est un amour d’épouse, c’est dire que l’amour de l’ensemble des chré­ tiens ordinaires, des « braves gens » dont parle Tauler, est déjà, en un sens encore imparfait sans doute, un amour nuptial, et que la plus humble des âmes baptisées qui vit dans la charité, du fait quelle est enchâssée dans l’Église, devient de ce fait une épouse du Christ. 2. Mais ce serait se tenir à la surface des choses que d’en rester là. Il faut aller plus avant pour remonter jusqu’au foyer de l’amour nuptial de l’Église. A la charité active du Christ, doit répondre, de la part de l’Église, un amour d’une merveilleuse intensité. Sans quoi l’époux serait sans son épouse, le Christ sans son Église. Et cela 572 Π - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE signifie qu’à chaque moment de son pèlerinage terres­ tre, l’Église porte, cachées profondément au-dedans d'elle ou brillantes au-dehors, des âmes qui méritent, au sens le plus noble et le plus pur, ce grand nom d’épouses du Christ, du Christ pris tout entier, avec son humanité supportant sa divinité. Ce sont les âmes des vrais amis de Dieu, consumées par la charité, plongées dans le feu divin au point d’être dans leur fond changées en lui. Elles ont passé le seuil de la chambre secrète, elles sont entrées dans ces degrés de l’amour que sainte Thérèse et saint Jean de la Croix appellent l’« union transformante », ou le « mariage spiri­ tuel ». Elles sont perdues en Dieu comme la lumière de l’étoile dans celle du soleil, comme la rivière dans l’océan. Elles aiment Dieu du même amour dont elles en sont aimées : « La volonté de l’âme changée en volonté de Dieu tout entière, est devenue volonté de Dieu, non que soit détruite la volonté de l’âme, mais elle est faite volonté de Dieu. Et ainsi l’âme aime Dieu avec la volonté de Dieu, qui est aussi sa volonté à elle ; et elle peut l’aimer autant quelle est aimée de lui, puisqu’elle l’aime par la volonté de Dieu même, en le même amour dont il l’aime»554. Elles donnent, en quelque manière, Dieu à Dieu : « L’âme alors, étant devenue une même chose avec Dieu, est d’une certaine manière Dieu par participation..., elle est comme l’ombre de Dieu... Et comme Dieu se donne à elle par libre et gratuite volonté, elle de même, ayant la volonté d’autant plus libre et généreuse quelle est plus unie à Dieu, donne Dieu à Dieu même... Et ainsi se forme entre Dieu et l’âme une 554. Saint JEAN DE la Croix, Cantico espiritual, canciôn 37, édit. Silverio, t. III, p. 167; édit. Chevallier, Paris, 1930, p. 301; trad. Lucien-Marie de S. Joseph, p. 902. LA PERSONNALITÉ EFFICIENTE INSTRUMENTALE 573 actuelle réciprocité d’amour, en conformité de l’union et du don matrimonial, les biens de chacun, qui sont la divine essence, étant librement possédés en commun. Tous deux les possèdent ensemble dans le don volontaire de l’un à l’autre, chacun disant à l’autre la parole qu’en saint Jean, XVII, 10, le Fils de Dieu dit au Père: omnia mea tua sunt, et tua mea sunt, et clarificatus sum in eis »555. Marie de l’incarnation parle de cette union sublime comme d’un mariage de l’âme avec la personne du Verbe incarné, ce qui doit s’entendre croyons-nous, par appropriation”6 : « Cette suradorable personne s’empara de 555. Ibid., Llama de amor viva, canciôn 3, édit. Silverio, t. IV, pp. 89-90; trad. Lucien-Marie de S. Joseph, p. 1078. Voir le beau commentaire de ces textes dans Jacques MaritaIN, Les degrés du savoir, Paris, 1932, pp. 744 et suiv [O.C., IV, pp. 934 et suiv.]. 556. Marie DE L’INCARNATION semble bien attribuer à chacune des trois personnes divines en particulier, des opérations ad extra qui lui seraient propres : « Mon âme connaissait les opérations distinctes de chacune des trois divines personnes. Lorsque le sacré Verbe opérait en moi, le Père et le Saint-Esprit regardaient son opération, et tout cela n’empêchait pas l’unité, car l’on conçoit l’unité et la distinction, sans confusion, et tout cela d’une façon inénarrable, chacune des per­ sonnes étant libre en son opération... L’âme est si éclairée qu’elle dis­ tingue sans hésiter si c'est le Père éternel, ou le Fils, ou le SaintEsprit, qui opère en elle. » Écrits spirituels et historiques, t. II, pp. 253 et 496. Dans la première relation, de 1633, elle avait déjà écrit: «Mais bien que je sentisse opérer le Verbe en moi, je ne sortais point de l’unité de l’Essence. » Ce qui donne à son fils, Dom Claude Martin, l’occasion d’expliquer de si hautes faveurs sans néanmoins sortir de la doctrine de l’appropriation : « Dans ce ravissement mer­ veilleux, elle voyait distinctement dans les opérations divines l’unité du principe agissant et l’appropriation de l’opération aux personnes particulières. Car, il est certain que toutes les actions de Dieu au regard des créatures sont communes aux trois personnes, parce quelles agissent par un principe qui est commun à toutes. Et néan­ moins, nonobstant cette unité de principe, il y a de certaines opéra­ tions qui sont plus justement appropriées à une personne qu’à une autre. Les œuvres qui marquent la force et la puissance sont plus par- 574 Π - LE CHRIS T TÊTE DE L ÉGLISE mon âme, et, l'embrassant avec un amour inexplicable, l'unit à soi et la prit pour épouse. Lorsque je dis qu’il l'embrassa, ce ne fut pas à la façon des embrassements humains... Ce fut par des touches divines, et des péné­ trations de lui en moi, et d'une façon admirable de retours réciproques de moi en lui, de sorte que n’étant plus moi, je demeurai lui, par intimité d’amour et d'union, de manière qu’étant perdue à moi-même, je ne me voyais plus, étant devenue lui par participation . Elle ajoute que Dieu se manifeste à elle soit en qualité de souveraine Majesté, soit en qualité d’Époux, soit en qua­ lité de Juge des vivants et des morts ; mais, dit-elle, « il y ticulièrement attribuées à la personne du Père ; les lumières dont il plaît à Dieu de nous éclairer sont attribuées à celle du Fils, parce qu’il est lumière et vérité ; et l’amour et les désirs que nous avons pour le bien sont référés à celle du Saint-Esprit, parce qu’il est l’amour per­ sonnel du Père et du Fils. Ce principe supposé, il est constant que quand Dieu épouse une âme, soit de la manière commune, ainsi qu’il épouse toutes celles qui sont dans la grâce et dans la charité, soit d’une façon extraordinaire, comme il vient d'épouser la Mère de l’incarnation, cette opération est commune aux trois personnes divines, à cause de l'unité du principe agissant, et ainsi l’on peut dire absolument que le Père est Époux, que le Verbe est Époux, et que le Saint-Esprit est Époux. Cette opération néanmoins est plus particu­ lièrement attribuée à la personne du Verbe, à cause de son union à la nature humaine, et que les mariages ont coutume de se faire entre des personnes qui ont une même nature. C’est de là que, dans les com­ munications d’amour que Dieu exerce envers ses saints, c’est plutôt la personne du Verbe et du Verbe incarné qui caresse l’âme, que celle du Père et du Saint-Esprit, et ainsi il ne faut pas s’étonner si la Mère de l'incarnation était principalement appliquée à la deuxième personne de la sainte Trinité. » Ibid., t. I, p. 207, note. On pourrait ajouter que l’union du mariage spirituel peut, en conséquence, diriger l’attention de l’âme plus particulièrement sur la personne même du Verbe. - On aura remarqué au passage la distinction que fait Claude Martin entre les deux manières dont Dieu épouse les âmes : l’une commune, et l’autre extraordinaire. 557. Ibid., t. II, p. 252. LA PERSONNALITÉ EFFICIENTE INSTRUMENTALE 575 a un certain état foncier et permanent dans lequel l’état d’épouse prévaut à tout »'>SB. 3. Voilà le fond du cœur de l’Église. Voilà d’où naît, au sein d’elle-même, le souffle qui l’entraîne tout entière. Voilà d’où lui viennent son zèle à plaider la cause de son Époux, à la fois devant le Père céleste et devant le monde, sa jalousie à défendre la divinité de sa personne, son impatience à le voir reconnu et aimé par tous les peuples : en un mot, cette qualité foncière de son amour, qui, du moment que le Christ n’a vécu que pour elle, la porte invinciblement à ne vivre que pour lui, à donner pour lui son sang, à s’oublier tout entière pour lui. Nous insistons ici sur l’amour nuptial de l’Église, mais elle est épouse tout entière, y compris ses pouvoirs hiérarchiques. C’est à ce titre, explique, dans un beau texte, Isaac de l’Étoile, qu’elle intervient dans le pardon des péchés et dans la dispensation des sacrements : « L’Eglise ne peut rien remettre sans le Christ ; le Christ ne veut rien remettre sans l’Église... Par lui-même, assu­ rément, le Tout-Puissant peut tout, il peut baptiser, consacrer l’eucharistie, ordonner, remettre les péchés. Mais Époux humble et fidèle, il ne veut rien faire sans l’épouse. Ce que Dieu a uni, que l’homme ne le sépare donc pas »559. VI. Conclusion 1. Dans ce long chapitre sur le Christ, tête de l’Église, nous avons d’abord établi que le Verbe, du seul fait de 558. Ibid., p. 498. 559. Sermo XJ-, P. L., t. CXCIV, col. 1728, cité par É. MERSCH, Le corps mystique du Christ, t. II, p. 152. 576 II - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE l'incarnation, commençait déjà de récapituler en lui tout l’univers en l’élevant en quelque manière, suivant le mot de Cajetan, jusqu’à l'ordre hypostatique. Voilà le premier moment, ontologique, fondamental et, en un sens, sta­ tique, de 1’œuvre du salut du monde. Les Grecs, comme Irénée, Athanase, Cyprien, un Latin comme Hilaire, s’y sont complu. Us en ont signalé les richesses surabon­ dantes et inépuisables. Elles sont acquises pour toujours à l’enseignement chrétien. Par Augustin surtout, elles passent dans la théologie occidentale. Elles sont recon­ nues par Thomas d’Aquin et par les meilleurs de ses dis­ ciples. Puis, nous appliquant à définir l'activité médiatrice ou rédemptrice du Christ, laquelle représente, dans l’œuvre du salut du monde, un second moment, complémen­ taire et dynamique, approfondi par Augustin, Anselme et Thomas d’Aquin, nous avons dû reconnaître, dans l’influence qu’il exerce sur son Eglise, deux grands cou­ rants de sens inverse. D’une part, le Christ sauve son Église par une média­ tion morale, par une INTERCESSION, en l'attirant dans la supplication qu 'il offre sur la croix comme chef de l'huma­ nité au point de ne plus former, avec tous ceux qui lui sont unis, qu’wflô’ seule personne mystique suppliante. II est manifeste que la supplication souveraine du Christ doit être rapportée à son humanité comme au principe immédiat dont elle émane, et par qui elle est produite (principium quo). Il est clair, en outre, qu’en implorant la divinité, en agissant moralement sur elle en vue de la flé­ chir, l’humanité du Sauveur se comporte, sous la motion divine, non pas comme une cause instrumentale, qui ne fait que transmettre un influx, mais comme une vraie cause principale seconde, qui prend elle-même la res­ ponsabilité de ses démarches. En conséquence, la suppli­ cation du Sauveur doit être rapportée, comme à son IA PERSONNALITÉ EFFICIENTE INSTRUMENTALE 577 ultime sujet d’attribution et comme au principe radical qui en est responsable (principium quod), non pas à la Trinité tout entière, mais uniquement à la personne même du Verbe, à l’exclusion des deux autres personnes divines. Et ainsi, il apparaît non seulement que le Christ forme, avec tous ceux qu’il unit à sa prière, une seule personne mystique suppliante, dont il est lui-même, au sens mystique, la personnalité rédemptrice', mais encore que le dernier recès de cette personnalité mystique rédemp­ trice est la personnalité réelle et infinie du Verbe éternel. D’autre part, le Christ sauve son Église par une médiation physique, par un INFLUX, en faisant descendre sur elle la surabondance des grâces divines dont son cœur est rempli. Cette effusion doit être rapportée, cette fois, à la divinité tout entière, aux trois personnes divines ensemble, comme à son ultime sujet d’attribution et comme au principe suprême qui agit (principium quod). C’est donc non pas au Verbe seul, mais à la Trinité tout entière, que revient le titre de personnalité mystique effi­ ciente suprême de l’Église. L’humanité du Christ, par laquelle la Trinité agit (principium quo), se comporte ici à la façon non pas d’une cause principale seconde, à qui s’arrêtent les responsabilités de l’action, mais d’une cause instrumentale, qui transmet physiquement l’influx divin. Pourtant ce mot de cause instrumentale revêt ici un sens tout à fait exceptionnel. Il désigne un intermédiaire mer­ veilleusement spirituel, intelligent et libre, doué de conscience et de libre arbitre, plein de grâce et de vérité, de pardons et de tendresses, dispensateur des plus purs trésors divins. Or, on peut, semble-t-il, rassembler com­ modément toutes ces notes, en parlant, non pas certes selon le vocabulaire métaphysique mais uniquement selon le vocabulaire psychologico-moral, d’une personna­ lité mystique efficiente instrumentale du Christ, traversée par le courant des influences qui sortent de la Trinité, les 578 H - LE CHRIST TÊTE DE L ÉGLISE modifiant au passage, les chargeant de ses propres privi­ lèges et de son propre amour, qu’elles viendront ainsi déposer dans le cœur même de l’Église. Et puisque le Christ, comme homme, est roi, prêtre et sauveur, c’est à la ressemblance de sa royauté, de son sacerdoce et de sa charité qu’il va marquer l’Église, ne faisant plus avec elle qu'un seul vivant, qu’wwf seule personne mystique inondée des grâces d'en haut. De cette personne mystique, il constitue lui-même, par sa sainte humanité, la personna­ lité mystique efficiente^ mais seulement instrumentale. Cela signifie que tous les traits de son visage et de sa vie vont s’imprimer sur son Église, qui sera vraiment l’Eglise du Verbe incarné. 2. La doctrine de l’Église dissidente orientale aime à insister sur le processus radical de divinisation de l’homme par l’incarnation, sur le caractère ontologique de l’entreprise du salut, et par conséquent sur le carac­ tère ontologique de l’Église. Et elle est ainsi dans la vérité, pour autant quelle reste, sur ce point, la fidèle continuatrice des Irénée, des Athanase, des Cyrille. Mais elle commencerait de s’égarer dans la mesure où elle croirait, à la suite de Grégoire Palamas"60, que notre divi­ nisation entitative et formelle résulte non de la grâce créée, conditionnant l’habitation des trois personnes divines en nous, mais d’une grâce incréée, d’un rayonne­ ment incréé de l’essence divine (celle-ci d’ailleurs, selon Palamas, demeurant éternellement invisible, même aux anges et aux élus). Et elle pourrait s’égarer d’une autre manière, si elle venait à penser que, pour être plus fidèle à la première phase de l’œuvre du salut (seulement onto560. Cf. M. JUGIE, Diet, de théol. cath., art. « Palamas », col. 1757. Voir notre étude « Palamisme et Thomisme », Revue Thomiste, 1960, n° 3, pp. 429-452. IA PERSONNALITÉ EFFICIENTE INSTRUMENTALE 579 logique et rattachée au mystère de l’incarnation), il lui fallait s’interdire d’en considérer la seconde phase (déjà dynamique et rattachée au mystère de la rédemption). La doctrine protestante, au contraire de la précédente, portera tout l’accent sur l’activité rédemptrice du Sauveur. Mais, même quand elle sera fidèle à confesser sans équivoque la divinité du Christ, elle innovera d’une étrange manière en voyant, dans la souffrance de la croix non plus une « satisfaction » offerte pour nos actes cou­ pables, mais une véritable « punition » infligée par Dieu à son Fils qu’il considère comme coupable. En outre, en rejetant dès le principe la grâce ontologique créée, pour la remplacer, non plus comme Grégoire Palamas, par une grâce ontologique incréée, mais par la thèse de la justice seulement imputative, elle se condamnera, pour rendre raison du corps mystique du Christ et de l’Église, à un juridisme pur, évidé de tout soupçon de contenu réaliste, et qui s’opposera contradictoirement à la conception réaliste de la transfiguration, commune aux dissidents orientaux et aux catholiques. Il apparaît ainsi que la doctrine catholique du corps mystique du Christ est capable, sans violence, d’une part, de lier organiquement entre eux le passé et le pré­ sent, l’effort des Pères grecs et celui des docteurs latins, les données du mystère de l’incarnation et celles du mys­ tère de la rédemption"61 ; et, d’autre part, de réconcilier en son sein ce qu’il y a d’exact et d’authentique dans la conception ontologique, chère aux dissidents orientaux, et dans la conception dynamique, voire juridique, chère aux protestants. 561. Comparant sous l’aspect de leur continuité logique, la démarche des Pères d’Orient et celle des Pères d’Occident, Emile MERSCH écrit : « En fait, au point de vue des idées, la doctrine occi­ dentale se place dans le prolongement exact de la doctrine orientale ». Le corps mystique du Christ, Paris, 1936, t. II, p. 10. 580 581 II - LE CHRIST TÊTE DE L ÉGLISE Avant d'aborder les rapports de 1 Église avec la Trinité, ou si l’on veut, par appropriation, avec l’Esprit saint, qui est non seulement sa personnalité mystique efficiente suprême, mais encore son hôte, et même son âme incréée, il nous faudra dire quelques mots, dans un cha­ pitre spécial, des rapports de l’Église avec la mère du Christ, la Vierge Marie. EXCURSUS I L’altération de la doctrine du corps mystique chez Luther Dans une importante étude, intitulée Die Kirche als corpus Christi mysticum beim jungen Luther, dans Zeitschriftfur katholiscbe Théologie, 1937, pp. 29-98, que nous allons résumer, en discutant ou en complétant çà et là quelques vues de l’auteur, et dont nous ne retiendrons que quelques-unes des innom­ brables références, Wilhelm Wagner entreprend de suivre l’évolution de la pensée de Luther sur l’Église, corps mystique du Christ, non seulement pendant les années de la vie catho­ lique du réformateur, mais pendant toute la période comprise entre ses premiers écrits (1513) et l’année 1525, où le dévelop­ pement théologique de la Réforme aboutit à une certaine sta­ bilisation. Si l’Église est mystérieuse et visible, on peut la considérer indifféremment en partant de son aspect visible pour monter vers son mystère, ou au contraire en partant de son mystère pour descendre vers son aspect visible : à la condition expresse de ne jamais oublier que ces deux aspects sont inséparables l’un de l’autre dans l’Église, comme ils le sont dans le Christ ; et l’on pourra convenir de donner à l’Église le nom de corps mystique, lorsqu’elle est vue à partir de l’intérieur, en descendant de son mystère central, qui est le Christ, vers son enveloppe visible. Il est possible que, présentée de cette seconde manière, la doctrine catholique sur l’Église soit plus accessible à la pensée pravoslave, sinon à la pensée protestante. W Wagner a même cru, à première vue, que le concept luthérien de 1*« Église spiri­ tuelle» pourrait s’apparenter plus ou moins au concept paulinien du corps mystique. (Le même auteur précisera, par un scrupule d’historien, que la notion luthérienne de l’« Église spirituelle » est plus vaste que la notion luthérienne du « corps mystique», celle-ci ne restant qu’une traduction partielle, au moyen d’une image scripturaire, de celle-là.) U DOCTRINE DU CORPS MYSTIQUE CHEZ LUTHER 582 583 II - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE Parmi les travaux antérieurs qui touchent à son sujet, W. Wagner mentionne surtout les études de J. Gottschick sur le corps mystique selon Jean Elus'62 ; de Karl Holl, suivant qui Luther aurait, sous une formulation traditionnelle, introduit, dès le principe, un nouveau concept de l’Église562 563 ; de E. Kohlmeyer, signalant, comme résultats de l’innovation de Luther, « la disjonction du corps mystique et de l’Église empi­ rique » et le relâchement des liens qui unissent entre eux les membres de l’Église564. Du côté catholique, Grisar s’est rendu compte qu’en voulant intérioriser l’Église, Luther la volatili­ sait, la rendait insaisissable, telle une eau sans récipient56'’. Si précieuses que Rissent ces contributions, le sujet abordé par W. Wagner n'avait cependant pas encore été traité dans toute son ampleur. 1. Quelle connaissance avait Luther de la doctrine du corps mystique pendant sa période catholique (15131517) 1. Terminologie catholique. - Les expressions que Luther emploie laissent voir qu’il connaissait la doctrine traditionnelle du corps mystique. Il oppose le corps « mystique » du Christ à son corps « vrai », « personnel », « naturel », « propre». Il oppose aussi le « Christ mystique », considéré comme ne for­ mant avec l’Église qu’une seule personne, au « Christ histo­ rique » ou « prêché ». Il s’aventure à dire que « le Christ ne serait rien, s’il n’était né que par la chair, en sa personne, sans être né en outre par l’esprit, dans son corps qui est l’Église»566. 562. Hus, Luther's und Zwinglis Lehre von der Kirche, dans Zeitschr. f. Kirchengesch., 8 (1886), 345-394, 543-616. Son désir d’in­ sister sur l’originalité de Luther l'incline, selon W. Wagner, à atténuer un peu trop l’influence de Hus. 563. Gesammelte Aufsatze zur Kirchengeschichte, I, Tübingen, 1927. 564. Die Bedeutung der Kirche fur Luther, dans Zeitschr. f. Kirchengesch., 47, X (1928), 466-511. 565. Luther, t. Ill, p. 774. 566. Voir plus loin, p. 605, note 585. 11 parle du Christ comme de la tête de l’Église, et aussi de l’in­ flux qu’il communique à ses membres. Il voit dans l’Église l’épouse, l’édifice spirituel, la vigne, le temple mystique de Dieu. 2. Les sources catholiques. - Les sources qu’il utilise sont, d’une part, les écrits dogmatico-scolastiques - parmi lesquels ceux de Gabriel Biel - où l’on recherche si le Christ est tête de l’Église non seulement comme Dieu mais encore comme homme, et où l’on traite de l’influx du Christ sur l’Église. Et, d’autre part, les écrits exégético-patristiques : tout d’abord ceux de saint Augustin et, parmi les auteurs plus récents, ceux de Lefèvre d’Étaples, de Nicolas de Lyre, de Paul de Burgos, d’Hugues de Saint-Cher, qu’il utilise assez librement, en lais­ sant déjà paraître en partie ses propres opinions théologiques. 3. Exégèse traditionnelle des « Dictata super psalterium ». — Luther adopte, pour l’appliquer avec beaucoup plus de har­ diesse que saint Augustin, le principe suivant lequel le Christ s’exprimerait dans les psaumes en la personne de son corps, de son Eglise : le psalmiste demande au Seigneur de sauver le roi, c’est-à-dire le Christ total, avec son corps, l’Église ». En effet, l’amour du Christ le porte à regarder comme fait à lui, ce qui est fait à ses membres ; il demeure en eux, et c’est de là qu’il parle, comme jadis il parlait de la barque de Pierre ; il agit en eux et c’est sous son influence qu’ils font tout ce qu’ils font. Luther insiste de telle sorte sur ce dernier point que W. Wagner croit apercevoir ici le germe de la thèse protestante suivant laquelle le Christ, en nous, non seulement ferait toutes choses (omnid), mais ferait seul toutes choses (omnia solus}*1. h 567. Quand Luther écrit que c’est le Christ « qui opère en nous toutes nos œuvres bonnes et non pas nous, et non ipsi nos», cela peut signifier et non pas nous seuls, et c’est la pure doctrine catholique, sui­ vant laquelle nos œuvres bonnes sont tout entières de Dieu, comme cause première, et tout entières de nous, comme cause seconde, à la manière d’un tableau, qui serait à la fois tout entier du peintre et tout entier du pinceau ; et cela peut signifier et ce n’est pas nous qui opérons, c’est alors la pure doctrine luthérienne, suivant laquelle, même sous 584 U - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE Si donc le Christ parle dans les psaumes en la personne de ses membres, ceux-ci, conclut Luther, auront à réciter les psaumes avec le Christ et dans le Christ, ils devront dire Amen à la prière faite en leur personne par le Christ lui-même. 4. Rapports du corps mystique et de ΓÉglise hiérarchisée dans les « Dictata ». - Mais la conception que Luther se fait du corps mystique dans ce premier exposé sur les psaumes (1513-1515) est-elle authentiquement catholique ? Luther y parle beaucoup de la hiérarchie, évêques, prêtres, docteurs, prélats, et, suivant un usage alors courant, il compare leur rôle dans le corps mys­ tique au rôle des organes principaux du corps naturel du Christ. Même lorsqu’il stigmatise leurs fautes - et cela aussi, à cette époque, était courant - il reconnaît la nécessité de leurs charges: « Les os de l’Église sont disjoints par les dissensions et les fautes (du clergé), mais ils ne sont pas brisés, car les offices subsistent dans l’Église et ils ne lui seront pas enlevés : autrement, l’Église cesserait, ce qui est impossible, licet autem ossa dispergantur sic per dissensiones et iniquitates, non tamen confringuntur, quia offi­ cia manent in Ecclesia et nunquam auferentur ; alias Ecclesia cessa­ ret, quod est impossibile ». C’est là une notion catholique. Mais, et K. Holl l’a bien vu, Luther considère avant tout les prélats comme les annonciateurs de l’Évangile, sans parler ni de leur pouvoir juridictionnel (déclaratif et canonique) ni de leur pou­ voir sacramentel. Ce silence laisse voir les insuffisances de la conception catholique du corps mystique que Luther s était for­ gée. Déjà la notion protestante, W. Wagner en convient, était en voie de formation. 5. Rapports du corps mystique et de la communion des saints dans les « Dictata ». — W. Wagner va distinguer ici deux notions du corps mystique, qui lui semblent également traditionnelles, également catholiques, et qui se compénétreraient en partie. La première s’identifierait avec ΓEglise hiérarchisée, considérée, comme nous l’avons dit, du point de vue de la grâce intérieure 1 influx de la toute-puissance divine, nous sommes incapables dàucune œuvre méritoire. LA DOCTRINE DU CORPS MYSTIQUE CHEZ LUTHER 585 qui l’anime. La seconde désignerait la communion des saints, c’est-à-dire l’union de tous ceux qui, sur la terre, au purgatoire, dans le ciel, sont unis au Christ par la grâce sanctifiante et parti­ cipent à certains biens spirituels. W. Wagner reproche aux anciens de n’avoir pas nettement distingué ces deux concepts du corps mystique, le premier signifiant l’Église, Ecclesia, et le second, la communion des saints, communio sanctorum ; et de n'avoir pas vu que, faute de tirer au clair cette distinction, ils s’exposaient au danger, dans lequel sombrera la Réforme, de scinder l’Église en deux Églises, l’une visible et l’autre invisible. Nous croyons, au contraire, que les anciens ont bien fait de ne pas forcer la distinction. Il n’y a qu’une seule Église, qui ras­ semble en son sein les anges et les élus du ciel, les âmes du pur­ gatoire, et, sur la terre, non seulement des membres justes, qui lui appartiennent soit ouvertement soit même seulement par le désir, mais encore ceux des membres pécheurs en qui subsiste quelque chose de saint, par exemple la foi et l’espérance théolo­ gales, ou au moins le caractère baptismal. Cette unique Église, on l’appellera le corps mystique du Christ, lorsqu’on voudra signifier les rapports intimes et mystérieux quelle entretient avec le Christ, son chef. Et on l’appellera la communion des saints, lorsqu’on voudra la désigner par ses membres vivants, qui sont ses membres justes, ses membres saints. Pour nous, le concept de corps mystique, pas plus que le concept d’Eglise, ne doit être dédoublé en deux concepts, qui désigneraient, le pre­ mier une réalité visible, et le second une réalité invisible. C’est une semblable division qui, à notre avis, pourrait conduire pré­ cisément à scinder l’Église en deux Églises, l’une visible et l’autre invisible. Tout ce qu’on pourra faire, ce sera de distinguer deux états, l’un voyageur et l’autre définitif du corps mystique du Christ, c’est-à-dire de l’Église. Et pour la communion des saints, les pécheurs ici-bas n’en sont pas tous complètement exclus, mais ils peuvent encore se rattacher faiblement à elle, d’une manière que nous aurons à préciser, par les quelques marques de la sainteté du Christ qu’ils continuent peut-être de porter en eux568. Entre « Église » et « communion des saints », il y a pour 568. Voir plus haut, p. 150. 586 11 - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE nous une distinction non pas réelle, mais seulement concep­ tuelle. Ces choses rappelées, rien ne nous empêche de constater, à la suite de W. Wagner, que dans ses Dictata super psalterium, Luther conçoit encore le corps mystique du Christ, à la manière catholique, comme visible et hiérarchisé. C’est plus tard, dans la période protestante de sa vie, qu’il en viendra à opposer, à une Église extérieure et hiérarchique, la vraie Église du Christ, c'est-à-dire la communion des saints, ceux-ci étant, pour lui, les « vrais croyants », qui, malgré leurs péchés, se confient en la miséricorde divine569. Plusieurs des récents historiens protestants de Luther s’ac­ cordent à découvrir chez lui, dès le principe, les concepts achevés de ses grands enseignements postérieurs. Ainsi, selon K. Holl, le concept luthérien de l’Église serait déjà « complète­ ment achevé » dans le premier exposé sur les psaumes. Selon Grisar, l’ouvrage de Luther n’offrirait encore, au contraire, qu’une notion catholique de l’Église. Pour W. Wagner, la notion de l’Église que se faisait à ce moment Luther, quoique moins pure que ne le prétende Grisar, resterait en gros et dans l’ensemble une notion catholique. En tout cas, toujours sui­ vant W. Wagner, une chose est certaine : contrairement à ce que soutient Holl, la conception protestante de l’Église n’a pas encore, dans la première des grandes œuvres de Luther, influencé sa terminologie du corps mystique du Christ. Concluons, quant à nous, que, si, dans les Dictata super psalterium, les cadres de la notion de l’Église, corps mystique du Christ, sont encore empruntés au catholicisme, Luther y a ménagé de quoi les faire sauter, en y préparant au moins une place: a) pour sa première thèse de l’impossibilité de l’acte méritoire ; b) pour sa seconde thèse d’une hiérarchie dépour­ vue des authentiques pouvoirs d’ordre et de juridiction - ces deux thèses dérivant sans doute de la manière nouvelle dont il entendait la doctrine de la justification. Dès lors, ce n’est pas sans une grave arrière-pensée que nous pourrions dire, à la 569. Les saints, suivant Luther, sont des pécheurs saints et de saints pécheurs, et 1 Église ne peut être et rester qu « un hôpital ». LA DOCTRINE DU CORPS MYSTIQUE CHEZ LUTHER 587 suite de W. Wagner, que le Luther du début n’a pas mal connu nicht schlecht gekannt, la doctrine catholique de l’Église comme corps mystique du Christ. 2. Transplantation de la doctrine du corps mystique dans la période protestante de Luther 1. Existence de la doctrine dans les écrits protestants de Luther. - Dans ses premiers écrits protestants, dit W. Wagner, Luther ne rejettera pas la doctrine du corps mystique du Christ. Il s’en servira, en la transformant, pour faire triompher ses vues nouvelles. Et tout d’abord, pour justifier son opposition à la doctrine des indulgences et à l’autorité du pape. Saint Thomas avait enseigné, IVSent., dist. 45, qu. 2, a. 1, quaest. 1, que les satisfactions du Christ ou des saints peuvent être communiquées aux autres hommes de deux manières : tout d’abord, en raison de la charité qui les unit ensemble et qui fait que les biens des uns deviennent, ipso facto, les biens des autres, proportionnellement à l’intensité de leur charité ; b) et de plus, en raison de la volonté que le Christ et les saints peuvent avoir d’aider plus particulièrement tel ou tel qui leur est uni par la charité, en dirigeant sur lui leur intention, en vue de reverser sur lui quelque chose de leurs surabondantes satisfactions : à la manière dont, au temps de saint Cyprien, les martyrs faisaient, pour leurs frères coupables, une offrande de leurs mérites, qui valait non seulement devant l’Église, mais encore devant Dieu, cf. saint CYPRIEN, De Lapsis, n° 17, P. L., t. IV, col. 480. C’est la seconde communication qui fonde la doc­ trine des indulgeitces : le pape a autorité pour désigner les conditions qui seront requises, afin que les satisfactions du Christ et des saints puissent être reversées de la seconde manière sur les fidèles, déjà réintroduits dans la charité, mais qui auraient encore besoin de l’indulgence de Dieu, en raison de la peine temporelle de leurs péchés, qui reste à expier. Or, le grand argument théologique de Luther contre les indulgences, c’est qu’on participe aux biens du Christ seule­ ment en lui étant incorporé par la foi, non en recourant au pouvoir pontifical des clefs. Il introduit un conflit, là où il y avait une subordination. Cela l’autorise à dresser, contre 588 U - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE l’Église du pape, le « corps spirituel » du Christ, la « commu­ nion des saints», l’Église «cité spirituelle et éternelle de Dieu ». W. Wagner a raison de relever que, dans les écrits de 1519 à 1520, le corps du Christ signifie non plus, comme dans les écrits de la période catholique, une réalité visible et hiérarchisée, mais une réalité invisible, échappant à la hiérar­ chie, que Luther appelle, d’un mot qui lui est cher, le «corps spirituel » du Christ. L'erreur de Luther est donc d’abord d'avoir inventé la notion d’un corps du Christ «spirituel», c’est-à-dire, car c’est le sens qu’il va donner à l’expression, d’un corps du Christ « désincarné », invisible^ °. L'erreur de Luther est-elle encore, comme semble le croire W. Wagner, d’avoir identifié les concepts de l’Église et du corps mvstique du Christ, avec celui de la communion des saints ? Nous ne pensons pas. Elle est, à nos yeux, d’avoir conçu l’Église, le corps mystique du Christ, la communion des saints comme invisibles. Tout cela désigne une même réalité, qui, dans son état pérégrinal, est visible et hiérarchisée, à laquelle appartiennent encore bien des pécheurs et à laquelle appartiennent déjà même les justes non baptisés, et qui, dans son état glorieux, demeurera visible, comme le Christ, son chef. Si les propositions de Quesnel concernant l’Église ont été condamnées par Clément ΧΓ ', ce n’est pas parce qu’il incluait dans l’Église les anges, les élus et les justes, c’est parce qu'il en excluait tous les pécheurs ; ce n’est pas non plus parce qu’il identifiait l’Église à la communion des saints, c’est parce qu’il ne croyait pas que, sous leur état pérégrinal, l’Église et la communion des saints fussent visibles, hiérarchisées, compo­ sées de justes et de pécheurs. Comme le fait remarquer W. Wagner, Luther ne touche alors à la doctrine du corps du Christ qu’en passant, pour illustrer ou pour appuyer ses thèses préférées. C’est la fantaisie qui est sa 570. Le « corps spirituel » de I Cor., XV, 44, signifie justement non pas une désincarnation de notre âme, mais une glorification de notre corps. Luther se sert ici d’un mot de saint Paul pour passer à une idéologie totalement étrangère à l’apôtre. 571. Denz., nw 1422-1428. LA DOCTRINE DU CORPS MYSTIQUE CHEZ LUTHER 589 règle; au point qu’après avoir habituellement répudié l’exégèse allégorique dans son second exposé des psaumes, Operationes in (1519-1521), il n’hésite cependant pas à y revenir à pro­ pos de Ps. XXI, 2, Longe a salute mea verba delictorum meorum, pour mieux établir que le Christ s’est chargé de nos péchés en vue de nous imputer sa justice. Dans un sermon du 18 mai 1520, il allègue la doctrine scolastique de l’influx du Christ sur ses membres, pour en déduire que le chef de l’Église, c’est le Christ, non le pape. Déjà, pourtant, le 26 novembre 1512, le cardinal Cajetan avait écrit, dans son Apologia de comparata auc­ toritate papae et concilii, édit. Pollet, η ° 519: «Il est vrai que l’Église est le corps non de Pierre mais du Christ, car le Christ est plus que son chef mystique, il est sa personnalité mystique, comme il apparaît d’après Éphés., I, 22-23 et I Cor., XII, 12... Il s’ensuit non pas que Pierre ne soit pas chef, au nom du Christ ; mais que Pierre n’est pas la personnalité qui opère à travers les membres de ce corps. C’est le Christ qui opère par Pierre et par les autres membres. Pareillement, il n’en résulte d’aucune façon que le chef qui tient la place du Christ ne soit pas au-dessus du reste du corps par son autorité. » Nous verrons que c’est après la lecture de Jean Hus, dans l’écrit De la papauté de Rome (1520), que Luther expliquera d’une manière détaillée son concept spirituel de l’Église, sui­ vant lequel le Christ n’est le chef que des bons ; d’où il conclura aussitôt que le pape ne saurait être le chef de l’Église. Et dans les pages adressées A la noblesse chrétienne de la nation allemande (1520), il proclamera l’égalité de tous les chrétiens et le sacerdoce universel. Ainsi, le concept catholique du corps du Christ n’est pas absent de la pensée de Luther ; mais celui-ci en use, vaille que vaille, pour édifier les thèses qui lui tiennent à cœur. 2. Influence de la doctrine hussite du corps mystique. — La rencontre, en octobre 1519, du De Ecclesia de Jean Hus, marque une césure dans la doctrine de Luther sur le corps mystique. Dès lors, elle n’apparaîtra plus si incidemment ; et les traits inconsciemment protestants quelle présentait déjà, seront accusés pour être opposés aux conceptions « romaines ». 590 Il - LE CHRIST TÊTE DE L ÉGLISE Sans doute, note W. Wagner, les concepts du corps mys­ tique resteront chez Hus et chez Luther « essentiellement dif­ férents ». Hus part de la prédestination ; il considère l’Église du point de vue du décret divin éternel ; il la définit l’assem­ blée des prédestinés ; eux seuls, quelle que soit la malice de leur conduire présente, lui appartiennent ; au contraire, les bons qui ne seraient pas prédestinés n’en font pas partie; il est donc certain que des méchants et des incroyants appartien­ nent hic et mine au corps du Christ ; en outre, personne, à moins d’une révélation particulière, n’étant sûr de sa prédesti­ nation, il s’ensuit que personne ne sera sûr d’être membre de l’Église'' 2. Luther, au contraire, part de la foi-confiance, ficies fiducialis ; il considère l’Église du point de vue de faction de la parole divine dans le temps ; il la définit la communauté des « vrais croyants » ; seuls les bons, c’est-à-dire seuls ceux qui, hic et nunc, sont croyants, lui appartiennent ; et la fides fiducialis leur apportera la certitude absolue de leur justification et de 572. Au regard de la rhéologie catholique, l’on ne saurait avoir la certitude absolue d'être prédestiné qu’en vertu ou bien d’une révéla­ tion extraordinaire, ou bien d'une funeste illusion, voir plus haut, p. 102, note 40. Mais il est déjà possible d’avoir la connaissance pra­ tique et expérimentale qu’ozz est en état de grâce, cf. S. THOMAS, I-II, qu. 112, a. 5, Utrum homo possit scire se habere gratiam ; er surtout IV Contra Gent., cap. XXI et XXII, où il est parlé des merveilleux effets que l’Esprit saint opère dans les âmes. Et il est encore plus aisé d’avoir la certitude qu’^w appartient vraiment à ΓÉglise par le bap­ tême, ou par la foi théologale : « Il est de la nature de la foi, comme de la science, dit saint Thomas, d’être certaine de son objet..., en sorte que, qui a la foi, ou la science, est sûr de les avoir ; il n’en va pas de même de la grâce et de la charité, qui relèvent des puissances du désir», I-II, qu. 112, a. 5, ad 2. Et commentant ce dernier texte, CAJETAN n’hésitera pas à écrire que tout chrétien peut avoir la certi­ tude de toi qu’il a la foi, « et c’est en quoi la certitude expérimentale accompagnant la foi, diffère de la certitude expérimentale accompa­ gnant la grâce. Les actes faits dans la grâce apportent sans doute à l'homme la persuasion de la grâce, mais la possibilité d’une illusion subsiste. Tandis que les actes de foi lui font connaître, sans illusion possible, qu il a la foi ; à la manière dont ils lui font connaître les vérités de la foi, telles que l’incarnation, etc. » LA DOCTRINE DU CORPS MYS TIQUE CHEZ LUTHER 591 leur appartenance à l’Église. Il faudrait ajouter ici que, si vraies que soient les oppositions que W. Wagner institue entre les concepts du corps mystique de Hus et de Luther, elles apparaî­ tront peut-être moins « essentielles » aux yeux du théologien, qu’à ceux de l’historien. Certaines notes fondamentales appa­ rentent entre eux les deux concepts, et cela explique que le second puisse finir par déboucher dans le premier. Deux traits suffiront à le faire entendre : 1° la fides fiducialis, qui comporte suivant Luther la certitude absolue qu’on est justifié, comporte même, suivant Calvin, la certitude absolue qu’on est sauvé ; en sorte que, pour les réformés comme pour les hussites, l’Eglise ne sera faite que des prédestinés ; 2° le dogme de l’inamissibilité de la grâce entraînera Calvin à prétendre que la foi justi­ fiante subsiste dans le pécheur au sein même de ses égarements5 3 : en ce sens du moins, pour les réformés comme pour les hussites, l’Église sera faite à la fois de justes et de pécheurs. Après avoir opposé essentiellement entre eux les concepts de Hus et de Luther, W. Wagner montre comment ils se rap­ prochent dans leur manière de s’opposer au concept catho­ lique. Dans les deux cas, le corps mystique du Christ sera l’as­ semblée invisible des saints (prédestinés ou vrais croyants) en sorte qu’il ne pourra plus coïncider avec l’Église, visible et hié­ rarchisée ; dans les deux cas, le lien qui unira les membres à la tête, les chrétiens au Christ, sera uniquement et nécessaire­ ment invisible (prédestination ou vraie foi) en sorte que les sacrements vont perdre de leur signification. Plus que la confirmation de ses pressentiments, ce que Luther va trouver dans Hus, c’est un maître, c’est un esprit, un élan qui vont l’inciter à refondre précisément la doctrine du corps mystique ; pour la première fois, il va rencontrer ses propres vues ordonnées en système. Hus se servait de la méta­ phore paulinienne du corps du Christ pour accréditer la doc­ trine d’une Église qui, étant toute sainte, ne devait être à son avis qu’invisible, et où ni la papauté ni la hiérarchie n’étaient plus nécessaires. Luther pourra désormais lui emprunter 573. Voir plus haut, p. 175, note 130. 592 Π - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE toutes les images dont il aura besoin dans sa polémique contre Rome et dans sa prédication populaire. Il lui empruntera même, directement, certains traits de son ecclésiologie. Denifle l'a déjà établi quant au procédé qui consiste à opposer le pouvoir du Christ au pouvoir de Pierre. S’emparant d'un passage de la bulle Unam sanctam, où il est dit que l’Eglise, qui n’a qu'un corps, doit, sous peine d’être un monstre, n'avoir qu'une tête, à savoir le Christ et le vicaire du Christ, Pierre et son successeur^74, Hus, qui laissait tomber les derniers mots, proclamait que l’Église ne saurait avoir exaequo deux têtes, le Christ et le pape. Il faut dire, à l’honneur de Luther, qu’il a vu la fragilité de ce premier argument, qui allait taire école dans le protestantisme, et qu’il s’en est rarement servi. Il s’est rabattu sur le second des arguments de Hus : seul le Christ, disait ce dernier, peut être chef de l’Église, car seul il peut faire pour elle ce que la tête fait pour le corps, en lui influant le connaître et l’agir, sensum et motum. Avec de telles prémisses, il devenait facile à Hus d’écarter le pape, à propos duquel il se refusait d’ailleurs à distinguer entre la sainteté de la charge et la sainteté de la personne. Voilà la thèse hussite qui, dès 1520, deviendra la thèse favorite de Luther, notam­ ment dans l’écrit De la papauté de Rome. Hus léguera à Luther d’autres enseignements ecclésiolo­ giques plus particuliers, empruntés à saint Augustin, mais qui recevaient, en passant par lui, une utilisation nouvelle, notam­ ment l’idée de comparer les méchants’ 5 aux humeurs et aux excréments : d’où la distinction entre ceux qui sont dans le corps mystique sans être du corps mystique, aliud est esse de Ecclesia, aliud esse in Ecclesia' 6. Pour Luther, cela va être une 574. Denz., n° 468. 575. Hus remplace méchants par non prédestinés. 576. Nous n'aimons pas la comparaison, et guère la distinction, car, pour nous, les méchants ne sont pas seulement dans l’Église, ils sont de 1 Église, par ce qui subsiste encore en eux de bon et de saint. Pour la comparaison, notons que BOSSUET l’a employée dans ses Réflexions sur un écrit de M. Claude', dire qu’« il pourrait y avoir un corps humain qui ne serait que cheveux, et ongles, et membres pour­ ris, et humeurs peccantes, sans qu’il y eût en effet rien de vivant: LA DOCTRINE DU CORPS MYSTIQUE CHEZ LUTHER 593 confusion de l’ivraie et du blé que de regarder les pécheurs ou les prélats comme des membres de l’Église ; ils sont bien dans l’Église mais sans être de l’Eglise. 3. Proposition de la doctrine à l’époque protestante. - A la dif­ férence de Hus, Luther n’a jamais écrit de traité sur l’Église, corps mystique du Christ. Il en parle comme de coutume d’une manière asystématique, à propos des effets de l’eucharis­ tie, ou des passages pauliniens sur le corps du Christ, ou de ses polémiques contre le pape. Mais, sous ces multiples traits, dont l’importance et la valeur sont inégales, et dont la cohé­ rence n’apparaît pas toujours, il est possible de reconnaître une conception du corps mystique, qui se construit peu à peu en dépendance de ses doctrines fondamentales, et dont on peut essayer de dégager les grandes lignes. 3. La formation d’un concept « spirituel » du corps mystique du Christ L’Église, par opposition aux communautés temporelles, est une communauté spirituelle ; et si elle est le corps du Christ, elle peut bien être appelée un « corps spirituel », au sens où spi­ rituel s'oppose à temporel, mais non pas au sens où spirituel s'op­ pose à corporel et a visible. Comment Luther, qui eut plus que personne au monde le génie de l’équivoque, ne se serait-il pas emparé de celle-ci ? 1. Les grandes lignes du développement. — La doctrine fonda­ mentale du luthéranisme est celle de la «justification par la foi », cette expression étant entendue non plus dans son sens traditionnel, mais dans un sens nouveau, et signifiant que les pécheurs, sans être justifiés intérieurement, sont cependant regardés par Dieu comme justes, pourvu qu’ils aient la foic’est ce que fait M. Claude lorsqu’il conclut de mon discours que l’Église de Jésus-Christ pourrait n’être qu’un amas de méchants et d’hypocrites ». Pour la distinction, voir plus loin, p. 1128 [dans les premières éditions ; dans le vol. III de la présente édition : conclusion de \ Excursus Vf : « Sur l’Église sans tache ni ride »]. 594 Il - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE confiance, c’est-à-dire la certitude absolue du pardon du Christ. Il s'ensuit qu'au-dedans de l’Église visible, faite de tous les baptisés, il faut dessiner une Eglise invisible, plus restreinte, faite des seuls bons, des seuls saints, c’est-à-dire des seuls vrais croyants, qui restent pécheurs tout en étant justes, dans laquelle ni la hiérarchie, ni le primat romain n'auront plus de rôle, et à laquelle nous incorporeront non plus les sacrements, mais la foi seule. 2. L'idée d'un corps mystique a-hiérarchique dans les deux exposés sur les psaumes (1513-1516 et 1519-1521). - Déjà, dans les Dictata, la signification des organes hiérarchiques du corps mystique est déviée, puisqu'on réduit leur rôle à la pré­ dication. Et sans doute aucun des passages touchant à la hié­ rarchie ne serait, pris à part, hétérodoxe, et l’on trouverait pour chacun d’eux une référence chez les Pères ; mais si l’on tient compte du silence presque total où sont tenus les sacre­ ments, et aussi de l’orientation ultérieure de la pensée de Luther, on devra convenir que leur sens est nouveau. W. Wagner cite ici, entre autres, un passage postérieur de la Resolutio super propositione XIII de potestate papae, qui date de 1519. Π y est question d’un texte qu’on lit au début de l’épître X de saint Léon le Grand, P. L., t. LIV, col. 629 : « Si le Seigneur a confié la charge de prêcher à tous les apôtres, il l’a placée principalement dans le bienheureux apôtre Pierre, le premier de tous les apôtres, voulant que, de celui-ci, qui est en quelque manière la tête, ses dons se répandissent dans tout le corps, et que celui qui oserait s’éloigner de la solidité de Pierre pût comprendre qu’il se séparerait du mystère divin »5 7. Sur quoi Luther écrit que « c’est une erreur manifeste de regarder Pierre comme la tête de tout le corps, par qui le Christ répan- 577. Ce beau texte de saint Léon, dont on peut conclure, entre autres choses, que la juridiction des évêques leur vient du pape, signi­ fie non pas que toute grâce descend aux hommes par la hiérarchie (proposition qui serait nettement contraire à l’enseignement même de 1 Église) mais que la hiérarchie, dont l’Église du Christ est issue, est rassemblée, d’une manière ou d’une autre, autour de Pierre. LA DOCTRINE DU CORPS MYS TIQUE CHEZ LUTHER 595 drait ses dons en tout le corps ; à moins que Léon ne songe à cette partie de l’Église qui a été instruite par la prédication de Pierre, c’est-à-dire à l’Église latine et occidentale. Car les autres apôtres, Paul surtout, ont répandu beaucoup plus que Pierre les dons du Christ sur les multitudes ; en sorte que c'est pour moi un miracle que l’esprit de ce pontife ait été si profondé­ ment distrait ». W. Wagner en conclut que Luther est prévenu par l’idée que tout l’influx hiérarchique se réduirait à la prédi­ cation actuelle. A nos yeux, l’erreur de Luther est plutôt ici de méconnaître qu’en plus de la juridiction extraordinaire de l’apostolat, égale en tous les apôtres, mais dans l’exercice de laquelle Paul a excellé, Pierre avait reçu la juridiction perma­ nente suprême sur l’Église universelle, et donc même sur les apôtres, considérés comme brebis du Christ. Il reste en tout cas, comme le note W. Wagner, que Luther réduisait la hiérar­ chie à la fonction de prêcher, et quelle lui apparaîtrait comme superflue le jour où il découvrirait que la prédication pouvait se passer d'elle. C’est déjà fait dans le second exposé sur les psaumes, où Luther a délaissé le concept hiérarchique, pour le concept «évangélique », disons pour le concept « spirituel », c’est-à-dire 'désincarné», du corps mystique. Quand il commente pour la deuxième fois le dispersa sunt ossa mea, la dislocation des os du Christ ne signifie plus, comme auparavant, la dissension des pasteurs qui laisse intactes les fonctions hiérarchiques du corps mystique. Elle signifie qu’on éloigne des charges les chrétiens constants dans la foi et dans la parole divine, les hommes instruits, pieux et bons, eruditi, pii et boni viri ; elle signifie encore la torture infligée aux chrétiens par la confes­ sion auriculaire et par l’inquisition, et les os cassés du Christ deviennent les prédicateurs évangéliques, les réformateurs qu on s'efforce d’extraire du corps du Christ. Les cardinaux et les évêques étaient dans les Dictata, les cheveux du Christ ; ils sont maintenant les épines de sa couronne et ce sont les servi­ teurs de la parole qui les remplacent. Le rejet de la hiérarchie hors du corps mystique est donc chose faite dans le second exposé sur les psaumes. Quelles démarches l’ont préparé ? On peut les suivre pas à pas dans deux écrits parus l'année précé- 596 Il - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE dente (1520) : De la papauté de Rome, et A la noblesse chré­ tienne de la nation allemande. 3. La doctrine du Christ, tète de l’Église, exploitée contre la papauté. - Luther assure, dans le De la papauté de Rome, que le Christ n'est tète que des bons auxquels seuls il communique l’influx de la vie. Il est seigneur (Herr) niais non tête des méchants, auxquels, suivant Luther, il ne communiquerait aucun influx. Dire que le Christ est tête des méchants, ce serait, toujours suivant Luther, le rendre responsable du mal qu’ils font. Quant au pape, il est le chef des cérémonies, du droit canon, des pompes extérieures ; mais il est complètement incapable de transmettre aux âmes l’influx de vie qui fait les vrais chrétiens. Tout cela est bien sommaire. Saint Thomas avait distingué deux influx de la tête sur le corps, du Christ sur ses membres : l’un extérieur, par manière de renseignement et d’instruction, l’autre intérieur et intime, par manière d’impulsion et de vertu motrice. Considéré selon son humanité, le Christ agit comme cause principale, lorsqu’il enseigne avec autorité ses membres. Il a voulu déléguer quelque chose de son autorité à ceux que saint Paul appelle ses ambassadeurs : « Nous sommes en ambassade pour le Christ, vu que c’est Dieu qui exhorte par nous », II Cor., V, 20. De par sa volonté et sous son contrôle, les dépositaires partiels et successifs de son autorité directrice, de son pouvoir juridictionnel, sont donc les chefs, la tête des membres de l’Église. Considéré encore selon son humanité, le Christ, lorsqu’il influe la grâce dans les âmes, agit comme cause instrumentale conjointe à la divinité, laquelle peut seule pénétrer dans la substance de l’âme. Il a voulu, ici encore, pour une part, se servir de ministres, qu’il a envoyés baptiser, remettre les péchés, etc., et qui, en raison de ce pouvoir instru­ mental dérivé, de ce pouvoir sacramentel, quelle que soit d’ailleurs leur propre misère, transmettent jusque dans les âmes les dons de la grâce. De ce double influx de vérité et. de grâce, les méchants ne sont point totalement exclus: c’est même la mesure de la résistance qu’ils lui opposent qui les rend méchants. LA DOCTRINE DU CORPS MYS TIQUE CHEZ LUTHER 597 Mais Luther ne sait rien ou ne veut rien savoir de cette doc­ trine délicate, nuancée, qui ne sacrifie aucun aspect de la révéla­ tion scripturaire. Un fait rapporté par W. Wagner, jette un jour singulier sur ses méthodes de controverse. Quatre ou cinq ans avant d’écrire contre la papauté, il avait lu la Sacri canonis missae expositio d’un théologien dont il faisait grand cas, Gabriel Biel. Chose surprenante, déclare W Wagner, ce serait à croire que le traité de Biel est une réponse anticipée à Luther : celui-ci s’est emparé, pour en faire ses propres arguments, des difficultés recueillies par Biel, en oubliant de mentionner les solutions très pertinentes qui les accompagnaient. Voici une réponse de Biel, rap­ portée par W. Wagner : « Le pape lui aussi est chef de l’Église..., bien que d’une tout autre manière que le Christ, licet multum differenter a Christo... La différence est grande entre ce chef (le pape) et le chef premier (le Christ)... En outre, le Christ est chef principal et premier de l’Église, capzit principale et pri­ marium, contenant en lui tous les dons et tous les charismes des grâces, vivifiant les membres par son autorité, leur influant le mouvement et la connaissance spirituels. Le pape, au contraire, est chef secondaire, ministériel et vicaire de l’Église, caput secun­ darium, ministeriale et vicarium, parfois dépourvu des vertus, de la grâce et des dons. Ce n’est pas à lui d’influer la vie spirituelle dans les membres, ni de donner aux membres la connaissance et le mouvement, autrement que comme ministre et vicaire du Christ, nisi ut minister et vicarius Christi ». Biel avait dit plus haut que « du pape, dépend tout l’ordre ecclésiastique, et que de lui émane, médiatement ou immédiatement, toute la puissance spirituelle des hauts prélats comme des simples prêtres »s s. 578. Constatant la déficience théologique de Luther relativement au concept de l’Église, Joseph LORTZ note que la faute n’en retombe pas sur lui seul, puisque, parmi les livres mis à sa disposition au cou­ vent et à l’université pendant le temps de sa formation théologique, il ne s’en trouvait aucun qui traitât ex professo de l’Église. Les grandes lignes de la doctrine catholique sur la pensée et la prière de l’Église étaient pour ainsi dire masquées par le foisonnement de thèses à l’égard desquelles Luther prendrait ses libertés avec d’autant plus d’ai­ sance qu’il considérait les enseignements de saint Thomas, pour 598 II - LE CHRIST TÈTE DE L’ÉGLISE A première vue, on pourrait croire que ce n’est pas la doc­ trine luthérienne du corps mystique qui conduit son auteur à rejeter le pape ; que c’est, au contraire, le rejet du pape qui autant qu'il pouvait les connaître, comme de simples opinions. « Pourtant, à un instant de son évolution, Luther rencontra un écrit qui, dans une certaine mesure, eût pu remédier au manque d’un traité sur l’Église. C’était le riche exposé de Biel sur le canon de la messe, pas du tout occamiste et suffisamment papal. Malheu­ reusement, l’influence de cet écrit n’a pas ni ne pouvait pas pénétrer très avant en lui. Il ne s’y intéressa que pendant quelques mois, entre sa profession et sa consécration, et ses études occamistes ultérieures devaient tout emporter. Par-dessus tout, la cause la plus profonde de l’insuffisante compréhension que Luther eut de l'Église est à chercher dans son subjectivisme radical : la personnalité individuelle, la conscience individuelle dressée contre l'Église, voilà Luther et le centre de son programme. » Die Reformation in Deutschland, Freiburg i. Br., 1941,1.1, p. 396. Il faut pourtant dire que Luther pouvait trouver partout la Somme de saint THOMAS, qui, d’une part, pulvérisait d’avance l’opposition qu’il veut à tout prix établir entre le Christ et le pape (cf. III, qu. 8) et qui, d'autre pan, établissait d’avance l’impossibilité métaphysique de sa nouvelle doctrine sur la justification (I-II, qu. 110, a. 1). Puisque nous venons de citer Lortz, ajoutons qu’il nous est impos­ sible d'admettre la première partie du passage suivant de son livre, t. II, p. 296 : « La splendeur de l’Église, en tant que caractère histori­ quement reconnaissable, à l’époque que nous avons à dépeindre (c’està-dire à l’époque de Luther) avait simplement cessé de paraître, en très grande partie, en sorte, si l’on peut ainsi parler, quelle était deve­ nue historiquement invisible. Cependant ce fait ne diminue en rien, comme nous l’avons déjà dit, la splendeur substantielle de l’Église, enracinée dans le divin. Car cette splendeur ne se manifeste jamais d’une façon totale dans l’historique, même aux époques extérieure­ ment les plus glorieuses de l’Église. En effet, enracinée dans la sain­ teté et la vérité d’ordre divin qui lui sont essentielles, elle est (bien que transparente dans les marques de la divinité de l'Église), avant tout, un objet de foi. » Les témoignages du cardinal Hosius et de Paul III, auxquels l’auteur se réfère, n’ont certainement pas le sens qu’il leur prête. Voir plus loin, p. 923 [dans les premières éditions; dans le vol. III de la présente édition : ch. VII, section I, § III, C, § IV, n° 2 : « rappel méthodologique », note]. LA DOCTRINE DU CORPS MYSTIQUE CHEZ LUTHER 599 devient le point de cristallisation de la doctrine luthérienne du corps mystique. Mais on ne doit pas oublier que cette dernière doctrine résulte du développement intime de la pensée de Luther; et c’est pourquoi il n’hésite pas à écarter d’emblée les arguments qu’on tenterait d’y opposer. Pour bien entendre la doctrine du pape, chef de l’Église, il faudrait examiner 1 ° le rapport du pape au Christ, 2° le rap­ port du pape aux membres du Christ. Or, dit W Wagner, Luther a complètement faussé ce double rapport. 1° Le pape n’est pas un second chef à côté du Christ ; il est un chef sousordonné au Christ comme ministre et comme vicaire; c’est sous l'influence plus large et plus mystérieuse du Christ qu’il gouverne l’Église. Mais Luther n’a pu s’élever à cette vue surnaturelle de la papauté ; il considère le pape comme indépendant du Christ, comme une autre tête, « ein anderheubt», à côté du Christ ; dès lors, le pape ne peut plus avoir sur l'Eglise qu’une influence humaine. 2° Partir de l'hypothèse de la justification par la foiconfiance, c’était fermer d’avance toutes les portes qui pou­ vaient introduire dans une véritable intelligence du rôle médiateur du pouvoir sacramentel et du pouvoir juridiction­ nel. Déjà en 1518, dans la 37e conclusion des Resolutiones dis­ putationum de indulgentiarum virtute, Luther avait posé que, du seul fait qu’ils étaient incorporés au Christ par la foiconfiance, les chrétiens participaient à tous les biens du Christ, sans avoir nul besoin des lettres de pardon. Mêmes pensées, en 1520, dan le Von dem Papsttum zu Rom : la partici­ pation aux biens du Christ ne s’obtient que par la foi ; ni la vertu des clefs ni les lettres de pardon ne sauraient la procurer ; elle est donnée avant tout cela, et sans tout cela, par Dieu seul, a solo Deo ; comme il y a rémission avant la rémission, absolu­ tion avant l’absolution, il y a participation avant la participa­ tion ; que fait donc le pape ? les catholiques répondraient : il déclare qu’il y a participation ; ce qu’ils pourraient dire d’autre, j’avoue ne pas le comprendre. W. Wagner ajoute : En eftet, Luther n’a pas compris ; et pourrait-on comprendre le rôle de la médiation humaine, quand on a commencé d'enseigner que tous les biens salutaires viennent de Dieu seul, a solo Deo, et 600 11 - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE qu'ils ne peuvent être donnés qu’immédiatement par l’Esprit du Christ ? 4. La conception « spirituelle » du corps mystique sous-jacente à l'argumentation contre le primat du pape - La doctrine de la justification par la foi, entendue au sens luthérien, commande une doctrine spirituelle désincarnée du corps mystique qui peut tenir en deux thèses : 1° le corps mystique ne comprend que les bons, 2° il est purement spirituel et invisible. 1° Pour Luther, nous l’avons dit, le Christ s’il est seigneur (Herr) de tous les hommes n’est tête (heubt) que des bons. Au contraire, suivant la conception traditionnelle, le Christ, le second Adam, est non seulement seigneur, mais tête de l’hu­ manité tout entière. C’est là un des aspects, dont les justifica­ tions dogmatiques sont profondes, de la doctrine catholique du corps mystique. On ne saurait le nier sans méconnaître, comme Luther commençait de le faire, la signification cachée et la portée universelle du mystère même de l’incarnation· °. 2° Pour Luther, le corps mystique est purement spirituel, invisible, désincarné, d) Luther a voulu tirer parti de l’« invisi­ bilité » du Christ pour établir 1’« invisibilité » du corps mys­ tique. Aux catholiques, avançant qu’il fallait bien, après l’as­ cension, que l’Église eût un chef visible, le vicaire du Christ, il répondait que le Christ s’étant alors rendu invisible, l’Église devait à son tour devenir invisible ; et comment les chrétiens seraient-ils rattachés à leur tête sinon par la foi, qui est invi­ sible ? Mais qui ne verrait l’équivoque ! Si le Christ glorieux est invisible pour nous, quoad nos, il reste néanmoins visible essentiellement, quoad se ; et l’Église, qui, étant son corps, doit 579. La doctrine luthérienne d’un Christ qui n’est pas le chef de tous les hommes nous paraît le répondant ecclésiologique de la doc­ trine luthérienne de l’élection divine, suivant laquelle les Turcs doi­ vent être regardés comme endurcis, et les juifs et les païens comme définitivement tombés sous la puissance du démon. A notre avis, elle doit être elle aussi mise en rapport avec la disparition, chez tous les grands réformateurs, du sens de la fonction missionnaire de l’Église. Cf. sur ce dernier point, Gustav WàRNECK, Abriss einer Geschichteder protestantischen Mission, Berlin, 1905, pp. 8 et suiv. LA DOCTRINE DU CORPS MYSTIQUE CHEZ LUTHER 601 lui être homogène, sera, comme lui, visible essentiellement, quoad se, d’abord dans l’exil et plus tard dans la patrie. Au fond, c’est sans doute Moehler qui a raison quand il écrit : «Ce que signifie : le Verbe s’est fait chair, s’est fait homme, n’a jamais été clair pour Luther. » b) Chose étonnante. Si Luther compare l’Église à un corps quand il se laisse guider par la révélation, il en vient à la comparer à une âme quand il suit sa propre conception «spirituelle». Comment, écrit-il, l’Église aurait-elle pour chef le pape ? qui serait assez insensé pour pré­ tendre que l’âme devrait avoir un chef corporel, das die seel muste haben ein leyplich heubt ? W. Wagner n’a pas de peine à montrer que cette comparaison, qui revient à plusieurs reprises chez Luther, est en contradiction formelle avec l’Écriture, pour qui l’Église est un corps animé, non une âme. Il faut remarquer en outre que la doctrine traditionnelle, qui voit dans l’Esprit saint l’âme de l’Église, est à peine mentionnée chez Luther ; mais, en effet, quelle signification pourrait-elle encore conserver, si l’Église elle-même est une âme ? L’Esprit saint serait l’âme d’une âme. 5. La doctrine du corps mystique dressée contre l'ensemble de la hiérarchie. - Le conflit entre d’une part l’image scripturaire et d’autre part la conception « spirituelle » du corps mystique apparaît avec encore plus d’acuité lorsqu’on passe au second écrit dont il nous reste à parler, le manifeste A la noblesse chré­ tienne de la nation allemande. Ce n’est plus seulement le pape, c’est toute la hiérarchie qui est ici exclue du corps mystique, et l’image paulinienne est de plus en plus méconnue. Il s’agit du texte qui prétend se fonder sur la doctrine scrip­ turaire du corps du Christ pour remplacer la hiérarchie par le sacerdoce universel des chrétiens. S’il est vrai, écrit Luther, que, suivant I Cor., XII, nous sommes tous ensemble un seul corps, où chaque membre a son rôle, il s’ensuit que laïques et prêtres, princes et évêques, spirituel et temporel, geistlich und weltlich, ne sont pas entre eux des états foncièrement distincts, qu’ils relèvent tous d’un même état spirituel, sie sein aile geystlichs stands, qu’ils ne représentent que des distinctions de charges ou d’occupations, des ampts odder ivercks, à la manière 602 II - LE CHRIST TÈTE DE L’ÉGLISE des moines qui peuvent vaquer à diverses occupations; le Christ n'a pas deux corps, ni deux sortes de corps, l’un tempo­ rel, l’autre spirituel, Christus hat nit zwey noth zweyerley art corper, einen weltlich, den andern geistlich. Examinons ce texte étrange. Ce que Luther veut faire sau­ ter, c’est avant tout, la distinction des laïques et des clercs. Il mentionne la distinction du temporel et du spirituel, précisé­ ment parce qu'elle avait été bloquée, par certains théologiens moins perspicaces que saint Thomas, avec la distinction des laïques et des clercs. Hugues de Saint-Victor, par exemple, dans son De sacramentis, pars 2', de unitate Ecclesiae, cap. Ill, P. L., t. CLXXVI, coi. 417-418, après avoir rappelé que les chrétiens sont incorporés au Christ pour participer à l’Esprit du Christ, les divise avec vérité en deux catégories, les laïques et les clercs, qui sont comme les deux côtés d’un corps unique, quasi duo latera corporis unius. Mais, et voici qui est moins bien, sous prétexte que les laïques doivent vaquer aux choses temporelles et les clercs aux choses spirituelles, il fera coïncider la division entre laïques et clercs avec la division entre tempo­ rel et spirituel, englobant de ce fait, dans l’Eglise, prise alors au sens plus vaste de chrétienté, le domaine des choses de César et le domaine des choses de Dieu. Pour être exact, il eût fallu commencer par distinguer d’une part l’ordre temporel chrétien et les royaumes de ce monde, et d’autre part l’ordre spirituel chrétien, l’Eglise, le royaume qui n’est pas de ce monde. Cette distinction fondamentale sauvegardée, on pou­ vait ajouter, comme nous l’avons fait so, que les laïques, voués le plus souvent aux tâches temporelles, auront à manifester davantage l’influence bienfaisante du christianisme sur la cul­ ture (virtus sanans), tandis que les clercs, spécialistes des tâches spirituelles, auront à manifester davantage la transcendance du christianisme par rapport à toutes les formations culturelles (virtus elevans). En tout cas, la division entre laïques et clercs 580. L'Église du Verbe incarné, t. I, p. 535 [de la première édition; dans la présente édition : vol. I, p. 885]. Voir plus loin, p. 1025 [dans les premières éditions ; dans le vol. III de la présente édition : ch. VU, section Π, § IV, Il : « clercs et laïques », § 5, c]· IA DOCTRINE DU CORPS MYS TIQUE CHEZ LUTHER 603 et la division entre temporel et spirituel ne se recouvrent pas. L’une se fait à l’intérieur même de l’Église, l’autre se fait entre [Église et le monde. Mais Luther peut être excusé, dans une certaine mesure, d’avoir fait coïncider entre elles ces distinc­ tions. Venons-en à la substance de son argumentation. Les chré­ tiens, dit-il, étant membres d’un même corps spirituel, appar­ tiennent à la même condition spirituelle, au même « état » spi­ rituel, en sorte qu’ils se différencient entre eux non par leur «état», laïcat ou hiérarchie781, mais simplement par leurs occupations. Traduit dans l’image paulinienne, cela donne­ rait: les membres de notre corps, puisqu’ils participent à la même vie, au même état de vivants, se différencient entre eux non par leur nature, mais simplement par leurs activités, en sorte que foncièrement ils sont interchangeables. Ce serait non seulement appauvrir mais anéantir la comparaison de l’apôtre. Et ce serait pervertir sa doctrine. Sans doute, il est vrai que selon I Cor., XII, 14-20 tous les membres ont un droit égal à se dire du corps"82 ; mais il est non moins vrai que I Cor., XII, 28a affirme l’existence d’une hiérarchie, dont les degrés ne sont même pas interchangeables entre eux : « Dieu a placé les uns dans l’Eglise, premièrement comme apôtres, deuxièmement comme prophètes, troisièmement comme didascales. » Les épîtres pastorales insisteront beaucoup sur la nécessité de cette hiérarchie580 *583. 581. «État» est le mot de Luther. Nous opposerons plus loin, pp. 989 et 1001 [dans les premières éditions ; ch. VII, section II, § IV, I et II], d’une part, les fonctions hiérarchiques et les fonctions non hiérarchiques ; d’autre part, l’état de la cléricature et l’état du laïcat. 582. Cela est vrai des membres justes qui sont complètement dans [Église ; encore qu’il y ait entre eux des degrés : « De la sagesse, nous en parlons parmi les parfaits... C’est du lait que je vous ai donné, non de la nourriture solide, vous n’en étiez pas encore capables », 1 Cor., Il, 6 ; ΙΠ, 2. Mais la notion de membre ne s’applique qu’analogiquement, qu’avec transposition soit aux pécheurs qui restent dans l’Église, soit aux justes qui ne sont qu’incomplètement en elle, tels les bons catéchumènes. 583. La liste de I Cor., XII, 28, et les listes parallèles : I Cor., XII, 810; Rom., XII, 6-8; Éphés., IV, 11, nous présentent «sous le nom 604 II - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE Plus tard, en 1525, en commentant Rom., XII, Luther retrouvera ses mêmes pensées : les membres sont égaux comme membres, et de même les chrétiens ; je peux, dit-il, me glorifier dans le Christ autant que saint Pierre ou que la mère de Dieu (dont l’Evangile nous dit pourtant qu’elle est bénie parmi les femmes, et qu elle sera proclamée bienheureuse par les générations). Sur quoi, W. Wagner fait observer à juste titre que les membres peuvent être égaux comme membres et inégaux comme organes. Il ajoute que les confusions de Luther ne sont pas fortuites. Elles lui sont imposées par sa doctrine de la justification. Il doit enseigner, en effet, que la foi, sa foiconfiance, sa foi seule, consiste dans un indivisible, qu’on l’a pleinement ou qu’on ne l’a pas du tout, qu’elle ne saurait grandir, et quelle comporte, en conséquence, 1 égalité et l’unité d’égalité de tous les chrétiens’84. Luther aboutit ainsi à commun de charismes ou de grâces, une double série d’actes surnatu­ rels : les uns extraordinaires, transitoires, et les autres présupposant des fonctions permanentes, qui ne nécessitent pas de manifestations extra­ ordinaires de l’Esprit, mais des grâces d’état... Paul mêle à dessein les fonctions spirituelles... avec les charismes les plus impressionnants..., pour bien montrer à ses lecteurs que les “ pneumatiques ” à manifes­ tations extérieures ne sont pas d’une espèce supérieure au commun des bons chrétiens, qui servent l’Église d’une façon ordinaire, selon un mode humain ». É.-B. ALLO, O. R, Première épître aux Corinthiens, Paris, 1934, p. 338. 584. A cette véritable égalité de la foi, Luther oppose la fausse inégalité des œuvres. Aux catholiques, qui enseignent que, porté par la grâce, l’homme peut grandir dans la grâce - « Nous sommes méta­ morphosés de gloire en gloire, comme par l’action du Seigneur, qui est Ésprit », écrit saint PAUL, II Cor., III, 18 ; et saint JEAN: «Que le juste fasse encore la justice et que le saint se sanctifie encore: voici que je viens promptement et ma récompense est avec moi, pour rendre à chacun selon ce qu’est son œuvre», Apoc., XXII, 11-12 — Luther répond que ceux qui font cas des œuvres sont pareils à un morceau de chair qui tenterait de parler pour devenir une langue, ou d’avaler et de boire pour devenir un museau, sie leren, wie du hie sihest, das wesen mit dem werck erlangen, das tuenn eyn stuck fleysch wol redet, so wird eyne zunge draus werden, das doch sonst noch nicht zunge ist ; item, das eyn stuch fleysch, wenn es wol schlinget und trincket, so wird eyn maul und hais draus werden. LA DOCTRINE DU CORPS MYSTIQUE CHEZ LUTHER 605 un concept égalitaire (W. Wagner dit : démocratique, c’est déjà la démocratie égalitaire de Rousseau) de l’Église qui exclut non seulement la notion de hiérarchie, mais plus générale­ ment la notion d’un tout organique et différencié. 6. La transition de l’incorporation sacramentelle à l’incorpora­ tion par la foi. - Ce serait un moindre mal si la doctrine luthé­ rienne de la justification extrinsèque par la foi-confiance n’avait abouti qu’à volatiliser les métaphores pauliniennes. Elle devait s’en prendre aux sacrements, non pour les écarter com­ plètement, mais pour en altérer profondément la signification. Ils allaient cesser d’être les instruments de la grâce, causant, conservant, entretenant la vie surnaturelle du corps mystique, pour passer au rang de simples signes excitateurs de la foi, qui seule incorpore au Christ ; en sorte que, du point de vue catholique, l’innovation luthérienne a pour résultat, selon W. Wagner, de « désurnaturaliser » la doctrine du corps mys­ tique. Dans ses sermons de 1519 sur l’eucharistie, Luther insiste, mais parfois d’une manière étrange58’, sur la doctrine augustinienne et tout à fait traditionnelle, suivant laquelle le corps sacramentel du Christ a pour fruit l’unité suprême de son corps mystique. Ici ou là, pourtant, semble pointer la future thèse protestante, qui verra dans les sacrements de purs signes, de simples « paroles visibles » de Dieu, dont le rôle se borne à stimuler la foi. En 1520, les sacrements ont achevé de se transformer, dans la pensée de Luther, en simples paroles divines, incarnées à notre intention dans des réalités sensibles. Luther, rendu attentif à la formule de la consécration eucharistique : in remissionem peccatorum, commence d’insister, ce pourrait être d’ailleurs à bon droit586, sur le rôle de l’eucharistie dans la 585. Par exemple, quand il dit qu’en recevant l’eucharistie, le chrétien doit être attentif moins au corps naturel du Christ qu’à son corps spirituel, à la communion des saints. A quoi nous répliquons que, même s’il est mort pour l’Église, le Christ est plus précieux que l’Église. Cf. plus haut, p. 582, note 566. 586. Cf. S. Thomas, III, qu. 79, a. 3, 4, 5, 6. 606 H - LE CHRIST TÈTE DE L’ÉGLISE rémission des péchés. En 1523, à propos de I Cor., X, 17: « Parce que le pain est un, nous sommes un seul corps dans notre multitude », il explique que si nous devenons un seul pain avec le Christ, eyn kuchen mit Christo, ce n’est pas par le fait de prendre le sacrement, c’est par la foi, durch das werck, das du da thust, wenn du das sacrament nympts? mit nichten! sonder durch den glatuben. L’incorporation résulte de notre foi dans les mots du sacrement ; et l’unité avec le Christ, de l’im­ putation de sa justice. La foi qui nous incorpore au Christ, l'imputation qui nous unit à lui, ces deux points se trouvaient exprimés dans les Operationes in psalmos (1519-1521) : « La foi en le Christ fait qu’en moi il vit, il est mû, il agit... Nous deve­ nons avec le Christ une seule chair et un seul corps, par l’in­ time et ineffable transmutation de notre péché en sa justice». 7. W. Wagner étudie ensuite précisément cette question de Γ incorporation et de l'union au Christ par la foi suivant Luther. D’abord, celle de l’incorporation. Si la foi seule incorpore au Christ, quel est donc le rôle du baptême ? Il est minime. Cette dépréciation du baptême est même un des caractères les plus remarquables de la doctrine luthérienne du corps mystique. Tandis que les textes sur l’incorporation par la foi fourmillent, c'est à peine si l’on rencontre, chez le jeune Luther, une ou deux mentions de l’incorporation par le baptême. On la trou­ vera signalée plus tard, dans un sermon du 22 novembre 1537, quand, après l’institution des «visites d’Églises», le concept luthérien de l’Eglise commencera à devenir moins « spirituel », plus visible, l’importance de la prédication exté­ rieure et de la conduite morale étant alors remise en lumière. Pourquoi le jeune Luther ne renvoie-t-il, à propos de l’in­ corporation au Christ, qu'à l’eucharistie, mais pas au baptême ? On en trouverait une raison extérieure dans le fait que l'eucharistie est donnée aux adultes, dont elle peut « exci­ ter » la foi, tandis que le baptême est donné aux petits enfants. Il y a une raison plus immédiate : la nouvelle doctrine de la justification vidait le baptême de sa première signification. Il ne devenait plus qu’un moyen d’exciter la foi et qu’un signe de la vraie Église. Il cessait de conférer aux hommes la vie de la LA DOCTRINE DU CORPS MYSTIQUE CHEZ LUTHER 607 grâce, de les faire enfants de Dieu et membres du Christ. La participation aux richesses du Christ, pour autant que cette expression gardait encore un sens, résultait seulement de la foi et de l’imputation des mérites du Christ. Quant à notre union au Christ, elle aussi recevait une nou­ velle signification. Luther ne se lasse pas de célébrer la mer­ veilleuse transformation par laquelle nous ne sommes plus avec le Christ qu’une seule chose, qu’un seul pain. Il serait, dit W. Wagner, fructueux d’analyser plus à fond la nature de cette unité selon Luther. On arriverait très certainement à la constatation que 1 « intériorisation » de l’union avec le Christ, que le protestantisme considère comme sa grande conquête et son immense progrès par rapport à 1’« extériorisation » de l’unité catholique, échappe entre les doigts comme de l’eau, dès qu’on cherche à en saisir le contenu dogmatique. Il ne reste plus alors, en effet, que la justification par la seule impu­ tation de la justice du Christ, que Luther lui-même, dans son commentaire aux Romains, regardait comme extrinsèque, qu’il a dénommée justificatio EXTRINSECA. «Avoir le Christ et revêtir le Christ, c’est croire en lui», écrit Luther en 1521. Ainsi, à la place de l’unité catholique par la grâce surnaturelle et déifiante, il ne reste plus que l’unité par l’acte de la foiconfiance. Les conséquences d’une telle substitution apparaissent plus manifestement encore si l’on demande à Luther quel lien unit entre eux les membres du corps mystique. Ce n’est plus la grâce. C’est ou la foi-confiance, ou l’amour du prochain. Mais l’identité des sentiments, l’identité d’une telle foi, ne peut engendrer qu’une unité morale ; et l’amour du prochain, tel que l’entendait Luther, ne peut aboutir lui aussi qu’à une unité morale. En sorte que l’unité du corps mystique, au lieu d’être physique, ontologique, fondée sur la réalité surnaturelle de la grâce, tombait au rang d’une simple unité morale. W. Wagner a raison d’opposer ainsi entre elles la notion pro­ testante et la notion catholique de l’unité. Cependant, au lieu de parler d’unité morale et d’unité physique, nous préférerions opposer, avec plus de précision, d’une part, l’unité surnaturelle imputée, purement juridique et extrinsèque du protestantisme, 608 II - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE et, d autre part, 1 unité surnaturelle réelle, vraiment ontolo­ gique et intrinsèque du catholicisme. Mêmes constatations à propos de l’unité qui nous rattache au Christ par la foi. E. Kohlmeyer soutient que la foi luthé­ rienne n’est pas un simple acte naturel587, et il est exact que, suivant Luther, Dieu et le Christ peuvent seuls nous « instiller » (einflossen) la foi. Mais il est clair, Luther lui-méme le déclare, que cette foi n’est pas une vertu infuse au sens catholique. La surnaturalité de la foi luthérienne ne serait pas trop mal définie, si l’on disait, suivant la terminologie catho­ lique, que la foi est surnaturelle dans sa cause, qui est Dieu, mais non pas en elle-même, qu’elle est surnaturelle quoad modum tantum, sed non quoad se. En elle-même, elle reste une confiance humaine inébranlable, suscitée par la grâce divine. Et Kohlmeyer est bien près d’en convenir, quand il explique que l’activité créatrice de l’Esprit se transmue en «processus psychologiques » pour se manifester en « confiance humaine ». Sans doute, on pourrait recueillir, pour les assembler entre eux, les restes des notions catholiques qui subsistent encore chez Luther, mais on ne réussirait alors proprement qu’à faus­ ser sa conception foncière et originale de la justification. Il devient possible maintenant de préciser ce qu’il faut entendre quand on parle de la « spiritualisation » du corps mystique chez Luther. On aime, dans les travaux protestants, à opposer cette spiritualisation à la notion catholique et maté­ rialiste de la magie sacramentelle. En langage catholique, 1’« unité spiritualisée » du luthéranisme s’appellerait une « unité seulement morale » ; tandis que l’« unité magico-sacramentelle » du catholicisme deviendrait une « unité physico­ surnaturelle ». Disons, en langage neutre, que l’unité spiri­ tuelle du corps mystique, telle que l’entend Luther, est psycho­ logique’, tandis que l’unité catholico-sacramentelle est ontologique, essentiellement surnaturelle, « participation à la nature divine» (II Pierre, I, 4). Ici, de nouveau, au lieu d’op­ poser, avec W. Wagner, l’unité morale à l’unité physique, 587. Die Bedeutung der Kirche filr Luther, dans Zeitschr.f. Kirchtngesch., 47 (1928), p. 485, cité par W. Wagner. LA DOCTRINE DU CORPS MYSTIQUE CHEZ LUTHER 609 l’unité psychologique à l’unité ontologique, disons plutôt que l’unité protestante est l’unité juridique d’une justice imputée et extrinsèque, et que l’unité catholique est l’unité ontologique d’une justice réelle et intrinsèque. Est-il besoin de souligner la portée de ces dernières affirma­ tions? La spiritualité luthérienne a volatilisé non seulement l’image paulinienne mais encore le lien du corps du Christ, son unité, sa vie mystique. Il n’y a plus que des mots, dit Wagner, quand on parle, dans la théologie de Luther, de « corps » et de « mystique ». W. Wagner, que nous avons plus traduit que résumé dans ces derniers paragraphes, conclut que le développement de la conception luthérienne du corps mystique, qui correspond à une décomposition de la doctrine traditionnelle, permet de prendre une vue sur un moment caractéristique de l’histoire d’une hérésie. L’hérésie connote un choix, elle suppose une chose arrachée à son contexte, et c’est sa tragédie. Une don­ née, vraie abstraitement, va devenir aussitôt fausse, « parce que son affirmation unilatérale ou exclusive altérera les rapports quelle devrait continuer d’entretenir avec l’ensemble de la doctrine. C’est le cas pour la doctrine luthérienne du corps mystique. Le désir initial de spiritualiser la notion d’Église et de la centrer sur le Christ, va aboutir à des résultats contraires. Parce qu’il est désordonné, il entre en conflit avec d’autres enseignements catholiques. Sans hésiter, Luther les sacrifie l’un après l’autre. Il laisse tomber tout l’extérieur. Il laisse tom­ ber surtout la hiérarchie, afin de ne plus conserver qu’une doc­ trine intériorisée de l’Église. Il laisse tomber les sacrements, en tant qu’ils seraient considérés comme des moyens d’incorpora­ tion au Christ, afin de tout attribuer au Christ qui n’agit qu’immédiatement (par le truchement de la foi-confiance). Pas une fois il ne mentionne la grâce comme lien objectif des chrétiens, car il lui semble que la foi seule suffit à saisir immé­ diatement et totalement le Christ. Et pendant qu’il sacrifie tout pour une seule chose, il perd cette unique chose avec le tout. L’espoir d’une union plus intime avec le Christ se volati­ lise, dans la mesure où sont rejetés les moyens par lesquels le Christ a désiré quelle fût instaurée. A ces moyens appartien- 610 611 Il - LE CHRIST FÊTE DE L’ÉGLISE nent les sacrements au sens catholique, et la hiérarchie exté­ rieure de l’Eglise, dépositaire des sacrements. Luther rejetait l’Église extérieure au profit pensait-il de l’Église intérieure; en réalité, il détruisait la seconde par l’éversion de la première. Il renversait le corps du Christ au moment où il attaquait la hiérarchie. Et il l'a fait parce qu’il n’a pas regardé à l’ensemble de la doctrine, parce que sa vision des choses n’a pas été catho­ lique ». EXCURSUS II Présences de la Trinité à elle-même et au monde^88 Au lecteur qui nous aura suivi et qui aura remarqué qu’à la question de l’adoption divine nous répondons en proposant la solution traditionnelle, à la fois augustinienne et thomiste, ose­ rons-nous dire que c’est plus encore une nécessité métaphysique interne qu’un dessein prémédité de fidélité à saint Thomas qui nous a fait suivre, fidèlement croyons-nous, les traces du saint docteur et écarter les solutions rivales ? En tout cas, nous regar­ dons les écrits des pères orientaux et des mystiques occidentaux, même quand ils n’ont pas réussi à rencontrer l’expression théo­ logique exacte et suprême de cet insondable et fulgurant mys­ tère, comme chargés de richesses profondes et authentiques. Nous sommes persuadé que la théologie thomiste est capable de donner à ces richesses, encore partiellement inexploitées, un plein droit de cité, non seulement sans leur faire violence, mais bien plutôt, au contraire, en les libérant des entraves d’une for­ mulation parfois défectueuse, en coordonnant entre eux leurs divers éléments, et en s’enrichissant elle-même. Essayons d’indi­ quer ici quelques points qui permettraient, croyons-nous, d’orienter un pareil travail, et tâchons de marquer les deux formes de présence de la Trinité à elle-même et surtout les diffé­ rents degrés de sa présence dans l’univers. 1. Les relations trinitaires ne franchissent pas la limite du créé Le Père n’est Père que du Fils, il n’engendre que le Fils. La relation subsistante de paternité, par quoi le Père est Père, ne le réfère réellement qu’au Fils. Le Père nengendre ni les anges, ni 588. Cet excursus fait suite à l’étude sur Le Christ, personnalité mystique efficiente de l'Église, et se réfère à ce qui a été dit du caractère filial de notre grâce, et de notre adoption, pp. 451-485. 612 Il - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE les hommes, ni aucune creature, et pour autant il n’est Père n i des anges ni des hommes ni d’aucune créature. Il est métaphy­ siquement impossible que le Père engendre une créature, que la relation subsistante de paternité soit réellement référée à une créature. La paternité divine subsistante est si mer­ veilleuse, si adorable, quelle ne peut déboucher que sur l’infi­ nité de la Personne incréée du Fils. Vouloir l’incliner vers quelque créature, c'est entreprendre de la saccager. Pareillement, le Fils n’est Fils que du Père, la relation de filiation, par quoi le Fils est Fils, ne le référé réellement qu’au Père. Cette filiation est unique, inaccessible, incommunicable à aucune créature, ange ou homme. C’est jusqu’à elle cepen­ dant, nous le dirons bientôt, qu’a été élevée la nature humaine individuelle du Christ. Et l’Esprit saint ne se réfère réellement qu’au Père et au Fils, dont il procède comme d’un seul principe. Ainsi donc, une Personne divine ne peut être référée réelle­ ment, pour la regarder comme Fils ou pour la regarder comme Père, qu’à une autre Personne divine. Les relations trinitaires ne franchissent pas la limite en deçà de laquelle subsistent les réalités créées. 2. La résidence de la Trinité en elle-même. La circuminsession des Personnes divines « Ne crois-tu pas que Je suis dans le Père et que le Père est en Moi ? » (Jean, XIV, 10). Non seulement les Personnes divines résident dans l’essence divine, avec laquelle elles s’identifient réellement : c’est ici ce qu'on pourrait appeler la présence de la Trinité à elle-même par identité. Mais elles résident en outre l’une dans l’autre, d’une manière toute directe. Cette mutuelle, cette réciproque « inexistence » des Personnes divines l’une dans l’autre, c’est ce que les pères, depuis saint Jean Damascène, et les théologiens, appellent la circuminsession, la périchorèsis™. Cajetan fait 589. Le mot grec signifie « non pas la coexistence statique, mais la circulation réciproque d’une chose à l’autre, de telle sorte que chacune LES PRÉSENCES DE LA TRINI TÉ 613 remarquer qu’il ne suffirait pas, pour en rendre compte, de constater que chacune des Personnes divines s’identifie avec l’essence divine590 : en d’autres termes, que la présence de circuminsession est autre chose que la présence d'identité. La circuminsession se vérifie, dit saint Thomas, de trois points de vue différents591. D’abord et surtout du point de vue de X essence divine. Le Père est l’essence divine, et ce qu'il communique au Fils, c’est précisément cette essence divine avec laquelle il s’identifie : l’essence du Père étant dans le Fils, à qui elle est donnée, il s'ensuit que le Père est dans le Fils. Réciproquement, le Fils est l’essence divine, et s’il rapporte, s’il restitue, son essence au Père, il est dans le Père. On remarquera que l’essence divine est considérée ici dynamiquement, comme communiquée par les Personnes, et non pas statiquement, comme identique aux Personnes. On ajoutera que, du point de vue de la définition des teunes relatifi, il est même impossible de concevoir un relatif sans connoter son corrélatif, de concevoir le Père sans connoter le Fils, et réciproquement. Le Père est inclus dans la définition du Fils, et le Fils dans la définition du Père. Quant à l’Esprit, il est inclus dans la définition de la spiration active, laquelle présuppose la paternité et la filiation592. Enfin, si le Fils et l’Esprit résultent d’une activité imma­ nente, ils sont, selon la loi même de l’activité immanente, non pas extérieurs mais intérieurs au principe dont ils procèdent. Si donc, note Jean de Saint-Thomas593, les Personnes divines résident l’une dans l’autre non seulement ratione essenappelle l’autre, en même temps qu’elle s’y oppose », Th. DE Régnon, Études sur la sainte Trinité, Paris, 1892, t. I, p. 421. 590. I, qu. 42, a. 5, n° II. Quand donc Th. DE RÉGNON écrit: -La visée latine est exprimée par cette phrase: Les personnes sont l’une dans l’autre parce qu’elles sont consubstantielles », opus cit., p. 410, il exprime inexactement la pensée thomiste. 591.1, qu. 42, a. 5. 592. Jean de Saint-Thomas, De Trinitate, qu. 42 ; disp. 16, a. 4, n°3;édit. Vivès, t. IV, p. 432. 593. Ibid., n° 5 ; p. 433. 614 II - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE tiiie, du fait qu’elles se communiquent l'une à l’autre leur essence, qui est l’essence divine, mais encore ratione proprieta­ tis, du fait que l’une ne peut se définir sans l’autre, et que la propriété de l’une est principe ou terme de la propriété de l'autre, il faut dire qu’elles sont l’une en l’autre sous tous les rapports, totaliter, et c’est pourquoi l’Eglise chante, dans l’hymne des laudes du lundi : In Patre totus Filins Et totus in Verbo PateP^. Les textes des pères grecs que Th. de Régnon veut opposer à « la visée latine » s’expliquent cependant sans la moindre atténuation, croyons-nous, selon la doctrine thomiste de la circuminsession. Par exemple ce texte de saint Athanase: « Voir le portrait, c’est y voir le roi ; et réciproquement connaître le roi, c’est connaître qu’il est celui qui apparaît dans le portrait. De cette similitude parfaite résulte, qu’à celui qui désire voir le roi, le portrait peut dire : Moi et le roi nous sommes un. Je suis dans le roi et le roi est en moi »59·. Ou celui-ci, de saint Denys d’Alexandrie : « Chacun de ces noms est inséparable des autres, et ne peut être mis à part. J’ai nommé le Père, et avant que je n’ajoute le Fils, je l’ai annoncé dans le Père. J’ajoute le Fils, et quand bien même je n’eusse pas d'avance nommé le Père, il se trouve déjà compris dans le Fils. Je propose le Saint-Esprit, mais par là même je déclare de qui et par qui il nous est venu »·96. Ou enfin celui-ci de saint Damascène : « Ces hypostases sont l’une dans l’autre, non pour se confondre, mais pour se contenir mutuellement sui­ vant cette parole du Seigneur : Ego in Patre et Pater in me est... Il existe entre elles une circuminsession, périchorèsis, sans aucun mélange ni confusion »’97.594 597 596 595 594. Cf. Concile de Florence, Denz, n° 704 : « Propter hanc uni­ tatem Pater est totus in Filio, totus in Spiritu sancto ; Filius totus est in Patre, totus in Spiritu sancto ; Spiritus sanctus totus est in Patre, totus in Filio. » 595. De Régnon, opus rit., 1.1, p. 413. 596. Ibid,, p. 414. 597. Ibid., p. 417. LES PRÉSENCES DE LA TRINITÉ 615 J. Deux significations suranalogiques et essentielle­ ment distinctes du nom de Père Si la Trinité réside en elle-même et si les Personnes divines existent plénièrement l’une dans l’autre, mais sans que les rela­ tions trinitaires puissent franchir la barrière du créé, il faut conclure que le nom de Père, lorsqu’il esc donné à la première des Personnes divines pour la désigner dans ce qu’elle a de propre, ne peut être prononcé que par la seconde ; ou, s’il est irononcé par nous, ce ne sera que pour désigner le rapport de a première à la seconde Personne. Si donc il m’est accordé, à moi créature, par quelque mer­ veilleux mystère de grâce, de pouvoir, en me tournant vers Dieu, prononcer le nom de Père, ce sera de deux manières bien différentes. Ou bien en m’adressant à la première des Personnes divines en ce quelle a de propre, pour la saluer comme le Père du Fils, comme le Père qui engendre le Fils de toute éternité. Ou bien en m’adressant à l’Etre infini qui m’a donné la vie, naturelle et surnaturelle, pour le saluer comme mon Père à moi, mon Père mien, qui ma engendré dans le temps. Mais le mot de « Père » n’a pas, ici et là, le même sens. La première fois, il désigne une référence réelle du Père au Fils, si réelle que, sans le Fils, le Père cesserait d’être. La seconde fois, il désigne une relation qui est certes réelle de moi à Dieu, mais qui est logique de Dieu à moi, car elle peut apparaître et dis­ paraître sans que l’immutabilité divine en soit affectée. Et le mot d’« engendrer » n’a pas, non plus, le même sens : la pre­ mière fois, il s’oppose absolument à créer, la seconde fois, il signifie précisément créer. O Père, qu’il m’est donné de connaître et d’aimer comme engendrant, sans le créer, de toute éternité et nécessairement, un Fils consubstantiel à toi ! 0 Père, qu’il m’est donné de connaître et d’aimer comme engendrant, en les créant dans le temps et librement, des fils dont la substance est infiniment distante de la tienne ! Dans le premier cas, le mot de Père désigne exclusivement la première Personne divine, dans son rapport nécessaire avec la seconde ; bien qu’il soit prononcé par une créature, il ne signifie rien que d’éternel. Dans le second cas, le mot de Père désigne toute 616 II - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE la Trinité, dans son rapport contingent avec des créatures; il s’y mêle une saveur créée. Ces deux significations du mot Père sont essentiellement différentes. Cependant, elles ne sont pas équivoques. Il y a entre elles une analogie de proportionnalité propre révélée, une suranalogie de la foD^. Et c’est pourquoi le Sauveur, s’adressant à Madeleine, peut passer si promptement de l’une à l’autre: « Va vers mes frères et dis leur : Je monte vers mon Père et votre Père, et mon Dieu et votre Dieu « (Jean, XX, 17). Nous avons déjà cité le commentaire que saint Thomas fait de ces paroles: « Il est Père du Christ par génération naturelle, et cela lui convient en propre ; et il est notre Père par une efficience volontaire, qui lui est commune avec le Fils et l’Esprit saint. C’est pourquoi le Christ n’est pas, comme nous, fils de la Trinité tout entière »598 599. Dans les mêmes paroles du Sauveur, le mot de « frère », pour signifier les fils d’un même Père, quand il ira du Christ aux chrétiens, ou au contraire, des chrétiens aux chrétiens, ne sera pas non plus univoque, il sera analogue et franchira un abîme. Ne me sera-t-il pas possible, en me tournant vers la pre­ mière des Personnes divines, de l’appeler Père, si je m’adresse à elle au nom du Fils, qui, en s’incarnant, est devenu mon frère? Oui et non. Je peux, je dois, m’adresser à la première Personne au nom du Fils, c’est-à-dire pour la saluer comme Père du Fils incréé et incarné. Mais je ne saurais m’adresser à la première Personne au nom du Fils, devenu notre frère par l’incarnation, pour la saluer comme Père d'une créature. La première Personne n’engendre, au sens propre, que Celui qui est notre Frère incarné, elle n’est Père que d’un seul de tous ces frères, elle ne saurait engendrer des créatures. 598. L’analogie de proportionnalité propre peur être seulement métaphysique, ou au contraire révélée ; c’est la seconde que nous appe­ lons suranalogie de la foi. Cf. Connaissance et inconnaissance de Dieu, Fribourg, 1943, p. 96 [ch. III, § 5]. 599. III, qu. 23, a. 2, ad 2. LES PRÉSENCES DE LA TRINITÉ 617 Lorsque, en tant que frères du Christ, nous nous tournons vers Dieu comme vers notre Père, cela veut dire très certaine­ ment que Dieu est Père à la fois du Christ et de nous. Mais ce n’est pas à dire qu’il le soit de la même manière, ni sous le même rapport. Il est Père du Christ, et Dieu du Christ, pour autant qu’il l’engendre sans le créer : disons, pour autant qu’il est première Personne de la Trinité. U est notre Père et notre Dieu, pour autant qu’il nous crée à la vie de la nature et de la grâce, sans nous engendrer au sens strict : disons, pour autant qu’il est la Trinité tout entière. « Mon Dieu et votre Dieu w600. Ces deux significations révélées de la relation de paternité sont essentiellement différentes. Elles sont analogiques. Nous espérons pouvoir montrer bientôt leur parenté profonde. 4. Trois présences de la Trinité dans le monde S’il n’y a pas de relation réelle de Dieu au monde, il y a relation réelle du monde à Dieu. Les natures créées sont réelle­ ment suspendues à ce Dieu qui est un en trois personnes. Elles peuvent l’être à trois étages, à trois degrés essentiellement dif­ férents, le degré inférieur n’exigeant jamais celui qui est supé­ rieur, mais le degré supérieur entraînant toujours, par une nécessité soit métaphysique soit morale, la présence du degré inférieur. Il y a donc trois sortes d’unions du monde à Dieu, trois sortes de présences du monde à la Trinité ou de la Trinité au monde : la présence d’immensité, la présence de grâce ou d’inhabitation, la présence hypostatique. Après avoir dit que les relations trinitaires ne franchissaient pas la limite du créé, il nous faut voir si, et dans quelle mesure, le créé est admis à participer aux relations trinitaires. 600. Sur Jean, V, 42 et suivants : «Je vous connais pour n’avoir pas en vous-mêmes l’amour de Dieu. Je suis venu au nom de mon Père... », M.-J. LAGRANGE écrit : « Le soin évident de ne nommer Dieu que dans les rapports des Juifs avec Lui, tandis que pour le Fils il est simplement le Père, est une indication très claire que les rap­ ports spéciaux du Père et du Fils consistent en ce qu ils ont la même nature », Évangile de saint Jean, p. 157. II - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGUSE LES PRÉSENCES DE IA TRINITÉ 5. La Trinité tout entière présente dans le monde par son efficience ou son immensité mais conviennent entre eux, sont non pas distincts entre eux, mais unis dans la même vertu, que le Fils reçoit du Père603 en tant qu’ils émettent, qu’ils « spirent » l’Esprit saint ; ce n’est pas en raison de ce qui les oppose l’un à l’autre, l’un comme prin­ cipe et l’autre comme terme de la génération éternelle, c’est en raison de ce qu’ils ont ensemble de commun, qu’ils spirent l’Esprit saint : aussi l’Esprit procède-t-il du Père et du Fils comme d’un principe unique, cet unique principe recouvrant en fait, deux Personnes distinctes604. 618 1. Les personnes divines ne se distinguent entre elles qu’en raison de l'opposition de relation qui les réfère les unes aux autres. (L'opposition de relation est la seule qui puisse être transportée à l’intérieur de la divinité ; c’est la seule qui ne suppose pas nécessairement l'absence, dans l’un des deux termes, d'une réalité possédée par l’autre, la seule qui soit capable d’opposer entre eux deux termes parfaitement égaux: qu’on pense à une relation d'égalité ou de similitude.) Là où cette opposition n’apparaît pas, les Personnes divines n’appa­ raissent pas comme distinctes601. C’est ainsi que le Père et le Fils, si réellement distincts qu’ils soient d’ailleurs l’un de l’autre602, ne s’opposent pas entre eux, 601. En Dieu «tout est un, sauf où paraît l’opposition de relation », Concile de Florence, Decretum pro Jacobitis, Denz., n° 703. 602. Étant donné sa propriété singulière, la relation, le respectus ad, πρός Tl, peut être conçue, peut «tenir» dans trois conditions tout à fait diverses : 1° sans être réalisée, sans être étoffée et soutenue dans l’être par aucun esse in, par aucun respectus in. Alors la relation est de raison, non réelle. Elle résulte de la seule activité de l’esprit. Par exemple, les relations de l’être au néant, ou les relations entre deux abstractions: animalité et humanité. 2° en étant réalisée, en étant étoffée et soutenue dans l’être par un esse in, par un respectus in. Alors la relation est réelle. Elle est tout entière relation (réelle) par son respectus ad ; et elle est tout entière (relation) réelle, par son respectus in. Elle existe dans la réalité anté­ rieurement à la considération de mon esprit, qui ne fait que l’y découvrir. Par exemple, la relation d’égalité entre deux lignes, la rela­ tion de similitude entre deux boules d’ivoire, etc. Ce qui existe dans la réalité, ce ne sont pas seulement les deux boules, ni les deux blan­ cheurs (fondements de la relation) mais encore légalité ou la simili­ tude de ces deux boules. — Enfin si, pour employer le langage des mathématiciens, nous « passions à la limite », comme le contenu de la révélation évangélique va nous contraindre de le faire : 3° en étant réalisée, en étant étoffée et soutenue dans l’Être par un esse in infini, par un respectus in incréé, à savoir par l’Être divin lui- 619 même, absolu, illimité, subsistant. Elle sera tout entière relation, par exemple Paternité ou Filiation, par son respectus ad-, et elle sera tout entière réelle grâce à son esse in, à son respectus in, qui est l’être divin, i'Aséité divine, l’Absolu. Ainsi la Paternité est réelle et subsistante, la Filiation est réelle et subsistante ; elles s’opposent réellement l’une à l’autre, mais c’est identiquement la même Réalité qui les rend l’une et l’autre réelles et subsistantes. Nous tenons ici la notion de relation sub­ sistante, à laquelle les pères grecs déjà durent s’élever pour pouvoir, d’une part, échapper à la contradiction ; et, d’autre part, maintenir tout le réalisme et toute la splendeur de la révélation évangélique. Dès lors, il était établi qu’une pluralité de relations réelles au sein de [’Absolu était un mystère révélé, mais n’était point une absurdité ou une contradiction. Il était établi que la distinction qui opposait entre eux le Père et le Fils était réelle, tandis que celle qui opposait entre eux le Père et la divinité, le Fils et la divinité, était de raison. A l’ob­ jection : Deux réalités identiques à une même troisième sont iden­ tiques entre elles ; or, le Père est identique à la divinité et le Fils, lui aussi, est identique à la divinité ; donc le Père et le Fils sont iden­ tiques entre eux, - saint Thomas répondra que, selon quAristote luimane l’avait fait remarquer, le principe invoqué dans la majeure n’est pas nécessairement vrai, quand il y a entre les deux premières réalités une opposition de relation, I, qu. 28, a. 3, ad 1. 603. Concile de Florence, Decretum pro Graecis, 1439, Denz., n°691. 604. Le deuxième concile de Lyon, en 1274, confesse «que l’Esprit saint procède éternellement du Père et du Fils, non comme de deux principes, mais comme d’un principe unique; non par deux spirations, mais par une unique spiration », Denz., n° 460. Et saint THOMAS explique que le mot « principe » est ici assez vague, assez indéterminé, pour tenir à la fois la place de deux personnes ; selon la langue des logiciens, « il suppose confusément et indéterminément 620 II - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE C’est ainsi encore que le Père, le Fils et l’Esprit, d’ailleurs réellement distincts entre eux, ne s’opposent pas entre eux, mais conviennent entre eux, et sont non pas distincts entre eux, mais au contraire unis dans la même nature et la même vertu, en tant qu’ils créent et conservent l’univers60’’ : l’univers de la nature, et l’univers de la grâce, et même la sainte huma­ nité du Sauveur606. Et comme saint Thomas disait tout à l’heure que la proces­ sion de l’Esprit à l’intérieur de la divinité était due à deux per­ sonnes spirantes {duo spirantes) qui formaient ensemble un seul principe spirateur (unus spirator), nous disons maintenant que la procession des créatures hors de la divinité est due aux trois personnes créances {tres creantes) qui forment ensemble un seul principe créateur {unus creator), — le mot Créateur (comme d’ailleurs le mot Père quand nous disons : notre Père) « supposant » ici confusément et indéterminément pour les trois Personnes divines à la fois607. C’est la pensée que saint pour deux personnes à la fois », en sorte qu’il y a deux personnes spi­ rantes {duo spirantes) formant ensemble un seul principe spirateur {unus spirator), d’où jaillit une unique spiration {una spiratio), I, qu. 36, a. 4. Pour soutenir l’intelligence à ces hauteurs, pensons, si l’on veut, à l’enfant, qui unit en lui son père et sa mère et procède d’eux comme d’un seul principe ; ou à l’amour, qui unit en lui l’être et la connaissance, et procède d’eux comme d’un seul principe. 605. Le quatrième concile de Latran, en 1215, confesse un seul vrai Dieu, en trois Personnes consubstantielles, coégales, coomnipo­ tentes, coéternelles, unique principe de toutes choses, unum universo­ rum principium, Denz., n° 428. 606. Le onzième concile de Tolède, en 675, confesse que « c’est la Trinité tout entière qui a opéré l’incarnation du Fils de Dieu, car les œuvres de la Trinité sont inséparables, quia inseparabilia sunt opera Trinitatis », Denz., n° 284. 607. Saint THOMAS avait bien écrit qu’« il ne fallait pas juger du mot spirateur comme du mot créateur-, car l’Esprit procède du Père et du Fils en tant qu’ils sont deux personnes distinctes, tandis que la création procède des trois personnes, non en tant quelles sont des personnes distinctes, mais en tant qu’elles sont par essence quelque chose d’un ». Mais cette disparité entre les mots « spirateur » et « créa­ teur», saint Thomas l’avait introduite I Sent., dist. 11, qu. 1, a. 4, LES PRÉSENCES DE IA TRINITÉ 621 Thomas exprime dans les Sentences : « La création est l’acte des trois Personnes selon qu’elles sont non pas distinctes entre elles, mais unies par essence... C’est pourquoi nous disons que le Père et le Fils et l’Esprit sont un seul Créateur, unus Creator, bien que nous ne disions pas qu’ils soient un seul Créant, unus Creans»W)S. «La création étant l’œuvre de l’essence divine, est l’œuvre d’un suppôt [signifié d’une manière encore] indis­ tincte, opus suppositi indistincti ; car ce qui est signifié par le mot essence, c’est ce qui est, et de même par le mot Dieu. En conséquence, comme le Père et le Fils sont un, c’est-à-dire un seul Dieu, ils sont un seul Créateur, mais non pas un seul Créant»609, le mot créateur qui est substantif se référant à l’unité de l’essence divine, et le mot créant qui est adjectif se référant à la trini té des personnes. 2. Ce sont les trois Personnes divines, réellement distinctes entre elles, qui créent et conservent l’univers. Mais ce n’est pas en tant quelles sont distinctes l’une de l’autre par une opposi­ tion de relation, quelles agissent ainsi, c’est au contraire en tant quelles conviennent dans Tunité d'essence. L’être participé est une dérivation de l’Etre par soi, lequel appartient ex aequo aux trois personnes divines, étant l’aspect absolu, le respectus in par quoi elles sont toutes trois réelles et subsistantes, et non pas l’aspect relatif, le respectus ad par quoi elles s’opposent entre elles. Les trois Personnes divines qui sont distinctes entre elles, sont donc réellement présentes dans l’univers par l’effi- ad 2 ; et dist. 29, qu. 1, a. 4, ad 2, pour soutenir, à propos du mot ·< spirateur », une opinion qu’il rétracte précisément ici, I, qu. 36, a. 4, ad 7, comme le fait remarquer Cajetan. En sorte que la ressem­ blance que nous signalons entre ces deux mots doit être conservée. Cf. Concile de Florence, Decretum pro Jacobitis, 1442, Denz., n° 704 : « Le Père et le Fils ne sont pas deux principes de l’Esprit saint, mais un seul principe ; ainsi le Père, le Fils et l’Esprit saint ne sont pas trois principes de la créature, mais un seul principe. » 608.1 Sent., dist. 11, qu. 1, a. 4, ad 2. 609. Ibid., dist. 29, qu. 1, a. 4, ad 2. Cf. De potentia, qu. 9, a. 5, ad 20: «Rien n’empêche qu'une même création procède de trois Personnes qui ont la même nature et la même vertu ». 622 11 - LE CHRIS Γ TÊTE DE L’ÉGLISE cience et l'immensité, mais elles n’y sont pas présentes en tant même que distinctes entre elles. Elles y sont présentes d’une présence obscure, ignorée, « matérielle », en raison de ce qui leur est commun, ratione communium ; elles n’y sont pas pré­ sentes d'une présence dévoilée, manifestée, « formelle», en rai­ son de ce qui leur est propre, ratione propriorum^. Ce sont les trois Personnes distinctes qui, ensemble, contiennent l'univers, et qui mettent sur lui leur empreinte; mais ces marques, quelles n’impriment qu’en tant quelles sont unes, ne les désignent que d’une manière cachée: elles ne seront pas lisibles à la seule raison, et ne pourront être recon­ nues que par ceux à qui le mystère des trois Personnes divines aura été révélé d’ailleurs. Ainsi mes yeux me disent seulement que cet être, qui vient à moi sur la route, est un homme; mais, si j’attends à cette heure mon ami, mon cœur l’aura déjà reconnu comme tel. De ce que l’univers procède des trois Personnes distinctes, il porte leur empreinte ; mais de ce qu’il procède de ces trois Personnes comme d'un seul principe, cette empreinte reste vir­ tuelle : elle est comme un diamant qui demeure dans l’ombre, et que le jour pourra faire étinceler. Quand la lumière de la foi divine se tournera vers le monde créé, ce sera pour découvrir en lui avec ravissement les innombrables empreintes de la Trinité : les unes, qui ne seront que de simples vestiges, les autres qui seront de vraies images. En deçà des vestiges et des images, il existe des similitudes encore plus fragiles de la Trinité. Saint Bonaventure les appelle des ombres. Les ombres, dit-il, représentent la Trinité divine de loin et confusément; les vestiges, de loin mais distinctement; et les images, de près et distinctement. Les ombres nous per­ mettent de connaître les réalités divines communes, en tant même qu’elles sont communes aux trois Personnes ; les vestiges nous permettent (grâce à la révélation610 611) de connaître les réa610. La thèse suivant laquelle « Personae divinae, ratione proprio­ rum, habent causalitatem » est attribuée à Henri de Gand par SCOT et par CAJETAN, qui s’accordent à la combattre. Pour ce dernier, voir in I, qu. 45, a. 6, n° II. 611. Voir plus loin, p. 627. LES PRÉSENCES DE LA TRINITÉ 623 lités divines communes, en tant quelles sont appropriées aux Personnes - l’unité au Père, la forme au Verbe, l’inclination à [Amour les images nous permettent (toujours grâce à la révélation) de connaître les réalités divines, en tant même qu elles sont propres aux Personnes612. On pourrait dire que les ombres, qui sont, pour des raisons diverses, le royaume des poètes et des mystiques, ne représentent la Trinité qu’en vertu d’une analogie de proportionnalité impropre et métaphorique, à la manière dont les eaux courantes sont appelées vives sans avoir aucunement la vie, par ressem­ blance à la vie. Les vestiges réussiraient bien à nous conduire, en vertu d’une analogie de proportionnalité propre et métaphy­ sique, jusqu’à la connaissance de la Cause première613 et de ses attributs comme telle ; mais ils seraient, par eux-mêmes, inca­ pables de servir à exprimer et à nous faire entendre la révélation de ce qui est propre aux Personnes. Quant aux images, en vertu de la même analogie de proportionnalité propre métaphysique, elles nous feront connaître beaucoup plus nettement la Cause première avec ses attributs d’intelligence et d’Amour ; mais, en outre, elles vont pouvoir signifier le mystère de la Trinité, en vertu cette fois de l’analogie de proportionnalité propre révélée, de la suranalogie de la foi614, dont la consistance est d’ordre non 612. Saint BONAVENTURE, I Sent., dist. 3, pars 1, qu. 2, ad 4. Étienne GlLSON, La philosophie de saint Bonaventure, Paris, 1924, pp. 196-227, insiste sur l’orientation pratique donnée par saint Bonaventure à cette « analogie universelle ». 613. Connaissance et inconnaissance de Dieu, p. 20 [ch. I]. 614. A la question : « L'homme est-il image de Dieu quant à la Trinité des personnes?» saint THOMAS répond que «la proposition: l'homme est à l’image de Dieu, parce qu'il imite la nature divine, n’exdut pas, mais entraîne bien plutôt la proposition : l’homme est à l’image de Dieu, parce qu'il représente les trois Personnes..., car, en Dieu, l’unique nature divine existe en trois Personnes», I, qu. 93, a. 5. Sur quoi, CAJETAN fait remarquer que, de ces deux propositions, la première est connaissable par la seule raison, scita ; tandis que la seconde n’est connaissable que par la révélation et la foi, credita. 624 Π - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE pas métaphorique, comme l'a cru le P. de Régnon, mais méta­ physique1'15. 3. « Π taut que notre intelligence, en contemplant le Créateur dans ses ouvrages, sache qu’il est cette Irinicé dont la trace, vestigium, apparaît, comme il convient, dans la créature », écrit saint Augustin ; et, s’efforçant de pénétrer un texte où Hilaire attribue l'éternité au Père, la forme à l’image, l’action au Don, aeternitas in Pater, species in Imagine, usas in Munere, il explique qu’au cœur de chacune des créatures, son être, sa forme, son inclination, sont un vestige où nous pou­ vons reconnaître le Père, le Verbe, et l’Amour615 616. Essayons d’approfondir la présence d’efficience ou d’immensité de la Trinité dans l'univers, et les deux degrés qui peuvent lui convenir, selon qu’il s’agit, en donnant à ces deux mots leur sens le plus fort, d'un vestige ou d’une image61 . La nature divine est participée par les créatures en tant que commune aux trois Personnes, et c’est pourquoi les créatures ne contiendront rien en elles qui puisse relever d’une Personne en tant quelle s’oppose aux autres. Mais du fait que cette nature divine, participée par les créatures, subsiste en trois Personnes, il résulte non seulement que nous ne trouverons 615. La théorie du P. de Régnon est examinée et critiquée du point de vue thomiste par M. T.-L. PENIDO, Le rôle de l'analogie en théologie dogmatique, Paris, 1931, pp. 295 et suiv. 616. De Trinitate, livre VI, ch. X, n° 12. Cf. S. THOMAS, I, qu. 45, a. 7. La pensée de saint Thomas sur les trois éléments constitutifs du vestige, qui flotte encore un peu dans I Sent., dist. 3, qu. 2, a. 2, est stabilisée dès le IV Contra Gentes, ch. XXVI : « toute chose est une par sa substance, déterminée par sa forme spécifique, et ordonnée». C’est ainsi qu’on la retrouve dans le De potentia, qu. 9, a. 9 : « Le Père est représenté par ce qui est premier dans la créature, laquelle est une et subsistante; le Verbe par la forme, qui dérive de l’idée de l’agent; l’Amour, par f ordonnance de la créature ». 617. Saint THOMAS lui-même les emploie parfois dans un sens très élargi, quand il dit, par exemple, qu’Adam, en tant que principe des autres hommes, est plus que l’ange à l’image de Dieu, / Sent., dist. 3, qu. 3, a. 1, ad 4. LES PRÉSENCES DE LA TRINITÉ 625 rien en elles qui permette de nier la distinction des Personnes, mais encore que nous y pourrons déchiffrer, sous le rayon de la révélation et de la foi, des signes — vestiges ou images - qui feront remonter notre regard jusqu’à ces trois Personnes. Descendons, pour un instant, au plan de la métaphysique. Elle nous dit que Dieu est l’Être par soi, la Vie par soi, l’Esprit par soi, qu’en lui l’Être est Vie, et la Vie, Esprit. Elle nous dit encore qu’il peut être participé par les créatures à divers degrés. Dans l’ange et dans l’âme humaine, en qui l’être est vie, et la vie esprit, la Spiritualité divine est participée d’une manière sans doute transposée et analogique, mais propre, réelle, « formelle » ; de ce fait, l’esprit de l’ange et l’esprit de l'homme sont à \image de la nature divine. Dans les créatures où l’être est vie, mais non esprit (animaux et végétaux), et dans celles où il n’est ni vie ni esprit (minéraux), la Spiritualité divine n’est participée que « virtuellement », ou si l’on veut « causalement », ce qui signifie que ces créatures présupposent la Spiritualité comme propriété de leur Cause créatrice : il ne faut rien de moins que l’Être par soi, c’est-à-dire que la Vie par soi et que l’Esprit par soi, pour créer un grain de sable ; alors, ce qu’on trouvera dans ces créatures, ce sera non plus l’image, mais seulement le vestige de Dieu. L’ange postule la Spiritualité pure et divine à titre d’image ; l’atome la postule à titre de vestige. Son être, sa forme, son inclination618, l’atome ne les posséderait pas s’il ne dépendait d’une Cause en qui l’Être, la Forme, l’Amour subsistent à l’état de spiritualité pure. D’une manière générale, le vestige réfère à la cause sans la représenter dans ce qu elle a de plus haut : la fumée est vestige de feu ; les empreintes, vestiges d’êtres vivants ; les créatures non spirituelles, vestiges de Dieu ; tandis que \image réfère à la cause en la représentant précisément dans ce quelle a de plus haut, de plus différencié, de formel : le feu produit est image (univoque) du feu producteur; le petit d’un vivant, image (univoque) de ses parents ; les créatures spirituelles, 618. Mensura, numerus, pondus, ou encore: modus, species, ordo, cf. S. Thomas, I, qu. 45, a. 7, qui correspondent au Père qui est Source, au Fils qui est Sagesse et Art, à l’Esprit qui est Fin ou Terme. 626 Il - LE CHRIST TÈTE DE L’ÉGLISE images (analogues, transposées, proportionnelles) de Dieu619. Jusqu’ici nous n'avons pas quitté la métaphysique. Je sais donc que l’Être pur, qui est Intelligence pure et Amour pur, crée par son intelligence (qui conçoit) et par son Amour ou sa Volonté (qui réalise). Mais la doctrine sacrée va me faire franchir un abîme. Elle me dit que l’action intérieure {operatio) par laquelle Dieu se connaît, aboutit à un Verbe per­ sonnel, à un Fils {operaturn) réellement distinct du Père dont il procède ; et que l'action intérieure par laquelle il s’aime, abou­ tit à un Amour personnel, à un Esprit {operaturn) réellement distinct du Père et du Fils620. Elle me découvre, de ce fait, qu'en raison d'un rapport profond et d’une nécessité cachée, que je n’aurais jamais soupçonnés, que l’Etre essentiel, com­ mun aux trois Personnes et par lequel elles existent d’une iden­ tique existence, peut être approprié au Père, Source et Principe de toute l'activité trinitaire ; que l'intelligence essentielle, com­ mune aux trois Personnes, et par laquelle elles connaissent d’une identique connaissance, peut être appropriée à l'intelligence personnelle, c’est-à-dire au Verbe ; que l’Amour essentiel, commun aux trois Personnes, et par lequel elles aiment d'un identique amour, peut être approprié à l’Amour personnel, c’est-à-dire à l’Esprit. En sorte que là où je disais : Dieu crée par son Intelligence et par son Amour, je vais pou­ voir dire maintenant, en vertu du même rapport profond et de la même nécessité cachée : Dieu crée par son Verbe et par son Esprit. « Créer, dit saint Thomas, n'appartient pas en propre à une Personne particulière, mais est commun à toute la Trinité. Pourtant, les Personnes divines, en raison de la manière dont elles procèdent, sont engagées dans la création... De même que l’artiste œuvre par la conception qu’il forme dans son intelligence et par l’amour de sa volonté qu’il reporte sur la chose à exécuter, ainsi Dieu le Père crée par son verbe qui est le Fils, et par son amour qui est l’Esprit saint ; et ainsi, ce sont les processions des Personnes, pour autant qu elles incluent les 619. Cf. S. Thomas, I. qu. 45, a. 7 ; qu. 93, a. 6. 620. Il faudrait dire: quasi operatum plutôt que operatum., afin d’exclure toute idée de création. LES PRÉSENCES DE LA TRINITÉ 627 attributs essentiels de science et de volonté, qui expliquent la production des créatures »(’21. Grâce à la révélation, je sais que supprimer le Verbe serait supprimer l’intelligence essentielle, qui aboutit nécessairement au Verbe; que supprimer l’Esprit, serait supprimer l’Amour essentiel, qui aboutit nécessairement à l’Esprit. En un mot, supprimer l’intelligence et l’Amour en tant qu’ils aboutissent aux Personnes, serait en outre les supprimer en tant qu’ils aboutissent aux créatures. Si donc, comme nous le disions tout à l’heure, il y a, dans les créatures, des vestiges et des images de l’intelligence et de l’Amour essentiels, je devrai, à la lumière de la foi, reconnaître qu’il y a, dans les créatures, des vestiges et des images des trois Personnes divines : l’être, la forme, l'inclination des créatures non spirituelles n’étant res­ pectivement que des vestiges du Père, du Fils, de l’Esprit ; l’être, la forme, l’inclination des créatures spirituelles étant en outre respectivement images du Père, du Fils, de l’Esprit. « Du fait quelles recèlent quelques aspects qu’il est nécessaire de faire remonter jusqu’aux Personnes divines comme à leur Cause, toutes les créatures représentent la Trinité par manière de vestige : elles ont en effet chacune leur être, leur forme spé­ cifique, leur inclination à agir »621 622623 . Mais, « du fait quelles pos­ sèdent l’intelligence et l’amour en vertu desquels elles peuvent concevoir un verbe d’où procède un amour, les créatures rai­ sonnables représentent la Trinité par manière d'images»61-. 621. I, qu. 45, a. 6. « Pour autant qu’elles incluent les attributs essentiels de science et de volonté », c’est-à-dire ratione appropriatorum, non ratione propriorum, cf. I Sent., dist. 3, qu. 2, a. 1, ad 3. Saint Thomas dit encore : « Même les processions des personnes sont, d’une certaine manière, cause et raison de la création. » I, qu. 45, a. 7, ad 3. 622. I, qu. 45, a. 7 : « In qualibet creatura inveniuntur aliqua quae necesse est reducere in divinas personas sicut in causam » : c’est la foi qui nous révèle cette nécessité, et c’est en raison des attributs divins de science et d’amour que les Personnes sont une Cause unique. 623. Ibid. Cf. qu. 93, a. 6. 628 Π - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE 4. Au chapitre XXVI du quatrième livre Contra Gentes, saint 1 homas, ayant rappelé, sous la plus haute formulation quelle ait reçue de saint Augustin, l image de la Trinité en l'homme, mens, notitia, amor, explique en quoi cette image est utile à nous faire entrer dans la connaissance de la révélation et en quoi elle est déficiente. « On peut, dit-il, discerner trois manières d’exister de l’esprit : il existe en sa propre nature, comme principe d’activité et de procession ; il existe dans l’in­ telligence, comme conçu ; il existe dans la volonté, comme aimé ». Pareillement, Dieu existe comme principe dans le Père ; comme conçu et engendré, dans le Verbe ; comme aimé et procédant par voie d'amour, dans l’Esprit. Mais voici les différences. En nous, l'esprit en tant que conçu et l’esprit en tant qu’aimé sont, dans leur réalité entitative, de simples acci­ dents ; comment donc seraient-ils des personnes ? et l’esprit en tant que principe d’intelligence et d’amour, n’est pas non plus une personne, il n’est que partie dans la personne humaine. Tandis qu’en Dieu, le Père, le Fils et l’Esprit sont une même nature ; et chacun d’eux est une personne parfaite, intelliger et aimer étant réellement identiques à l’Etre divin. Pourtant l’image divine déposée en nous par la Trinité, et que saint Thomas appelle l’image de création, imago creatio­ ni^, si imparfaite quelle soit, nous est précieuse infiniment, car elle nous permet, à l’aide de la révélation et de la foi, d’en­ trer dans la connaissance du dernier secret des trois Personnes divines. 5. Il importe d’y insister : qu’il s’agisse d’ombres, ou de ves­ tiges, ou d’images, les créatures ne peuvent me faire remonter jusqu’aux Personnes divines que dans la nuit de la foi. En rai­ son de ma seule connaissance naturelle, je suis, devant le mys­ tère de la Trinité, cet aveugle qui perçoit le parfum de la Rose, mais qui ne soupçonne rien de sa couleur et de son éclat62’. 624.1, qu. 93, a. 4. 625. On trouve cette comparaison chez Molina. Cf. M. T.-L Penido, Le rôle de l’analogie en théologie dogmatique, p. 222, note 2. LES PRÉSENCES DE LA TRINITÉ 629 La fin des ombres, des vestiges et des images n’est pas de nous faire découvrir la T rinité ; elle est, à l’occasion des créa­ tures même les plus humbles, de nous la faire retrouver comme présente intimement à tout l’univers, mais comme incapable de résider parfaitement ailleurs qu’en elle-même. Pour saint Thomas, comme pour saint Bonaventure, le fait d'être vestiges ou images de la T rinité, loin d’être surajouté aux créatures comme un accident, tient à leurs entrailles mêmes, à leur nature même626. Et cependant, saint Thomas et saint Bonaventure pensent que, tandis que les philosophes s’arrêtent aux natures sans pouvoir en lire la signification, les croyants sont seuls capables de discerner, et les contemplatifs de sans cesse redécouvrir avec émerveillement, dans les créatures, leur caractère de vestiges et d’images de la Trinité627. Pour saint Thomas et pour saint Bonaventure, les philosophes n’ont connu, par la raison, que l’Unité, que la Vérité, que la Bonté divines, à savoir que les attributs que nous, croyants, appro­ prions aux trois Personnes divines628629 : ils les ont connus, pré­ cise saint Thomas, seulement en tant qu’attributs, non pas en tant qu’appropriés^. Ou, s’ils ont su quelque chose de la Trinité des Personnes divines, comme semble parfois le suppo­ ser saint Augustin630, c’est, selon saint Thomas, soit à la suite 626. S. Thomas, I Sent., dist. 3, qu. 2, a. 3 ; S. Bonaventure, IISent., dist. 16, a. 1, qu. 2. 627. S. Bonaventure, Hexaem., XII, 15: «Hunc librum legere est altissimorum contemplativorum, non naturalium philosophorum, quia solum sciunt naturam rerum, non ut vestigium. » 628. S. Bonaventure, I Sent., dist. 3, pars 1, qu. 4. 629. S. Thomas, I Sent., dist. 3, qu. 1, a. 4, ad 4. 630. Saint Bonaventure cite le De civitate Dei, livre XI, ch. XXV. Mais il vaudrait mieux peut-être citer les Quaestiones in Heptateu­ chum, livre II, ch. XXV : « Les plus célèbres philosophes des Gentils, bien qu’ils aient philosophé sans l’Esprit saint, ne se sont pas tus au sujet du Père et du Fils, comme Didyme l’a rappelé » ; et In Joannem, traité 2, n° 4 : « Les philosophes dont l’apôtre écrit, qu’/Zr ont connu Dieu, Rom., I, 21, ont vu, comme le dit Jean, que toutes choses ont été faites par le Verbe. On trouve, en effet, dans leurs livres, que Dieu a un Fils unique, par qui tout a été fait. Ils ont pu voir ce qui est, mais seulement de loin. » 630 Il - I E CHRIST I E LE DE L’ÉGLISE d'une révélation, soit pour en avoir entendu parler651 ; ou encore, selon saint Bonaventure, soit sans comprendre ce qu'ils disaient, soit touchés par un rayon de foi, fidei radio illustrai?*1. 6. La présence objective de la Trinité dans les justes par la grâce et par la gloire 1. A suivre, fût-ce dans la lumière de la révélation et de la foi, les traces - ombres, vestiges ou images - quelle laisse dans le monde par sa présence d’efficience et d’immensité, je reste, devant la Trinité sainte, comme devant une Rose mystérieuse, que son parfum décèle à distance, mais dont la splendeur, l’éclat, les profondeurs, que je devine, bien plus, dont je suis assuré et qui me sont divinement attestés, me demeurent néanmoins inaccessibles et étrangers. Rose à la fois trop connue et trop inconnue : trop connue pour ne pas éveiller en moi le désir, et trop inconnue pour suffire à le combler. Cette distance, cette barrière interposée, sera-t-elle toujours infranchissable ? Ne sera-t-elle pas renversée quelque jour? Ne pourrai-je pas, du moins dans l’au-delà, peut-être même dès ici-bas, m’emparer de la Rose, me perdre en la Trinité comme l’éponge dans l’Océan ? « Si quelqu’un m’aime, il gardera ma parole, et mon Père l’aimera, et nous viendrons à lui, et nous ferons chez lui notre demeure» (Jean, XIV, 23). Oui, la Rose peut être saisie, elle peut être possédée ! Toute distance entre elle et nous, ici-bas déjà, est abolie, quand, dans la nuit, nous la touchons par cet amour qui est charité. Et, plus tard, la Rose sera vue, il faudrait dire bue, par la connaissance de la vision bienheureuse : « Maintenant nous voyons dans un miroir, en énigme, mais alors nous verrons face à face» (I Cor., ΧΙΠ, 12). Il y a, pour dès ici-bas, un amour, et en outre, pour plus tard, une connaissance, dans lesquels la Rose trinitaire elle-même peut être communiquée et livrée, venir elle-même à notre rencontre pour nous investir et nous enclore. Voilà donc, supposant la présence par manière d'effi-631 632 631. S. Thomas, I Sent., dise. 3, qu. 1, a. 4. 632. S. Bonaventure, I Sent., dise. 3, pars 1, qu. 4. LES PRÉSENCES DE LA TRINITÉ 631 cience ou d’immensité, une nouvelle présence, par manière d’objet ou de rencontre, avec ses deux degrés, celui de la cha­ rité, qui nous est accessible ici-bas, et celui de la vision, réservé pour l’au-delà. 2. A chacun de ses deux degrés, la présence de rencontre va supposer dans nos âmes l’apparition d’une merveilleuse empreinte, produite par les trois Personnes divines agissant à la manière d'une Cause unique, comme toujours lorsqu’il est question d’une efficience, mais en vue cette fois de nous trans­ mettre les suprêmes réserves communicables de l’Etre divin et de ses richesses, car la destination de cette empreinte sera de nous référer immédiatement, de nous jeter, pour ainsi dire, au mystère même de la vie trinitaire et des trois divines Personnes. Par la gloire et par la vertu du Christ, est-il écrit dans la deuxième Epître de Pierre, « vous avez été gratifiés de précieuses et de très hautes promesses, afin que, par elles, vous deveniez participants de la nature divine, vous étant soustraits à la corruption qui est dans le monde et qui vient de la convoi­ tise» (l, 4). Voilà l’empreinte de la grâce, voilà cette participa­ tion à la nature divine qui va nous permettre, la nature étant principe d’opération, d’agir dans une certaine mesure selon que Dieu agit, de le connaître selon qu’il se connaît, de l’aimer selon qu’il s’aime, à savoir de le connaître et de l’aimer immé­ diatement, tel qu’il est en lui-même. L’empreinte de la grâce est beaucoup plus qu’un vestige, car elle est toute spirituelle. C’est donc une image en nous de la Trinité. Image incomparablement plus parfaite que celle qui tient à la nature même de notre âme intelligente et aimante. Image non seulement du Créateur de l’univers, mais des pro­ fondeurs les plus secrètes de la nature divine, image dès ici-bas par conformité de grâce, image dans l’au-delà par similittide de foireGii. En plus de 1’« image de création », commune à tous les hommes, qu’il se plaît634 à trouver signalée dans le récit de la Genèse, I, 26 : « Dieu dit : Faisons l’homme à notre image, 633.1, qu. 93, a. 4. 634. De potentia, qu. 9, a. 9. 632 Il - LE CHRIST TÊTE DE L ÉGLISE selon notre ressemblance », saint Thomas reconnaîtra donc un nouvel ordre d'images, naissant d’une rencontre avec la Trinité connue et aimée63\ D’abord, chez les justes, une « image de recréation », marquée dans le grand texte de l’apôtre aux Corinthiens : « Pour nous tous, le visage découvert, réfléchis­ sant comme dans un miroir la gloire du Seigneur, nous sommes transformés en la même image, de plus en plus res­ plendissante, comme par le Seigneur, qui est Esprit » (II, III, 18). Puis, chez les bienheureux, une « image de similitude qu’on peut découvrir dans l’Épître aux Romains, VIII, 29: «Il les a prédestinés à être conformes à l’image de son Fils ». Il y a donc plusieurs sens superposés dans le cri de recon­ naissance du psalmiste : « La lumière de votre face, ô Seigneur, s’est imprimée en nous ». 3. Le mystère de la double empreinte de la grâce, ici-bas, et de la gloire plus tard, c’est qu’elle est à la fois finie et infinie : finie dans sa réalité créée et entitative, car elle est comme une qualité imprégnant l’âme ; infinie dans sa réalité intentionnelle, car elle est un regard et un amour s’égalant à la Trinité tout entière et aux trois Personnes divines, sur lesquelles ils débou­ chent. Nous fait-elle participer à la déité en tant que celle-ci est une nature unique, ou en tant précisément quelle subsiste en trois personnes distinctes ? Il faudra faire à la fois, croyonsnous, les deux réponses, selon le point de vue où l’on se pla­ cera. Considérée entitativement, l’empreinte de grâce et de gloire apparaît comme une participation à la nature divine, en tant même quelle est commune aux trois Personnes, quantum ad communia ; considérée intentionnellement, elle apparaît comme une participation à la nature divine, en tant même qu elle subsiste en trois Personnes, opposées entre elles par leurs relations propres, quantum ad propria. Du point de vue 635. « Imago... per unitatem objecti, in quantum creatura rationa­ lis intelligit et amat Deum ; et haec est quaedam unionis conformitas, quae in solis sanctis invenitur, qui idem intelligunt et amant quod Deus. » Ibid. LES PRÉSENCES DE LA TRINITÉ 633 entitatif et subjectif, saint Thomas dira que « l’adoption est commune à la Trinité tout entière656 » et que « Dieu est notre Père par une efficience volontaire qui lui est commune avec le Fils et l’Esprit saint »636 637. Du point de vue intentionnel et objectif, saint Jean de la Croix écrira que le Saint-Esprit, en produisant en l’âme « un attouchement et sentiment très déli­ cat d’amour..., l’élève à spirer en Dieu la même spiration d’amour que le Père spire dans le Fils et le Fils dans le Père, qui est ce même Esprit saint, qu’ils spirent en elle, dans cette transformation »638. Considérée entitativement, l’empreinte de grâce et de gloire est une participation à la nature divine en tant que commune aux trois Personnes. Elle a pour fin, en effet, de nous faire connaître et aimer Dieu tel qu’il est en lui-même, avec un rayon de la connaissance par laquelle il se connaît, et un rayon de l’amour par lequel il s’aime. Or, l’acte de connaissance par lequel Dieu se connaît, et l’acte d’amour par lequel il s’aime, est commun au Père, au Fils, à l’Esprit. C’est en effet, par un acte de connaissance unique que, d’une part, le Père connaît, en engendrant le Verbe, et que, d’autre part, le Verbe et l’Esprit connaissent, mais sans engendrer ; et c’est par un acte d’amour unique que, d’une part, le Père et le Fils aiment, en spirant l’Esprit, et que, d’autre part, l’Esprit aime, mais sans spirer. Car, ne l’oublions pas, ce n’est pas en tant que telle (absolute) que Γintellection divine engendre le Verbe, c’est seu­ lement en tant quelle appartient au Père et quelle procède du Père (in quantum personata a Pâtre) ; pareillement, ce n’est pas en tant que tel et absolument, que l’amour divin spire l’Esprit, c’est seulement en tant qu’il appartient au Père et au Fils et procède d’eux comme d’un seul principe. Or, l’empreinte de grâce et de gloire nous fait participer à l’intellection divine, non pas en tant que, par son appartenance au Père, elle engendre le Verbe, mais seulement en tant quelle est com636. III, qu. 23, a. 2, ad 3. 637. Ibid., ad 2. 638. Cantique spirituel, strophe 38, édit. Silverio, t. III, p. 171 ; édit. Chevallier, p. 308 ; trad. Lucien-Marie de S. Joseph, p. 906. 634 Il - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE mune aux trois Personnes ; pareillement, l'empreinte de grâce et de gloire nous fait participer à l'amour divin, non pas en tant que cet amour, procédant du Père et du Fils, spire et pro­ duit l’Esprit, mais seulement en tant qu’il est commun aux trois personnes. Dans l'ordre entitarif, participer à la connais­ sance et à l'amour par lesquels Dieu se connaît et s'aime tel qu'il est en lui-même, ce ne sera donc d’aucune manière parti­ ciper à la connaissance en tant que génératrice du Verbe, et à l’amour en tant que producteur de l’Esprit. Mais, considérée intentionnellement, l’empreinte de grâce et de gloire réfère les âmes par la connaissance et l’amour à la nature divine en tant même qu elle s’épanouit en trois Personnes distinctes. Elle les tourne vers le Père, comme engendrant son Fils unique - alors c’est en un sens suprême et réservé quelles lui disent Père, - et vers le Fils, comme unique engendré du Père; vers le Père et le Fils, comme spirant conjointement l’Esprit, et vers l’Esprit, comme spiré par eux. En sorte que, conformément à la mutuelle interdépendance et à la mutuelle réciprocité des Personnes, appelées par les Pères circuminsession (périchorèsis), et qui jette en quelque sorte, d’une pan le Père vers le Fils et le Fils vers le Père, et d’autre part le Père et le Fils vers l’Esprit, et l’Esprit vers le Père et le Fils, les âmes marquées de l’empreinte de grâce et de gloire vont être, pour ainsi parler, jetées elles aussi, par leur connaissance et par leur amour, du Père vers le Fils et du Fils vers le Père, de tous deux vers l’Esprit et de l’Esprit vers tous deux ; elles vont être mises en état de pouvoir consentir, par toutes les puissances de leur être, d’une part au Père en tant même qu’il engendre le Fils, puis au Fils comme engendré par le Père ; d’autre part au Père et au Fils, en tant même qu’ils spirent l’Esprit puis à l’Esprit, comme spiré par eux deux. On pourra dès lors, et même on devra dire de ces âmes, mais cette fois d'un point de vue intentionnel et objectif, qu’avec le Père, elles engendrent le Verbe, et qu’avec le Père et le Verbe, elles spirent l’Esprit ; et aussi, qu’avec le Verbe, elles sont engendrées par le Père, et qu’avec l’Esprit, elles sont spirées par le Père et le Verbe. L’important sera de rappeler que l’on s’ex­ prime alors non pas dans le registre entitarif, mais dans le registre intentionnel de la connaissance et de l’amour. LES PRÉSENCES DE LA TRINITÉ 635 4. Quittons le point de vue intentionnel pour revenir au point de vue ontologique et entitatif. «Va vers mes frères et dis-leur : Je monte vers mon Père et voire Père... », cela veut dire: Il est mon Père en tant qu’il m engendre, et il est votre Père, non plus en tant qu’il vous engendre639640 , mais en tant que, uni à Moi et à l’Esprit, il vous cw, vous conserve et vous comble, faisant ainsi pour vous, d’une manière incomparable, infinie, ce qu’un père fait pour ses enfants. Nous venons d’opposer, à la suite du Symbole de Nicée, les deux verbes engendrer et créei^. En raison de chacun d’eux, cependant, Dieu dans la lumière de la foi, est appelé Père. D’où vient donc la parenté profonde de ces deux mots de Père, dont la signification révélée étant analogique, est pour­ tant, ici et là, essentiellement différente ? Selon les théologiens thomistes, le Père est, dans la généra­ tion du Verbe, le principe qui engendre (principium quod) ; l’intelligence divine d’une part, et la nature divine d’autre part, sont les principes par Lesquels il engendre (principium quo), l’intelligence étant principe prochain, et la nature prin­ cipe radical. Dès lors, on pourra dire, si on les considère en tant quelles appartiennent au Père, en tant quelles sont ■'modifiées» par le Père, que l’intelligence divine et que la nature divine elle-même tout entière, sont « paternelles » à l’égard du Fils641. Or, cette même intelligence et cette même nature divines, considérées cette fois-ci sans doute comme modifiées» par les trois Personnes ensemble, sont le principe de notre être, de notre vie, de notre conservation. L’opération qui procède de l’intelligence et de la nature divines, en tant que modifiées par les trois Personnes, pour aboutir à la créa­ ture, apparaît ainsi comme une transposition analogique de l’effusion qui procède de l’intelligence et de la nature divines, 639. Le mot esc pris au sens strict. 640. « Natum (genitum) non factum », Denz., n° 54. 641. «Idem intellectus Patris et Filii, in Patre modificatus rela­ tione paternitatis, generat, [sedi non *n Filio». BlLLUARr, De Trinitate, dissert. 2, a. 2, prob. 3°, édit. Brunet, t. I, p. 495. 636 Π - 1Έ CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE en tant que modifiées par le Père seul, pour aboutir au Fils monogène. Et nous pouvons dire que c’est précisément parce que l'intelligence et la nature divines sont (en tant que modi­ fiées par le Père) paternelles à l’égard du Fils unique, quelles sont (en tant que modifiées par les trois Personnes ensemble) paternelles à l’égard des créatures. Entre la paternité propre au Père, et la paternité commune à toute la Trinité, il faut établir un rapport d’analogie de proportionnalité propre, relevant du domaine de la révélation. D’où les paroles du Sauveur: «Je monte vers mon Père et votre Père ». Ce que nous venons de dire du caractère paternel de la nature divine, disons-le aussi de son caractère filial et de son caractère spirituel ou pneumatique. Les rapports du Père et du Fils sont mutuels. C’est par la nature divine que le Père engendre le Fils et c’est par la nature divine que le Fils fait retour au Père. Considérée en tant que possédée ou « modifiée » par le Fils, la nature divine est tout entière filiale à l’égard du Père. Si donc cette nature divine, - en tant qu elle est cette fois-ci modifiée non plus par le Verbe seul, mais par les trois Personnes divines, - est partici­ pée chez les hommes par la grâce et la gloire, il est compréhen­ sible que son caractère de filialité leur sera, lui aussi, commu­ niqué, d’une manière non pas certes univoque mais analogue. Dans le premier cas, la nature divine, possédée intégralement, est filiale, comme référant le Fils unique au Père ; dans le second cas, la nature divine, possédée par participation, est filiale, comme référant les enfants d’adoption à la Trinité tout entière. Mais, puisque Dieu est nécessairement Trinité, nous pouvons assurer que c’est parce que la nature divine est filiale de la première manière, qu elle peut être filiale de la seconde manière. Nous tenons ici la raison profonde qui fera dire à saint Thomas que notre « filiation adoptive est une certaine similitude de la filiation éternelle » du Verbe, et quelle peut être « appropriée au Père comme à son auteur, au Fils comme à son exemplaire, à l’Esprit saint comme à celui qui imprime en nous l’effigie de cet exemplaire w642. 642. III, qu. 23, a. 2, ad 3. LES PRÉSENCES DE LA TRINITÉ 637 On dira pareillement que, si on la considère comme le principe quo, d’une part de la procession de l’Esprit à partir du Père et du Fils, et d’autre part du retour de l’Esprit aux deux premières personnes, la nature divine est tout entière spirituelle et pneumatique. On comprendra dès lors pourquoi cette même nature divine, considérée cette fois-ci comme com­ mune aux trois Personnes divines, puis comme participée en nous par les dons de la grâce, peut être en nous tout entière pneumatique, nous référant au Père, au Fils et à l’Esprit, d’une manière semblable, par analogie, à celle dont l’Esprit luimême se réfère au Père et au Fils, comme à un unique prin­ cipe. Ainsi, en vertu de l’empreinte de grâce et de gloire qui est, entitativement, une similitude analogique de la nature toute spirituelle, tout amoureuse, et toute pneumatique de Dieu, et qui pourra de ce fait être appropriée à l’Esprit saint, nous allons être rendus capables, intentionnellement, par la connaissance et l’amour, de rejoindre d’abord la Personne même de l’Esprit saint, afin en elle, à travers le Fils, de remon­ ter jusquau Père, Source éternelle de toute la Trinité. 5. « Du Père, par le Fils, dans le Saint-Esprit », ou dans l’autre sens, « dans le Saint-Esprit, par le Fils, jusqu’au Père », telle est la circulation de la vie trinitaire exprimée selon les for­ mules chères aux Pères grecs. Or, cette circulation de vie nous appartient, nous sommes engagés en elle, entraînés par elle, en raison de l’être intention­ nel de la grâce et de la gloire. Nous pouvons descendre du Père, qui est le Principe, par le Fils, qui est sa Main, jusqu’à l’Esprit qui est son Doigt ; et remonter de l’Esprit, au Fils et au Père. Dans la gloire, où l’intelligence et l’amour béatifiques seront toujours en acte, toutes ces choses se feront simultané­ ment. Mais ici-bas, en ce temps-ci, où les opérations de la grâce sont successives, les âmes peuvent commencer d’entrer dans le commerce des relations trinitaires à partir de l’une des trois Personnes divines, qui, ultérieurement, les entraînera, avec elles, vers les deux autres. Nous croyons même que, selon quelle pénétrera dans le cœur de la vie trinitaire, et que la 638 II - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE mutuelle inexistence (circuminsession) des Personnes divines lui sera découverte, à partir soit du Père, soit au contraire du Fils ou du Saint-Esprit, Pâme entrée dans les états mystiques sera portée invinciblement à attribuer, par appropriation, les grâces intimes dont elle sera comblée et qui lui viendront indubitablement de la Trinité tout entière, soit au Père, soit au contraire au Fils ou au Saint-Esprit. C'est dans cette perspective que nous lisons et expliquons les grands beaux textes de Marie de l’incarnation, ursuline: • Cette suradorable Personne (du Verbe) s’empara de mon âme, et, l’embrassant avec un amour inexplicable, l’unit à soi et la prit pour son épouse... Je ne me voyais plus, étant deve­ nue lui par participation. Puis, par des petits moments, je me connaissais et avais la vue du Père éternel et du Saint-Esprit, puis de l’unité des trois divines Personnes. Etant dans les gran­ deurs et dans les amours du Verbe, je me voyais impuissante de rendre mes hommages au Père et au Saint-Esprit, parce qu’il tenait mon âme et toutes ses puissances captives en lui, qui était mon Époux et mon Amour, qui la voulait toute pour lui. Dans l’excès de son divin amour et de ses embrassements, il me permettait néanmoins de porter mes regards de fois à autres, au Père et au Saint-Esprit, et ces miens regards por­ taient signification de ma dépendance, quoiqu’il ne se passait rien d’imaginaire, soit par similitude ou autrement. En cette occasion, mon âme connaissait les opérations distinctes de chacune des trois divines Personnes »643. Et encore644 : « Il ne se passe pas un moment à autre chose qu’à me laisser conduire par son Esprit (du Verbe incarné) et à suivre sa pente ou à pâtir son opération ; et en cela, il n’est point besoin d’espèces645, parce que l’âme est si éclairée quelle distingue sans hésiter si c’est le Père éternel ou le Fils ou le Saint-Esprit qui opère en elle ». λ 643. Écrits spirituels et historiques, Paris, 1930, t. II, pp. 252-253. 644. Ibid, p. 496. 645. Nous gloserions : comme moyen formel de connaissance, cf. Connaissance et inconnaissance de Dieu, p. 116 [ch. rv, fin du § 4]. LES PRÉSENCES DE LA TRINITÉ 639 6. 11 reste à toucher un dernier point, assez délicat, et qui relève de l'aspect intentionnel de l’empreinte de grâce et de gloire. Saint Thomas, et à sa suite tous ses disciples, expliquent que, dans la vision bienheureuse, l’essence divine elle-même s’unira à notre intelligence créée, à titre non seulement à'objet contemplé, mais encore de principe formel de connaissance. Elle se donnera à nous pour être l’idée dans laquelle nous pourrons la connaître, et notre intelligence deviendra, de ce fait, non pas certes entitativement, mais intentionnellement, Dieu lui-même6·*6. Une question se pose ici. L’essence divine, qui s’unit aussi intimement à notre intelligence créée, est-elle l’essence en tant que commune aux trois Personnes ? ou est-elle l’essence en tant que modifiée par l’une des trois Personnes, par exemple par le Verbe ? Dans le premier cas, semble-t-il, nous ne pour­ rions connaître Dieu quant aux Personnes, quantum ad pro­ pria·, et dans le second cas, ne faudrait-il pas concéder que nous sommes apparentés plus immédiatement au Verbe qu’aux deux autres Personnes ? Nous répondrons en utilisant la distinction, faite par saint Thomas et ses disciples, entre l’essence ou la nature divine selon quelle est, toujours dans le registre intentionnel, d’une part forme, et d’autre part objet de l’intelligence bienheureuse. Lorsqu’on dit, de la nature divine, quelle est l’idée, l’es­ pèce, la forme dans laquelle notre intelligence béatifiée verra Dieu face à face, il est clair qu’il s’agit de la nature divine, non pas en tant que, modifiée par le Père, elle connaît en engen­ drant nécessairement le Verbe ; mais en tant quelle est, pour les trois Personnes, un commun principe de connaissance, par lequel le Fils et l’Esprit connaissent sans engendrer. 646. « Divinam essentiam uniri intellectui per seipsam..., est ipsam facere formaliter intellectum, esse actu ultimo ipsum Deum intelligibiliter... Hoc autem sufficienter fit, substantia ipsa divina concurrente ad visionem beatam immediate ut objectum et princi­ piumformale visionis. » CAJETAN, in I, qu. 12, a. 2, n° XVI. 640 Π - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE Mais la nature divine, considérée comme « principe formel » de la vision béatifique, va permettre à l'intelligence des élus de s’ouvrir immédiatement sur la nature divine, consi­ dérée comme objet de la vision, à savoir sur la nature divine modifiée par les trois Personnes divines, avec ce qu elles ont de propre, à savoir sur le Père comme engendrant, sur le Fils comme engendré, sur l’Esprit comme spire. En tant quelle est commune aux trois Personnes divines,la nature divine nous appartient intentionnellement à titre de principe formel de connaissance béatifique ; en tant quelle est modifiée par l’une des trois Personnes, par le Père qui engendre son Fils unique, ou par le Fils unique faisant retour à son Père, la nature divine même ne nous appartient intention­ nellement qu’à titre à'objet de connaissance béatifique. Ce que nous venons de dire, dans le registre de l'être inten­ tionnel de connaissance, du double rôle de forme et d'objet, assumé par la nature divine elle-même, pour rendre possible, dans l’au-delà, la vision béatifique, il faudrait, croyons-nous, le dire proportionnellement, dans le registre de l'être intentionnel d'amour, du double rôle de forme et d’objet, assumé par la nature divine elle-même pour rendre possible, dès ici-bas, Γha­ bitation de la Trinité tout entière dans l’âme juste. 7. Nous avons dit que les relations trinitaires ne franchis­ saient pas la barrière du créé, mais que nous pouvions être assumés jusqu’à elles, en vertu de relations qui ne sont réelles que de notre part. Nous avons dit encore que la nature divine est tout entière paternelle, tout entière filiale, tour entière pneumatique, du fait quelle est le principe par lequel, d’une part, le Père engendre le Fils et le Fils retourne au Père, et par lequel, d’autre part, le Père et le Fils spirent l’Esprit et l’Esprit retourne à eux deux. Et c’est pourquoi la nature divine peut être tout entière paternelle, tout entière filiale, tout entière pneumatique dans ses rapports à l’égard de ses créatures, en qui elle imprime son image de grâce et son image de gloire, lesquelles, dans l’ordre entitatif, peuvent être appropriées tantôt au Père, tantôt au LES PRÉSENCES DE ΙΛ TRINITÉ 641 Fils, tantôt à l’Esprit saint : ces appropriations reposant sur l’analogie de proportionnalité propre révélée, qu’on peut éta­ blir, entre, d’une part, l’opération ad intra de la nature divine en tant que modifiée par une seule des Personnes divines, et, d’autre part, l’opération ad extra de cette même nature divine en tant que commune aux trois Personnes. En raison de l’image de grâce et de l’image de gloire impri­ mée en elles enritativement, les âmes créées pourront, tout d'abord, se reconnaître filles de la Trinité tout entière et pro­ noncer le Notre Père. Elles pourront encore consentir, par la connaissance, par l’amour, par toutes les profondeurs de vie qui sont en elles, à l’activité du Père engendrant son Fils unique et du Fils unique faisant retour à son Père, à l’activité encore du Père et du Fils spirant l’Esprit et de l’Esprit faisant retour à eux deux. Elles seront ainsi entraînées dans les rap­ ports rrinitaires qui relient les Personnes entre elles ; elles entreront, mais intentionnellement, non enritativement, dans la circuminsession des divines Personnes.7 7. La présence du Verbe dans le Christ 1. La nature humaine du Christ est sans doute créée et conservée, quant aux dons de la nature et de la grâce, par une efficience commune aux trois Personnes divines. Mais elle est enracinée, pour y subsister, dans la seule Personne du Verbe, du Fils unique et éternel. En cette nature humaine, c’est donc la pure Filiation éternelle elle-même qui se manifeste visible­ ment à nous, qui s’incarne au milieu de nous. Le Verbe fait chair, le Fils de Dieu fait homme, le Christ, Tien qu’il soit, dit saint Thomas, quant à sa nature humaine, créé et justifié ne peut être appelé Fils de Dieu ni en raison de cette création ni en raison de cette justification ; il est appelé ainsi en raison de la génération étemelle seule, par laquelle il est exclusivement Fils du Père. A aucun titre, le Christ ne peut être appelé fils du Saint-Esprit, ou fils de la Trinité tout entière»6'17 : parler ainsi, serait affirmer, en effet, que le Christ est quelqu’un d’autre que le Fils unique du Père, lequel ne 647. III, qu. 32, a. 3. 642 Il - LE CHRIST TÈTE DE L’ÉGLISE peut être fils ni du Saint-Esprit ni de la Trinité. Quand donc le Christ dit : «Je monte vers mon Père et votre Père », il oppose sa filiation naturelle à notre filiation adoptive, trop imparfaite pour lui convenir. On peut même faire remarquer à ce propos que, si les deux filiations n'avaient pas été incompatibles dans le Christ, et si, comme font cru quelques théologiens, elles s'étaient ajoutées en lui, il aurait dit : «Je monte vers mon Père et notre Père ». 2. Mais si le Christ était, par nature, Fils éternel du Père, il portait cependant en lui, en raison de son humanité, la triple image de la Trinité tout entière : dans son âme l’image de créa­ tion ; et, à cause des dons de la vie surnaturelle qu’il apportait aux hommes, l’image de conformité de grâce et l'image àe simi­ litude de gloire. L'empreinte de grâce et de gloire touchait, dans le Christ, à son suprême degré possible d’intensité ; on peut même dire quelle y était infinie, en ce sens qu’elle y était comme un prin­ cipe universel, à l’égard de toutes les participations qui devaient ultérieurement en dériver648. En outre, du fait quelle résultait de l'incarnation, dans le Christ, non pas du Père ni de l’Esprit, mais du Fils, elle y revêtait une modalité filiale, que nous avons essayé de caractériser, et quelle communiquait à tout ce qu’elle touchait ; rendant filial tout l’univers en le recréant. Il nous reste ici un dernier problème à résoudre. C’est en vertu d’une même empreinte de grâce et de gloire, que d’une part les saints et les élus, et d’autre part la sainte humanité du Sauveur, certes, avec plus d’intensité et de pro­ fondeur que n’en pourront jamais avoir les saints et les élus, rejoignent intentionnellement, objectivement, les trois Personnes divines dans ce qu elles ont de propre. Mais, pour ce qui est des saints et des élus, par l’empreinte de grâce et de gloire qu’ils portent en eux, ils rejoignent le Père, comme engendrant sans créer, non pas eux-mêmes, mais bien son Fils unique ; ils le rejoignent comme Père de son Fils 648. Cf. III, qu. 7, a. 9, 11, 12. LES PRÉSENCES DE LA TRINITÉ 643 unique, engendré et non créé. Et c’est à la Trinité tout entière, comme au principe créateur et conservateur de leur être, qu’ils adressent le nom de Père, Notre Père qui êtes aux cieux. Tandis que, pour ce qui est de la sainte humanité du Christ, en vertu de l’empreinte de grâce et de gloire qu’elle porte en elle, elle rejoint, par la connaissance et l’amour, c’est-à-dire dynami­ quement, opérativement, la première des Personnes divines, comme étant le Père du Verbe même en qui elle subsiste, auquel est unie personnellement, hypostatiquement, avec qui elle ne fait qu’un ontologiquement, constitutivement ; en sorte que le Christ adresse le nom de Père, non pas à toute la Trinité, de qui il tient cependant sa nature humaine et les dons créés de la grâce, mais à la première Personne, génératrice du Verbe, de qui il tient d’être tout entier Fils de Dieu par nature. Pareillement, la sainte humanité du Christ, en vertu de [empreinte de grâce et de gloire quelle porte en elle, rejoint, toujours par la connaissance et l’amour, c’est-à-dire opérative­ ment, la troisième des Personnes divines, à savoir le SaintEsprit, qui est spiré conjointement par le Père et par ce Verbe en qui elle subsiste, auquel elle est unie hypostatiquement, avec qui elle ne fait qu’un constitutivement. Le Christ, par l’empreinte de grâce et de gloire qu’il porte en lui consent donc à l’Esprit, qu’il connaît et qu’il aime (voilà l’ordre inten­ tionnel) ; mais c’est uniquement comme Verbe et sans en appeler d’aucune manière au concours de son humanité, qu’il spire, de toute éternité, l’Esprit (voilà l’ordre ontologique). Prenons-y garde. Comme on dit : c’est un Dieu qui est mort sur la croix, mais s’il est mort, c’est quant à sa nature humaine, non quant à sa nature divine ; ainsi faut-il dire inversement que, si le Christ, vrai Dieu et vrai homme, est engendré par le Père et spire l’Esprit, ce n’est d’aucune manière en raison de sa nature humaine, c’est en raison uni­ quement de la Personne divine qui a assumé sa nature humaine. Il est vrai que, par l’empreinte de grâce et de gloire qui est en lui, le Christ adresse le nom de Père, non à la Trinité tout entière, mais en propre à la première Personne ; toutefois, c’est en raison de l’union hypostatique, laquelle demeure le privilège 644 Il - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE incommunicable du Christ. Dès qu’elle se trouve en d’autres natures humaines, non unies hypostatiquement au Verbe, l’em­ preinte de grâce et de gloire ne peut reconnaître, dans la pre­ mière Personne, que le Père du Fils unique, engendré et non créé. Il est impossible qu’une créature se reconnaisse, pour elle, un autre Père que la Trinité tout entière de qui lui viennent tous les dons de la nature et de la grâce. D’ailleurs, cette paternité de toute la Trinité à l’égard des créatures et des fils adoptifs, est une participation analogique de la paternité éternelle qui aboutit au Fils unique, engendré, et non créé. C’est en raison de l'union hypostatique qu'un Dieu a pu mourir ; dans de pures créatures il est impossible qu'un Dieu meure. De même par un mouvement inverse, c’est en raison de bunion hypostatique que l’empreinte de grâce et de gloire peut rejoindre la première personne comme Père, d’une manière propre-, dans de pures créatures, cela est impossible. Le nom de Père elles le donneront, pour ce qui les concerne elles-mêmes, à toute la Trinité, mais elles pourront, en raison de l’analogie qui existe entre la paternité de « création » et la paternité de «génération », l’approprier à la première Personne. Selon le grand mot de Cajetan, l’incarnation « a élevé l’uni­ vers tout entier jusqu’à la personne divine ». Elle a fait appa­ raître, dans la sainte humanité du Sauveur, une intensité inouïe de grâce et de gloire. Cette empreinte de grâce et de gloire, en tant qu'elle appartient au Christ d'une manière incom­ municable, prononce le nom de Père en se tournant vers la première des Personnes divines. En tant qu'elle appartient au Christ dime manière communicable, elle se tourne vers la Trinité tout entière, mais elle est caractérisée par une modalité filiale qui s’étend à tous les enfants d’adoption, et même à la création tout entière, soulevée elle aussi « par l’espérance d’être affranchie de la servitude de la corruption, pour avoir part à la liberté glorieuse des enfants de Dieu » (Rom., VIII, 21). 8. Conclusions Nous disions, au début de cet excursus, qu'un thomisme vraiment fidèle, c’est-à-dire vivant, est capable : 1° de recueillir 1 héritage des pères orientaux et, au besoin, de délivrer leur LES PRÉSENCES DE LA TRINITÉ 645 pensée profonde des imperfections d’une expression encore tâtonnante6*19; 2° de faire droit aux postulations des grands mystiques occidentaux ; 3° de s’enrichir elle-même au contact de ces données précieuses et toujours inépuisables. Revenons un instant sur ces trois points. 1. Essayant de deviner le diagramme de la Trinité qui se dis­ simule sous les spéculations des docteurs orientaux, le P. de Régnon écrit : « Le diagramme grec de la Trinité n’était pas un triangle se refermant sur soi-même. C’était une ligne droite par­ tant du Père, passant par le Fils et aboutissant au Saint-Esprit... De là cette forme si fréquente : du Père par le Fils dans l’Esprit, dans laquelle les prépositions qui distinguent les personnes expriment un départ, un passage, une arrivée »650. Il ajoute un 649. Veut-on un exemple ? Ayant rappelé qu’« il n’y a qu’un seul Principe des êtres, opérant par le Fils, et perfectionnant dans l’Esprit», saint BASILE, pour empêcher qu’on imagine trois actions imparfaites qui s’additionneraient ensemble, ajoute : « Le Père n’a pas in du Fils, puisqu’il opère par son seul vouloir, mais il veut en même temps par le Fils. Le Fils, non plus, n’a pas besoin d’un secours, puisqu’il agit semblablement au Père ; mais le Fils veut per­ fectionner par l’Esprit ». On comprend sa pensée : l’action créatrice du Père n’est pas moindre que l’action créatrice de toute la Trinité, car, dit saint THOMAS, «tantus est Pater quanta tota Trinitas», I, qu. 30, a. 1, ad 4 ; qu. 42, a. 4, ad 3. Mais, sans le Fils, le Père ne pourrait agir: il ne serait même pas. Nous citons ici saint Basile d’après le P. de Régnon, opus cit., t. I, p. 354. 650. Opus cit., t. I, p. 340 - Selon saint THOMAS, la vertu spirative, numériquement une, est commune au Père et au Fils, en sorte que l’Esprit procède non pas moins du Fils que du Père, mais paiement des deux, à savoir du Père ET du Fils. Mais, cette vertu spi­ rative, le Fils la reçoit du Père, en sorte que l’Esprit procède du Père PAR le Fils, I, qu. 36, a. 3. Le concile de Florence déclare l’expression : -L’Esprit procède du Père par le Fils» exacte, car le Fils est cause (selon la terminologie des Grecs) ou principe (selon la terminologie des latins) de la subsistence du Saint-Esprit, comme le Père, Denz., n° 691. L’important est que la première formule ne fasse pas oublier que l’Esprit procède du Père ET du Fils comme d'un principe unique, cf. concile de Lyon, Denz., n° 460. Et que la seconde formule ne 64b Il - I E CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE peu plus loin que les trois astres du Père, du Fils, de l’Esprit « sont par rapport à nous exactement l’un derrière l’autre. Leur lumière nous parvient donc absolument unique et simple, et notre œil la prend pour l’éclat d’une unique étoile. Tel est le symbole de l’ordre naturel »651. Disons plutôt : tel est le symbole de la présence d'efficience de la Trinité, qu’il s’agisse de l’ordre naturel, ou de l'ordre de la grâce6'2, ou même de la sainte huma­ nité du Christ4’". Le Père, le Fils, l’Esprit, réellement distincts entre eux en raison des opérations ad intra, ne sauraient se dis­ tinguer en raison des opérations ad extra0^. Il y a certes trois Personnes créantes, mais qui sont incapables de se distinguer dans l’acte meme par lequel elles créent, - la création étant nécessairement en deçà de leurs oppositions respectives, - et qui ne font donc qu’un seul Principe créateur. La foi nous mon­ trera, dans l'œuvre quelles accomplissent en commun, les ombres, les vestiges, les images, de ces trois Personnes créantes. fasse pas oublier que l’Esprit, procédant PAR le Fils, ne procède pas moins du Fils que du Père. C’est surtout selon la seconde formule que l’on pourra parler, avec les Pères, de la récapitulation des Personnes divines dans la première d’entre elles. Le P. DE RÉGNON cite, par exemple, le texte du pape saint DENIS : « Il est nécessaire qu’au Dieu de toutes choses soit uni le Verbe divin. Il faut qu’en Dieu revienne habiter et vivre le SaintEsprit. Enfin, il est de toute nécessité que la divine Trinité soit récapi­ tulée et ramassée en un seul, comme en un faîte, c’est-à-dire dans le Dieu de toutes choses, le Tout Puissant ». Opus cit., 1.1, p. 405. 651. Opus cit., 1.1, p. 362. 652. Le grand souffle, les langues de feu, les grâces intérieures de lumière et d’amour qui, au jour de Pentecôte, remplissent le cœur des disciples, de même que l’apparition de la colombe, lors du baptême de Jésus, sont X œuvre commune des trois Personnes, destinée à mani­ fester la troisième Personne dans ce qu elle a de propre. 655. « La Trinité tout entière a opéré l’incarnation du Fils de Dieu, car les œuvres de la Trinité sont inséparables. Mais seul le Fils a pris la forme d’esclave... » XIe Concile de Tolède, en 675, Denz., n° 284. 654. «Omnia sunt unum, ubi non obviat relationis oppositio*. Concile de Florence, Decretum pro Jacobitis, en 1442, Denz., n° 703. LES PRÉSENCES DE LA TRINITÉ 647 Mais, continue le P. de Régnon, voici que les trois astres, disposés en ligne droite, vont s’ébranler. L’Esprit s’approche de la Vierge, le Verbe s’incarne en elle, et le Père lui-même vient dans le juste régénéré : Nous viendrons à lui et nous ferons chez lui notre demeure (Jean, XIV, 23). « Telle est 1 œuvre sur­ naturelle de la déification »655. Traduisons ces images en lan­ gage théologique. Nous dirons que, par l’empreinte de grâce et de gloire, ce sont les trois Personnes elles-mêmes qui sont sai­ sies et possédées, d’une manière intime et ineffable, comme objet de connaissance et d’amour, dans ce quelles ont de propre: la première étant saisie comme Père du Fils, la seconde comme Fils du Père, la troisième comme Esprit de l’un et de l'autre, de l’un par l’autre : « Dans le don même de la grâce sanctifiante, l’Esprit saint est possédé et vient habiter l’hom­ me: en sorte que, ce qui est donné et envoyé, c’est l’Esprit saint lui-même »656. Le P. de Régnon a raison d’écrire de cette présence d inhabitation, que les Grecs aiment à appeler une déification de l’homme, qu’« elle est au-dessus de toute causa­ lité efficiente. Il y faut, non plus un décret formulé de loin, mais pour ainsi parler, un contact établi entre notre substance et la substance divine, par l’inhabitation substantielle et per­ sonnelle des trois Personnes divines. Il faut que le Fils et le Saint-Esprit soient envoyés au monde dans leurs propres Personnes et non pas seulement dans leurs actions ». « De là, continue-t-il, toute la théorie grecque des missions divines »657. Précisons : et toute la théorie thomiste des missions divines. 655. Opus cit., t. I, p. 362. Ce n’est donc plus le diagramme de la ligne droite. 656. S. Thomas, I, qu. 43, a. 3. - Le P. de Régnon craint qu’à notre époque, le dogme de l’unité divine n’« ait comme absorbé le dogme de la Trinité», opus cit., t. I, p. 365. Il n’est pas nécessaire, >our réagir contre la tendance qu’il signale, d’opposer les grecs aux atins. Il suffit d’opposer, à la notion déiste de la Providence, le mys­ tère trinitaire, tel qu’il est défini par les conciles de Nicée, de Tolède, de Lyon, de Florence, et tel qu’il est compris par la grande théologie, notamment celle de saint Thomas, si ouverte aux influences des pères grecs, comme l’a établi récemment encore, Ignaz Backes. 657. Opus cit., t. I, p. 361. 648 Π - LE CHRIST TÊTE DE L’ÉGLISE La présence d’inhabitation, qui avait été accordée par anti­ cipation, sous le régime de la loi de nature et de la loi mosaïque, en raison de la future venue du Christ, ne reçoit sa perfection plénière qu'à partir du temps de la mission visible de l'incarnation, aboutissant à la Tête, qui est le Christ, et de la mission visible de Pentecôte, aboutissant au Corps, qui est l’Eglise : la grâce de Pentecôte ayant pour fin d’adapter, en quelque manière, le Corps au Chef, et, en ce sens seulement, d’élever tout l'univers à l’ordre hypostatique. 2. De cette présence objective de la Trinité dans l’âme juste, les mystiques occidentaux ont parlé merveilleusement. On est étonné de voir avec quelle désinvolture Bossuet, dans son Instruction sur les états d'oraison, parle de plusieurs d’entre eux, et comment il se montre plus préoccupé de les excuser que de s’instruire au contact de leur expérience: «Ils n’ont cessé d’enchérir les uns sur les autres : ce qui, à la fin, les a mis au rang des auteurs dont on ne fait point d’usage. Car qui connaît maintenant Harphius ou Ruysbroeck lui-même, ou les autres écrivains de ce caractère ? Non que la doctrine en soit mauvaise, puisque, comme l’a sagement remarqué le car­ dinal Bellarmin, elle est demeurée sans atteinte ; ni que leurs écrits soient méprisables, puisque beaucoup de savants auteurs les ont estimés et en ont pris en main la défense ; mais à cause qu'on n’a pu rien conclure de précis de leurs exagérations : de sorte qu’on a mieux aimé les abandonner, et qu’ils demeurent presque inconnus dans les coins de bibliothèques»6^. Sans doute, Bossuet cite avec respect beaucoup d’autres grands mystiques, mais même alors, il donne l’impression de chercher plus encore à les utiliser qu’à se laisser « informer » par eux. Il parle par exemple, au livre IX, de « la Mère Marie de l’incarnation, ursuline, qu’on appelle la Thérèse de nos jours et du nouveau monde » ; mais s’il avait lu ce quelle a écrit, dans sa Relation, de 1'« esprit apostolique », il n’aurait pas pu répliquer tout rondement, à Mme Guyon, au livre X, «que l’apostolat n'est pas un état d’oraison ». 658. Livre premier. LES PRÉSENCES DE LA TRINITÉ 649 Que saint Jean de la Croix ait été, non seulement canonisé, mais encore déclaré docteur de l’Église, c’est un acte dont l’initiative remonte jusqu’au Saint-Esprit, - lequel continue de diriger et d’assister l’Église animée par lui au jour de Pentecôte, - et dont la portée dépasse certainement la prévi­ sion de ceux mêmes qui en furent les plus dociles instruments. Désormais, les théologiens ne pourront plus se contenter de taxer simplement de folle exagération, d’hyperbole sans contenu doctrinal, de déviation pseudo-mystique, l’affirma­ tion suivant laquelle, par exemple, Dieu peut être connu et aimé de nous « avec une connaissance et un amour incréés ». Sans rien abandonner de l’exigence métaphysique, qui oblige à séparer par un abîme, dans l’ordre ontologique et entitatif, la créature du Créateur, ils devront néanmoins se rappeler que ce n’est pas en vain que le docteur mystique a pu écrire que l’âme transformée, dès ici-bas, « aime Dieu avec la volonté de Dieu, qui est aussi sa volonté à elle ; et elle peut l’aimer autant quelle est aimée de lui, puisqu’elle l’aime par la volonté de Dieu même, en le même amour dont il l’aime, qui est le Saint-Esprit, selon le mot de l’apôtre : gratia Dei diffusa est in cordibus nostris per Spiritum sanctum qui datus est nobis »659 ; et encore quelle « spire en Dieu la même spiration d’amour » que le Père et le Fils spirent « en elle », et qui est l’Esprit saint660. 3. Bien d’autres problèmes seront de la sorte imposés à l’at­ tention des théologiens scolastiques. Ils seront amenés, croyons-nous, à utiliser, beaucoup plus qu’ils ne l’ont fait, cer­ taines vues audacieuses et profondes de saint Thomas, concer­ nant par exemple la distinction de l’être entitatif et de l’être intentionnel, soit dans l’ordre de la connaissance soit dans l'ordre de l’amour. Les passages, notamment, où saint Thomas affirme que si l’essence divine ne peut, dans le registre de 1’être 659. Cantique spirituel, str. 37 ; édit. Silverio, t. III, p. 167; édit. Chevallier, p. 302 ; trad. Lucien-Marie de S. Joseph, p. 902. 660. Ibid, str. 38; édit. Silverio, t. III, p. 171 ; édit. Chevallier, p. 308 ; trad. Lucien-Marie de S. Joseph, p. 906. 650 Il - LE CHRIST TÊTE DE l’ÉGLISE entitatif, de Γ^ *· naturale^ actualiser aucune réalité à la manière d'une forme, cependant elle peut, dans le registre de l'être intentionnel, de F. La médiation des chrétiens et de l’Eglise ne peut être que corédemptrice. Cela veut dire qu elle est tout entière suspendue à celle du Christ, quelle en tire toute sa valeur, quelle est méritoire du salut d’autrui «de congruo », en vertu des convenances de l’amitié, qui por­ tent Dieu à exaucer ceux qui, étant dans le Christ, demandent au nom du Christ. Le Christ, qui a mérité en condignité la conversion d'Augustin, aidait Monique à co-mériter cette même conversion par la puissance de ses larmes. Il a mérité en condignité que le règne de Dieu vienne sur la terre; il nous aide, quand nous disons le Pater avec amour, à comériter la venue de ce règne. La médiation rédemptrice du Christ prévient, suscite, soutient la médiation coré­ demptrice des chrétiens, de l’Église, de la Vierge. g) La médiation corédemptrice est une médiation de suppôt et une immédiation de vertu Il importe, dès maintenant, d’éclairer pleinement le rapport de la médiation rédemptrice du Christ et de la médiation corédemptrice des chrétiens, de l’Église, de la Vierge. Les difficultés qu’éprouvent par exemple les pro­ testants à admettre une autre médiation que celle du Christ, viennent en partie de ce qu’ils se méprennent sur la nature de la médiation d’intercession. Ils pensent: addition et juxtaposition, là où il faudrait penser : subor­ dination, participation et compénétration, La médiation d’intercession est une médiation de l’ordre moral, mais elle s’éclaire par une distinction que faisaient les anciens à propos de la médiation dans 39. III, qu. 26, a. 1. IA VIERGE PROTOTYPE DE L’ÉGLISE 687 l’ordre métaphysique et dans l’ordre physique. La lune est portée par la terre, qui est portée par le soleil. Entre la lune et le soleil, la terre est une réalité, un suppôt inter­ posé. Elle porte vraiment la lune, mais sans alléger le soleil, qui porte totalement, par sa vertu d’attraction, à la fois la terre et la lune. C’est ce qu’on exprime en disant qu’entre le soleil et la lune, il y a médiation de suppôt, mais immédiation de vertu**. Transportons cette distinction dans l’ordre de la prière d’intercession. La conversion d’Augustin est suspendue aux prières de Monique, elles-mêmes suspendues à la prière du Christ en croix. Qu’on ne dise pas que Monique ne porte rien. Qu’on ne dise pas non plus que, ce que porte Monique, le Christ n’a pas à le porter. La médiation rédemptrice est celle qui toujours porte tout, totalement, par immédiation de vertu : elle porte cer­ taines choses par suppôts interposés, et d’autres, sans suppôts interposés. La médiation corédemptrice est celle qui s’interpose en suppôt, sans briser l’immédiation de la vertu rédemptrice’, elle porte vraiment de très lourdes charges, mais pour autant qu’il lui est donné d’être, ellemême, totalement portée par la médiation unique de la rédemption. b) Médiation corédemptrice individuelle des chrétiens Si le Christ, qui est tête, est rédempteur, et qu’il y ait symbiose entre la tête et le corps, il faut dire que l’Eglise est corédemptrice. En conséquence, dans la mesure où un homme devient membre du Christ et de l’Église, il est appelé à être corédempteur. 40. On peut penser, avec CLÉMENT D ALEXANDRIE, à I anneau de fer qui attire dans la mesure où il est lui-même attiré par 1 aimant. Strom., VU, 2 ; P. G., t. IX, col. 413. 688 Hl - LA VIERGE AU CŒUR DE L’ÉGLISE Peut-être n appartient-il encore que par le désir, au Christ et à l’Église en acte achevé. Alors, surtout si ce désir est intense, on verra la prière d’intercession se for­ mer spontanément dans son cœur. Ainsi avant le Christ, la médiation d'Abraham pour Sodome et Gomorrhe, au chapitre XVIII, 23-33, de la Genèse, est, non seulement une solennelle préfiguration, mais déjà une participation anticipée de la médiation rédemptrice du Christ ; elle n’a pas sauvé les villes pécheresses, — et Jérusalem, au temps de Titus et de Vespasien, ne sera pas non plus sauvée -, mais elle aura pu obtenir qu’au dernier instant soient sauvées des âmes, victimes de ces villes pécheresses. Après le Christ, l’appartenance au Christ et à l’Église par le seul désir, continue d’opérer des effets analogues : on verra, par exemple, les hassidim redécouvrir, au XVIIIe siècle, le prix de la prière d’intercession du juste41. Pour ceux qui appartiennent effectivement et corporelle­ ment: à l’Église en acte achevé, où la grâce est pleinement christique, c’est-à-dire sacramentelle et orientée, ils sont, 41. « xMaître du Monde, dira R. Abraham Josué Heschel d’Apta sur son lit de mort, tu sais que je n’ai aucun mérite ni aucun bien en raison duquel tu puisses me faire entrer après ma mort au paradis, parmi les justes. Il te faut donc me placer dans l’enfer parmi les méchants. Tu sais, Maître du Monde, que j’ai haï, d’une haine extrême, tous ceux qui transgressent ta volonté ; comment pourrais-je donc demeurer avec eux ? C’est pourquoi je te conjure de faire sortir de l’enfer tous les méchants parmi les fils d’Israël, afin de pouvoir ensuite m’y faire entrer ». P. J. DE MENASCE, Quand Israël aime Dieu, Paris, 1931, p. 163. L’auteur ajoute un peu plus loin, p. 175: «On ne saurait nier qu’avec cette intelligence si profonde de la prière et du rôle des saints comme médiateurs entre les hommes et Dieu, il y ait réellement quelque chose de nouveau dans le judaïsme... L’innovation est dans la pratique, dans ce phénomène étrange qu’est le mouvement hassidique, où l’on voit des masses accepter une notion qui peut nous paraître simple et de bon sens, qui ne l’était pas, et qui continue à ne l’être pas, pour des esprits qui, depuis de longs siècles, ont perdu le sens... de l’intercession ». LA VIERGE PROTOTYPE DE L’ÉGLISE 689 I de ce seul fait, appelés d’une manière immédiate à inter­ céder pour les autres. Ils peuvent, sans doute, manquer leur vocation, vivre dans la médiocrité, passer alternati­ vement du péché à la grâce, et finir par être simplement «des sauvés en raison de la prière des autres » - ou peutêtre, hélas ! des damnés. Mais, dans la mesure où ils sont fidèles à leur vocation, il leur est demandé d’intercéder à chaque messe, et même à chaque Pater, pour le salut du monde. Leur tâche n’est pas simplement d’être des membres sauvés par le Christ, elle est d’être dans le Christ, avec le Christ, par le Christ, des membres coré­ dempteurs du reste des hommes. Saint Paul ne cesse de prier Dieu pour ses disciples, demandant qu’ils soient remplis de la connaissance de la volonté divine en toute sagesse et intelligence spirituelle (Col., I, 9) ; il va même jusqu’à souhaiter d’être anathème et séparé du Christ pour le salut des siens (Rom., IX, 3). Les saints sont ceux qui, en Jésus, donnent leur vie pour le salut du monde42. 42. « Il m’est très agréable le désir de vouloir porter toute peine et fatigue jusqu’à la mort pour le salut des âmes. Plus on supporte, plus on montre que l’on m’aime ; plus on m’aime, plus on connaît de sua­ vité; et plus on connaît, plus la peine et la douleur de me voir offensé deviennent intolérables. Tu demandais que je mette et punisse sur toi les péchés d’autrui ; et tu ne t’avisais pas que c’était demander l’amour, la lumière, la connaissance de la vérité. Car je te l’ai dit, plus grand est l’amour, plus grandes sont la douleur et la peine ». Sainte CATHERINE de Sienne, Libro della divina dottrina, Bari, 1912, p. 11 ; trad. Hurtaud, t. I, p. 18. «Je voyais par une certitude intérieure les démons triompher de ces pauvres âmes qu’ils ravissaient au domaine de Jésus-Christ, notre divin Maître et souverain Seigneur, qui les avait rachetées de son Sang précieux. Sur ces vues et certitudes, j’en­ trais en jalousie, je n’en pouvais plus, j’embrassais toutes ces pauvres âmes, je les tenais dans mon sein, je les présentais au Père éternel, lui disant qu’il était temps qu’il fît justice en faveur de mon Époux, qu’il savait bien qu’il lui avait promis toutes les nations pour héritage... » Marie de L’INCARNATION, ursuline, Écrits spirituels et historiques, Paris, 1930, t. II, p. 310. Cf. l’encyclique Mystici corporis, A. A. S., 1943, pp. 213 et 221 ; voir plus haut, p. 558. 690 111 - LA VIERGE AU CŒUR DE L’ÉGLISE i) Médiation corédemptrice collective de ΓEglise 1. De la médiation corédemptrice individuelle du chrétien, il faut dire : 1° quelle se mesure à l’intensité de sa propre ferveur ; 2° qu’elle se déploie autour de lui par cercles concentriques, conformément à ce que saint Thomas appelle « l'ordre de la charité »43, qui gradue et hiérarchise les obligations de chacun : c’est d’abord pour Augustin que Monique doit prier et pleurer; 3° enfin, quelle ne s'étend guère au-delà des générations dont il est contemporain, en sorte qu'à propos d’elle, il faut, comme le faisait Cajetan quand il voulait prouver que le pape n’a pas à désigner son successeur4445 , rappeler le mot du Seigneur : « Ne soyez pas inquiets pour le lendemain, car le lendemain aura ses inquiétudes à lui : à chaque jour suffit son mal » (Mt., VI, 34)4\ 2. La médiation corédemptrice collective de l’Église se mesure, elle aussi, à sa ferveur, qui peut se détendre ou s’intensifier selon les temps et les lieux. Mais, toujours, la ferveur de l’Église est plus grande que celle de chacun de ses membres ; elle est faite d'un élan qui lui vient de Pentecôte et qui la porte à la rencontre de la Parousie: plus la piété de ses enfants est délicate, plus aussi ils éprouvent la puissance de cet élan qui les soulève et les entraîne, et plus aussi ils savent le prix de la prière d’in­ tercession de l’Église, de l’Épouse du Christ. L’Église, dans sa prière, a pour fin première et immé­ diate le rattachement progressif et toujours plus étroit de l’univers au Christ. Elle implore par le Pater la venue 43. II-I1, qu. 26. 44. Apologia de comparata auctoritate papae et concilii, chap. XIII, n° 740. 45. Il faut cependant réserver le cas des vocations exceptionnelles, comme nous l’avons fait plus haut, p. 570, note 552. IA VIERGE PROTOTYPE DE L’ÉGLISE 691 continuelle du règne de Dieu. L’intention première de chaque messe est celle même de la Croix, à savoir la sanctification et l’expansion de l’Église, corps du Christ, et par là, car c’est une même chose, le salut du monde’6. Mais l’Église présente n’existe pas tota simul. Elle dure dans le temps. Dès lors, c’est à chaque heure de son exis­ tence quelle porte devant Dieu le poids de l’humanité qui lui est contemporaine. Du moins pour une part : car, si Dieu envoie certains ouvriers à sa moisson de luimême (immédiation de suppôt), et s’il envoie d’autres ouvriers encore quand nous l’en prions, Mt., IX, 37-38 (médiation de suppôt) ; s’il est vrai, plus généralement, qu’il sauve les hommes, soit par de premiers dons qui préviennent toutes leurs pensées (immédiation de sup­ pôt), soit, au contraire, en suscitant et en exauçant leurs prières (médiation de suppôt), on devra dire qu’une part importante des grâces de conversion données au monde à chaque temps de sa durée sont l’effet de l’intercession de l’Eglise en ce même temps (médiation de suppôt). Il faut même ajouter que l’Église, à chaque temps de sa durée, répond devant Dieu de la durée correspon­ dante du purgatoire, dans la mesure où elle peut contri­ buer à en alléger l’exil par sa médiation (de suppôt). 3. Si l’on considère maintenant l’Église, non plus à tel moment de son existence, mais selon toute sa durée, de Pentecôte à la Parousie, pourra-t-on dire que sa média­ tion corédemptrice, s’étendant à tous les hommes pen­ dant tout ce temps, est universelle ? Oui, mais à condi­ tion de préciser qu’une telle universalité n’est que46 46. « Le canon de la messe témoigne, si on l’examine, que même les messes célébrées à des intentions particulières sont cependant tou­ jours célébrées explicitement pour les vivants et les morts». CAJETAN, De missae celebratione, Opuscules, t. II, traité III, chap. II. 692 HI - IA VIERGE AU CŒUR DE L’ÉGLISE relative ; car la médiation corédemptrice dont nous par­ lons : 1° ne vaut pleinement que pour l'âge où l’Église est pleinement formée, c’est-à-dire pour l’âge qui, selon les apôtres, est l'âge dernier, ou eschatologique, du monde, et qui commence à Pentecôte ; 2° elle n’obtient qu’une partie, sans doute importante, mais non la tota­ lité, des grâces données alors aux hommes. j) Médiation corédemptrice première et universelle de la Vierge A la différence de la médiation corédemptrice collec­ tive de l’Eglise, la médiation corédemptrice personnelle de la Vierge est universelle absolument : 1 ° elle s’étend à tous les hommes de tous les temps ; 2° elle obtient pour eux (médiation de suppôt) toutes les grâces qui dérivent de la rédemption du Christ (immédiation de venu); 3° elle est donc antérieure et enveloppante par rapport à la médiation co rédemptrice de l’Eglise. La médiation de la Vierge est, dès lors, le point vers lequel la médiation de l’Église tend sans jamais le rejoindre, comme la courbe rend vers son asymptote. C’est en la Vierge seule, que l’Église peut devenir médiatrice (d’une médiation corédemptrice) de toutes les grâces, mediatrix omnium gratiarum. 1. On se rappelle comment la théologie mariale a pro­ cédé pour établir que Marie a été conçue sans avoir le péché originel47. Pour être digne mère du Dieu rédemp­ teur, elle devait recevoir, cela est inscrit dans les exi­ gences d’une si haute notion, toute la pureté compatible avec le fait de sa rédemption par la croix du Christ. La difficulté était de savoir si, exempter la Vierge du péché originel, ce n’était pas du même coup la soustraire à la 47. Voir plus haut p. 674, note 28. [A VIERGE PROTOTYPE DE L’ÉGLISE 693 rédemption du Christ ? Dès que la notion de « rédemp­ tion préventive » sera dégagée, la difficulté tombera, et le triomphe de la doctrine de l’immaculée Conception de la Vierge sera assuré. Une démarche analogue éclairera la doctrine de la corédemption de la Vierge. Pour être digne mère d’un Dieu rédempteur du monde entier, Marie, cela est exigé par une telle notion, doit être associée à l’acte de la rédemption du monde, aussi intensément, aussi totale­ ment que le permettra sa condition de première rachetée par la croix du Christ. Mais peut-elle être corédemptrice du monde entier, peut-elle être corédemptrice première et universelle, étant elle-même rachetée ? C’est toute la question. 2. La réponse dépend de deux notions : la notion commune de corédemption ; la notion particulière de première rachetée et de première corédemptrice. a) Nous avons défini la notion commune de coré­ demption. Tout corédempteur doit être d’abord un racheté ; et plus la grâce qui le rachète est intense en lui, plus elle y devient corédemptrice. Le Christ rachète directement Monique et Augustin ; mais il provoque Monique à joindre des souffrances finies à ses souf­ frances infinies, une charité finie à sa charité infinie, en sorte qu’Augustin doit directement aux souffrances du Christ d’être racheté (immédiation de vertu), et directe­ ment aux souffrances de Monique d’être co-racheté (Monique porte directement Augustin, mais comme suppôt porté à son tour par le Christ). La conversion d’Augustin est tout entière méritée, en premier lieu et en condignité, par le Christ, et tout entière co-méritée en second lieu et en convenance par Monique. La coré­ demption est à la rédemption, le co-mérite est au mérite, comme la participation est à la Source - prenant d’elle 694 ΙΠ - IA VIERGE AU CŒUR DE L ÉGLISE sans rien lui apporter -, comme l’être de l'univers est à l'Être de Dieu : après la création, disent les théologiens, il n'y a pas, intensivement, plus d’être (non est plus esse), il y a seulement plusieurs participants à l'être (suntplura entia). Vouloir supprimer notre comérite en le Christ de peur de faire tort au mérite du Christ, notre corédemp­ tion en le Christ de peur de faire tort à la rédemption du Christ, ce n'est pas honorer, c'est au contraire blasphémer le mérite du Christ et la rédemption du Christ. Et demander « ce que vient faire le co-mérite et la corédemption dans le Christ, alors que le mérite et la rédemption du Christ suffisent », c’est finalement demander ce que vient faire l’être de l’univers, alors que l’Etre de Dieu suffit. b) Si Marie était rachetée de la manière commune, comme saint Jean, sainte Monique, le reste des hommes, elle serait corédemptrice à la manière de saint Jean, de sainte Monique, du reste des hommes. Mais précisément - c’est là le dogme de sa « rédemption préventive » et de sa Conception immaculée - Marie est rachetée d’une manière absolument unique, supérieurement à tout le reste des hommes, elle est la première des rachetés : dans l’ordre de l’intensité de la grâce, car, dans 1’ordre de la succession du temps, c’est Adam qui est le premier des rachetés. Elle est donc corédemptrice d’une manière absolument unique, supérieurement à tout le reste des hommes, elle est, dans l’ordre de l’intensité de la grâce, la première corédemptrice. Jésus la rachète sur la croix pour quelle soit, une fois rachetée par lui seul, coré­ demptrice avec lui de tout ce dont il est le rédempteur, c’est-à-dire de tout le reste du genre humain. Le privilège de son immaculée Conception, la plénitude et la crois­ sance de sa charité, les faveurs successives dont elle avait été comblée et qui lui avaient été concédées par anticipa­ tion et en raison de la Passion future du Christ, toutes ces grâces étaient destinées, quand la croix serait dressée, IA VIERGE PROTOTYPE DE L’ÉGLISE 695 à l'unir à la Passion infinie du Christ, directement rédemptrice de la Vierge elle-même et de tous les autres hommes, par l’acte d'une Compassion indicible, dépas­ sant en intensité, en élévation, en amplitude, tout ce que les hommes sont capables de concevoir, et directement corédemptrice de tous les autres hommes. 3. A la question que nous posions tout à l’heure : Marie peut-elle être corédemptrice du monde entier, étant elle-même rachetée ? il faut répondre que, Marie étant la première rachetée, par-dessus tout le reste de l’humanité, elle est, de ce fait, la première corédemp­ trice, par-dessus tout le reste de l’humanité. En Marie, l’Église rejoint le point vers lequel elle tendait sans pou­ voir l’atteindre par soi seule48. En Marie, l’Eglise est plei­ nement l’Église. En Marie, l’Église devient co rédemp­ trice dans le Christ, de tout ce dont le Christ est l’unique rédempteur, à savoir de tous les hommes, qu’ils le sachent ou qu’ils l’ignorent, de ceux qui ont vécu depuis le commencement du monde jusqu’au Christ, et de ceux qui vivent depuis le Christ jusqu’à la fin du monde. De même que le soleil porte la terre, qui porte la lune, mais tout le poids de la terre et de la lune pèse en fin de compte directement sur le soleil, ainsi la médiation rédemptrice du Christ porte la médiation corédemptrice 48. « L’Église tout entière est corédemptrice puisqu’elle coopère à la rédemption des hommes non seulement comme instrument de la grâce du Christ, mais par l’offrande de son propre sacrifice. Mais la Vierge l’est avant l’Église et pour la fondation de celle-ci... Parmi les corédempteurs, elle est la corédemptrice par excellence. Elle est la première et le modèle dans cet ordre. Parmi tous les associés du Christ, elle est par excellence l’Associée. Elle est le modèle et le type de l’Église, ΓÉpouse par excellence, celle en qui le genre humain est de plus près co-assumé avec l’humanité sainte du Christ». M.-J. NICOLAS, O. P., « La corédemption », Revue Thomiste, 1947, p. 44. 696 IU - LX VIERGE AU CŒUR DE L’ÉGLISE universelle de la Vierge, qui porte à son tour la média­ tion corédemptrice relativement universelle de l’Église et la médiation corédemptrice particulière des chrétiens, car il y a des âmes qui en portent d’autres comme une planète ses satellites ; mais tout le poids de la médiation corédemptrice particulière des chrétiens, et de la média­ tion corédemptrice relativement universelle de l’Église, et de la médiation corédemptrice absolument universelle de la Vierge, pèse en fin de compte sur ce moment de la vie du Christ où il entre en agonie et meurt sur la croix. k) Progrès de la doctrine de la corédemption univer­ selle de Marie. Eve et Marie 1. Le parallèle de la première et de la seconde Eve valait déjà, nous l’avons dit, pour rappeler que l’une et l’autre ont été créées sans nul péché, immaculées. Les Pères ont utilisé ce même parallèle, mais pour opposer les sorts contraires d'Ève et de Marie, l’une coopérant à notre catastrophe, l’autre à notre rédemp­ tion. Ils attirent ainsi notre attention sur le rôle positif de Marie dans notre rédemption. Cependant le principe de la coopération de Marie à l'œuvre de notre rédemption reste chez les Pères à l’état enveloppé, sans pouvoir déployer toutes ses consé­ quences. Comment en serait-il autrement ? La théologie du mystère de lïncarnation rédemptrice se développe par étapes. C’est surtout la théologie de Γincarnation qui retient l’attention des premiers siècles chrétiens. Lorsqu’elle sera pleinement élaborée, la théologie de la rédemption pourra se constituer, en dépendance d’elle, avec le Cur Deus homo de saint Anselme et la Somme de saint Thomas. Quand donc les Pères affirment le prin­ cipe de la coopération de Marie à notre rédemption, ils entendent parler d’abord de sa coopération à l’œuvre de l’incarnation, qui sera rédemptrice. Plus tard, le même LA VIERGE PROTOTYPE DE L’ÉGLISE 697 principe, qu’ils utilisent d’une manière encore générale et éloignée, pourra s’appliquer d’une manière plus immédiate et plus précise et s’entendre de la coopération de Marie à l’œuvre même de la rédemption. Dans le pre­ mier temps, la coopération de Marie sera considérée sur­ tout sous l’aspect d’un ministère et d’un service. Dans le second temps, elle apparaîtra nécessairement sous l’as­ pect d’une co-intercession et d’un co-mérite. C’est alors que pourra s’expliciter pleinement la notion de la média­ tion corédemptrice universelle de Marie. 2. Marie a coopéré positivement à notre rédemption en donnant librement naissance au Rédempteur, par sa foi et son obéissance au moment de l’incarnation. Voilà le thème que les Pères ne dépasseront guère. Dans le Dialogue avec Triphon (vers 150-155) saint Justin oppose Eve docile au Serpent, et qui enfante la mort, à Marie, docile à l’Ange, et qui enfante la Vie : « Ève, vierge et sans corruption, reçut en elle la parole du Serpent et enfanta la désobéissance et la mort. Mais la vierge Marie ressentit foi et joie, quand l’Ange Gabriel lui annonça que l’Esprit du Seigneur descendrait sur elle, que la vertu du Très Haut la couvrirait de son ombre, qu’en conséquence l’être saint qui naîtrait d’elle serait le Fils de Dieu. Et elle répondit : Qu'il me soit fait selon ta parole »49. Saint Irénée (vers 140-202) oppose Marie, épouse et vierge, réparant dans l’obéissance pour tout le genre humain ce que Ève, épouse et vierge, avait détruit dans la désobéissance pour tout le genre humain : « De même que Ève, ayant Adam pour époux, mais encore vierge, a été par sa désobéissance cause de mort pour elle et tout le genre humain ; ainsi Marie, destinée à un époux mais 49. Dialogue, chap. C, n° 5, P. G., t. VI, col. 709. 698 III - IA VIERGE AU CŒUR DE L’ÉGLISE pourtant vierge, a été par son obéissance cause de salut pour elle et tout le genre humain, et sibi et universo generi humano. Et si la Loi appelle épouse la fiancée encore vierge, c'est pour signifier le recommencement, le circuit, recirculationem, qui part de Marie vers Eve ; car ce qui avait été lié ne pouvait être délié que par un nœud contraire, le premier nœud étant défait par le second, le second délivrant du premier... Ainsi le nœud de la déso­ béissance d’Ève est défait par l’obéissance de Marie, ce qu’une vierge (épouse) avait lié par son incrédulité, une autre vierge (épouse) le délie par sa foi »5051 . Dans la 52 Démonstration de la prédication apostolique, Irénée écrit: « C'est à cause d'une vierge désobéissante que l’homme fut frappé et fut, après sa chute, assujetti à la mort ; de même, c’est à cause de la Vierge docile à la parole de Dieu que l’homme a été régénéré au foyer de la vie... Il était juste et nécessaire... qu’Ève fût restaurée en Marie, afin qu’une Vierge devenant l’avocate d’une vierge, la désobéissance de l’une fût effacée et détruite par l’obéis­ sance de l’autre »’*. Même parallèle, plus dense, chez Tertullien, dans le De came Christi (vers 208-211): «Les voies dont use Dieu pour regagner l'homme, fait à son image et ressemblance, sont parallèles à celles dont le démon s’était servi pour le lui ravir. Un verbe de mort était venu en Eve encore vierge; le Verbe de vie devait venir, lui aussi, dans une vierge : afin que ce qui avait été perdu par la femme fut sauvé par la femme. Eve croit au Serpent, Marie à Gabriel; où la crédulité de l’une pèche, la foi de l’autre répare »>2. 50. Adversus haereses, livre III, chap. XXII ; P. G., t. VII, col. 959. «Ne pouvait être délié que par un nœud contraire»: d’après l’édi­ teur, Dom Massuet, le sens serait : « ne pouvait être délié qu’en tirant en arrière les extrémités du lien ». 51. Patrologia Orientalis, t. XII, p. 772, n° 33. 52. De carne Christi, chap. XVII ; P. L., t. II, col. 782. LA VIERGE PRO TOTYPE DE L’ÉGLISE 699 Pour saint Augustin, « un grand mystère voulait que, la mort nous étant venue par une femme, la vie nous vint par une femme ; et que le diable fût vaincu et contrarié par notre double nature, féminine et masculine »53, par la Vierge et le Christ. Ailleurs, dans un texte important, où il considère, non seulement l’amour maternel de la Vierge pour le Christ, mais aussi l’amour maternel de la Vierge pour nous, et où, de ce fait, il semble passer de la considéra­ tion du rôle de la Vierge dans l’incarnation, à la considé­ ration directe de son rôle dans la rédemption, il enseigne que Marie, mère corporellement du Christ, qui est la tête, est en toute vérité, mère spirituellement « de ses membres, à savoir de nous-mêmes, parce quelle a coopéré par sa charité à faire naître dans l’Eglise les fidèles, qui sont membres de cette tête, quia cooperata est caritate ut fideles in Ecclesia nascerentur, quae illius capitis membra sunt »54. 53. De agone christiano, chap. XXII ; P. L., t. XL, col. 303. 54. De sancta virginitate, chap. VI, n° 6 ; P. L., t. XL, col. 399. On peut enfanter les autres au Christ de deux manières : par voie d’intercession ou de mérite, et par voie de ministère ou de service. Ces deux voies demandent à s’entrelacer. Le texte de saint Augustin signifie-t-il que Marie par sa charité a mérité de nous enfanter au Christ ? Dans ce cas, il dépasserait les textes précédents et nous introduirait plus avant dans la doctrine de la médiation corédemptrice. Saint AUGUSTIN commente à cet endroit le mot de Jésus, Mt., XII, 50 : « Quiconque fait la volonté de mon Père, qui est dans les cieux, est mon frère et ma sœur et ma mère ». Pour ceux, dit-il, qui ont la grâce, étant cohé­ ritiers du Christ, ils sont, spirituellement, ses frères et ses sœurs. Mais pour lame qui fait dans l’amour la volonté du Père, enfante les autres à la grâce, et forme en eux le Christ (Gal., IV, 19), il faut dire quelle est, spirituellement, mère du Christ. Plus encore qu’une âme particu­ lière, l’Église est mère du Christ, car elle enfante par la grâce de Dieu les membres du Christ, à savoir les fidèles. Et Marie, en raison de la foi et de l’amour avec lesquels elle a fait, elle aussi, la volonté du Père, est, spirituellement, mère du Christ ; elle nous enfante au Christ 700 111 - LA VIERGE AU CŒUR DE L’ÉGLISE 3. La doctrine de la médiation corédemptrice de la Vierge, qui ne peut se dégager qu en dépendance du pro­ grès de la théologie de la rédemption, n’est que l’explici­ tation du principe suprême de la mariologie : Marie est la digne mère d'un Dieu qui s'incarne pour nous sauver, Marie est la digne mère du Rédempteur, en tant même que Rédempteur”. A mesure qu elle s'élabore'’0, la théologie de la coré­ demption nous invite à relire, avec une foi plus attentive, d’une manière plus belle et privilégiée, laudabilius atque beatius. Car sa foi était grande. A la femme qui béatifie sa mère, c’est la vraie grandeur de sa mère que Jésus révèle, en répondant : « Heureux plu­ tôt ceux qui écoutent la parole de Dieu et qui la gardent !... » (Luc, XI, 28). Marie a été « plus bénie de recevoir la foi du Christ que de concevoir la chair du Christ », « sa parenté maternelle ne lui aurait servi de rien, si, par une félicité plus haute, elle n’avait porté le Christ, plus encore dans son cœur que dans sa chair ». De sancta vir­ ginitate, chap. HI, n° 3. Ainsi Marie nous enfante dans le Christ: si c’est par la valeur d'intercession de son amour, nous aurions dans ce texte une précision, un désenveloppement, de la doctrine de la médiation corédemptrice du chrétien, de l’Église, de la Vierge. 55. L’incarnation et la rédemption étant, non pas deux mystères irréductibles, mais les deux moments successifs d’un unique mystère, celui de l’incarnation rédemptrice, il s’ensuit que la mariologie repose, non pas sur deux principes juxtaposés, le premier suivant lequel Marie est mère de Dieu, le second suivant lequel elle est associée à la rédemption, mais sur un unique principe révélé dans l’Évangile·. Marie est mère du Dieu-Rédempteur, en tant que Rédempteur. Voir plus haut, p. 663. Cf. B. H. Merkelbach, O. P., Mariologia, Paris, 1939, p. 91 : « Marie consent à ces deux choses : devenir la mère de Dieu, et devenir l’associée du Rédempteur ; mais elle y consent par un unique mouvement, ces deux choses n’étant pas dissociées dans le message de l'Ange : elle accepte d’être la mère du Dieu-Rédempteur, comme tel ». 56. Les hésitations que laissent encore voir quelques théologiens catholiques devant la notion de corédemption se dissiperaient, croyons-nous, par la simple analyse de cette notion, et par la manière dont on précisera son application aux chrétiens, à l’Église, à la Vierge. A la décharge des quelques théologiens contemporains qui LA VIERGE PROTOTYPE DE L’ÉGLISE 701 les mystérieuses paroles de Jésus à sa Mère, proche de sa croix, et à saint Jean : «Jésus donc, voyant sa Mère, et, tout près, le disciple qu’il préférait, dit à sa Mère: - Femme, voilà ton fils! Ensuite, il dit au disciple : Voilà ta mère. Et dès cette heure, le disciple la prit dans son intimité» (Jean, XIX, 26-27). C’est, en effet, la gran­ deur de la théologie, plus elle avance et se déploie, de nous ramener à l’Écriture avec des yeux nouveaux, pour nous y faire découvrir des profondeurs encore inaperçues. Et comment oublier, ici, que cette Femme est celle qui, dans la vision de l’apôtre, met au monde l’Enfant mâle (Apoc., Xli), et qui, à Cana de Galilée, obtient par sa médiation le premier miracle de Jésus ? (Jean, II, 1-11). Le Christ n’ayant communiqué à aucune créature la grâce rédemptrice par laquelle il est tête de tout le corps mystique"17, la plus haute grâce communiquée est, dans Γordre de la corédemption, la grâce par laquelle il donne à sa Mère une maternité corédemptrice sur tout le reste du corps mystique. 4. La doctrine de la médiation corédemptrice de la Vierge apparaît dans les récents documents ponti­ ficaux58. Léon XIII nous montre, « debout au pied de la croix de Jésus, Marie sa Mère, qui, touchée d’un désir immense de nous recevoir pour fils, offre elle-même son hésitent, ou se refusent, à regarder la Vierge comme corédemptrice, on peut dire qu’ils sentent le besoin de protester contre certaines expressions maladroites et insuffisamment théologiques. On trouvera une liste de ces théologiens dans Clément DlLLENSCHNEIDER, C. ss. R., Marie au service de notre rédemption, Haguenau, 1947, pp. 94-105. 57. Cf. S. Thomas, III, qu. 64, a. 4, ad 1 et 3. 58. On en trouvera un exposé chez Clément DlLLENSCHNEIDER, C.SS.R., Marie au service de notre rédemption, pp. 44 ss. 702 c *: in - LA VIERGF. AU CŒUR DE L’ÉGLISE Fils à la justice divine, mourant avec lui dans son cœur, transpercée par un glaive de douleur »v). Ailleurs, il déclare que « la Vierge très sainte, comme elle est la mère de Jésus-Christ, est pareillement la mère de tous les chré­ tiens, car elle les a enfantés sur la colline du Calvaire, lors des tourments suprêmes du Rédempteur »59 60. Pie X dit, dans un grand texte qu'il ne faut pas dislo­ quer, car il porte son exégèse avec lui : « Quand vient l’heure dernière de son Fils, la Mère de Jésus se tient près de sa croix... Par la communion de douleurs et de volonté qui l'unissait au Christ, Marie a mérité de deve­ nir, d'une manière très haute, la réparatrice du monde déchu, et, de ce fait, la dispensatrice de tous les dons que Jésus nous a acquis par sa mort sanglante61... En raison de cette communion de douleurs et d'angoisses de la Mère et du Fils, il a été donné à cette auguste Vierge d’être auprès de son Fils unique, la médiatrice et la conciliatrice du monde entier62... Parce que Marie l’em­ porte sur tous par sa sainteté et son union au Christ, et 59. Encyclique Jucunda semper, 8 septembre 1894. 60. Encyclique Quamquam pluries, 15 août 1889. 61. A parler exactement, c’est le Christ, qui est réparateur, par mérite de condignité ; et Marie est co-réparatrice, par mérite de convenance, comme le pape le dira quelques lignes plus bas. Et c’est le Christ, qui est dispensateur, comme « instrument conjoint » à la divinité, de tous les dons qu'il nous a acquis par sa mort sanglante; et Marie en est co-dispensatrice en second, comme princeps ministra, dira plus loin le pape, et, selon certains, comme instrument «séparé» de la divinité. - Le mot reparatrix perditi orbis, emprunté au moine EaDMER (t 1124), signifiait simplement, chez ce dernier, que la Vierge a donné le jour au Sauveur. De excellentia Virginis, chap. LX, P. L., t. CLIX, coi. 574 et ss. 62. Elle est médiatrice et conciliatrice auprès de son Fils, comme le dit le pape. En d’autres termes, elle est médiatrice et conciliatrice du monde entier, non pas certes dans la sphère de la rédemption, mais dans la sphère de la corédemption. LA VIERGE PROTOTYPE DE L’ÉGLISE 703 quelle a été associée par le Christ à l’œuvre du salut de l’humanité, elle nous mérite de congruo, comme on dit, ce que le Christ nous a mérité de condigno, - de congruo, ut aiunt, promeret nobis, quae Christus de condigno promeruit-et elle est le premier instrument, princeps ministra, delà dispensation des grâces »63. Selon Benoît XV, «les docteurs de l’Église rapportent communément que, si la sainte Vierge Marie, qui parut absente de toute la vie publique de Jésus-Christ, se trouve soudain présente à la mort de son Fils crucifié ce ne fut pas sans un dessein divin... Tandis que son Fils souffrait et mourait, elle a souffert, et est, en quelque sorte, morte avec lui ; elle a, pour le salut des hommes, renoncé à ses droits maternels sur son Fils64 ; afin d’apai­ ser la justice divine dans la mesure où elle le pouvait, elle a immolé son Fils65, en sorte que l’on peut dire à bon droit quelle a, avec le Christ, racheté le genre humain »66. Pie XI invoque « la très bénigne Mère de Dieu, qui nous a donné Jésus notre Rédempteur, l’a nourri, l’a offert comme victime au pied de la croix, et qui, par sa mystérieuse union avec le Christ et une grâce tout à fait exceptionnelle, fut aussi réparatrice, et mérite d’être appelée telle »67. Pie XII nous montre Marie, « nouvelle Ève, exempte de toute faute personnelle ou héréditaire, toujours étroi63. Encyclique Ad diem ilium, 2 février 1904. 64. Ce trope, repris de Léon XIII, ne doit évidemment pas être changé en thèse de « théologie juridique ». 65. Non comme une mère Spartiate. Elle a consenti, mais dans le brisement de tout son être, à ce que son Fils fut immolé : Verumtamen, non mea voluntas, sed tua fiat. 66. Lettre Inter sodalicia, 22 mars 1918. 67. Encyclique Miserentissimus Redemptor, 8 mai 1928. Le mot théologique serait co-réparatrice. 704 111 - LA VIERGE AU CŒUR DE L’ÉGLISE tement unie à son Fils, l’offrant sur le Golgotha au Père éternel avec l'holocauste de ses droits et de son amour maternels, pour tous les fils qu’Adam a souillés par son triste péché ; en sorte que celle qui, corporellement, était mère de notre Chef, est devenue, spirituellement, mère de tous ses membres, par un nouveau titre de douleur et de gloire »68. Tous ces textes des papes, et cela nous paraît capital, sont centrés sur la page d’Évangile où saint Jean nous parle de la mystérieuse présence de Marie auprès de la croix de Jésus. •t t < · * · w ' i ,9 5. Le parallèle d’Ève et de Marie, trouvé par les Pères de l’âge apostolique, peut être constamment repris et enrichi. Du côté du premier Adam, dormant au paradis, est sortie la première Eve qui, lors de la suprême épreuve, partage son vertige, et nous entraîne avec lui dans la catastrophe. Du côté du second Adam, « dormant sur la croix », est sortie la seconde Eve, qui, lors du suprême sacrifice, par­ tage son amour, et nous entraîne avec lui dans la déli­ vrance. La seconde Ève, c’est d’abord Marie. Elle vient tout entière du Christ en croix. C’est, en effet, en vertu de la passion du Christ, quelle est, dès le principe, immacuée. Et c’est la passion du Christ qui va provoquer en elle cette inimaginable compassion, qui, auprès de Dieu, méritera en convenance, ce que la passion elle-même mérite en condignité, à savoir le salut universel du genre humain. Le mérite de convenance, qui comporte des degrés, connaîtra sa suprême intensité en Marie, si Jésus nous la donne pour Mère. 68. Encyclique Mystici corporis. Épilogue, 29 juin 1943. LA VIERGE PROTOTYPE DE L’ÉGLISE 705 La seconde Eve, c’est, ensuite, le reste de l’Église. Elle naît du côté du Christ, d’où sortent l’eau et le sang, symbolisant le baptême et l’eucharistie, bref les sacre­ ments, qui, selon saint Thomas, font l’Église6970 . Elle est, elle aussi, immaculée, sans tache ni ride ni rien de sem­ blable. A la ressemblance de la Vierge, elle est, elle aussi, compatiente, quoique sa compassion soit moins intense et moins vaste. A chaque moment du monde, la messe lui apporte toute la passion du Christ, pour quelle puisse, par sa compassion de ce moment-là, travailler pour une part à sauver le monde de ce moment-là. La passion du Christ mérite en condignité, et la compassion de Marie en convenance, toutes les grâces de tous les hommes; la compassion de l’Église de chaque époque mérite en convenance une part importante des grâces de tous les hommes de cette époque-là. La prière de chaque chrétien est soulevée par la prière de l’Église, soulevée elle-même par la prière de la Vierge, soulevée à son tour par la prière du Christ en croix, à laquelle, en dernière instance, se suspend tout le poids du monde °. 69. «Les sacrements de l’Église tiennent spécialement leur vertu de la passion du Christ, dont la vertu nous est en quelque sorte appli­ quée par la réception des sacrements : en signe de quoi, du côté du Christ pendant sur la croix, s’épanchèrent l’eau et le sang, relatifs au baptême et à l’eucharistie, qui sont les principaux sacrements ». III, qu. 62, a. 5. 70. « Le pécheur tend la main au saint, donne la main au saint, puisque le saint donne la main au pécheur. Et tous ensemble, l’un par l’autre, l’un tirant l’autre, ils remontent jusqu’à Jésus, ils font une chaîne qui remonte jusqu’à Jésus, une chaîne aux doigts indéliables. Celui qui n’est pas chrétien..., c’est celui qui ne donne pas la main. Peu importe ce qu’il fasse ensuite de cette main. Quand un homme peut accomplir la plus haute action du monde sans avoir été trempé de la grâce, cet homme est un stoïque, il n’est pas un chrétien ». Charles PÉGUY, Un nouveau théologien, Paris, N. R. E, 1936, p. 205. 706 III - ΙΑ MERGE AU CŒUR DE L’ÉGLISE l) Médiation de la terre et médiation du ciel On se libère de bien des confusions en étant attentif à distinguer la médiation de la terre et la médiation du ciel. La première peut être méritoire, et par conséquent corédemptrice ; la seconde ne peut être ni méritoire ni corédemptrice. Nous parlons toujours de la médiation que nous avons appelée morale ou ascendante (pour l’opposer à la médiation physique ou descendante). 1. Considérons d’abord la médiation de la terre. La supplication infinie du Christ, bien que la croLx n’ait été dressée qu’en un point particulier de l’espace et du temps, tire à elle toute l’étendue de l’espace et toute la durée du temps. Elle mérite en condignité et directe­ ment, c’est-à-dire sans que rien ne s’interpose dans cette ligne du mérite de condignité, toutes les grâces, tant celles du genre humain que celles de chaque personne individuelle. Dire quelle mérite, cela signifie quelle est donnée à Dieu pour obtenir, pour acquérir, pour acheter, toutes ces grâces. Ce sont les mots mêmes de l’Ecriture. Elle parle de « l’Église de Dieu, qu’il s’est acquise par son propre sang » (Actes, XX, 28) ; de l’homme Christ Jésus «qui s’est donné lui-même en rançon pour tous» (I Tim., Il, 6) ; des chrétiens qui ont « été rachetés..., non par des choses périssables, de l’argent ou de l’or, mais par le sang précieux de celui qui est comme un Agneau sans défaut et sans tache, le Christ » (I Pierre, I, 18-19). Telle est la supplication rédemptrice du Christ. Elle suscite la supplication finie des chrétiens, qui, sous l’impulsion de la charité, intercèdent à leur tour pour autrui. Leur supplication est méritoire en convenance. En d’autres mots, elle est donnée à Dieu pour co-obtenir, pour co-acquérir, pour co-acheter dans le Christ le salut d’autrui. L’Ecriture nous montre Jésus invitant les disciples à sup­ plier, s’ils veulent chasser d’autrui les démons : « Ce genre ΙΛ VIERGE PROTOTYPE DE L’ÉGLISE 707 [d’esprits] ne peut être chassé que par la prière » (Marc, IX, 29); elle nous montre saint Paul, attendant du Christ d’être délivré de son accablement, mais sollicitant en même temps des Corinthiens qu’ils veuillent bien «en sa faveur, joindre leur aide par la prière» (II Cor., I, 10-11). Telle est la supplication corédemptrice. En la Vierge, elle sera première et universelle, en sorte que la Vierge mérite et acquiert en suprême convenance toutes les grâces du reste du genre humain. En les autres fidèles, elle sera seconde, et connaîtra les limites de l’es­ pace et plus encore du temps. Si Monique pleure, c’est pour acheter, par ses larmes et son amour, la conversion d’Augustin. Une chose est constante : ici-bas, toute intercession inspirée par la charité, qu’il s’agisse du Christ, ou qu’il s’agisse de la Vierge et des saints, est méritoire ; et cela signifie quelle vaut dans l'ordre de l'acquisition des grâces. 2. Il en va tout autrement pour la médiation du ciel. Le Christ ressuscité, qui est « à la droite de Dieu, intercède pour nous » (Rom., VIII, 34 ; Hébr., VII, 25). Sa charité n’a pas diminué, mais elle a cessé d'être méritoire, d’être rédemptrice L Son intercession consiste à ratifier, par un acte supra-historique ininterrompu, la supplication terrestre et historique de la croix, valable pour chacun des moments successifs de notre temps : « Par une seule offrande, il a amené à la perfection pour toujours ceux qui sont sanctifiés » (Hébr., X, 14). L’intercession de la Vierge et des élus a cessé, elle aussi, d’être méritoire, d’être corédemptrice. Elle procède tou­ jours de la charité, mais d'une charité qui n'a plus a mériter 71. «L’oblation du sacrifice s’est faite une fois pour toutes sur la croix, mais les biens qu’elle obtient aux élus sont éternels ». S.Thomas, III, qu. 22, a. 5. 708 Ill - LA VIERGE AU CŒUR DE L’ÉGLISE ni à acquérir, et dont tout l'office est de demander que les grâces de salut soient données aux hommes en compensa­ tion des mentes de la charité terrestre, historique. Quelle est cette charité terrestre dont le ciel fait valoir les mérites? C’est d’abord et avant tout la charité terrestre du Christ, rédemptrice de tout le temps historique. C’est aussi la charité terrestre corédemptrice. L'Église du ciel présente à Dieu la charité terrestre de la Vierge, corédemptrice de tout le temps historique. Et elle présente à Dieu la charité terrestre de l'Église du temps et de ses saints, valable sur­ tout pour le moment de l’histoire dont ils sont contempo­ rains. Dans cette lumière apparaît le prix extraordinaire de la charité du temps présent. Nous voilà donc en présence d’une médiation ascen­ dante ou morale, qui procède de la plus haute charité, et qui cependant n’est méritoire à aucun de ses étages : ni dans le Christ ni dans la Vierge ni dans les élus. Elle ne vise pas à l'acquisition de nouvelles grâces ; elle ne vise, au contraire, qu’à valoriser en notre faveur les mérites ter­ restres du Christ, de la Vierge, des saints. On peut par­ ler, si l’on veut, pour la désigner, d’une médiation dans la distribution des grâces. 5. Nous rencontrons ici, pour la première fois, la dis­ tinction entre la coopération ou médiation dans l'acqui­ sition des grâces, et la coopération ou médiation dans la distribution des grâces. Mais ces deux médiations s’opposent entre elles comme la médiation de la terre et la médiation du ciel. C’est, à nos yeux, errer, que de parler d’une interces­ sion qui, procédant de la charité terrestre de la Vierge, de l’Église, des chrétiens, vaudrait, non pour l’acquisition des grâces, mais seulement pour leur distribution 2. 72. A la thèse : « Par sa compassion la Vierge mérite d’être la dis­ pensatrice des grâces, elle ne concourt pas pour cela à leur LA VIERGE PROTOTYPE DE L’ÉGLISE 709 Suite de Li note 72 : acquisition», M.-J. NICOLAS, O. P., «La corédemption», Revue Thomiste, 1947, p. 39, réplique à bon droit : « Une telle thèse, que je présume, fait apparaître l’insuffisance de la terminologie habituelle. Que veut dire : mériter le pouvoir de dispenser la grâce ?» - A cette question, en nous tenant toujours strictement dans la ligne de la médiation ascendante, notre réponse serait double: 1° ici-bas, dis­ penser la grâce à quelqu’un, c’est, exactement, mériter la grâce pour quelqu’un ; 2° au ciel, dispenser la grâce, ce n’est pas mériter, c’est en appeler, auprès de Dieu, aux mérites terrestres. La coopération de Marie à la rédemption est étudiée par Matthias Joseph SCHEEBEN, Handbuch der katholischen Dogmatik, livre V, n“ 1786 ss., Fribourg en Brisgau, t. III, pp. 600 ss. - 1° Scheeben accepte comme partiellement exacte l’assertion suivant laquelle « ce que le Christ nous a acquis par un mérite de condigno, Marie nous l’a acquis en même temps par un mérite de congruo, c’est-à-dire par manière d’impétration», n° 1792. Pourquoi cette apposition? le mérite de condigno n’est-il pas lui aussi une impétration ? En outre, Scheeben va distinguer ici Y acquisition des grâces, qu’il réserve au Christ, et leur application, dont Marie s’acquittera en nous rendant plus disponibles à les recevoir. Selon nous, la conversion d’Augustin est un effet total, unique, indissociable, dû tout entier au Christ comme rédempteur, et à Marie comme corédemptrice. Selon Scheeben, si nous l’interprétons bien, il faudrait, dans la conversion d'Augustin, distinguer une chose (la grâce) due au Christ, et une autre chose (la disposition) due à Marie. Qu’on rapproche de ce pro­ blème le mot de saint THOMAS sur les causes efficientes: «non est distinctum quod est ex causa secunda et ex causa prima », I, qu. 23, a. 5. - 2° Scheeben demande que l’on complète l’assertion précé­ dente en reconnaissant une participation de Marie au sacrifice du Christ, qui, sans ajouter « à l’intégrité objective du sacrifice du Christ», est requise «à l’intégrité subjective de l’oblation»: c’est route l’humanité que le Christ intègre éminemment dans son sacri­ fice en y intégrant Marie, nos 1795, 1798, 1799. C’est là une vérité indubitable, qui est au cœur de la notion de compassion et de coré­ demption universelle de Marie. - 3° Scheeben a raison de blâmer ceux qui parlent de la Vierge-prêtre. Mais est-il heureux quand, la nommant ministra, il traduit par: diacre, Diakonint n° 1798. Cette image ne risque-t-elle pas de nous rejeter aux grandeurs de hiérarchie ? Le parallèle d’Abraham immolant Isaac, et de la Vierge, 710 Π1 - IA VIERGE AU CŒUR DE L’ÉGLISE 4. Ainsi l'intercession non méritoire du ciel s’appuie sur l'intercession méritoire de la terre pour soulever tout l'univers du temps historique et, par voie de consé­ quence, tout l’univers du purgatoire. Nous touchons ici en son centre le problème de l’efficacité de la prière d’in­ tercession. Laissons parler une âme d’oraison. Traitant de l’état du mariage spirituel, où Dieu suggère aux âmes ce quelles doivent demander, afin de pouvoir les exaucer infailliblement, le Père Rabussier écrit : « Mais comment se fait-il qu’une telle domination soit attachée à l’oraison du mariage spirituel, quand tant de millions de saints et d'anges, qui sont confirmés dans ces grâces, n’enchaînent pas les démons et ne triomphent pas des pécheurs? Reconnaissons ici que Dieu fait tout dans l’ordre, que le ciel et l’Eglise de la terre sont distincts. De même qu’il y a dans une seule étoile de quoi fondre toutes les glaces de la terre, et cependant nous subissons l’hiver; de même que pour faire agir un bras de levier, il lui faut un point d’appui, Dieu veut que toute action du ciel ici-bas ait un point d’appui sur la terre ; ce point d’appui, ce sont les saints qui poursuivent encore leur pèlerinage de cette vie » 3. m) L'ordre de la médiation descendante ou physique 1. Dans l’ordre de la médiation descendante, la pas­ sion du Christ est la cause efficiente instrumentale de notre salut4. Les grâces que Jésus nous a méritées, Dieu ne nous les donne qu’en les faisant passer par son cœur Scheeben le note, n° 1797, ne vaut que sous certains aspects: Abraham seul était prêtre. 73. Revue d'Ascétique et de Mystique, juillet 1927, p. 289. Cité par Jacques Maritain, Les Degrés du savoir, p. 729 [O. C., IV, p. 921]. 74. S. Thomas, III, qu. 48, a. 6 ; qu. 64, a. 3. LA VIERGE PROTOTYPE DE L’ÉGLISE 711 transpercé, d’où sortent l’eau et le sang, le baptême et l’eucharistie75. La nature humaine du Christ, agissant à la manière d’un «instrument conjoint», ou d un «organe» de la divinité, peut utiliser les sacrements et leurs ministres, qui sont des « instruments séparés » ou « extrinsèques », un peu comme la main, qui nous est conjointe, utilise un outil, qui est extérieur. 2. Faut-il regarder la Vierge au pied de la croix comme étant, elle aussi, une cause efficiente instrumen­ tale des grâces qui forment l’Église ? Alors, en dessous de la nature humaine du Christ, instrument conjoint de la divinité, à l’étage des instruments séparés, on disposerait hiérarchiquement : d’abord, la Vierge, qui serait comme un instrument séparé privilégié, une sorte de sacrement majeur dont l’efficacité serait universelle, et par qui pas­ seraient routes les grâces venant du Christ pour les hommes ; puis, les sacrements de l’Église, qui sont, eux, des instruments séparés restreints, destinés à conduire les grâces diverses du Christ à chaque âme particulière. Faut-il, au contraire, penser que la Vierge, tout entière cachée dans l’ordre des grandeurs de sainteté, et n’ayant pas à paraître dans l’ordre des grandeurs de hiérarchie, duquel relèvent les pouvoirs juridictionnels et les pou­ voirs sacramentels, n’intervient, quand nous sont infu­ sées la justification et la sanctification, que par sa média­ tion ascendante et morale ? La question reste ouverte et nous n’entreprenons pas vraiment de la trancher. Il nous semble cependant que les grandeurs de sainteté sont seules exigées par la mis­ sion de la Vierge 6. 75. III, qu. 62, a. 5. 76. R. GaRRIGOU-LaGRANGE, O. P., admet « que Marie, comme Notre Seigneur et d’une façon subordonnée à lui, nous transmet les in - LA VIERGE AU CŒUR DE LÉGLISE 3. Toute la vie de la Vierge, qui est une longue coopé­ ration à l’œuvre de la sanctification du monde, peut être considérée, suivant une distinction que nous avons déjà faite, sous l’aspect où elle est une intercession et un tnérite, ou sous l’aspect où elle est un ministère et un service. Dans le premier cas on se tient dans la ligne de la média­ tion ascendante et morale. Dans le second cas, on considère la ligne de la média­ tion descendante et physique. Laissons irrésolue, pour ce qui est de la Vierge, la question d’une causalité efficiente instrumentale de la grâce ; sa médiation descendante trouve encore à s’exercer dans une infinité de tâches : elle met au monde le Sauveur, elle protège son enfance, elle participe aux premières démarches de l’Eglise, elle répand autour d’elle la flamme de sa bienfaisance et de son amour. Dans la ligne de la médiation descendante, le Christ en tant qu’homme est seul médiateur parfait ; son pou­ voir de communiquer la grâce est un pouvoir d’excellence, de ministère principar . La Vierge ne peut être média­ trice que d’une manière dépendante et imparfaite. Si l’on grâces que nous recevons, par une causalité physique instru­ mentale » ; mais il considère cet enseignement comme seulement pro­ bable, et comme ne pouvant « ni être nié avec certitude, ni démontré ». La Mère du Sauveur, Lyon, 1941, pp. 243 et 387. Dans le sens contraire, B. H. MerkelbaCH, O. P., ne pense pas qu’on puisse considérer Marie comme cause efficiente instrumentale de la grâce, ni même comme cause d’une disposition qui exigerait l’inftision de la grâce. Mariologia, Paris, 1939, p. 367. La voie vers la solu­ tion doit être cherchée, croyons-nous, dans la réponse à deux ques­ tions. 1 ° les grandeurs de sainteté sont-elles seules exigées par la mission de la Vierge ? Il nous semble que oui, et que c’est la pensée de saint Thomas, voir plus loin, p. 763, note 6 ; 2°peut-on considérer la Vierge comme une cause physique instrumentale de la grâce, comme un instru­ ment séparé, un sacrement majeur, sans lui conférer du même coup les grandeurs de hiérarchie ? 11 nous semble que non. 77. S. Thomas, III, qu. 64, a. 3 et 4. LA VIERGE PROTOTYPE DE L’ÉGLISE 713 accordait qu elle cause physiquement la grâce, sa média­ tion serait directe, mais relèverait d un pouvoir ministe­ riel subordonné78. Mais dans les tâches et activités dont nous venons de parler, sa médiation est seulement dispo­ sitive. 3. Le témoignage de l’Apocalypse Pour éclairer les rapports de la Vierge et de l’Église, considérons les chapitres XII et XXII de l’Apocalypse. a) La Femme vêtue de soleil 1. La Femme mystérieuse qui se détache sur le ciel, vêtue des signes de la puissance divine et cependant poursuivie par le Dragon, c’est l’Église. Elle dure depuis le commencement du monde. Au moment suprême de son existence, au temps des grandes épreuves qui (levaient être contemporaines de la venue du Messie et que l’on appelait le temps des « douleurs du Messie », elle est alors représentée par Marie - elle met au monde le Christ : « Et un grand signe parut dans le ciel : une Femme enveloppée dans le soleil, la lune sous ses pieds, et sur sa tête une couronne de douze étoiles. Elle avait un Enfant dans son sein, et elle criait, étant dans les douleurs et le travail de l’enfantement» (Apoc., XII, 1-2). Le Dragon se tient devant la Femme. Il pressent que l’Enfant messianique est l’ennemi suprême annoncé par les prophéties. La Genèse le laissait deviner : « lahvé Elohim dit au Serpent : Je mettrai une inimitié entre toi et la femme, entre ta postérité et sa postérité ; cette der­ nière te blessera à la tête et tu la blesseras au talon » 78. « Les prêtres du Nouveau Testament... sont des ministres du vrai Médiateur, quand ils donnent aux hommes, en son nom, les sacrements salutaires ». III, qu. 26, a. 1, ad 1. 714 111 - LA VIERGE AU CŒUR DE I.’ÉGLISE (Gen., ni, 15) °. Le psalmiste le saluait comme celui qui briserait les rébellions avec un sceptre de fer (Psau­ mes, II, 9). Le Dragon l’attaquera. L’Evangile nous montre Satan essayant de tenter Jésus au désert (Ml, IV, 1-11) et le Prince de ce monde machinant sa mort (Jean, XIV, 30). Mais l’Enfant échappera à ses prises au jour de l’Ascension. L’Église, désormais transformée par son propre enfantement, entre alors dans un âge nouveau; elle n’est plus en formation, mais en acte achevé. Elle s’enfuit au désert, étant dans le monde sans être de ce monde (Jean, XVII, 16 et 18). Le désert, c’est, dans l'Écriture, le lieu où s’exercent les providences de Dieu sur son peuple : « Vous avez vu ce que j’ai fait aux Egyp­ tiens, et comment je vous ai portés sur des ailes d’aigle, et je vous ai fait venir vers moi » (Exode, XIX, 4). « Comme l’aigle qui excite sa couvée et vole autour de ses petits, lahvé a déployé ses ailes, il a pris Israël, il l’a porté sur ses plumes ; lahvé seul l’a conduit, nul dieu étranger n’était avec lui» (Deut., XXXII, 11-12). C’est aussi le lieu des intimités divines : « Je la conduirai au désert et je parlerai à son cœur » (Osée, II, 16). Elle y res­ tera durant toute l’ère messianique, qui va de l’Ascension à la Parousie, et qui, vue du côté de ses épreuves, corres­ pond à mille deux cent soixante jours, ou quarante-deux mois, ou trois ans et demi, c’est-à-dire à un sept brisé en deux, car les attaques du démon, si violentes soient-elles, sont d’avance brisées en deux : « Et le Dragon se tint devant la Femme qui allait enfanter, afin, quand elle aurait enfanté, de dévorer son Enfant. Et elle enfanta un Fils, un Enfant mâle, qui doit paître toutes les nations 79. La correspondance entre le drame de l'annonce du Sauveur dans la Genèse et le drame de sa venue dans l’Apocalypse est indé­ niable. Voir E-M. Braun, o. P., « Le protévangile à travers l'histoire de Jésus », Revue Thomiste, 1950, p. 467. LA VIERGE PROTOTYPE DE L’ÉGLISE 715 avec une verge de fer. Et son Enfant fut enlevé vers Dieu et vers son trône. Et la Femme s’enfuit au désert, où elle a un lieu préparé par Dieu, pour y être nourrie mille deux cent soixante jours » (Apoc., XII, 4-6). L’Ascension du Christ au ciel, pour nous préparer un lieu (Jean, XIV, 3) et nous envoyer le Paraclet (XVI, 7), va, d’une part, marquer l’entrée de l’Eglise dans son acte achevé et son âge eschatologique ; et, d’autre part, inau­ gurer la catastrophe finale du Dragon. Mais, comprenant que son temps est limité, il se prépare à intensifier ses violences : « Et il fut précipité, le grand Dragon, le Serpent ancien, celui qui est appelé le Diable et Satan, le séducteur de toute la terre, il fut précipité sur la terre, et ses anges furent précipités avec lui. Et j’entendis dans le ciel une voix forte qui disait : Maintenant est établi le salut, et la puissance, et la royauté de notre Dieu... Malheur pour la terre et pour la mer, car le Diable est descendu vers vous avec une grande fureur, sachant qu’il a peu de temps » (Apoc., XII, 9 à 12). L’Eglise, poursuivie par le Dragon, se replie dans sa solitude pour les trois ans et demi de l’ère messianique. Le Dragon s’acharne contre sa postérité ; mais Dieu, qui veille sur elle, sait, au besoin, lui rendre les éléments secourables. Le Dragon « poursuivit la Femme qui avait enfanté l’Enfant mâle. Et les deux ailes du grand aigle furent données à la Femme pour s’envoler au désert, vers son lieu, où elle est nourrie un temps, et des temps, et la moitié d’un temps, loin de la face du Serpent. Et le Serpent lança de sa bouche après la Femme de l’eau comme un fleuve, pour la faire entraîner par le fleuve. Et la terre secourut la Femme, et la terre ouvrit sa bouche, et engloutit le fleuve que le Dragon avait lancé de sa bouche. Et le Dragon s’irrita contre la Femme ; et il s’en alla guerroyer contre les restes de sa postérité, contre ceux qui gardent les commandements de Dieu, 716 Π1 - LA VIERGE AU CŒUR DE l?ÉGLISE et qui ont le témoignage de Jésus » (Apoc., XII, 13 à 17)80. 2. Ainsi la Femme est l’Église qui, tout au long de sa durée dans le temps, depuis le jour de la chute jusqu’à celui de la Parousie, s’efforce de donner à Dieu des enfants. A un moment de son existence, qui va la modi­ fier profondément elle-même, la faire entrer dans son âge de plénitude, et changer, en conséquence, la condi­ tion du monde entier, il lui est demandé de mettre au monde, non seulement des enfants d’adoption, mais le Fils, l’unique, engendré de Dieu. A cet instant décisif, où l’Église est l’Église plus quelle ne l’a jamais été et quelle ne pourra jamais l’être, c'est dans la Vierge quelle est · f v fi * ·· · w HVJ ‘ ' I j* * , t H > • ‘♦«s !*■·<. 80. L’identification de la Femme à l’Église éternelle est enseignée par saint AUGUSTIN, Enarr. in Psalm. CXLII, n° 3 : « Notre Seigneur et Sauveur Jésus-Christ est tête de son corps. Il est le seul médiateur de Dieu et des hommes, l’homme Jésus, né d’une Vierge comme en solitude, dit l’Apocalypse. Solitude, signifie ici, je pense, qu’il est seul à être né de la sorte. Une Femme l’a engendré pour régir le peuple avec une verge de fer. Cette Femme, c’est l'antique cité de Dieu, de laquelle il est dit dans les psaumes : Des choses glorieuses sont dites de toi, ô cité de Dieu ! Elle commence avec Abel, comme la cité du mal commence avec Caïn. Elle est donc antique, cette cité de Dieu, tou­ jours supportant la terre et espérant le ciel. On l’appelle Jérusalem et Sion. Or, c’est d’un Enfant de Sion, et qui est le Fondateur même de Sion, qu’il est question dans le psaume : O Sion, ma mère, dira un homme. Quel homme ? Un homme a été fait en elle, et lui-même, le Très Haut, l’a fondée. Lui-même s’est fait homme en Sion ; humble, il s’est fait homme. Et lui-même, le Très Haut, a fondé la cité dans laquelle il s’est fait homme. C’est pourquoi la Femme était envelop­ pée du soleil, du Soleil même de justice, que ne connaissent pas les impies... Elle était donc vêtue de soleil et elle portait dans ses entrailles un Enfant mâle. Il fondait Sion et naissait en Sion. Et cette Femme, à savoir la cité de Dieu, était protégée par la lumière de Celui qui s’était incarné dans son sein ». Chez les modernes, voir surtout E.-B. ALLO, O. P., L’Apocalypse, Paris, 1933, pp. 176 ss. ’W LA VIERGE PROTOTYPE DE L’ÉGLISE 717 rassemblée. C’est à la Vierge, dit saint I homas, qu il est donné de consentir au message de 1 Annonciation au nom de l’Église et de tout le genre humain81. En mettant au monde le Fils unique, qui est le Chef, la Vierge est le modèle, la forme de l’Église, qui met au monde les enfants d’adoption, qui sont les membres. Dans la grande évocation de l’Apocalypse, la Vierge apparaît d’une manière éclatante comme le prototype de l’Eglise : elle est le point d’intensité suprême, auquel il faut que l’Église touche une fois dans sa vie, pour pouvoir être ce qu elle doit être tout le reste de sa vie. b) LEsprit et l'Épouse 1. «Voici que je viens promptement, et ma récom­ pense est avec moi, pour rendre à chacun selon son œuvre. Je suis l’Alpha et l’Oméga, le premier et le der­ nier, le principe et la fin... Je suis la racine et la race de David, l’étoile éclatante du matin. » Et l’Esprit et l'Épouse disent : - Viens !... » Et Celui (Jésus) qui témoigne ces choses, dit: -Oui, je viens promptement ! » (Apoc., XXII, 12-13, 16, 17,20). Au dialogue final de l’Apocalypse, l’Époux annonce sa prochaine parousie. L’Esprit et l’Épouse, qui lui don­ nent la réplique, ne font qu’un. L’Esprit est représenté ici, non comme l’époux de l’Église, mais comme la per­ sonnalité animatrice de l’Église, qui elle, est l’Épouse du Christ. Comme le Verbe et le Christ sont un, par l’union d’incarnation, l’Esprit (la Trinité) et l’Église sont un, par l’union d’efficience et d’inhabitation : en sorte que le dialogue de l’Époux et de l’Épouse, du Christ et de l’Église, est, au sommet, un dialogue du Verbe et de 81. «Per Annuntiationem expectabatur consensus Virginis loco totius humanae naturae». Ill, qu. 30, a. 1. 718 III - LA VIE RG E AU CŒU R DE 1 ’ ÉG LISE l'Esprit. L'Esprit saint descend dans l'Eglise, pour la faire Épouse du Christ. Cela est vrai aussi de la Vierge, que 1 Esprit saint a obombrée mystérieusement au moment de l’Annon­ ciation (Luc, I, 35) ; elle est Épouse du Christ plus encore que l’Église82 ; à partir du jour de 1 Ascension, elle a appelé plus ardemment que 1 Église, le jour de la Parousie. « L'Esprit et l'Épouse disent : — Viens ! » : cest d’abord dans la Vierge, avec une intensité inégalée, que l’Esprit a dit « Viens ». Et il continue de le dire d’âge en âge, avec quelque chose de ce premier accent, dans chaque génération de l’Église. 2. Au chapitre XII, l’Église est considérée comme Mère. Ici, au chapitre XXII, la perspective est diffé­ rente83 : l’Église, habitée par l’Esprit, est l’Épouse, - si l’on veut, la nouvelle Ève. Mais, selon saint Jean lui-même, Marie, dans l’Église, est Mère, plus excellemment que l’Église. Disons 82. Les anciens considéraient Marie comme le réceptacle, le temple, la demetire de l'Esprit saint et comme \'épouse du Verbe incarné. C’est au XIIe siècle que l’on commence à considérer Marie comme l’épouse de l’Esprit saint. Cf. B. H. MERKELBACH, Ο.Ρ., Mariologia, Paris, 1939, pp. 62 et 387. Il va sans dire que toutes ces métaphores sont légitimes, quand elles sont mises au service d’une exacte théologie. Nous cherchons ici pourtant à nous en tenir le plus possible aux métaphores scripturaires. 83. A moins d’indication contraire de l’Écriture, il faut, croyonsnous, éviter de mêler les perspectives, et de dire, par exemple, avec M.-J. Sc.HEEBEN, Handbuch der katholischen Dogmatik, livre V, n° 1629, Fribourg en Brisgau, t. III, p. 512, que Marie est l’épouse de son Fils, die Braut ihres Sohnes. Si nous disons : « à moins d’indica­ tion contraire de l’Écriture », c’est en pensant au mot de Jésus, Mt., XII, 50 : « Quiconque fait la volonté de mon Père, qui est dans les cieux, est mon frère et ma sœur et ma mère ». Voir plus haut, p. 699, note 54, le commentaire de saint Augustin sur ce texte. LA VIERGE PROTOTYPE DE L’ÉGLISE 719 pareillement que, Marie, dans l’Eglise, est Épouse plus excellemment que l’Eglise. «Mon bien-aimé est à moi, et moi, je suis à lui» (Cantique, II, 16). Ce cri de la Sulamite, si insolite dans [Ancien Testament, c’est d’abord, selon la hiérarchie des valeurs, le cri de la Vierge ; puis le cri de l’Église depuis le jour de sa fondation par le Christ ; puis le cri de [Église aux jours anciens de sa formation en Israël ; et c’est enfin, comme prétexte littéraire, le cri de cette ber­ gère que le poète fiance au roi Salomon. Ainsi l’Église apparaît dans l’Apocalypse sous les deux similitudes majeures de la Mère et de l’Épouse ; et toutes deux, la seconde plus encore peut-être que la pre­ mière, mettent en vive lumière les rapports intimes de la Vierge et de l’Église. c) Marie, prototype de l'Eglise Quand on dit que Marie est le prototype de l’Église, on veut donc dire que Marie est, dans l’Église, plus Mère que l’Eglise, plus Épouse que l’Église, et, par exem­ ption du péché originel, plus Vierge que l’Église. On veut dire que Marie est Mère, quelle est Épouse, quelle est Vierge, avant l’Église et pour l’Église ; que c’est en elle surtout, et par elle que l’Église est Mère, est Épouse, est Vierge84. C’est par un élan mystérieux qui vient de Marie, c’est par une excellence mystérieuse qui se diffuse à partir de Marie, que l’Église peut être, à son tour, si 84. L’Église est pareille à la Vierge, en qui elle atteint sa plus haute réalisation. Saint Paul compare l’Église de Corinthe à une -vierge pure» (Il Cor., XI, 2). L’Église est appelée «vierge-mère» dans la Lettre des martyrs de Lyon, et chez saint AUGUSTIN, De sancta virginitate, chap. I, n° 2. Voir « Les vertus surnaturelles dans l’Église », dans Nova et Vetera, 1935, p. 299 [texte recueilli dans le vol. V, à paraître, de la présente édition, § a : « Les vertus théologales », 3. « La charité et le don de sagesse », conclusion sur la virginité de l’Église]. 720 Ill - LA VIERGE AU CŒUR DE L’ÉGLISE vraiment Mère, si vraiment Epouse, si vraiment Vierge. Dans l’ordre des grandeurs de sainteté, qui sont les gran­ deurs suprêmes, Marie est, autour du Christ, comme la première onde de l’Eglise, génératrice de toutes les autres, jusqu’à la fin du temps. 4. Toute l’Église est mariale Quand nous disons que l’Église est mariale, nous vou­ lons signifier que Marie est intériorisée dans l’Église, à qui elle communique son esprit. Fixons quelques points de repère de ce grand thème. a) La Vierge comme objet et comme principe de la contemplation de l Eglise Nous avons considéré jusqu’ici la Vierge et l’Église pour autant quelles sont l’objet de la contemplation théologique, afin de les comparer entre elles ; et cette considération nous a déjà conduits à constater leur parenté profonde, leur implication nécessaire, leur mutuelle inclusion. Il faut faire un pas de plus. Car, avant même d’être un mystère de contemplation que l’Église propose à la foi et à l’amour de ses enfants et du monde entier, la Vierge est un mystère de présence à l’intérieur même de l’Église, dont vit l’Église. Elle n’est pas seulement devant l’Église, elle est d’abord dans l’Église. Elle n’est pas seulement un objet dont l’Église nourrit sa foi et son amour, elle est d’abord une vertu et une forme modalisante dont procède la foi, et l’amour, et l’action de l’Église. C’est d’abord en raison de cette forme modalisante que l’on peut dire que toute l’Église est mariale. LA VIERGE PROTOTYPE DE L’ÉGLISE 721 b) La loi du progrès de la piété mariale 1. Le inonde ne dure que pour donner au mystère de l’incarnation rédemptrice, le temps de déployer davan­ tage parmi les hommes, ses conséquences miséricor­ dieuses. La loi que saint Thomas d’Aquin signalait pour les temps antérieurs au Christ, et d’après laquelle la révé­ lation divine se fait de plus en plus condescendante à mesure que les ténèbres du monde se font plus tragiques8^, vaut même pour après le Christ, en sorte que les secrètes implications du mystère de l’incarnation rédemptrice, qui n’étaient d’abord entrevues que d’une manière globale, se font de plus en plus manifestes, à mesure que le mystère du mal se déclare et se démasque davantage; il en résulte que l’histoire s’achemine à la fois, par un double mouvement qui la déchire intérieure­ ment, vers plus de lumière et plus de ténèbres, et quelle prépare le double avènement et le conflit suprême de l’Antéchrist et du Christ (Il Thess., Il, 8-9). Telle est aussi la pensée de saint Jean de la Croix : « Le Seigneur a toujours découvert aux mortels les trésors de sa Sagesse et de son Esprit ; mais maintenant que la malice découvre davantage son visage, il les découvre bien davantage»85 86. Ainsi, le mystère suprême de la miséri­ corde divine, annoncé d’une façon toujours plus précise pendant la première partie de l’histoire du monde, à savoir le dessein divin, quand les temps seraient accom­ plis, de réunir toutes choses dans le Christ, celles qui sont sur la terre et celles qui sont dans les cieux (Ephés., 1,10), pour les pacifier dans le sang de la croix (Col., I, 20), ne cessera, au cours des temps messianiques, qui 85. III, qu. 61, a. 3, ad 2. 86. Maximes, dans les Œuvres spirituelles, Silverio, t. IV, p. 232 ; édit. Chevallier, p. 171 ; traduction Lucien-Marie de Saint-Joseph, Paris, 1947, p. 1296. 721 III - LA VIERGE .AU CŒUR DE L’ÉGLISE représentent la dernière partie de l’histoire du monde, de découvrir progressivement à notre esprit les consé­ quences qu’il entraînait dans la Vierge et dans l’Église. 2. Mais, suivant un mouvement qui est naturel à l’in­ telligence humaine, le regard qui va du principe aux conséquences, remonte ensuite des conséquences au principe pour le contempler dans un jour plus pur, où il apparaît comme coloré en retour par toutes les lumières qu’il a pu nous manifester. Ainsi, à un premier moment, c’est le mystère de l’incarnation rédemptrice qui nous fait découvrir les mystères de la Vierge et de l’Eglise; ensuite, par un mouvement de retour aux sources, c’est le mystère de l’incarnation rédemptrice lui-même qui nous apparaît comme amplifié, approfondi, et en quelque sorte comme coloré par les richesses que nous fait apercevoir en lui la manifestation des mystères de la Vierge et de l’Église. Ce regard sur le Christ rédempteur, qui, après être descendu du Christ à la Vierge et à l’Église, remonte de la Vierge et de l’Église vers lui, nous dirons que c’est le regard de l’Epouse. La lumière dans laquelle le Christ apparaît alors, n’est pas une autre lumière que celle de la révélation scripturaire de l’incarnation rédemptrice. Mais c’est une nouvelle descente vers nous de cette lumière, une effusion encore ignorée, qui clarifie nos yeux, et nous apporte une intelligence plus subtile, plus délicate, plus haute, plus aimante, du contenu de la révélation scrip­ turaire. 3. Ce qu’on appelle la piété mariale et la piété ecclé­ siale, dont l’explicitation et la prise de conscience pour­ ront toujours progresser jusqu’à la fin du monde, c’est donc sans doute et nécessairement, la connaissance amoureuse des grandeurs de la Vierge et de l’Église. Et IA VIERGE PROTO'IYPE DE L’ÉGLISE 723 c’est ensuite, plus secrètement, plus radicalement, une manière de connaître amoureusement tout l’ensemble de la révélation chrétienne, comme avec les yeux et le cœur de la Vierge et de l’Église. 4. Par un destin tout à la fois tragique et grandiose, les progrès de la piété mariale et ecclésiale, à mesure qu’ils sont plus nécessaires à l’Église, forcée de prendre une conscience sans cesse plus nette de sa différence spéci­ fique, par quoi elle est le sel de la terre, risquent du même coup de la séparer toujours davantage des peuples qu elle a mission d’évangéliser. Les définitions dogmatiques concernant la Vierge et l’Eglise, hier les définitions de l’immaculée Conception et de l’infaillibilité pontificale, au XVIe siècle, les grandes définitions tridentines de la grâce, de la justification, de la messe, des sacrements, aujourd’hui même la définition de l’Assomption de la Vierge et demain peut-être celle de sa corédemption, ont pour effet, d’une part, de ras­ sembler les forces vives de l’Église en vue des suprêmes combats, et, d’autre part, de l’éloigner toujours davan­ tage d’un monde au sein duquel pourtant sa loi est de vivre: «Père..., je ne te prie pas de les ôter du monde, mais de les garder du mal » (Jean, XVII, 15), pour lui por­ ter le sang de la rédemption. C’est la loi du surnaturel ici-bas de ne pouvoir com­ mencer de réunir, qu’en brisant beaucoup de choses. Dès le principe, le Christ ne peut annoncer le sacrement par excellence de l’unité de son Église qu’en soulevant des divisions : « Dès ce moment, plusieurs de ses disciples se retirèrent, et ils n’allaient plus avec lui. Jésus dit donc aux Douze : - Et vous, ne voulez-vous pas aussi vous en aller? Simon Pierre lui répondit: - Seigneur, à qui irions-nous ? C’est toi, qui as les paroles de la vie éter­ nelle» (Jean, vi, 66-68). 724 III - LA MERGE AU CŒUR DE L’ÉGLISE La même loi continue de régir l’Église. C’est faute de la comprendre avec assez de magnanimité, qu’au temps où se préparent de nouvelles définitions dogmatiques du magistère solennel, bien des chrétiens, qui resteront mal­ gré tout et jusqu'au bout fidèles à leur foi catholique, se laissent cependant envahir et blesser par des considéra­ tions « trop humaines » pour qu’aucun de nous puisse s’en croire totalement exempt. On les voit, quand ils tentent de penser personnellement, se partager en deux groupes extrêmes. Les uns, dont le zèle n’est pas sans mélange, s’exaltent à la pensée de pouvoir jeter au monde de nouveaux défis, afin d’aggraver son cas et de précipiter sa catastrophe. Les autres sont navrés de voir s’agrandir la déchirure qui sépare l’Église, non seulement du monde, mais encore des Églises dissidentes, s’affli­ gent de ce qu’ils osent appeler un durcissement progressif de la révélation évangélique, et plaident dans toute la sincérité de leur cœur, la cause de l’inopportunité des nouvelles définitions. Seule la contemplation de la loi tragique et grandiose du progrès du royaume de Dieu dans le temps est capable d’élever le cœur du chrétien au-dessus de ces deux formes contraires de la défaillance. Pour l’Eglise, qui n'est jamais faite de nos défaillances, et que conduit l’Esprit saint, elle sait où elle va. Aucun de ses enfants ne le sait pleinement. C’est Dieu seul, ce n’est aucune créature humaine, qui est Maître de l’histoire et de la dialectique de l’Église. c) La grâce de ΓÉpouse La grâce de l'Époux, c’est la grâce du Christ, c’est-àdire la grâce en source, que les théologiens appellent la « grâce capitale ». En raison de sa divinité, la grâce habi­ tuelle est en lui d’emblée plénière et comme infinie, et peut fonctionner comme instrument conjoint de la divi- LA VIERGE PROTOTYPE DE L’ÉGLISE 725 nité pour se répandre sur le monde. La grâce, dit saint Thomas, est dans le Christ, comme dans un principe universel à l’égard de tous ceux à qui elle se commu­ nique87, et c’est à cause de cette excellence quelle est dénommée capitale88. La grâce de ΓÉpouse, ce n’est plus la grâce en source. C’est la grâce du Christ en tant précisément quelle est dis­ tincte de sa source, en tant qu’elle est réfléchie dans le miroir d âmes humaines. C’est la grâce du Christ en tant quelle est reçue dans une créature, d’abord aimée, et à qui il est donné d’aimer en retour. La grâce de l’Épouse, c’est, à son suprême degré d’in­ tensité, la grâce de la Vierge ; c’est, ensuite, la grâce de tout le reste de l’Église. Aussi l’Église ne pourrait être tout entière l’Épouse, si elle n’était tout entière mariale. d) La modalité mariale de ΓEglise 1. II y a donc une modalité que la grâce a reçue tout d’abord et d’une manière intense dans la Vierge, et quelle a maintenant dans l’Église, en sorte qu’on peut dire que l’Église est mariale. Cela signifie que l’Église, spontanément et sans même y songer, regarde les mystères de la révélation chrétienne avec les yeux de la Vierge. Elle sait que la Vierge a regardé ces choses avant nous. Ce quelle retrouve dans les mys­ tères de l’Annonciation, de Noël, de la Rédemption sur la croix, de Pâques, de l’Ascension, de Pentecôte, c est cela même que la Vierge y a vu. La foi de la Vierge colore à jamais la foi de l’Église. Essayez de contempler, avec vos propres ressources, le mystère de la Crèche, ou le mystère de la Croix. Pensez, mais seulement ensuite, à ce qu’ils ont été pour la Vierge 87. III, qu. 7, a. 9. 88. III, qu. 8, a. 5. Cf. III, qu. 64, a. 3 et 4. 726 Ill - LA MERGE AU CŒUR DE L ÉGLISE de l’Évangile, de quels yeux elle les a vus. Vous compren­ drez ce qui manquait à votre première contemplation. Et vous devinerez peut-être ce qui échappe aux Eglises qui refusent d’emprunter le regard de la Vierge pour lire la révélation de l’Évangile. 2. On a souvent fait remarquer que les enseignements de l’Église relatifs à la Vierge Marie : sa maternité divine, sa virginité perpétuelle, son exemption de tout péché actuel, sa Conception immaculée, son Assomption, sa médiation universelle, etc., ont été le plus souvent pres­ sentis par la piété des fidèles avant même d’être définis ou expliqués par le magistère de l’Eglise : comme si les enseignements concernant la Vierge étaient confiés à la garde et à l’explication du cœur aimant du peuple chré­ tien, plutôt qu’au raisonnement de la théologie spécula­ tive8'. La raison prochaine d’un tel pressentiment, c’est que ces enseignements ont leur source dans la doctrine de la digne maternité du Sauveur, et que les postulats de la digne maternité « sont plus sûrement discernés par le cœur affectueux de l’enfant que par la logique du penseur»89 90. La raison plus secrète, c’est que, la Vierge, étant présente par son esprit comme sujet au principe de la contemplation de l’Église, il n’est pas étonnant qu’on la retrouve comme objet, au terme de cette contemplation. e) Marie, forme de ΓÉglise 1. En raison de la modalité mariale de la grâce de l’Eglise, on peut déjà dire que Marie est forme, forme modalisante intrinsèque de l’Église. 89. F. Marin-Sola, O.P., L evolution homogène du dogme catho­ lique, Fribourg. 1924,1.1, p. 365. 90. Ibid. 1A VIERGE PROTOTYPE DE L’ÉGLISE 727 2. Si nous passons dans le registre de la causalité exemplaire, c’est-à-dire de la causalité formelle extrin­ sèque, Marie nous apparaît comme la forme, c’est-à-dire comme le modèle, le type de l’Église. Saint Pierre deman­ dait aux presbytres qui régissaient l’Église d’être les modèles, les types du troupeau qui leur était confié (I Pierre, V, 3). Èn un sens incomparablement plus haut, Marie est modèle et type de l’Église. Elle est, à l’intérieur de l’Église, la forme en laquelle l’Église s’achève comme Épouse, pour se donner à l’Époux. Plus l’Église ressemble à la Vierge, plus elle devient Épouse ; et plus elle devient Épouse, plus elle ressemble à l’Époux ; et plus elle ressemble à l’Époux, plus elle res­ semble à Dieu : car ces instances superposées, entre l’Église et Dieu, ne sont que des transparences, dans les­ quelles se réfléchit l’unique splendeur de Dieu9'. 91. «La vie mariale puise sa noblesse et son excellence... dans ce fait que l’àme y contemple, aime, étreint Marie, la considérant comme saturée de la divinité à laquelle elle est unie, obombrée par elle, translumineuse par rapport à elle... Si l’on devait contempler Marie, l’aimer, être poussé vers elle en tant; quelle est une créature, au lieu de la contempler dans son unification avec Dieu, cette contempla­ tion produirait nécessairement quelque amour naturel ou sensible, ce qui poserait un intermédiaire entre Dieu et lame, et conduirait celle-ci à la multiplicité». Marie de Sainte-Thérèse (1623-1677), L'union mystique à Marie, traduit du flamand par van den Bossche dans Cahiers de la Vierge, Paris, p. 52. En même temps que Marie de Sainte-Thérèse, il faut lire le petit Traité de la vie « Marie-forme » de son directeur spirituel, le carme Michel de Saint-Augustin, texte latin et traduction française dans les Études Carmélitaines, avril 1931, pp. 221-240; octobre 1931, pp. 217-235. On y retrouve les mêmes pensées, exprimées d’une manière plus dense : « La vie mariale, c’est la charité divine qui, par Marie et avec Marie, débouche en Dieu. Alors, le cœur se liquéfie, pour se reposer en Dieu avec cette Mère tout aimable. L’amour s’en va simultanément vers cette Mère tout aimable et vers Dieu ; mais c’est finalement pour se reposer en Dieu, Fin de toutes les fins », avril 1931, p. 235 ; cf. octobre 1931, p. 219. .../... 728 Hl - LA VIERGE AU CŒUR DE I.’ÉGLISE f) « Les apôtres des derniers temps » Saint Louis-Marie Grignion de Montfort écrit, dans le Traité de la vraie dévotion à la sainte Vierge : « Si la dévotion à la sainte Vierge éloignait de Jésus-Christ, il faudrait la rejeter comme une illusion du diable ; mais tant s’en faut qu’au contraire cette dévotion ne nous est nécessaire que pour trouver Jésus-Christ parfaitement, l’aimer tendrement et le servir fidèlement »92. Le saint qui n’aimait tant Marie que parce quelle fait entrer plus avant dans la profondeur du mystère de Jésus, était pré­ destiné à comprendre sa parenté avec ce qu’il appelait l’Église des derniers temps. L’amour de la Vierge pour l’Église, et de l’Église pour la Vierge, voilà, selon lui la force qui soutiendra l’Église dans les combats avantcoureurs de la fin du monde. « La formation et l’éduca­ tion des grands saints qui seront sur la fin du monde lui est réservée ; car il n’y a que cette Vierge singulière et miraculeuse qui peut produire, en union du SaintEsprit, les choses singulières et extraordinaires...93 Ce Les distinctions théologiques de Michel et de sa dirigée ne nous semblent pas irréprochables. La vie mariale est, croyons-nous, la prise de conscience explicite d’un aspect qui inhere à toute vie authentique dans le Christ et en Dieu ; elle n’est pas une vie qu’il faille distinguer de cette dernière par l’adjonction d’un accident extrinsèque, pour la déclarer supérieure. La prise de conscience n’apporte avec elle qu’une distinction modale. 92. Traité, n° 62; édit. Tours, 1921, p. 54. Cf. n° 225, p. 218: « Vous ne pensez jamais à Marie, que Marie, en votre place, ne pense à Dieu ; vous ne louez ni n’honorez jamais Marie, que Marie avec vous ne loue et n’honore Dieu. Marie est toute relative à Dieu, et je 1 appellerai fort bien la relation de Dieu, qui n’est que par rapport à Dieu, ou 1 écho de Dieu, qui ne dit et ne répète que Dieu. Si vous dites Marie, elle dit : Dieu ». Sur les origines théologiques de ce texte, cf. R. P. POUPON, O. P., Le poème de la parfaite consécration a Marie, Lyon, 1947, p. 596. 93- Ibid., n° 34, p. 27. ΙΛ VIERGE PROTOTYPE DE L’ÉGLISE 729 seront les apôtres véritables des derniers temps, à qui le Seigneur des vertus donnera la parole et la force pour opérer des merveilles et remporter des dépouilles glo­ rieuses sur ses ennemis. Ils dormiront sans or ni argent et, qui plus est, sans soin, au milieu des autres prêtres, ecclésiastiques et clercs, inter medios cleros ; et cependant auront les ailes argentées de la colombe, pour aller, avec la pure intention de la gloire de Dieu et du salut des âmes, où le Saint-Esprit les appellera, et ils ne laisseront après eux, dans les lieux où ils auront prêché, que l’or de la charité, qui est l’accomplissement de toute la loi (Rom., XIII, 10)... Ce seront de vrais disciples de JésusChrist, marchant sur les traces de sa pauvreté, humilité, mépris du monde et charité, enseignant la voie étroite de Dieu dans la pure vérité, selon le saint Evangile, et non selon les maximes du monde, sans se mettre en peine ni faire acception de personne, sans épargner, écouter ni craindre aucun mortel quelque puissant qu’il soit »9495 . Ainsi, les progrès de la révélation mariale préparent le temps des suprêmes et « divines » inimitiés entre la Femme et le Serpent9\ g) La prédestination étemelle du Christ, de la Vierge, de l’Église «lahvé m’a formée au commencement de ses voies, avant ses œuvres, jadis. Avant les siècles j’ai été établie, 94. Ibid., n° 58, p. 49. 95. Cf. la Prière embrasée, dans l’Appendice à la fin du volume, pp. 51* à 66* : « N’avez-vous pas montré par avance à quelques-uns de vos amis une future rénovation de votre Église ? Les Juifs ne doi­ vent-ils pas se convertir à la vérité ? N’est-ce pas ce que l’Église attend ? Tous les saints du ciel ne vous crient-ils pas justice : Vindica (Apoc., VI, 10)... Il y aura de grandes inimitiés entre cette bienheureuse posté­ rité de Marie et la race maudite de Satan : mais c’est une inimitié toute divine, et la seule dont vous soyez l’auteur : Inimicitias ponam ». 730 HI - LA VIERGE AU CŒUR DE L’ÉGLISE dès le commencement, avant l’origine de la terre. 11 n’y avait point d’abîmes quand je suis née, point de sources chargées d’eaux. Avant que les montagnes fussent fon­ dées, avant les collines, je suis née, lorsqu'il n’avait encore fait ni la terre ni les champs ni les premiers grains de la poussière du globe. Lorsqu’il établit les cieux, j étais là ; lorsqu’il traça un cercle à la surface de l’abîme, lors­ qu’il amassa les nuages là-haut, et qu’il régla les sources de l’abîme ; lorsqu’il fixa une limite à la mer, pour que les eaux ne transgressent pas son ordre ; lorsqu’il affermit les fondements de la terre, j’étais auprès de lui comme une enfant ; j’étais chaque jour ses délices, jouant sans cesse en sa présence, jouant sur le globe de la terre, et trouvant mes délices parmi les enfants des hommes» (Proverbes, VIII, 23-31)96. Ce grand texte où les Juifs ne voudront voir qu’une personnification poétique de la Sagesse divine, mais qui semble annoncer déjà le mystère du Verbe, ou de la Sagesse qui est une personne divine, l'Eglise l’a transcrit tout entier dans la messe pour la fête de l’immaculée Conception de la Vierge. Elle l’entend tout d’abord de la Sagesse éternelle, en tant quelle est engendrée avant toutes choses dans le sein de Dieu (Jean, I, 1 ; Colossiens, I, 17). Elle l’entend ensuite de la Sagesse éternelle, en tant quelle est incarnée, c’est-à-dire du Christ : sans doute, dans l’ordre du temps, l’incarnation du Verbe présuppo­ sait la création, le paradis terrestre, la chute ; mais, dans l’ordre des valeurs, toutes choses n’ont été voulues ou permises qu’en vue de l’incarnation rédemptrice, qui vaut plus que tout l’univers de la création, et pour qu’un 96. Nous donnons la traduction de Jules Lf.BRETON, S. J., Les ori­ gines du dogme de la Trinité, Paris, 1919, t. 1, P· 113. L’authenticité des derniers mots est incertaine. IA VIERGE PROTOTYPE DE L’ÉGLISE 73 1 jour la croix fût dressée, d’où le Sauveur tirerait à lui tous les hommes (Jean, XII, 32), en vue de refondre l’univers, et de le « recommencer », de le « récapituler » en lui (Éphés., 1, 10)97. Mais le décret qui décidait l’incarnation rédemptrice, décidait du même coup les grandeurs de la Vierge et de l'Église. Dans l’ordre du temps, la Vierge et l’Église sont, elles aussi, postérieures à la création du monde et au paradis terrestre ; mais, dans l’ordre des valeurs et des préoccupations divines, c’est le contraire qui est vrai, ce sont la Vierge et l’Église qui sont antérieures et d’abord visées. La Vierge le sentait, quand elle chantait son Cantique d’action de grâces : « Voici que désormais toutes les générations me proclameront bienheureuse, car le Tout Puissant a fait pour moi de grandes choses » (Luc, I, 48-49). Et, pour ce qui est de l’Église, qu’on se rappelle saint Paul écrivant aux Éphésiens que Dieu nous a élus dans le Christ avant la fondation du monde, nous ayant prédestinés dans son amour à être ses enfants d’adoption, pour publier la gloire de sa grâce (Éphés., I, 4-6). C’est en premier lieu à la génération éternelle de la divine Sagesse, puis à ses merveilleuses condescendances, qui lui feront constituer ses reposoirs, d’étage en étage, d’abord dans le Christ, puis dans la Vierge, puis dans l’Église, que songe la liturgie, quand elle s’empare, pour le situer dans la pleine lumière du Nouveau Testament, du texte grandiose des Proverbes. 97. La Bulle Ineffabilis Deus, 8 décembre 1854, de P1E IX, com­ mence en déclarant que le Dieu ineffable, ayant prévu de toute éter­ nité la catastrophe du genre humain, décrète de toute éternité l’incar­ nation du Verbe, afin de restaurer d’une manière plus heureuse par le second Adam ce qui avait été perdu par le premier. 732 III. LA PLACE DE LA VIERGE DANS LE TEMPS DE L’ÉGLISE La question de la place de la Vierge dans le temps de l’Église est introduite par le symbole apocalyptique de la Femme vêtue de soleil qui, à un moment précis de sa durée, met au monde le Messie, et qui, après l’Ascen­ sion, continue de soutenir sur la terre les attaques du Dragon. 1. Les trois âges du monde Les trois âges du monde correspondent aux manifes­ tations successives des trois personnes divines : la créa­ tion, la rédemption, la sanctification : L’âge du Père : c’est le temps de la grâce originelle et de l’innocence ; il finit à la chute. Le peuple de Dieu n’est pas encore l’Église, le corps du Christ. L’âge du Fils commence après la chute : l’homme comprend que sa défaite n’est pas décisive, que Dieu lui pardonne, que la lutte va continuer sur la terre entre la Femme et le Serpent, qu’un Messie pourra venir. Il y a d’abord une immense période, embrassant le régime de la loi de nature et le régime de la loi mosaïque. C’est le temps de lattente du Christ. L’Église, à savoir le rassemblement ou la récapitulation du monde autour du Christ, est inaugurée. Elle est le corps du Christ en acte commencé. Elle se prépare à accueillir le Christ qui sera sa tête, et qui lui permettra d’être pleine­ ment elle-même, d’être le corps du Christ en acte achevé. Puis vient le temps de la présence du Christ. Il ne dure que quelques années. Mais il est décisif. L’Église est ache- LA VIERGE DANS LE TEMPS DE L’ÉGLISE 733 vée alors dans son principe, qui lui est supérieur, à savoir dans sa tête, qui est le Christ. Le troisième âge, celui de l’Esprit saint, commence à htecôte. Toute la tâche de l’Esprit saint est de faire déborder au-dehors la grâce qui est dans le Christ et, en la répandant sur le monde, de constituer dans son acte achevé l’Église, corps du Christ98. Nous pensons que c’est le privilège de la Vierge Marie d’appartenir au temps de la présence du Christ. 2. Le privilège de la Vierge est de relever de l’âge de la présence du Christ 1. Le problème de l’appartenance à un âge de l’Église, tel que nous le posons, n’est pas un problème d’histoire et de chronologie ; c’est un problème de théologie de l’histoire du salut. La chronologie, qui lui est indispen­ sable, reste incapable de le saisir et de le définir ; parfois, dans le cas des contemporains du Christ, elle pourra même être hésitante : à quel âge de l’Église appartient Jean Baptiste ? On le voit, c’est une question éminemment qualita­ tive qui nous préoccupe. Il s’agit de savoir sous quel régime historique de grâce sont placés les divers groupes d’hommes ; et, très particulièrement ici, la sainte Vierge. 98. Dans sa Prière embrasée, loc. cit., p. 58*, GRIGNION DE MONTFORT écrit : « Le règne spécial de Dieu le Père a duré jusqu’au déluge, et a été terminé par un déluge d’eau ; le règne de Jésus-Christ a été terminé par un déluge de sang ; mais votre règne, Esprit du Père et du Fils, continue à présent et sera terminé par un déluge de feu, d’amour et de justice ». Il faudrait dire plutôt que le règne du Père a duré jusqu a la chute et a été terminé par un déluge de misères. 734 HI - LA VIERGE AU CŒUR DE L’ÉGLISE 2. Nous croyons qu’à l’exception de la sainte Vierge, tous les contemporains du Christ se tiennent soit sur le versant de l'âge de l'attente du Christ, soit sur le versant de l’âge de l’Esprit saint. Zacharie et Elisabeth, Simeon, Anne..., appartiennent aux jours de l'attente du Christ. Jean Baptiste, à propos duquel on pourrait hésiter, aussi. « Qu’êtes-vous allés voir au désert ?... Un prophète ? Oui, je vous le dis, et plus qu’un prophète. C’est celui dont il est écrit (Malachie, III, 1): Voici que j’envoie mon messager devant ta face, qui préparera ta voie devant toi. En vérité, je vous le dis, parmi les enfants des femmes, il n’y en a pas de plus grand que Jean le Baptiste, mais le plus petit dans le royaume des cieux est plus grand que lui... Tous les prophètes et la Loi ont prophétisé jusqu’à Jean. Et si vous voulez le comprendre, lui-même est Élie qui doit venir» (Mt., XI, 7-14). Ce que la Loi et les Prophètes ont annoncé comme futur, Jean le désigne comme présent. Aussi est-il plus qu’un prophète, il est, avec l’esprit et la force d’Élie, le précurseur. Son baptême « qui dispose à celui du Christ, appartient d’une certaine manière à la loi du Christ »". Les Prophètes et la Loi ont prophétisé jusqu’à Jean ; mais Jean est envoyé pour annoncer que la prophétie commence de s’accomplir99 100. Pour autant, Jean passe avant Moïse, et l’on peut dire qu’« il appartient au Nouveau Testament»101. Il est «le terme de la Loi et le commencement de l’Evangile »102. Cherchons à préciser davantage sous quel régime de grâce vivaient Jean Baptiste et les premiers saints de 99. S. Thomas, III, qu. 38, a. 1, ad 1. 100. S. THOMAS, Comm. in Matthaeum, XI, 13 : «Toutes les pro­ phéties commencent de s’accomplir avec la prédication de Jean. » 101. S. THOMAS, De veritate, qu. 12, a. 14, ad 5. 102. Ill, qu. 38, a. 1, ad 2. Cf. Comin. in Matth., loc. cit. : « Il est le principe du Nouveau Testament et la fin de T Ancien ». LA VIERGE DANS LE TEMPS DE L’ÉGLISE 735 l’Évangile. Dès que le Christ paraît, la grâce, qui leur était donnée jusqu'alors directement, du ciel leur arrive à travers le Cœur du Christ, elle leur est donnée par déri­ vation103. Elle est christique d’une manière plus plénière. La dérivation peut se faire à distance : alors, l’Église n’existe qu’en acte virtuel ou commencé. La dérivation peut se faire par contact : alors, l’Église peut exister en acte achevé. C’est une grâce de contact qui est donnée aux premiers saints de l’Évangile, qui mourront sans avoir connu la glorification du Christ : Élisabeth, Simeon, Jean Baptiste, saint Joseph, le bon larron. Sous cet aspect, ils sont déjà du Nouveau Testament. Cependant, la grâce de contact, la pleine grâce chris­ tique, est comme liée en eux ; elle ne peut déployer en eux tous ses effets. Elle ne les exemptera pas des limbes, et elle ne les introduira dans les cieux qu’au jour de 103. A la fin de l’encyclique Mystici corporis, 29 juin 1943, il est dit, de la Vierge : « Ce fut elle qui, par un enfantement admirable, mit au monde le Christ Seigneur, déjà revêtu en son sein virginal de la dignité de Chef de l’Église, et source de toute la vie céleste, jam in virgineo gremio suo Ecclesiae Capitis dignitate ornatum ». A. A. S., 1943, pp. 247 et 206. Les sacrements de la Loi nouvelle ont été institués pour que puisse être communiquée aux hommes, même après le départ du Christ pour le ciel, la grâce de contact, qu’il était venu communiquer, à ses contemporains immédiats, par sa seule présence. Cette grâce de contaa, qu’il pouvait donner, soit en se passant des sacrements, comme à la pécheresse ou au bon larron, soit en les utilisant, par exemple quand il envoie ses disciples baptiser, Jean, IV, 2, était déjà la grâce de la passion rédemptrice, qui remplit aujourd’hui l’Église : •Même avant la passion du Christ, dit saint THOMAS, le baptême tirait sa vertu de la passion du Christ. Il n’était pas un simple signe, comme les sacrements de la Loi ancienne; mais le Christ, qui devait donner à la passion la vertu de nous sauver, donnait dès lors au bap­ tême la vertu de justifier ». III, qu. 66, a. 2, ad 1. 736 Ill - LX VIERGE AU CŒUR DE L ÉGLISE l'Ascension104. Ils sont encore sur le versant de l’attente de la pleine venue du Christ et de son royaume. La parole du Sauveur sur Jean Baptiste : « En vérité, je vous le dis, parmi les enfants des femmes, il n’y en a pas de plus grand que Jean le Baptiste ; mais le plus petit dans le royaume des cieux est plus grand que lui », signi­ fie directement que Jean Baptiste est plus favorisé que tous les prophètes de la Loi ancienne, puisqu’il peut montrer ce qu’ils ont attendu ; mais que, du fait qu’il appartient encore à la Loi ancienne, son état est moins privilégié que l’état du plus petit parmi les chrétiens10". Jean Baptiste et les tout premiers saints de l’Évangile sont des saints de la Loi ancienne, au moment où elle commence à céder sous le flot de lumière de la Loi nou­ velle. Ils sont pareils à l’étoile du matin, qui appartient à la nuit, et qui annonce le jour sans néanmoins lui appar­ tenir, mais qui continue de briller quand paraît le jour. La comparaison se trouve chez Suarez : « Jean est comme le principe extrinsèque de la loi nouvelle, à la manière dont l’étoile du matin est le commencement du jour et la fin de la nuit »106. 104. Après la passion et la mort du Sauveur, et sa descente aux enfers, les justes qui sont aux limbes voient à découvert l’essence divine ; mais c’est seulement après l’Ascension que le ciel leur est ouvert. Cf. la Constitution Benedictus Deus, 29 janvier 1326, de BENOIT XII ; et S. Thomas, III, qu. 62, a. 4, ad 3 [référence erronée; voir plutôt III, qu. 52, a. 7, ad 3]. 105. « Π ne s’agit point ici de la sainteté personnelle du Baptiste, mais de sa situation historique. Il appartient à la Loi, comme les autres ; il les dépasse parce qu’il annonce le nouvel ordre, mais il est inférieur aux ouvriers du règne ». M.-J. LAGRANGE, Évangile selon saint Luc, Paris, 1921, p. 221. Précisons encore: il est inférieur, si l’on compare les deux régimes ou états de la grâce, l’ancien et le nou­ veau ; mais il ne nous est pas inférieur, si l’on regarde à V intensité de sa sainteté personnelle. 106. Suarez, III, qu. 38, a. 4 ; disput. 24, Section 2, n° 8, Paris, 1866, t. XIX, p. 343. Saint Joseph doit être rangé à côté de saint Jean LA VIERGE DANS LE TEMPS DE L’ÉGLISE 737 3. C’est seulement avec la glorification et l’Ascension du Christ, qui nous quitte pour que l’Esprit vienne le relayer (Jean, XVI, 7), que les saints de l’Évangile passent dans le troisième âge du salut, celui de l’Esprit saint. Ainsi s’éclaire le texte mystérieux, où Jésus rappelle l’Écriture prophétisant que des fleuves d’eau vive sorti­ ront de son sein107, et où l’Évangéliste ajoute: «Il dit cela de l’Esprit que devaient recevoir ceux qui croiraient en lui ; car il n’y avait pas encore d’Esprit, parce que Jésus n’avait pas encore été glorifié » (Jean, VII, 38-39). 4. Chronologiquement, la Vierge apparaît avant le Christ; et elle sera présente à la Pentecôte. Elle est contemporaine des premiers saints de l’Evangile, qui vivent dans l’âge de l’attente du Christ et du royaume ; et des apôtres, qui vivent déjà dans l’âge de l’Esprit saint. Mais, qualitativement, elle ne relève ni de l’âge de l’at­ tente du Christ ni de l’âge de l’Esprit saint108. Elle rem­ plit à elle seule tout un âge de l’Église : l’âge de la présence du Christ. Cela veut dire que la grâce du Christ lui est dispensée suivant une loi, un régime, qui lui est propre ; que, la distinction entre le Christ-Dieu qui est la tête, et l’Église pure créature qui est le corps, étant intacte, la Vierge, référée immédiatement à la personne Baptiste, comme dans les Litanies des saints. Seule la Vierge est choi­ sie pour faire face consciemment à toute la vie du Christ, de l’Annonciation à l'Ascension. 107. Sur cette ponctuation de Jean, VII, 38, voir M.-J. LAGRANGE, Évangile selon saint Jean. Paris, 1925, p. 214. 108. On peut bien dire, avec Émi e MERSCH, S. J., La théologie du corps mystique. Paris, 1944, t. I, p. 220, que «l’immaculée Conception..., est le prototype de la sanctification telle quelle s’opé­ rait durant l’Ancien Testament», c’est-à-dire par une anticipation des fruits de la passion du Christ. Mais l’exemption du péché originel situe la Vierge dans un âge qui n'est ni celui de l’attente du Christ, ni celui de l’Esprit saint. 738 ΙΠ - LA VIERGE AU CŒUR DE L’ÉGLISE du Verbe rédempteur par sa maternité, est dans ΓÉglise le point, le pôle, sur lequel, en retour, l’attraction du Verbe rédempteur se fait sentir avec le maximum de puissance ; que la loi de conformité au Christ, est réali­ sée plus intensément dans la seule personne de la Vierge, que dans toute l’Eglise entière. 3. La dérivation de la grâce se fait, pour la Vierge, surtout par contact immédiat, et pour l’Eglise de l’âge de l’Esprit saint, surtout par l’économie sacramentelle 1. Appartenant à l’âge de la présence du Christ, c’est surtout par contact immédiat que la Vierge recevait de lui la grâce. Elle a donné par contact quelque chose à Jésus, la couleur de ses yeux, sa sensibilité, sa manière de parler, une certaine complexion humaine. Elle a reçu en échange par contact les flots de la grâce. 2. Ce sont les grâces de contact qui forment l’Église; les grâces à distance ne font que la préparer. Aussi le Christ, avant de monter au ciel, institue-t-il les sacre­ ments, qui seront comme son toucher, comme ses mains, visiblement étendues dans l’espace et dans le temps, et par lesquels il continuera de donner au monde les grâces de contact, formatrices de son Église. L’économie sacramentelle, instituée par le Christ luimême109, pourra fonctionner partiellement déjà de son vivant110III. , mais elle ne deviendra nécessaire qu’à l’âge 109. Concile de Trente, session VII, De sacramentis, can. 1, Denz., n° 844. 110. Sur Jean, IV, 2, S. THOMAS écrit : « Même avant la passion du Christ, le baptême tenait son efficacité de la passion du Christ... » III. qu. 66, a. 2, ad 1. I.A VIERGE DANS LE TEMPS DE L’ÉGLISE 739 qui suivra son Ascension, c’est-à-dire à l’âge de l’Esprit saint111. Si la Vierge appartient à l’âge de la présence du Christ, il est clair que la grâce de contact lui est dispen­ sée suivant une loi de soi antérieure et supérieure à cette économie sacramentelle, qui est faite pour l’âge de l’Esprit saint112. 3. A-t-elle pu, néanmoins recevoir quelque sacre­ ment? Puisqu’elle est sans aucun péché, il faut écarter d’elle la pénitence, l’extrême-onction, et semble-t-il le baptême de la loi nouvelle. Puisqu’elle brille tout entière dans l’ordre des grandeurs de sainteté, et quelle n’a point de part aux grandeurs de hiérarchie, qui seront d’ailleurs sans emploi dans le ciel113, il faut écarter d’elle le sacrement de l’ordre. Puisqu’elle est présente au Cénacle au moment de Pentecôte (Actes, I, 14 ; II, 1), il ne semble pas quelle ait dû recevoir ensuite la confirma­ tion. Restent deux sacrements, le mariage et l’eucharis­ tie. Elle entre dans le mariage aux jours de l’incarnation, moins pour en recevoir quelque sanctification, que pour y introduire avec elle le Christ, principe de toute sancti­ fication. Elle a certes participé aux réunions où les pre­ ll 1. «Il fallait d’abord que le Christ souffrît et ressuscitât avant que fut prêchée aux hommes la nécessité de se conformer à sa mort et à sa résurrection » par le baptême. S. THOMAS, III, qu. 66, a. 2. 112. «Vu sa place spéciale et totale dans la rédemption passive..., il semble bien que la Vierge ne rentre pas comme les autres fideles dans l’ordre sacramentel, qui applique par parties les fruits de la rédemption. N’a-t-elle pas donné le Christ, qui est le principe de tout cet ordre ; et, sauf l’eucharistie, qui est précisément une totalité dans l’économie sacramentelle, quel fruit spécial lui auraient conféré les sacrements ? » Émile MERSCH, S. J., La théologie du corps mystique, Paris, 1944, t. I, p. 212. L’auteur appelle «rédemption passive» la préservation du péché. 113. S. Thomas, III, qu. 63, a. 5, ad 3. 740 lil - LA V IERGE AU CŒUR DE L’ÉGLISE miers chrétiens commémoraient la cène, et commu­ niaient, selon le mot de saint Paul, au sang et au corps du Christ (I Cor., X, 16-17) ; ces communions devaient accroître, jusqu’à la fin de sa vie, le désir universel de sauver le monde qui embrasait son cœur depuis le temps de la crucifixion. Mais même alors, et tout en veillant par sa contemplation et son amour sur les premiers pas de l’Église naissante, elle continuait, pour ce qui est d'elle, de relever de l’âge de la présence du Christ. Elle n’appartenait pas à l’ère de l’Esprit saint. 4. La Vierge appartient à l’âge de la présence du Christ et les apôtres à l’âge de l’Esprit saint. C’est la rai­ son profonde pour laquelle la visitation de l’Esprit saint, au jour de Pentecôte, aura, ici et là, des effets différents. Pour les apôtres, Pentecôte est un baptême dans l’Esprit (Actes, I, 5), c’est-à-dire un départ dans l’Esprit. Ils reçoi­ vent la puissance pour être les témoins et les martyrs de Jésus à Jérusalem, dans toute la Judée, dans la Samarie et jusqu'aux extrémités de la terre (l, 8). Ils triompheront des obstacles venant de la diversité des langues, des nations, des cultures, pour fonder l’Église universelle (il, 4-11). Voilà l’inauguration de l’âge de l’Esprit saint. Pour la Vierge, cachée dans l’ordre des grandeurs de sainteté, Pentecôte n’est pas un départ dans le temps, c’est plutôt un terme. Ce n’est pas elle qui sortira audehors dans la force de l’Esprit pour prêcher l’Évangile au monde. La visitation de l’Esprit, déjà descendu solen­ nellement sur elle quand débutait sa mission, à l’instant de l’incarnation (Luc, I, 35), ne peut être maintenant pour elle que l’annonce et la préparation de son pro­ chain départ pour le ciel. Elle n’attend pas un recom­ mencement de la vie terrestre ; elle voit venir la matura­ tion et comme l’été de toutes les grâces que le Christ même a déposées en son âme. LA VIERGE DANS LE TEMPS DE I..’ÉGLISE. 741 5. Les grâces peuvent dériver du Christ, soit par contact soit à distance^ ‘. Mais la loi de dérivation par contact se réalise différemment dans la Vierge et dans l’Église. Le contact du Christ et de la Vierge se fait avant tout d’une manière immédiate. Il est de soi, nous l’avons dit, antérieur et supérieur à toute l'économie sacramentelle. Le Christ ressuscité pourra néanmoins se servir de cette économie, en vue d’aider sa Mère encore exilée dans le temps, et de lui donner, comme naguère à ses apôtres, la communion de son corps et de son sang. Voilà le régime de la dispensation de la grâce dans l’âge de la présence du Christ. Le contact du Christ et de l’Église, qui a pu être direct chez les tout premiers disciples, ne pouvait plus se faire, après l’Ascension, que par le moyen de l’économie sacra­ mentelle. Voilà le régime de la dispensation de la grâce dans l’âge de l’Esprit saint. Ainsi la loi de dérivation par contact vaut pour l’Eglise et pour la Vierge. Mais son mystère apparaît plus haut, plus simple, plus profond, quand on monte de l Église à la Vierge, de l’âge de l’Esprit saint à l’âge de la présence du Christ. 114. La dérivation par contact, qui s’est faite surtout par le Christ seul, se fait, depuis l’Ascension, par le Christ et les sacrements. La déri­ vation a distance a double rôle : un rôle normal et complétif, qui est de préparer la venue de la grâce et d’en conserver les effets ; un rôle exceptionnel et supplétif, qui est de remédier à l’absence des grâces de contact. Voir L’Église du Verbe incarné, t. I, p. 18 [dans la présente édition : vol. I, pp. 44-45]. 742 III - LA VIERGE AU CŒUR DE L’ÉGLISE 4. La présence du Christ intensifie, pour la conden­ ser dans la seule Vierge, la grâce collective de toute l’Église Au moment où le Christ devient contemporain de l’Eglise, sa présence exerce sur elle comme une divine aimantation et opère en elle, en ce point précis du temps et de l’espace où il la touche tout à fait intimement, une sorte de condensation et d’intensification de toute la sainteté dont elle doit remplir le monde depuis le com­ mencement jusqu’à la fin de sa durée. Ce lieu de condensation et d’intensification de toute la sainteté col­ lective de l’Église, ce lieu où la loi de conformité au Christ est réalisée plus efficacement que dans tout l’en­ semble de l’Église, ce lieu où l’Église est en face du Christ comme une épouse parfaite pour lui rendre son amour, c’est la Vierge. Voilà ce qu’on signifie en disant que la Vierge relève de l'âge de la présence du Christ, non de l’âge de l’attente du Christ ou de l’âge de l’Esprit saint. On éclaire ainsi d’une nouvelle lumière les rap­ ports mutuels du Christ, de la Vierge, de l’Église, en les situant dans la perspective du temps. La Vierge apparaît comme une condensation et une intensification de toute la grâce de l’Eglise, au moment où celle-ci passe dans le champ d’attraction le plus immédiat du Christ. a) La loi de totale pureté, qui est collective à l’âge de l’Esprit saint, devient personnelle d l’âge de la pré­ sence du Christ La loi de la totale pureté ne se trouve en source que dans le Christ, qui est la tête. Si elle se constate ailleurs, ce sera sous un mode dépendant et participé. On la rencontre, en effet, dans le mystère de l’Église sans tache ni ride, mais sainte et immaculée. Elle y connaît une réalisation collective, non personnelle : c’est- LA VIERGE DANS LE TEMPS DE L’ÉGLISE 743 à-dire que l’Église est sans péché, mais aucun de ses membres n’est toujours ni totalement sans péché. Voilà la manière dont la loi de totale pureté se réalise connatuTellement dans l’Église. Mais il y a un moment dans la durée de l’Église où le Christ la touche pour condenser, en l’intensifiant, toute sa pureté dans la personne de la Vierge. A ce moment précis, ce n’est plus de la manière collective, qui lui est connaturelle ; c’est d’une manière personnelle, qui est, il est vrai connaturelle au Christ, mais qui est surélevée par rapport à l’Église, que la loi de totale pureté se réalise dans l’Église elle-même. Que s’est-il passé ? En la Vierge l’Église, qui est le corps, au lieu d’être laissée au rythme qui lui est connaturel, subit l’attraction du rythme propre au Christ qui est la tête : un peu à la manière dont l’océan, sans perdre sa pesanteur, subit l’attraction de la lune. Cette loi trou­ vera d’autres applications, notamment dans le cas de la corédemption et de l’assomption de la Vierge. b) La réponse de ΓÉpouse à la descente du Verbe se réalise différemment dans VEglise et dans la Vierge Le consentement ininterrompu que l’Église, qui est l’Épouse, donne au Christ, qui est l’Époux, dans toute la durée du temps et dans toute l’étendue de l’espace, cette merveilleuse réponse de la terre aux extraordinaires prévenances du ciel, Dominus dabit benignitatem, et terra nostra dabit fructum suum, voilà la raison pour laquelle Dieu a créé le monde, permis la chute, et pour laquelle il fait durer l’histoire universelle. Or, au moment où il paraît dans le temps, le Christ exerce une aimantation si puissante sur son Église, que cet immense oui collectif, universel, diffus, s’intensifie et se condense en un point unique, que l’Évangéliste n’en finit pas de circonscrire et circonstancier : « Au sixième mois, l’ange Gabriel fut 744 ΙΠ - LA VIERGE AU CŒUR DE L’ÉGLISE envoyé par Dieu dans une ville de Galilée, appelée Nazareth, auprès d’une vierge, fiancée à un homme de la maison de David, nommé Joseph, et le nom de la vierge était Marie » (Luc, I, 26-27). Tant qu’il faut faire face immédiatement au Christ-Époux, l’Église-Épouse, dont le oui est sollicité par le ciel, c’est Marie. Ce n’est donc point, chez saint Thomas, une vague manière de parler, c’est le mystère même des rapports du Christ, de la Vierge, de l’Église, qu’il énonce, en disant qu’« à l’ins­ tant de TAnnonciation, le consentement de la Vierge était attendu au nom de toute la nature humaine »lb. c) Les joies et les douleurs de Γ'enfantement personnel de la Vierge et de Γenfantement collectifde ΓEglise La Femme, vêtue de soleil, vierge et mère, et qui dure tout au long de l’histoire, c’est l’Église. Mais que se passe-t-il au temps du Christ ? Toute la dignité mater­ nelle et virginale de l’Église universelle, toutes les joies et les douleurs de son enfantement au long des siècles, sont comme ramassées et intensifiées dans le moment précis de sa durée où, par la Vierge, elle enfante un Fils, qui doit paître toutes les nations avec une verge de fer (Apoc., XII, 5). Les péripéties de l’enfantement collectif de l’Église, qui ne s’entend que par métaphore, sont por­ tées à un point d’intensité inouï dans la Vierge, enfan­ tant en propre le Christ. La piété chrétienne n’a pas tort, au temps de Noël, de rapprocher l’Église et la Vierge, le mystère de la naissance spirituelle du Christ dans les âmes et le mystère de la naissance charnelle du Christ dans le temps. 115. Ill, qu. 30, a. 1. Ce passage est cité par PlE XII, à la fin de 1 encyclique Mystici corporis, dans A. A. S., 1943, p. 247. IA VIERGE DANS LE TEMPS DE L’ÉGLISE 745 d) La compassion corédemptrice, au temps du Christ et au temps de l’Esprit saint /Au moment où le Christ meurt en croix, c’est la com­ passion corédemptrice collective de toute l’Église, dis­ persée dans l’espace et le temps, qu’il condense en quelque sorte, en la portant à un point d’intensité suprême, dans le cœur de sa Mère116117 . Alors que la médiation co rédemptrice de l’Église entière n’est univer­ selle que secondairement et relativement, la médiation corédemptrice de la Vierge est universelle premièrement et absolument. Ce mystère de condensation de toute la compassion collective de l’Église dans un seul cœur, un seul sujet personnel, ne concerne que la Vierge : car elle est seule à relever de l’âge de la présence du Christ. Il ne saurait concerner saint Jean ou Marie de Magdala : quelles que soient l’intensité et la lucidité de leur amour, ils appartiennent à l’âge de l’Esprit saint11 . 116. «Grâce à la médiation de Marie, le Christ, d’une part, appa­ raît comme une victime offerte non seulement par l’humanité et an nom de l’humanité, mais encore dans l'humanité, de telle sorte qu'il vit dans l'humanité et que celle-ci, de son côté, par sa compassion aimante, se trouve co-offerte avec lui. Et, d’autre part, le Christ appa­ raît, dans sa fonction sacerdotale d'offrant, non seulement comme celui qui s’offre lui-même au-dedans de lui-même, mais encore comme celui qui, par la médiation de Marie, s’offre lui-mème au-dedans de l’humanité et offre en lui-mème l'humanité». M.-J. SCHEEBEN, Handbuch der katholischen Dogmatik, livre V, n° 1799, t. III, p. 607. Les soulignements sont de Scheeben. 117. Parlant du mérite et du pouvoir d’intercession de la Vierge, M.-J. NICOLAS, O. R, dit très bien : « La différence entre Marie et les autres saints n’est pas seulement de degré ». Mais, un peu plus haut, il ne réussit à expliquer l’excellence de la compassion de la Vierge qu’en insistant sur la soi-disant imperfection de la compassion des autres saints : « D’autres saints, il est vrai, ont vécu avec Jésus-Christ, et si elle était seule au mystère de l’incarnation, saint Jean et sainte Marie Madeleine étaient au pied de la Croix. Mais il est évident qu’ils avaient trop peu de foi et d’intelligence du mystère pour que leur 746 III - LA MERGE AU CŒUR DE L ÉGLISE 5. Ascension, assomption, résurrection de la chair Dans le plan de création réalisé par Dieu, l’homme ne devait pas mourir (Genèse, II, 17). La mort est la rançon du péché (Rom., VI, 23). « Par un seul homme le péché est entré dans le monde, et par le péché, la mort, et ainsi la mort s’est étendue sur tous les hommes parce que tous ont péché » (Rom., V, 12). a) L'Ascension Le Christ, qui est sans péché, ne devait pas mourir118. S’il meurt, ce n’est donc pas par nécessité, c’est par libre choix d’amour, pour nous sauver : « Le Père m’aime parce que je donne ma vie, et pour la prendre de nou­ veau. Personne ne me l’arrache, mais c’est moi qui m’en sépare. J’ai le pouvoir de la donner, et j’ai le pouvoir de la prendre de nouveau : tel est l’ordre que j’ai reçu de mon Père » (Jean, X, 17-18). Le Christ crucifié laisse agir en lui les processus de mort, qu’il pourrait suspendre par douleur eût la plénitude de sens qui l’eût unie à celle du Christ. Il fal­ lait attendre la résurrection, et même la venue de l’Esprit, pour qu’ils comprissent, et qu’enfin ils participassent». «La corédemption», dans Revue Thomiste, 1947, pp. 40 et 34. Pourtant saint Jean savait déjà beaucoup de choses, et il avait mis sa tête sur le cœur de Jésus (Jean, XIII, 25). 118. Écarter du Christ la mort parce qu’il est né non d’Adam par la génération, mais de la Vierge par un miracle, c’est alléguer une rai­ son qui peut valoir accidentellement, mais qui n’est pas première et immédiate. On peut imaginer dans l’état de nature pure un homme qui naîtrait miraculeusement d’une vierge, et cet homme serait pour­ tant mortel par nature. Si la naissance virginale du Christ l’exempte de la mort, c’est parce qu elle l’exempte de la contagion du péché d’Adam. Et ce dernier point, à savoir que le Christ, étant né d'une vierge, est de ce fait exempt du péché originel, est souvent affirmé par les Pères. D’ailleurs nous avons des raisons plus immédiates de savoir que le Christ est sans péché. Sa divinité exclut métaphysiquement la possibilité même de tout péché en lui. LA VIERGE DANS LE. TEMPS DE L’ÉGLISE 747 un acte de sa volonté. Il reste que la mort n’a pas de droits sur lui. Elle s’empare de lui par une injustice, qu’il subit pour l’amour de nous. La rédemption accomplie, Dieu ne peut différer beaucoup la revanche. C’est dans le cadre de la vie humaine personnelle et tout entière sans péché du Christ, que se rejoindront la naissance, la mort, la résurrection, l’ascension : « Il s’est dépouillé lui-même en prenant une forme de serviteur, devenu semblable aux hommes, et ayant paru comme un homme ; il s’est humilié lui-même en se faisant obéissant jusqu’à la mort, et à la mort de la croix. Et c’est pourquoi aussi Dieu l’a exalté et lui a donné en partage le nom qui est au-dessus de tout nom, afin qu’au nom de Jésus tout genou flé­ chisse dans les cieux, sur la terre et dans les enfers » (Philip., Il, 7-10). On lit, dans les Actes des Apôtres, que Dieu a ressus­ cité Jésus de Nazareth « en le délivrant des liens de la mon, parce qu’il n’était pas possible qu’il fut retenu par elle... C’est, en effet, en son nom que David dit : — Tu n’abandonneras pas mon âme dans le séjour des morts, et tu ne permettras pas que ton Saint voie la corruption » (H, 24 et 27). La loi du Christ est d'abord et avant tout d'être glorifié, nous le disions, dans le cadre d’une vie humaine. Elle est ensuite et dépendamment d'être exempté de la corruption du tombeau. C’est dans la mesure où il est ordonné à une glorification imminente que le corps du Christ mort n’est pas abandonné comme celui de Lazare aux proces­ sus de dissolution119. 119. A-t-on posé ce principe, on tient la solution d’un problème qui semble avoir troublé violemment Holbein et Dostoïevski. On connaît la prédellc du musée de Bâle et la descente de Croix du récit d'Hippolyte dans {Idiot. Si meurtri, si martyrisé que le peintre repré­ sente le corps du Christ mort, le théologien lui demandera toujours 748 III - LA VIERGE AU CŒUR UE L’EGLISE b) L'Assomption Que se passe-t-il pour la Vierge ? S’il est vrai que la rédemption du Christ est pour elle préservatrice, au lieu d’être comme pour nous purificatrice, elle ne contracte pas le péché originel, qui entraîne avec lui la nécessité de mourir. Elle ne doit donc pas mourir. Si elle meurt120 t* 4>«»« to.nr> de laisser pressentir que la destinée de ce corps n’était pas la décom­ position, mais la résurrection. 120. Dans son ouvrage sur La mort et l’assomption de la sainte Vierge, Étude historique doctrinale, Città dei Vaticano, 1944, Martin JUGIE, A. A„ expose longuement les deux thèses : l'une suivant laquelle la Vierge est, comme son Fils, morte et ressuscitée ; l’autre suivant laquelle la Vierge serait passée au ciel sans mourir, comme les chrétiens qui seront trouvés vivants à la fin du monde (I Thess., IV, 15-17). Il se déclare incapable de choisir entre ces deux thèses, faute, dit-il, de « preuves décisives », p. 582. En conséquence, et pour pro­ mouvoir la doctrine de l’Assomption, il demande qu’on « sépare net­ tement deux questions bien distinctes : la question de la mort de la sainte Vierge et celle de son assomption proprement dite au ciel en corps et âme. Sans nier que Marie soit morte, nous pensons qu’il y a, entre les deux questions, une difference marquée au point de vue de la certitude », p. vil. Nous attachons, pour nous, une trop grande importance au mys­ tère de la mort et de la résurrection, pour pouvoir penser que la Vierge ne l’aurait pas éprouvé. La mort de la Vierge est un fait regardé comme certain par de nombreux théologiens. Cf. H. B. MERKELBACH, Mariologia, pp. 264-266. Selon le rit dominicain l’Assomption est la fête « en laquelle la sainte Mère de Dieu a subi la mort temporelle, sans pouvoir être néanmoins retenue par les liens de la mort ». A la fin de son étude sur « La Dormition de Marie dans l’art chré­ tien », dans Nouvelle Revue de Théologie, 1950, p. 134, J. DUHR, S. J., écrit : « Au cours de son évolution iconographique, la Dormition de Marie nous est apparue sous deux formes bien diverses : l’une orien­ tale, l’autre occidentale... Ces divergences sont commandées et s’ex­ pliquent par une simple modification du point de départ : l’art byzantin nous fait voir la Vierge déjà morte, tandis que l’art occiden­ tal nous la dépeint agonisante ou mourante ». Les artistes souabes du XVe et du début du XVIe siècle créent une Dormition nouvelle; ils LA VIERGE DANS LE TEMPS DE L’ÉGLISE 749 poursuivre en corédemptrice l’itinéraire que Jésus a par­ couru en rédempteur, sa mort non seulement sera un libre et amoureux sacrifice, elle sera l’effet même de son amour121. Il reste que la mort n’a pas sur elle de droits, comme elle en a sur nous ; quelle ne s’empare d’elle que par injustice. La revanche de la justice divine, c’est-à-dire la participation de la Vierge à la résurrection et à l’ascen­ sion glorieuse du Christ ne tardera pas122. A l’exemple de ce qui s’est passé pour le Christ, c’est dans le cadre de la vie humaine personnelle et tout entière sans péché de la Vierge, que se rejoindront sa naissance, sa mort, sa résur­ rection, son assomption123. Essayons de mettre cette vue nous montrent Marie, « non pas étendue sur la couche funèbre, mais accueillant à genoux la mort qui l’unira définitivement à son divin Fils». C’est le sujet traité par Veit STOSS dans l’extraordinaire et dra­ matique retable sculpté et polychromé de Sainte-Marie, de Cracovie. 121. «Tous les élus donc, Théotime, meurent en l’habitude de i’amour sacré ; mais quelques-uns, outre cela, meurent en l’exercice de ce saint amour, les autres pour cet amour, et d’autres par ce même amour. Mais ce qui appartient au souverain degré d’amour, c’est que quelques-uns meurent d'amour ; et c’est lorsque non seulement l'amour blesse l’âme en sorte qu'il la met en langueur mais quand il la transperce, donnant son coup droit dans le milieu du cœur, et si for­ tement qu’il pousse l’âme dehors de son corps ». Saint FRANÇOIS DE SALES, Traité de l’amour de Dieu, livre VII, chap. XI ; Œuvres, Annecy, 1894, t. V, p. 42. 122. Si l’on suppose que la Vierge n’a pas connu la mort et la résurrection, mais qu’elle a été transférée directement au ciel, on pourra dire, qu’en raison de son amour filial, Jésus ne pouvait laisser longtemps dans l’exil, cette mère sans péché, dont il tenait son corps, maintenant glorifié. D’une manière moins floue, et celle-ci théolo­ gique, on dira que la Vierge étant exempte du péché originel, sa glo­ rification devait se faire tout de suite et n avait pas, comme la nôtre, à être retardée jusqu à la fin du monde. Voir plus loin, p. 753. 123. La raison théologique de l’Assomption de la Vierge est expo­ sée ainsi par R. G ARRIGOU-LAGRANGE, O. P., De Christo Salvatore, Turin, 1945, p. 528 : « Le Christ a remporté sur le démon une vic­ toire parfaite, qui comprend comme parties une parfaite victoire sur 750 111 - LA VIERGE AU CŒUR DE L’ÉGLISE en pleine lumière, et de montrer du même coup com­ ment l’Assomption de la Vierge est une vérité incluse dans le dépôt révélé initial. c) La résurrection de la chair Voyons maintenant quelle est la loi de la résurrection et de l’assomption glorieuse, pour l’Eglise tout entière, qui est le corps du Christ. 4 · » ' Π 1. Tout s’éclaire si l'on compare entre elles la loi de notre solidarité en Adam pour la mort, et la loi de notre solidarité dans le Christ pour la vie. Cette double loi est énoncée par l’apôtre : « Puisque la mort est venue par un homme, c’est aussi par un homme que viendra la résur­ rection des morts. Et comme c’est en Adam que tous meurent, de même aussi c’est dans le Christ que tous seront vivifiés » (I Cor., XV, 21-22). Mais la loi de propa­ gation de la grâce du Christ et de la vie, va procéder autrement que la loi de propagation du péché d’Adam et de la mort. Saint Thomas l’enseigne avec profondeur. Le péché originel remonte, en quelque sorte, de la nature humaine à la personne ; la régénération du Christ, au CTJ le péché, et conséquemment sur la mort, manifestée par sa résurrec­ tion glorieuse et son ascension. Or, la bienheureuse Vierge Marie, comme Mère du Sauveur et nouvelle Eve, a aussi été associée très étroitement à la parfaite victoire du Christ sur le démon et le péché. Donc la bienheureuse Vierge Marie, comme Mère du Sauveur et nouvelle Eve, a aussi été associée très étroitement à la parfaite victoire du Christ sur la mort, dont elle n’a pu rester prisonnière : sinon, devant la mort, elle aurait été, non pas victorieuse, mais vaincue ; elle ne suivrait pas le Christ, qui est ressuscité et monté au ciel avant le temps de la résurrection générale des hommes ». C’est la toute dernière propo­ sition, notons-le, qui concerne d’abord et avant tout l’anticipation de la victoire de la Vierge sur la mort ; puis ensuite et dépendamment l’exemption de la corruption du tombeau, qui demande à être éclai­ rée davantage. ΙΛ VIERGE DANS LE TEMPS DE L’ÉGLISE 75 1 contraire, descend de la personne à la nature humaine, en sorte que c'est seulement quand toutes les personnes seront sauvées, que la nature humaine comme telle pourra être sauvée et ressuscitée. Voici son texte dans lequel nous insé­ rons quelques brèves gloses12'4 : «Pour ce qui est du péché originel, c’est sans doute d’abord une personne, celle d’Adam, qui pèche et par là infecte la nature humaine, en la privant de la grâce origi­ nelle ; mais ensuite, c’est la nature humaine, ainsi privée de la grâce, qui infecte chaque personne. Le Christ, au contraire, par un processus inverse, répare d’abord ce qui est de la personne comme telle ; et c’est ensuite seule­ ment qu’il réparera simultanément, en tous les hommes, ce qui est de la nature, postmodum simul in omnibus repa­ rabit id quod naturae est. C’est ce qui explique qu’au baptême l'homme est délivré tout de suite de la tache du péché originel, et de la peine que serait la carence de la vision divine : car cette tache et cette peine concernent la personne. Mais les peines de la vie présente, la mort, la faim, la soif, et les souffrances de cette espèce, concer­ nent directement la nature humaine : elles résultent en effet intrinsèquement de la nature humaine, dès que celle-ci est considérée comme destituée de la grâce origi­ nelle ; et c’est pourquoi ces misères ne disparaîtront que tout à la fin, quand la nature humaine elle-même sera réparée par la résurrection glorieuse, in ultima repara­ tione naturae per resurrectionem gloriosam »124 125. 124. Rappelons que la grâce originelle est un don de nature parce quelle est déposée en Adam pour être transmise, avec la nature humaine, à tous ses descendants ; et le premier péché, quoique per­ sonnel en Adam, est un péché de nature, parce qu’en perdant la grâce originelle, Adam en prive tous ses descendants, à qui elle aurait dû passer. 125. III, qu. 69, a. 3, ad 3 ; cf. a. 7, ad 3. - En conformité avec cette doctrine, il faut donc ranger sans hésitation les résurrections 752 HI - LA VIERGE AU CŒUR DE L’ÉGLISE 2. On comprend, dans cette perspective, comment saint Paul peut dire que nous sommes déjà sauvés pour ce qui concerne Pâme, mais pas encore sauvés pour ce qui concerne le corps : « Si le Christ est en vous, le corps, lui est mort à cause du péché ; mais Pesprit est vie, en vue de la justice» (Rom., VIII, 10). On comprend aussi qu'il enseigne que la victoire du Christ ne s’achèvera qu’au jour où la mort sera vaincue par la résurrection finale : « Lorsque ce corps corruptible aura revêtu l’incor­ ruptibilité, et que ce corps mortel aura revêtu l’immorta­ lité, alors s’accomplira la parole qui est écrite : La mort a été engloutie dans la victoire. O mort, où est ta victoire ? O mort, où est ton dard ? » (I Cor., XV, 54-55). On comprend enfin qu’il oppose le temps de la résur­ rection du Christ, qui est la tête, au temps de la résurrec­ tion de tous les autres hommes, qui sont le corps: «Et comme c’est en Adam que tous meurent, de même aussi c’est dans le Christ que tous seront vivifiés. Mais chacun en son rang. Le Christ, comme prémices. Ensuite, lors de sa parousie, ceux qui appartiennent au Christ. Puis, ce sera la fin, quand il remettra le royaume à Dieu et au Père, et qu’il aura réduit à rien toute principauté, toute domina­ tion, toute puissance. Car il faut qu’il règne jusqu’à ce qu’il ait mis tous les ennemis sous ses pieds. Le dernier ennemi qui sera détruit, c’est la mort » (I Cor., XV, 22-26). La destruction de la mort, c’est la résurrection des morts. contemporaines de la passion du Christ parmi les résurrections tem­ poraires, comme celle de Lazare, non parmi les résurrections glorieuses. Cf. Mt., XXVll, 52-53 : « Les tombeaux s’ouvrirent, et beau­ coup de saints dont les corps y reposaient, ressuscitèrent, et sortis des tombeaux après sa résurrection, ils entrèrent dans la ville sainte et apparurent à plusieurs ». Selon la Bulle Munificentissimus, du 1" novembre 1950, si la glorification de la Vierge est anticipée, c’est en raison de son Immaculée Conception. LA VIERGE DANS LE TEMPS DE L’ÉGLISE 753 d) La loi de corésurrection dans le Christ se réalise personnellement dans la Vierge, et collectivement dans [’Église Le mystère de la résurrection et de l’ascension se réa­ lise donc premièrement dans le Christ, qui est l’Époux. Et il se réalise aussi, d’une manière toute dépendante, dans [Épouse. Après le Christ, avec le Christ, dans le Christ, elle doit ressusciter et monter au ciel. L’Épouse, qui n’est telle que parce qu’elle est sans cache ni ride ni rien de semblable, mais sainte et imma­ culée, c’est l’Église, considérée non pas dans chacun de ses membres, qui sont tous touchés par le péché, mais comme un tout collectif. La loi de corésurrection dans le Christ ne la concerne donc qu’en tant précisément quelle est un tout collectif. C’est quand elle aura atteint sa pleine mesure, à la fin du temps, quelle ressuscitera tout entière, dans tous ses membres à la fois, pour être assumée dans le ciel. Mais l’Épouse sainte, sans tache, immaculée, est tout entière rassemblée, au temps de la présence du Christ, dans la personne de la Vierge Marie. La loi de corésurrec­ tion dans le Christ peut donc la toucher personnellement. C’est pourquoi sa résurrection et son assomption pour­ ront anticiper sur le rythme collectif du reste de l’Église, et se régler sur le rythme personnel de la destinée du Christ. e) L’Assomption de la Vierge est une vérité incluse d’une manière réelle mais informulée dans le dépôt révélé initial 1. Que l’on croie, avec la plupart des théologiens, à la résurrection de la Vierge, ou qu on 1 exempte de la mort, montrons comment la vérité de son assomption corpo­ relle dans le ciel est incluse d’une manière réelle mais informulée dans le dépôt révélé initial. 754 III — LA VIERGE AU CŒUR DE L’ÉGLISE Il est révélé dans saint Paul que, pour les membres du Christ qui sont touchés par le péché originel qui est un péché de nature, la loi de corésurrection ou du moins de conglorification (« nous ne mourrons pas tous, mais tous nous serons changés », I Cor., XV, 51) dans le Christ, est entravée jusqu a la fin du monde, c’est-à-dire jusqu’au moment où le péché originel sera vaincu pleinement, en tant que péché de toute la nature humaine : a) par l’interruption de la génération qui le propage, b) par la résurrection de tous ceux qu’il aura condamnés à mon : « Le dernier ennemi qui sera détruit, c’est la mon » (I Cor., XV, 26). La proposition corrélative générale est, elle aussi, révé­ lée : pour les membres du Christ qui ne seraient pas touchés par le péché originel, la loi de corésurrection (ou de conglorification) dans le Christ ne serait pas entravée, et s'appli­ querait tout de suite, comme pour le Christ. Voici maintenant, toujours dans Γ Écriture, une révé­ lation concernant la Vierge en particulier. Il est révélé implicitement dans saint Luc, I, 26, que la Vierge, du fait que l’Ange la salue comme touchée par la grâce, et du fait plus encore quelle apparaît dans tout ce récit comme choisie pour être la digne Mère du Dieu Sauveur, est membre du Christ sans avoir été touchée par le péché originel. La loi de corésurrection, ou du moins de conglorification (si Ton tient compte de l’opinion suivant laquelle elle ne serait pas morte) dans le Christ, s'applique donc a elle tout de suite. Saint Paul, et tout est là, ne nous révèle pas seulement que les fidèles ressusciteront (ou seront glorifiés) à la fin du monde. Il nous révèle encore pourquoi la loi des fidèles est de ne ressusciter (ou de n’être glorifiés) qu’à la fin du monde. Et saint Luc, son disciple, en nous révé­ lant l’absolue sainteté de Marie, digne Mère du Dieu Sauveur, nous révèle du même coup que sa loi était de ressusciter (ou d’être glorifiée) sans délai. U VIERGE DANS LE TEMPS DE L’ÉGLISE 755 Il y avait, dans le sens et la foi de l’Église adhérant au dépôt révélé initial, une intuition de profondeurs encore implicites, préconceptuelles, informulées, concernant soit les effets du péché originel, soit la dignité de la Mère de Dieu. De ces profondeurs, données initialement, l'Église, aujourd’hui, par les définitions solennelles de l'immaculée Conception et de l’Assomption, prend une conscience explicite, conceptuelle, formulée. 2. L’Assomption de la Vierge est présentée dans la Bulle Munificentissimus Deus, du 1er novembre 1950, comme un corollaire de son immaculée Conception. Voici d’abord la trame d’un passage qu’on lit vers le début. Le Christ, qui est sans péché, a été glorifié dans son corps tout de suite. Les chrétiens, touchés par le péché ori­ ginel, qui est un péché de nature, ne seront glorifiés dans leur corps que lorsque la nature humaine entière sera res­ taurée, à la fin du monde. Quelle sera la loi de la Vierge ? Elle sera de n’être glorifiée dans son corps qu’à la fin du monde, si elle est touchée par le péché originel ; et elle sera d’être glorifiée dans son corps tout de suite, si elle n’est pas touchée par le péché originel. Voici maintenant le texte de ce passage : « Le privilège de l’Assomption, en effet, a resplendi d’un éclat nouveau à partir du moment où notre prédécesseur Pie IX, d’im­ mortelle mémoire, a sanctionné solennellement le dogme de l’immaculée Conception de la Mère de Dieu. Car ces deux privilèges sont étroitement liés entre eux. » Le Christ par sa propre mort a triomphé du péché et de la mort. » Le chrétien qui, par le baptême, est engendré à une vie nouvelle et céleste, triomphe, dans le Christ, du péché et de la mort. Mais c’est la loi générale, établie par Dieu, de ne conférer aux justes la pleine victoire sur la mort que lorsque la fin des temps sera venue. En sorte 756 Hl - LA VIERGE AU CŒUR DE L’ÉGLISE que même les corps des justes se dissolvent après leur mort, et ce n’est qu'au dernier jour qu’ils rejoindront leurs propres âmes glorifiées. » Mais Dieu a voulu excepter de cette loi la Bien­ heureuse Vierge Marie. Son privilège tout à fait excep­ tionnel est d’avoir triomphé du péché par sa Conception immaculée ; en sorte quelle n’a point été assujettie à la loi de la corruption du tombeau, et quelle n’a point eu à attendre jusqu’à la fin du temps la rédemption de son corps. » Aussi, dès qu’il eut été solennellement défini que la Mère de Dieu, la Vierge Marie, avait été préservée dès le début de la tache héréditaire, les âmes fidèles conçurent une espérance plus ardente que le dogme de l’Assomption corporelle de la Vierge Marie au ciel, serait bientôt, lui aussi, défini par le magistère suprême de l’Eglise. » 3. La Bulle cite de nombreux témoignages anciens, empruntés aux livres liturgiques, aux Pères de l’Eglise d’Orient et d’Occident, aux écrivains spirituels, aux théo­ logiens, aux prédicateurs, établissant que, bien que la Vierge air pu subir, comme son Fils, les atteintes de la mort, elle n’a cependant pas connu la corruption du tom­ beau, mais est ressuscitée et a été assumée corporellement au ciel. Elle a certes pu subir les atteintes de la mort ; mais son corps, au lieu d’être abandonné aux processus de dis­ solution, est resté, comme celui du Christ (Actes, II, 2427), ordonné à bref délai à la résurrection glorieuse. Voici, au terme de la Bulle, le texte même de la défini­ tion dogmatique prononcé par Pie XII sur l’esplanade de Saint-Pierre : « C’est pourquoi, après avoir adressé à Dieu des prières et des supplications réitérées, et avoir invoqué la lumière de l’Esprit de vérité, IA VIERGE DANS LE TEMPS DE L’ÉGLISE 757 pour la gloire du Dieu tout puissant qui a élargi à la Vierge Marie sa particulière bienveillance, pour l’honneur de son Fils, Roi immortel des siècles et vainqueur du péché et de la mort, pour l’augmentation de la gloire de son auguste Mère, et pour la joie et l’exultation de toute l’Église, en vertu de l’autorité de notre Seigneur Jésus-Christ, des bienheureux apôtres Pierre et Paul, et de la nôtre, nous prononçons, déclarons et définissons ce dogme divinement révélé, à savoir que la Mère immaculée de Dieu, Marie toujours Vierge, après avoir accompli le cours de sa vie terrestre, a été assu­ mée corps et âme dans la gloire céleste »126. 6. Conclusion Chaque fois, nous nous trouvons en présence du même mystère. Pour ce qui est des grandeurs de sainteté, qui constitueront seules la nouvelle hiérarchie des cieux, la loi de conformité au Christ est réalisée plus intensé­ ment dans la seule personne de la Vierge, qui relève de l’âge de la présence du Christ, que dans toute la collecti­ vité de l’Église, qui, depuis Pentecôte, relève de l’âge de l’Esprit saint. Jamais l’Église, l’Épouse, n’est aussi intensément sainte qu’au temps du Christ, quand les grandeurs de hiérarchie sont encore toutes repliées dans le Christ, et quand, n’existant en elle-même que dans l’ordre des grandeurs de sainteté, elle est représentée tout entière par la Vierge. Jamais elle n’est aussi intensément pure, corédemptrice, vierge et mère, victorieuse du péché et de la mort. 126. Voir [notre] plaquette sur La définition solennelle de l’Assomption de la Vierge, St-Maurice, 2e édit., 1 déc. 1950. CHAPITRE IV L’ESPRIT DIVINISATEUR DE L’ÉGLISE Nous parlerons d’abord des missions des personnes divines (I) ; puis de l’Esprit saint : comme Personnalité efficiente de l’Église (II), comme Hôte de ΓÉglise (III), comme Âme incréée de l’Église (IV). Nous marquerons ensuite les rapports de l’Âme incréée de l’Église avec son âme créée (V). I. LES MISSIONS DES PERSONNES DIVINES L'Esprit n était pas encore [venu], car Jésus n’avait pas encore été glorifié. Jean, VII, 39. Si le Christ est comme homme le centre de rassemble­ ment de l’Église, l’Époux de l’Église, la Tête de l’Église, c’est pour autant que sa nature humaine est unie à la divinité1. C’est la divinité même, c’est la Trinité qui est le principe le plus secret de l’Église. 1. «Maintenant encore, la chair ne sert de rien, si la chair est seule... Mais, par la chair, l’Esprit a fait quelque chose pour notre salut. La chair a été un vase : considère ce qu’elle contenait, non ce quelle était ». Saint AUGUSTIN, In Joan. Εν., tract. 27, n° 5. 760 IV - l’esprit divinisateur de l’église 1. Les missions du Fils et de l’Esprit Le Père nous envoie le Fils et l’Esprit pour guérir la grande blessure que nous a faite le péché, il vient à nous en même temps qu’eux, les trois Personnes divines seront le Remède de nos folies, elles descendent jusqu’à nous, la vie trinitaire nous est communiquée, nous sommes déifiés, et pourtant, par un renversement admi­ rable, l'abîme éternel qui sépare métaphysiquement notre être fragile de créatures de l’être infini du Créateur n’ap­ paraîtra jamais plus insondable, que lorsque nous ne ferons plus, avec lui, spirituellement, qu’une seule réalité, et que nous serons réellement identifiés à lui selon l’union d’amour. A l'endroit précis où les trois Personnes divines tou­ chent ainsi la terre, l’Église se formera. Elle sera comme un épanchement de la vie trinitaire au sein du temps. Le Fils procède dans l’éternité, en tant qu’il est Dieu ; mais il procède aussi dans le temps, puisqu’il est envoyé à la fois visiblement pour être homme et tête de l’Église, et invisiblement pour être parmi les hommes et avec l’Église2. L’Esprit procède dans l’éternité, en tant qu’il est Dieu ; mais il procède aussi dans le temps, puisqu’il est envoyé à la fois visiblement et invisiblement pour être, à son tour, parmi les hommes et avec l’Église. Ainsi, la naissance dans le temps, soit du Christ qui est le chef, soit de l’Église qui est son corps, est l’aboutissement de l’acte éternel du Père engendrant le Fils, et de l’acte éter­ nel du Père uni au Fils pour émettre, pour produire l’Esprit3. Et c’est pourquoi saint Jean aperçoit «la ville 2. Cf. saint Thomas, I, qu. 43, a. 2. 3. L’on resterait à la surface des choses si l’on ne rattachait l’Église à la doctrine des missions divines, mais cela même n’est possible qu’en recourant à l’appropriation. C’est par appropriation, en effet, que la sagesse et la charité créées de l’Église, œuvres communes des LES MISSIONS DES PERSONNES DIVINES 761 sainte, la Jérusalem nouvelle, qui descend du ciel, d’au­ près de Dieu » (Apoc., XXI, 2). S’il est vrai que c’est non du Père seul, mais encore du Fils, que procède l’Esprit, l’on ne s’étonnera pas que les missions du Fils entraînent en quelque sorte après elles les missions de l’Esprit4. L’on comprendra mieux d’une part que la mission visible extraordinaire du Fils ait été suivie de missions visibles extraordinaires de l’Esprit ; et d’autre part que les missions invisibles régulières du Fils soient inséparables des missions invisibles régulières de l’Esprit. 2. Les missions visibles Les missions visibles n’ont eu lieu qu’une fois. Elles ont ouvert le dernier âge de l’histoire, annoncé la pleine communication de la Trinité aux hommes, allumé l’amour qui désormais doit embraser la terre. a) La mission du Fils et les quatre missions de l’Esprit 1. La suprême mission visible est celle du Fils, envoyé pour s’unir substantiellement à une nature humaine : «Quand le temps fut révolu, Dieu envoya son Fils, né d’une femme, sous la dépendance d’une loi, afin de racheter ceux qui étaient sous la dépendance d’une loi, afin que nous reçussions l’adoption» (Gal., IV, 4-5). Saint Jean écrit pareillement : « Dieu n’a pas envoyé son Fils dans le monde pour juger le monde, mais pour que trois Personnes divines, sont référées l’une au Verbe, et l’autre à l’Esprit. 4. « Prius debuit perfici missio visibilis Filii, quam Spiritus sancti ; cum Spiritus sanctus manifestet Filium, sicut Filius Patrem ». Saint THOMAS, I, qu. 43, a. 7, ad 6. Cf. Carl FECKES, Das Mysterium der hriligen Kirche, Paderborn, 1934, p. 174. 762 IV - l'esprit divinisateur de l'église le monde soit sauvé par lui» (Jean, III, 17). Jésus luimême avait dit aux Juifs : « Si Dieu était votre Père, vous m’aimeriez, car c’est de Dieu que je suis sorti et que je suis venu ; car je ne suis pas venu de moi-même, mais c’est lui qui m’a envoyé» (Jean, VIII, 42). 2. La mission visible du Fils a entraîné après elle quatre missions visibles de l’Esprit'', les deux premières faites au Christ, les deux dernières faites aux apôtres et aux premiers fidèles en qui l’Église en quelque sorte était fondée, en vue de manifester, par quelque signe extraor­ dinaire, la surabondance de la vie divine qui par eux allait s’épancher sur le monde. a) Les deux missions visibles faites au Christ ont eu pour fin non certes d’accroître en lui la grâce et la vérité, mais de signifier que cette grâce et cette vérité, venues du ciel en son âme par mission invisible dès l’instant de sa conception, allaient commencer désormais de déborder au-dehors sur le monde. L’Esprit descend au Baptême sous le signe de la colombe, pour déclarer que Jésus, Cause de la grâce, va, par le contact de sa chair très pure, conférer aux eaux baptismales une vertu régénératrice qui pourra faire de nous des fils de Dieu, à sa ressem­ blance : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé en qui je me suis complu» (Mt., III, 17). Et il descend à la Transfiguration sous le signe de la nuée lumineuse, pour déclarer que Jésus, Cause de la vérité, vient nous ins­ truire par sa parole : « Écoutez-le » (Mt., XVII, 5). 5. Pour certains théologiens, comme SUAREZ, I on devrait compter la confirmation des premiers disciples par les apôtres comme une cin­ quième mission divine, si du moins l’on pouvait être certain que le Saint-Esprit s’est alors manifesté dans un signe visible, et non par ses seuls effets, tels la glossolalie. De Trinitate, lib. XII, cap. VI, n° 8, édit. Vivès, 1.1, p. 816. Voir plus loin, p. 777, note 32. LES MISSIONS DES PERSONNES DIVINES 763 b) Les deux dernières missions visibles de l’Esprit apportent aux apôtres avec surabondance la vie qu’ils auront à communiquer à l’Église. La troisième se pro­ duit au moment où le Christ souffle sur eux pour leur conférer le pouvoir de remettre ou de laisser les péchés (Jean, XX, 22-23). La quatrième et dernière est celle de Pentecôte. Avec elle commence la vie propre de l’Église, corps du Christ. Sur les apôtres et sur les disciples assem­ blés dans le Cénacle, la grâce et la vérité, signifiées audehors par la puissance du vent et les langues de feu, descendent avec une plénitude souveraine, extraordi­ naire, en sorte quelles pourront, à partir d’eux, se propa­ ger jusqu’aux limites de la terre et jusqu’à la fin des temps6. La mission visible du Fils concerne le Christ, qui est la tête. Les missions visibles de l’Esprit, ordonnées à celle de Pentecôte, concernent l’Église, qui est le corps : deux fois l’Esprit est envoyé au Christ pour signifier qu’il commence de fonder l’Église, et deux fois le Christ l’en­ voie aux apôtres, dans le cénacle, pour achever cette fon­ 6. Bien que la grâce, dans la Vierge, soit incomparable, cette grâce nest pourtant pas ordonnée à la plantation visible de l’Église par la prédication de la doctrine et l’administration des sacrements, c’est une grâce extrahiérarchique. Si le but de la mission de Pentecôte avait été de manifester les pures grandeurs de sainteté, la Vierge, dit saint Thomas, en qui était la plénitude de grâce, aurait reçu une mission visible spéciale. Mais il était de manifester les grandeurs de sainteté en tant que jointes aux grandeurs de hiérarchie, en vue de ^expansion de l’Église, et c’est pourquoi la mission visible faite à la Vierge lors la Pentecôte n’avait pas à différer de celle des apôtres et des disciples. Saint Thomas, I Sent., dist. 16, qu. 1, a. 2, ad 4. Pour les apôtres, Pentecôte est une grâce de commencement ; pour la Vierge, une grâce de consommation. Voir plus haut, p. 711, note 76, et p. 740. La troisième mission est faite aux seuls apôtres, pour les investir des pouvoirs hiérarchiques. La quatrième est faite à toute l’Église, pour lui donner l’impulsion définitive. E-M. BRAUN, Revue Thomiste, 1951, pp. 41-42. 764 IV - L’ESPRIT DIVINISATEUR DE L’ÉGLISE dation. Ainsi les missions visibles aboutissent l’une au Christ, qui est la tête ; les quatre autres à l’Église, qui est le corps. Après elles, l’Église est achevée, dans sa tête et dans son corps . b) Il ny avaitjamais eu de missions visibles Jamais, auparavant, il n’y avait eu de missions visibles. Sans doute, invisiblement, le Fils et l’Esprit avaient été envoyés aux justes des âges précédents, et la sainteté per­ sonnelle de plusieurs d’entre eux avait été immense. Mais la grâce qu’ils possédaient, si elle pouvait être plus intense et plus haute qu’en beaucoup de nous, n’avait pas alors atteint l’état de perfection que la venue du Christ devait lui conférer. Elle ne pouvait encore déployer intensivement ses ultimes effets sanctificateurs: ni elle ne conformait les fidèles à la mesure de la stature parfaite du Christ, à la manière dont la grâce sacramen­ telle peut le faire7 8 ; ni elle ne leur apportait encore la pleine purification du péché, en signe de quoi, par exemple, les âmes des justes devaient attendre dans les limbes l’heure de la délivrance. Et elle ne pouvait pas encore déployer extensivement ses ultimes effets unifica­ teurs, ni rassembler, de toutes les nations, la catholicité du corps du Christ, en signe de quoi l’Alliance et la pré­ dilection divines étaient exclusivement réservées à un peuple. Cela explique que la plénitude de grâce devait alors être annoncée non comme présente, mais comme future, 7. Au jour de l’Annonciation, il y a mission visible du Fils en le Christ, et mission invisible de l’Esprit en le Christ (cf. S. THOMAS, 1, qu. 43, a. 6, ad 3) et en la Vierge. 8. « Non fuit tanta influentia ante Incarnationem quanta est modo ; quia tunc nondum erat remotum obstaculum, nec sacramenta gratiae erat exhibita, sicut modo sunt ». Ill Sent., dist. 13, qu. 2, a. 2, quaest. 2, ad 4. LES MISSIONS DES PERSONNES DIVINES 765 non par des missions divines, mais en apparitions ou en ligures9. Car, tandis que les missions visibles ont pour fin de désigner les Personnes divines comme présentes dans les cœurs qu elles inondent de grâce, les apparitions bibliques, comme celles dont Adam, Abraham, Lot, Moïse, Isaïe, etc. furent témoins, désignaient une Personne divine, ou la Trinité tout entière10, comme à distance, et n’apportaient, à ceux quelles favorisaient, qu’une connaissance et une illumination11. Il est clair que si les missions visibles devaient annon­ cer Père de la surabondance de la grâce, l’ère de la recréa9. « Quamvis aliqui patres Veteris Testamenti gratiam plenissi­ mam acceperint personalem, tamen quia nondum erat tempus gra­ tiae, propter impedimentum originalis peccati a quo nondum, morte Christi, natura humana remedium acceperat, ideo non debuit signifi­ cari plenitudo gratiae ut praesens, sed tantum ut futura in apparitio­ nibus et legalibus sacramentis ». Saint THOMAS, I Sent., dist. 16, q. 1, a. 2, ad 1. 10. Contre l’opinion d’après laquelle le Fils seul serait apparu dans l’Ancien Testament, opinion dont les Ariens s’empareront en prétendant que le Père est plus invisible que le Fils, saint AUGUSTIN établira, au deuxième livre du De Trinitate, que c’est non seulement le Fils, mais encore le Père et l’Esprit, et parfois la Trinité tout entière, qui ont apparu jadis, en telle sorte qu’il n’est pas toujours possible de dire laquelle des trois Personnes s’est davantage manifes­ tée. Il ajoute qu’il est erroné de rapporter au Fils, sous prétexte qu’il est le messager du Père, toutes les apparitions que l’Écriture attribue aux anges. Cf. Petau, Theologica dogmata, De Trinitate, lib. VIII, cap. Π, η05 9 à 15, Venise, 1757, t. II, pars 2â, p. 121. 11. «In apparitione Veteris Testamenti, illud exterius apparens, non refertur ut signum ad illud quod interius est, sed ad aliquid aliud, sicut ad significandum Trinitatem, vel aliquid hujusmodi ; unde illud quod interius est, nihil aliud est quam ipsa cognitio vel illuminatio animae de rebus quae per signa exteriora significantur [...]. In missione autem visibili, illud quod exterius apparet est signum ejus quod interius est factum, vel tunc, vel prius ; unde interius non ponitur tantum aliqua cognitio, sed aliquis effectus gratiae gratum facientis, qui est immediate a divina persona, ratione cujus divina persona mitti dicitur ». S. THOMAS, I Sent., dist. 16, qu. 1, a. 4. 766 I\ - L’ESPRIT DIVINISATEL'R de l’église tion et de la récapitulation dans le Christ de toutes choses, célestes et terrestres, l’ère de la pleine habitation des trois Personnes au milieu des hommes, elles ne pou­ vaient se produire sous l’état de nature ni sous l’état légal. Et c’est pourquoi il est dit, dans saint Jean (VU, 39), que « l’Esprit n’était pas encore [donné], car Jésus n’avait pas encore été glorifié»12; il n’était pas encore donné « de façon surabondante et avec signes visibles, comme il fut donné en langues de feu après la résurrection et l’ascension »13. Au chapitre XVI du Contra errores Graecorumv\ saint Thomas cite un texte, qui serait de saint Athanase, mais que nous n’avons pu identifier, où il est dit que « selon le 12. "Certes, les saints prophètes ont reçu en abondance la clarté et l’illumination de l’Esprit, capables de les instruire dans la connais­ sance des choses futures et dans la science des mystères ; pourtant, dans les fidèles du Christ, ce que nous confessons, c’est non seule­ ment l’illumination, mais encore l’habitation même et le séjour de l’Esprit ». Saint CYRILLE D’ALEXANDRIE, In Joan. Εν., lib. V; P. G., t. LXXIII, col. 757. 13. Saint Thomas, In Joan. Εν., cap. VII, leer. 5. Cf. M.-J. LAGRANGE, O. P., Évangile selon saint Jean, 1925, p. 217 : « Manifes­ tement Jean ne prétend pas nier l’action de l’Esprit saint dans l’Ancien Testament... Ce qui est opposé, ce sont deux grandes écono­ mies. Dans l’ancien ordre, la grâce de l’Esprit saint était pour ainsi dire sporadique, comme un secours fourni par Dieu dans les grandes circonstances. Après que Jésus aura été glorifié, c’est-à-dire après sa résurrection et son ascension, il y aura Esprit; les croyants en seront animés, il sera répandu partout et avec abondance ; ce sera un état normal de grâces, que l’Église reconnaît dans l’action des sacrements ». 14. Édit. Mandonnet, Paris, 1927, chap. XVI, t. III, p. 293. Le libellus, remplis de faux, que saint Thomas, à la demande du pape, examine dans son Contra errores Graecorum, était un florilège, com­ posé par un Grec mais favorable à la thèse latine, de soi-disant textes patristiques grecs. Cf. A. DONDAINE, O. P., « Nicolas de Cotrone et les sources du Contra errores Graecorum de S. Thomas », Divus Thomas, Fribourg en Suisse, 1950, pp. 313-340. LES MISSIONS DES PERSONNES DIVINES 767 plan divin, il était impossible que l’Église du Seigneur reçût une forme invisible, incorporelle, absolument nue ; mais que le Seigneur s’est consubstancié à son Église, en en assumant en lui la forme ». Certains en ont conclu que, avant l’incarnation du Christ, Dieu n’habitait pas parmi les hommes par la grâce. D’autres ont tiré la même conclusion du texte de Jean, VII, 39 : L’Esprit nétait pas encore, car Jésus n’avait pas encore été glorifié". Saint Thomas livre la vraie intelligence de ces textes: «L’Esprit saint n’avait pas été donné, signifie qu’il n’avait pas été donné avec une plénitude comparable a celle que reçurent les apôtres après la résurrection du Christ. Pareillement, selon le plan divin, l’Église ne pou­ vait pas, aux âges antérieurs, recevoir le don de la grâce avec une plénitude comparable a celle qui lui est venue par l’incarnation, car la grâce et la vérité sont venues par Jésus-Christ... Nous disons : selon le plan divin ; car selon sa puissance absolue, Dieu aurait pu conférer la per­ fection de la grâce au genre humain par une autre voie que l’incarnation ; mais, étant supposé le plan divin, c’est seulement par l’incarnation que le genre humain pouvait accéder à cette plénitude. » c) H riy aura jamais plus de missions visibles Et il n’y aura jamais plus de missions visibles. De même que le Fils devait s’incarner une fois pour tou15. On trouve la trace de ces erreurs dans Vladimir LOSSKY, Essai sur la théologie mystique de l'Église d'Orient, Paris, 1944, p. 129 : « A partir de la chute et jusqu’au jour de la Pentecôte l’énergie divine, la grâce incréée et déifiante restera étrangère à la nature humaine et n’agira sur elle qu’extérieurement, en produisant des effets créés dans l’âme. Les prophètes et les justes de l’Ancien Testament seront des instruments de la grâce. La grâce agira par eux, mais ne sera pas appropriée aux hommes comme leur force personnelle. La déifica­ tion, l’union avec Dieu par la grâce deviendra impossible», p. 129 ; cf. p. 169. Voir plus loin, p. 938. 768 IX’ - L’ESPRIT DIVINISATEUR DE L’ÉGLISE jours, l’Esprit, dont la loi est pareille à la sienne, devait être donné une fois pour toujours. La double mission visible du Fils et de l’Esprit est irrévocable, son efficacité est illimitée dans la durée. Elle inaugure ce que l’Écriture appelle si souvent les « derniers jours », la « dernière époque », c’est-à-dire le dernier âge de l'histoire, où l'éternité elle-même est, en quelque sorte, tombée dans le temps pour y germer dans le silence et pour le faire éclater un jour. A la fin, quand sonnera le dernier instant de l’histoire, quand l’Église entière passera de la terre au ciel, de l’épreuve à la gloire, sa transfiguration résultera non de quelque nouvelle mission visible, mais de la force irrésistible reçue au matin de Pentecôte. Voilà ce qu’ont méconnu les « spirituels », quand ils ont imaginé que, puisque l’ancienne alliance, représen­ tant, suivant eux, l’âge du Père, a pu faire place à la nou­ velle, représentant l'âge du Fils, celle-ci devrait s’effacer à son tour devant une alliance plus parfaite, définitive, devant l’« Évangile éternel », représentant l’âge de l’Esprit, commencé pour les uns avec Montan, pour d’autres avec Manès, pour Joachim de Flore avec saint Benoît, pour Gérard de Borgo San Donnino avec saint François d’Assise16. Saint Thomas d’Aquin, qui cite à cet endroit, mais sans le nommer, un texte de Joachim de Flore, ne voit dans ces imaginations que vanité : comme saint Jean, dit-il, le laisse entendre, l’Esprit devait être donné dès que Jésus serait glorifié, c’est-à-dire dès après la résurrection et l’ascension ; et, en effet, immédiate16. Il aurait été possible, Mgr Grabmann le note, de distinguer correctement, en fonction de la doctrine de l’appropriation, trois âges du monde : un âge du Père allant de la création à la chute ; un âge du Fils, allant de la chute à la glorification du Christ ; un âge de l’Esprit, allant de la glorification du Christ à la fin du monde. Die Lehre des heiligen Thomas von Aquin von der Kirche als Gotteswerk, Ratisbonne, 1903, p. 156. Voir plus haut, p. 487, note 437. LES MISSIONS DES PERSONNES DIVINES 769 ment avant l’ascension, Jésus lui-même rappelle aux apôtres leur prochain baptême dans l’Esprit (Act., I, 5) qui s’accomplira à Pentecôte (Act., II, 1-4)17. 3. Les missions invisibles Les processions éternelles, lorsqu’elles font irruption dans le temps pour y rendre présents, d’une manière intime et nouvelle, le Fils ou l’Esprit, prennent le nom de missions, et ces missions seront appelées visibles quand elles seront enveloppées dans une réalité visible manifestant directement le Fils ou l’Esprit. Dans le mys­ tère de l’incarnation, c’est une même chose visible, à savoir une nature humaine individuelle, qui est à la fois signe et terme de la mission du Fils18. Mais dans les mis­ sions visibles de l’Esprit, la chose visible : colombe, nuée lumineuse, souffle, langues de feu, n’est pas terme, elle n’est que signe de la visite mystérieuse de l’Esprit. On peut dire, en conséquence, que les missions visibles de l’Esprit sont essentiellement des missions invisibles qui, en raison de leur extraordinaire plénitude spirituelle, retentissent jusque dans l’univers sensible19. 17.I-II, qu. 106, a. 4, ad 2. Dans le onzième entretien des Soirées de Saint-Pétersbourg, de Joseph DE MAISTRE, le sénateur justifie les illuminés qui envisagent « comme plus ou moins prochaine une troi­ sième explosion de la toute-puissante bonté en faveur du genre humain ». Voir aussi : « Le messianisme de Mickiewicz » [1940], dans Exigences chrétiennes en politique, Paris, 1945, pp. 78 et suiv. Et : « Le troisième règne ou la venue de l’Esprit », dans Destinées d’Israël [ch. vi, § 12], Paris, 1945, p. 373. 18. «In missione Filii [visibilis creatura] se habet non solum ut per quod vel in quo ostenditur missio, sed etiam ut ad quod fit missio ; quia naturam humanam visibilem assumpsit in unitatem personae». Saint THOMAS, I Sent., dist. 16, qu. 1, a. 1, ad 1 ; et a. 2. 19. « Missio visibilis non est alia essentialiter ab invisibili missione Spiritus sancti, sed addit solam rationem manifestationis per visibile 770 fπ c/:> IV - l’esprit divinisateur de l’église Nous avons dir que le temps des missions visibles était révolu. Il serait vain d’attendre une autre incarnation, une autre Pentecôte. Cependant, le Fils et l’Esprit conti­ nuent à chaque instant de visiter intérieurement l’Église. Leurs visites n’ont pas pour fin de remplacer ni d’égaler jamais celles de l’incarnation et de la Pentecôte. Au contraire, elles en dépendent étroitement. Elles s’appuyent sur elles. Elles en prolongent les effets. Elles acquièrent par là une vertu qu elles n’avaient point dans les âges antérieurs. Les missions invisibles de l’Ancien Testament pou­ vaient, sans doute, laisser dans les cœurs une grâce ardente et profonde : mais cette grâce ne pouvait déployer tous ses effets sanctificateurs ; en outre, bien quelle fût offerte secrètement à tous les hommes, c’est Israël quelle visitait de préférence, en sorte quelle res­ tait, dans une certaine mesure, captive de formations ethniques, assujettie à la descendance charnelle du peuple élu. Les missions invisibles du Nouveau Testament laissent dans les cœurs une grâce dont l’ardeur et la profondeur pourront être ou supérieures, ou égales, ou inférieures: mais, toujours, cette grâce se trouvera dans son âge par­ fait, elle sera pleinement éclose, elle sera libre comme la flamme, comme le vent qui court sur toutes les patries. Elle formera partout le corps du Christ. Elle apportera, à ceux qui voudront l’accueillir, le pouvoir d’être non seu­ lement des rachetés, mais de travailler, unis au Christ, à l’œuvre incessante de la corédemption du monde. signum». Ibid., a. 1. «In missione visibili attenditur alius gradus redundantiae, in quantum scilicet gratia interior propter sui plenitu­ dinem, quodammodo redundat in visibilem ostensionem per quam manifestatur inhabitatio divinae personae... » Ibid., a. 2. LES MISSIONS DES PERSONNES DIVINES 771 C’est la grâce qui, à la fois, est l’effet des missions, et rend l ame perméable aux missions. Elle la remplit à la fois de lumière et d’amour, la conformant du même coup au Verbe qui est Lumière et à l’Esprit qui est Amour: en sorte que les missions invisibles du Fils et de l’Esprit seront toujours inséparables qu’il s’agisse de l’âme2021 ou de l’Église entière. Selon que la dominante est lumière ou amour, on parle de missions du Verbe ou de l’Esprit. 4. Les personnes divines ne cessent de venir invisi­ blement dans l’Église En raison des grandes missions visibles de l’incarnation et de Pentecôte, les missions invisibles ont pris dans le Nouveau Testament, nous le disions, un caractère jusqu’alors inconnu. Comment, et suivant quel rythme, ces missions invi­ sibles continuent-elles de se produire dans l’Église ? a) Newman et la doctrine des effusions de l’Esprit saint Newman raconte, dans ΓApologia pro vita sua2', com­ ment, pour répondre à ceux qui avançaient que des miracles ont pu se produire au début du christianisme, mais qu’ils ont tout à fait cessé dans la suite des temps, il lui vint en pensée de recourir à la théorie de l’histoire de 20. « Elles se rencontrent dans la racine de la grâce, et se distin­ guent dans les effets de la grâce, à savoir l’illumination de l’intelli­ gence et l’embrasement du cœur. Il est manifeste que l’un de ces deux effets ne peut être sans l’autre, chacun supposant la grâce sanctifiante. Aussi les deux Personnes ne sont-elles pas séparées ». Saint THOMAS, I, qu. 43, a. 5, ad 3. 21. Ch. I, To the year 1833, Londres, 1920, p. 25. 772 IV - L’ESPRIT DIVINISATEUR DE L’ÉGLISE l’Eglise d’un théologien puritain du XVIIIe siècle, Joseph Milner. Milner affirmait qu’à certains intervalles descen­ daient, sur l’Eglise visible, de larges et temporaires effu­ sions de la grâce divine ; c’était l’idée fondamentale de son Histoire de ΓEglise du Christ ; il y parlait d'abord du jour de Pentecôte qui marquait « la première de ces effu­ sions de l’Esprit de Dieu, qui, d’âge en âge, ont visité la terre depuis la venue du Christ ». Milner ajoutait sans doute que « le mot effusion n’impliquait pas ici l'idée des opérations miraculeuses ou extraordinaires de l’Esprit de Dieu». Mais Newman, sans croire qu’il dût s’arrêter court devant ce brusque ipse dixit, remarquait, en vertu de ce qu’il appelle le principe d’analogie, que puisque les miracles avaient signalé la première effusion de la grâce, ils pouvaient bien signaler les suivantes ; et il concluait que si, conformément à l’ancienne doctrine catholique, le don des miracles est l’accompagnement et comme l’ombre d’une sainteté transcendante22, les époques de grande ferveur, à la différence des autres, doivent avoir connu de nombreux miracles, en sorte que l’on ne sau­ rait accorder aucune valeur à l’objection populaire sui­ vant laquelle, du fait que les miracles ne se produisent plus sous nos yeux, il faut déduire qu’ils ne se sont jamais produits dans le passé, ou qu’ils ne se produisent plus actuellement en des régions éloignées. Ainsi, grâce à ces deux théologiens, la pensée anglicane, d’une manière sans doute imparfaite, retrouvait, pour l’appliquer à l’Église, une doctrine traditionnelle dans la théologie catholique, la doctrine de la mission des Personnes divines. 22. S. THOMAS note que les miracles peuvent être donnés pour manifester la sainteté, et qu’alors il y a mission des personnes divines, I, qu. 43, a. 3, ad 4 ; a. 6, ad 2. LES MISSIONS DES PERSONNES DIVINES 773 b) Le Père vient, le Fils et FEsprit sont envoyés Les trois personnes divines, nous l’avons dit, sont au principe de l’Église : en vertu d’un lien vital d’efficience, elles sont la personnalité suprême, le sujet d’attribution de ses démarches ; et elles habitent en l’Église : en vertu d’un lien vital de fruition elles l’unifient et la comblent de leur divine présence. Et cependant, il faut ajouter quelles ne cessent de venir à nouveau dans l’Église, de se donner à nouveau à l’Église. Quand on parle de la per­ sonne du Père, qui ne procède d’aucune autre, de laquelle au contraire procèdent les deux autres, on n’aura plus que les mots venir et se donner pour signifier ses nouvelles présences dans l’Église23. Quand on parlera de la personne du Fils ou de celle du Saint-Esprit, l’on dira non seulement quelles viennent dans l’Église, quelles se donnent à l’Église, mais encore — puisqu’elles procèdent l’une du Père, l’autre du Père et du Fils - quelles sont envoyées à l’Église, missionnées à l’Église ; le Fils étant envoyé par le Père : « Le Père qui m’a envoyé, lui-même me rend témoignage » (Jean, V, 37), et le Saint-Esprit étant envoyé par le Père et le Fils : « Le Paraclet, l’Esprit saint que le Père vous enverra en mon nom... » (Jean, XIV, 26), ou encore : « Si je ne m’en vais pas, le Paraclet ne viendra pas à vous ; mais si je pars, je vous l’enverrai » (Jean, XVI, 7). Cependant, comme le Père est dans le Fils, et le Fils dans le Père, et tous deux dans le SaintEsprit, la venue du Père, la mission du Fils et la mission du Saint-Esprit sont toujours inséparables : « Si quel­ qu’un m’aime, il gardera ma parole, et mon Père l’ai­ mera, et nous viendrons à lui, et nous ferons chez lui notre demeure » (Jean XIV, 23)24. 23. « Pater enim solus nusquam legitur missus ». Saint AUGUSTIN, De Trinitate, lib. II, cap. V, n° 8. 24. « Cum Pater sit in Filio, et Filius in Patre, et uterque in Spiritu sancto, quando Filius mittitur, simul et venit Pater et Spiritus sane- 774 •% f · a ·'* IV - l’esprit divinisateur de l’église c) Les missions invisibles supposent des innovations dans l'Eglise Or, pour être en droit d'affirmer par rapport à l’Église une venue ou une mission des personnes divines, il ne suffirait pas d'avancer que l’Église est maintenue par Dieu dans la vie de la grâce2^ ; il faut pouvoir dire que les personnes divines surviennent à nouveau dans l'Église, quelles ont à chaque fois une manière nouvelle d’exister en l’Église, ou plutôt - puisque ce qui change c'est l’ELglise et non pas Dieu - que l’Église acquiert à chaque fois une nouvelle manière d'exister dans les per­ sonnes divines, et qu elle ne cesse d’approcher de l’autel du Dieu qui réjouit sa jeunesse. Mais comment donner l’idée de ces renouvellements de l’Église, de leur étendue et de leur profondeur ? Ce sont les secrets de Dieu, qu’il découvre aux anges et aux bienheureux, afin de leur faire connaître, à la vue de l’Église, les manifestations infini­ ment variées de sa sagesse, ut innotescat principatibus... per Ecclesiam multiformis sapientia Dei (Éphés., Ill, 10). Ce sont, dit saint Pierre, des choses « dans lesquelles les anges désirent plonger leurs regards » (I Pierre, I, 12). d) Le baptême des petits enfants A chaque fois que de nouveaux petits enfants sont baptisés, la Trinité vient habiter en eux et les limites de l’Église s’élargissent. « L’Église est rassemblée des quatre vents. Comment est-elle rassemblée ? C’est dans la Trinité que de partout elle est rassemblée : elle n'est tus...» Saint THOMAS, I Sent., dist. 15, qu. 2, ad 4. « Una missio nunquam est sine alia ». Ibid., qu. 4, a. 2. 25. De la sanctification improprement dite, qui désigne la simple conservation de la grâce « in sanctitate continuari », saint THOMAS écrit : « Haec sanctificatio non sufficit ad rationem missionis, quia non ponitur aliqua innovatio ». Ibid., qu. 5, a. 1, quaest. 4, ad 2. LES MISSIONS DES PERSONNES DIVINES 775 rassemblée que par le baptême au nom du Père et du Fils, et du Saint-Esprit »26. Sans doute la grâce et les ver­ tus infuses sont comme sommeillantes dans l’âme des petits enfants, ils ne sont pas en acte de connaître ni d’aimer les trois personnes divines ; mais pour qu’il y ait déjà survenance et habitation des personnes divines la connaissance ni l’amour actuels ne sont pas nécessaires27, il suffit que les âmes soient, dans leur fond, divinisées et référées à la Trinité intimement présente en elles. Quand elles passeront à la connaissance et à l’amour actuels, d’autres missions divines commenceront. e) La conversion des pécheurs et rentrée des justes dans TEglise Il y a mission divine quand l’Église voit ses membres charnels renaître en son sein à la vie de la grâce. Alors ses longs désirs sont exaucés, ses patiences sont couronnées. Elle chante elle-même à cause de ses enfants retrouvés, le cantique de l’âme régénérée28. Bénis, ô mon âme, le Seigneur... Cest lui qui pardomie toutes tes iniquités qui guérit toutes tes maladies... Ta jeunesse sera renotwelée comme celle de Taigle. Il y a déjà mission divine quand les pécheurs du dehors, sans connaître l’Église, commencent de lui appartenir invisiblement par la charité, par le désir : « ces enfants qu’en son sein elle n’a point portés » et qui lui viennent de tous côtés, commencent déjà de dilater ses 26. Saint AUGUSTIN, Enarr. in Psalrn. LXXXVI, n° 4. 27. « Ad rationem missionis non requiritur quod sit ibi cognitio actualis personae ipsius, sed tantum habitualis... » Saint THOMAS, I Sent., dist. 15, qu. 4, a. 1, ad 1. 28. Complies du samedi, Psaume CII, 5 (Vulgate). 776 IV- l'esprit divinisateur de l’église frontières. Il y a encore mission divine quand ces mêmes âmes, qui ne sont à elle que par le désir, comprenant enfin qu elle seule est ici-bas le corps visible du ChristDieu, brisent les derniers liens qui les retenaient pour entrer complètement en elle et lui appartenir visible­ ment. Et il y a, bien sûr, mission divine quand une seule conversion suffit à transformer les pécheurs « du dehors » en justes « du dedans ». f) Les missiotts du Verbe et de ΓEsprit dans les âmes saintes D’autres missions plus hautes se produisent quand la vertu progresse et que la grâce sanctifiante augmente dans l’Église. Si l’on adopte l'opinion de certains théologiens qui, dit saint Thomas, peut facilement se défendre, facile potest sustineri~\ il faudrait considérer tout progrès de la grâce sanctifiante dans l’Église comme étant déjà le fruit d’une mission des personnes divines. Cette manière de voir peut se réclamer de saint Augustin : « Le Verbe de Dieu, dit-il, est envoyé à chacun, lorsqu’il est connu et perçu par chacun, pour autant que peut le connaître et le percevoir une âme raisonnable, qui progresse en Dieu, ou qui est commencée en Dieu »29 30. Mais ce qui surtout caractérise une mission, ce n’est pas un accroissement quelconque de la grâce, c’est un accroissement qui fait produire des actes surnaturels d’une nouvelle sorte (quand par exemple la connaissance des choses divines porte à prophétiser, quand la charité porte à faire des miracles, ou à vaincre facilement toutes les tentations31, ou à s’exposer au martyre, ou à renoncer 29. I Sent., dist. 15, qu. 5, a. 1, quaest. 2. 30. De Trinitate, lib. IV, cap. XX, n° 28. 31. / Sent., dist. 15, qu. 5, a. 1, quaest. 2. LES MISSIONS DES PERSONNES DIVINES 777 à toute possession, ou à entreprendre quelque tâche dif­ ficile32), ou qui fait passer à quelque nouvelle étape de la vie spirituelle33. Ainsi les progrès notables de la grâce sanctifiante dans le cœur des justes s’accompagnent de nouvelles venues de la Trinité dans l’Église. Les dons apportant la connaissance sanctifiante ren­ dent les âmes semblables au Verbe et s’accompagnent de missions du Fils ; les dons apportant l’amour sanctifiant rendent les âmes semblables au Saint-Esprit et s’accom­ pagnent de missions du Saint-Esprit34 ; cependant les premiers dons sont inséparables des seconds, car pour «l’amour, il suit la connaissance; et la connaissance, lorsqu’elle est parfaite, comme il le faut pour qu’il y ait mission du Fils, introduit toujours dans l’amour, en sorte que la connaissance et l’amour sont donnés simul­ tanément, accrus simultanément »35. « Le Saint-Esprit étant amour, l’âme lui devient semblable par le don de 32.1, qu. 43, a. 6, ad 2. Les missions peuvent s’accompagner de mirades sans être pour autant des missions visibles, car la troisième condition requise pour qu’il y ait mission visible peut manquer: -■ Pour qu’il y ait mission visible du Saint-Esprit, trois choses sont exi­ gées: que le Saint-Esprit procède des personnes divines, qu'il sur­ vienne d’une manière nouvelle dans les âmes, que ces deux faits soient manifestés par un signe visible en raison duquel la mission entière est dite lisible». ISent., dist. 16, qu. 1, a. 1. Voir plus loin, pp. 782-783. 33. « ...Quando aliquis proficit in aliquem... novum statum gra­ tiae». Saint Thomas, I, qu. 43, a. 6, ad 2. 34. Il va sans dire que les dons de sagesse et d’amour, par lesquels le Fils et le Saint-Esprit sont envoyés aux âmes, sont des effets « ad extra » de la Sagesse et de l’Amour essentiels ; c’est par appropriation que nous les attribuons à la Sagesse et à l’Amour notionnels·. «Non qualiscumque cognitio sufficit ad rationem missionis, sed solum illa quae accipitur ex aliquo dono appropriate personae, per quod effici­ tur in nobis conjunctio ad Deum secundum modum proprium illius personae, scilicet per amorem quando Spiritus sanctus datur ». Saint Thomas, I Sent., dist. 14, qu. 2, a. 2, ad 3. 35. Saint Thomas, 1 Sent, dist. 15, qu. 4, a. 2. Ύ78 IV - L'ESPRIT DIVINISATEUR DE L’ÉGLISE charité, et il y a mission du Saint-Esprit par le don de la charité. Quant au Fils, il est un Verbe, non quelconque, mais spirant ΓAmour, et Augustin écrira : Le verbe que nous voulons maintenant définir et introduire est une connaissance qui s'accompagne d'amour (De Trinitate. lib. LX, cap. X, n° 15). Aussi la mission du Fils se fait-elle non point par un perfectionnement intellectuel quel­ conque, mais par cette illumination de l'intelligence qui jaillit en affection d’amour, selon ce qui est écrit: Quiconque a entendu le Père et a reçu son enseignement vient à moi (Jean, VI, 45), et encore : Dans ma méditation un feu s'allumera (Ps. XXXVIII, 4, Vulg.). C’est pourquoi Augustin dit intentionnellement : Le Fils est envoyé lors­ qu'il est connu et perçu (De Trinitate, lib. IV, cap. XX, η ° 28) : le mot perçu signifie une connaissance d’ordre expérimental ; or, telle est, en propre, la sagesse ou science savoureuse... »36. Néanmoins, si la mission du Fils par la sagesse et la mission du Saint-Esprit par la charité sont toujours simultanées, il arrive que c’est tantôt l’une, tantôt l’autre qui prédomine dans les âmes : parlant de deux ren­ contres avec la Trinité dont elle fut favorisée, Marie de l’incarnation dira : « La première fois, l’impression que j’en avais eue avait fait son principal effet dans l’entende­ ment et... il semblait que la divine Majesté me l’avait faite pour m’instruire et m’établir et me disposer à ce quelle me voulait faire ensuite ; mais en cette occasion ici, quoique l’entendement fût aussi éclairé et plus qu’en la précédente, la volonté emporta le dessus, parce que la grâce présente était toute pour l’amour... »37. 36. Saint Thomas, I, qu. 43, a. 5, ad 2. 37. Écrits spirituels et historiques, réédités par Dom Jamet, Paris, 1930, t. II, p. 251. LES MISSIONS DES PERSONNES DIVINES 779 ξ) Les réveils île Dieu Les missions incessantes qui rénovent les âmes justes et qui tendent à les conduire, par des purifications et des divinisations successives, jusqu’aux fiançailles spirituelles, puis jusqu’au mariage spirituel, se continuent tant que dure ce sublime état. Les réveils de Dieu décrits dans La vive flamme d'amour sont les suprêmes missions faites à l’Église militante. Ces réveils peuvent prendre diverses formes. La plus élevée « est un mouvement causé par le Verbe dans la substance de l’âme, d’une telle grandeur, souveraineté et gloire, d’une douceur si intime qu’il semble à l’âme que tous les baumes, espèces aromatiques et fleurs du monde s’agitent, se remuent et se composent pour donner leur parfum, que tous les royaumes et sei­ gneurs du monde, toutes les puissances et vertus du ciel entrent en activité38. [...] O combien heureuse est l’âme qui toujours sent quelle est à Dieu demeurant et repo­ sant en son sein !... Pour l’ordinaire, il est là comme endormi dans cet embrassement de la substance de lame ; et elle le sent très bien, et d’ordinaire elle en jouit très profondément. Car s’il était en elle toujours éveillé, que serait-ce ? lui communiquant des connaissances et des amours : ce serait être dans la gloire ! Si, pour une seule fois, si faible soit-elle, qu’il se réveille, ouvrant les yeux, il met l’âme en l’état que nous avons dit, que serait-ce si pour l’ordinaire il était en elle pleinement éveillé »39 ! Comment parler de ces missions divines dans les parfaits, qui ont compris qu’« il ne faut point de réserve à l’amour » ? Toute leur vie appartient à l’Église, 38. Obras de san Juan de la vers 1-2 ; édit. Silvcrio, t. IV, Lucien-Marie de Saint-Joseph, 39. Ibid.·, vers 3 ; t. IV, p. p. 1092. Cruz, Llama de amor viva, canciôn IV, p. 93, n° 4 (cf. p. 204, n° 4); trad. p. 1082. 101, n° 15 (cf. p. 211, n° 15), trad., 780 IV - L’ESPRIT DIVINISATEUR DE L’ÉGLISE tour leur être est en deçà de ses clôtures. Ils sont sa por­ tion bien-aimée, la plus pure, la plus riche, la plus divine. Ils sont ses racines vivaces et nourricières. Son action sanctifiante, grâce à eux et en eux, pénètre la nature humaine jusqu’à des profondeurs incroyables, que nous restons, nous membres imparfaits, impuissants à évaluer, et que l’influence toujours réduite quelle peut exercer sur le développement des civilisations ne saurait nous permettre de soupçonner. En eux seuls son cœur peut battre librement. C’est grâce à eux que Dieu peut venir habiter en elle, d’une manière incompréhensible, se reposer en elle, dormir en elle, puis se réveiller dans son sein même, pour l’affermir contre les tempêtes et diffuser dans tout son être les suprêmes vertus sancti­ fiantes de son amour. h) L’entrée dans la gloire Le couronnement des missions divines se fera lors de l’entrée dans la béatitude éternelle, in ipso principio beatitudinis. Désormais, les missions qui se produiront ne pourront plus avoir pour fin d’accroître l’intensité de la grâce, elles ne pourront qu’apporter aux bienheureux, à mesure que l’histoire du monde se déroule, la connais­ sance de dispositions providentielles qui leur demeu­ raient cachées40. i) Le rythme des renouvellements de ΓÉglise On disait tout à l’heure que la conservation de l’état de grâce, si elle comporte une habitation ininterrompue de la Trinité dans les âmes, ne suppose pas cependant de nouvelles missions des personnes divines. Mais la conti­ nuation de l’Église exige davantage. L’Église militante ne 40. Saint Thomas, I, qu. 43, a. 6, ad 3. LES MISSIONS DES PERSONNES DIVINES 781 se maintient qu’en s’accroissant : d’autres membres vien­ nent incessamment remplacer ceux qui l’abandonnent ou que la mort lui enlève. Ces derniers, s’ils meurent dans l'amour, ne sortent pas de l’Église, ils y entrent au contraire plus parfaitement, ils passent de la vie mili­ tante à la vie souffrante, puis triomphante ; en sorte que, tant que dure le temps, les enfants de l’Église deviennent plus nombreux et leur condition plus parfaite. Il en résulte que la conservation de l’Église serait impossible sans de continuelles missions de personnes divines. Cependant, ces missions ne se produisent pas d’une manière égale. A certains moments, elles se font plus intenses, plus merveilleuses. De grandes effusions de lumière et d’amour, accompagnées de miracles et de pro­ phéties, descendent sur l’Église militante. C’est peut-être aux époques de paix, où la discipline est plus régulière, où les couvents se multiplient, où la doctrine est prêchée et explicitée, où la vie chrétienne se déploie librement, où les établissements missionnaires florissent. Et c’est peut-être aux plus sombres époques, quand la persécu­ tion fait apostasier des milliers d’âmes, et que le SaintEsprit semble vouloir racheter, par l’intensité de la fer­ veur de quelques grands saints et la fréquence de l’hé­ roïsme chez les martyrs, les pertes subies en nombre et en extension. La raison de ces rythmes nous échappe. Mais au dernier jour du monde, quand la Ville sainte, dans l’achèvement de la beauté parfaite à laquelle elle est prédestinée dès l’éternité, s’avancera au-devant de l’Agneau, les mystérieuses ordonnances des missions invisibles du Fils et du Saint-Esprit seront enfin décou­ vertes au regard de tous les élus. 782 IV - L ESPRIT DIVINISATEUR DE L’ÉGLISE j) Les missions invisibles ravivent le fen apporté par les missions visibles Selon la grande doctrine de saint Augustin et de saint Thomas d’Aquin”, les saints de l’Ancien Testament ont bien pu être favorisés d’apparitions visibles, - leur mani­ festant même la trinité des personnes divines12 -, ils n’ont pas été l’objet de missions visibles du Fils43 ni du Saint-Esprit. « Pour qu’il y ait apparition, il suffit d’un signe visible indiquant l'une quelconque des réalités divines ; il n’est pas nécessaire qu’on puisse voir qu’une personne divine procède d’une autre, ou que Dieu vient habiter d’une manière nouvelle dans son cœur à soi, ou dans celui de quelque autre personne. C’est ainsi qu’Abraham, bien qu’il ait vu les trois personnes divines signifiées par trois hommes, ne pouvait voir l’ordre sui­ vant lequel une personne procède de l’autre. D’où il s’ensuit que le Père qui (ne procédant d’aucune autre personne) ne peut être envoyé, peut néanmoins appa44 raitre »**. Une mission visible est une manifestation plus com­ plexe qu’une apparition. Elle exige trois conditions: 1° qu’il s’agisse du Fils et du Saint-Esprit, c’est-à-dire d’une personne divine procédant d’une autre; 2° que cette personne se rende présente au monde d’une manière nouvelle supérieure à la présence d’immensité; a 41.1, qu. 43, a. 7, ad 6. 42. Nous rapportons ici, sans néanmoins la partager, l'opinion de plusieurs Pères et Docteurs, parmi lesquels saint Augustin et saint Thomas, suivant laquelle le mystère de la Trinité devait être cru expli­ citement par les chefs dès l’Ancien Testament, et aurait été révélé explicitement à Abraham. 43- Comme l’a cru par exemple saint Justin ; cf. iM.-J. LAGRANGE, O. P., Saint Justin, philosophe, martyr, Paris, 1914, p. 52. 44. S. THOMAS, 1 Sent., dist. 16, qu. 1, a. 1, ad 4. LES MISSIONS DES PERSONNES DIVINES 783 3° que ces deux faits soient traduits dans un signe visible en raison duquel la mission entière est dite visible. La mission visible suprême est celle par laquelle le Fils, qui procède du Père, a commencé de subsister hypostatiquement dans une nature humaine par laquelle il s’est manifesté au monde : « Le Verbe s’est fait chair, et il a habité parmi nous, et nous avons contemplé sa gloire, gloire du Fils unique du Père, plein de grâce et de vérité» (Jean, I, 14). Les autres missions visibles qui ont inauguré Lère de la loi de grâce sont, on s’en souvient, des missions de l’Esprit. Deux ont été faites au Christ, non certes pour lui apporter quelque accroissement de grâce sanctifiante, mais seulement pour présager un épanchement de la plénitude de grâce et de vérité qui, dès l’instant de sa conception, résidait en lui45 : l’une, lors de son baptême, où la colombe signifiait que la grâce du Christ commencerait de surabonder au-dehors pour régénérer les âmes ; l’autre, lors de la Transfiguration, où la nuée lumineuse signifiait que la vérité du Christ commencerait d’être diffusée. Les deux autres ont été faites à ceux qui sont les fondements de l’Eglise, aux apôtres : l’une, quand le Christ souffle sur eux pour signifier qu’en son nom ils pourront ôter les péchés et transmettre la grâce ; l’autre, quand les langues de feu signifient qu’ils iront prêcher la vérité au monde46. A cette dernière mission de l’Esprit les précédentes étaient 45. «Ita... quod visibilis missio facta ad Christum demonstraret missionem invisibilem, non tunc, sed in principio suae conceptionis ad eum factam. » S. THOMAS, I, qu. 43, a. 7, ad 6. 46. « Quia per adventum Christi remotum est obstaculum anti­ quae damnationis, totum humanum genus effectum est paratius ad perceptionem gratiae quam ante [...]. Et ideo, loquendo communiter, plenior facta est missio post Incarnationem quam ante, quia de pleni­ tudine ejus omnes accepimus ». Saint THOMAS, Utrum missio invisibi­ lis fuerit plenior post Incarnationem quam antei, I Sent., dist. 15, qu. 5, a. 2. 784 IV - l’esprit divinisateur de l’église ordonnées comme à leur fin et à leur couronnement. La mission visible de Pentecôte reste, après la mission visible de l'incarnation, la plus haute qui aura été faite aux hommes vivant dans le temps. Ces deux missions visibles devaient ouvrir le dernier âge du monde, où la miséricorde divine, qui jusqu’alors avait abondé, commencerait de surabonder. Elles devaient constituer l’Eglise dans son état parfait, lui donner une impulsion qui la porterait jusqu’à la fin des siècles. Elles élèveraient définitivement le niveau de la foi et de l’amour. Leur richesse spirituelle déborderait sur toutes les missions invisibles de l’avenir. Sans doute, des missions invisibles du Fils et de l’Esprit avaient été faites, parfois avec une grande plénitude, aux justes des âges précédents, par exemple aux saints de ΓAncien Testament. Mais depuis que le Christ a été envoyé pour écarter l’antique damnation qui pesait sur le monde, et depuis que le Saint-Esprit a été donné aux hommes (« Des fleuves d'eau vive couleront de son sein : Jésus dit cela de l’Esprit que devaient recevoir ceux qui croiraient en lui ; car il n’y avait pas encore d’Esprit, parce que Jésus n’avait pas encore été glorifié », Jean, VII, 38-39), les per­ sonnes divines qui viennent invisiblement visiter l’Eglise continuent de lui apporter quelque chose des dons secrets de lumière et d’amour dont elles ont enrichi l’humanité du Christ dans la mission visible de l’incarnation, et les apôtres dans la mission visible de Pentecôte. k) Le retour de l'Église a Dieu Grâce aux missions invisibles des divines personnes, la création, sortie de Dieu, fait constamment retour à Dieu. Une circulation s’établit4 : ce n’est point « l’an-47 47. «Attenditur quaedam circulatio vel regiratio, eo quod omnia revertuntur sicut in finem in id a quo sicut principio prodierunt ■·. Saint Thomas, I Sent., dist. 14, qu. 2, a. 2. LES MISSIONS DES PERSONNES DIVINES 785 neau de l’éternel retour », le morne cercle des atomes tournant sur eux-mêmes, c’est l’aventure d’âmes tou­ jours différentes, tirées du néant par la toute-puissance divine et transportées ineffablement jusqu’au sein de leur premier principe. Redisons, avec un sens plus haut, les mots de Pascal : « Toutes choses sont sorties du néant et portées jusqu’à l’infini. Qui suivra ces étonnantes démarches? L’auteur de ces merveilles les comprend. Tout autre ne peut le faire »48. Par un premier acte de libéralité, les trois personnes divines procèdent dans les créatures, viennent dans les créatures, au moment où elles les tirent du néant pour leur donner d’exister naturellement. Mais par une libéra­ lité plus admirable encore, les trois personnes divines procèdent à nouveau, viennent à nouveau — deux d’entre elles, à savoir le Fils et l’Esprit, sont envoyées, - afin de sanctifier les âmes raisonnables, de les remplir de grâce, de sagesse, d’amour, et, après les avoir ainsi créées à nou­ veau et divinisées, de se faire d’elles une habitation, de se livrer à elles immédiatement, ici-bas dans une union de fruition commencée, plus tard dans une union de frui­ tion consommée49. Sous ces incomparables visitations des personnes divines, sous ces missions invisibles par lesquelles Dieu vient reprendre en quelque sorte l’ouvrage de sa création afin de le porter jusqu’aux degrés d’une perfection inouïe, l’Église, telle jadis Élisabeth, sent tressaillir ses enfants dans son sein, elle est remplie de l’Esprit saint, elle s’émerveille en disant : Et unde hoc mihi ? D’où me vient que mon Seigneur vienne à moi ? Ces touches divines enflamment son cœur, elles pénètrent jusqu’à son être substantiel, elles lui donnent un élan toujours nou­ 48. Édit. Br., n° 72. 49. Saint Ί HOMAS, I Sent.) dise. 14, qu. 2, a. 2, et ad 2. 786 IV - L ESPRIT DIVINISATEUR DE L’ÉGLISE veau pour confesser Dieu sur la terre : Te per orbem terra­ rum sancta confitetur Ecclesia. L’Eglise est ainsi la patrie des renouvellements spiri­ tuels. Elle est la seule fontaine de jeunesse. C’est en elle que Dieu accomplit sans cesse 1’œuvre de la rédemption du temps, et que le premier univers, funivers de créa­ tion, saccagé depuis le premier péché, est remplacé par l’univers nouveau, funivers de rédemption ; c’est en elle qu’il nous engendre volontairement par la parole de vérité, « afin que nous soyons comme un recommence­ ment de ses créatures, άπαχήν τινα των αύτοΰ» (Jacques, I, 18). II. L’ESPRIT SAINT, PRINCIPE EXTRINSÈQUE OU PERSONNALITÉ EFFICIENTE DE L’ÉGLISE C'est ['Esprit, un et le même, qui opère toutes ces choses. I Cor., XII, 11. En même temps que le Fils et l’Esprit, le Père qui les envoie vient lui-même à l’Église, pour la visiter et pour habiter en elle. Ainsi la divinisation de l’Église est l’œuvre commune de toute la Trinité, bien que, pour des raisons qui peuvent être en partie pénétrées, cette œuvre soit fréquemment référée ou appropriée, par l’Écriture elle-même, au seul Esprit saint. Il est temps d’entrer plus avant dans ce mystère qui unit l’Église à toute la Trinité, ou, disons-le par appropriation, à l’Esprit saint. L’Esprit saint est d’abord principe de l’Église par une présence d’efficience ; il la meut et la vivifie, il est son l’esprit personnalité efficiente de l’église 787 Principe personnel. Ce n’est pas tout, l’Esprit saint se donne lui-même à l’Église dans une présence d’inhabita(ion; il est son Hôte, elle est sa résidence, son temple. Il s’ensuit que le Saint-Esprit mérite, improprement au premier titre, mais proprement au second titre, le nom i'Ameincréée de l’Église. 1. La Cause première de l’Église Considéré dans sa nature humaine, le Christ est tête de l’Eglise, non seulement dans la ligne de la médiation morale et ascendante, mais aussi dans la ligne de la médiation physique et descendante. Mais les dons surna­ turels qu’il communique aux membres du corps mys­ tique, il les reçoit à son tour de la Divinité : de même que le fer brûle à cause du feu qui lui est uni, ainsi la nature humaine du Christ, à cause de la Divinité dont elle est l’organe, vivifie toute l’Église. C’est donc la Divinité, la Trinité sainte qui est, à travers l’humanité du Christ, la cause première efficiente de l’être et de la vie de l’Église. a) En propre, c’est la Trinité La Trinité tout entière, Père, Fils, Saint-Esprit, donne à l’Église son âme créée, c’est-à-dire le lien immanent qui la rassemble, la force intérieure qui la coordonne, et dont les éléments principaux sont le caractère sacramen­ tel, la grâce et la charité sacramentelles, enfin les direc­ tions venues du pouvoir juridictionnel, pour autant quelles sont acceptées par les fidèles et intériorisées en eux. Cause suprême de l’Église, la Trinité sainte imprimera en elle sa marque. Ce ne sera pas un simple vestige, une trace qui ne permettrait pas de reconnaître, dans l’Église, "88 IV- LESPRIT D1V1NISATEUR DE L’ÉGLISE la similitude même de la Trinité : ainsi la fumée, qui ne laisse pas soupçonner ce que peut être le feu. Ce sera une image, une ressemblance, comme celle communiquée par le feu à un flambeau, et qui va permettre à la foi divine de retrouver, dans la vie de l’Eglise, une participa­ tion créée de la vie trinitaire50*52 . Et l'image de la Trinité imprimée dans l’Église ne sera pas la simple image natu­ relle qu’offre l'esprit humain, lorsque, pour connaître, il engendre au-dedans de lui un verbe, et lorsque, pour aimer, il produit au-dedans de lui une inclination. L’Église, en effet, ici-bas déjà, est remplie d’une connais­ sance et d’une charité surnaturelles, qu’on rencontre en elle non seulement à l’état habituel mais encore à l’état actuel ; et, de ce fait, elle porte en elle ce que saint Thomas appelle une image divine « par conformité de grâce», une image de «régénération»^1: par l’exercice du don de sagesse qui repose en elle, elle connaît Dieu d’une connaissance qui la fait s’épancher en affection d’amour>2. La voilà donc tout à la fois être spirituel, abondant en connaissance spirituelle, et surabondant en amour spirituel. Cet être, cette connaissance, cet amour 50. « Aliquis effectus repraesentat solam causalitatem causae, non autem formam ejus ; sicut fiimus repraesentat ignem. Et talis reprae­ sentatio dicitur esse repraesentatio vestigii. Vestigium enim demons­ trat motum alicujus transeuntis, sed non qualis sit. Aliquis autem effectus repraesentat causam quantum ad similitudinem formae ejus·, sicut ignis generatus ignem generantem ; et statua Mercurii, Mercurium; et haec est repraesentatio imaginis». Saint THOMAS, I, qu. 45, a. 7. Voir plus haut, pp. 622-624. 51.1, qu. 93, a. 4. 52. « Primo et principaliter attenditur imago Trinitatis in mente secundum actus, prout scilicet ex notitia quam habemus, cogitando, interius verbum formamus, et ex hoc in amorem prorumpimus ». I, qu. 93, a. 7. « Non igitur secundum quamlibet perfectionem intellec­ tus mittitur Filius, sed secundum talem instructionem intellectus, qua prorumpat in affectum amoris ». I, qu. 43, a. 5, ad 2. l’esprit personnali té efficiente de l’église 789 se rattachent respectivement, par appropriation, au Père, au Fils et au Saint-Esprit. Plus tard, quand l’Église sera stabilisée dans le ciel, quand sa connaissance et son amour seront parfaits, l’image de la Trinité se reproduira en elle d’une manière plus pure encore. L’Église tout entière deviendra ce que saint Thomas appelle une image divine «par similitude de gloire », une image de « similitude »53. Alors se réali­ sera pleinement en chacun de ses membres la parole du psaume (IV, 7) : « La lumière de ton visage, ô Seigneur, s’est imprimée en nous ». b) Par appropriation, cest ΓEsprit saint 1. Si la Trinité tout entière est la Cause première de l’Église, on peut cependant, par appropriation^4, attri­ buer au seul Saint-Esprit la production et la conserva­ tion de sa charité et de son unité. a) La charité, en effet, causée dans l’Église par les trois divines Personnes, est, par une ressemblance particulière, spécialement attribuable au Saint-Esprit. On n’ignore pas que c’est par voie de connaissance que le Fils procède 53.1, qu. 93, a. 4. 54. «Approprier signifie simplement rattacher une chose com­ mune à une chose propre. Or, il est sûr que ce qui est commun à toute la Trinité ne pourrait être rattaché à ce qui est propre à une per­ sonne, si l’on voulait prétendre que cela lui convient davantage qu'à telle autre personne : on détruirait ainsi l’égalité des personnes. Mais l’effet commun aux trois personnes peut présenter une ressemblance )lus grande avec ce qui est propre à telle ou telle personne. Ainsi la )onté est apparentée avec ce qui est propre au Saint-Esprit, lequel procède comme un amour (et la bonté est objet d’amour) ; la puis­ sance est appropriée au Père, car la puissance est, comme telle, un principe, et le Père est, en propre, principe de toute la divinité ; la sagesse est appropriée au Fils, car elle est apparentée avec ce qui est propre au Fils, lequel procède du Père comme un verbe». Saint Thomas, De veritate, qu. 7, a. 3. 790 •t. i :· IV - L ESPRIT DIV1N1SATEUR DE L’ÉGLISE du Père, et par voie d'amour que le Saint Esprit procède de l'un et de l'autre : de même que je ne puis penser une chose sans que se forme aussitôt en moi l’idée, le concept de cette chose, c’est-à-dire une parole immaté­ rielle, un verbe intérieur, lequel donc procède par voie de connaissance ; et que je ne puis aimer une chose sans que se forme en moi comme une inclination, une pro­ pension, un poids qui m’entraîne vers la chose aimée, et qui, on le voit, procède par voie d’amour -, ainsi Dieu ne peut se penser sans engendrer une Parole immaté­ rielle, un Verbe, infini comme lui ; et il ne peut s’aimer sans que procède en lui un Poids, un Amour, infini comme lui, et qui est l’Esprit saint. Il s’ensuit, dit saint Thomas, que « l'amour par lequel nous aimons Dieu représente en propre le Saint-Esprit, amor quo Deum diligimus, est proprium repraesentativum Spiritus sancti», il est en nous comme un poids qui nous entraîne vers Dieu ; et que « notre charité, bien qu elle soit l’œuvre commune du Père, du Fils, du Saint-Esprit, est rattachée au Saint-Esprit par une raison spéciale»Λ quelle lui est « attribuée en propre ». Ainsi en sera-t-il non seulement de la charité elle-même, mais encore de ses effets qui remplissent l’Eglise : la paix, la crainte filiale, la consola­ tion divine : « L'Eglise, dans toute la Judée, la Galilée, la Samarie, avait la paix, se développant et progressant dans la crainte du Seigneur, et elle était remplie de la consola­ tion du Saint-Esprit» (Act., IX, 31). b) Cunité de l’Église, elle aussi, œuvre commune des trois personnes divines, est attribuée spécialement au Saint-Esprit. D’abord parce qu’elle est un effet de la cha­ rité. Et encore, comme le remarque saint Augustin, parce quelle est à la ressemblance du Saint-Esprit, en qui l’on peut voir le lien du Père et du Fils : « La rémis55. IV Contra Cent., cap. XXI. Cf. XIX-XXII. l’esprit personnalité efficiente de l’église 791 sion des péchés - par quoi l’esprit de division est ren­ versé et chassé, - et en conséquence le lien de l’unité de rÉglise de Dieu est, sans doute avec la coopération du Père et du Fils, comme l’œuvre propre du Saint-Esprit, car le Saint-Esprit est lui-même comme le lien du Père et du Fils. En effet, le Père n’est Père que du Fils, le Fils n’est Fils que du Père. Mais l’Esprit saint est l’Esprit de l’un et de l’autre, du Père et du Fils >P6. Cette doctrine de l’appropriation de la vie de l’Eglise au Saint-Esprit est commune chez les théologiens médié­ vaux57. 56. Sermo LXXI, n° 33. 57. Dans sa Summa de Ecclesia, lib. I, cap. LXI, où il recherche quelle esr la cause efficiente de l’union mutuelle des membres de l’Église, le cardinal TURRECREMATA désigne la Trinité comme cause commune, et l’une ou l’autre des trois Personnes divines comme cause par appropria­ tion·. «L’unité de l’Église, comme son être, est l’effet commun de toute la Trinité. Car, selon saint Augustin et le bienheureux Denys, les œuvres extérieures sont l’effet indivis et commun de toute la Trinité. Pourtant l’unité de l’Église peut être, sous divers aspects, appropriée à chacune des Personnes. Parfois elle est appropriée au Père. Car il est le principe de toute la déité. Or, l’unité a raison de principe. C’est pour­ quoi, dans un texte de saint AUGUSTIN {De doctr. christ., lib. I), cité par le Maître des Sentences (/ Sent., dise. 31), l’unité est appropriée au Père: L’unité, y est-il dit, est dans le Père, l’égalité dans le Fils, la concorde de l’unité et de l’égalité dans l’Esprit saint. D’autres fois, l’unité de l’Église est appropriée au Fils. Car, par la nature humaine qu’il a prise, il est, à titre spécial, tête de l’Église : il y a, en effet, confor­ mité de nature entre lui et les membres de l’Église [...]. Ailleurs, nous voyons que l’unité de l’Église est appropriée au Saint-Esprit, auquel sont appropriées, comme le montre saint AUGUSTIN {De Trinit., lib. I), la connexion, l’union, la communion... ». La même pensée se trouvait dans le De regimine christiano de JACQUES DE ViterbE qui s’inspire, lui aussi, de saint Augustin : « Si l’on demande par quoi l’Église est une efficiemment, il faut dire que l’unité de l’Église a, comme principe efficient, l’être commun de toute la Trinité, Père et Fils et Saint-Esprit. Mais elle est parfois appropriée, pour des raisons diverses, à chacune des personnes. 1° Au Père, car il est le principe de toute la divinité ; or, l’unité a raison de 792 IV - l’esprit divinisateur de l’église 2. C’est donc par attribution que le Saint-Esprit est désigné dans ΓÉcriture, comme le principe efficient de l’Église. Il la consacre et la manifeste au jour de Pentecôte : « Quand arriva le jour de Pentecôte, ils étaient tous ensemble en un même lieu, et tout à coup il vint du ciel un bruit comme celui d’un vent qui souffle avec force, et il remplit toute la maison où ils étaient assis, et ils virent paraître comme des langues de feu qui se partagèrent et se posèrent sur chacun d’eux ; ils furent tous remplis de l’Esprit saint et ils se mirent à parler d’autres langues selon que l’Esprit leur donnait de s’ex­ primer » (Act., Il, 1-4). Il la conserve dans l’unité : « Que principe. Aussi, selon saint Augustin, l’unité est-elle appropriée au Père. Cette appropriation se trouve dans saint Jean où il est dit: Père saint, garde-les en ton nom, ceux que tu mas donnés, afin quilssoient un comme nous sommes un. 2° Au Fils, à cause de la nature qu’il a prise. Il lui convient spécialement, eu égard aux hommes, d’être tête de l’Église, car il partage leur nature. Or, c’est de la tête que vient l’union des membres. Aussi l’Apôtre dit-il : Croissons à tous égards dans la charité en union avec Celui qui est le chef, le Christ; c'est par lui que tout le corps est coordonné et uni. 3° Au Saint-Esprit, qui est amour. Unir est surtout l’effet de l’amour. Aussi, sur le mot de l’Apôtre : un corps et un esprit, la Glose dit-elle : un corps par l'assem­ blage de beaucoup de membres, et un Esprit par lequel le corps est uni. Nous devenons, en effet, un corps unique grâce à la société causée appropriativement par l’Esprit, encore que communément par toute la Trinité. Pour annoncer cette société à ceux en qui il vint, au début du christianisme, le Saint-Esprit leur donna de parler les langues de tous les peuples : les langues rendent possible en effet la société du genre humain ; elles préfiguraient ainsi la société des membres du Christ qui serait répandue dans tous les peuples. Une telle unité est donc à bon droit appropriée au Saint-Esprit. Il est lien et amour, et l’amour est cause de la vie spirituelle de l'âme, car il unit l’âme à Dieu, qui est sa vie. Le Saint-Esprit unit l’Église et la vivifie en même temps; car vivre c’est être ; et pour être, il faut être un. Le Saint-Esprit donne à l’Église à la fois la vie et l’unité. » De regimine christiano (1301-1302), édition critique par H. X. Arquillière, Paris, 1926, pp. 107-109, publié sous le titre : Le plus ancien traité de l'Église. l’esprit personnalité efficiente de l’église 793 la communion du Saint-Esprit [c’est-à-dire la commu­ nion dont le Saint-Esprit est l’agent] soit avec vous tous» (Il Cor., XIII, 13). H ordonne en elle les diverses fonctions de la vie : « A chacun est donnée la manifesta­ tion de l’Esprit pour l’utilité. A l’un en effet est donnée par l’Esprit une parole de sagesse, à l’autre une parole de connaissance, selon le même Esprit ; à un autre la foi dans le même Esprit ; à l’un le don des guérisons dans ce même Esprit, à l’autre la puissance des miracles ; à un autre la prophétie, à un autre le discernement des esprits ; à l’un la diversité des langues, à l’autre le don de les interpréter. Mais c’est le seul et même Esprit qui pro­ duit tous ces dons, les distribuant à chacun en particu­ lier comme il lui plaît » (I Cor., xii, 7-11). 2. L’Esprit saint, principe efficient, comparé succes­ sivement au cœur, à l’âme, à la personnalité de l’Église L’Esprit saint régit, par le Christ, toute l’Église. Mais il est un principe invisible et secret. S’il y avait dans l’homme un principe caché qui vivi­ fiât la tête elle-même et par elle tous les membres, on pourrait comparer son rôle à celui du Saint-Esprit dans l’Église58. 1. Saint Thomas a pensé au cœzcr. Les théologiens antérieurs, comme Guillaume d’Auvergne et Alexandre de Halès, qui restaient sous l’influence platonicienne, n’attribuaient au cœur qu’un rôle inférieur, et considéraient la tête comme le principe des mouvements volontaires : ils expliquaient en consé­ quence que le Christ est appelé non pas cœur, mais tête 58. Le mot Église désigne ici l’ensemble des chrétiens, apparte­ nant tant à la hiérarchie qu’au peuple fidèle. 794 IV - L’ESPRIT DIVINISATEUR DE L’ÉGLISE de l’Église. Sous l'influence aristotélicienne, saint Thomas considère le cœur comme l’organe qui distribue la vie à tous les autres sans rien recevoir en retour, « car toutes les vertus de Tame partent du cœur pour se répandre dans le corps »v), le mouvement du cœur étant, dans le vivant, ce que le mouvement du ciel est dans le monde. Dès lors le cœur devient l’organe primordial. Parlant du rôle respectif du Christ et de l’Esprit, saint Thomas écrit : « La tête est extérieurement supérieure aux autres membres, mais le cœur exerce comme une influence occulte. Aussi est-ce au cœur qu’il faut assimi­ ler le Saint-Esprit qui, dans le secret, vivifie et unit l’Église, et c’est à la tête que doit être assimilé le Christ, lequel, selon sa nature visible, est un homme préposé aux autres hommes »59 60. Et encore : « Le cœur est un membre caché, la tête un membre apparent. Le cœur peut donc signifier la divinité du Christ ou du SaintEsprit ; et la tête, la nature visible du Christ, vivifiée par la divinité invisible »61. L’assimilation du Saint-Esprit au cœur de l’Eglise apparaît à Mgr Grabmann non seulement comme une conception originale de saint Thomas, mais encore comme la plus haute à laquelle on puisse s’élever : c’est le cœur, c’est-à-dire l’amour, qui est la cause suprême de la vie et de l’unité de l’Église62. 59. Meta., lib. V, lect. 1, édit. Cathala, n° 755. Sur toute cette question, voir Martin GRABMANN, Die Lehre des hi. Th. von Aquin, von der Kirche als Gotteswerk, pp. 184-193. 60. III, qu. 8, a. 1, ad 3. 61. De veritate, qu. 29, a. 4, ad 7. 62. Loc. cit. - Le choix des symboles reste libre. Cari Feckes pré­ fère considérer la Vierge comme le coeur de l’Église, à la manière dont la mère est le cœur de la famille. Scheeben voulait presser davantage ce dernier symbolisme en comparant les rapports du cœur et de la tête à ceux de la Vierge Marie et du Christ. Cf. Cari FECKES, Das Mysterium der hl. Kirche, Paderborn, 1934, pp. 180 et 191. L’ESPRIT PERSONNALITÉ EFFICIENTE DE L’ÉGLISE 795 2. Les anciens ont pensé aussi à V âme. Notons tout de suite qu’à s’en tenir au strict vocabu­ laire aristotélicien le nom d’âme de l’Église conviendra en propre au principe formel qui anime l’Église : soit qu’il s’agisse d’un principe créé comportant, comme nous l'avons dit, trois éléments : le caractère sacramentel, la grâce sacramentelle, l’orientation juridictionnelle - ce sont là trois effets du Saint-Esprit, ce n’est pas le Saint-Esprit lui-même; soit qu’il s’agisse du principe incréé, qui est le Saint-Esprit lui-même, mais considéré à ce moment comme principe intérieur habitant l’Église, et non plus comme principe extérieur et efficient de l’Église. C’est donc au sens large et platonicien que le nom d’âme de l’Eglise peut être donné au Saint-Esprit, si l’on en reste à considérer le Saint-Esprit comme le principe efficient qui régit l’Eglise du dehors par sa providence. Notons encore, avec Cajetan, que « l’âme préside au corps selon un triple ordre de causalité : selon la causalité efficiente, car elle est la cause des mouvements corporels du vivant ; selon la causalité formelle, car elle est la forme du corps ; selon la causalité finale, car le corps est pour l’âme »63. Quand nous aurons à parler de l’habita­ tion du Saint-Esprit nous comparerons son rôle à celui de l’âme considérée comme une cause formelle et comme une cause finale ; pour le moment, où nous étudions son action efficiente sur l’Église, c’est à l’âme considérée comme puissance motrice du corps qu’il convient de le comparer. 63. In II-II, qu. 60, a. 6, ad 3. Cajetan se réfère à S. THOMAS, Commentaire du De anima d’Aristote, livre II, leçon 7, édit. Pirotta, n° 318: «Et cum principium et causa dicatur multipliciter, anima dicitur tribus modis principium et causa viventis corporis: 1° sicut unde est principium motus ; 2° sicut cujus causa, id est finis ; 3° sicut substantia, id est forma corporum animatorum ». 796 T* ·· < IV - L’ESPRIT DIVINISATEUR DE L'ÉGLISE On trouve cette dernière comparaison par exemple dans saint Augustin. Il explique, dans un sermon de Pentecôte, que si le Saint-Esprit donné aux temps apos­ toliques était souvent accompagné du don des langues, c’était pour présager que l’Église qu’il consacrait parlerait bientôt toutes les langues et passerait dans toutes les nations. Cette prophétie est maintenant accomplie: la grande Église répandue de l'Orient jusqu’à l’Occident parle toutes les langues et il suffit, pour les parler toutes par elle, de ne faire qu'un avec elle. Qu’on ne craigne donc pas d’être sans le Saint-Esprit si l'on n’a pas reçu le don des langues : « Voulez-vous avoir l’Esprit saint ? Écoutez, mes frères. L’esprit qui fait vivre tout homme, qui fait vivre chaque homme, s’appelle l’âme. Voyez ce que fait l’âme dans le corps. Elle vivifie tous les membres : elle voit par les yeux, entend par les oreilles, sent par les narines, parle par la langue, œuvre par les mains, marche par les pieds. Elle est présente à tous les membres à la fois, pour leur donner vie. A tous elle donne la vie, à chacun d’eux une fonction propre. Ni l’œil n’entend, ni l’oreille et la langue ne voient, ni l’œil et l’oreille ne parlent. Cependant tous vivent, l’oreille, la langue, etc. Les fonctions sont diverses, la vie est com­ mune. Ainsi est l’Église de Dieu : en tels saints elle fait des miracles, en tels saints elle prêche la vérité, en tels saints elle garde la virginité, en tels saints elle observe la pudeur conjugale, en certains ceci, en d’autres cela. Chacun a son œuvre propre, mais tous ont pareillement la vie. Et ce que fame est au corps de l’homme, l’Esprit saint l’est au corps du Christ qui est l’Église. L’Esprit saint fait dans toute l’Église ce que fait lame dans tous les membres d’un corps w64. Saint Basile avait dit déjà, dans un texte où il semble indiquer à la fois non seulement la 64. Sermo CCLXVII, n° 4. L’ESPRIT PERSONNALITÉ EFFICIENTE DE L’ÉGLISE 797 causalité efficiente, mais encore la causalité formelle et la causalité finale du Saint-Esprit, sans toutefois lui donner le nom dame de l’Église : « De même que le tout est dans les parties, ainsi le Saint-Esprit est-il partout par la réparti­ tion des dons. Nous sommes tous membres les uns des autres, ayant reçu chacun, selon la grâce de Dieu qui nous a été faite, des dons différents Les membres ont les uns pour les autres la même sollicitude mutuelle. Ils sont rassemblés dans la même communion spirituelle par l'affection réciproque qui leur est innée. Aussi lors­ qu’un membre souffre, tous les membres souffrent avec lui, et lorsqu’un membre est honoré tous les membres sont honorés avec lui. De même donc que les parties sont dans le tout, ainsi nous sommes chacun dans lEsprit, car nous avons tous été baptisés dans un seul corps, en vue d’un seul Esprit »65. La notion du Saint-Esprit, Cause du mouvement et de la vie de toute l’Église, se rencontre fréquemment chez les scolastiques. Saint Thomas l’a formulée avec netteté dans son Exposé sur le Symbole des Apôtres : « De même que l’homme n’a qu’une âme et qu’un corps qui est composé de divers membres, ainsi l’Église catholique ne forme qu’un corps composé de divers membres ; l’âme qui vivifie ce corps est l’Esprit saint, anima autem quae hoc corpus vivificat, est Spiritus sanctus ». Dans les Sentences, le saint Docteur explique que, de même qu’une seule âme répand la vie dans tout le corps phy­ sique, ainsi un seul Ésprit répand la foi et la charité dans tout le corps mystique ; et en ce sens, l’Esprit, principe premier et ultime complément du corps mystique, peut en être appelé l’âme: «En eux [les justes], se trouve l’Esprit saint, qui est la perfection ultime et suprême de 65. Liber de Spiritu Sancto, cap. XXVI ; P. G., t. XXXII, col. 181 ; cf. trad. Proche, Paris, 1945, p. 226. ’98 I I M » IV - L’ESPRIT DIVINISATEUR DE L’ÉGLISE tout le corps mystique, à la manière dont l’âme est dans le corps physique, quasi anima in corpore naturali »6667 . Ces textes des Pères et des Docteurs sont comme un écho de la révélation de saint Paul : « C’est dans un seul Esprit, en vue d'un seul corps, que nous avons tous été baptisés, soit Juifs soit Hellènes, soit esclaves soit hommes libres » (I Cor., XII, 13). Et Léon XIII résumera cet enseignement dans l’encyclique Divinum illud munus, où il déclare que « si le Christ est la tête de l’Église, l’Esprit saint en est l’âme ». 3. On pourrait penser en outre à la personnalité^ . Si le Saint-Esprit unifie l’Église, non pas encore, à parler d’une façon propre, en constituant formellement son unité, mais en la réalisant efficiemment, s’il la couvre de sa protection puissante, infaillible, permanente, il devient, de ce fait, le sujet auquel doivent être attribuées ses démarches, ses réussites, ses conquêtes. C’est lui qui écrit dans le temps en lettres de feu son histoire, qui anime ses vertus, qui utilise ses défaillances - les défaillances 66. /// Sent., dist. 13, qu. 2, a. 2, quaest. 2 ; et ad 1. Saint THOMAS ajoute, à ce dernier endroit, que le Saint-Esprit n'est pas seulement le principe efficient et premier, radix prima, mais encore le principe objectif et prochain, radix proxima, de la foi et de la charité de l’Église. Il faudra revenir sur cette pensée. 67. Sans doute, la personnalité de l’Église peut être rapportée au Christ, et saint Paul lui-même écrit : « Vous êtes une seule personne dans le Christ Jésus, ττάντες γάρ υμείς εΐς έστε έν Χριστώ Ιησού » (Gal., HI, 28). Cela permet d'insister sur la médiation morale et ascendante du Christ, et, dans l’ordre de la médiation phy­ sique et descendante, sur le rôle instrumental de la nature humaine du Christ par rapport à l’Église. En rapportant la personnalité de l’Église au Saint-Esprit, comme on peut le faire en s’autorisant encore de 1 Écriture, on insiste davantage, au contraire, sur le rôle principal et premier de la Trinité tout entière, principe divinisateur de l’Église, dans l’ordre de la médiation physique et descendante. l’esprit personnalité efficiente de l’église 799 des instruments humains. Il est le principe responsable de 4/ vie de TÉglise, de ses avances, de ses luttes, de ses rénova­ tions. Et si Ton appelle personnalité le principe permet­ tant à un être spirituel de jouer dans le monde un rôle indépendant, de constituer un sujet auquel sont impu­ tables des initiatives, des actions libres, on devra consen­ tir à voir dans le Saint-Esprit la source même de la per­ sonnalité de l’Eglise. Le Père Clérissac, après avoir rappelé que cette attri­ bution au Saint-Esprit n’a en réalité rien d’exclusif à l’égard des autres Personnes divines puisque les œuvres extérieures de la Trinité sont produites indivisément : opera Trinitatis sunt indivisa, commence le chapitre qu’il consacre à la personnalité de l’Église par les mots du Credo: «Ei unam, sanctam, catholicam et apostolicam Ecclesiam. Cette quatrième section du Symbole de Nicée, en proclamant les attributs ou notes de l’Église, lui prête du même coup une personnalité, et, pour ainsi dire, la dresse en pied devant nous. Venant après les trois premières sections, qui traitent des Personnes de la divine Trinité, cette partie du Symbole signale d’une façon pressante à notre foi la personnalité de l’Église »68. 3. L’Église est, intrinsèquement, une personne réelle, surnaturelle Est-ce par manière de parler, ou est-ce en vérité que l’Église est une personne ? La question est assez grave 68. Le Mystère de l’Église, Paris, 1918, p. 55. Saint Augustin ayant dit : « On croit a Pierre ou à Paul, mais on ne croit qu’ivz Dieu seul », saint THOMAS remarque que, pour être exacte, l’expression que l’on rencontre parfois: «Je crois en l’Église», doit signifier: «Je crois en l’Esprit saint sanctifiant l’Église », « Je crois en l Esprit saint unissant l’Église. » ΙΙ-ΙΙ, qu. 1, a. 9, ad 5 ; et III Sent., dist. 25, qu. 1, a. 2, ad 5. 800 IV - L’ESPRIT D1VIN1SATEUR DE L ÉGLISE pour réclamer toute notre attention. Il est impossible de la résoudre sans une brève analyse de la notion de personne69 07. a) Personnes fictives et personnes réelles 1. Opposons d’abord la personne fictive et la per­ sonne vraie ou réelle. Par fiction on peut convenir, en droit, d’appeler per­ sonnes certaines choses inanimées. Cette manière de par­ ler, d’un usage fréquent, permet de déterminer commo­ dément le point de vue où l’on se place pour juger une affaire. Une maison, une rente, une fondation, etc., deviennent ainsi des personnes par une fiction juridique, ce sont des personnes fictives. La personne vraie, au contraire, existe comme per­ sonne dans la réalité antérieurement à nos artifices de langage : si le droit considère Pierre ou Paul comme des personnes, c’est qu’ils le sont en effet. 2. Une personne vraie ou réelle réunit trois caractères essentiels. a) D’abord ce qu’on appelle personne signifie un « tout », un système, existant à part, composé à la fois d’éléments essentiels ou permanents et d'éléments secon­ daires ou passagers, un petit univers indépendant, un centre d’être et d’activité. Ce tout, cet ensemble, offre assez de consistance pour être le sujet auquel sont attri­ buées, en dernier ressort, les différentes qualités, 69. Saint THOMAS D’AQUIN, I, qu. 29, a. \ : De definitione perso­ nae. Cette définition est exposée du point de vue métaphysique par R. Garrigou-LagrangE, O.P., Le sens commun, la philosophie de l’être et les formules dogmatiques, Paris, 1922, p. 323 ; Jacques MaRITAIN, Les degrés du savoir, Paris, 1932, pp. 457 et suiv., 845 et suiv. [O. C., IV, pp. 679s. et 1031s.] ; et du point de vue social par M.-B. Schwalm, O.P., Leçons de philosophie sociale, Paris, 1910, t. I, p. 103. l’esprit personnali té efficiente de l’église 801 manières d’être et activités émanant de lui. Ce qui existe, à proprement parler, ce n’est pas le corps, ou l’intelli­ gence, ou l’activité de Pierre ; c’est Pierre, lequel possède un corps, une intelligence, une activité. La première note caractéristique de la personne, c’est donc d’être quelque chose de complet, un tout indivisé et incommu­ nicable : individuum, suppositum. b) Mais les êtres individuels sont de deux sortes. Les uns, matériels : minéraux, végétaux, animaux. Les autres spirituels : ce sont les hommes. Eux seuls sont des per­ sonnes. L’arbre ou l’animal, qui sont matériels, restent prisonniers du déterminisme de l’univers. L’homme, qui est spirituel, intelligent et libre, peut vaincre en partie ce déterminisme. C’est donc exclusivement ce qui est humain qu’il faudra considérer comme un système qui se suffit, comme un tout indépendant, capable de se diriger lui-même. D’où le deuxième caractère distinctif de la personne : rationalis naturae. c) Si la personne est un système autonome, un ensemble intelligent et indépendant, elle doit avoir, nous l’avons dit, sa consistance, son unité. Or, l’unité qui peut convenir réellement aux choses est double. b) Personnes réelles individuelles et personnes réelles sociales 1. L’unité des choses existantes peut être leur unité fon­ cière, sans quoi telle substance ne saurait exister. Ainsi l’es­ prit et la chair s’unissent en nous non pas de façon à lier ensemble un ange et une bête, mais de façon à constituer une nouvelle substance, l’homme qui n’est ni ange ni bête. Voilà l’unité par excellence, l’unité substantielle. Un «tout» de nature raisonnable, lorsqu’il est un d’une unité substantielle, représente d’une manière parfaite la défini­ tion de la personne considérée dans sa racine métaphy­ sique : rationalis naturae individua substantia. 802 IV - L’ESPRIT DIVINISATEUR DE L’ÉGLISE Ajoutons que la personne ainsi définie dans l’ordre ontologique devra s’épanouir dans 1’ordre opératif en valeurs psychologiques et morales °. La personnalité dans l’ordre de Y être, comportant le pouvoir radical du libre arbitre, permet à l’homme, dans la mesure où il s’ouvre aux influences supérieures et plus qu’à toutes autres aux influences divines, de conquérir une person­ nalité dans l’ordre de Γagir, une personnalité psycholo­ gique et morale, qui ne cessera de s’accroître, où la liberté n'est plus le simple pouvoir de choisir, mais un état habituel de surabondance spirituelle qu’on peut appeler une liberté de conquête, d’exultation, d’autono­ mie Par rapport aux influences divines, qui se produi­ sent d’abord davantage conformément au mode humain, propre aux vertus infuses, puis davantage conformément au mode divin, propre aux dons du Saint-Esprit, la per­ sonnalité de l’ordre de l’agir, à mesure quelle se perfec70. « Cette racine métaphysique, enfouie au fond de l’être, ne se manifeste que par une conquête progressive de soi par soi, accomplie dans le temps. L’homme doit gagner sa personnalité comme sa liberté, il la paye cher. Il n’est une personne dans l’ordre de l’agir, il n’est causa sui que si les énergies rationnelles et les vertus, et l’amour - et l’Esprit de Dieu - rassemblent son âme en ses mains - anima mea in manibus meis semper - et dans les mains de Dieu ; donnent un visage à la torrentielle multiplicité qui l’habite, impriment sur lui librement le sceau de sa radicale unité ontologique. En ce sens-là l’un connaît la vraie personnalité et la vraie liberté, l’autre ne la connaît pas. La personnalité, métaphysiquement inamissible, subit bien des échecs dans le registre psychologique et moral. Elle risque d’y être contaminée par les misères de l’individualité matérielle, par ses mes­ quineries, ses vanités, ses tics, ses étroitesses, ses diathèses héréditaires, par son régime naturel de rivalité et d’opposition. Car le même qui est personne, et subsiste tout entier de la subsistence de son âme, est aussi individu dans l’espèce et poussière dans le vent ». Jacques Maritain, Les degrés du savoir, 1932, p. 460 [O. C., IV, p. 681]. 71. Cf. Jacques MARITAIN, Du régime temporel et de la liberté, 1933, p. 35 [O. C.,V, pp. 348s.]. L’ESPRIT PERSONNALITÉ EFFICIENTE DE L’ÉGLISE 803 donne et grandit en puissance, devient de moins en moins «délibérante», de moins en moins livrée à ses incertitudes, et de plus en plus « consentante »72, de plus en plus soutenue par Dieu. 2. L'unité qui convient aux choses existantes peut être encore une unité de surcroît, sans quoi telle substance pourrait continuer d’exister, mais verrait se rompre les liens qui la rattachent à d’autres substances. Ainsi plu­ sieurs hommes s’unissent dans la recherche d’une fin commune. On aperçoit sans peine les caractères d’une pareille unité : elle présuppose l’unité substantielle de chacun des hommes quelle rassemble, elle lui est sur­ ajoutée, c’est donc une unité accidentelle ; en outre, lors­ qu’elle comporte, comme dans l’exemple proposé, une démarche intellectuelle et volontaire, elle ressortit finale­ ment aux moeurs humaines et pourra en ce sens précis s’appeler unité morale. Un « tout » de nature raisonnable, lorsqu’il est un d’une unité accidentelle et morale, repré­ sente encore, d'une manière imparfaite mais cependant réelle, non pas fictive, la notion de personne. Toutes les sociétés composées d’hommes sont unes de cette unité accidentelle et morale. Dans la mesure où elles sont vivantes, où elles existent ailleurs que sur le papier, elles constituent, il y faut insister, autant de réali­ tés neuves et originales. Ils sont victimes à la fois d’une erreur d’observation et d’un préjugé mécaniste ceux qui s’avouent incapables de discerner autre chose dans la société que la collection des individus qui la composent, dans le bien commun d’une société que la collection des biens individuels de ses membres. Sans doute la multi72. Cf. saint THOMAS, l-II, qu. 55, a. 4, ad 6 : « Virtus infusa cau­ satur in nobis a Deo sine nobis agentibus, non tamen sine nobis consentientibus ». 804 IV - L’ESPRIT DIVINISATEUR DE L’ÉGLISE tude en dehors des individus nest qu’un concept abstrait, si tous les syndiqués se retirent il n'y aura plus de syndi­ cat ; mais la multitude avec ses individus est une réalité de la nature \ Elle a des activités propres qu'aucune par­ tie ne peut s’attribuer : l'orchestre est autre chose que la somme de ses musiciens, l’ordonnance de l’armée autre chose que l’addition des attitudes de chaque soldat4, la culture et la civilisation autre chose qu’une juxtaposition d’efforts particuliers. La collection des éléments indivi­ duels n’est jamais qu’une matière, laquelle, disposée par l'intelligence, donnera l’ordre social, le bien commun: « Le bien commun de la cité et le bien particulier de cha­ cun de ses membres ne diffèrent pas seulement selon le plus et le moins, mais selon une différence qualitative. Autre est en effet la raison du bien commun, autre la rai­ son du bien individuel ; comme autre est la raison du tout, autre celle de la partie. Aussi le Philosophe déclaret-il, au premier livre des Politiques, qu’on parlerait mal en disant que la cité, la famille, etc., diffèrent seulement en quantité, non en espèce » \ 3. En résumé, suivant que le système autonome, l’uni­ vers spirituel indépendant que nous avons appelé per­ sonne, est un substantiellement {simpliciter unum) ou accidentellement {secundum quid unurri), on répartit les personnes réelles en deux classes : les personnes indivi­ duelles ou particulières (personae simpliciter) et les per73. «Multitudo praeter multa non est nisi in ratione; multitudo tamen in multis est etiam in rerum natura ». Saint THOMAS, De potentia, qu. 3, a. 16, ad 16. 74. « Habet nihilominus et ipsum totum aliquam operationem quae non est propria alicujus partium sed totius·, puta conflictus totius exercitus». Saint THOMAS, In Ethic. Nie., lib. I, lect. 1, édit. Pirotta, n° 5. 75. Saint Thomas, II-II, qu. 58, a. 7, ad 2. l’esprit personnalité efficiente de l’église 805 sonnes sociales (personae secundum quid). On nomme parfois les premières personnes physiques et les secondes personnes morales : il faut se rappeler qu’alors « physi­ que» et « moral » ne s’opposent pas comme réel et fictif, mais signifient simplement d’une part ce qui résulte de la seule nature (physique), d’autre part ce qui résulte des mœurs humaines (moral)76. Nous préférons pourtant distinguer les personnes individuelles, dont l’unité est substantielle, et les personnes collectives, dont l’unité est accidentelle. 76. On peut diviser l’être (ou l’un) en être de raison et être réel, lequel est substance (ens simpliciter) ou accident (ens secundum quid). C’est conformément à cette division que, pour dissiper toute équivoque, nous avons distingué d’abord les personnes fictives et les personnes réelles, et ces dernières en personnes physiques (personae simpliciter) et en personnes morales ou sociales (personae secundum quid). Mais on pourrait aussi diviser l'être (ou l’un) en ens simpliciter (la substance) et ens secundum quid, et ce dernier en être réel (les acci­ dents) et être de raison. Cf. saint THOMAS, I-II, qu. 17, a. 4. Conformément à cette division, on diviserait les personnes en perso­ nae simpliciter (personnes physiques) et en personae secundum quid, ces dernières étant réelles (personnes morales réelles, personnes sociales) ou fictives (appelées parfois « personnes morales fictives » : la fiction prête en effet une vie et des mœurs humaines aux choses). C’est à cette dernière classification que se réfère le Code de Droit Canon, can. 99, qui distingue les personnes physiques (personae sim­ pliciter) et les personnes morales (personae secundum quid), ces der­ nières étant collégiales (personnes morales réelles, personnes sociales) ou non collégiales (personnes fictives). L’important est de ne pas confondre les personnes sociales et les personnes fictives. Peut-être le désaccord des juristes profanes sur la définition de la personne réelle et de la personne fictive, vient-il en partie de ce que le droit considère souvent des personnes composées à la fois d'éléments réels et d’éléments fictifs. 806 IV - L’ESPRIT DIVINISAIT UR DE L’ÉGLISE c) Personnes sociales imparfaites et personnes sociales parfaites rr.i Ce » Chaque association supposant des activités et des ini­ tiatives humaines (provoquées par quelque cause plus profonde) peut ainsi mériter le nom de personne collec­ tive, de personne morale. Mais il faut ajouter aussitôt que ce nom s’applique d'une façon large aux sociétés imparfaites, et d’une façon stricte aux seules sociétés par­ faites. Les sociétés imparfaites sont celles qui, dans la ligne du bien temporel ou spirituel, sont insuffisantes à conduire l’homme vers son plein développement. En conséquence, elles doivent entrer comme parties dans une société supérieure. Considérées de ce point de vue, elles subsistent non pas en soi, mais dans une autre société. Leur autonomie et leur incommunicabilité ne sont que relatives. Elles ne sont donc pas au sens propre et rigoureux des personnes. Telles sont, d’une part, la famille, la commune, etc. ; d’autre part, les Eglises parti­ culières d’Éphèse, de Smyrne, de Pergame, etc. La société parfaite est celle qui, dans la ligne du bien temporel ou spirituel, est apte à conduire l’homme à son plein développement. Elle est, dans l’une de ces deux lignes, la société suprême. Elle subsiste en elle-même, et les autres subsistent par elle. Telles sont, d’une part, la société politique suprême qu’on peut appeler «cité», quelles que soient les formes concrètes quelle pré­ sente ; et d’autre part, l’Église universelle. Voilà les 77. Dans un récent ouvrage Man and the State. The University of Chicago Press, 1951, Jacques Maritain constate que «tant que la société politique mondiale de type pluraliste n’a pas encore été créée, les corps politiques particuliers formés par l’histoire restent les seules unités politiques dans lesquelles le concept de société parfaite est réa­ lisé, bien que d’une manière défaillante ». Il ajoute qu’« il est oppor­ tun pour nous d’élaborer un nouveau concept, le concept de société l’esprit personnalité efficiente de l’église 807 deux formes de société qui sont au sens strict des per­ sonnes78. politique imparfaite - à savoir comme partie d’un genre de société parfaite que les Anciens n’ont pas connue, et dans laquelle, à cause même de son extension, les fonctions et propriétés inhérentes à la self-suffisance seraient réparties entre une multiplicité de corps poli­ tiques particuliers et un organisme central commun ». Pp. 199 et 210 [0.C..IX, pp. 716 et 729]. 78. C’est e cardinal ZiGLIARA qui a défini la société parfaite par la personnalité morale·. «Supra diximus, hominum societatem vocari communiter personam moralem ; unde ex comparatione hujus perso­ nae moralis cum personae physicae ratione, perspicua notio societatis perfectae sumi potest [...]. Nomine societatis perfectae intelligitur societas per se existons ; hoc est, subsistens in se, et non in alia ; conse­ quenter, quae neque est pars alterius, et sicut in esse, ita et in agere, existens sui juris. Hac de causa civitas est societas perfecta, quia est totum per se existent, sed familia et vicus sunt societates imperfectae, quia sunt partes civitatis ». Propaedeutica ad sacram theologiam, 5C edit., Rome, 1903, p. 386. Le P. SCHWALM a développé cette indica­ tion : « En quel sens la société peut-elle être dite une personne ? Pas au sens propre et rigoureux. Elle n’est pas un tout substantiel unique comme un homme ; elle est, au contraire, un tout substantiellement multiple, un composé de personnes distinctes. Mais ce tout est indi­ viduel. Toute société existante, une famille, une usine, est numérique­ ment une et distincte de toutes ses semblables. Ce tout est de nature raisonnable. 11 est composé matériellement d’hommes doués de raison; formellement unifié par les actes raisonnables de l’autorité qui est comme sa raison collective. Donc, sauf l’absence d’unité sub­ stantielle, la société participe réellement, d’une manière collective, aux qualités constitutives de la personne : individualité et raison. Et bien que son unité soit accidentelle, elle est fondée sur les nécessités de la nature ; c’est-à-dire, aussi peu accidentelle que possible. Il y a donc une réelle et grande analogie entre la personnalité physique et la personnalité sociale. Et celle-ci peut se définir : L'individualité propre à une société qui s'ordonne par elle-même et selon la raison à sa fin. Notons, en conséquence, une erreur ou tout au moins une manière de parler induisant à l’erreur, assez fréquente chez les jurisconsultes français, qui semblent l’avoir empruntée à ceux de Rome. Ils regar­ dent les personnalités collectives comme des « personnes fictives » et disent avec le droit romain : personae vice finguntur. C’est, à leurs yeux, une simple fiction commode de considérer les collectivités 808 IV - L ESPRIT DIVINISATEUR DE L’ÉGLISE d) La cité se rattache à Dieu par une providence géné­ rale, ΓEglise se rattache à Dieu par une providence spéciale Ces deux communautés dont chacune est parfaite, dont chacune est, au sens strict, une personne sociale, n'ont entre elles qu’un rapport d'analogie, c’est-à-dire quelles diffèrent essentiellement et ne se ressemblent que sous un aspect à savoir proportionnellement, la communauté politique étant au plan temporel ce que l’Église est au plan spirituel divin. Elles sont toutes deux providentielles, mais de la même façon analogique, c’est-à-dire essentiellement diverse, et cette remarque peut permettre de mieux entendre le mystère de la personnalité de l’Église 9. comme des individus à part, distincts de leurs membres. L’erreur est manifeste : l’être collectif n’existe pas séparé des individus qui le com­ posent ; mais il est autre chose qu’eux individuellement pris. Il est un tout, subsistant par lui-même, ayant sa nature et ses opérations de tout, comme le dit saint Thomas. Donc la personnalité sociale n’est pas fictive, mais réelle». Leçons de philosophie sociale, Paris, 1910,1.1, pp. 104-106. 79. C’est cette différence que PlE XII, dans l’encyclique Mystici corporis, 29 juin 1943, traduit en opposant le corps mystique (= surna­ turel) de l’Église et le corps moral (= naturel) des communautés humaines : « Que si nous comparons le corps mystique avec ce qu’on appelle corps moral, il faut noter que la différence est grande, et même d’importance et de gravité extrêmes. Dans le corps moral, en effet, il n’y a pas d'autre principe d’unité que la fin commune, et par l’autorité sociale, la tendance commune vers cette fin. Mais dans le corps mystique, dont nous parlons, à la commune tendance s’ajoute un autre principe intérieur, qui, existant vraiment dans tout l’orga­ nisme aussi bien que dans chacune de ses parties, et y exerçant son activité, est d’une telle excellence que par lui-même il l’emporte sans aucune mesure sur tous les liens d’unité qui font la cohésion d’un corps physique ou moral. Ce principe, nous l’avons dit, est d’ordre non pas naturel mais surnaturel ; bien plus, il est en lui-même abso­ lument infini et incréé, à savoir l’Esprit divin, qui comme le dit le l’esprit personnalité efficiente de l église 809 1. En quel sens la communauté temporelle est-elle providentielle ? En ce sens que Dieu, Auteur de tous les êtres, de toutes les natures, sous la pression d’un premier désir qu’il fait sortir du fond même de notre nature et donc il nous demande de prolonger l’élan par notre libre détermination, nous incline à nous rassembler en com­ munauté : la communauté temporelle vise pour fin nor­ male un bien commun substantiellement naturel, engagé profondément dans le flux du temps et très dépendant par conséquent des conditions de lieu et d’époque, com­ posé de valeurs relatives à la fois au corps et à l’âme, et où chacun trouve appui dans la lutte de la raison contre l’animalité. La communauté temporelle est ainsi l’œuvre de cette providence générale, par laquelle Dieu dirige conformément à leurs natures respectives toutes les créa­ tures de l’univers vers les fins qui leur sont proportion­ nées. Or, quand il s’agit de créatures libres, l’impulsion divine qui les pousse vers leur fin souffre d’être tenue en échec, d’être déviée vers le mal (Dieu restant la Cause de ce qu’il y a d’être et d’action dans le péché, mais l’homme, cause première de toutes les initiatives qui se produisent dans la ligne du mal, étant responsable de toute la déviation, de tout le péché) en sorte qu’aucune docteur angélique, un et le même numériquement, remplit et unit l’Église entière ». Acta Apost. Sedis, 1943, p. 222. Quand SUAREZ définit l’Église un corps moral, il est manifeste qu’il pense à un corps moral surnaturel, et donc mystique : « Ecclesia est corpus quoddam politicum seu morale, ex hominibus veram fidem Christi profitentibus compositum». De fide, disp. 9, sect. 1, n° 3, édit. Vives, t. XII, p. 245. Le Code de Droit Canon, qui divise les per­ sonnes en physiques et en morales, can. 99, n’hésite pas à ranger l’Église parmi les personnes morales : « Catholica Ecclesia et Apostolica Sedes moralis personae rationem habent ex ipsa ordinatione divina », can. 100. Tout est clair quand on a compris que la notion de « corps moral » et de « personne morale » se réalise analogiquement sur deux plans : le plan naturel et le plan surnaturel. 810 IV - l’esprit divin lsateur de l’église des communautés temporelles existantes, considérée dans sa totalité, dans sa personnalité propre, ne peut être ultérieurement rapportée à Dieu comme à sa cause res­ ponsable, aucune ne peut avoir Dieu comme ultime sujet d’attribution de ses démarches. En d’autres mots, toute communauté temporelle comportant au moins la possibilité du mal, son être social, sa personnalité sociale, reposeront comme tels, en dernière analyse, sur la per­ sonnalité métaphysique faillible des hommes. Elle ne sera pas, comme telle, rattachable, par la voie de la cau­ salité, à la personnalité métaphysique de Dieu considérée même simplement comme Cause première de l’ordre naturel. 2. En quel sens maintenant, l’Église est-elle providen­ tielle ? D’une tout autre façon. C’est Dieu, auteur de l’ordre surnaturel, qui va la former, la soutenir, la vivifier. Elle existera « pour que nous ne soyons plus des enfants flottants et emportés à tout vent de doctrine par la trom­ perie des hommes et par leur astuce à induire en erreur, mais que, adhérant à la vérité dans la charité, nous crois­ sions de toute manière en celui qui est la tête, le Christ» (Éphés., IV, 14-15). Le lien par excellence qui unira ses membres ne sera pas la simple convergence, vers un bien temporel, des volontés humaines secourues par des ver­ tus acquises, des « vertus politiques » ; il sera la conver­ gence vers le royaume de Dieu des cœurs divinisés par les vertus infuses et les dons du Saint-Esprit, il sera l’effet d’une charité qui est comme une extension de la charité même du Christ, et comme une similitude de l’unité d’essence, incréée, liant entre elles dans l’éternité les per­ sonnes divines : «Je ne prie pas seulement pour ceux-ci, mais aussi pour tous ceux qui, sur leur parole, croiront en moi, afin que tous soient un comme toi-même, ô Père, tu es en moi et moi en toi : afin qu’eux aussi soient en nous ; l’esprit personnalité efficiente de l’église 81 1 et que tout le monde croie que tu m’as envoyé » (Jean, XVH, 20-21). L’Église se réalise sans doute dans l’histoire, mais c’est l’éternité quelle porte en soi ; si elle est affec­ tée par les conditions de lieu et de temps, ce sera acci­ dentellement, non pas spécifiquement : partout son identité substantielle est sauvegardée. Elle est l’œuvre d’une providence surnaturelle, toute spéciale, qui a son origine première dans la Déité et qui s’exerce en passant à travers la nature humaine du Christ, l’intelligence, la volonté, la sensibilité même du Christ, en un mot, en passant à travers ce qu’on pourrait appeler la personna­ lité morale du Christ : « Toute puissance m’a été donnée dans le ciel et sur la terre. Allez donc Voici que je suis avec vous tous les jours jusqu’à la consommation des siècles» (Mt., xxviii, 18-20). Cette providence souffrira sans doute d’être tenue en échec dans tel ou tel homme, voire dans tel ou tel groupe ethnique ; et alors elle trouvera d’autres issues, elle s’étendra à d’autres hommes, à d’autres groupes eth­ niques, chez qui peut-être elle apparaîtra sous des modes nouveaux : mais elle ne souffrira jamais d’être frustrée de son effet propre et substantiel. Cette providence souffrira encore d’être gênée par les dispositions imparfaites, par l'insuffisante générosité de ces hommes et de ces groupes ethniques dans lesquels elle réussit pourtant à se mani­ fester, en sorte que, selon les lieux et les époques, la cha­ rité de l’Église pourra être plus ou moins ardente, son message plus ou moins parfaitement prêché, sa person­ nalité collective tout entière plus ou moins rayonnante : dans la mesure en effet où cette personnalité collective se fait plus docile aux inspirations divines, dans la mesure où elle passe plus totalement du régime des vertus sous lequel elle est encore « délibérante », au régime des dons sous lequel elle est plus exclusivement « consentante », elle devient plus sainte, plus éclatante, plus divine. 812 IV - l’esprit divinisateur de l’église Mais la providence divine ne souffrira jamais cependant que l'Église soit souillée par le péché. Car l’Église ne retient, à 1 intérieur de son enceinte, que ce qui peut se trouver de bon dans ses membres qu’on appelle justes ou pécheurs: c’est par là qu’ils sont rattachés à elle, qu’ils sont ses membres; et elle laisse, en dehors de son enceinte, tout ce qui peut se trouver de mauvais, non seulement dans ses membres appelés pécheurs parce qu’ils sont en état de péché mortel, mais même dans ses membres appelés justes parce qu’ils sont en état de grâce, sans être exempts pourtant de mille infirmités ; en sorte que tout ce qui est pur dans les bons et les méchants est à l’intérieur de l’Église, et tout ce qui est souillé à l’exté­ rieur, et que l’Église peut être composée de justes et de pécheurs tout en demeurant sainte et immaculée. Et la providence divine ne souffrira jamais que l’erreur ou l’in­ justice puissent se glisser dans le message de l’Église, s’il s’agit du message premier ou du message secondaire général ; ou qu elle puisse paraître, dans le message secondaire particulier, autrement qu’à titre accidentel, exceptionnel, ut in paucioribu^. Ainsi donc l’Église, ne connaissant par essence ni l’er­ reur, ni le péché, sa personnalité sociale et intrinsèque ne peut se fonder sur la personnalité métaphysique faillible des hommes qui la composent. Elle s’appuie au-delà d’eux sur ce qui constitue, dans l’ordre de l’agir, la per­ sonnalité psychologique intellectuelle et morale du Christ, à savoir sur l’intelligence, la volonté, les vertus, les passions, la nature humaine sanctifiées du Christ qui sont, pour la production de la grâce, le très pur organe de la Déité tout entière. Et elle repose, en dernière ana80. Voir plus loin, p. 934 [dans les précédentes éditions ; dans le vol. III de la présente édition : ch. VII, section I, § ΙΠ, C, V, 7 : « La sainteté formelle et terminale de l’Eglise est sans tache ni ride »]· l’esprit personnalité efficiente de l’église 813 lyse, sur la Déité elle-même, sur les crois divines Person­ nes elles-mêmes qui sont efficiemment, par leur action causale, par leur providence spéciale, le suprême principe responsable de l’Eglise, l’ultime sujet d’attribution de ses démarches81. Efficiemment, extrinsèquement, la person­ nalité de l’Eglise est le Dieu trine et un, ou, par appro­ priation, le Saint-Esprit. 3. Le rôle du suppôt, de la personne, du sujet d’attri­ bution n’est pas de soi d’émettre un influx, d’exercer une efficience. C’est ainsi que seule la personne du Verbe, à l'exclusion du Père et de l’Esprit, est le sujet d’attribu­ tion des actions du Christ, tandis que la Cause première de ces actions est la nature divine, commune aux trois personnes82. L’Église, à la différence du Christ, n’est unie hypostatiquement à aucune des personnes divines ; mais en rai­ son de la providence spéciale par laquelle il la meut et la maintient sans péché, Dieu, l’Esprit saint, est vraiment responsable d’elle, il est vraiment le sujet d’attribution de ses démarches. Comment signifier ce mystère d’une union absolument originale, entre Dieu, entre l’Esprit saint et l’Église, sinon en disant que Dieu, que l’Esprit saint, est la personnalité efficiente suprême et transcen­ dante de l’Église ? A la fin de l’Apocalypse, à la voix de l’Époux, qui est le Verbe uni hypostatiquement au Christ, répond la voix 81. Signalant le désaccord si fréquent qui oppose sur la scène du monde, surtout aux époques troubles de l’histoire, les rôles et les per­ sonnages, Jacques MARITAIN écrit, Religion et culture, 1930, p. 101 [0. C., IV, p. 247] : « L'Église seule ici-bas joue avec une entière exacti­ tude et appropriation, le rôle de son personnage, parce que ce rôle et ce personnage sont divins tous deux. Quant au monde, c’est un théâtre où rôles et personnages sont rarement accordés ». 82. Voir plus haut, pp. 411-416. 814 IV - L’ESPRIT DIVINISATEUR DE L ÉGLISE de l'Épouse, qui est l’Esprit uni efficiemment à l’Église : « Moi, Jésus... je suis la Racine et la Race de David, l'Étoile éclatante du matin ! Et l’Esprit et l’Epouse disent : - Viens ! Et que celui qui écoute dise : - Viens ! » (XXII, 16-17). "* i · » » i ML·» 4. A la question : La personne du Christ, après l’incarnation, est-elle simple ou composée ? saint Thomas répond que, si on la considère en elle-même et en tant quelle est le Verbe, elle est absolument simple; mais que, si on la considère dans sa fonction de personne, elle est composée, car elle subsiste dès lors en deux natures, l’une divine l’autre humaine83. En transposant ces données, on dira à plus forte raison que la personna­ lité de l’Église est composée. Considérons d’abord l’Église comme formant avec le Christ et l’Esprit une seule personne mystique : c’est la comparaison biologique. On dira que, dans la ligne de la supplication, le Christ et l’Église font ensemble une seule personne mystique, dont la personnalité est composée, car le Verbe subsiste : d) directement et en vertu de l’union hypostatique dans le Christ-Dieu, qui est la tête; b) extensivement et en vertu d’une solidarité morale de mérite et de rédemption dans l’Église créée, qui est le corps84. Et l’on dira que, dans la ligne de {'efficience, 83. III, qu. 2, a. 4. 84. Au scrupule d’un théologien ami : « Je ne dirais pas que le Verbe est la personnalité de l’Église, car si les actes de l’Église avaient pour principium quod\e. Verbe, ils auraient une valeur infinie comme ceux du Christ », nous répondons que ce n’est pas univoquement que le Verbe est principium quod du Christ, qui est la tête, et de l’Église, qui est le corps. Le Verbe personnalise le Christ rédempteur immédia­ tement., en raison de l'union hypostatique, qui est substantielle et fonde une unité non pas collective, mais individuelle-, et il personnalise l’Église corédemptrice extensivement, en raison de l'union de charité, qui est accidentelle et fonde une solidarité morale dans l’ordre du mérite. l’esprit personnalité efficiente de l’église 815 [Esprit et l’Église font une seule personne mystique, dont la personnalité est elle aussi composée, car l’Esprit subsiste : a) directement dans le sein de Dieu, où il est avec le Père et le Fils le Principe incréé, la Cause pre­ mière de l’Église ; b) extensivement dans l’Église, en vertu de l’impulsion de la vie qu’il lui communique. Mais la vie de l’Église, sans doute inséparable de ses sources, à savoir du Verbe, dans la ligne de la supplica­ tion, et de l’Esprit, dans la ligne de l’efficience, peut être néanmoins considérée pour elle-même, par une abstrac­ tion qui la distingue de ses sources ; cela tient au fait que, soit dans la ligne de la supplication, soit dans la ligne de l’efficience, les sources et la personnalité suprêmes de l’Église sont incréées et demeurent trans­ cendantes par rapport à elle. C’est ici que survient la comparaison nuptiale. L’Église apparaît alors comme une personne collective créée, distincte du Christ, comme 1 Épouse est distincte de l’Époux ; distincte de l’Esprit, comme la créature est distincte du Créateur85. Il est le principium quod d’une supplication qui sort à la fois du Christ comme rédemptrice, et de ses membres comme corédemp­ trice. C est parce qu’il prie en eux et par eux que leur prière est coré­ demptrice. On a cité le mot de Cajetan : Non meremur vitam aeter­ nam ex operibus nostris quatenus a nobis sunt, sed quatenus sunt a Christo in nobis et per nos. (De fide et operibus, cap. XIl). Il s’appuie sur saint Paul pour écrire : Christus est non solum caput mysticum Ecclesiae, sed mysticum suppositum ejus... Christus operatur per membra hujtis cor­ poris (Apol. de comp. auct. papae et concilii, n° 519). Voir plus haut, pp. 260-261,403-405. 85. Nous avons opposé la personne individuelle et la personne collective, celle-ci étant naturelle (cité) ou surnaturelle (Église). Cette dernière peut s’appeler personne mystique. C’est ainsi que, dans sa Summa de Ecclesia, lib. I, cap. LXV, Venise, 1560, p. 76b, le cardinal TURRECREMATA oppose la personne au sens propre et la personne au sens mystique : « Chez les saints Docteurs, le mot personne reçoit deux significations. Au sens propre, la personne est un individu singu­ lier de nature raisonnable (Boèce) ou encore une existence incommu- 816 ΓΊ IV - l’esprit divinisateur de l’église 5. Dans son livre sur La théologie mystique de l’Eglise d'Orient^j Vladimir Lossky cherche quelle est « l'hyposrase propre de l’Église », en tant que l’Église est dis­ tincte du Christ, comme l'Épouse de l'Époux. L’Esprit, cela est manifeste, ne saurait être uni hypostatiquement à l’Église, comme le Verbe l’est au Christ. Il lui est certes uni par voie d'efficience : mais la notion de personnalité efficiente transcendante n’est pas envisagée par l’auteur. Il lui reste donc à dire que l'hypostase propre de l’Église sera créée. Or, la seule hypostase créée qui puisse rassem­ bler l’Église est celle de la Vierge ressuscitée et montée au ciel. Elle est la « première hypostase humaine qui réa­ lisa en elle la fin dernière pour laquelle fut créé le monde. L’Église et l’univers entier ont donc, dès mainte­ nant, leur achèvement, leur sommet personnel qui ouvre la voie de la déification à toute la créature »s . La Vierge ressuscitée nous attend au cœur de l’Église ressuscitée. Elle sera le type de l’Église ressuscitée, nicable de nature intellectuelle (Richard de Saint Victor) [...]. Pourtant le nom de personne peut s’entendre non plus en propre, comme convenant par nature à une substance individuelle raison­ nable, mais mystiquement, c’est-à-dire en vertu d’une ressemblance, d’une similitude analogique. En ce dernier sens, l’Écriture et les saints Docteurs parlent souvent de tout le corps mystique de l’Église comme d’une seule personne. Saint Augustin, par exemple, explique le mot du psaume LX1 : Jusques à quand, vous jetterez-vous sur un homme pour l'abattre tous ensemble, en disant qu’il concerne notre personne, la personne de notre Église, la personne du corps du Christ ». Au lieu d'opposer le sens propre au sens mystique, disons plutôt que la notion de personne se dit en propre mais analogiquement des personnes incréées et des personnes créées-, puis, des personnes physiques ou individuelles et des personnes morales ou collectives, les unes naturelles, comme les cités, les autres surnaturelles ou mystiques, comme Γ Église. Mais on passe au sens impropre en parlant des per­ sonnes fictives. 86. Paris, 1944, pp. 190-191. 87. Ibid. L’ESPRIT PERSONNALITÉ EFFICIENTE DE L’ÉGLISE 81 7 comme la Vierge co rédemptrice est le type de l’Église du temps. Mais si nous appelons personnalité propre de l’Église le suprême sujet d’attribution de toutes les démarches de l’Église, il faut le chercher au-delà de la Vierge, au-delà même de la sainte humanité du Christ, et remonter jusqu’à Dieu même, jusqu’à l’Esprit, jusqu’à la Trinité tout entière. 4. L’unité personnelle intrinsèque de l’Église, fondée sur l'immensité divine, est d’ordre accidentel Il nous faut passer ici à deux questions connexes de caractère plus métaphysique et qui ne comporteront pas la même réponse. L’une concerne la nature de la pré­ sence de Dieu à son Église : nous dirons de cette présence qu’elle est substantielle. L’autre concerne la nature de l’unité par laquelle les membres de l’Église sont rattachés d’abord à Dieu, puis entre eux : nous dirons de cette unité quelle est accidentelle. λ) Par son efficience, Dieti est présent à son Église sub­ stantiellement La présence de Dieu à son Église, dont nous nous occupons maintenant, est la présence de la Cause pre­ mière aux effets soit naturels soit surnaturels quelle pro­ duit et conserve dans l’existence. Les œuvres de Dieu, les créatures ne subsistent dans l’être que pour autant quelles sont le fruit d’une opération divine, que pour autant que Dieu est en elles par son opération, par sa présence, per praesentiam. Mais l’opération divine n’est pas distincte réellement de la vertu dont elle procède, c’est-à-dire de la toute-puissance divine, en sorte que partout où Dieu se trouve par son opération, il s’y trouve en même temps par sa toute puissance, per potentiam. Et 818 IV - l’esprit divinisateur de l’église la vertu divine, la puissance divine est identique réelle­ ment à l’essence divine, en sorte que partout où Dieu se trouve par sa puissance, il est encore présent par son essence, per essentiam**. Ainsi, c’est l’essence divine, la substance divine qui est présente aux choses par un contact qu’on peut appeler essentiel, substantiel. Dans la Somme, saint Thomas explique un peu différemment ces trois aspects de la présence divine. Dieu, dit-il, est pré­ sent aux choses par sa puissance, parce qu’il opère immé­ diatement (immédiation de « vertu ») en elles ; par sa présence, parce qu’aucune d’elles n’échappe à son regard ; par son essence, parce qu’il crée et conserve immédiate­ ment (immédiation de « suppôt ») l’être substantiel des choses. De ce point de vue, on parlera d’un contact sub­ stantiel immédiat, par immédiation de « suppôt », entre Dieu et chacune des substances qu’il crée et conserve dans l’existence88 89. L’Écriture dit que le Verbe « porte toutes choses par la parole de sa puissance» (Hébr., I, 3), et que «toutes choses subsistent en lui » (Col., I, 17) ; que Dieu «n’est pas loin de chacun d’entre nous, puisque c’est en lui que nous vivons, que nous nous mouvons, que nous sommes» (Act., XVII, 28). On le conçoit, cette présence substantielle de Dieu au cœur de tous les êtres, appelée présence commune, ou présence d’immensité, ou pré­ sence d’efficience, est fondamentale ; et, de ce fait, elle sera présupposée aux autres présences par lesquelles Dieu voudra se communiquer d’une façon plus intime et pri­ vilégiée : ainsi, par son immensité, Dieu est déjà présent 88. Saint THOMAS, I Sent., dist. 37, qu. 1, a. 2. 89. I, qu. 8, a. 3. C’est par analogie avec cette manière de parler que les mystiques peuvent nommer « paroles substantielles » celles qui opèrent dans le fond de l’âme ce qu elles signifient ; et « touches substantielles », les interventions divines qui se produisent à la racine de l’être et en quelque sorte dans la substance même de l’âme. L’ESPRIT PERSON N AUTÉ EFFICIENTE DE L’ÉGLISE 819 à l’intérieur de la nature humaine du Christ qui, d’em­ blée sans doute, se trouve unie personnellement au Verbe; de même, par son immensité, il est déjà présent à l’intérieur des âmes qu’il unit à soi d’une manière nou­ velle, objective, au ciel par la gloire, ici-bas par la grâce : «En qui Dieu existe par l’union hypostatique, il existe aussi par la grâce, et en qui il existe par la grâce, il existe par essence, présence et puissance »90. Concluons que, par son immensité, par son efficience infinie qui s’étend d’une extrémité à l’autre de l’univers er qui s’exerce soit au plan de la nature, soit au plan de la grâce9192 , Dieu est présent substantiellement dans son Église a dans chaque membre de son Église. b) Le lien meme de ΓEglise est d’ordre accidentel 1. Cependant, si l’on appelle « union substantielle » celle qui unit entre elles deux substances par un lien qui lui-même est substantiel?2, il faudra dire que \’unité qui rattache les membres de l’Église, soit à Dieu, soit entre eux, demeure accidentelle. Comment y aurait-il unité substantielle entre Dieu et 1 Eglise ? Il est clair que la nature divine et la nature créée ne peuvent s’unir pour former ensemble une seule sub­ stance, à la façon dont l’âme et le corps s’unissent pour 90. Saint THOMAS, I Sent., dise. 37, qu. 1, a. 2, ad 3. Cf. A. GarDEIL, O. P., La structure de l’âme et l’expérience mystique, Paris, 1927, t. II, p. 67, note 1. 91. Dieu est présent par son essence au moindre effet, à la moindre substance, atome, fourmi, ange. La plus ou moins grande richesse de ses effets, naturels ou surnaturels, orchestre cette présence ; elle n’en change pas la nature. 92. C’est en effet le sens propre et formel. On pourrait, sans doute, appeler substantielle l’union de deux sujets substantiels, ratta­ chés par un lien seulement accidentel, par exemple l’action et la pas­ sion ; mais on n’aurait là qu’un sens impropre et matériel. 820 IV - LESPRIT DIVINISATEUR DE L’ÉGLISE former la nature substantielle de l'homme. L'union qui aurait pour terme une seule nature substantielle, compo­ sée à la fois de la nature divine et d’une nature créée, l’union substantielle secundum naturam, est nécessaire­ ment exclue’ \ La seule union substantielle possible entre la nature divine et une nature créée, est celle qui les uni­ rait dans une personne unique, c’est-à-dire l’union sub­ stantielle secundum hypostasim. C’est ainsi qu’en Jésus Γunion de la nature divine et de la nature humaine est appelée substantielle, du fait qu elle se termine à la per­ sonne du Verbe’4. Mais ce serait une aberration de concevoir de cette manière l’union de Dieu et des membres de son Église. Cette union est donc acciden­ telle. Est-il possible du moins d’affirmer que les membres de l’Église sont unis entre eux substantiellement? Pas davantage. La seule union substantielle possible entre deux natures créées9- est l’union substantielle secundum naturam, c’est-à-dire l’union qui a pour terme une nature substantielle, à la manière dont l’âme et le corps s’unissent pour constituer l'homme. Dire que les membres de l’Église sont unis substantiellement, que l’unité de l’Église est substantielle, ce serait donc faire de tous ceux qui la composent, anges et hommes, une seule nature substantielle ; ce serait, du coup, nier la personna93. « Impossibile est unionem Verbi incarnati esse factam in natura ». Saint THOMAS, III, qu. 2, a. 1. 94. «Accidens dividitur contra substantiam. Substantia autem dupliciter dicitur : uno modo pro essentia, sive natura ; alio modo pro supposito, sive hypostasi. Unde sufficit, ad hoc quod non sit unio accidentalis, quod sit facta unio secundum hypostasim. licet non sit facta unio secundum naturam ». Saint THOMAS, III, qu. 2, a. 6, ad 3. 95. « Hoc autem est proprium divinae personae propter ejus infi­ nitatem, ut fiat in ea concursus naturarum, non quidem accidentaliter, sed secundum subsistentiam ». Saint THOMAS, III, qu. 3, a. 1, ad 2. L’ESPRIT PERSONNALITÉ EFFICIENTE DE L’ÉGLISE 821 lité et l’immortalité individuelles de chacun des anges et de chacun des hommes quelle renferme en son sein. Ce serait une autre aberration. Il faut donc affirmer que l’union des membres de l’Église entre eux ne peut être qu’accidentelle. 2. Dès lors, quand on commentera la prière où Jésus demande que ses disciples soient un entre eux comme le Père et lui sont un (Jean, XVII, 22), on ne sera pas en droit de conclure que, de part et d’autre, l’union est de même nature, et que si, par exemple, elle est substan­ tielle entre les personnes divines, elle doit être pareille­ ment substantielle entre les disciples. Les Ariens, on le sait, s’appuyaient sur ce passage pour rabaisser au contraire l’union propre au Père et au Fils au genre d’union propre aux disciples ; suivant eux, l’union était, de part et d’autre, accidentelle. Mais saint Athanase leur répondait que dans les mots « qu’ils soient un comme nous sommes un », l’adverbe « comme » signifie non pas une identité, ni une égalité, mais une similitude : le Père et le Fils sont un dans l’unité d’une même nature divine, tandis que les hommes divinisés ont entre eux le lien de l’amour, ils sont un par concorde de sentiment et d’esprit96. Plus tard, au XIIe siècle, Joachim de Flore, tout en confessant l égalité des trois personnes divines, tombera dans une erreur voisine, et alléguera le même passage de l’Evangile pour affirmer, contre Pierre Lombard, qu’à l’instar de l’union des disciples, l’union des trois per­ sonnes divines doit être conçue non comme substan­ tielle, mais comme accidentelle et comme union d’amour. Puisque les fidèles du Christ sont un, disait-il, non pas de manière à former une seule réalité {quaedam 96. Oratio III contra Arianos, η ° 23 ; P. G., r. XXVI, coi. 372. 822 «♦· l\ - LESPRIT DIVINISATEUR DE L’ÉGLISE una res), niais par l’union d'une charité indissoluble (propter unionem indissolubilis caritatis), les personnes divines doivent être unies pareillement non point dans un seul être (quaedam summa res), mais simplement par l'amour qui les rassemble. Le quatrième concile de Latran, en condamnant Joachim de Flore, remet toutes choses en lumière : « Quand la Vérité, priant le Père pour ses fidèles, dit : Je veux qu'ils soient un en nous, comme nous aussi nous sommes un, cette unité doit s’en­ tendre, lorsqu’il s’agit des fidèles, d’une union de charité dans la grâce, unio caritatis in gratia, et, lorsqu’il s’agit des personnes divines, d'une identité de nature, identita­ tis unitas in natura. C'est ainsi que la Vérité dit ailleurs, Mt., V, 48 : Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait ; c’est-à-dire, plus expressément : Soyez parfaits par la grâce, comme votre Père céleste est parfait par sa nature [...]. Car, du Créateur à la créature, on ne peut relever une si grande ressemblance que la dissemblance ne le soit encore davantage »9 . Sans doute, à la faveur du passage où Jésus compare l’union des personnes divines et l’union de ses disciples, les Pères ne se contenteront pas de rappeler ce qui oppose ces deux unions. Ils insisteront sur leur simili­ tude profonde. Ils expliqueront que notre salut ne s’est pas accompli par la pure jonction de nos volontés à Dieu, comme sans doute il eût été possible, mais par le mystère du Verbe, qui possédait la nature divine, et qui a pris une nature humaine, afin de nous sanctifier par le contact de sa nature humaine, de nous réformer à l'image de sa nature humaine, et de nous associer aux destinées étonnantes vers lesquelles l’Esprit lui-même a entraîné sa nature humaine : « Si l’Esprit de Celui qui a ressuscité Jésus d’entre les morts habite en vous, Celui 97. Cap. Il, De errore abbatis Joachim, Denz., nos 431 et 432. l’esprit personnalité efficiente de l’église 823 qui a ressuscité le Christ Jésus d’entre les morts vivifiera aussi vos corps mortels par son Esprit qui habite en vous» (Rom., VIII, 11). De ce point de vue, on dira que l’union du Fils au Père étant naturelle, c’est-à-dire basée sur une conformité de nature, l’union du Fils à nous sera, elle aussi, naturelle, basée sur une conformité de nature et de destinées. Il reste que seule la première de ces unions peut être substantielle ; la seconde demeure d’ordre acci­ dentel. Telle est, pensons-nous, la pensée centrale d’un saint Hilaire98, et, après lui, d’un saint Cyrille d’Alexan98. Voici la trame de l’argumentation de saint HlLAIRE : A ceux qui prétendent qu’il n’y a entre le Père et le Fils qu’une unité de volonté {voluntatis unitatem), il demande si aujourd’hui le Christ est en nous par une simple concorde de volonté, ou par la vérité de sa nature {per naturae veritatem). S’il est vrai que le Verbe s’est fait chair, sil est vrai qu’en communiant nous recevons vraiment le Verbe fait chair, il faut certes convenir que le Christ demeure en nous selon sa nature {naturaliter). Le Christ par sa naissance est dans le Père natu­ rellement, et nous sommes dans le Christ naturellement·, voilà l’unité parfaite enseignée par le Médiateur. Si donc, ayant reçu sa nature cor­ porelle, nous vivons par lui naturellement selon la chair, comment, lui qui vit par le Père, n’a-t-il pas le Père en lui naturellement selon l'Esprit·! Les hérétiques, pour ne laisser subsister entre le Père et le Fils qu’une unité de volonté, recourent à l’exemple de notre unité avec Dieu : comme si notre unité avec le Fils et par lui avec le Père ne consistait que dans l’obéissance et la volonté de religion, et comme si par le sacrement de la chair et du sang nous n’avions pas déjà nousmêmes en partage une communion naturelle \ En vérité, du fait que l’honneur du Fils nous a été donné, du fait que le Fils demeure en nous corporellement, et que nous sommes corporellement et insépa­ rablement unis en lui, il faut proclamer le mystère d’une vraie et naturelle unité [entre nous et Dieuj, mysterium verae ac naturalis uni­ tatis. De Trinitate, lib. VIII, nos 13 et 17 ; P. L., t. X, coi. 246 à 249. L'argument de saint Hilaire peur se résumer ainsi : L’union du Christ aux disciples est semblable à l’union du Christ au Père. Mais le Christ, que nous recevons dans l’eucharistie, est consubstantiel à nous selon sa nature humaine. Ainsi est-il consubstantiel au Père selon sa nature divine. Sans doute, la consubstantialité du Christ avec nous ne crée pas une unité substantielle. A elle seule, elle ne peut 824 IV - L’ESPRIT DIVINISATEUR DE L’ÉGLISE drie". S’il fallait Γ expliciter davantage, l’on dirait que Dieu n'a pas résolu de sauver et de diviniser les hommes OI fonder, métaphysiquement, qu'une simple relation d’identité spéci­ fique, qui représente, comme toute relation prédicamentale, un lien accidentel. Quant au contact de la présence corporelle du Christ dans l’eucharistie, il a pour fin de parfaire en nous l’union de charité: or, cette union est, elle aussi, accidentelle. C’est pourquoi saint Hilaire ne parle pas ici d'unité substantielle, il ne parle que d’unité naturelle. En Dieu, au contraire, la consubstantialité signifiera l’identité sub­ stantielle du Père et du Fils ; ici saint Hilaire déclare lui-même que le Père et le Fils sont un substantiellement, substantiae unitate. Ibid., lib. IV, n° 42, col. 128. 99. A propos des mêmes paroles de ΓEvangile, saint CYRILLE d’Alexandrie explique d'abord que Jésus demande, pour les fidèles, l’uniré spirituelle par l'amour, la concorde, la paix, unité qui ne peut qu'imiter l’unité naturelle et substantielle du Père et du Fils. Cyrille se propose ensuite de montrer que, bien que nos corps soient distincts les uns des autres, c’est déjà en vertu d’une unité naturelle (φυσική) que nous sommes unis ensemble et à Dieu. En effet, le Christ, bénis­ sant dans son corps, par la communion mystique, ceux qui croient en lui, les rend concorporels avec lui et entre eux, selon ce mot de saint Paul : « Parce que le pain est un, nous sommes un seul corps dans notre multitude» (I Cor., X, 17). Et, de même que la vertu de la sainte chair du Christ rend concorporels ceux en qui elle vient, ainsi l’Esprit de Dieu, qui indivisible habite en tous, les rassemble dans une unité spirituelle. En tant qu’homme, le Fils est en nous corporelle­ ment, mêlé et uni à nous par l’eulogie mystique ; et en tant que Dieu, il est en nous spirituellement par la vertu et la grâce de son Esprit, rétablissant l’esprit qui est en nous dans la nouveauté de vie, et nous rendant participants de sa nature divine. En recevant en nous corpo­ rellement et spirituellement celui qui est Fils par nature et en vérité, et qui demeure dans l’unité substantielle du Père, nous sommes glorifiés par participation et communion à la Nature qui est au-dessus de tout. In Joannis Evangelium, lib. XI, cap. ΧΙ-ΧΠ ; P. G., t. LXXIV, col. 552 à 565. Opposée, comme elle l’est ici, à l’unité spirituelle communiquée par le Christ en tant que Dieu, l’unité naturelle ou corporelle, communiquée par le Christ en tant qu’homme, doit être conçue comme la solidarité en vertu de laquelle nos corps eux-mêmes sont entraînés à la suite du corps du Christ pour participer à ses des­ tinées. Le corps du Christ sera la cause instrumentale physique et la cause exemplaire de ces transformations. Mais, alors que l’unité du l’esprit personnalité efficiente de l’église 825 purement et simplement. Il a résolu de les sauver et de les diviniser d’une manière particulière, concrète, histo­ rique, à savoir par incorporation au Christ. La grâce, la connaissance, l’amour qui se répandent sur les fidèles pour les unir entre eux sont un épanchement de cette grâce, de cette connaissance, de cet amour créés, qui sont la vie de la sainte âme du Christ. C’est à partir du Christ, qui est la tête, que cette vie se communique aux fidèles qui sont les membres ; à partir du Christ, qui est le cep, quelle se communique aux fidèles qui sont les sarments. Les fidèles peuvent donc vivre de la vie du Christ. Ils peuvent se revêtir du Christ, à la manière dont le bois se revêt de la flamme pour être changé en feu. Le Christ lui-même, par la vie de son âme qui est la grâce, vivra en eux, sera en eux, résidera en eux. Voilà l’union du Christ et des fidèles. Elle s’opère par le moyen des sacrements. D’où le rôle capital qu’il conviendra d’assigner à la grâce sacramentelle, notamment à la grâce baptismale ou incorporatrice, et à la grâce eucharistique ou consommatrice et unitive. c) Ce lien est surnaturel Empressons-nous de l’ajouter. Bien quelle soit, du point de vue métaphysique, accidentelle, l’unité qui assemble les fidèles entre eux et avec Dieu appartient à l’ordre surnaturel100. De ce fait, elle dépasse incomparaFils au Père est appelée substantielle, il n’y a pas trace, ici non plus, d'unité substantielle des fidèles entre eux et avec le Christ. 100. On pourrait l’appeler mystique. Après avoir opposé, dans sa Summa de Ecclesia, lib. I, cap. LXV, p. 76b, la personne au sens propre (personne individuelle) et la personne au sens mystique (personnelle collective surnaturelle), TURRECREMATA oppose, de même, l’unité personnelle au sens propre et l’unité personnelle au sens mystique : - L’un suit l’être, et le mode d’unité le mode d’être, dit Aristote. De même donc qu’on peut parler de la personne et de l’homme en deux 826 IV - l'esprit divinisateur de l’église Suite de la note 100 : 4 t· manières, à savoir au sens naturel (ou physique) et au sens mystique, on pourra parler de deux manières de 1 unité personnelle. Au sens propre: il est alors évident que le Christ et son corps qui est l’Église ne font pas une seule personne, un seul être humain. Car il est impossible à des substances individuelles, à des existences incommu­ nicables, d’être réunies de cette manière. Mais le Christ et les fidèles qui composent son corps font autant de personnalités distinctes. Au sens mystique: il faut alors concéder que le Christ et l’Église qui est son corps sont une seule personne. Des substances individuelles dis­ tinctes, ayant chacune sa personnalité propre peuvent faire en ce sens une seule personne. Cette unité est dite mystique, c’est-à-dire figura­ tive, car elle est à la ressemblance de l’unité qui lie dans la nature le corps et la tête de l’homme. De même que le corps et la tête font un tout et une personne naturelle, ainsi le Christ, qui est tête, et l’Église, qui est corps, unis et liés par un seul esprit, font une seule personne mystique. Aussi saint Augustin dit-il (par exemple : Enarr. in Psalm. XXX. n° 4) sur le texte de saint Paul, ils seront deux en une seule chair: Des deux ensemble, du chefet du corps, de l'époux et de l'épouse, résulte une seule personne. Où il faut remarquer, comme nous l’avons déjà donné à entendre, que I unité personnelle mystique, par laquelle tout le corps de l’Église fait avec le Christ une seule personne, laisse subsister la distinction personnelle naturelle qui est entre le Christ et ses membres. Car la personnalité mystique et la personnalité naturelle appartenant à différents genres, l’une ne détruit pas l’autre, et l’unité de la première est compatible avec la distinction et la multiplication de la seconde. En effet, bien que, pour saint Paul, tous les fidèles ne fassent qu’un seul corps (Rom., XII, 4 ; I Cor., XII, 12), cependant ils gardent leur individualité et leur personnalité propre. Autant de fidèles, autant de personnes si, selon Boèce, la personne est une sub­ stance individuelle de nature raisonnable. Et c’est pourquoi saint Augustin, commentant le passage du psaume CXV1I : Bienheureux tous ceux qui craignent le Seigneur, peut s’écrier : O vous, ô toi, vous innom­ brables qui êtes un ! Rien n’empêche, en effet, que ce qui est multiple sous un rapport, soit un et indivisé sous un autre rapport, par exemple que les choses distinctes spécifiquement soient unes généri­ quement. Et même, comme le remarque Denys, dans le livre Des noms divins, rien n’existe qui ne participe à l’unité: ce qui est mul­ tiple, en tant que partie, est un dans le tout ; ce qui est multiple, en tant qu’accident, est un dans le sujet ; ce qui est multiple numérique- L’ESPRIT PERSONNALITÉ EFFICIENTE DE L’ÉGLISE 827 blement la perfection des plus hautes unités substan­ tielles de la nature. Rappelons-nous comment la grâce divine, tout en étant métaphysiquement réductible à la catégorie de la '«qualité», est cependant plus excellente que l’univers entier des « substances » créées ; en sorte que saint Thomas peut écrire, qu’à juger du prix de l’œuvre accomplie, « la justification d’un pécheur, qui a pour terme le bien éternel de la vie divine, est une chose plus grande que la création du ciel et de la terre, laquelle a pour terme le bien d’une nature changeante»101. Pareillement, l’unité accidentelle mais surnaturelle de l’Eglise, causée par la communication collective de la grâce du Christ, de la charité du Christ, a plus de consistance et de dignité que l’unité substantielle mais naturelle du minéral, du végétal, de l’homme, de Fange lui-même. A elle se rapportent les paroles de saint Jean Chrysostome commentant l’exhortation de saint Paul aux Ephésiens, solliciti servare unitatem spiritus in vinculo pacis (iv, 3) : « Qu’est-ce que l’unité de l’esprit ? De même que, dans un corps, il n’y a qu’un esprit qui tient toutes choses ensemble, même si elles appartiennent à différents membres. Ainsi en est-il ici. Car l’esprit est ment, est un spécifiquement ; ce qui est multiple spécifiquement, est un génériquement ; ce qui est multiple en tant qu’eftet, est un dans le principe. De même donc, nous qui sommes multiples par nousmêmes, nous sommes un dans le Christ : Car. dit saint Paul (Gai., Ill, 28), vous êtes une seule personne dans le Christ Jésus ». Pour Turrecremata, unité personnelle mystique signifie donc unité personnelle figurative, ou métaphorique : le lien personnel qui unit le Christ et l’Église étant à la ressemblance du lien personnel qui unit, en nous, la tête et le corps. Nous tenons au contraire que le concept d’unité personnelle s’applique en propre, mais analogiquement, aux personnes individuelles et aux personnes collectives. Voir plus haut, p. 815, note 85. 101. I-II, qu. 113, a. 9. 828 IV - LESPRIT DIVINISATEUR DE L’ÉGLISE donné pour unir ceux qui étaient divisés par la race et par les mœurs. Alors le vieillard et le jeune homme, le pauvre et le riche, l’enfant et l’adolescent, la femme et l’homme, et toute âme, ne font qu’une seule chose. Et ils sont plus unis que s’ils étaient un seul corps, και μάλλον ή σώμα εν ήν »102. el d) Il a pour principe une personne divine Telle que nous venons de la définir et dans l’ordre de l’efficience, l’unité personnelle de l’Église repose tout entière immédiatement (on pourrait, en un sens, parler d’une immédiation de « suppôt »), sur ce que nous avons appelé la personnalité intellectuelle et morale du Christ, sur la vie et l’activité créées du Sauveur : il a donné son sang pour purifier son Église, il l’a fondée, il continue de l’assister jusqu’à la fin du monde. Et elle repose tout entière, d’une façon encore plus directe et plus immé­ diate (immédiation de « vertu »), sur la Déité une et trine qui se sert de la nature humaine du Christ comme d’un merveilleux organe pour établir et diriger ellemême l’Église. Il est donc impossible de définir la per­ sonnalité de l’Église sans exprimer son rapport essentiel à la nature intelligente et aimante du Christ, puis à la Trinité tout entière, ou, par appropriation au SaintEsprit, qui, par une providence spéciale, est l’ultime cause responsable, le suprême principe efficient de cette personnalité. Disons, avec le Père Clérissac, que si les éléments composants l’Église, à savoir les hommes, le Christ et le Saint-Esprit, ne peuvent donner « philoso­ phiquement parlant, qu’un tout accidentel et impropre­ ment substantiel, cependant le lien qui les unit, étant une personne divine, confère à leur assemblage une unité, une stabilité, une autonomie supérieurement 102. In Epist. ad Ephes., cap. IV, homil. 9 ; P. G., t. LXII, col. 72. L’ESPRIT PERSONNALITÉ EFFICIENTE DE L’ÉGLISE 829 rationnelle et intelligente, qui mérite supérieurement, sous un certain rapport, le nom de personnalité. Ou plu­ tôt, il faut dire que cette personnalité est absolument nouvelle et que seule l’Église en réalise le type »103. 5. L’Esprit saint est la personnalité extrinsèque et efficiente de l’Église a) L'Esprit saint est le sujet suprême d'attribution des démarches de l'Eglise Dans l’ordre d’efficience, c’est Dieu, c’est le SaintEsprit qui à travers l’humanité de Jésus forme l’Église et 103. H. ClÉRISSAC, O. p., Le mystère de 1’Église, Paris, 1918, p. 59. La personnalité de l’Église dépasse non seulement « en précision et en fermeté », mais encore « en étendue et en richesse », le concept de la personnalité morale : « Car tandis que la personnalité morale ordi­ naire est resserrée dans les limites d’un groupe humain, la personna­ lité de l’Église non seulement intègre en soi toutes les variétés des individus humains et peut en embrasser un nombre toujours plus grand, - non seulement se manifeste par une autorité auguste et une tradition grandiose, mais ne se conçoit pas séparément des trois divines personnes elles-mêmes, mais s’exerce dans le domaine de l’ac­ tivité et de la vie de Dieu, mais résulte d’une communication du Bien infini qui vient immédiatement après celle que représente l’union hypostatique ». On pourra trouver des signes de la divine personna­ lité de l’Église dans sa prodigieuse mémoire : « Les États ont leur tra­ dition et leurs archives, les bureaucraties leur routine : mais rien de tout cela n’explique la fidélité de l’Église à ses souvenirs, et quels sou­ venirs ! — aussi anciens que le monde, et tenus pour des révélations et des confidences de Dieu ». Ou encore dans la certitude avec laquelle elle annonce son message, tantôt avec une assurance absolue et immuable dans les vérités qui sont proprement de foi, tantôt en sachant nuancer ses affirmations, suivant que la lumière divine se tamise plus ou moins au travers des raisons humaines qui s’inspirent d’elle. Enfin « ce par quoi se manifeste excellemment et s’affirme la personne humaine, c’est la voix, qui exprime par la parole, mieux que tout autre organe, les pensées et les libres décisions de l’être ration­ nel. La voix sensible de l’Église, c’est le pape ». Ibid., pp. 61 à 72. 830 CXI IV - L'ESPRIT D1VIN1SATELJR DE L’ÉGLISE l'introduit dans le monde comme une personne. Mais après lui avoir donné tout ce qu'il faut pour subsister en elle-même et pour agir à l’égard du monde avec indé­ pendance, il ne l’a pas détachée de lui. Il la maintient liée à lui par une providence si particulière, une sollici­ tude si constante, un amour si jaloux qu’il est lui-même le sujet responsable de ses activités. De même que tout ce que fait l'homme se rapporte en fin de compte à son moi, à sa personne, constituée formellement par l’ultime perfection qui achève l'homme dans la ligne de son être substantiel, ainsi tout ce que fait l’Eglise, se rapporte en fin de compte au Saint-Esprit qui lui est uni, non pas sans doute hypostatiquement dans l’ordre de l’être, mais efficiemment dans l'ordre de l’agir. D’où les fortes paroles des Pères, par exemple d’un saint Irénée : « Où est l’Église, là est l’Esprit de Dieu, et où est l’Esprit de Dieu, là est l’Église et toute grâce : et l’Esprit, c’est la vérité »104 ; ou d’un saint Jean Chrysostome : « Si l’Esprit n’était pas là, l’Église ne subsisterait plus ; mais si l’Église subsiste, il est manifeste que l’Esprit s’y trouve »,os. Sans doute, en raison du pouvoir d’excellence ou de ministère principal que le Christ possédait en tant qu’homme1"6, le sujet d’attribution de la vie et des démarches de l’Église, dans l’ordre d’efficience, est immédiatement (il s’agit alors d’une immédiation de « suppôt ») l’activité créée de Jésus, ce que nous avons appelé sa personnalité intellectuelle et morale, sa nature humaine tout entière, et déjà l’on peut dire, avec saint 104. « Ubi enim Ecclesia, ibi et Spiritus Dei ; et ubi Spiritus Dei, illic Ecclesia, et omnis gratia : Spiritus autem veritas ». Adversus haereses, lib. Ill, cap. XXIV ; P. G., t. VII, coi. 966. 105. De sancta Pentecoste, homil. I, n° 41 ; P. G., t. L, coi. 459. 106. S. THOMAS, III, qu. 64, a. 3 et 4. - Le pouvoir sacramentel et le pouvoir juridictionnel sont des causes ministérielles secondaires et dérivées. L’ESPRIT PERSONNALITÉ EFFICIENTE DE L’ÉGLISE 831 Augustin10, que l’Eglise qui est corps et le Christ qui est chef, l’Église qui est épouse et le Christ qui est époux, forment ensemble une seule personne, le Christ total, au point que toucher à l’Église c’est toucher au Christ luimême: «Saul, Saul, pourquoi me persécutes-tu ? » (Act., IX, 4). Mais, à titre de Cause suprême, le sujet d’attribu­ tion de la vie et des démarches de l’Église est immédiate­ ment (il s’agit maintenant d’une immédiation plus pro­ fonde, l’immédiation de « vertu ») la Trinité tout entière, le Père, le Fils et le Saint-Esprit, signifiée, nous l’avons dit, tantôt par la personne du Père, tantôt par la per­ sonne du Fils, mais bien souvent aussi par la personne du Saint-Esprit, qui procède suivant la voie d’amour, et auquel peut être référé par appropriation l’amour créé qui est au cœur de l’Église. Telle est la raison ultime pour laquelle l’Écriture peut rapporter au Saint-Esprit, plus encore qu’à l’humanité du Christ, toute la vie de l’Église. Quand il descendra au jour de Pentecôte, c’est lui, dit le Christ, qui « convaincra le monde au sujet du péché, de la justice et du jugement : au sujet du péché, parce qu’ils n’ont pas cru en moi ; au sujet de la justice, parce 107. « Le Christ total est chef et corps. Le chef, c’est le Sauveur du corps, qui s’est déjà élevé au ciel ; le corps, c’est l’Église, qui lutte sur la terre. Si ce corps n’adhérait pas à son chef par la connexion de la charité {connexione charitatis) de façon à faire ensemble une seule per­ sonne {ut unus fieret ex capite et corporê), le Christ n’aurait pas dit du haut du ciel, reprenant un persécuteur : Saul, Saul, pourquoi me per­ sécutes-tu ?... Le chef criait alors pour ses membres, le chef transfigu­ rait en lui ses membres ». En vertu des mots chef et corps, saint AUGUSTIN passe ensuite de la comparaison biologique à la comparai­ son nuptiale et il conclut : « Des deux se fait une seule personne {una quaedam persona}, du chef et du corps, de l’époux et de l’épouse ». In Psalm. XXX, enarr. 2, sermo 1, n“ 3 et 4. C’est même en tant qu’homme que le Christ est tête de l’Église, cf. S. THOMAS, III, qu. 8, a. 1, ad 1. 832 IV - l’esprit divinisateur de l’église que je vais vers le Père et vous ne me verrez plus; au sujet du jugement parce que le Prince de ce monde est jugé» (Jean, XVI, 8-11). C’est-à-dire: au sujet du péché parce que le Saint-Esprit fera éclater aux yeux, par les victoires qu’il remportera, que l’Eglise est divine, que le Christ était donc envoyé de Dieu pour la fonder, et que ceux qui lui ont résisté, en refusant de croire en lui, ont péché en luttant contre Dieu même; au sujet de lajwtice, parce que l’Église devenant, grâce à lui, visiblement apte à relayer le Christ sur la terre, celui-ci, sûr désor­ mais de l’avenir de son œuvre rédemptrice, ne sera plus tenu de rester dans un monde normalement régi par des lois de corruption, de souffrance et de mort, mais pourra s’élever vers un monde supérieur où ni la souffrance ni la mort ne le domineront plus ; au sujet du jugement, parce qu’il imprimera à l’Église un élan si vigoureux que tous les assauts de l’enfer seront impuissants à le briser, et qu’il paraîtra ouvertement que le Prince de ce monde, malgré l’acharnement désespéré de ses ultimes attaques, est virtuellement vaincu. A la Pentecôte, en effet, commence l’expansion incoercible de l’Église. Le livre des Actes la décrit, revê­ tue de la force du Saint-Esprit, partant de Jérusalem pour gagner peu à peu la Judée, la Samarie et les extré­ mités de la terre (Act., I, 8). b) L’Esprit saint meut et remplit l’Église Le Saint-Esprit, unique et identique à lui-même, rem­ plit et unifie toute l’Église de ses effets, Spiritus sanctus, unus et idem numero, totam Ecclesiam replet et unit... ratione influentiae'™. Il la régit de mille manières. a) Il la prépare de loin. A travers la sainte humanité du Sauveur, il envoie, jusqu’au sein des ténèbres les plus 108. Saint THOMAS, De veritate, qu. 29, a. 4. l’esprit personnalité efficiente de l’église 833 épaisses, les premiers rayons de sa grâce, pour illuminer les intelligences, leur apporter les premières clartés de la foi, les disposer à accueillir en temps voulu la plénitude du message de son Église enseignante ; pour réchauffer les cœurs, les purifier, les disposer à recevoir ultérieure­ ment les grâces de consommation qu’il ne donnera que dans les sacrements, notamment dans l’eucharistie. Les Actes des Apôtres nous racontent comment le Seigneur ouvrit le cœur de cette marchande de pourpre de Thyatire pour quelle fût attentive à ce que disait saint Paul (XVI, 14). Ou comment les Gentils furent préparés au baptême : « Pierre parlait encore, lorsque le SaintEsprit descendit sur tous ceux qui écoutaient la parole. Les fidèles venus de la circoncision, qui accompagnaient Pierre, étaient tout hors d’eux-mêmes en voyant que le don du Saint-Esprit était répandu même sur les Gentils. Car ils entendaient ceux-ci parler des langues et glorifier Dieu. Alors Pierre dit : Peut-on refuser l’eau du baptême à ces hommes qui ont reçu le Saint-Esprit aussi bien que nous? Et il commanda de les baptiser au nom du Seigneur Jésus-Christ » (x, 45-48). Le Saint-Esprit passe ainsi par-dessus les frontières de son Église, pour aller réveiller au-dehors ceux qui dorment dans l’ombre de la mort, pour les inviter à se mettre en marche vers son Eglise, et s’ils acceptent les offres de son Amour, pour inaugurer parmi eux son Église, pour la former non pas sans doute en acte achevé, mais du moins en acte com­ mencé et tendanciel. b) Il l’éclaire extérieurement par le moyen du pouvoir de juridiction, soit qu’il donne à la juridiction extraordi­ naire des apôtres d’enseigner au monde de nouvelles révélations, soit qu’il donne à la juridiction permanente de l’Église de conserver avec fidélité et d’expliquer avec infaillibilité le dépôt des révélations apostoliques. «Quand l’Esprit de vérité sera venu, il vous guidera vers 834 IV - l'esprit divinisateur de l’église la vérité tout entière, car il ne parlera pas de lui-même», il n'apportera pas une autre doctrine que celle du Père, mais comme Jésus, « il redira tout ce qu’il entendra et vous fera connaître les choses futures. Lui me glorifiera, car il prendra du mien et il vous le fera connaître. Tout ce qu’a le Père est à moi, voilà pourquoi j’ai dit qu’il prend du mien et qu’il vous le fera connaître » (Jean, XVI, Ο­ Ι 5). Et encore : «Je vous ai dit ces choses pendant que je demeurais auprès de vous. Mais le Parader (c’est-à-dire Celui qui persuade), l’Esprit saint, que mon Père enverra en mon nom, celui-là vous enseignera tout et vous fera vous ressouvenir de tout ce que je vous ai dit » (Jean, XIV, 25-26). Deux actions du Saint-Esprit sont ici marquées: d'une part aux seuls apôtres, incapables d’abord de por­ ter la vérité tout entière, il enseignera de nouvelles révé­ lations ; d’autre part il les fera, eux et leurs successeurs, se ressouvenir, par une infaillible mémoire, de la doc­ trine du Christ. Consciente de cette prodigieuse assis­ tance, l’Eglise apostolique, rassemblée au concile de Jérusalem, pourra donner son jugement en ces mots: Il a paru bon au Saint-Esprit et à nous (Act., XV, 28). Enfin il assistera le pouvoir juridictionnel jusque dans son mes­ sage secondaire, non plus sans doute d’une manière irré­ formable, mais d’une manière prudentielle. C’est lui qui, à Éphèse par exemple, établit des presbytres-évêques pour paître l’Église de Dieu (Act., XX, 28) ; et c’est lui encore qui, dans le secret, rendra dociles les cœurs. c) En même temps qu’il éclaire les fidèles par le pou­ voir de juridiction, le Saint-Esprit pénètre dans leur âme par les sacrements : c’est en son nom, en même temps qu’au nom du Père et du Fils, que le baptême est conféré aux nations (Mt., fin ; cf. Jean, III, 5) ; c’est lui qui des­ cend sur tous ceux auxquels les apôtres imposent les mains (Act., VIII, 17 ; XIX, 6) ; c’est lui qui, dans l’eucha­ ristie, rend la chair vivifiante (Jean, VI, 63) ; c’est par lui l’esprit personnalité efficiente de l’église 835 que les péchés sont ôtés (Jean, XX, 23). En s’ouvrant une nouvelle voie vers son Eglise par les sacrements, le SaintEsprit la remplit des grâces sacramentelles qui la façon­ nent du dedans à la ressemblance du Christ, l’associent à la mission rédemptrice du Christ, l’entraînant collective­ ment et pleinement dans les voies où s’est engagé le Christ: «Si l’Esprit de Celui qui a ressuscité Jésus d’entre les morts habite en vous, Celui qui a ressuscité le Christ Jésus d’entre les morts vivifiera aussi vos corps mortels par son Esprit qui habite en vous (Rom., VIII, H). d) Cependant, s’il se sert des sacrements pour répandre avec surabondance ses dons les plus précieux et pour donner la grâce sacramentelle ex opere operato, c’està-dire non pas certes indépendamment des dispositions du sujet, mais au-delà de ces dispositions, et proportion­ nellement à elles en sorte que qui demande deux obtienne quatre et qui demande quatre obtienne huit, - le Saint-Esprit, une fois les sacrements reçus, ne s’in­ terrompt pas, pour autant, d’agir directement dans les cœurs. Il y entre, au contraire, avec plus de liberté et de largesse qu auparavant. Il y conserve la grâce sacramen­ telle, il l’accroît ; quand le péché l’a ravagée, il travaille lorsqu’il s’agit de la grâce sacramentelle du baptême, de la confirmation, de l’ordre, du mariage et de l’extrêmeonction, à la faire revivre en suscitant dans les pécheurs des mouvements de contrition parfaite. Il ne cesse de purifier, d’illuminer, de sanctifier les fidèles. Il les pousse à l’exercice des vertus communes. Il vise à les soulever plus haut, à les porter, par sa propre puissance, jusqu’aux actes parfaits glorifiés dans le Sermon sur la Montagne et appelés béatitudes par les théologiens. Il les rend, d’une manière sans cesse plus vraie, enfants de Dieu : « Tous ceux qui sont mus par l’Esprit de Dieu, ceux-là sont fils de Dieu » (Rom., VIII, 14). Il vient « en aide à notre fai­ 836 IV - l’esprit divinisateur de l’église blesse », il « surintercède pour nous par des gémisse­ ments inénarrables » (Rom., VIII, 26). Sa grâce qui nous presse de toutes parts, est comme l’air que nous respi­ rons et sans lequel la mort viendrait aussitôt par asphyxie. Et puis n’avons-nous pas dit qu’en raison de la pré­ sence d’immensité - qui peut être appropriée, elle aussi, à l’Esprit créateur: Veni creator Spiritus..., imple superna gratia quae tu creasti pectora, — Dieu est présent, par sa substance même, dans chaque être, et donc dans chaque membre de son Église, en vertu d’un contact direct et immédiat (immédiation non seulement de « vertu » mais encore de « suppôt ») ? Il est déjà, de ce seul fait, plus intime à nous que nous ne le sommes. Il nous commu­ nique notre être profond, il soutient dans l’existence, à chaque instant, la substance même de notre âme et de notre corps. « Il n’est pas loin de chacun d'entre nous, car c’est en lui que nous avons la vie, et le mouvement, et Y être» (Act., XV]I, 28). e) Enfin, le Saint-Esprit viendra au secours de son Église par des voies exceptionnelles. Aux moments déci­ sifs de son histoire, il lui enverra des renforts inespérés. Il suscitera en elle des miracles de force, de lumière, de pureté : dans la hiérarchie ou dans le peuple fidèle, des hommes et des femmes se lèveront, François d’Assise ou François Xavier, Catherine de Sienne ou Thérèse d’Avila, qui prendront une connaissance si haute du trésor éter­ nel de l’Église qu’ils sauront y discerner, d’une vue infaillible, le remède aux misères dont périt leur temps. Ils auront, pour annoncer leur message, tant de netteté dans la voix, de sainteté dans le cœur, ils mettront en si vive opposition les fruits de vie de la sagesse, et les fruits de mort de l’illusion, que le monde, secoué de sa léthar­ gie, croira réentendre les apôtres. Ils feront des miracles, ils discerneront les esprits, ils parleront en langues. Ils L’ESPRIT PERSONNALITÉ EFFICIENTE DE L’ÉGLISE 837 seront les vrais prophètes. Ils prophétiseront non pas en dehors de l’Église, non pas pour ajouter un nouveau contenu à la révélation plénière faite une fois pour toutes par le Christ et les apôtres. Mais, admirablement ins­ truits par l’intelligence de cette révélation, ils prophétise­ ront pour éclairer à sa lumière le mouvement de leur époque et les besoins de l’humanité109. En eux reparaî­ tront, sous une forme adaptée aux conditions nouvelles de la vie de l’Église, les grâces charismatiques qui, au témoignage de l’Écriture, furent élargies aux premiers chrétiens : « A chacun est donnée la manifestation de l’Esprit pour l’utilité. A l’un en effet est donnée par l’Esprit une parole de sagesse, à l’autre une parole de science, selon le même Esprit ; à un autre la foi dans le même Esprit ; à l’un le don des guérisons dans ce même Esprit, à l’autre la puissance des miracles110. [...] Mais c’est le seul et même Esprit qui produit tous ces dons, les distribuant à chacun en particulier comme il lui plaît » (I Cor., XII, 7-11). Ces venues du Saint-Esprit dans l’Église, ces visites du Saint-Esprit pourront se borner parfois à des secours miraculeux. Mais, le plus souvent, les manifestations charismatiques de l’Esprit ne seront elles-mêmes que le 109. «Aux divers moments de son histoire, l’Église n’a pas man­ qué de sujets doués de l’esprit de prophétie, non sans doute pour produire une nouvelle doctrine de foi, mais pour diriger la conduite des hommes, ad humanorum actuum directionem». Saint THOMAS, II-II, qu. 174, a. 6, ad 3. 110. Saint THOMAS, I-II, qu. 111, a. 4, distingue selon ce passage de saint Paul, les grâces charismatiques, c’est-à-dire les grâces données non directement pour la sanctification personnelle, mais pour l’utilité sociale. Un peu plus loin, saint Thomas explique que les grâces cha­ rismatiques sont destinées à procurer le bien commun créé de l’Église, Γordo ecclesiasticus, tandis que les grâces sanctifiantes se réfè­ rent directement à Dieu, qui est le bien commun séparé de l’Église, I-II, qu. 111, a. 5, ad 1. 838 IV - l’esprit divinisateur de l’église signe extérieur, le contre-coup sensible d'une effusion surnaturelle, incomparablement plus précieuse encore, de grâce et de sainteté111. Newman avait raison lorsque, cherchant quelque principe qui pût éclairer l’histoire de l’Eglise, il pensait, qu’à l’exemple de ce qui s’est produit lors de la première Pentecôte, les temps de miracles cor­ respondent à des temps de sainteté112. Les initiatives du Saint-Esprit pour susciter dans son Eglise des missions exceptionnelles pourront-elles entrer en conflit avec le pouvoir juridictionnel ?113 Partout où le pouvoir juridictionnel est infaillible, il est évident que nulle opposition ne sera possible : l’Esprit saint ne se contredit pas lui-même. Les conflits ne pourront se pro­ duire, à supposer une mission exceptionnelle authen­ tique, qu’avec le message secondaire particulier, qui, s’il est saint de soi et absolument parlant, peut être cor­ rompu accidentellement et in paucioribus. On pourrait évoquer à ce propos le procès de Jeanne d’Arc. Songeons maintenant à la prison de Tolède où est martyrisé saint Jean de la Croix : « Non, je n’ai pas désobéi, mais je mérite ces châtiments ». Dom Chevallier écrit là-dessus: 111. Chez les apôtres, dit saint THOMAS, le pouvoir de faire des miracles, le don de prophétie, les autres charismes étaient des mani­ festations de la grâce sanctifiante ; c’est pourquoi les charismes sont appelés par saint Paul des manifestations de l’Esprit. Quand donc on dit que le Saint-Esprit a été donné aux apôtres pour faire des miracles, on veut affirmer qu’ils ont reçu la grâce sanctifiante en même temps que les signes qui la manifestent. Dans les cas où seules les grâces miraculeuses seraient données, on ne pourrait dire tout court que le Saint-Esprit est donné : il faudrait préciser qu’il s’agit de l’es­ prit de prophétie ou des miracles. I, qu. 43, a. 3, ad 4. 112. Apologia pro vita sua, Londres, 1920, p. 25. 113- Sur les défaillances qui restent possibles dans la ligne de la sainteté instrumentale et tendancielle, voir plus loin, p. 927 [dans les précédentes éditions; dans le vol. III de la présente édition : ch. VII, section I, § ill, C, V, 3 à 7]. L’ESPRIT PERSONNALITÉ EFFICIENTE DE L’ÉGLISE 839 «Le conflit des pouvoirs délégués aux hommes avait fait la prison ; la prison donna la mesure du pouvoir réservé a Dieu : ce fut sa raison d’être. Si la terre a des petitesses, ses petitesses permettent, quand Dieu veut, les plus grands effets ; et Dieu le veut toujours pour qui se montre digne de la dernière béatitude » qui est celle des persécutions114. Il reste qu’en règle générale la parole : « Qui vous écoute m’écoute, qui vous méprise me méprise » s’étend jusqu’aux impératifs du message particulier ; et l’on sait, depuis la suprême tentative du Séducteur auprès de Jésus, qu’il cherche à détourner de leur fin les plus 114. Dom CHEVALLIER, O.S.B., Introduction an Cantique spirituel de saint Jean de la Croix. Texte critique, Paris, 1930, p. XXXVIII. Citons encore les fortes paroles de saint FRANÇOIS DE SALES: ••Quand Dieu jette des inspirations dans un cœur, la première qu’il répand c’est celle de l’obéissance. Mais y eut-il jamais une plus illustre et sensible inspiration que celle qui Rit donnée au glorieux saint Paul ? Or le chef principal d’icelle Rit qu’il allât en la cité, en laquelle il apprendrait par la bouche d’Ananie ce quil avait à faire... Quiconque dit qu’il est inspiré, et refuse d’obéir aux supérieurs et suivre leurs avis, il est imposteur. Tous les prophètes et prédicateurs, qui ont été inspirés de Dieu ont toujours aimé l’Église, toujours adhéré à sa doctrine, toujours aussi été approuvés par icelle, et n’ont jamais rien annoncé si fortement que cette vérité, que les lèvres du prêtre gardaient la science, et quon devait requérir la loi de sa bouche: de sorte que les missions extraordinaires sont des illusions diabo­ liques, et non des inspirations célestes, si elles ne sont reconnues et approuvées par les pasteurs qui sont de la mission ordinaire ; car ainsi s’accordent Moïse et les Prophètes. Saint François, saint Dominique et les autres Pères des Ordres religieux vinrent au service des âmes par une inspiration extraordinaire ; mais ils se soumirent d’autant plus humblement et cordialement à la sacrée hiérarchie de l’Église. En somme les trois meilleures et plus assurées marques des légitimes inspirations sont : la persévérance contre l’inconstance et légèreté ; la jaix et douceur de cœur, contre les inquiétudes et empressements ; ’humble obéissance, contre l’opiniâtreté et bizarrerie». Traité de l'amour de Dieu, livre VIII, chap. XIII. 840 IV - L’ESPRIT DIVINISATEUR DE L’ÉGLISE divines énergies. S’il arrive que Dieu, après avoir déposé en certaines âmes des dons admirables d’apostolat, ne leur envoie pas, au dernier moment, le signe quelles attendent de l’autorité de l’Eglise pour agir, c’est qu’il veut que leur flamme brûle dans le secret. Il a besoin, pour composer le trésor caché de son Eglise, du sacrifice d’élans très généreux qui peut-être eussent été conqué­ rants. La plante ne peut être que fleurs, il lui faut des racines qui sont précieuses et quelle enfouit dans la terre. « Quelquefois tout semble appeler la mission de l’Eglise, et la mission ne vient pas. On peut sans doute l’expliquer suffisamment par le sens supérieur des oppor­ tunités qui est propre à l’Eglise. Newman forme vaine­ ment certains grands projets pour l’affermissement du catholicisme en Angleterre : on s’acheminera vers leur réalisation après sa mort. Mais cet exemple même nous suggère une autre explication. Quand l’homme qui fait le rêve d’une grande œuvre religieuse est un grand sensi­ tif, il caresse cette œuvre comme le fruit de son art per­ sonnel ; en vrai artiste, il y met de subtiles exigences et des ardeurs fébriles. Or, les œuvres de Dieu et de l’Église sont des fruits de raison et de sagesse ; et, de plus, il ne faut pas qu’on les puisse attribuer au caprice, ni même au génie d’un artiste humain. Dieu donc fait à l’artiste l’honneur de pressentir et d’annoncer l’œuvre, mais il réserve à son Église de l’accomplir, souvent par des ins­ truments plus humbles»11·. Le Père Clérissac ajoute: « L’on a dit qu’il faut savoir souffrir non seulement pour l’Église, mais par l’Église... En tout cas, le signe certain que nous gardons la plénitude de l’Esprit est de ne jamais admettre que nous puissions souffrir par l’Église autrement que nous pouvons souffrir par Dieu»115 116. 115. H. CLÉRISSAC, O. P., Le mystère de l’Église, p. 174. 116. Ibid., p. 178. l’esprit personnalité efficiente de l’église 841 Pourquoi d’ailleurs s’étonner beaucoup d’une telle conduite de l’Esprit ? Si l’Église est sa chose, s’il la régit à la manière dont la personne du Verbe a régi la nature humaine individuelle quelle s’est unie, s’il essaie de reproduire avec toute l’Église, sur la trame du temps et de l’espace, le dessin de la vie temporelle du Christ, ne faudra-t-il pas qu’on puisse retrouver en elle, au moins dans une certaine mesure, ce confondant mystère de la vie cachée, c’est-à-dire ce mystère d’une intelligence venue pour illuminer les siècles et d’un amour venu pour jeter le feu sur la terre et qui demeurent, pendant trente années, ensevelis dans le silence ? Qu’est-ce, à côté du silence du Christ, que le silence d’un homme, fut-il même Augustin ou Cyrille, Thomas d’Aquin ou Jean de la Croix ? c) Parallèle entre l’union hypostatique du Christ et l’union d’efficience de l’Église 1. L’Esprit saint est au principe de l’Église. Il est dis­ tinct d’elle autant que le Créateur de la créature, l’infini du fini ; et pourtant, il demeure lié à elle par une provi­ dence si attentive, si délicate, si active qu’il devient en quelque sorte une partie intégrante de son être. Il lui donne son aptitude à l’existence, l’achèvement ultime de sa nature. Il est sa personnalité, le dernier sujet d’attribu­ tion de ses actes. D’où la gloire de l’Église, l’ordre et la catholicité de son amour, la sérénité de son témoignage, son autorité, sa majesté. Sans doute, c’est efficiemment dans l’ordre de l’agir, ce n’est pas hypostatiquement dans l’ordre de l’être que le Saint-Esprit est uni à l’Église. En vertu de l’union hypostatique, la nature humaine du Christ est éclairée et sanctifiée dans tout son être, et cela d’une manière si parfaite quelle ne comporte pas de progrès. En vertu de l’union d’efficience, l’Église n’est pas éclairée ni sanctifiée 842 IV - l’esprit divinisateur de l’église dans la totalité de l’être de ses membres : la plupart d’entre eux sont encore, pour une part, sujets à l’erreur et au péché ; de plus, la vérité et la charité peuvent croître en elle d’une manière illimitée. Mais, ces diffé­ rences affirmées, il faut ajouter aussitôt que le SaintEsprit gouverne l’Église universelle à l’instar du Verbe gouvernant la nature humaine individuelle du Christ et que l’union qui lie, dans l’Église, l’Esprit aux chrétiens est une image très pure de l’union qui lie, dans le Christ, le Verbe à la nature humaine. Cela ira assez loin pour qu’on puisse retrouver en l’Église, au moins dans une certaine mesure, le bouleversant mystère de l’agonie sur la croix, et pour que de son âme aussi s’élève, à certaines heures, le cri apparemment désespéré : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu délaissée ». On peut lire dans cette perspective les paroles inépuisables de la prière de Jésus à son Père : « Je ne prie pas seulement pour ceux-ci, mais aussi pour ceux qui sur leur parole croiront en moi, afin que tous soient un comme toi-même, ô Père, tu es en moi et moi en toi... Pour moi, je leur ai donné la gloire que tu m’as donnée, afin qu’ils soient un comme nous sommes un, moi en eux et toi en moi, afin qu’ils soient consommés dans l’unité... » (Jean, XVII, 20-23). 2. Achevons ces réflexions sur l’Esprit, personnalité efficiente de l’Église, par une considération inspirée de l’enseignement de saint Thomas d’Aquin sur les « mis­ sions » visibles des divines Personnes. Parce que le Verbe vient éternellement du Père et qu’il s’est, un jour, uni hypostatiquement une nature humaine, il faut dire qu’il a été envoyé par le Père: «Je ne suis pas seul, mais le Père qui m’a envoyé est avec moi » (Jean, VIII, 16). Parce que l’Esprit vient éternellement du Père et du Fils et qu’il est apparu extérieurement dans l’Église, il l’esprit personnalité efficiente de l’église 843 faut dire qu’il a été, lui aussi, envoyé dans le monde : «Le Paraclec, l’Esprit saint que mon Père enverra en mon nom, celui-là vous enseignera tout et vous fera vous ressouvenir de tout ce que je vous ai dit » (Jean, XIV, 26). « Si je ne m’en vais pas, le Paraclet ne viendra pas à vous ; mais si je pars, je vous l’enverrai » (Jean, XVI, 7). Les Actes des Apôtres décrivent sa venue à la Pentecôte. Les deux personnes divines qui, dès l’éternité, procè­ dent de lui, le Père les envoie donc au monde : le Fils est envoyé pour s’unir hypostatiquement une nature humaine ; l’Esprit, pour s’unir l’Eglise, d’abord efficiemment, puis d’une autre manière dont nous aurons à par­ ler. La personnalité du Christ c’est, en vertu de l’union hypostatique, le Verbe. La personnalité de l’Eglise c’est, en vertu d’une union d’efficience, la Trinité, et, par appropriation, l’Esprit. Mais saint Paul, parlant aux Ephésiens de l’union mystérieuse du Christ et de l’Eglise, évoque le souvenir biblique du premier mariage : « Ils seront deux dans une seule chair» (Ephés., V, 31). Le Christ et l’Eglise, deve­ nus par leur mutuel amour comme une seule chair, sont ainsi le lieu visible où se rejoignent le Verbe et l’Esprit, les deux personnes divines envoyées par le Père pour le salut du monde. Il y a désormais, dans le désert de notre planète, un nouvel Eden que féconde la sollicitude croi­ sée du Verbe et de l’Esprit, de l’intelligence et de l’Amour. Ce vivant paradis, c’est le mariage mystique du Christ et de l’Église. Les paroles de l’Apocalypse achè­ vent de s’éclairer. A Jésus qui vient à son Église pur et splendide comme l’étoile du matin : « Moi, Jésus..., je suis la Racine et la Race de David, l’Étoile éclatante du matin », c’est l’Esprit, animant l’Église, qui répond : « Et l’Esprit et l’Épouse disent: - Viens!... Amen! Viens Seigneur Jésus ! » (Apoc., XXII, 16 à 20). 844 III. L’ESPRIT SAINT, HÔTE DE L’EGLISE PAR LA PRÉSENCE D'INHABITATION Vous êtes édifiés dans l'Esprit, pour être ensemble une demeure de Dieu. Ephés., II, 22. 1. La présence d inhabitation dans le ciel h CXI « Mes bien-aimés [...], ce que nous serons un jour n’a pas encore été manifesté ; mais nous savons qu’au temps de cette manifestation, nous serons semblables à lui, car nous le verrons tel qull est» (I Jean, III, 2). Même révéla­ tion dans saint Paul : « Maintenant nous voyons dans un miroir, d’une manière obscure, mais alors nous verrons face à face\ aujourd’hui, je connais fragmentairement, mais alors je connaîtrai comme je suis connu » (I Cor., XIII, 12). Voilà le ciel. Dieu, sans doute, y est présent substantiellement dans les bienheureux par l’action efficiente et conservatrice grâce à laquelle il leur donne non seulement l’être, mais encore la lumière de gloire qui surélève et divinise leur intelligence. Mais cette présence substantielle, appelée par les théologiens, présence d’immensité, présence d’effi­ cience, est, avec des différences dans ses degrés d’inten­ sité, commune à toutes les créatures. Elle conditionne nécessairement117, elle ne suffit pas à elle seule à expli117. «Avant que l’être créé soit uni à Dieu d’une manière spé­ ciale, ne faut-il pas qu’il soit ? Mais, s’il est, c’est que, dans tout ce qu’il est, il est par Dieu, et, s’il est par Dieu, - en vertu de l’immédiation de l’opération divine, Dieu est déjà nécessairement en lui per essentiam. Dieu est donc substantiellement à l’intérieur de la place. Dès lors..., qu’il pénètre dans l’intelligence du bienheureux à la manière d’une espèce impresse, et concoure vitalement avec elle à l’esprit hôte de l’église 845 quer la présence objective, la présence de rencontre, toute spéciale, par laquelle Dieu, intérieur aux bienheureux comme à tout être créé, se livre à eux seuls comme un Objet expérimentalement vu et possédé, comme un Amour dont la gloire infinie éclate en leur propre sein. Présence mystérieuse, qui, nous le dirons, obligera les théologiens à préciser que, pour être ainsi saisie telle quelle est en elle-même, l’essence divine doit, au préa­ lable, s’unir si intimement à l’intelligence des bienheu­ reux quelle y devienne l’« espèce intelligible », l’idée dont ils ont à se servir pour rencontrer Dieu : toute autre «espèce intelligible», toute autre idée qu’ils fabrique­ raient eux-mêmes de Dieu, serait inadéquate à Dieu et rendrait vaine la vision directe qui nous est promise dans saint Jean et saint Paul. Le ciel donc serait impossible si Dieu n’était présent aux bienheureux que d’une présence efficiente, comme la cause de tout leur être ; il n’est possible que si ce Dieu, racine et principe de leur vie, se manifeste en outre objec­ tivement, par une rencontre indicible s’opérant audedans d’eux-mêmes, comme le Dieu un en trois per­ sonnes qui les inonde des clartés de son Essence. On voit quelle sera l’unité avec Dieu de l’Église du ciel tout entière. Unité non seulement produite ejjjciemment par l’action divine causale, mais encore provoquée objectivement par la rencontre des trois Personnes divines connues distinctement, aimées, possédées. Elles habite­ ront au cœur de la Ville sainte : « Voici le tabernacle de Dieu avec les hommes, et il dressera sa tente avec eux, et eux, ils seront ses peuples, et lui il sera Dieu-avec-eux » (Apoc., XXI, 3). Elles y seront connues directement : « Le trône de Dieu et de l’Agneau sera dans la Ville sainte. Et l’union indicible de la divine vision... tout se réalise, pour ainsi dire, à domicile ». A. Gardeil, O. P., La structure de l'âme et l'expérience mys­ tique, t. II, p. 68. 846 IV - L’ESPRIT DIVINISATEUR DE L’ÉGLISE ses sénateurs l’adoreront, et ils verront son visage, et son nom sera sur leurs fronts. Et il n’y aura plus de nuit, et ils n’ont pas besoin d’une lumière de flambeau ni d’une lumière de soleil, parce que le Seigneur Dieu brillera sur eux, et ils régneront dans les siècles des siècles » (Apoc., XXII, 3-5). Or, nous savons que tout ce qui paraîtra à découvert dans l’éternité est mystérieusement inauguré dans le temps : « Mes bien-aimés, maintenant nous sommes enfants de Dieu, et ce que nous serons un jour n’a pas encore été manifesté... » (I Jean, III, 2). 2. La présence d’inhabitation ici-bas •CZ » Déjà ici-bas, quand l’âme est dans la charité, la Trinité tout entière vient habiter en elle : « Si quelqu’un m’aime, il gardera ma parole, et mon Père l’aimera, et nous vien­ drons à lui, et nous ferons notre demeure chez lui» (Jean, XIV, 23). Et encore : « Si quelqu’un entend ma voix, et ouvre la porte, j’entrerai chez lui, et je souperai avec lui, et lui avec moi » (Apoc., III, 20). Dieu est pré­ sent en cette âme non seulement efficiemment, parce qu’il produit en elle la foi et l’amour, mais encore objecti­ vement, à la manière d’un Ami avec lequel elle converse et quelle retient en elle. Saint Thomas dira que le SaintEsprit, étant Dieu, remplit non seulement les âmes par les effets de sa puissance, mais habite dans l’âme par sa substance118. Le mouvement de la créature, dit-il encore, « ne s’arrête pas aux dons qui lui viennent de Dieu, il remonte au-delà jusqu’à Celui de qui viennent ces 118. «Spiritus sanctus quum Deus sit, per suam substantiam mentem inhabitat [...]. Nec tamen per hoc removetur quin per effec­ tum suae virtutis sanctorum impleat mentes ». IV Contr. Gent., cap. XVIII. l’esprit hô te de l’église 847 dons»119. Il écrit pareillement, dans la Somme : « La créa­ ture raisonnable, perfectionnée par le don de la grâce sanctifiante, est en état non seulement d’utiliser le don créé de la grâce, mais encore de posséder la Personne divine elle-même»120. Tout l’élan surnaturel quelle reçoit de la Trinité agissant en elle à la manière d’une cause efficiente unique, l’âme sainte l’emploie, ici-bas déjà, à s’élever jusqu’à la rencontre de cet objet suprême, ineffable, mystérieusement possédé dans l’intimité, que sont les trois divines Personnes ; car la présence d’effi­ cience résulte de l’essence divine en tant quelle est com­ mune aux trois Personnes, mais la présence de rencontre se fait avec les trois Personnes en tant même quelles sont distinctes entre elles121. La Trinité tout entière est ainsi présente d’une manière nouvelle, objective, à l’âme qui vit dans la charité. En tant que principe de toutes les créatures, en tant que racine de leur être, Dieu est déjà en elles, il est déjà présent substantiellement à l’intérieur d’elles-mêmes. Néanmoins, il ne s’ensuit pas que les créatures soient 119. « Relatio creaturae non sistit in donis illis (a Deo receptis) sed ulterius tendit in eum per quem illa dona dantur». I Sent., dist. 14, qu. 2, a. 1, quaest. 1, ad 2. «Per dona ejus, ipsi Spiritui sancto conjungimur». I Sent., dist. 14, qu. 2, a. 1, quaest. 1. 120. «Per donum gratiae gratum facientis perficitur creatura rationalis ad hoc quod libere non solum ipso dono creato utatur, sed ut ipsa divina Persona fruatur ». I, qu. 43, a. 3, ad 1. 121. «Licet gratia sit a tota Trinitate et procedat a Deo ut uno, tamen ordo creaturae et conversio non sistit in ipsis donis gratiae, sed tendit ad Personas quae sibi manifestantur per gratiam [...]. Et sic, licet ille contactus Dei in gratiam, et in animam cui illam infundit, sit contactus operativus, et pertineat ad Deum ut unum et ut immen­ sum ut effective a Deo est ; tamen manifestatio Dei, quae fit per conversionem creaturae ad Deum ortam ex tali gratia, non est mani­ festatio Dei solum ut unus est, et quoad essentiam, sed etiam quoad Personas, quia ad hoc datur gratia ut manifestentur Personae» JEAN DE Saint-Thomas, I, qu. 43 ; disp. 17, a. 3, n° 16; t. IV, p. 478. .../... 848 IV - L’ESPRIT DIVINISATEUR DE L’ÉGLISE avec lui, que le dialogue soit possible entre elles et lui, et, pour autant, il reste distant des créatures122. Mais quand la grâce apparaît dans une âme, Dieu, qui était déjà pré­ sent au fond de cette âme comme Créateur, à titre de racine et de principe de son être, y devient, à l’instant même, réellement et actuellement présent, comme le Dieu un en trois personnes qui livre en communication tout ce qu’il est en lui-même, comme l’Ami, objective­ ment et substantiellement présent, avec lequel déjà on peut souper, « je souperai avec lui et lui avec moi », avec lequel déjà on peut converser. Et si, en nous, la vie divine de la grâce ne reste pas simplement à l’état habituel, comme elle l’est dans le petit enfant baptisé ou dans le juste sommeillant, si elle devient actuelle par l’exercice de l’amour et de la sagesse, alors la présence réelle dont on ne jouissait pas, devient une présence réelle dont on jouit : le souper mystérieux commence, le dialogue d’amour s’établit123. « Il me parut que, semblable à une éponge toute pénétrée et imbi­ bée d’eau, mon âme était imprégnée de la divinité, et que d’une cer­ taine manière, elle jouissait vraiment de la présence des trois Personnes et les possédait en elle. J’entendis alors cette parole: Ne songe pas à me renfermer en toi, mais à te renfermer en moi. Il me sem­ blait que les trois Personnes divines étaient au-dedans de mon âme ; je les voyais se communiquer à chacune des créatures, sans exception, tout en demeurant en moi». Sainte THÉRÈSE, Relations spirituelles, trad, du P. Grégoire de Saint-Joseph, Paris, 1928, t. III, p. 104; c£ Obras de Santa Teresa, Silverio, t. II, p. 52. 122. « Bien que Dieu soit dans les autres créatures, cependant elles-mêmes ne sont pas avec Dieu. Mais la créature raisonnable, par la grâce, joint Dieu lui-même en l’aimant et en le connaissant : c’est pourquoi il est dit quelle est avec Dieu, quelle est capable d’[atteindre] Dieu et ses perfections comme réalité objective, quelle est le temple de Dieu, que Dieu habite en elle. » Saint THOMAS, I Sent., qu. 37, dist. 2, expositio textus. 123. «Il suffit pour que cette présence spéciale [d’inhabitation} soit déjà réalisée que Dieu soit dans le juste, par exemple dans le petit l’esprit hôte de l’église 849 3. La présence d’inhabitation est appropriée à l’Esprit saint Au lieu de parler de l’habitation de la sainte Trinité, notons-le ici, on pourra parler aussi, par appropriation, de l’habitation du Saint-Esprit, car c’est à lui que res­ semble l’amour, qui attire dans l’âme aimante la pré­ sence des divines Personnes. « L’amour de Dieu », écrit saint Paul aux Romains, c’est-à-dire l’amour divin tel qu’il est en Dieu, l’amour de Dieu pour les hommes, « s’est répandu dans nos cœurs par l'Esprit saint qui nous d été donné» (Rom., V, 5). Aux Corinthiens, l’apôtre écrit dans sa première épître : « Ne savez-vous pas que vous êtes un temple de Dieu, et que V Esprit de Dieu habite en vous ? Si quelqu’un ruine le temple de Dieu, Dieu ruinera celui-là ! Car le temple de Dieu est saint, que vous êtes vous-mêmes » (ill, 16-17). Et : « Ne savezvous pas que votre corps est le temple du Saint-Esprit, que vous avez reçu de Dieu, et que vous n’êtes pas à vous-mêmes» (vi, 19). Saint Jean écrit pareillement: « Personne n’a jamais vu Dieu ; mais si nous nous aimons les uns les autres, Dieu demeure en nous, et son baptisé, comme un objet quasi expérimentalement connaissable, c’està-dire comme un objet non distant', il n’est pas nécessaire qu’il soit actuellement connu. Ainsi mon âme (spécialement présente à ellemême ou non distante) est expérimentalement connaissable, avant d’être actuellement connue... De même, dans une chambre absolu­ ment obscure, un objet tout proche de moi, que je ne touche pas, mais que je pourrais facilement toucher, est actuellement pour moi non pas connu, mais expérimentalement connaissable, et, à ce titre, présent... Il n’y a aucun vice dans l’argumentation de Jean de SaintThomas. Il admettait comme le P. Galtier, que la présence substan­ tielle de la Trinité, commune à tous les justes, n’est pas le fruit de leurs actes, mais ce qui les rend possibles. » R. GaRRJGOU-LaGRANGE, O. P., L’amour de Dieu et la croix de Jésus, Paris, 1929, t. I, p. 183, note, qui répond ainsi aux objections du P. GALTIER, S. J., L’habitation en nous des trois personnes, Paris, 1928, p. 182 et suiv. 850 IV - LESPRIT DIVINISATEUR DE L’ÉGLISE amour est parfait en nous. Nous connaissons que nous demeurons en lui et qu'il demeure en nous, en ce qu'il nous donne de son Esprit» (I Jean, IV, 12-13)124. Jésus luimême avait dit : « Si vous m’aimez, vous garderez mes commandements ; et je prierai le Père, et il vous donnera un autre défenseur afin quil soit avec vous à jamais, l Esprit de vérité, que le monde ne peut recevoir, parce qu’il ne le voit ni le connaît ; vous le connaissez parce qu’il demeure chez vous et est en vous » (Jean, XIV, 15-17). 4. Métaphysiquement, la présence d’inhabitation ne comporte qu’une union accidentelle Plus haut, nous avons dit que, si la « présence d’im­ mensité » est substantielle, l’unité quelle entraîne n’est qu’accidentelle. A propos de la « présence d’inhabita­ tion », se pose maintenant une question toute pareille. De quelle nature est la présence d'inhabitation ? et de quelle nature l’union dont elle résulte ? Il faut répondre de nouveau que la présence d'inhabitation est substantielle, mais que Xunité qu’elle comporte est accidentelle. La présence d’inhabitation est physique et substan­ tielle. Elle est physique, c’est-à-dire effective ou réalisée; elle n’est pas seulement morale, c’est-à-dire affective ou espérée. Et elle est substantielle', car la grâce établit un contact de présence, entre nous et la substance même de la Déité. 124. Ces deux versets de saint Jean (12 et 13), « rapprochés l’un de l’autre et de ce mot du verset 7 : l’amour vient de Dieu [...], éta­ blissent une certaine identification entre les termes : amour de Dieu en nous, demeure de Dieu en nous, don de l'esprit de Dieu. Il semble en résulter que, dans notre charité, Dieu réside intrinsèquement par le don de son Esprit. Saint Augustin arrivait à la même conclusion» par une autre voie. A. Gardeil, O. P., Diet, de Théol. Cath., art. « Dons du Saint-Esprit », col. 1732. l’esprit hôte de l’église 851 Mais, du fait, qu’il y a « présence substantielle» de la Trinité dans l’Église, pourra-t-on parler d’« union sub­ stantielle » entre la Trinité et l’Église, ou entre les membres de l’Église ? Non, si l’on appelle « union sub­ stantielle» celle qui unit entre elles deux substances par un lien qui lui-même est substantiel125. Nous aurions à choisir entre deux sortes d’unité substantielle. L’une par laquelle une créature est rattachée hypostatiquement à une personne divine : c’est ainsi que Dieu est dans le Christ; mais il n’est pas ainsi dans les membres du Christ. L’autre, par laquelle des natures incomplètes for­ ment ensemble une seule nature complète : c’est ainsi que l’âme et le corps composent la nature humaine ; mais ce n’est pas ainsi que nous formons ensemble une seule Église, un seul corps. Du point de vue où nous sommes placés, la présence d’inhabitation ne peut donc comporter, elle aussi, qu’une unité accidentelle. Quand il oppose la présence de Dieu au juste et la présence de Dieu au Christ, saint Thomas dit que la pre­ mière se fait « selon l’agir », et la seconde « selon l’être ». Avec le juste « la créature touche Dieu lui-même pris dans sa substance, et non plus seulement en raison d’une similitude (une similitude de Dieu ne fonde qu’une pré­ sence d’immensité), et cela se fait par une activité, et hoc est per operationem, à savoir lorsque quelqu’un adhère par 125. Cf. Barthélemy FROGET, O. P., De l'habitation du Saint-Esprit dans les âmes justes, Paris, 1900, p. 103. - Pourtant on peut appeler < union substantielle » celle qui relie entre eux deux sujets substan­ tiels, par un lien qui est accidentel et qui relève par exemple de l’ac­ tion et de la passion. En ce sens, qui est « matériel », l’on pourra dire qu’il y a union substantielle de l’âme avec Dieu, de l’Église avec Dieu, ou même des fidèles entre eux. PETAU qui, dans ses Theologica dogmata, oppose la présence divine par efficience et la présence divine par inhabitation, donne parfois à l’une et à l’autre le nom de «conjunctio substantialis». Cf. De Trinitate, lib. VIH, cap Vl, n° 2, Venise, 1757, t. II, pars 2a, p. 140. 852 IV - L’ESPRIT D1VINISATEUR DE L’ÉGLISE la foi à la Vérité première elle-même, et par la charité à la Bonté suprême elle-même ; et c’est ici la façon singu­ lière dont Dieu est dans les saints par la grâce». Mais, avec le Christ, « la créature touche Dieu lui-même non seulement par une activité, mais aussi par l’être, etiam secundum esse..., l’être signifiant ici la perfection d’une hypostase ou d’une personne à qui la créature est unie et attachée ; et c’est de cette dernière façon que Dieu est, par union, dans le Christ»126. Ainsi la présence substan­ tielle d'inhabitation, ici-bas dans l’exil comme plus tard dans la patrie, est obtenue dans la ligne de l’agir, tandis que la présence substantielle d’incarnation est obtenue dans la ligne de l’être127. L’union qui fonde la première est accidentelle, voire morale128; l'union qui fonde la seconde est substantielle. A poser le problème sur le plan métaphysique, et à considérer notre union à Dieu entitativement, l’on ne saurait, sans erreur, dire autre chose. Mais nous essaie­ rons de porter le problème sur un second plan, le plan mystique, et de considérer notre union à Dieu du point de vue de l’être intentionnel de la grâce et de la charité. Alors, l’unité de l’Église s’éclairera d’un nouveau jour. 126.1 Sent., dist. 37, qu. 1, a. 2. 127. « Unio autem Incarnationis, cum sit in esse personali, trans­ cendit unionem beatae mentis ad Deum, quae est per actum fruentis ». Saint THOMAS, III, qu. 2, a. 11. 128. Ce n’est pas qu’on veuille alors soutenir que l’union de la grâce et de la gloire soit seulement affective : elle est au contraire effective, et, en ce sens, physique. Ni qu’on veuille méconnaître que la grâce sanctifiante réside dans l’essence même des âmes, qu elle les divinise dans leur fond, qu elle leur communique une participation de l’Être même de Dieu : gratia, secundum se considerata, perficit essen­ tiam animae, inquantum participat quandam similitudinem divini Esse, dit saint THOMAS, III, qu. 62, a. 2. C’est pour opposer l’union qui, même au ciel, unit les justes à Dieu moyennant une activité, à 1 union de 1 Incarnation qui rassemble deux natures dans ['Être per­ sonnel du Verbe. l’esprit hôte de l’église 853 5. En dernier ressort, c’est l’inhabitation qui pro­ voque l’illumination de la grâce A l’instant même où l’âme possède la grâce, elle devient la demeure de la Trinité ; et à l’instant même où elle devient la demeure de la Trinité, elle possède la grâce: le don créé de la grâce et l’inhabitation de la Trinité sont donc simultanés dans le temps. Mais dans l’ordre de nature, y a-t-il priorité de l’un des deux termes ? Faut-il dire que la présence de la grâce appelle la venue de la Trinité, ou faut-il dire que la venue de la Trinité entraîne la présence de la grâce ? Les deux manières de parler sont exactes. A regarder les choses à" en bas, c’est-à-dire du point de vue de l’âme (exparte recipientis vel materiae), il faut dire quelle doit être préparée par la grâce avant de recevoir la visite de Dieu: «Si quelqu’un m’aime, il gardera ma parole et mon Père l’aimera, et nous viendrons à lui, et nous ferons chez lui notre demeure» (Jean, XIV, 23). Et saint Cyrille d’Alexandrie, commentant ce passage, écrira : «Pour ceux qui clarifient leur propre esprit par toute sorte de vertu et qui sont aptes à apprendre les mystères divins et secrets, ils recevront l’illumination par l’Esprit, et ils verront par les yeux de l’âme, le Seigneur lui-même habitant en eux [...]. Purifions donc nos cœurs de toute souillure : c’est ainsi, en effet, que Dieu habitera en nous... »129. Mais à regarder les choses à'en haut, c’est-àdire du point de vue de l’initiative divine (ex parte agen­ tis et finis), il faut dire que c’est d’abord Dieu qui vient dans l’âme pour la transformer par sa présence. En ce sens, saint Paul écrit aux Romains : « Mais vous, vous n’êtes point dans la chair, mais dans l’esprit, s’il est vrai que l’Esprit de Dieu habite en nous » (VIH, 9) ; et : 129. In Joan. Εν., lib. X ; P. G., t. LXXIV, col. 289 et 297. 854 iv - l’esprit divinisateur de l’église «Tous ceux qui sont mus par l’Esprit de Dieu, ceux-là sont fils de Dieu (VIII, 14)l3°. Saint Cyrille d'Alexandrie écrira que ΓEsprit saint « délivre de la servitude ceux en qui il survient, les renouvelle pour la liberté et la filia­ tion, en les déclarant participants de sa propre nature»131. On le voit, les deux points de vue sont légi­ times. Mais, comme l'œuvre de divinisation de l’âme est due d'abord à l’initiative divine, c’est le second point de vue qui devra finalement prévaloir. Ainsi, pour reprendre un exemple de saint Thomas, d’un certain point de vue les ténèbres doivent d’abord s'éloigner pour que la lumière puisse ensuite paraître ; mais, d’un autre point de vue qui finalement l'emporte, l’illumination du soleil pré­ cède la disparition des ténèbres dans l’ordre de nature, bien que les deux phénomènes soient simultanés dans le temps132. En thèse générale, il faut dire que X agent, au moment où il communique une forme, met le sujet en état d'ultime disposition à la recevoir, cette idtime disposition étant une propriété qui résulte de la forme elle-même. En conséquence, l’on dira qu’au moment où la Trinité sur­ vient dans les âmes pour y habiter d’une manière spé­ ciale et objective, elle dispose ultimement les âmes à recevoir cette présence spéciale et objective en leur com­ muniquant la grâce, la communication de la grâce étant une propriété qui résulte de l'habitation divine elle-même. C’est donc à l'habitation divine que revient, absolument parlant, la priorité de nature133. La grâce sanctifiante, 130. Selon l'interprétation des Pères grecs, Gal., IV, 6, doit se tra­ duire non pas : « Et parce que vous êtes fils... », mais : « Et en preuve que vous êtes fils, Dieu a envoyé l’Esprit de son Fils dans vos cœurs, criant : Abba, le Père ! » 131. Thesaurus. P. G., t. LXXV, col. 601. 132. I-Π, qu. 113, a. 8, ad 1. 133. « Ordo aliquorum secundum naturam potest dupliciter considerari. Aut ex parte recipientis vel materiae, et sic dispositio est l’esprit hôte de l’église 855 écrit saint Thomas, est ce par quoi nous sommes unis à notre objet de fruition, « car ce sont les Personnes divines elles-mêmes qui, en s’imprimant en quelque sorte elles-mêmes dans nos âmes, quadam sui sigillatione inanimabus nostris, leur communiquent certains dons, à savoir l’amour et la sagesse, par lesquels s’accomplit for­ mellement la fruition : aussi l’Esprit saint est-il appelé le gage de notre héritage »134. prior quam id ad quod disponit : et sic per prius recipimus dona Spiritus sancti quam ipsum Spiritum, quia per ipsa dona recepta Spiritui sancto assimilamur. Aut ex parte agentis et finis, et sic quod propinquius erit fini et agenti dicitur esse prius : et ita per prius reci­ pimus Spiritum sanctum quam dona ejus, quia et Filius per amorem suum alia nobis donavit. Et hoc est simpliciter esse prius». Saint THOMAS, I Sent., disc 14, qu. 2, a. 1, quaest. 2. Sur l’antériorité de nature de 1’inhabitation par rapport à la grâce, on peut lire J. C. MARTINEZ GOMEZ, « Relaciôn entre la inhabitaciôn del Espiritu Santo y los dones creados de la justificaciôn », Estudios Eclesiasticos, Madrid, janv. 1935, p. 20; cf. juillet 1934, p. 287; oct. 1935, p. 505. Faute de pénétrer l’axiome causae ad invicem sunt causae in diverso genere, l’auteur ne peut admettre l’antériorité mutuelle de la grâce dans l’ordre de la causalité dispositive, et de la présence divine dans l’ordre de la causalité non seulement efficiente mais encore objective et finale, et il est obligé d’avouer que la manière de parler de saint Thomas le déconcerte. Saint THOMAS s’est posé, à propos du Christ, un problème ana­ logue. « Il semble, dit-il, que la grâce habituelle du Christ était comme une disposition à Funion personnelle. Il faudrait donc en conclure que la grâce habituelle doit, non pas suivre, mais précéder la grâce d’union ». Il répond que les deux points de vue sont vrais : « Quand il y a succession dans le temps, la disposition précède d’abord la perfection, pour ensuite en résulter : la chaleur prépare le feu, puis en résulte. Mais dans le Christ la nature humaine a été unie à la personne du Verbe dès le principe et sans succession temporelle. En sorte que, dans le Christ, la grâce habituelle ne doit pas être conçue comme précédant l’union, mais comme en résultant, à la manière d’une propriété naturelle» III, qu. 7, a. 13, ad 2. 134.1Sent., dist. 14, qu. 2, a. 2, ad 2. 856 IV - l’esprit divtnisateur de l’église On reconnaît ici les grands textes de saint Paul. En croyant dans le Christ, dit l’apôtre, « vous avez reçu la sigillation de l’Esprit saint de la promesse, qui est le gage de notre héritage » (Ephés., I, 13). « Ne contristez pas le saint Esprit de Dieu, dont vous avez reçu la sigillation pour le jour de rédemption » (Éphés., IV, 30). « Le Dieu qui nous affermit avec vous en le Christ, et qui nous a oints, est encore Celui qui nous a marqués d’un sceau et qui a déposé dans nos cœurs le gage de l’Esprit» (II Cor., I, 21-22). C’est d’abord de la Sigillation, de l’Onction, du Gage incréés de l’Esprit, qu’à la suite des Pères135, saint Thomas entend ces passages. La sigillation créée de la grâce sera, en même temps, par rapport à la Sigillation incréée de l’Esprit, une disposition ultime et un effet136*. La même doctrine se retrouve aux endroits où saint Thomas explique pourquoi l’Esprit, qui nous a été donné, mérite d’une manière supérieure le nom de Don : « La première chose que nous donnons à quel­ qu’un, c’est l’amour par lequel nous lui voulons du bien. Il est clair ainsi que l’amour a raison de premier don, duquel émanent les autres dons gratuits. Et puisque le Saint-Esprit procède comme Amour, il procède en qua­ lité de premier Don »13 . « L’Esprit saint est Amour, et c’est pourquoi il est la raison de tous les dons qui vien­ nent de la volonté divine [...]. Cependant, si tous les dons naturels et gratuits nous viennent de Dieu par 135. Par exemple saint Athanase, Ad Serapionem, Epist. 1 et 3; P. G., t. XXVI, col. 584 et 628. 136. Il existe une seconde sigillation créée, celle du caractère sacramentel, cf. saint THOMAS, III, qu. 63, a. 3. Mais elle n’a pas pour fin de disposer idtimement l’Église à l’inhabitation du SaintEsprit : « Si tous les dons naturels et gratuits, dit saint Thomas, nous viennent de Dieu par 1 Amour, Γ Amour lui-même n’est pourtant pas donné dans tous les dons ». ISent., dist. 18, qu. I, a. 3, ad 4. 137.1, qu. 38, a. 2. l’esprit hôte de l’église 857 [Amour, Γ Amour lui-même n’est pas donné dans tous les dons, mais seulement dans le don qui est une simili­ tude de cet Amour, c’est-à-dire dans le don de la charité »138. En conséquence, quand nous passerons du problème de l’habitation divine dans une âme particulière au problème de l’habitation divine dans l’Église entière, nous pourrons affirmer que la Trinité a d’abord pour fin de faire de l’Église sa demeure : c’est pour venir en elle quelle lui confère toutes sortes de dons, et c’est en venant en elle quelle la dispose ultimement à sa venue par la grâce et la charité. 6. La demeure collective de l’Esprit 1. « Là où deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis au milieu d’eux» (Mt., XVIII, 20). Plus encore que dans une personne individuelle, c’est dans l’Église tout entière que le Saint-Esprit habite. De ce point de vue, il convient de signaler l’importance des passages scrip­ turaires où les Églises régionales, où l’Église universelle elle-même, sont représentées comme une demeure col­ lective de Dieu. Saint Paul considère l’Église de Corinthe, qu’il a fondée et que d’autres ont achevée, comme un temple où Dieu habite, et malheur à qui s’at­ taque à ce temple : « Ne savez-vous pas que vous êtes un temple de Dieu et que l’Esprit de Dieu habite en vous ? Si quelqu’un détruit le temple de Dieu, Dieu le détruira ; car le temple de Dieu est saint, que vous êtes vous-mêmes » (I Cor., III, 16-17). Plus loin, on voit bien que c’est [Église tout entière qui est l’habitation vivante que Dieu s’est choisie : « Quelle société y a-t-il, de la justice et de 138, I Sent., dist. 18, qu. 1, a. 3 ; et ad 4 : Utrum per donum, quod Spiritus sanctus est, dentur omnia dona. 858 iv - l’esprit divinisateur de l’église 1 iniquité, ou quelle communion, de la lumière et des ténèbres ? quel accord, du Christ et de Bélial, ou quelle part, du fidèle et de 1 infidèle ? Quel rapprochement, du temple de Dieu et des idoles ? Car nous sommes le temple du Dieu vivant; selon ce que Dieu a dit : ]'habiterai et je marcherai au milieu d'eux ; je serai leur Dieu, et eux seront mon peuple Je serai pour vous un père et vous serez pour moi des fils et des filles, dit le Seigneur tout-puissant » (II Cor., VI, 14 à 18). Même révélation dans l’épître aux Ephésiens : « Ainsi donc vous n êtes plus des étrangers ni des hôtes de passage ; mais vous êtes conci­ toyens des saints et membres de la famille de Dieu, édi­ fiés sur le fondement des apôtres et des prophètes, duquel Jésus-Christ est la pierre angulaire. C’est en lui que tout l'édifice bien ordonné s'élève en un temple saint dans le Seigneur', c’est en lui que, vous aussi, vous êtes édi­ fiés dans l Esprit pour être ensemble une demeure de Dieu » (Éphés., Il, 19-22). 2. Sans doute, il existe des hommes qui sont dans la vérité de vie et dans l’amour, et qui pourtant ignorent encore invinciblement le vrai Christ et la vraie Eglise du Christ. Et déjà l’Esprit saint, l’Esprit du Christ habite en eux. Mais le lien qui les unit soit entre eux, soit à luimême, manque toujours alors d’une mystérieuse perfec­ tion. C’est pourquoi l’Esprit du Christ persuade luimême, dans le secret, à ces autres brebis, de quitter les faux bercails, où elles sont retenues extérieurement, et de s’acheminer vers son troupeau, vers cette seule Église où il peut habiter ici-bas en plénitude et liberté. Et si l’on demande quelle sera, dans l’ordre de la cau­ salité dispositive, la raison prochaine pour laquelle la vraie Église est, par excellence, le lieu d’habitation de la sainte Trinité, du Saint-Esprit, l’on devra répondre que, puisque, dans cet ordre de causalité, l'habitation du l’esprit hôte de l’église 859 Saint-Esprit est, comme nous l’avons dit, consécutive à la présence de la charité, c’est selon le degré de perfec­ tion de la charité qu’il convient d’apprécier le degré d in­ timité de l'habitation du Saint-Esprit. Or, la charité revêt, dans l’Église véritable, quatre principaux caractères : elle est indéfectible, elle est orientée, elle est suprême, elle est sacramentelle. Et c’est pourquoi 1 Église véritable est, d’une manière incomparable, la demeure du Saint-Esprit. La charité de l’Église du Christ est indéfectible. L'Église jamais n’apostasiera ni ne perdra l’amour139. Les portes de l’enfer ne prévaudront pas contre elle, l’assis­ tance divine la soutiendra tous les jours jusqu’à la fin du temps. Il y a donc, au milieu de l’humanité, une demeure sûre, fidèle, constante, toujours prête à recevoir le Saint-Esprit, où il est comme un Hôte toujours fêté et adoré. Hôte qui vient non pour mendier, mais pour donner, pour guérir, purifier, illuminer, sauver. Tel Jésus, quand il était reçu dans les maisons des hommes. La charité de l’Église du Christ est orientée. Les voies dans lesquelles elle doit s’engager lui sont tracées par le pouvoir juridictionnel, qui est assisté d’une manière abso­ lue pour ce qui regarde le message premier, d’une manière prudentielle pour ce qui regarde le message secondaire. De ce fait, la charité de l’Église, dans son ensemble, n’est point déviée hors de sa voie, ni entravée dans son élan par 139. Déjà le véritable enfant de l’Église ne perd plus l’amour : « Il me semble pourtant qu’il y a un degré d’amour que ne peut perdre celui qui l'a obtenu. Autre chose en effet est de pouvoir perdre ce qu’on a, autre chose de garder toujours ce que l’on ne veut pas perdre, bien qu’on y soit exposé». Richard ROLLE, Le feu de l’amour, trad. Dom Noetinger, Paris, 1928, p. 121. Saint JEAN DE LA CROIX écrit de l’âme parvenue au mariage spirituel : « Dans cet état, ni le démon, ni la chair, ni le monde, ni les appétits ne l’inquiètent ». Cantico espiritual, canciôn 27 ; Silv., t. III, p. 136; édit. D. Chevallier, p. 241 ; trad. Lucien-Marie de Saint-Joseph, p. 862. 860 m IV - L’ESPRIT DIV1N1SATEUR DE L’ÉGLISE des erreurs invincibles. La révélation explicite de la Trinité, notamment, est toujours pure à l’intérieur de l’Église, et si cette connaissance explicite favorise l’habitation de la Trinité, si même elle est absolument requise pour que l’ha­ bitation puisse atteindre certain degré de profondeur, c’est l’Église orientée dans son amour, et nulle autre, qui sera la demeure que Dieu s’est choisie. La charité de l’Église du Christ est suprême. Si le Christ a versé son sang pour tous les hommes, s’il va chercher en Orient et en Occident les brebis les plus délaissées, c’est pour les amener à son troupeau dont Pierre sera le pasteur, à son Église dont Pierre sera le majordome. Pourquoi ? Parce qu’il a voulu que fût ici, non ailleurs, le lieu du plus grand amour, où, avec le Père et le Saint-Esprit, il pourrait continuer, d’une manière incomparable, dans son corps collectif, cette habitation parmi les hommes inaugurée dans son corps individuel, au jour de l’incarnation. Enfin, la charité de l’Église du Christ est sacramentelle. Or, la grâce et la charité, quand elles viennent par le canal des sacrements, sont riches de vertus qui les font ressembler d'une façon plus intime à la grâce et à la cha­ rité du Christ. Quelles modalités la grâce avait-elle dans le Christ ? Elle était « connaturelle » en ce sens que la nature humaine du Christ sanctifiée par l’union hypo­ statique était merveilleusement préparée à recevoir la grâce ; elle était en outre « actuelle », car la connaissance et l’amour du Christ ont jailli d’un coup en un acte par­ fait, ininterrompu, commencé à l’instant de l’incarna­ tion ; et elle était « plénière » extensivement et intensive­ ment, car elle s’étendait à tous les effets de la rédemp­ tion. Ces modalités se retrouveront, non pas sans doute d’une manière identique, mais d’une manière participée, dans l’Église, à cause des sacrements. En elle, la grâce pourra s’enraciner et trouver comme une terre natale, L’ESPRIT HÔTE DE L’ÉGLISE 861 comme un lieu d’inhérence «connaturelle» ; elle y sera en outre plus qu ailleurs « actuelle » : la connaissance de foi sera dans l’Église, plus ferme qu’ailleurs, plus péné­ trante, plus savoureuse, plus rapprochée en quelque sorte de la connaissance de vision, la charité y sera, avec le concours des ordres contemplatifs, un acte quasi perpé­ tuel et moralement ininterrompu110; enfin elle y sera «plénière», la rédemption du monde, fondée dans le corps individuel du Christ, continuant en quelque sorte à déborder par son corps social qui est l’Église. En conséquence de ces modalités de la charité sacramen­ telle, l’Église se présentera devant le Saint-Esprit comme une demeure « connaturelle », pareille à l’habitation connaturelle qu’il possède au ciel dans le cœur des élus ; comme une demeure aimante ayant, d'une manière « actuelle » et en quelque sorte ininterrompue, conscience de l’Hôte quelle abrite ; comme une demeure « parfaite » qu’il peut utiliser pour sauver le monde, et à travers laquelle il peut exercer librement sa vertu purificatrice, illuminatrice, divinatrice. N’y a-t-il pas un sens où l’on puisse dire, avec saint Cyrille d’Alexandrie, que le Saint-Esprit n’avait jamais habité chez les hommes avant Pentecôte ? Ainsi, à regarder les choses d’en bas, du point de vue de la causalité dispositive, l’on dira que, parce que la charité de l’Église est indéfectible, orientée, suprême, sacramentelle, la Trinité peut habiter dans l’Église d’une manière incomparable, et que la parole évangélique : 140. « En lui (dans le vrai amant), l’amour est une vertu arrivée à la perfection, dont la ferveur est grande, dont le mouvement se porte sans cesse directement sur Dieu, et que nul obstacle ne peut arrêter Qu’est-ce en effet, que l’amour, sinon... un grand désir de ce qui est beau, bon et aimable, avec une direction continuelle des pensées sur ce qu’on aime». Richard ROLLE, Le feu de l'amour, pp. 105 et 108. 862 IV - L’ESPRIT DIVINISATEUR DE L’ÉGLISE « Là où deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis au milieu d’eux » trouve, en elle seulement, sa pleine réalisa­ tion. Tandis qu'à regarder les choses d’en haut, du point de vue de la Trinité se cherchant une demeure, il faut dire que, dès l’éternité, elle avait résolu de se communi­ quer plus intimement aux hommes au dernier âge de leur histoire, et, par les missions visibles du Verbe au jour de l’incarnation, du Saint-Esprit au jour de Pentecôte, de faire apparaître une Eglise où la charité serait indéfectible, orientée, suprême, sacramentelle. L’Esprit qui demeurait dans le Christ continue d’habi­ ter véritablement, proprement, dans son corps qui est l’Eglise. Peut-il, à ce nouveau titre, mériter le nom d’âme de l’Église ? IV. L’ESPRIT SAINT, ÂME INCRÉÉE DE L’ÉGLISE L'Esprit de vérité... est en vous. Jean, XIV, 17. 1. L’Esprit saint est âme de l’Église déjà par sa pré­ sence d’efficience, et surtout par sa présence d’inhabi­ tation L Le texte où saint Thomas déclare que l’âme est à la fois cause efficiente, cause formelle, et cause finale du corps, peut avoir, lorsqu’il est question de l’Église, deux applications distinctes. On peut l’entendre de \'âme créée de l’Église, faite, nous l’avons dit, du caractère sacramentel, de la grâce sacramentelle, et de l’orientation reçue du pouvoir juri- L’ESPRIT ÂME INCRÉÉE DE L’ÉGLISE 863 dictionnel. C’est en raison de son âme créée, œuvre de l’Esprit saint, en raison surtout de la grâce et de la cha­ rité qui en sont l’élément principal, que l’Église devien­ dra la demeure où ce même Esprit saint résidera objecti­ vement et substantiellement. Et on peut aussi l’entendre de \Ame incréée de l’Église, c’est-à-dire de la personne même de l’Esprit saint. Léon XIII déclare en effet que « si le Christ est la tête de l’Église, le Saint-Esprit en est l’âme » ; et il cite, à cet endroit, la comparaison de saint Augustin que nous avons rapportée plus haut : « Ce que l’âme est au corps de l’homme, le Saint-Esprit l’est au corps du Christ, qui est l’Église »141142 . 2. Comment, en effet, le Saint-Esprit peut-il être l’Ame incréée de l’Église ? De trois manières. a) Le Saint-Esprit est l’âme de l’Église d’abord parce qu’il la meut de l’extérieur à la manière d’un principe efficient. De ce chef, en effet, le Saint-Esprit pourrait déjà mériter d’une manière propre le nom d’âme de l’Eglise, si l’on adoptait la notion platonicienne de l’âme, principe moteur accidentellement uni au corps. C’est ainsi que Platon pensait que le soleil est peut-être gou­ verné par une « âme » exempte de tout corps et douée de vertus admirables1'12. Mais si l’on reste fidèle au vocabu­ laire aristotélien, ce n’est que d’une manière impropre et métaphorique que l’on pourra donner au Saint-Esprit, considéré comme principe efficient, le nom d’âme de l’Église. Pourtant le Saint-Esprit est l’âme de l’Église dans un sens plus rigoureux et plus profond. Il ne se contente pas d’être présent à l’Église comme la cause est présente à son 141. Encyclique Divinum illud munus, 9 mai 1897. 142. Leges, X, 899 A. 864 IV - l’esprit divinisateur de l’église effet ; il vient en outre habiter en elle comme dans une demeure. Il lui est présent non seulement efficiemment en la comblant de ses dons, mais encore objectivement par le don même de sa personne divine. Que va-t-il s’en­ suivre ? b) D’abord, grâce à la présence d’inhabitation, ache­ vée dans le ciel mais inaugurée sur la terre, le SaintEsprit peut être, pour l’Eglise, une cause finale, non pas extérieure à elle, non pas distante, mais intérieure à elle, déjà possédée, déjà goûtée dans la nuit de la foi. A ce titre, il est, plus profondément que tout à l’heure, l’âme incréée de l’Église. c) Mais cela pose une autre question. Comment le Saint-Esprit peut-il être d’une manière expérimentale connu et aimé ? Comment peut-il être goûté et touché à l’intérieur de l’Église ? C’est un point difficile à élucider: ce que la charité accomplit sans peine, la théologie ne l’exprime, en effet, que malaisément ; qu’on veuille donc nous pardonner ici quelques lignes un peu ardues. Pour répondre, il faut, à la suite de Jean de SaintThomas, prendre comparaison de ce qui se passe dans la connaissance et dans l’amour de caractère expérimental que l’ange a de lui-même. L’ange est d’abord une « chose », disons une substance spirituelle concrète, posée dans l’existence. Or, pour qu’il puisse, de façon immédiate et prochaine, se connaître d’une connaissance intuitive, expérimentale, ayant pour terme non seule­ ment son essence, mais son existence113, il faut bien sûr que l’ange soit encore une substance spirituelle douée d’une puissance intellective. Mais il faut de plus que sa 143. L’existence, en effet, peut être connue intuitivement par notre intellect, bien quelle soit, dit saint Thomas, extra genus notitiae. De veritate, qu. 3, a. 3, ad 8. Cf. A. Gardeil, O. P., « Examen de conscience » dans Revue Thomiste, 1929, pp. 77-82. l’esprit âme incréée de l’église 865 puissance intellective, d’où l’acte vital d’intuition devra jaillir, soit fécondée au préalable, quelle soit préformée, d’une manière spirituelle et intentionnelle, par la nature angélique elle-même, qui joue supérieurement alors le rôle d’« espèce impresse », non pas sans doute en surve­ nant du dehors dans l’intellect (per supervenientem infor­ mationem), mais en fécondant du dedans l’intellect par émanation spirituelle et intentionnelle (per praevenien­ tem emanationem), un peu comme si, en sortant de notre âme, notre puissance visuelle se trouvait toute préparée d avance à expérimenter telle couleur particulière144. Ainsi armée, la puissance intellective de l’ange est prête à produire l’acte vital par lequel il se verra actuellement comme présent à lui-même. Et ce que Jean de SaintThomas dit du processus par lequel l’ange se connaît expérimentalement, il le dirait pareillement du processus par lequel l’ange, en vertu d’une expérience intime, s’aime comme présent au-dedans de lui-même145. On dira, d’une manière semblable146, que Dieu est d’abord T Etre même, l’Existence même. Or, pour que nous puissions, de façon immédiate et prochaine, le connaître et l’aimer directement comme tel, pour que nous puissions l’expérimenter comme tel, il faut bien sûr que nous ayons une intelligence et une volonté, au fond desquelles Dieu, racine cachée de tout ce qu’il y a en nous d’être entitatif, sera présent. Mais il faut quelque 144. Jean de Saint-Thomas, I, qu. 45 ; disp. 21, a. 2, nos 9 à 11 ; t. IV, p. 722. Cf. saint THOMAS, De veritate, qu. 8, a. 6, ad 2 : «Essentia angeli, quamvis non possit comparari ad intellectum ejus ut actus ad potentiam in essendo, comparatur tamen ad ipsum ut actus ad potentiam in intelligendo ». 145. Cf. I, qu. 43 ; disp. 17, a. 3, n° 10 ; t. IV, p. 472. 146. A vrai dire, il y a plus ici qu’une comparaison ; il y a, comme le P. Gardcil l’a montré dans La structure de l'âme et l’expérience mys­ tique, une véritable explication par la cause matérielle. 866 IV - l’esprit divinisateur de l’église chose de plus. Et comme nous disions tout à l’heure que la substance de l'ange joue, par rapport à son intellect, non seulement in essendo le rôle de sujet, mais encore in intelligendo le rôle d'« espèce impresse », il faut dire maintenant que Dieu, qui est présent en nous, va, d'une manière sans doute spirituelle et intentionnelle, diviniser radicalement notre intelligence et notre volonté, pour les rendre aptes à produire vitalement des actes divinisés. C’est au terme de ces actes que sera expérimentée, actuel­ lement, dans les clartés de la patrie ou dans les obscurités de la foi amoureuse, la présence en nous de la Réalité divine existentielle. Mais si le Saint-Esprit, si Dieu lui-même est ainsi, d'une manière spirituelle et intentionnelle, au principe de la plus haute activité vitale de l’Église, il faut dire qu’il est, spirituellement et intentionnellement, la cause for­ melle, l’âme de l'Église. Ainsi comprise, cette expression est peut-être la plus belle dont puisse se glorifier l’Église. C’est ce point qu’il nous reste maintenant à préciser. Commençons par l'Église future dont toutes les perfec­ tions sont actualisées. 2. La Déité, forme de l'Église future, suivant l’être intentionnel de connaissance 1. Si on la considère dans son être existentiel, substan­ tiel, entitatif la Trinité, présente à l’intérieur de l’Église (mais débordant l’Église : au vrai, c’est l’Église qui est plongée dans la Trinité comme l’éponge en la mer), d'une manière sans doute suréminente tient formellement le rôle de FIN, et virtuellement le rôle de forme, de prin­ cipe unificateur et vivificateur inhérent. Mais, et c’est le mystère sur lequel il nous faut insister, la possession fruitive, par la vision dans le ciel et par la charité sur la terre, serait impossible si la Trinité elle-même, considérée cette L’ESPRIT ÂME INCRÉÉE DE f ÉGLISE 867 fois dans son être spirituel, intelligible, intentionnel, n’était présente spirituellement à l’intérieur des esprits, pour être dans la vision du ciel la forme intelligible actualisant fintelligence des bienheureux, et pour être ici-bas déjà la détermination radicale spécifiant l’amour des fidèles : et sous cet aspect, la Trinité elle-même, d’une manière encore suréminente, tient formellement le rôle de FORME, de principe unificateur et vivificateur inhérent à l’Eglise. 2. Pour mieux proposer ce mystère, il est utile, nous l’avons dit, de le considérer d’abord dans l’Église du ciel, toute déifiée par la connaissance béatifique, et de des­ cendre ensuite à l’Église de la terre. La philosophie nous apprend que la connaissance serait impossible si le connaissant, tout en restant luimême, dans sa réalité propre et entitative, ne devenait véritablement, mais d’une manière spirituelle, la chose qu’il connaît. La connaissance suppose donc, entre le connaissant et le connu, une union beaucoup plus étroite que celle de la matière et de la forme. Car la matière et la forme restent toujours extérieures l’une à l’autre, elles ne s’unissent qu’en composant un troisième terme qui n’est ni l’une ni l’autre, la matière, une fois informée, devenant autre sans jamais devenir l’autre : la cire reçoit l’empreinte, elle ne devient pas le sceau. Le connaissant, au contraire, reçoit immatériellement en lui la chose connue, sans composer avec elle un troisième terme ; sans rien perdre de son être propre et entitatif, il se change immatériellement en la chose connue, il devient spirituellement, immatériellement, intentionnel­ lement, la chose connue. Qu’adviendra-t-il dans la connaissance béatifique ? Pour que l'Église puisse connaître Dieu tel qu’il est en lui-même, il faudra que, sans perdre son être propre et 868 IV - L’ESPRIT DIVINISATEUR DE L’ÉGLISE entitatif, elle se change immatériellemenr en la Divinité, elle devienne spirituellement, immatériellemenr, inten­ tionnellement, la Divinité elle-même, non pas sans doute grâce à une idée, à une « espèce intelligible » finies, éternellement inaptes à manifester la Divinité telle quelle est en elle-même, mais grâce à l'essence divine qui, à titre d’espèce intelligible, vient elle-même actuali­ ser l’intelligence de l’Eglise triomphante et la préparer pour la vision bienheureuse. L’essence divine elle-même, explique saint Thomas et la théologie ne dira jamais rien de plus fort ni de plus précis - considérée non selon son être substantiel ou naturel'* ', mais selon son être intelligible ou spirituel, devient la forme de l’intelligence du bienheureux147 148149 et s’unit à elle non certes entitativement pour constituer une nouvelle nature, mais spirituellement à titre d’espèce intelligible1 Λ Dieu est en effet son Etre même, sa Vérité même, il est une Forme intelligible absolument pure, absolument dégagée de tout sujet d’inhérence; et c’est pourquoi, étant premièrement la Forme intelligible dans laquelle il se connaît, Dieu peut être, par surcroît, en «**F-*n ΓΓ I cc> 147. A ce titre, il est clair que l’essence divine ne saurait être une forme inhérente : « Deus... se habet ad nos in ratione efficientis, et finis, et formae exemplaris, non autem in ratione formae inhaerentis*. Saint THOMAS, / Sent., dist. 18, qu. 1, a. 5. 148. «Ad hoc igitur quod ipse Deus per essentiam cognoscatur, oportet quod ipse Deus fiat forma intellectus ipsum cognoscentis, et conjungatur ei non ad unam naturam constituendam, sed sicut spe­ cies intelligibilis intelligent! ». Compendium theologiae, cap. CV, édit. Mandonnet, Paris, 1927, t. II, p. 70. 149. «Nec tamen potest esse forma alterius rei secundum esse naturale ; sequeretur enim quod simul cum aliquo unita, constitueret unam naturam ; quod esse non potest, quum divina essentia in se perfecta sit in sui natura ; species autem intelligibilis, unita intellectui, non constituit aliquam naturam, sed perficit ipsum ad intelligendum ; quod perfectioni divinae essentiae non repugnat. » III Contra Gent., cap. LL l’esprit âme incréée de l’église 869 vertu d’un mystère dont personne ne pourra jamais démontrer l’impossibilité, la Forme intelligible actuali­ sant, d’une manière suréminente, l’intelligence créée du bienheureux. Toute autre substance créée, si haute soitelle, du fait quelle n’est pas Etre pur, Forme pure, mais forme limitée de puissance, - du fait, en d’autres mots, quelle est composée de puissance et d’acte, d’essence et d’existence, - est contractée à un sujet d’inhérence, et il lui est métaphysiquement impossible de jouer, par rap­ port à d’autres intellects créés, le rôle d’espèce intelligible1 '’°. Quant à la lumière de gloire, qui succède à 150. «Alia igitur intelligibilia subsistentia, sunt non ut pura forma in genere intelligibilium, sed ut formam in subjecto aliquo habentes ; est enim unumquodque eorum verum, non veritas, sicut et est ens, non autem ipsum esse. Manifestum est igitur quod essentia divina potest comparari ad intellectum creatum ut species intelligibilis qua intelligif, quod non contingit de essentia alicujus alterius sub­ stantiae separatae ». Ibid. Voir d’autres textes de saint Thomas un peu plus loin, pp. 892-893. Parlant de l’union de Dieu avec les bienheureux, JEAN DE SaINTThoMAS dit : « Manifeste constat esse unionem realem, in ratione objecti intelligibilis. Quia unitur ibi divina essentia loco speciei, redditque intellectum intime formatum ipsa divinitate in ratione objecti intelligibilis. Ubi praesentiam hanc, et unionem Dei ad animam, rea­ lem esse dubitari non potest, cum ipsa divina essentia vicem speciei, seu formae intelligibilis, habeat, in quantum objectum est concurretis intime cum ipsa potentia intellectiva ad eliciendum actum visionis. Quod, sine actuatione et informatione ipsius intellectus in esse intelligibili, stare non potest». I, qu. 43; disp. 17, a. 3, n° 8; t. IV, p. 470. Même doctrine chez PETAU : « La substance divine est présente (conjungitur) d’une première manière à toutes les créatures ; d’une seconde manière aux esprits bienheureux quelle affecte à la façon d'une forme, jouant, comme disent les phi osophes, le rôle d’espèce impresse·, enfin d’une troisième manière à l’humanité du Seigneur, à la nature humaine dans le Christ... Il ne s’ensuit pas que la substance divine devienne une seule substance, ni une seule personne, avec les choses auxquelles elle est jointe substantiellement». De Trinitate, lib. VIII, cap. VI, n° 2 ; Venise, 1757, t. II, pars 2% p. 140. .../... 870 IV - L’ESPRIT DIVINISATEUR DE L’ÉGLISE la toi, elle n’a d’autre rôle que de disposer ultimement l'intelligence du bienheureux à être actualisée par l'es­ sence divine comme suprême forme intelligible1 T Ainsi, quand nous disons que c'est la Délié elle-même, entitativement et existentiellement extérieure à l’Eglise, mais intentionnellement et spirituellement intérieure a l'Eglise, qui est /’AME incréée de l'Eglise, nous ne faisons que tra­ duire saint Thomas qui, à propos de la vision béatifique, enseigne que Dieu lui-même est la forme intelligible qui actualise l'intelligence du bienheureux : « Oportet quod r·* « r «H Saint François de Sales s’efforce de faire entendre ce mystère: « La Divinité s’unira elle-même à notre entendement, sans entremise d’espèce ni représentation quelconque ; mais elle s’appliquera et join­ dra elle-même à notre entendement, se rendant tellement présente à lui, que cette intime présence tiendra lieu de représentation et d’es­ pèce. O vrai Dieu, quelle suavité a l’entendement humain, d’être à jamais uni à son souverain objet recevant non sa représentation mais sa présence, non aucune image ou espèce, mais la propre essence de sa divine vérité et majesté! [...]. Dieu, notre Père, ne se contente pas de faire recevoir sa propre substance en notre entendement, c’est-àdire de nous faire voir sa Divinité, mais par un abîme de sa douceur, il appliquera lui-même sa substance à notre esprit, afin que nous l’en­ tendions, non plus en espèce ou représentation, mais en elle-même et par elle-même, en sorte que sa substance paternelle et éternelle serve d'espèce aussi bien que d’objet à notre entendement ». Traité de l'amour de Dieu, livre III, chap. XI, Annecy, 1894, pp. 201 et 202. 151. « Necesse est autem quod omne quod consequitur aliquam formam, consequatur dispositionem aliquam ad formam illam. Intellectus autem noster non est ex ipsa sua natura in ultima disposi­ tione existens respectu formae illius quae est veritas, quia sic a princi­ pio ipsam assequeretur. Oportet igitur, quod cum eam consequitur, aliqua dispositione de novo addita elevetur, quam dicimus gloriae lumen, quo quidem intellectus noster a Deo perficitur, qui solus secundum suam naturam hanc propriam formam habet, sicut nec dispositio caloris ad formam ignis potest esse nisi ab igne, et de hoc lumine in psalm. XXXV dicitur: In lumine tuo videbimus lumen*. Saint T HOMAS. Compendium theologiae, cap. CV, édit. Mandonnet, t. II, p. 70. L’ESPRIT ÂME INCRÉÉE DE L’ÉGLISE 871 ipse Deus fiat FORMA intellectus ipsum cognoscentis, et conjungatur ei, non ad unam naturam constituendam, sed sicut species intelligibilis intellegenti ». Nous tenons ici le sens le plus élevé qu’il soit possible de donner aux paroles dans lesquelles Jésus exprime le mystère de l’unité de son Église : « Afin que tous soient un, comme toi-même, ô Père, tu es en moi et moi en toi ; afin qu’eux aussi soient en nous ; de façon que le monde croie que tu m’as envoyé. Pour moi je leur ai donné la Gloire que tu mas donnée, afin quils soient un comme nous sommes un, moi en eux et toi en moi, afin qu’ils soient consommés dans l’unité Père, ce que tu m’as donné’^2, je veux qu’où je suis, ceux-là aussi soient avec moi, afin quils voient ma gloire que tu mas donnée, parce que tu m’as aimé avant la création du monde » (Jean, XVII, 21-24). Si l’union de l’Église triomphante et de la Déité est plus intime que l’union de la matière et de la forme, c’est donc que la Déité est, d’une façon propre et sur­ éminente, la forme, ou l’âme de l’Église triomphante. 3. La Déité, forme de l’Église présente, suivant l’être intentionnel d’amour 1. Mais la Déité, déjà maintenant, est l’âme de l’Eglise de la terre toute déifiée par l’amour de charité. La philosophie nous apprend que la chose aimée est présente spirituellement, intentionnellement, dans celui qui aime, en telle sorte quelle peut être produite en dedans de lui à titre de poids ou d’inclination : la source aperçue par l’homme altéré, la patrie reconnue de loin par l’exilé, est produite spirituellement en lui comme 152. C’est-à-dire tous les fidèles à venir. 872 IV - l’esprit divinisateur de l’église une impulsion, comme un principe d’action. La chose aimée envahit donc celui qui aime, elle devient en lui, comme un autre lui-même, pour l’occuper tout entier, pour l’obliger à sortir de lui-même, pour [F] attirer audehors jusqu’à soi. Qu’en est-il de l’amour de charité de l’Eglise militante ? La Divinité tout entière est, selon l’être inten­ tionnel d’amour, intérieure à l’Eglise d’ici-bas. En vertu de cette présence spirituelle, la Divinité envahit l’Eglise. Elle devient plus intime à l’Église que l’Église. Elle est produite spirituellement au-dedans de l’Église, à la manière d’un poids, d’une impulsion : c'est en raison de ce poids, de cette impulsion, qu’elle nous fait avancer dans son Être existentiel, pour autant qu’il peut encore rester pénétrable, et qu elle nous fait nous reposer en lui pour autant qu’il est déjà pénétré. En conséquence la Divinité doit donc être déjà présente spirituellement, au principe même de l’acte d’amour vital de l’Église. Elle l’oblige à sortir d’elle-même1'3, elle l’entraîne au-dehors, elle l’attire jusqu’à soi, jusqu’à lui faire rencontrer son Être existentiel. Il ne s’agit pas ici d’une simple union affective, il s’agit d’une union effective1’’4, opérée, non 153. « Dicitur aliquis extasim pari, quando appetitus alicujus in alterum fertur, exiens quodammodo extra seipsum ». Saint THOMAS, I-II, qu. 28, a. 3. 154. JEAN DE Saint-Thomas parle d’union physique, expression qui s’oppose ici à celle d’union affective (non à celle d’union morale} : « Neque haec praesentia Dei ut possessi, est solum unio affectiva, sed etiam realis et physica, quatenus ipse Deus personaliter datur aut mit­ titur, ut inhabitet in anima non solum per modum agentis, sed per modum amici conviventis ipsi animae, et possessi ab ipsa. Quae quidem (praesentia) non est sicut unio per modum speciei in visione gloriae, sed ad illam tendens, tanquam inchoata quaedam et imperfecta fruitio et possessio Dei. Nec amplius de ista unione scire possumus, sed illam explicamus per istas habitudines et connotationes ad Deum ut ad amicum praesentem et possessum ab anima ; quae quidem praesuppo- l’esprit âme incréée de l’église 873 Suite de lu note 154 : nunt Deum immensitate sua praesentem ; sed superadduntur istae habitudines, ut rationes formales novae praesentiae ipsius personae Dei, quia personaliter datur, et non solum dona ejus». I, qu. 8; disp. 8, a. 6, n° 11 ; Vivès t. II, p. 50. Cette union par amour peut-elle vraiment être effective ? Nous touchons ici à un point important de la doctrine thomiste. Il esc vrai d’abord que si l’amour tend de soi à procurer l’union réelle suivant laquelle la chose aimée est présente à celui qui aime, il est pourtant de lui-même incapable de la procurer effectivement (I-II, qu. 28, a. 1). Et c’est pourquoi les thomistes affirment contre Suarez que dans la supposition, sans doute absurde, où Dieu ne serait pas au préalable effectivement présent en nous par la présence d’immensité, la charité ne pourrait jamais, à elle seule, s’emparer de lui ni donner lieu à la présence d’inhabitation. Au contraire, si l’on suppose Dieu présent en nous-mêmes par son opération, sa puissance, son essence, notre charité se portant au-devant de lui, pourra le rencontrer en nous et s’emparer de lui ; elle pourra même être fécondée vitalement par lui, à la manière dont per praevenientem emanationem l’intellect de l’ange est fécondé par son essence. Mais alors pourquoi saint Thomas, quand il demande si la béati­ tude céleste sera affaire d’intelligence ou affaire de volonté répond-il que la volonté peut bien se porter vers la fin pour la désirer quand elle est absente et s’y reposer quand elle est présente, mais que ce n’est pas à elle de s’emparer de la fin, et que, en conséquence, c’est par un acte d’intelligence, non par un acte de volonté, que Dieu sera saisi au ciel (I-II, qu. 3, a. 4) ? Saint Thomas ne veut certes pas détruire ici ce qu’il affirme si fréquemment ailleurs, à savoir que, dès ici-bas, en rai­ son de la charité, le Saint-Esprit habite en nous, demeure en nous par sa présence. Il ne veut pas nier que, étant donnée la présence d’im­ mensité, la charité ne puisse, ici-bas déjà et plus tard au ciel, s’empa­ rer de Dieu. Mais : 10 ce n’est pas par lui-même, c’est par le moyen des dons de l’Esprit-Saint et notamment du don de sagesse, que l’amour peut s'em­ parer de la divinité'·, 2° au ciel la saisie de Dieu par la vision béatifique sera supérieure à la saisie de Dieu par l'amour béatifique. Car, dans la ligne de la connaissance béatifique, le connaissant devient Dieu tel qu’il est en Lui-même. Au contraire, dans la ligne de l’amour béati­ fique, c’est Dieu qui devient en nous comme nous-mêmes pour nous attirer au-dehors jusqu’à sa réalité concrète. La loi de la première sai­ sie dépasse en excellence la loi de la seconde saisie. C'est là, croyons- 874 IV - L'ESPRIT DIV1N1SATEUR DE L’ÉGLISE moyennant quelque substitut fini, mais moyennant la Divinité même, transportée ici-bas dans la charité de l’Église militante suivant l’être intentionnel d’amour, comme elle sera transportée au ciel dans la gloire de l’Église triomphante suivant l'être intentionnel d’intelli­ gence. La Divinité transforme l’Église non sans doute en lui arrachant son être propre et entitatif, mais en la ren­ dant divine d’une manière spirituelle, en la rendant radi­ calement capable de se porter vers Dieu avec un amour proportionné à Dieu, un amour atteignant Dieu directe­ ment, dans le mystère même de sa Déité. S'il y a une venue de Dieu en l’Église par l’être inten­ tionnel d’amour, en sorte que l’acte d’amour qui sortira vitalement des entrailles de l’Église puisse être divinisé dès son principe, dès sa racine ; si, de cette manière intentionnelle, l’Église ne fait plus avec Dieu qu’un seul esprit, c’est dans l’ordre de la causalité « formelle » que s’est opérée cette « transformation », et il faut dire que, déjà pour l’Église du temps présent, la Déité, ou le Saint-Esprit, est d’une manière propre et suréminente, une FORME, une ÂME. 2. On a cité plus haut un passage où saint Basile enseigne que nous avons tous été baptisés dans un seul corps en vue d’un seul Esprit, et que nous sommes chacun dans l’Esprit comme les parties sont dans le tout. Il faut transcrire ici un autre texte, où le même Docteur attribue expressément au Saint-Esprit, par rapport à l’homme, le rôle de forme : « On dit que la forme est dans la matière1", la puissance dans ce qui peut la recevoir, l’habi­ tus dans le sujet qu’il affecte, et ainsi de suite. En consénous, toute 1a pensée de saint Thomas. Voir encore plus loin, p. 896, note 198. 155- C’est le mot εϊδος, idée, mais pris au sens platonicien, que saint Basile oppose au mot υλη. l’esprit âme incréée de l’église 875 quence, du fait qu’il peut perfectionner les êtres rationnels et les amener à leur point le plus élevé, l’Esprit-Saint exerce le rôle de forme, τον του είδους λόγον έπέχει : celui, en effet, qui ne vit plus selon la chair, qui est conduit par l’Esprit de Dieu, qui a reçu le nom de fils de Dieu et qui est devenu conforme à l’image du Fils de Dieu, est appelé spirituel »156. Ainsi donc, le grand Docteur cappadocien affirme, d’une part, après saint Paul (I Cor., XIl) que tous les baptisés sont les parties d’un corps unique vivifié par le Saint-Esprit ; et, d’autre part, que le rôle du Saint-Esprit par rapport aux sujets qui le reçoivent, est celui de la forme par rapport à la matière. C’est dire que le SaintEsprit est véritablement, mais en des sens qu’il importe de préciser, la forme, l’âme de l’Église. 4. Spirituellement, l’unité de l’Église est substan­ tielle 1. Quand il oppose l’unité des fidèles entre eux et limité des personnes divines entre elles, le quatrième concile du Latran appelle la première une « union de charité dans la grâce » et la seconde une « unité d’iden­ tité dans la nature » ; la première une perfection de «grâce » et la seconde une perfection de « nature»157. 156. Liber de Spiritu sancto., cap. XXVI ; P. G., t. XXXII, col. 180. Quel est exactement, dans ce passage de saint Basile, la signification du mot Forme ? Dans l'ordre entitatif, l’Esprit saint lui-même ne pourrait être Forme que d’une manière extrinsèque et au sens platoni­ cien. Intrinsèquement, c’est notre participation créée à l’Esprit saint qui est la forme de l’Église ; et il semble bien que ce soit là tout le sens de ce passage, comme le veut Benoît PRUCHE, O. P., Basile de Césarée, Traité du Saint-Esprit, texte et traduction, Paris, 1945, pp. 76 et 225. Mais dans l'ordre intentionnel, c’est l’Esprit saint lui-même qui est Forme incréée de l’Église. 157. Cap. II, De errore abbatis Joachim, Denz., n° 432. 876 IV - LESPR1T DIV1N1SATEUR DE L’ÉGLISE A considérer la grâce, la charité, d’un point de vue métaphysique, elle se présente comme une réalité acci­ dentelle, comme une qualité, et le lien par lequel elle rat­ tache les fidèles à Dieu et entre eux est, nous l’avons dit, d’ordre accidentel. Seule la nature humaine du Christ est unie substantiellement à la Divinité. Mais on peut considérer la grâce, la charité, d’un autre point de vue. De même qu’une idée, l’idée du ciel par exemple, peut être, à la fois, finie en tant que réalité, disons entitativement ; et infinie en tant que représenta­ tive, disons tendanciellement, intentionnellement, spiri­ tuellement : ainsi, dans un ordre sans doute bien diffé­ rent — on passe alors du plan de la connaissance au plan de l’amour, et du plan naturel au plan surnaturel -, la charité est, à la fois finie entitativement, et comme telle réductible par analogie à l’une des catégories de l’être créé : c’est un accident, une qualité ; et infinie intention­ nellement, spirituellement, mystiquement, le sens de ce dernier adverbe étant, on le voit, tout à fait précisé. Entendue de cette seconde manière, la charité reçoit, en effet, Dieu lui-même au-dedans d’elle. Elle fait de nous et de Dieu, ainsi, une seule chose, une seule réalité, non pas certes suivant la nature et entitativement, mais sui­ vant la grâce et spirituellement : « Celui qui adhère au Seigneur fait avec lui un seul Esprit » (I Cor., VI, 17). Comment les mystiques n’auraient-ils pas éprouvé cette unité profonde1^8? Dans la contemplation, dit Ruysbroeck, notre esprit « est transformé en l’immensité même qu’il saisit. C'est là embrasser et voir Dieu par Dieu même, ce en quoi consiste toute notre béatitude... L’Esprit de Dieu dit alors, dans l’intime de notre esprit qui s’immerge en lui : SORTEZ, pour une contemplation et une jouissance éternelles, selon le mode divin. Toute la 158. Voir d’autres textes plus loin, p. 903. L’ESPRIT ÂME INCRÉÉE DE L’ÉGLISE 877 richesse qui est en Dieu par nature, nous la possédons en lui par amour, et Dieu la possède en nous, par l’amour immense qui est l’Esprit saint ; car en cet amour l’on goûte tout ce que l’on peut souhaiter. C’est pourquoi, sous son action, nous sommes morts à nous-mêmes et nous sommes sortis, par immersion d’amour, dans l’absence de mode et la ténèbre. Là l’esprit, tout embrasé de la sainte Trinité demeure à jamais en l’unité superessenrielle, dans le repos et la jouissance »iy}. Tauler décrit pareillement l’identification spirituelle de l’âme sainte et de la Divinité : l’âme « devient pleinement semblable à Dieu, pareille à Dieu, divine. Elle devient, par grâce, tout ce que Dieu est par nature, étroitement unie à Dieu, plongée en Dieu, elle est élevée en Dieu au-dessus d’elle-même. Elle a si bien l’apparence de Dieu que, si elle se voyait, elle se prendrait pour Dieu même ; ou bien encore, à celui qui la verrait, elle paraîtrait avoir le vête­ ment, la couleur, la forme de l’être de Dieu, ayant tout cela par grâce, et cette vision le béatifierait, car Dieu et l'âme ne font plus qu’un en cette union, d’une unité de grâce et non pas de nature »159 160. L’homme «est tellement divinisé que tout ce qu’il est et opère, c’est Dieu qui l’est et l’opère en lui. Il est si élevé au-dessus du mode d’être naturel, qu’z/ devient réellement par grâce ce qu’est Dieu essentiellement par nature... Il ne sait, il n’éprouve, il ne sent plus rien de lui-même. Il n’a plus conscience que d’un être tout simple »161. Et saint Jean de la Croix, com­ mentant, dans le Cantique spirituel, le « qu’ils soient un », explique que le Père nous fait don « du même amour qu’au Fils, non pas naturellement comme au Fils, 159. L’ornement des noces spirituelles, trad, par les bénédictins de Saint-Paul de Wisques, t. III, pp. 212-213. Cf. trad. Maeterlinck, p. 328. 160. Sermons de Tauler, édit. Vie Spirituelle, t. II, p. 171. 161. Ibid., p. 212. 878 IV - I. ESPRI T DIVIN1SATEUR DE L’ÉGLISE mais bien, comme il a été dit, en vertu de ïunité et trans­ formation d'amour. On ne doit pas entendre ici que le Fils ait voulu demander au Père que les saints soient une même chose par essence et par nature comme le Père et le Fils; mais qu ils le soient par union d'amour, comme le Père et le Fils le sont en unité d’amour»162163 . En vertu de cette union d’amour, l’âme est véritablement identifiée à Dieu, d’une manière spirituelle : « L'âme alors aime Dieu non par elle, mais par Dieu meme : ce qui est un privilège admirable, parce quelle aime ainsi par LEsprit saint, comme le Père et le Fils s'aiment, selon que le Fils luimême le dit en saint Jean : Afin que l'Amour dont tu m'as aimé soit en eux, et Moi aussi en eux»}e\ Si donc, en vertu de cette mystérieuse transformation d’amour, l’âme ne fait plus avec Dieu qu’une seule chose, il faut dire qu’il y a « union substantielle » entre l’âme et Dieu, union sustancial entre el aima y dios, ce sont les mots de saint Jean de la Croix164. Et encore, qu’il y a union substantielle des fidèles entre eux ; car Dieu, qui est en chacun d’eux pour les identifier à lui-même, devient ainsi le lien qui les rassemble. Et l’on pourra par­ ler, en conséquence, de l'unité substantielle de l'Églisé^. 162. Canciôn 38, n° 4; Silv., t. III, p. 172; édit. Chevallier, p. 311 ; trad. Lucien-Marie de Saint-Joseph, p. 907. 163. Llama de amor viva, canciôn 3, n° 72 ; Silv., t. IV, p. 91 ; trad. Lucien-Marie de Saint-Joseph, p. 1080. 164. Cantico espiritual, canciôn 38, n° 4 ; Silv., t. III, p. 173 ; édit. D. Chevallier, p. 312 ; trad. Lucien-Marie de Saint-Joseph, p. 908. 165- De telles expressions, fausses métaphysiquement ou entitativement, mais vraies spirituellement, s’imposent même au théologien scolastique, et saint Thomas n’hésite pas à dire que, dans la vision béatifique, Dieu devient - spirituellement - la forme de l’intelligence des élus. Cependant elles sont d’un usage plus fréquent chez le théo­ logien mystique, dont l’attention se porte davantage sur l'aspect intentionnel et spirituel des choses. Voir, sur la différence du vocabu­ laire scolastique et du vocabulaire mystique, R. GaRRIGOU- l’esprit âme incréée de l’église 879 Tout ce qui, métaphysiquement, était faux, deviendra vrai mystiquement, suivant l’union d’amour166. 2. Credo in Spiritum sanctum unientem Ecclesiam. Il était impossible de parler du Saint-Esprit comme Principe et Hôte de l’Église, sans parler en même temps de l’unité de l’Église. Aurions-nous, comme le pensent quelquesuns, pour définir cette unité, à choisir entre plusieurs conceptions également recevables167 ? Nous ne le croyons pas. Une seule, à notre avis, s’impose. Du point de vue entitatif, l’unité de l’Église se définit comme accidentelle, non comme substantielle ; comme surnaturelle, non comme naturelle, ce qui la rend (onto­ logiquement) plus précieuse que l’unité substantielle propre aux créatures ; comme référée par l’humanité du Sauveur à l’Esprit saint qui est son suprême principe, non comme abandonnée à la faillibilité des créatures. Elle se définit comme unité de charité dans la grâce divine, non comme unité d’identité dans la nature divine ; comme provenant de notre opération (en ce sens LAGRANGE, O. P., L'amour de Dieu et la croix de Jésus, t. I, p. 14; Jacques Marjtain, Les degrés du savoir, p. 648 [O. C., IV, pp. 848s.]. 166. Au plan philosophique, nous assistons déjà à des renverse­ ments analogues : il est faux, suivant Aristote et saint Thomas, que l’âme soit toutes choses (par nature) ; et pourtant, il est vrai quelle est toutes choses (par connaissance). Cf. saint THOMAS, I, qu. 14, a. 1. 167. Par exemple entre deux conceptions : l’une plus mystérieuse et plus profonde, l’autre plus claire et plus facile à exposer ; l’une phy­ sique, l’autre morale-, l’une ontologique, l’autre opérative-, l’une orien­ tale, l’autre occidentale, etc. L’alternative est signalée par Émile MERSCH, S. J., Le corps mystique du Christ, Paris, 1936, t. 1, pp. XXIIIXXV, qui préfère la conception mystérieuse, physique, ontologique, sans vouloir néanmoins s’opposer à la conception claire, morale, opé­ rative ; mais qui reconnaît « que, dans son ensemble, la tradition occi­ dentale vient se placer dans la suite et dans l’exacte continuation de la tradition orientale », p. XXVIII. 880 IV - l’esprit divinisateur de l’église on peut l'appeler morale), non d'une identification avec l'être substantiel ou personnel de Dieu (en ce sens elle n'est pas ontologique) ; comme effective et déjà réalisée, non comme affective et encore attendue (en ce sens on doit l’appeler physique) ; comme objective, et non comme simplement causée ; comme mutuelle, ou résul­ tant d’un amour d'amitié, non comme unilatérale, ou résultant d’un simple amour de bienveillance; comme fondée sur la présence d'inhabitation des trois Personnes divines, non sur la simple présence d’immensité du Créateur. Mais du point de vue spirituel, intentionnel, mystique, on la définira comme unité substantielle ; car, adhérant au Seigneur par l’amour, l’Eglise ne fait avec lui qu’un seul Esprit. On pourra sans doute insister tantôt sur l’un, tantôt sur l'autre de ces aspects. Mais ils ne sont pas contradic­ toires, et, chaque fois, c’est la même réalité, la même unité, qui sera présente sous la multiplicité de notre dis­ cours. Une telle conception de l'unité de l’Eglise est capable, croyons-nous, de refléter en elle toutes les pro­ fondeurs que l'on pourra discerner dans la révélation évangélique de l'unité de l’Eglise, et en particulier de conserver toute leur singulière énergie aux passages annonçant, en fin de compte, l’identification spirituelle ou mystique de Dieu et de son Eglise : « Qu’ils soient un comme nous sommes un ». « Que l’Amour dont tu m’as aimé soit en eux ». Il nous faut reprendre maintenant cette haute doc­ trine de l’Ame incréée de l’Église, pour en développer certains aspects et en vue de la mettre en rapport avec la doctrine de l’âme créée de l’Église, que nous aurons à étudier dans notre seconde partie. 881 V. RAPPORTS DE L’ÂME INCRÉÉE DE L’ÉGLISE ET DE SON ÂME CRÉÉE Si quelqu'un m'aime... mon Père l'aimera et nous viendrons à lui. Jean, XXIV, 23. «J’ai cherché, dit la Sagesse, un lieu de repos et dans quel domaine habiter. Alors le Créateur de toutes choses m’a donné ses ordres, et celui qui m’a créée a fixé mon séjour. Il m’a dit : Habite en Jacob, aie ton héritage en Israël... Ainsi j’ai eu en Sion une demeure stable ; il m’a fait reposer dans la Cité bien-aimée » (Eccli., XXIV, 7 à 11 ; cf. Prov., VIII, 30-31). Cet obscur pressentiment, qu’on rencontre dans les livres de l’Ancien Testament, d’un Dieu qui se trouve comme à l’étroit dans son infinité et qui semble se cher­ cher une habitation de surcroît dans sa création, dans l’œuvre de ses mains, annonçait l’une des plus hautes défi­ nitions de l’Église. « La maison de Dieu... qui est l’Eglise du Dieu vivant», dit l’apôtre (I Tim., III, 15). « Ne savez-vous pas que vous êtes un temple de Dieu, et que l’Esprit de Dieu habite en vous\ Si quelqu’un détruit le temple de Dieu, Dieu le détruira. Car le temple de Dieri est saint, que vous êtes vous-mêmes» (I Cor., III, 16-17). « Quand tout lui aura été soumis, alors le Fils lui-même sera aussi soumis à Celui qui lui aura soumis toutes choses, afin que Dieu soit tout en toutes choses » (I Cor., XV, 28). « Approchez-vous de lui, Pierre vivante, rejetée des hommes, il est vrai, mais choisie et précieuse devant Dieu ; et vous-mêmes, comme des pierres vivantes, entrez dans la structure pour former une maison spirituelle... » (I Pierre, II, 4-5). Une « maison de Dieu », une « maison spirituelle », ces expressions nous invitent à préciser les rapports qui 882 IV - l’esprit divinisateur de l’église unissent Dieu et sa maison ; et, par conséquent, les rap­ ports qui unissent entre elles l’Àme incréée et l’âme créée de l’Église. Il faut commencer par rappeler brièvement ce que deviennent ces rapports dans l’Église du ciel, où ils sont pleinement actualisés, et pour autant plus faciles à défi­ nir ; puis nous nous attacherons à les saisir dans l’Église du temps, plus exactement dans cette portion de l’Église unique qui est encore dans le temps. I. L’âme incréée et l’âme créée de l’Église « du ciel» 1. L'habitation où les anges et les élus, divinisés par la lumière de gloire et par la charité béatifiques, accueillent la Déité, voilà l’Église du ciel. Bien que débordant de toutes parts cette demeure par sa transcendance infinie, la Déité, la Trinité, disons par attribution l’Esprit saint, peut être regardé comme l’âme incréée de TÉglise. La lumière de gloire et la charité béatifique sont, réduite à ses éléments suprêmes, l’âme créée de l’Église. 13. *********i 2. L’Esprit saint peut se nommer FÂme incréée de l’Église de deux manières, selon les deux manières dont il est en elle pour l’animer, l’unifier, la vivifier, à savoir par sa présence d’efficience et par sa présence d’inhabita­ tion168. 168. ^.efficience, attribuée à l’Esprit saint, est en réalité l’opération de la Trinité tout entière, et l’encyclique Mystici corporis, de PlE XII, 29 juin 1943, rappelle que « tout doit être tenu commun aux Personnes de la sainte Trinité de ce qui a rapport à Dieu envisagé comme Cause efficiente suprême». Acta Apost. Sedis, 1943, p. 231. L’inhabitation est, elle aussi, le fait de la Trinité tout entière; néan­ moins, dit LÉON XIII dans 1’encyclique Divinum illud munus, 9 mai UNITÉ IMMATÉRIELLE ET UNI TÉ ENTITATIVE 883 a) Tout d’abord, l’Esprit saint est l’Ame incréée de l’Église céleste par son efficience: il est le Principe suprême qui, à travers la sainte humanité du Christ glo­ rifié, la remplit des dons de la lumière de gloire et de la charité béatifique. ^ Toutefois, cette animation par efficience n’est point à elle-même sa fin. Elle est ordonnée à une animation plus sublime. En raison de la gloire et de la charité qui l'emplissent, l’Église, en effet, peut se saisir objective­ ment de la Déité tout entière. L’Esprit saint est l’Hôte quelle retient en elle, l’Ami avec qui elle converse, dans la possession de qui elle se repose, auquel elle est unie non seulement affectivement mais réellement. Telle est la présence d’inhabitation. Comment est-elle possible ? Elle suppose, selon l’enseignement de saint Thomas, que la Déité, que l’Esprit saint, est alors transportée dans l’Eglise comme le connu en celui qui connaît et l’aimé en celui qui aime169. L’Église, dans l’ordre de l’être inten­ tionnel de la connaissance et de l’amour, doit être inves­ tie par la Déité pour pouvoir s’emparer de la Déité. En ce sens, elle entre en Dieu1 ° ; sans perdre sa nature, elle se transforme en Dieu ; Dieu devient sa Forme. Pour que l’acte vital de la vision béatifique des élus s’ouvre immédiatement sur la Déité, il faut qu’il soit spécifié dès son origine d’une manière infinie, et que la Déité soit en 1897, «elle est attribuée spécialement à l’Esprit saint». Acta Sanctae Sedis, t. XXIX, p. 648. 169. « Deus dicitur esse in re aliqua dupliciter. Uno modo per modum Causae agentis·, et sic est in omnibus rebus causatis ab ipso. Alio modo sicut objectum operationis est in operante : quod proprium est in operationibus animae secundum quod cognitum est in cognos­ cente et desideratum in desiderante. Hoc igitur secundo modo Deus specialiter est in rationali creatura... per gratiam ». Saint THOMAS, I, qu. 8, a. 3 ; cf. qu. 43, a. 3. 170. « Secundum scientiam et voluntatem, magis res sunt in Deo, quam Deus in rebus ». Saint THOMAS, I, qu. 8, a. 3, ad 3. 884 · ι M IV - L'ESPRIT DIVINISATEUR DE. L’ÉGLISE eux à titre de Forme intelligible. Ce dernier mot est expressément prononcé par saint Thomas : « Si une intelligence créée peut voir Dieu dans son essence, c’est que l’essence divine elle-même est devenue la forme intelligible de cette intelligence, ipsa essentia Dei fit forma intelligibilis intellectus »171. La Déité sera donc reçue dans les intelligences des bienheureux, inégale­ ment, selon la mesure de la lumière de gloire qui leur est départie, à la manière d’une Forme, non pas certes enti­ tative, secundum esse naturale, mais intentionnelle, secun­ dum esse intelligibile' 2, pour leur rendre possible la vision immédiate de ce quelle est elle-même. Dans un instant, à propos de l’Église de la terre, nous parlerons pareillement du pouvoir de la charité divine de se saisir de la Déité, de la retenir captive, de la posséder en elle à la manière dont l’aimé est en celui qui aime. Or, en passant de la terre au ciel, la charité ne change pas de nature, elle ne change que d’état. Elle garde sa mysté­ rieuse propriété. Et la saisie de Dieu par la voie de la vision béatifique, quand elle survient, n’évacue pas la sai­ sie de Dieu déjà effectuée ici-bas par la voie de la connaturalité de l’amour'· 3. C’est donc beaucoup plus profondément au titre de sa présence d’inhabitation, qui relève de la causalité finale et de la causalité formelle, qu’au titre de sa présence d’ef- 171.1, qu. 12, a. 5. 172. Cf. Saint THOMAS, III Contra Gent., ch. LI, avec le commen­ taire de Sylvestre de Ferrare. 173. Elle n évacué pas les dons de sagesse et d’intelligence, grâce auxquels Dieu sera saisi, non pas certes intuitivement, ce qui est l'af­ faire de la vision béatifique (« lorsqu’ils verront le Roi dans sa gloire»), mais affectivement, comme expérimenté et touché en nous (« lorsque sa droite nous embrassera »). Cf. JEAN DE Saint-Tho.MAS, I-Il, qu. 70 ; disp. 18, a. 3, noî 76-84 ; t. VI, pp. 630-633. UNITÉ IMMATÉRIELLE ET UNITÉ ENTITATIVE 885 ficience, que l’Esprit saint est l’Âme incréée de l’Église céleste. 3. De la présence d’efficience résulte, comme un effet de sa Cause propre, l’âme créée de l’Église céleste, ramas­ sée et résumée dans la lumière de gloire et dans la charité béatifique. Le degré d’intensité de cette âme créée dans chacun des élus, c’est-à-dire, en définitive, le degré de ressem­ blance de leur grâce et de leur gloire avec la grâce et la gloire du Christ, détermine le degré de leur participation à la présence d’inhabitation. Leur christoconformité entitative est la mesure de leur transformation en Dieu, de leur déiconformité inten­ tionnelle et immatérielle. IL L’âme incréée et l’âme créée DE L’ÉGLISE « DU TEMPS » Nous aurons à nous référer encore à l’Église du ciel pour définir quels sont, dans l’Église du temps, les rap­ ports de l’Ame incréée et de l’âme créée. 1. Déité et grâce christique Comment définir l’Église du temps ? Disons quelle est l'habitation où les hommes, en tant que surélevés par la grâce christique, accueillent la Déité. En son état encore imparfait, la grâce christique est à l’œuvre dans l’humanité dès le lendemain de la chute : l’Église existe déjà, mais d’une manière seulement inchoative, elle est comme en formation. C’est seulement au temps de l’incarnation que la grâce devient pleinement christique et quelle rend possible la 886 f·· · C·· pleine venue de l’Esprit saint, selon le texte mystérieux de saint Jean, VII, 39 : « L'Esprit n'était pas encore [venu], car Jésus n'avait pas encore été glorifié »’ L A ce stade plénier, la grâce christique est la grâce en tant qu’elle est sacramen­ telle et juridictionnellement orientée. Et l’Église en acte achevé se définira l'habitation que les hommes, moyennant la grâce sacramentelle et orientée, font à la Déité. Que l'Église ainsi définie puisse néanmoins contenir en elle des membres pécheurs, nous aurons plus loin à l’établir. On a dit un peu plus haut que la Déité, la Trinité, bref l’Esprit saint peut se nommer l’Ame incréée de l’Église de deux manières, en raison des deux manières dont elle l’anime, la vivifie, la spiritualise : d’abord par sa présence d’efficience, puis, plus profondément, par sa présence d’inhabitation. Im Vf 2. L’Esprit saint comme âme de l’Église en raison de son « efficience » La présence d’efficience est invoquée directement par l’encyclique Mystici corporis, dans sa première partie trai­ tant de l’Église corps mystique du Christ, pour justifier l’expression de Léon XIII, qu elle fait sienne, et suivant laquelle, si le Christ est la Tête de l’Église, l’Esprit saint en est l’Âme1 5 : « C’est, dit Pie XII, à l’Esprit du Christ 174. « Il est hors de doute, dit LÉON XIII, dans l’encyclique Divinum illud munus, que l’Esprit saint a habité par la grâce dans les justes qui ont précédé le Christ..., mais il s’est communiqué après le Christ avec une bien plus large profusion ». A. S. S., t. XXIX, p. 651. Le pape cite le mot où saint LÉON caractérise l’œuvre de 1 Esprit au jour de Pentecôte : « Cumulans sua dona, non inchoans ; nec ideo novus opere, quia ditior largitate ». Sermon LXXVII, ch. I, P. L, t. LTV, coi. 412. 175. Encyclique Divinum illud munus, citée par PlE XII, Acta Apost. Sedis, 1943, p. 220. UNITÉ IMMATÉRIELLE ET UNITÉ ENT1TATIVE 887 comme à un Principe caché qu’il faut attribuer que toutes les parties du Corps soient reliées, aussi bien entre elles qu’avec leur Tête suprême, puisqu’il réside tout entier dans la Tête, tout entier dans le Corps, tout entier dans chacun des membres... C’est lui qui, par l’insuffla­ tion céleste de la vie176177 , est le Principe de toute action 178 vitale et vraiment salutaire en chacune des diverses par­ ties du Corps ». Un peu plus loin, Pie XII oppose, au principe d’unité des sociétés humaines, le Principe d’unité du Corps mystique « qui est en lui-même pro­ prement infini et incréé, à savoir l’Esprit de Dieu, qui, selon le docteur angélique1 , bien qu’il soit un et unique, remplit et unit l’Eglise entière»18. L’Esprit saint, en tant que Principe d’efficience incréé, voilà donc l’Âme de l’Église. Conformément à ce premier enseignement de l’ency­ clique, nous pourrons dire, en essayant de tenir compte des modalités dont la grâce christique s’enrichit lorsqu’elle atteint les hommes à travers les pouvoirs sacramentel et juridictionnel, que l’Esprit saint est l’Ame incréée de l’Église d’ici-bas, tout d’abord parce qu’il est le principe effi­ cient suprême qui, moyennant la sainte humanité du Christ, la remplit de la charité sacramentelle et orientée. 3. L’Esprit saint comme âme de l’Église en raison de son « inhabitation » Comment faut-il entendre les rapports du mystère de l’Église et du mystère de 1’inhabitation de l’Esprit saint ? 176. « Caelesti vitae halitu », Acta Apost. Sedis, 1943, p. 219. 177. De veritate, qu. 29, a. 4. C’est efficiemment que l’Esprit est dit ici remplir l’Église, à la manière d’une source qui se déverse dans un fleuve. 178. A. A. S., 1943, p. 222. 888 IV - l’esprit divinisateur de l’église a) Les données de Γencyclique « Mystici corporis » La doctrine de l'inhabitation est signalée dans la seconde partie de l'encyclique Mystici corporis, qui traite de l’union des fidèles avec le Christ. L'encyclique invite les théologiens à étudier ce mys­ tère, pourvu qu'ils le fassent avec les dispositions requises1 9. En même temps, elle les prévient contre l’er­ reur d’un « faux mysticisme » qui voudrait « supprimer les frontières immuables séparant les créatures du Créateur », et « fondre en une seule personne physique le divin Rédempteur et les membres de l’Église»179 180. Elle leur propose le principe qu’ils devront regarder comme inébranlable s’ils veulent être fidèles aux vues authen­ tiques et à l’enseignement exact de l’Église : à savoir « rejeter toute manière d’expliquer notre union mystique avec le Christ par laquelle on autoriserait les chrétiens, de quelque façon que ce soit, à transgresser tellement les limites du créé et à pénétrer si indûment dans le I b 179. « Nous n’ignorons pas que ceux qui cherchent à comprendre et à exposer la doctrine mystérieuse de notre union avec le divin Rédempteur, et spécialement celle de l’habitation du Saint-Esprit dans les âmes, rencontrent bien des voiles qui, en raison de la débilité de nos intelligences, l’enveloppent comme d’une nuée. Mais nous savons aussi que, d’une étude ordonnée et assidue de cette matière, du heurt des diverses opinions et du concours des diverses théories pourvu que l’amour de la vérité et le respect dû à l’Église dirigent ces investigations - peuvent jaillir de précieuses lumières, qui consti­ tuent, en ce genre de disciplines sacrées comme ailleurs, un réel pro­ grès ». A. A. S., 1943, p. 231. 180. Ce «faux mysticisme» est dénoncé dès l’introduction de l’encyclique et au début de la troisième partie, A. A. S., 1943, pp. 197 et 234. Il semble résulter de deux formes d’erreur: Γ celle qui, confondant la filiation naturelle du Christ et notre filiation adoptive, prétendrait étendre l’union hypostatique à tous les chré­ tiens, voire à toute l’humanité ; 2° celle qui, professant la doctrine de l’univocité de l’être, prétendrait dissoudre la substance de l’homme et des choses créées dans la substance de l’Être incréé. UNITÉ IMMATÉRIELLE ET UNITÉ ENTITATIVE 889 domaine divin qu’on en viendrait à leur accorder en propre, même un seul des attributs de la Divinité éter­ nelle»181. Elle les adresse à saint Thomas pour caractéri­ ser les traits essentiels de ce mystère182 : « Les personnes divines sont dites habiter, en tant que présentes, d’une façon qui nous reste impénétrable, dans les créatures douées d’intelligence ; elles s’en laissent atteindre par voie de connaissance et d’amour, d’une manière cepen­ dant qui transcende toute la nature, tout à fait intime et privilégiée ». Elle les invite à éclairer le mystère de l’habi­ tation présente par celui de la vision béatifique, qui en sera la parfaite consommation, et rapporte le mot de Léon XIII dans l’encyclique Divinum illud munus : «Cette union admirable qu’on appelle inhabitation ne diffère que par la condition ou l’état, de celle où Dieu embrasse ses élus en les béatifiant ». Laissons-nous conduire par ces enseignements. b) L’Esprit saint, âme de l’Église par inhabitation Une première question se pose. L’Esprit saint n’est-il l’Ame de l’Eglise qu’en vertu de son efficience ? Ne l’estil pas davantage encore en vertu de son inhabitation ? 181. Voici le texte latin de cet important passage: «Omnem nempe rejiciendum esse mysticae hujus coagmentationis modum, quo christifideles, quavis ratione ita creatarum rerum ordinem prae­ tergrediantur, atque in divina perperam invadant, ut vel una sempi­ terni Numinis attributio de iisdem tanquam propria praedicari queat ». A. A. S., 1943, p. 231. La seconde règle donnée aux théologiens par l’encyclique concerne directement, non pas l’inhabitation, mais l’efficience de l’Esprit saint : « Qu’ils maintiennent en outre fermement cet autre principe certain, qu’en cette matière, tout doit être tenu commun aux personnes de la sainte Trinité de ce qui a rapport à Dieu envisagé comme Cause efficiente suprême ». Sur cette seconde règle, voir plus haut, pp. 618 et suiv. ; 882. 182.1, qu. 43, a. 3. 890 IV - LESPRIT DIVINISATEUR DE L’ÉGLISE Pour mieux comprendre, rappelons-nous que l’Église est une, sous les différences de sa condition céleste et de sa condition présente. Or, au ciel, il est manifeste que la présence d’effi­ cience de l’Esprit saint n’a pas sa fin en elle-même, et qu elle est ordonnée à la présence d’inhabitation par la vision et l’amour béatifiques : plus encore que la pré­ sence d’efficience, c’est donc la présence d’inhabitation, relevant de la causalité finale et formelle, qui fait que l’Esprit saint est l’Ame incréée de l’Eglise céleste. Il faut dire pareillement que la présence d’efficience de l’Esprit saint n’a pas ici-bas sa fin en elle-même, quelle est ordonnée à produire dans les âmes la grâce christique, qui suscite la présence d’inhabitation : en sorte que, plus encore que la présence d'efficience, c’est la présence d’in­ habitation, relevant de la causalité finale et formelle, qui fait de l’Esprit saint l’Ame incréée de l’Eglise terrestre. Que l’Esprit saint soit l’Ame de l’Eglise en raison de sa présence d’efficience, il semble aisé de l’admettre, puisqu’il est clair et comme évident qu’il atteint de cette manière tous les membres de l’Eglise, d’abord les membres justes, et aussi les membres «infirmes» ou pécheurs, en qui il maintient « la foi et l’espérance chré­ tienne », qu’il visite « par ses monitions secrètes et ses impulsions »183. Mais que l’Esprit saint soit l’Ame de l’Église en raison de sa présence d’inhabitation, peut-on le dire sans restreindre l’Église aux seuls justes, et sans en exclure les pécheurs dans lesquels il « refuse d’habiter par la grâce de la sainteté »184 ? La réponse qu’il faudra donner à cette question, à la suite de Cajetan, et qui nous introduira plus avant dans 183. Encyclique Mystici corporis, A. A. S., 1943, p. 203. 184. Encyclique Mystici corporis vers la fin de la première partie. A. A. S., 1943, p. 220. UNITÉ IMMATÉRIELLE ET UNITÉ ENTITATIVE 891 h profondeur du mystère de l’Église, c’est que la pré­ sence d inhabitation par la grâce et la charité, qui ne se réalise directement que dans les membres justes, n est pas sans atteindre indirectement, à travers eux, les membres pécheurs. Si l’on veut tout de suite un signe de celte mystérieuse extension, que l’on songe que, sans la présence d’inhabitation de l’Esprit dans les justes, il n’y aurait plus d'Église du tout, en sorte que les pécheurs ne pourraient plus être membres de l’Église, quelles que Rissent d’ailleurs les illuminations et les impulsions par lesquelles l’Esprit continuerait de les visiter. A vouloir caractériser l’Église et déterminer la nature de son Ame incréée et de son âme créée en ne regardant qu’aux seuls éléments résiduels quelle possède encore directement chez les pécheurs, sans tenir compte de la présence d’inhabitation et de la grâce, on se condamne­ rait à exclure de son essence ce qui fait le meilleur d’ellemême. On ne pourrait plus la définir la vivante Maison de Dieu, le Temple de l’Esprit, l’Épouse du Christ. On procéderait comme un philosophe qui, ayant reconnu que l’âme est une en elle-même, et quelle est tout entière dans chaque partie du corps, proposerait de la définir par sa moindre fonction, qui est seule à appa­ raître dans les organes de la vie végétative, et oublierait qu’étant virtuellement multiple, elle peut manifester ailleurs d’autres richesses18’.185 185. «Videmus eamdem animam diversos gradus habere, ut vegetativum et sensitivum, nec omnes communicari cuilibet parti, nam ungues et capilli participant gradum vegetativum et non sensiti­ vum». JEAN de Saint-T HOMAS, Cursus phil.j Phil, nat., Ill, qu. 1, a. 1, éd. Vivès, t. Ill, p. 182. C’est peut-être pour n’avoir pas assez paré au danger des définitions per ungues et capillos que BOSSUET devra protester contre les imputations du ministre Claude : « Dire... qu’il pourrait y avoir un corps humain qui ne serait que cheveux et ongles et membres pourris et humeurs peccantes, sans qu'il y eût en effet rien de vivant : c’est ce que fait M. Claude lorsqu’il conclut de 892 IV - l’esprit divinisateur de l’église Retenons, en conséquence, que PEsprit saint est l’Ame incréée de ΓÉglise, déjà par la présence d’effi­ cience, mais plus profondément encore par la présence d'inhabitation. e) L'union par inhabitation est réelle et effective L’union d'inhabitation, selon Léon XIII et Pie XII, « ne diffère que par la condition ou l’état de celle où Dieu embrasse ses élus en les béatifiant»186. Comment peuvent-elles être l'une et l’autre, selon l’enseignement des théologiens, des unions immédiates et réelles ? Dans le cas de la vision béatifique, Dieu est transporté dans l’intelligence des bienheureux un peu à la façon dont, selon le processus commun de la connaissance, la chose connue est transportée dans le connaissant, mais néanmoins d'une manière infiniment plus merveilleuse. Car, selon le processus commun de la connaissance, la chose connue est dans le connaissant, non pas avec le mode d’exister quelle a dans la nature, mais avec un mode d’exister nouveau, quelle emprunte pour la cir­ constance, et qu’on appelle son être intelligible, son être intentionnel dans l’intelligence : l’union du connaissant et du connu laisse ainsi, en dehors d’elle, le mode d’exis­ ter qui est naturel au connu. Tandis que, dans la vision béatifique, c’est l’essence divine, laquelle ne suppone pas d’exister selon deux modes différents, qui par elle-même tient le rôle de l’espèce intelligible, de la forme intelli­ gible actualisant l’intelligence des bienheureux18 , en mon discours que l’Église de Jésus-Christ pourrait n’être qu’un amas de méchants et d’hypocrites ». Réflexions sur un écrit de M. Claude. 186. A AS., 1943, p. 232. 187. Voici quelques textes de saint THOMAS : « Res visa non potest esse in vidente per suam essentiam, sed solum per suam similitudi­ nem... Sed ex parte rei visae, quam necesse est aliquo modo uniri UNITÉ IMMATÉRIELLE ET UNITÉ ENTITATIVE 893 sorte que leur union avec Dieu est une union, non pas dis­ tante, mais réelle. On dira pareillement, et mutatis mutandis, que dans le cas de l’inhabitation, Dieu est transporté dans l’âme sainte, un peu à la façon dont, selon le processus com­ mun de l’amour, la chose aimée est transportée dans celui qui aime à titre de poids et d’impulsion en vue de l’attirer à elle188, mais néanmoins d’une manière infini­ ment plus merveilleuse181’. Pour essayer de l’expliquer, videnti, per nullam similitudinem creatam Dei essentia videri potest». I, qu. 12, a. 2. «Sicut aliae formae intelligibiles, quae non sunt suum esse, liniuntur intellectui secundum aliquod esse, quo informant ipsum intellectum, et faciunt ipsum in actu : ita divina essentia unitur intel­ lectui creato ut intellectum in actu, per seipsam faciens intellectum in actu » Ibid., ad 3. «Manifestum est igitur quod essentia divina potest comparari ad intellectum creatum ut species intelligibilis qua intelligit, quod non contingit de essentia alicujus alterius substantiae separatae» III Contra Gent., chap. LI. 188. «Deus dicitur esse in re aliqua dupliciter. Uno modo per modum causae agentis... Alio modo sicut objectum operationis est in operante ; quod proprium est in operationibus animae secundum quod cognitum est in cognoscente et desideratum in desiderante » I, qu. 8, a. 3. « De ratione scientiae et voluntatis est quod scitum est in sciente, etvolitum in volente». Ibid., ad 3. « Cognitio perficitur per hoc quod cognitum unitur cognoscenti secundum suam similitudinem ; sed amor facit quod ipsa res quae amatur, amanti aliquo modo uniatur. Unde amor est magis unitivus quam cognitio. » I-II, qu. 28, a. 1, ad 3. « Amatum dicitur esse in amante, prout est per quandam compla­ centiam in ejus affectu ». Ibid., a. 2. 189. « Deus specialiter est in rationali creatura, quae cognoscit et diligit illum actu vel habitu. Et quia hoc habet rationalis creatura per gratiam, dicitur esse hoc modo in sanctis per gratiam ». I, qu. 8, a. 3. « Nulla alia perfectio superaddita substantiae, facit Deum esse in aliquo sicut objectum et amatum, nisi gratia; et ideo sola gratia facit singularem modum essendi Deum in rebus ». Ibid., ad 4. 894 iv - l’esprit dmnisateur de l’église rappelons que, selon le processus commun de l’amour, la chose aimée est transportée dans celui qui aime, non pas avec le mode d’exister qu elle a dans la nature, mais avec un mode d'exister nouveau, qu’elle emprunte pour la circonstance, et qu’on peut appeler l’être intentionnel de l'amour : il en résulte que l’amour ne représente par lui seul qu’une union à distance, tendancielle, affective190. Tandis que, dans le mystère de l’inhabitation, c’est l’es­ sence divine, laquelle ne supporte pas d’exister selon deux modes différents, qui, par elle-même, tient le rôle de l’être intentionnel d’amour, pour tirer à elle ceux qui sont dans la grâce et la charité : en sorte que leur union à Dieu est, non pas seulement affective, désirée, tendancielle, mais possessive, effectuée, réelle. Faut-il craindre de trop manifester un tel mystère, même au risque de se redire ? « La procession du verbe, dit saint Thomas, a lieu selon l’activité de l’intelligence. Mais il y a en nous selon l’activité de la volonté une autre procession, à savoir la procession de l’amour sui­ vant laquelle la chose aimée est dans celui qui aime : tout comme par la conception du verbe la chose conçue et intelligée est dans celui qui intellige »191. Et comment donc la chose aimée est-elle dans celui qui aime ? « Par « Secundum solam gratiam gratum facientem mittitur et procedit temporaliter Persona divina... Habere autem potestatem fruendi divina Persona, est solum secundum gratiam facientem. Sed tamen in ipso dono gratiae gratum facientis Spiritus sanctus habetur et inhabi­ tat hominem ». I, qu. 43, a. 3. 190. «Primam ergo unionem (scii, secundum rem) amor facit effective, quia movet ad desiderandum et quaerendum praesentiam amati quasi sibi convenientis et ad se pertinentis. Secundam autem unionem (scii, secundum affectum) facit formaliter, quia ipse amor est talis unio vel nexus ». I-II, qu. 28, a. 1. 191.1, qu. 27, a. 3. UNITÉ IMMATÉRIELLE ET UNITÉ ENTITATIVE 895 une sorte de complaisance affective...192, par une com­ plaisance en l’aimé, laquelle s’enracine à l’intérieur de celui qui aime, et c’est pourquoi l’amour est quelque chose d’intime, et c’est pourquoi on parle des entrailles de la charité »193194 . Partout ailleurs, ce n’est pas selon son mode d’exister propre, c’est selon son mode d’exister spi­ rituel que la chose aimée est dans celui qui aime, pour spécifier spirituellement, tendanciellement, intentionnel­ lement, son acte vital d’amour, et c’est pourquoi l’union de l’amour en tant que tel, l’union de l’amour en tant que complaisance, est seulement affective, et non pas réelle™. Mais est-il question de l’amour de charité, où «la créature raisonnable atteint Dieu lui-même»19^ dans son infinité, du fait que Dieu tel qu’il est en lui-même ne supporte pas de double intentionnel, ne supporte pas d’exister sous deux modes distincts, l’un propre et entitatif (pour être en lui), l’autre spirituel et intentionnel (pour être en nous), il faut absolument conclure que Dieu lui-même, selon l’unique mode d’exister qui lui est propre, est en nous, non pour évacuer notre être propre, entitatif, naturel, mais pour nous changer en lui selon notre être spirituel, affectif, intentionnel, et pour spéci­ fier spirituellement d’une manière rigoureusement infi­ nie l’acte vital de notre amour, en sorte que la charité, qui est non pas simplement un amour, mais un amour capable de se saisir de Dieu, constitue une union effective er réelle avec Dieu, et qu’il est vrai d’une vérité inouïe que « qui demeure dans la charité demeure en Dieu, et Dieu en lui » (I Jean, IV, 16). 192. « Per quamdam complacentiam in ejus affectu ». I-II, qu. 28, a. 2. 193. «Propter complacentiam amati interius radicatam : unde et amor dicitur intimus, et dicuntur viscera charitatis » Ibid. 194. I-II, qu. 28, a. 1. 195.1, qu. 43, a. 3. 896 IV - l’esprit divinisateur de l'église La charité est la nuée qui contient le Don incréé. Elle entraîne l’union réelle et possessive avec les Personnes divines. « Dans le don même de la grâce sanctifiante, dit saint Thomas, l’Esprit saint est possédé et habite l’homme...196 Par le don de la grâce sanctifiante, la créa­ ture raisonnable est élevée à tel point que non seulement elle use du don créé, mais se repose dans la Personne divine. Ainsi, la mission invisible de l’Esprit se fait selon le don de la grâce sanctifiante ; mais ce qui est donné, c’est la Personne divine elle-même...19 Par ces dons, c’est à l’Esprit saint lui-même que nous sommes unis198». C’est dire, en d’autres termes, que la charité unit à Dieu d’une manière non pas seulement affective et tendan­ cielle, mais effective et réelle1". Les théologiens dispu196.1, qu. 43, a. 3. 197. Ibid., ad 1. 198. I Sent., dist. 14, qu. 2, a. 1, quaest. 1. - C’est en tenant compte de ces grands textes, qu’ils n’ont certainement pas l’intention d’annuler, qu’il faut interpréter les passages où saint Thomas déclare qu’il est impossible que la béatitude consiste essentiellement dans un acre de volonté, la volonté étant par elle-même inapte à se saisir de la fin, et n’étant capable que de tendre vers elle, si elle est absente, de s’y reposer, si elle est présente. Cf. I-II, qu. 3, a. 4. Nous l’avons dit plus haut, p. 872, note 154, ce n’est pas simplement en tant qu’amour, c’est en tant que qualifié par la charité et les dons, que l’amour se sai­ sit de Dieu. 199. Saint THOMAS établit l’équivalence entre le fait de se saisir de Dieu tel qu’il est en lui-même, et le fait de l’inhabitation : «Et quia cognoscendo et amando, creatura rationalis sua operatione attingit ad ipsum Deum, secundum istum specialem modum Deus non solum dicitur esse in creatura rationali, sed etiam habitare in ea sicut in tem­ plo suo ». I, qu. 43, a. 3. Ses disciples caractériseront funion d’inhabi­ tation comme une union réelle. Par exemple Jean DE Saint-Thomas, I, qu. 43, disp. 17, a. 3, n° 4 ; t. IV, p. 469 : « Id deducitur ex perfectissima ratione amoris, qui non est contentus affectiva unione ad objectum amatum prout tale objectum est in apprehensione, sed quaerit unionem effectivam et realem, qua conjungitur objecto ipsi quantum potest : et haec effec- UNITÉ IMMATÉRIELLE ET UNITÉ ENTITATIVE 897 tent des conditions qui rendent possible cette union réelle200. Ils s’accordent à reconnaître quelle résulte, non pas des propriétés de l’amour en tant que tel, mais des tira et redis unio nascitur ex priori affectiva et intentionali. Unde cum missio Spiritus sancti sit per amorem perfectissimum, non debuit sistere in unione affectiva et morali, sed realem et intimam exhibere, per suae substantiae praesentiam ». De même, les Salmantiœnses, De Trinitate, disp. 19, dub. 5, n° 77 ; éd. Palmé, t. Ill, p. 752: «In invisibili missione divinarum Personarum, non solum donari dona gratiae sanctificantis, sed etiam simul donari et mitti ipsas Personas Spiritus sancti et Verbi : ita ut praedictae Personae per intimam, veram, substantialem et realem prae­ sentiam earum, ac novo et speciali modo, incipiant inhabitare ani­ mam ejus ad quem mittuntur ». 200. Selon Jean de Saint-Thomas, I, qu. 43, disp. 17, a. 3, n° 4 ; t. IV, p. 468, c’est parce que Dieu remplit toutes choses que lame amoureuse peut le rencontrer au-dedans d’elle-même. La pré­ sence d immensité est ainsi un présupposé nécessaire de la présence dinhabitation: « Missio divinarum Personarum, etiam invisibilis et ratione gratiae facta in animam, necessario petit realem et intimam praesentiam Personae missae in ipsa anima, praeter praesentiam com­ munem immensitatis : haec enim manet, etiam extincta gratia, in homine peccatore. Requirit tamen praesuppositive et tamquam condi­ tionem necessariam, immensitatem, qua remota non posset illa prae­ sentia realis erga gratiam resultare ». D’autres théologiens, parmi lesquels les SALMANTIŒNSES, loc. rit., Billuart, De Trinitate, fin, édit. Brunet, t. I, p. 576, etc., déclarent que même si, par impossible, les Personnes divines n’étaient pas pré­ sentes dans l’âme du juste en raison de l’immensité divine et de la présence divine d’efficience, elles y seraient présentes en raison du don de la grâce sanctifiante par la présence d’inhabitation. Quoi qu’il en soit, il reste que la présence d’immensité ne peut être que la condition, non la raison formelle de la présence d inhabita­ tion. La raison formelle, c’est le fait que, dans les âmes où vit la cha­ rité, l’essence divine elle-même tient le rôle de l’être intentionnel d’amour, pour les tirer jusqu’à l’union réelle. Il en va pareillement pour le mystère de l’incarnation: la présence divine d’immensité dans le Christ n’est qu’une condition préalable ; la raison formelle de l’incarnation tient au rôle personnalisant que le Verbe assume par rapport au Christ. 898 IV - L’ESPRIT DIVINISATEUR DE L’ÉGLISE propriétés extraordinaires de cet amour très parfait201 et très mystérieux qu’est la charité. Il est clair que c’est en raison de l'union réelle de la vision béatifique que Dieu rassemble, vivifie, spiritualise, divinise souverainement l’Eglise céleste, étant alors comme sa Forme intelligible et sa Fin unifiante, saisie à découvert. Pareillement, c’est en raison de l'union réelle de l'amour de charité que Dieu rassemble, vivifie, spiri­ tualise, divinise souverainement l’Église terrestre, étant alors comme sa Forme amative, sa forme intentionnelle d’amour, et sa Fin unifiante, possédée dans la nuit. Nous retrouvons ainsi la conclusion de tout à l’heure : souve­ rainement, ultimement, c’est en raison de la présence d’inhabitation que l’Esprit saint est l’Ame incréée de l’Église. d) L'union d'inhabitation suppose une transformation selon l'amour Peut-on parler, à propos de l’Église, d’une transforma­ tion en Dieu ? Il est vrai, dit saint Thomas, que moyennant la grâce, par voie de connaissance et d’amour, Dieu est en nous202 ; pourtant il est plus vrai encore que nous sommes nous-mêmes en Dieu203. Il est donc vrai que Dieu est dans l’Église ; mais il est vrai plus encore que l’Église est en Dieu. Nous touchons ici au point de l’union mystique de l’Église avec son Dieu, où nous aurons toujours à rappe­ ler qu’aucune des attributions divines ne saurait conve201. Perfectissimus amor: c’est le mot de JEAN DE SAINT-THOMAS cité dans la note de la page précédente. 202. Dans la créature raisonnable, « Deus dicitur esse sicut cogni­ tum in cognoscente et amatum in amante ». I, qu. 43, a. 3. 203. « Secundum scientiam et voluntatem magis res sunt in Deo quam Detis in rebus ». I, qu. 8, a. 3, ad 3. UNITÉ IMMATÉRIELLE ET UNITÉ ENTITATIVE 899 nir à l’Église en propre, tanquam propria2"\ Certes, ce n’est pas selon son être propre et entitatif, c’est seule­ ment selon son être intentionnel et spirituel, par une existence suprasubjective, par la surexistence immaté­ rielle de l’amour204 205 et des dons de l’Esprit saint, que l’Église peut devenir avec Dieu un seul Esprit. Si, dans la vision bienheureuse, Dieu lui-même est comme la Forme intelligible par laquelle les élus se saisis­ sent de lui à découvert, il faut bien dire que l’Eglise du ciel, sans perdre son être propre, naturel, entitatif, res­ tant créée et séparée de l’Etre incréé par une distance infranchissable, est cependant comme transformée et changée en Dieu selon son être intentionnel par quoi elle connaît son être spirituel et intelligible, en sorte que c’est avec Dieu quelle s’empare de Dieu. Et si, ici-bas, dans l’amour de charité, Dieu lui-même est comme la Forme amative par laquelle les saints se saisissent de lui dans la nuit de la foi206, il faut bien dire que l’Église de la terre, sans perdre son être propre, naturel, entitatif, restant créée et séparée de l’Être incréé par une distance infranchissable, est cependant comme transformée et changée en Dieu, selon l’être intentionnel et suprasubjectif de l’amour, en sorte qu’elle devient Dieu pour aimer Dieu, qu elle aime « Dieu avec Dieu », et qu’en 204. Encyclique Mystici corporis, A. A. S., 1943, p. 231. 205. Cf. Jacques Maritajn, De Bergson à Thomas d'Aquin, NewYork, 1944, p. 190 et suiv [O. C., VTII, pp. 105s.]. 206. Rappelons que, d’une manière générale, la connaissance est la condition sine qua non, non la raison de l’amour. « Il est vrai, dit saint THOMAS, qu’il faut connaître pour aimer, mais ce qu’on connaît le plus n’est pas ce qu’on aime le plus. Une chose est aimée, non parce qu elle est connue, mais parce qu’elle est bonne. C’est ce qui est meilleur, non ce qui est mieux connu, qui est plus aimable ». De charitate, quaestio unica, a. 4, ad 4. « Une chose est peut-être plus aimée quelle n’est connue, car elle peut être aimée parfaitement même quand elle n’est pas connue parfaitement». I-II, qu. 27, a. 2, ad 2. 900 IV - L'ESPRIT DIVINISATEUR DE L’ÉGLISE aimant Dieu « elle donne Dieu à Dieu ». Spirituel­ lement, elle est avec Dieu : « Il est écrit : Ils seront deux à devenir une seule chair. Mais, qui adhère au Seigneur devient [avec lui] un seul Esprit » (I Cor., VI, 16-17). « Au point de vue de l’entité, dans le registre de l’être propre des choses, il y a toujours dualité, que dis-je, dis­ tance infinie entre l’àme et l’amour incréé. Mais il est un autre ordre que celui de l’entité, et c’est à lui que fait allusion saint Paul : un seuÎ esprit, dit-il, non un seul être. C’est l’ordre de l’amour en tant qu’amour, considéré non pas dans ses constitutifs ontologiques d’essence et d’exis­ tence (alors il est considéré comme être), mais bien dans la réalité absolument propre de l’immatérielle intussus­ ception par laquelle l’autre en moi devient plus moi que moi-même20 ... La volonté créée et l’amour incréé demeurent enritativement distants à l’infini, et pourtant l’âme, dans son activité surnaturelle d’amour, se perd ou s’aliène en Dieu devenu selon l’être ou l’actualité d’amour plus elle qu’elle-même, principe et agent de toutes ses opérations. Tout a été dit là-dessus par le saint lui-même (saint Jean de la Croix) en une parole d’or: ils sont deux natures en un seul esprit et amour de Dieu™ ».207 208 ΓΤ4 G? 207. Jacques Maritain, Les degrés du savoir, 1932, p. 734 [O. C., IV, p. 925]. 208. Ibid., p. 737 [p. 928]. Au même endroit, l’intentionnalité de l’amour est opposée, dans ce qu elle a de propre, à l’intentionnalité de la connaissance : « L’être intentionnel d’amour n’est pas comme l’être intentionnel de connaissance, un esse en vertu duquel l’un (le connaissant) devient l’autre (le connu), c'est un esse en vertu duquel - processus immatériel encore mais tout différent - l’autre (l’aimé), spirituellement présent dans l’un (l’aimant) à titre de poids ou d’im­ pulsion, lui devient un autre lui-même... Il y a donc un certain être immatériel propre à l’union d’amour, selon lequel l’aimé est dans la volonté aimante, comme il y a un certain être immatériel propre à l’union cognitive, selon lequel le connu est dans l’intelligence connaissante: ici présence par mode de similitude, et où le connais- UNITÉ IMMATÉRIELLE ET UNITÉ ENTITATIVE 901 Ce n’est pas en propre et dans le registre de l’entité que l’Église devient Dieu : c’est spirituellement et dans le registre de l’intentionnalité et de la surexistence immaté­ rielle de l’amour. e) Litre entitatifet Uêtre spirituel de la charité Donner des yeux à quelqu’un, c’est lui donner en propre et dans l’ordre de l’entité une perfection finie, un organe concret et circonscrit. Mais du même coup c’est introduire en lui, spirituellement et dans l’ordre de l’in­ tentionnalité, tout l’infini de l’horizon. Semblablement, la charité a deux faces. Et elle est forme de l’Eglise selon chacune de ces deux faces. D’abord selon son être propre et entitatif: dans cet ordre de l’entité, elle parfait et détermine l’Eglise, elle est sa forme ultime, son âme créée. Puis, selon son être spiri­ tuel et intentionnel, en tant quelle porte dans ses propres entrailles la Déité elle-même tenant le rôle de la forme intentionnelle d’amour par quoi les saints, transformés en l’Aimé, par surexistence immatérielle, se saisissent de lui : dans cet ordre de l’intentionnalité aussi, elle parfait et détermine ultimement l’Église, elle est sa Forme et son Ame incréée. Selon sa présence d’efficience, l’Esprit saint produit l’être propre et entitatif de la charité, et l’unité qu’il confère à l’Église est finie. Selon sa présence d’inhabita­ tion, c’est-à-dire selon qu’il se donne à l’Église pour Forme afin d’être son Hôte, il représente ce qu’on nomme l’être spirituel et intentionnel de la charité, et l’unité qu’il confère à l’Église est infinie. sant devient le connu ; là présence par mode d'impulsion et de motion, et où l’aimé devient le principe d’action, le poids de l’aimant ». Ibid., p. 736 [p. 9271- 902 IV - L ESPRIT DIVIN1SATEUR DE L’ÉGLISE 4. L’unité suprasubjective de l’Église par surexistence immatérielle d'amour En opposant ce qui convient à l’Église selon son être propre et subjectif et selon son être spirituel?™ et suprasubjectif, on prévient, comme le demande l'encyclique Mystici corporis, tout risque de lui conférer aucune attri­ bution divine tanquam propria, et l’on écarte d’emblée les diverses formes de 1’erreur d’Eckart et du monisme panthéistique. En même temps, on trace la voie sûre qui permet d’intégrer dans la théologie du mystère de l’Église, sans chercher à les amoindrir, les passages où, traitant de l’unité en Dieu par transformation d’amour, - le plus souvent pour éclairer la voie des âmes fidèles, mais parfois même en mentionnant expressément l’Église209 210 - des saints et des écrivains spirituels nous ont livré le sens suprême de la prière du Sauveur pour son Église : Ut sint unum sicut et nos unum sumus. a) L’unité de surexistence immatérielle d’amour est infinie On énonce le fond du mystère de l’unité suprasubjec­ tive de l’Église d'ici-bas quand on dit que, selon l’extra- e» * 209. Il n’est pas question ici d’opposer le temporel des royaumes de ce monde au spirituel du royaume qui n’est pas de ce monde. Il est question des deux manières dont le lien du royaume spirituel, à savoir la charité, peur être considéré : selon son être propre et entitatif ou selon son être spirituel et intentionnel. 210. Par exemple chez TâULER. Et saint JEAN DE LA CROIX établit lui-même l'équivalence de la condition de l’âme et de celle de l’Église. Commentant, dans la Montée du Carmel livre II, ch. III, le passage du psaume : Nox nocti indicat scientiam, il écrit : « Et la nuit, qui est la foi dans l’Église militante - où il est encore nuit -, montre la science à l’Église et par conséquent à quelque âme que ce soit...» Édit. Silverio, t. Il, p. 74; trad. Lucien-Marie de Saint-Joseph, t. I, p. 126. UNITÉ IMMATÉRIELLE ET UNITÉ ENTITATIVE 903 ordinaire révélation du Sauveur : « Je leur ai donné la gloire que tu m’as donnée, afin qu’ils soient un comme nous sommes un » (Jean, XVII, 22), c’est la gloire divine, la Déité même, qui moyennant la charité la remplit tout entière et devient le lien de son unité, en sorte que la même gloire infinie que le Fils possède en propre et par nature, les disciples la possèdent spirituellement et par grâce. L’unité foncière de l’Église lui est ainsi donnée tout d’un coup, avec sa nature, dès le jour de Pentecôte. Sous cet aspect, elle n’est pas à attendre pour plus tard ; elle est une mystérieuse réalité du présent. Plus ou moins intensément selon que sa charité est plus ou moins intense, l’Église s’empare par la charité de l'Amour incréé211 : mais la moindre charité comporte l’union réelle et permet déjà de s’emparer de tout l’Amour12. b) Le témoignage des écrivains spirituels 1. L’union par transformation d’amour et l’inhabitation des Personnes divines sont liées à la charité, même à ses moindres degrés. Pourtant elles ne se laissent éprou­ ver que dans les âmes où elles ne sont pas contrariées. Alors, dit sainte Thérèse, « ce que nous tenons par foi, l’âme ici le connaît, on peut dire par vue, bien que cette vue ne soit pas par les yeux du corps ni de l’âme, n’étant point une vision par image »213. La clarté même avec 211. «Selon la pureté sera l’illustration, l’illumination et l’union de l’âme avec Dieu en moindre ou en plus haut degré». Saint JEAN DE LA Croix, Montée du Carmel, livre II, chap. V ; édit. Silverio, t. II, p. 84 ; trad. Lucien-Marie de Saint-Joseph, p. 137. 212. Il en va proportionnellement ici-bas de la charité, comme de la lumière de gloire au ciel : la moindre lumière de gloire fera voir Dieu « totus sed non totaliter ». Saint T HOMAS, I, qu. 12, a. 7, obj. 3. 213. Château intérieur, Septièmes demeures, ch. I, édit. Silverio, t.IV,p. 182. 904 IV - l’esprit divinisateur de l’église laquelle se manifestent les Personnes divines peut s’éva­ nouir sans que soit altérée la certitude expérimentale de leur présence : « C’est comme si une personne était avec d’autres dans une chambre très claire, puis qu’on vînt à fermer les fenêtres, et qu’ainsi elle demeurât dans l'obs­ curité : elle ne laisse pas alors de savoir que les mêmes personnes sont en ce lieu, encore qu’on ait ôté la lumière »2H. De l’union à Dieu, telle quelle est expérimentée dans l'état quelle nomme le mariage spirituel, la sainte écrit : « On peut la comparer à deux cierges de cire, si rappro­ chés qu’ils ne donnent qu’une seule lumière ; ou encore à la mèche, à la flamme et à la cire du cierge, qui ne font qu’un. Néanmoins, on peut séparer deux cierges l’un de l’autre, en sorte qu’ils subsistent séparément; on peut aussi diviser la mèche d’avec la cire. Ici, l’on dirait l’eau du ciel, qui tombe dans la rivière ou une fontaine et se confond tellement avec elle qu’on ne peut plus ni les diviser, ni distinguer quelle est l’eau de la rivière et quelle est l’eau du ciel. Ou bien c’est un petit ruisseau qui se jette dans la mer et qu'il est impossible d’en séparer. Ou encore une grande lumière qui pénètre dans une pièce par deux fenêtres : elle est divisée à son entrée, mais tout ne fait plus ensuite qu’une seule lumière. Peut-être est-ce là ce que dit saint Paul : Qui adhère au Seigneur est un seul esprit avec lui »21?. 2. Ces images, par lesquelles la sainte tente d’exprimer l’inefFable unité de l’amour, sont telles quelles trop imparfaites pour prévenir les confusions, et la fausse mystique du panthéisme pourrait s’en emparer. Saint Jean de la Croix, pour faire entendre qu’en cette vie la 214. Ibid., p. 183. 215. Chap, il, p. 187. UNITÉ IMMATÉRIELLE ET UNITÉ ENT1TAT1VE 905 naissance à l’Esprit saint est « une transformation par participation d’union, quoique non pas essentielle­ ment», use d’une comparaison plus apte à introduire l’élaboration théologique. Quand le rayon de soleil bat une vitre, «si elle était entièrement nette et pure, il l’éclaircirait et la transformerait tellement quelle ressem­ blerait au rayon même et rendrait la même lumière que le rayon ; bien que, à la vérité, la vitre, nonobstant sa res­ semblance au rayon, ait son être naturel distinct de celui du rayon ; mais nous pouvons dire que cette vitre est un rayon, ou une lumière par participation. Ainsi, l’âme est comme une vitre dans laquelle bat toujours, ou pour mieux dire, en laquelle demeure toujours par nature cette lumière divine de l’être de Dieu... Dieu lui com­ munique son être surnaturel de telle sorte quWZ? paraît Dieu même et a ce que Dieu même possède. Et il se fait une telle union, lorsque Dieu départit cette surnaturelle faveur à l’âme, que toutes les choses de Dieu et de l’âme sont un, en transformation participée ; et elle semble plus être Dieu qu’être âme, et même elle est Dieu par participa­ tion ; encore qu’à la vérité son être naturel soit aussi dis­ tinct de celui de Dieu qu’il était auparavant, quoiqu’elle soit transformée ; comme aussi la vitre a son être distinct de celui du rayon, lorsqu’elle est éclairée »216217 . L’âme, dit encore le docteur mystique, devient « déiforme»21 . Il faudrait citer ici tous les grands textes du Cantique et de la Vive flamme : « La volonté de l’âme changée en volonté de Dieu, tout entière est devenue volonté de Dieu, non que soit détruite la volonté de l’âme, mais elle est faite volonté de Dieu. Et ainsi l’âme aime Dieu avec la volonté de Dieu, qui est aussi sa volonté 216. Montée du Carmel, livre II, chap. V, Silverio, t. II, p. 83 ; trad. pp. 136-137. 217. Cantique spirituel, str. 38, vers 1, Silverio, t. III, p. 171 ; édit. Chevallier, p. 310 ; trad. Lucien-Marie de Saint-Joseph, p. 906. 906 ψI» ’ M *1· ] I» • I·» · ► <»·»>· I IV - L’ESPRIT D1VIN1SATEUR DE L’ÉGLISE à elle', et elle peut l'aimer autant qu’elle est aimée de lui, puisqu'elle l'aime par la volonté de Dieu même, en le même amour dont il l'aime, qui est le Saint-Esprit, qui est donné à l’âme... »21S. « L’âme alors, étant devenue une même chose avec Dieu, est d’une certaine manière Dieu par participation, bien que ce ne soit pas d’une façon aussi parfaite que dans l'autre vie ; elle est comme l’ombre de Dieu. Et étant ainsi l’ombre de Dieu par le moyen de cette transformation substantielle218 219, elle fait en Dieu et par Dieu ce qu’il fait en elle par lui-même, de la façon qu’il le fait : car la volonté des deux est une [et l’opéra­ tion de Dieu et de l’âme est une]. Et comme Dieu se donne à elle par libre et gratuite volonté, elle, de même, ayant la volonté d'autant plus libre et généreuse quelle est plus unie à Dieu, donne Dieu à Dieu même, en Dieu »220. « L’âme alors aime Dieu non par elle, mais par Dieu même : ce qui est un privilège admirable, parce quelle aime ainsi par l’Esprit saint, comme le Père et le Fils s’aiment, selon que le Fils lui-même le dit en saint Jean : Afin que l'amour dont tu m'as aimé soit en eux, et moi aussi en eux »221. 218. Ibid., str. 37, vers 1, Silverio, t. III, p. 167; éd. Chevallier, p. 301 ; trad. Lucien-Marie de Saint-Joseph, p. 902. 219. Il s’agit, comme le dit souvent le saint, d’une transformation d’amour, mais absolument foncière ; non d’une transformation natu­ relle, essentielle, entitative. Cf. Cantique spirituel, str. 38, vers 1, édit. Chevallier, p. 311 ; trad. Lucien-Marie de Saint-Joseph, p. 907. Nous sommes aux antipodes de ce panthéisme, qui a corrompu si fréquem­ ment l'effort de la pensée hindoue. 220. Vive flamme d'amour, str. 3, vers 5, édit. Silverio, t. IV, p. 89 ; trad. Lucien-Marie de Saint-Joseph, p. 1077. 221. Ibid., str. 3, vers 5-6, édit. Silverio, p. 91 ; trad. LucienMarie de Saint-Joseph, p. 1080. D’autres beaux textes sont encore cités dans Les degrés du savoir, pp. 733-753 [O. C., IV, pp. 924-942]. UNITÉ IMMATÉRIELLE ET UNITÉ ENTITATIVE 907 3. Tailler avait dit, de l’homme spirituel : « Dieu a tel­ lement tiré cet homme en lui que l’homme devient aussi déicolore que ce qui est en Dieu, que tout ce qui est en cet homme est imprégné et formé d’une manière trans­ cendante, si bien que Dieu fait lui-même les œuvres de cet homme222. On a bien raison d’appeler déiforme un tel homme, car qui le verrait, le verrait comme Dieu - Dieu seulement par sa grâce assurément »223224 , c’est-à-dire qu’il est identifié à Dieu, non pas certes entitativement, mais spirituellement, selon l’être intentionnel de l’amour. « Il devient réellement par grâce ce qu’est Dieu essentielle­ ment par nature»12'. « L’homme, à ce moment, s’abîme si profondément dans son insondable néant, il devient tellement petit, si réduit à rien, qu’il en perd tout ce qu’il a jamais reçu de Dieu qui en est l’auteur ; il le rejette comme s’il ne l'avait nullement acquis, et il devient ainsi anéanti et nu, autant que ce qui nest rien et na jamais rien acquis. C’est ainsi que le néant créé s’enfonce dans le Néant incréé. Mais c’est là un état qu’on ne peut ni comprendre ni exprimer. Alors se vérifie la parole du prophète dans le psaume : Abyssus abyssum invocat. L’abîme créé appelle en soi l’Abîme incréé, et les deux abîmes ne font plus quune seule unité, un pur être divin. Là l’esprit s’est perdu dans l’Esprit de Dieu, il s’est noyé dans la mer sans fond. Et cependant, mes enfants, ces hommes sont en meilleure situation qu’on ne peut le comprendre et le concevoir... Ils sont à l’égard de tous confiants et miséricordieux, ils ne sont ni sévères ni durs, 222. Non seulement, notons-le, dans l’ordre entitatif de la causa­ lité motrice et efficiente, mais encore Dieu étant comme la Forme spirituelle spécificatrice de l’amour de charité avec lequel cet homme aime et fait toutes choses. 223. Sermons, éd. Vie Spirituelle, t. II, p. 224. 224. Ibid., p. 212. 908 IV - L'ESPRIT DIVINISATEUR DE L’ÉGLISE mais cléments... »22\ « Le fond devient alors un avec le Verbe, il devient le même être que le Verbe, bien que le fond garde son essence créée, mais il a la pleine unité d'union. C'est ce qu’atteste notre Seigneur quand il dit : Père, qu'ils soient un comme nous sommes un. Et aussi quand il disait à saint Augustin : Tu seras changé en moi. Mes enfants, on n’en arrive là que par ce chemin de l’amour »225 226227 . Le Fils donne à l’âme sa lumière, l’Esprit lui donne sa douceur, le Père lui donne « pleine puissance sur son royaume, sur le ciel et la terre, voire sur luimême, afin quelle soit maîtresse de tout ce dont il est le Seigneur, et que Dieu soit en elle par grâce tout ce qu’il est et tout ce qu’il a par nature »22 . 4. Les textes de l’Écriture auxquels les auteurs spiri­ tuels aiment à se référer quand ils touchent à ce mystère, ce sont avant tout, on l’aura remarqué, ceux de la prière sacerdotale, où le Sauveur demande que les disciples soient un comme le Père est en lui et lui dans le Père, qu’ils possèdent la gloire même que le Père lui a donnée, qu’ils soient consommés dans l’unité puisqu’il sera en eux avec son Père qui est en lui, qu’ils aient aussi en eux l’Amour dont le Père l’a aimé dès avant la création du monde, qu’ils soient où il est pour voir avec lui sa gloire (Jean, XVII, 20-26). Ce sont aussi les passages où saint Paul enseigne que, non content de nous donner son amour, l’Esprit saint s’est donné lui-même (Rom., V, 5), que Dieu a envoyé en nos cœurs l’Esprit de son Fils pour y crier Abba, Père (Gal., IV, 6), que nous sommes avec le Seigneur un seul Esprit (I Cor., VI, 17) ; et le texte où saint Pierre, II, I, 4, nous révèle que les dons du Christ 225. Ibid., p. 225. 226. Ibid., p. 260. 227. Ibid., p. 183. UNITÉ IMMATÉRIELLE ET UNITÉ ENTITATIVE 909 nous rendent compagnons de la nature divine, ce qui signifie, déclare saint Jean de la Croix, « que l’âme parti­ cipe à Dieu, opérant en lui et solidairement avec lui l'œuvre de la très sainte Trinité..., en raison de l’union substantielle entre l’âme et Dieu »228. Et sans doute ces auteurs ne cessent de préciser, de crainte qu’on se méprenne un seul instant sur le sens de leur pensée, que si l’âme est une seule chose avec Dieu, c’est par transformation d’amour et spirituellement, non par nature et entitativement ; qu’à la ressemblance d’une vitre, l’âme garde son être naturel quand la lumière divine demeure en elle229 ; que « la volonté de l’âme, convertie en volonté de Dieu, est tout entière volonté de Dieu, non que soit perdue la volonté de l’âme, mais elle est faite volonté de Dieu »230. Il reste que ce qui les frappe davantage, ce n’est pas tant l’être créé et entitatif de la charité, sa face accidentelle qui est finie, c’est bien plutôt son être intentionnel et spirituel, sa face réfléchis­ sante qui est infinie, sa mystérieuse transparence qui lui permet d’attirer avec elle, dans le sujet qui la reçoit, plus ou moins parfaitement selon quelle y est plus ou moins parfaitement reçue, la Déité elle-même. Les textes inspi­ rés les enivrent. Ils y reconnaissent avec éblouissement les abîmes de cette unité en Dieu par transformation d’amour qu’ils éprouvent au-dedans d’eux-mêmes. C’est elle dont le Christ a voulu faire ici-bas le fonde­ ment de son Eglise. 228. Cantique spirituel, str. 38, vers 1, Silverio, t. III, p. 173 ; édit. Chevallier, p. 312 ; trad. Lucien-Marie de Saint-Joseph, p. 908. 229. Saint JEAN DE IA CROIX, Montée du Carmel, livre II, ch. V, édit. Silverio, t. II, p. 83 ; trad. Lucien-Marie de Saint-Joseph, p. 136. 230. Cantique spirituel, str. 37, vers 1, Silverio, t. III, p. 167 ; édit. Chevallier, p. 301 ; trad. Lucien-Marie de Saint-Joseph, p. 902. 910 IV - l’esprit divinisateur de l’église c) La forme spirituelle de l'Église unifie entre eux ses membres Ce qu'il faut dire encore, c’est que, par surexistence immatérielle d’amour, l’Eglise non seulement est une avec Dieu pour aimer Dieu en Dieu, mais quelle est une avec Dieu pour aimer en lui toutes choses, dans le réseau de leurs dépendances mutuelles. Elle aime l’univers avec l’Amour de Dieu. C’est un Amour unificateur qui ras­ semble l’univers autour du Christ pour en former le Corps mystique et le royaume de la rédemption. En rai­ son de sa transformation spirituelle en Dieu, l’Église communique, à tous ses enfants, inégalement, par grâce et spirituellement, non certes par nature et en propre, la Forme même de l’Amour divin, qui les tient unis ensemble, les constitue dépendants les uns des autres, « concitoyens des saints, familiers de la maison de Dieu » (Éphés., II, 19), et qui les incline - ils peuvent hélas se dérober en péchant — à réunir toutes les choses de l’uni­ vers autour du Christ, à agir comme membres d’un même corps, à exercer, non pas à titre isolé mais à titre de partie d’un tout, tous les actes de la vie spirituelle: croire, espérer, aimer, sanctifier les autres ou accepter d’être sanctifiés par le ministère des autres, commander ou obéir231. **** 231. CAJETAN, à qui nous empruntons ces expressions, ajoute: « Chaque fidèle sent qu’il est membre de l’Église ; c’est comme membre de l’Église qu’il croit, espère, confère les sacrements ou les reçoit, enseigne ou se laisse enseigner : il fait toutes ces choses pour l’Église, propter Ecclesiam, comme partie de ce tout vers lequel tout converge, cujus est quidquid est. » ΙΙ-ΙΙ, qu. 39, a. 1, n° II. Mais nous proposons ici de justifier ultimement cette constatation par la forme spirituelle et intentionnelle de l’amour, grâce à laquelle l’Église est transformée en Dieu, unie à Dieu, un seul Esprit avec Dieu. Quand nous considérerons la charité de l’Église dans son être entitatif, nous reprendrons ce texte de Cajetan, en faisant nôtre la justification pro­ chaine qu’il en propose, par l’efficience et la finalité de l’Esprit saint. UNITÉ IMMATÉRIELLE ET UNITÉ ENTITATTVE 91 1 Faisant avec Dieu un seul Esprit (I Cor., VI, 17), transformée en Dieu dont elle réfléchit la gloire comme un miroir (II Cor., III, 18), unifiée spirituellement à Dieu selon l’amour, l’Église unifie entre elles du même coup selon l’amour toutes ses parties composantes. Cette double unification selon l’amour tient à l’essence même de l’Église. Avant de faire n’importe quoi dans le monde, l’Église sans effort, sans tension, est un exister-en-Dieuselon-l’amour. Qu’on lui enlève, fût-ce un instant, cette mystérieuse prérogative, cette mystérieuse identité spiri­ tuelle avec son Dieu : il ne resterait plus d’elle dans le monde que des débris. d) L'interdiffusion de la charité 1. Dire qu’en vertu de la surexistence immaté­ rielle d’amour, l’Église est transformée en Dieu, cela signifie quelle possède en elle, par grâce et spirituelle­ ment, la Forme divine de l’Amour, et que la face réflé­ chissante et infinie de la charité par laquelle elle s’aime est à la fois tout entière dans tout son être et tout entière dans chacun de ses membres vivants. La conséquence en sera une merveilleuse inclusion de chaque membre dans toute 1 Eglise, et de toute l’Église dans chaque membre. On pourrait dire qu’en se communiquant, la Forme divine de l’Amour suscite une réciproque inhabitation, une mutuelle circuminsession affective des membres de l’Eglise l’un dans l’autre. Leur union représente ce qu’on peut appeler le mystère de lin terdifusibilité, de llntercompénétrabilité, de d'intercommunication de la charité. Si on la considère sous un de ses aspects, disons quant à son être accidentel et entitatif, l’on doit reconnaître que la charité réside dans tel chrétien, dans tel saint. Mais si on la considère sous un autre de ses aspects, disons quant à son être spirituel et intentionnel, il faut reconnaître qu’elle déborde bien au-delà, quelle se dif- 912 iV - L’ESPRIT DIVINISATEUR DE L’ÉGLISE fuse spontanément dans toute l’Église232233 , non pas seule­ ment, cela va sans dire, en ce sens que la charité de ce chrétien, de ce saint se termine à d’autres chrétiens, à d’autres saints, mais bien plus secrètement encore, en ce sens que la charité de ce chrétien, de ce saint commu­ nique aux autres chrétiens, aux autres saints, très mysté­ rieusement, spirituellement, ses propres ressources actives, qu’elle leur prête en quelque manière, sa propre producti­ vité radicale, en sorte qu’il y a entre tous les chrétiens et tous les saints une compénétration mutuelle de leurs propres ressources foncières d'amour, une circuminsession propter communicantium in radice operis, quae est charitar''. Le mystère de la charité, c’est que, prison­ nière, circonscrite, incommunicable en tant qu’« acci­ dent », en tant que réalité inhérente à tel sujet, elle est libre, infinie, communicable en tant que réalité «spiri­ tuelle », en tant quelle détient Dieu qui se réfléchit en elle comme dans un miroir pour nous permettre d’aimer tout l’univers avec son Amour indivisible et omnipré­ sent. D’où il suit que, de ce dernier point de vue, la cha­ rité apparaît par nature comme omniprésente et parfaite­ ment diffusible. En sorte quelle pourra, d’une part soulever tout ce qui se fait dans l’Eglise avec une charité plus faible, et d’autre part être soulevée elle-même par ce qui se fait dans l’Église avec une charité plus forte. D’où ses deux caractères qu’on pourrait appeler son informativité et son absorptivité. Essayons de recueillir ce que les amis de Dieu nous disent là-dessus. 232. Nous exposerons plus loin, en nous aidant des principes de Cajetan, dans quelle mesure les membres pécheurs de l’Église partici­ pent à cette merveilleuse unité. 233. Saint THOMAS, IVSent., dist. 45, qu. 2, a. 1, quaest. 1. UNITÉ IMMATÉRIELLE ET UNITÉ ENTITATIVE 913 2. Tout d’abord, la charité est informante, vivifiante. Elle s’empare de tout ce qui se fait d’extérieur dans l’Église, pourvu qu’il s’agisse d’une chose bonne en soi, en vue de lui communiquer un esprit de vie. Elle supplée, pour le compte de l’Église, à tous les défauts d’attention, à tous les manques d’amour dont les serviteurs négligents demeurent responsables pour leur propre compte. «Ah, combien il y a de psautiers et de nocturnes récités, de messes lues et chantées, de grands sacrifices accomplis, dont le bénéfice ne va aucunement à celui qui pose ces actes». Il en va de ces gens comme de ceux «qui tra­ vaillent le blé et le vin : ce n’est pas à eux qu’est donné le meilleur, ils mangent du pain de seigle et boivent de l’eau »234. Mais à côté de ces hommes sans ferveur, il en est d’autres qui sont des vases débordants ; notre Seigneur les touche d’un doigt, alors la plénitude des dons monte rapi­ dement au-dessus des bords et se répand au-dehors. « Ils ne laissent rien perdre de ce qui s’est jamais fait, du plus petit bien comme du plus grand, pas la moindre petite prière, ni la moindre idée pieuse, ni le moindre acte de foi ; ils rapportent tout à Dieu avec un amour agissant, et offrent tout au Père du ciel »235. Il n’est pas d’œuvre « si modeste et si petite soit-elle, son de cloche ou flambée de cierge » qu’ils ne parviennent à utiliser pour le compte de l’Eglise, disons en la vivifiant de loin a radice par leur amour. En telle sorte que les multiples démarches exté­ rieures de l’Église ne font plus qu’une seule bonne œuvre dans laquelle s’extériorise l’Esprit qui veille continuelle­ ment dans le cœur de ces hommes. « C’est de l’intérieur que l’extérieur tire toute sa force. C’est comme si tu avais un vin généreux, si fort qu’une seule goutte mise dans un foudre d’eau pût changer toute l’eau en bon vin : ainsi en 234. Sermons de Tauler, éd. de la Vie Spirituelle, t. II, p. 189. 235. Ibid., p. 193. ■ 914 IV - L’ESPRIT DIVINISATEUR DE 1,’ÉGLISE est-il de la vie intérieure, dont une seule goutte donne une valeur supérieure à toute la vie extérieure»236237 . Plus leur charité est ardente, plus elle soulève au-dessus de leur propre valeur les œuvres qui sont faites par d’autres avec un moindre amour, leur prêtant une vie et un éclat nou­ veaux, si bien que ces œuvres sont plus à eux qu’à ceux qui les ont faites, et que Dieu les reçoit davantage de leurs mains que des mains de leurs auteurs. De ce point de vue, l’on dira que la charité intensive de l’Église à chaque moment de son existence, commence par se concentrer de cercle en cercle dans les âmes les plus pures, les plus cruci­ fiées, les plus aimantes, pour s’étendre ensuite à partir de là spirituellement, universellement, à tout ce que fait l’Église. « Dès lors, écrit Tauler, que j'aime plus le bien de mon frère qu’il ne l’aime lui-même, ce bien est plus vrai­ ment à moi qu’à lui »23 . Il écrit encore, à propos des âmes transformées : « De cet état, ces hommes privilégiés s’abaissent ensuite de nouveau vers tous les besoins de la sainte chrétienté et ils s’emploient alors, avec une sainte prière et un saint désir, à demander tout ce que Dieu veut qu’on lui demande; ils s’occupent de leurs amis, des pécheurs, des âmes du purgatoire, ils pourvoient en toute charité aux besoins de chaque homme en toute la sainte chrétienté, non pas en priant individuellement pour dame Mathilde ou Cunégonde, mais d’une manière toute sim­ plifiée et essentielle... Puis ils reportent leurs regards dans l’abîme de l’amour, dans la fournaise de l’amour, et s’y reposent. Alors cette ardente flamme d’amour retombe comme une rosée sur tous ceux qui, dans la sainte chré­ tienté, sont dans le besoin, pour, de là, retourner bientôt dans l’abîme divin, à l’aimable repos de silencieuses ténèbres. C’est ainsi qu’ils entrent et sortent et demeurent 236. Ibid., p. 189. 237. Ibid., p. 207. UNITÉ IMMATÉRIELLE ET UNI TÉ ENTITATiVE 91 5 cependant toujours dans l’aimable et silencieux abîme où est leur être, leur vie, où est aussi tout leur agir et tout leur mouvement... Ce sont de nobles hommes utiles à toute la chrétienté; ils servent à l’amélioration de tous les hommes, à la gloire de Dieu, à la consolation de tous. Ils habitent en Dieu et Dieu habite en eux »238. Voilà le prin­ cipe de l’informativité de l’amour. 3. S’il est vrai, comme nous l’avons dit tout à l’heure, que la charité, tout en étant finie entitativement, est uni­ verselle spirituellement, il faudra penser avec Tauler que la charité d’une seule âme est capable, spirituellement, et à proportion de son intensité, non seulement de donner une vie à tout le corps de l’Eglise, mais encore de rece­ voir en partage les trésors des autres âmes, et de s’enri­ chir des biens mêmes du Christ239. Sous cet aspect, la charité apparaît non plus comme spirituellement infor­ mante, mais plutôt comme spirituellement informée. Elle est comme un cristal qui concentre en lui, selon sa limpidité, la clarté extérieure du jour. Elle recueille tout ce qui est autour d’elle ou au-dessus d’elle, pour le faire sien, pour se l’approprier. Après avoir parlé de son pou­ voir d’informer, de son informativité, on pourrait parler de son pouvoir d’absorber, de son absorptivité. L’amour, dit Tauler, tire tout à lui, il amène en son vase tout ce qui se fait de bien dans le monde240. « Que saint Paul ait eu un ravissement, c’est que Dieu le voulait pour lui, et 238. Ibid., p. 24. Où Tauler parle de la chrétienté, lisons : l’Église et le monde quelle veut sauver. 239. Toute cette doctrine est en germe et implicitement chez saint AUGUSTIN, In Joan., trad. 32, n° 8 : « Si tu aimes, tu n’as pas rien. Si tu aimes l’unité, ce que possède chacun de ceux qui sont en elle, c est pour toi aussi qu'il le possède. Tu bannis 1 envie, et ce que j ai est tien. Je bannis l’envie, et ce que tu as est mien ». 240. Sermons, t. II, p. 189. 916 IV - l’esprit divini,sateur de l église non pas pour moi ; mais si je goûte la volonté de Dieu, ce ravissement m'est plus cher en saint Paul qu’en moiméme, et une fois que je l'aime vraiment en lui, ce ravis­ sement et tout ce que Dieu a fait à l’apôtre, dès lors que je l’aime en lui aussi bien que s’il était en moi, est aussi vraiment mien que sien », non pas sans doute entitativement, mais néanmoins réellement, spirituellement, et si ma charité pouvait égaler celle de l'apôtre, ses privilèges m’appartiendraient de cette manière toute spirituelle, aussi intensément qu’à lui. « Je dois avoir les mêmes dis­ positions vis-à-vis de quelqu’un qui serait au-delà des mers, fût-il mon ennemi. Telle est la solidarité qui convient au corps spirituel »241 ou mystique. La puissance absorptive de l’amour passe les frontières de la mort. Elle est une des raisons pour lesquelles les âmes du purgatoire participent à nos pauvres richesses et aux richesses débordantes des amis de Dieu vivant au milieu de nous : « Allons, cher Seigneur, pensent-ils, ayez pitié des pauvres pécheurs qui ont fait des œuvres et les ont perdues. Donnez-leur les miettes de votre riche table et achevez de les convertir242 en purgatoire. Allons, Seigneur, donnez-leur de ces miettes : c’est ainsi que la mesure des cœurs débordants se répand sur toute l’Église »243. Elle permet l’intercommunication des biens de la terre et du ciel : « L’amour, écrit encore Tauler, absorbe aussi tout le bien qui se trouve au ciel dans les anges et dans les saints... Les maîtres disent que, dans la 241. Ibid., p. 207. L’Église est un Corps spirituel non seulement parce que la charité inhère enritativement en elle, mais encore parce qu’en chaque chrétien la charité rassemble spirituellement toute l’Église. 242. C’est-à-dire de les purifier : Tauler vient d’expliquer qu’« une fois dans l’autre monde, tout est accompli, on ne peut plus rien retrancher ni ajouter ». 243. Ibid., p. 192. UNITÉ IMMATÉRIELLE ET UNITÉ ENTITATÎVE 917 vie éternelle, l’amour est si grand qu’une âme qui connaît la supériorité d’amour d’une autre âme s’en réjouit très fort, autant que si cet amour était sien ; et plus on a, sur terre, de pareils sentiments, plus noble­ ment on jouira du bien, là-bas, dans l’éternelle félicité. Celui qui saisit ainsi le plus de bien avec la mesure de la charité est celui qui en possédera le plus là-haut »244. C’est ainsi que « je puis devenir riche de tout le bien qui se trouve dans tous les amis de Dieu, au ciel et sur la terre, et aussi de celui qui est dans la Tête »245, c’est-àdire dans le Christ. Mais c’est spirituellement, non entitativement, que nous possédons toute la richesse du Christ, et il est impossible qu’en nous la charité soit jamais ce qu’elle a été en Jésus246. 244. Ibid., p. 190. 245. Ibid., p. 208. 246. Ibid., p. 97. Là où son maître Eckart s’était égaré, TAULER, guidé par une expérience plus authentique et plus haute des choses divines, devient un guide très sûr. On connaît les 11e, 12e et 13e pro­ positions d’ECKART censurées en 1329 : « Tout ce que Dieu le Père a donné à son Fils unique en la nature humaine, tout cela m’a été donné ; ici je n’excepte rien, ni l’union ni la sainteté, mais tout a été donné à moi comme à lui. » « Tout ce que la Sainte Écriture affirme du Christ se vérifie de tout homme bon et divin. » « Tour ce qui appartient en propre à la nature divine appartient en propre à l’homme juste et divin ; en conséquence, cet homme fait tout ce que Dieu fait, il a créé conjointement avec Dieu le ciel et la terre, il engendre le Verbe éternel, et Dieu ne saurait rien faire sans un tel homme» Denz., n° 511, 512 et 513 ; cf. aussi 527. Tandis queTauler affirme toujours que, dans l’état d’union transformante, l’homme est identifié au Christ et à Dieu non par nature ou entitativement, mais par grâce ou spirituellement, Eckart paraît songer sans cesse à une identification d’ordre entitatif. Il croit qu’en vertu de l’union hypostatique le Verbe, en s’unissant à la nature humaine, commune à tous les hommes, leur a conféré à tous le même privilège. Cf. G. ThéRY, O.P., « Contribution à l’histoire du procès d’Eckarr », Vie Spirituelle, mars 1924, p. [181] ; janv. 1926, p. [59]. En outre, il ne distingue pas nettement l’identification à Dieu par nature de l’identification par 918 l\ - L'ESPRIT DIVINISATEUR DE L’ÉGLISE e) Chacun est dans le tout et le tout est en chacun 1. Le principe de l'absorptivité de l’amour, en vertu duquel l’âme qui est dans la charité s’empare des œuvres faites par ceux qui sont dans une plus grande charité que la sienne, et le principe de son informativité, en vertu duquel l'âme qui est dans une plus grande charité vivifie à nouveau ce qui est fait avec moins d’amour, sont des déterminations d’un principe plus général, que saint Thomas appelle le principe de l’intercommunication dans la racine de la charité-'^\ et qui est le premier auquel il recourt pour expliquer les rapports mutuels des âmes, qu’elles soient dans le temps, ou en purgatoire, ou déjà dans le ciel : « Tous ceux qui sont unis entre eux par la charité reçoivent de leurs œuvres mutuelles un réconfort qui se mesure au degré de leur propre charité. Même dans la patrie chacun se réjouira des biens des autres. Aussi la communion des saints est-elle un article de foi »248. « La charité, qui est le lien unissant entre eux les membres de l’Église, s’étend non seulement aux vivants mais encore à ceux qui sont morts en la possédant... Et ainsi, déjà simplement en vertu de l’union de charité, les suffrages des vivants peuvent secourir, soit les autres union d'amour. Cf. THÉRY, ibid., mars 1924, p. [178] ; mai 1925, pp. [154] et [186]. L’âme qui retourne à Dieu a pour fin, non de coïncider avec un type préexistant dont elle serait déchue, mais de devenir Dieu intentionnellement, par union de vision et d’amour béatifiques. A la fin, elle sera ce que Dieu aura voulu faire d’elle, malgré ses défaillances, qu’il prévoit sans les vouloir. Sur la manière dont, selon saint Jean de la Croix, l'âme transfor­ mée en Dieu participe aux aspirations divines, et sur les expressions d’Angelus Silesius rappelant les derniers mots de la 13e proposition d’Eckart, voir Jacques MaRITAIN, Les degrés du savoir, pp. 749 et 668 [O. C., IV, pp. 938s. et 867s.]. 247. « Propter communicantiam in radice operis, quae est chan­ tas. » IVSent., dist. 45, qu. 2, a. 1, quaest. 1. 248. Ibid. UNITÉ IMMATÉRIELLE ET UNITÉ ENTITATIVE 91 9 vivants, soit les défunts »24<). Pour autant qu’ils atteignent les défunts en raison de la seule charité, qui rend com­ muns tous les biens, quae facit omnia bona communia, nos suffrages profitent davantage, alors même qu’ils ne leur seraient pas spécialement destinés, aux défunts qui sont plus remplis d’amour, leur apportant une consola­ tion intérieure capable de les soulager dans leurs peines249 250. 2. Le principe de l’absorptivité de l’amour et le prin­ cipe de son informativité semblent nous livrer le dernier secret des grands textes où saint Paul nous révèle son amour pour le Christ: «Je vis, non plus moi, c’est le Christ qui vit en moi. Cette vie de maintenant, dans la chair, je la vis dans la foi du Fils de Dieu, qui m’a aimé et qui s’est livré pour moi » (Gal., II, 20). « Pour moi, vivre c’est le Christ, et mourir m’est un gain » (Phil., I, 21). «Vous êtes morts, et votre vie est cachée en Dieu avec le Christ. Quand le Christ notre vie sera manifesté, alors, nous aussi, nous serons manifestés avec lui dans la gloire» (Col., Ill, 3-4). Ce sont des textes de l’amour mystique, et l’on voit bien, une fois de plus, qu’il est vain d’opposer la vie christocentrique à la vie théocen­ trique : il faut être perdu en Dieu pour aimer ainsi le Christ, et il faut être perdu dans le Christ pour aimer ainsi Dieu. Au deuxième chapitre des Septièmes demeures, où elle vient de citer, pour éclairer l’union transformante du mariage spirituel, le mot de l’apôtre : Qui adhère à Dieu est un seul esprit avec lui, sainte Thérèse ajoute : « Saint Paul dit aussi : Mihi vivere Christus est, mori lucrum. L’âme, me semble-t-il, peut maintenant se servir de ces 249. Ibid., quaest. 2. 250. Ibid., a. 4, quaest. 1. 920 1\· - L’ESPRIT DIVINISATEUR DE L’ÉGLISE paroles, car c’est ici que le petit papillon expire [dans le feu], niais avec une indicible joie, parce que Jésus-Christ est devenu sa vie»2'1. 11 faut que l’âme soit devenue en quelque sorte transparente et toute sonore à Dieu, pour posséder en Dieu toutes choses, même le Christ, et pour pouvoir l’enfermer lui aussi au-dedans d’elle. 3. Du pouvoir de s’approprier par l’amour tous les biens du Corpus mysticum, Tauler écrit : « C’est ainsi que je puis devenir riche de tout le bien qui se trouve dans tous les amis de Dieu, au ciel et sur la terre, et aussi de celui qui est dans la Tête. Tout le bien qui appartient à la Tête et aux membres, dans le ciel et sur la terre, aux anges et aux saints, tout cela coulerait réellement et essentiellement en moi, si, sous la noble Tête, l’amour me façonnait en la forme de la volonté de Dieu, tout comme les autres membres de ce corps spirituel »251 252. C’est presque déjà le grand cri catholique de saint Jean de la Croix : « Miens sont les cieux et mienne es-tu, terre, et miennes sont les nations, les justes sont miens et la Mère de Dieu est mienne, et toutes choses sont miennes, et Dieu lui-même est mien et pour moi, parce que le Christ est mien et tout entier pour moi. Eh bien, que demandes-tu et cherches-tu, mon âme ? Tien est tout ceci et tout est pour toi, n’ambitionne pas moins, ne t’arrête pas aux miettes qui tombent de la table de ton Père »253. 251. Château intérieur, éd. Silv., t. IV, p. 187. 252. Sermon, t. Il, p. 208. 253. Les avis, sentences et maximes, Silverio, t. IV, p. 235 ; édit. Chevallier, p. 191 ; trad. Lucien-Marie de Saint-Joseph, p. 1301. « Cet admirable élan lyrique » ne semble pas à M. Jean BaRUZI dire « l’état théopathique, et l’immédiate sensation d’une toute puissance ». Il traduirait plutôt « une allégresse conquérante qui n’ac­ cepte aucune limite. Héroïsme humain pourtant, plutôt que senti- UNITÉ IMMATÉRIELLE ET UNITÉ ENTITATIVE 921 De tels hommes font partie de l’Église, sans doute, et dans l’ordre entitatif leur sainteté s’ajoute à celle des autres saints pour composer la sainteté totale et parfaite de l’Église ; mais, spirituellement, c’est toute l’Église - avec ses saints, avec la sainte Vierge et les apôtres, avec le Christ qui en est la Tête, et Dieu lui-même quelle accueille -, qui se reflète dans le miroir de leur âme. L’Église les possède et les contient ; mais à leur tour ils la possèdent et la contiennent tout entière dans leur propre cœur. Et personne ne devine autant qu’eux ce quelle est, car il n’y a, en effet, pas d’autre moyen de la connaître expé­ rimentalement, de l’« éprouver » et de la « vivre », que cette mutuelle inclusion de l’amour. 4. Si l’on cherche la raison suprême de cette inter­ communication de la charité, nous croyons qu’il faudra remonter jusqu’au mystère qui fait que, dans la charité, c’est Dieu qui prête en quelque sorte à chacun son Amour indivisible et omniprésent, pour qu’en cet Amour chacun puisse embrasser toute l’Église et tout l’univers. Il nous faut être identifiés à Dieu d’une cer­ taine manière, c’est-à-dire par surexistence immatérielle d’amour, pour pouvoir nous emparer par Dieu de toutes choses, mêmes de celles qui lui appartiennent le plus étroitement, même de son Christ, même de sa propre déité, afin de les lui offrir en don, car il nous aime d’une manière si incroyable qu’il désire les recevoir toutes, et ment de plénitude divine. Passage d’une phase découragée et meur­ trie à une phase de confiance créatrice ». Pour achever de nous orien­ ter, l’auteur ajoute : « Mais n’y pourrait-on voir, plus que dans les œuvres théoriques, un état christologique vécu, et vécu à travers une doctrine où l’on démêlerait certains éléments luthériens plus ou moins consciemment prolongés ? » Aphorismes de saint Jean de la Croix, Bordeaux, 1924, pp. XVIII, et 56. 922 IV - L ESPRIT DIVINISATEUR DE L ÉGLISE même son Christ, et même sa déité, de nos propres mains. Il nous semble que c’est là toute la signification des grands textes mystiques que nous avons cités, et qu’ils sont assez profonds, assez illuminateurs pour être intégrés dans un traité de ΓEglise. 5. Corrélativité entre la présence d’efficience, la grâce christique et la présence d’inhabitation IT 1 co 1. Pour mettre en lumière la corrélativité et l’étroite interdépendance de la présence d’efficience, de la grâce christique, et de la présence d’inhabitation, souvenonsnous qu’autour de la région où l’Église est achevée, s’étend une zone où elle est en formation. L’Esprit saint déborde certes par sa présence d'efficience l’espace où le mystère de l’union du Christ et de l’Église, de la Tête et du Corps, s’achève : il envoie par le Christ à tous les hommes des lumières prévenantes, les convie à s’acheminer vers la vie de l’unique troupeau, s’efforce de verser en eux dès ce premier moment les dons d’une grâce déjà christique, mais qui ne peut être encore ni sacramen­ telle ni orientée. Et l’Ésprit saint, - qui pourtant n’habite pas directement, immédiatement, dans les membres pécheurs de l’Église - déborde, même par sa présence d'inhabitation, la région où l’Église est achevée, car toute apparition de la charité divine, même si elle n’est encore ni sacramentelle ni orientée, dans une âme, y appelle une venue initiale des divines Personnes. Pourtant, en toute cette vaste zone, l'Eglise ne peut être qu'en formation. L'Église n'est achevée qu’à l’endroit où l’Esprit saint, par sa présence d'efficience, infuse en elle à travers le Christ la grâce pleinement christique et pleinement christoconformante, la grâce sacramentelle et orientée : voilà la première manifestation de l’Esprit saint comme Ame UNITÉ IMMATÉRIELLE ET UNITÉ ENTITATIVE 923 incréée de l’Église. Or, c’est à cet endroit seulement que la demeure collective de Dieu dans le temps historique, prévue dès l’éternité et inaugurée au lendemain de la chute, commence à se constituer parfaitement, c’est à cet endroit que la présence d’inhabitation de la Trinité devient plénière, et que l’Esprit se manifeste une seconde fois comme Ame incréée de l’Eglise, la façonnant, l’uni­ fiant et la finalisant de l’intérieur, pour en faire son lieu de délices parmi les enfants des hommes. Quand l’Évangéliste écrit : « L'Esprit n’était pas encore venu, car Jésus n’avait pas encore été glorifié» (Jean, VII, 39) ; quand le Sauveur lui-même déclare : « Si quel­ qu’un m'aime, il gardera ma parole, et mon Père l’aimera, et nous viendrons à lui, et nous ferons en lui notre demeure» (Jean, XIV, 23), ce que ces paroles manifestent, n’est-ce pas une interdépendance absolue entre, d’une part, la qualité christique de la charité, et, d’autre part, l’in­ timité, la profondeur, la plénitude du mode d'habitation des Personnes divines parmi les hommes ? Et n’est-ce pas, en conséquence, l’inanité de l’opposition entre la religion christocentrique et la religion théocentrique ? 2. L’interdépendance de l’Esprit saint et de la grâce christique, en d’autres mots de l’Ame incréée de l’Église et de son âme créée, est inscrite au cœur de la nouvelle Alliance. Regardons d’abord à l’Âme incréée, à l’Esprit saint. Quand sa venue pourra-t-elle être plénière ? Pas avant que le Christ ne soit venu : « L’Esprit n’était pas encore là, car Jésus n’avait pas encore été glorifié» (Jean, VII, 39). Mais dès que Jésus aura été crucifié et glorifié2'’4, 254. La croix et la gloire ne font qu’un : « Lorsque Judas fut sorti, Jésus dit: Maintenant le Fils de l’homme a été glorifié» (Jean, XIII, 31). 924 IV - l’esprit divinisateur de l’église l’Esprit saint, agissant comme Cause première à travers la sainte humanité du Christ, pourra répandre sur le monde une grâce pleinement christique. Et celle-ci conditionnera aussitôt une pleine habitation de l’Esprit saint, lequel, par cette nouvelle présence, viendra transfigurer son Église. « La grâce sanctifiante, dit saint Thomas, dispose l’âme à posséder la Personne divine: c'est ce qu’on exprime en disant que l’Esprit saint est donné en raison du don de la grâce, secundum donum gratiae. Mais ce don de la grâce est lui-même un effet de l’Esprit saint »255. Regardons maintenant à l’âme créée, aux dons de la grâce. Quand notre grâce ou notre charité sont-elles devenues pleinement christiques, et quand la plénitude de l’adoption nous a-t-elle été conférée ? C’est encore lors de la venue du Christ : « Quand la plénitude du temps fut venue, Dieu envoya son Fils, né d’une femme, né sous la loi, pour affranchir ceux qui étaient sous la loi ; afin que nous reçussions l’adoption » plénière (Gai., IV, 4-5). Mais à cet instant, la plénitude de l’habitation de l’Esprit saint s’est réalisée : « En signe que vous êtes [pleinement] des fils, Dieu a envoyé l’Esprit de son Fils dans vos cœurs criant : Abba Père ! » (Gal., IV, 6). Ainsi, selon l’Écriture, la venue du Christ apporte à la fois la plénitude de l’Esprit saint (voilà pour l’Ame incréée de l’Église), et la plénitude de la grâce et de l’adoption (voilà pour l’âme créée de l’Église). 3. Que la venue du Christ ait produit corrélativement une nouvelle et définitive profondeur de l’habitation de 1’Esprit saint et une nouvelle et définitive effusion des dons de la grâce, c’est la doctrine traditionnelle rappelée par l’encyclique Divinum illud munus, de Léon XIII : « Il 255.1, qu. 43, a. 3, ad 2. UNITÉ IMMATÉRIELLE ET UNITÉ ENTITATIVE 925 est hors de doute que l’Esprit saint a habité par la grâce même dans ceux des justes qui ont précédé le Christ, comme l’Écriture nous l’atteste des prophètes, de Zacharie, de Jean Baptiste, de Siméon et d’Anne. En effet, dit saint Léon, le jour de Pentecôte l’Esprit saint se donne en vue, non de commencer alors à habiter en les saints mais de les inonder de sa profusion, non d'inaugurer mais de parachever ses dons, non de faire œuvre nouvelle mais d'amplifier ses largesses2^... La communication de l’Esprit saint qui a suivi la venue du Christ a été incom­ parablement plus riche que les précédentes ; elle les a surpassées comme la réalité l’emporte en valeur sur les arrhes et la vérité sur les images. C’est pourquoi Jean, VII, 39, a pu dire : L'Esprit saint n'avait pas encore été donné, car Jésus n'avait pas encore été glorifié. Sitôt après que le Christ, montant au ciel, eut pris possession de la gloire de son règne qu’il avait si douloureusement enfan­ tée, il répandit avec munificence les richesses de l’Esprit saint et fit part de ses dons aux hommes (Ephés., IV, 8). Comme le dit saint Augustin2’’7, le don et l'envoi de l'Esprit saint qui devait suivre la glorification du Christ était tel qu'il n'y en avait jamais eu auparavant de pareil, non que l'Esprit n'eût jamais été envoyé auparavant, mais il ne l'avait jamais été de cette manière». Quelques lignes plus haut, le pape avait écrit : « On ne saurait ni annon­ cer ni attendre une plus ample et plus féconde manifes­ tation du divin Esprit : celle qui a lieu maintenant dans l’Église est suprême, et elle durera jusqu’à ce que l’Église, ayant achevé son temps de luttes, entre dans la joie de ceux qui triomphent dans la société céleste ». 256. Sermon LXXVII, ch. I, P. L., r. LIV, col. 412. 257. De Trinitate, 1. IV, ch. XX. 926 IV - l’esprit divinisateur de l’église 4. Une belle étude de l'abbé P. Nautin, Je crois à l’Esprit saint dans la sainte Eglise pour la résurrection de la chair, Etude sur l’histoire et la théologie du Symbole™, montre comment la préoccupation de mettre l’Eglise en rapport avec l’Esprit saint, constante chez saint Irénée, dont on connaît la maxime: « Là où est l’Église, là est aussi ΓEsprit de Dieu, et là où est l’Esprit de Dieu, là est l’Église et toute la grâce »2>9, passe chez son disciple Hippolyte, qui pour inviter les fidèles à l’Église trouve cette formule, de toutes la plus belle : « Qu’il se hâte à l’Église, où fleurit l’Esprit, Festinet autem et ad Ecclesiam, ubi floret Spiritus »258 260. « L’Esprit saint dans la sainte 259 Église », aime à dire Hippolyte. C’est d’abord parce que l’Esprit saint habite en elle, est pour ainsi dire « localisé» en elle, que l’Église est sainte261. L’Église est sainte, d’abord au sens foncier, ontologique, métaphysique. Le sens moral viendra ensuite, par manière de corollaire262. La Tradition apostolique d'Hippolyte, au début du troi­ sième siècle, nous rapporte les trois interrogations que le prêtre doit poser au baptisé. Le texte original de la troi­ sième interrogation, rétabli ainsi par P. Nautin : « Croistu aussi à l’Esprit saint dans la sainte Église, pour la résurrection de la chair »263, est celui qui passera dans le Symbole des Apôtres, constitué logiquement à partir de la parole de Jésus : « Baptisez-les au nom du Père, et du 258. Paris, 1947, collection « Unam sanctam », éditions du Cerf. 259. Advenus haereses, livre III, ch. XXIV, n° 1 ; P. G., t. VII, col. 966. 260. P. Nautin, op. cit., p. 46. L’abbé Nautin refuse d’identifier le théologien Hippolyte avec l’espèce d’antipape qui écrivit les Philosophoumena. Cf. Hippolyte et Josipe, Paris, 1947 ; Hippolyte, Contre les hérésies, édition critique, Paris, 1949. 261. Le Père est «localisé’» dans la création, le Verbe dans le Christ, et l’Esprit saint dans la sainte Église. 262. Ibid., pp. 61-63. 263. Ibid., p. 27. UNITÉ IMMATÉRIELLE ET UNITÉ ENTITATIVE 927 Fils, et du Saint-Esprit» (Mt., XXVIII, 19), et dont les derniers articles s’enchaînent ainsi : Je crois en l’Esprit saint, (lequel réside) dans la sainte Église catholique (ou) communion des saints, en vue de la rémission des péchés, de la résurrection de la chair et de la vie éternelle1^. 5. Disons pour conclure que l’Église, dans son acte achevé et sous la nouvelle alliance, est le lieu où la pléni­ tude & efficience de l’Esprit fait apparaître la plénitude de la grâce christique, qui conditionne la plénitude à’habita­ tion de l’Esprit. Plus longuement, elle est le lieu où l’Esprit saint, agissant à travers le Christ, tend à produire une grâce pleinement christique et christoconformante, dérivée de la grâce capitale du Christ et imprégnée de ses qualités, qui dispose ultimement les âmes à devenir, d’une manière jusqu’alors inconnue, l’habitation de ce même Esprit. Enfin, parallèlement à ce que nous disions, au début, de l’Église du ciel, il faut préciser qu’aux diverses époques de l’Église terrestre, et même en chacune des diverses parties de son être, la profondeur de la présence d inhabitation de l’Esprit saint se mesure à la profondeur de la charité. Le degré d’intensité de l’information incréée due à l’Esprit saint répond au degré d’intensité de l’information créée due à la grâce christique. Encore une fois l’Église est d’autant plus théocentrique quelle est plus christocentrique. L’unité incréée d’inhabitation est fonction de l’unité créée de christoconformité. 264. Ibid., p. 68. 928 EXCURSUS ΙΠ Sur la distinction de deux âmes de l’Eglise, l’une incréée et transcendante, l’autre créée et inhérente La distinction de deux âmes en l’Église, l'une incréée qui est l’Esprit saint, et l’autre créée qui est faite des dons de la grâce, sans avoir été peut-être formulée directement par les théologiens, est cependant constamment proposée par eux d’une manière implicite. En la proclamant, on ne fait qu’ex­ primer au-dehors ce qui affleure partout. Tous les théologiens ont eu à la mémoire le texte célèbre de saint Augustin qui devait être cité - en partie - par Léon XIII, dans l’encyclique Divinum illud munus, 9 mai 1897: «Mais ce que l’âme est au corps de l’homme, l’Esprit saint l’est au corps du Christ, qui est l’Église. L’Esprit saint fait dans toute l’Église ce que fait l’âme dans tous les membres d’un même corps »265266 . Pour tous les théologiens, il est donc acquis que l’Esprit saint est l'Ame (incréée) de l’Église. Mais aux endroits mêmes où il enseigne que l’Église est le temple de la Trinité, saint Augustin affirme, sans aucun embarras, quelle est unifiée par le lien de la charité, una est vinculo charitatis1(*. Il y a donc dans l’Église un principe inté­ rieur créé de vie et d’unité. Tous les théologiens le savent, et il 265. Sermon CCLXVII, n° 4. Avant de citer ce texte, LÉON XIII le résume par ces mots, que PlE XII lui empruntera dans l'encyclique Mystici Corporis, A. A. S., 1943, p. 220 : « Qu’il suffise d'affirmer que, si le Christ est la tête de l’Église, l’Esprit saint en est l’âme ». 266. Enchiridion, chap. LVI, n° 15. — Dans le De unitate Ecclesiae, n° 2, dont l’authenticité est douteuse, on lit : « L’Église est le corps du Christ... Il est manifeste que celui qui n’est pas parmi les membres du Christ ne peut obtenir le salut chrétien. C’est par l’amour de l'unité, per unitatis charitatem, que les membres du Christ sont unis entre eux et à leur tête, qui est le Christ Jésus ». ÂME TRANSCENDANTE ET ÂME INHÉRENTE 929 arrive souvent qu’ils donnent ouvertement à ce principe le nom d’âme (créée) de l’Église. 1. Quelques textes de théologiens sur l’âme créée de lÉglise 1. Saint Bf.LLARMIN, S. J. : « Il faut noter, à la suite d’Augus­ tin26, que l’Église est un corps vivant, composé d’âme et de corps. ïlâme, ce sont les dons intérieurs de l’Esprit saint, la foi, l’espérance, la charité, etc. Le corps, ce sont la profession externe de la foi et la communication des sacrements »267 268. 2. Dans sa controverse avec le ministre Claude, BOSSUET ne s’était d’abord préoccupé que d’indiquer les marques exté­ rieures de l’Église : « Tous les chrétiens entendent par le nom d Église une société qui fait profession de croire la doctrine de Jésus-Christ et de se gouverner par sa parole : d’où il s’ensuit quelle est visible ». Mais la discussion l’oblige à se ressaisir : « Il ne s’agissait pas, comme M. Claude le suppose, de donner une parfaite définition de l’Église, ni d’en établir ['union inté­ rieure par le Saint-Esprit, par la foi, par la charité : c’est chose dont nous convenons. Et la question n’étant que des marques extérieures de cette union, j’avais tout fait en montrant que ces marques extérieures sont inséparables de l’Église, et par consé­ quent qu elle est toujours visible ». Bossuet demande pourtant qu’on relise ses précédentes déclarations : « On y trouvera la 267. S. Bellarmin renvoie au Breviculus collationis cum donatistis, collât. Ill, mais nous n’avons pas su y retrouver ce texte. 268. De Ecclesia militante, ch. III. Le saint docteur en déduit au même endroit qu’on peut appartenir ou bien à la fois à l'âme et au corps de l’Église ; ou seulement à son âme\ ou seulement à son corps. Mais est-il vraiment possible de disjoindre l ame et le corps de l’Église, au point qu’ils puissent subsister séparément ? Nous ne le croyons pas. Nous pensons que l’âme de l’Église est coextensive à son corps. Là où l’on trouvera quelque chose de l’âme, l’on trouvera pro­ portionnellement quelque chose du corps. Et pour ce qui est d'une profession de foi purement hypocrite, elle nous apparaît, non pas comme étant le corps, mais comme étant le cadavre de l’Église. 930 1\ - l’esprit divinisateur de l’église communion extérieure ou intérieure des fidèles avec JésusChrist, et des fidèles entre eux. Communion intérieure par la charité et dans le Saint-Esprit qui nous anime. Mais en même temps extérieure dans les sacrements, dans la confession de la foi et dans tout le ministère extérieur de l’Eglise ». Il conclut : « On voit par là que, loin de faire une Eglise dont la commu­ nion soit purement extérieure de sa nature et intérieure seule­ ment par accident, le fond de l'Église est au contraire la com­ munion intérieure dont la communion extérieure est la marque ; et que l’effet de cette marque est de désigner que les enfants de Dieu sont gardés et renfermés sous ce sceau»269. Bien que le mot d'âme de l’Église ne soit pas prononcé dans ces lignes, on voit que la chose qu’il désigne, à savoir la com­ munion intérieure, y est attribuée à la fois à la charité, qui est finie, et à sa Cause infinie, le Saint-Esprit. 3. René BlLLUART, O. P. : « On peut distinguer dans l’Église deux parties. L’une, intérieure, que plusieurs appellent \'âme de l’Église, et qui est la foi par laquelle les membres de l’Église sont réunis les uns aux autres et à leur chef. L’autre, extérieure, qu’on appelle le corps de l’Église, à savoir la société extérieure de ceux qui sont unis par la profession publique de la même foi, et par la communion aux mêmes sacrements et aux mêmes pasteurs. Et bien que la partie intérieure soit par ellemême invisible, l'Église cependant est dite visible en raison de sa partie extérieure : ainsi l’homme est visible par son exté­ rieur, bien que son âme soit par elle-même invisible »270. 4. Jean PERRONE, S. J., distingue dans l’Église, à la suite de Moehler, un élément divin, qui est son âme, et c’est la grâce sanctifiante ; et un élément humain, qui est son corps et qui lui donne sa forme extérieure et visible. L’âme se sert du corps pour s’exprimer et se manifester au-dehors. Par le nom ééàme 269. Conférence avec M. Claude sur la matière de l'Église, au début ; Réflexions sur un écrit de M. Claude, vers le milieu. 270. De regulis fidei, dissert. 3, a. 3, Utrum Ecclesia sit visibilis?, édit. Brunet, t. Ill, p. 302. ÂME TRANSCENDANTE ET ÂME INHÉRENTE 931 de lÉglise, « nous désignons tour d’abord la justice intérieure ou la grâce sanctifiante, par quoi les justes sont unis intime­ ment à Dieu, vivent d’une vie surnaturelle et en quelque sorte divine, et donnent des fruits de vie éternelle... Nous désignons en outre la foi, l’espérance et la charité, sans lesquelles per­ sonne ne saurait vivre, et les faveurs précieuses dont Dieu aime à combler ceux dont la sainteté est éminente. Tous ces dons, qui constituent l’âme de l’Église, viennent de Dieu, et s’épanchent sans cesse du Christ qui est la tête, jusque dans l’Église qui est le corps, pour lui donner la vie. En sorte que plusieurs ont donné à Xâme de l’Église le nom d’élément divin, et au corps quelle pénètre le nom d’élément humain >>2/1. 5. Vincent D GROOT, O. P. : « L’Église est constituée d’une partie interne et d’une partie externe, qui sont comme son âme et son corps. De même que l’âme et le corps font un seul être, ainsi de la partie interne et de la partie externe de l’Église résulte une seule Église militante. Son coips, ce sont la profes­ sion externe de la foi, l’administration des sacrements, le gou­ vernement visible. Son âme, la foi, l’espérance, la charité, les dons internes de l’Esprit saint, bref toute vertu surnaturelle et toute grâce qui donnent à l’Église d’avoir la vie et d’avoir en elle le principe de son mouvement »271 272. e 271. Praelectiones theologicae, De Locis, Pars I, cap. II, Paris, 1856, t. IV, n0$ 43 et 46, pp. 18 et 20. Le théologien du Collège Romain ajoute : Seuls les justes et tous les justes appartiennent à Pâme de l'Église, n° 48. On voit reparaître ici la même disjonction que chez saint Bellarmin. En outre, il faudrait faire remarquer que l’âme de l’Église est la grâce sanctifiante, non pas nue, mais revêtue, en d’autres mots la grâce en tant que cultuelle, sacramentelle, orientée. Enfin, com­ ment maintiendra-t-on que les pécheurs sont membres de l’Église, si l’âme indivisible de l’Église n’est pas de quelque manière présente en eux ? Un peu plus loin, n° 66, Perrone se laisse entraîner à admettre l’équivalence des expressions « corps de l’Église » et « Église visible » : Ad corpus Ecclesiae seu ad visibilem Ecclesiam... 272. De Ecclesia, Ratisbonne, 1906, p. 64. 932 IV - l’esprit divinisateur de l’église 6. Louis BILLOT, S. J. : « Selon l’analogie du composé humain, nous distinguons dans l’Église fondée par le Christ un corps et une âme. Le corps, c’est l’organisme social ou l’as­ semblage des membres portant la ressemblance d’un corps physique organique. Càme consiste dans les dons intérieurs de la grâce habituelle et de la vie surnaturelle. Et de même que le corps et l’âme ne constituent pas, dans le composé humain, deux hommes, ils ne constituent pas ici deux Eglises, mais une seule »273. 7. Réginald Marie SCHULTES, O. P. : « En l’homme, l’âme s’oppose au corps comme la partie immatérielle à la partie matérielle, comme la forme qui confère la nature spécifique, comme le principe de vie à l’instrument organique. Proportionnellement, dans l’Église la partie spirituelle et sur­ naturelle, - à savoir la foi, la charité, la grâce, la puissance et l'autorité divines, et tout l’influx spirituel du Christ et de l’Esprit saint - s'appelle Vâme\ tandis que la société visible, avec ses membres et ses institutions, s’appelle le corps. Et de même qu’en l’homme le corps et l’âme, bien que réellement distincts, ne sont pas séparés, et font un seul être ; ainsi dans l’Église le corps et l’âme, bien que distincts, ne sont pas sépa­ rés et font une seule Église. Le corps humain est un corps non pas mort mais vivant ; pareillement il faut se garder d’imaginer le corps ou organisme social de l’Église comme séparé de son âme ou de sa partie spirituelle et surnaturelle ; et il faut se gar­ der d’imaginer l’âme de l’Église comme séparée de son corps »274275 . En même temps, à la fin de son ouvrage, l’auteur se réfère à saint Augustin pour déclarer que l’Esprit saint est l’âme de l’Église2 5. 273. De Ecclesia Christi, Rome, 1921, t. I, p. 100. D'une main très sûre, le théologien de la Grégorienne écarte, par ces derniers mors, l’imagination qui tend constamment à opposer entre eux le corps et l'âme de l’Église comme deux routs capables de subsister séparément, le premier donnant alors naissance à une « Église visible » et le second à une « Église invisible ». 274. De Ecclesia catholica, Paris, 1925, p. 97. 275. Ibid., p. 757. ÂME TRANSCENDANTE ET ÂME INHÉRENTE 933 8. Le Catéchisme de PlE X porte : « En quoi consiste ï âme de l’Église ? R. : L’âme de l’Église consiste en ce quelle a d’in­ térieur et de spirituel, à savoir la foi, l’espérance, la charité, les dons de la grâce et de l’Esprit saint et tous les trésors célestes qui découlent en elle par les mérites du Christ Rédempteur et des saints. - Et le corps de l’Église, en quoi consiste-t-il ? R. : Le corps de l’Église consiste en ce qu’elle a de visible et d’exté­ rieur, soit dans l’association de ses membres, soit dans le culte et le ministère de l’enseignement, soit dans son ordre et gou­ vernement extérieurs »276277 . 9. Dans le Catéchisme du cardinal GaSPARRI, on lit d’abord: « Q. 122: Qu’est le Saint-Esprit dans l’Église et quels effets produit-il en elle ? R. : Le Saint-Esprit est comme l’âme de l’Église, car c’est lui qui, par son secours toujours présent, la vivifie, l’unit à lui-même et la dirige infaillible­ ment, grâce à ses dons, dans la voie de la vérité et de la sain­ teté». Mais on trouve, un peu plus loin: « Q. 134: Qu’entend-on par le corps de l’Église ? R. : Par le corps de l’Église on entend ce qu’il y a de visible dans l’Église et qui la rend visible ; c’est-à-dire les fidèles eux-mêmes en tant qu’ils forment une assemblée, le gouvernement extérieur, le magis­ tère extérieur, la profession extérieure de la foi, l’administra­ tion des sacrements, les rites, etc. - Q. 135 : Qu’entend-on par l’/zme de l’Église ? R. : Par l’âme de l’Église on entend ce qui est le principe invisible de la vie spirituelle et surnaturelle de l’Église, c’est-à-dire l’assistance perpétuelle du Saint-Esprit, le principe d’autorité, l’obéissance interne aux chefs, la grâce habituelle avec les vertus infuses, etc. »2 . Ainsi, selon ce Catéchisme, l’âme de l’Église, c’est la première fois l’Esprit saint lui-même, et la seconde fois les effets de l’Esprit saint. Ce qui ne se comprend que lorsqu’on a distingué deux âmes en l’Église, l’une incréée, l’autre créée. 276. Compendio della dottrina cristiana, prescritto da sua Santità Papa Pio X aile diocesi della provincia di Roma. Rome, 1905, p. 119. 277. Catéchisme catholique. Paris. 1932, pp. 136 et 162. 934 rri GO IV - L’ESPRIT DIVINISATEUR DE L’ÉGLISE De ces textes qu'il serait facile de multiplier2’8, dégageons quelques conclusions : a) Aucun des théologiens précédents ne inet en doute que l'Esprit saint soit l’Ame de l’Eglise. Néanmoins, ils n’éprou­ vent aucune gêne à donner en même temps le nom d’âme de l’Église à la grâce, à la charité, aux dons spirituels, qui résident en elle comme un principe intérieur d'unité et de vie. Il faut noter, au contraire, que dans la perspective des théologiens non catholiques qui identifient la nature divine et la grâce, et refusent de reconnaître l'existence de la grâce créée, il devient impossible de parler d’une âme créée de l’Église ; b) Si quelques théologiens, après avoir reconnu que l’Eglise est composée essentiellement de deux principes créés, l’un spi­ rituel qui est son âme, l’autre visible qui est son corps, ont imaginé que chacun de ces deux principes pouvait néanmoins subsister séparément, l'un devenant alors comme une sorte d’Église invisible, l’autre comme une sorte d’Église visible, la pensée de la théologie est au contraire que l’âme et le corps de l’Église ne sont pas séparables ; c) C’est surtout le don de la grâce sanctifiante, tel que l’Esprit saint le communique à travers le Christ, qui constitue aux yeux des théologiens l’âme créée de l’Église ; mais, même quand les caractères sacramentels, ou les modalités sacramen­ telles de la grâce, ou l’orientation juridictionnelle (signalée dans deux textes), ne sont pas expressément mentionnés par eux, il ne s’ensuit pas que ces éléments soient étrangers à leur pensée, et l’on s’en convaincrait aisément en se référant à ce qu’ils enseignent des effets du baptême, ou de l’eucharistie, ou de l’ordre, ou de la juridiction. C’est en rassemblant ces diverses données qu’on définira d’une manière précise ce qu’est l’âme créée de l’Église. 2. La pensée de saint Thomas 1. Au IIIe livre des Sentences, dist. 13, qu. 2, a. 2, quaest. 2, saint Thomas énumère les principes d’unité qui se superposent dans un corps vivant, pour les comparer aux principes d’unité 278. Voir plus loin, p. 951, note 321. ÂME TRANSCENDANTE ET ÂME INHÉRENTE 935 qui se superposent dans le corps mystique. C’est seulement le dernier de ces principes, l’Esprit saint, qu’il nomme l’âme du corps mystique. Pourquoi ? Essayons d’entendre sa pensée. Il faut savoir que tandis qu’il regarde la forme ou l’âme des vivants inférieurs, qui sont sectionnables, comme divisible par accident en raison du sujet matériel où elle se trouve, saint Thomas regarde au contraire la forme ou l’âme des organismes supérieurs et différenciés comme indivisible279. Dire qu’une telle âme est indivisible dans son acte d’informer, cela signifie quelle suppose une différenciation du sujet qui rend celui-ci insectionnable. Cette âme indivisible est une essentiellement: toute l’essence est dans le tout et toute l’essence est dans chaque partie (voilà la totalité d’essence). Mais elle est multiple virtuellement: elle déploie sans doute toutes ses vertus dans l’ensemble du corps (voilà la totalité de vertu), mais en les répartissant inégalement, donnant ici une vie seulement végé­ tative et ici la vie sensitive, et communiquant des perfections différentes aux différents organes280281 . Ceci rappelé, revenons au texte des Sentences. On y dis­ tingue, dans le corps vivant, trois principes d'unité superposés: 1° l’unité de continuité, par laquelle un membre desséché, lié au corps par les jointures, peut servir à trans­ mettre instrumentalement les motions de l’âme, par exemple en frappant; 2° l’unité qu’on appellerait, selon la Somme™, « par totalité de vertu », disons l’unité de complémentarité organique, par laquelle l’âme répartit toutes ses vertus dans les diverses parties respectives du corps282 en vue de la fin de l’or- 279. « Non dividitur per accidens, scilicet per divisionem quanti­ tatis ». I, qu. 76, a. 8. — Cf. JEAN DE SAINT-THOMAS, Cursus phil., Pars III, Philos. Nat., qu. 2, a. 1, Vivès, t. III, p. 217. 280. Saint THOMAS, I, qu. 76, a. 8. - Cf. JEAN DE SaintTHOMAS, loc. cit., qu. 1, a. 1, p. 182. 281. Loc. cit. 282. « Secundum quod diffunditur vitalis spiritus et vires animae per totum corpus », disent les Sentences. Nous suivons le texte établi par M.-E MOOS, O. P. 936 IV - L’ESPRIT DIVINISATEUR DE L’ÉGLISE ganisme283 ; 3° l imité « par totalité d’essence », par quoi la même àme est tout entière dans le tout et tout entière dans chaque partie284. Or, par transposition, ces trois principes d’unité superposés se retrouveront dans le corps mystique: 1° l'unité de continuité, par laquelle un fidèle qui est membre pécheur, pourra néanmoins transmettre les motions de l’Esprit par exemple en dispensant les sacrements ou la doctrine; 2° l'unité de vie et d’organisation, par laquelle la charité, dif­ fusée inégalement dans tout le corps, tourne tous les fidèles, en qui pourtant elle diffère numériquement, vers un Bien numériquement unique28'' ; 3° l'unité d'essence, par laquelle l’Esprit saint, un et le même en tous les membres, est la per­ fection ultime et principale, le dernier complément de tout le corps mystique. Il y a donc, dans le corps mystique, deux formes ou prin­ cipes d'unification numérique, deux formes ou principes d’unicité : la charité et l’Esprit saint. La charité, il est vrai, est numériquement diverse dans les divers membres du corps mystique ; mais, répond saint Thomas, elle est unique en eux tous parce quelle leur fait aimer à tous la même Réalité numé­ riquement une, en sorte quelle est la racine prochaine de l’uni­ fication numérique du corps mystique286. Quant à l’Esprit 283. « Vires diffusae per omnia membra, differunt numero secun­ dum essentiam, sed conveniunt in radice una secundum numerum. Et praeter hoc habent formam ultimam unam numero ». Ibid., ad 1. 284. « Secundum quod omnia membra perficiuntur per animam quae est una numero in omnibus membris ». Ibid. 285. C’est l'unité par laquelle les membres du corps mystique sont « vivifiés par la grâce et la charité » ; par laquelle, à la différence des pécheurs, - auxquels, dit-on ici, le nom de membres convient d’une manière non pas propre, mais seulement équivoque: mais l’ar­ ticle correspondant de la Somme, III, qu. 8, a. 3, ne semble-t-il pas nous inviter à considérer la notion de membre de l’Église comme analogique^. -, ils reçoivent de l’Esprit saint « l’opération de la vie spi­ rituelle ». Ibid. 286. « Quamvis differat in diversis secundum essentiam ( ?), convenit tamen in una radice secundum numerum... In quantum est idem numero amatum et creditum ab omnibus, secundum hoc uni­ tur omnium fides er caritas in una radice secundum numerum, non ÂME TRANSCENDANTE ET ÂME INHÉRENTE 937 saint, dont la simplicité est infinie, il est la Racine première de l’unité de charité. La pensée de saint Thomas nous paraît claire. La charité, qui est diffusée inégalement dans les divers membres du corps mystique, est tout entière dans le tout, mais elle n’est pas tout entière en chaque membre. Elle est tout entière dans le tout par « totalité de vertu ». C’est bien ainsi que l’âme est dans le vivant, en tant que principe de différenciation des organes et en tant que principe d’opération. Mais ce n’est pas sa manière la plus profonde et la plus caractéristique d’être dans le corps28 . Pour l’Esprit saint, qui est absolument simple, il est tout entier dans le tout et tout entier dans chaque partie. A la manière dont l’âme, en tant que forme substantielle, est dans le vivant par « totalité d’essence ». Si donc l’on regarde à cette propriété de l’âme, ce n’est pas la charité, c’est l’Esprit saint seul, qui mérite d’être appelé l’âmede l’Église. 2. Saint Thomas refuserait-il de donner à la charité le nom d’âme de l’Église ? Nous ne le croyons pas, car il n’hésite pas, sous d’autres aspects, à assimiler le rôle de la charité dans l’Eglise à celui de l’âme dans le vivant. a) C’est ainsi qu’il écrit, I, qu. 76, a. 8, que si l’âme se retire d un membre, par exemple de la main, ce n’est plus une vraie main, ce n’est une main que d’une manière équivoque. Or, solum prima quae est Spiritus sanctus, sed etiam proxima quae est proprium objectum ». Ibid.., ad 1. (Si la leçon secundum essentiam est exacte, elle serait rétractée dans le De veritate, qu. 9, a. 1, ad 17). 287. « Anima comparatur... ad totum... primo et per se, sicut ad proprium et proportionatum perfectibile ; ad partes autem per poste­ rius, secundum quod partes habent ordinem ad totum ». I, qu. 76, a. 8. Si l’âme créée de l’Église est tout entière dans le tout et tout entière dans chaque membre, comme nous le dirons, c’est, non comme l’âme d’un tout substantiel, auquel pense ici saint Thomas ; mais comme l’âme d’un tour accidentel, présente en des personnes numériquement multiples, soit directement, soit par son influx. Voir plus loin, p. 652 [dans les précédentes éditions ; dans le vol. III de la présente édition: ch. VI, section L sous-section II, § I, 1, e: « résumé »]. 938 IV - LESPRIT DIVINISATEUR DE L’ÉGLISE dans le texte des Sentences que nous avons analysé, il est dit que les chrétiens privés de la charité ne sont pas membres de l’Église en propre, qu'ils ne le sont que d'une manière équi­ voque288. Ce qui semble bien signifier que la charité elle-même est l’âme de l’Église. b) L’âme est dans le corps à la manière d’une cause formelle inhérente qui le vivifie. Or, seule la charité nous vivifie à la manière d'une cause formelle inhérente289. L’Esprit saint ne peut être qu'une Cause transcendante. c) Le texte de II-II, qu. 23, a. 2, La charité est-elle en Îàme quelque chose de créé?, qui pose la question sous son jour méta­ physique, est capital290. Si l’Esprit saint meut l’âme unique- «LO 288. Voir supra, p. 936, note 286 ; infra, p. 943. 289. Ce rôle de « cause formelle inhérente » convient à la charité « secundum quam formaliter meremur ». Et la charité est attribuée par appropriation à l’Esprit saint. Ill Sent., dist. 10, qu. 2, a. 1, quaest. 3. 290. Tant que cette question n’était pas résolue, la distinction des deux âmes de l’Église, l’une incréée et l’autre créée, était impossible. On ne pouvait que bloquer sous le nom d’âme de l’Église, l’EspritSaint et les dons qui procèdent de lui. Vladimir LOSSKY, Essai sur la théologie mystique de l'Eglise d’Orient, Paris, 1944, p. 159, écrit: «La théologie de l’Église d’Orient dis­ tingue la personne du Saint-Esprit des dons quelle communique aux hommes... Ce qui est commun au Père et au Fils est la divinité que le Saint-Esprit communique aux hommes dans l’Église en les rendant participants de la nature divine, en conférant le feu de la divinité, la grâce incréée à ceux qui deviennent membres du corps du Christ... On désigne souvent les dons du Saint-Esprit par les noms des sept esprits qu’on trouve dans un texte d’Isaïe... Cependant, la théologie orthodoxe ne fait pas de distinction spéciale entre ces dons et la grâce déifiante. La grâce signifie en général, pour la tradition de l’Église d’Orient, toute la richesse de la nature divine, en tant quelle se communique aux hommes ; c’est la divinité qui procède en dehors de l’essence et se donne - nature divine à laquelle on participe dans les énergies ». Ces remarques, dans la mesure où elles seraient exactes, nous reporteraient à un stade antérieur, encore implicite, du dévelop­ pement du donné théologique. M. Lossky, qui professe un pala­ misme rigoureux, tient d’une part que l’essence ou nature divine est participable non pas en elle-même, mais uniquement dans ses attri- ÂME TRANSCENDANTE ET ÂME INHÉRENTE 939 ment en la traversant, comme le soleil traverse une vitre, c’est lui seul qui est l’Âme de l’Église. Mais s’il meut l’âme comme un rosier, où est déposée la puissance vitale permanente de produire des roses, alors il y aura dans l’Église une âme créée. Ce qui est dit ici de l’âme humaine est en effet directement transposable à l’Église, dont pourtant le nom n’est pas pro­ noncé. Voici la seconde objection : « Dieu est spirituellement la vie de l’âme, comme l’âme est la vie du corps, selon Deut., XXX, 20 : C’est lui qui est ta vie ! Donc Dieu vivifie l ame par lui-même. Or, il la vivifie par la charité, selon I Jean, 111, 14 : Nous savons que nous sommes transférés de la mort à la vie à ceci que nous aimons nos frères. Donc Dieu est luimême notre charité ». Et voici la réponse : « D’une manière efficiente, c’est Dieu qui est la vie de l’âme par la charité, et du corps par l’âme ; mais d’une manière formelle, c’est la charité qui est la vie de l’âme, comme l’âme est la vie du corps. D’où l’on peut conclure que la charité s’unit à l’âme immédiate­ ment, comme l’âme au corps ». Ici, ce n’est pas l’Esprit saint, c’est la charité qui est expressément assimilée à l’âme. 3. Ainsi donc, à suivre les termes mêmes de saint Thomas, il résulte que l’Esprit saint est un et le même en tous les membres du corps mystique pour leur communiquer l’opéra­ tion de la vie spirituelle ; qu’il est un et le même dans toute l’Église pour la remplir et l’unifier par son influence291. Et sous buts, dans ses énergies, réellement distinctes d’elle et cependant incréées ; et il déclare d’autre part que, pour la tradition orientale, « le surnaturel créé n’existe pas », que l’affirmation de la « nature créée de la grâce déifiante » semble une « folie », pp. 85 et 219. Mais nous ne croyons pas que l’Église orientale comme telle et tout entière se soit identifiée au palamisme pour distinguer réellement la nature divine de ses attributs, et pour refuser de distinguer réellement la grâce incréée de la grâce créée. Voir notre étude « Palamisme et Thomisme», Revue Thomiste, 1960, n° 3, pp. 429-452, où nous exa­ minons le livre récent de Jean MEYENDORFF. 291. « Spiritus sanctus, qui unus et idem numero, totam Ecclesiam replet et unit... ratione influentiae». De veritate, qu. 29, a. 4. 940 IV - L’ESPRIT DIVINISATEUR DE L’ÉGLISE ce rapport, il est au corps mystique ce que l’âme est au corps vivant. Mais comment l’Esprit saint vivifie-t-il les hommes et les incorpore-t-il à l’Église ? En leur infusant la charité, qui est en eux un principe formel, inhérent et connaturel de vie. Et sous ce rapport, c'est la charité qui est au corps mystique ce que l'âme est au corps vivant. Qu'est-ce à dire, sinon que, selon saint Thomas, il est vrai à la fois que l’Esprit saint est l’Âme incréée de l’Église et que la charité est son âme créée? 3. « L'Eglise, tout organique, peut-elle avoir deux âmes ? » rn Il est certain, saint Augustin, saint Thomas, Léon XIII et Pie XII l'affirment, que l’Esprit saint est l’Ame incréée de l’Église. Il paraît certain aussi que la charité, telle que, sous la motion de l’Esprit saint, elle s’épanche du Christ dans l’Église, disons la charité christique, la charité cultuelle (c’est-à-dire centrée autour du culte rédempteur de la loi nouvelle), sacra­ mentelle (c’est-à-dire enrichie par les modalités que lui don­ nent les sacrements), orientée (c’est-à-dire dirigée par les lumières prophétiques des pouvoirs juridictionnels), est l’âme créée de l’Église. Y a-t-il opposition entre ces deux thèses ? Serait-il vrai que « l’Église, tout organique, ne peut avoir deux âmes », l’une incréée, l’autre créée ? Si oui, l’on devrait objecter semblablement qu’un tout organique ne peut avoir plusieurs vies. Or, saint Thomas tient que la vie du corps mystique, c’est Dieu ; et il tient aussi que c’est la charité292293 *. L’on pourrait objecter aussi qu’un tout organique ne peut avoir plusieurs têtes. Or l’Église a pour tête le pape (III, qu. 8, a. 6) et aussi le Christ (a. 1), qui a pour tête Dieu (a. 1, ad 2). Précisément à cet endroit, saint Thomas écrit : « La similitude d’une métaphore n’est pas vérifiable sous tous ses aspects, car alors il y aurait non plus ressemblance mais identité »295. Il ne 292. II-II, qu. 23, a. 2, ad 2. 293. Dire que les notions de tète et celle de corps, de fondement et d’édifice, désignent métaphoriquement le Christ et l’Église, cela ÂME TRANSCENDANTE ET ÂME INHÉRENTE 941 voit, pour sa part, aucune difficulté à distinguer ce qui est tête premièrement et ce qui est tête secondairement (qu. 64, a. 4, ad 3)294. L’on pourrait encore objecter qu’un tout organique ne peut avoir deux cœurs. Mais qui donc hésiterait à reconnaître, avec Scheeben, que le cœur de l’Église, c’est la Vierge295 ; et, avec saint Thomas, que le cœur de l’Église, c’est l’Esprit saint296 ? L’Esprit saint ne saurait-il être, ici, le Cœur du cœur ? 4. La coextensivité de Pâme et du corps de PÉglise^ 1. Est-il question de l’âme créée de l’Église, - en tant que reçue dans les hommes : car si l’on pense aux anges, on voit signifie que ce n est d'aucune manière en raison des lois de la physio­ logie que le Christ est tête, et l’Église corps ; ou en raison des lois de la statique que le Christ est fondement, et l’Église édifice. Le rapport d’analogie de proportionnalité propre qui est ici caché sous la méta­ phore, exclut toute identité d'essence, il s’établit entre deux comporte­ ments, l’un qui est physique ou physiologique, et l’autre qui est spiri­ tuel. Cf. Connaissance et inconnaissance de Dieu, p. 21 [ch. I, § 21. 294. C’est pour écarter l’idée monstrueuse d’une juxtaposition, et la remplacer par l’idée d’une subordination, que PlE XII écrit, dans 1’encyclique Mystici corporis : « On ne peut soutenir que le corps mys­ tique serait pourvu d’une double tête. Car Pierre, par la vertu du pri­ mat, n’est que le Vicaire du Christ, et il n’y a par conséquent qu’une tête principale, primarium, de ce corps, à savoir le Christ. C’est lui qui, sans cesser de gouverner mystérieusement, arcana ratione, l’Église par lui-même, la dirige pourtant visiblement par celui qui tient sa place sur la terre... Que le Christ et son Vicaire ne forment ensemble qu’une seule tête, notre prédécesseur Boniface VIII l’a solennellement enseigné dans sa lettre apostolique Unam sanctam ». Acta Apost. Sedis, 1943, p. 211. 295. Dogmatik, édit. 1933, t. III, p. 150, n° 891 ; p. 512, n° 1628. 296. III, qu. 8, a. 1, ad 3 ; De veritate, qu. 29, a. 4, ad 7. 297. Sous sa forme la plus abrupte, l’axiome de la coextensivité de lame et du corps est formulé par HUGUES DE SAINT-VICTOR, De sacramentis christianae fidei, lib. II, pars 2, cap. 1, P. L., t. CLXXVI, col. 416: « Nihil in corpore mortuum, nihil extra corpus vivum». Hugues se réfère à Rom., V1I1, 9 : « Si quelqu’un n’a pas l’esprit du 942 IV - l'esprit divinisateur de l’église bien qu'ils reçoivent cette âme sans lui fournir, à proprement parler, de corps, - il faut tenir très fort, croyons-nous, quelle ne déborde pas le corps ni n'est débordée par lui, en un mot que sa propriété est dès ici-bas d'être coextensive au corps. 2. On objecte à cela que s'il y a des pécheurs, des êtres pri­ vés de charité dans l’Église, l'âme de l’Église ne peut se trouver en eux ; elle n'est donc pas coextensive au corps : ici le corps semble déborder l’âme. On pourrait objecter aussi que, s’il y a des justes, des êtres doués de charité, hors de l’Église, l’âme créée de l’Église est en eux (et l’Esprit saint lui-même, Âme incréée de l’Église, habite en eux) : il semble ici que c’est l’âme qui déborde le corps. Certains théologiens, nous l’avons indi­ qué, ont paru admettre expressément ce double débordement du corps par l'âme et de l’âme par le corps298. Le danger d’une telle vue est de laisser croire que l’Église est composée de deux moitiés capables d’exister séparément, qu’on finira par appeler, l’une « Église invisible » et l'autre « Église visible »299. 3. Est-il vrai, d'une part, que l’âme créée de l’Église déborde son corps, dans ce qu’on appelle les justes « du dehors » ? Non, car ÏTI GO Christ, il ne lui appartient pas ». Voir plus loin, p. 950 [dans les pré­ cédentes éditions ; dans le vol. III de la présente édition : ch. Vil, sec­ tion II, § I : * Coextensivité de l’âme et du corps de l’Église »]. 298. « Il s’ensuit que certains sont de \' âme de l’Église, sans être de son corps, comme les catéchumènes, et ceux des excommuniés en qui subsisteraient, cela est possible, la foi et la charité. D’autres, au contraire, sont du corps de l’Église sans être de son âme, comme ceux qui, totalement dépourvus de vertu interne, professent néanmoins la foi par espoir ou crainte temporels, et participent aux sacrements, sous la conduite des pasteurs. » Saint BELLARMIN, De Ecclesia mili­ tante, ch. III. 299. Jean PERRONE considère tous les justes, ceux qui sont audedans du corps de l’Église et ceux qui sont au-dehors, « comme appartenant à l’âme de l’Église » et comme formant une « Église invi­ sible » vraie et réelle. De locis, loc. rit., n°* 48 et 60, pp. 21 et 23. Voir LÉglise du Verbe incarné, t. I, p. 48, note [dans la présente édi­ tion : vol. I, pp. 89-90]. ÂME TRANSCENDAN TE ET ÂME INHÉRENTE 943 l’âme créée de l’Église, c’est la charité en tant que pleinement christoconforme et christoconformante, la charité en tant que cultuelle, sacramentelle, orientée. Dans les justes qui pour une part sont encore au-dehors de l’Église, cette âme indivisible de l’Église n’est pas pleinement éclose, elle n’est qu’ébauchée. Et cette plénitude d’habitation de l’Esprit saint qui est le propre de la nouvelle Alliance, n’y est, elle aussi, qu’ébauchée. Mais, dans la même proportion, ce n’est pas l’âme seulement, c’est aussi le corps de l’Église, qui déjà s’ébauche en eux. Et c’est à l’Église indivisiblement composée d’âme et de corps qu’ils appartiennent déjà par le désir. 4. Et est-il vrai, d'autre part, que le corps de l’Église déborde son âme, dans les membres de l’Église qui sont pécheurs et privés de charité ? Non. Un sûr instinct avertit les théologiens de repousser une telle affirmation. Mais comment doit-on s’y prendre ? a) Certains ont proposé de dire que les chrétiens pécheurs ne sont pas membres de l’Église en propre, puisque l’âme de l’Eglise est empêchée de leur communiquer la vie en propre. Ils ne sont membres que d’une manière équivoque, comme un membre mort est appelé membre, et un cadavre, corps humain ; l’âme ne peut se servir d’eux qu’en guise d’instru­ ment, pour transmettre certaines motions, comme on peut utiliser un membre paralysé pour frapper. N’étant pas de vrais membres, les chrétiens pécheurs ne composent pas le vrai corps de l’Église. Mais on déclarera que, sans appartenir au corps de l’Église, ils appartiennent néanmoins à l’Église: «Quidam dicunt quod non pertinent ad unitatem corporis Ecclesiae, quamvis pertineant ad unitatem Ecclesiae »300. 300. Saint THOMAS, III Sent., dist. 13, qu. 2, a. 2, quaest. 2. Ces « quidam », c’est par exemple ALEXANDRE DE HALÉS, Summa theol., III, qu. 12, membrum 2, a. 3, § 1 : An mali pertineant ad unio­ nem capitis cum corpore Ecclesiae ? Le « docteur irréfragable » cite à cet endroit l’axiome victorin de la coextensivité de l’âme et du corps de l’Église. 944 IV - l’esprit divinisateur de l’église Suivant cette opinion, le corps de l’Église ne déborderait donc nullement son âme. Chose curieuse, c'est l’Église qui semblerait alors déborder elle-même son propre corps. Voici l’explication de ce paradoxe chez Alexandre de Halès : « Dans l'unité de ΓEglise, il y a des bons, et, pourvu qu'ils aient une droite foi, des méchants... Mais dans l’unité du corps de l’Église, il n’y a que ceux-là seuls dont la foi est vivifiée par la charité. Les méchants sont donc de l’Église, bien qu'ils ne soient pas du corps de l’Église, selon le vrai sens qui revient au mot corps »301. Qu'est-ce à dire? On peut convenir d’appeler corps de l’Église l'ensemble de ses membres vivants, pour autant que leur vie est manifestée et extériorisée. Mais puisque l’Eglise, cela est indiscuté302, com­ prend aussi des méchants - en raison de ce qu'il y a encore en eux de bon - on est alors contraint d’avancer qu’ils sont en elle sans être des membres de son corps ; ou, si l’on persiste à leur donner le nom de membres, c’est d’une manière équi­ voque, comme on appelle un cadavre corps humain303. Telle est la manière de parler d'Alexandre de Halès, et de saint Thomas dans les Sentences. Est-elle heureuse ? Il ne semble pas, et saint Thomas ne la conservera pas dans la Somme. b) Appelons donc corps de l’Église le tout visible formé par l’ensemble de ses membres, non seulement vivants, mais aussi « paralysés » qui lui restent unis dans la foi théologale304 301. Ibid. 302. L’Église qui est visible, « comprend en elle non seulement des bons, mais aussi des méchants, comme l’Évangile l’enseigne en de nombreuses paraboles ». Catéchisme du Concile de Trente, partie I, ch. X, n° 8. 303. « Dans le vrai corps du Christ, on comprend ceux qui sont vraiment membres du corps mystique ; non ceux qui le sont équivoquement, par une simple ressemblance ou par leur position ». Saint THOMAS, III Sent., dist. 13, qu. 2, a. 2, quaest. 2, ad 2. C’est vrai, mais la question est de savoir si ces membres équivoques sont les chré­ tiens pécheurs, comme le dit saint Thomas, ou seulement les hypocrites, comme nous pensons qu’il faille dire. 304. Ceux qui ne professeraient la foi, selon les mots de saint Bellarmin, que « par crainte ou espoirs temporels » et en étant « tota- ÂME TRANSCENDANTE ET ÂME INHÉRENTE 945 donc par la continuité d’une vie latente et réduite - et qui, à ce titre, sont capables d’exécuter ou de transmettre, comme des instruments, certains mouvements inspirés par la pleine vie du tout collectif305, en sorte que l’âme ou forme indivisible de l’Église, c’est-à-dire la charité cultuelle, sacramentelle, orientée, sans résider en eux comme elle réside dans les justes, à savoir premièrement, est néanmoins tout entière présente en eux en quelque manière, à savoir par son efficience, par cer­ taines motions qu’elle est seule capable de leur communiquer : un peu comme une âme spirituelle continue d’exécuter cer­ tains mouvements intelligents et ordonnés par le moyen de membres desséchés, et d’être ainsi présente en eux par son effi­ cience. Et de cette manière, il est rigoureusement exact que le corps de l’Église, même dans les membres pécheurs, ne déborde pas son âme. 5. En expliquant, comme nous venons de le faire, la pré­ sence de l’âme de l’Église jusque dans ses membres pécheurs, nous pouvons reprendre, pour la préciser et la prolonger, la façon de parler dont saint Thomas se sert dans la Somme·. «Ceux qui sont vaincus par les péchés mortels, ne sont membres du Christ qu’en puissance. Ils ne le sont pas en acte, lement dépourvus de vertu interne », ne sont pas, à nos yeux, membres du corps, mais réduits à l’état de cadavre : ce sont eux que nous appellerions membres au sens équivoque. Dans l’article « Qui est membre de l’Église ? » dans Nova et Vetera, 1933, p. 98, nous avons hésité sur la place à donner aux hérétiques occultes. Faut-il, avec Turrecremata, les regarder comme exclus de l’Église et déclarer invalide la juridiction qu’ils continueraient d'exer­ cer? Faut-il au contraire, avec beaucoup de théologiens, reconnaître la validité de leur juridiction et voir en eux des membres de l’Église ? Nous préférons aujourd’hui une troisième solution. Ils sont vraiment hors de l’Église ; cependant ils exercent validement leur juridiction, parce que l’Église, qui en est seule le sujet propre, continue, tant que leur hérésie reste occulte, de se servir d’eux comme $ instruments. 305. Par exemple, ils chanteront le credo, ils accepteront les nou­ velles définitions de la foi, ils s’appauvriront pour aider l’expansion missionnaire, etc. 946 IV - l'esprit divinisateur de l’église ou plutôt, s'ils le sont en acte, c’est imparfaitement, en raison de la foi informe, qui unit au Christ partiellement, non plénièrement. Ils ne reçoivent pas du Christ la vie de la grâce, car, selon Jacques, II, 20, la fai sans les œuvres est morte, ils reçoivent pourtant de lui un acre de vie, à savoir de croire : à la manière dont on peut mouvoir un membre paralysé »306307 . Ce que nous ajoutons, c’est que, en raison de leur insertion dans le corps mystique, pourtant imparfaite et non salutaire, ils participent à titre instrumental aux motions par lesquelles la charité christique, qui ne réside que dans les membres justes, incline le corps mystique tout entier vers ses tâches collectives. Il faudra revenir là-dessus. C’est la manière de parler de la Somme, qui peut autoriser à regarder les membres pécheurs comme de vrais membres, non la manière de parler des Sentences, suivant laquelle ils ne seraient membres que d’une manière équivoque, qui a prévalu. C’est elle que nous retrouvons dans l’encyclique Mystici corpo­ ri^ : « L'infinie miséricorde de notre Sauveur ne refuse pas maintenant une place dans son corps mystique à ceux aux­ quels il ne la refusa pas autrefois à son banquet. Car toute faute, même un péché grave, n'a pas de soi pour résultat comme le schisme, l'hérésie, ou l'apostasie - de séparer 306. « Qui vero his subduntur peccatis, non sunt membra Christi actualiter, sed potentialiter. Nisi forte imperfecte per fidem informem, quae unit Christo secundum quid, et non simpliciter, ut scilicet per Christum homo consequatur vitam gratiae : Fides enim sine operibus mortua est, ut dicitur Jacobi, II, 20. Percipiunt tamen tales a Christo quemdam actum vitae, qui est credere ; sicut si membrum mortifica­ rum moveatur aliqualiter ab homine ». III, qu. 8, a. 3, ad 2. Le concile de Trente dira : « La foi, sans l’espérance et la charité, ne parvient ni à nous unir parfaitement au Christ, ni à faire de nous des membres vivants de son corps». Session VT, ch. VIL Denz., n° 800. « Si quelqu’un dit que, lorsqu’on perd la grâce par le péché, on perd toujours en même temps la foi ; ou que la foi qui reste, bien qu elle ne soit plus une foi vive, n’est cependant plus une vraie foi ; ou que celui qui a la foi sans la charité n'est pas un chrétien, anathème à lui ». Session VI, can. 28, Denz., n° 838. 307. Pie XII, 29 juin 1943, A. A. S., 1943, p. 203. ÂME TRANSCENDANTE ET ÂME INHÉRENTE 947 l’homme du corps de l’Église. doute vie ne disparaît pas de ceux qui, ayant perdu par le péché la charité et la grâce sancti­ fiante, devenus par conséquent incapables de tout mérite sur­ naturel, conservent pourtant la foi et l’espérance chrétienne, et à la lumière de la grâce divine, sous les inspirations intérieures et l’impulsion du Saint-Esprit, sont poussés à une crainte salu­ taire et excités par Dieu à la prière et au repentir de leurs fautes... Que le pécheur tombé et qui ne s’est pas rendu par son obstination indigne de la communion des fidèles, soit accueilli avec beaucoup d’amour ; qu’on ne voie en lui, par une fervente charité, qu’un membre infirme de Jésus-Christ. Car il vaut mieux, selon la remarque de l’évêque d’Hippone, être guéri dans le corps de l’Église, qu’être retranché de ce corps comme membre incurable™... Tant que le membre est encore attaché au corps, il ne faut pas désespérer de sa santé ; mais s’il en est retranché, il ne peut plus ni être soigné ni être giéri™ ». 6. Dire que les chrétiens pécheurs peuvent être de vrais «membres» sans doute «infirmes» de Jésus-Christ308 310, qu’ils 309 peuvent être encore « chrétiens311 », c’est attirer l’attention des croyants et particulièrement des théologiens sur un mode de présence très mystérieux de l’âme indivisible de l’Église jusque dans ceux-là mêmes qui entravent en eux son éclosion. Nous proposons de dire que l’âme créée et indivisible de l’Église se trouve dans les justes premièrement, et dans les chrétiens pécheurs seulement par efficience. Cette manière de voir, que nous développerons plus loin, permet d’appuyer dans une cer­ taine mesure l’opinion de ceux qui veulent reconnaître dans les justes de l’Église, non seulement son «jardin fermé» et sa «fontaine scellée», mais même son «âme»312. A proprement 308. Lettre CLVII, ch. III, n° 22. 309. Sermon CXXXVII, n° 1. 310. Encyclique Mystici corporis, dans J. A. S., 1943, p. 203. 311. Concile de Trente, session VI, can. 28, Denz., n° 838. 312. Jean PERRONE, De locis, loc. cit., n° 58, p. 23 : « Le mot de brebis, employé pour désigner ceux qui appartiennent à l’Église du Christ, a plusieurs sens. Il désigne d’abord tous les justes, qui consti­ tuent sa plus noble partie, cest-à-dire son âme». A vrai dire, le théolo- 948 IV - l’esprit divinisateur de l’église parler, les justes ne sont pas l’âme de l'Église ; mais c’est en eux que cette âme réside pleinement, tandis qu’elle ne réside que d'une manière précaire et diminuée, per modum influxus, dans les chrétiens pécheurs. 7. Ni chez les anciens théologiens, faisons-le remarquer, ni dans l'encyclique Mystici corporis, on ne trouve la distinction entre la notion de « membres du corps mystique » et celle de « membres de l’Église » suivant laquelle les justes du dehors seraient membres du corps mystique sans être membres de l'Église ; et les chrétiens pécheurs, membres de l’Église sans être membres du corps mystique. L’encyclique commence au contraire par ces mots : « Mystici corporis Christi, quod est Ecclesia...313 » Et elle renvoie ici au texte de saint Paul, Col., I, 24 : « Ce qui manque aux souffrances du Christ en ma propre chair, je l’achève pour son corps, qui est l'Église ». 5. Premier Principe de vie incréé et premier principe de vie créé ·* Qu’est-ce que l’âme ? A proprement parler, elle est, dit saint Thomas, le premier principe de la vie, « primum principium vitae dicimus esse animam »314. Le premier principe de la vie surnaturelle à la manière d’une Cause incréée et transcendante, c’est Dieu. Le premier principe de la vie surnaturelle à la manière d’une cause for­ melle inhérente, c’est la charité : « Dieu, dit saint Thomas, est vie de l’âme effîciemment, mais la charité est vie de l’âme forgien du Collège Romain inclut dans l’âme de l’Église, même les justes « du dehors ». Bossuet, dans les Réflexions sur un écrit de M. Claude, vers le milieu, dit de l'Église présente, « que les élus et les saints en sont la plus noble partie..., la partie la plus pure et la plus spirituelle..., la force..., la partie la plus essentielle et, pour ainsi dire le fond même..., la partie vivante et essentielle ». Toutefois, sans prononcer, à leur pro­ pos, le mot d'âme de l’Église. 313. A AS., 1943, p. 193. 314.1, qu. 75, a. 1. AME TRANSCENDAN TE ET ÂME INHÉRENTE 949 mellement»315. Le nom d’âme, ou de premier principe de vie, s’applique donc deux fois, à 1 ’étage incréé et à l’étage créé. L’Esprit saint est l’âme incréée de l’Église. Qu’est-ce que cela veut dire ? Après Aristote, saint Thomas explique que l’âme est cause et principe du corps vivant de trois manières : en tant que motrice, en tant que forme, en tant que fin316. On peut s’aider, si on les transporte dans l’infini, de ces indica­ tions. L’Esprit saint, en tant qu’il est le premier Principe effi­ cient de la vie de l’Église, mérite déjà d’être appelé son Ame. Cependant, il est pour l’Église principe de vie d’une manière beaucoup plus mystérieuse par son inhabitation, inaugurée déjà dans le temps, mais qui sera manifestée au ciel. Alors, dit saint Thomas, il faudra que Dieu devienne Forme intelligible de l’intelligence des bienheureux pour pouvoir enfin se livrer pleinement à eux comme Fin. La charité pleinement christique, la charité cultuelle, sacra­ mentelle, orientée, est l’âme créée de l’Église, parce quelle est son premier principe formel inhérent de vie, son premier et unique principe spécificateur indivisible, la première cause par quoi l’Église se meut, mérite et aime. 6. Portée de la distinction des deux âmes, l’une incréée, Γautre créée On n’a rien prouvé contre l’existence d’une âme créée dans l’Église tant qu’on s’est contenté d’accumuler les textes qui enseignent que l’Esprit saint unit et vivifie l’Église et qu’il est son Ame incréée. Quelle est donc la vraie question ? L’Esprit saint était pré­ sent, non seulement par son influence, mais encore par son inhabitation, dans les justes de la loi ancienne : et cependant l’Église n’était alors qu’en devenir, elle n’était pas encore éclose. Et l’Esprit saint est présent aujourd’hui même, non seulement par son influence, mais encore par son habitation, dans les justes « du dehors » : cependant l’Église n’existe chez eux qu’en devenir, non encore à l’état d’achèvement. La pré315. II-ILqu. 23, a. 2, ad 2. 316. De anima, livre II, leçon 7, éd. Pirotta, nw 318-323. 950 IV - L’ESPRIT DIVINISATEUR DE L’ÉGLISE sence de l’Esprit saint, même par inhabitation ne suffit donc pas toujours à faire éclore l’Eglise. C’est une certaine présence de l’Esprit saint, par influence et par inhabitation, qui est seule capable de faire apparaître l’Église en acte achevé. Et la question qui se pose est la suivante : Où donc trouvera-t-on cette certaine présence de l’Esprit saint? Où donc trouvera-ton l’Église ? A cette question répond la doctrine de l’âme créée de l’Église. La pleine présence, la pleine habitation de l’Esprit saint se rencontre à l’endroit où les hommes s’y trouvent dis­ posés d’une manière ultime, par l’apparition en eux d'une qualité créée indivisible, à savoir par la grâce en tant que plei­ nement christique : « Si quelqu’un m’aime, il gardera ma parole, et mon Père l’aimera, et nous viendrons à lui, et nous ferons chez lui notre demeure » (Jean, XIV, 23). C’est là qu’est l’Église. Il est difficile de distinguer en elle-même l'habitation encore imparfaite de l’Esprit saint (sous laquelle l’Église est encore en devenir), de l’habitation plénière (sous laquelle l’Église est en acte achevé)31 . Mais il est possible de dire avec précision où la grâce est pleinement christique ; et aussi où elle manque encore à l’être, et quelles en sont les raisons. L’Ame incréée de l’Église, pour autant quelle est en acte de vivifier son corps, ne se trouvera qu'à l’endroit précis où l'on pourra discerner la présence de son âme créée. La foi divine nous assure que la grâce ne désertera jamais l’Église qui continue le culte, administre les sacrements et prêche la doctrine du Sauveur ; elle nous assure en conséquence que, où se perpé­ tuent ce culte, ces sacrements, cette doctrine, se perpétue aussi la grâce cultuelle, sacramentelle, orientée, c’est-à-dire la grâce317 318 317. Ce sont les manifestations de la vie, surtout celles de la vie collective et de la vie mystique, qui pourront nous fournir des signes du passage de l’un à l’autre régime d’habitation. 318. Pourquoi ne pas le dire sans cesse ? A la définition bellarminienne qui, pour des raisons de controverse, s’efforçait expressément de demeurer tout extérieure et suivant laquelle « l’Église vraie est l’as­ semblée de ceux qui professent la même foi chrétienne, reçoivent les mêmes sacrements, sous la direction des pasteurs légitimes et princi- ÂME TRANSCENDANTE ET ÂME INHÉRENTE 95 1 pleinement christique et pleinement christoconformante318 ; elle nous assure enfin qu’à l’endroit où se trouve cette grâce pleinement christique et l’âme indivisible de l’Église, se trouve la pleine habitation de l’Esprit saint, sa pleine présence comme Âme incréée de l’Église : « Si quelqu’un m’aime, nous viendrons à lui ». Ou encore, selon le mot de saint Irénée : «Où est l’Église, là est l’Esprit de Dieu. Et où est l’Esprit de Dieu, là est l’Église et toute la grâce »319. Les tentatives insuffi­ santes et de ce fait déformantes de Moehler et de Khomiakov, en vue de définir l’Église véritable comme étant « l’organisme de l’amour», au lieu d’être rejetées, sont ainsi rectifiées, accueillies, dépassées. L’Église apparaît tout aimable et l’on répète sans hésitation, avec saint Augustin : « Croyons, frères, qu’autant quelqu’un aime l’Église du Christ, autant il a l’Esprit saint »320. La distinction de deux âmes en l’Église, l’une incréée et l’autre créée, nous apparaît comme une explicitation théolo­ gique, rendue possible et en même temps requise par le pro­ grès du temps. Elle nous semble indispensable à déterminer exactement le lieu où est l’Église, et à caractériser les diverses manières dont on peut, ou bien se rapprocher d’elle, ou au contraire s’en séparer321. Sa suprême justification sera dans la lumière quelle va nous apporter. paiement du vicaire du Christ sur la terre, le pontife romain », De Ecclesia militante, ch. Il, pourquoi ne pas ajouter ce qui en serait la fleur et le vrai complément ? Pourquoi taire que l’Église vraie est l’Église de l’amour ? 319. Adversus haereses, lib. Ill, cap. XXIV, n° 1, P. G., t. VII, col. 966. IRÉNÉE qui s’oppose, ici, aux hérésies, continue : « Mais l’Esprit est vérité ». Toute la grâce, cela inclut aussi la vérité. 320. In Joan, tract. 32, n° 8. 321. Dans son livre sur La sainteté de l’Église christoconforme, Ébauche d’une Ecclésiologie unioniste, Rome, 1945, p. 54, le P. TyszkjéWICZ, après avoir cité de nombreux théologiens catho­ liques qui affirment le principe de la divino-humanité de l’Église, — suivant lequel l’Église doit, à l’exemple du Dieu-homme, unir en elle deux éléments, l’un divin et l’autre humain -, note que cependant « très peu nombreux sont les théologiens qui nous mettent en garde contre le danger d’interpréter la ressemblance de l’Église avec Jésus- 952 ITI (Z» IV - L’ESPRIT DIVINISATEUR DE L’ÉGLISE Christ sans tenir compte des limitations imposées par les dogmes christologiques ». Il est clair, cependant, qu’un abîme sépare la pré­ sence du Verbe dans le Christ en vertu de l’union hypostatique, de la présence de l’Esprit dans l’Église en vertu de l’efficience et de 1 inha­ bitation : car l'union hypostatique se fait dans la ligne de l’ew; l’union d’inhabitation, au contraire, dans la ligne de Xoperari. Si donc l’Église, à l’exemple du Christ, doit unir en elle dans la ligne de Γ» esse » deux éléments, l’un divin et l’autre humain, quel sera cet élément divin capable de la constituer intrinsèquement, de la vivi­ fier et de l’animer? Est-ce l’Esprit-Saint ? Alors il faudrait dire qu’il fait un, hypostatiquement, avec l’Église! Il reste donc que ce soit la grâce chrétienne créée. Dès qu’on distingue en effet dans l Église deux âmes, l’une incréée et l’autre créée, on est à même d’insister avec force à la fois sur les similitudes et les dissimilitudes du Christ et de l’Église. Le P. Tyszkiewicz est amené spontanément à reconnaître ces deux âmes, l'une faite de la commune inspiration des intelligences et des volontés des fidèles, l’autre qui est le Saint-Esprit. Il parle de « l'âme sociale de l'Église vivifiée elle-même par l'Âme-Esprit », p. 142; d’une « âme com­ mune, demeure stable de l'Ame-Esprit-Saint », p. 176. CHAPITRE V DÉFINITIONS MAJEURES DE L’ÉGLISE Ce que nous avons entrevu des mystérieuses profon­ deurs grâce auxquelles l’Église débouche directement sur le Christ, sur l’Esprit saint, sur la Trinité tout entière, permet de proposer à son sujet quelques définitions qui sont, sinon les plus communes, du moins les plus hautes, les plus compréhensives, les plus divines, et qui, étant faites en fonction des causes incréées de l’Église, peuvent être appelées définitions majeures. C’est ainsi, par exemple, que saint Paul nomme l’Église le corps du Christ (Col., I, 24), le plérome du Christ (Éphés., I, 23), le temple ou la maison de Dieu (I Cor., III, 16-17 ; ITim., III, 15). Les définitions mineures sont faites en fonction des causes créées de l’Église, qui la constituent dans sa réalité entitative et ontologique, qui conditionnent et rendent possible son essentielle référence à ses causes suprêmes. Elles s’efforcent de dessiner les frontières de l’Église, de déterminer avec précision quels sont ses membres et à quel degré ils lui appartiennent. Telles sont, par exemple, les définitions où l’Église est appelée l’ensemble des fidèles1 ; le peuple fidèle dispersé dans le monde2 ; le corps des fidèles rassemblés dans une seule et même doc1. « Una est fidelium universalis Ecclesia », IVe Concile de Latran, ch. I, De fide catholica, Denz., n° 430. 2. Catéchisme du concile de Trente, pars I, cap. X, n° 2. 954 V - DÉFINITIONS MAJEURES DE L’ÉGLISE trine, sous un magistère et un gouvernement unique3; une société parfaite, extérieure et visible par nature, des­ tinée à continuer au cours des siècles l'œuvre de répara­ tion du genre humain sous la direction d'un seul chef, par l’organe d’un magistère vivant, et par la dispensation des sacrements, sources de la grâce céleste4*; la société visible composée des hommes qui ont reçu le baptême et qui, unis entre eux par la profession d’une même foi et le lien d’une mutuelle communion, tendent à la même fin spirituelle, sous X autorité du pontife romain et des évêques en communion avec luP. Nous parlerons des définitions mineures après avoir étudié les éléments constitutifs de la nature de l’Église; essayons maintenant de signaler et de classer les princi­ pales des définitions majeures. Les plus nombreuses se rapportent au Christ dont elle est le corps. 1. Les définitions du corps mystique Le mystère de l’union de l’Église avec Dieu a pour nœud le Christ, le Verbe incarné, et c’est ce qui explique que les premières définitions majeures de l’Église nous la présentent comme un ÉPANCHEMENT DE L’iNCARNATION, comme une EXPANSION DU CHRIST-DIEU. On dira donc, avec saint Paul, que l’Église est le « corps du Christ », non pas sans doute son corps individuel, mais son corps collectif, quelle est le CORPS MYSTIQUE DU CHRIST. Ce sont les premiers mots de l’encyclique de Pie XII, du 29 juin 1943, par lesquels sont levés les scru3. PlE XL encyclique Mortalium animos, 6 janvier 1928. 4. Ibid. 5- Cardinal GaspaRRI, Catéchisme catholique, question n° 133, Juvisy, 1932. Nous avons ici un essai de définition de l’Église en fonction des quatre causes : matérielle, formelle, finale, efficiente. l’église et le christ 955 pules assez récents de certains théologiens qui refusaient d’identifier réellement l’Église avec le corps mystique du Christ6. L’encyclique déclare même que « pour définir et décrire cette vraie Église du Christ - à savoir la sainte Église catholique, apostolique, romaine - on ne peut rien trouver de plus beau, de plus excellent, de plus divin, que l’expression qui la désigne comme le corps mystique de Jésus-Christ ; c’est du reste celle qui découle et fleurit pour ainsi dire, de ce que nous exposent fréquemment les Écri­ tures sacrées et les écrits des saints Pères »7. Mais le lien qui rattache l’Église au Verbe incarné est trop riche, trop complexe, trop mystérieux, pour que l’expression de corps mystique, appliquée à l’Église, ne recouvre pas plusieurs significations complémentaires, relatives soit à sa teneur formelle ou à sa contenance, soit à ce quelle renferme ou à son contenu. a) Leur teneur formelle On peut discerner sous ce rapport trois significations scripturaires distinctes de l’expression de corps mys­ tique : la signification nuptiale, la signification biolo­ gique, et la signification personnelle que nous avons jointe à la précédente, mais qui peut en être détachée. 1° La signification nuptiale. Dire que l’Église est le corps du Christ-Dieu, c’est dire qu’elle est L’ÉPOUSE DU Christ-Dieu, ou l’épouse du Verbe incarné. De même que l’épouse a pour chef l’époux, leurs deux per­ sonnes étant étroitement unies et comme confondues en une même vie humaine collective, en une même chair, ainsi l’Église a pour chef le Christ, leurs deux personnes 6. Voir plus haut, pp. 141-145. 7. Acta Apost. Sedis, 1943, p. 199. 956 V - DÉFINITIONS MAJEURES DE L’ÉGLISE étant unies en la communication d'une même vie, d'une même nature humaine, d’une même chair. Ils sont deux en une seule chair, car elle est devenue en quelque manière son propre corps, sa propre chair (Éphés., V, 29). Mais lorsqu’on affirme que c'est comme épouse du Christ que l’Eglise est appelée corps du Christ, ce que l'on veut faire ressortir avant tout, c’est qu elle est choisie par le Christ pour cet honneur comme une personne est choisie par une autre personne ; qu'elle est traitée avec la dignité de personne par la personne même du Christ; qu’il use envers elle de courtoisie8, comme Dieu usa de courtoisie envers la Vierge en lui envoyant l’Ange pour solliciter son acquiescement ; quelle est priée de consen­ tir librement à cette merveilleuse alliance ; quelle est, en suite de ce consentement, purifiée de sa souillure pour être élevée à quelque extraordinaire égalité avec son époux ; qu’il ne veuille recevoir d’enfants que par elle, ou du moins que par son intercession. « Le nom d’épouse, écrit Bossuet, nous fait voir unité par amour et par volonté... Il était de la sagesse de Dieu que l’Eglise parût tantôt comme distinguée de Jésus-Christ, lui rendant ses devoirs et ses hommages... »9. Et l’encyclique Mystici cor­ poris relève que l’apôtre, « tout en unissant d’un lien merveilleux le Christ et son corps mystique, les oppose l’un à l’autre comme l'époux à l’épouse »10. t/> 2° La signification biologique. Le Christ, écrit saint Paul, est « la tête du corps, à savoir de l’Église» (Col., I, 8. « Tout simple qu’il soit dans ses manières, et bien qu’il soit la simplicité par excellence, notre bon et aimable Seigneur est toujours excessivement courtois et très aimable. Les saints qui partageront sa gloire pour l’éternité lui ressembleront en tout». JULIENNE DE NORWICH, Révélations de lAmour divin, trad. Dom Meunier, Tours, 1925, p. 336. 9. Lettre sur le mystère de l'unité de l’Église. 10. A. AS., 1943, p. 234. l’église et le christ 957 18); «Dieu l’a donné pour tête suprême à l’Église qui est son corps » (Éphés., I, 22). L’Église est ici opposée au Christ comme le corps à la tête. Dire quelle est le corps du Christ-Dieu, c’est dire quelle est une RESSEMBLANCE du Christ-Dieu, une configuration au ChristDieu, capable, en entrant dans sa dépendance, de com­ poser avec lui un organisme spirituel unique. Elle n’est vivifiée entitativement que par les dons créés de la grâce, mais ces dons se trouvent en source dans le Christ, qui, en outre, est uni hypostatiquement au Verbe. En raison de cet épanchement, l’Église, dans son essence et dans sa structure, dans sa vie et dans son opération, est conforme au Christ, configurée au Christ, HOMOGÈNE au Christ11, solidaire du Christ. Et comme le corps, partie intégrante secondaire, et la tête, partie intégrante primaire, ont même destinée, ainsi l’Église et le Christ. Et c’est pourquoi tout ce qui est advenu au Christ doit advenir ensuite dans l’Église. Le Christ a souffert, il est mort, il est ressuscité, il est monté au ciel, il est assis à la droite du Père, ainsi en sera-t-il de son corps : chacun de ces événements devant s’accomplir en son temps, d’abord dans les prémices, c’est-à-dire dans le Christ, ensuite dans ceux qui appartiennent au Christ. L’encyclique Mystici corporis mentionne quelques-uns des privilèges qui reviennent à l’Église du fait quelle a pour tête le Christ : elle participe à son excellence, elle est dirigée par sa vérité, elle est vivifiée par son influence12. 3° La signification personnelle. Sous cet aspect, dési­ gner l’Église comme le corps du Christ, c’est la désigner 11. « Ecclesia... a capite homogeneo Jesu Christo initium sumpsit originis, perfectionis et potestatis». CAJETAN, Apologia de comparata auctoritate papae et concilii, n° 451. 12. A. A. S., 1943, pp. 208 et suiv. 958 V - DÉFINITIONS MAJEURES DE L’ÉGLISE comme un ÉPANCHEMENT DU CHRIST-DIEU. C’est dire quelle est, selon les définitions de Bossuet13 15 si proches 14 de celles de saint Paul, JÉSUS-CHRIST RÉPANDU ET COM­ MUNIQUÉ, Jésus-Christ homme parfait14, Jésus- Christ dans SA PLÉNITUDE. C’est dire plus hardiment encore, avec l’apôtre, que L'ÉGLISE EST LE CHRIST, tra­ duisons : le Christ ^mystique. Lier ou frapper mon corps, c’est me lier ou me frap­ per moi-même. Frapper l’Église, ou la haïr, c’est frapper ou haïr le Christ. Quand saint Bellarmin écrit que « le Christ n’est pas seulement la tète de l’Église, qu’il est en outre comme un grand corps, fait de membres multiples et divers»1; il n’est que l’écho de saint Paul enseignant que nous sommes justifiés, sanctifiés, baptisés, pacifiés « dans le Christ-Jésus » ; que nous « revêtons le Christ » comme le bois revêt la flamme, glosera saint Tho­ mas -1617 ; enfin, que le Christ «vit en nous» et «habite en nous ». L’apôtre dit même expressément : « Comme le corps est un, et qu’il a plusieurs membres, et que tous les membres du corps, malgré leur nombre, sont un seul corps, ainsi le Christ» (I Cor., XII, 12). Sur quoi saint ainsi le Christ et le corps. Il dit : comme le corps est un, et quily a plusieurs membres, ainsi le Christ. Le Christ, c’est le Augustin fait remarquer : « Paul ne dit pas : tout »’ . Comment l’apôtre en aurait-il douté, ayant naguère entendu, en approchant de Damas, la voix qui lui disait : « Saul, Saul, pourquoi me persécutes-tu ?... Je suis Jésus que tu persécutes » (Act., IX, 5). 13. Lettre sur le mystère de l'unité de l’Église. 14. « Jusqu’à ce que nous soyons tous parvenus... à l’état d’homme parfait, à la mesure de la stature parfaite du Christ », (Éphés., IV, 13). 15. De romanopontifice, livre I, ch. IX. 16. Comm, ad Gal., ni, 27. 17. Enarr in Ps. CXLII, n° 3. l’église et le christ 959 Tel est aussi l’enseignement de l’encyclique Mystici corporis. Elle rappelle que saint Paul nomme l’Église « le Christ », à l’instar du Maître qui lui avait reproché de le persécuter dans ses membres ; qu’au dire de saint Grégoire de Nysse, l’apôtre identifie souvent l’Église avec « le Christ »18 ; que, selon saint Augustin, « c’est le Christ lui-même, à savoir le corps du Christ répandu dans tout l’univers, qui prêche le Christ»19; que «la doctrine très ancienne et constante des Pères nous enseigne que le divin Rédempteur avec son corps social constitue une seule personne mystique, unam dumtaxat constituere mysticam personam ou, comme le dit saint Augustin, le Christ total ». Elle signale enfin avec éloge les passages où saint Bellarmin assure que l’expression de corps du Christ signifie que le Christ est non seulement la « tête », mais même le « suppôt », 1’« hypostase », traduisons la « per­ sonnalité » de l’Église20. Est-ce en tant qu’homme, que le 18. De vita Moysis, P. G., t. XLIV, col. 385; trad, de Jean Daniélou, Paris, 1941, p. 121. 19. Sermon CCCLIV, n° 1. 20. A. A. S., 1943, pp. 217-218. - Saint Thomas, nous l’avons vu, dit fréquemment que « le Christ et l’Église font une seule per­ sonne mystique, una persona mystica, qui a pour tête le Christ et pour corps tous les justes», Comm, ad Col., I, 24; cf. III, qu. 19, a. 4; qu. 48, a. 2, ad 1, etc. CAJETAN déclare que le Christ est non seulement la tête mystique de l’Église, mais sa personnalité mystique : « Christus non solum caput mysticum ejus, sed mysticum suppositum ipsius est». Il cite I Cor., XII, 12. Aussi est-ce le Christ « qui operatur per membra hujus corpo­ ris ». Apologia de comparata auctoritate papae et concilii, η ° 519. La pensée et le terme même de Cajetan se retrouvent chez saint BELLARMIN : « Ce qui, dans chaque corps, agit à titre d’agent princi­ pal, c’est le suppôt, qui soutient et meut tous les membres. Or, le suppôt du corps de l’Église est le Christ, suppositum corporis Ecclesiae est Christus... Quand nous disons que l’Église est le corps du Christ, cela veut dire quelle a pour suppôt le Christ, cum dicimus : Ecclesia est corpus Christi, illud Christi sonat suppositum... En tant que 960 V - DÉFINITIONS MAJEURES DE L’ÉGLISE Suite de la note 20 : le Christ influe sur tous les membres, on le nomme tête ; mais en tant qu’il soutient et meut tous les membres, on peut l’appeler sup­ pôt ». De conciliis., livre II, ch. .XIX. « L’Église est le corps du Christ, peut signifier que le Christ est non seulement la tête, mais 1’hypostase de ce corps... C’est à titre d'hypostase de ce corps qu’il soutient tous les membres, qu’il opère tout en tous, qu'il voit par ses yeux, qu’il entend par ses oreilles : c’est lui, en effet, qui enseigne par le docteur, qui baptise par le ministre, qui, en un mot, fait tout en tous». De romanopontifice, livre I, ch. IX. Tels sont les deux passages de saint Bellarmin qui sont signalés dans l’encyclique Mystici corporis comme formulant une remarque pénétrante et subtile, « ut acute subtiliterque Bellarminus animadver­ tit ». La pensée du saint docteur y est ainsi résumée : « II ne faut pas expliquer cette expression de corps du Christ, seulement par le fait que le Christ doit être appelé la tête de son corps mystique, mais aussi par le fait qu’il soutient et qu’il vit dans l’Église de telle manière quelle en devient comme une autre personne du Christ, ut ipsa quasi altera Christi persona existât». La notion d’altérité revient un peu plus loin une seconde fois dans l’encyclique : « Le chef mystique qu’est le Christ, et l’Église, qui sur terre est comme un autre Christ et en tient la place, et Ecclesia, quae hisce in terris, veluti alter Christus, ejus perso­ nam gerit, constituent un homme nouveau unique, dans lequel le ciel et la terre s’allient pour perpétuer l’œuvre de salut de la croix: à savoir le Christ, tête et corps, le Christ total ». Cependant, ni l’ex­ pression de « altera Christi persona » ne se trouve dans le texte de saint Bellarmin ; ni celle de « alter Christus » ne se trouve dans les passages de saint Augustin auxquels se réfère ici indirectement l’encyclique : il n’y est question que du Christ total, « totus Christus hic loquitur, in quo sunt omnia membra ejus ». Enarr. in Ps. XVII, n° 51. « Dominus noster Jesus Christus, tanquam totus perfectus vir, et caput et corpus». Enarr. in Ps. XC, II, n° 1. A proprement parler, l’Église, plutôt qu’une autre personne du Christ, altera persona, est la personne même du Christ, ipsa persona Christi : « Quid me persequeris ? ». Mais, et c’est à quoi l’encyclique veut nous rendre attentifs, si l’Église est vraiment la personne du Christ, elle l’est mystiquement, dans l’ordre de operari, accidentelle­ ment, par cette « unio caritatis in gratia » dont parle le concile de Latran, Denz., n° 432 ; elle ne l’est pas physiquement, dans l’ordre de l’erre, substantiellement, en raison d’une chimérique résorption dans l’union hypostatique. La doctrine de l’encyclique est d’ailleurs parfai- l’église et le christ 961 Christ est personnalité de l’Église, ou en tant que Dieu ? Est-ce seul ou conjointement avec le Père et l’Esprit ? Tout cela pourra se préciser. Si l’Église est au Christ dans le rapport du corps à la tête ; mais bien plus encore si, comme nous venons de le voir, l’Église est partie intégrante du corps qui est le Christ, et de la personne mystique du Christ, il faudra dire avec l’apôtre quelle est LE COMPLÉMENT DU VERBE INCARNÉ, L’ACHÈVEMENT DU VERBE INCARNÉ, LA PLÉNI­ TUDE du INCARNÉ. Verbe incarné, le plérome du Verbe « Elle est son corps, l’achèvement - littéralement le plérome — de celui qui se complète en tous [les fidèles] de toutes manières» (Éphés., I, 23)21. Il se complète en eux tous, in omnibus, non certes en qualité et en intensité, il serait blasphématoire de le penser ; mais en quantité, en expansion, en diffusion, en sorte qu’il n’est rement nette : d’une part, elle déclare que « le divin Rédempteur avec son corps social constitue une seule personne mystique, unam dum­ taxat constituere mysticam personam, seu ut Augustinus ait : Christum totum » ; d’autre part, elle proserit l’erreur de ceux qui « introduisent une fausse notion d’unité, quand ils font s’unir et se fondre en une seule personne physique, in physicam unam personam, le divin Rédempteur et les membres de l’Église, accordant aux hommes des attributs divins, et soumettant le Christ, notre Seigneur, aux erreurs et à l’inclination au mal de l’humaine nature». Sur ces erreurs, notamment sur l’ouvrage condamné intitulé : Le chrétien en tant que Christ, voir plus haut, p. 152, note 94. 21. Au sens actif, on peut dire «que le Christ est la plénitude sanctificatrice des chrétiens. En harmonie avec cette formule, mais prenant plérome avec le sens passif et concret désignant l’ensemble de ceux qui reçoivent du Christ vie et sanctification, saint Paul écrira que l’Église est le corps du Christ, son plérome, c’est-à-dire, la zone où s’exerce la puissance de vie et de sanctification de celui qui achève en sainteté tout en tous ». L. CERFAUX, La théologie de l’Église suivant saint Paul, Paris, 1942, p. 258. 962 V - DÉFINITIONS MAJEURES DE L’ÉGLISE totalement parfait qu'avec la totalité de ses membres22. Et c'est de toutes manières (« omnia », scilicet omnimodo} * · M» 22. L’Église est-elle pour le Christ une humanité de surcroît, ou une humanité de complément ? Dans la Vie Spirituelle, 1er mars 1943, p. 277, le Père Denis BUZY examine l’expression d’« humanité de sur­ croît » due à Mgr Gay et à sa dirigée, mère Thérèse-Emmanuel, et divulguée par sœur Élisabeth de la Trinité. Il la condamne comme incompatible avec la doctrine et le vocabulaire de saint Paul, et demande qu’on lui substitue l’expression conforme à la pensée paulinienne d’« humanité de complément ». Mais si l'on distingue, dans les rapports du Christ avec son corps mystique, le double point de vue de la qualité et de la quantité, les deux expressions apparaissent théologiquement justifiées. Le Père Buzy écrit : « Tous les privilèges accordés par le Père à son Fils : résur­ rection, ascension, session à sa droite, exaltation au-dessus de tous les chœurs des anges, domination universelle sur toutes les créatures, ne sont que la préparation du privilège suprême, sommet de toute la Rédemption : le Christ, chef du corps mystique. Quelle que soit la beauté, la perfection de la sainte humanité de Jésus, il y a quelque chose de plus parfait et de plus beau : c’est le corps mystique, objet premier de la prédestination dans l’ordre de l’intention, terme final dans l’ordre de l’exécution », p. 284. Le corps mystique est plus parfait que la sainte humanité de Jésus, quantitativement oui ! Qualitativement, non ! la sainteté de l’Église ne saurait s’ajouter à celle du Christ ; le Christ seul est aussi saint, aussi parfait que le Christ avec l’Église. CAJETAN dit excellemment : «JésusChrist est la vraie tête de toute l’Église, de telle sorte que, ni pour ce qui est du pouvoir, ni pour ce qui est de la noblesse et de la sainteté, il n’est partie de lÉglise». Comparatio auctoritatis papae et concilii, n° 138. Le même théologien rappelait que semblablement «le pou­ voir [juridictionnel] de l’Église entière n’est pas supérieur à celui du pape seul : le pape et le reste de l’Église constituant, non pas un pou­ voir plus haut, mais une pluralité de pouvoirs, papa cum Ecclesia reli­ qua non facit majus in potestate, sed plures potestates ». Ibid., n° 78. Le Père Buzy écrit : « Si le Christ n’est que la tête, il n’est pas le corps entier», p. 284. Mais, comme l’explique S. THOMAS, III, qu. 8, le Christ est tête, dans la mesure où la tête donne au corps, non dans la mesure où elle profite de ses services. Quant à l’expression d’« humanité de grâce », sur laquelle s’interroge le Père Buzy, p. 280, il nous semble évident quelle devait, dans la pensée d’un théologien comme était Mgr Gay, s’opposer à celle d’« humanité assumée » par le Verbe. l’église et le christ 963 qu’il se complète en eux puisqu’il y a, dans l’Église, diversité de dons, de ministères, d’opérations (I Cor., XII, 4). Chaque fidèle est donc invité, à la suite de l’apôtre, « à compléter en sa chair ce qui manque aux tribulations du Christ pour son corps qui est l’Église » (Col., I, 24). Car il faut que tous les fidèles parviennent ensemble « à l’état d’homme parfait, à la mesure de la pleine croissance du Christ » (Éphés., IV, 13). L’Église, selon l’encyclique Mystici corporis, « est comme la plénitude et le complément du Rédempteur, veluti plenitudo et complementum Redemptoris, car tous les dons, toutes les vertus, tous les charismes qui se trou­ vent éminemment, abondamment et efficacement dans le chef, dérivent dans tous les membres de l’Église et s’y perfectionnent de jour en jour selon la place de chacun dans le corps mystique de Jésus-Christ : ainsi peut-on dire d’une certaine façon que le Christ se complète à tous égards dans l’Église »23. Essayons maintenant de préciser le contenu de ces définitions du corps mystique. b) Leur contenu Si l’Eglise est pleinement corps du Christ, elle est corps du Christ en tant qu’il est Roi, en tant qu’il est Prêtre, et en tant qu’il est Sauveur. 1° Le corps du Christ Roi. Le Christ est roi des esprits, maître suprême de la vérité tant spéculative que pratique, premier et principal docteur de la foi, et, pen­ dant les jours de sa vie mortelle, annonciateur et pro­ phète par excellence des divins mystères. 23. A A. S., 1943, p. 230. V - DÉFINITIONS MAJEURES DE L’ÉGLISE 964 Dire que l’Eglise est son corps, son achèvement, son complément, qu’il y a, de lui à elle, conformité et homo­ généité, c’est dire que la lumière du Christ s’épanche en elle ; qu’elle est, de ce fait, assimilée au Christ enseignant ; pénétrée et participante de la royauté spiri­ tuelle du Christ et de son magistère ; irradiée par la pro­ phétie chrétienne, qu’il s’agisse de ce que nous avons appelé la prophétie hiérarchique, comme aussi de la pro­ phétie extrahiérarchique. L’Eglise est l’organisme qui, moyennant les instances graduées et diversement assistées par l’Esprit saint de ses pouvoirs juridictionnels, perpétue, au sein du monde, d’une façon orale et vivante, la fonction royale, prophé­ tique, enseignante, régulatrice du Christ. Disons donc quelle est DÉPOSITAIRE DES SOURCES VIVES DE LA DOC­ TRINE CHRÉTIENNE, PORTEUSE DE LA PLÉNITUDE DE LA RÉVÉLATION, GARDIENNE DU DÉPÔT (I Tim., VI, 20; II Tim., I, 14), HÉRAUT DE LA ROYAUTÉ SPIRITUELLE DU enseignant, colonne et fondement de la VÉRITÉ (I Tim., III, 15). Pour tout rassembler en un mot, Christ disons quelle est, à la suite du Christ (Jean, VIII, 12) et à la suite des apôtres (Mt., V, 14), mais en dépendance absolue, mystérieuse, constante, des apôtres et davantage encore de leur maître le Christ, LA LUMIÈRE DU MONDE. 2° Le corps du Christ Prêtre. Le Christ est prêtre de la loi nouvelle. En raison de son assomption par le Verbe, IT I ου qui faisait de lui le chef de l’humanité rachetée, son âme était dotée d’une puissance sacerdotale plénière2425 , d’une consécration exceptionnelle2^, qui lui permettait d’abro- 24. « Christus habet plenam spiritualis sacerdotii potestatem », saint Thomas, III, qu. 63, a. 5. 25. « Christus, inquantum homo habet potestatem ministerii principalis, sive potestatem excellentiae», III, qu. 64, a. 3. Cette consécration du Christ est ontologique. Elle est participée d’une L’ÉGLISE El' LE CHRIST 965 ger le culte de la loi ancienne, et de disposer validement les actes essentiels du culte de la loi nouvelle, par lesquels dorénavant Dieu désirait, d’une part, être honoré par les hommes (médiation cultuelle ascendante du Christ), et, d’autre part, se communiquer à eux (médiation cultuelle descendante du Christ). « Le Christ, dit saint Augustin, est le prêtre qui offre ; lui-même est l’offrande. Et il a voulu perpétuer ce mystère dans le sacrifice quotidien de l’Église. Étant le corps dont il est la tête, elle apprend à s’offrir elle-même par lui, seipsam per ipsum discit offerre »26. Dire que l’Église est le corps, le complément du Christ en tant que prêtre, quelle lui est conforme et homogène, c’est dire que la puissance sacerdotale du Christ se continue en elle, se diffuse en elle ; quelle en est pénétrée ; quelle est de ce fait consacrée, c’est-à-dire habilitée ontologiquement pour accomplir, avec validité, les actes par lesquels le culte inauguré par le chef doit se perpétuer dans ses membres. Le pouvoir sacerdotal du Christ, en se communiquant à l’Église, dépose en elle les trois caractères sacramentels du baptême, de la confirma­ tion, de l’ordre : les deux premiers donnés à tous les fidèles, le troisième réservé à la hiérarchie. Par eux, l’Église est tout entière sacerdotale, tout entière engagée dans la célébration du culte qui sans doute a été consommé en une fois sur la croix (Hébr., IX, 26, 28 ; X, 10, 14), mais non point en vue de devenir un simple souvenir historique, en vue au contraire de s’incorporer les générations futures à mesure qu’elles arriveraient à l’existence. Car le Christ les invite à participer, par la manière ontologique par les chrétiens. Les sacrements de la loi ancienne, au contraire, n’imprimaient pas de caractère ontologique, III, qu. 63, a. 1, ad 3. Cette notion ontologique du sacré, qui reste très vive dans l’Église orthodoxe, est méconnue du protestantisme. 26. De civit. Dei, livre X, ch. XX. 966 V - DÉFINITIONS MAJEURES DE L’ÉGLISE messe et par l’eucharistie, à l'offrande de l’unique sacri­ fice sanglant ; et il ne cesse, par la messe et par tous les sacrements, de conduire au sein de chacune d’elles les grâces les plus précieuses de la passion. De ce fait, l’Église apparaît comme un ÉPANCHEMENT DE LA CONSÉCRATION SACERDOTALE DU CHRIST, comme une DÉRIVATION DU SUPRÊME POUVOIR CULTUEL DU CHRIST, comme un SACERDOCE ROYAL ET SAINT27. Engagée, à titre de corps, dans la célébration du culte inauguré par son chef, elle demeure au milieu du monde comme la PERPÉTUATION DE LA LITURGIE DE LA NOU­ VELLE ALLIANCE. Elle est dans l’ordre de la médiation ascendante du Christ, la PERMANENTE INTRODUCTRICE À L’UNIQUE OFFRANDE SACRIFICIELLE DE LA CROIX; et, dans l’ordre de la médiation descendante du Christ, la PERMANENTE ► *· * · - <· DISPENSATRICE DES GRÂCES SACRAMEN­ TELLES. Ainsi, pénétrée des vertus du Christ roi, l’Église est, grâce aux prérogatives de ses pouvoirs juridictionnels, RÉGNANTE AVEC JÉSUS-CHRIST ; pénétrée des vertus du Christ prêtre, elle est, grâce à ses pouvoirs cultuels, SACRIFIANTE AVEC JÉSUS-CHRIST ET SANCTIFIANTE AVEC JÉSUS-CHRIST. Mais tous ces pouvoirs, les uns royaux ou prophétiques, les autres cultuels ou sacramentels, ne lui viennent du Christ qu’après avoir jadis résidé dans les apôtres : ce sont, de ce point de vue, des pouvoirs apos­ toliques. En nommant, sans attendre davantage, la véri­ table Église à partir du Christ, qui est sa tête, on dira donc quelle est le CORPS DU CHRIST ROI, et encore le CORPS DU CHRIST PRÊTRE. En la nommant à partir des apôtres, conviés par le Christ à coopérer à sa fondation immédiate, on dira qu’elle est L’ÉGLISE DES APÔTRES, 27. Ces mots de I Pierre, II, 5, 9 sont vrais soit dans l’ordre de la validité cultuelle, soit dans l’ordre de la sainteté morale. l’église et le christ 967 l’ÉGLISE apostolique. Ce sont là de ses noms de pléni­ tude28. Ils ne sont pas, néanmoins, situés sur le même plan : car il va de soi que la vraie Église est du Christ et au Christ, bien plus quelle n’est des apôtres et aux apôtres. 3° Le corps du Christ sauveur. C’est en vue de sauver tous les hommes que Jésus sauve « d’abord les fidèles » (I Tim., IV, 10) ; c’est en vue de sauver le monde qu’il sauve d’abord son Église. Il la sauve trois fois : comme roi, en l’illuminant des rayons de sa prophétie ; comme prêtre en la consacrant pour le culte de la loi nouvelle ; et plus encore comme saint, soit par sa médiation des­ cendante en déversant sur elle les grâces divines, soit en l’associant à sa médiation ascendante auprès du Père, et à sa supplication rédemptrice. a) Du point de vue de la médiation descendante, dire que l’Église est le corps du Christ, en qui habite toute la plénitude [de la grâce] (Col., I, 19), qui est plein de grâce et de vérité29 (Jean, I, 14), c’est dire que toute la sainteté communicable du Christ se déverse en elle ; quelle est le réceptacle des dons créés du Christ dans la mesure où ils sont compatibles avec l’état de notre vie voyagère où la foi prélude à la vision et l’espérance à la possession ; que, purifiée et sanctifiée par le bain de l’eau dans la parole, elle est devant lui glorieuse, sans tache ni ride ni rien de semblable, mais sainte et immaculée (Éphés., V, 25-27). 28. L’Église du Verbe incarné, Paris, 1941, t. I, pp. 642, 681 [dans la présence edition, vol. I, pp. 1063, 1121]. 29. Nous référons ici le terme de «vérité» non plus aux grâces prophétiques, qui émanent du Christ, mais aux grâces de lumière directement sanctifiantes : à la foi ; aux dons de sagesse, d’intelligence, de science, de conseil ; à la prudence infuse. 968 V - DÉFINITIONS MAJEURES DE L’ÉGLISE L’Église est, dès lors, une EXTRAVASION DE LA GRÂCE CHRÉTIENNE ET DES DONS MESSIANIQUES, LE CHRIST CRU DANS LE MONDE (I Tim., Ill, 16), LHABITATION DU Christ en nos cœurs par la foi (Éphés., ni, 17), cette foi dont saint Jean dit quelle triomphe du monde (I, V, 5), LA PATRIE DE L ESPÉRANCE CHRÉTIENNE, LE FEU DU Lί J Christ jeté sur la terre (Luc, xn, 49). b) Du point de vue de la médiation ascendante et de la supplication du Christ pour l’humanité tout entière, dire que l’Église est le corps du Christ, c’est dire quelle est attirée et engagée tout entière par lui, - à mesure que le déroulement des siècles la fait arriver à l’existence dans la grande intercession par laquelle il s’est offert en une fois sur la croix afin de mériter le salut des hommes et de satisfaire pour leurs souillures ; quelle est, jusque dans cette intercession, configurée à lui, homogène à lui, comme le corps l’est à la tête ; quelle lui est donc, en quelque sorte, assimilée en tant même qu’il est le rédempteur du monde. « Toute la cité du Rédempteur, dit saint Augustin, la société des saints est comme un sacrifice unique offert à Dieu par le grand prêtre qui, sous la forme d’esclave, s’est offert aussi lui-même pour nous dans sa passion, afin que nous devenions le corps de ce chef sublime, ut tota ipsa redempta civitas...., uni­ versale sacrificium offeratur Deo, per sacerdotem magnum, qui etiam seipsum obtulit in passione pro nobis, ut capitis corpus essemus »30. 30. De civitate Dei, livre X, ch. VI. Ce beau texte catholique, comme d’ailleurs celui du ch. XX que nous citions tout à l’heure, vaut soit dans la ligne de la moralité et de la sainteté rédemptrice, soit dans la ligne de la validité et du culte; car le saint docteur parle ici, à la fois, d une part du sacrifice que représente la pratique de la vie chré­ tienne ; et d autre part du mystère de Laurel, connu des fidèles, sacra­ mento altaris fidelibus noto, où l’Église apprend à s’offrir avec ce quelle offre, quod in ea re quam offert ipsa offeratur. l’église et le christ 969 Dès lors l’Église est tout entière, à son rang sans doute, et successivement, mais réellement, et à l’image de la Vierge en qui se condense toute sa pureté, toute sa sainteté, toute sa charité, COOPERANTE AVEC JÉSUS- Christ, compatiente avec Jésus-Christ, corédemp­ trice DU MONDE AVEC JÉSUS-CHRIST. c) Définitions similaires Si l’Église est un tout social, composé de membres dont chacun forme un tout subsistant, une personne indivi­ duelle, elle peut être désignée par des noms collectifs. On pourra l’appeler un troupeau, mais un troupeau de personnes immortelles, d’âmes dont chacune est rache­ tée par le sang du Christ, de vies spirituelles dont par définition aucune ne saurait être sacrifiée au bien des autres. C’est le troupeau des brebis évangéliques, des brebis intelligentes et aimantes, dont chacune sait recon­ naître la voix du bon pasteur (Jean, X, 14 ; XXI, 17). Le Catéchisme du concile de Trente l’appelle LE TROUPEAU DES BREBIS DU CHRIST31. On pourra encore l’appeler un royaume. Le Christ en est le roi. On prend ici ce titre de roi, non plus selon sa formalité la plus stricte, qui nous a permis de l’opposer au titre de prêtre et au titre de sauveur. On lui donne sa signification la plus ample et la plus transposée. Le Christ est roi « du royaume de vérité et de vie, de sain­ teté et de grâce, de justice, d’amour et de paix »32. Et l’Église est LE ROYAUME DU FlLS DE L’HOMME (Mt., XIII, 41), que le Christ doit se soumettre pour le remettre un jour à Dieu et au Père (I Cor., XV, 24). Ou encore LE ROYAUME DE DlEU : « Dès maintenant, écrit 31. Pars I, cap. X, n° 4. 32. Préface de la fête du Christ-Roi. 970 V - DÉFINITIONS MAJEURES DE L ÉGLISE saint Augustin, l’Église est le royaume du Christ, et le royaume des cieux »33. Ou encore L’UNIVERS RÉCONCILIÉ avec Dieu par le Christ34. 2. Autres définitions majeures Nous n’avons pas épuisé la liste des définitions majeures de l’Église: quelques-unes des plus secrètes et des plus divines nous restent encore à rappeler. a) Deux sortes de définitions majeures en fonction du Christ 1. Les définitions majeures de l’Église sont de deux sortes : les premières la définissent en fonction du Christ seul ; les secondes, en fonction du Christ et des deux autres personnes divines. Dans le premier cas, l’Église est référée au Christ en rai­ son de ce qui lui revient en propre et à l’exclusion des deux autres personnes divines. C’est le Verbe seul qui s’est incarné pour la racheter par son intercession et la vivifier par les rayons sortis de ses cinq plaies. On dira donc, en pensant à la médiation morale ascendante du Christ, que l’Église fait corps avec le Christ rédempteur; quelle est comme incorporée à son offrande théandrique de la croix, dont la valeur méritoire et satisfactoire est infinie ; quelle est corédemptrice avec le Christ ; quelle constitue avec lui « une seule personne mystique rédemptrice ». On dira encore, en pensant à la médiation physique descendante du Christ, où la divinité se sert de la nature humaine du 33. De civitate Dei, livre XX, ch. IX. 34. « Mundus reconciliatus, Ecclesia », saint AUGUSTIN, Sermo XCVI, n° 8. l’église et l’esprit 971 Christ comme d’un instrument et comme d’un organe pour sanctifier le monde, que l’Eglise est la bénéficiaire privilégiée de cet influx, quelle est, de ce fait, le corps, le complément, l’achèvement du Christ roi, du Christ prêtre, du Christ source de sainteté. Dans le second cas, l’Eglise sera référée soit à la Trinité tout entière ; soit au Christ en raison de ce qui lui est commun avec les deux autres personnes divines, et ne lui convient que par appropriation ; soit, comme il apparaît fréquemment dans i’Ecriture, à l’Esprit saint. On dira par exemple quelle est l’œuvre de Dieu, du Christ, de l’Esprit saint ; l’habitation de Dieu, du Christ, de l’Esprit saint, etc. 2. L’Église peut donc être au Christ de deux manières : 1° elle est au Christ comme associée à sa sup­ plication rédemptrice et comme façonnée à la ressem­ blance de sa sainteté instrumentale créée : de cette pre­ mière manière l’Église est au Christ exclusivement ; 2° et elle est au Christ comme un effet surnaturel suspendu à la Cause première ; plus encore, comme une demeure où la divinité même du Christ est immédiatement rési­ dente, immédiatement possédée : de cette seconde manière, l’Église est au Christ comme elle est au Père, ou à l’Esprit saint, ou à la Trinité tout entière. Il est clair que la première manière d’être au Christ est ordonnée à la seconde, qu’elle en est la porte, la prépara­ tion, l’introduction. En sorte que si l’on veut définir l’Église, non pas certes par le côté où elle nous est le plus accessible, mais par son côté le plus haut et le plus mys­ térieux, il faudra la considérer moins dans ce quelle doit au Christ seul, que dans ce qu’elle doit communément aux trois personnes divines. A ce moment, les définitions de l’Église faites en fonc­ tion du Christ seront aptes à devenir des définitions 972 I'll rn go V - DÉFINITIONS MAJEURES DE L’ÉGLISE faites en fonction de l’Esprit. « Dans le Christ » et « dans l’Esprit » : si l’apôtre semble user presque équivalemment de ces expressions, c’est quelles se rejoignent à leur som­ met. « Le Christ, fait remarquer l’encyclique Mystici cor­ poris. est en nous par son Esprit même, qu’il nous com­ munique, et par lequel il agit en nous ; de telle sorte que tout ce que lEsprit saint opère en nous de divin, ilfaut dire que c'est le Christ aussi qui ly opère »3\ Sur Ephés., II, 18 : « Par lui (le Christ) nous avons accès, les uns et les autres, auprès du Père, dans un seul et même Esprit», saint Thomas, auquel précisément se réfère ici l’ency­ clique, écrit : « Nous avons accès au Père par le Christ dans un seul et même Esprit, car c’est le Christ qui opère par l’Esprit saint, quoniam Christus operatur per Spiritum sanctum. En sorte que tout ce que fait l’Esprit saint, c’est aussi le Christ qui le fait, ideo quidquid fit per Spiritum sanctum, etiam fit per Christum. Et puisque l’apôtre nomme le Père, il faut entendre que toute la Trinité est ici en cause : en raison, en effet, de l’unité d’essence, le Fils et l’Esprit sont dans le Père ; le Père et le Fils sont dans l’Esprit ». C’est d’ailleurs la doctrine constante de l’apôtre ; s’il enseigne que « Dieu a envoyé Y Esprit de son Fils dans nos cœurs, criant : Abba, Père » (Gal., IV, 6), c’est que l’Esprit, avec tout ce qu’il est et tout ce qu’il fait, appartient au Fils, dont il procède ; et le Fils à son tour est au Père, source de la Trinité tout entière. b) Définitions de l’Église par rapport à l’Esprit saint et par rapport à la Déité C’est une vérité fortement appuyée sur l’Écriture, exprimée par les Pères et les Docteurs, soulignée par Léon XIII et récemment par l’encyclique Mystici corporis, 35. A. A. S., 1943, p. 230. l’église et l’esprit 973 que l’Esprit saint est l’âme de l’Église, entendons l’âme incréée de l’Église. En tenant compte, évidemment, de tout ce que le mystère d’une telle expression exigera de transpositions, on pourra néanmoins, en vue de préciser les rapports de l’Église à l’Esprit saint, s’aider de la remarque d’Aristote et de saint Thomas, suivant laquelle l’âme est cause du vivant d’une triple manière : efficiente, formelle, finale3637 . Dans quelle mesure l’influence de l’Esprit saint et de la déité sur l’Église peut-elle être rapprochée d’une cause efficiente, d’une cause finale, voire d’une cause formelle ? 1. L'Esprit saint principe de l'Église. Il faut insister d’abord sur l’efficience merveilleuse par laquelle l’Esprit saint, c’est-à-dire - l’encyclique Mystici corporis vient de le rappeler - la déité tout entière3 , maniant la nature humaine du Christ comme son organe et son instru­ ment, meut l’Église, suivant le conseil d’une providence tout à fait particulière, avec une puissance absolument unique. Peu importe, pour l’instant, que l’Église soit mue à la manière d’une cause strictement instrumentale, lorsque par exemple elle administre les sacrements, ou plutôt à la manière d’une cause seconde, lorsque, par exemple, elle croit, espère, aime, annonce l’évangile aux pauvres, panse les plaies du monde. L’essentiel est de remarquer, avec l’encyclique Mystici corporis'. 1° que l’Esprit, «en 36. Saint THOMAS, De anima, livre II, lect. VU, édit. Pirotta, n° 318. CAJETAN recourra à cette triple causalité de l’âme sur le corps pour définir les rapports de la puissance spirituelle à la puissance temporelle, in II-II, qu. 60, a. 6. 37. Que les théologiens « maintiennent fermement... que tout doit être tenu commun aux personnes de la sainte Trinité de ce qui a rapport à Dieu envisagé comme cause efficiente suprême ». A. A. S., 1943, p. 231. 974 V - DÉFINITIONS MAJEURES DE L’ÉGLISE insufflant la vie surnaturelle dans toutes les parties du corps [mystique], doit être considéré comme le principe de toute action vitale et vraiment salutaire »38 ; 2° que l'ordre des agents devant correspondre à l’ordre des fins, la déité est seule capable d’élever et d’attirer l’Eglise jus­ qu’à elle : « Puisqu’on ne peut faire le moindre acte salu­ taire que dans l’Esprit saint, comment les multitudes innombrables de toute nation et de toute origine peu­ vent-elles conspirer dans un commun dessein vers la gloire suprême du Dieu un et trine, sinon par la force de celui que spirent le Père et le Fils par un unique et éter­ nel amour »39 ; 3° que l’union « mystique » qui résulte d’une telle impulsion est essentiellement différente de l’union « morale » des communautés purement humai­ nes : « Dans un corps moral, en effet, le seul principe d’unité est la fin commune et, sous la conduite d’une autorité sociale, la commune convergence [des esprits et des cœurs] vers cette fin ; dans le corps mystique, au contraire, à cette commune convergence se superpose un autre principe intérieur, véritablement présent et actif à la fois dans tout l’organisme et dans chacune de ses par­ ties. Ce principe est d’une telle excellence qu’il l’emporte sans mesure sur tous les liens d’unité qui font la cohé­ sion, soit d’un corps physique soit d’un corps moral40. Il relève non de l'ordre naturel, mais de l’ordre surnaturel. ΠΊ c/:> 38. A A. S., p. 219. 39. A. A. S., p. 226. 40. Eunice d’un corps physique est substantielle ; celle d’un corps moral est dynamique et accidentelle ; mais toutes deux sont d’ordre naturel. L’unité de l’Église n’est pas une unité substantielle. C’est ce que veut dire l’encyclique lorsqu’elle déclare que l’Église n’est pas un corps physique. C’est aussi ce que veut dire SUAREZ lorsqu’il définit l’Église « un corps politique ou moral, corpus quoddam politicum seu morale, composé des hommes professant la vraie foi du Christ », De fide, disp. 9, sect. 1, n° 3 ; édit. Vives, t. XII, p. 245. l’église et l’esprit 975 Bien plus, il est absolument infini et incréé, c’est l’Esprit divin, lequel, selon le docteur angélique*1, numérique­ ment un et le même, remplit et unit toute l’Eglise »42. En un mot, dire que l’Esprit saint est l’âme de l’Église, cela signifie qu’il est, en elle, selon l’encyclique, d’une manière très spéciale, le principe invisible, non adspectabile principium, reliant les parties du corps entre elles et à la tête ; le principe de toute action vitale et vraiment salutaire, cujusvis actionis vitalis ac reapse salutaris princi­ pium ; la force, virtus, qui la fait conspirer dans un com­ mun dessein vers la déité ; la source, fons divinissimus, qui la soulève à la rencontre de sa fin. Or, le principe qui agit (principium quod) c’est le suppôt, la personne. L’Esprit saint, ou la déité, qui, à travers la nature humaine du Christ, meut l’Église, est donc bien, nous l’avons dit, la « personnalité mystique efficiente suprême» de l’Église. De ce point de vue, l’Église apparaît comme l’effet de la motion de l’Esprit saint sur ses créatures, comme l’œuvre de l’Esprit saint43. Elle est l’Esprit saint en Mais l’unité de l’Église est d'ordre surnaturel. C’est ce que veut dire l’encyclique lorsqu’elle oppose le corps mystique de l’Église aux corps purement moraux constitués par les sociétés humaines. Et c’est ce que voulait dire CAJETAN, quand il écrivait, avec sa profondeur cou­ tumière : « Le Christ-tête, et les hommes qui sont ses membres vivants, constituent, non pas un corps politique, non siait unum cor­ pus politicum, comme est le corps des citoyens d’un État bien gou­ verné ; mais un corps qui est un à la façon d’un corps physique, sed quemadmodum unum corpus naturale, car le Christ-tête vivifie ses membres par son Esprit, les unissant par des jointures et des ligatures spirituelles ». De fide et operibus, chap. IX. 41. De veritate, qu. 29, a. 4. 42. A. A. S., p. 222. 43. Par appropriation, saint AUGUSTIN rattache l’Église plus étroi­ tement à l’Ésprit saint qu’aux deux autres personnes : « La commu­ nion d’unité, societas unitatis, de l’Église de Dieu est en quelque sorte l’œuvre propre de l’Esprit saint, non certes sans la coopération du Père 976 V - DÉFINITIONS MAJEURES DE L’ÉGLISE TANT QUE SANCTIFICATEUR ; OU encore l’Esprit SAINT EN TANT QUE MANIFESTÉ VISIBLEMENT DANS L’UNIVERS. Si l’apôtre peut dire que, mystiquement, l’Église est le Christ, on peut dire pareillement que, mystiquement, l’Église est l’Esprit saint44. co Ο.Ί m rn tz> et du Fils. La raison, c’est que l’Esprit saint est comme la commu­ nion, societas., du Père et du Fils. En effet, le Père, comme tel, n’est point commun au Fils et à l’Esprit, n’étant Père que d’un seul. Et le Fils, comme tel, n'est point commun au Père et à l’Esprit, n’étant Fils que d’un seul. Mais l’Esprit saint est commun au Père et au Fils, étant à la fois l’Esprit de l’un et de l’autre ». Sermo LXXI, n° 33. 44. L'Esprit saint, sans doute, est incréé, et l’Église, créée. Aussi, le Catéchisme du concile de Trente, pars I, cap. X, n° 22, fait-il remarquer qu'après avoir dit, dans le Credo : « Je crois en le Père, et en JésusChrist, et en l’Esprit saint », on continue en disant, afin de souligner la différence qui sépare le créateur de sa créature : «Je crois la sainte Église », et non pas : « Je crois en la sainte Église ». Néanmoins, mystiquement, c’est-à-dire en raison dime continuité dynamique surnaturelle, l’Église ne fait qu’un avec l’Esprit qui la conduit, qui la prend sous sa sauvegarde, qui répond pour elle. Afin de souligner cette continuité, certains théologiens, comme saint Anselme, n’ont pas reculé devant l’expression « croire en l’Église », que la plupart des théologiens préfèrent éviter. Le cardinal TuRRECRE.MA.TA, Summa de Ecclesia, ch. XX, qui s’étonne d’avoir ren­ contré au concile de Bâle, des théologiens demandant qu’on fléchît les genoux en chantant « Et in Ecclesiam » comme on le fait à « Et incarnatus est », donne cependant, à la suite de saint Albert le Grand et de saint Thomas, de cette locution contestable sous un certain rap­ port, une glose très belle : Je crois en l’Église, cela veut dire : je crois en l’Esprit saint, en tant même qu’il unit et sanctifie l’Église par ses dons, « in Spiritum sanctum suis donis unientem et sanctificantem Ecclesiam ». Cela veut dire : je crois en l’Esprit saint, considéré non seulement en lui-même, mais encore dans son œuvre propre, qui est de sanctifier l’Église, « secundum proprium opus ejus, quod est, quod sanctificat Ecclesiam». Cf. saint THOMAS, III Sent., dist. 25, qu. 1, a. 2, ad 5 ; II-II, qu. 1, a. 9, ad 5. Ce n’est pas, en réalité, saint Léon, comme le croit saint Thomas, c’est Rufin qui avait proscrit la formule « Credo in Ecclesiam », laquelle se trouvait cependant, sinon dans toutes, du moins dans plusieurs des rédactions primitives du Symbole, voir par exemple, Denz., nOT 9, 13, 86. l’église et l’esprit 2. L'Esprit saint, hôte présent à l’Église que 977 de l’Eglise. par L’Esprit saint n’est-il son efficience? N’est-il divinisateur de l’Église que par ses dons et ses motions ? N’entre-t-il pas en contact avec elle d’une manière beau­ coup plus immédiate, beaucoup plus mystique, beau­ coup plus essentielle ? Et, dès lors, la formule « l’Esprit saint est l’âme de l’Église », loin de nous avoir livré tout son contenu, ne nous cache-t-elle pas encore sa significa­ tion la plus profonde et la plus divine ? La « présence d’efficience » est ordonnée à une présence plus secrète, appelée « présence objective », « présence de rencontre », « présence d’inhabitation », où, moyennant les dons divins de la foi et de l’amour, ce sont les per­ sonnes divines elles-mêmes qui sont immédiatement ren­ contrées, saisies, possédées par l’Église. Tandis que la « pré­ sence d’efficience » résulte de la nature divine, commune aux trois personnes, la « présence de rencontre » se fait avec les trois personnes, en tant que distinctes entre elles. La Trinité tout entière est ainsi présente à l’Église d’une manière nouvelle, plus cachée, plus sublime. Elle est d’une manière nouvelle, plus cachée, plus sublime, le lien d’unité de l’Église, son foyer de sanctification, son prin­ cipe de vie, son âme. « Si quelqu’un m’aime, il gardera ma parole, et mon Père l’aimera, et nous viendrons à lui, et nous ferons chez lui notre demeure» (Jean, XIV, 23). De ce point de vue, surgissent de nouvelles définitions majeures de l’Église. Elle est LE TABERNACLE DE DlEU PARMI LES HOMMES (Apoc., XXI, 3) ; LA MAISON DE DlEU (I Tim., Ill, 15) faite de pierres vives ; LE TEMPLE, L’HABITATION, LA RÉSIDENCE DU DlEU VIVANT (II Cor., VI, 16), LA DEMEURE INTIME OÙ LE DlEU D’AMOUR ACCUEILLE SES AMIS, L’ÉPOUSE DE DlEU45. L’Église, c’est LA TRINITÉ 45. « Con esse (lagrime) lavate la faccia a la Sposa mia ». Sainte Catherine de Sienne, Libro della divina dottrina. ch. XV, Bari, 1912, p. 38. 978 V - DÉFINITIONS MAJEURES DF. L’ÉGLISE EN TANT QUE CONNUE, AIMÉE ET POSSÉDÉE, ici-bas dans l'obscurité de l'exil, plus tard dans la clarté de la patrie. C'est LE CORPS MYSTIQUE DE LA DÉITÉ. C’est, au sens le plus ton qu’on puisse donner à ces expressions, LE ROYAUME DE DlEU, LE PEUPLE DE DlEU; selon saint Augustin, LA CITÉ DE DlEU46. 3. L'Esprit saint, forme de I'Église, a) Pour que soit possible la vision béatifique, enseigne saint Thomas, « il Dieu lui-même devienne la forme de notre intelli­ gence connaissante, qu’il s'unisse à elle, non certes pour faut que constituer avec elle une nature [un composé entitatif], mais comme l’espèce intelligible s'unit à l’intelli­ gence »4 . L’essence divine, dit Cajetan, s’unit à l’intelli­ gence, « en sorte que celle-ci Dieu lui-même. La directement dans devienne intentionnellement substance divine elle-même entre l'acte de la vision bienheureuse, comme objet et comme principe formel de cette vision »48. Dans la vision béatifique, écrit Jean de SaintΊ homas, « où l’essence divine elle-même joue le rôle d’espèce, ou de forme intelligible, l’objet intelligible doit concourir d’une manière intime avec la puissance intel­ lective en vue de produire l'acte de vision »49. De ces textes, qu’on pourrait aisément multiplier, il résulte que la nature divine, une et la même, est intentionnellement et spirituellement présente au principe même de l'acte de vision béatifique, à la manière d’une forme intelligible qualifiante ; cette nature divine, sont un, étant elle-même la forme intentionnelle, le lien merveilleux 46. 47. 48. 49. en qui les trois personnes par lequel les bienheureux sont unis à Enarr. in Ps. XCV1II, n° 4. Compend. theol., ch. CV, édit. Mandonnet, t. II, p. 70. In I, qu. 12, a. 2, n° XVI. I, qu. 43 ; disp. 17, a. 3, n° 8 ; t. IV, p. 470. elle et l’église et l’esprit 979 entre eux : en sorte que, intentionnellement et spirituel­ lement, les membres de l’Église glorieuse sont un, comme les trois personnes divines sont un. «Afin, dit Jésus, que tous soient un, comme toi-même, ô Père, tu es en moi et moi en toi, et qu’eux aussi soient en nous... Je leur ai donné la gloire que tu m’as donnée, afin qu’ils soient un comme nous sommes un » (Jean, XVII, 21-22). De ce point de vue, l’Église c’est LE PEUPLE DE CEUX QUI, ADHÉRANT AU SEIGNEUR, SONT UN SEUL ESPRIT AVEC LUI (I Cor., VI, 17); LE PEUPLE DE CEUX QUI SONT UN, COMME LES PERSONNES DIVINES SONT UN, car, spirituel­ lement, intentionnellement et par grâce, ils sont devenus ce que Dieu est entitativement et par nature. En empruntant les mots hardis de saint Jean de la Croix, on dirait LE PEUPLE DE CEUX QUI SONT DEUX NATURES, EN UN SEUL ESPRIT ET AMOUR DE DlEU50, LE PEUPLE DE CEUX QUI, DEVENUS DlEU SPIRITUELLEMENT, DONNENT Dieu à Dieu même, en Dieu51. b) Cela se fera plus tard intentionnel de la connaissance, parfaitement, selon l'être dans la clarté de la vision ; et cela se fait dès ici-bas imparfaitement, selon l'être intentionnel de l'amour, dans l’obscurité de la foi. Il n’y a pas de manière plus sûre, en effet, d’avoir quelque intel­ ligence du mystère de l’in habitation d’amour de la Trinité dans l’Église voyagère, que de le rapprocher du mystère de la vision bienheureuse de l’Eglise triom­ phante, qu’il annonce et qu’il inaugure. « Cette mer­ veilleuse union de l'inhabitation, dit Léon XIII, ne dif­ fère que par la condition ou l’état, de l’union dans 50. Cf. Cantique spirituel, str. 27, édit. Silv., t. III, p. 132 ; édit. Chevallier, p. 236 ; trad. Lucien-Marie de Saint-Joseph, p. 858. 51. Cf. Vive flamme, str. 3, vers 5-6, édit. Silv., t. IV, p. 89 ; trad. Lucien-Marie de Saint-Joseph, p. 1077. 980 V - DÉFINITIONS MAJEURES DE L’ÉGLISE laquelle Dieu embrasse les élus pour les béatifier »52. Les personnes divines, enseigne Pie XII dans l’encyclique Mystici corporis, « sont dites inhabiter, du fait qu elles sont présentes, d’une manière insondable, aux créatures vivantes spirituelles qui, par la connaissance et l’amour, se saisissent d’elles ». A la suite de son prédécesseur, Pie XII compare, lui aussi, la présence d’inhabitation à la présence de vision, « où il nous sera donné, d’une façon inexprimable, de contempler le Père, le Fils et l’Esprit divin des yeux de notre esprit, fortifiés par la lumière d’en-haut ; d’assister nous-mêmes intimement, durant toute l’éternité, aux processions des divines personnes; et d’être comblés d’une joie très pareille à celle qui fait le bonheur de la très sainte et indivisible Trinité »53. ΓΊΓ.1 GO En nous référant à la triple causalité exercée par l’âme sur le corps, nous avons reconnu que l’Esprit saint, que la Trinité, est Xâme incréée de l’Eglise d’une triple manière : par sa présence d’efficience, par une certaine présence informante, par sa présence d’inhabitation. Ces trois présences distinctes sont ordonnées entre elles : la présence d’efficience est pour la présence informante, et celle-ci pour la présence d’inhabitation et de vision. On pourra donc préciser que l’Esprit saint, que la Trinité, est: 1° la personnalité mystique efficiente suprême de l’Église ; 2° le principe formel suprême de l’unité de l’Église, c’est-à-dire cette fois dans un sens plus strict, son âme\ 3° l’hôte mystérieux de l’Église. Et l’Église est: 1° l’œuvre de Dieu; 2° la communauté qui, adhérant à Dieu, ne fait qu’un esprit avec Dieu ; 3° le vivant récep­ tacle de Dieu. C’est autour de ces trois chefs que se 52. Encyclique Divinum illud., 9 mai 1897, A. A. S., t. XXIX, p. 653 ; cité par Pie XII, A. A. S., 1943, p. 232. 53. A A S., 1943, p. 232. l’église et l’esprit 981 groupent les définitions majeures suprêmes de l’Église, celles qui conviennent communément aux trois per­ sonnes divines. 3. Définitions par rapport à la Vierge En rattachant l’Église à la Vierge, on dira que l’Église est la communauté qui, ayant été, en Marie, MÈRE DU CHRIST, lequel est Fils unique de Dieu, est désormais choisie pour être MÈRE DES MEMBRES DU CHRIST, les­ quels sont fils de Dieu par adoption. Ou encore : la communauté qui, ayant été, en Marie, PERSONNELLEMENT IMMACULÉE ET CORÉDEMPTRICE DU MONDE, est désormais choisie pour être COLLECTIVE­ MENT IMMACULÉE ET CORÉDEMPTRICE DU MONDE. 4. Définitions catéchistiques Le Catéchisme du concile de Trente a signalé quelquesunes des définitions majeures de l’Église. Il rappelle quelle est LE TROUPEAU DES BREBIS DU CHRIST, L’ÉPOUSE du Christ, le corps du Christ, la maison de Dieu. Il ajoute même que ces noms « ont une vertu capable d’ex­ citer grandement les fidèles à se montrer dignes de l’infi­ nie clémence et de l’infinie bonté du Dieu qui les a choi­ sis pour s’en faire UN PEUPLE ». Comment expliquer, après cela, que ces définitions continuent d’être si communément absentes de la plu­ part des catéchismes ? Pourquoi donc avoir peur de la splendeur ? pourquoi craindre de la laisser filtrer jusqu’à l’âme des petits enfants ? Ces définitions sont pourtant les plus hautes et les plus compréhensives, les plus scripturaires et les plus 982 V - DÉFINITIONS MAJEURES DE L’ÉGLISE divines. Elles sont, en même temps, les plus simples. Vat-on continuer de croire quelles ne sont pas « pratiques » ? Elles seules pourtant sont capables de faire pressentir la signification essentielle du mystère de l’Eglise, de lui attirer des fidèles dont le dévouement et la reconnaissance seront infinis, de la faire aimer plus que tout ici-bas, et, avec la plus enviable des grâces de Dieu, jusqu'au martyre. INDEX ettablE INDEX DES NOMS N'.B. : Les noms marqués d’un astérisque figurent dans la table alphabétique établie par l'auteur, qui sera reproduite dans le illume 111 de la présente édition. A Angèle de Foligno (sainte)*, 677. Abel, 325, 342, 369, 532, 555, 716. Abimélech, 241. Abraham·, 57, 99, 113, 133, 198, 231,241, 253, 267, 274, 421,488,492, 493, 5 5 5, 653, 688, 709,710, 765, 782. Adam*, 11, 147, 197, 210 à 214, 231,233, 235, 239, 277, 280 à 283, 287, 290, 291, 294, 325, 327, 342, 344 à 346,355,357, 379, 421,465, 468, 469, 480, 485, 489 à 491,500,515, 522, 531,600, 624, 652 à 655, 658, 668 à 670, 673, 675, 694, 697, 704, 731,746, 750 à 752, 765. Adelphios, 221. Adrien VI, 400. Albert le Grand (saint)*, 324, 976. Alexandre de Halès*, 324, 793, 943, 944. Auo (Ernest-B.)*, 73, 161, 163, 246, 254, 279, 396, 397,422 à 424,426,432 à 434, 604, 716. Ambroise (saint)*, 227, 328. André (saint), 503. Angelus Silesius, 918. Anne (A. T., mère de Samuel), 426. Anne (sainte), 734, 925. Anselme de Cantorbéry (saint)*, 219, 349, 351, 354, 357,358, 365, 576, 696, 976. Apollos, 240. Aristote, 121, 804, 825, 879, 949, 973. Arquillière (H.-X.), 792. Athanase (saint)*, 90, 218, 219,221,230, 268, 269, 275, 277, 514, 528, 549, 576, 578, 614, 655, 656, 766, 821, 856. Augustin (saint)’, 1, 11, 16, 35, 57, 58, 61, 70, 98, 99, 105 à 114, 122, 134, 137, 139, 151, 152, 156 à 159, 161, 163, 167 à 170, 173, 181, 183, 198,223, 233, 235, 238 à 241, 255 à 259, 271, 273, 276, 277, 293, 305,312, 319, 334,354, 382, 406, 431, 432, 444,451,465,468, 488, 493, 502, 532, 555, 556, 558, 567, 570, 576, 583, 592, 624, 628, 629, 663, 686, 687, 690, 986 INDEX DES NOMS 693, 699, 707, 709,716,718, 719, 759, 765, 773, 775,776, 778, 782, 790 à 792, 796, 799,816, 826, 831,841,850, 863, 908,915,925, 928, 929, 932, 940, 947, 951, 958 à 961,965,968, 970, 975,978. B Bachmann, 396. Backes (Ignace)*, 286, 647. Banez (Dominique)*, 125. Bardy (Gustave)’, 286. Barth (Karl)*, 76, 92, 309, rn Go 310, 366, 396, 666. Baruzi (Jean), 920. Basile (saint)*, 90, 353, 413, 645, 796, 875. Batiffol (Pierre)*, 141. Baudelaire (Charles)*, 319. Baumgartner (Frank), 83. Bellarmin (Robert, saint)*, 96, 139, 154, 169, 170, 648, 929, 931,942, 944, 958 à 960. Benoît (saint), 768. Benoît XII, 671,736. Benoît XV*, 568, 703. Berdiaev (Nicolas)*, 436. Bergson (Henri), 307, 566. Bernard (saint)*, 280, 281. BéRULLE (Pierre de)*, 321, 323, 324, 329, 499, 526, 538 à 541. Biel (Gabriel)*, 583, 597, 598. Billot (Louis)*, 336, 932. B1LLUART (René)*, 71, 212, 214, 251,336,350, 353, 469, 635, 897, 930. Bloy (Léon)*, 436. Boêce, 815, 826. Boissier (Gaston)*, 152. Bonaventure (saint)*, 210, 213, 281,283, 294,307, 324, 468, 622, 623, 629, 630, 658. Boniface VIH*, 249, 941. BOSSUET (Jacques Bénigne)*, 87, 88, 94 à 96, 100, 146, 147, 154, 176, 259, 314 à 317, 530, 592, 648, 891,929, 930, 948, 956. Braun (F. M.)*, 141, 179, 181, 190,714, 763. BréBEUF (Jean de, saint), 541. Bremond (Henri)*, 321, 323, 499, 526, 539, 540. Browne (Michel), 419. Bussierre (M.-Th. de), 399. BUZY (Denis)*, 962. Caïn, 342,716. CaJETAN (Tommaso de Vio, dit)*, 33, 34, 71, 142, 252, 260, 262, 288, 301,336, 382, 383, 387, 399 à 403, 444, 472, 476, 486, 553, 576, 589, 590, 612, 621 à 623, 639, 644, 661,690, 691,795,815, 890,910,912, 957, 959, 962, 973, 975, 978. Calvin (Jean)*, 76, 82, 83, 85, 86, 100, 104, 136, 175, 176, 366, 591. Cano (Melchior)*, 136. Castro (Léon de), 494. Catherine de Gênes (sainte)*, 398. Catherine de Sienne (sainte)*, 1, 250, 251, 563 à 565, 689, 836, 977. INDEX DES NOMS 987 Cayré (Fulbert)*, 351. Cyrille d’Alexandrie (saint)*, CÉLESTIN I"*, 382. Cerfaux (Lucien)*, 149, 961. César Auguste, 308. Chaîne (Joseph)*, 267, 386. Ch am, 112. Chardon (Louis)*, 125, 260, 262 à 264, 270, 500, 533 à 535. Charlemagne, 110,429. Chenu (M.-D.)*, 63, 295. Chevallier (Philippe)*, 104, 464,511,572, 633, 649, 721, 838, 839, 859, 878, 905, 906, 909, 920, 979. Chloé, 240. CHRIST*, son seul nom apparaît sur plus de 700 pages de ce livre. CHRYSOSTOME (Jean, saint)*, 142, 246, 277, 286, 467,516, 827, 828, 830. Claude (ministre)*, 94 à 96, 593, 891,929. Claudel (Paul)*, 306. Clément VI*, 406. Clément VII, 401. Clément XI, 151, 588. Clément d’Alexandrie*, 558, 687. CLÉRISSAC (Humbert)*, 799, 828, 829, 840. CONGAR (Yves, M.-J).*, 63, 500. Connelly (Marc)*, 496. Constantin (empereur), 111, 429. Contenson, 212. Corneille (centurion), 183. Cyprien (saint)*, 576, 587. Cyrille (et Méthode, saint), 431. 225, 226, 228 à 230, 244, 275, 280, 286, 353, 502, 578, 656, 766, 823, 841,853, 854,861. Cyrille de Jérusalem (saint), 546. 222, 232, 354, 824, D Daniel (prophète), 99, 109. Daniel (Antoine), 541. DANIÉLOU (Jean)*, 959. Dante*, 366. David, 133, 187, 366, 717, 744, 747,814, 843. Davy (M.-M.), 208. de Baets (R. P.), 341. De Groot (J. Vincent)*, 75, 206, 931. Deimel (Ludwig), 153. Del Prado (Norbert)’, 214. Denifle (Henri), 353, 592. Denys (ΓAréopagite), 286, 291, 292, 402, 566, 791,826. Denys d’Alexandrie, 614. Dewailly (L.-M.)*, 63. DiLLENSCHNEIDER (Clément)*, 701. Dominique (saint), 839. Domitien, 109. Dondaine (Antoine)*, 766. Dorsaz (A.)*, 467, 474, 475, 477 à 479. Dostoïevski (Fiodor Mikhaïlovitch)*, 747. Duhr (Joseph)*, 748. Du PERRON (Jacques Davy), 96. Durand de Saint-Pourçain*, 455. 988 INDEX DES NOMS E Eadmer, 702. Eckart (Johannes)*, 463, 902, 917. Élie (prophète), 87, 136, 495, 734. Elipand, 455. Élisabeth (sainte), 17, 657, 734, 735,785. ÉLISABETH DE LATRINITÉ, 962. Éusée des Martyrs, 566, 567. ÉTIENNE (protomartvr, saint), 549, 555, 558. Ève*, 147, 235. 237, 239, 281, 342, 571, 668, 675, 696 à 698, 703 à 705, 718, 750. F Faustus (le Manichéen)*, 133, 134. Feckes (Karl)*, 761, 794. Figgis (J.-N.), 182. Florand (F.)’, 260, 261, 534. I»* »· ·«»«*»! I Fox, 92. François d’Assise (saint)*, 93, 247, 768, 836, 839. François de Sales (saint)*, 22, 93, 282, 749, 839, 870. François Xavier (saint), 431, 836. Frankl (Stanislas)*, 97. FROGET (Barthélemy)*, 851. G Galtier (P.), 849. Gamaches (Ph. de), 145. Gardeil (Ambroise)*, 819, 845, 850, 864, 865. Garrigou-Lagrange (Réginald)*, 174, 216, 567, 658, 664, 665,711,749, 800, 849, 878. Gasparri (Pierre)’, 206, 933, 954. GaüVAIN (Jean Laloy, dit Jean)*, 430. Gay (Mgr)*, 962. Gérard de Borgo San Donnino, 768. Gerosa (Pietro), 109. Gilson (Étienne)*, 110, 112, 113, 182,514, 623. Gloege (G.), 190. GODOl (Pierre de)*, 291, 294. GONET (Jean-Baptiste)’, 214, 284, 285, 289, 348 à 350, 353, 376, 380, 387,388. Gottschick (J.), 582. Grabmann (Martin)*, 487, 680, 768, 794. Grégoire Ier le Grand (saint)*, 233, 234, 259, 260. Grégoire Nazianze de (saint),* 275, 656. Grégoire de Nysse (saint)*, 218, 230, 255, 269, 278, 279, 959. Grégoire de Saint-Joseph, 848. Grignion de Montfort (Louis-Marie, saint)*, 728, 733. Grisar (Hartmann)*, 80, 81, 582, 586. GROSCHE (Robert)*, 153, 154, 183, 186, 194, 201,337. Guillaume d’Auvergne, 793. Guillaume d’Auxerre, 324. Guillaume de Saint-Thierry*, 208. Guyon (Mme), 648. 989 INDEX DES NOMS H J Harphius, 648. Henri de Gand, 324, 622. Henri de Marcy*, 562. Heschel d’Apta (R. Abraham Jacques (saint), 137, 312, 786, Josué), 688. Hilaire (saint)*, 225 à 228, 576, 624, 823, 824. Hippolyte*, 926. Hoffmann (A.), 375. Holbein*, 747. Holl (Karl)*, 582, 584, 586. Holmstrôm (E), 179, 180. Holsten, 396. HOSIUS (cardinal)*, 97, 598. Huby (Joseph)*, 89, 203, 231. Hugues de Saint-Cher, 583. JANSÊNIUS*, 5. Japhet, 112. Jean XXII’, 93,464. Jean Damascene (saint)*, 257, 270, 273, 286, 612, 614. Jean de la Croix (saint)*, 1, 23, 61, 62, 103, 434, 464, 511,566, 570, 572,633,649, 671,721,779, 838, 841,859, 877, 878, 900, 902 à 906, 909, 918, 920, 979. Jean de Saint-Thomas*, 215, 252, 253, 287, 288, 291,336, 347 à 350, 355, 356, 361, 372, 373, 376, 377, 388, 407, 409 à 415, 417, 418, 437, 438, 440 à 442, 444, 447, 448, 450 à 453, 457 à 459, 469, 486,613, 659, 847,849, 864, 865, 869, 872, 884, 891, 896 à 898, 935, 978. Jean l’Évangéliste (saint), 40, 61, 76, 78, 89, 90, 103, 108, 111, 124, 132, 140, 148, 162, 163, 166, 167, 173, 175, 177, 178, 191, 192, 196, 203, 204, 208,219,226, 230, 231,236, 237, 243, 245, 252, 255, 267, 273, 275,277, 281,287, 305, 317, 324, 327, 337, 339, 341, 345, 369, 384, 386, 397, 402, 427, 433, 443, 450, 452, 455, 461,475,477, 497, 498, 502, 503, 505, 515, 516, 520, 522, 525, 530, 563, 573, 604,612, 616,617,629, 630,647, 654, Hugues Saint-Victor*, de 144, 488,513, 602, 941. Huijben (J.), 324. HURTAUD (Jourdain), 251, 564, 689. Hus (Jean)*, 81, 582, 589 à 593. I Ibn Arabî, 421. Ignace d’Antioche (saint)*, 35, 204. IRÉNÉE (saint)*, 57, 89, 218, 219, 221,277, 322, 325,514, 520, 576, 578, 652, 655, 697, 698, 830, 926, 951. ISAAC (patriarche), 709. Isaac de l’étoile*, 575. Isaïe, 259, 275, 555, 562, 677, 765, 938. Isidore de Séville (saint)*, 137. 946. Jacques de Viterbe*, 791,792. Jamet (Albert), 378. 990 INDEX DES NOMS 658, 662, 666, 6^2, 674, 676, 680, 685, 694, 701,704,713 à 718, 723, 730, 731, 735, 737, 738, 744 à 746, 759, 762, 763, 766 à 768, 773, 778, 783, 784,811,814, 821, 832, 834, 835, 842 à 846, 849, 850, 853, 871,878, 881, 886, 895, 903, 906, 908, 923, 925, 939, 950, 964, 967 à 969, 977, 979. Jean le Baptiste (saint)*, 17, 236, 285,341,343, 344, 346, 355, 443, 502, 503, 733 à 737, 925. Jeanne d’Arc (sainte)*, 430, 432,434, 838. Jérémie, 105. Jérôme (saint)*, 160, 325, 326, 365. Joachim de Flore*, 768, 821, 822. Job, 260, 421,469, 493. JOGUES (Isaac), 542. Joseph (saint)*, 133, 187, 735, 736, 744. Jovinien*, 352, 493. Judas, 195, 923. JUDE (saint), 267. JUGIE (Martin)*, 578, 748. Julienne de Norwich*, 956. JURGENSMEIER, 545. JURIEU (Pierre)*, 87, 143. Justin (saint)*, 697. K Kattenbusch (E), 141, 189. Khomiakov (Alexis)*, 96, 951. Kierkegaard (Soren)*, 436, 545. Kohlmeyer (E.), 582, 608. L LabRIOLLE (Pierre de)*, 152. Lagrange (Albert, M.-J.)*, 91, 130, 131, 156, 159, 192, 197, 231,243, 253, 425,490, 491, 493, 494, 505, 511, 516 à 518, 520, 522,617, 736, 737, 766, 782. LALEMANT (Gabriel), 542. Lallemant (Louis)*, 300. La Taille (Maurice de), 336. Lazare (saint), 7, 78, 747,752. LEBRETON (Jules)*, 230, 481, 483, 484, 730. Leclercq (Dom), 141. Lefèvre d’Étaples, 583. Léon Ier le Grand*, 266, 280, 354, 390, 594, 595, 663, 886, 925, 976. Léon XIII*, 123 à 126, 145, 569, 701,703, 798, 863, 882, 886, 889, 892, 924, 925, 928, 940, 972, 979, 980. Lepin (Marius), 336. LESSIUS (Leonard), 478. Linton (O.), 190. LoiSY (Alfred)*, 194, 197, 505. Lortz (Joseph)*, 597, 598. LOSSKY (Vladimir)*, 767, 816, 938. Lot, 765. Louis Ier le Pieux, 110. Louis IX (saint), 311. Lubac (Henri de)*, 130, 226, 249, 488, 492, 500. Luc (saint), 90, 91, 103, 109, 160, 165, 187, 189, 192,211, 236, 240, 258, 272, 273, 325, 474, 497, 503,511,525, 536, 544, 555, 556, 571,654, 655, INDEX DES NOMS 657, 659, 664, 681,684, 700, 706,718, 731,739, 740, 744, 747, 754, 756, 769, 790, 792, 818, 831 à 834, 836, 968. Lucien-Marie de S.-Joseph, 104, 434, 464,511,567, 570, 572, 573,633, 649, 671,721, 779, 859, 878, 902, 903, 905, 906, 909, 920, 979. Luther (Martin)*, 80, 81, 98, 175, 353, 365, 366, 393, 527, 581 à 610. M Maeterlinck (Maurice), 877. Mahomet, 5, 420, 421. Maistre (Joseph de)*, 769. Malachie, 734. Mâle (Émile)*, 342, 343, 513, 520. Mandonnet (Pierre), 868, 870. ManÈS, 768. Manning (Henry)*, 504. MANSI (Jean Dominique), 144. Marc (saint), 139, 159, 211, 545, 707. Maréchal (Joseph)*, 421. Marguerite de Veni d’Arbouze*, 330. Marie (Sainte Vierge)*, 14 à 19, 62, 66, 67, 88, 89, 113, 187,214, 231,233, 234, 263, 269, 281,284, 300, 344, 385,426, 451,499, 528, 547, 568 à 570, 651 à 757, 763, 764, 816,817, 941,956, 981. Marie 133, 244, 343, 503, 580, 794, de l’Incarnation*, 377, 378, 541 à 543, 565, 566, 573, 574, 638, 648, 689, 778. 991 Marie de Magdai-à, 273, 461, 477, 499,516,517,616, 654, 745. Marie de Sainte-Thérèse*, 727. Marin-Sola (François)*, 442, 726. Maritain (Jacques)’, 63, 73, 195, 197, 199, 303, 306, 310 à 313, 432, 435, 436, 464, 560, 561, 573, 710, 800, 802, 806, 813, 879, 899, 900, 906,918. Maritain (Raïssa)*, 90. Martin (Claude)*, 573, 574. Martinez Gomez (J. C.)*, 855. Massignon (Louis)*, 421. Massuet (Dom), 698. Matthieu (saint), 84, 111, 133, 140, 141, 149, 155, 156, 159, 160, 166, 167, 172, 179, 181, 192, 193, 236, 266, 299, 325, 374, 381,418, 426, 429,451, 496, 498, 502,519, 548, 557, 558, 660, 662, 684, 685, 690, 691,699,714, 718, 734, 752, 762,811,822, 834, 857, 927, 964, 969. Maxime le Confesseur (saint)*, 160. Medina (Jean de), 407, 414, 417,451. Melchisédech, 371. MENASCE (Jean Pierre de)*, 688. Mercier (Dési ré-Joseph)*, 478. Merkelbach (B. H.)’, 661, 674, 700,712,718, 748. Mersch (Émile)*, 144, 145, 186,218, 225,227, 504, 537, 545, 575, 579, 737, 739, 879. Méthode (saint), 431. Meyendorff (Jean), 939. Michée, 341. 992 INDEX DES NOMS Michel de Saint-Augustin', 727 à 729. MlCKlEWlCZ (Adam)*, 430. Milner (Joseph)*, 772. Milton Qohn)*, 215, 232, 282. MOEHLER (Jean-Adam)*, 57, 143, 152 à 154, 187, 601, 930, 951. Moïse, 134, 198, 421, 493, 495, 734,765, 839. Molina (Luis), 628. Monique (sainte), 16, 686, 687, 690, 693, 694, 707. Montan, 768. Moos (Μ.-Ε), 935. MORIN (Germain), 99. MURA (Ernest)*, 206. N ** ·» VI GO NACLANTUS (Jacques Nacchiante)*, 260, 261,476, 478, 485. Nautin (Pierre)*, 926, 927. NaZARIUS (Jean-Paul Nazari)*, 154, 261, 400, 403 à 405, 412,413, 473, 476. Néron, 109. Nestorius, 656. Newman (John Henry)*, 58, 771,772, 838, 840. Nicodème, 133. Nicolas (Jean-Hervé), 63. NICOLAS (Marie-Joseph)*, 695, 709, 745. Nicolas de Lyre, 583. Nietzsche (Friedrich), 545. Noé, 97. Noetinger (Dom), 859. Novatien, 352. NUGNO CABEZUDO (Didacus)*, 437, 448, 451. O Origène*, 160, 277. Osée, 714. Othon de Freysing*, 111. P Pannier (Jacques), 83, 86. Palamas (Grégoire)’, 578, 579. Pascal (Biaise)*, 59, 61, 78, 92, 94, 98, 100, 134, 198, 329, 334, 517, 538, 785. Paul (saint), 37, 40, 61, 72, 73, 84, 103, 104, 108, 118, 120, 122, 124, 129, 131, 134, 137, 139 à 142, 144, 146, 153, 156 à 158, 163, 174, 181, 184, 191, 198, 199, 203, 207, 208,211,219, 222, 223, 226, 228, 230 à 232, 236 à 238, 240, 241, 244 à 247, 249, 250, 253 à 257, 259 à 261, 263, 266, 267, 270 à 278, 283, 286 à 288, 291, 293, 294, 298, 299, 303,320, 321, 325 à 327, 329, 333, 338, 345, 346, 365, 369, 373, 375, 377, 382, 386, 388, 389, 393, 396, 397, 399 à 401, 403, 422 à 426, 432 à 434, 452, 466, 468,472, 477, 481,484, 490 à 494, 496, 498 à 500, 510, 512, 515, 519 à 521, 524, 535 à 537, 545, 546, 548, 555 à 557, 561, 571, 588, 589, 595, 596, 601,603, 604, 606, 630, 632, 644, 652 à 654, 658 à 660, 669, 672, 673, 675, 676, 679, 680, 682, 684, 685, 689, 699, 706, 707, 719, 721, 729 à 731, 740, 746 à 748, 750, 752, 754, 993 INDEX DES NOMS 757, 761,774, 786, 792, 793, 798, 799,810,815,818, 823, 824, 826, 827, 831,833, 83 5 à 839, 843 à 845, 849, 853, 854, 856 à 858, 875, 876, 881,900, 904, 908 , 9 1 0, 911, 915,916,919, 924, 925,941, 948, 953, 9 54 , 9 56 à 959, 961 à 965, 967 à 969, 977, 979. Paul III, 598. Paul de Burgos, 583. Paulin d’Aquilée*, 454. PÉGUY (Charles)*, 130, 370, 377,705. Penido (M. T.-L.)*, 419, 624, 628. Perrone (Jean)*, 930, 931, 942, 947. Petau (Denys)*, 467, 478, 765, 851,869. Peterson (Erik)*, 137, 138, 155, 194, 197, 199, 366, 544 à 549. Philémon, 141. Philippe (saint), 503. Photius*, 5. Pie IX*, 152, 562, 657, 674, 731,755. Pie X*, 145, 206, 568, 702, 933. Pie XI*, 145, 569, 703,954. Pie XII*, 145, 186, 255, 257, 265, 558, 689, 703, 735, 744, 752, 755 à 757, 808, 882, 886 à 890, 892, 899, 928, 940, 941, 946 à 948, 954, 956, 957, 960, 963, 972 à 975, 980. Pierre (saint), 10, 41, 57, 72, 103, 139, 141, 149, 155, 171, 191, 192, 200,240, 241,252, 287, 337, 365, 386, 397, 456, 462,519, 583, 589, 592, 594, 595,604,608, 631,706, 723, 727, 757, 774, 799, 833, 860, 881,908,941,966. Pierre Lombard, 478,791,821. Pilate (Ponce), 195, 257, 309, 366. Pilgram, 154. Platon, 863. Portalié (E.)*, 454, 455. Poupon (R. P.)*, 728. Prat (E)*, 254, 276 à 278, 467, 520. Pruche (Benoît)*, 797, 875. PRZYWARA (Erich)*, 152, 153, 183,186. QUESNEL (Paschase)*, 151, 170, 588, 680. Quilliet (H.)*, 454. R Rabussier (L. E.)*, 710. Ramirez (J.-M.)*, 297, 479. REGINALD DE PlPERNO, 680. Régnon (Th. de)*, 478, 613, 614, 624, 645 à 647. REITZENSTEIN (Richard), 73. Richard de Saint-Victor, 816. Rivière (Jean)’, 217 à 219, 365, 366, 383. Rolle (Richard)*, 859, 861. ROTHE (Richard), 81. ROUSSEAU (Jean-Jacques)*, 605. ROUSSELOT (Pierre)*, 89, 203, 320. Rufin (T.)*, 976. 994 INDEX DES NOMS Rupert de Deutz*, 488. Ruysbroeck (Jan)*, 385, 393, 430. Sophonie, 228. 648, 876. S Salmanticenses’, 212 à 215, »»!«.· Soloviev (Vladimir)*, 31,427 à 285, 289, 291 à 294, 347 à 353, 355, 368, 376, 388, 409, 436, 456, 458, 468, 469, 494, 497, 897. Salomon, 719. Samarine (G.)’, 97. Samuel (prophète), 426. Sara, 241. Saravia (Adrien), 527. SAVONAROLE Oérôme)*, 434. Scheeben (Matthias-Joseph)*, 77, 97, 152 à 154, 187, 218, 220, 223, 226, 252, 277, 279, 287, 289 à 291, 340, 378, 379, 386, 387, 709,710,718, 745, 794, 941. SCHELER (Max)*, 152. Schlatter (Ad.), 190. Schmidt (K. L.), 190. Schultes (Reginald-Marie), 932. Schwalm (Marie-Benoît)’, 800, 807. SCOT (John Duns), 324, 353, 355, 407, 622. Sem, 112. SÉRIPAND (Jérôme)*, 383, 402. Silverio de Santa Teresa, 434, 464,511,570, 572, 573, 633, 649, 671,721,779, 859, 878, 902, 903, 905, 906, 909, 920, 979. Simeon, 17, 734, 735, 925. Simon le Magicien, 183. SODAR (Bonaventure), 330. SOTO (Dominique)*, 326 à 328. Stoss (Veit), 749. Suarez (Francisco)*, 329, 331, 332, 335, 336, 355, 455, 502, 736, 762, 809, 873, 974. Sylvestre de Ferrare*, 884. Tauler (Jean)’, 62, 119, 120, 399, 561 à 563, 571, 877, 902, 907, 908, 913 à 917, 920. TERMIER (Pierre)*, 306. Tertullien*, 277, 291, 698. Théodore de BEze, 176, 527. Théodoret de Cyr*, 231. Thérèse d’Avila (sainte)*, 433, 572, 836, 848, 903, 904,919. Thérèse de Lisieux (sainte)*, 62, 547. Thérèse-Emmanuel (Mère), 962. Théry (Gabriel), 917, 918. Thomas a Kempis, 93. Thomas d’Aquin (saint)*, 1, 11, 22 à 24, 32, 61, 63, 70, 71, 75, 90, 111, 113, 115 à 118, 121, 122, 142, 148, 150, 154, 155, 157 à 160, 169, 172, 173, 175, 177, 178, 181, 182, 186, 205, 210 à 213, 215, 216, 223 à 225, 234, 235,248, 251,252, 260, 276, 277, 281 à 297, 310, 311, 318, 319, 323, 324, 329 à 336, 339, 348, 349, 351 à 357, 360 à 362, 365, 367, 995 INDEX DES NOMS 369, 372 à 375, 381, 382, 384, 385, 389 à 392, 394, 398, 400, 406, 412, 414 à 417, 421, 422, 424, 431 à 433, 435, 437, 438, 440, 450, 452 à 457, 460 à 463, 466 à 474, 476, 477, 480 à 482, 484, 492, 495, 498, 502, 503, 505 à 511, 518, 522, 524 à 526, 530, 533, 535, 536, 540, 546, 553, 555, 563, 567, 569, 570, 576, 587, 590, 596 à 598,602, 605,611,613,616, 619 à 633, 636, 639, 641, 642, 645 , 647, 649, 654 à 662, 667, 669, 676, 678 à 680, 684, 685, 690, 696, 701, 705, 707, 709 à 713, 717, 721, 725, 734 à 736, 738, 739, 744, 750, 751,760, 761, 763 à 772, 774 à 778, 780, 782 à 785, 788 à 790, 793 à 795, 797 à 800, 803 à 805, 808, 814, 818 à 820, 827, 830 à 832, 837, 838, 841, 842, 846 à 848, 851, 852, 854 à 857, 862, 864, 865, 868 à 870, 872 à 874, 878, 879, 883, 884, 889, 892 à 896, 898, 899, 903,912,918, 919, 924, 934 à 938, 940, 941, 943 à 945, 948, 949, 958, 959, 962, 964, 972, 973, 976, 978. ThomaSSIN (Louis)*, 456, 478, 484, 485. Timothée, 557. Titus, 688. Tixeront (J.)*, 217. Tobie, 74. Tolstoï (Léon)*, 92, 93. Tournay (R.)*, 272. TURRECREMATA (Jean de)*, 249, 256, 264, 791,815, 825, 827, 945, 976. Tyconius*, 152, 235, 271. Tyszkiewicz (S.)*, 951,952. V Valentin’, 652. VAN DEN BOSSCHE, 727. VAN Eyck (Hubert et Jean)*, 341,342. Vasquez (Gabriel)*, 215, 350, 455. Vernet (Félix), 221. Vespasien, 688. VONIER (Ansgar)*, 201, 337. W Waffelaert (Mgr), 478. Wagner (Wilhelm)*, 141, 581 à 588, 590, 591, 594, 595, 597, 599, 601, 604 à 609. WARNECK (Gustav)*, 526, 600. Weiss (J.), 434. Wendland (H. D.)*, 190. Wesley, 92. Wicleff (John)*, 81. WlLMART (A.)*, 358. Windisch, 396. Witfe (Ch.-M. de)*, 63. Z Zacharie (N.T.), 734, 925. Zacharie (prophète), 325, 341. ZADONSKY (Tikhon), 93. Zénon d’Élée, 307. ZlGLlARA (Tommaso-Maria)*, 807. TABLE DES MATIÈRES Avertissement de l éditeur-.................. Sommaire..................................... -................................ Préface à la seconde édition...................................... Introduction.......................................... -..................... DEUXIÈME LIVRE : La structure interne de 1 Église et son unité catholique..................................... PREMIÈRE PARTIE LA STRUCTURE INTERNE DE L’ÉGLISE : LE CHRIST, LA VIERGE, L’ESPRIT SAIN CHAPITRE I GÉNÉRALITÉS SUR L’ÉGLISE I. L’ÉGLISE MYSTÉRIEUSE ET VISIBLE 1. La cause matérielle de 1 Église tuelle, est cepen2. L’Église principalement spin essentiellement, dant visible absolument, formellement........ 69 74 998 TABLE DES MATIÈRES 3. Trois remarques sur la spiritualité et la visibilité de l’Église.................... 77 a) Crédibilité de l’Église............................................... 78 b) La visibilité des Eglises dissidentes.................... 79 c) La spiritualité et la visibilité comme prépro­ priétés de l Eglise............................................. 79 4. La thèse protestante de l’Église invisible............. 80 a) Chez les réformateurs......................................... 80 b) Dans les temps modernes.................................... 88 5. L’affirmation catholique......................................... 94 a) Le caractère mystérieux de l Eglise visible......... 94 b) La visibilité de ΓEglise ne lève pas l'incertitude de chacun quant à son salut........................... 100 c) Comment entendre les deux cités augustiniennes et leur rapport à la cité politique......... 104 d) Destinées identiques de la spiritualité de l’Église et de sa visibilité.................................. 114 6. L’Église, qui est avant tout charité, n’est visible que secondairement........................................... 115 7. Analyse d’un texte de Léon XIII.......................... 123 8. La loi génératrice de l’Église.................................. 127 a) La loi de l’incarnation.................. ..................... 127 b) Degré inférieur de la loi d’incarnation : l’Eglise 128 des signes et des figures.................................... c) L'Eglise du Verbe incarné : d'autant plus trans­ parente qu 'elle est plus incarnée..................... 131 d) Et d’autant moins temporelle quelle est plus visible.................. . ............................................. 133 e) Progrès éventuel de la loi de différenciation..... 135 f) Sur les oscillations de la visibilité...................... 135 IL SYNONYMES DU NOM D’ÉGLISE 1. Les noms d’Église, de corps du Christ, de royaume de Dieu, de communion des saints, TABLE DES MATIÈRES de cité sainte........................................................ d) Église................................................................... b) Corps et épouse.................................................... c) Royaume............................................................... d) Communion des saints...................................... e) Cité....................................................................... 2. Le double sens « historique » et « anagogique » du mot Église et de ses synonymes................. a) L'Eglise, présente etfuture................................. b) Le corps du Christ, éprouvé et glorifié.............. c) Le royaume, dans l'en-deçà et dans l'au-delà....... d) La cité, pérégrinale et bienheureuse......... „....... e) La fiancée, sur la terre et au ciel....................... 3. Priorité du sens anagogique................................... a) L'état présent de l'Eglise entière est ordonné à son état futur................................................... b) L'Église dans ses membres prédestinés : « le jar­ din clos »......................................................... c) L'Eglise dans tous ses membres..................... 4. Difficultés récentes : leur solution...................... a) L'Église est bien la cité de Dieu.......................... b) L'Eglise est bien le corps mystique du Christ c) L'Eglise présente est bien un royaume, mais pérégrinal........................................................ 999 137 137 141 148 149 151 154 155 158 159 161 162 164 164 166 170 178 182 183 189 III. LA TÊTE DE L’ÉGLISE 1. Le Christ tête de l’Église....................................... 2. Le Christ comme homme.................................... 3. Le Christ comme Dieu et l’Esprit saint.............. 202 204 207 1000 TABLE DES MATIÈRES CHAPITRE II Le Christ tête de EÉglise i. l’église, prémices de l’univers rassemblé DANS LE CHRIST ΓΠ CZJ 1. Pourquoi le premier péché a-t-il été permis ?..... 2. Les deux principes, Lun radical (incarnation), l’autre prochain (rédemption) du nouvel univers.................................................................. 3. La médiation substantielle de l’incarnation : Dieu s’humanise pour nous diviniser............. 4. Le Verbe se fait chair pour habiter en toute chair.................. 5. Le Fils unique devient par sa naissance le premier-né parmi beaucoup de frères................... 6. Le Christ épouse l’humanité, ou la comparai­ son nuptiale......................... a) L'Eglise comme épouse........................................ b) Fondements scripturaires.................................... c) Quelques textes de saint Aïigustin...................... 7. Le Christ s’incorpore l’humanité pour faire avec elle une seule personne mystique, le Christ total ; c’est la comparaison biologique ... a) La vigne et les sarments . .................................... b) La tête et le corps ; l'expression de « corps mys­ tique » „............................................................. c) Le Christ total, tête et corps, considéré comme une personne uniqtie.... ................................... 8. Intercommunication des propriétés du Christ et de son corps.. ................................................. a) Eintercommunication dans le Christ indivib) Eintercommunication dans le Christ mystique.... c) Eintercommunication au sens impropre........... 209 216 220 224 229 233 233 256 238 242 242 244 253 266 267 273 TABLE DES MATI ÈRES d) La doctrine de la divinisation.......................... 9. La récapitulation de l’univers dans le Christ...... a) Le sens du mot « récapituler »........................... b) Le Fils se soumet l’universpour le remettre au I ere.......... ................. ................................... c) L’âge de la rédemption meilleur que l’âge de l'innocence................. .............................. ...... d) La délivrance de la création matérielle............ e) Les anges eux-mêmes sont incorporés au Christ f) L’apocatastase................................................. ..... 10. Les deux phases du nouvel univers : phase de la consommation et phase de la rédemption... a) Le Christ centre du royaume de l'au-delà et de la gloire........................................................... b) Le Christ centre du royaume du temps présent et de la croix................................................... c) Le caractère cosmique de l'Église....................... 11. La récapitulation du monde dans le sang de la croix.......................................................... a) Le rôle de la vie temporelle du Christ sur les générations fritures......................................... b) La vie temporelle du Christ résumée dans sa passion............... ............................................ c) La résurrection précontenue dans la passion..... d) La permanence des mystères de la vie transi­ toire du Christ............................................... 12. Le retable de l’Agneau mystique....................... 1001 'LL’5 276 LLG LL 8 279 L8G 287 295 295 L9G 299 305 321 322 324 328 %L9 341 II. LE CHRIST, PERSONNALITÉ MYSTIQUE RÉDEMPTRICE DE L’ÉGLISE 1. Le premier et le second Adam............................. 2. Dans l’hypothèse où le second Adam eût été un pur homme, nous aurions pu connaître une délivrance, mais non la rédemption............... 345 346 1002 TABLE DES MATIÈRES a) Approfondissement de la notion de péché due au dogme de la rédemption : le péché comme souillure et comme injure............................... b) L'infinité de l'offense est dévoilée par l'infinité de la rédemption............................................. c) Délivrance ou rédemption ............................... 3. La rédemption du nouvel Adam.......................... 4. Il existe deux sortes d’actions théandriques du Christ, qui correspondent à deux manières, l’une morale, l’autre physique, dont le Christ est tête de l’Église................................... a) Actions théandriques non instrumentales et actions théandriques instrumentales.......... ... b) Le Christ est tête de ΓEglise dans le registre de la causalité morale, et dans le registre de la causalité physique............................................ 5. La médiation morale selon le protestantisme..... a) Divergence des conceptions catholique et pro­ testante relatives au Christ, tête de l'Eglise.... b) Grave altération de la notion traditionnelle de l'intercession morale du Christ....................... 6. Les actions théandriques non instrumentales, bien quelles soient accomplies par le Christ en tant qu’homme, ont une valeur morale infinie................................................................... 7. L’Église ne forme, avec le Christ, qu’une seule personne mystique pour adorer, offrir, sup­ plier...... .......... 8. La médiation morale ascendante du Christ....... a) Au mérite du Christ est suspendu tout le mérite de l'Église..................................... 372 1. Le Christ nous a faits comme une seule personne avec lui pour nous mériter le salut, 372. — 2. Le paradoxe de la rédemption : 347 352 355 357 359 359 361 362 362 364 367 368 371 1003 TABI.E DES MATIÈRES Dieu tenu en justice de faire miséricorde, 375. - 3. Comment le mérite du Christ se diffuse dans tout son corps, 380. - 4. L’Église mérite dans le Christ l’accroisse­ ment de son amour et la conversion du monde, 384. b) A l'œuvre satisfactoire du Christ est suspendue toute l'œuvre satisfactoire de l'Église............. 385 1. Le Christ a satisfait pour nos péchés, 385. - 2. Rigueur et surabondance de la satisfac­ tion du Christ, 387. - 3. Le Christ, en satis­ faisant, est caution pour nous ; nous deve­ nons avec lui comme une personne unique, 390. — 4. L’imputation juridique de la satis­ faction du Christ et la thèse protestante de la justification, 392. - 5. L’appropriation de la rédemption du Christ, 394. - 6. Comment la satisfaction du Christ se communique à toute l’Église, 397. 9. La compénétration mutuelle de l’offrande du Christ et de l’offrande de l’Église : textes de Cajetan et de Nazarius..................................... 400 10. En quel sens l’Église appartient davantage au Verbe ; en quel sens elle appartient égale­ ment aux trois personnes divines........... 406 III. LE CHRIST PERSONNALITÉ MYSTIQUE EFFICIENTE DE L’ÉGLISE I. IL Média tion ascendante et descendante de la pas­ sion du Christ....................................................... Le Christ comme personnalité mystique rédemp­ trice ET COMME PERSONNALITÉ MYSTIQUE EFFI­ CIENTE DE L'ÉGLISE................... -...................... 41 1 408 1004 Μ if TABLE DES MATIÈRES 1. Personnalité rédemptrice........................................ 2. Personnalité efficiente suprême............................ 3. Personnalité efficiente instrumentale................... 411 414 417 III. Les trois influx générateurs du corps mystique. L'influx royal ou prophétique du Christ............... 420 1. Rôle de la prophétie chrétienne........................... 2. Contenu de la prophétie chrétienne.................... 3. Formes de la prophétie chrétienne....................... a) Suprême éclosion de la prophétie....................... b) Prophéties non hiérarchiques.............................. c) Hiérarchie et prophétie........................................ 430 433 IV L’influx sacerdotal ou cultuel du Christ.................. 436 1. Le pouvoir sacerdotal du Christ........................... 2. Les caractères sacramentels sont des participa­ tions de ce pouvoir............................................. 3. Ils dérivent du Christ de deux façons.................. 4. Ils ne sont que des puissances instrumentales.... 5. Le Christ doit sans cesse les actualiser................. 6. Comment les caractères sacramentels nousrat­ tachent aux personnes divines.......................... 436 438 439 440 441 V. L’influx sanctifiant du Chrjst................... ................ 449 421 425 427 ’♦ *· ♦ · υ· 1. Les trois modes premiers et fondamentaux que la grâce créée offre dans le Christ : elle est connaturelle, plénière, filiale.... ....................... 2. En quel sens la grâce qui nous vient du Christ est-elle filiale ?...................................................... a) De la grâce en tant que telle.............................. 1. Le double aspect « entitatif » et «inten­ tionnel » de la grâce, 457. — 2. Saint Thomas reconnaît le double aspect de la grâce, 460. - 3. L’adoption, par laquelle une participa­ tion de la nature divine nous est communi- 444 451 454 456 TABLE DES MATIÈRES 1005 quée, relève de l’aspect entitatif de la grâce : elle est donc l’œuvre commune des trois per­ sonnes divines, 464. b) Ce qui tient au fait que la grâce nous est don­ née par une personne divine incarnée au sein du monde................ ................................ 468 1. Les modalités innombrables que peut pré­ senter la filiation adoptive, 468. - 2. Si quel­ qu’une des trois personnes divines s’incarne, l’adoption aura pour privilège et pour tâche d’« élever l’univers à l’ordre hypostatique », 470. - 3. Cependant, l’adoption reste l’œu­ vre commune des trois personnes divines ; et la plus haute « union réelle » que nous puis­ sions avoir avec une personne divine incar­ née, est celle à laquelle nous ordonne la grâce, 473. c) Ce qui tient au fait que la personne divine, qui s'est incarnée pour nous communiquer la grâce, est non pas le Père ou l’Esprit mais le Fils.................................. 480 1. Diverses manières dont l’adoption pou­ vait nous être conférée, 480. - 2. En toute hypothèse, l’adoption ne sera référible que par appropriation à chacune des trois per­ sonnes divines, 480. - 3. Modalités que l’adoption pourrait revêtir selon que la per­ sonne divine incarnée serait le Père, ou l’Esprit, ou le Fils, 482. - 4. Avec quelle plé­ nitude la grâce est devenue filiale depuis l’in­ carnation du Verbe, 483. - 5. D’une double participation à la filiation adoptive, 484. 3. Le mode chrétien ou christique de la grâce. Aperçu sur les trois âges existentiels de la grâce.............................. -.... —..... -............ 486 1006 K > tt f| TABLE DES MATIÈRES a) L age du Père .................................................. b) Idâge du Fils............................... 1. L’âge du Christ attendu, 491. - 2. L’âge du Christ présent, 495. c) L age de l'Esprit saint.......................................... 1. L'âge de l’Esprit vient accomplir, non abo­ lir, l’âge du Fils, 504. - 2. La mission visible de l’Esprit présupposait la mission visible du Verbe, 505. - 3. Différence entre la mission visible de l’incarnation et la mission visible de la Pentecôte, 506. - 4. De quoi est faite la mission visible de Pentecôte, 507. - 5. Les divers aspects de Pentecôte se rattachent les uns à l’Esprit signifié en propre, les autres à l’Esprit signifié par appropriation, 508. - 6. Le Christ devait précéder l'Eglise, et la mis­ sion visible du Verbe celle de l’Esprit, 510. 7. La Pentecôte clunisienne de Vézelay, 512. - 8. Pourquoi l’Ascension devait précé­ der Pentecôte, 514. — 9. L’âge de l’Esprit sera celui de l’eucharistie et de la hiérarchie, 519. - 10. C’est l’âge de la grâce christique, 521. - 11. L’Eglise connaît alors sa plus haute visibilité et sa plus haute spiritualité, 523. - 12. L’âge de l’Esprit est l’âge de l’ex­ pansion missionnaire, 524. - 13. L’Église sort de Dieu et rentre en Dieu avec pléni­ tude, 527. 4. Les trois modes secondaires et temporaires de la grâce christique.. ........................................... 5. Premier mode temporaire de la grâce christique : elle a pour effet principal, non d’éliminer mais de sanctifier l’épreuve............ 6. Deuxième mode temporaire de la grâce chris- 488 490 503 528 530 TABLE DES MATIÈRES 1007 tique : elle entraîne les chrétiens dans le sillage de la vie du Christ................................. 532 a) Le thème de Chardon : le poids vers la gloire et le poids vers la croix....................................... 533 b) Les chrétiens entraînés dans le sillage du Christ 536 c) La grâce christique imprime dans le corps mys­ tique la ressemblance des états intérieurs du Christ............................................................... 538 d) La grâce christique et l’inclination au mar­ tyre................................................................... 543 7. Troisième mode temporaire de la grâce chris­ tique : elle nous invite à racheter le monde avec le Christ...................................................... 550 a) L’activité corédemptrice de l’Eglise................... 551 b) Quelques fondements révélés de la notion d’activité corédemptrice................................. 554 c) Membres rachetés et membres corédempteurs.... 559 d) La Vierge corédemptrice.................................... 568 8. Le caractère nuptial de la grâce christique.......... 571 VI. Conclusion............................................................ Excursus I : L’altération de la doctrine du corps mys­ tique chez Luther........................................................ 1. Quelle connaissance avait Luther de la doctrine du corps mystique pendant sa période catholique (1513-1517), 582. 2. Transplantation de la doctrine du corps mystique dans la période protestante de Luther, 587. - 3. La formation d’un concept « spirituel » du corps mystique du Christ, 593. 575 581 1008 TABLE DES MAI! ÈRES Excursus II : Présences de la Trinité à elle-même et au monde....................................................................... 611 1. Les relations trinitaires ne franchissent pas la limite du créé, 611.-2. La résidence de la Trinité en elle-même. La circuminsession des Personnes divines, 612.— 3. Deux signi­ fications suranalogiques et essentiellement distinctes du nom de Père, 615. - 4. Trois présences de la Trinité dans le monde, 617. - 5. La Trinité tout entière présente dans le monde par son efficience ou son immensité, 618. - 6. La présence objective de la Trinité dans les justes par la grâce et par la gloire, 630. - 7. La présence du Verbe dans le Christ, 641.-8. Conclusions, 644. CHAPITRE III La Vierge est au cœur de l’Église «tau*» I. LA VIERGE RATTACHE LE CHRIST À LA RACE HUMAINE : C’EST LA RAISON DE SES PRIVILÈGES 1. Si le Christ n’était pas né d’Adam, la rédemp­ tion eût été moins complète.................................... 652 2. Hardiesse de la rédemption qui tire le second Adam du premier........................................................... 653 3. Le Christ sera notre frère, si notre sœur Marie est sa Mère ..................................................................... 654 4. Marie est Mère de Dieu.................................................... 655 5. La maternité divine est décrétée en même temps que l’incarnation................. ............................ 657 6. Marie est la digne Mère d’un Dieu sauveur......... 657 a) Le Christ est un Dieu sauveur........................... b) La Mère du Sauveur.......................................... 658 660 TABLE DES MATIÈRES 7. L’erreur au sujet de la Vierge et de l’Église............ 1009 665 8. Parenté de la doctrine sur la Vierge et de la doctrine sur l’Église...................................................... 667 9. Marie, réalisation suprême de l’Église...................... 667 II. LA VIERGE PROTOTYPE DE L’ÉGLISE 1. Exemption du péché dans les chrétiens, dans l’Église, dans la Vierge...................................... a) Les chrétiens individuels.................................... b) L'Église................................................................. c) La Vierge............................................................. d) La nouvelle Eve : la Vierge et lÉglise............... Ί. La médiation corédemptrice des chrétiens, de l’Église, de la Vierge.......................................... a) Incarnation et rédemption................................. b) Pourquoi les souffrances de la rédemption ?..... c) Un texte de saint Thomas.................................. d) Le mérite rédempteur du Christ........................ e) Le mérite corédempteur des chrétiens................ f) Médiation rédemptrice et médiation coré­ demptrice........................................................ g) La médiation corédemptrice est une médiation de suppôt et une immédiation de vertu........ h) Médiation corédemptrice individuelle des chrétiens.......................................................... i) Médiation corédemptrice collective de lÉglise.. j) Médiation corédemptrice première et univer­ selle de la Vierge................................. ............ k) Progrès de la doctrine de la corédemption uni­ verselle de Marie. Ëve et Marie..................... l) Médiation de la terre et médiation du ciel....... m) L'ordre de la médiation descendante ou phy­ sique................................................................ 3. Le témoignage de l’Apocalypse................................... 669 669 671 673 675 675 676 677 679 681 682 685 686 687 690 692 696 706 710 713 1010 FABLE DES MATIÈRES a) La Femme vêtue de soleil................................... b) L'Esprit et l Épouse„....... ....................................... c) Marie, prototype de l Eglise................................ 4. Toute l'Église est mariale........................................ a) La Vierge comme objet et comme principe de la contemplation de ΓÉglise............................ b) La loi du progrès de la piété mariale................ c) La grâce de ΓÉpouse............................................ d) La modalité mariale de lÉglise......................... e) Marie, forme de l Église...................................... f) « Les apôtres des derniers temps »....................... g) La prédestination étemelle du Christ, de la Vierge, de l'Église................... 713 717 719 720 720 721 724 725 726 728 729 III. LA PLACE DE LA VIERGE DANS LE TEMPS DE L’ÉGLISE 1. Les trois âges du monde......................................... 732 2. Le privilège de la Vierge est de relever de l’âge de la présence du Christ.................................... 733 3. La dérivation de la grâce se fait, pour la Vierge, surtout par contact immédiat, et pour l’Église de l’âge de l’Esprit saint, surtout par l’économie sacramentelle................................... 738 4. La présence du Christ intensifie, pour la condenser dans la seule Vierge, la grâce col­ lective de toute l’Église................. 742 a) La loi de totale pureté, qui est collective à l’âge de lEsprit saint, devient personnelle à l'âge de la présence du Christ.......................... 742 b) La réponse de I'Épouse à la descente du Verbe se réalise différemment dans l'Eglise et dans la Vierge..:.......................................................... 743 c) Les joies et les douleurs de l'enfantement per­ sonnel de la Vierge et de l'enfantement col­ lectifde l Eglise................ -............................... 7 44 TABLE DES MATIÈRES d) La compassion corédemptrice, au temps du Christ et au temps de l’Esprit saint............... 5. Ascension, assomption, résurrection de la chair.. a) L’Ascension.......................................................... b) L’Assomption...................................................... c) La résurrection de la chair................................. d) La loi de corésurrection dans le Christ se réa­ lise personnellement dans la Vierge, et collec­ tivement dans l’Eglise..................................... e) L’Assomption de la Vierge est une vérité incluse d’une manière réelle mais informulée dans le dépôt révélé initial..................................... 6. Conclusion................................................... 1011 745 746 746 748 750 755 753 757 CHAPITRE IV L’Esprit divinisateur de l’Église I. LES MISSIONS DES PERSONNES DIVINES 1. Les missions du Fils et de l’Esprit........................ 2. Les missions visibles............................................... a) La mission du Fils et les quatre missions de l’Esprit............................................................ b) Il n’y avait jamais eu de missions visibles......... c) Il n’y aura jamais plus de missions visibles....... 3. Les missions invisibles........................................... 4. Les personnes divines ne cessent de venir invi­ siblement en l’Église......................................... a) Newman et la doctrine des effusions de l’Esprit saint................................................................. b) Le Père vient, le Fils et l’Esprit sont envoyés..... c) Les missions invisibles supposent des innova­ tions dans l’Église........................................... 760 761 761 764 767 769 771 771 773 77^. 1012 TABLE DES MATIÈRES d) Le baptême des petits enfants............................. e) La conversion des pécheurs et rentrée des justes dans l'Église........... .......................................... f) Les missions du Verbe et de lEsprit dans les âmes saintes... ........................ .......................... g) Les réveils de Dieu............................................... h) L'entrée dans D gloire......................................... i) Le rythme des renouvellements de l'Église......... j) Les missions invisibles ravivent le feu apporté par les missions visibles................................... k) Le retour de lÉglise à Dieu................................ 774 775 776 779 780 780 782 784 II. L’ESPRIT SAINT, PRINCIPE EXTRINSÈQUE OU PERSONNALITÉ EFFICIENTE DE L’ÉGLISE 1. La Cause première de LÉglise................................ 787 a) En propre, c'est la Trinité................................... 787 b) Par appropriation, c'est l'Esprit saint................. 789 2. L’Esprit saint, principe efficient, comparé suc­ cessivement au cœur, à l’âme, à la personna­ lité de l’Église................................................... 793 3. L’Église est, intrinsèquement, une personne réelle, surnaturelle............................................... 799 a) Personnes fictives et personnes réelles.................. 800 b) Personnes réelles individuelles et personnes réelles sociales................... ......... ..................... 801 c) Personnes sociales imparfaites et personnes sociales parfaites........................ ...................... 806 d) La cité se rattache à Dieu par une providence générale, l'Église se rattache à Dieu par une providence spéciale.......................................... 808 4. L’unité personnelle intrinsèque de l’Église, fon­ dée sur l’immensité divine, est d’ordre acci­ dentel 817 a) Par son efficience, Dieu est présent à son Église m a v *···············«»···«········«··················«·················«··**·····«········#··♦···«♦····<···»···· TABLE DES MATI ÈRES substantiellement............................................ b) Le lien même de l’Eglise est d’ordre accidentel. c) Ce lien est surnaturel......................................... d) Il a pour principe une personne divine............. 5. L’Esprit saint est la personnalité extrinsèque et efficiente de l’Église................................. „........ a) L’Esprit saint est le sujet suprême d’attribution des démarches de l Église................................ b) L’Esprit saint meut et remplit l’Église............... c) Parallèle entre l’union hypostatique du Christ et l’union d’efficience de l’Église.................... 1013 817 819 825 828 829 829 832 841 III. l’esprit saint, hôte de l’église PAR LA PRÉSENCE D’iNHABITATION 1. La présence d’inhabitation dans le ciel................ 2. La présence d’inhabitation ici-bas........................ 3. La présence d’inhabitation est appropriée à l’Esprit saint....................................................... 4. Métaphysiquement, la présence d’inhabitation ne comporte qu’une union accidentelle......... 5. En dernier ressort, c’est l'inhabitation qui pro­ voque l’illumination de la grâce...................... 6. La demeure collective de l’Esprit......................... 844 846 849 850 853 857 IV. L’ESPRIT SAINT, ÂME INCRÉÉE DE L’ÉGLISE 1. L’Esprit saint est âme de l’Église déjà par sa pré­ sence d’efficience, et surtout par sa pré­ sence d’inhabitation.......................................... 2. La Déité, forme de l’Église future, suivant l’être intentionnel de connaissance........................... 3. La Déité, forme de l’Église présente, suivant l’être intentionnel d’amour.............................. 4. Spirituellement, l’unité de l’Église est substan­ tielle.................................................................... 862 866 871 875 1014 TABLE DES MATIÈRES V. RAPPORTS DE L’ÂME INCRÉÉE DE L’ÉGLISE ET DE SON ÀME CRÉÉE L L'âme incréée et l'âme créée de l'église « du ciel»........................................................................... 882 II. L’âme incréée et l'âme créée de l’Église «du temps»........................................................ 885 1. Déité et grâce christique...... ................................ 2. L’Esprit saint comme Âme de l’Église en raison de son efficience................................................... 3. L’Esprit saint comme Âme de l’Église en raison de son inhabitation............................................. a) Les données de l'encyclique « Mystici corporis ».... b) L'Esprit saint, Ame de l'Eglisepar inhabitation.. c) L'union par inhabitation est réelle et effective.. d) L'union d'inhabitation suppose une transfor­ mation selon l'amour....................................... e) L'être entitatifet l'être spirituel de la charité. 4. L’unité suprasubjective de l’Église par surexis­ tence immatérielle d’amour.............................. a) L'unité de surexistence immatérielle d'amour est infinie.......................................................... b) Le témoignage des écrivains spirituels............... c) La forme spirituelle de l'Eglise unifie entre eux ses membres...................................................... d) L'interdiffusion de la charité.............................. e) Chacun est dans le tout et le tout est en cha­ cun.................................................................... 5. Corrélativité entre la présence d’efficience, la grâce christique et la présence d’inhabitation.... Excursus III : Sur la distinction de deux âmes de l'Église, l'une incréée et transcendante, l'autre créée 885 886 887 888 889 892 898 901 902 902 903 910 911 918 922 TABLE DES MATIÈRES et inhérente.................................................................... 1. Quelques textes de théologiens sur Pâme créée de l’Église, 929. - 2. La pensée de saint Thomas, 935- - 3. « L’Église, tout organique, peut-elle avoir deux âmes ? », 940. - 4. La coextensivité de l’âme et du corps de l’Église, 941. - 5. Premier Principe de vie incréé, et premier principe de vie créé, 948. - 6. Portée de la distinction des deux âmes, l’une incréée, l’autre créée, 949. 1015 928 CHAPITRE V Définitions majeures de l'église 1. Les définitions du corps mystique....................... a) Leur teneur formelle........................................... b) Leur contenu...................................................... c) Définitions similaires......................................... 2. Autres définitions majeures.................................. a) Deux sortes de définitions majeures en fionction du Christ................................................. b) Définitions de l’Eglise par rapport à l’Esprit saint et par rapport à la Déité....................... 3. Définitions par rapport à la Vierge...................... 4. Définitions catéchistiques..................................... 954 955 963 969 970 970 972 981 981 INDEX ET TABLE Index des noms........................................................... Table des matières...................................................... 985 997