REVUE THOMISTE REVUE DOCTRINALE DE THÉOLOGIE ET DE PHILOSOPHIE LVIIPME ANNÉE — T. L — N° i 1950 LIBRARY BLESSED SACHENT FATHERS CLEVELAND 12. OHIO Les enseignements de (’Encyclique Humani Generis L'Encyclique Humani generis est un document capital, qui appelle, avec la filiale adhésion de tous, les réflexions des théo­ logiens. Il leur apporte, en même temps que des directives pratiques qui s’adressent à leur obéissance en des termes particulièrement graves, un certain nombre d’enseignements que le Souverain Pontife veut expressément placer au-dessus de toute discussion. Plusieurs d’entre eux sont formulés par manière de condamnation ; il appartiendra aux futurs historiens du dogme et de la théologie de mettre des noms sur les courants d’idées, les livres ou les auteurs effectivement visés ou atteints ; en l’absence de toute désignation personnelle, on ne pourrait encore le faire sans risquer la grave injustice de porter atteinte à l’honneur de théologiens ou de philosophes chrétiens entière­ ment soumis et dévoués à l’Église, par des procès de tendance, des soupçons ou des insinuations malhonnêtes. Plutôt que de chercher qui elle frappe, il nous importe de savoir quelles erreurs précises la condamnation écarte du chemin de la pensée chrétienne. On a souvent parlé du caractère négatif des condamnations : c’est ne les voir que par un côté, et le plus petit. Il ne saurait y avoir de condamnation portant sur une doctrine sans qu’il en résulte une précision doctrinale qui est un bienfait positif des plus importants pour une connaissance qui, enracinée dans une foi, atteint son donné à travers les déter­ minations de l’autorité qui est chargée de le conserver et de le transmettre. La vraie manière de rendre toute négative une condamnation est de la réduire à une question de personnes ou d’insinuer qu’elle ne peut être le fruit que de cabales ou d’in­ trigues. Ici d’ailleurs les condamnations sont entourées d’un large rappel des principes que les erreurs condamnées avaient oubliés et de la méthode qui a été méconnue. Indiquer positivement la voie à suivre ne saurait être considéré comme « négatif » par la seule raison que cette voie était déjà connue. Nous voudrions, dans ce bref commentaire, en dehors de toute intention de viser qui que ce soit, étant, comme tout catholique, du nombre de ceux à qui l’encyclique s’adresse et pour qui elle constitue le plus grave des avertissements, essayer d'en dégager les enseignements majeurs. Nous n'avons — faut-il le répéter — ί LES ENSEIGNEMENTS DE L'ENCYCLIQUE aucune qualité pour donner une interprétation authentique ; si nous étudions ce texte comme n’importe quel autre Acte du Magistère, c’est dans le seul but d’en recueillir les leçons qu’une première mais attentive lecture nous semble permettre d’en dégager. Si nous nous trompons, soit en majorant une déclara­ tion, soit en la minimisant, nous serons toujours heureux d'en être convaincus et n'hésiterons pas à le reconnaître. A. — L'autorité du Magistère. Il est un premier groupe d’enseignements qui viennent heureu­ sement soit rappeler, soit préciser la doctrine qui concerne ce qu’on appelle les Lieux Théologiques. Ils soulignent l'autorité même du Magistère ecclésiastique, sa position propre par rapport aux deux sources fondamentales de la révélation : l’Écriture sainte et la Tradition. i. Notons tout de suite que la notion de révélation utilisée dans le document est parfaitement homogène à celle que donnait le Concile du Vatican : Haec porro supernaturalis revelatio, secundum universalis Ecclesiae fidem a Sancta Tridentina Synodo declaratam, conti­ netur in libris scriptis et sine scripto traditionibus, quae ipsius Christi ore ab Apostolis acceptae, aut ab ipsis Apostolis Spiritu Sancto dictante, quasi per manus traditae, ad nos usque perve­ nerunt. (Cavali. Thes. 25). Cette révélation, qui s’est déroulée dans le temps selon une pédagogie toute divine et d’une manière infiniment progressive et qui s’est accomplie dans la prédication du Christ et des apôtres, constitue désormais un dépôt de vérités surnaturelles. Ces vérités sont déjà formulées par Dieu lui-même en langue humaine. Certes par là c’est le mystère même de Dieu que rejoint la foi, c’est à lui qu’elle adhère ; la foi ne s’arrête pas aux formules, elle atteint les choses mêmes ; et la théologie, qui veut être intelligence de la foi, est également élevée à les atteindre. Mais ce ne peut être que par le moyen de ces assertions divinement garanties. La révélation que scrute l’effort théologique et à laquelle il se mesure n’est pas directement une personne ou une certaine réalité ineffable offerte à l’expérience religieuse ou spirituelle, dont il ne pourrait donner que des idées toujours décevantes et précaires, c’est un donné déjà parlé en langue humaine par Dieu lui-même, un ensemble de vérités formulées en nos idées et en nos mots, auxquels notre réflexion se doit de rester homo­ gène et qui seront toujours la pierre de touche de sa vérité. C’est là, selon le mot que ΓEglise emprunte à saint Paul et qu’elle utilise avec prédilection, un dépôt ; ce dépôt sacré, l’Église le Revue Thomiste. — 3 34 REVUE THOMISTE garde avec une jalousie vigilante, avec une intransigeance que ne comprennent plus beaucoup d'esprits modernes, moins soucieux de vérité que d’unité ou de paix (Sa Sainteté Pie XII revient plusieurs fois sur l’illusion d'un certain « irénisme » ). Mais ce dépôt lui-même est vivant ; il est au coeur de la vie de l'Église, divinement assistée de l’Esprit pour le conserver pur de tout alliage, en prendre de mieux en mieux conscience, le proposer selon les proportions qu’il prend progressivement — non par apport de vérités nouvelles, car la révélation est close, mais par dégagement de vérités encore implicites, contenues dans un dépôt que la réflexion humaine n’épuisera jamais. Elle est portée à cette formulation plus distincte soit par la nécessité de défendre la vérité révélée contre l’erreur ou l’hérésie, soit par la poussée conjuguée de la piété chrétienne et de la réflexion théologique (nous reviendrons une autre fois sur le cas particulièrement instructif du dogme marial), soit encore par l’activation que sont, pour l’intelligence, de grands événements culturels ou scientifiques. Il reste que de ces progrès le Magistère ecclésiastique est seul juge et qu’il est pour cela divinement assisté, d’une assistance qui inclut, pour les cas majeurs, la stricte infaillibilité doctrinale. 2. Dès lors, la position de ce Magistère, par rapport aux sources de la Révélation, est claire. L’Église n’est pas moins vivante ni moins assistée de nos jours qu’elle ne le fut au début ou au cours des siècles depuis la mort des apôtres. Elle n’a pas moins le sens des choses divines. De ce que contiennent ces sources, elle reste juge et maîtresse, et ce n’est pas à leur état initial que la théologie se mesure : c’est à la proposition que nous en fait l’Église aujourd’hui, comme elle l’a toujours fait. Nous ne rejoignons pas, par les seules ressources de l’histoire et de la critique, ou les divinations du sens religieux, ou l’expérience spirituelle, des sources éloignées de nous par au moins deux millénaires ; nous recevons l’objet de notre foi de l'Eglise tou­ jours vivante ; l’Écriture et la Tradition, sources constitutives de cet objet de foi, sont là entre ses mains et c’est en possession de cet objet, selon les explicitations qu’il a reçues, que nous retournons aux sources en leur état initial, non pour juger d’après elles ces explicitations, mais au contraire pour éclairer ces sources par cela même que l'Église nous assure infailliblement qu’elles contiennent. Procéder autrement, dans les cas où il y a une explicitation certaine, ce serait, nous dit le Pape, vouloir inter­ préter le clair par l’obscur [21] ; ce serait préférer l’informulé et l’indistinct à la formulation explicite de la même vérité. 3. Hâtons-nous de dire, avec le Souverain Pontife lui-même LES ENSEIGNEMENTS DE L’ENCYCLIQUE 35 que ce retour aux sources reste absolument nécessaire et qu’il est infiniment profitable. Il est pour la théologie une loi impres­ criptible. Le donné révélé contiendra toujours plus que ce que nous y voyons, il y aura toujours en lui de quoi approfondir, en vue de nouveaux progrès de l’intelligence chrétienne. Il ne s’agit pas seulement d’en retrouver la « fraîcheur » ; c’est une loi vitale de la réflexion théologique de le scruter, d’en suivre le développement, de revenir à lui pour éviter la « spéculation stérile » [21]. Le grandiose effort de tant d’excellents travailleurs, particulièrement actif de nos jours, pour rendre ces sources mieux présentes à la pensée chrétienne, est manifestement digne de tout éloge et promis à de précieuses « découvertes ». Il est bien clair que le Souverain Pontife, loin de le condamner ou de le rendre tant soit peu suspect, le bénit et l’encourage et, sans recourir à d’autres textes aussi solennels que la présente encyclique (par exemple l’encyclique Divino afflante Spiritu), nous en trouvons ici-même l’expression. Non, cet effort n'est nullement ennemi de celui de la théologie « scolastique », nul­ lement incompatible avec les valeurs et la permanence de celle-ci ; l’un et l'autre intègrent une seule et même théologie dont l'ambi­ tion dernière est d’atteindre autant qu’il nous est possible à l’intelligence de la foi. Ce n’est pas en se soupçonnant mutuel­ lement, mais au contraire en s’unissant et en s’aidant, et pour cela en se comprenant, que les théologiens appliqués à des tâches diverses, qui ne peuvent aller sans quelque spécialisation, restent fidèles à l’esprit de l’Église et rempliront dans son sein leur office propre : nobilissimum munus [21]. Encore faut-il pour cela que la théologie positive ne se laisse pas réduire à n’être plus qu’une discipline historique dont la tâche ne consisterait qu’à exposer les formes variées et successives qu’a revêtues aux cours des siècles, selon les diverses doctrines et opinions, la vérité révélée [15]. Elle est théologie. Sa « règle prochaine et universelle » est le Magistère vivant donné par Dieu à son Église avec les sources de la révélation comme leur seul et authentique inter­ prète. Et selon la norme imprescriptible de Pie IX, elle ne décrira fidèlement la vie du dogme que si elle fait ressortir, en même temps que son homogénéité, la loi de progrès et d’enrichissement qui marque cette explicitation [21]. 4. Sa Sainteté Pie XII fait aussitôt l’application de ce prin­ cipe à l’exégèse des livres saints [22-23]. Il dénonce l'illusion de vouloir ramener à la mesure de la seule Écriture, interprétée selon les seules règles de l’exégèse rationnelle, la doctrine des Pères et du Magistère ecclésiastique. C’est l’Écriture qui doit être interprétée ad mentem Ecclesiae, puisque c’est l’Église qui a le dépôt de l’Ecriture : c’est elle qui nous le transmet et nous 36 REVUE THOMISTE en a ouvre le sens ». Le Souverain Pontife revient avec insistance sur les règles d'une herméneutique chrétienne appliquée à l’Écriture. Une interprétation adéquate des Livres saints ne peut pas être le fruit d'une exégèse purement rationnelle, si nécessaire que soient les méthodes de celle-ci. Elle doit tenir compte des déterminations du Magistère et de l'analogie de la foi. Ce n’en sera pas moins d’abord, et pour l'ensemble de la Bible, y compris l’Ancien Testament, une exégèse littérale. L'Église n’a pas peur de la vérité et des difficultés propres qui se posent au plan de la critique et de l’histoire ; elle ne veut ni changer sa notion de l’inerrance des Livres saints (elle ne le pourrait d'ailleurs pas), ni, pour la sauvegarder, la rendre partielle en la restreignant à ce qui est proprement enseignement dogmatique et moral, ni se donner la facilité de lui substituer une exégèse spirituelle, dont la vérité échapperait à toute vérification scientifique. Autre chose d’ailleurs est de reconnaître dans l’Écriture, au-delà du sens littéral, qui est le sens des mots (et ce sens littéral est luimême plus ou moins plein selon qu'on veut y voir ce que les contemporains de l'auteur inspiré pouvaient en comprendre ou ce que nous, instruits par la révélation ultérieure, nous pouvons y lire), un sens spirituel, qui est le sens des choses, rendues figu­ rantes par celui qui est le Maître de l’histoire ; autre chose de prôner une méthode qui s’attache non point même à découvrir et à illustrer ce sens spirituel, mais à donner de la Bible une exégèse dite spirituelle et en réalité symbolique, pour la sub­ stituer à l’exégèse littérale. La présence d’un sens spirituel dans l’Écriture est une donnée absolument sûre, que toute la tradition chrétienne proclame et que sa Sainteté Pie XII a rappelée dans l’encyclique Divino afflante Spiritu ; l’exégèse « spirituelle », au sens où elle est ici entendue, est une prétention que le Souverain Pontife rejette et qui a déjà motivé une intervention de la Com­ mission Biblique et la mise à l’index du livre de l'abbé Dolindi Ruotolo (A.A.S., 1940, p. 553 et 1941, p. 465). Ce passage de l’encyclique est sans doute un de ceux qu’il faut lire avec le plus d’attention et qu’il faut se garder d’étendre indûment. Ce qui est ici condamné, c’est manifestement la pré­ tention de substituer à l’exégèse littérale une exégèse dite spiri­ tuelle, jugée seule capable de soustraire la foi aux difficultés de la critique ; ce n’est nullement l’application à mettre en valeur le vrai sens spirituel dans le dessein d’en nourrir la vie chrétienne, mais sans nier pour autant la primauté du sens littéral. Il n’y a là rien que de louable. Et quoique telle ou telle expression de l’un ou l’autre auteur ait pu paraître minimiser le sens littéral, comme si celui-ci n’était pas « religieux », il serait tout à fait injuste — sauf interprétation plus autorisée — d’étendre la répro­ bation d'Humani generis à des efforts qui nous paraissent ici LES ENSEIGNEMENTS DE L’ENCYCLIQUE 37 ou là contestables, mais dont l’inspiration est pure et qui, con­ scients de leur vraie portée, peuvent donner des résultats excel­ lents. 5. L’encyclique ne parle pas que des sources ; elle rappelle ou précise tout un enseignement concernant le Magistère ecclésias­ tique lui-même. Et tout d’abord la valeur des définitions conci­ liaires. Il est hors de doute que celles-ci s’imposent à la foi des fidèles et sont garanties par le charisme de l’infaillibilité pro­ prement dite. Mais ces définitions sont devenues si précises ! Elles ont utilisé pour exprimer les vérités de la foi des notions et des mots qu’on chercherait en vain tels quels dans l’Écriture et qui avaient été élaborés par tout un travail qui, de soi, relève de la réflexion théologique utilisant la philosophie. Ces notions par ailleurs peuvent être engagées déjà dans des systèmes philo­ sophiques où elles trouvent, avec un sens précis, tout un ensemble de références à divers points particuliers de doctrine. Des systèmes philosophiques différents pourront ou leur donner une portée sensiblement différente, ou même leur dénier toute valeur. La question devait se poser de savoir à quel point l’Église les fait siennes, les incorpore à la formulation authentique de la foi et, dans l’affirmative, si cela ne lie pas cette proposition authentique de la foi à des philosophies particulières que plus tard des penseurs chrétiens pourraient juger périmées. Question grave assurément. L'Encyclique Humani generis la résout dans un sens qui n’est pas nouveau, mais qui revêt désormais l'autorité de l’enseignement pontifical. Ces notions longuement éprouvées et mûries par la réflexion théologique sous la vigilance de l’Église ne seront pas seulement utilisées par la définition conciliaire comme un instru­ ment provisoire, accommodé à l’intelligence d’une époque, mais qu’il faudra remplacer quand elles risqueront de n’être plus com­ prises, elles sont sanctionnées, consacrées par cette assomption [16]. L’Église ne consacre pas pour autant la philosophie particulière dans le cadre de laquelle cette notion est née ou a trouvé son explicitation la plus précise ; elle ne consacre une notion ni comme aristotélicienne, ni comme platonicienne, ni même comme augustinienne ou comme thomiste ; elle ne lie le dogme ou son expression à aucun penseur humain. Mais, infailliblement assistée, elle prend son bien dans les notions par lesquelles l’intel­ ligence humaine, la raison, œuvre de Dieu, est capable, malgré ses tâtonnements et ses erreurs, d’atteindre à son plan une vérité intemporelle. Elle reconnaît en elles l’expression plus élaborée, plus technique, des notions qui se trouvent, dans l’Écriture, au plan de la connaissance commune. C’est la condition même de la révélation faite aux hommes qu’elle soit faite en langue humaine. L’Église n’abaisse pas la vérité surnaturelle en lui donnant de 38 REVUE THOMISTE façon plus explicite une formulation toujours authentique, elle élève ces notions plus élaborées à représenter exactement la même vérité contenue dans l'Écriture ou la Tradition en termes plus enveloppés ; par là elle les consacre. Rien certes n’est changé à l’assertion révélée, du fait que les notions en sont plus distinctement formulées, et l'exactitude, la vérité indéfectible de sa proposition, n’est pas moins assurée que celle des expres­ sions scripturaires. Le Christ auquel adhère notre foi vivante, ce ne sont pas seulement les formules des évangiles qui nous l’expriment, ce sont aussi celles d’Éphèse et de Chalcédoine. Nous sommes aussi assurés dans la vérité divine en disant depuis Nicée que le Verbe est consubstantiel au Père qu’en récitant le prologue de l’évangile de saint Jean. En disant qu’à la messe le pain est transsubstancié au corps du Christ, nous exprimons la même vérité que le Christ prononçant « Hoc est corpus meum », et nous l’exprimons d’une manière absolument valable de soi pour toutes les intelligences humaines, en tous lieux et en tous temps. Cela n’implique nullement que les formules conciliaires ellesmêmes soient imperfectibles : ce serait nier que le dogme lui-même connaisse un progrès. Mais ce progrès ne se fait pas par substi­ tution, il se fait par développement interne et croissante précision. Les définitions tridentines du péché originel sont parfaitement homogènes à celles d’Orange, mais plus complètes et plus pré­ cises. Ni celles d’Orange ni celles de Trente ne cesseront jamais d’être vraies. 6. Le Magistère ecclésiastique ne s’exprime pas seulement dans des définitions proprement dites. Celles-ci sont un acte solennel et extraordinaire. Il s’exerce continuellement par un Magistère ordinaire qui est l’enseignement commun donné dans le monde entier par tous les évêques unis au Souverain Pontife. Celui-ci, Pasteur suprême de l’Église — Catholicae Ecclesiae Episcopus — en est aussi le suprême Docteur. En lui repose d’abord en pléni­ tude ce pouvoir d’enseignement. Il peut exercer seul, avec la garantie de l’infaillibilité personnelle, le Magistère extraordinaire et solennel, et prononcer des définitions qui n’ont besoin d’aucune ratification conciliaire. Mais il exerce aussi, quand il enseigne comme Pasteur de l’Église universelle, le Magistère ordinaire. Et l’infaillible garantie de l’assistance divine n’est pas limitée aux seuls actes du Magistère solennel. Elle s’étend aussi au Magistère ordinaire, sans toutefois en recouvrir et en assurer également tous les actes. Elle garantit absolument l’enseignement commun de l’Église universelle unie au Pape ; mais celui-ci, qui peut exercer seul ce magistère, peut aussi bénéficier seul de cette infaillibilité. Certes l’assistance divine dont il jouit LES ENSEIGNEMENTS DE L'ENCYCLIQUE 39 s’étend plus loin que l’infaillibilité proprement dite et elle confère à scs décisions, même quand l’infaillibilité n'est pas en jeu, une autorité exceptionnelle qui appelle l'obéissance des fidèles, même leur obéissance intérieure. L’infaillibilité est limitée1 à certains objets : matière de foi ou de mœurs ; et à certaines conditions : que le Pontife, s’adressant à l’Église entière, manifeste la volonté de trancher définitivement un point de doctrine, en l’imposant irrévocablement à l’assentiment des fidèles. A l’intérieur de ces conditions générales, il restera souvent difficile de décider si tel ou tel document pontifical est couvert par l’infaillibilité ; les théologiens en discuteront ; mais on ne peut dire a priori ni que tous la revendiquent, ni que tous, hors le cas de définitions solennelles, lui soient soustraits. En tout cas, il reste que, même quand il n’est pas question de l’infaillibilité proprement dite, un document pontifical s’adressant à l’Église universelle en matière doctrinale (de foi et de mœurs) appelle plus que l’obéis­ sance, un véritable assentiment de l'esprit [20], Sa Sainteté Pie XII précise que quand le Souverain Pontife, exerçant son Magistère ordinaire, comme c’est le cas dans une encyclique, tranche une question de doctrine jusque-là contro­ versée, il la soustrait par le fait même à toute discussion ultérieure : sa sentence s’impose aux théologiens comme à tous les fidèles et elle leur impose un assentiment intérieur. Il n’engage pas forcément l’infaillibilité proprement dite — encore que ce ne soit pas exclu, — mais la vérité qu’il enseigne devient pour le théologien une auctoritas, dont il s’efforcera de peser et de qualifier le degré, mais qu’il ne peut plus mettre en doute. Le plus souvent d’ailleurs, dans ce genre de documents, il s’agira bien moins d’apporter à l’enseignement de l’Église une précision vraiment nouvelle que de rappeler en le fixant un enseignement déjà donné mais qui peut avoir été méconnu, de conférer une autorité plus grande à une doctrine devenue commune en théologie, ou d’interpréter authentiquement des documents antérieurs, inter­ prétation à laquelle les théologiens devront désormais se tenir. Le fait qu’une question soit débattue entre théologiens n’empêche pas l’Église d'intervenir si elle le juge à propos ; et quand elle est intervenue, on n’est plus libre d’en discuter : la question est tranchée. i. Nous no pouvons entrer ici dans toutes les précisions que demanderait un tel sujet et nous nous contentons d’une formule globale à laquelle manquent certaines nuances. Nous pensons pour notre part, avec un bon nombre de théologiens, que l’infaillibilité s’étend plus loin que la seule déclaration de ce qui est contenu dans la révélation et que Γitglise peut enseigner infailliblement des vérités connexes au révélé et condamner infailliblement des erreurs qui le compromettent : cette infail­ libilité demande alors un assentiment non plus précisément de foi divine, mais de foi ecclésiastique. Quant à l’assentiment qui est dû à un enseignement non garanti par rinfaillibilité proprement dite, il sera évidemment proportionné au caractère propre de cet enseignement et de son autorité. 40 REVUE THOMISTE B. — La valeur et le rôle de la raison. L’encyclique Humani generis présente un second groupe d’enseignements généraux concernant le rôle et la place de la raison : soit connaissance rationnelle naturelle se développant en philosophie, soit raison utilisée en théologie. Ces enseignements restent dans la ligne des formules du Concile du Vatican et des documents pontificaux plus récents, en particulier de ceux de Pie X ; mais ils n’avaient encore jamais atteint, nous semble-t-il, une telle force et une si grande précision. 7. L’Église ne permet pas qu’on mette en doute la capacité de l’esprit humain d’atteindre une vérité objective, indépendante de lui, une vérité supra-temporelle universellement valable. Il y a des vérités naturellement connues qui sont des principes indubitables, il y a des certitudes métaphysiques qui constituent pour l’esprit humain un acquis de soi définitif, qu’aucune évolu­ tion de la science ou de la culture ne permettra jamais de rejeter. C’est au point que toute philosophie qui en impliquerait la néga­ tion ou en nierait la valeur s’avérerait par là même incompatible avec le dogme chrétien. Il n’est certes point dit qu’un esprit encore prisonnier d’une philosophie de ce genre ne pourrait pas en même temps avoir la foi, mais ce ne pourrait être qu’au prix d’inconséquences et de cloisonnements qui restent pour cette foi une menace. Le dogme n'impose pas une philosophie particulière, mais contrairement à ce que beaucoup pensent et disent, n’importe quelle philosophie n’est pas compatible avec lui. Le Souverain Pontife énumère [6], parmi ces philosophies incompatibles avec le dogme, Vidéalisme en général, sans en distinguer les diverses formes : il faut donc tenir au moins, comme il est dit en d’autres lieux de l’encyclique, le réalisme d’une connaissance mesurée par les choses (notions tirées de l’étude des choses créées...) et trouvant dans la stabilité des connexions essentielles le fon­ dement immuable de ses certitudes premières. Il nomme en second lieu V immanentisme, qui pourra se développer en un monisme évolutionniste : et ce rejet implique la possibilité d’établir l’existence d’un Dieu transcendant, personnel, Créateur du monde et Maître de l’histoire, connaissant éternellement dans ce que nous appelons sa prescience, les événements les plus contin­ gents et les actes libres, et gouvernant l’univers et l’homme par sa Providence. L’idée dévolution, sortie du contexte des sciences de la nature, où elle est encore à l’étude, est transformée en une large vue de l’esprit, qui rejoint les philosophies du devenir, où l’on ne voit plus ni la contingence de l’histoire, ni la place de la liberté, où l’idée de surnature n’a plus de sens, du moins plus de sens chrétien. L’implacable dialectique — qu’elle soit LES ENSEIGNEMENTS DE L’ENCYCLIQUE 41 matérialiste ou idéaliste — pousse invinciblement le monde vers un continuel dépassement ; il ne saurait plus y avoir péché contre un Dieu personnel, créant le monde et le conservant, il n’y a plus que des fautes contre l’évolution ou contre l’histoire. Toutes ces conceptions, auxquelles on peut ajouter le -pragma­ tisme, qui déprécie l’intelligence — ne compte plus que la « pensée engagée » (?) — et Y historicisme, qui frappe de relativité toute vérité et valeur humaines, ont ouvert la voie à cette philosophie du jour qui s’est appelée Y existentialisme. Rejetant les nécessités essentielles et l’immuable vérité qu’elles fondent, — y a-t-il là autre chose que des flatus vocis? — on ne s’occupera plus que de l’existence des singuliers, des « situations ». Le Pape précisera plus loin qu’on doit considérer comme incompatibles avec le dogme catholique, non seulement, comme il va de soi, l’existen­ tialisme athée, mais également toute forme d’existentialisme qui n'admet pas la valeur du raisonnement métaphysique [43]. Certains avaient pu se demander s’il n’y aurait pas à utiliser ces philosophies pour exprimer le dogme et la réflexion théologique en des catégories vraiment nouvelles, un peu comme saint Thomas a utilisé l’aristotélisme, en le corrigeant d’ailleurs plus profon­ dément que beaucoup ne paraissent le croire. Indépendamment de tout ce qu’on pourrait dire d’un tel propos, Pie XII lui ferme la voie. Ce n’est pas en tel ou tel prolongement, c’est en leurs principes essentiels que de telles philosophies sont incompatibles avec le dogme. Il y a par contre un certain ensemble de vérités philosophiques, donc de vérités d’ordre naturel, qui, substantiellement communes à des philosophies d’ailleurs divergentes, forment un certain patrimoine qu’on a appelé la philosophia perennis. Que, du moins pour beaucoup de ses assertions principales, elle soit histori­ quement redevable à l’influence de la révélation et du dogme chrétien, n’empêche aucunement qu’elle soit une vraie philo­ sophie, car ces assertions portent en elles-mêmes l’évidence (immédiate ou conclue) de leur vérité pour la seule raison humaine. L’existence d’un Dieu personnel, Créateur et Providence, est une vérité que de fait ïa raison n’a pas atteinte toute seule ; dans l’état actuel de l’homme, la raison avait besoin de confor­ tations supérieures [2-3], et cette vérité ne s’est épanouie qu’en climat chrétien. Il est vrai qu’elle appartient aussi à la révéla­ tion, mais, à la différence des mystères proprement surnaturels, elle n’est pas de soi inaccessible à la raison (rationi humanae per se impervia non sunt) et, ayant commencé par la croire, l’esprit humain arrive à la savoir pour des raisons qui ne sup­ posent plus la foi mais par une démonstration véritable. Déjà affirmée par le serment anti-moderniste, la possibilité de cette démonstration est enseignée avec plus d’insistance encore par 42 REVUE THOMISTE l'encyclique Humant generis. Il faut pour cela admettre, comme l’enseigne ce document, que l’intelligence humaine peut atteindre dans ses notions une vérité absolue, imprescriptible. Quel mal n’a-t-on pas dit de ces notions ! Mais elles sont le fruit et le moyen d’une « connaissance vraie des choses créées » [16]. La philosophie traditionnelle ne perd pas son temps en les distinguant et en les précisant par une rigoureuse analyse [47]. Elle ne mécon­ naît pas, elle proclame le rôle des bonnes dispositions de l’âme et de la volonté pour que l’intelligence s’ouvre aux vérités supé­ rieures ; il y a par rapport à celles-ci une certaine connaissance obscure par connaturalité qui favorise considérablement la recherche ; mais il n’est pas vrai que l’affection soit comme telle douée d’une faculté de voir et de saisir, il n’est pas vrai que pour combler la prétendue impuissance de l’intelligence à atteindre une vérité certaine on doive recourir à une confuse union de la connaissance et de l’affection [51]. Ainsi s’est développée une véritable « philosophie chrétienne » [50], non pas chrétienne essentiellement en ce sens qu’elle repo- I serait sur la foi, mais chrétienne en ce sens qu’historiquement et existentiellement elle s’est constituée grâce aux apports de la révélation et aux confortations de la foi. Sa concordance avec le dogme chrétien a été longuement mûrie, pesée par le Magistère à la balance de la révélation [38]. Et plusieurs de ses assertions sont telles qu’on ne saurait les nier sans compromettre au moins indirectement le dogme. Il est bien impossible par exemple de donner à la notion de révélation son sens catholique, si on n’admet pas que nos idées et leur expression sont capables de vérité proprement dite. De là vient que parmi les diverses parties de la philosophie, deux traités présentent pour le chrétien une particulière importance : la théologie naturelle ou théodicée, où la connaissance métaphysique s’élève jusqu’à une connaissance certaine de Dieu, et la philo­ sophie morale, où sont discernés avec certitude les principes du droit naturel. La philosophie chrétienne ne consistera pas à montrer que la doctrine révélée s’accorde admirablement avec les postulations de la vie ou les nécessités de l’action ; elle a, à son plan, des certitudes propres à établir. De cela, VÉglise ne peut se désintéresser ; elle proscrit certaines erreurs qui ne pourraient être professées sans compromettre son propre enseignement. Elle exerce par là sur la philosophie même un vrai et authentique contrôle. Certes la philosophie n’est pas une science qui reçoive ses principes de l’autorité, celle-ci fût-elle spirituelle ; il ne saurait y avoir, à l’intérieur même de la sagesse philosophique et à son plan, un magistère doctrinal doué du pouvoir de trancher les débats, — et si un danger de ce genre la menace de nos jours, ce n’est pas du côté de l’Église. L’esprit LES ENSEIGNEMENTS DE L’ENCYCLIQUE 43 ne cède ici qu'aux contraintes de l’évidence. Mais par la révéla­ tion, une vérité supérieure a été apportée au monde ; et comme la vérité ne peut pas se contredire, c’est un signe suffisant d’erreur que de se trouver en opposition avec l’enseignement révélé ; l’erreur peut n’être pas encore philosophiquement perçue ; mais le penseur chrétien devra reprendre sa réflexion en s'efforçant d’en saisir rationnellement la faille. Réciproquement, c’est un signe de vérité, supra-philosophique mais infiniment précieux, pour une assertion que de se voir, soit directement confirmée par le dogme (par exemple l’existence de Dieu ou l’immortalité de l’âme), soit indirectement affermie par son accord avec lui. Or la révélation, nous l’avons vu, est entre les mains d’un magistère vivant à qui il appartient de la conserver, de la proposer et de la défendre. Il est inévitable que cet office s’étende jusqu’à contrôler de haut la philosophie. L’Église ne laisse nullement la liberté d’utiliser n’importe quelle philosophie pour « penser » le dogme, selon une formule trop courante, parce qu’il y a beaucoup de philosophies qui empêchent précisément de le penser, du moins dans le sens précis que ΓÉglise lui a toujours donné et qui ne peut pas changer. On se tromperait si l’on concluait de cet enseignement qu'on ne peut espérer convertir un homme à la foi chrétienne qu’après l’avoir converti à une philosophie exacte. Non, la Parole de Dieu est vive et efficace, plus pénétrante qu’un glaive à deux tran­ chants, et le Saint-Esprit peut se passer de ce genre de prépa­ ration. C’est alors cette Parole elle-même qui introduira dans un esprit malade le grand bouleversement, et, s’il n’est pas trop prévenu, le conduira, l’ayant instruit des vérités surnaturelles, jusqu’à percevoir certaines vérités d’ordre naturel qui jusque-là lui échappaient. Et par ailleurs, si juste que soit une attitude philosophique, si loin que s’étende sa pénétration même dans la ligne de la vérité naturelle, elle ne suffira jamais à faire la foi, à la donner : celle-ci est un don de Dieu, un don de grâce, qui n’est certes pas conféré d’après les capacités intellectuelles et à leur mesure. Il n’en reste pas moins qu’à considérer les choses en ellesmêmes, pour cet assentiment intellectuel qu’est essentiellement la foi, importe beaucoup la santé de Γ intelligence. Toute vérité sert à la Vérité. Aussi est-ce un effort que l’Église encourage et bénit que celui de maintenir présente à la culture une philo­ sophie chrétienne authentique, à la fois assurée en ses acquisitions primordiales et toujours soucieuse de progresser. 8. Pie XII revient ici sur la recommandation si souvent faite par les pontifes, scs prédécesseurs : la philosophie que l’Église veut voir proposée par ceux qui enseignent en son nom, qui ont 44 REVUE THOMISTE reçu d’elle leur office, c’est la philosophie selon les principes et la méthode de saint Thomas d’Aquin. Elle ne le désire pas seulement, elle l'exige (exigit 44), elle le prescrit (C.I.C. 1366, 2). Elle ne confère par là à cette philosophie, cela va sans dire, aucune autorité dogmatique ; elle n’exclut pas la possibilité pour d’autres de poser les problèmes métaphysiques et de les résoudre autrement sans cesser d’être d’accord avec la révélation. On peut être chrétien sans être thomiste ! Mais après sept siècles d’expérience et de vigilant examen, elle a jugé qu’aucune attitude philosophique et aucune doctrine ne se montrent plus adaptées aux exigences du dogme, plus capables d’être utilisées à développer l’intelligence de la foi et à la défendre, en même temps que plus ouvertes aux renouvellements et aux progrès [44]. Et elle prescrit que quiconque reçoit d’elle l’office d’enseigner et se trouve par là revêtu de plus qu’une autorité toute personnelle, enseigne selon les principes et la méthode de saint Thomas d’Aquin. Ce n’est pas là une étroitesse ou un durcissement ou un simple réflexe de conservation ; c’est assurément une position prise en connaissance de cause et pour laquelle il faut non de la crainte mais du courage. On n'accusera tout de même pas ici l’Église d’opportunisme ! Si bien d’autres de ses attitudes réalisent déjà la recommandation de saint Paul : Nolite conformari huic saeculo, celle-ci en serait au besoin l’illustration éclatante... Mais que l’on ne croie pas que l’Église pour autant renonce au progrès de l’intelligence philosophique ! Elle veut seulement que ce progrès soit authentique. Elle repousse un progrès par substitution de formes nouvelles — quand ce ne sont pas des « modes », éphémères comme la fleur des champs [19] — aux données traditionnellement éprouvées ; mais elle approuve et encourage, elle appelle de tous ses vœux un progrès par accrois­ sement vivant, donc organique ; elle bénit l’effort d’une présen­ tation rajeunie, plus dégagée des formes scolaires, tout ce qui fait qu’une philosophie traditionnelle, qui porte la marque d'un âge de culture bien différent du nôtre, n’apparaîtra pas moins vivante et moins actuelle dès qu’elle a été non seulement apprise mais comprise et personnellement saisie, que n’importe quelle philosophie née du jour et certes moins assurée de la vie... Il y a, au fond de la conception du progrès qu’elle combat, l’illusion de la fallacieuse et pernicieuse opposition entre la vie et la structure, opposition qui étend son méfait à bien d’autres doctrines, au traité théologique de l’Église en particulier. 9. La raison, sortie des mains de Dieu et ordonnée par lui à la vérité, quoique portant le lourd poids de l'actuelle situation de l'homme déchu, n’est pas seulement capable, si elle est conve­ nablement cultivée, de saisir avec certitude de grands points LES ENSEIGNEMENTS DE L’ENCYCLIQUE 45 de doctrine d’ailleurs révélés ou postulés par la révélation et que la théologie classique appelle les praeambula fidei ; elle n’est pas seulement capable, recevant d'ailleurs le bienfait de la révélation et de son influence, de développer une authentique philosophie qui, pour être philosophie chrétienne, n’en est pas moins essentiellement œuvre de raison et se nourrit d’évidences rationnellement perceptibles ; elle est encore capable de former au sujet de la révélation un jugement rationnellement certain de crédibilité, appuyé sur l’évidence des signes par lesquels Dieu l’a garantie. Bien des efforts ont été faits pour atténuer ou mini­ miser sur ce point l’enseignement du Concile du Vatican ; l'ency­ clique Humani generis le reprend dans toute sa force [4-36]. Que l’esprit puisse se soustraire à cette évidence, comme il peut d’ailleurs se soustraire à l’évidence des plus hautes doctrines concernant Dieu et les principes de la vie morale, et que la grâce, qui le guérit en l'élevant, l’aide concrètement à y par­ venir et à s’y fixer, cela n’empêche aucunement que cette évidence, de soi, relève de l’ordre rationnel et s’appuie sur des arguments rationnellement convaincants. On ne compromet nullement par là le caractère intrinsèquement surnaturel et toujours libre de l’assentiment de foi, précisément parce que ce jugement de crédi­ bilité est tout autre chose que l’assentiment de foi ; il n’en est même pas le commencement, cet initium fidei que les semi-pélagiens voulaient attribuer à nos propres forces et qui est lui-même pur don de grâce. Il est d’un tout autre ordre, l’évidence qu’il déploie devant l’esprit est rationnelle. Cela ne veut pas dire qu’elle soit immédiatement perceptible à n’importe qui ; rares sans doute sont ceux qui y atteindront par mode de science ; les autres pourront en avoir un autre type de certitude. Dire qu’une vérité est d’ordre rationnel et peut être rationnellement démontrée ne veut pas dire qu’elle soit saisissable sans une culture appropriée de l’intelligence ou en n’importe quelles dispositions d’esprit ou de cœur I Et, concrètement chez celui même qui y parviendra, la grâce de la foi aura sans doute déjà secrètement cheminé. Il n’en reste pas moins que, ce jugement, c’est la raison qui le formule, et elle ne le formule avec certitude que par des motifs appropriés à une certitude rationnelle. Ce n’est pas à la foi directement et formellement que s’adressent les signes de crédi­ bilité, même ces signes externes tels que le miracle, ils n’ont pas seulement à confirmer une foi déjà reçue, pas plus que ne s’adresse à la foi la démonstration de l’existence de Dieu ; ils s’adressent à la raison et il faut bien qu’ils lui soient rationnellement per­ ceptibles, que d’ailleurs on ait déjà la foi ou qu’on ne l’ait pas. C’est grâce à ce jugement de crédibilité que l’attitude totale du chrétien est le fidei obsequium rationale, c’est par là qu’il peut rendre raison de sa foi. 46 REVUE THOMISTE 10. Mais déjà le Concile du Vatican assignait une autre tâche à la raison et sa Sainteté Pie XII en reprend les termes : elle peut être appliquée à Y intelligence des mystères : « aliquam mysteriorum intelligentiam, eamque fructuosissimam ». Nous quittons ici le domaine de disciplines purement rationnelles, en leurs principes comme en leur méthode et en leur objet immédiat ; nous entrons dans celui de la théologie proprement dite. Certes, le théologien reprendra, sous une lumière supérieure et pour l’intégrer à sa synthèse, tout ce que la raison peut déjà atteindre des grandes vérités métaphysiques, religieuses, morales (existence d’un Dieu créateur, immortalité de l’âme, principes du droit naturel, etc.) ; il développera, à titre défensif, une apologétique établissant la stricte crédibilité rationnelle de la révélation en son ensemble. Mais il a aussi mieux à faire : scruter l’objet de foi en son intelligibilité transcendante et selon les diverses « dimen­ sions » sous lesquelles il s’offre à l’esprit. C’est ainsi que dans une annotation des théologiens du Concile du Vatican, sont distingués pour la théologie deux grands offices : l’un de théologie ■positive, par laquelle on s’assurera qu’une assertion appartient vraiment au dépôt révélé, à quel titre, sous quelle forme, quels progrès a connu son explicitation, soit à l’époque où la révélation encore croissante avait elle-même une histoire, soit à l’époque où, la révéla­ tion étant close, à la mort du dernier apôtre, la formulation dogmati­ que, engagée aussi dans le temps, connaît à son tour un progrès, une histoire ; l’autre de théologie spéculative, par lequel on s’efforce de pénétrer dans l’intelligence de ce que sont elles-mêmes les vérités ainsi révélées, d’analyser et de préciser les notions qui nous les expriment, d’en saisir les rapports mutuels, d’en déve­ lopper les implications ; à ce dernier effort, remarque Pie XII, bien des esprits aujourd’hui voudraient faussement dénier toute certitude, pour ce motif qu’il s’appuie sur l’usage de la raison théologique [17]. Mais si la raison, dans son ordre propre, atteint déjà des certitudes, pourquoi, assumée dans la foi, utilisée et élevée par elle, n’en atteindrait-elle pas, et de plus savoureuses pour l’esprit? Ces certitudes supposent la foi, bien entendu, et dépendent d’elle ; mais, la foi étant donnée et d'ailleurs active­ ment présente à la réflexion théologique, elles ne seront certes pas moins convaincantes ni moins définitivement acquises que, dans leur ordre, les certitudes philosophiques. Pour l’une et l’autre de ces fonctions de la théologie, le Souve­ rain Pontife précise un enseignement capital. Pour la première, nous l’avons déjà signalé, il rejette son assimilation pure et simple à l'histoire. La théologie positive utilise l’histoire, et avec non moins de probité et de vigilante attention que n'importe quelle science historique d’ordre naturel ; mais elle est plus et mieux qu’histoire ; elle se mesure à une réalité surnaturelle dans LES ENSEIGNEMENTS DE L’ENCYCLIQUE 47 scs expressions historiques. La donnée foncière et primordiale est ici encore l’enseignement vivant de l'Église, la proposition qu’elle fait toujours, aussi authentique aujourd’hui qu'aux premiers jours, de la révélation et de ses sources. Le théologien positif ne partira pas d'une connaissance purement historique et ration­ nelle des sources ou des premières formulations pour expliquer toujours historiquement les formulations ultérieures. Quoiqu’il doive utiliser les méthodes de l’histoire en toute leur rigueur, il a un autre éclairement ; il connaît un état évolué de l’enseigne­ ment catholique, il y adhère et il le possède par sa foi ; il s’attachera à en saisir l’homogénéité avec les formulations moins distinctes et avec les toutes premières expressions. Il n’a pas précisément à expliquer par l’état initial, à l’aide de mille accidents ou contingences historiques, ce qu’est devenue une doctrine comme s’il pouvait par là juger celle-ci ; il ne la saisirait, c’est clair, que par les tout petits côtés et serait continuellement tenté d’expliquer le clair par l’obscur, de donner la primauté à l’indis­ tinct et à l’implicite. Ce sont les indications du Magistère vivant de l’Église qui éclairent, même pour lui, les formulations initiales, donnent le sens de leur progrès. On pouvait n'avoir pas distingué les semences ; la confusion n’est plus possible quand la plante a germé et grandi. Mais, dira-t-on peut-être, pourquoi dans ce cas ne pas se contenter de l’enseignement actuel de l’Église et remonter aux formulations moins évoluées qui l’ont précédé? D’abord parce que les sources mêmes, Écriture et Tradition, sont aussi actuel­ lement proposées par le Magistère. Sa Sainteté Pie XII rappelle qu’elles contiennent toujours plus que ce que nous y avons saisi. De plus, même pour les points qui ont connu la plus incontestable explicitation, (qu’on pense encore une fois à l’ensemble du dogme marial), il est extrêmement important de suivre leur progrès pour en montrer l’homogénéité profonde ; mais cela évidemment, à condition que l’on ait de ce progrès une juste notion : non pas substitution d’une forme nouvelle à une forme ancienne qui n'offrirait peut-être plus un bien grand intérêt, mais accrois­ sement interne, émergence à la formulation distincte de ce qui était déjà présent mais implicite. « Eadem fides magis exposita », dit admirablement saint Thomas. La théologie spéculative ou scolastique, théologie tellement approuvée et bénie par le Magistère de l’Église, nous dit encore le Pape, s’efforce d’analyser cette foi, d’en porter l’intelligibilité à ses plus hauts fruits de connaissance possibles à l’esprit de l’homme ici-bas : « aliquam, Deo dante, mysteriorum intelligentiam, eamque fructuosissimam ». Elle ne peut le faire sans utiliser la raison, ses notions, ses distinctions : sera-ce une adultération de la foi, une atteinte à la pureté de la Parole de Dieu? Non 48 REVUE THOMISTE certes ; la foi n'est pas abaissée au plan de ces notions ou des philosophies qui les ont mises en lumière ; ce sont au contraire ces notions mêmes qui se trouvent élevées par cette assomption à nous faire atteindre un signifié transcendant. Elles ne sont pas prises en ce qu’elles ont de particulier en tel ou tel système philosophique, mais en leur valeur objective ; et c’est cette élaboration théologique qui prépare de loin, non sans subir déjà le contrôle vigilant de l’Église, l’utilisation que le Magistère en fera peut-être dans la formulation même du dogme [IG], Comme il arrive souvent, une même incompréhension conduit à des erreurs opposées. Il faut bien que la révélation, faite à des hommes, soit parlée en langue humaine et il est normal que les hommes, adhérant par la foi à cette révélation, s'efforcent de la comprendre de mieux en mieux, de plus en plus profondément, en leurs propres idées et en leur propre langue. C’est parce qu’ils ne peuvent manquer d’être exposés à l’erreur dans un tel effort, que le Christ a institué un Magistère vivant qui, « en tout ce qui concerne la foi et les mœurs, sera pour le théologien la règle prochaine et universelle de la vérité » [18]. Oubliant le rôle propre de ce magistère, les uns voudront que l’on dépouille la propo­ sition du dogme et par suite la théologie même de tout ce qui leur paraît adventice et puisé dans les philosophies humaines ; qu’on en revienne aux formules de l’Écriture et des Saints Pères, que l’on mette à la base des traités de théologie des notions révélées en propres termes dans les Saints Livres et non pas des notions « humaines », même si celles-ci sont éprouvées par une longue tradition théologique sous la vigilance de l’Église, même si le Magistère les a consacrées en les utilisant pour formuler le dogme [14] ; les autres, avec un même oubli, mais un moindre souci de vérité, penseront que s’il faut des notions humaines pour « penser le dogme », aucune d’entre elles ne pourra se dire définitivement vraie ; elles seront toujours « approximatives » et on pourra toujours les changer, les remplacer par des notions différentes, opposées même par bien des côtés, mais en somme équivalentes [15] ; et cela permettra de présenter le dogme à tout milieu culturel en ses notions à lui. Il faudra alors, non pas une théologie, positive et spéculative, mais des théologies diverses, s’exprimant toutes en des notions frappées de la même relati­ vité, mais qui conduisent toutes à une vérité révélée qui nous est en somme inexprimable. D’un côté comme de l’autre, l’inten­ tion apostolique est évidente. Par l’une et l'autre voie, on « exténue au maximum la signification des dogmes » [14] : ou bien on obtient des formules minimales sur lesquelles les dissidents pour­ ront aisément se mettre d’accord ; ou bien on arrive à dire que les différences de conception n’ont pas tellement de portée qu’on ne puisse toutes les unir dans la tendance à une même vérité LES ENSEIGNEMENTS DE L’ENCYCLIQUE 49 qui échappe aussi bien aux unes et aux autres, pour ce qui est de l’exprimer en formules définitivement vraies. L'erreur com­ mune est de vouloir trouver en deçà des précisions données par le Magistère ou en deçà de toute formulation théologique, dans l’Écriture même ou les Pères, les formules qui permettront l'unité, en oubliant que ces formules doivent être entendues dans le sens même que leur donne et leur a toujours donné le Magistère vivant de l’Église [21] : par conséquent en tenant compte de tout ce qui a été défini par lui, et non seulement a défini », mais décidé en ses diverses constitutions et décrets [18], et en tenant compte de cette théologie communément reçue qui a peu à peu élaboré ces enseignements au cours des siècles sous la vigilance active du Magistère et par l’effort de penseurs qui n’étaient « communs ni par le génie ni par la sainteté » [17]. Pour n’avoir pas compris le sens de ce labeur, ceux-là mêmes qui voudraient remplacer l’exégèse littérale des Livres saints, trop peu « religieuse » à leur gré, par une exégèse symbolique ou spirituelle, demanderont ici une théologie orante, une théologie enfin religieuse, comme si la Sagesse séculaire à laquelle ont tant travaillé un saint Bona­ venture et un saint Thomas, pour ne nommer que des Docteurs canonisés, et que l’Église a tant surveillée et favorisée, avait fait fausse route ou n’était même pas restée « chrétienne » ! C. — De quelques erreurs théologiques. il. Il n’est pas étonnant que de telles erreurs ou du moins, chez beaucoup, de tels flottements au sujet des notions les plus centrales, aient produit « dans presque toutes les parties de la théologie des fruits empoisonnés » [25]. Que de choses peuvent être remises en question si on tient peu compte de l’enseignement des Conciles et des Souverains Pontifes ou si on le minimise, si on veut l’interpréter d’après les « sources » en leur état initial et non pas les sources d’après lui, si on pose en principe que toute l'élaboration théologique des siècles qui nous ont précédés doit être « reprise par la base » et reconstruite à nouveaux frais ! L’encyclique en dresse un bref catalogue dont nous ne souli­ gnerons ici que certains points [26-36]. Dans un climat de culture philosophique qui déprécie l’intel­ ligence, du moins ce qu’on appelle l’intelligence « conceptuelle », on ne pourra que minimiser la portée de toute démonstration rationnelle de l’existence d’un Dieu personnel et créateur et lui dénier toute valeur réelle définitive. Confondant le rôle des dis­ positions subjectives de l’âme, en particulier de la volonté et de ses affections, qui est immense pour que l’intelligence s’ouvre et s’applique à cette démonstration, avec la valeur propre et objective de la démarche rationnelle, on voudra faire reposer Revue Tbomhte. — 4 50 REVUE THOMISTE ---------------------------------------------- ----- ------------------------------- sur ces dispositions mêmes la certitude du raisonnement. Toute autre attitude sera qualifiée de « rationalisme ». D’autres, voulant substituer à la notion de Dieu, élaborée par la théologie et la théodicée chrétienne, une idée personnelle et confuse, méta­ physiquement inélaborée, d’un « Dieu-Amour » (idée combien vraie, mais à laquelle théologie et théodicée chrétienne se sont 1 appliquées à satisfaire du mieux possible), ne verront plus à quel point reste libre pour Dieu la création du monde et la présen­ teront comme une effusion nécessaire de sa bonté. Une philo- 1 sophie intégralement évolutionniste, réduite à un monisme initial, verra l’esprit partout dans la matière et commencera par poser leur indistinction essentielle. Le refus des notions devenues traditionnelles de nature et de surnaturel conduira à conclure que l’esprit créé, échappant à tout a physicisme », ne peut être autre chose qu’ouverture sur Dieu, , et que par conséquent Dieu ne pourrait, le laissant à une nature 1 qui lui serait propre, à sa nature pure, ne pas l’ordonner et l’appeler à la vision béatifique, dont on concède d’ailleurs qu’elle est don et grâce, puisque la créature, tout en ne pouvant avoir une autre fin ultime, n'a pourtant pas en son pouvoir les moyens de l’atteindre mais ne peut que la recevoir de Dieu. Mais c’est là « corrompre la gratuité de l’ordre surnaturel » [31], telle que l’entend l’Église. La notion de péché originel sera prise avant les définitions de Trente ou même d’Orange, celles-ci si proches des élaborations augustiniennes ; les textes de saint Paul et le récit de la chute ( dans la Genèse seront étudiés indépendamment du sens que l’Église y voit ; on s’adressera de préférence aux tout premiers Pères grecs ; dès lors les canons de Trente apparaîtront comme une cristallisation de la théologie occidentale, respectables certes, [ mais nullement irréformables ; on pourra recommencer à se | demander s’il s’agit bien d’une « faute historique », arrivée au début de l’humanité et transmise à tous les hommes, « non par I imitation mais par génération », et si on ne pourrait pas réduire : l’assertion traditionnelle à exprimer simplement le poids de [ matière et d’asservissement à la matière dont chaque homme » prend conscience. Selon un procédé que l’histoire des religions et des folklores nous fait bien connaître, l’auteur du document consigné dans la Genèse ayant eu cette vive conscience, en a cherché l’explication mythique dans une histoire projetée dans VUrzcit. Pourquoi ce a genre littéraire » serait-il incompatible avec l’inspiration? Et d’ailleurs cette histoire d’une faute histo­ riquement commise et transmise à tous les hommes est-elle même intelligible en termes de philosophie moderne? Peut-elle être autre chose que la projection naïvement objective d’une donnée de conscience? Il est bien clair que dans une telle conception, LES ENSEIGNEMENTS DE L’ENCYCLIQUE 51 le dogme du péché originel, tel qu’il est professé dans l’Église, prend un tout autre sens. Sans insister sur l'incompatibilité évidente de ce sens avec la foi catholique, remarquons que l’encyclique dévoile le vice initial de la méthode qui permet d’y arriver : prendre les notions à leur début indépendamment de l'inter­ prétation donnée par le Magistère et tenir celle-ci pour réfor­ mable, même quand elle a été solennellement définie. Avec celle du péché originel, c’est l’idée même du péché en général qui devrait être revisée. Le concevoir comme une a offense à Dieu » ne peut être qu’anthropomorphisme et par suite com­ prendre le sacrifice du Christ comme une satisfaction à cette offense relèvera d’une mentalité religieuse primitive, qui a eu sa valeur, mais que nous sommes heureusement habilités à dépasser. L’idée ancienne est peut-être trop consacrée pour être tout à fait fausse, mais elle reste grossière, il faut comprendre les choses plus profondément en s’accommodant au sens moderne plus évolué de l’ineffable transcendance divine et de la justice... Comment comprendre la transsubstantiation si le mot de sub­ stance ne signifie plus rien de valable pour l’esprit? Abandonnant cette notion périmée, par laquelle une métaphysique grossièremen réaliste s’est substituée à une spéculation qui aurait dû rester « religieuse », concevons qu’au lieu d’une impensable pré­ sence physique nous avons dans les espèces consacrées le signe efficace d’une présence invisible, spirituelle, assurant l’union, la communion dans le Christ de tous les fidèles du Corps Mystique. Si on entre dans l’opposition, bien moderne, entre vie et structure, communauté et société, réalité communautaire et institution, on sera amené à distinguer aussi entre le Corps Mystique du Christ, rassemblement de tous les sauvés dans la grâce chrétienne et la charité, et l’Église instituée, l’Église catho­ lique romaine, société utilisant toutes les contraintes du a juri­ disme n ; il faudra bien alors atténuer la signification propre de l’axiome : « Hors de l’Église, point de salut », car on pourrait appartenir au Corps Mystique sans appartenir à l’Église. Sa Sainteté Pie XII précise que renseignement déjà donné dans Mystici Corporis, s’appuyant sur les sources mêmes de la révé­ lation, et adressé par le Souverain Pontife à l’Église universelle, ne saurait plus faire l’objet d’une libre discussion théologique. La question est tranchée : Corps Mystique du Christ et Eglise catholique romaine sont une seule et même chose. Dès lors les « fidèles du dehors » qui, sans avoir eu contact avec la prédication chrétienne et les sacrements, ont reçu par don de grâce, selon le mode qui a plu à Dieu, « secundum modos sibi placitos » (Saint Thomas, II-II, 2, 7, ad 3um), la vraie foi et la charité, incluant le vœu implicite du baptême, n’appartiennent pas moins à l’Église qu’au Corps Mystique. Ils appartiennent invisiblement 52 REVUE THOMISTE à l’Église visible. Et, dépassant de fausses oppositions, on dira, avec Pie XII lui-même, (Discours aux Séminaristes de Rome, 24 juin 1939) : « C’est à tort que l’on distingue entre l’Église juridique et l’Église de la charité. Il n’en est pas ainsi ; mais cette Eglise juridiquement fondée, qui a pour chef le Souverain Pontife, est aussi l’Église du Christ, l’Église de la Charité et l’universelle famille des chrétiens ». D. — Problèmes de science et d'histoire. 12. Nous ne nous sommes pas donné pour tâche de relever tous les enseignements de l’encyclique Humani generis ; on pourra en signaler bien d’autres de haute importance. Nous ne pouvons cependant passer sous silence la prise de position à la fois si nette et si nuancée sur les problèmes de révolution dans leurs rapports avec la vérité catholique [53-55]. Peut-on considérer l’homme comme un fruit de l’évolution animale? Cette évolution, quelle que soit la portée des preuves qui, en tel ou tel domaine de la vie, ont pu la faire considérer comme un fait scientifique, dès qu’on l’entend comme une explication généralisée, valable pour tout l’ensemble de la vie, et présentant toutes les différen­ ciations structurelles, si foncières soient-elles, comme progres­ sivement détachées par descendance d’un même principe initial encore indifférencié par rapport à elles, ne dépasse évidemment pas encore le domaine de {’hypothèse. Elle a pourtant conquis une telle place dans le vocabulaire même des sciences naturelles, et de là dans la mentalité commune, qu’on ne peut s’empêcher de poser la question de sa compatibilité avec la foi chrétienne. Mais il importe extrêmement, dans cet examen, l'encyclique nous le rappelle, à la fois de ne pas majorer les données scientifiques comme si elles avaient toutes la même valeur et avaient atteint la certitude, et de ne pas minimiser et passer sous silence ce que de son côté la théologie, en l’état présent de sa réflexion, tient pour enseigné par la révélation ou connexe avec elle. Il y a, de part et d’autre, des vérités acquises et aussi des données moins sûres. Les unes et les autres doivent être pesées avec soin. Il est premièrement hors de doute que l’âme humaine ne peut, en tout état de cause, venir que de Dieu, par création immédiate. Le créateur a-t-il, pour le premier homme, utilisé une matière déjà vivante, portée par l’évolution à une structure assez proche du corps humain, ou une matière inanimée? Le Magistère de l’Église laisse aux penseurs catholiques la liberté de le débattre, mais avec prudence et dans une commune détermination d’ac­ cepter son enseignement, le jour où il jugera bon de le formuler d’une manière définitive. Par contre, l’hypothèse dite du polygénisme ne peut pas être LES ENSEIGNEMENTS DE L’ENCYCLIQUE 53 tenue pour acceptable par un catholique. On n’a pas le droit de penser ou que toute l’humanité historique ne dérive pas du seul Adam par génération ou que le nom d’/\dam désigne une pluralité de premiers parents : c’est qu'on ne voit absolument pas comment cette hypothèse peut être conciliée avec le dogme du péché originel qui implique le fait d’une chute historique, d’un péché vraiment commis à l’origine et transmis à tous les hommes par descendance. Et le Souverain Pontife en profite pour revenir sur le caractère historique des premiers chapitres de la Genèse. Histoire populaire certes, et d’un tout autre style que ce que nous appelons aujourd’hui l’histoire, mais histoire qui nous fait connaître des événements réellement arrivés. Com­ ment en faire le départ? Les exégètes ont à l’étudier et le travail ne leur manque pas. — Nous nous contenterons de cette mention très brève, car nous aurons à reprendre cet enseignement de l’encyclique dans la suite de notre article : Le péché originel et les origines de l'homme. Conclusion. Nous voudrions exprimer en terminant le sentiment d’immense confiance en l’Église catholique que procure la lecture d'un tel document. Cette prise de position à contre-pente d’un formidable courant de pensée, au milieu de circonstances dramatiques, alors que menace la plus atroce des guerres et que l’assaut de l’athéisme et de l’irréligion semble demander que l’on réduise au minimum les conditions d’un « front commun » de résistance, n’est pas un geste humainement explicable. Il apparaîtra à beaucoup comme un défi. On ne pourra pas dire que l’Église choisit la voie facile, elle ne cherche pas à « jeter du lest » : dès qu’il s’agit de la vérité dont elle est gardienne, elle ne négocie aucun com­ promis, elle ne veut pas connaître d’accommodements, elle ne fait pas de concessions. Elle sait que son véritable appui est ailleurs qu’en ce monde. On dira sans doute qu’elle se rétracte sur son passé, qu’elle se durcit sur les conceptions d’un autre âge : quelle illusion ! Ce n’est pas le passé qu’elle garde, c’est l’avenir qu’elle préserve. Sa plus profonde singularité, celle qui est, de nos jours, à la racine des plus radicales oppositions, c’est qu’elle croit à la vérité. Le monde que nous appelons moderne et qui est sans doute à la veille d’être une époque révolue, tant se multiplient les signes de son agonie, a désespéré de la vérité. Le monde qui se prépare ne sera sûrement pas la résurrection du passé ; mais c’est dans toute l’intégrité d’une jeunesse qui lui vient préci­ sément de l’immuable vérité divine que l’Église va l’aborder. 54 REVUE THOMISTE Elle n’a pas à se « réconcilier » avec le monde, ce n’est pas à elle de se convertir, elle est là pour le convertir. C’est elle qui est vivante. Au moment même où, avec l’intransigeance de la foi, le Saint Père défend l’intégrité du dépôt qui lui est confié, il fait annoncer l'imminente définition du dogme de l’Assomption. Ici encore certains de ses enfants s’inquiètent : n’est-ce pas élever une barrière de plus entre l’Église catholique et les chrétiens dis­ sidents? Mais là précisément est le signe de sa vie. Vouloir qu’elle revienne à un état antérieur ou même qu’elle arrête le progrès de la formulation dogmatique à un point où les dissidents pour­ raient encore l’accepter, ce serait donner à l’hérésie et à la dis­ sidence le redoutable pouvoir de paralyser l’Église dans sa vie propre, de l’arrêter au moment où ils l’ont quittée. Encore une fois, c’est elle qui est vivante. Elle continue sa marche en avant, non certes avec indifférence envers ceux qui la quittent et se figent sur ce qu’ils pensent avoir sauvé et conservé ; ce qui s'est consciemment séparé d’elle est voué à la mort : la branche coupée n’a plus de sève, ce n’est pas en elle que passe la vie qui pous­ sera de nouveaux bourgeons ; et ce qui leur reste de vérité et de vie chrétienne appartient déjà et de soi à l’Église catholique où il tend à les ramener, quel que soit l’état de leur réflexion consciente ; l’Église catholique les attend dans la plénitude de sa vie montante, elle les appelle ; sa charité ne leur fera pas défaut ; elle saura les accueillir dans la communauté enfin retrouvée de la vie chrétienne ; elle sait bien que, dans l’ordre des contin­ gences historiques, les dissidents peuvent n’avoir pas tous les torts et que ceux-ci sont largement partagés ; mais le fait central, c’est qu’au principe ils ont abandonné la foi catholique et que la réunion ne pourra jamais être qu'un retour à l’Église dont la vie n’a pas été arrêtée par leur départ. Elle a l’assurance de la vie éternelle. Le Souverain Pontife relève à plusieurs reprises que pour beaucoup, la racine des erreurs qu’il condamne se trouve dans un sentiment excellent. Ce sont des apôtres, à qui il est insup­ portable de voir des âmes éloignées du Christ et qui ne voudraient pour rien au monde que cet éloignement fût causé par autre chose que des raisons vraiment essentielles. L’Église de France a donné, dans les dernières décades, un admirable exemple de générosité apostolique et d’esprit de conquête. Ce sont là des richesses trop authentiques pour qu’on n'ait pas le souci de les préserver de toute atteinte. S’il y a eu, ici ou là, quelque glis­ sement doctrinal, celui-ci n’est certes pas lié de soi aux exigences de l’apostolat ; et sans doute les théologiens ne doivent-ils pas être les derniers à dire leur mea culpa, soit qu’ils n’aient pas eu assez le souci de rejoindre les préoccupations de leurs frères SZDB9B LES ENSEIGNEMENTS DE L'ENCYCLIQUE 55 et de se pencher sur leurs problèmes, soit qu’en le faisant ils aient trop oublié les exigences de leur propre tâche. Quoi qu’il en soit de responsabilités que Dieu seul pèse, et qu’il n'appar­ tient pas aux hommes de déterminer, c’est vers le présent et l'avenir qu’il nous faut maintenant regarder, avec le souci qu'au­ cune richesse, ni de charité ni de vérité, ne nous échappe. Saint-Maximin, 29 août 1950