Le Magistère pontifical ordinaire, lieu théologique Depuis le concile du Vatican, un catholique ne saurait plus hésiter sur l’autorité à reconnaître aux jugements dogmatiques prononcés par le souverain pontife : Docemus et divinitus revelatum dogma esse definimus : Romanum Pontificem, cum ex cathedra loquitur, id est, cum omnium Christianorum pastoris et doctoris munere fungens, pro suprema sua Apostolica auctoritate doctrinam de fide vel mori­ bus ab universa Ecclesia tenendam definit, per assistentiam divinam ipsi in beato Petro promissam, ea infallibilitate pollere, qua Divinus Redemptor Ecclesiam suam in definienda doctrina de fide vel moribus instructam esse voluit; ideo ejusmodi defini­ tiones, ex sese, non autem ex consensu Ecclesiae, irreformabiles esse1. Mais les définitions sont relativement rares, les documents pontificaux, devant lesquels le chrétien d’aujourd’hui se trouve le plus souvent, sont les encycliques, allocutions, radiomessages, qui relèvent normalement du magistère ou de l’enseignement ordinaire. A son endroit, malheureusement, les confusions demeu­ rent encore possibles et se produisent, hélas ! trop souvent. Le R. P. Labourdette, naguère, le remarquait ici même : « De ce qu'ils ont appris concernant l'infaillibilité personnelle du souve­ rain pontife dans l’exercice solennel et extraordinaire de son pou­ voir d’enseigner, beaucoup ont gardé des idées simplistes... pour les uns, toute parole du pontife suprême prendra en quelque sorte la valeur d’un enseignement infaillible, requérant l’assentiment absolu de la foi théologale ; aux autres, des actes qui ne se pré­ sentent pas avec les conditions manifestes d’une définition ex cathedra sembleront n’avoir d’autre autorité que celle d’un doc­ teur privé2. » Ces réflexions sont doublement précieuses à recueillir. Elles indiquent d’abord la méprise fondamentale qui empêche les fidèles de saisir la vraie nature du magistère ordinaire. C’est la confusion 1. Constitution apostolique Pastor aeternus, dans Acta Collectio lacensis, t. VII, Friburgi Brisgoviae, 1890 (que par le sigle CL), c. 487 b. 2. RT’ LIV, 1954, p. 196, recension de la collection < caux >. et decreta sacr. concil. recent. nous désignerons désormais T t. Les Enseignements pontifi­ 39° i REVUE THOMISTE entre 1 autorité et la forme d un enseignement. Si seuls s’imposent aux fidèles les jugements prononcés ex cathedra par le souverain pontife, toutes celles de ses interventions doctrinales qui ne rem­ plissent pas les conditions exigées pour cette solennité ne pourront plus être regardées que comme des actes du pape agissant comme personne privée. Entre ces derniers et les jugements solennels aucune place ne demeurera pour un enseignement authentique, mais dont les diverses expressions ne seraient pas toutes également garanties. Dans une telle perspective, c’est la notion même de magistère ordinaire qui devient proprement impensable. D’une pareille confusion, le Père Labourdette souligne encore très heureusement la cause : des idées trop simplistes sur l’infailli­ bilité personnelle. Il suggère aussi, par là, le remède : ces simpli­ fications abusives ne peuvent venir que d’une lecture trop rapide des textes du concile du Vatican où s’inscrit la célèbre définition de l’infaillibilité. Une lecture attentive s’impose. Peut-être nous permettra-t-elle de répondre au vœu de l’article précité, en four­ nissant les principes d’une pertinente utilisation, comme lieu théologique, du magistère pontifical ordinaire. LE CONCILE DU VATICAN ET L’ENSEIGNEMENT ORDINAIRE DU SOUVERAIN PONTIFE Avant d’examiner la pensée du concile sur le magistère ordinaire du pape, il ne sera pas inutile de replacer cette doctrine dans son double contexte, en relisant les passages des actes conciliaires relatifs au rôle propre du magistère de l’Église et à ses divers modes d’expression. Le rôle du H agistère de l’Église La première précision que nous pourrons lire dans les textes du concile sera celle qui concerne le rôle exact du magistère ecclésial. La récente proclamation du dogme de l’Assomption de NotreDame a permis de constater quelles méprises, même chez les catholiques, étaient encore possibles sur ce point. Beaucoup d esprits se sont étonnés de cette nouvelle définition comme si elle eût été la première révélation d’une doctrine jusque-là étran­ gère à la foi et demeurée inconnue pendant près de vingt siècles. Le concile du Vatican avait pris soin pourtant de rappeler la raison detre exacte de 1 assistance charismatique promise par le Christ aux successeurs de saint Pierre · r LE MAGISTÈRE PONTIFICAL ORDINAIRE SOI Neque Petri successoribus Spiritus Sanctus promissus est, ut eo revelante novam doctrinam patefacerent, sed ut eo assis­ tente traditam per Apostolos revelationem seu fidei depositum sancte custodirent et fideliter exponerentL Aucune révélation nouvelle n’est en effet à attendre depuis la mort des Apôtres, témoins immédiats du Christ et premiers dépo­ sitaires de la totalité du dépôt révélé. La doctrine qu’ils ont reçue du Maître alimentera seule jusqu’à la fin des temps la foi divine des croyants12. Le fidèle ne doit avoir d'autre souci que de con­ naître exactement, pour pouvoir y adhérer, cela même qu’ont cru les Apôtres3. Mais pour qu’il puisse l’embrasser par sa foi, il faut que la doc­ trine des Apôtres lui soit, à travers les siècles, rendue présente. Au contraire du protestantisme qui n’attend ce service que de la seule lettre des écrits apostoliques, c’est à l’enseignement des successeurs des Apôtres et singulièrement du successeur de Pierre que le catholique demande la conservation et la présenta­ tion du dépôt de la foi4. « Garder inviolablement, sancte custodirent, le dépôt révélé », ce ne sera pas, pour les membres de la Hiérarchie enseignante, l’enfouir dans la terre comme le talent de l’Évangile. Ce sera au contraire le « livrer », tradere, à l’Église et par là le « transmettre », tradere, à la génération suivante et à leurs propres successeurs5. Ceux-ci en y puisant pour le livrer à leur tour, ne feront qu'ajouter un maillon nouveau à la chaîne ininterrompue qui rattache à toute époque la foi de l’Église aux premiers disciples du Christ. « Exposer fidèlement, -fideliter exponerent, la doctrine. » Il ne s’agira pas ici non plus d’une proposition purement matérielle, mais d’une exposition qui comportera les explications et dévelop­ pements nécessaires, pour défendre contre toute déformation et expliciter, sans jamais trahir la vérité révélée, la formulation du dogme. Cette perspective, que plusieurs siècles d’influence protestante ont graduellement laissé s’estomper, est pourtant de celles qui peuvent se réclamer des plus vénérables traditions. Dans un cha­ pitre célèbre du Contra Haereses e, saint Irénée recherche le critère 1. CL, c. 486 c. 2. « Declarationes doctrinales... enuntiant veritatem, quae est et quae semper fuit, non autem creant veritatem » F. Hurth, S.J., Comment. Const. Sacramentum Ordinis, dans Periodica, 1948, p. 38. 3. Cf. J. Bainvel, art. « Apôtres », DTC I, c. 658 ; saint Thomas d’Aquin, Sum. thiol., I'-II”, q. 94, a· 3 » Q· i°6- a· 4 ; q. 1, a. 7 ; q· i75, a. 6. Rapport de Mgr Gasser au Concile du Vatican, ii juil. 1870, CL, c. 389 ; Y. Congar, Vraie et fausse réforme dans l’Église, Paris, 1950, p. 75. _ Cf I Daniélou Réponse a Oscar Cullmann, dans Dieu vivant, 24, pp. 105 ss. CL M.-L. Guérard des Lauriers, Dimensions de la foi, t. I, Paris, ΐ95θ, Ρ· 29». 6. Livre III, 3, 2. 392_____________________ REVUE THOMISTE permettant de discerner des doctrines hérétiques celle qui doit retenir la foi du vrai fidèle, comme lui apportant sans déviation l’enseignement même des Apôtres. La règle de foi, répond-il, c’est l’enseignement actuel des évêques qu’une succession légume sur les sièges apostoliques rattache sans discontinuité aux disciples immédiats du Christ. C’est à cette légitime succession qu’est attaché le charisme de fidèle transmission du dépôt révélé. Et comme une telle enquête, remarque l’évêque de Lyon, ne manquerait pas d’être longue et même impossible pour beaucoup, s’il fallait l’étendre à tous les sièges qui se réclament d’une origine apostolique, elle peut grâce à Dieu, être considérablement sim­ plifiée. Réduite à un seul siège, mais à celui qui se glorifie de la succession du Prince des Apôtres, elle présente encore les mêmes garanties. Grâce à sa pot&ntiorem 'Principalitatem* 1, l’Église de Rome peut répondre à elle seule pour la foi de toute l’Église2. Divers II odes de présentation de la règle de foi Nous n’avons pas à nous arrêter à ce texte de saint Irénée qui a fait, depuis quelques années surtout, l’objet de nombreux et savants commentaires3, ni à relever dans la suite des temps les témoignages de la pensée de l’Église sur le rôle du magistère. Il nous faut bien plutôt revenir au concile du Vatican pour lui deman­ der quels modes peut revêtir la proposition, par les successeurs des Apôtres, du dépôt révélé. C’est en définissant la règle de foi que la Constitution Dei Filius a eu l’occasion de préciser le double procède d exposé doctrinal auquel répond pour le fidèle l’obligation de croire à la vérité présentée au nom de Dieu : Porro fide divina et catholica ea omnia credenda sunt, quae in verbo Dei scripto vel tradito continentur, et ab Ecclesia sive solemni judicio sive ordinario et universali magisterio tamquam divinitus revelata credenda proponuntur4. 1. Sur le sens à donner à cette expression, voir H. Holstein, < Propter potentiorem Principalitatem * (Saint Irénée, Adversus Haereses, III, 3, 2), dans RSR XXXVI, 1949> pp. 122 ss. 2. Cf. ibid. ·, ce rôle de l’Église romaine aurait été reconnu par les gallicans euxmemes : « C’est le privilège de l’Église romaine, privilège qu’aucune autre église particulière ne possède, de pouvoir à elle seule représenter l’Église universelle », disait p d ^Uy até par Α·'θ· Martimort, Le Gallicanisme de Bossuet, Paris, 1953, p. 29. i r* a» --------- μ vicuc u ctie uu pourra v« voir : R. Jacqüih, d'«uiuc, lre ««. « T 1 Éslise ** Rome’ dans L'année théologique IX, 4 de Irenaeus. Adv. Haer. 3, 3, i, dans Vigiliae r j Comment comprendre < Ab his qui sunt undique » dans le texte de saint 'Irénée . ; F. Sagnard O P ___ ï'" 1 ESlis* Rome?. RevSR XXIV, 1950, pp. 72 ssles · 34, Paris-Lyon. iqs2 * LyOn' Contre ^s Hérésies, Livre III, « Sources chrétiennes » 34, Paris-Lyon, 1952. 4. CL, c. 252 b-c. LE MAGISTÈRE PONTIFICAL ORDINAIRE 393 Le mode de présentation du dépôt révélé est double. Il peut consister en un jugement solennel, entouré des garanties néces­ saires pour le protéger contre toute méprise, et qui, à lui seul, prononce définitivement et infailliblement sur l’objet de la foi. Mais ce mode de présentation, appelé parfois magistère extra­ ordinaire, n’est qu’exceptionnel. Il vient la plupart du temps répondre à une erreur, mettre fin à une controverse1, à moins qu'il n’entende obvier à l’avance à tout doute possible en pronon­ çant solennellement sur une vérité déjà admise pour en faire un dogme de foi. Le plus souvent, les vérités à croire ne sont proposées que par le magistère ordinaire2 de l’Église. Celui-ci ne consiste plus en une proposition isolée, prononçant irrévocablement sur la foi et la garantissant à elle seule, mais dans l’ensemble des actes qui peu­ vent concourir à communiquer un enseignement. C’est le procédé normal de la tradition au sens fort du terme 3 ; ce fut le seul que connurent pratiquement les premiers siècles et c’est encore celui qui atteint le plus généralement l’ensemble des chrétiens. Magistère ordinaire, comme jugement solennel, exigent égale­ ment la foi pour la doctrine qu’ils proposent. C’est donc qu’ils la peuvent assurer contre toute erreur. Faute de cette certitude, en effet, nul ne pourrait être tenu d’y accorder sa foi, c’est-à-dire d’y adhérer sur l’autorité de la Vérité première4. Au point de vue de l’obligation de croire, ces deux modes d’exposition nous sont présentés par le concile comme équivalents5. 1. « Non pro veritate cognoscenda erant necessariae synodi generales, sed ad errores reprimendos » CL, c. 397 b. — « L’usage du magistère extraordinaire... n’ajoute rien de nouveau à la somme des vérités contenues, au moins implicitement, dans la Révélation que Dieu a confiée en dépôt à l’Église ; mais ou bien il proclame ce qui jusque là pouvait paraître obscur à quelques esprits, ou bien il crée une obligation de la foi sur un point qui, antérieurement, pouvait être pour certains l’objet de quelque dis­ cussion * Pie XI, Encyc. Mortalium animos, 6 janv. 1928, trad. Bonne Presse, Actes de S.S. Pie XI, t. IV, p. 78. — Le R. P. H. de Lubac, Catholicisme, Paris, 1938, P· 241. signale aussi son caractère « occasionnel, fragmentaire, et souvent plus négatif que positif ». 2. « Hoc enim modo [exposition de la doctrine per se spectata] continetur in ordinaria et continua professione et praedicatione ecclesiastica » J.-B. Franzelin, rapport au concile du Vatican sur le projet de constitution dogmatique, CL, c. 1611. 3. Cf. M.-L. Guérard des Lauriers, op. cit., I, p. 298. 4. Cf. ibid., t. II, p. 151, note (661). 5. Du moins au point de vue de l’obligation morale de croire. Nul en effet ne peut refuser sa foi à ce qui est certainement révélé ; mais est certainement révélé, non seulement ce qui est défini comme tel, mais tout ce qui est manifestement enseigné comme tel par le magistère ordinaire de l’Église. La note théologique d’hérésie, d’après H. Denzinger, Enchiridion symbolorum, 1921, p. 7, préface, et B.-H. Merkelbach, dans Angelicum, t. VII, 1930, p. 526, doit être appliquée, non seulement à la contradictoire d’une vérité définie, mais à celle d’une vérité clairement proposée par le magistère ordinaire. A cette obligation morale, le jugement solennel ajoute une obligation juridique, fondement des peines ecclésiastiques portées par l’Église contre les contrevenants. Ces peines ne pourront être urgées que si se trouvent réalisées les conditions posées par le droit Mais l’obligation de conscience peut demeurer, alors même que ces conditions font défaut. Sur l’utilité des définitions, cf. supra, n. 1. 394 REVUE THOMISTE Parité entre l’enseignement du Saint-Siège et celui de l’Église Cette équivalence demeure-t-elle la même quand il s’agit non plus du magistère de ΓÉglise universelle, visé directement par le texte conciliaire, mais de celui du seul souverain pontife ? Ce point, objet précis de notre enquête, devra nous arrêter un peu plus. Pour le jugement solennel Jusqu’au concile du Vatican l’infaillibilité du jugement solennel prononcé par le pape, en dehors d’un concile, a été, on le sait, l’objet de longues et douloureuses controverses. Les tenants du gallicanisme admettaient bien l’infaillibilité du Siège de Rome, Sedes, de la série des papes, mais non pas de chacun d’entre eux, Sedens. D’après eux, un jugement isolé, porté par le souverain pontife, n’était irréformable, donc assuré contre toute erreur, qu'après son acceptation par l’Église1. La constitution Pastor aeternus, en définissant l’infaillibilité personnelle du pape, a mis un terme à ces errements. Elle a pré­ cisé que les définitions ou jugements solennels portés ex cathedra par le souverain pontife jouissaient de la même infaillibilité que ceux portés par un concile2 ; elle a ajouté qu’ils étaient tels « ex sese, non autem ex consensu Ecclesiae ». Dans l’enseignement ordinaire Par un renversement étrange, tandis que l’infaillibilité per­ sonnelle du pape dans le jugement solennel, si longtemps discutée, était définitivement placée hors de toute controverse, c’est l’au­ torité du magistère ordinaire de l’Église romaine qui semble par­ fois perdue de vue. Tout se passe — le fait n’est d’ailleurs pas inouï dans l’histoire des doctrines3 — comme si l’éclat même de la définition vaticane avait rejeté dans l’ombre la vérité jusque-là universellement reconnue, disons plus, comme si la définition de l’infaillibilité du jugement solennel faisait désormais de celui-ci le mode unique, V Pourra consulter : V. Martin, Les origines du gallicanisme, Paris, 1939, et A.-G. Martimort, op. cii., p. 556 et passim. infalhMitate pollere, qua... Ecclesiam suam in definienda doctrina de fide tel moribus instructam esse voluit » Const. Pastor aeternus, c. iv, CL, c. 487 b. — Cf ^nUdibus^m ^mninn des évêques. L’équivalence ne peut donc être établie qu’entre le chœur complet de l’épiscopat, consensio totius magisterii ecclesiae unitae cum capite suo (CL, c. 404), et l’enseignement du seul successeur de Pierre, considéré à part, comme la « pierre de touche de l’orthodoxie > ; cf. Holstein, loc. cit. 1 Nous ne traitons ici de l’autonté du magistère ordinaire pontifical qu en nous référant au seul concile du Vatican. Pour les affirmations des souverains pontifes, now^nous Uperniettons de renvoyer à notre étude : Une Source doctrinale, les Ency- cliques, Paris, i952· 4. Cf. supra, p. 392· 396 REVUE THOMISTE opposition aux actes conciliaires, les jugements prononcés par le seul souverain pontife. Ils se refusaient pour autant à les voter. Pour couper court à une controverse qui risquait de prolonger inutilement les débats, la commission chargée d'élaborer le texte de la Constitution ajouta les mots « et universali » à ceux de « magisterio ordinario », déclarant par là qu’en parlant ici du magis­ tère de l’Église, elle entendait réserver à une session ultérieure l’étude du dogme de l’infaillibilité1. Elle n’entendait pourtant pas la nier : sans cela elle eut pour jamais rendu la définition impossible. Elle ne déniait pas davantage le caractère de règle de foi au magistère ordinaire du pape, qui n’était ni directement ni indirectement visé. L’adjonction du terme universali interdit sans doute d’invoquer le texte où il s’insère à l’appui de l’ensei­ gnement ordinaire de l’évêque de Rome ; elle n’autorise pas à l’utiliser contre lui. Pas plus que la première Constitution du Concile, la Constitution Pastor aeternus ne saurait être opposée à l’autorité du magistère ordinaire. Sans doute, — le rapporteur de la commission de la foi a pris soin à deux reprises de le souligner 2, — les termes employés dans la définition limitent-ils strictement les cas où se vérifient les conditions d’un jugement solennel: le pape doit parler comme pasteur et docteur suprême de toute l’Église ; il doit agir dans la plénitude de son autorité ; il doit enfin montrer clairement qu’il entend imposer, comme révélée, une doctrine de fide vel moribus. Si ces conditions ne sont pas remplies, on ne peut parler de définition, ni par suite considérer le jugement pontifical comme irréformable. Mais autre chose est limiter les cas où se peuvent vérifier les con­ ditions d’un jugement solennel ; autre chose limiter au seul jugement solennel les modes authentiques de présentation de la règle de foi par le souverain pontife. Cela, la Constitution Pastor aeternus ne l’a pas fait. On ne saurait donc s’en autoriser pour exclure le magis­ tère ordinaire des modes de présentation de la règle de foi. V°X ,univeFsaIi apponatur voci magisterio textus nostri, *** l0C° de ma^isterio infallibili S. Sedis aposnullatenus ea fuit intentio teputeUo^f^hanc conci!,tis S^alibus... nam kaec ai^tTciluHneaui LE MAGISTÈRE PONTIFICAL ORDINAIRE 397 Le magistère ordinaire n’est pas exclu par le silence du Concile A celui qui voudrait cependant s’appuyer sur le concile du Vatican pour refuser le caractère de règle de foi à l’enseignement ordinaire du pape, il ne resterait donc que le seul argument du silence. On sait combien il est toujours délicat à manier. Il ne pourrait en tous cas être légitimement invoqué ici. Pour qu’il soit possible d’en faire état, il aurait fallu que le concile ait gardé le silence sur le magistère ordinaire, dans un contexte où il aurait dû normalement en parler. Bien loin de s’être jamais trouvé dans cette nécessité, le concile au contraire a donné lui-même les raisons qui justifient pleinement son silence. Dès les premières séances, les rapports adressés aux évêques pour leur expliquer le sens des projets soumis à leur vote, n’au­ raient pas manqué de le souligner : Le but du concile, remarquaient-ils, ne peut être d’exposer les dogmes en cause dans toute leur étendue, mais seulement dans la mesure requise pour prémunir les fidèles contre les erreurs les plus en vogue de nos jours L Le but des saints conciles ne fut jamais d’exposer la doctrine catholique en elle-même, tant qu’on en était en une tranquille possession... Mais ce fut de manifester des erreurs menaçantes et de les exclure par une déclaration de la vérité qui leur est directement opposée... De ce but il ressort clairement que, dans une définition dogma­ tique, non seulement le choix des points de doctrine, mais aussi la forme essentielle de leur exposé dépend nécessairement de la forme sous laquelle se présente l’erreur qu’il s’agit de manifester et de condamner. Ainsi la doctrine catholique y doit être pro­ posée sous l’aspect formel par lequel elle s’oppose à l’erreur en son propre caractère1 2. 1. « Scopus [Concilii Vaticani] esse non potest ut fidei dogmata, de quibus agitur, plene declarentur, sed quatenus necessarium est ad fideles praemuniendos contra errores, qui hac aetate nostra maxime grassantur · Observationes in prooemium Const, de Fide, CL, c. 79 b ; cf. aussi : Rapport de Mgr Martin, c. 165-166 : « Deputatio igitur de fide sibi proponit... exponere doctrinam catholicam de fide; sed quod bene notandum est, non eam completam et absolutam, sicuti in theologico aliquo tractatu..., sed potius contractam ad illa puncta, quae hodiernis circa fidem erroribus opponuntur » etc. 2. « Finis SS. Conciliorum nunquam is fuit, ut doctrina catholica per se spectata, quamdiu erat in tranquilla possessione, exponeretur ; hoc enim modo doctrina continetur in ordinaria et continua professione et praedicatione ecclesiastica, quin oecumenicorum Conciliorum definitiones requirantur. Sed finis decretorum fidei in generalibus Synodis conditorum semper erat ingruentium errorum manifestatio et exclusio per declarationem doctrinae catholicae in directa oppositione contra eosdem errores... < Ex hoc scopo Conciliis, in suis fidei definitionibus, praestituto, clarum est, non tantum delectum capitum doctrinae... sed ipsam etiam formam essentialem expositionis necessario pendere a forma errorum, qui sint manifestandi et excludendi · Exposition de. J. B. Franzelin, sur le projet de Constitution, CL, c. 1611-1612. 398 REVUE THOMISTE Nous citons ce dernier passage d’après la traduction du R. P. de Lubac, qui continue en soulignant le caractère « occasionnel, fragmentaire et souvent plus négatif que positif » des actes du magistère solennel1. Le concile du Vatican n’a pas fait exception à cette règle. Il a défini avec netteté l’infaillibilité du pape dans les jugements solennels, qui était alors l’objet d’ardentes controverses. Il n’avait pas à rappeler et n’a pas rappelé la tradition reconnaissant le caractère de règle de foi à l’enseignement ordinaire du Saint-Siège, tradition qui jouissait alors d’une tranquille possession. Deux témoignages pourront suffire à établir cette dernière. Moins de quinze ans avant l’ouverture du concile, dans la bulle Ineffabilis, Pie IX, après avoir rapporté en faveur de l’ImmaculéeConception plusieurs arguments tirés de la foi et de la pratique des fidèles, se plaît à recenser plus longuement les témoignages de la foi et de la pratique de l’Eglise de Rome « mère et maîtresse de toutes les Églises ». Et il justifie ainsi cette insistance : Tamen illustria hujus Ecclesiae facta digna plane sunt, quae nominatim recenseantur, cum tanta sit ejusdem Ecclesiae dignitas atque auctoritas, quanta illi omnino debetur, quae est catholicae veritatis et unitatis centrum, in qua solum inviola­ biliter fuit custodita religio, et ex qua traducem fidei reliquae omnes ecclesiae mutuentur oportet2. Ces derniers mots qui affirment si expressément le rôle propre à ΓÉglise romaine, celui de transmettre aux autres Églises la règle de foi, ne peuvent s’entendre ici de l’exercice des jugements solennels : ils sont prononcés à propos d’une doctrine qu’il s’agit justement pour la première fois de définir. Ils ne peuvent donc s’appliquer, comme la suite des faits allégués le confirme, qu’à l’enseignement ordinaire du Siège de Rome. A côté du témoignage du pape, nous pouvons alléguer une autorité dont les gallicans ont aimé maintes fois se réclamer : « L’erreur de Bossuet, écrit M. Martimort3, consiste à rejeter l'infaillibilité du magistère extraordinaire du pape ; mais il a rendu le grand service d’affirmer avec netteté l’infaillibilité du magistère ordinaire et sa nature particulière, qui laisse à chaque acte en particulier le risque d’erreur. » Nous pouvons en croire l’auteur de la thèse si documentée sur le Gallicanisme de Bossuet. M. Marti­ mort y définit avec toute la précision désirable la position de 1 auteur de la Defensio declarationis cleri gallicani : « En somme, selon M. de Meaux, il se passe pour la série des pontifes romains d/déÎênse^Wd’.J’pi Ito?4* ’U leS avait Précédem ment présentées comme < réaction IIÏMl 2. Bulle Ineffabilis Detis, Pii Iχ P Ar.„ , T o 3. Op. cil., p. 558, n. 5. ’ M· Acta' L L Romae, i854, P· 599- LE MAGISTÈRE PONTIFICAL ORDINAIRE I 399 prise dans le temps, ce qui a lieu pour le collège épiscopal dispersé dans le monde. Chaque évêque particulier est sujet à l'erreur, mais l'épiscopat demeure inébranlable. Le Christ a dit à ses Apôtres : Je suis avec vous jusqu’à la fin des siècles : c’est vrai globalement, collectivement, mais non pas individuellement. Même chose pour les pontifes romains : de part et d’autre, le groupe, la collectivité, l’ensemble, la personne morale est infaillible alors que les individus ou personnes physiques ne le sont pas L » La série, le Siège, l'Église de Rome en un mot : malgré les réticences que dissipera le concile au sujet du magistère solennel, nous rejoignons ici, et dans la perspective même de saint Irénée, l’affirmation de Pie IX. Quel témoignage plus assuré d’une tranquille possession pour une doctrine que l’accord autour d’elle des chefs incontestés de deux partis opposés12 ? Témoignages positifs du Concile , Le silence du concile, qui trouve une explication plus que suffi­ sante dans la tranquille possession dont jouissait l’autorité du magistère ordinaire, n’a pourtant pas été complet. Il a laissé place, dans les actes de l’Assemblée, à des témoignages positifs. Les Pères et les théologiens du concile avaient sans cesse devant les yeux le rôle doctrinal que nous avons reconnu être celui du magistère ordinaire. Tout d’abord les rapports présentés aux évêques pour solliciter leur vote, comme le texte même de la Constitution Pastor aeternus, s appuient sur l’enseignement constant du Saint-Siège comme sur une autorité irrécusable. Ils le placent sur le même rang que le consentement universel de l'Église et les définitions des conciles 3 : Hanc eamdem doctrinam Sancta Sedes semper tenuit, et Ecclesia illa urbis Romae, quae errare non potest4. 1. Ibid., p. 558. On pourra trouver dans Bossuet, Sermon sur l’unité de l’Église, dans Œuvres oratoires, éd. Urbain et Levesque, 1923, t. VI, p. 116, et Defensio decla­ rationis conventus cleri gallicani, X, c. 1 à 6, beaucoup de témoignages de la tradition ancienne de l’Église sur ce point. 2. Nous ne prenons ici le témoignage de Pie IX que comme celui du représentant le plus qualifié de la pensée romaine. On en trouvera d’autres dans le rapport de Mgr Gasser, CL, c. 390-396. Il n’y aurait aucune inconséquence d’ailleurs à demander au pape de nous fixer lui-même sur l’autorité de son magistère. A qui s’en étonnerait, on pourrait répondre avec Mgr Pie que le pape, en nous rappelant ce point de doctrine, n’est que l’écho du Christ, et citer avec le rapporteur du concile la réponse de Bossuet : « Unde exquisitissimum hoc effatum a Bossuetio prolatum habemus contra objectionem (illatam: Ego, inquit, ubi agitur de dignitate Sedis apostolicae, traditioni et doctrinae ibsorummet Romanorum Pontificum sto » CL,c. 294 a. , Et cela en une matière où aucune définition n avait encore été prononcée par le Saint-Siège et où, par suite, il ne pouvait être question que du seul magistère ordinaire. , „ 4. CL, c. 299 a, rapport de Mgr Pie. 400 REVUE THOMISTE Ipso autem Apostolico primatu... supremam quoque magisterii potestatem comprehendi, haec Sancta Sedes semper tenuit, perpetuus Ecclesiae usus comprobat, ipsaque oecumenica Concilia1... Mais l’autorité du magistère ordinaire de Rome n’est pas seule­ ment invoquée comme preuve ; le concile s’y appuie encore comme sur une vérité admise par les adversaires eux-mêmes et qui peut dans la discussion servir de point de départ commun. L’infaillibilité des jugements ex cathedra n’apparaît pas en effet, dans l’argumentation conciliaire, comme un îlot de vérité venant de temps à autre jeter un rayon de lumière au milieu de ténèbres ou d’incertitudes continues. Bien au contraire, c’est parce que la continuité lumineuse de l’enseignement ordinaire serait mise en cause par un jugement ex cathedra erroné, que les gallicans sont déboutés de leur position qui refusait de pousser jusqu’à cette der­ nière conséquence la logique de la foi en l’autorité du Saint-Siège2*. Pas de témoignage plus certain en faveur d’une doctrine que l’utilisation constante qui en est ainsi faite. Les actes du concile en fournissent pourtant de plus explicites. Lors de la discussion du texte de la Constitution Pastor aeternus, des amendements avaient été proposés tendant à poser comme condition requise pour l’infaillibilité du souverain pontife la consultation préalable par celui-ci de l’Église. Une semblable enquête, répondit Mgr Gas­ ser au nom de la commission de la foi, est parfaitement inutile. Le pape, sans doute, doit bien, avant de définir, s’assurer de 1’ « unanimité du magistère » sur la doctrine. Mais pour connaître cette unanimité, il possède des procédés plus simples qu’une consultation générale : il a sous la main les passages obvies de la sainte Écriture, les écrits des Pères et des docteurs ; enfin, ajoute le rapporteur : nunquam praetermittendum est quod Papae praesto sit illa traditio ecclesiae Romanae, id est illius ecclesiae ad quam perfidia non habet accessum, et ad quam propter potentiorem illius principalitatem omnem oportet convenire Ecclesiam*. i. Const. Pastor aeternus, c. iv, CL, c. 485 c. emi e il ressort du texte même de la Constitution Pastor aeternus, c. rv. Cf. rapport de Mgr Gasser, qui cite Bossuet (Defensio declarationis, 1. X, c. vi) : < Quai proinde cathedra Romana si concidere posset, fieretque fam cathedra, non veritatis, sed pestilentiae, Ecclesia ipsa catholica non haberet societatis vinculum, jamque schismatica et dissipata esset, quod non est possibile » CL, c. 390 c. ’ Cr 404 · * et p^us lo.in : * Jam noium quod fudicia dogmatica Pontificis V€r3lniur c”ca controversias fidei, in quibus fit recursus ad sacram Patribis "g0 deftnire debet< Vil maxime *x Scriptura, sanctis auodPetr£^d^î * vel maxime ex ^aditione ecclesiae Romanae, quae a manifesta consensione episcopiumvtl fwum ZZi™ statuere falsum illud principium omùà ,·.Λ·“ jauxilt?' ex se infirma et "formabilia, nisi accedat consens °Ύ”'° »'hil reliquum esi nisi "* LE MAGISTÈRE PONTIFICAL ORDINAIRE 4OI Nous n'avons pas à relever dans la bouche de l’évêque de Brixen les citations de saint Cyprien et de saint Irénée, si mani­ festement appliquées au magistère ordinaireV On nous permettra plutôt de citer un beau texte où un des représentants les plus autorisés de l’Église de France au xvn® siècle exprime d'une manière particulièrement heureuse la même doctrine : Comme l'unique apostre de l’Église, écrit Monsieur Olier, le Pape succède à la plénitude de l’esprit de son prédécesseur, et sans chercher ailleurs qu’en lui sa lumière, il a suffisamment de quoi éclairer toute l’Église1 2. < Sans chercher ailleurs qu’en lui sa lumière » : n’est-ce pas affirmer clairement que l’enseignement ordinaire du Saint-Siège est une source suffisante pour a éclairer toute l’Église » ? On voit quelles sérieuses retouches une lecture attentive des textes du Vatican impose aux idées simplistes que quelques-uns avaient pu se faire de l'infaillibilité pontificale et, par suite, du magistère ordinaire. Elle fait apparaître nettement la parité, au point de vue de la proposition de la règle de foi, entre l’Église universelle et la seule Église de Rome, non seulement dans l’exercice du jugement solennel, mais dans celui du magistère ordinaire3. Elle souligne en même temps la nature spéciale de ce dernier. Ce n’est pas celle d’un jugement, ni d’un acte à considérer isolé­ ment, comme si de lui seul on pouvait attendre toute la lumière 4. C est au contraire celle d’une pluralité d’affirmations ou d'exposés, dont aucun, pris en particulier, ne peut nous donner une définitive certitude. Celle-ci ne doit être attendue que de leur ensemble. Mais cet ensemble, tous concourent à l’intégrer. Aucun d'eux dès lors ne peut être traité avec négligence, comme la simple opinion d’un docteur privé ; tous doivent être recueillis soigneusement comme autant de témoignages, de valeur certaine quoique inégale, dont il nous reste à indiquer les critères. 1. S. Cyprien, « ad quam perfidia non habet accessum », Epist. XII ad Cornel., PL III, c. 321 A ; S. Irénée, « Potentiorem principalitatem », Contra Haereses, III, 3, 2. 2. J.-J. Olier, Mémoires autographes, t. IV, p. 262 ; cité par A.-G. Martimort, ($. cit., p. 190. 3. Cette parité a été bien reconnue par plusieurs auteurs, par exemple : J.-M.-A. Vacant, Le magistère ordinaire de l’Église et ses organes, Paris, 1887, p. 98 : « Le pape exerce personnellement son magistère infaillible, non seulement par des juge­ ments solennels, mais encore par un magistère ordinaire qui s’étend perpétuellement à toutes les vérités obligatoires pour toute l’Église. » Cf. J. de Guibert, De Christ» Ecclesia, Romae, 1928, p- 3*4 ; M-M· Labourdette, O.P., Les enseignements de Γencyclique < Humani generis », RT L, i95°» P- 3 · 4. Cf. supra, p. 395> n· >· Revue Thomiste. — 2 402 REVUE THOMISTE LE MAGISTÈRE ORDINAIRE, LIEU THÉOLOGIQUE Si le magistère ordinaire est constitué par un ensemble d'ex­ pressions d’autorité inégale, son utilisation comme lieu théolo­ gique suppose l’existence de critères permettant de discerner la valeur relative de chacune d’elles. Ces critères, semble-t-il, peuvent se ramener à trois : la volonté du souverain pontife d’engager son autorité dans l’énoncé d’une doctrine ; le retentissement plus ou moins étendu de son enseignement sur l’Église ; continuité enfin et cohérence des diverses affirmations. La volonté du souverain pontife Dans le domaine de sa compétence, la foi et les mœurs, celle même de l’Église enseignante1, la volonté du souverain pontife est décisive2. Instrument conscient, le Vicaire du Christ ne peut engager l’autorité dont il est le dépositaire que dans la mesure où il l’entend. Des cas existent où le pape se refuse à accepter un tel engagement, que parfois même il déclare expressément ne pas vouloir prendre3*. Paroles et écrits du pape ne seront pas alors des actes pontificaux, mais seulement des actes privés qui n’appar­ tiennent pas au magistère de l’Église. Il peut être parfois utile de le rappeler. A l’extrême opposé, la volonté du souverain pontife peut être assez expresse pour engager toute l’autorité dont il est revêtu sur l’énoncé d'une seule proposition, qui sera alors à elle seule un témoignage suffisant de l’appartenance d’une doctrine à l’ensei­ gnement de l’Église. Tel est, nous l’avons vu, le cas du jugement solennel. En dehors de ce dernier cas, où son autorité est indivisible, la i. La compétence de l’Église, en plus des vérités strictement révélées et qui constituent le dépôt de la foi proprement dit, s’étend aussi aux vérités connexes, indis­ pensables à la garde de ce dépôt ; cf. rapport de Mgr Gasser, CL, c. 415 c. S.S. Pie XII a rappelé aussi dans ses discours aux évêques, les 31 mai et 2 novembre 1954, l’étendue de cette compétence, spécialement à l’égard des vérités de droit naturel. L’étendue de la compétence du souverain pontife en matière de doctrine est exactement la même que celle de l’Eglise. Cf. supra, p. 394, n. 2. . Tc*vieCi1tMdMn7o^rn af loluntatem eorumdem Pontificum » Encyc. Humani generis, ΛΑο λ. Lll, p. 560. Cf. ci-dessous, p. 404, n. 2. ’’ canoni*aii°ne sanctorum (Bref à J. Facciolati du 20 juillet 1753) qu» 1x1 .ouvrase n’a pas d’autre autorité que celle d’un « privati iïStSque^àÎEra d^Dbîion^^^011^ à 1 de paroles prononcées au cours d’audiences nriv^7·' ™erpe Jal7nt Pie X à propos étiques d'Italie, 28 juillet 1904. P s * Instruct· de la Sec. d État aux LE MAGISTERE PONTIFICAL ORDINAIRE I \ 403 volonté d'engagement du pape, comme le poids qu elle confère à ses enseignements, sont susceptibles de degrés divers. Le souverain pontife, « selon sa prudence et les besoins de ses enfants1 », peut exposer ou rappeler positivement la doctrine, trancher avec autorité une controverse. Il peut aussi se contenter d’un aver­ tissement, d’un conseil, d’une simple mise en garde. Il peut, et c’est une des manières dont se manifeste la discrète conduite de l’Église, orienter seulement les esprits vers une solution, qui avant d’être positivement affirmée a besoin de se préciser et de mûrir encore. Il encouragera alors ceux qui s’appliquent à la promouvoir, gardera le silence ou usera de réticences à l’égard des tenants de la thèse contraire. De cette volonté du Saint-Père, la nature plus ou moins solen­ nelle de l’instrument choisi est certes un premier indice. On connaît la longue gamme des documents pontificaux, depuis les Litterae encyclicae, les plus solennelles après les Bulles, jusqu’aux simples lettres adressées à des évêques, à des groupements ou même à des présidents laïques de diverses œuvres2 ; depuis les radiomessages à tout l’univers jusqu’aux allocutions plus humbles aux pèleri­ nages qui se pressent chaque jour au Vatican, avides d’entendre la parole du Vicaire du Christ. S. S. Pie XII a pris Elle-même la peine de l'expliquer un jour à l’un de ces groupes de jeunes époux, près desquels, aux débuts de son pontificat, Elle s’est plu à exercer « ce ministère de la parole » qui est l’un des modes d’expression de l’enseignement ordinaire3 : Sans doute, c’est avant tout lorsque, dans les occasions solen­ nelles, nous nous adressons à toute l’Église, aux évêques, nos frères dans l’épiscopat, que Nous exerçons ce ministère ; cepen­ dant Nous sommes le Père de tous, même des plus humbles ; Nous sommes le Pasteur des brebis, mais aussi des agneaux : comment donc pourrions-Nous renoncer au simple et saint exercice du ministère de la parole et ne point porter à nos en­ fants directement, de notre propre voix, l’enseignement que Nous a confié le Christ, notre Maître 4 ? La nature du document utilisé ne saurait pourtant constituer 1. < Remontrances au Roi » de l’Assemblée du clergé de France de 1755, rédigées par Le Franc de Pompignan, Coll, des Procès-Verbaux des Assemblées générales du clergé de France, Paris, 1778, t. VIII, ire partie : Pièces justificatives, c. 168. 2. Nous ne parlons pas ici des actes des dicastères, dont l’étude nous entraînerait trop loin. Nous nous permettons de renvoyer à L. Choupin, op. cil., compte tenu des réserves faites ci-dessus, p. 395, n. 1. . a. Cette identité apparaît nettement dans le discours cité ci-dessous (n. 4) ; elle a été heureusement soulignée par R. Hasseveldt, Le Mystère de l’Eglise, Pans, sd d 287 Cf Franzelin (rapport cité, p. 397, n· 2) qui parle à son propos de t‘Ulnaria et continua Professione et praedicatione ecclesiastica ». " AtentioTdu “ janvier >94». Diswrü c Rad. di SS. Pio XII, t. III, Milano, 1943, P· 351· 4°4 REVUE THOMISTE qu’un indice12. Le pape demeure libre, même dans le cas d’un jugement solennel, de choisir le mode d’expression qu’il juge le plus opportun -, Il pourrait pour une définition utiliser une ency­ clique ou un radiomessage, aussi bien qu’une constitution apos­ tolique majestueusement inscrite sur une bulle34. A plus forte raison en est-il de même pour le magistère ordinaire. Pie XII a expressément affirmé qu’il a été conduit au choix des radiomessages en raison des barrières que la guerre, chaude ou froide, élevait contre la transmission à tous de documents écrits ♦. Une telle innovation, témoignage de la souplesse et de l’adaptation de l’enseignement ordinaire, pouvait s’autoriser d’une initiative vieille déjà de deux siècles. C’est en effet pour un motif analogue que Benoît XIV avait substitué à l’emploi des bulles l’usage des encycliques délaissé par ses prédécesseurs5. Se fier uniquement à la nature du document choisi serait égale­ ment oublier qu’à l’intérieur de chacun d’eux, il importe de dis­ tinguer avec soin ce qui en constitue le thème essentiel et ce qui n’est q\i’affirmation secondaire ou simple obiter dictum6. L’objet direct d’une encyclique engage beaucoup plus le pape que le simple considérant d’une constitution dogmatique ; l’objet d’une allo­ cution comme celle que Pie XII adressa en 1950 aux sages-femmes peut avoir une tout autre portée doctrinale que les exhortations d’un message radiodiffusé. Nous ne sommes pas ici en mathématiques, et vouloir simplifier 1. Une autre indication» très significative de la volonté pontificale, nous paraît être l’insertion d’un document aux Acta Apostolicae Sedis. Benoît XIV avait pris le premier l’initiative d’inscrire les encycliques au Bullaire, qu’il déclarait en même temps collection officielle. Aujourd’hui, non seulement des encycliques et des lettres aux évêques, mais des radiomessages et de simples allocutions peuvent souvent se lire dans les Acta, à côté des Constitutions apostoliques ou des Décrétales de canonisation. 2. * Verum quum promulgandae legis ratio et modus a legislatoris voluntate pendeat, cui integrum est constitutas innovare ac moderari formas, aliasque pro temporum ac locorum opportunitate sufficere » S. Pie X, Const. Promulgandi, du 29 septembre 1908. C’est vrai aussi des lois dogmatiques que sont les définitions. Voir aussi CL, c. 401. La chose avait été contestée autrefois : cf. Analecta Juris Pontificii, 1878, · La pro­ mulgation des lois », pp. 333-336. 3. Cf. F. Clakys-Bouuaert, art. < Bulle » du Die. de Droit canonique, c. 1126-1127, qui l’affirme expressément des encycliques. Il s’appuie sur la préface du Bullaire de Benoît XIV qui emploie l’expression « et alia hujusmodi · ; celle-ci, semble-t-il, ouvrait de loin la voie aux radiomessages, auxquels Mgr Bruno de Solages, Théologie de la juste guerre, reconnaît la même valeur qu’aux encycliques. Cf. P. Duclos, Le Vatican et la guerre mondiale, Paris, 1955, p. 9 (1). 4. Allocution à la Curie romaine, 24 décembre 1942 ; AAS XXXV, p. 5 ; Allocution au Sacré Collège, 2 juin 1945, AAS XXXVII, p. 159. 5. Pour éviter la barrière opposée par l’obstination des Parlements à l’introduction en France des Bulles. Nous avons essayé d’en réunir les preuves dans la Revue histo­ rique du Droit français et étranger, 1956, 2e fasc., pp. 225-267 : A l'origine des encyC ifvrTf/ Ύ5τ* ^nc conséquence imprévue de la lutte des évêques et des parlements au XVIII* sücle. du 31 ja,nvier x95*), a dû protester contre l’importance Owu/ra resimo anno dont 0^'° °^ues catholiques à une simple incidente de au cont™ ’a doctrine essentielle : le scientifiques ou techniques, par tesquekÎSt &ST doctri°aul exposés et qui ne sauraient engager Pautorité du mystèreCOmmence Parfois 565 ^scours le magistère pontifical ordinaire 405 à l'extrême, par catégories trop rigides, serait s’exposer à de dangereuses méprises1. Le retentissement d’un acte pontifical sur ΓÉglise La même remarque s’impose à propos du second critère que nous nous sommes permis de proposer : le retentissement attendu d’un document pontifical sur l’ensemble de l’Église2. On n'en saurait méconnaître l’importance. L’assistance du Saint-Esprit, promise aux successeurs de saint Pierre, est sans doute un privilège personnel, en ce sens qu’il a pour sujet la personne même du chef visible de l’Église. Celui-ci pourtant n’en est pas le dernier bénéficiaire : si sa doctrine est assurée contre toute défaillance, c’est pour qu’il puisse « confirmer ses frères » et pour qu’en définitive la foi de l’Église demeure in ébranlée jusqu’à la fin des temps. Un enseignement donné par le Saint-Père, même dans l'exercice de sa charge, mais à un groupe de pèlerins isolés n’aura peut-être qu’un écho sans grande portée. Il en ira tout autrement d’un acte pontifical susceptible d’entraîner l’adhésion de toute l’Église3. Même s’il n’est pas une décision ex cathedra, il serait bien difficile, en raison de ce retentissement prévu, de lui refuser le bénéfice d’une assistance toute spéciale, sans laquelle une hésitation ou un doute pourrait s’introduire par là dans la foi de tous les fidèles4. Ici aussi, pourtant, il faut se garder de se fier uniquement à des indices trop matériels. Une constitution apostolique, une ency­ clique, un radiomessage au monde ont sans doute une destination expressément universelle. Il n’est pas certain pourtant que leur répercussion doive être toujours plus étendue que celle d’une lettre ou d’une allocution qui ne sont directement adressées qu’à un groupe restreint, mais moins comme ultime destinataire que com­ me porte-voix ou amplificateur. Tel est le cas d’abord des lettres ou allocutions adressées aux 1. Nous n’avons pas à nous étonner de cette souplesse, naturelle à tout enseigne­ ment positif. Dans une certaine mesure y échappent les jugements de caractère néga­ tif. Peut-être faut-il voir dans la facilité offerte par cette simplification une des raisons du glissement de perspective en faveur des définitions qui a été signalé plus haut. 2. Au contraire des évêques dont chacun n’est docteur que de son église particulière et qui ne le sont de l’Église universelle que solidairement unis autour du pape, le souverain pontife est, de soi, docteur universel. 3. Il importe de ne pas confondre ce critère avec l’acceptation par l’Église, exigée par les gallicans pour la valeur définitive des sentences pontificales. Cette confusion entre efficience et finalité semble n’avoir pas toujours été suffisamment signalée : cf. L. Choupin, op. cil., p. 147 ; J· Guibf.rt, De Ecclesia, pp. 312-313, n° 372, § 5. 4 < Bisogna tener fermo che una decisione solenne presa dalla somma Autorité in un a materia di cosi grande important per la vita della Chiesa, sfugge, per quel che è il suo contenuto essenziale, ad ogni possibilité di errore : un errore sarebbe inconciliabile con l’assistenza dello Spirito Santo e con la promessa del Sienore : Ecca ego vobiscum sum omnibus diebus » F Hurth, SJ Co^uto e s>gnsficato della CosMuuone apostolica sapra gli ordint sacn, dans CwtUà caltohca, XCIX, 1948, 2, p. 623. ÜIMKEH REVUE THOMISTE 4°6 évêques. Docteur enseignant les Maîtres, Pasteur instruisant les Pasteurs, le pape exerce alors un magistère « virtuellement uni­ versel1 ». C’est ce qui fait l’importance capitale des encycliques, de celles surtout qui sont adressées à l’épiscopat tout entier. Mais le pape peut choisir d’autres intermédiaires. Par un extrême souci de tact et de délicatesse, Pie XII a tenu, pour rappeler cer­ taines lois plus délicates de la morale conjugale, à les confier à des auditoires de techniciens, médecins ou sages-femmes. Il est indu­ bitable pourtant que de tels discours voulaient avoir et ont eu en fait une audience autrement plus large que celle de leurs seuls auditeurs immédiats2. Continuité et cohérence de l’enseignement pontifical Volonté expresse du souverain pontife, retentissement plus ou moins étendu d’un enseignement, nous n’avons pas à nous arrêter davantage à ces deux critères. Ils ont déjà retenu l’attention de quelques auteurs qui ont cru pouvoir s’en contenter pour préciser le devoir d’un catholique en présence d’un document du magistère ordinaire3 : assentiment intérieur, pensent-ils, non de foi, mais prudentiel, dont le refus, à moins de fait nouveau ou de certitude de discordance entre l'affirmation pontificale et la doctrine jusque-là enseignée4, ne saurait échapper à la note de témérité. A la différence de ces auteurs qui semblent faire parfois de cette attitude de simple prudence la règle générale en présence du magistère ordinaire, l’encyclique Humani generis, qui la connaît aussi, la réserve à un cas nettement déterminé : celui d une sentence isolée, portant sur une matière encore controversée5. Si en 1 occur- 1. L’expression est du R. P. Congar, Bulletin de théologie, RS PT XXXVII, 1953» P· 734· 2. Le souverain pontife l’a affirmé aux jeunes époux : c’est à tous les foyers qu’il entendait s’adresser et les divers enseignements, donnés partiellement a chaque audience, formaient bien dans sa pensée un corps uni de doctrine. La même chose est affirmée des enseignements donnés aux curés de Rome, qui valent pour tous les chefs de paroisse : Lettre de la Secrétairerie d'État au Card. Lercaro, dans Osservatore Romano, i6 septembre 1954. 3. On les trouve cités dans L. Choupin, op. cil·., qui donne un bon status quaestionis de ces diverses positions. 4. Le cas n’est pas à exclure a priori, puisqu’il ne s’agit pas d’une définition. Il est pourtant, au dire de Bossuet lui-même, « assez extraordinaire pour ne se produire que deux ou trois fois en mille ans » : Certis casibus, Usque ita extraordinariis, ut vix mille annis, bis aut ter eveniant (Defensio declarationis, Appendix 111, 1). Il serait bon de sen souvenir. Il importe surtout de remarquer qu’il ne doit être jugé tel que par des critères du meme ordre, c’est-à-dire révélateurs du contenu de l’ensemble de la tradi­ tion, et non pas d après des vues purement scientifiques ou sollicitées par l’opinion voir°^r^na<^°trnHvI T certaj? délai Pourra être nécessaire pour permettre de rnmrtèm mmoUr / présence d une aberrance ou d’un aspect nouveau dont le S«« peu à peu^L’aHirtnation pontiau préjugé favorable P Utonté en la matière, a toujours droit en tous cas · ·■ «CJP- «■•‘’-ni sanarù, AAS XLII, LE MAGISTÈRE PONTIFICAL ORDINAIRE . 1 4°7 rence le souverain pontife, en se prononçant, n’entend pas s’enga­ ger au point de prononcer un jugement définitif, une telle sentence ne saurait remplir les conditions exigées pour l'infaillibilité, elle ne pourrait par suite imposer la foi, mais seulement une respec­ tueuse et prudente obéissance. Mais, remarque justement l’encyclique, un tel cas n’est qu’excep­ tionnel. a Le plus souvent, plerumque, ce qui se trouve enseigné dans les encycliques appartient déjà par ailleurs à la doctrine catholique1. » Il ne s’agit plus d’une sentence venant trancher une controverse, mais d'un rappel de doctrine qui continue, suivant l’opportunité des lieux et des temps, un enseignement déjà tradi­ tionnel. Définir l'attitude du fidèle en face de ces rappels sans tenir compte de la continuité où ils s’insèrent serait encore retomber dans Teneur de méthode que nous avons justement rencontrée à l’origine des confusions signalées par le P. Labourdette. Aussi bien, en ce qui concerne ces rappels qui sont la règle générale pour le magistère ordinaire, est-il indispensable d’ajouter aux deux critères déjà indiqués, celui que constituent les signes révélateurs d’une continuité doctrinale. La répétition matérielle des mêmes vérités en est évidemment le premier signe et le plus obvie. Aussi n’y a-t-il pas à s’y arrêter, sinon pour remarquer qu’ici les obiter dicta eux-mêmes peuvent constituer de précieux indices2. Sur ce point d’ailleurs les souve­ rains pontifes nous facilitent souvent la tâche : tous ceux qui ont pu prendre un contact quelque peu suivi avec les encycliques connaissent ces longues suites de citations, par lesquelles les papes tiennent à marquer l’enchaînement de leur enseignement avec celui de leurs « vénérables prédécesseurs ». Elles peuvent paraître fastidieuses ; il n’en faudrait pourtant pas minimiser l’importance. Pour nous contenter d'un exemple, il suffira de rappeler qu’une doctrine aussi incontestée aujourd’hui que celle de l’inséparabilité du sacrement et du contrat dans le mariage des chrétiens n’a pas de fondement traditionnel plus assuré que cette continuelle insis­ tance des déclarations romaines3. Pour n’être pas toujours avoué aussi expressément, le lien souvent n’en demeure pas moins sensible. Ce sont, sinon les termes, du moins jusqu’aux nuances de pensée de documents antérieurs i. « Plerumque... jam aliunde ad doctrinam caiholicam pertinet », ibid. 2 C’est l’expression même employée par la Const. Magnificentissimus: · Communis huius fidei Fcclesiae varia inde a remotis temporibus per saeculorum decursum mani· festantur testimonia, indicia atque vestigia » AAS XLII, 1950 p 757. , 11 suffit oour sé rendre compte de cet appel continuel de feuilleter un des bullaires de Benoît XlV^ui, à propos de chaque problème relève et.cite, souvent in extenso, toutes les décisions de ses prédécesseurs. De même Léon XIII, p. ex. encyc. Humanum genus. 4°S REVUE THOMISTE qu’un œil familier avec ces textes retrouve parfois dans les Lettres pontificales. Nous pensons ici aux enseignements de Léon XIII sur le mariage. Ils pourraient paraître une innovation ; ils étaient souvent annoncés par les textes de Pie VI jusque dans leurs moindres détails. Nous n’avons donc pas à nous étonner de voir les souverains pontifes souligner cette continuité. Elle leur paraît d’un tel poids qu’ils n’hésitent pas à considérer la doctrine qu’elle présente comme l’enseignement même de l’Église1, rigoureusement nor­ matif pour toute intelligence chrétienne2. Sa seule garantie leur paraît assez forte pour leur permettre de prononcer une définition, parfois pour rendre celle-ci inutile 3. Il ne faudrait pourtant pas restreindre ce critère aux étroites limites d’une répétition matérielle. Il apparaît au contraire plus souple et plus vivant, mais non moins décisif, dans ce que Newman appelait la cohérence interne du développement doctrinal. Quelques auteurs ont insisté récemment sur le caractère d’« écrits de circonstance » qui serait, selon eux, celui des divers documents du magistère ordinaire et singulièrement des encycliques45. L’expression n’est pas sans dangers. Tout d’abord, faute des précisions nécessaires, elle donnerait à croire — c’est là son sens obvie dans notre langue — que la portée des documents auxquels on l’applique est limitée aux circonstances qui les ont motivés. Il est impossible d’attribuer à aucun catholique la pensée d’en­ tendre une pareille restriction des rappels de doctrine qui sont la règle courante pour les encycliques s. Elle ne peut donc viser que des règles pratiques qui ne seraient données que pour un cas très particulier- On en a un exemple dans les invitations sans cesse renouvelées à l’adresse des catholiques italiens pendant un demisiècle pour leur demander de demeurer fidèles à l’attitude d’expec­ tative du non-expedit. Des directives de cette sorte se trouvent parfois en effet dans les encycliques. Elles y demeurent pourtant l’exception. Dès lors, définir les Lettres pontificales par le terme 1. Pie XI, encyc. Casti Connubii: « L’Église parle par notre bouche. » S. S. Pie XII lejappeUe de renseignement social des Papes : Allocution à VUniversité grégorienne, 17 octobre 1953. ~ * » -« ·· 2. « Quotcumque Quaecumque Pontifices Romani tradiderunt vel tradituri sunt, singula necesse ^l"**™]***™ stabili comprehensa » Léon XIII, encyc. Immortale Dei. i«r novembre Î005. « L nde catholici accipiant quid sibi sentiendum >· Pie XI, encyc. Mortalium ani· ----------------------aniTJia^MJ928'-N^>n’avon? ’■aPPete1· le texte connu d’Humani generis. Reginam b our été te cas de la encyc. Ad Ad Caeli a Royauté Royauté de de Notre-Dame. Notre-Dame. Cf. Cf. encyc. Catii 4. Par ex. J. V illain, L’enseignement social de l’Éelise t T r> co · V c»< p. 734 ; A. DE Soras, dans Revue de ΓAction populaire aVril Si ο ’Λ?’ 5. « Ad catholicam fidem custodiendam moriMnu* /7t a\nl Σ954> P- 447· restaurandam » BenoIt XIV Bullari·.,» disciplinam aut servandam aut litteris proponuntur... jam in encyclicis encyc. Humani generis. catholicam doctrinam pertinent » S. S. Pie XII, LE MAGISTÈRE PONTIFICAL ORDINAIRE i \ 1 4°9 d’< écrits de circonstance » était un paralogisme dont il eût été facile de prévoir les conséquences. Il a conduit d’abord à des généralisations trop hâtives. Pie XII, à plusieurs reprises déjà, a dû protester contre l’attribution d’un caractère aussi précaire à des règles morales, qui, pour avoir été données à l'occasion de circonstances historiques très précises, n’en demeurent pas moins valables pour tous les temps II présente encore le danger de faire oublier qu’une directive pratique, même restreinte à une hypothèse historique précise, suppose toujours une thèse dont la portée est universelle12. Qui­ conque est tant soit peu familier avec l’histoire de la théologie n'ignore pas l'incidence d'hypothèses historiques comme celle du donatisme ou des ordinations simoniaques, sur la thèse dogmatique du caractère sacramentel. La confusion ne fait que s’accroître si par « écrits de circon­ stance » on entend préciser le caractère propre aux encycliques pour les opposer au magistère solennel. Nous avons bien rencontré une distinction du même ordre en étudiant les actes du concile du Vatican. Elle était faite, hélas ! dans le sens diamétralement opposé. Pour les théologiens du concile, ce sont les documents du magistère solennel qu’il faut considérer comme des actes < occasionnels », ou des « réactions de défense », tandis que l’exposé positif de la doctrine « per se spectata » est au contraire le rôle propre du magistère ordinaire3. L’équivoque d’une semblable terminologie ne manque pas pourtant de dissimuler une idée juste, sur laquelle il faut savoir gré à nos auteurs d’avoir voulu attirer l’attention. Ce qui est vrai, mais qu’il faut entendre aussi bien des décrets du concile de Trente que des encycliques contemporaines, c’est qu’il ne faut pas deman­ der à chaque texte du magistère la synthèse doctrinale que nous 1. AU. du 18 septembre 1950 aux pères de famille français, AAS XLII, 1951, p. 730 ; Let. de la Secrétairerie d'État au Card. Roques, 31 décembre 1954» Doc. cath. LII, 1955» 129 ; Let. de S.S. Pie XII au Card. Van Roev, 24 août 1955, ibid., c. 1241. Ces divers documents affirment la valeur permanente de l’encyclique Divini illius Magistri, à propos de laquelle il semble justement qu’ait été émise pour la première fois l’opinion qui voit dans les encycliques des « documents de pastoration > ou « écrits de circonstance 1 : cf. Pourquoi et comment Γ Église défend-elle Γécole libre? dans Esprit, 1949, P· 419· 2. < La solution admise en hypothèse n’est moralement recevable que si Ton y reconnaît, à travers toutes les précisions qu’on voudra, l’exigence de la thèse > J. Ton­ neau, Une leçon de prudence politique, dans La vie intellectuelle, XXV, 1954, p. 16. C’est au contraire pour pouvoir, malgré révolution des circonstances, demeurer toujours fidèle au principe de la thèse, que la discipline de l’Église doit être conti­ nuellement mise au point. Aucun pape, peut-être, ne l’a plus souvent et plus forte­ ment affirmé que Pie X, à qui on reproche parfois un excès de rigidité. Voir aussi les affirmations récentes du pontificat de Pie XII sur la nécessité d’adapter sans cesse une institution comme 1*Action catholique aux circonstances nouvelles. Sur le lien des décisions disciplinaires et de la foi on pourra consulter : S. Augustin, Contra Julianum, 1.1, n” 31 ; Bossuet, Défense de la Tradition et des Saints Pères ; E. DublanCH3·’ sC^a?pf397?nDIfon\’ vu *que c’était aussi la manière de voir du P. de Lubac : Cf. supra, p. 398, n. 1. — -·· · * 410______________ ______ REVUE THOMISTE sommes accoutumés de rencontrer dans les tables de nos manuels exposés systématiques d’une théologie déjà achevée1. Comme les conciles dans leurs définitions et leurs anathèmes, les papes dans leur enseignement s'inquiètent avant tout des besoins présents de l'Église. Les erreurs qu’ils condamnent sont celles de leur temps, les doctrines qu’ils rappellent celles dont la nécessité se fait actuel­ lement sentir. Leur insistance sur certains points, comme leur terminologie elle-même, ne peut retrouver tout son sens que repla­ cée dans le contexte des événements contemporains. Ils laissent à leurs successeurs, organes eux aussi du vivant magistère, le soin de compléter l’ensemble doctrinal, non pour la vaine satisfaction de construire un harmonieux édifice, mais pour répondre à leur tour à de nouvelles nécessités des temps. La synthèse d’ensemble ne devra être attendue que de l’action du Saint-Esprit à travers les siècles, et ce sera l’œuvre des théologiens de rapprocher ensem­ ble les affirmations diverses, prononcées à l’occasion d’erreurs opposées, pour faire ressortir l’harmonie et la solidité du corps de doctrine qu’elles composent. La remarque a été récemment et très judicieusement faite à propos des conciles d Orange et du Vatican, donnant chacun des aspects complémentaires de la doctrine de l’Église sur les fondements rationnels de la foi2. Il en est de même des enseignements des derniers papes sur la doctrine catholique de l’État. Alors qu’après les révolutions du début du xixe siècle, Léon XIII devait insister surtout sur le devoir d’obéissance qui incombe au citoyen, Pie XI et Pie XII auront plutôt à faire ressortir les exces des totalitarismes. Nulle opposition pourtant entre ces divers points de vue, et la synthèse n’est pas difficile à établir entre ces aspects complémentaires d’une même doctrine3. S’étonner de cette diversité, refuser d’en reconnaître la profonde unité, seraient deux attitudes également regrettables. Elles mécon­ naîtraient toutes deux le caractère vivant du magistère pontifical, dont l’impérieuse nécessité fut au point de départ de la conversion de Newman. Impressionné par le caractère harmonieux et cohérent du développement dogmatique, il avait compris qu’une telle unité serait inexplicable sans la présence au sein du grand vivant qu’est l’Église, d’un élément comparable à ce « principe organisateur » i. « Sïcu/ï in theologico aliquo tractatu supra t p. 397, η. i. Il est piquant de remar­ qua ce.ux sont le plus empressés à souligner le caractère occasionnel du magis­ tère ordinaire sont souvent ceux-là mêmes qui, faute de s’être souvenu d’appliquer ce critère aux décrets du Vatican, leur ont demandé de tout dire sur le magistère et en sont venus par suite à méconnaître la portée de l’enseignement pontifical ordinaire. r» r r VrUÉRARD °? Lauriers, op. cit., passim. Sfudii/ xi H The ihurch a_,nJ Totalitarian Democracy, dans Theological sur ces sujets a repris les schémas préparés noLr U /i w *· encycliques souligne l'unité entre les enseignement? du’tSstère n?rfin^iiu \at>can. Ce seul fait magistère ordinaire et ceux des Conciles. LE MAGISTÈRE PONTIFICAL ORDINAIRE 4II auquel les biologistes d'aujourd’hui demandent de rendre compte de l’évolution organique de tout vivant. Ce principe n’est autre que la vigilance et l’influence doctrinale du pasteur suprême de l’Église1. Ce caractère à la fois souple et cohérent de la continuité ponti­ ficale sera sans doute une invitation, pour qui souhaite d’en saisir la portée, à s’éclairer par l’étude des circonstances qui ont été l’occasion de l’enseignement et des avertissements des papes2. Il incitera davantage à replacer chaque document dans la chaîne traditionnelle où il s'insère et dans le corps de doctrine dont il constitue un aspect et où il bénéficie de la lumière apportée par toutes les données complémentaires. Seule une étude de l’ensemble pourra permettre d’avoir une idée exacte de chacune des parties. C’est dans une telle perspective que prendront leur véritable valeur les divers critères qui viennent d’être proposés et qui doivent suffire à préserver de toute interprétation erronée ou tendancieuse l’enseignement ordinaire du pape. ) On pourrait même se demander, et on nous permettra de le faire au terme de cette trop longue étude, s’il est vraiment besoin de tant de précautions pour aborder la lecture des documents pontificaux. Le plus grave danger n’est peut-être pas celui de < majorer les enseignements du magistère3 », mais bien plutôt d’ébranler la confiance et l’adhésion des fidèles. Il serait parti­ culièrement dangereux d’opposer magistère solennel et ordinaire d’après les catégories trop simplistes de faillible et infaillible. Ce serait oublier le sage avertissement de la Faculté de Paris qui remarquait en 1682 : « Quelle que soit l’opinion que l’on professe sur l'infaillibilité du pape, c’est aussi irrespectueux de proclamer publiquement qu'il peut se tromper que de dire aux enfants : vos parents peuvent mentir4. » Quel docteur plus sûr pourra-t-on proposer à ceux qui veulent posséder l’exacte doctrine du Christ t. Il s’exerce, non seulement pour coordonner et diriger les initiatives des membres de l’Église, mais aussi pour donner l’impulsion. Ce fut le cas de l’insistance continuelle des Papes depuis Benoît XV pour la création d’un clergé et d’un épiscopat indigènes en pays de missions, de leur rappel constant de la nécessité du retour à la philosophie de saint Thomas et à l’idée corporative. 2. C’est là un lieu commun d’exégèse élémentaire qui doit s’appliquer aussi aux épltres de saint Paul et aux décrets des conciles. L’erreur n’est pas de rappeler qu’il concerne aussi les encycliques, mais de donner cet élément commun, comme leur note distinctive et « essentielle ». Cf. loc. cil., sut>ra, p. 408, n. 4. 3. Le terme parait avoir été employé pour la première fois en juin 1950, dans La rie intellectuelle. I.e comparatif implique un terme de comparaison · faute de le préciser l’expression demeure ambiguë. Les gallicans de jadis opposaient à l’autorité du pape celle des « anciens canons » ; quelques auteurs aujourd hui lui opposent . la pensée moderne ». Pie XII a dénoncé l’erreur de ceux qui substituaient à l’exposition authen­ tique faite par les papes de la doctrine sociale de 1 Église, celle de telle ou telle école tbéologique. 4. Cité par A.-G. M artimort, op. cil., p. 5°4- 412 REVUE THOMISTE que celui à qui le Maître a affirmé : Qui vous écoute m'écoute1, et sur lequel il a bâti son Église pour qu’elle demeure inébranlée jusqu’à la fin des temps. Ne serait-il pas non seulement plus habile, mais aussi plus exact de dire que, quelle que soit la voie par laquelle nous parvient la doctrine, celle-ci est toujours infailliblement vraie qui nous est H certainement enseignée par l’Église tout entière ou seulement par son chef. Tandis pourtant que, dans le magistère solennel, la garantie peut nous être donnée par un seul jugement, pris à part, dans le cas de l’enseignement ordinaire elle ne peut être attendue que d’une continuité ou d’un ensemble. En dehors des jugements solennels, l'autorité des diverses expressions de l’enseignement pontifical comporte des degrés et des nuances. Toutes pourtant s’intégrent authentiquement dans cette tradition continue et toujours vivante dont le contenu ne saurait être sujet à Teneur sans que soient mises en cause et les promesses du Christ et l’éco­ nomie même de l’institution de l’Église2. Une telle présentation, dans ce qu’elle a d’essentiel, n’est pas impossible à faire comprendre, même aux plus humbles fidèles. Elle est au contraire, l’expérience nous l’a maintes fois montré, spontanément saisie par les intelligences chrétiennes, qui y retrou­ vent, en même temps qu’une doctrine authentiquement tradition­ nelle, l’expression de la logique même de leur foi. Solesmes, le 14 juillet 1956 fr. Paul N au, moine bénédictin. 1. Luc. x 16, rappelé par Humani generis 2. Ct. supra, p. 400, n. 2. 6 ‘ L’unicité d’existence dans le Christ Le problème de l’unicité d'existence dans le Christ a rebondi ces temps derniers. Les thomistes ne se sont pas mis d'accord entre eux et il n’est pas sûr que tout ait été dit sur le sujet. Nous essayons dans les pages qui suivent de nous faire une opinion personnelle et de tracer notre voie, en référence aux diverses positions qui viennent de s’affronter. Nous passerons vite sur ce qui nous paraît acquis, et nous chercherons à éclaircir ce qui demeure obscur à nos yeux. La tradition thomiste dans son ensemble a pensé que, pour saint Thomas, et en vérité, il n’y avait dans le Christ qu’un seul esse, une seule existence substantielle, celle de Dieu lui-même, à l’exclusion de toute existence humaine. Telle était la doctrine clairement affirmée de la Somme théologique. Un opuscule attribué à saint Thomas, le de Unione Verbi incarnati, parlait assurément d'un double esse dans le Christ, mais, avec Cajetan, beaucoup avaient cru pouvoir mettre en doute l’authenticité de cette œuvre. Or voici que l’authenticité du de Unione est aujourd’hui reconnue. Le texte de l’article 4 a beau être seul de son espèce dans la production de saint Thomas, qu’il ait été écrit avant ou après la question 17 de la IIIa Pars, il faut désormais compter plus sérieusement avec lui et chercher une harmonisation des deux points de vue d’un auteur qui ne se contredit pas si vite. Pour certains théologiens, l’esse secundarium du de Unione n’est autre qu’un esse substantiel, une existence créée de la nature humaine du Christ. Cette opinion, qui s’oppose donc à l’enseigne­ ment classique de l’école thomiste, nous paraît plus que difficile à admettre. Nous voudrions dire pourquoi. Ceci nous oblige à rappeler brièvement les positions que nous estimons solides sur les rapports de la substance, de la personne et de l’existence. Considérons la substance, ou essence de l’homme, complète dans l’ordre de l’essence, corps et âme. Cette essence, ou nature, n'existe, dans la réalité du monde, qu’à l’état concret. Or la nature humaine concrète, individuelle, n’est pas par elle-même une personne. Nous le savons avec certitude, par la foi, puisque, dans le Christ, cette nature singulière est réalisée sans personnalité humaine.