P. REG. GARRIGOU-LAGRANGE, O. P. MAÎTRE BN THÉOLOGIE PROFESSEUR Λ L’ANOELICO, ROMB MBMBRB DB L’ACADÉMIE ROMAINE DB SAINT-THOMAS D’AQUIN LE SENS COMMUN LA PHILOSOPHIE DE L’ÊTRE ET LES FORMULES DOGMATIQUES Objectum formale intellectus est ens, sicut color est objectum formale visus. Ex. S. THOMA, C. Gbntbs, 1. II, c. 83 f édition revue et augmentée DESCLÉE DE BROUWER & PARIS ÉDITEURS Nous soussignés avons lu l’ouvrage du P. GarrigouLagrange, O. P., Maître en Théologie, intitulé Le Sens Com­ mun, la Philosophie de l’être et les formules dogmatiques et les modifications qu’il y a faites en vue d’une quatrième édition. Nous en approuvons la publication. Rome, le 7 Février 1936. Fr. M. Browne, O. P. Fr. J. M. Vosté, O. P. IMPRIMI POTEST Romae, die 7· Februarii 1936. Fr. R. Louis, O. P. IMPRIMATUR Lutetiæ Parisiorum, die 250 februarii 1936 V. Dupin, v. g. B m I ^3ύ> Tous droits de reproduction et de traduction réservés SANCTÆ DEI GENITRICI Reginæ omnium SS. Trinitatis et Incarnationis comprehensorum in signum gratitudinis et filialis obedientiæ. AVANT-PROPOS DE LA TROISIÈME ÉDITION Ce livre qui parut en 19091, au moment des discussions soulevées par le modernisme sur la valeur des formules de la foi chrétienne, a été remanié et quelque peu augmenté en vue de la présente édition. La controverse, qui n’a plus aujourd’hui la même actualité, a été mise au second plan, et ce qu’il y a dans l’ouvrage de plus positif et d’un intérêt toujours actuel se trouve par là même plus en relief. L’introduction, qui est nouvelle, pose d’un point de vue plus strictement philosophique le problème de la nature et de la valeur du sens commun, qui fait l’objet de la première partie. L’étude sur le sens commun et les -preuves traditionnelles de l'existence de Dieu, qui était dans la première et la seconde éditions un appendice, est devenue la deuxième partie de l’ouvrage. Elle aide ainsi à mieux com­ prendre la troisième partie : le sens commun et l’intel­ ligence des formules de la foi chrétienne. Pour la même raison, nous avons renvoyé au début de cette troisième partie des considérations théologiquesi. i. Paris, G. Beauchesne. X LE SENS COMMUN contenues d’abord dans l’introduction ; on en saisira mieux ainsi le sens et la portée. Deux chapitres ont été ajoutés sur le conceptua­ lisme subjectiviste et le réalisme absolu dans leur rapport avec le sens commun. Nous sommes heureux d’exprimer notre vive gra­ titude à M. l’abbé Daniel Lallement, professeur suppléant à l’institut catholique de Paris, qui a bien voulu nous aider à faire ces remaniements et ces corrections ; sans son obligeance, cette troisième édition n’aurait probablement pas vu le jour. Malgré son caractère assez abstrait, et en dépit des obstacles qu’a rencontrés sa diffusion, ce livre, par la grâce de Dieu, a déjà donné la lumière à plusieurs esprits sincères, désintéressés, avides non pas du nouveau mais du vrai. Puisse-t-il la donner à beaucoup d’autres et les amener à voir que notre intelligence, faite pour connaître l’être, doit vivre surtout de la connaissance de Celui qui est, et que notre volonté, faite pour aimer et vouloir le bien, doit aimer plus que nous-mêmes et par-dessus tout le Souverain Bien, dont la possession fera notre éternelle béatitude. Une heure viendra, c’est notre plus ferme espérance, l’heure de la vérité absolue, où l’illusion, le mensonge sous toutes ses formes ne seront plus possibles ; les fausses doctrines dont il est question dans ce livre auront vécu, il ne s’agira plus dans un esprit d'opportunisme de dimi­ nuer la vérité ; elle apparaîtra dans toute sa grandeur, et fortement et suavement, elle s’impo­ sera à jamais. Ce sera l’heure immuable de Dieu, où nous verrons l’essence divine, fade ad fadem, AVANT-PROPOS XI comme dit Saint Paul1, par une vision intuitive absolument immédiate et inamissible ; tous nos désirs alors seront assouvis ; dans cette béatitude, le péché désormais n’existera plus, nous ne pour­ rons plus nous détourner de Dieu vu tel qu’il est*, comme II se voit Lui-même, et dans l’élan de l’amour surnaturel le plus pur, nous subordonne­ rons toutes choses et notre bonheur même à la gloire de Celui qui est, à l’éclatante et étemelle manifestation de son infinie bonté. Satiabor cum apparuerit gloria tua. (Ps. XVI, 15). Ipsi gloria in sœcula. Fr. Reg. G.-L. Rome, Collège Angélique. 15 oct. 1921, fête de Sainte-Thérèse.12 1. I Cor. XIII, 12: «Maintenant nous voyons (Dieu) dans un miroir, d’une manière obscure, mais alors nous le verrons face à face ; aujourd’hui je connais en partie, mais alors je con­ naîtrai comme je suis connu. » 2. I Joan. Ill, 12 : « Au temps de cette manifestation, nous Lui serons semblables, parce que nous le verrons tel qu’il est. » INTRODUCTION § i. — Position du -problème. Ces dernières années le problème de la nature et de la portée du sens commun ou intelligence naturelle a été de nouveau posé à propos des questions les plus graves sur la valeur de nos connaissances primor­ diales et fondamentales: connaissance des premiers principes rationnels, communs à tous les hommes, et de la loi morale, nécessaire à la vie des individus et des peuples ; connaissance naturelle de l’existence de Dieu, principe et fin de toutes choses ; connais­ sance des mystères surnaturels dont la révélation s’exprime en termes de sens commun pour être accessible à toutes les intelligences de tous les pays et de tous les temps. Bien des esprits réalistes, qui ont faim et soif de vérité, las d’interminables discussions soi-disant philosophiques sur la valeur de ces connaissances primordiales et fondamentales, veulent se dégager de l’individualisme de tel ou tel penseur, du par­ ticularisme des écoles, et revenir au sens commun, aux certitudes premières de la raison naturelle. Bien des philosophes même, malgré tout ce qui les divise, sont inclinés à admettre que l’ensemble des connaissances, nécessaires à la vie intellec­ tuelle, morale et religieuse de l’humanité tout entière, 2 LE SENS COMMUN doit être interprété selon le langage même qui les exprime, langage de sens commun, et non point selon la terminologie technique de telle ou telle philosophie. De ce point de vue la signification et la valeur de ces assertions fondamentales seraient celles-mêmes que le sens commun leur reconnaît généralement. Des théologiens catholiques se sont même accor­ dés sur ce point avec des modernistes, en vue de déterminer le sens dans lequel il faut entendre les formules dogmatiques, qui expriment les mystères de la foi chrétienne x. Cette position mérite à coup sûr une grande con­ sidération de la part de tous ; inutile d’insister sur ses avantages. Mais, si en vue de ces avantages mêmes, on l’accepte, il reste, cela va sans dire, à savoir ce qu’est le sens commun, quel est son objet, quelles sont ses limites, quelles sont ses affirmations Premières et ses affirmations dérivées, quelles sont celles qui lui sont parfois indûment attribuées, enfin qu’est-ce qu’ïZ vaut dans sa sphère propre? La question ainsi posée, à qui appartient-il de la résoudre? Est-ce au vulgaire, incapable de discerner les assertions fondamentales de la raison naturelle et ce qui a pu s’y ajouter, reste des préjugés de telle race ou de telle civilisation? Évidemment non. Faudra-t-il s’adresser pour résoudre ce problème à une science particulière, comme la physique, la mathématique, la biologie, la philologie? Chacune de ces sciences particulières peut bien nous dire I. Cf. Revue du Clergé français, 15 oct. 1907. INTRODUCTION 3 quel est son objet propre, sa méthode, ses pro­ blèmes spéciaux et ses certitudes, mais aucune d’elles ne peut s’élever aux généralités dont nous nous occupons en ce moment. C’est à la philosophie qu’il appartient de traiter des plus hautes généralités, et en abordant le pro­ blème de la nature et de la valeur de l’intelligence naturelle ou du sens commun, c’est déjà celui de sa propre valeur qu’elle touche. Il s’agit évidemment ici d’éviter la pétition de principe et le cercle vicieux, pour s’en tenir à l’examen attentif du réel immé­ diatement donné et de l’intelligence elle-même. Question grave assurément ! Ici reparaîtront plus ou moins les divergences entre philosophes. L’agnostique, qui soutient que nous ne pouvons connaître que des phénomènes, et que Dieu, s’il existe, est absolument inconnaissable, prétendra que le sens commun n’est qu’une première con­ naissance confuse de cet ordre phénoménal ; il vou­ dra n’y voir qu'une philosophie rudimentaire du ■phénomène et ne parviendra pas à donner un sens acceptable aux notions d’être et de substance, com­ munément admises. L’évolutionniste absolu, qui soutient que la réalité fondamentale, source de toutes les apparences, est le devenir toujours instable, aux formes incessam­ ment renouvelées, cherchera à trouver dans le sens commun une philosophie rudimentaire du devenir. Si on lui objecte que le sens commun, par cela seul qu’il est de tous les temps et de tous les lieux, est immuable en son fond, il répondra : a Cette immu­ tabilité n’est que superficielle, c’est seulement celle 4 LE SENS COMMUN d’une connaissance utilitaire, en vue de l’action, et non pas ceDe d’une connaissance profonde du réel, qui est toujours changeant. » L’évolutionniste con­ cédera ainsi une certaine immutabilité d’ordre pra­ tique, et s’il admet les dogmes du christianisme, il ne les tiendra pour immuables qu’à ce point de vue utilitaire, en vue de l’action morale et religieuse. A l’extrême opposé le réalisme absolu des ontologistes, qui prétend que le premier acte de notre intelligence naturelle est une intuition confuse de Dieu, Être premier, absolument immuable, cher­ chera à trouver cette intuition dans le sens commun, au risque de confondre l’être en général, l’être de toutes choses avec l’être divin et notre intelligence avec l’intelligence divine. Très différente de toutes ces conceptions opposées entre elles, la philosophie traditionnelle enfin, qui admet l’immutabilité absolue des premiers prin­ cipes de la raison et du réel ou de l’être, et qui reconnaît aussi l’existence de Dieu, Premier Être, toujours identique à lui-même, et par là même essentiellement distinct du monde toujours chan­ geant, doit voir, nous le montrerons, dans le sens commun une philosophie rudimentaire de l’être, opposée aux philosophies agnostiques ou athées du phénomène et du devenir comme à l’ontologisme panthéistique. * ♦ ♦ Telle est bien la position du problème, de l’aveu même de nos adversaires. On s’en rendra mieux INTRODUCTION 5 compte par ce qu'écrivait, au sujet de la valeur des notions premières et des formules de la foi, qui impliquent ces notions, un bergsonien bien connu, Μ. E. Le Roy : « Il faut, disait-il, entendre les formules de la foi au sens obvie et non pas au sens savant. Nous sommes d’accord sur tout cela, et certes ce n’est point chose négligeable. Mais tout cela cependant, à certains égards, — voilà ce qu’il convient de remarquer, — constitue peut-être moins encore une solution que l’énoncé d’un problème. En effet, quelle est la portée précise du langage vulgaire? A quel plan de pensée appartient-il? En quoi et par où les affirmations du sens commun peuvent-elles être dites indépendantes de toute phi­ losophie théorique?... C’est là un problème fonda­ mental dont la solution n’est pas si simple qu’on pourrait le croire au premier abord... N’oublions point que le sens obvie ne reste pas rigoureusement le même à toutes les époques, dès lors qu’on se place au point de vue d’une représentation théorique. En particulier, il ne serait pas difficile de noter plus d’une différence entre l’antiquité et le moyen âge, entre le xiue siècle et le nôtre, à cet égard... Et si, pour découvrir ce qui dans le sens commun est réellement indépendant de tout système, on s’attache toujours au point de vue intellectualiste, c’est-à-dire au point de vue représentation théorique, on s’expose à commettre presque fatalement une grave méprise... Le sens commun contient à l’état confus et informe je ne sais quels résidus de toutes les opinions philo­ sophiques, de tous les systèmes ayant eu quelque vogue. Il ressemble à un terrain d’alluvion très Le sens commun 6 LE SENS COMMUN composite, en sorte qu’à peu près n'importe quelle métaphysique peut arriver à se reconnaître en lui. Dès lors, chacun sera naturellement porté à prendre pour fond primaire du sens commun celle de ses tendances théoriques, avec laquelle sans effort il sympathise... Faudra-t-il donc remettre aux esprits non critiques, aux ignorants incapables de démêler les influences qu’ils subissent, le soin de définir le « système » de sens commun? « Quoi qu’il en soit, désireux d’échapper autant que possible à une illusion de ce genre, je me suis efforcé de définir le sens commun en lui-même et pour lui-même, non pas comme une première appro­ ximation de telle ou telle métaphysique. Il m’est alors apparu non plus comme une science et une philosophie rudimentaire, mais comme une organi­ sation utilitaire de la pensée en vue de la vie pra­ tique. C’est ainsi qu’en dehors de toute opinion spéculative, fût-ce de celles qu’il professe lui-même1, il est vécu effectivement par tous. Et c’est ainsi également qu’arrive à le concevoir celui de tous les philosophes qui en a le plus profondément pénétré la nature spécifique et originale, M. Bergson. Le langage propre du sens commun, peut-on dire, c’est le langage de la perception usuelle, donc un lan­ gage relatif à l’action, fait pour exprimer l’action, modelé sur l’action... action qui implique la pensée bien évidemment, puisqu’il s’agit de l’action d’uni. i. Inutile de noter que sur cette incidente nous nous sépa­ rerons profondément de Μ. E. Le Roy. -=SÉ INTRODUCTION 7 être raisonnable, mais qui n’enveloppe ainsi qu’une pensée toute -pratique elle-même x. » Μ. E. Le Roy en conclut que les dogmes de la foi catholique n’ont qu’un sens pratique, « la réalité qui constitue l’objet de foi nous est définie par l’attitude et la conduite qu’elle exige de nous 2 ». On sait que cette doctrine a été condamnée par l’Église dans la vingt-sixième proposition du décret Lamentabili du 3 juillet 1907 s. De ce point de vue en effet le dogme « Jésus est Dieu » voudrait dire seulement : comporte-toi à l’égard de Jésus comme à l’égard de Dieu, sans pourtant affirmer qu’il est réellement Dieu. Nous nous sommes permis cette longue citation, parce que, tout en donnant une solution nomina­ liste et pragmatiste beaucoup plus inacceptable à nos yeux que le réalisme absolu, platonicien ou ontologiste, qui lui est radicalement opposé, elle pose assez bien le problème qu’il faut à tout prix résoudre. M. Le Roy reproche « aux théologiens de nos jours » de n’être vraiment plus assez philosophes dans leurs concessions. Il renouvelle contre eux la critique que l’on fait généralement de l’opinion de l’École écos­ saise, dite école du sens commun : « Faudra-t-il donc remettre aux esprits non critiques, aux igno1. Revue du Clergé français, oct. 1907, p. 212-214. C’est nous qui avons souligné plusieurs phrases capitales dans cette citation. 2. Ibidem. 3. «Dogmata fidei retinenda sunt tantummodo juxta sensum praciicum, id est tanquam norma praeceptiva agendi, non vero tanquam norma credendi. » Le saint Office condamne ici un pragmatisme existant, et non pas un pragmatisme chimérique qui ne ferait aucune part à l'intelligence dans ce « sensum practicum > règle d’action. 8 LE SENS COMMUN rants, incapables de démêler les influences qu’ils subissent, le soin de définir « le système » de sens commun? » La plrilosophie traditionnelle, préparée par Socrate et Platon, systématisée dans ses lignes générales par Aristote, développée en partie par les Pères, plus parfaitement par saint Thomas d’Aquin et ses successeurs, ne serait-elle qu’une pure et simple codification des vérités de sens commun, codification de bon ton, faite par des esprits bien pensants, comme celle des Écossais ou des Éclectiques, mais sans vigueur intellectuelle, sans originalité profonde, sans un principe dominateur, sans une idée-mère, qui par son développement en organise toutes les parties? N’est-elle qu’une moyenne entre les systèmes extrêmes manifestement erronés, entre le matéria­ lisme et l'idéalisme absolu, entre l’athéisme, néga­ tion radicale de Dieu et l’acosmisme, négation du monde, absorbé en Dieu? La philosophie tradition­ nelle a-t-elle été obtenue en neutralisant ces sys­ tèmes extrêmes les uns par les autres, pour rester elle-même dans une honnête médiocrité? N’est-elle pas plutôt un sommet qui s'élève, non seulement au-dessus de ces systèmes extrêmes opposés entre eux, mais aussi au-dessus de la médiocrité éclectique ou opportuniste, qui reste toujours à mi-côte, parce qu’elle n’entrevoit pas les principes supérieurs qui concilieraient toutes choses? Les contradictions appa­ rentes que présentent les divers aspects du réel ne se résolvent, n’est-il pas vrai, que par l’équilibre de leurs termes poussés à leur plus haut degré. C’est au sommet de la pyramide que se fait l’harmonie, INTRODUCTION 9 à la cime de la pensée, dans un principe unique qui contient virtuellement les divers aspects de la réalité au premier abord inconciliables. C’est ce que nous voudrions montrer dans le présent ouvrage : au-dessus d’un nominalisme prag­ matiste ou utilitaire, qui conduit à déclarer le réel inconnaissable, et d’un réalisme naïf, qui croit avoir dès ici-bas l’intuition immédiate de Dieu, audessus aussi d’une vague philosophie de sens com­ mun, sorte de compromis qui se contente de neu­ traliser les systèmes extrêmes les uns par les autres, sans nous donner aucune affirmation vigoureuse, précise et compréhensive, s’élève la véritable méta­ physique traditionnelle, philosophie de l’être, seule vraiment conforme au sens commun, parce que seule elle en est le développement et la justification. * ♦ * Nous examinerons donc les principales théories proposées sur la nature et la valeur du sens com­ mun, particulièrement la théorie pragmatiste, récem­ ment exposée par MM. Bergson et Le Roy, que nous citions tout à l’heure. Nous y verrons, sous les obscurités et la littérature dont elle s’enveloppe, une application assez peu nouvelle du nominalisme empirique le plus radical. Ce nominalisme, qui réduit en fin de compte la connaissance intellectuelle à la connaissance sensible, doit aboutir fatalement à la négation de la valeur ontologique des dogmes, autant et plus que le conceptualisme kantien. Par opposition nous verrons brièvement ce que ΙΟ LE SENS COMMUN peut dire sur le même sujet le réalisme manifeste­ ment excessif, à la manière des platoniciens, et des ontologistes, qui tendent à confondre l’être divin et l’être des choses, Dieu et le monde. Au-dessus de ces conceptions opposées entre elles et d’un vague éclectisme toujours oscillant à droite et à gauche, nous montrerons dans l’œuvre d’Aris­ tote et de saint Thomas la théorie classique de la nature et de la valeur du sens commun. La raison spontanée nous apparaîtra comme une philosophie rudimentaire de l’être, dominant déjà de très haut la philosophie du phénomène et celle du devenir. Nous avons été conduits à cette conclusion par l’étude des trois opérations de l’esprit : conception, jugement et raisonnement. Nous avons vu se vérifier toujours davantage cette assertion d’Aristote et de saint Thomas : l’ob­ jet formel de l’intelligence est l’être, comme l’objet formel de la vue est la couleur, celui de la conscience le fait subjectif, celui de la volonté le bien. De ce point de vue de l’objet formel, en effet, la distinction de l’image et de l’idée, du jugement et de l’associa­ tion, du raisonnement et des consécutions empi­ riques devient de plus en plus saillante, les principes rationnels se hiérarchisent plus facilement sous le principe de raison d’être qui se rattache lui-même par une réduction à l’impossible au principe d’iden­ tité lequel énonce ce qui convient premièrement à l’être. Le problème de l’objectivité de la connaissance, celui de la substance, celui de Dieu, comme ceux de la liberté et de la spiritualité de l’âme s’éclairent d’une lumière nouvelle et trouvent leur solution dans INTRODUCTION II une réduction constante à Y être. « Illud quod primo intellectus concipit quasi notissimum et in quo omnes conceptiones resolvit est ens. » (S. Th., de Veritate, q. i, a. i.) Dans cette démarche nécessaire de l’esprit jugeant de tout par réduction à l’être, son objet formel, nous avons été amenés à voir une simple précision du mouvement naturel de l’intelli­ gence spontanée, a Intellectus naturaliter cognoscit ens et ea quæ sunt per se entis in quantum hujus­ modi, in qua cognitione fundatur primorum princi­ piorum notitia. » (C. Gentes, I, II, c. 83.) De là cette théorie du sens commun qui voit surtout en lui à l’état rudimentaire la science suprême définie par Aristote : έπιστή|ΐη τις η θεωρεί το ον ή ον καί τα τούτφ ύπάρχοντα καθ’ αύτό, scientia quæ speculatur ens, prout ens est et quæ ei per se insunt. {Met., 1. III, c. 1.) Cette théorie n’est en réalité qu’un schème d’une systématisation générale de la philosophie de l’être que nous essaierons de développer. Nous avons été ainsi amenés à conclure que les formules dogmatiques même exprimées en langage philosophique, sont accessibles dans une mesure au sens commun ; si elles le dépassent par leur préci­ sion, elles restent dans son prolongement naturel et n’inféodent le dogme à aucun système propre­ ment dit \ Dans l'étude de la pensée de saint Thomas nous nous sommes particulièrement inspirés des travaux i. La foi, fondée sur la révélation, requiert une lumière infuse surnaturelle, mais non pas des idées ou notions nouvelles, igno­ rées du sens commun. / 12 LE SENS COMMUN du Père Gardeil publiés dans la Revue Thomiste, notamment d’un article paru en janvier 1904 sur la Relativité des formules dogmatiques. Nous nous sommes aidés aussi de la synthèse esquissée par le Père del Prado, O. P., dans son ouvrage de Veritate fundamenti Philoso-phiœ Christianœx, où les traités de Dieu et de la Création de saint Thomas sont rattachés à cette vérité suprême : En Dieu seul l’essence et l’existence sont identiques 1 2. 1. Fribourg-Suisse, Imprimerie saint Paul, i vol. grand, in-8°. 2. Nous devons enfin à l’ouvrage de A. Spir, Pensée et Réalité, traduit de l'allemand par M. Penjon, quelques éclaircissements sur les rapports du principe de raison d’être et du principe d’identité qui nous ont permis de mieux comprendre la pensée d'Aristote et de saint Thomas. Dans son essai de réforme de la philosophie critique Spir s’est efforcé de rendre au principe d’identité la place qui lui appartient en philosophie. Son ori­ ginalité est d’avoir compris que ce principe est comme le soleil qui éclaire tout dans le domaine de la connaissance, qui dénonce la contingence et rinintelligibilité relative du monde et nous conduit à l’affirmation de Dieu, le seul être qui soit en tout et pour tout identique à lui-même. Spir, persuadé qu’il avait enfin trouvé le vrai fondement et la véritable méthode de la philo­ sophie, revenait ainsi à la pensée profonde d’Aristote qui rat­ tache toute la science au principe de contradiction et toute la réalité à l’Acte pur. Au milieu du scepticisme philosophique presque universel né de Descartes, de Hume et de Kant, nous sommes heureux de trouver un philosophe qui, malgré bien des erreurs, a su se faire et se conserver cette conviction, qui a toujours été celle de l’École, qu’il est en philosophie un grand nombre de vérités par­ tielles, qu’il importe surtout de les ordonner sous un principe suprême, le principe d’identité, sous une idée unique, l’idée d’être. Formant un tout, ces vérités partielles prendront enfin leur véritable signification et toute leur valeur. « Alors, comme le dit l’interprète français de Spir, on apercevra les différences INTRODUCTION 13 » * ♦ § 2. — Division de l’ouvrage. La division du présent ouvrage vient de la nature même du problème posé. Dans une première partie nous examinerons ce qu’est le sens commun, son objet, ses limites, ses affirmations fondamentales, sa valeur. Nous étudie­ rons la réponse faite à cette question par les diffé­ rentes écoles opposées entre elles et finalement celle donnée par le réalisme traditionnel ou philosophie de l'être. Nous verrons le bien fondé de cette doc­ trine qui développe et justifie les certitudes spon­ tanées de l’intelligence naturelle en montrant leur rapport avec « l’être », objet formel de l’intelligence et avec le principe d’identité ou de non-contra­ diction. Dans une seconde partie nous verrons ce que la philosophie de l’être, développement et justification et les rapports de la philosophie et des sciences. La philosophie va jusqu’au fond des chose.·, ; elle commence où les sciences qui ne peuvent dépasser le domaine de l’apparence sont contraintes de s'arrêter. C’est elle qui leur donne leurs principes et qui as­ sure la validité de leurs inductions. A le bien comprendre, on éviterait la confusion où, de nos jours encore, la philosophie se débat ; on cesserait de l’asservir, renversant les rôles, aux sciences, de borner sa tâche à de vaines généralisations que de nouveaux progrès dans l’étude infinie du monde empirique ren­ dront toujours insuffisantes ; on verrait en elle, enfin, ce qu’elle est, la plus positive des sciences, et la seule qui puisse atteindre, dés maintenant, à une vérité définitive. « (Pensée et Réalité, préface de M. A. Penjon, p. IX, Paris, Alcan, 1896.) 14 LE SENS COMMUN du sens commun, nous dit de l'existence de Dieu, et ce que valent les preuves traditionnelles de cette existence, en regard des objections récentes de l’agnosticisme et de l’évolutionnisme. Cette étude complétera la première par la mise en relief du principe d’identité ou de non-contradiction comme loi fondamentale de la pensée et du réel. Dans une troisième partie enfin nous chercherons s’il est vrai de dire que les formules dogmatiques de la foi chrétienne, même exprimées en langage philosophique, n'ont d’autre signification que celle que le sens commun peut leur donner. Nous ne sommes pas très convaincus de la vérité de la thèse sur laquelle on se croit d’accord, nous ne l’admet­ trons pas sans réserves ; mais à supposer qu’elle soit vraie on peut se demander quelle valeur doi­ vent avoir les notions premières du sens commun pour être capables d'exprimer la réalité divine que Dieu nous révèle. Dans cette troisième partie, nous étudierons spécialement la notion de personne au point de vue ontologique, psychologique et moral dans le mystère de l’incarnation ou de l’union hypostatique. PREMIÈRE PARTIE CE QU’EST LE SENS COMMUN Le sens commun n’étant, de l’aveu de tous, que la raison spontanée ou primitive, il faut s’attendre à trouver chez les philosophes autant de théories du sens commun qu’il y a chez eux de théories de la raison. L’empirisme comme le rationalisme doi­ vent être représentés. Il ne serait même pas impos­ sible de retrouver ici les quatre grandes théories générales : i° empirisme ; 2° rationalisme innéiste (Platon) ou ontologiste (Malebranche) avec intui­ tion pure de l’intelligible ; 30 rationalisme innéiste sans intuition de l’intelligible (Kant) ; 40 rationa­ lisme empirique avec intuition abstractive de l’intel­ ligible dans le sensible (Aristote) ; — ou au point de vue métaphysique : i° nominalisme ; 20 réalisme platonicien ; 30 conceptualisme pur ; 40 conceptua­ lisme réaliste ou réalisme modéré. A la vérité, le sens commun ne se reconnaît luimême que dans la plus compréhensive de ces qua­ tre théories, dans le rationalisme empirique ou con­ ceptualisme réaliste, qui est précisément, de l’aveu même de M. Bergson, «la métaphysique naturelle de l’intelligence humaine b. La théorie nominaliste I. Évolution créatrice, p. 352. ι6 LE SENS COMMUN du sens commun est bien plutôt le procès du sens commun, comme le seraient d’ailleurs, à des degrés divers, une théorie réaliste au sens de Platon, ou une théorie purement conceptualiste au sens de Kant. N. B. — Nous venons d’employer, pour caractériser la doc­ trine d’Aristote et de saint Thomas, l’expression intuition-abs­ tractive de l’intelligible dans le sensible, et nous l’emploierons souvent dans les pages qui suivent. C’est une manière abrégée de traduire ce que saint Thomas appelle l'appréhension intel­ lectuelle de l'être intelligible dans le sensible et l'intuition intel­ lectuelle des premiers principes ou lois de l’être, intuition unie à l'abstraction qui dégage de l’individu sensible ce qui le constitue essentiellement, ce qu’il y a de plus réel en lui, sa loi foncière, cf. S. Thomas I·, q. 85, a. 1. Très souvent saint Thomas parle de la simplex apprehensio intellectualis, première opération de l’esprit, antérieure au juge­ ment et au raisonnement ; il l’appelle aussi indivisibilium intelligentia, et dans le de Veritate, q. 15, a. 1, ad 7“, il dit : «Circa naturas rerum sensibilium primo figitur intuitus nostri intellectus », et II* 11“ q. 8, a. 1 : « Intelligere dicitur quasi intus legere... Nam cognitio sensitiva occupatur circa qualitates sensibiles exteriores. Cognitio autem intellectiva penetrat usque ad essentiam rei. Objectum enim intellectus est quod quid est, ut dicitur in III de Anima, c. VI. » Sur le caractère intuitif de cette première connaissance intellectuelle, voir un des plus profonds thomistes, Jean de saint Thomas. Cursus Phil. Logica, q. 23, et Phil. nat. q. 1, a. 3. CHAPITRE PREMIER LA THÉORIE NOMINALISTE DU SENS COMMUN Pour montrer comment le nominalisme est amené à concevoir le sens commun, i° nous rappellerons une théorie récemment proposée par M. Le Roy ; 2° nous serons ainsi conduits à voir en quoi con­ siste le nominalisme absolu ; 30 nous comparerons le nominalisme avec les systèmes adverses dans leur rapport avec le sens commun. ♦ * * A. — Théorie proposée par m. le roy Cette théorie est exposée dans un article paru en juillet 1899 dans la Revue de Métaphysique et de Morale: «Science et Philosophie». Nous nous efforcerons d’en dégager les linéaments principaux. § i. — Les préjugés particuliers du sens commun. Débarrassons-nous d’abord d’une critique faite par M. Le Roy au sujet de l’immutabilité du sens commun. Cette critique n’est pas, croyons-nous, ι8 CE qu’est le sens commun nécessairement solidaire de sa théorie. Le sens commun, nous dit-il, « ne reste pas rigoureusement le même à toutes les époques, dès lors qu’on se place au point de vue d’une représentation théorique. En particulier, il ne serait pas difficile de noter plus d’une différence entre l’antiquité et le moyen âge, entre le xine siècle et le nôtre, à cet égard. » M. Le Roy doit distinguer, j’imagine, pour le sens commun, deux sphères : l’une qui correspond à l’ordre des sciences positives (ce qu’Aristote appelait le premier degré d'abstraction), et l’autre qui correspond à l’ordre métaphysique, moral et religieux (ce qu’Aris­ tote appelait le troisième degré d’abstraction) \ Dans cette dernière sphère, M. Bergson reconnaît l’immutabilité du sens commun, même si l’on se place au point de vue d’une représentation théo­ rique. N'a-t-il pas écrit, à propos de la philosophie de Platon et d'Aristote : « De cet immense édifice, une charpente solide demeure, et cette charpente dessine les grandes lignes d’une métaphysique qui i. Aristote. (Met., X. c. ni). Les sciences naturelles n’abstraient que de la matière sensible individuelle, elles considèrent encore la matière sensible commune ; le chimiste fait abstraction des particularités de telle molécule d’eau, pour étudier les pro­ priétés sensibles de l’eau (ior degré d’abstraction). — Les sciences mathématiques abstraient de la matière sensible commune, pour ne plus considérer que la quantité continue ou discrète (2· degré d’abstraction). — La métaphysique, la logique, la morale abs­ traient de toute manière, pour ne plus considérer que l’être en tant qu’être et ses propriétés, ou les êtres qui se définissent par une relation à l'être en tant qu’être, c’est-à-dire les êtres intellectuels et leur activité intellectuelle et volontaire (3· degré d'abstraction). THÉORIE NOMINALISTE DU SENS COMMUN IÇ est, croyons-nous, la métaphysique naturelle de l’intelligence humaine1 » ? « Un irrésistible attrait ramène l’intelligence à son mouvement naturel, la métaphysique des modernes à la métaphysique grecque 1 2. » « Tout est obscur dans l’idée de créa­ tion, si l’on pense à des choses qui seraient créées et à une chose qui crée, comme on le fait d’habi­ tude, comme l’entendement ne peut s’empêcher de le faire. » C’est une illusion « naturelle à notre intel­ ligence3 ». M. Le Roy admet d’ailleurs lui-même, au sujet du sens commun, « des préjugés particuliers pro­ pres à chaque siècle et à chaque tempérament, et des préjugés généraux tenant aux conditions mêmes dans lesquelles se développe la connaissance spon­ tanée 45». Dans le premier groupe il fait entrer « les erreurs systématiques — variables avec les hommes, les circonstances, les pays et les temps — qui proviennent des théories en faveur à chaque époque et qui entachent la connaissance usuelle6». Si l'on entend, en effet, par sens commun l’ensemble des opinions généralement reçues à l’époque où l’on vit, il est aisé de montrer qu’il se trompe et qu’il change. « Le sens commun, dira-t-on, s’en tenant aux pre­ mières apparences et y mêlant en outre ses imagi­ nations, admet souvent comme vraies des choses fausses. Il n’est pas une seule grande vérité scienti­ 1. Évolution créatrice, p. 352. 2. Ibid., p. 355. 3. Ibid., p. 270. 4. Revue de Métaphysique et de Morale, juillet 1899, p. 379. 5. Revue de Métaphysique et de Morale, juillet 1899, p. 379. 20 CE qu’est le sens commun fique que le sens commun n’ait d’abord méconnue et repoussée. Christophe Colomb, Galilée, Harvey ont paru, en leur temps, dénués de tout sens com­ mun *. » De même, si par ce mot on veut entendre la manière habituelle, et quelque peu terre à terre, de juger chez le vulgaire, on ne manquera pas d’ajouter : « Dans l’ordre même des vérités morales, il suspecte tout ce qui sort de l’ordinaire et du commun : la vertu socratique l’inquiète ; la vertu stoïcienne l’effarouche ; la vertu chrétienne elle-même a été appelée la folie de la croix. Le bon sens de l’excellent Pline n’y peut rien comprendre. Quand les apôtres, animés de l’esprit nouveau, parlent à la foule, la foule les juge « pleins de vin doux » ; et l’enthousiasme de saint Paul s’attire de Festus cette étrange semonce : « Paul, tu n’as pas le sens commun. Insanis Paule12 !» De là il est aisé de conclure : l’appel au sens commun, c’est en fait l’appel à l’ignorance et au préjugé. C’est évidemment en pensant à ces «préjugés particuliers et variables du sens commun » que M. Le Roy a écrit : « Le sens obvie ne reste pas rigou­ reusement le même à toutes les époques dès lors qu’on se place au point de vue d’une représentation théorique... Le sens commun contient, à l’état confus et informe, je ne sais quels résidus de toutes les opinions philosophiques, de tous les systèmes ayant eu quelque vogue 3. » 1. Rabier, Logique, 2e édit., p. 375. 2. Rabier, Logique, ibid. 3. Revue du Clergé français, oct. 1907, pp. 212-214. THÉORIE NOMINALISTE DU SENS COMMUN 21 « Mais, à côté de ces préjugés particuliers propres à chaque siècle et à chaque tempérament, il existe des préjugés généraux tenant aux conditions mêmes dans lesquelles se développe la connaissance humaine spontanée *. » Et comme ces préjugés généraux sont, pour M. Le Roy, ceux-là mêmes qui entachent la métaphysique d’Aristote et de saint Thomas, il n’est plus vrai de dire que, dans cette sphère, le sens commun «ressemble à un terrain d’alluvion très composite ; en sorte qu’à peu près n’importe quelle métaphysique peut arriver à se reconnaître en lui ». § 2. — Les préjugés généraux du sens commun. Voyons donc quels sont ces préjugés généraux. C’est ici que nous arrivons à la théorie nomina­ liste du sens commun. Ces préjugés ou postulats de la pensée commune sont : i° le morcelage et la dislocation de la matière ; 2° la matérialisation des choses de l’esprit. M. Le Roy rejette la théorie des noumènes aussi bien que l’empirisme vulgaire qui conduirait à tenir pour la réalité même ce que voit notre esprit exercé. «Déclarons tout simplement, dit-il, que nous som­ mes plongés dans un océan d’images qui consti­ tuent, par définition, ce que nous appelons la réa­ lité, et proposons-nous d’examiner la valeur de i. Revue de Métaphysique et de Morale, juillet 1899, p. 379. Toutes les citations suivantes sont empruntées au même article ; nous nous contenterons d’en indiquer la page. Le sens commun 3 22 CE QU’EST LE SENS COMMUN l’organisation que nous avons spontanément impo­ sée à cette masse immense » (p. 382). Il établit d’abord, sans grande difficulté, que la perception primitive est celle d’une continuité mou­ vante et hétérogène, continuum sensibile. C’est, à certains égards, l’équivalent de ce que dit saint Thomas, après Aristote, Ia, q. 85, a. 3 : « La con­ naissance sensible, comme la connaissance intellec­ tuelle, est tout d’abord une connaissance confuse ; la perception primitive est celle d’une masse amor­ phe, indistincte et mouvante, dans laquelle appa­ raissent et disparaissent une multitude de qualités qu’on ne discerne pas encore. » Mais Aristote et saint Thomas, dès le point de départ de la connais­ sance, se séparent de l’empirisme en assignant simul­ tanément à la première intuition abstractive de l’intelligence son objet propre, distinct de celui de la sensation, savoir : Y être au concret, le quelque chose qui est, τδ m. C’est en cela que, pour eux, la perception primitive de l’homme diffère de celle de l’animal : « Tam secundum sensum quam secun­ dum intellectum cognitio magis communis est prior, quam cognitio minus communis. » Cajetan a lon­ guement analysé cette toute première connaissance, au début de son commentaire du de Ente et Essentia : « Ens concretum quidditati sensibili est primum cognitum ab intellectu nostro, cognitione actuali confusa. » A côté du continu bergsonien ou au sein de ce continu qui est pour nous le -primum cognitum sen­ sibile, il y a un primum cognitum intelligibile. La connaissance sensible se fera, nous l’admettons d’une THÉORIE NOMINALISTE DU SENS COMMUN 23 certaine manière, par un morcelage du continu amorphe, indistinct et mouvant, la connaissance intellectuelle par un morcelage de Y être ; peu à peu nous diviserons l’être en objet et sujet, en substance et accident (être et manière d’être), en acte et puis­ sance, etc., et rien ne sera intelligible qu’en fonction de l’être ainsi morcelé. Et si l’on doit reconnaître que le morcelage du continu sensible est souvent utilitaire, artificiel, pratique, on devra maintenir que le morcelage de l’intelligible s’impose à la pensée et s’impose comme vrai, tant que cette pensée saisit dans une notion la raison d’être d’une autre notion. De cette première différence qui sépare l’empi­ risme du conceptualisme réaliste, en dérive une seconde : Admettre l’intuition-abstractive de Yêtre dans la première perception du continu sensible amorphe, c’est admettre la dualité de l’objet, l’être existant indépendamment de la représentation, et de la représentation essentiellement relative à l’être. Dès lors, la connaissance est conçue, par Aristote et par saint Thomas, comme un contact du sujet et de l’objet, des sens et des phénomènes du monde extérieur, de l’intelligence et de l’être ; la percep­ tion indistincte de l’enfant au berceau n’est donc qu’une première et très imparfaite prise de contact avec les choses ; c’est la connaissance sensible et la connaissance intellectuelle commençant, l’une et l’autre, à sortir de leur état d'indétermination ou de pure puissance. Par cette première perception, l’enfant connaît confusément tout le monde exté­ rieur, comme par sa première intuition abstrac­ tive de l’être, il connaît confusément la métaphy- 24 CE QU’EST LE SENS COMMUN sique ou science de l’être en tant qu’être. — Pour M. Le Roy, au contraire, cette perception primi­ tive est l’idéal vers lequel la connaissance pure doit s’efforcer de revenir : le réel n’est-il pas « cet océan d’images dans lequel nous sommes plongés »? la perception primitive nous le révélait sans le déformer. Depuis, « nous avons introduit dans la réalité perçue des arrangements et simplifications commodes et même nécessaires pour la parole et pour l’action. Nous avons vécu : il serait bien étrange que, remuant au milieu des choses sans les connaître encore, nous ne les ayons pas quelque peu bouscu­ lées » (p. 381). Voulez-vous une preuve de la façon dont nous avons morcelé et disloqué le continu hétérogène et fuyant que nous percevions tout d’abord : « D’un solide à l’autre, il y a discontinuité pour le toucher, continuité pour la vue : pourquoi préférer la première de ces indications à la seconde, sinon parce que celle-ci est moins commode et moins utile que celle-là, ou, si l’on veut, parce que celle-là exprime mieux que celle-ci une propriété de notre mode d’action? » (p. 383). Si disposés que nous soyons à admettre le carac­ tère souvent utilitaire du morcelage du continu sensible, nous ne pouvons suivre ici M. Le Roy. Personne ne peut nier l’influence des commodités pratiques sur l’organisation de la connaissance des choses sensibles, il est clair que nous négligeons bien des données inutilisables et encombrantes ; mais l’action elle-même ne suppose-t-elle pas la connaissance, « nihil volitum nisi praecognitum ut conveniens » ; et l’action n’est-elle pas d’autant plus THÉORIE NOMINALISTE DU SENS COMMUN 25 sûre, plus efficace et meilleure que l’on sait mieux ce qu'il faut faire? Dans le cas présent, nous avions toujours pensé qu’il convenait de préférer les indi­ cations du toucher à celles de la vue, parce que la vue a pour objet propre la couleur ou la surface colorée, tandis que le toucher a pour objet propre la résistance étendue et par là l’étendue à trois dimensions, qui constitue précisément la forme solide. Au reste, les renseignements du toucher ne sont pas les seuls qui nous permettent d’établir l’indi­ vidualité des corps. Le critère de l’unité substan­ tielle d’un être n’est pas son unité quantitative dans l’espace, cette unité quantitative ne suppose qu’une union accidentelle (agrégat de molécules) ; le seul critère est l’activité, et l’action qui révèle Yunité du tout doit être produite par une seule partie et non par l’association des parties ; mais il faut que dans cette action se révèle l’influence des autres parties1. C’est à l’aide de ce principe, qui existe à l’état confus chez le vulgaire, qu’on établit l’individualité des animaux supérieurs. Lorsque, dans le réel, nous distinguons deux animaux, ou l’animal et son milieu, est-ce seulement un « arran­ gement, une simplification commode pour la parolei. i. Revue thomiste, 1901, p. 644. P. de Munnynck, L’Individua­ lité des animaux supérieurs. L'auteur cite comme exemple le fait suivant : « Une jument se brise l’os canon. Après son réta­ blissement, on l’appliqua à la reproduction. Un de ses poulains, qu’on dut abattre, présenta à l’os canon une soudure, comme s'il avait été fracturé. On a trouvé une soudure semblable à la rotule d’un enfant dont la mère avait fait une chute violente sur les genoux. » 26 CE qu’est le sens commun et pour l’action » ? M. Bergson, dans L'Évolution créatrice, reconnaît que le corps vivant est isolé par la nature elle-même, bien que son individua­ lité ne soit pas parfaite. — Il est trop facile d’éta­ blir le caractère factice du morcelage sur la simple comparaison des impressions tactiles et visuelles, et de conclure : « L’existence des corps séparés ne nous est pas donnée immédiatement, c’est le résul­ tat de la préférence donnée aux impressions tac­ tiles» (p. 385). « Que nous reste-t-il, continue M. Le Roy, pour croire à la réalité de corps indépendants? On dira peut-être que chacun de ceux-ci est une région d’homogénéité, en ce sens que deux points d’un même solide diffèrent moins entre eux que ne font un point de ce solide et un point de l’étendue envi­ ronnante. Mais que veut dire ce moins? Il faut bien entendre que la qualité seule est réelle. Il n’y a quantité que là où il y a possibilité de mesure, rap­ port de contenant à contenu, caractère spatial, en un mot. Or, l’espace, en tant que principe de mesure, est objet d’intuition, non d’expérience ; il appar­ tient à l’esprit, non aux choses ; celles-ci sont pure­ ment qualitatives » (p. 387). — Le caractère extensif des sensations du toucher et de la vue ne permet pas facilement d’admettre ce que prétend ici M. Le Roy. Le P. de Munnynck disait tout récemment en parlant d’Ostwald, qui sacrifie lui aussi la quantité pour tout expliquer par l’énergie : a Si l’on parcourt tous les caractères qu’il attribue à l'énergie, toutes les fonctions qu’elle doit remplir, on arrive à cette THÉORIE NOMINALISTE DU SENS COMMUN 27 conclusion fatale qu’elle possède toutes les proprié­ tés et implique toutes les exigences du mouvement local... Or, on n’est pas encore parvenu à dégager la notion de « mouvement local » de celle de « lieu » ; la logique pourrait bien établir à priori que cette entreprise dépuration est condamnée d’avance ; et un lieu réel n’est réel et actuel que lorsqu’il est occupé à un titre quelconque. Mais alors, occupé par quoi? Et qu’on ne dise pas que la «présence » n’est encore qu’une manifestation d’énergie. On peut et on doit reconnaître qu’un déploiement d’énergie est indispensable pour qu’une « présence » nous soit connue ; mais il ne s’agit pas des conditions de notre connaissance ; nous déterminons ici les exi­ gences logiques du côté objectif de nos représenta­ tions. Bref, on voit repoindre ici ce « sujet » tant abhorré ; et une fois engagé sur ce chemin, il n'est pas impossible qu’on aille jusqu’à la substance maté­ rielle, quantitative, que les dynamistes ont lâchée depuis Leibnitz1. » L’espace, qui appartient à l’es­ prit, non aux choses, c’est l’espace absolu, homo­ gène, indéfini, la possibilité de l’extension illimitée en longueur, largeur et profondeur. Mais cette notion même d’espace absolu ne peut provenir que de l’espace réel et fini, ou lieu occupé par les corps étendus ou quantitatifs. Supposons que, sans paralogisme aucun, M. Le Roy ait éliminé la quantité, nous voyons qu’il est amené à conclure : « Contrairement au sens commun,i. i. P. de Munnynck, Revue des Sciences philosophiques et théologiques, janvier 1908, p. 137; — Bulletin de Philosophie. Ί 28 CE qu’est le sens commun qui en fait un support indispensable et primordial, la matière ne peut être définie que par rapport à l’esprit, son essence exprimée qu’en terme d’âme, et sa réalité suspendue qu’à la vie intérieure et à l’action morale » (p. 390). Qu'est-ce en effet que le monde matériel? un océan d’images qualitatives, «pâte plastique et malléable où l’activité vivante trace des figures et dispose des systèmes de rela­ tions » suivant les commodités de la vie pratique {ibid.). Plus de corps indépendants, plus de quantité réelle. Faut-il en dire autant de la substance, de la cause? Évidemment. C’est la continuité qualitative hétérogène et fuyante qui seule est réelle. « Mais il faut bien schématiser pour comprendre, et on le fait spontanément. Telle est l’origine et tel est le sens immédiat des notions de substance, de cause, de rapport, de sujet, etc. Le sens commun, obsédé de préoccupations pratiques, imagine l’existence cor­ porelle sous la forme d'un invariance, qu’il symbo­ lise par une position dans l’espace ; c’est déjà, nous l’avons vu, abstraire et simplifier. Mais quand il vient ensuite à l’esprit, ses tendances ne l’abandon­ nent pas ; il ensevelit donc l’esprit — cette activité qui ne se repose jamais — dans une permanence morte sans laquelle, bien à tort, il ne voit plus d’existence vraie : voilà sa plus grave erreur... Un morcellement est pratiqué à son tour dans la con­ tinuité mouvante de l’intuition intérieure... nous nous constituons des idées séparées à l’image des corps indépendants » et pensons l’esprit comme substance (p. 392). Au regard du philosophe au con­ THÉORIE NOMINALISTE DU SENS COMMUN 2Ç traire « axiomes et catégories, formes de l’entende­ ment ou de la sensibilité, tout cela devient, tout cela évolue, l’esprit humain est plastique et peut chan­ ger ses plus intimes désirs1 ». Tels sont les préjugés généraux du sens commun : morcelage et dislocation de la matière, matérialisa­ tion des choses de l’esprit. Conclusion : « Le sens commun, quand il spécule, réalise des entités ver­ bales... D’autre part, il est porté à ne tenir compte que de ce qui se voit et se touche, il spatialise et matérialise, il réifie et quantifie tout 12. » Malgré cela, M. Le Roy affirme : « Le fond en est sûr, la forme critiquable3. » Quel est ce fond ? C’est ce qui est vécu effectivement par tous, une organi­ sation utilitaire de la pensée en vue de la vie pra­ tique. Le sens commun n’a pas une valeur de repré­ sentation, mais il a une valeur de signification en tant qu’il notifie l’existence d’une réalité qu’il déter­ mine par l’attitude et la conduite que nous devons prendre et suivre pour nous orienter vers l’objet en cause. — Conséquemment, dans les formules dogmatiques, il faut distinguer entre la valeur de signification et celle de représentation. C’est à la première seule que s’adresse l’adhésion irréformable et absolue de la foi. 1. Le Roy, Revue de Mit. et de Morale, 1901, p. 305. 2. Revue du Clergé français, oct. 1907, p. 213. 3. Ibid. 30 CE qu’est le sens commun » * « B. — Le Nominalisme absolu § i. — La susdite· théorie du sens commun est une réédition du nominalisme absolu. Cette théorie du sens commun n’est pas absolu­ ment nouvelle. Il ne serait pas impossible d'en trou­ ver les premiers linéaments chez Héraclite. Elle s’est imposée et s’imposera à tout nominaliste cap­ tif des apparences sensibles et attentif à leur per­ pétuelle mobilité. Substances et choses ne peuvent être pour lui qu’entités verbales (flatus vocis) par lesquelles le sens commun réifie et immobilise le flux universel. Nous savons tout cela très claire­ ment depuis Hume. Les thomistes conscients disaient déjà des nominalistes du moyen âge : « opinio nomi­ nalium incidit in opinionem Heracliti et Cratylli qui (ut refert Arist. IV Met.) nihil putabant esse præter sensibilia quæ videbant, quæ cum experirent esse in continuo fluxu, nullamque subinde habere certitudinem, colligebant nullam posse habere scien­ tiam de rebus1 ». De M. Le Roy on peut dire ce quei. i. Soto, Dialectica Aristotelis. De universalibus, q. I. — Le nominalisme médiéval consistait à nier la réalité objective des relations de similitude, fondement de la valeur objective du concept. Cette négation se retrouve chez M. Bergson (Évol. créatr., p. 385). Le nominalisme sensualiste moderne va plus loin, il réduit l'idée à une image commune accompagnée d’un nom [Évol. créatr., p. 327). Partant de ces principes, M. Le Roy doit retrouver les conclusions d'Occam qui croyait lui aussi avoir définitivement ruiné les preuves traditionnelles de l’exis· THÉORIE NOMINALISTE DU SENS COMMUN 31 Leibnitz disait de Hobbes : « plus quam nominalis ». Les pages précédentes sur le morcelage reproduisent au fond ce qui était déjà très nettement exprimé dans cette Somme du nominalisme qu’est la Logique de Stuart Mill. Au livre IIIe de cet ouvrage, ch. v, § 4, il est établi que la distinction de l’agent et du patient est illusoire. La thèse est claire et s’impose après l’exposé des principes sensualistes d’où elle dérive — M. Couturat n’exagère rien lorsqu’il écrit à pro­ pos du système bergsonïen : « Sous la métaphy­ sique subtile et raffinée qui le déguise, on reconnaît tence du Dieu unique et infini, distinct du monde, comme celles de la spiritualité de l’âme, de la distinction du bien et du mal, et déclarait objet de foi surnaturelle individuelle tout ce qui dépasse l’expérience. i. «Dans la plupart des cas de causation, dit St. Mill, on fait communément une distinction entre quelque chose qui agit et une autre chose qui pâtit, entre un agent et un patient. Ces choses, on en convient universellement, sont toutes deux des conditions du phénomène ; mais on trouverait absurde d’appeler la seconde la cause, ce titre étant réservé à la première. Cette distinction pourtant s’évanouit à l'examen, ou plutôt se trouve être purement verbale ; car elle résulte d’une simple forme d’ex­ pression à savoir, que l'objet qui est dit actionné et qui est considéré comme le théâtre où se passe l’effet, est ordinairement inclus dans la phrase par laquelle l’effet est énoncé, de sorte que, s’il était indiqué en même temps comme une partie de la cause, il en résulterait, ce semble, l'incongruité de le supposer se causant lui-même. ...Ceux qui admettent une distinction radicale entre l’agent et le patient se représentent l’agent comme ce qui produit un certain état ou un certain changement dans l’état d’un autre objet qui est dit patient. Mais considérer les phénomènes comme des états, des objets est une sorte de fiction logique, bonne à employer quelquefois parmi d’autres modes d’expression, mais qu'on ne devrait jamais prendre pour l’énoncé d’une vérité scientifique. » {Logique, loc. cit.) 32 CE qu’est le sens commun aisément le vieux sensualisme de Condillac, dont M. Le Roy adopte précisément l’aphorisme carac­ téristique : les sciences ne sont que des langues bien faites x. » Même appréciation chez M. Jacob dans sa remarquable étude sur « la philosophie d’hier et celle d’aujourd’hui » : « La philosophie nouvelle, dit-il, représente exactement l’antipode du rationalisme des Platon, des Aristote, des Descartes, des Leibnitz... Contingence fondamen­ tale, devenir illimité, vie intérieure antérieure à l'intelligence et à l’intelligibilité et créatrice de l’une et de l’autre... c’est l’antique matière qui remonte au premier plan et refoule l’idée... Ici (beaucoup plus que chez Spencer) toute norme intellectuelle disparaît, la vérité ne garde plus aucune signification qui l’élève au-dessus de l’expé­ rience pure et simple... Retrouver le sensible sous l’intelligible mensonger qui le recouvre et qui le masque, et non comme on disait autrefois l’intel­ ligible sous le sensible qui le dissimule. Voilà l’office de la philosophie... C’est renverser la législation de l’entendement dont on ne prouve pas qu’on puisse se passer... Un devenir sans points fixes et sans lois où la pensée proprement dite ne se pose que par négation du réel : voilà les termes qui ex­ priment le mieux la philosophie nouvelle, et ne sontils pas précisément ceux qui définissent le matéria­ lisme entendu dans sa signification la plus profonde 8.» 1. L. Couturat, Contre le nominalisme de M. Le Roy (Revue de Métaphysique et de Morale, janvier 1900, p. 93). 2. Jacob, La Philosophie d'hier et celle d'aujourd’hui (Rev. de Mit. et Mor., mars 1898). THÉORIE NOMINALISTE DU SENS COMMUN 33 M. Le Roy veut réserver au contraire le nom de matérialiste aux immobilistes. A ce compte, il faudra appeler matérialistes, tous les partisans de la philosophie du concept : Socrate, Platon, Aristote, Plotin, S. Augustin, S. Thomas, Descartes, Spinoza, Leibnitz et Kant, tandis que le nom de spiritualiste devra être accordé désormais aux hylozoïstes anciens, à Héraclite, aux stoïciens, aux nominalistes du moyen âge et aux empiristes anglais. Si atomistes que soient ces derniers, au dire des représentants de la philo­ sophie nouvelle, ils sont moins immobilistes à tout prendre (et partant moins matérialistes selon M. Le Roy) que les partisans de la philosophie du concept qui admettent l’immutabilité de Dieu, celle de l’âme immortelle et celle de la loi morale. — En réalité M. Le Roy est idéaliste en ce sens qu’il réduit le réel à l’image, mais cette réduction est précisément la négation de l’idée, de sorte que cet idéalisme sensualiste ou nominaliste est très proche parent de ce que le spiritualisme supérieur a appelé de tout temps matérialisme. * * ♦ § 2. — Réfutation de ce nominalisme : l’objet formel de l’intelligence est l’être (-preuve). — Le morcelage du continu sensible et celui de l’être ou de l’intelligible. Nous nous contenterons d’esquisser ici une réfu­ tation du nominalisme. Dès le point de départ de la genèse de nos connaissances, avons-nous dit, 34 CE qu’est le sens commun nous nous séparons de M. Bergson, en admettant à côté du continu indistinct et mouvant, qui est pour nous le premier objet connu confusément par le sens, un primum cognitum intelligibile qui est Yêtre au concret, τδ δν, le quelque chose qui est. — De même que rien n’est visible que par la couleur (objet formel de la vue), que rien n’est perceptible à l’ouïe que par le son (objet formel de l’ouïe), de même rien n’est intelligible que par Yêtre à raison de son rapport avec l’être (objet formel de l’intel­ ligence). L’intelligence surtout n’est intelligible à elle-même que comme relative à l’être ou à la raison d’être, qui est le centre intelligible de toutes ses idées, le lien de tous ses jugements et de tous ses raisonnements. On ne peut définir la vue que par une relation à la lumière et à la couleur, l’ouïe que par une relation au corps sonore, la conscience par une relation au fait conscient, l’intelligence que par une relation à l’être i. *x. Affirmer avec M. Le Roy i. Saint Thomas, C. Gentes, 1. II, c. 83 : «Cum natura sem­ per ordinetur ad unum, unius virtutis oportebit esse naturaliter unum objectum : sicut visus colorem et auditus sonum. Intel­ lectus, igitur, cum sit una vis, est ejus unum naturale objectum cujus per se et naturaliter cognitionem habet. Hoc autem opor­ tet esse id, sub quo comprehenduntur omnia ab intellectu cognita, sicut sub colore comprehenduntur omnes colores qui sunt per se visibiles ; quod non est aliud quam ens. Naturaliter igitur intellectus noster cognoscit ens et ea qua sunt per se entis, in quantum hujusmodi : ia qua cognitione fundatur primorum principiorum notitia, ut non esse simul affirmare et negare, et alia hujusmodi. Haec igitur sola prima intellectus noster natu­ raliter cognoscit, conclusiones autem per ipsa, sicut per colorem cognoscit visus omnia sensibilia, tam communia quam sensibilia per accidens. » THÉORIE NOMINALISTE DU SENS COMMUN 35 que les notions de substance, de cause, de rapport, de sujet, etc... comme aussi celles de puissance et acte, sont non pas des divisions premières de l’être, mais le résultat du morcelage utilitaire du continu sensible, c’est évidemment adopter, comme le remar­ que M. Couturat, le sensualisme le plus radical qui fût jamais. Ce sensualisme se réfute par la mise en relief de la distinction qui sépare l’homme de l’animal. « Selon moi, disait J.-J. Rousseau, reproduisant sans peut-être s’en douter la pensée d’Aristote, la faculté distinctive de l’être intelligent est de pou­ voir donner un sens à ce petit mot est1 » qu’il pro­ nonce chaque fois qu’il juge. Aristote disait équivalemment mais de façon plus précise : l’objet formel de l'intelligence c'est l’être. La preuve en est que dans chacune de ses trois opérations (con­ ception, jugement, raisonnement) l’intelligence n’atteint rien que du point de vue de l’être. Examinons en détail ces trois opérations de l’esprit. L'idée diffère de l’image parce qu’elle contient la raison d’être de ce qu’elle représente (quod quid est, seu ratio intima proprietatum), tandis que l’image commune des nominalistes 12, accompagnée 1. Profession de foi du vicaire savoyard. 2. Pour MM. Bergson et Le Roy comme pour Hobbes, pres­ que tous les anglais, Condillac et Taine, le concept abstrait n’est qu’un résidu plus pauvre que les images concrètes et vivantes desquelles il provient. C'est seulement une image moyenne accompagnée d’un nom ou d’une tendance à nommer. « Quand les images successives ne diffèrent pas trop les unes 36 CE qu'est le sens commun du nom commun, contient seulement à l’état de juxtaposition les notes qu’elle fait connaître et ne rend pas ces notes intelligibles. On oppose souvent l’idée et l’image en disant que l’idée est abstraite et universelle, tandis que l’image est concrète et particulière. L’opposition est moins nette s’il s’agit de l’image commune ou composite formée mécaniquement par association d'images particulières semblables, (renforcement des ressemblances et élimination des différences), surtout si l’on considère cette image commune des autres, nous les considérons toutes comme l’accroissement et la diminution d’une seule image moyenne, ou comme la défor­ mation de cette image dans des sens différents. Et c’est à cette moyenne que nous pensons quand nous parlons de l’essence d’une chose ou de la chose même. » (Évolution créatrice, p. 327.) « Du devenir en général je n’ai qu’une connaissance verbale. » (Ibid., p. 332.) — Dans Matière et mémoire (pp. 169-176) M. Bergson indique l’origine toute utilitaire de l'idée générale : l’identité de réaction à des actions superficiellement différentes dont les différences ne nous intéressent pas est le germe que la conscience humaine développe en idées générales. Cela s'explique par la constitution de notre système nerveux : appa­ reils de perception très divers, tous reliés par l’intermédiaire des centres, aux mêmes appareils moteurs. L’abstraction est donc une mise en relief due à un phénomène moteur. Nous sommes loin de l’intellect agent d’Aristote. — L’essence de l'idée générale ainsi abstraite est de se mouvoir sans cesse entre la sphère de l'action (une attitude corporelle à prendre ou un mot à prononcer) et celle de la mémoire qui contient des milliers d’images indi­ viduelles. L'idée générale nous échappe dès que nous préten­ dons la figer à l’une ou l'autre de ces deux extrémités, «elle consiste dans le double courant qui va de l’une à l’autre. Tou­ jours prête soit à se cristalliser en mots prononcés, soit à s’éva­ porer en souvenirs ». — L’idée générale est ainsi due à la con­ stitution de notre cerveau. — On trouve une explication aussi matérialiste de la liberté dans l'Évolution créatrice, pp. 284-287. THÉORIE NOMINALISTE DU SENS COMMUN 37 accompagnée du nom commun. De plus, le carac­ tère d’abstraction n’est qu’une propriété de l’idée et même une propriété de l’idée humaine en tant qu’humaine, tirée des données sensibles. L’univer­ salité n’est aussi qu’une propriété de l’idée, pro­ priété conséquente au caractère abstrait, elle n’en désigne pas l’essence. L’essence de l’idée en tant qu’idée, qu’il s’agisse d’idée humaine, angélique ou divine, est de contenir l’objet formel de l’intelli­ gence en tant qu’intelligence (humaine, angélique ou divine), c’est-à-dire l’être ou la raison d’être. Un exemple cité par M. Vacant aidera à saisir cette différence dans la connaissance intellectuelle la plus élémentaire. « Mettez un sauvage en pré­ sence d’une locomotive, faites-la marcher devant lui, laissez-lui le loisir de l’examiner et d’examiner d’autres machines semblables. Tant qu’il ne fera que les voir courir, tant qu’il se contentera d’en considérer les pièces diverses, il n’en aura qu’une connaissance sensible et particulière (ou si vous vou­ lez une image commune, accompagnée d’un nom, comme celle que pourrait avoir un perroquet). Mais s’il est intelligent, un jour il comprendra qu’il faut qu’il y ait là une force motrice que la locomotive produit ou qu’elle applique... ; s’il parvient à com­ prendre que c’est par la dilatation de la vapeur emprisonnée que cette force motrice est obtenue, il entendra ce que c’est qu’une locomotive (quod quid est) et il s’en formera un concept spécifique... Les sens ne voyaient que des éléments matériels, une masse de fer noire, disposée de façon singu­ lière. L’idée montre quelque chose à.’immatériel : la Le sens commun 4 38 CE qu’est le sens commun raison d’être de cette disposition et de l’agence­ ment de ces pièces variées. L’idée revêt un carac­ tère de nécessité, par elle on voit qu’il faut que toute locomotive marche étant données les conditions dont précédemment on ne voyait pas la raison. L’idée enfin est universelle, par elle on comprend que toutes les machines ainsi fabriquées auront la même puissance et arriveront au même résultat1. » L’image commune de la locomotive contenait seulement à l’état de juxtaposition les éléments sensibles communs, elle n’en contenait pas la raison d’être et ne les rendait pas intelligibles. Prenons maintenant l’idée de l’homme telle que nous la donne la psychologie rationnelle achevée. Cette idée ne contient pas mécaniquement juxta­ posés et associés les caractères communs à tous les hommes : raisonnable, libre, moral, religieux, sociable, doué de parole, etc., elle rend tous ces carac­ tères intelligibles en montrant leur raison d’être dans le premier d’entre eux ; elle exprime le quod quid est de l’homme. Ce qui fait que l’homme est l’homme, ce n'est pas la liberté, la moralité, la reli­ gion, la sociabilité ou la parole, c’est la raison ; car de la raison toutes les autres notes se dédui­ sent. — La rationabilité est rendue elle-même intel­ ligible lorsque nous établissons, comme nous le faisons en ce moment-ci, que la raison d’être des trois opérations de l’esprit est dans la relation essentielle de l’intelligence à Yêtre. I. Vacant, Études comparées sur la Philosophie de S. Thomas d'Aquin et celle de Scot, t. I, p. 134. THÉORIE NOMINALISTE DU SENS COMMUN 39 A vrai dire, il faut concéder aux nominalistes, qu’il est peu d’idées qui soient susceptibles de devenir pleinement intelligibles, c’est-à-dire d’être ratta­ chées à l’être, objet formel de l’intelligence. Ce sont les idées du troisième degré d’abstraction (abstraction de toute matière), celles de l’ordre méta­ physique, spirituel et moral (idées d’être, d’unité, de vérité, de bonté ; idée de l’intelligence définie par relation à l’être ; idée de la volonté définie par relation au bien ; idée des premières divisions de l’être : puissance et acte et les quatre causes...) Dès le deuxième degré d’abstraction (mathématique) l’intelligibilité est moindre, bien que l’étude de ces sciences soit plus facile à l’homme parce que l’objet en est plus près des sens. Enfin au premier degré d’abstraction, dans les sciences naturelles, nous n’avons plus que des définitions empiriques et descriptives, on ne parvient pas à rendre les pro­ priétés intelligibles en trouvant leur raison d’être dans une différence spécifique. « Des choses qui tombent sous nos sens, dit saint Thomas, nous ignorons la plupart des propriétés ; des propriétés, que nos sens perçoivent, nous ne pouvons le plus souvent concevoir parfaitement la nature x. » C’est le domaine de la δόξα, de l’opinion, disait Platon ; des choses accessibles à nos sens, mais peu inteli. « Rerum sensibilium plurimas proprietates ignoramus, earumque proprietatum, quas apprehendimus, rationem perfecte in pluribus invenire non possumus. » (C. Gentes, 1. I, c. 3.) « Essentiales rerum differentiæ sunt ignotae frequenter et inno­ minatae. (De Potentia, q. 9, a. 2, ad 5.) Post. Anal., 1. I, leç. 41. Phys., 1. II, leç. 3. Met., 1. II, leç. 1, 2 ; 1. IV, leç. 1. 40 CE qu’est le sens commun ligibles en soi, disait Aristote, parce que essentiel­ lement matérielles et variables (in materia et in motu). La critique récente des sciences est sur ce point pleinement d’accord avec Platon et Aristote \ elle reconnaît que la science positive ne peut que constater des faits, leurs rapports relativement con­ stants ou leurs lois approchées et classer ces lois ou faits généraux par des hypothèses provisoires qu’on ne peut avoir l’espoir de rattacher à l’être. Cela revient à dire, contrairement à Kant et aux positivistes, qu’il n’y a guère que la métaphysique (métaphysique générale et métaphysique spéciale i. M. Duhem vient de montrer dans son Essai sur la notion de la théorie physique de Platon à Galilée (Annales de Phil, chrét., 1908) que saint Thomas, et après lui l’université de Paris «du début du xiv° siècle au début du xvi® siècle, a donné touchant la méthode physique des enseignements dont la justesse et la profondeur passent de beaucoup tout ce que le monde enten­ dra dire à ce sujet jusqu'au milieu du xixe siècle » ; cf. Annales de Phil, chrét., juillet 1908, pp. 352-376. — On connaît le passage classique de saint Thomas : « Les suppositions que les astro­ nomes ont imaginées ne sont pas nécessairement vraies ; bien que ces hypothèses paraissent sauver les phénomènes (salvare apparentias), il ne faut pas affirmer qu’elles sont vraies, car on pourrait peut-être expliquer les mouvements apparents des étoiles par quelque autre procédé que les hommes n'ont point encore conçu » de Cœlo, 1. II, leç. xvn, et aussi 1. I, leç. 3 — et Summa Theol., Ift, q. 32, a. 1, ad 2. — M. Duhem montre également que «Bellarmin et celui qui allait être Urbain VIII firent à Galilée les remarques si logiques qui avaient été si nettement formulées auparavant par saint Thomas d'Aquin, Osiander et plusieurs autres ; mais ils ne parvinrent pas, semblet-il, à le convaincre et à le détourner de sa confiance exagérée en la portée de la méthode expérimentale «... «Contre le réalisme impénitent de Galilée, le Pape donna libre cours au réalisme (devenu) intransigeant des péripatéticiens du S.Office.» (Annales de Phil, chrét., sept. 1908.) THÉORIE NOMINALISTE DU SENS COMMUN 41 de Dieu et de l’âme) avec la logique, la morale, la cosmologie générale et la mathématique à être vraiment sciences au sens plein du mot, si par science on entend la connaissance qui assigne le -pourquoi ou la raison d’être nécessaire de ce qu’elle affirme 1. La science positive ne connaît pas ce propter quid mais seulement le quia, les faits généraux. Elle sait que la chaleur dilate le fer, mais non pas pourquoi la chaleur dilate le fer, car elle ignore la raison d’être spécifique et de la chaleur et du fer. La part d’intelligibilité qui est en elle vient de l’application qu’elle fait des principes métaphysiques de causa­ lité, d’induction, de finalité. Son objet parce qu’essentiellement matériel et instable est aux frontières inférieures de l’être et par conséquent de l’intelli­ gibilité. La deuxième opération de l’esprit, le jugement, montre encore mieux, s’il est possible, que l’objet formel de l’intelligence est Vôtre. L’âme de tout jugement est le verbe être: Cet homme marche = cet homme est marchant. Dans le jugement, le verbe être affirme l’identité réelle du sujet et du prédicat qui ne sont que logiquement distincts : cet homme est (le même être qui est) marchant. En d’autres termes, le verbe être affirme que ce qui est désigné par le sujet et ce qui est désigné par le prédicat est en réalité un seul et même être (possible ou actuel). Le jugement recompose et x. * Scire simpliciter est cognoscere causam propter quam res est et non potest aliter se habere. » Post. Anal., 1. 1. (Comm. de S. Th., leç. 4.) 42 CE qu’est le sens commun restitue à l’être ce que l’abstraction a séparé1. « Ea quæ seorsum intelligimus, oportet nos in unum redigere per modum compositionis vel divi­ sionis enuntiationem formando. » (Ia, q. 14, a. 14 ; q. 85, a. 5. — C. Gentes, 1. I, c. 57). Cette présence de l’être dans le jugement le différencie radica­ lement de l’association qui n’est qu’une juxtapo­ sition mécanique de deux images. Par le raisonnement enfin nous percevons la raison d’être (extrinsèque) du moins connu dans le plus connu, tandis que les consécutions empiriques régies par les lois de l’association ne sont encore que des juxtapositions d’images. — La démonstra­ tion à priori nous fait connaître la raison d’être extrinsèque de la chose affirmée par la conclusion ; la démonstration à posteriori nous fait connaître la raison d’être extrinsèque de l’affirmation de la chose. — Exemple de démonstration à priori: Tout être dont la nature est absolument simple est incor­ ruptible ; or l’âme humaine a une nature abso­ lument simple ; donc elle est incorruptible. Ce raison­ nement nous montre la raison d’être extrinsèque de l’incorruptibilité de l’âme. Cela suppose que l’on a dans la majeure l’intuition intellectuelle de la simplicité considérée en elle-même et comme raison d’être de l’incorruptibilité. Si au contraire, comme le veulent les nominalistes, les termes des prémissesi. i. Ni Dieu ni l’ange ne font cette synthèse mentale, expres­ sion d’une identité réelle, parce qu’ils n’abstraient pas l’intel­ ligible du sensible ; en entendant un intelligible, ils en pénètrent d’une seule intuition la nature et les propriétés. THÉORIE NOMINALISTE DU SENS COMMUN 43 ne sont que des images communes, accompagnées d’un nom, il va sans dire que le syllogisme est une vaine tautologie comme l’ont soutenu Sextus Empiricus, Stuart Mill et Spencer. La majeure, disait Sextus, suppose qu’on a vérifié tous les cas particuliers, y compris celui que vise la conclusion ; en effet pour le nominaliste le nom commun n’ex­ prime pas l’universel qui est fondamentalement dans les choses, il désigne seulement une collection d’individus. — La démonstration à -posteriori nous donne la raison d’être extrinsèque de l’affirmation de la chose ; exemple : Le mode de l’opération suit le mode d’être ; or l’âme humaine a une opération intrinsèquement indépendante de tout organe ; donc l’âme humaine dans son être est intrinsèquement indépendante de tout organe, c’est- à-dire spirituelle. Nous voyons la raison pour laquelle il faut nécessai­ rement affirmer la spiritualité de l’âme. Si nous considérons maintenant les principes sur lesquels repose la conséquence des démonstra­ tions, nous verrons encore que cette conséquence ne peut être saisie que par une faculté qui a pour objet formel Yêtre. — Les démonstrations directes ou ostensives sont fondées sur le principe d’iden­ tité, immédiatement impliqué dans l’idée à.'être: elles reposent en effet sur le principe « dictum de omni dicitur de singulis contentis sub illo » ou au point de vue de la compréhension « prædicatum prædicati est prædicatum subjecti », ce qui revient à dire « quæ sunt eadem uni tertio sunt eadem inter se », principe qui dérive immédiatement du prin­ cipe d’identité « l’être de soi est un et le même ». — 44 CE qu’est le sens commun Les démonstrations indirectes ou par l’absurde sont fondées sur le principe de contradiction qui n’est qu’une forme négative du principe d’identité : « un même être ne peut pas en même temps et sous le même rapport être ce qu’il est et ne pas l'être ». — Le principe d’induction étant lui-même, quoi qu’en disent les nominalistes, un dérivé du prin­ cipe de raison d’être \ on voit que le raisonnement soit déductif soit inductif ne peut être que l’acte d’une faculté qui a pour objet Yêtre. L’examen des trois opérations de l’esprit nous montre donc que si Yobjet propre de l'intelligence humaine en tant qu’humaine (en tant qu’unie au corps) est l’essence des choses sensibles, en fonction desquelles, ici-bas, elle connaît toutes choses, Yobjet formel et adéquat qui lui convient en tant qu’intelligence (dominant le corps) c’est Yêtre sans res­ triction, ce qui lui permettra de connaître d’une certaine manière tous les êtres, tout ce qui a raison d’être. (Ia, q. XII, a. 4.) L’être dont il est ici ques­ tion n’est pas précisément l’être existant de fait, c’est l’être qui abstrait et de l’état de simple possi­ bilité et de l’état d’existence actuelle, c’est ce qui est ou peut être. C’est ainsi que nous concevons ce qu’est l’homme, abstraction faite d’une existence actuelle ; de même nous jugeons que l’homme est libre et nous le prouvons : parce qu’il est raisoni. Si la même cause naturelle dans les mêmes circonstances ne produisait pas le même effet, le changement de l’effet (sans changement'préalable dans la cause et les circonstances) serait sans raison d’être. THÉORIE NOMINALISTE DU SENS COMMUN 45 nable. L’objet de l’intelligence c’est Yêtre réel qui se divise en possible et actuel; car le possible est déjà du réel \ quid capax existendi, distinct de l’être de raison (pur pensable) et du pur néant qui ne peut même pas être objet de pensée. Lorsque je dis : « il est impossible qu’une chose si elle est ne soit pas», j’affirme une impossibilité réelle et non pas seulement une impossibilité logique (ou impensabilité). 'L’être apparaît donc comme la lumière objective de l’intelligence, le principe d’universelle intelligi­ bilité : « Intellectus naturaliter cognoscit ens et ea quæ sunt per se entis inquantum hujusmodi, in qua cognitione fundatur primorum principiorum noti­ tia. » Les principes de finalité et de causalité, comme le principe d’induction, sont des dérivés du prin­ cipe de raison d’être. Et ce dernier, nous le montre­ rons plus loin1 2, se rattache au principe d’iden­ tité par le principe de contradiction. Quant au principe de substance, il n’est, nous allons le voir, qu’une simple détermination du principe d’iden­ tité. Si donc notre intelligence réifie, ce n’est pas le moins du monde parce qu’elle est « obsédée de préoccupations pratiques », c’est parce qu’elle est une intelligence, parce qu’elle a pour objet ce trans­ cendantal qui imbibe toutes choses : Yêtre, et non pas la couleur, ou le son, ou le fait interne. 1. Cf. S. Thomas, Quodl. VIII, q. I, a. 1 ; Cajetan, in I. de Ente et essentia, c. 4, q. 6 : Zigliara, De la lumière intellectuelle, t. ÏII, p. 209. 2. Cf. 1« partie, ch. Il, § 6, p, 107. 46 CE qu’est le sens commun Bien loin que la substance soit « une position dans l’espace », résultat du morcelage du continu sensible, elle est un principe formel d’un autre ordre que la quantité et les qualités sensibles. Tout entier dans le tout, et tout entier en chaque partie, ce principe formel assure l’imité du tout. Les sens ne le peuvent saisir. L’intelligence seule l’atteint. Au regard de cette intelligence, la substance n’est qu’une détermination première de l’être, nécessaire pour rendre intelligible en fonction de l’être un groupe phénoménal qui se présente comme auto­ nome. Lors de la première présentation d’un objet sensible quelconque, comme les langes dont l’enfant est enveloppé, tandis que la vue saisit la couleur de cet objet, le toucher, sa forme et sa résistance, l’intelligence saisit confusément Y être, « quelque chose qui est ». Ce premier objet connu par l’intel­ ligence deviendra d’une façon précise sujet un et permanent (substance) lorsque l’intelligence remar­ quera la multiplicité de ses phénomènes et leur changement. Le multiple, en effet, n’est intelli­ gible qu’en fonction de l’un, et le transitoire qu’en fonction du permanent ou de l’identique ; parce que « l’être de soi est un et le même », c’est une des formules du principe d’identité, dont le prin­ cipe de substance n’est qu’une détermination. Dans la genèse de ses connaissances, l’intelligence passe de l’idée d’être, qui contient déjà implicitement l’idée de substance, aux idées confuses de manière d’être, de multiplicité, de changement ; elle cherche à rendre intelligibles ces nouvelles idées à la lumière de l’idée d’être ; c’est alors qu’elle connaît le « quel­ THÉORIE NOMINALISTE DU SENS COMMUN 47 que chose qui est », comme sujet un et permanent, comme être au sens plein du mot, comme ce qui existe ou subsiste [substance). De là elle est conduite à préciser l’idée de manière d’être, qui ne peut se définir qu’en fonction de ce qui existe en soi : la manière d’être, ens entis, n’est pas ce qui existe ou subsiste (id quod est), mais ce par quoi quelque chose qui est modifié de telle ou telle façon (id quo aliquid est tale) « Les modifications supposent le modifié. Celui-ci, seul, peut rendre compte de la permanence, de la continuité du réel sous le flux évolutif du cosmos i. 2. » M. Bergson et M. Le Roy cherchant à expliquer l’intelligence humaine par l’hypothèse de l’évolu­ tion ramènent l’homme à l’animal3 ; si l’animal i. Saint Thomas a très bien montré ce progrès dans la con­ naissance intellectuelle, passant comme la connaissance sen­ sible du confus au distinct ; c'est la raison profonde pour laquelle notre intelligence est obligée d'unir ou de séparer des notions en ses jugements affirmatifs ou négatifs, et en ses raisonnements. « Intellectus humanus non statim in prima apprehensione capit perfectam rei cognitionem : sed primo apprehendit aliquid de ipsa, puta quidditatem ipsius rei, quæ est primum et proprium objectum intellectus (connaissance confuse de la définition réelle, quid rei, impliquée dans la définition nominale, quid nominis) ; deinde intelligit proprietates et accidentia et habitu­ dines circumstantes rei essentiam (cette connaissance confuse des propriétés précise la connaissance de la définition, permet de dégager le différence spécifique, quid rei distinct, qui explique à son tour à priori les propriétés). Et secundum hoc necesse habet unum apprehensum alii componere et dividere et ex una compositione et divisione ad aliam procedere : quod est ratio­ cinari. » Ia, q. 85, a. 5. Tel est le morcelage de 1'intelligible, parallèle au morcelage du sensible, mais d’un autre ordre. 2.. P. de. Munnynck, op.cit.. p. 137. 3. «Notre intelligence au sens étroit du.mot, dit M. Bergson, 48 CE qu’est le sens commun privé d’intelligence pouvait parler, la substance, ce qui est, ne serait pour lui qu’une entité verbale, flatus vocis : « La faculté distinctive de l’être intel­ ligent est de pouvoir donner un sens à ce petit mot est. » — Mais, pour la même raison, M. Bergson et M. Le Roy devraient refuser à l’homme comme à l’animal la conscience de son propre moi ; l’homme aurait-il conscience de son moi opposé au non-moi si son intelligence par réflexion sur. elle-même ne divisait pas l’être (primum cognitum) en sujet rela­ tif à l’être et en objet conçu dès lors comme nonmoi ; et si elle ne concevait pas le sujet comme un et identique sous ses phénomènes multiples et transitoires, c’est-à-dire comme substance? Nous le montrerons longuement plus loin 2, puis­ sance et acte, matière et forme, cause efficiente et finale ne sont pas davantage des divisions du con­ tinu sensible, mais des divisions de l’être que seule l’intelligence perçoit dans ce continu que les sens appréhendent. Puissance et acte et les quatre causes sont des divisions de l’être qui s’imposent pour rendre intelligibles en fonction de l’être et du prin­ cipe d’identité la multiplicité et le devenir. Substances, causes, puissance et acte, entités est destinée à assurer l’insertion parfaite de notre corps dans son milieu, à se représenter les rapports des choses extérieures entre elles, enfin à penser la matière. L’intelligence se sent chez elle tant qu'on la laisse parmi les objets inertes, plus spécialement parmi les solides, où notre action trouve son point d’appui et notre industrie ses instruments de travail, » Évolution créatrice, p. r. i. Cf. im partie, ch il, § 6, 7, pp. 105-117 ; et dans l’étude suivante sur les preuves de l’existence de Dieu, 2e partie, cb. n, § 4, 5, pp· 205-214. THÉORIE NOMINALISTE DU SENS COMMUN 49 verbales que tout cela, dit M. Le Roy ; morcelage utilitaire auquel nous avons recours parce qu’il facilite la parole et l’action de la vie pratique. Mor­ celage absolument nécessaire, dirons-nous, sous peine de tomber dans l’absurde, de nier le principe d’identité comme la loi fondamentale du réel et de mettre la contradiction au principe de tout. §3. — Conséquences du nominalisme bergsonien : Négation de la raison et de la valeur objective du principe de non-contradiction. C’est là, en effet, le dernier mot du bergsonisme : la théorie du sens commun qu’on nous présente suppose la vérité du nominalisme empiriste, mais d’un nominalisme tel qu’il est la négation absolue de la raison et peut-être même de la conscience. Négation de la raison : aux concepts rigides ne répondent pas des « natures » ; les notions premières et les tout premiers principes ne sont eux-mêmes que des vues superficielles prises sur le devenir. Le principe d'identité ou de non-contradiction est menteur. Loi première de la raison raisonnante, il ne saurait être la loi première du réel : la réalité fondamentale est devenir. A preuve, ce témoignage des sens : « il y a plus dans un mouvement que dans les positions successives attribuées au mobile, plus dans un devenir que dans les formes traversées tour à tour, plus dans l’évolution de la forme que dans les formes réalisées l’une après l’autre 1 ». Incon-i. i. Évolution créatrice, p. 341. 5θ CE qu’est le sens commun testable s’il s’agit seulement des immobilités prises par les sens sur le devenir, cette proposition érigée en principe absolu devient : « il y a plus dans le mouvement que dans l’immobile ; c’est donc du mou­ vement que la spéculation devrait partir1 » pour expliquer l’immobile ; la réalité fondamentale est devenir. Tel est l’argument sur lequel repose tout le sys­ tème bergsonien. Il est aisé de voir qu’il est la négation de la valeur objective du principe d’iden­ tité. D’où vient que, pour M. Bergson, il y a plus dans le mouvement que dans l’immobile? C’est que placé comme Héraclite au point de vue des sens (expérience externe et interne), l’immobile pour lui c’est ce qui est en repos et qu’avec du repos on ne fera jamais du mouvement comme le prouvent les arguments de Zénon. — Pour Platon et Aristote, pour la philosophie traditionnelle, il y a plus dans l’immobile que dans le mouvement, parce que, pla­ cés au point de vue de l’intelligence, l’immobile pour eux c’est avant tout ce qui est, par opposition à ce qui n’est pas encore mais devient ; comme l’im­ muable est ce qui est et ne peut pas ne pas être, par opposition à ce qui n’ayant pas en soi la raison suf­ fisante de son existence peut cesser d'exister. — Le principe sensualiste « il y a plus dans le mouvement que dans l’immobile » devient donc si on le trans­ pose en termes d’intelligence : « il y a plus dans ce qui devient et n’est pas encore que dans ce qui est », donc le devenir ne peut avoir sa raison dansi. i. Évolution créatrice, p. 341. THÉORIE NOMINALISTE DU SENS COMMUN 5l l’être, il est à lui-même sa raison. On est amené ainsi à nier la valeur objective du principe d’iden­ tité ou de non-contradiction : le devenir en effet est union successive du divers (ex. : un objet violet devient rouge) ; dire que l’union incausée du divers est -possible, c’est dire que le divers de soi est un et le même au moins d’une unité d’union ; ex. : ce qui est violet par soi et comme tel (inconditionnel­ lement) devient rouge, bien que en tant que violet il soit non-rouge. C’est nier une formule immédia­ tement dérivée du principe d'identité, ou de non­ contradiction, reconnaître que l’absurde est seule­ ment impensable mais non pas impossible ; la nature intime des choses, comme l’avait dit Hégel, est une contradiction réalisée. — Conséquemment, Dieu n’est pas à l’être comme A est A, il n’est pas Ylpsum esse en tout et pour tout identique à lui-même, il n’est pas l’Acte pur absolument simple et immuable et par là essentiellement distinct du monde mul­ tiple et changeant. Dieu est une « réalité qui se fait1 », « une continuité du jaillissement12 » qui ne se conçoit plus sans le monde qui jaillit de Lui ; nous revenons au panthéisme évolutionniste3 ; en réalité, Dieu devient et n’est pas encore, à vrai dire il ne sera jamais4. 1. Évolution créatrice, p. 269. 2. Ibid., p. 270. 3. Cf. plus loin : 2e partie, ch. in, § 1 et 2 : « Le Panthéisme de la philosophie nouvelle », pp. 230-234. 4. Pour M. Bergson, toute immobilité est l’inertie de l'être figé, cristallisé, privé de vie. Il n'a pas de peine à montrer que le vivant est supérieur à cet être inerte, inanimé. Mais il oublie qu’au-dessus de l’instabilité de ce vivant, toujours en 52 CE qu’est le sens commun La raison réclame, mais qu’est-elle? Système immobile de formes et de catégories, résidu mort de l’action. Pourquoi d’ailleurs ses axiomes fondamen­ taux ne changeraient-ils pas : « axiomes et catégo­ ries, formes de l’entendement ou de la sensibilité, tout cela devient, tout cela évolue, l’esprit humain est plastique et peut changer ses plus intimes dé­ quête de ce qu'il n’a pas, il y a l’immutabilité de l’être qui est d’emblée en possession de la plénitude qu’il doit avoir. (Cf. plus loin, 2e partie, ch. Il, § 6, p. 231.) Il y a dans tous les ordres deux espèces d’immutabilité. Celle d’abord des « saturés », comme dit saint Paul, des esprits bornés et des cœurs étroits, des entêtés qui ne voient qu’un côté des choses et veulent en faire l’absolu. C’est ce qui faisait dire à Renan : les convaincus sont des sots, des unilatéraux, des simplistes. C’est l'immutabilité du fanatique et du sectaire. Au point de vue du cœur, c’est celle de l’égoïste, plein de luimême et rassasié. C’est l'immobilité du plaisir au repos rêvé par Épicure, le non-trouble, l’ataraxie qui s'obtient par la suppression du désir. Au-dessus de cette immobilité cadavérique qui provient de l'étroitesse des capacités réceptives et du désir, il y a quelque chose de supérieur qui ne se trouve que dans les natures capables de voir les multiples aspects des choses, sans pouvoir cependant ramener cette multiplicité à une unité supé­ rieure. C'est l'instabilité du dilettante, trop exigeant pour être jamais satisfait de ce qu’il a ; celle d’un Gœthe, d’un SainteBeuve, d’un Renan. C’est l'inconstance et l’agitation, la recherche qui n’aboutit pas. C’est l’état d'esprit de celui qui préfère, comme dit Pascal, la recherche de la vérité à la vérité, parce qu’il n’a pas la force de s’arrêter et de la contempler quand il la possède, parce qu’il a peur de ses exigences : « Quand j’ai connu la vérité, j’ai cru que c’était une amie ; « Quand je l'ai comprise et sentie, j’en étais déjà dégoûté. » Au-dessus, il y a l'immutabilité qui provient non pas de l’étroitesse des capacités ou de la pauvreté du désir, mais bien de la perfection de ce que l'on possède, de la valeur du but réalisé. Ce n’est plus l’immutabilité du simpliste, de l’esprit fermé, c’est celle de l’esprit synthétique qui a su se dégager THÉORIE NOMINALISTE DU SENS COMMUN 53 sirs1 ». Au-dessus de la raison, il y a l’instinct, l’inspiration libre qui innove et qui crée. M. Bergson et ses disciples ont admirablement mis en relief, il faut l’avouer, ces faits d'invention ; mais les conclusions qu’ils en tirent contre l’intellectualisme sont manifestement excessives. Pourquoi ne pas expliquer ces faits comme le faisait récemment M. H. Poincaré par cette sensibilité esthétique spé­ ciale que possède seul le véritable inventeur : « les combinaisons utiles, ce sont précisément les plus belles, je veux dire celles qui peuvent le mieux char­ mer cette sensibilité spéciale que les mathématiciens du détail, sortir du multiple, faire l’unité dans sa science, à. la manière d’un Platon, d’un Aristote, d’un Thomas d’Aquin, d'un Leibnitz. Au point de vue de la volonté, cette immutabilité supérieure est celle par laquelle se définit la sainteté. (Il* IIæ, q. 81, a. 8.) Le saint est l’être immuablement fixé en Dieu par la vision et la charité, c’est l’immutabilité des êtres qui sont sortis du relatif, qui ont vraiment trouvé l’Absolu. (Cf. Is, q. 9, a. i et 2 : Utrum Deus sit omniuo immutabilis.) Dieu lui-même est immuable comme la Pensée de la Pensée toujours actuelle ou l'Acte du Bien éternellement subsistant. Cela est tellement évident, qu’Héraclite lui-même reconnaît l’immobilité supérieure au flux universel, supérieure comme une loi qui s’impose à lui : la loi du mouvement, l’union des con­ traires, leur conciliation, leur harmonie. «Loi fatale», «justiefe armée ». Si le soleil transgressait la loi de sa course, les Érinnies viendraient au secours de la Justice et il y aurait une nuit éternelle. Cette Justice armée, pensée gubernatrice, Heraclite, malgré tout, lui conserva son nom : c'est Dieu. M. Bergson prétend identifier la réalité divine avec un devenir sans points fixes et sans lois. Au dire de M. Jacob, « c’est l'antique matière qui remonte au premier plan et refoule l’idée ». Saint Thomas dirait : < Et hoc incidit in errorem David de Dinando, qui stultissime posuit Deum esse materiam primam. » (I», q. 3, a. 8.) i. Lb Roy, Revue de Mit. et Mor., 1901, p. 305. Le sens commun 5 54 CE qu’est le sens commun connaissent, mais que les profanes ignorent au point qu’ils sont souvent tentés d’en sourire ». (L'Invention mathématique, conférence faite à l’institut général psychologique le 23 mai 1908.) Ces faits d’inspira­ tion ne suffisent évidemment pas à établir que l’esprit en son fond est liberté et se donne librement à lui-même ses premiers principes. Telle est pour­ tant la doctrine bergsonienne : l’esprit est la plus haute manifestation de cet élan vital, réalité pro­ fonde « que faute d’un meilleur mot nous avons appelé conscience1 », mais qu’on devrait appeler bien plutôt Y Inconscient 1 23.— L’anti-intellectualisme absolu de M. Bergson apparaît ainsi comme un hégé­ lianisme vu à l’envers. Hégel ramenait le réel au rationnel, le fait au droit, la liberté à la nécessité intellectuelle, le succès à la moralité. Les anti­ intellectualistes font l’inverse, ils ramènent le ration­ nel au réel (entendu au sens de fait), le droit au fait accompli, la nécessité à une liberté sans intel­ ligence (pure spontanéité) s, la moralité au succès. 1. Évolution créatrice, p. 258. 2. Impulsion créatrice, aveugle et sans intelligence, assez semblable à la volonté obscure de Schopenhauer, dit M. Aliotta. La Cultura flosofca, 15 sept. 1907. 3.La liberté humaine comme l'idée générale est due, selon M. Bergson, à la constitution du cerveau humain. «La con­ science universelle s’endort quand la vie est condamnée à l’auto­ matisme, elle se réveille dès que renaît la possibilité d’un choix. Et chez les animaux à système nerveux elle est proportionnelle à la complication du carrefour où se croisent les voies dites sensorielles et motrices, c’est-à-dire du cerveau... Le cerveau humain diffère des autres cerveaux en ce que le nombre des mécanismes qu’il peut monter et par conséquent le nombre des déclics entre lesquels il donne le choix est indéfini... L’homme THÉORIE NOMINALISTE DU SENS COMMUN 55 Les deux systèmes extrêmes se touchent, et devaient fatalement se rencontrer, puisque l’un et l’autre, fils d’Héraclite, veut être une philosophie du devenir et de la fusion des contraires. Le nominalisme bergsonien n’est pas seulement la négation de la raison qu’il subordonne à la con­ science, il paraît être aussi la négation de cette con­ science qui se subordonnerait à son tour à la vie animale et végétative ; tout se ramènerait à la bio­ logie. C’est ce que prétendaient M. Couturat et M. Jacob, ce que dit aussi M. H. Poincaré, ce que reconnaissent certains des plus fidèles disciples de M. Bergson. « D’après cette méthode nouvelle, remarque M. Couturat, pour connaître les choses telles qu’elles sont, il ne faut pas user de l’intel­ ligence, qui ne peut que les dénaturer, mais se rap­ procher de l’expérience brute, se plonger dans le tourbillon des sensations, s’abîmer enfin dans le torrent de la vie animale et végétative, se perdre dans l’inconscience et se noyer dans les choses. Ce n’entretient pas seulement sa machine, il arrive à s’en servir comme il lui plaît. Il le doit à la supériorité de son cerveau. » (Évolution créatrice, p. 284-287.) Cette liberté n’est pas celle requise par l'Église pour qu’il y ait mérite ou démérite, c’est-àdire le pouvoir de se décider entre deux partis possibles ; «si notre action nous a paru libre, selon M. Bergson, c’est parce que le rapport de cette action à l’état dont elle sortait ne saurait s’exprimer par une loi, cet état psychique étant unique en son genre et ne devant plus se reproduire jamais ». (Essai sur les données immédiates de la Conscience, c. m, pp. 127 à 138.) — « On ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve », voilà la liberté ; pourquoi n’existerait-elle pas aussi bien chez le chien que chez l'homme? — Au fond c’est revenir à l’empirisme de Hume pour qui il n’y avait au sens propre des mots ni nécessité, ni liberté. 56 CE qu’est le sens commun réalisme psychologique conduit à l’idolâtrie du fait en métaphysique et en morale ; mais il se détruit lui-même, car en s’attachant aux données immé­ diates et en voulant les dégager des formes intel­ lectuelles, il arrive à dissoudre la conscience ellemême et à faire évaporer le moi au sein de la nature *. » Selon M. Le Roy, en effet, la connais­ sance pure ne doit-elle pas s’efforcer de revenir autant qu’il est possible à la perception primitive de l’enfant au berceau? Cette perception seule révèle le réel sans le déformer. Ce retour n’est pas abso­ lument impossible, et « nous pouvons le soupçonner par quelques expériences. Imaginons, en effet, des circonstances où nos habitudes soient désorientées. Nous voici, par exemple, couchés dans la campagne, à demi abrités du soleil sous un feuillage mouvant, par une chaude journée d’été, dans cette dispo­ sition d’esprit paresseuse et abandonnée, où il semble que noire conscience se dissolve sous la molle ■pesée de la vie tmiverselle ; nous sommes éblouis, écrasés, désagrégés, noyés sous le flux incessant des images éclatantes, et nous sentons en même temps s’évanouir, avec le désir de toute activité, les limites précises qui morcellent la Nature pour notre vue ordinaire 123.» Ailleurs, il est question de la « sincérité » d’un bicycliste qui « s’abandonne au charme étrange du changement, à l’ivresse délicieuse du devenir8 ». C’est ce que M. Le Roy 1. L. Couturat, Revue de Mit. et Mor., 1897, pp. 241 et 242. 2. Le Roy. Revue de Mit. et de Mor., 1899. P· 384· C’est moi qui souligne. 3. Ibid., p. 414. THÉORIE NOMINALISTE DU SENS COMMUN 57 appelle «se laisser aller au plaisir intelligent de recevoir les impressions sans réagir comme des révé­ lations de l’Être 1 ». M. Couturat préfère dire : « C’est s’abîmer dans le torrent de la vie animale et végé­ tative, se perdre dans l’inconscience et se noyer dans les choses » ; au même endroit, il qualifie ce procédé de connaissance de « sensualisme mystique absurde à priori » ; je ne vois pas ce qu’on peut lui répondre. De fait, on ne lui a jamais répondu, pas plus d’ailleurs qu’à M. Jacob, dont les objections restent si fortement motivées 123. Par son intuition, cela va sans dire, M. Le Roy est au-dessus de toutes les critiques que peut lui faire un logicien. Il a pourtant cherché à légitimer sa position par la critique des sciences. Reste alors la difficulté de M. H. Poincaré : « Voyons, vous avez écrit de longs articles, il a bien fallu pour cela que vous vous ser­ viez de mots. Et par là n’avez-vous pas été beaucoup plus « discursif » et par conséquent beaucoup plus loin de la vie et de la vérité que l’animal qui vit tout simplement sa philosophie? Ne serait-ce pas cet animal qui est le véritable philosophe... Peutêtre devrons-nous conclure au « primat » de l’action. Toujours est-il que c’est notre intelligence qui con­ clura ainsi ; cédant le pas à l’action, elle gardera de la sorte la supériorité du roseau pensant8. » Mais chose plus embarrassante encore, la même 1. Le Roy, Revue de Mét. et de Mor., 1899, p. 384. 2. Jacob, «La Philosophie d’hier et celle d’aujourd’hui». Revue de Mét. et de Mor., mars 1898. 3. H. Poincaré, La Valeur de la science, p. 216. 58 CE qu’est le sens commun objection est faite par certains bergsoniens des plus dociles à la voix du maître et des plus convaincus. M. G.-H. Luquet, qui n’a d’autre prétention que d’être « un bergsonien orthodoxe » et de « mettre du Bergson à la portée des candidats au baccalau­ réat », vient de conclure son exposé du bergsonisme par ces mots : « Ainsi, c’est par l’utilité vitale, par une finalité immanente qui d’ailleurs n’implique nullement une intelligence directrice, Providence ou nature, et peut fort bien se concilier avec le mécanisme, que s’expliquent en dernière analyse l’existence de la conscience, ses modalités et son développement, ses caractères réels et les caractères apparents qu’elle présente à une observation superficielle x. » On voit d’ici les théologiens catholiques à la remorque de M. Le Roy se convertissant au bergso­ nisme. C’est pourtant à cela que nous conviait l’au­ teur de Dogme et critique. Si des théologiens catho­ liques se convertissent jamais au bergsonisme, de leur théologie à celle de Ritschl 12 il n’y aura plus grande différence. Il y a plus d’un demi-siècle qu’on 1. Luquet, ancien élève de l’École normale supérieure, pro­ fesseur agrégé de philosophie. Idées générales de psychologie. Alcan, 1906, p. 288. 2. Cf. Ernest Bertrand, Une nouvelle Conception de la Rédemption (La doctrine de Ritschl), Paris, Fischbacher. — L’auteur montre très bien comment «la théorie empiriste ou nominaliste de la connaissance est la clef du système théologique de Ritschl », comment « elle explique et implique toute la dogma­ tique de ce théologien ». Cf. p. 29... et p. 149... — On a aussi montré fort justement comment ce système théologique présente la synthèse attendue de tout un courant d’idées philosophiques et morales dont Kant est la source. Cf. Henri Schoen, Les Origines historiques de la théologie de Ritschl (Paris, 1893). THÉORIE NOMINALISTE DU SENS COMMUN 59 fait et refait en Allemagne l’expérience que nous propose M. Le Roy. § 4. — Pourquoi le sens commun ainsi conçu conser­ verait-il une valeur -pratique immuable? Il est enfin une dernière difficulté : pourquoi « le sens commun, en tant qu’organisation utilitaire de la pensée en vue de la vie pratique » serait-il quel­ que chose de stable? Pourquoi sa valeur de signi­ fication mériterait-elle une adhésion irréformable et absolue que ne mérite pas sa valeur de représenta­ tion? M. Le Roy devient ici bien timide ; pourquoi cet instinct pratique conservateur si « axiomes et catégories, formes de l’entendement et de la sensi­ bilité, deviennent et évoluent ; si l’esprit humain est plastique et peut changer ses plus intimes dé­ sirs »? Pourquoi ne pas dire des principes de la morale ce qu’en dit M. Jean Weber, qui tire les conséquences rigoureuses du bergsonisme, et abou­ tit à l’amoralisme du fait: le succès justifie tout1?i. i. « La morale, écrit M. J. Weber, en se plaçant sur le terrain où jaillit sans cesse, immédiate et toute vive, l’invention, en se posant comme le plus insolent empâtement du monde de l'intel­ ligence sur la spontanéité, était destinée à recevoir de continuels démentis de cette indéniable réalité de dynamisme et de création qu’est notre activité... En face de ces morales d’idées, nous esquisserons la morale, ou plutôt l'amoralisme du fait... Nous appelons «bien» ce qui a triomphé... Le succès, pourvu qu’il soit implacable et farouche, pourvu que le vaincu soit bien vaincu, détruit, aboli sans espoir, le succès justifie tout... L’homme de génie est profondément immoral, mais il n'appartient pas à n’importe qui d'être immoral. — Dans ce monde d’égoïsmes 6o CE qu’est le sens commun S’il faut en venir à ce défi au sens commun dans l’ordre pratique pourquoi le sens pratique du dogme serait-il immuable? Pourquoi même le sens profond qu’il a pour Dieu ne changerait-il pas, si Dieu est une « réalité qui se fait », un incessant devenir? Nous dirons plutôt : à fortiori, rien de stable au point de vue pratique, si les tout premiers prin­ cipes de la raison spéculative sont appelés à changer. Pourquoi les commodités qui nous ont dicté le morcelage ne se modifieraient-elles pas du jour au lendemain, si la réalité fondamentale est essentiel­ lement devenir et liberté? Le sens commun se reconnaîtra-t-il jamais dans le portrait qu’a fait de lui M. Le Roy? Il vaut mieux l’avouer, avec M. Bergson lui-même, cette philo­ sophie nominaliste du devenir est exactement à l’antipode « de la métaphysique naturelle de l’intel­ ligence humaine ». « C’est du mouvement que la spéculation devrait partir, dit M. Bergson. Mais (il faut le reconnaître) l’intelligence renverse l’ordre des deux termes, et sur ce point la philosophie antique procède comme le fait l’intelligence » Elle explique étrangers les uns aux autres, le « devoir » n’est nulle part et il est partout ; car toutes les actions se valent en absolu. L’acte est à lui-même sa loi... Le pécheur qui se repent mérite les tourments de son âme contrite, car il n’était pas assez fort pour transgresser la Loi, il était indigne de pécher ; le criminel impuni que le remords torture, qui vient se livrer et avouer, mérite le châtiment, car il n’a pas été assez fort pour porter d’une âme impassible le terrible poids du crime. » (Revue de Métaphysique et de Morale, 1894, pp. 549-560.) Dès lors pas de différence entre Ravachol et le martyr chrétien. I. Évolution créatrice, p. 342. THÉORIE NOMINALISTE DU SENS COMMUN 6l le mouvement par l’immobile ; c’est pourquoi elle admet un Dieu immuable, acte pur, et des choses créées ou substances. M. Bergson devrait dire : elle explique le devenir par l’être, les phénomènes par la substance, pour rester fidèle au principe d’iden­ tité qui doit être la loi fondamentale du réel comme il est la loi fondamentale de l’intelligence qui a pour objet formel l’être même. Le sens commun ne se reconnaîtra jamais dans une philosophie du devenir, pas plus que dans une philosophie du phénomène ; il est, nous allons le voir, une philosophie rudimentaire de l’être. Ce chapitre terminé nous avons été heureux de trouver une conclusion à peu près semblable dans le dernier livre de M. Boutroux, Science et religion. (Remarques critiques sur la philosophie de l’action, p. 293...) «La philosophie de l’action a beau mul­ tiplier les analyses et les raisonnements ingénieux : elle persuade difficilement aux savants que la science non seulement invente tous les concepts, toutes les mesures où elle enserre les phénomènes, mais fa­ brique les phénomènes eux-mêmes... D’autre part, en ce qui concerne le travail qu’accomplit l’esprit pour créer les symboles scientifiques, le savant ne peut admettre qu’il ne s’agisse ici que d’opérations purement arbitraires, aboutissant à formuler de sim­ ples conventions... Ces opérations sont réglées par certains principes intellectuels ; elles tendent à intro­ duire dans notre connaissance des choses Y intelligibi­ lité, elles répondent à un idéal que nous nous propo­ sons. Elles impliquent, en un mot, ce qu’on appelle la raison, le sens de l’être, de l’ordre, de l’harmonie... 62 CE QU’EST LE SENS COMMUN « La religion, du moins telle que la développe la philosophie de l’action, demeure-t-elle bien ellemême? On pose en principe que tout ce qui s’adresse à l’entendement est une expression, un symbole, un véhicule de la religion, mais n’est pas la religion elle-même. Le domaine de la religion serait, en ce sens, exclusivement la pratique, la vie. — Mais, en réalité, tout sentiment, toute action religieuse enve­ loppe des idées, des concepts, des connaissances théoriques. Que restera-t-il lorsque, des religions telles qu’elles nous sont données, on aura, à la lettre, éliminé tout élément intellectuel? L’action, pour l’action, par l’action, la pratique pure, engendrant peut-être des concepts, mais indépendante elle-même de tout concept, ce pragmatisme abstrait mérite-t-il encore le nom de religion x? » Le savant ne peut s’accommoder du pragmatisme scientifique, ni le croyant du pragmatisme religieux, ni l'un ni l’autre ne peut renoncer à l’idée de Vêtre et de l’objectivité. * * * C. — LE NOMINALISME ET LES SYSTÈMES ADVERSES DANS LEUR RAPPORT AVEC LE SENS COMMUN Pour compléter cette étude sur le nominalisme, il n’est pas inutile de dire quelques mots des sysi. Ces remarques de M. Boutroux nous avaient fait espérer qu’il aboutirait lui-même à des vues plus conformes à la théo­ logie catholique. THÉORIE NOMINALISTE DU SENS COMMUN 63 tèmes adverses moins en faveur aujourd’hui, qui, à certains égards, font comme lui violence au sens commun. Nous sommes ainsi conduits à parler briè­ vement du conceptualisme subjectiviste à la manière de Kant et de ses disciples, et aussi d’une doctrine qui est vraiment l’extrême opposé du nominalisme, le réalisme absolu des platoniciens et des ontologistes. § I. — Nominalisme et conceptualisme subjectiviste. Le conceptualisme subjectiviste de Kant diffère du nominalisme, autrement dit de l’empirisme ou positivisme, parce qu’il prétend conserver une cer­ taine nécessité aux premiers principes rationnels, nécessité que l’empirisme rejette. En particulier Kant ne pouvait mettre en doute la nécessité de la loi morale, ni même celle des premiers principes de la physique de Newton. Par ailleurs, il concédait à l’empirisme que notre intelligence n’a aucune intuition de l’être intelli­ gible, qu’elle ne peut s’élever par suite scientifique­ ment à l’existence des causes et des substances, qu’elle s’engage même de fait, lorsqu’elle veut poser ces problèmes, dans des antinomies. Dès lors pour lui, comme pour le nominalisme empirique, la mé­ taphysique est impossible, et seule la science de l’ordre phénoménal existe ; la physique newtonienne s’impose, croyait-il, comme nécessaire. Comment expliquer cette nécessité de la connais­ sance scientifique? L’expérience manifeste bien les 64 CE QU’EST LE SENS COMMUN rapports qui existent entre les faits (ex. : la chaleur dilate le fer), mais elle ne nous montre pas la né­ cessité de ces rapports. Kant en conclut : c’est donc l’esprit qui établit entre les phénomènes ces liaisons nécessaires, par l’application de ses catégories de substance, de causalité, d’action réciproque, etc... Ces catégories sont des formes à -priori de notre entendement, des nécessités subjectives de penser, sans lesquelles notre intelligence ne peut fonction­ ner, et qui permettent de former des liaisons à priori entre phénomènes ou de faire des jugements synthétiques à priori. Ainsi s’explique la nécessité de la science, de la physique et aussi de la loi morale ; mais ce n’est plus là qu’une nécessité subjective, qui tient seulement à la nature de notre esprit, et non point à la nature des choses en soi ; celles-ci sont des noumènes inconnaissables ; on conçoit leur existence sans pouvoir dire ce qu’elles sont. Nous ne saurons jamais si les lois nécessaires de notre esprit sont les lois mêmes du réel ou de l’être. A cela Fichte a répondu avec raison : s’il en est ainsi, l’application des catégories subjectives aux phénomènes extérieurs reste arbitraire. Pourquoi en effet tels phénomènes viennent-ils se ranger sous la catégorie substance, tels autres sous celle de la causalité? Pourquoi toute succession phénoménale, celle du jour et de la nuit par exemple, n’apparaîtelle pas comme un cas de causalité? Si, pour éviter l’arbitraire, l’on admet la reconnaissance des rap­ ports d’accident à substance, d'effet à cause, dans les objets extérieurs eux-mêmes, alors on revient à l’appréhension intellectuelle de l’intelligible dans THÉORIE NOMINALISTE DU SENS COMMUN 65 le sensible, telle que la conçoit la philosophie tra­ ditionnelle. De plus, comme le disent les empiristes, et à un point de vue opposé Fichte, rien ne prouve que les phénomènes, s’ils viennent du dehors, se rangeront toujours docilement sous les catégories subjectives. Qu’est-ce qui garantit que le monde des sensations sera toujours susceptible de devenir objet de pen­ sée, et ne présentera pas quelque jour l’image du chaos et du hasard ? Pour éviter cette dernière difficulté, en restant subjectiviste, il faut soutenir avec Fichte que les phénomènes eux-mêmes, comme les catégories, pro­ cèdent du moi, et que notre science, comme celle de Dieu, est la mesure de toutes choses ; mais alors elle ne pourrait rien ignorer, il n’y aurait plus de mystères pour nous, ce qui est contredit par les faits les plus certains. Le conceptualisme subjectiviste se heurte à bien d’autres difficultés. Il est obligé d'admettre sous le nom de jugements synthétiques à -priori, des juge­ ments aveugles, sans motif objectif, dans lesquels on affirme sans voir ni à priori ni à posteriori ce qu’on affirme, des jugements qui ne sont motivés par aucune évidence, en d’autres termes des actes intellectuels sans raison suffisante ; ce qui est poser l’irrationnel au sein même du rationnel. Enfin le conceptualisme subjectiviste, presque autant que le nominalisme empirique, fait violence au sens commun, au lieu de l’expliquer. Il cherche sans doute à maintenir l’universalité et la nécessité des premiers principes rationnels, mais en sacri- 66 CE qu’est le sens commun fiant leur objectivité, leur valeur réelle ou onto­ logique de lois de l’être. Or cette objectivité est affir­ mée naturellement par l’intelligence de tous les hommes avec non moins de certitude que les deux caractères précédents d’universalité et de nécessité. La réflexion philosophique doit en l’expliquant re­ joindre la nature et non pas la contredire. Si l’on parvenait à montrer qu’il y a « illusion naturelle », que notre nature intellectuelle nous trompe (et comment y parviendrait-on, sans se contredire à l’instant même), il resterait au moins à expliquer cette illusion. Or non seulement Kant ne l’explique pas, mais, en faisant violence à l'affirmation fondamentale du sens commun ou de l’intelligence naturelle, il rend absurdes tous les éléments de la connaissance. Dans son système, il n’y a plus à vrai dire d’objet connu, on ne connaît plus que des idées, on ne connaît pas la causalité réelle, mais seulement l’idée de cause, comme si l’idée ou représentation était, dans la connaissance directe, terme et non pas moyen essen­ tiellement relatif au représenté. Une idée qui ne serait pas essentiellement relative à un être actuel ou au moins possible, ne serait l’idée de rien ; elle serait idée et non idée, ce qui est absurde. Pour la même raison, il est également absurde de douter de la valeur réelle du principe de non-contradiction, autrement dit de supposer qu’une chose inconce­ vable et contradictoire, comme un cercle carré, est peut-être pourtant réalisable ou possible x. i. Nous avons longuement développé cette critique du con- THÉORIE NOMINALISTE DU SENS COMMUN 67 En d’autres termes, l’intelligence, privée de sa relation essentielle à l'être, ne se conçoit plus ; ellemême devient absolument inintelligible et absurde. Ce n’est donc pas sans d’immenses inconvénients que l’on fait violence à la nature et surtout à la nature même de l’intellect ; autant vaudrait cons­ truire la mathématique en partant de la négation des premières définitions et des axiomes fondamen­ taux. Faudra-t-il donc, pour éviter toutes ces difficultés insolubles et ces contradictions, revenir au réa­ lisme absolu, tel qu’il fut conçu dans l’antiquité par Platon, et dans les temps modernes par les ontologistes? C’est ce qui nous reste à examiner, en com­ parant ce système avec les précédents. § 2. — Nominalisme et réalisme absolu. A l’antipode des nominalistes ou empiristes, Platon dans sa défense de la valeur de l'intelligence, sou­ tint le réalisme le plus absolu, qui a été appelé aussi, par opposition à l’empirisme matérialiste, idéalisme, idéalisme objectif cela va sans dire, radi­ calement contraire à l’idéalisme subjectif de Kant et de ses disciples. L’universel, conçu par l’intelligence, existe, selon Platon, tel qu’il est conçu, c’est-à-dire formellement comme universel (universale existit formaliter a parte rei, seu extra animam). Au-dessus des indiceptualisme subjectiviste dans un autre ouvrage : Dieu, son existence et sa nature, iro partie, ch. il, et particulièrement pp. 115 et suiv. 68 CK qu’est le sens commun vidus des différentes espèces, il y a dans un ordre intelligible, séparé de la matière, l’or en soi, le blé en soi, le lion en soi, l’homme en soi, l’être en soi, le bien en soi. Aristote objecte, avec le sens commun : mais l’homme en soi ne peut exister séparément de la matière, puisqu’il implique dans sa définition, sinon cette chair et ces os, du moins de la chair et des os, une matière commune qui peut se concevoir mais non pas exister séparément des conditions individuantes1. Les platoniciens répondent : l’homme en soi existe au moins comme idée divine, et c’est cette idée divine qui est confusément connue par notre intelli­ gence, lorsque nous pensons non pas à tel ou tel homme, mais à l’homme en général ; cette idée divine est l’objet immédiat de notre intellect, qui émerge au-dessus des sens et de l’imagination. De plus, ajoutent-ils, si l’homme en soi ne peut exister sans matière, dépourvu de chair et d’os, il n’en est pas de même de l’Être en soi, du Bien, du Vrai, de la Sagesse, et de l’Amour, car il n’y a dans leur définition aucune matière. L’Être en soi, sub­ sistant de toute éternité ou le Bien en soi, pléni­ tude de l’être, c’est Dieu même, et tel est l’objet de notre connaissance intellectuelle lorsque nous pen­ sons non pas à tel être en particulier, ou à tel bien particulier, mais à l'être en général ou au bien en général.i. i. Cf. Aristote, Métaph., 1. I (lect. 14 et 15 du Commentaire de S. Thomas), 1. VII (ibid., lect. 9 et 10) et S. Thomas, I“, q. 84, a. 7. THÉORIE NOMINALISTE DU SENS COMMUN 69 Cette conception paraît conduire nécessairement à la confusion de l’être divin avec l’être des choses, qui est finalement absorbé en Dieu. Si en effet l’essence de l’homme n’est pas dans les individus humains, mais en dehors d’eux, dans un monde intelligible supérieur, que sont-ils donc en euxmêmes ces individus sans essence? Il n’y a en eux ni différence spécifique, ni genre prochain, ni genre suprême. Ils n’ont en eux-mêmes, ni l’humanité, ni la vie, ni la substance, ni l’être 1 ; finalement ils ne sont rien, et Dieu seul, Premier Être et souve­ rain Bien, existe, mais privé de la toute-puissance, puisqu’il ne peut rien produire en dehors de Lui. On est ainsi conduit à l’antipode de l’athéisme, à la négation du monde ou à l’acosmisme. Ce sont les deux extrêmes entre lesquels le panthéisme est toujours ballotté : ne pouvant, sans contradiction manifeste, identifier Dieu et la créature, l’infini et le fini, il doit, soit absorber Dieu dans le monde, soit absorber le monde en Dieu. Dans le second cas, presque autant que dans le premier, on fait violence au sens commun. C’est à cela que doit aboutir, comme le montrait Aristote (Métaph., 1. VII), une doctrine qui confond l’être en général et l’être divin. * * * Ce réalisme absolu de l’intelligence reparut parmi les modernes, chez Spinoza, au moins pour lesi. i. Cf. Aristote, Métaphysique, 1. VII, la critique du réalisme absolu de Platon. Le sens commun 6 7° CE qu’est le sens commun notions dites simples, claires, distinctes et adé­ quates, notions de substance, de pensée, d’étendue. La substance, selon Spinoza, existe avec son uni­ versalité, telle qu’elle est conçue ; elle ne peut être que Dieu même ; la pensée universelle et l’étendue sont ses attributs infinis (Ethica, II, pr. 44) i. *x. Les pensées individuelles et les formes particulières de l’étendue ne sont que des phénomènes qui se suc­ cèdent, et la série de ces phénomènes n’a pas com­ mencé ; elle évolue de toute éternité, selon des lois absolument nécessaires. C’est la négation radicale de la liberté créatrice et de la liberté humaine, affir­ mée par le sens commun. En d’autres termes, selon ce système, le premier objet connu par notre intelligence est YÊtre pre­ mier, ou l’Être divin, comme l’objet premier de la vue est la couleur, et toute notre connaissance intellectuelle dépend de cette première intuition du premier Être intelligible. D’où le nom d’ontolo­ gisme (τό ον, l’être) ou doctrine selon laquelle le premier Être est le premier connu. Et il s’agit manifestement ici de l’ontologisme panthéistique, i. Spinoza est au contraire nominaliste pour les notions qu’il appelle confuses, et qui désignent selon lui des collections de phénomènes, comme les notions d’animalité, d’humanité, de fa­ culté intellectuelle. Ce nominalisme est d’ailleurs une consé­ quence du réalisme absolu appliqué à la notion simple de sub­ stance, puisque en vertu de ce réalisme absolu il ne peut y avoir qu'une seule substance, les autres avec leurs facultés ne sont dès lors que des entités verbales, flatus vocis. Ainsi les deux extrêmes se touchent, ou plutôt l’erreur dans ses divagations oscille toujours de l’un à l’autre ; la vérité s’élève comme un sommet au-dessus de ces divagations, et seule elle concilie ce qu’il y a de vrai en chacune de ces erreurs contraires. THÉORIE NOMINALISTE DU SENS COMMUN 71 qui, contrairement au sens commun, identifie l’être substantiel des choses, des pierres, des plantes, des animaux, des hommes avec l’être de Dieu, ou qui nie l’existence des substances individuelles * * ♦ Il y a quelque chose de semblable dans l’ontolo­ gisme de Malebranche et dans celui de Rosmini. Malebranche estimait que les vérités universelles i. Reste seulement la distinction de nature naturante et de nature naturée que Spinoza explique en disant : Éthique, I, p. 29, scol.: « par nature naturante il faut entendre ce qui est en soi et se conçoit par soi-même, c'est-à-dire Dieu. Et par nature naturée, j’entends tout ce qui suit nécessairement la nature divine. » Par oil l’on voit que, quoi qu’on en ait dit récemment, dans ce système le rapport de la nature naturante et de la nature naturée, n'a aucune ressemblance avec celui qui existe, selon la foi catholique, dans le Christ, entre la nature divine et la nature humaine, qui a été librement créée et librement assumée par le Verbe. Par suite le panthéisme ne serait pas du tout réalisé, si le Verbe s’était uni personnellement (ou hypostatiquemcnt) à toutes les natures humaines individuelles, ou même à toutes les substances créées. Il est du reste certain qu’il n'en est pas ainsi, car le Verbe fait chair est nécessairement impeccable, non seulement dans sa nature divine, mais dans sa nature humaine ; or, c’est, hélas I un fait trop clair que nous péchons contre la loi de notre conscience. Le Dictionnaire Apologétique dans son article Panthéisme établit un rapprochement qui paraît vraiment bien forcé entre le rapport de la nature naturante et de la nature naturée selon Spinoza et celui de la nature divine et de la nature humaine dans le Christ. L’auteur de l’article ne voit plus alors toute la force de la réfutation traditionnelle du spinozisme selon les principes de S. Thomas, et il est entraîné dans une réfutation subtile très compliquée, qui paraît peu convaincante. Voir ce Diet., col. 1326-1331. 72 CE qu’est le sens commun et nécessaires, comme les premiers principes ration­ nels ou lois fondamentales de l’être, sont vues intuitivement par nous en Dieu lui-même, Premier Être. Nous aurions ainsi une pure intuition intel­ lectuelle de l’intelligible en Dieu, naturellement présent en nous comme en toutes choses. Sans voir l’essence divine, telle qu’elle est en elle-même, nous verrions les idées divines, archétypes ou exem­ plaires des choses, les idées de substance, d’esprit, d’étendue. Selon Malebranche, en effet, l’universel ou l’intelligible ne saurait être abstrait par notre intelligence des choses singulières, autant dire qu’il n’y est pas et qu’il n’existe qu’en Dieu. C’est une forme atténuée du réalisme absolu de Platon. Mais le système ainsi modifié se heurte à peu près aux mêmes difficultés et n’est guère plus con­ forme au sens commun. Malebranche ne prouve nullement que notre intel­ ligence ne peut découvrir dans les choses singu­ lières de même espèce leurs caractères communs, qu’elle ne peut abstraire l’intelligible du sensible. Comme la lumière du soleil actualise les couleurs des corps qu’elle éclaire, pourquoi la lumière de notre intelligence ne pourrait-elle pas faire appa­ raître l’intelligibilité qui est dans les choses, comme le disaient Aristote et saint Thomas1? Tout porte à penser que le premier objet connu par notre intelligence naturellement unie à des sens est, comme le montre saint Thomas 12, non pas Dieu, 1. S. Thomas, Ia, q. 85, a. 1. 2. I», q. 88, a. 3. THÉORIE NOMINALISTE DU SENS COMMUN 73 pur esprit, mais l’être intelligible des choses sen­ sibles. C’est là non pas notre objet adéquat, car nous pourrons connaître Dieu lui-même, mais c’est l’objet premièrement connu et 'proportionné à la faiblesse de notre intellect, tandis que l’essence de l’esprit pur créé est l’objet proportionné à l’intellect angélique, et l’essence divine l’objet proportionné à l’intellect divin1. C’est Dieu seul qui voit naturel­ lement toutes choses en lui-même, comme dans la cause dont tout dépend. Pour nous la vision de l’essence divine et de toutes choses en Dieu ne peut être que surnaturelle. Du reste, s’il en était autrement, si notre intel­ ligence connaissait immédiatement en Dieu toute vérité, pourquoi aurions-nous des sens, à quoi nous serviraient-ils? Us ne seraient nullement un secours pour notre intelligence, mais bien plutôt un obs­ tacle. Si nous percevions tout intelligible en Dieu, pourquoi nos idées seraient-elles toujours accom­ pagnées d’une image sensible? Pourquoi l’aveuglené n’aurait-il pas la science des couleurs? Pourquoi notre intelligence ne verrait-elle pas aussi les subs­ tances angéliques? Autant de questions insolubles dans l’ontolo­ gisme de Malebranche. De plus de ce que Dieu est intimement présent en nous et en toutes choses, comme cause conserva­ trice, il ne s’ensuit pas qu’il y soit présent comme objet 12. Pour le voir, il faudrait avoir reçu, comme 1. S. Thomas, Ia, q. 12, a. 1-4. 2. I», q. 84, a. 5. 74 CE qu’est le sens commun les bienheureux, la lumière de gloire, qui surnatu­ ralise l’intellect humain pour lui donner la force de percevoir l’infinie splendeur de la Lumière même. Sans cette élévation surnaturelle, notre intelligence serait devant Dieu, comme l’œil de l'oiseau de nuit devant le soleil, elle n’en pourrait supporter l’éclat1. Enfin dire que l’être des choses n’est intelligible qu’en Dieu, c’est dire que l’être intelligible n’est pas dans les choses ; et alors que sont-elles, sinon un pur néant? C’est à cette conclusion que conduisent trois propositions ontologistes condamnées par le Saint Office1 23. C’est à la même conclusion que con­ duit l'occasionnalisme de Malebranche ; si en effet Dieu seul opère en toutes choses, si les choses ne peuvent agir elles-mêmes sous la motion divine, Dieu seul existe, car l’action suit l’être, et le mode d’action le mode d’être8. Par où l’on voit que le réalisme absolu conduit à identifier, contrairement au sens commun, Dieu et le monde ; mais au lieu d’absorber Dieu dans le monde, comme le fait l’évolutionnisme athée et généralement le nominalisme empirique, il tend à absorber le monde en Dieu. 1. S, Thomas, I·, q. 12, a. 1. 2. Le Saint Office condamna en effet en 1861, avec la men­ tion tuto tradi non possunt les propositions ontologistes sui­ vantes : « Immediata Dei cognitio, habitualis saltem, intellec­ tui humano essentialis est, ita ut sine ea nihil cognoscere possit : siquidem est ipsum lumen intellectuale — Esse illud, quod in omnibus et sine quo nihil intelligimus, est esse divinum. — Universalia a parte rei considerata a Deo realiter non distin­ guuntur. » Cf. Denzinger, 1659-1665. 3. Operari sequitur esse et modus operandi modum essendi. THÉORIE NOMINALISTE DU SENS COMMUN 75 Rosmini soutint de même que l’être, premier objet connu par notre intelligence, est quelque chose de Dieu *. C’était toujours confondre l’être en général et l’être divin ; ce qui conduisait Rosmini à dire : « La réalité finie n’existe pas, Dieu la fait exister en ajoutant une limite à la réalité infinie, — l’être initial (qui est quelque chose de Dieu) devient l’es­ sence de tout être réel1 2. » — Oubliant qu’entre Dieu et la créature il ne peut y avoir qu’une simi­ litude analogique, et non pas univoque, Rosmini disait : « Esse quod actuat naturas finitas, ipsis conjunctum, et recisum a Deo3. » On reconnaît toujours ici, comme chez Malebranche, la même tendance que dans le réalisme absolu de Platon4. * * ♦ Où trouverons-nous la vérité? Le nominalisme et le conceptualisme subjectiviste d’une part renon­ cent à la connaissance de Yêtre, pour s’en tenir à 1. Parmi les propositions rosminiennes condamnées on lit en effet celle-ci : « Esse quod homo intuetur, necesse est, ut sit aliquid entis necessarii et æterni, causæ creantis, determinantis ac finientis omnium entium contingentium ; atque hoc est Deus. *Denz., 1895. 2. Cf. propositions rosminiennes condamnées, Denzinger, n. 1902. 3. Cf. Denzinger, n. 1902. 4. Voir sur Rosmini l’appendice qui se trouve à la fin de la seconde partie de cet ouvrage : « Philosophie de l’être et onto­ logisme. » 76 CE qu’est le sens commun celle du phénomène ; le réalisme absolu d’autre part croit naïvement avoir dès ici-bas la connaissance intuitive de Dieu, l’Être premier, avec qui il con­ fond, à l’encontre du sens commun, l’être en géné­ ral ou l’être des choses... La vérité sera-t-elle dans un éclectisme oppor­ tuniste, qui neutralise tant bien que mal les sys­ tèmes extrêmes les uns par les autres, pour s’en tenir à une honnête médiocrité, toujours obligée à osciller à droite et à gauche, sans parvenir jamais à une affirmation vigoureuse, précise et compréhen­ sive? Nous allons voir que telle n’est pas la posi­ tion de la philosophie traditionnelle, qui a trouvé sa formule la plus parfaite, parmi les anciens chez Aristote, au moyen âge chez saint Thomas d’Aquin et ses successeurs. Elle s’élève au-dessus des sys­ tèmes extrêmes et d’un éclectisme sans caractère, pour mettre dans tout son relief la loi fondamentale de la pensée et de l’être, le principe d’identité ou de non-contradiction, loi réalisée dans tous les êtres, mais de la façon la plus haute et la plus pure dans l’Être premier, en qui l’essence et l’existence sont identiques : « Je suis Celui qui suis. » Cette doctrine qui est surtout une métaphysique peut s’appeler une philosophie de l’être, toute différente de celle du phénomène ou de celle du deve­ nir. Elle est par là même très supérieure au nomi­ nalisme empirique et au conceptualisme subjectiviste. Quoi qu’il y paraisse au premier abord, elle est supérieure aussi au réalisme absolu et naïf de Platon et de ses disciples qui croient avoir dès icibas et naturellement l’intuition de Dieu. Elle peut THÉORIE NOMINALISTE DU SENS COMMUN 77 s’appeler un conceptualisme (parce qu’elle donne la supériorité au concept sur l’image sensible), mais un conceptualisme réaliste, ou un réalisme mesuré. C’est elle que nous devons examiner main­ tenant. CHAPITRE DEUXIÈME THÉORIE CONCEPTUALISTE-RÉALISTE DU SENS COMMUN Il nous reste à établir la théorie classique ou conceptualiste-réaliste du sens commun, théorie qui va nous montrer en lui une philosophie rudi­ mentaire de l’être, qui va déterminer son objet, fixer ses limites, justifier ses certitudes spontanées en établissant leur rapport avec l’être, objet formel de l’intelligence, et avec le principe d’identité. Nous serons ainsi amenés à conclure que le sens commun est à l’état rudimentaire non pas une phi­ losophie, mais la philosophie, car la philosophie de l’être opposée à celle du phénomène et du deve­ nir est la seule vraie, parce que seule elle respecte le principe d’identité et refuse d’admettre la possi­ bilité de l’absurde. Cette théorie conceptualiste-réaliste du sens com­ mun est celle que l’on trouve chez l’ensemble des philosophes dont la pensée représente ce que Leibnitz appelait « quædam perennis philosophia ». M. Le Roy le reconnaît implicitement lui-même lorsqu’il écrit : « Le grand courant philosophique, jusqu’à ces derniers temps (jusqu’à M. Bergson dont l’œuvre admirable est le point de départ d’une profonde révolution dans les idées traditionnelles), 8o CE qu’est le sens commun coulait en plein rationalisme, conformément à l’impulsion originelle qu’avaient donnée les Grecs *. » Cette théorie peut se dégager aisément des écrits d’Aristote et des grands scolastiques ; on la retrouve chez les philosophes intellectualistes du xvne siècle, en particulier chez Fénelon {De l’Existence de Dieu, IIe p., c. 2). Aux xviiïe et xixe siècles, elle s’altère chez les Ecossais qui exagèrent le rôle du sens commun et essayent vainement d’échapper par là au scepticisme de Hume. La théorie retrouve une expression moins inexacte chez Jouffroy, dans les Mélanges -philosophiques (Du sens commun et de la philosophie). Mais Jouffroy reste encore très près de Reid et n’échappe pas davantage au scepticisme. La philosophie traditionnelle, avant de faire la critique du sens commun, de classer ses préjugés particuliers et généraux, se demande d’abord ce que tout le monde entend par ce mot « sens commun », en d’autres termes ce que le sens commun pense de lui-même, comment il se présente de fait. Elle se demande, en second lieu, s’il a tort ou raison, si les certitudes dont il se prévaut sont fondées. § l. — Le sens commun se présente de fait comme possédant de façon confuse la solution certaine des grands problèmes philosophiques. «Tout le monde entend par sens commun, dit Jouffroy, un certain nombre de principes ou de i. lievue de Mit, et Mor., 1899, p. 727. Comme l'a remarqué M. Couturat, M. Ix Roy ne pouvait rien dire de plus fort pour discréditer le bergsonisme. THÉORIE CONCEPTUALISTE-RÉALISTE 8l notions évidentes par elles-mêmes, où tous les hommes puisent les motifs de leurs jugements et les règles de leur conduite ; et rien n’est plus vrai que cette idée. Mais ce que l’on ne sait pas assez, c’est que ces principes sont tout simplement des solu­ tions positives de tous les grands problèmes qu’agite la philosophie. Comment dirigerions-nous notre con­ duite, de quels jugements serions-nous capables, si nous ne pouvions distinguer le bien du mal, le vrai du faux, le beau du laid, un être d’un autre être et la réalité du néant ; si nous ne savions à quoi nous en tenir sur ce que nous voyons avec nos yeux, sentons avec notre conscience et conce­ vons avec notre raison ; si nous n’avions aucune idée du but de cette vie et de ses conséquences, de l’auteur de toutes choses et de sa nature? Que serait le flambeau de l’intelligence et comment irait la société humaine s’il y avait même l’ombre du doute dans les notions que nous possédons sur la plupart de ces points1 ? » Le sens commun serait donc la solution confuse, mais certaine et strictement suffisante au commun des hommes, des principales questions métaphysiques, morales et religieuses : qu’est-ce que l’être, le vrai, le bien, le beau, et leur contraire le néant, le faux, le mal, le laid? Dieu est-il, qu’est-il en lui-même et pour nous? L’homme est-il d’un ordre supérieur à l’animal, est-il libre, quelle destinée est la sienne? « Le sens commun, dit encore Jouffroy, est une I. Jouffroy, Mélanges philosophiques (Du sens commun et de la philosophie). 82 CE qu’est le sens commun philosophie antérieure à la philosophie proprement dite, puisqu’elle se trouve spontanément au fond de toutes les consciences indépendamment de toute recherche scientifique. » Les scolastiques ne s’ex­ priment pas autrement : « Inesse hominibus judicia quædam, quorum veritas semper, ubique et ab omni­ bus retinetur, negabit nemo qui ipsius humanæ naturæ aliquantulam experientiam habet ; cujusmodi sunt judicia: Deus existit; parentes sunt honorandi; parentes natura diligunt filios; aliaque hujusmodi. Quorum judiciorum principium non studium est, non reflexio, non ipsius vitæ experien­ tia (a qua sunt proverbia) : hæc enim media non omnibus communia sunt ; sed natura ipsa rationa­ lis, quæ singulis inest, dicenda est. Hæc naturæ rationalis inclinatio ad quædam judicia admittenda dicitur sensus naturce communis... (Et sicut instin­ ctus animalium ratione expertium ad necessaria vitæ determinatur et ad ea quæ de facili obtinen­ tur, ita) de nostro sensu naturæ dicendum est : nempe sensus iste de necessariis ad vitam animalem et rationalem ducendam, vel saltem initiendam, exclusive est ; et insuper circa faciliora exercetur : quia ardua ac difficiliora scitu neque necessaria sunt, neque cuique homini accessibilia *. » Pour dresser la liste des vérités de sens commun on pourrait s’aider de travaux comme ceux de Mgr Le Roy, sur la Religion des Primitifs. Après avoir vécu lui-même de longues années avec les sauvages, il a comparé toutes les religions non i. Card. Zigliara, O. P., Summa Philosophica, I, p. 257. THÉORIE CONCEPTUALISTE-RÉALISTE 83 chrétiennes et éliminé ce par quoi elles se distin­ guent les unes des autres ; il a obtenu ainsi un reli­ quat d’éléments communs qui répond à peu près à ce qu’est pour la philosophie traditionnelle l’objet du sens commun1. Comme on l’a souvent remarqué, le sens commun, d’après le mot lui-même, est une qualité commune à tous les hommes, égale chez tous, à peu près inva-i. i. Voici comment il résume ces éléments : i° Distinction entre le monde visible et le monde invisible. — 20 Sentiment de dépendance de l’homme vis-à-vis de ce monde supérieur, particulièrement dans l’usage de la nature. — 30 Croyance en un Être suprême, créateur, organisateur et maître du monde en même temps que père des hommes. — 40 Croyance en des esprits indépendants, les uns tutélaires, les autres hostiles. — 50 Croyance en l'âme humaine, distincte du corps, consciente, survivant à la mort. — 6° Croyance en un monde de l’au delà, où vivent les Esprits et où les âmes survivent. — 70 Sens moral universel, basé sur la distinction du bien et du mal, sentiment de la pudeur, de la justice, de la responsabilité, de la liberté, du devoir. Recon­ naissance explicite ou implicite de la conscience. — 8° Prescrip­ tions et proscriptions en vue d’un but moral ou réputé tel, notion du péché avec sanction appliquée par l’autorité du monde invi­ sible ou ses représentants. — 90 Organisation cultuelle, prières, sacrifice. — io° Sacerdoce chargé de fonctions sacrées. — xi° Distinction du profane et du sacré. — 120 Établissement de la famille comme centre religieux et social... (La Religion des Primitifs conclusion, p. 464. Paris, Beauchesne, 1909.) Aussi ne saurions-nous admettre ce qui a été récemment soutenu (Études, 1920, p. 317, 535), que vraisemblablement la plupart des hommes ignorent invinciblement l’existence de Dieu et les premiers préceptes de la loi naturelle, s’ils ne les ont pas appris dans la famille ou à l’école. Ce serait la destruction du sens commun et du plus naturel remords. Pie IX dit que « les préceptes de la loi naturelle sont imprimés par Dieu dans le cœur de tous les hommes », Denzinger, 1677. Nous avons réfuté ailleurs cette hypothèse. Revue Thomiste, oct. 1921, p. 405-424, Le principe de finalité et l'ignorance invincible. 84 CE qu’est le sens commun liable. Le bon sens, au contraire, est une qualité susceptible de degrés variés, plus ou moins déve­ loppée dans les différents esprits, c’est l’aptitude à bien juger dans les cas particuliers, à leur appli­ quer comme il faut les principes du sens commun. Le sens commun se présente donc comme possé­ dant d’une façon confuse la solution certaine des grands problèmes philosophiques ; mais s’il pos­ sède ces solutions, c’est à l’état épars, sans pouvoir déterminer leurs rapports, sans pouvoir les classer et les subordonner en un corps de doctrine ; partant, sans pouvoir justifier sa propre certitude. Il ne soupçonne pas les difficultés, les contradictions apparentes qui vont naître du rapprochement de ces notions élémentaires qui lui paraissent si simples. Il ne connaît pas cet étonnement qui est, comme le remarquaient Platon et Aristote, le commencement de la philosophie et de la science. « Si vous demandez au premier venu, dit Jouffroy, quelle idée il se forme du bien ou ce qu’il pense de la nature des choses, il ne saura ce que vous lui dites... Mais essayez de mettre en question avec les stoïciens que le plaisir soit un bien, ou de nier avec les spiri­ tualistes l’existence des corps, vous les verrez rire de votre folie et témoigner sur ces deux points la plus inébranlable conviction. » § 2. — Les systèmes avec lesquels le sens commun est en désaccord. Le sens commun admet la matière et l’esprit sans trop se demander comment la matière peut THÉORIE CONCEPTUALISTE-RÉALISTE 85 agir sur l’esprit et l’esprit sur la matière ; le philo­ sophe, s’il ne trouve pas d’explication satisfai­ sante, niera l’un ou l’autre des deux termes. — Le sens commun admet que l’âme et le corps sont des substances sans chercher à déterminer le rapport de la substance et des phénomènes par lesquels elle se manifeste ; le phénoménisme né du besoin d’expliquer ne saurait satisfaire l’intelligence spon­ tanée. — Le sens commun distingue la raison im­ muable et universelle de l'expérience contingente et particulière sans se poser le problème de l’origine des notions premières, et il ne pourra se reconnaître ni dans le rationalisme pur, ni dans l’empirisme, ni dans le réalisme platonicien, ni dans le nomina­ lisme sensualiste. — Le sens commun admet la subordination de la volonté à l'intelligence (nihil volitum nisi præcognitum) et aussi la liberté, sans apercevoir la difficulté qu’il y a à concilier ces deux termes ; il ne sera jamais ni intellectualistedéterministe à la façon d’un Leibnitz, ni libertiste à la façon d’un Secrétan. — Le sens commun res­ pecte le devoir et tient pour légitime la recherche du bonheur ; il ne saurait admettre le positivisme utilitariste qui nie le devoir, pas plus que le ratio­ nalisme moral de Kant qui bannit tout autre sen­ timent que le respect de la loi. — Le sens commun tient que Dieu est absolument un et immuable et cependant qu’il est vivant et libre ; il condam­ nera les philosophes qui, à l’exemple de Parménide, sacrifieront la vie et la liberté à l’unité et à l’immu­ tabilité ; aussi bien que ceux qui, à l’exemple d’Héraclite et de Hégel, feront du devenir la réalité Lu sens commun 7 86 CE qu’est le sens commun fondamentale en niant la valeur objective du prin­ cipe d’identité ou de non-contradiction. M. Le Roy reproche au sens commun, pris comme représentation théorique, de morceler le réel. C’est qu’en effet, à l’opposé du système bergsonien, le sens commun est à l’état rudimentaire une philo­ sophie du discontinu. Il admet une distinction d’ordres entre la matière brute et la matière vivante, entre le simple vivant comme la plante et le vivant doué de sensation, entre les sens et l’intelligence, l’animal et l’homme, entre le monde et Dieu. Il n’est ni mécaniste, ni hylozoïste ; — ni réalistematérialiste, ni idéaliste ; — ni empiriste, ni ratio­ naliste ; — ni nominaliste, ni réaliste platonicien ; — ni intellectualiste, ni libertiste ; — ni panthéiste, ni dualiste. Il voit partout des distinctions, et le besoin inné d’unité reste malgré tout satisfait par les relations mystérieuses qu’il reconnaît entre les éléments distincts, entre la matière brute et la vie, la vie et la sensation, entre la sensation et les corps extérieurs qu’elle représente, entre l’image et l’idée, la volonté et l’intelligence, entre Dieu et le monde. N’est-ce pas là la solution que le sens commun donne de fait aux grands problèmes, les seuls qui vraiment nous intéressent? A-t-il tort, a-t-il raison? Si la question se pose, n’est-ce pas au philosophe qu’il appartient d’y répondre? THÉORIE CONCEPTUALISTE-RÉALISTE 87 § 3. — La -philosophie traditionnelle justifie le sens commun en passant des définitions nominales aux définitions réelles et en établissant le rapport des certitudes de la raison spontanée avec l’être, objet formel de l'intelligence. Il est une philosophie qui sans peine reste d’accord avec le sens commun, par cela seul qu’elle se refuse pour ainsi dire à le dépasser, c’est la philosophie des Écossais. Mais il est aussi une spéculation savante, beaucoup trop abstraite même au dire de nos contemporains, presque tous positivistes, et qui, malgré ce caractère abstrait, ou plutôt en vertu même de l’effort d’abstraction qu’elle suppose, parvient à rejoindre le sens commun, comme l’art véritable dépasse l’artificiel et rejoint la nature. — Si cette philosophie existe, pourquoi est-elle aujour­ d’hui si méconnue ? On pourrait poser la même ques­ tion au sujet de Dieu. Les réponses ne seraient pas sans rapports. Cette spéculation n’est autre que la philosophie traditionnelle constituée au cours des âges par l’ensemble des intelligences éprises de vérité plus encore que de nouveauté. Les linéaments essen­ tiels de cette philosophie, M. Bergson nous le disait tout à l’heure, se trouvent chez Platon et Aristote : « De l’immense édifice construit par eux, une char­ pente solide demeure, et cette charpente dessine les grandes lignes d’une métaphysique qui est, croyons-nous, la métaphysique naturelle de l’intel­ ligence humaine L » Que serait devenue cette philoi. Évolution créatrice, p. 352. 88 CE qu’est le sens commun Sophie sans le Christianisme ? Après bien des éclipses, elle aurait toujours reparu puisqu’elle est la raison même ; mais aurait-elle reçu le développement et la précision qu’elle a trouvés dans l’École? L’étude des vrais problèmes philosophiques, des problèmes métaphysiques, moraux et religieux, peut-elle être à la fois sérieuse, durable et féconde en dehors de la vraie religion? Pour s’intéresser longtemps à l’âme et à Dieu, il faut chercher Dieu de toute son âme. Le philosophe qui n’est plus religieux ne reste pas indifférent, « qui non est mecum, contra me est » (Math., 12, 30). Il travaille d’abord contre le Dieu de la foi, puis contre le Dieu de la raison ; la théologie naturelle et aussi la méta­ physique de l’âme ont trop de rapports avec le dogme révélé pour ne pas être confondues dans la même réprobation. On en vient enfin à s’attaquer au caractère absolu de la loi morale ; et de la philosophie, comme science distincte des sciences positives, absolument rien ne reste. Notre époque de positi­ visme le dit assez éloquemment : plus d’un kantien qui, il y a dix ans, parlait encore de l’impératif catégorique, se rallie aujourd’hui aux idées des positivistes les plus outranciers et ne connaît plus de la morale que le nom. Ainsi se vérifie le mot de l’Évangile : « Omni enim habenti dabitur et abun­ dabit ; ei autem qui non habet et quod, videtur habere auferetur ab eo » (Math., 25, 29). A ceux qui résistent aux motifs de crédibilité et à la grâce de la foi pour se prévaloir de leur raison et de leur moralité natu­ relle, Dieu enlève et raison et moralité ; l’homme finit par avouer que sa connaissance, comme celle de THÉORIE CONCEPTUALISTE-RÉALISTE 89 l’animal, ne dépasse pas le sensible : plus de Dieu, plus d’âme, plus de devoir, l’homme n'a plus qu'à s’aimer lui-même et à calculer ses plaisirs. Que de fois, au sortir des cours de la Sorbonne, nous est revenu à l’esprit le jugement de saint Paul sur les philosophes de son temps : « Quod notum est Dei manifestum est in illis... ita ut sint inexcusabiles, quia cum cognovissent Deum, non sicut Deum glorificaverunt, aut gratias egerunt ; sed evanue­ runt in cogitationibus suis et obscuratum est insi­ piens cor eorum : dicentes enim se esse sapientes, stulti facti sunt et mutaverunt gloriam incorrup­ tibilis Dei in similitudinem imaginis corruptibilis hominis » (Rom., 1, 20). C’est, aux yeux de la foi et du simple bon sens, l’histoire de la philosophie en France dans les trente dernières années ; mal­ gré les efforts désespérés de quelques kantiens S elle sombre aujourd’hui dans le positivisme utili­ tariste le plus radical. En dehors du catholicisme, il n’y a plus guère aujourd’hui en France qu’une philosophie officielle, qui est la négation de la méta­ physique et de la morale, c’est-à-dire de la philo­ sophie, comme elle est celle de la religion. La philo­ sophie, comme science distincte des sciences posi­ tives, ne peut vivre longtemps sans la religion ; sur ce, positivistes et nous, nous sommes d’accord. Aussi ne faut-il pas s’étonner si « la métaphysique naturelle de l’intelligence humaine » ne se peut conserver longtemps que dans l’Église. Fidèle gari. L. Dauriac, Crépuscule de la morale kantienne (Année philosophique, 1906, p. 126). 90 CE qu’est le sens commun dienne de la raison, l’Église a reçu, baptisé et développé la philosophie grecque et en fait la philo­ sophie. Le platonisme des Pères, de saint Augustin, des augustiniens, de saint Anselme, s’est continuée dans l’aristotélisme de l’École, comme Platon dans Aristote. M. Boutroux a pu écrire : « L'œuvre la plus considérable d’Aristote est sans contredit l’orga­ nisation de cette philosophie chrétienne si complète, si précise, si logique, si fortement établie dans ses moindres détails qu’elle semblait constituée pour l’Étemitéx. » « Aristote, ajoutait le même historien, est aujourd’hui encore un des maîtres de la pensée humaine ; son système peut être mis sans désa­ vantage en face des deux doctrines qui tiennent aujourd’hui la plus grande place dans le monde philosophique : l’idéalisme kantien et l’évolution­ nisme. Il semble même que l’aristotélisme réponde particulièrement aux préoccupations de notre époque 1 2. » Cela a été écrit vers 1893, si je ne me trompe. Depuis, le kantisme a considérablement baissé, l’évolutionnisme des néo-positivistes triom­ phe ; nous arrivons à un nihilisme doctrinal et moral qui n’est pas sans inquiéter les grands chefs de l’Université. Pour nombre de bergsoniens, la morale est une danse qui consiste à se jouer à travers toutes les formes du devenir sans jamais s’arrêter à aucune. Pour M. Durkheim, il n’y a qu’une morale extérieure qui se fait par les décisions de la collec­ tivité. De la tradition philosophique, rien ou presque 1. Études d'histoire de la philosophie, p. 200. 2. Ibid., p. 202. THÉORIE CONCEPTUALISTE-RÉALISTE 9r plus rien ne reste. — L’Écriture parle quelque part de « l’ensorcellement de la niaiserie 1 » qu’exercent sur nous les apparences sensibles et leur incessant devenir ; leur inconsistance même, à certaines heures, devient pour nous signe de vie. C’est là le mal dont nous souffrons. Mais l’excès même nous guérira, nous finirons pourtant par sentir le vide et le néant de ce qui passe, nous reviendrons vers ce qui demeure, nous nous remettrons à chercher Dieu. En Allemagne à l’heure actuelle plusieurs reviennent en un sens vers Leibnitz par la Métaphy­ sique de Lotze. Les maîtres-nés de la pensée humaine redeviendront nos maîtres. Platon, Aristote, saint Augustin, saint Thomas, Leibnitz1 2 nous aideront encore une fois à sortir de nos sens, à dépasser les apparences, les phénomènes et le devenir, pour en découvrir la raison dans Celui qui est. La perennis philosophia ne peut pas mourir, pas plus que la raison humaine, pas plus que l’Église du Christ. Cette philosophie traditionnelle, œuvre des siècles, n’est au fond qu’une perpétuelle justification des solutions du sens commun. Peu à peu elle dégage des définitions nominales ou définitions courantes les définitions réelles 3 qui y étaient implicitement 1. Sagesse, iv, 12, « fascinatio enim nugacitatis obscurat bona ». 2. Nous ne considérons ici dans Leibnitz que celles des grandes thèses traditionnelles qu'il défend victorieusement, soit contre les empiristes, soit contre Descartes et Spinoza. 3. La définition réelle se détermine par les procédés indiqués dans les Seconds analytiques, i. II. (Comm. de s. Th., leç.13 à 17.) Il faut, dit Aristote : i° partir de la définition nominale ou de sens commun (protothèse, dirions-nous aujourd'hui), point de 92 CE qu’est le sens commun contenues ; après avoir ainsi précisé la compré­ hension des idées du sens commun, elle les subor­ donne les unes aux autres, les classe en un corps de doctrine tout entier dominé par l’idée A’être, objet formel de l’intelligence, objet propre de la métaphysique, science suprême. Dans ce corps de doctrine, tout ce qui est rattaché à l’être par le principe d’identité et ses dérivés est rendu méta­ physiquement certain. C’est là en raccourci la départ d'examen et de discussion ; 20 examiner les êtres ou les faits qui répondent à cette définition nominale pour découvrir en eux les caractères constants ; 30 parmi ces caractères recher­ cher lequel est premier, dominateur, raison d’être des autres ; 4° comparer ces êtres avec ceux qui leur ressemblent le plus, chercher les caractères constants de ces derniers et voir s’ils sont irréductibles ou non aux caractères constants du premier groupe à définir. — Aristote prend pour exemple la magnanimité. Nous pouvons prendre pour exemple la vie : on part de la défini­ tion nominale ou de sens commun ; pour tout le monde, ce par quoi les vivants diffèrent des non vivants, c’est le mouvement spontané. Si l’on examine les êtres et les faits qui répondent à cette définition nominale, on découvre comme caractères constants, dans la cellule : la nutrition, la croissance, la repro­ duction ; et dans les organismes différenciés : nutrition, digestion, absorption, circulation, respiration. Parmi ces caractères, il en est un qui est raison d’être de tous les autres : la nutrition. Le vivant est un être qui se nourrit, ou se refait. On compare enfin le fait vital avec ceux qui lui ressemblent le plus (le cristal aussi se reforme), on constate son irréductibilité ; dans le vivant il y a assimilation ; dans le cristal, simple juxtaposition. On aboutit ainsi à la définition réelle du vivant : un être corporel qui se nourrit ou se refait. Par le même procédé, on aboutit à la définition réelle de l'animal : un être corporel, vivant, doué de sensation. La sensation est, en effet, chez lui, raison d’être de l’appétition et du mouvement. On arrive également à la définition réelle de l'homme : animal raisonnable, la raison est chez lui raison d'être de son activité volontaire intérieure et extérieure. — Cf. aussi Aristote, de Anima, 1. II, c. 1. THÉORIE CONCEPTUALISTE-RÉALISTE 93 méthode analytico-synthétique de la métaphysique. — Au lieu de s’appuyer sur le sens commun, comme la philosophie écossaise, la philosophie d’Aristote explique par l’objet formel de l’intelligence les certitudes absolues du sens commun dans sa sphère propre : l’intelligence spontanée, qui est une vivante relation à l’être, ne peut pas se tromper sur les premiers principes et les grandes vérités qui s’y rattachent, parce qu’elle les perçoit immédiatement impliqués dans l’être, son objet formel et adéquat ; objet formel absolument simple qu’elle ne peut fausser, objet adéquat hors des limites duquel elle ne peut sortir1. C'est cette justification du sens commun dont nous devons rappeler les traits essentiels. § 4. — Définitions réelles du corps inanimé, du vivant, du sujet sentant, de l’homme. Les rapports de ces différents êtres, l’ordre de l'univers. La philosophie aristotélicienne, par la détermi­ nation de ses définitions réelles, reconnaît les dis­ tinctions d’ordres admises par le sens commun entre la matière brute, la vie, la sensation, l’intelli­ gence, entre le monde et Dieu. Elle s’efforce ensuite d’expliquer les relations de ces différents ordresi. i. L’être est l’objet formel et adéquat de l'intelligence comme intelligence. Quant à l’objet propre de l’intelligence humaine en tant qu’âuwaine ou unie à des sens, c’est l'être ou l’essence des choses sensibles, dans le miroir desquelles nous connaissons ici-bas les réalités purement spirituelles, notre âme et Dieu. 94 CE qu’est le sens commun pour satisfaire le besoin d’unité inné à l’intelli­ gence et qui dérive de son ordination à son objet formel, l’être, qui a pour propriété transcendantale l’unité. D’une façon générale, les multiples rela­ tions des êtres des différents ordres sont expliquées par la toute première division de l’être en puissance et acte. Cette division, nécessaire pour rendre intel­ ligible en fonction de l’être, un et identique, la multiplicité et le devenir, doit rendre intelligible par là même (’union dynamique des divers ordres de l’univers. Au lieu de ramener le supérieur à l’inférieur, comme le monisme matérialiste, ou l’inférieur au supérieur, comme le monisme idéaliste, l’aristoté­ lisme considère toujours l’inférieur comme puis­ sance et le supérieur comme acte. Et par cela seul que la puissance dit essentiellement un rapport à l’acte (ut ad aliquid magis perfectum, seu ut ad finem) et ne peut être actuée que par un acte, l’inférieur a toujours raison de matière actualisable, et le supérieur a toujours raison de cause efficiente et finale ; ainsi s’explique l’univers, l’unité dans la diversité (Ia, q. 47). Rappelons les définitions réelles qui, par leur gradation, constituent l’échelle des êtres, et indi­ quons brièvement les rapports des différents ordres : S’agit-il de la matière brute, elle ne saurait se définir par la seule étendue, elle est évidemment douée d’activité ; le mécanisme est écarté. Elle ne saurait se définir davantage par la seule force, en sacrifiant la réalité de l’étendue ; le dynamisme n’est pas moins faux que le mécanisme. Il faut admettre THÉORIE CONCEPTUALISTE-RÉALISTE 95 en elle deux éléments : la matière, principe de la quantité et de la passivité, et la forme, principe de la qualité et de l’activité. Le corps n’en est pas moins un, car la matière est de soi indéterminée et reçoit toute détermination de la forme, qui est à la fois cause efficiente et finale. — Les combinai­ sons chimiques sont expliquées par une mutation substantielle : permanence de la matière et substi­ tution de forme. — Par là aussi se résolvent les prétendues antinomies qui se posent au sujet du continu : l’étendue est divisible mais non divisée à l’infini ; la substance étendue est autre chose qu’une collection d’indivisibles inétendus : son unité est assurée par un principe supérieur à l’ordre spatial, la forme, qui est toute dans le tout et toute en chaque partie, et qui demande telle étendue minima comme condition matérielle de la substance du composé. — Par là encore se résolvent les difficultés de l’action transitive des corps les uns sur les autres ; il y a en chacun d’eux un principe d’activité et un principe de passivité. Le rapprochement de ces deux prin­ cipes donne naissance au mouvement. Le simple vivant comme la plante s’explique à son tour par une composition de matière et forme, mais ici la forme est un principe d’activité supé­ rieure, activité immanente et non plus seulement transitive ; la plante non seulement agit et pâtit, mais encore se refait. Ce vivant, composé en partie de matière, peut recevoir en lui la matière brute et se l’assimiler par sa forme, qui est à la fois cause efficiente et finale. — Ni mécanisme, ni hylozoïsme. Avec l’animal, une forme incontestablement supé­ 96 CE qu’est le sens commun rieure apparaît : principe de connaissance. L’animal non seulement peut agir et pâtir comme le corps, se refaire comme la plante, mais, par la sensation, il peut d’une certaine façon devenir les antres êtres qui l’entourent {fieri aliud), car c’est en un sens devenir ces êtres que de les voir et de les entendre 1. Tandis que la plante est enfermée en elle-même, l’animal, par ses sens, est ouvert sur tout le monde sensible ; il sort pour ainsi dire de lui-même, des limites qu’occupe son corps. Cette amplitude quasi infinie de la forme animale suppose une certaine indépendance à l’égard de la matière étendue qu’elle informe, c’est-à-dire une certaine spiritualité. La représentation qui est dans l'animal est d’un ordre supérieur aux corps matériels qu’elle représente ; le matérialisme est écarté. Et cependant on évite aussi l’idéalisme : le sujet sentant peut être impres­ sionné immédiatement par les corps extérieurs, par cela seul que la sensation n’est pas un actei. i. Ia, q. 14, a. I. — De Anima, 1. TI, c. 12 (leç. 24) ; 1. III, c. 8 (leç. 13). Nous sommes très surpris de voir un néoscolastique comme M. Balthasar (llcvue Néoscolastique, février 1921, p. 85) mécon­ naître cette grande thèse aristotélicienne et thomiste : cognoscens fit aliud a se ; voir les commentaires de Cajetan et Jean de Saint Thomas in Iam, q. 14, a. 1. Il y a des ascensions philoso­ phiques uniformément accélérées et d'autres uniformément retardées. On le voit particulièrement, si l’on suit depuis Aristote jusqu’à nos jours, les interprétations qui ont été données de cette profonde formule : cognoscens quodammodo fit cognitum, anima est quodammodo omnia, III, de Anima, c. 8. Comm. S. Thom., lect. 13. Scot et Suarez sur ce point diffèrent notablement de saint Thomas, cf. Vacant, Éludes comparées sur la Philosophie de S. Thomas et sur celle de Scot, 1891, p. 88-107. THÉORIE CONCEPTUALISTE-RÉALISTE 97 de l’âme seule, mais un acte mixte de l’âme et du corps tout à la fois, un acte d’un organe animé (matière et forme). Composé en partie de matière, l’animal peut être impressionné par les corps exté­ rieurs ; ensuite, grâce à sa forme supérieure, il se les représente et peut, en conséquence, agir sur eux et se les approprier. Avec l’homme, une forme d’un ordre incompa­ rablement plus élevé apparaît : non seulement prin­ cipe de connaissance, mais principe de connaissance raisonnée, qui cherche la raison d’être de ce qu’elle atteint. L’homme ne perçoit pas seulement les êtres qui l’entourent, il conçoit encore ce qu’ils sont (quid sint) ; il ne se contente pas seulement d’asso­ cier des sensations et des images, il juge, c’est-àdire qu’il affirme que telle chose est ou n’est pas [an sit). Enfin, ses représentations ne s’enchaînent pas d’une façon mécanique comme chez l’animal, mais il raisonne et donne la raison d'être de ce qu’il affirme (propter quid). Dans chacune de ces trois opérations, l’objet de son intelligence est donc Yêtre et non pas la couleur ou le son, ou les faits que l’expérience interne révèle. L’homme n’est pas seu­ lement ouvert comme l’animal sur tout le monde sensible qui est à la portée de ses sens, mais sur tout ce qui a raison d’être. L’empirisme est écarté : l’idée est distincte de l’image, le jugement de l’asso­ ciation, le raisonnement des consécutions empi­ riques. Mais le rationalisme pur est évité : l’intelli­ gible était en puissance dans le sensible, l’intelli­ gence a dû l’en dégager ; de plus, il est toujours conçu dans le sensible, ici-bas pas d’intuition pure 98 CE qu’est le sens commun de l’intelligible, l’idée reste unie à l’image comme l’âme intellective au corps dont elle est la forme. — De par cette connaissance intellectuelle, l’homme peut en un sens embrasser l’univers et lui-même ; en conséquence, il peut se gouverner et faire servir les êtres inférieurs à ses fins. Jusqu’ici tous les êtres sont composés de puissance et acte (matière et forme) ; par là s’expliquent leurs rapports : tout corps étant composé de ces deux principes peut agir et pâtir. Le vivant com­ posé de matière peut recevoir en lui la matière brute, se l’assimiler par sa forme, qui a raison de cause efficiente et finale. Le sujet sentant (organe animé) composé de matière peut être impressionné par les corps extérieurs, se les représenter en vertu de sa forme supérieure, conséquemment agir sur eux, se servir d’eux, devenir ainsi à son tour cause efficiente et finale. L’homme enfin, par la connais­ sance qu’il a des raisons des choses, peut se gouver­ ner et utiliser tous les êtres qui lui sont inférieurs. § 5. — Le monde intelligible en général. Ce que le sens commun perçoit dans l’être. Pouvons-nous nous élever plus haut? La raison humaine peut-elle dépasser les limites de l'expé­ rience, affirmer l’existence d’un être supérieur à l’homme? Peut-elle déterminer quelle est la desti­ née de l’homme, s’il a lui aussi une fin? s’il est vraiment maître d’atteindre ou de ne pas atteindre cette fin? si son âme est immortelle? Ce sont les THÉORIE CONCEPTUALISTE-RÉALISTE 99 grands problèmes métaphysiques, moraux et reli­ gieux. La solution qu’en donne le sens commun estelle la vraie solution? C’est ici surtout que la philo­ sophie de l’être divisé en puissance et acte justifie le sens commun en montrant que ce qu’il affirme il le voit dans l’être même, objet formel de l’intelli­ gence. Les questions précédentes sur la matière brute, la vie, la sensation sont plus claires -pour nous, disait Aristotex, parce qu’elles sont d’ordre sensible et que nos idées viennent des sens ; mais ces questions métaphysiques, morales et religieuses sont plus claires en soi, parce que d’ordre intelli­ gible, susceptibles d’être rattachées directement à l’être, principe de toute intelligibilité. En elles, en effet, on fait abstraction de toute matière (3e degré d’abstraction. Met., X, c. 3). Par opposition aux sciences positives, qui ne peu­ vent jamais que classer des faits généraux par des hypothèses provisoires (hypothèses représentatives et non explicatives), sans donner la raison d’être, le propter quid de ces faits, la métaphysique, science suprême, apparaît ici comme une science au sens plein du mot, comme une connaissance qui assigne le pourquoi, la raison d’être nécessaire de ce qu’elle affirme 1 2. Ce propter quid, nous allons le montrer, 1. Métaph., 1. I, Comm, de S. Th., leç. 2. 2. « Scire simpliciter est cognoscere causam propter quam res est et non potest aliter se habere », Post Anal., 1. I. (Comm, de S. Th,, leç. 4.) Les sciences positives ne parviennent pas à donner ce propter quid, cette raison d'être qui rendrait intelligibles les faits généraux : elles restent des sciences du quia, c'est-à-dire qu'elles constatent que le fait est, sans pouvoir l’expliquer, sans pouvoir dire pourquoi le fait se passe ainsi et non pas autre- 100 CE qu’est le sens commun n’est que l’explication de ce que le sens commun voit dans l’être sans parvenir à le formuler d’une façon précise. Dans l’être le sens commun perçoit d’abord les premiers principes spéculatifs et pratiques (principes d’identité, de non-contradiction, de substance, de raison d’être, de causalité, de finalité, et aussi le premier principe de la morale : il faut faire le bien et éviter le mal). Il y voit ensuite, à l’aide d’un raisonnement très simple, l’existence de Dieu, cause efficiente et finale de toutes choses, souverain bien et souverain législateur. Il y voit aussi la distinction de l’intelligence et des sens, l’existence du libre arbitre et, d’une certaine manière, la spiritualité de l’âme et son immortalité, d’un mot les propriétés de l’être intelligent, qui dérivent toutes de sa diffé­ rence spécifique, c’est-à-dire de sa relation intellec­ tuelle à l’être. Ici-bas, l’homme est le seul être dont la différence spécifique appartienne au monde purement intelligible et non pas au monde sensible ; c’est ce qui permet d’en déduire les différentes pro­ priétés. Les êtres inférieurs ne nous deviennent vraiment intelligibles que dans leurs notes trans­ cendantales (ou communes à tous les êtres) et génériques1. ment. Un récent article de M. Duhem confirme tout à fait ces vues d’Aristote sur les rapports de la métaphysique, science suprême, avec les sciences positives. Cf. Revue générale des Sciences pures et appliquées, 15 janvier 1908 : « La valeur de la théorie physique à propos d'un livre récent. » Cet article a été reproduit en appendice dans la deuxième édition de la Théorie physique de P. Dühem, Paris, Rivière, 1914. x. Nous savons par exemple du mercure que c’est une subs- THÉORIE CONCEPTUALISTE-RÉALISTE ΙΟΙ § 6. — Les premiers principes pour le sens commun, Principe d'identité, de contradiction, de substance, de raison d’être, de causalité, de finalité, d’induc­ tion. Le premier principe de la raison pratique (le devoir), Leur rattachement au principe d’identité et à l’idée d’être. Et d’abord notre intelligence perçoit les premiers principes. L’adhésion à ces premiers principes est, en quelque sorte, naturelle 1. L’enfant n’a pas be-* i. tance corporelle, un métal liquide, mais nous n’en connaissons pas la différence spécifique. Nous n’avons, lorsqu'il faut préciser les notions génériques, qu’une définition empirique, descriptive, qui ne parvient pas à rendre intelligibles les propriétés de ce corps. Nous nous contentons de dire : le mercure est un métal liquide à la température ordinaire, d’un blanc d’argent, solidifiable à — 40°, bouillant à 360°, très dense ; ses sels sont des antiseptiques très actifs, mais aussi très toxiques. Nous consta­ tons des faits sans pouvoir dire le pourquoi. — De même pour la plante, l'animal ; qui assignera la différence spécifique de telle espèce de façon à pouvoir en déduire les propriétés? S’agit-i! de l’homme, au contraire, parmi toutes les notes communes à tous les hommes : rationabilité, liberté, moralité, sociabilité, parole, religion, etc., l’une d’entre elles, la rationabilité, apparaît comme la raison d’être de toutes les autres... Toutes ces notes peuvent être rendues intelligibles, c’est-à-dire rattachées à l’être par l'intermédiaire de la rationabilité ; c’est toute la tâche de la psychologie rationnelle. i. «Intellectus naturaliter cognoscit ens et ea quœ sunt per se entis in quantum hujusmodi, in qua cognitione fundatur pri­ morum principiorum notitia. » S. Thomas, C. Gentes, 1. II, c. 83. « Habitus primorum principiorum est partim a natura, par­ tira ab exteriori principio ; est naturalis secundum inchoationem. Ex ipsa enim natura animæ intellectualis convenit homini, quod statim cognito quid est totum et quid est pars, cognoscat, quod omme totum est magis sua parte : et simile est in cæteris : sed quid sit totum et quid sit pars, cognoscere non potest. Le sens commun 8 102 CE qu’est le sens commun soin qu’un maître lui apprenne les principes de con­ tradiction, de substance, de raison d’être, de cau­ salité, de finalité. A propos de tout, il cherche la cause ou la fin et nous fatigue de ses pourquoi. Si même il ne possédait pas ces principes, l’action du maître sur lui ne serait pas possible, selon le mot d’Aristote : « Omnis doctrina et omnis disciplina ex præexistenti fit cognitione 1. » Pourquoi l’adhésion à ces premiers principes estelle naturelle? Parce que leur vérité est immédia­ tement perçue à la lumière de l’être, objet naturel et premier de l’intelligence : « Illud quod primo cadit in apprehensionem est ens, cujus intellectus includitur in omnibus quæcumque quis apprehen­ dit. Et ideo primum principium indemonstrabile est quod « non est simul affirmare et negare », quod fundatur supra rationem entis et non entis ; et super hoc principio omnia alia fundantur, ut dicit Philo­ sophus in IV Met. (leç. VI), » (Ia Ilæ, q. 94, a. 2.) — Le sens commun perçoit d’abord dans l’être la vérité du principe d’identité : « tout être est lui-même », « tout être est quelque chose de déterminé », « tout être est un et le même » ; ex. : la chair est chair, l’esprit est esprit ; « est est, non non ». Le principe* i. nisi per species intelligibiles a phantasmatibus acceptas. Et propter hoc Philosophus in fine Posteriorum (1. II, cap. ult.) ostendit quod cognitio principiorum provenit nobis ex sensu. » (II* Iæ, q. 51, a. i.) i. Post Anal., 1. I, c. i. — «Inest unicuique homini quod­ dam principium scientiæ, scilicet lumen intellectus agentis, per quod cognoscitur statim a principio naturaliter quædam uni­ versalia principia omnium scientiarum.» (I*, q. 117, a. 1. — De Veritate, q. XI, a. l.j THÉORIE CONCEPTUAL1STE-RÉALISTE IO3 de non-contradiction n’est qu’une forme négative du précédent : « un même être ne peut pas à la fois et sous le même rapport être ce qu’il est et ne pas l’être ». Le -principe de substance est immédiatement saisi comme une détermination du principe d’iden­ tité : « ce qui est, est un et le même sous ses manières d’être multiples et transitoires » ; le multiple n’est intelligible qu’en fonction de l’un, le transitoire qu’en fonction du permanent et de l’identique, si l’être de soi est un et le même. C’est pourquoi saint Thomas dit, après Aristote, que la substance est un sensible per accidens, c’est-à-dire une réalité qui Per se est d’ordre intelligible, mais qui est immédia­ tement saisi par l’intelligence à la simple présen­ tation d’un objet sensible 1. Dès que les données de chacun des sens externes sont centralisées par le premier des sens internes, l’intelligence dans cet objet sensible saisit son objet propre, l’être, et ce qui est être en soi, la substance, avant même de saisir la manière d’être, le phénomène ou l’accident. Le sens commun perçoit encore à la lumière de l’être la vérité du principe de raison d’être: «Tout ce qui est a sa raison d’être », « tout est intelligible ». D’une façon implicite et sans pouvoir le formuler, il rattache ce principe au principe d’identité par une réduction à l’impossible : Tout être a sa raison d’être, ce qu’il faut pour être ; le nier ce serait identifier ce qui est avec ce qui n’est pas. — Touti. i. «Non omne quod intellectu apprehendi potest in re sensi­ bili, potest dici sensibile per accidens, sed quod statim ad oc­ cursum rei sensata apprehenditur intellectu. » De Anima, 1. II. (Conun. de S. Thomas, leç. 13.) 104 CE qu’est le sens commun être a en soi ou dans un autre la raison d’être de ce qui lui convient. En soi, si cela lui convient selon ce qui le constitue en propre (le nier, serait nier le principe d’identité) ; dans un autre, si cela ne lui convient pas selon ce qui le constitue en propre, s’il y en lui union du divers ; nier cette relation de dépendance ce serait identifier ce qui n’est pas par soi avec ce qui est par soi, ce serait dire que l’union incausée du divers est possible, que le divers par soi et comme tel est un et le même, ce qui est la négation du principe d’identité1. « Omne quod alicui convenit non secundum quod ipsum est, per aliquam causam ei convenit, nam quod causam non habet primum et immediatum est. » (S. Thomas, C. Gentes., 1. II, c. 15.) Par là nous arrivons aux principes de causalité et de finalité. Le changement est précisément union du divers, il exige donc une raison d’être extrinsèque. Cette raison d’être extrinsèque est double : efficiente et finale. — Preuve : le devenir est union du divers ; il comporte en effet deux éléments : la puissance et l’acte. D’une part, ce qui est déjà ne devient pas (ex ente non fit ens, quia jam est ens) ; d’autre part, rien ne peut venir du néant (ex nihilo nihil fit). Ce qui devient ne peut donc provenir que d’uni. i. Cf. le développement de cette réduction à l’impossible, plus loin, IXe partie, ch. 1, § 4. — Sur les divers sens du mot raison et de l’expression raison d’être, voir dans l’index géné­ ral des œuvres de saint Thomas au mot ratio, qui désigne, en nous, notre faculté intellectuelle et les arguments qu’elle pro­ pose, en dehors de nous dans les choses, soit leur essence (raison d’être de leurs propriétés) soit leur cause. THÉORIE CONCEPTUA1.ISTE-RÉALISTE IOS intermédiaire entre l’être déterminé et le pur néant ; cet intermédiaire est l’être indéterminé ou la puis­ sance x. Le devenir est ainsi pour l’être le passage de l'indétermination à la détermination, de la puissance à l’acte ; et comme la puissance de soi n’est pas l’acte, il faut un principe extrinsèque qui la détermine ou l’actualise (ens in potentia non reducitur in actum nisi per aliquod ens in actu). Ce principe déterminant ou actif est appelé cause efficiente. — Mais cette cause elle-même doit avoir une raison pour agir, et pour faire ceci plutôt que cela ; la puissance sur laquelle elle agit doit être, elle aussi, susceptible de recevoir telle détermina­ tion et non pas telle autre ; sans cela, la cause produirait tout ou rien et non pas tel effet particu­ lier. Si tout a sa raison d’être, l’effet doit être pré­ déterminé. Il faut donc que la puissance active de l’agent et la puissance passive du patient (ex. : la puissance nutritive et l’aliment) précontiennent la détermination de leur effet (la nutrition). Mais la puissance ne peut précontenir actuellement la déter­ mination de son effet ; elle ne la précontient qu’en tant qu’elle est ordonnée à tel acte et non pas à tel autre, comme à sa perfection et à son achèvement, qu’en tant qu’elle a en lui sa raison d’être (potentia dicitur ad actum). Qu’on ne dise pas que cet acte est pur terme, pur résultat, il ne serait pas prédéi. Cette preuve de la réalité de la puissance, nécessaire pour rendre intelligibles en fonction de l’être la multiplicité et le devenir est développée plus loin dans notre examen de la criti­ que des preuves thomistes de l’existence de Dieu par M. Le Roy, 11° Partie, ch. 11, § 4. ιο6 CE qu’est le sens commun terminé. Et comment serait-il pnr terme? Étant plus parfait que la puissance principe d’opération, il est nécessairement ce -pour quoi (το ου ενεκα, id cujus gratia) la puissance est faite, comme l’impar­ fait est nécessairement pour le parfait et le relatif pour l’absolu. Seul, en effet, l’absolu a en lui-même sa raison d’être. Cet acte, raison d’être de la puis­ sance, pour lequel elle est faite, en vue duquel l’agent agit, nous l’appelons fin. Et le principe de finalité se formule : « Omne agens agit propter finem ; alioquin ex actione agentis non magis seque­ retur hoc quarp illud, nisi a casu » (Ia, q. 44, a. 4) \ ou encore « la puissance est pour l’acte », « potentia dicitur ad actum ». Le devenir a donc une raison d’être extrinsèque double : efficiente (ordre d’exercice), finale (ordre de spécification). Il est ainsi rendu intelligible en fonction de l’être par la division de l’être en puis­ sance et acte. « Ex ente non fit ens, quia jam est ens ; ex nihilo nihil fit ; et tamen fit ens. Ex quo fit? Ex quodam medio inter nihilum et ens, seu ex ente indeterminato, quod vocatur potentia 1 2. » La puissance est l’être indéterminé ; l’acte, suivant le 1. Aristote, Physiq., II, c. in. — S. Thom., C. Gent., 1. Ill, c. il, et Ie II®, q. 1, a. 2 : « Si enim agens non esset determi­ natum ad aliquem effectum, non magis ageret hoc, quam illud. » Il peut y avoir rencontre fortuite des actions de deux agents, mais chaque agent agit nécessairement pour une fin. En vertu de ce principe, toutes choses même les plus particulières doivent être préordonnées par l’agent suprême, s’il est vrai que son action atteint tous les êtres. (Is, q. 22. a. 2.) 2. C’est le résumé de la démonstration d’Aristote : I Physiq., c. vin. — S. Thomas, leç. 14. THÉORIE CONCEPTU ALISTE-RÉALISTE IO7 point de vue auquel on se place, est détermination formelle, efficiente ou finale. Et les deux principes de causalité et de finalité se fondent en un seul : « Tout ce qui devient, demande une cause efficiente et finale. » Mais il est une autre formule de ces deux prin­ cipes plus voisine du principe de raison d’être : «Toute multiplicité ou tout composé demande une cause. » Ce n’est pas seulement le devenir qui est ainsi rendu intelligible en fonction de l’être par puissance et acte et les quatre causes, c’est encore dans l’ordre statique et, dans les dernières profon­ deurs de l’être, que le mouvement n’atteint pas, la multiplicité ou diversité. Comme le devenir, la multiplicité (pluralité d’êtres possédant un élément commun, ou pluralité de parties dans un seul et même être) est union du divers et par là même exige une raison, d’être extrinsèque double : effi­ ciente et finale. Comme la précédente, cette union du divers suppose en effet d’abord deux éléments qui constituent intrinsèquement la multiplicité : puissance et acte. Une pluralité d’individus possé­ dant la même détermination, la même forme, ne s’explique que par la présence en eux d’un élément susceptible d’être déterminé par cette forme, la matière. La multiplicité des êtres possédant le même acte d’exister ne s’explique que par la pré­ sence en eux d’un élément susceptible de recevoir l’existence, l’essence. (Actus multiplicatur et limi­ tatur per potentiam. Ia, q. 7, a. 1.) Chacun de ces êtres étant composé est lui-même union du divers. Cette union ne pouvant être incausée, chacun de ces Ιθ8 CE qu’est le sens commun êtres réclame une cause efficiente et finale et l’on a une formule du principe de causalité : non plus « tout ce qui devient demande une cause », mais « toute multiplicité ou tout composé demande une cause » : « Omne compositum causam habet : quæ enim secundum se diversa sunt, non conveniunt in aliquod unum, nisi per aliquam causam adu­ nantem ipsa. » (Ia, q. 3, a. 7.) Quant au principe d'induction « la même cause naturelle dans les mêmes circonstances produit nécessairement le même effet, par exemple, la cha­ leur dilate le fer » il est évident qu’il se rattache au principe de raison d’être. Si une cause naturelle A dans telles circonstances déterminées produisait une fois l’effet B, et une seconde fois l’effet B’ dans des circonstances rigoureusement semblables, le changement de l’effet serait sans raison d’être. On verra plus loin que ce principe ne constitue pas cependant une objection insoluble contre le libre arbitre, car celui-ci n’est pas une cause naturelle, déterminée par nature à un seul effet. Par l’idée de fin, nous sommes amenés au premier principe de la raison pratique : « Il faut faire le bien, éviter le mal. » « Fais ce que dois, advienne que pourra. » L’actualité parfaite à laquelle aboutit l’opération qui a son principe dans la puissance opérative mérite, avons-nous dit, le nom de fin et non pas seulement le nom de terme ou de résultat, parce qu’elle est prédéterminée comme une perfec­ tion par rapport à la puissance opérative, une per­ fection qui accroît l’être de l’agent, comble en lui un vide. La puissance n’aboutit pas seulement à THÉORIE CONCEPTUALISTE-RÉALISTE ICQ l’acte ; elle est pour l’acte, comme le relatif pour l’absolu. La fin doit donc avoir raison de bien, car la bonté n’est autre chose que la perfection de l’être qui fonde l’appétibilité ou provoque l’amour (Ia, q. 5, a. 1). La fin est le bien en vue duquel l’agent opère, la perfection capable de le perfectionner et que pour cela il désire : « Bonum est quod omnia appetunt. » — Le sens commun est amené par là au premier principe de la morale. Il distingue trois espèces de bien : le bien sensible ou simplement délectable, le bien utile en vue d’une fin et le bien honnête. L’animal se repose dans le premier, et par l’instinct utilise le second sans en voir la raison d’être dans la fin pour laquelle il l’emploie. L’homme seul, par sa raison, connaît Yutilité ou la raison d’être du moyen dans la fin ; seul aussi il connaît et peut aimer le bien honnête. Ce dernier lui appa­ raît comme bien en soi, désirable en soi, indépen­ damment de la jouissance qui accompagne sa pos­ session et indépendamment de toute utilité ; il est bien et désirable par cela seul qu’il est conforme à la droite raison et apparaît comme la perfection normale et l’achèvement de l’homme comme homme (comme raisonnable et non pas comme animal). Il est bien en soi, indépendamment du plaisir qu’on y trouve et des avantages qu’on en retire, de con­ naître la vérité, de l’aimer par-dessus tout, d’agir en tout selon la droite raison, d’être prudent, juste, fort et tempérant. — Bien plus, ce bien honnête ou bien rationnel apparaît comme une fin en soi obli­ gatoire: tout homme comprend qu’un être raison­ nable doit avoir une conduite conformé à la droite no CE qu’est le sens commun raison, comme la droite raison est elle-même con­ forme aux principes absolus de l’être1. C'est là l’ori­ gine rationnelle de la notion du devoir : « Fais ce que dois, advienne que pourra. » Le juste roué de coups par un chenapan prouve l’existence du monde intelligible supérieur au monde sensible lorsqu’il lui crie : « Tu es le plus fort, mais ça ne prouve pas que tu aies raison. » La raison légitime, en effet, son commandement par le principe de finalité ou, ce qui revient au même, par la division de l’être en puissance et acte : la volonté de l'être raisonnable doit tendre vers le bien honnête ou rationnel, à l’égard duquel elle a raison de puissance, parce que toute la raison d’être de la puissance est dans l’acte (potentia dicitur ad actum). Et comme la cause efficiente coïncide avec la cause finale, il faut ajouter : la volonté de l’être raisonnable doit tendre vers le bien honnête ou ration­ nel, parce que ce bien est la fin pour laquelle elle a été faite par une cause efficiente supérieure qui avait elle-même en vue ce bien rationnel (est enim idem finis agentis et patientis, in quantum hujus­ modi, sed aliter et aliter. Ia, q. 44, a. 4). C’est pourquoi, aux yeux du sens commun, le devoir est en fin de compte fondé sur l’être, l'intelligence et la volonté de Dieu ; c’est son fondement suprême. Le premier principe de la raison pratique est immédiatement perçu, dit saint Thomas, dans l’idéei. i. Tel est du moins le fondement prochain de l’obligation morale, quant à son fondement suprême il est dans la loi éternelle de Dieu qui nous a faits pour vivre selon la droite raison, cf. Is II®, q. 19. THÉORIE CONCEPTUALISTE-RÉALISTE III de bien (acte ou perfection de l’être) comme le prin­ cipe d’identité dans l’idée d’être \ Le sens commun respecte le devoir et tient pour légitime la recherche du bonheur ; il rejette à la fois la morale utilitaire et la morale kantienne ; la phi­ losophie de l’être le continue et le justifie ; elle fonde le devoir par l'idée du bien rationnel qui est à la fois pour l’homme la fin en soi, pour laquelle il est fait, et la source du vrai bonheur. Tous ces principes spéculatifs et pratiques sont analytiques au sens aristotélicien du mot : en eux le prédicat et le sujet apparaissent à priori néces­ sairement liés par le verbe être, qui affirme sous leur diversité logique leur identité réelle en un même être possible ou actuel. (Ex. : Tout être est ayant sa raison d’être. — La puissance ordonnée au bien rationnel est devant le réaliser.) — Parce que « Kant n'a pas compris que toute connaissance s’exprime exactement par le verbe être, copule de tout juge­ ment », le principe de raison et ses dérivés sont devenus pour lui des synthèses à priori toutes sub­ jectives, sans portée sur l’être. Ayant méconnu l’objet formel qui fait l’unité de l’intelligence, il ne pouvait plus trouver en elle qu’une pluralité de i. «Sicut ens est primum quod cadit in apprehensionem simpliciter : ita bonum est primum quod cadit in apprehen­ sionem practicæ rationis quæ ordinatur ad opus. Omne enim agens agit propter finem, qui habet rationem boni. Et ideo pri­ mum principium in ratione practica est quod fundatur supra rationem boni ; quæ est : bonum est quod omnia appetunt. Hoc est ergo primum præceptum legis, quod bonum est facien­ dum et malum vitandum ; et super hoc fundantur omnia alia præcepta legis naturæ. » (Is II®, q. 94, a. 2.) 112 CE qu’est le sens commun principes épars, qui s’imposaient encore comme nécessaires, mais de la nécessité desquels il ne saisis­ sait plus le pourquoi \ i. Voir la thèse de Mgr Sentroul : L'Objet de la métaphy­ sique selon Kant et Aristote (Louvain, 1905) rééditée et déve­ loppée en 1913 sous le titre Kant et Aristote (Louvain et Paris, Alcan) ; nous indiquons les références d'après la 2e édition. L’auteur y montre comment Kant a méconnu la vérité fon­ damentale de la philosophie traditionnelle et le sens profond que Platon et Aristote donnaient à la définition de l’intel­ ligence : « objectum intellectus est ens ». On sait que c’est à une adaptation de cette thèse que la Kantgesellschajt de Halle, présidée par M. Vaihinger, a décerné un prix de 400 marks. — « Kant, dit l’auteur, au rebours d’Aristote, n’a pas compris que toute connaissance s’exprime exactement par le verbe être, copule de tout jugement,... que tous les jugements ont pour caractère formel d’être l’union d’un prédicat et d’un sujet au moyen du verbe être employé comme signe de l’identité des termes... La connaissance d’une chose consiste précisément à la voir identique à elle-même sous deux aspects différents (Mét., iv, 7). Avoir du triangle une connaissance, c’est en dire qu'il est telle figure ; de la cause, qu'elle est contenant l’effet ; de l’homme, qu’il est doué d’imagination. Et pour prendre un jugement tout à fait accidentel, dire de ce mur qu’il est blanc, c’est dire : ce mur est ce mur blanc (p. 303). Si le sujet et le pré­ dicat se conviennent de façon à être reliés par le verbe être, c’est que le prédicat comme le sujet expriment une (même) réalité » (p. 187). — Kant n’a reconnu l’identité que dans ce qu’il appelle les jugements analytiques, pures tautologies à ses yeux, et non pas dans les jugements extensifs qui seuls font avancer la con­ naissance et qu’il appelle des synthèses à priori ou à poste­ riori, parce qu'ils sont formés, selon lui, par la juxtaposition de notions distinctes. Il a ainsi méconnu la loi fondamentale de tout jugement : « Un jugement formé par la juxtaposition ou la convergence de plusieurs notions serait un jugement faux, puisqu’il exprimerait comme identiques deux termes qui n'au­ raient pas entre eux de l’identité, mais simplement quelque autre rapport... Le principe de la division aristotélicienne des propositions n’est point l’identification ou la non-identification du prédicat et du sujet : Aristote les divise selon que la con- THÉORIE CONCEPTUALISTE-RÉALISTE US Également vrais pour tous et connus de tous (Ia II®, q. 94, a. 4), ces principes sont immuables en soi et en nous. — Immuables en soi: l’absolue nécessité qu’ils expriment, dans l’ordre du possible et de l’impossible, n’a pas pu commencer et ne pourra pas finir ; l’acte contingent de notre intel­ ligence se sent conditionné et mesuré par ces véri­ tés étemelles qui ne peuvent avoir leur fondement que dans l’Absolu. D’emblée, le sens commun com­ prend l’Écriture lorsqu’elle affirme que le premier principe de la loi morale est en nous comme une par­ ticipation de l’intelligence divine: n Multi dicunt: quis ostendit nobis bona? Cui quæstioni Psalmista respondens dicit : Signatum est super nos lumen vultus tui, Domine: quasi lumen rationis naturalis, quo discernimus quid sit bonum et quid sit malum, quod pertinet ad legem naturalem, nihil aliud sit quam impressio divini luminis in nobis » (Ia II®, naissance de cette identité naît de la seule analyse des notions ou de l’examen des choses existantes » (p. 304.) La raison de tout cela c’est que Kant, partant du sujet, aies catégories sont pour lui purement logiques », tandis que pour Aristote, parti de l’être, aies catégories sont mi-logiques, mi-ontologiques » (p. 1S7), le jugement affirmatif recompose et restitue au réel ce que l’abstraction a séparé. Toute la vie de l’intelligence s'ex­ plique par son ordre à l’être. — Non seulement celui qui part du sujet ne pourra jamais rejoindre l’être, mais l’intelligence même lui deviendra incompréhensible : ou bien il la niera, comme l'empiriste, ou bien il n’y verra, comme Kant, qu’une multitude de synthèses à priori, synthèses aveugles qu’il ne parviendra plus à légitimer et à rattacher à un principe supé­ rieur, intelligible par soi. — Ces principes multiples ne se peu­ vent ramener au principe d’identité que par la division de l’être en puissance et acte, division qui ici, comme partout ailleurs, explique seule le multiple en fonction de l’un. 114 CE qu’est le sens commun q. 91, a. 2). Ces principes sont aussi immuables en nous, inscrits d’une façon indélébile dans la raison humaine ; ils s’identifient. en quelque sorte avec elle, puisqu’elle n’est après tout qu’une relation transcendantale à l’être en tant qu’être, qui impli­ que en soi ces toutes premières vérités. § 7. — Comment le sens commun s’élève à Dieu. A l’aide de ces principes, par un raisonnement très simple, le sens commun s’élève à Dieu. La raison philosophique dorme seulement à ce raison­ nement une formule plus précise : si tout a sa rai­ son d’être ; si ce qui devient requiert une raison d’être extrinsèque, cause efficiente et finale à la fois, ne faut-il pas dire que tout ce qui change, nous-mêmes et ce qui nous entoure, a une cause efficiente et finale qui ne change pas (ia, 2 et 3a w’a)1? — Si l’intelligence seule peut saisir les rap­ ports des choses, la raison d’être des moyens dans la fin, ne faut-il pas dire que la cause première de ce monde, système de moyens et de fins, est une cause intelligente? L’intelligence, vivante rela­ tion transcendantale à l’être, pas plus que l’être, n’implique en soi imperfection (5a via) 12. — Enfin, 1. S. Thomas, Summ. Theol., I“, q. 2, a. 3. 2. Nous pourrons attribuer analogiquement à Dieu toutes les perfections simpliciter simplices, mais elles seulement, on ne l’a pas assez remarqué dans les récentes controverses. Ces per­ fections, dont le signifié formel n'implique en soi aucune imper­ fection, sont précisément celles qui ont un rapport immédiat à l'être et aux transcendantaux : l'intelligence et les propriétés THÉORIE CONCEPTUALISTE-RÉALISTE HO si la multiplicité (pluralité d’êtres possédant un élément commun, ou pluralité de parties dans un seul et même être) pas plus que le devenir n’a en soi sa raison d'être ; si le divers de soi ne peut être un et le même (principe d’identité), ne ’faut-il pas conclure que la cause première est une, comme elle est immuable, simple, en tout et pour tout identique à elle-même, acte pur, qu’elle est à l’être comme A est A, Ipsum Esse subsistens, absolue perfection (4a via)1 ? Le dualisme est écarté : tout être doit provenir de Celui qui seul est Être par soi, en qui s’identi­ fient l’essence et l’existence, et qui ne laisse place à côté de lui qu’à des composés de puissance et d'acte, de non-être et d’être, d’essence (susceptible d’exister) et d’existence. — Le panthéisme n’est pas moins absurde : il ne peut y avoir au sein de l’Etre même subsistant, en tout et pour tout iden­ tique à lui-même, ni multiplicité, ni devenir. Dieu est donc distinct de l’univers essentiellement divers et changeant. de l'être intelligent : la volonté libre, avec les vertus intellec­ tuelles et morales : Providence, Justice et Miséricorde. Il n’y aura pas là d'anthropomorphisme. Nous ne concevrons pas Dieu comme un homme dont les proportions seraient portées à l’in­ fini, mais comme l'Êlre même, Ipsum esse, et nous ne lui recon­ naîtrons que les attributs qui découlent nécessairement de ce concept à'Ipsum esse. La doctrine thomiste de l'analogie est celle-là même élaborée par Aristote dans sa doctrine des pro­ priétés transcendantales de l’être : unité, vérité, bonté et, paral­ lèlement, intelligence et volonté. Cf. plus loin III° partie, ch. 11, § 2, pp. 320 et suiv. i. Cf. l'explication que nous avons donnée de cette 4* via Revue Thomiste, juillet 1904. Il6 CE qu’est le sens commun Tout cela, le sens commun le voit implicitement sans pouvoir le formuler. Il ne le démontre pas, mais, par son instinct de l’être, il le sent. Il a comme l’intuition vague que le principe d’identité est la loi fondamentale du réel comme il est celle de la raison, et que la réalité fondamentale ou suprême doit être à l’être comme A est A, absolument une et immuable et par là même transcendante x. Faut-il s’étonner si les théologiens nient com­ munément la possibilité de l’ignorance ou de l’erreur invincible au sujet de l'existence de Dieu, auteur de l’ordre naturel : « Invisibilia Dei per ea quæ facta sunt, intellecta, conspiciuntur» (Rom., i, 20)? S’il ne peut y avoir ignorance ou erreur invincible à l’égard des premiers préceptes de la loi naturelle, il ne saurait y en avoir à l’égard de leur auteur. Aussi l’Église a-t-elle condamné la distinction « entre le péché philosophique contraire à la seule raison, et le péché théologique qui seul serait une offense à Dieu et qui existerait seulement chez ceux qui arrivent à la connaissance de Dieu, ou pensent à Dieu au moment où ils pèchent12 ». L’idée de Dieu, premier être, première intelli­ gence, souveraine bonté, ne peut pas plus s’effacer dans la conscience humaine que les premiers prin­ cipes de la loi naturelle. C’est seulement tel ou tel attribut essentiel de Dieu qui peut être un certain temps méconnu ; ainsi les principes secondaires de la loi naturelle peuvent être abolis par suite de 1. S. Th., in Boeth. de Trin., q. i, a. 3, ad 6. 2. Denzinger, io° éd., n° 1290. THÉORIE CONCEPTUALISTE-RÉALISTE 117 mauvaises habitudes, comme chez ceux qui ne regar­ dent pas comme péchés le vol ou même les péchés contre nature (Ia II®, q. 94, a. 6). § 8. — Pourquoi le sens commun a conscience de la liberté. La raison naturelle a aussi comme un sens de notre liberté à l’égard des biens partiels qui nous attirent. Cela encore, elle le perçoit à la lumière de l’être, son objet formel. Parce qu’on n’a pas songé à cet objet formel de l’intelligence spontanée, on a souvent parlé de façon bien simpliste de la cons­ cience du libre arbitre. Dans la mesure où l’homme distingue le bien, la plénitude de l’être, de tel ou tel bien particulier, il se sent fait pour le bien total, absolu1 ; il perçoit Yhiatus infini qui sépare ce bien absolu de tout bien partiel et limité, par con­ séquent il se sent maître de répondre ou de ne pas répondre à l’attrait d’un bien fini qu’il peut tou­ jours juger insuffisant. La conscience de cette indif­ férence dominatrice, dérivée de la raison même, est ce que tout le monde appelle la conscience du librei. i. Cf. Ia Ilæ, q. 2. a. 7 et commentaires de Cajctan et Koellin qui montrent bien ce qu’il faut entendre exactement par cette proposition si fréquente chez saint Thomas : l'objet de la volonté est le bien universel. Ce n’est pas le bien abstrait, in universali, car la volonté se porte sur le bien qui existe dans les choses ou qu’elle veut réaliser ; ce n’est pas immédiatement Dieu même, qui ne spécifie immédiatement que les vertus théologales. C’est le bien non limité, non coarctatum, dit Cajetan, et comme tel il n’existe qu’en Dieu qui peut être connu et aimé soit naturelle­ ment soit sumatureHement. Le sens commun 9 118 CE qu’est le sens commun arbitre. Bossuet dit excellemment : « Que chacun de nous s’écoute et se consulte soi-même, il sentira qu’il est libre, comme il sentira qu’il est raisonnable l. » Cette conscience du libre arbitre est, à l’état con­ fus et implicite, la preuve à priori de la liberté que la raison philosophique formulera. Et ici encore la raison philosophique justifiera le sens commun en écartant à la fois l’intellectualisme déterministe et le volontarisme libertiste. La volonté est subor­ donnée à l’intelligence au point de vue de la spé­ cification de ses actes, mais toutes ses démarches ne sont pas pour cela nécessairement déterminées par l’intellect ; elle est libre lorsque le jugement reste indifférent ou indéterminé à raison de la poten­ tialité ou de l’indétermination de son objet. Deux biens partiels, si inégaux soient-ils, sont tous les deux mélangés de puissance et acte et, par là, éga­ lement à l’infini tous les deux du bien total qui seul est pur acte ; en face d’eux la liberté reste. Il n’y a pas de raison suffisante infailliblement détermi­ nante pour passer de l’infini à telle quantité ou qualité finie plutôt qu’à telle autre. Il y a une rai­ son relativement suffisante (pour motiver un libre choix) mais pas absolument suffisante (pour néces-i. i. Bossuet, Traité du libre arbitre, ch. n. — Les religions fatalistes elles-mêmes reconnaissent la responsabilité morale et sociale, acceptent la légitimité des lois et des tribunaux, par­ lent de remords ou de satisfaction morale, ce qui serait absurde si elles n’admettaient pas le libre arbitre. En réalité, comme on l’a souvent remarqué, leur fatalisme n’est pas la négation du libre arbitre, mais de la liberté physique. «C'est en vertu du destin qu'Œdipe tue son père ; mais Œdipe ne veut pas ce meurtre. » THÉORIE CONCEPTUALISTE-RÉALISTE I19 siter la volonté). C’est une raison suffisante qui (en un sens) ne suffit pas. Cette apparente restriction apportée au principe de raison d’être n’est d’ail­ leurs qu’un corollaire de celle apportée au principe d'identité par l’affirmation de la -puissance, ce nonêtre qui est milieu entre l’être déterminé et le pur néant. Il y a indétermination dans le vouloir parce qu’il y a indétermination dans l’intelligence et en fin de compte parce qu’il y a indétermination ou potentialité dans l’être. La preuve de la liberté re­ vient donc encore à la distinction de puissance et acte 1. De tout cela, le sens commun a une vague intuition ; et c’est parce qu’elle est ainsi fondée que la conscience de la liberté ne s’émeut pas de l’objec­ tion spinoziste : « Tu ne connais pas toutes les causes qui influent sur ta détermination. » Alors même que j'en ignorerais plus d’une, se dit confu­ sément le sens commun, je vois la disproportion infinie du bien partiel au bien absolu. § 9. — D’où vient la croyance du sens commun à l’immortalité de l’âme? Enfin, la raison naturelle a comme un sens de la spiritualité et de l’immortalité de l’âme. Il est vrai de dire avec Spinoza : Sentimus nos œternos esse, 1. Nous avons longuement développé cette preuve à priori dans la Revue des Sciences philosophiques et théologiques : « L’Intel­ lectualisme et la liberté chez S. Thomas », oct. 1907, janvier 1908, articles reproduits dans l'ouvrage Dieu, son existence et sa nature, p. 590-669. 120 CE qu’est le sens commun ou, tout au moins : nos immortales esse. Saint Thomas affirme « omne habens intellectum naturaliter desi­ derat esse semper », l’homme désire naturellement exister toujours, et il sent que ce désir naturel ne peut être vain (I», q. 75, a. 6) *. Ce désir naturel de l’être intelligent est encore fondé sur son intellect ou sur le sens qu’il a de l’être. L’intelligence spon­ tanée a cette intuition confuse qu’elle ne parvient pas à formuler : l’être, mon objet formel, abstrait 12 de toute matière, de l’espace et du temps ; pure relation à lui, je suis du même ordre que lui : « Desi­ derium in rebus cognoscentibus sequitur cogni­ tionem. Sensus autem non cognoscit esse, nisi sub hic et nunc. Sed intellectus apprehendit esse abso­ lute, et secundum omne tempus. Unde omne habens intellectum naturaliter desiderat esse semper... » (Ia, q. 75, a. 6.) Taine objectait à Jouffroy : le bœuf que l’on tue désire naturellement aussi con­ tinuer à vivre. Mais ce désir naturel de l’animal, pas plus que la connaissance sensible qui le fonde, ne dépasse l’espace et le temps : l’animal désire naturellement vivre hic et nunc, mais non pas toujours au sens plein de ce mot. Le désir naturel de l’homme comme la raison qui le fonde porte non pas sur tel 1. Cf. Galibert, La Foi du nègre (Annales de Philosophie chrétienne, oct. 1907). Ce qui se retrouve chez le nègre d’une façon plus particulièrement frappante, à cause de son état primitif, c’est l’inquiétude, l’attente d’une délivrance définitive et d’une plénitude qui ne laisse rien à désirer. De grossiers préjugés, cela va sans dire, altèrent l’idée qu’il se fait de la vie future. 2. Abstrait (abstrahit) veut dire ici : l'être n’implique dans sa notion formelle ni matière, ni espace, ni temps. THÉORIE CONCEPTUALISTE-RÉALISTE 121 être ou tel bien particulier mais sur l’être et le bien absolu ; l’homme conçoit naturellement et, par suite, naturellement désire une béatitude absolue qui a pour propriété d’être inamissible ; craindre de la perdre ce serait déjà ne plus être pleinement heureux. Cette intuition du sens commun a été précisée par la raison philosophique ; d’abord par Socrate, Platon, saint Augustin : l’intelligence, disent-ils, voit que son objet, les vérités nécessaires, univer­ selles et étemelles, domine l’espace et le temps, « abstrahit ab hic et nunc » ; or, l’intelligence est nécessairement du même ordre que son objet, supé­ rieur au temps comme lui ; notre activité rationnelle et morale, nous le sentons, est d’un ordre supérieur à tout ce qui en nous doit mourir. — Saint Thomas, mettant à profit les analyses d’Aristote sur l’objet de l’intelligence, précise encore : l’intelligence hu­ maine se saisit comme une relation à l’être. Or l’être en tant qu’être abstrait de toute matière. Essentiellement relative à un pareil objet, l’intelli­ gence est donc absolument immatérielle, « penitus immaterialis » (Ia, q. 50, a. 2 ; q. 75, a. 5, a. 6. — Met., 1. I, leç. 1, 2, 3, ; 1. XI, leç. 3 et alibi...). Cette preuve traditionnelle de la spiritualité et de l’immor­ talité de l’âme, prolongement de l’intuition du sens commun, est trop méconnue par les philosophes chrétiens de nos jours. Certains1 n'en contestent la rigueur que parce qu’ils ne voient pas ce qu’Aristote et saint Thomas entendent par l’objeti. i. Cl. Fiat, La Personne humaine, p. 78. 122 CE qu’est le sens commun formel de l’intelligence. — Cet objet formel appa­ raît dans toute sa pureté si on le considère au troisième degré d’abstraction ou abstraction méta­ physique ; il devient, en effet, objet propre et exclusif de la science suprême. Il est, dit Aristote ’, certaines sciences, comme les sciences naturelles, qui n’abstraient que de la matière sensible indivi­ duelle (premier degré d’abstraction) ; elles consi­ dèrent encore la matière sensible commune ; c’est ainsi que le chimiste fait abstraction des particula­ rités de telle molécule d’eau pour étudier les pro­ priétés sensibles de l’eau. — Les sciences mathé­ matiques abstraient de la matière sensible commune, pour ne plus considérer que la quantité continue ou discrète (deuxième degré d’abstraction). — La métaphysique, la logique, la morale générale, abs­ traient de toute matière (troisième degré d’abstrac­ tion) pour ne plus considérer que l’être en tant qu’être et ses propriétés ou les êtres qui se définissent par une relation à l’être en tant qu’être, c’est-à-dire les êtres intellectuels et leur activité proprement intellectuelle et volontaire. Il n’y a plus rien de matériel ou de quantitatif dans l’être et ses pro­ priétés transcendantales : l'unité, la vérité, la bonté, pas plus d'ailleurs que dans les divisions premières de l’être : puissance et acte, essence et existence, causalité formelle, efficiente et finale. — A ce troisième degré d’abstraction, l’intelligence se saisit comme essentiellement relative à l’immatériel ; les i. Mit., I. X, c. in (éd. Didot). Comment, de S. 1. IX, leç. 3· Thomas, THÉORIE CONCEPTUALISTE-RÉALISTE 123 sciences inférieures (deuxième et premier degrés d’abstraction) ne lui deviennent intelligibles que pour autant qu’elles peuvent être éclairées par les principes mêmes de l’être, qui reste toujours objet formel, principe d’universelle intelligibilité. L’intelligence est donc nécessairement immatérielle elle aussi, comme son objet formel, comme les rai­ sons d’être ou les rapports qu’elle perçoit. — Im­ matérielle, qu’est-ce à dire? Intrinsèquement indé­ pendante d'un organe. Elle ne dépend du corps qu’extrinsèquement en tant qu’elle ne peut penser sans images. Or l’immatérielle intellection ne peut procéder que d’une substance immatérielle : « Ope­ rari sequitur esse, et modus operandi modum essendi. » Il faut donc conclure que l’âme humaine est immatérielle, intrinsèquement indépendante du corps qu’elle informe et qu’elle domine, et que, par consé­ quent, elle peut subsister sans lui. Si par ailleurs elle est absolument simple, et elle doit l’être comme son objet, elle est naturellement incorruptible et immortelle. (Ia, q. 75, a. 5 et 6.) Elle reste seule­ ment distincte de son existence, comme toute créa­ ture, et Dieu seul qui a pu la créer pourrait l’anni­ hiler ; mais Dieu meut les êtres comme il convient à leur nature, et ne cesse pas de conserver dans l’être la créature qui par définition peut durer tou­ jours et qui naturellement le désire. Cette preuve prise de l’objet formel de l’intelli­ gence, l’être, n’est que le prolongement de l’intui­ tion du sens commun : « Omne habens intellectum naturaliter desiderat esse semper. » 124 CE qu’est le sens commun § io. — Comment le sens commun -perçoit le doigt de Dieu dans un fait miraculeux. Selon les thomistes de tradition, la constatation du miracle est une intuition du sens commun du même genre que celle par laquelle il atteint la subs­ tance sous le phénomène, la liberté du vouloir ou l’immatérialité de l’intellection dans nos propres actes. La raison spontanée saisirait vaguement dans un fait miraculeux, comme la résurrection d’un mort, une relation immédiate à l’être, son objet formel, et à la cause propre de l’être en tant qu’être, c’est-à-dire à Dieu. Ce serait cette intuition qui empêcherait le sens commun de s’émouvoir de l’objection des philosophes ennemis du miracle : nous ne connaissons pas toutes les forces de la nature. Sans doute, mais nous connaissons l’effet propre du Dieu créateur, l’être même ; et le miracle (au moins certain miracle) apparaît à l’intuition de l’intelligence spontanée comme une production exceptionnelle de l’être, assimilable à la création \ Pour voir ainsi dans un fait miraculeux le doigt de Dieu il n’est pas nécessaire d’avoir la foi, comme le i. Ainsi les thomistes assimilent-ils la puissance obédientielle prérequisc au miracle à la pure possibilité logique prérequise à la création. Dans la mesure où la puissance passive décroît, la puissance active doit croître ; lorsque la puissance passive n'est plus qu’une pure possibilité logique, la puissance active doit être infinie. Mais il est clair que le miracle tel que le définit la philosophie de l’être est «inconcevable ou inintelligible » pour un partisan de la philosophie bergsonienne du devenir. Et M. Le Roy ne peut voir qu’un « mot » dans « la puissance obé­ dientielle ». THÉORIE CONCEPTUALISTE-RÉALISTE 125 prétend M. Le Roy, il suffit de la raison naturelle de ce sens inné de l’être. C’est ce qui a permis à Cajetan de dire que l’existence d’un vrai miracle est évidente ad sensum1, ce qui ne peut s’entendre que du sensible par accident comme la substance. Reste à expliciter cette intuition, comme la raison philosophique l’a fait pour la substance, pour Dieu, pour la liberté, la spiritualité, l’immortalité de l’âme 1 2. On peut prouver par exemple que la multi­ plication des pains, ou la résurrection d’un mort ne peuvent avoir pour cause que l’agent premier créa­ teur et conservateur. La multiplication des pains suppose une production nouvelle de matière ; la résurrection ou réunion de l’âme et du corps (parties substantielles) suppose une action qui atteigne immé­ diatement non pas seulement les accidents mais la substance même de l’être, ce qui est le propre de l’action divine. (Supplément de la Somme, q. 75, a. 3.). De même qu’on prouve que l’âme spirituelle ne dépendant pas de la matière dans son être n’en peut dépendre dans son devenir, mais doit être créée par Dieu et unie au corps (Ia, q. 90, a. 2), de même on peut établir que Dieu seul la peut réunir à ce corps. Un homme réellement mort ne peut revivre naturellement ; cela est tellement évident pour le sens commun que l’incrédule ne le met pas 1. Cajetan, in IIam. IP®, q. i, a. 4, n° v. 2. Nous avons longuement développé cette question du miracle, de sa possibilité et de sa dlscernibilité, du point de vue ici indiqué, dans un autre ouvrage : de Revelatione, t. II, P· 35-107. et 325-351. 126 CE qu’est le sens commun en doute et n’a d’autres ressources que de nier la réalité de la mort ou celle de la résurrection *. L’effet prodigieux à expliquer n’apparaît pas toujours, il est vrai, comme un effet propre de Dieu (ex. : sur un signe de croix, un corps lourd reste en l’air sans être soutenu ou suspendu). Ici la cer­ titude que ce phénomène n’est pas dû à un agent naturel inconnu et invisible est analogue à celle de toutes nos prévisions fondées sur la loi de la pesan­ teur. Le sens commun et la raison philosophique sont aussi certains qu’il y a miracle dans ce dernier cas que nous sommes tous certains qu’une pierre lancée en l’air retombera et ne sera pas arrêtée dans sa chute par un agent naturel inconnu et invisible. — Cette certitude non plus métaphysique, comme la précédente, mais physique, se rattache indirec­ tement aux premières lois de l’être par le principe d’induction. Enfin, la connexion du phénomène extraordinaire avec les actes libres, moraux et religieux qui le pré­ cèdent, l’accompagnent et le suivent, donne au sens commun une certitude morale de l’intervention de Dieu, certitude qui se rattache à l’être par l’inter­ médiaire des principes moraux fondés sur l’idée du bien. i. Nous avons longuement traité cette question de la discernibilité du miracle ailleurs, de Revelatione, t. II, p. 63-106. THÉORIE CONCEPTUALISTE-RÉALISTE I27 § il. — Le sens commun n'est ainsi justifié que dans sa sphère propre, celle des vérités susceptibles d’être rattachées à l’être. Telles sont les véritables « révélations de l’Être », pour employer une expression de M. Le Roy. Ceux qui nous les ont transmises s’appellent Socrate, Platon, Aristote, Plotin, saint Augustin, saint Anselme, saint Thomas d’Aquin ; à côté de ces intel­ lects, la pensée de M. Bergson n’est qu’une imagi­ nation qui s’amuse, ses procédés intuitifs des jeux d’enfants. Rappelez-vous la petite méthode qui pour un bergsonien conduit à l’être : elle consiste « à s’abandonner (à bicyclette) au charme étrange du changement, à l’ivresse délicieuse du devenir 1 » ; ou bien encore à se « coucher dans la campagne, à demi abrités du soleil sous un feuillage mouvant, par une chaude journée d’été, dans cette disposi­ tion d’esprit paresseuse et abandonnée... (où nous serons) éblouis, écrasés, désagrégés, noyés sous le flux incessant des images éclatantes (et où nous sentirons) en même temps s’évanouir, avec le désir de toute activité, les limites précises qui morcellent la nature pour notre vie ordinaire 12 ». — Est-ce là vraiment «recevoir les révélations de l’Être?» n’est-ce pas plutôt se perdre dans ce qui n’est pas mais devient, dans le non-être ou la ύλη ? 1. Le Roy, Revue de Mit. et de Mor., 1899. p. 414. 2. Le Roy, Revue de Mit. et de Mor., 1899, p. 384. — Midi de Leconte de Lisle substitué au XIIe des Métaphysiques ou à la I’ Pars de la Somme de S. Thomas. 128 CE qu’est le sens commun Platon, Aristote, Plotin diraient, comme aujourd’hui M. Couturat et M. Jacob : c’est là « s’abîmer dans le torrent de la vie végétative et animale » ; c’est donner pour terme à la contemplation la matière. Nous avions pensé jusqu’ici que la contemplation véri­ table consiste à voir toutes choses à la lumière des premiers principes dans leurs rapports avec l’Être même, cause première et fin de tout. La -philosophie de l'être -justifie donc les certi­ tudes immuables du sens commun en projetant sur elles la lumière de l’objet formel de l’intelligence: la raison naturelle affirme ce qu’elle voit dans son objet naturel. Le consentement universel a sa rai­ son dans l’évidence objective des vérités auxquelles il adhère. Ces certitudes naturelles sont justifiées encore aux yeux du philosophe, en tant qu’elles procèdent de la nature raisonnable qui a Dieu pour auteur : Dieu qui est l’Être même et par conséquent la Vérité même n’a pu donner à sa créature une inclination naturelle et invincible qui lui fasse prendre l’erreur pour la vérité. « L’entendement, dit M. Bergson, à propos de l’idée de création, ne peut s’empêcher de penser à des choses qui seraient créées et à une chose qui créex. » Mais jamais la raison humaine n’admettra, comme le veut M. Bergson, que ce soit là « une illusion naturelle à notre intelligence, fonction essentiellement pratique, faite pour nous représenter des choses et des états plutôt que des changements et des actes 1 2 ». 1. Évolution créatrice, p. 270. 2. Ibid. THÉORIE CONCEPTUALISTE-RÉALISTE 12 9 Mais, il importe beaucoup de le remarquer, le sens commun n’est ainsi -justifié que dans sa sphère propre ; c’est-à-dire dans la sphère des vérités admi­ ses par tous et nécessaires à la vie animale et rai­ sonnable d’un chacun, nécessaires tout au moins pour commencer cette vie. L’objet propre du sens commun c’est tout d’abord les notions premières et les principes premiers rattachés à l’être (prima intelligibilia), qui sont comme la structure de la raison. C’est en outre les grandes vérités qui se rat­ tachent à ces notions premières par les principes premiers (existence de Dieu, de la liberté, de la spiritualité de l’âme, de l’immortalité ; les premiers devoirs naturels qui se déduisent du premier prin­ cipe de la morale appliqué à notre nature). C’est enfin certaines vérités qui s'obtiennent par une induction spontanée, comme celles d’ordre physique nécessaires à la vie animale et celles nécessaires à la vie en société. En dehors de ces limites le sens commun n’a plus de compétence ; et ce qu’on appelle «ses préjugés particuliers variables avec les temps et les lieux » ne lui est pas à vrai dire attribuable ; ce sont les préjugés communs aux hommes de telle époque et de tel temps, souvent le résidu de cer­ tains systèmes philosophiques très spéciaux, ce ne sont pas des préjugés du sens commun. Ce n’est pas le « sens commun » qui a repoussé et méconnu tout d’abord les découvertes de Ch. Colomb, de Galilée ou d’Harvey. 130 CE qu'est le sens commun § 12. — Trois degrés de certitude dans les jugements de sens commun. Il faut noter en second lieu que, dans sa sphère propre, le sens commun n’adhère pas avec une égale certitude à toutes les vérités qu’il admet. En chacun de nous, les jugements du sens commun sont métaphysiquement ou physiquement ou mora­ lement certains, selon la nature de leur objet. Ils sont métaphysiquement certains, lorsque leur objet est susceptible d’être rattaché nécessairement à l’être d’une façon directe, ou d’une façon indirecte par réduction à l’impossible, lorsque nous voyons que le contraire de ce que nous affirmons implique contradiction. Nos jugements de sens commun ont une certitude physique lorsqu’ils portent sur les données de l’expérience ou les lois physiques déga­ gées par induction spontanée. Ici nous voyons que le contraire de ce que nous affirmons ne répugne pas absolument, au moins en ce sens qu’une cause surnaturelle (miracle) peut s’ajouter à celles que nous avions constatées et faire changer l’effet attendu. Nos jugements de sens commun ont une certitude morale là où, en matière morale, la liberté peut contrarier nos prévisions et faire mentir les apparences : le juge qui condamne à mort un accusé sur la déposition de plusieurs témoins dignes de foi est moralement certain de la culpabilité du pré­ venu *. i. C'est là un cas de certitude morale spéculative, certitude morale d'une chose qui est. La certitude morale pratique porte THÉORIE CONCEPTUALISTE-RÉALISTE ISI Lorsqu’on fait appel au sens commun, il faut enfin bien distinguer le sens commun dans l’ensemble de l’humanité, autrement dit le consentement uni­ versel, et le sens commun en chacun de nous. Le consentement universel, invoqué comme critérium par Lamennais, ne peut être qu’un critérium extrin­ sèque, un argument d’autorité qui engendre une certitude morale. En chacun de nous, au contraire, les jugements de sens commun, en tant qu’ils pro­ cèdent subjectivement de l’inclinaison naturelle de notre raison et sont motivés objectivement par l’évi­ dence de la vérité, sont certains d’une certitude métaphysique, physique ou morale suivant la nature de leur objet. * ♦ ♦ § 13. — Que vaut cette justification du sens commun? Nous savons maintenant ce qu’est le sens com­ mun, quel est son objet, quelles sont ses limites, ce qu’il vaut dans sa sphère propre. Resterait à se demander ce que vaut à son tour cette théorie consur une chose qui est à faire. Cette certitude morale pratique peut être encore inférieure à la précédente, lorsque la raison spéculative n’a que des probabilités transformées en certi­ tude pratique par leur convenance avec la volonté droite... « Verum intellectus speculativi accipitur per con/ormitatem ad rem. Verum autem intellectus practici per conformitatem ad appetitum rectum, in contingentibus quæ possunt a nobis fieri. » (IB Ilæ, q. 57, a. 5, ad 3.) C'est ce dernier degré de certitude dont le pragmatisme veut faire le type de toute certitude. 132 CE qu’est le sens commun ceptualiste-réaliste, et cette -philosophie de l'être qui se présente comme sa justification. On voit d’abord que cette philosophie de l’être ne se met pas d’accord avec le sens commun en ayant recours aux procédés des Écossais ou des éclectiques. Les Écossais, au lieu de justifier le sens commun, font reposer sur lui leur prétendue philo­ sophie. L’éclectisme se constitue par on ne sait quel choix de ce qu’il y a de plus incontestable dans les différents systèmes. La philosophie de l’être, au contraire, est vraiment une philosophie et pro­ cède d’un principe unique : elle est essentiellement une philosophie de l’être qui explique la multipli­ cité et le devenir par le non-être réel ou la puis­ sance. Là est sa force, là aussi son obscurité : plei­ nement intelligible lorsqu’elle spécule sur l’être, elle présente fatalement une absence relative d’intel­ ligibilité lorsque la puissance ou le non-être inter­ vient : « Unumquodque cognoscitur secundum quod est actu, non autem secundum quod est in potentia. Scientia primo et principaliter respicit ens actu * 1. » Développons brièvement ces différents points. § 14. — La doctrine de l’évidence objective ou de l’être évident. L’erreur des Écossais. Au lieu de reposer sur le sens commun, la philo­ sophie de l’être le justifie par sa doctrine de l’évi­ dence objective ou de l’être évident. Jouffroy, à la i. Mit., 1. VIII, c. 9 (éd. Didot). Comment, de S. Thomas, 1. IX, leç. 10. THÉORIE CONCEPTUALISTE-RÉALISTE ISS suite de Reid, fonde la certitude des premiers prin­ cipes sur cet instinct de la nature raisonnable, sorte d’inspiration ou de suggestion, que chacun expé­ rimente en soi et qui serait précisément le sens commun. Jouffroy, comme les Écossais, méconnaît ainsi la vraie nature de la connaissance, et n’échappe pas au scepticisme. La connaissance étant con­ naissance de quelque chose doit être déterminée par ce quelque chose et l’atteindre, sous peine de n’en pas être la connaissance. Que pourrait bien être une connaissance déterminée par une sponta­ néité aveugle de la nature? Notre intelligence lors­ qu’elle juge et affirme sa conformité avec l’objet, voit cette conformité ou ne la voit pas. Si elle la voit, sa certitude ne s’appuie plus sur l’instinct dont parlent Reid et Jouffroy ; si elle ne la voit pas, son jugement n’est pas une connaissance. Ce qui en réalité motive notre adhésion, c’est l’évidence ; non pas l’évidence subjective telle que Descartes l’a conçue, mais l’évidence objective ou l’être évident. Et cela encore ne peut s’entendre que par la dis­ tinction de puissance et acte, mais cela s’impose si l’intelligence est puissance essentiellement relative à l’être et si elle se saisit comme telle. Or l’intelli­ gence, par un retour sur elle-même, se saisit en effet comme puissance intentionnelle ou relative à cet absolu qui est l’être et comme déterminable par lui. Dans sa toute première appréhension, elle connaît l’être, le quelque chose qui est, avant de se connaître elle-même, et sans le connaître précisément comme non-moi (De Veritate, q. 1, a. 1) ; puis, par réflexion, elle se connaît comme relative à l’être, Le sens commun 10 134 CE qu’est le sens commun intentionnelle ; alors elle juge l’être comme distinct d’elle-même, comme non-moi {De Veritate, q. i, a. 9) ; c’est le -premier morcelage de l’être en objet et sujet. L’idée ou la représentation n'est aussi connue que par réflexion et postérieurement au représenté, objet de l’acte direct. Et elle apparaît aussi à l’intel­ ligence comme essentiellement relative à ce repré­ senté qui est toute sa raison d’être, comme ce par quoi {id quo) nous connaissons, et non pas ce que {id quod) nous connaissons (Ia, q. 85, a. 2). L’Idéalisme, si paradoxal que cela puisse paraître, est une méconnaissance de ce qui constitue l’idée en tant qu’idée, de son être relatif ou intentionnel. Il détruit par là les concepts même de représenta­ tion, de connaissance, d’intelligence. La représen­ tation ne se conçoit que comme relative au repré­ senté, la connaissance comme relative au connu, l’intelligence comme relative à l’être. Une repré­ sentation qui ne serait représentation de rien serait à la fois et sous le même rapport un relatif et un absolu ; cela n’est pas seulement impensable, c’est encore évidemment impossible. La plupart des philosophes modernes parlent de la tendance naturelle de toute représentation à s’objectiver ; cette tendance est à expliquer, et cela ne se peut que par le caractère essentiellement relatif de la représentation qui, dans l’acte direct, fait connaître sans être elle-même connue, qui est moyen de connaissance et non pas terme. Si, au contraire, on entend avec Jouffroy et Reid une ten­ dance aveugle, cette tendance reste un fait inex­ pliqué et par elle la non-connaissance est introduite THÉORIE CONCEPTUALISTE-RÉALISTE I35 au sein même de la connaissance. Pas plus que Reid enfin on n’échappe au scepticisme de Hume : cette tendance aveugle de notre nature est-elle reconnue par notre esprit comme un fait ayant une connexion infaillible avec la vérité? Si oui, cette reconnais­ sance ne peut se faire qu’en vertu d’un autre cri­ térium. Si non, toute notre certitude repose sur un critérium dont nous ignorons l’existence ou tout au moins la valeur, ce qui est le scepticisme même. § 15. — L'Évidence subjective. Le « Cogito ergo sum » ne -peut pas conclure. La véritable oppo­ sition de la philosophie de l’être et de l’idéalisme. Sommes-nous certains de l’objectivité du principe de contradiction ? Descartes et les idéalistes modernes ne veulent admettre qu’une évidence subjective, parce que pour eux l’intelligence se connaît elle-même avant de connaître l’être. Elle part du cogito; mais elle ne pourra jamais conclure ergo sum sans supposer subrepticement l’axiome antique : « objectum intel­ lectus est ens » ; Kant et les phénoménistes l’ont très bien vu. Il faudra donc se contenter de dire cogito ergo sum cogitans; et encore n’est-ce pas cer­ tain : d’après ses propres principes, l’idéaliste ne connaît pas la réalité de son action mais seulement la représentation qu’il s’en fait, et connût-il cette réalité par la conscience, il ne pourrait être absolu­ ment certain qu'elle est bien réelle, car s'il doute de l’objectivité du principe d’identité, de sa valeur 136 CE qu’est le sens commun comme loi de l’être, si le réel peut être contradic­ toire en son fond, rien ne l’assure que l’action qu’il tient pour réelle l’est réellement. Si l’être n’est pas l’objet premier et formel de l’intelligence, l’intelli­ gence ne l’atteindra évidemment jamais ; les phénoménistes ont mille fois raison, c’est là une chose jugée *. Enfin, on ne pourra même plus dire je pense; i. M. J. Chevalier accusait dernièrement les «modernes tho­ mistes » de méconnaître entièrement Descartes, lorsqu'ils lui reprochent d’avoir posé le premier principe du divorce moderne entre la pensée et l'être, il les méconnaît lui-même entièrement et tombe dans la faute appelée ignorance de la question. C'est ce que remarque très justement M. J. Maritain dans une profonde étude sur Descartes récemment parue dans Les Lettres, févr. et mars 1922. Jamais, croyons-nous, on n’a si bien montré ce qui sépare de la philosophie et de la théologie traditionnelles et spécialement de la doctrine thomiste, le cartésianisme con­ sidéré non seulement dans sa lettre, mais formellement dans son esprit. Pour le sujet qui nous occupe M. J. Maritain (Lettres, février, p. 185) montre que le jugement des « modernes thomistes » sur l’opposition de l’idéalisme cartésien et du réalisme traditionnel ne diffère pas de celui de M. Boutroux. «Lorsqu’on parle, dit-il, de l'idéalisme cartésien « enfermant la pensée en elle-même », il est clair qu'on n'entend pas attribuer à Descartes la doctrine de Berckcley ou celle de Kant ; on ne prétend pas non plus que Descartes a nié la réalité du monde extérieur ni l’existence d'objets réels connus grâce à nos idées. On veut dire que pour lui le seul objet atteint directement et immédiatement par l'acte de connaître c’est la pensée, ce ne sont pas les choses, et qu’ainsi, encore que ses intentions soient réalistes, il a, de fait, posé le problème et introduit le principe de l’idéalisme moderne. « M. Boutroux le disait fort bien : « Le problème central de la métaphysique cartésienne, c’est le passage de la pensée à l’existence. La pensée seule est indissolublement inhérente à elle-même ; comment donc, de quel droit et en quel sens pou­ vons-nous affirmer des existences?... L'existence qui pour les anciens était chose donnée et perçue qu’il ne s’agissait que THÉORIE CONCEPTUALISTE-RÉALISTE IS? le je en son fond est fatalement ontologique, il fau­ dra se contenter d’affirmer, avec je ne sais plus quel philosophe allemand : « il pense, comme on dit : il pleut dans mon grenier », et encore n’est-ce pas certain, car il se pourrait peut-être que l’im­ personnelle pensée soit identique en soi à la nonpensée. C’est la vieille réfutation du cartésianisme par les thomistes du XVIIe siècle. (Cf. notre vénérable Goudin 1.) Le point de départ de la connaissance n’est pas le cogito, c’est l’être, et le premier prin­ cipe qu’il implique : le principe d’identité ou de non-contradiction. Toute la philosophie antique est dans ce mot : objectum intellectus est ens: rien n’est intelligible qu’en fonction de l’être, l’intelligence surtout n’est intelligible à elle-même qu’en fonction de l’être qu’elle connaît directement avant de se connaître elle-même par réflexion. Les premiers principes ne sont donc lois de cet être relatif qu’est la pensée que parce qu’ils sont d’abord lois de l’être ; il est tout d’abord évident que le réel ne peut être*i. d’analyser, est ici un objet éloigné, qu’il s’agit d’atteindre, si tant est qu’il soit possible de l’atteindre... » Revue de Métaph. et de Mor., mai 1894. i. «At non ferendus hic Cartesius, cum jubet, omni alio tan­ tisper seposito principio, ut dubio, mentem ab eo rerum cogni­ tionem auspicari : Ego cogito, ex quo statim inferat : Ergo ego sum. Nam ut caetera non urgeam, si cum aliis omnibus nostrum etiam principium (contradictionis) mens, ut dubium, seponat, dubium quoque erit, an, quod cogitat, sit vel non sit. Posset enim cogitare et tamen non esse, si possibile foret, idem esse et non esse. » (Goudin, Philosophia, IV P., disp. I, q. i( éd. de i860, t. IV, p. 254.) 138 CE qu’est le sens commun à la fois réel et non-réel. Tout le subjectivisme moderne est dans cet autre mot qui ne conclut pas : cogito ergo sum. Le « cogito » ne conclut qu’en Dieu, parce que seule la pensée divine, pure actualité, s’identifie avec l’être même. Chez toute créature, l’intelligence est nécessairement puissance relative à l’être ; elle a donc pour objet premier l’être et ses lois et non pas tel être particulier : notre propre moi. Le nier c’est vouloir d’une façon perverse imiter Dieu, et comme notre pensée à nous n’est pas l’être, ni créatrice de l’être, c’est s’enfermer dans un solipsisme dont rien ne pourra nous faire sortir. Le subjectivisme moderne est dans l’ordre intellectuel l’analogue de ce qu’a été le péché de l’ange dans l’ordre moral. L’ange a mis en soi sa fin ultime et s’est immobilisé dans le mal ; Descartes, «l’inventeur de la philosophie du Moi», a mis dans l’homme le terme de l’intelligence et lui a définitivement fermé la seule route qui mène à Dieu. Descartes et Kant, fondateurs de l’idéalisme, sont de grandes intelligences tombées ; c’est pour­ quoi les ennemis de l’Église se sont si fort récla­ més d’eux. A leur école, la philosophie moderne et la société moderne ont perdu la notion de Dieu « Patres comederunt uvam acerbam et dentes filio­ rum obstupuerunt » (Jér.). Entre la philosophie antique et l’idéalisme, la question est de savoir si oui ou non nous sommes certains de l’objectivité du principe d’identité ou de non-contradiction, s’il est évident pour nous que l’absurde n’est pas seulement impensable, mais qu’il est encore impossible. M. Le Roy et M. Blondel THÉORIE CONCEPTUALISTE-RÉALISTE 139 voudraient-ils répondre catégoriquement à cette question? C’est là pour nous une évidence, la toute première ; nous nous sentons dominés et mesurés par elle, c’est-à-dire par l’être évident, et dans cette toute première adhésion notre intelligence de créature s’apparaît comme potentielle et condi­ tionnée 1. P. Lepxdi, O. P., Ontologia, p. 35. — Nous n’ignorons pas ce qu’a écrit Ch. Renouvrier dans les Dilemmes de la méta­ physique pure, p. 2 : « Faute d’avoir pu découvrir la vérité pre­ mière sous la forme et la dénomination d’un sujet d'existence à la fois indépendante et définie sans contestation possible, on a cru tenir au moins un principe d'affirmation universel et inébranlable dans le principe de contradiction, qui ne porte que sur les relations. Mais tout au contraire, et parce qu’il porte sur les relations d’une manière générale, c’est ce principe qui donne lieu à la division la plus profonde et qui dans ses applications, acceptées ou déniées, fournit une matière d’oppo­ sitions irréductibles entre les théories métaphysiques... Rien n'empêche, après avoir pensé séparément à deux propositions que l’esprit est incapable de concevoir comme pouvant se pen­ ser ensemble, de déclarer qu’elles sont cependant vraies l'une et l’autre de leur sujet pris en lui-même. Mais pour la pensée discursive, le discours et la controverse,· la réunion de deux assertions dans un cas semblable est impossible, la soumis­ sion au principe de contradiction est forcée. » — A quoi nous nous contenterohs d’opposer cette remarque de M. Evellin (Congrès de Métaphysique, Paris, 1900, p. 175): » En dépit d'un long préjugé, le problème relatif à la portée du principe de contradiction ne nous paraît pas résolu. Il se peut, et nous le croyons, que le principe des principes soit plus que l’exigence essentielle de la pensée ; peut-être faut-il le chercher comme loi primitive, comme loi fondamentale, à la racine même de l’être. Nous ne pouvons ici qu’indiquer notre opinion, qu'un mot suffira à faire entendre : le principe de contradiction veut, par exemple, qu’une longueur ne puisse être au même moment et dans les mêmes circonstances à la fois d'un mètre et de dix mètres. Quel est le sens de cette exigence? Signifie-t-elle que la pensée ne saurait concevoir le fait, mais que le fait en lui- 140 CE qu’est le sens commun Et si vraiment il en est ainsi, on s’explique l’in­ faillibilité du sens commun dans l’adhésion qu’il donne aux tout premiers principes spéculatifs et pratiques ; il les voit immédiatement dans l’être son objet formel. De même, dit Aristote, que la vue (toute lésion organique mise à part) ne peut nous mal renseigner sur son objet propre, la couleur, mais seulement par des erreurs d’associations, sur un sensible commun comme l’étendue, ou sur un visible per accidens comme la saveur ; de même que même est très possible? S’il l’était, l'élre perdrait précisément ce qui le fait être, c'est-à-dire son identité avec lui-même, et par conséquent il ne serait plus. Tout disparaîtrait dans un insaisis­ sable écoulement. Le principe, « ce qui est est », a donc peut-être son point d’appui dans la nature, ou plutôt nous dirons volon­ tiers que c'est lui-même qui constitue la nature en l'affranchissant en son fond, du phénomène (Le principe de substance n’est qu'une détermination du principe d'identité). Ce n’est pas parce que je le pense qu'il existe : c’est parce qu’il existe, vivant dans les choses, que ma pensée, soucieuse comme tout le reste de garder son identité avec elle-même, se défend comme tout le reste de la contradiction qui la détruirait. L’imagination harcèle la raison spéculative en lui objectant que ses affirmations n’ont rien de sensible et que ce qu’elle propose ne se voit pas, mais la raison se défend sans peine : outre que pour elle le réel ne saurait se voir, elle peut montrer qu'à chaque pas l’argumentation de sa rivale est en défaut ; c’est le drame de la vie de l'esprit. » Entre M. Le Roy et nous, partisans de la philosophie du concept, le problème est là et non pas ailleurs ; ce n’est au fond, que l’oppo­ sition de l’imagination et de la raison. Avec M. Evellin, nous pensons que « la pensée rationnelle, supérieure à la pensée empi­ rique, s’établit et en quelque sorte s’asseoit dans la réalité objec­ tive de l’absolu ». (Ibid., p. 175.) Sur l’argumentation hégélienne, cf. Zigliara, Summa Philo­ sophica, t. I, pp. 243-252 et p. 331. Nous résumons plus loin cette défense classique du principe de contradiction, cf. 2° appen­ dice. THÉORIE CONCEPTUALISTE-RÉALISTE 141 la volonté, si perverse soit-elle, ne peut vouloir le mal pour le mal, mais le veut toujours sous la rai­ son de bien ; ainsi l’intelligence spontanée ne peut errer dans la connaissance de son objet premier et des notions simples qui s’y rattachent immédiate­ ment h Ces notions simples, on les connaît ou on les ignore, mais on ne peut les connaître à demi, les fausser, par cela seul qu’elles sont simples. « In rebus simplicibus, in quarum definitionibus com­ positio intervenire non potest, non possumus decipi, sed deficimus in totaliter non attingendo, sicut dicitur in IX Met., leç. xl (Didot, 1. VIII, c. x). Et propter hoc circa illas propositiones errare non potest quæ statim cognoscuntur, cognita terminorum quidditate : sicut accidit circa prima principia, ex quibus etiam accidit infallibilitas veritatis secundum cer­ titudinem scientiæ circa conclusiones. » (Ia, q. 85, a. 6.) § 16. — L’objection contre la valeur objective du firincifie d’identité. Pour Aristote (Met., 1. IV, c. 4, 5), on ne peut nier les tout premiers principes sans mentir, sans rendre la pensée impossible, sans se contredire et se nier soi-même dans la vie pratique. Celui qui les nie ne peut plus donner aucun sens à ses paroi. Même si la vue pouvait nous tromper sur la couleur (certi­ tude physique), il ne s’ensuivrait pas que l’intelligence nous puisse tromper sur l’être et sur ce qui se rattache immédia­ tement à lui (certitude métaphysique). 142 CE qu’est le sens commun les : « en quoi un tel homme diffère-t-il d’une plante? » Comme la plante, il est enfermé en luimême ; il n’en peut sortir. Aristote reconnaît cepen­ dant que, malgré l’absurdité de ces négations, on s’explique que l’aspect toujours changeant des choses sensibles les ait fait naître non pas dans l’intelligence, mais dans l’imagination de quelquesuns. « L’imagination harcèle la raison spéculative, dit aujourd’hui M. Evellin, en lui objectant que ses affirmations n'ont rien de sensible 1. » Telle est bien en effet l’origine de l’objection héraclitéenne contre la valeur objective du principe d’identité ou de non-contradiction. Si l’on regarde le monde sensible, disait Héraclite, on voit qu’en réalité rien n’est, mais que tout devient : «. on ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve ». C’est le thème développé aujourd'hui par M. Berg­ son. Si l’on veut donner une forme logique à l’objection, on dira comme d’anciens sophistes1 2: « Tout ce qui devient avant de devenir est non-être, car ce qui est déjà ne peut devenir, puisqu’il est (ex ente non fit ens, quia jam est ens) ; mais d’autre part, rien ne peut provenir du non-être ou du néant (ex nihilo nihil fit). Donc à l’origine du deve­ nir, il faut admettre un non-être qui est de Yêtre. Le devenir provient de quelque chose qui à la fois est et n’est pas. Autant considérer l’être et le nonêtre comme de pures abstractions, des mots, qui 1. Congrès de Métaphysique. Paris, 1900, p. 175. 2. Voir cette objection telle qu’elle est rapportée par Aristote, Physique, 1. I, c. 8 ; Commentaire de S. Thomas, leç.· 16. THÉORIE CONCEPTUALISTE-RÉALISTE 143 n’ont aucune signification profonde (nominalisme absolu) ; il n’y a en réalité que du devenir, qui est à lui-même sa raison. La réalité dans son fond n’est pas identique à elle-même, elle change sans cesse. Rien n’est, tout devient, et dans le devenir, qui est à lui-même sa raison, s’identifient les contra­ dictoires. » — Aussi, remarque Aristote, Héraclite passe-t-il pour avoir nié le principe de contradiction ou de non-contradiction, puisqu’il affirme que cha­ que chose est et n’est pas, « mais il n’est pas néces­ saire, ajoutait le Stagirite, que tout ce que l’on dit, on le pense 1 ». Aristote lui-même répondit à cette objection d’Héraclite par son concept de puissance ou d’être indéterminé, milieu entre l’être en acte et le pur néant. La puissance, comme le germe contenu dans le gland dont provient le chêne, à un point de vue est et à un autre point de vue n’est pas1 2. La puis­ sance est non-être par rapport à l’acte ou à l’être déterminé ou développé, elle est non-acte ; pour­ tant elle est dite être à un point de vue (ens secun­ dum quid), par opposition au néant, qui lui n’est pas seulement non-être relativement à l’acte, mais non-être absolu. Ainsi, remarque Aristote, ce qui devient, comme l’arbre qui se développe, provient d’une puissance 1. Cf. Aristote Métaphy., 1. IV, c. 3 et suivants, sur la défense du principe de contradiction et de la valeur de la notion d’être qui fonde ce principe. 2. Cf. Aristote, Physique, 1. I, c. 8 ; Métaphysique, 1. IV (III), c. 3, 4, 5 ; 1. IX (VIII) en entier. Voir plus loin ici, IIe P. Le sens commun et les preuves de l’existence de Dieu, Ch. il, § 4. 144 CE qu’est le sens commun qui le contenait en germe, milieu entre l’être déter­ miné et le pur néant. De même la science qui se développe dans une intelligence ou puissance intel­ lectuelle. Or cette puissance, par elle-même n’étant pas l’acte, ne peut par elle-même passer à l’acte. Elle demande à y être réduite par un acte antérieur, par une puissance active ; ce qui est chauffé, doit l’être par un foyer de chaleur. Mais pour la même raison cette puissance active doit être prémue ou actionnée, et prémue en dernière analyse par une puissance active suprême, qui pour se suffire doit être son activité même, et donc l’Être même, car l’agir suit l’être et le mode d’agir le mode d’être. Ainsi le devenir est expliqué, et le principe d’iden­ tité ou de non-contradiction est maintenu dans tous les êtres et réalisé dans toute sa pureté dans l’Être premier. * * ♦ Il n’est pas inutile de rappeler ici l’objection dia­ lectique soulevée par Hégel contre le même prin­ cipe. Elle est longuement exposée dans la Logique de Hégel, traduite par A. Vera, 2e éd., t. I, pp. 399408 1. On la réduit généralement à ceci : « Être est la notion la plus universelle, mais par là même aussi la plus pauvre. Être blanc, être noir, êtrei. i. Voir aussi : La Logique de Hégel, par Georges Noël. Paris, Alcan, 1897, p. 24 et p. 135. THÉORIE CONCEPTUALISTE-RÉALISTE I45 étendu, c’est être quelque chose ; être sans déter­ mination aucune, c'est n’être rien, c’est ne pas être. L’être pur et simple équivaut donc au non-être. Il est à la fois lui-même et son contraire. S’il n’était que lui-même, il demeurerait immobile, stérile ; s’il n’était que néant il serait synonyme de zéro et dans ce cas encore, parfaitement impuissant et infécond. La contradiction qu’il renferme l’oblige à se développer sous la forme du devenir où se fon­ dent et se concilient le non-être et l’être. » Cette argumentation est un sophisme comme le montre Zigliara (Summa Philosophica, t. I, p. 246). Mise en forme, elle revient à ceci : L'être pur est indétermination pure, or l’indétermination pure est non-être pur. Donc l’être pur est pur non-être. — Il est aisé de voir que le moyen terme indétermina­ tion pure est pris en deux sens différents. Dans la majeure il désigne seulement la négation des déter­ minations génériques, spécifiques et individuelles ; dans la mineure il désigne la négation même de l’entité transcendantale qui domine les genres ; il nie non seulement les déterminations de l’entité, mais l’entité elle-même. Hégel doit d’ailleurs avouer que «s’il est vrai de dire que l’être et le non-être ne font qu’un, il est tout aussi vrai de dire qu’ils diffèrent et que l’un n’est pas ce qu’est l’autre » (Logique, t. I, p. 404). La négation du principe de contradiction se détruit elle-même ; elle est aussi bien négation qu’affirmation, aussi vraie que fausse. A. Véra dans son introduction (ibid., p. 41) sou­ tient « qu’une logique qui enseigne que le principe 146 CE qu’est le sens commun de contradiction est le critérium du vrai ira au re­ bours de la nature même des choses. En effet, si ce principe était vrai, il serait logique de dire : l'homme est un être doué de la faculté de rire; mais il serait illogique d’affirmer que : l’homme est un être doué de la faculté de pleurer ». — Le sophisme ici est puéril : la faculté de pleurer n’est pas la néga­ tion de la faculté de rire, comme le non-être est celle de l’être. Ce sont deux facultés positives qui ne s’opposent qu’à l’égard du même objet considéré sous le même rapport. L’homme n’a pas la faculté de rire et de pleurer au sujet de la même chose considérée sous le même aspect. On a prétendu ces derniers temps que Hégel « n’a jamais soutenu l’identité des contradictoires 1 ».i. i. Dictionnaire Apologétique, article Panthéisme, col. 1327. A l’encontre de certaines assertions contenues dans cet article, col. 1326,-1327, nous ne devons pas être surpris que des intel­ ligences même géniales, tombent dans l'absurdité radicale, dès qu’elles altèrent profondément la première notion de notre esprit, la notion à'être, fondement du principe de contradic­ tion, et lorsque à la place de Dieu, \'Êlrc même, elles veulent poser un devenir pur, une évolution créatrice qui est à elle-même sa raison. Il ne faut pas craindre de voir l'erreur telle qu’elle est, et de dire que la négation du vrai Dieu et de sa nature absolument immuable pose la contradiction au principe de tout. Ne pas reconnaître la valeur de cette critique du panthéisme évolutionniste, c’est paraître à certains peut-être un historien de la philosophie très averti, c’est montrer aux autres qu’on n’a jamais compris quel est le vice essentiel de l’évolution­ nisme absolu. Nous aurions voulu voir cette absurdité foncière du pan­ théisme et de tout panthéisme mieux mise en relief dans l'ar­ ticle consacré à ce sujet dans le Dictionnaire Apologétique. Nous y reviendrons plus loin, à la fin de la IIe partie de cet ouvrage. THÉORIE CONCEPTUALISTE-RÉALISTE I47 Il enseignait pourtant très nettement que le prin­ cipe d’identité ou de non-contradiction ne peut être qu’une loi de la raison inférieure, qui raisonne sur des abstractions immobiles ; ce n’est pas, disait-il, une loi de l’intelligence qui, comme le réel, est devenir pur, perpétuelle absence d’identité. Et il est clair que toute doctrine du devenir pur est la néga­ tion de la valeur réelle ou ontologique du principe d’identité ou de contradiction, comme l’a montré Aristote {Métaph., 1. IV) contre Héraclite, dont la thèse fondamentale, qui est l’évolutionnisme absolu, a été reprise par Hégel. Admise cette doctrine, il faut dire avec M. Bergson: « il y a plus dans le devenir que dans l’immobile 1 », et il faut ajouter avec son disciple M. Le Roy : « Le principe de non-contradiction n’est pas universel et nécessaire autant qu’on l’a cru, il a son domaine d’application ; il a sa signification restreinte et limitée. Loi suprême du discours et non de la pensée en général, il n’a de prise que sur le statique, sur le morcelé, sur Vimmobile, bref sur des choses douées d’une identité. Mais il y a de la contradiction dans le monde, comme il y a de l’identité. Telles ces mobilités fuyantes, le devenir, la durée, la vie, qui par elles-mêmes ne sont pas discursives et que le discours transforme pour les saisir en schèmes contradictoires 1 2. » Et comme, dans cette doctrine, le réel en son fond est devenir pur, il est contradiction réalisée, 1. Cf. Évolution créatrice, p. 341-342. 2. Revue de Métaphysique et de Morale, 1905, p. 200-204. 148 CE qu’est le sens commun absurdité radicale, à l’antipode de l’Être même sub­ sistant, toujours identique à lui-même, dans l’immo­ bile éternité. Tout cela suppose que le devenir peut exister sans cause, qu’il y a -plus en lui que dans l’immo­ bile, comme le soutient M. Bergson ; mais soute­ nir cela, c’est dire qu’z'Z y a plus dans ce qui devient et n’est pas encore que dans ce qui est, plus dans le gland que dans le chêne pleinement développé, plus dans l'embryon que dans l’homme adulte, plus dans le temps que dans l’éternité, plus dans la con­ tinuelle divagation des sophistes que dans l’immua­ ble connaissance qui atteint tous les temps passés et à venir dans une intuition unique. § 17. — Si le principe d’identité est loi fondamen­ tale du réel et si le devenir et le multiple ne se peuvent expliquer que par la puissance, le sens commun et la philosophie de l’être ont cause gagnée contre le phénoménisme et la philosophie du devenir. Nous revenons toujours ainsi à la première divi­ sion de l’être en puissance et acte. C’est le carac­ tère essentiel de l’aristotélisme ; c’est là ce qui fait sa force et aussi son obscurité. Étrange philosophie, diront nos néo-positivistes, toute faite A’entités sco­ lastiques et qui prétend échapper à toutes les anti­ nomies par cette singulière affirmation de la réalité de la puissance, milieu entre l’être et le pur néant. Toutes les antinomies échangées pour une seule : celle d’un non-être qui est. THÉORIE CONCEPTUALISTE-RÉALISTE I49 Telle est pourtant la seule philosophie qui soit pleinement d’accord avec le sens commun. Elle parvient à le rejoindre en vertu même de l'effort d’abstraction qu’elle suppose, comme l’art véritable parvient à dépasser l’artificiel et à rejoindre la nature. — Toute faite d’entités scolastiques ! Évi­ demment, puisqu’elle se donne comme une philo­ sophie de l’être : substances et facultés (puissances, principes prochains d’opération) sont imposées par le principe d’identité. « C’est lui-même, dit M. Evellin, qui constitue la nature en l’affranchissant, en son fond, du phénomène *. » Il faut choisir : la philosophie de l'être avec ses entités scolastiques (substance et puissance), ou bien la philosophie du phénomène ou du devenir. Et l’alternative revient à cette autre : oui ou non, le principe d’identité est-il loi fondamentale du réel? i° Si le principe d’identité est la loi fondamen­ tale du réel, les phénomènes multiples et le deve­ nir (union du divers) supposent une réalité fonda­ mentale en tout et pour tout identique à elle-même, qui est à l’être comme A est A, YIpsum Esse sub­ sistens ou Y Acte pur. 20 Si le principe d’identité est loi fondamentale du réel, la multiplicité et le deve­ nir ne sont intelligibles que si l’on admet en eux un intermédiaire entre Y être pur et le pur néant: la puissance ; donc aucune multiplicité, aucun deve­ nir au sein de la réalité fondamentale, Être pur, absolument un et immuable, par là même transcen­ dant, distinct de l’univers essentiellement composé i. Loc. cit., p. 175. Le sens commun II 150 CE qu’est le sens commun et changeant. 30 Si le principe d’identité est loi fondamentale du réel, les différents groupes, rela­ tivement autonomes, de phénomènes multiples et transitoires ne s’expliquent que par un sujet un et permanent (substance). Ces substances par cela seul qu’elles sont multiples doivent être composées, chacune de puissance et acte (essence et existence), et à ce titre il ne répugne pas qu’il y ait en elles une multiplicité de phénomènes et du devenir ; il faut au contraire qu’elles soient douées de puis­ sances d’opération, car n’étant pas acte pur, elles ne sont pas par elles-mêmes leur propre agir, pas plus qu’elles ne sont leur existence. Celui-là seul est son agir qui est son existence, seul l’ipsum esse est en même temps, YLpsum agere1. L’agir suppose l’être, et le mode d’agir suit le mode d’être. Si, au contraire, le principe d’identité n’est pas la loi fondamentale du réel, phénoménisme et phi­ losophie du devenir ont cause gagnée ; mais il faut affirmer avec Hégel que la loi fondamentale du réel est l’absurdité ou la contradiction ; il n’y a pas de milieu, le principe de non-contradiction n’étant que la formule négative du principe d’identité, nier la valeur objective de l’un, c’est nier la valeur objective de l’autre. Aux deux pôles extrêmes de la pensée philosophique, Parménide affirme quei. i. Cf. I», q. 54, a. i : Utrum intelligere angeli sit ejus sub­ stantia. Cette question 54 du traité des anges, avec la q. 3 de la I» pars, contient les principes fondamentaux de la métaphy­ sique thomiste. Le traité des anges est particulièrement impor­ tant comme traité de la première créature ou de la créature en tant que telle. THÉORIE CONCEPTUALISTE-RÉALISTE 15I l’être est, que le non-être n’est pas, et nie, en vertu de ce principe, la multiplicité et le devenir ; Héraclite et Hégel, tout en maintenant la valeur du principe d’identité comme loi de la logique pure, nient sa valeur réelle : à l’origine, selon eux, l’être est iden­ tique au non-être ; rien n’est, tout devient. « De la doctrine éléatique et de la doctrine de Hégel, laquelle est la vraie? » se demande M. Boutroux1. « Ni l’une, ni l’autre, vraisemblablement », répond-il. Ni l’une, ni l’autre, évidemment, disons-nous. Devenir et multiplicité sont donnés (dans l’expé­ rience brute et dans les concepts) contre Parménide. Rien n’est intelligible qu’en fonction de l’être et du principe d’identité, contre Héraclite et contre Hégel. Une seule solution est possible, celle de Platon et d’Aristote : le non-être est, l’être indéter­ miné, la puissance, qui à un point de vue est et à un autre point de vue n’est pas. C’est la seule conciliation de l’expérience, qui offre la diversité et le changement, et de la raison qui cherche tou­ jours l’un et l’immuable, de l’empirisme et du rationalisme. La philosophie de l’être divisé en puis­ sance et acte apparaît ainsi comme la seule philo­ sophie qui tienne compte à la fois des faits et du principe de non-contradiction. Toute autre philo­ sophie est acculée soit à nier les faits avec les éléates, soit à nier l’objectivité du tout premier principe rationnel avec Héraclite, Hégel, H. Bergson. Philo­ sophie du phénomène ou philosophie du devenir ne contiennent qu’une part de vérité, comme elles l. E. Boutroux, De Vidée de la loi naturelle, 2e éd., p. 18. 152 CE qu’est le sens commun n’admettent qu’une part du réel, cette superficie aux formes multiples et changeantes qu’atteint directement l’expérience ; leur erreur consiste à faire de cette superficie du réel l’Absolu ; il n’y a d’Absolu que l’Absolu, A est A. Cette philosophie de l’être, comme le sens com­ mun lui-même, est à la fois claire et obscure : claire par la place qu’elle fait à l’acte, obscure par celle qu’elle fait à la puissance : « Unumquodque cognos­ citur secundum quod est actu, non autem secundum quod est in potentia » {Met., 1. IX, leç. io). Faut-il s’étonner de cette obscurité? Au fond, c’est cette absence relative de détermination et d’intelligibilité qui permet de faire une place à la liberté divine et humaine, de concevoir l’existence du créé à côté de l’incréé, du fini à côté de l’infini, du multiple et du changeant à côté de l’un et de l’immuable. Dieu seul est pleinement intelligible en tout ce qu’il est, parce qu’il est l’Être même, Actualité pure. Le monde, au contraire, dans la mesure où il a en lui multiplicité et devenir, est un non-être qui est, comme disait Platon ; par là même il est quelque chose d’obscur en soi. Telle est l'affirmation la plus hardie de la métaphysique platonicienne, aristotélicienne, thomiste : il y a un milieu entre l’être et le pur néant, le non-être ou la puissance ; la créature se distingue de Dieu en ce qu’elle est un composé de non-être et d’être, de puissance et d’acte : d’essence réelle et d’existence, de puissance opérative et d’ac­ tion. Cette affirmation, si abstraite et si paradoxale qu’elle puisse paraître, ne fait qu’expliciter une vue du sens commun : il n’est pas nécessaire d’avoir THÉORIE CONCEPTUALISTE-RÉALISTE 153 pâli sur le Sophiste de Platon ou sur la Métaphysique d’Aristote pour trouver un sens à cette parole de Dieu à Moïse : Ego sum qui sum (tanquam in ejus comparatione ea quæ mutabilia facta sunt non sint)\ ou dans ce mot de Notre-Seigneur JésusChrist à sainte Catherine de Sienne : « Je suis Celui qui suis, tu es celle qui n'est pas 12. » Le sens commun tel que nous l'avons défini vaut ce que vaut le principe d’identité 3. 1. Saint Augustin, De civit. Dei, 1. VIII, c. xi. 2. Vie de sainte Catherine de Sienne, par le B. Raymond de Capoue, publiée par E. Cartier, Poussielgue, 1859. — Cf. p. 70 comment la sainte fit de cette doctrine la règle de toute sa vie. 3. C’est en partie pour n’avoir pas bien compris le sens et la portée de la notion de puissance dans la doctrine aristotéli­ cienne, que M. J. Chevalier, dans sa thèse sur la Notion du nécessaire chez Aristote, 1915, soutient que cette doctrine doit aboutir du point de vue de la connaissance au panlogisme, et du point de vue réel au panthéisme : seul existerait le néces­ saire et le général. Aristote au contraire affirme sans cesse que le singulier seul existe dans la réalité, que la contingence et même le hasard a sa place à côté du nécessaire, que notre volonté est cause libre de ses actes (cf. par ex. : Perihermeneias, c. 9 ; Phys., II, c. 4 à 6 ; Met., N, c. 30 ; Ethic. Nie., III, c. 7, etc.). La méconnaissance d’une des pièces maîtresses du système aris­ totélicien conduit M. J. Chevalier à déclarer que « dans les principes aussi d’Aristote il y a quelque chose de pourri ». A ce compte, il faudrait en dire autant des principes de la philosophie de saint Thomas, bien que l’auteur s’en défende très fermement. DEUXIÈME PARTIE LE SENS COMMUN ET LES PREUVES TRADITIONNELLES DE L’EXISTENCE DE DIEU L’étude précédente sur le sens commun et la phi­ losophie de l’être serait incomplète et manquerait son but, si nous ne montrions qu’elle contient impli­ citement une réponse, et une réponse décisive, croyons-nous, aux objections qui ont été faites récemment contre les preuves thomistes de l’exis­ tence de Dieu. Nous établirons d’abord quelle est pour saint Thomas la valeur du principe de raison d’être sur lequel reposent toutes ces preuves, en exposant en détail le rattachement de ce principe au principe d’identité et à l’idée d’être. Nous exposerons et examinerons en second lieu la critique des preuves thomistes de l’existence de Dieu présentée par M. Le Roy. Nous verrons enfin par quelle preuve la philo­ sophie nouvelle remplace les preuves traditionnelles, et si oui ou non elle conduit au panthéisme évo­ lutionniste condamné par le concile du Vatican. CHAPITRE PREMIER COMMENT LE PRINCIPE DE RAISON D’ÊTRE SE RATTACHE AU PRINCIPE D’IDENTITÉ n’APRÈS SAINT THOMAS1 La théorie classique ou conceptualiste-réaliste du sens commun nous a montré en lui une philo­ sophie rudimentaire de l’être, elle a justifié ses cer­ titudes spontanées en établissant leur rapport avec l’être, objet formel de l'intelligence et avec le prin­ cipe d’identité. Cette réduction de l’être s’est effec­ tuée par la réduction des principes d’induction, de causalité, de finalité, au principe de raison d’être et par le rattachement de ce dernier au principe d’identité (immédiatement impliqué dans l’idée d’être) et dont le principe de substance n’est qu’une détermination. De toutes ces réductions la principale est celle du principe de raison d’être au principe d’identité. Dans notre précédente étude, nous n’avons pu en faire qu’un exposé très succinct ; elle demande à être traitée ex professo, si l’on veut comprendre les preuves thomistes de l’existence de Dieu. L’occa­ sion nous en est donnée par un article de M. Bouys-i. i. Cet article a paru dans la Revue thomiste en nov. 1908. 158 LES PREUVES DE L'EXISTENCE DE DIEU sonie sur la «réduction à l'unité des principes de la raison1 », où l’auteur s’efforce de montrer les points faibles de la thèse que nous avons soutenue 1 234 et présentée comme une doctrine aristotélicienne reçue dans l’École. — Il n’y a, nous dit-on, ni une réduction directe et absolue qui consisterait à ramener à un principe suprême tous les autres principes au point de les identifier avec lui, ni même une réduction indirecte qui consisterait seulement à montrer qu'on est amené à nier un principe suprême si l’on nie les autres principes. Il n’y aurait pas en réalité un principe suprême. « La valeur du principe d’identité n’est pas supérieure à celle du principe de raison suffisante 8 » ; et « il n’y a pas contradiction mais seulement inintelligibilité* » à nier le principe de raison suffisante. Toujours la thèse kantienne. Nous ne pouvons que remercier M. Bouyssonie ; son argumentation souvent très serrée va nous obliger à préciser nos idées sur cette question qui est, croyons-nous, une des plus importantes de la métaphysique générale. i° Nous énoncerons la thèse classique dans sa formule générale ; 20 nous verrons comment S. Thomas établit qu’il y a un principe suprême ; 1. Revue de Philosophie, x« août 1908. 2. Plus haut et dans un article de la Revue des Sciences phi­ losophiques et théologiques, janvier 1908 : « Intellectualisme et liberté chez saint Thomas. Accord du libre arbitre et du principe de raison d’être ou de liaison suffisante. » 3. Bouyssonie, Revue de Philosophie, i°r août 1908. 4. Ibid. PRINCIPES DE RAISON D’ÊTRE ET D’iDENTITÉ 159 3° nous chercherons la formule exacte de ce prin­ cipe ; 40 nous montrerons de quelle manière les autres principes se rattachent à lui ; 50 nous indi­ querons la conséquence importante de cette thèse en théodicée. § i. — La thèse classique dans sa formule générale. La thèse que nous avons soutenue est la thèse classique : « Metaphysica explicat et defendit omnia principia, non quidem ostensive, sed deducendo ad impossibile et ad illud supremum principium : im­ possibile est idem simul esse et non esse. » — Cette thèse est formulée et défendue par Aristote au IVe 1. de la Métaphysique (comm. de saint Thomas, leç. 6) [éd. Didot, Mét., 1. III, c. 3]. Après l’avoir expliquée en cet endroit de son commentaire, saint Thomas la reproduit maintes fois dans ses œuvres originales. Il en résume la raison à priori dans ce passage de la Somme théologique, Ia IIæ, q. 94, a. 2 : « Illud quod primo cadit in apprehensionem est ens, cujus intellectus includitur in omnibus quæcumque quis apprehendit. Et ideo primum principium indemon­ strabile est, quod non est simul affirmare et negare ; quod fundatur supra rationem entis et non entis ; et super hoc principio omnia alia fundantur, ut dicit Philosophus, in IV Met., text. 9. » — C’est à peu près la même formule que nous trouvons dans le rfe Veritate, q. 1, a. 1 : « Illud quod primo intellec­ tus concipit quasi notissimum et in quo omnes con­ ceptiones resolvit est ens » ; dans le C. Gentes, 1. II, ΐ6θ LES PREUVES DE L’EXISTENCE DE DIEU c. 83 : « Intellectus naturaliter cognoscit ens et ea quæ sunt per se entis in quantum hujusmodi, in qua cognitione fundatur primorum principiorum notitia. » On pourrait citer beaucoup d’autres textes semblables. Cette thèse est unanimement acceptée dans l’École : cf. Scot, in Metaph. Arist., 1. 4, q. 3 ; Cajetan, Comm. in De Ente et Essentia, præmium, q. i ; Fonseca, in Metaph. Arist., 1. 4, c. 3, q. 1, sec. 3 ; Suarez, Disp. Met., disp. 3, sec. 3, n. 9 ; Jean de Saint Thomas, Cursus. Phil., q. 25, a. 2 ; Goudin., éd. i860, t. IV, p. 254 ; Kleutgen, Phil, scol., n. 293, 294 ; Zigliara, Ontol., p. 236 ; De la lumière intellectuelle, t. III, p. 255 ; Delmas, Ontol., p. 642. — S’il y a eu discussion chez les sco­ lastiques, c’est seulement sur cette question secon­ daire : le principe suprême est-il le principe de contradiction : « idem non potest esse et non esse » (ou au point de vue logique : « idem non potest de eodem affirmari et negari ») ? ne serait-ce pas plutôt le principe affirmatif du tiers exclu, souvent cité par Aristote : « necesse est quodlibet esse aut non esse », ou la formule affirmative plus simple « omne ens est ens »? Cf. Suarez, loc. cit. § 2. — Comment saint Thomas établit qu’il y a un principe suprême. Aristote ne prouve pas explicitement qu’il doit y avoir un principe suprême. Il se contente d’en déterminer les conditions. Cette preuve se trouve PRINCIPES DE RAISON D’ÊTRE ET D’IDENTITÉ l6l exposée dans le commentaire de saint Thomas. Dans le IVe 1. de la Métaphysique (comm, de S. Th., leç. 6), Aristote montre d’abord qu’il appartient au méta­ physicien, qui étudie l’être en tant qu’être, de traiter des principes les plus universels qui portent non pas sur une modalité spéciale de l’être, mais sur tout ce qui peut être connu. Il énumère ensuite les conditions que doit réaliser le principe le plus certain « βεβαιότατη αρχή ». i° Ce doit être un prin­ cipe au sujet duquel toute erreur est impossible, car c’est sur les choses qu’on ne connaît pas qu’on se trompe ; 2° il ne doit supposer aucune vérité antérieure, puisqu’il est nécessaire pour connaître quoi que ce soit ; 30 il doit être en nous naturellement, antérieurement à toute recherche de l’esprit, puisque cette recherche le suppose. — Quel est le principe qui réalise ces conditions? C’est, dit Aristote, le principe : « Il est impossible que le même attribut appartienne et n’appartienne pas au même sujet, dans le même temps, sous le même rapport. » En effet : i° il n’est pas possible que personne conçoive jamais que la même chose en même temps existe et n’existe pas, ce serait poser une affirmation qui se nierait elle-même ; Héraclite est d'un autre avis, selon quelques-uns : mais tout ce qu’on dit, il n’est pas nécessaire qu’on le pense ; 2° ce principe n’en suppose pas d’autre ; 30 notre intelligence le possède dès qu’elle conçoit l’être, antérieurement à toute recherche. « C’est donc à ce principe que se ramènent en définitive toutes les démonstrations : il est, de sa nature, le principe de tous les autres axiomes », φύσει γάρ άρχη χαΐ των άλλων αξιωμάτων αυτή πάντων. IÔ2 LES PREUVES DE L’EXISTENCE DE DIEU Pour rendre plus évidente cette doctrine d’Aristote, saint Thomas, dans son commentaire, établit qu’il doit y avoir un principe suprême. Pour cela, il compare les deux premières opérations de l’esprit : la conception et le jugement. Par la pre­ mière opération, « quæ vocatur indivisibilium intelligentia », nous concevons ce qu’une chose est (quod quid est) ; par la seconde, nous affirmons au moins qu’une chose est ou qu’une chose est telle (an sit). On ne remonte pas à l’infini dans la série des con­ cepts, l’analyse des concepts les plus compréhen­ sifs nous conduit par degrés à un premier concept le plus simple et le plus universel de tous, le con­ cept d’être : ce qui est ou peut être ; sans cette toute première idée, l’intelligence ne peut rien con­ cevoir ; « l’être est le foyer où se concentrent et d’où partent tous les rayons qui sont réfléchis par tous les intelligibles ' », c’est ce par quoi l’intelli­ gence atteint quoi que ce soit, c’est son objet for­ mel 12, comme l’objet formel de la vue est la cou­ leur, et celui de l’ouïe le son. — S’il y a un premier dans la série des concepts, il doit en être de même dans la série des jugements ; et le premier jugement, le plus simple et le plus universel, doit dépendre de la première idée, il doit avoir pour sujet Vètre et pour prédicat ce qui convient premièrement à l’être. Ce premier jugement, antérieur à tous les autres, doit commander tous les autres, il doit être 1. Zigliara, De la lumière intellectuelle, t. III, p. 201. 2. Centre intelligible de tout concept, l’être sera aussi le lieu de tout jugement (verbe être) et de tout raisonnement. PRINCIPES DE RAISON D’ÊTRE ET D’iDENTITÉ 163 avec l'idée qui l’implique la première lumière objec­ tive de nos connaissances ontologiques. « Il paraît arbitraire, nous dit-on, de décréter à ■priori qu’il ne peut y avoir plusieurs principes indé­ pendants sans supprimer l’unité de la connaissance... il faut chercher dans une analyse de cette pensée, telle que l’expérience nous la montre, de quels principes elle dépend. Si cette analyse n’en révèle qu’un seul, on dira qu’il n’y en a qu’un, et si elle en montre plusieurs, on dira qu’il y en a plusieurs1. » La détermination en partie à priori faite par Aristote et précisée par saint Thomas n'est pas arbitraire. L’analyse de nos idées montre d’une façon incontestable que la toute première idée im­ pliquée dans toutes les autres est l’idée d’être ; de là on déduit légitimement que le tout premier jugement doit avoir pour sujet l’être et pour prédicat ce qui convient premièrement à l’être ; par lui-même ce jugement doit être impliqué dans tous les autres. Et puisque l’être n’est pas un genre déterminé par des différences extrinsèques, mais un transcendantal qui imbibe les différences ultimes des choses, on voit déjà que le principe suprême est lui aussi un transcendantal et qu’aucune modalité de l’être ne lui échappe. Il reste à montrer à posteriori et dans le détail de quelle manière les autres principes se rattachent à lui ; mais nous savons déjà que néces­ sairement ils en dépendent. — De même, lorsque par l’analyse d’un être fini nous avons démontré qu’il a pour cause de son être l’Être même subsistant,i. i. A. Bouyssonie, art. cité, p. 122. 164 LES PREUVES DE L’EXISTENCE DE DIEU nous pouvons déduire de là que YÊtre même est cause de tous les êtres autres que lui, quels qu’ils soient. Saint Thomas raisonne à priori d’une manière semblable pour établir que l’homme n’a qu’une fin ultime L § 3. — Quelle est la formule exacte du principe suprême? Nous tenons pour certain jusqu’ici que le principe suprême doit avoir pour sujet l’être et pour prédicat ce qui convient premièrement à l’être. Quelle en sera la formule exacte? Aristote dit, au point de vue logique : « Il est impossible que le même attribut appartienne et n’appartienne pas au même sujet dans le même temps et sous le même rapport » ; ou au point de vue métaphysique : « Un même être ne peut pas être et n’être pas en même temps et sous le même rapport. » M. Bouyssonie, qui accepte cette formule du principe de contradiction, remarque qu’il faut tout d’abord éviter d’employer les idées de possibilité ou d’impossibilité, de rapport et de temps, et se contenter des idées d’être et de nonêtre : « L’être n’est pas le non-être, ce qui est n’est i. «Sicut in processu rationis, principium est id quod natura­ liter cognoscitur : ita in processu rationalis appetitus, qui est voluntas, oportet esse principium id quod naturaliter desidera­ tur. Hoc autem oportet esse unum ; quia natura non tendit nisi ad unum. Principium autem in processu rationalis appetitus est ultimus finis. Unde oportet, id in quod tendit voluntas sub ratione ultimi finis esse unum. » Ia Ilæ, q. 1, a. 5. PRINCIPES DE RAISON D’ÊTRE ET D'IDENTITÉ 165 pas ce qui n’est pas. » C’est, en effet, en fonction de données expérimentales nouvelles (d’unité et de multiplicité, de changement et de permanence) que le principe de contradiction prend des déter­ minations nouvelles. Si on le considère dans sa formule la plus simple : « ce qui est n’est pas ce qui n’est pas », le principe de contradiction apparaît comme une formule néga­ tive dérivée du principe affirmatif : « ce qui est est, ce qui n’est pas est ce qui n’est pas », formule cou­ rante du principe d’identité. Et comme toute négation est fondée sur une affirmation, en soi le principe suprême est le principe d’identitéi. *x. A vrai dire, cette formule courante du principe d’identité, bien que nous l’ayons nous-même souvent employée, ne nous paraît pas tout à fait exacte. Elle a été proposée par Antonius Andreas (in 4 Met., q. 5) : Omne ens est ens ; elle est généralement rejetée par les scolastiques : « Illa propositio est identica et nugatoria », dit Suarez (loc. cit.) ; c’est une tautologie qui par l’adjonction du prédicat ne manifeste à l’esprit rien de nouveau sur le sujet. De même si je dis : A est A, j’en sais autant par la simple appréhension de A qu’en jugeant que i. Le cardinal Zigliara, (De la lumière intellectuelle, f. III. p. 255), comme Suarez, suit plus fidèlement la lettre du texte d’Aristote en accordant la primauté au principe de contradic­ tion ; mais il ajoute : « non, toutefois, eu égard à la nature des principes en eux-mêmes, mais plutôt vu notre manière de procéder et la grande faiblesse de l’intelligence humaine ». « L’esprit, dit Suarez, dans l’assentiment qu’il donne aux pre­ miers principes tels qu’ils sont en eux-mêmes, est aidé et soutenu en allant à l’impossible. » Disp. Met., disp. Ill, sect. Ht, n° 9. Le sens commun 12 l66 LES PREUVES DE L’EXISTENCE DE DIEU A est A b Comme l’a vu Aristote *, tout jugement affirmatif exprime bien par le verbe être, l’identité qu’il y a entre l’être que signifie le sujet et l’être que signifie le prédicat ; mais cette identité n’est pas logique, elle est objective et réelle3. Logiquement, le jugement est composé de deux parties distinctes, le sujet et le prédicat, que l’esprit unit par la copule pour exprimer que l’être désigné sous tel aspect par le sujet est (ou est le même que) l’être désigné sous un autre aspect par le prédicat. Le jugement affirmatif relie ainsi ce que la conception abstractive a séparé. Dire que l’homme est libre c’est dire : l’être qui est l’homme est un être qui est libre ; dire : ce mur est blanc, c’est dire : cette chose qui est ce mur est chose blanche. Le principe d’identité, tout en exprimant une identité objective, et la toute première, doit donc nous apprendre quelque chose. Pour cela, comme le remarque Zigliara4, le prédicat, au lieu d'être en tout identique au sujet, doit en être logiquement distinct, il doit ajouter 1. « Ea quæ intellectu dividuntur et componuntur nata sunt seorsum ab eo considerari : compositione enim et divisione opus non esset, si in hoc ipso quod de aliqua re apprehenditur quid est, haberetur quid ei inesset vel non inesset. » S. Tu., C. Gentes, 1. I, c. 58, § 2. 2. Ce qui a été méconnu par Kant ; cf. plus loin, p. 182. 3. IV Met., c. 7 (éd. Didot). «Il n’y a aucune différence entre ces propositions : l’homme est bien portant, et l'homme se porte bien, ou entre celles-ci : l’homme est marchant, s’avan­ çant, et l'homme marche, s’avance ; de même pour les autres cas » ; car la copule est affirme que l'être qui est homme est (est le même que) l’être qui est bien portant. Cf. Sentroul, L’Objet de la Métaphysique selon Kant et Aristote, pp. 123 et 223, nouvelle édition : Kant et Aristote, pp. 187 et 303. 4. Los. oit. PRINCIPES DE RAISON D’ÊTRE ET D’IDENTITÉ 167 quelque chose à l’être en exprimant une modalité qui n’est pas exprimée par le nom même de l’être *. Mais il doit exprimer un mode convenant première­ ment à l’être, «modum generaliter consequentem omne ens12 », et à l’être considéré en lui-même et non pas encore dans sa relation avec autre chose. Or, dit saint Thomas3, nous trouvons deux modes qui conviennent à tout être considéré en soi : l’un est positif, l’autre négatif. Le mode positif consiste pour chaque être à être quelque chose de déterminé : « Non autem invenitur aliquid affirmative dictum absolute quod possit accipi in omni ente, nisi essentia ejus secundum quam esse dicitur ; et sic imponitur hoc nomen res, quod in hoc differt ab ente, secundum Avicennam in principio Metaph. quod ens sumitur ab actu essendi, sed nomen rei exprimit quidditatem sive essentiam entis. » Le mot chose (res) exprime une formalité distincte de l’être, en ce que l’être désigne d’abord l’acte d'exister et par là ce qui existe ou peut exister ; tandis que la chose vise d’abord l’essence ou la quiddité de ce qui est. Le jugement suprême qui doit affirmer ce qui convient premièrement à l’être a donc pour formule : «Tout être est quelque chose de déterminé, d’une nature déterminée qui le constitue en propre. » C’est ainsi qu’on dit sans tautologie : Dieu est Dieu, la créa­ 1. « Aliqua dicuntur addere supra ens, in quantum exprimunt ipsius modum, qui nomine ipsius entis non exprimitur. » S. Thomas, de Veritate, q. 1, a. 1. 2. Ibid. 3. Ibid. l68 LES PREUVES DE L’EXISTENCE DE DIEU ture est créature ; la chair est chair, l’esprit est esprit. Ainsi le Christ disait : est est, non non. Ce qui peut se symboliser par : A est A. Si l’on donne pour sujet à la proposition l’être, il faut exprimer dans le prédicat la nature de l’être, ce qui le définit, et dire non pas « l’être est l’être » mais « l’être est ce qui est ou peut être ». Et comme il est manifeste que ce premier prédicat convient au premier sujet par lui-même, on peut préciser la formule et dire : «Tout être est et est par lui-même d’une nature déterminée qui le constitue en propre. » Cette formule n’est plus une tautologie ; il est même une philosophie qui en nie la vérité : la philosophie du devenir, captive des apparences sensibles*, qui nie qu’il y ait des choses pour n’admettre que des actions 1 2, qui définit le réel non pas par ce qui est, mais par ce qui devient et change sans cesse, qui refuse par suite de voir des distinctions réelles entre « un verre d’eau, l’eau, le sucre et le pro­ cessus de dissolution du sucre dans l’eau3 ». Quant au mode négatif qui convient à tout être considéré en soi, c’est l’unité, qui s’oppose à la multiplicité, comme l'identité à la diversité. « Nega­ tio autem, quæ est consequens omne ens absolute, est indivisio ; et hanc exprimit hoc nomen unum : nihil enim aliud est unum quam ens indivisum 4 ? » Si tout être est d’une nature déterminée, qui le constitue en propre, il s’ensuit que comme tel il n’est 1. 2. 3. 4. IV Met. (Comm. de S. Th., leç. x à xvn). Bergson, Évol. créatr., p. 270. Bergson, Évol. créatr., p. 10 et 366. S. Thomas, de Veritate, q. 1, a. 1. PRINCIPES DE RAISON D’ÊTRE ET ü’iDENTITÉ l6c) pas divisé ; s’il était divisé il serait et il ne serait pas sous le même rapport ce qui le constitue en propre. S’il est simple, il est non seulement indivis mais indivisible ; s’il est composé, il cesse d’être lorsqu’il est divisé. (Summ. theol., Ia, q. xi, a. i.) Comme le remarque saint Thomas après Aristote, l’unité étant une propriété de l’être, elle varie avec lui. L’être en effet se dit d’abord de la substance, puis de la quantité, de la qualité, etc., des différents accidents qui sont bien quelque chose de réel, de même l’unité a de multiples acceptions correspondantes : l’iden­ tité est l'unité d’essence ou de substance, l'égalité est l’unité de quantité, la similitude est l’unité de qualité'. C’est donc l’identité foncière de tout être avec lui-même qu’exprime le principe « tout être est un et le même " ». § 4. — De quelle manière les autres principes se rattachent-ils au principe suprême? Le principe suprême ainsi formulé, comment y rattacher les autres principes? L’École répond : 1. Aristote, Métaph., 1. IV, c. 2, commentaire de saint Thomas, lect. 2. 2. Nous avons montré ailleurs, Dieu, son existence et sa nature, p. 151... comment la formule du principe suprême devient de plus en plus explicite : i° L'être est l’être, le non-être est nonêtre ou l'être n'est pas le non-être ; 20 Tout être a une essence ou nature ; 30 Tout être est un et le même ; 40 Tout être est quelque chose de distinct des autres (aliquid, aliud quid). — C’est selon cet ordre que saint Thomas (de Veritate, q. I, a. 1), présente les termes : être (ens), chose ou réalité (res), un (unum), quelque chose (aliquid), qui précèdent le vrai (verum) et le bien (bonum), ces derniers étant relatifs à l’intelligence et à la volonté, 170 LES PREUVES DE L’EXISTENCE DE DIEU non pas par une démonstration directe {ostensive), mais par une démonstration indirecte {deducendo ad impossibile). Pour qu’une proposition soit susceptible d’être démontrée directement, il faut : i° qu’elle soit en matière nécessaire ; 2° qu’elle ne soit pas immédiate ou évidente par elle-même, mais qu’en elle le prédi­ cat soit uni au sujet par l’intermédiaire d’un moyen terme ; exemple : l’âme humaine est incorruptible, parce que c’est une forme subsistante simple. Un premier principe, étant une proposition immédiate et évidente par elle-même après la simple expli­ cation des termes (propositio immediata et per se nota), n’est pas susceptible d’une démonstration directe. La démonstration indirecte ou par l’absurde, au contraire, ne s’oppose nullement à la connexion immédiate du sujet et du prédicat ; elle ne montre pas, en effet, la vérité intrinsèque de la proposition qu’on veut faire admettre, elle suppose seulement qu’on nie cette proposition et qu’on en concède une autre, et de la négation qu’on oppose elle infère la négation de ce que l’on concède ; ou du doute où l’on prétend se tenir elle infère le doute sur ce qu’on affirme comme certain. Elle amène ainsi l’ad­ versaire à se contredire. Démontrer par l’absurde un premier principe c’est établir que celui qui le nie, nie par là même le principe de contradictionx. i. Si toute démonstration par l’absurde repose sur le prin­ cipe de contradiction, toute démonstration directe repose sur le principe d’identité, car elle suppose comme point de départ J’immobilité ou l’identité du sujet ; quant à la forme même du PRINCIPES DE RAISON D’ÊTRE ET D’IDENTITÉ I71 « Il faut démontrer jusqu’aux axiomes », disait Leibnitz ; en cela il ne faisait que répéter la doc­ trine de l’École : « Cum ingenium humanum, dit Suarez, non statim comprehendat cætera prima prin­ cipia, prout in se sunt, multum juvatur et confir­ matur in eorum assensu, deducendo ad impossibile, quod in cæteris fieri non potest nisi per illud pri­ mum : impossibile idem esse et non esse. » (Loc. cit.) Par cette réduction à l’impossible, nous ne pré­ tendons pas identifier le principe de raison d'être avec le principe d’identité, mais seulement montrer entre eux une dépendance telle qu’on ne peut nier le principe de raison d’être sans nier l’autre. M. Bouyssonie oppose justement « se rattacher à » et « se réduire à ». « L’union, dit-il, est l’unité du multiple et du divers. Cette définition montre immédiatement que ces deux notions, pourtant si voisines, sont irréductibles. De même que la néga­ tion se rattache à l’affirmation mais ne s’y réduit pas, de même l’union se rattache à l’unité et s’en distingue\ » Il en est de même, selon nous, du principe de raison à l’égard du principe d’iden­ tité. S’il nous est arrivé de parler de réduction au lieu de rattachement, c’est au sens de réduction à l’impossible 2. syllogisme, elle se fonde aussi en dernière analyse sur le prin­ cipe d’identité : « quæ sunt eadem uni tertio sunt eadem inter se », l’identité réelle des deux termes extrêmes avec le moyen, montre que ces deux termes extrêmes sont réellement identiques comme l'exprime le verbe être, malgré leur diversité logique. 1. Art. cit., p. U 3. 2. Je concède cependant que dans l’analyse que critique M. Bouyssonie je me suis exprimé de façon inexacte en disant : 172 LES PREUVES DE L’EXISTENCE DE DIEU Venons au détail de ce rattachement *. — Soit le principe d’identité ; tout être est ce qui le consti­ tue en propre ; et plus précisément : tout être est par lui-même ce qui le constitue en propre. — D’où le principe de contradiction : un même être ne peut pas à la fois être ce qu’il est et ne pas l’être, par ex. : être rond et non-rond. — Cette formule nous conduit à une seconde : un même être ne peut pas à la fois et sous le même rapport être déterminé de deux manières différentes, par ex., être rond et carré : car à la fois et sous le même rapport il serait et il ne serait pas ce qu’il est : le carré en tant que carré s’oppose au rond, et est essentiellement non-rond. Cette seconde formule n’est autre que le principe des contraires ou des disparates qui s’ex­ cluent nécessairement d’un même sujet. — De là nous sommes conduits à une troisième formule : s’il y a contradiction à dire : le carré est rond, il n’y nous arrivons ainsi à cette troisième formule du principe de contradiction : « L’union ou l’identification inconditionnelle et immédiate du divers est impossible » ; mais c’est aussi une forme du principe de raison d’être : « Tout être a sa raison d’être en soi ou dans un autre, en soi lorsqu’il est un et le même, dans un autre lorsqu'il est union du divers. » — Il faut reconnaître avec M. Bouyssonie que le principe de contradiction ne parle en rien de condition ; il est manifeste que les deux principes sont dis­ tincts. et la rédaction précédente est fautive en ce qu’elle semble présenter le principe de la raison d’être comme simple détermi­ nation du principe d’identité ; c’est peut-être la pensée de M. Penjon dont je reproduisais la formule ; ce n’est pas celle de l'École. i. C'est la lecture de A. Spir qui qous a permis d’ordonner ainsi les formules suivantes qui se trouvent à l'état épars chez Aristote et saint Thomas. Cf. A. Spir, Pensée et Réalité. Tra­ duit de l’allemand par A. Penjon, Paris, Alcan, 1896, p. 140. PRINCIPES DE RAISON D’ÊTRE ET D’iDENTITÉ 173 en a plus à dire : le carré est rouge Λ puisque le rap­ port d’attribution n’est plus le même : parler du carré, c’est se placer au point de vue de la forme ; parler de rouge, c’est se placer au point de vue de la couleur ; le carré peut être rouge sans cesser d’être carré. Mais il y a encore contradiction à dire : le carré par soi et comme tel, c’est-à-dire par ce qui le constitue en propre, est rouge ; car ce qui fait que le carré est carré est autre que ce qui fait que le rouge est rouge. Le carré ne peut être rouge -par soi. Nous arrivons ainsi à une troisième formule : « Tout ce qui convient à un être, mais non pas selon ce qui le constitue en propre, ne lui convient pas par lui-même ou immédiatement » : « Omne quod alicui convenit non secundum quod ipsum est, non convenit ei per se et immediate 1 2. » Ou, pour mieux mettre en relief la diversité qui s’oppose à l’iden­ tité : « Des éléments de soi divers ne sont pas de 1. On m’objecte que je passe inconsciemment du général au particulier et que je pense les propositions : « ce carré est rouge » ou « un carré est rouge », lorsque j’écris « le carré est rouge ». — Il n’en est rien ; je laisse au sujet sa généralité, comme si je disais : il y a contradiction à dire » l’homme est ange », il n’y en a plus à dire «l'homme est bon» ou «l’homme est noir», puisque le rapport d’attribution n’est plus le même et que l'homme peut être bon ou noir sans cesser d’être homme. Ainsi, le carré peut être rouge sans cesser d’être carré ; il n’y a donc pas contradiction à dire : le carré est rouge. — Au reste, ce passage inconscient du généra) au particulier importerait assez peu pour le problème à résoudre. 2. Cette formule est tirée de celle de saint Thomas où se trouve ajoutée l’idée de raison ou de cause : « Omne quod ali­ cui convenit non secundum quod ipsum est, per aliquam causam ei convenit, nam quod causam non habet piimum et immedia­ tum est. » C. Gentes, 1. II, c. 15, § 2. 174 LES PREUVES DE L’EXISTENCE DE DIEU soi quelque chose d’un 1 » : « Quæ secundum se diversa sunt non -per se conveniunt in aliquod unum 12. » Comme nous allons le voir, il était nécessaire d’obtenir cette troisième formule négative dérivée du principe d’identité pour réduire à l’impossible ceux qui nient la formule la plus développée du principe de raison d’être, qui parle de raison d’être extrinsèque. 1. J’avais écrit dans l’analyse critiquée : «Le divers ne peut en soi et comme tel être un et le même », ce qui est une formule négative du principe d’identité. — On m’objecte que le terme un est peu précis, parce que le divers peut être un d’une unité d’union, mais non de celle de simplicité. — Je réponds : il suffit qu’il y ait cette unité d’union qui existe entre le sujet et le prédicat accidentel (Socrate est musicien, Socrate existe), laquelle exprime une identité réelle : l’être qui est Socrate est le même qui est musicien, qui est existant. Le divers ne peut par soi et comme tel être un de cette unité. — Il suffirait qu’il y eût unité d’union successive, comme dans le devenir ; exem­ ple : un objet vert devient rouge, il unit deux qualités différen­ tes et cela au même point de vue, mais successivement. Ce qui est vert ne devient pas rouge par soi et comme tel. — Il suffirait même qu’il y eût unité de similitude ; comme le remar­ que saint Thomas (de Potentia, q. 3, a. 5) : « Si aliquid unum communiter in pluribus invenitur..., non potest esse quod illud commune utrique ex se ipso conveniat, cum utrumque, secun­ dum quod ipsum est, ab altero distinguatur. » Dans ces trois cas : Socrate existe, Socrate grandit, Socrate est homme, le prédicat ne convient pas au sujet, per se primo, καθ’ αΰτο καί ή αύτο, selon ce qui le constitue en propre. Et s'il est exagéré de dire que, ainsi expliquée, la formule «le divers ne peut en soi et comme tel être un et le même » est une formule négative du principe d’identité, il est à tout le moins évident que c'en est une formule dérivée. 2. Cette formule est tirée de saint Thomas : « Quæ secundum se diversa sunt non conveniunt in aliquod unum, nisi per ali­ quam causam adunantem ipsa. » Ia, q. 3, a. 7. PRINCIPES DE RAISON D’ÊTRE ET D* IDENTITÉ I75 Soit le principe de raison d’être ou de raison suf­ fisante sous sa forme simple : « Tout ce qui est a sa raison d’être » ou « tout être a une raison suffi­ sante » ; conséquemment, « tout être est intelligible ». — Expliquons les termes : la raison d’être d’une chose est ce par quoi une chose est de telle nature avec telles propriétés, ou encore ce en vertu de quoi elle existe, ou encore ce pour quoi elle existe ; conséquemment, ce par quoi elle est intelligible *. On ajoute « raison suffisante », c’est-à-dire que chaque chose a ce qui est nécessaire strictement pour être de telle nature déterminée, ou encore ce qui est nécessaire strictement pour exister. Exemple : ce par quoi l’homme est homme, c’est la rationabilité, et c’est, avec l’animalité, ce qui suffit pour qu’un être soit homme ; c’est là sa raison d’être essen­ tielle ; c’est en même temps la raison d’être extrin­ sèque de ses propriétés (liberté, moralité, parole, sociabilité, religion), propriétés qui se déduisent toutes de la différence spécifique, qui apparaît ainsi à l’intelligence comme leur raison d’être et les rend intelligibles 1 2. — De même, au point de vue de l’exis­ tence, nous disons : les êtres contingents ont leur 1. Cf. Saint Thomas in Dionys. de Nom. div., c. 7, lect. 5. «Ex nomine rationis, λόγος, quatuor intelliguntur : i° qui­ dam cognoscitiva virtus... 2° causa, ut cum dicitur : qua ratione hoc fecisti? id est qua de causa, et sic Deus dicitur ratio... vel causa omnium..., 30 computatio..., 40 aliquid simplex abstrac­ tum a multis, scii, essentia. » 2. L'idée diffère de Vintage en tant que par elle l’objet est rendu intelligible, ce qui suppose qu’elle contient la raison d’être de ce qu'elle représente, tandis que l’image commune ne contient que des notes communes juxtaposées. 176 LES PREUVES DE L’EXISTENCE DE DIEU raison d’être (efficiente et finale) dans l’Être par soi. — Ces exemples montrent que la raison d’être est soit intrinsèque, soit extrinsèque. Si l’on veut alors préciser la formule du principe de raison d'être, on dira : « Tout être a en soi ou dans un autre la raison d’être de ce qui lui convient ; en soi, si cela lui convient par ce qui le constitue en propre, dans un autre si cela ne lui convient pas par ce qui le constitue en propre. » Considéré dans sa formule simple, comme dans sa formule développée, ce principe est évident de soi, per se notum. Mais on peut le démontrer par l’absurde. Prenons d’abord la formule simple : « Ce qui est a ce par quoi il est, ce qu’il faut pour être, et ce qui n’a pas ce qu’il faut pour être n’est pas. » Quoi qu’en dise M. Bouyssonie, il n’y a pas seulement inintel­ ligibilité, mais contradiction à le nier 1. En effet, dire : ce qui est n’a pas ce par quoi il est, ce qu’il faut pour être, c’est identifier ce qui est avec ce qui n’est pas ; de même, dire que le carré n’a pas ce par quoi il est carré avec telles propriétés, plutôt que cercle avec telles autres propriétés, c’est dire que le carré peut être le cercle. Dire enfin que le contingent (ce qui est sans être par soi) n’a pas ce par quoi il est, c’est l’identifier avec ce qui n’est pas. Cela revient à dire : tout est intelligible, parce que tout ce qui est jusque dans ses dernières fibrilles et ses caractéristiques individuelles esti. i. Ce point a été très bien traité par le P. Delmas, S. J., Ontologia, p. 645. PRINCIPES DE RAISON D'ÊTRE ET D’IDENTITÉ I77 encore de l’être et doit avoir ce par quoi il est : l’être, en effet, n’est pas un genre, on ne lui ajoute pas de différence extrinsèque comme à l’animalité s’ajoute la rationabilité ; l’être est un transcendan­ tal qui pénètre jusque dans les différences ultimes des choses ; elles sont encore de l’être. Prenons la formule développée : « Tout être a en soi ou dans un autre la raison d’être de ce qui lui convient ; en soi si cela lui convient par ce qui le constitue en propre, dans un autre si cela ne lui convient pas par ce qui le constitue en propre. » La réduction à l’impossible s’établit aisément si l’on nie la première partie de la formule (j’évite à des­ sein d’employer le mot raison ou les verbes causer, faire) ; nier que tout être a en soi ce par quoi il est tel, lorsque par lui-même et par ce qui le constitue en propre il est tel, c’est évidemment nier le prin­ cipe d’identité ; c’est nier que le rouge soit rouge par soi. (D’après ce principe un être aura en soi ce par quoi il existe, lorsque l’existence lui convien­ dra selon ce qui le constitue en propre, lorsqu’il sera l’existence même, Ylpsum esse.) Par opposition : Tout être a dans un autre la rai­ son d’être de ce qui lui convient, si cela ne lui con­ vient pas par ce qui le constitue en propre x. Il est d’abord évident que « tout ce qui convient à un i. «Omne quod alicui convenit non secundum quod ipsum est, per aliquam causam ei convenit, nam quod causam non habet primum et immediatum est. » (C. Gentes, 1. II, c. xv, § 2) ; — ou : « Quæ secundum se diversa sunt (les éléments de tout composé, de tout devenir) non conveniunt in aliquod unum nisi per aliquam causam adunantem ipsa » (I“, q. 3, a. 7). 178 LES PREUVES DE L’EXISTENCE DE DIEU être, mais non pas selon ce qui le constitue en propre, ne lui convient pas par lui-même ou immédia­ tement » ; le nier ce serait nier notre troisième for­ mule dérivée du principe d’identité. Mais le principe de raison d’être affirme ici davantage : « Ce qui est, mais pas par soi, est par un autre » : « quod est tale non per se est ab alio quod est tale per se » ; ou : « l’union incausée du divers est impossible » : « quæ secundum se diversa sunt non conveniunt in aliquod unum nisi per aliquam causam adunan­ tem ipsa ». C’est ici précisément qu’on nous objecte : il n’y a pas contradiction à nier cette relation de dépendance ab alio, mais seulement inintelligibilité, « parce que cette relation n’exprime pas une identité, mais relève du principe de raison suffisante : tout est intelligible 1 ». A cela on doit répondre que la copule est exprime toujours une identité non pas logique mais réelle. Lorsque nous disons : « ce qui est tel, mais pas par soi, est dépendant d’un autre », le sujet et le prédicat désignent le même être sous deux aspects ; nier cette identité c’est indirectement se contredire si en affirmant le sujet on affirme indirectement le prédicat ou vice versa. Mais, insiste-t-on, cette condition n’est pas véri­ fiée, puisque dans la proposition en question le prédicat n’est pas contenu dans le sujet. « Vous aurez beau analyser une idée, vous ne trouverez pas en elle les relations qu’elle peut avoir aveci. i. A. Bouyssonik, art. cité, p. 121. PRINCIPES DE RAISON D’ÊTRE ET D’iDENTITÉ I79 d’autres, car la relation n’est pas en elle1 » mais entre elle et les autres idées. — Comme l’a remarqué le P. de San 12, cette objection a été formulée à peu près dans les mêmes termes par Saint Thomas, lorsqu’il se demande dans la Somme théologique, Ia, q. 44, a. i : « Utrum sit necessarium omne ens esse creatum a Deo. » La première objection est ainsi formulée : « Videtur, quod non sit necessa­ rium omne ens esse creatum a Deo. Nihil enim prohibet inveniri rem sine eo quod non est de ratione rei, sicut hominem sine albedine ; sed habitudo causati ad causam non videtur esse de ratione entium, quia sine hac possunt aliqua entia intelligi ; ergo sine hac possunt esse ; ergo nihil prohibet esse aliqua entia non creata a Deo. » Saint Thomas répond : « Licet habitudo ad cau­ sam non intret definitionem entis, quod est causa­ tum ; tamen sequitur ad ea, quæ sunt de ejus ratione ; quia ex hoc quod aliquid per participa­ tionem (seu non per se) est ens, sequitur quod sit causatum ab alio. Unde hujusmodi ens non potest esse, quin sit causatum : sicut nec homo, quin sit risibilis : sed quia esse causatum non est de ratione entis simpliciter, propter hoc invenitur aliquod ens non causatum. » — L’être contingent, dit saint Thomas, ne peut pas ne pas être ab alio; il y a là impossibilité, répugnance. En effet, nier cette relation de dépendance, ab alio, c’est être amené à nier le principe de contradiction ; en douter, c’est 1. A. Bouyssonie, art. cité, p. 121. 2. De Deo, n° 33. ΐ8θ LES PREUVES DE L'EXISTENCE DE DIEU être amené à douter du principe de contradiction. Nier que l’être contingent soit conditionné ou rela­ tif, c’est affirmer qu’il est non-conditionné, nonrelatif, c’est-à-dire absolu ; et c’est être amené à dire : ce qui est, sans être par soi, est par soi. — En résumé : nier que l’être qui est, sans être par soi, ait une raison d'être (ce qu’il faut pour être), c’est l’identifier avec ce qui n’est pas; nier qu’il ait une raison d’être extrinsèque, c’est l’identifier avec ce qui est par soi. — Sans doute, le prédicat qui exprime cette relation de dépendance ajoute quelque chose à ce qui est exprimé par le sujet ; mais ce qui est ajouté désigne le même être sous un second aspect impliqué de telle sorte dans le premier qu’on peut nier le prédicat sans que le sujet lui-même soit nié. Il en va de même de la propriété à l’égard de la nature dont elle dérive. Nier que les trois angles d’un triangle sont égaux à deux droits, c’est nier la nature du triangle. — Parallèlement, douter du principe de raison d’être, c’est être amené à douter du principe de contradiction. Le principe de raison d’être est donc distinct du principe d'identité, mais s’y rattache en se démon­ trant par l’absurde. M. Bouyssonie veut qu’il y ait seulement inintel­ ligibilité et non pas contradiction à nier le prin­ cipe de raison d’être. Ce principe, dit-il, est syn­ thétique à priori, « et l’on peut donner raison à Kant sur ce point sans inconvénient, car la valeur du principe d’identité n’est pas supérieure à celle du principe de raison suffisante, et on peut amener logiquement à douter du premier quiconque s’avi­ PRINCIPES DE RAISON D’ÊTRE ET D’iDENTITÉ l8l serait de douter du second\ Que les scolastiques se rassurent donc, eux qui semblent préoccupés de montrer sous la forme la plus brutalement évidente l’erreur de ceux qui nient le principe de raison suf­ fisante ». Les scolastiques ne sont pas près de donner rai­ son à Kant sur ce problème, d’admettre que le prin­ cipe de raison d’être est synthétique à priori, au sens kantien surtout ; de voir en lui un jugement aveugle, sans motif objectif, par lequel notre pen­ sée imposerait aux choses des raisons d’être et une intelligibilité. Le principe de raison d’être se formule : tout ce qui est, a sa raison d’être et con­ séquemment tout est intelligible ; et non pas : tout est intelligible, conséquemment tout doit avoir pour nous une raison d’être. De même que l’intel­ ligence connaît Yêtre avant de se connaître ellemême et n’est intelligible à elle-même qu’en fonc­ tion de l’être (comme une vivante relation à l’être), tandis que l’être est intelligible par soi ; de même elle perçoit les premiers principes dans l’être, comme lois de l’être, avant de les percevoir comme lois de la pensée ; et ces principes ne sont lois de la pensée (essentiellement relative à l’être), que parce qu’ils sont tout d’abord lois de l'être. Au reste, c’est dans le réel et non pas en elle-même que l’intelligence cherche les raisons des choses ; à i. Il serait intéressant de savoir par quel procédé logique différent de la réduction à l'impossible. — Nous avons repris cette analyse dans un autre ouvrage : Dieu, son existence et sa nature, 3e édit. p. 174, pour répondre à une objection de M. J. Laminne à peu près identique à celle de M. Bouyssonie. Le sens commun Π i82 les preuves de l’existence de dieu celui qui demande: «pourquoi fait-il jour?» on ne répond pas par une nécessité de penser, mais « parce que le soleil se lève ». On pourrait entendre, il est vrai, le jugement synthétique à -priori dans un autre sens que Kant, et dire que le principe de raison d’être est synthé­ tique à priori et non pas analytique parce que le prédicat qui exprime une relation ajoute quelque chose au sujet. Mais, si l’on y regarde de près, on verra que dans tout jugement, même dans le prin­ cipe d’identité, le prédicat ajoute logiquement quelque chose à ce qui est exprimé par le sujet ; sans quoi, le principe d’identité serait une vaine tautologie qui ne nous apprendrait rien. Dans tout jugement affirmatif, avons-nous dit, il y a nonidentité logique du prédicat et du sujet, mais identité réelle exprimée par la copule, par le verbe être. Comme nous l’avons dit plus haut avec Mgr Ch. Sentroulx, c’est là ce que Kant n’a pas compris. Kant n’a reconnu l’identité que dans ce qu’il appelle les jugements analytiques, pures tautologies à ses yeux, et non pas dans les jugements extensifs qui font avancer la connaissance et qu’il appelle des synthèses à priori ou à posteriori parce qu’ils sont formés, selon lui, par la juxtaposition de notions distinctes. Il suffit de répondre : s’il n’y a pas l’identité réelle affirmée par le verbe être le jugement affirmatif est faux. On ne doit pas diviser les jugements affirmatifs selon qu’il y a ou qu’il n'y a pas identité (il n’y a l. liant et Aristote, p. 223 (nouvelle édition, p. 303). PRINCIPES DE RAISON D’ÊTRE ET D’IDENTITÉ 183 jamais identité logique, il y a toujours identité réelle) ; il faut les diviser comme Aristote, «selon que la connaissance de cette identité réelle naît de la seule analyse des notions ou de l’examen des choses existantes 1 ». Lorsque l’identité réelle apparaît à la simple explication ou analyse des termes, on a une proposi­ tion per se nota et immediata, analytique au sens aristotélicien. Mais il faut introduire ici une subdivision : Ces propositions évidentes par elles-mêmes ou immédiates sont de deux sortes, comme Aristote lui-même l’a montré, Post. Anal., 1. I, c. in (comm. de saint Thomas, leç. 10). Une proposition est immé­ diate soit parce que le prédicat est impliqué dans la raison du sujet, soit parce que le sujet est impli­ qué dans la raison du prédicat. Le premier cas est celui des définitions ; exemple : « l’homme est un animal raisonnable » ; le prédicat explique le sujet, il y était impliqué. Le principe d’identité rentre dans cette catégorie de jugements immédiats. — Le second cas est celui de l’attribution d’une propriété immédiate à son sujet ; exemple : homo est risibilis; la risibilité implique la rationabilité et ne se con­ çoit même pas sans elle, mais ce n’est pas réci­ proque, on peut penser à l’homme sans penser à la risibilité ; toutefois, on ne pourrait nier cette pro­ priété sans nier le sujet. Autre exemple : « tout être intelligent est libre » ; la liberté ne se conçoit pas sans l’intelligence, tandis qu’on conçoit l’intelli-i. i. Cf. Sentroul, op. cil., p. 224, nouvelle édition, p. 305. 184 LES PREUVES DE L’EXISTENCE DE DIEU gence sans la liberté. On ne peut cependant nier d’un être la liberté sans nier de lui l’intelligence. De même encore, on peut concevoir le triangle sans penser que ses trois angles sont égaux à deux droits, mais nier d’une figure que ses trois angles sont égaux à deux droits, c’est nier qu’elle soit un triangle. Saint Thomas, nous l’avons vu (Ia, q. 44, a, 1. ad 1) fait entrer dans cette seconde catégorie de jugements immédiats le principe : « quod est sed non per se est ab alio ». Cette relation de dépendance ne se con­ çoit pas sans la contingence, mais on peut penser à l’être contingent, sans penser à cette relation ; cependant, on ne peut nier d’un être cette relation de dépendance sans nier en même temps sa con­ tingence, comme nous l’avons établi par notre réduction à l’impossible : nier d’un être cette rela­ tion, c’est l’identifier soit à l’absolu, soit au néant. En d’autres termes, affirmer qu’un être contingent, incausé peut exister, c’est affirmer un rapport de convenance entre un sujet et un prédicat qui n’ont rien par où ils puissent se convenir1. Au fond, ce qui sépare ici Aristote et Kant, c’est que pour Kant, parti de la représentation, les « catégories sont purement logiques » tandis que pour Aristote parti de l’être, «les catégories sont mi-logiques, mi-ontologiques 1 2 » ; le jugement affir­ matif recompose et restitue au réel ce que la con­ ception abstractive a séparé3. — Or, en réalité, 1. Cf. notre ouvrage Dieu, p. 177. 2. Sentroul, op. cit., p. 123, nouvelle édition, p. 187. 3. Saint Thomas, Somm. théol., Ia, q. 85, a. 5. PRINCIPES DE RAISON D’ÊTRE ET D’iDENTITÉ l85 l’intelligence part de l'être, qu’elle connaît par son acte direct avant de se connaître elle-même par réflexion, et avant de s’opposer à l’être comme quel­ que chose d’intentionnel ou de relatif à quelque chose d’absolu. Elle n'est intelligible à elle-même qu’en fonction de l’être, son objet formel ; comme la volonté n'est intelligible qu’en fonction du bien, la vue en fonction de la couleur, l’ouïe en fonction du son. Toute la vie de l’intelligence (ses trois opéra­ tions) s’explique par son ordre à l'être. On ne saurait trop le redire, non seulement celui qui part du sujet ne pourra jamais rejoindre l’être, mais l’intel­ ligence même lui deviendra incompréhensible : ou bien il la niera, comme l’empiriste ; ou bien il n’y verra, comme Kant, qu’une multitude de synthè­ ses à priori, synthèses aveugles qui s’imposeront encore à lui comme nécessaires, mais de la néces­ sité desquelles il ne saisira plus le pourquoi. § 5. — Conséquence importante de cette thèse en théodicée. Il est enfin une dernière difficulté soulevée par notre thèse ; elle conduirait au panthéisme ! « Qu’un panthéiste ne veuille voir que de l'identité dans les rapports de l’Être avec les êtres, c’est logique ; qu’un déiste adopte cette thèse, je ne le comprends pas 1. » Nous ne prétendons nullement qu’il n’y ait « quei. i. Bouyssonie, art. cité, p. 120. l86 LES PREUVES DE L’EXISTENCE DE DIEU de l’identité dans les rapports de l’Être avec les êtres », ce qui serait évidemment le panthéisme ; nous disons seulement qu’il y a de l’identité dans le rapport de l’être contingent à ce qui lui convient en propre : être dépendant d'un autre. L’être qui est contingent est (est le même qui est) dépendant d’un autre. Il y a sous la diversité logique du sujet et du prédicat une identité réelle telle que nier de cet être la relation de dépendance, c’est nier de lui la contingence et l’identifier précisément avec l’Être par soi ; comme nier de lui qu’il ait une rai­ son d’être c’est l’identifier avec le néant. En d’autres termes plus généraux, nous ne pré­ tendons pas que le principe d’identité soit Yunique loi du réel, nous disons seulement qu’il en est la loi fondamentale et transcendantale. Il n’est pas la loi unique ; l’existence du divers et du devenir (union successive du divers) nous l’affirme. Le divers et le devenir ont leurs lois propres qui ne peuvent s’identifier avec les lois plus universelles et plus profondes de l’être en tant qu’être. La formule «l’union du divers a sa raison d’être dans un être un » ne s’identifie pas avec le principe d’identité, mais elle s’y rattache. Et elle s’y rattache non pas comme les espèces se rattachent au genre, les lois de l’espèce aux lois du genre, mais comme les moda­ lités de l’être se rattachent à l’être. L’être n’est pas un genre, on ne saurait lui ajouter de différences extrinsèques, comme àl’animalité s’ajoute la rationabilité. C’est une notion transcendantale, c’est-à-dire une notion qui se retrouve analogiquement dans tous les êtres et jusque dans ce qui différencie ces PRINCIPES DE RAISON D’ÊTRE ET D'IDENTITÉ 187 êtres. Tandis que les lois de l’animalité ne se retrou­ vent pas dans celles de la rationabilité, les lois de l’être se retrouvent analogiquement dans les lois moins universelles, dans celles du divers, du mul­ tiple, du devenir et jusque dans les lois les plus infimes ; c’est ainsi que les lois du rouge, comme rouge, impliquent les lois de l’être, car le rouge jusque dans sa différence ultime, est encore de l’être. Nous rejoignons ainsi la raison à priori que nous avons donnée au début avec saint Thomas : comme la notion d’être est impliquée dans toutes les autres notions et s’en distingue, ainsi le principe d’iden­ tité est impliqué dans tous les jugements affirma­ tifs sans pourtant se confondre avec eux (dans les jugements affirmatifs nécessaires et contingents, proportionnellement à l’identité qu’ils affirment). Ce principe suprême et transcendantal, mais non pas unique, bien loin de nous amener à identifier l’Être et les êtres et de nous conduire au pan­ théisme, fonde la réfutation de cette erreur. — S’il se retrouve jusque dans les lois du divers et celles du devenir qui s’opposent le plus à l’identité, le principe suprême dénonce en même temps la con­ tingence de ce divers et de ce devenir. Dans la mesure où ils s’opposent à l’identité, le divers et le devenir s’opposent, en effet, à l’être et ne peuvent donc pas être par soi. — L’Être par soi ne peut avoir en lui aucune diversité, aucun mouvement ; il est par là même distinct du monde qui est essen­ tiellement multiple et changeant. Nous retrouvons ainsi sous un nouvel aspect la l88 LES PREUVES DE L’EXISTENCE DE DIEU thèse capitale que nous avons déjà exposée et qui va devenir le principe de réfutation des objections récemment soulevées contre les preuves classiques de l’existence de Dieu : Le principe d’identité, conçu comme loi fondamentale mais non pas unique, écarte les deux formes extrêmes du panthéisme. Dire qu’il est la loi unique du réel, c’est admettre avec Parménide que seul l'Être un et immuable existe. C’est la position des panthéistes qui absor­ bent le monde en Dieu et doivent en venir à nier le monde en niant toute multiplicité et tout devenir. Dire que le principe d’identité n’est pas la loi fondamentale du réel, c’est affirmer que le réel dans son fond a pour loi la contradiction, il n’y a pas de milieu. Alors, comme l’a remarqué Aristote (IV Met., c. 4 ; — comm, de S. Th., leç. vin), tous les êtres sont un seul être, qui n’est autre que le flux uni­ versel dans lequel les contraires s’identifient. C’est la thèse héraclitéenne, hégélienne, reprise aujour­ d’hui, nous allons le voir, par M. Bergson. La vérité est entre ces deux conceptions extrêmes. Si le principe de l’identité est, ainsi que nous l’avons montré, la loi fondamentale du réel comme de la pensée, mais non pas la loi unique, et l’existence du divers et du changeant nous l’affirment, il s’ensuit que la réalité fondamentale doit être en tout et pour tout identique à elle-même, qu’elle est à l’existence comme A est A, Ipsum esse, Acte pur, conséquem­ ment absolument une et immuable et par là même transcendante : essentiellement distincte du monde qui, lui, est essentiellement multiplicité et devenir. Telle est la preuve à laquelle se ramènent toutes PRINCIPES DE RAISON D’ÊTRE ET D’IDENTITÉ l8ç les preuves thomistes de l’existence de Dieu (Ia, q. 2, a. 3). Les preuves par le mouvement et par les causes efficientes reviennent à dire : le devenir étant union du divers (de la puissance et de l’acte) n’a pas en soi sa raison d’être et requiert une cause de soi en acte dès toujours, en ce sens immobile et identique à elle-même. — La preuve par la con­ tingence se réduit à cette affirmation que les choses corruptibles, qui sont sans être par soi, ne peuvent avoir leur raison d’être que dans l’être qui est par soi. — La preuve par les degrés des êtres est que la multiplicité (pluralité d’êtres possédant une formalité commune à des degrés divers) pas plus que le devenir n’a en soi sa raison d’être. Chacun des êtres hiérarchisés est semblable aux autres sous un aspect, distinct des autres sous un autre aspect, il n’est donc point semblable aux autres par ce qui le constitue en propre et ne peut par conséquent rendre compte par lui-même de sa similitude avec les autres ; multitudo non reddit rationem unitatis (etiam unitatis similitudinis) (S. Thomas, de Potentia, q. III, a. 5, 2a ratio) ; est donc requise une cause absolument une qui rende compte de la formalité participée à des degrés divers et qui soit cette formalité même à l’état pur et absolu (cf. Revue Thomiste, 1904, pp. 362381). Enfin la preuve par l’ordre du monde revient à dire : un moyen ne peut être ordonné à une fin comme à sa raison d’être que par une intelligence, car seule une intelligence peut saisir ce rapport de raison d’être et ramener le moyen et la fin à l’unité d’une même conception. Or le monde est 190 LES PREUVES DE L’EXISTENCE DE DIEU un système de moyens et de fins, et même la moindre action d’un être inconscient ne peut pas plus avoir lieu sans une raison d’être finale que sans une raison d’être efficiente *. Est donc requise une intel­ ligence organisatrice du monde, raison suprême des raisons d’être que nous constatons. — Toutes ces preuves ont pour formule générale : ce qui n’est pas par soi est par un autre qui est par soi. Et toutes s’achèvent en cette affirmation : celui-là seul est par soi qui est l’Être même (Ia, q. III, a 4). S’il y avait en lui la moindre absence d’identité, il faudrait en vertu du principe d’identité remonter encore plus haut et déclarer que cet être (union du divers) n’est pas encore l’être par soi. — De l’Être même enfin se déduisent les attributs divins, infinité, absolue perfection, souveraine bonté, omniscience, absolue liberté à l’égard du créé, béatitude parfaite (Ia, q. i à q. 26) 1 2. 1. Cf. plus haut, irc P., ch. il, § 6, sur l'anal ycité du principe de finalité. 2. Sur cette déduction des attributs, cf. plus loin, 3° Partie, c. il, §2. Nous ne parvenons pas à comprendre la remarque faite au sujet de cet article dans la Revue de Philosophie du 1er février 1909 (recension des revues, p. 239). Nous y lisons : « Le P. Garrigou-Lagrange combat les conclusions de M. Bouys­ sonie sur le principe de raison d’être. Il déclare que l’idée d’être est le fond de tout et que le principe de contradiction domine tout, à l’aide des notions d’identité et d’unité ; les autres prin­ cipes se démontrent par réduction à l’absurde en s’appuyant sur le principe de contradiction. « Nous croyons, avec M. Bouyssonie, qu’il y a dans l’idée de cause quelque chose d'irréductible à la simple notion d’être et que nous devons la puiser dans l’expérience. N’était-ce pas la pensée de saint Thomas, d’après ce texte cité par le P. Garrigou- PRINCIPES DE RAISON D’ÊTRE ET D’iDENTITÉ IÇ)I L’intelligence qui comprendrait tout le sens et toute la portée du principe d’identité verrait donc quasi a simultaneo1 que la réalité fondamentale, l’Absolu, n’est pas cet univers multiple et chan­ geant (union du divers) mais bien Ylpsum esse sub­ sistens, transcendant de par son absolue identité et immutabilité.*i. Lagrange lui-même : Habitudo ad causam non intrat in defini­ tionem entis, tamen sequitur ad ea quœ sunt de ejus ratione. » On résume exactement notre conclusion, mais nous ne voyons pas en quoi la réflexion qu’on y ajoute s’y oppose. Avons-nous nié une seule fois dans les pages qui précèdent la distinction de l’idée de cause et de l’idée d’être, et la nécessité de puiser l’idée de cause dans l’expérience? Si nous avions soutenu cette thèse simpliste qui touche même à l’absurde, il ne serait pas nécessaire de citer un texte de saint Thomas pour nous con­ vaincre que notre pensée n’a aucun rapport avec la sienne. L’idée de cause nous vient de l'expérience comme d’ailleurs l'idée d’être, mais ce qu’affirme saint Thomas, c’est que l’idée d’être est impliquée dans toutes les autres non pas comme un genre mais comme un transcendantal, qui imbibe les différences ultimes des choses ; conséquemment le principe d’identité qui affirme ce qui convient premièrement à l’être est impliqué dans tous les jugements affirmatifs nécessaires ou contingents, pro­ portionnellement à l'identité réelle qu’ils expriment sous la diversité logique du sujet et du prédicat. Le principe d'identité est donc transcendantalement impliqué dans le principe de raison d’être, et c’est là le fondement métaphysique de la possibi­ lité de la démonstration de ce dernier par réduction à l'absurde ; réduction admise, nous l'avons vu, non pas seulement par Aristote, saint Thomas et les thomistes mais par toute l'École. i. Ce n'est pas là l'argument ontologique qui passe d’une façon illégitime de l’idéal au réel, c'est la preuve générale par la contingence, née de l'opposition que présente le réel que nous expérimentons avec le premier principe rationnel. — Après avoir achevé cet article, nous venons de lire dans le numéro d'octobre 1908 de la Revue de Philosophie une réponse à M. Bouyssonie par M. F. Chovet. Nous sommes pleinement d'accord avec lui sur ce point. CHAPITRE II LA CRITIQUE MODERNISTE DES PREUVES THOMISTES DE L’EXISTENCE DE DIEU L’examen que nous avons fait de la théorie nomi­ naliste du sens commun de M. Le Roy va nous permettre de juger de la valeur des objections qu’il a soulevées contre les preuves thomistes de l’exis­ tence de Dieu. — Et l’étude que nous venons de faire des rapports du principe de raison d’être et du principe d’identité, en nous permettant de répondre à ces objections, va nous faire mieux saisir les conséquences panthéistiques de la « philo­ sophie nouvelle ». § i. — Trois objections contre ces preuves. Si l’on étudie «les raisons qui, pour M. Le Roy, rendent caducs » aujourd’hui les arguments clas­ siques de l’existence de Dieu, on voit qu’elles se réduisent aux trois suivantes 1 : i° Les preuves par le mouvement, par la contin­ gence, par la cause finale, par les degrés des êtresi. i. Le Roy, Comment se pose le problème de Dieu (Revue de Métaphysique et de Morale, mars 1907). C’est moi qui souligne dans les passages cités. 194 les preuves de l’existence de dieu reposent toutes sur le -postulat du morcelage: le inonde des corps est un agrégat d’individus radi­ calement distincts ; postulat désormais inacceptable. « La distinction du moteur et du mobile, du mou­ vement et de son sujet, l’affirmation du primat de l’acte sur la puissance partent du même postulat de la pensée commune... Or la critique montre que la matière ainsi morcelée n’est que le produit d’une élaboration mentale opérée en vue de l’utilité pra­ tique et du discours... Si le monde est une immense continuité de transformations incessantes, on n’a plus à imaginer cette cascade échelonnée et dénom­ brable qui appellerait nécessairement une source première... Affirmer le primat de l’acte, c’est encore sous-entendre les mêmes postulats. Si causalité n’est que déversement d’un plein dans un vide, communication à un terme récepteur de ce que possède un autre terme, en un mot œuvre anthro­ pomorphique d’un agent, alors soit ! Mais que valent ces idoles de l’imagination pratique? Pour­ quoi ne pas identifier tout simplement l’être au deve­ nir? » « Les choses étant mouvement il n’y a plus à se demander comment elles reçoivent celui-ci. » M. Schiller dit équivalemment : « Les preuves ex motu, ex causis ne sont possibles que dans une hypothèse mécaniste du monde, dans une philoso­ phie dynamiste elles n’ont plus aucune valeur \ » i. Cf. Revue de Philosophie, 1906, p. 653, un article de M. Dessoulavy où se trouvent exposées les objections de M. Schiller contre les thèses classiques de la théologie naturelle, et ses arguments en faveur du Dieu fini. — Nous avons répondu à ces objections et réfuté ces arguments dans un article de la Revue LA CRITIQUE MODERNISTE IQS 2° Comment prouver qu’un être est vraiment con­ tingent? N’est-ce pas là une apparence qui tient à ce que nous l’avons abstrait du tout continu. Et supposé que chaque être pris à part fût contingent, il faudrait montrer la contingence du tout. Conclura-t-on à la contingence réelle du monde par le fait de son imperfection ou parce que sa non-exis­ tence ne répugne pas? on revient alors à Y argument de S. Anselme qui conclut l’existence réelle de Dieu du simple fait que sa non-existence répugne. — Cette objection courante depuis Kant est aussi très répandue chez les pragmatistes anglais. 3° S’il faut une cause nécessaire, pourquoi ne pas s’en tenir à une cause immanente? Aucune des preuves de saint Thomas n’établit l’existence d’une cause première transcendante. M. Schiller dit à peu près équivalemment, pourquoi ne pas s’en tenir à une cause finie ? Telles sont les trois objections de M. Le Roy : i° abus du postulat du morcelage ; 20 recours à l’argument ontologique ; 30 la transcendance n’est pas prouvée. § 2. — La •première de ces objections suppose la vérité du nominalisme absolu et du subjectivisme. La première de ces objections si elle était vraie, serait la ruine définitive de toute la philosophie traditionnelle, et nous mettrait dans l’impossibilité des Sciences philosophiques et théologiques, 1907, p. 252, Le Dieu fini du Pragmatisme. 196 LES PREUVES DE L’EXISTENCE DE DIEU de répondre aux deux suivantes. « Pourquoi ne pas identifier tout simplement l’être au devenir?... La distinction de puissance et acte et le primat de l’acte reposent sur le postulat du morcelage, postulat de la pensée commune ou de l’imagination pratique. » Cette objection est faite au nom des résultats acquis de la critique des sciences d’abord et ensuite au nom de la philosophie nominaliste. Ce que M. Le Roy nous présente sur ce point comme conclusion de la critique des sciences est loin de s’imposer avec une pareille rigueur ; bon nombre de savants se refusent à nier l’existence de corps séparés, l’existence de la quantité ou de l’éten­ due pour ne plus admettre que des variations qua­ litatives sans sujet. — Tout ce que M. Le Roy comme M. Poincaré et M. Duhem ont nettement établi, c’est que la science positive ne dépassant pas les phénomènes et leurs rapports relativement cons­ tants, leurs lois approchées, elle ne peut que classer provisoirement ces lois approchées par des théories représentatives et non pas explicatives. — Dès lors la science n’a pas à se poser et donc n’a pas à résoudre le problème de la substance même des choses, du sujet des variations qualitatives, c’est là un problème ultra-phénoménal, métaphysique. Mais l’objection s’appuie en outre sur un sys­ tème philosophique : le nominalisme bergsonien. « Il y a -plus, dit M. Bergson, dans le mouvement que dans les positions successives attribuées au mobile, plus dans un devenir que dans les formes traversées tour à tour, plus dans l’évolution de la forme que dans les formes réalisées l’une après l’autre. La LA CRITIQUE MODERNISTE I97 philosophie pourra donc, des termes du premier genre, tirer ceux du second, mais non pas du second le premier : c’est du premier que la spéculation devrait partir. Mais l’intelligence renverse l’ordre des deux termes, et sur ce point la philosophie antique procède comme fait l’intelligence. Elle s’installe dans l’immuable, elle ne se donne que des Idées... et passe au devenir par voie d’atténuation ou de diminution 1... » « Une perpétuité de mobilité n’est possible que si elle est adossée à une éternité d’immutabilité, qu’elle déroule en une chaîne sans commencement ni fin. Tel est le dernier mot de la philosophie grecque... Elle se rattache par des fils invisibles à toutes les fibres de l’âme antique. C’est en vain qu’on voudrait le déduire d’un prin­ cipe simple. Mais si l’on en élimine tout ce qui est venu de la poésie, de la religion, de la vie sociale, comme aussi d’une physique et d’une biologie encore rudimentaires, si l’on fait abstraction des maté­ riaux friables qui entrent dans la construction de cet immense édifice, une charpente solide demeure, et cette charpente dessine les grandes lignes d’une métaphysique qui est, croyons-nous, la métaphy­ sique naturelle de l’intelligence humaine 12. » « On aboutit à une philosophie de ce genre, con­ tinue M. Bergson, dès qu’on suit jusqu’au bout la tendance cinématographique de la perception et de la pensée. A la continuité du changement évolutif, notre perception et notre pensée commencent par 1. Évolution créatrice, 2e édition, pp. 341, 342. 2. Ibid., 2° éd., p. 352. I^c sens commun 14 198 LES PREUVES DE L’EXISTENCE DE DIEU substituer une série de formes stables qui seraient tour à tour enfilées au passage comme ces anneaux que décrochent avec leur baguette, en passant, les enfants qui tournent sur les chevaux de bois. En quoi consistera alors le passage et sur quoi s’enfi­ leront les formes? Comme on a obtenu les formes stables en extrayant du changement tout ce qu’on y trouve de défini, il ne reste plus pour caracté­ riser l’instabilité sur laquelle les formes sont posées, qu’un attribut négatif : ce sera l’indétermination même. Telle est la première démarche de notre pensée... Et telle est aussi l’opération essentielle du langage. Les formes sont tout ce qu’il est capable d’exprimer. Survient alors me -philosophie qui tient pour légitime la dissociation ainsi effectuée par la pensée et le langage. Que fera-t-elle, sinon objectiver la distinction avec plus de force, la pousser jusqu’à ses dernières conséquences extrêmes, la réduire en système? Elle composera donc le réel avec des formes définies ou éléments immuables, d’une part, et d’autre part un principe de mobilité qui, étant la négation de la forme, échappera par hypothèse à toute définition et sera l’indéterminé pur..., un quasi néant, le « non-être » platonicien ou la « ma­ tière » aristotélicienne \ » Telle aurait été, selon M. Bergson, la genèse de la philosophie antique ; mise en système des postulats du sens commun, on peut donc l’appeler « la méta­ physique naturelle de l’intelligence humaine ». La page que nous venons de citer est peut-être i. Évolution créatrice, p. 354. LA CRITIQUE MODERNISTE I99 la plus remarquable qu'un nominaliste conséquent ait écrite et puisse écrire sur le conceptualisme réaliste des Platon et des Aristote. Mais elle suppose la vérité du nominalisme que M. Bergson se con­ tente d’affirmer lorsqu’il réduit tout concept à une image moyenne accompagnée d’un nom : « Quand les images successives ne diffèrent pas trop les unes des autres, nous les considérons toutes comme l’accroissement ou la diminution d’une seule image moyenne ou comme la déformation de cette image dans des sens différents. Et c’est à cette moyenne que nous pensons quand nous parlons de l’essence d’une chose ou de la chose même 1. » — Et encore : «ce qui n’est pas déterminable n’est pas représen­ table : du devenir « en général » je n’ai qu’une connaissance verbale 12 ». De ce point de vue nominaliste, le conceptua­ lisme réaliste de Platon et d'Aristote, la philosophie des formes ne peut être évidemment que la réduc­ tion en système de la dissociation effectuée sur le réel par l’imagination pratique et le langage. Telle est la philosophie sur laquelle repose la première objection de M. Le Roy contre les preuves classiques de l’existence de Dieu. Cette philosophie se donne elle-même comme l’antipode de «la méta­ physique naturelle de l’intelligence humaine », en rejetant les idées non seulement telles que les con­ cevait Platon mais encore telles que les conçoit, avec Aristote et la philosophie classique, le sens 1. Évolution créatrice, p. 327. 2. Ibid., p. 332. — C’est moi qui souligne. 200 LES PREUVES DE L’EXISTENCE DE DIEU commun. Dès lors elle prétend partir du mouvement pour expliquer l’immobile et non pas de l’immobile pour expliquer le mouvement. M. Jacob avait donc vu juste lorsqu’en 1898 il présentait cette philosophie nouvelle comme le système le plus radicalement « opposé au rationa­ lisme des Platon, des Aristote, des Descartes, des Leibnitz... C’est l’antique matière qui remonte au premier plan et refoule l’idée 1 ». — M. Couturat n'exagérait rien lorsqu’il écrivait à propos du berg­ sonisme : « sous la métaphysique subtile et raffinée qui le déguise, on reconnaît aisément le vieux sen­ sualisme et le nominalisme de Condillac 1 2 ». Jamais peut-être le nominalisme ne s’est présenté sous une forme si radicale : substance et cause, puissance et acte, essence et existence, être et néant, des mots, des mots, voces et verba prœtereaque nihil, de pseudo-problèmes. Il n’y a en réalité qu’un devenir sans points fixes et sans lois où la pensée ne se pose que par une négation du réel, par un morcelage qu’imposent seulement les nécessités de la vie pratique et du langage. La pensée humaine est toute verbale, les sciences ne sont que des langues bien faites. La première objection de M. Le Roy suppose donc la vérité du nominalisme le plus outrancier : « Retrouver le sensible sous l’intelligible mensonger qui le recouvre et qui le masque et non comme on disait autrefois l'intelligible sous le sensible qui 1. Jacob, Revue de Mêt. et de Mor., mars 1898. 2. L. Couturat, ibid., janvier 1900, p. 93. LA CRITIQUE MODERNISTE 201 le dissimule. Voilà l’office de la philosophie \ » M. Le Roy tient en outre pour démontré que le réel sensible auquel il a réduit Γintelligible doit se réduire lui-même à Yimage. Il adopte ainsi un sen­ sualisme subjectiviste ou idéaliste : « Tout réalisme ontologique est absurde et ruineux 2. » « Un dehors, un au-delà de la pensée est par définition chose absolument impensable. Jamais on ne sortira de cette objection, et il faut donc conclure avec toute la philosophie moderne qu’un certain idéalisme s’im­ pose 3. » — Le morcelage qui sépare le sujet et l’objet est illusoire comme les autres. Nominalisme (ou sensualisme) et subjectivisme sont proches parents, ils nient l’un et l’autre que l’objet de l’intelligence soit Yêtre. Le nominalisme nie Yêtre comme objet intelligible distinct de l’objet de la sensation ou de l’expérience interne ; le subjectivisme nie Yêtre comme subsistant indépendamment de la représen­ tation. \ V ,.lT/ §3. — S’il est utie doctrine absurde et ruineuse ce n’est pas le réalisme ontologique mais bien le nominalisme subjectiviste. Pour répondre à cette première objection contre les preuves de l’existence de Dieu, nous montrerons d’abord que le réalisme ontologique s’impose. Nous établirons ensuite que les distinctions de la puis­ 1. Jacob, Revue de Mét. et de Mor., mars 1898. 2. Le Roy, ibid., juillet 1907. P· 4953. Ibid., p. 488. 202 LES PREUVES DE L’EXISTENCE DE DIEU sance et de l’acte, du moteur et du mobile, du mou­ vement et de son sujet représentent le morcelage absolument nécessaire de Y être ou de Y intelligible et non pas le morcelage plus ou moins utilitaire du continu sensible, comme le croient les néo­ nominalistes. Tout réalisme ontologique serait absurde, « parce qu’un dehors, un au-delà de la pensée est par défi­ nition chose absolument impensable ». La philo­ sophie nouvelle qui reproche constamment à la métaphysique traditionnelle de ne pas dépasser l’imagination spatiale, tombe ici précisément dans ce défaut, par la façon dont elle parle d’un dehors par rapport à la pensée. C’est là une conception toute quantitative et matérielle de la représentation. L’intelligence, (et même déjà le sens) comme la représentation par laquelle elle connaît, est essen­ tiellement intentionnelle, elle est une qualité essen­ tiellement ou transcendantalement relative à autre chose qu’elle ; c’est là son quid proprium : Cogno­ scens secundum quod cognoscens differt a non cognoscentibus prout fit aliud in quantum aliud ; et hoc immaterialitatem supponit, dit en substance saint Thomas (Ia, q. 14, a. 1). Pour lui comme pour Aristote\ c’est là un fait contre lequel ne saurait prévaloir aucune théorie : déjà l’animal, par la sensation, peut d’une certaine façon devenir les autres êtres qui l’entourent, car c’est en un sens devenir ces êtres que de les voir et de les entendre. i. De Anima, II, c. 12 (comm, de S. Thomas, leç. 24) ; III, c. 8 (leç. 13). Cf. Summ. Theol., IB, q. 78, a. 3. LA CRITIQUE MODERNISTE 203 Tandis que la plante est enfermée en elle-même, l’animal par ses sens est ouvert sur tout le monde sensible ; il sort pour ainsi dire de lui-même, des limites qu’occupe son corps. Mais cette sortie, loin d’être d’ordre spatial, suppose au contraire une certaine indépendance à l’égard de la matière éten­ due, c’est-à-dire une certaine spiritualité. La repré­ sentation qui est dans l’animal est déjà d’un ordre supérieur aux corps matériels qu’elle représente, mais parce qu’elle est l’acte d’un organe animé1 elle peut naître de l’impression faite par ces corps ; elle est une qualité essentiellement relative à eux ; un peu comme l’image d’un objet qui se forme dans un miroir, avec cette différence que l’œil est un miroir qui voit. Parler de dehors au sens où l’entend M. Le Roy, c’est parler comme un géomètre qui ne peut penser que dans l’espace : « quædam sunt communes animi conceptiones et per se notæ apud sapientes tantum : ut incorporalia in loco non esse, ut dicit Boetius in libro de Hebdomadibus » (Ia, q. 2, a. 1). Si l’on veut donner au mot dehors un sens ana­ logique, supra spatial, l’objection idéaliste revient à celle que se faisait S. Thomas 12 : I, q. 85, a. 2, ia objectio : «L’objet en tant que connu est dans l’intel­ 1. La notion de Vorgane animé (matière et forme, puissance et acte) nous permet d’éviter à la fois l’idéalisme et le matéria­ lisme. Cf. plus haut, 1« P., ch. 11, § 4. 2. Quoi qu’on en ait dit, saint Thomas n'ignorait pas les arguments de l’idéalisme. Il connaissait Protagoras et Gorgias ne fût-ce que par le IVe livre de la Métaphysique, les pyrrhoniens et la Nouvelle Académie ne fût-ce que par Je Çontra academicoq et le de Trinitate de saint Augustin. 204 LES PREUVES de l’existence de dieu ligence, car il n’est que l’intelligence en acte, tandis que la chose à connaître ne saurait être présente dans l’âme*, surtout si elle est matérielle, elle est extra animama. » On trouvera ailleurs l’objection sous cette autre forme : « l’acte intellectuel est un acte immanent et non pas transitif ; il faut donc que la représentation soit terme de connaissance et non pas moyen ». Saint Thomas répond : la chose connue est dans l’intelligence par la similitude qu’elle y a imprimée, et cette similitude essentiellement relative à la chose n’est pas ce qui est connu, mais ce par quoi la chose est connue3. De par sa nature essentiellement rela­ tive ou intentionnelle, la représentation ne peut être connue d’abord ; dans l’acte direct elle fait connaître sans être elle-même connue. Elle n’est pas close, mais ouverte sur le terme auquel elle est essentiel­ lement relative, elle nous conduit immédiatement à ce terme, et détermine la faculté de connaître à la manière d’un foyer virtuel qui se réfère essen­ 1. i» obj. : « Intellectum in actu est in intelligente : quia intel­ lectum in actu est ipse intellectus in actu ; sed nihil de re intel­ lecta est in intellectu actu intelligente nisi species intelligibilis abstracta ; ergo hujusmodi species est ipsum intellectum in actu. » 2. 2* obj. : «Intellectum in actu oportet in aliquo esse, alioquin nihil esset. Sed non est in re, quæ est extra animam, quia, cum res, quæ est extra animam, sit materialis, nihil quod est in ea, potest esse intellectum in actu. » 3. « Intellectum est in intelligente per suam similitudinem. Et per hunc modum dicitur, quod intellectum in actu est intel­ lectus in actu ; in quantum similitudo rei intellectæ est forma intellectus ; sicut similitudo rei sensibilis est forma sensus in actu. Unde non sequitur, quod species intelligibilis abstracta git id quod actu intelligitur, sed quod sit similitudo ejus. > LA CRITIQUE MODERNISTE 205 tiellement à l’objet lumineux ou à la source de chaleur qui le produit. On n’expliquera jamais autrement ce qui a lieu déjà dans la simple con­ naissance sensible chez l’animal : le passage spon­ tané du moi au non-moi, même au non-moi illusoire. Dire que toute sensation a une tendance à s’objec­ tiver semblable à celle que nous remarquons dans l’hallucination, c’est expliquer un fait ■primitif par un fait dérivéh « Autant vaudrait expliquer le son par l’écho a. » De plus cette tendance à objectiver ne serait qu’un fait qu’il faudrait rendre intelligible. Lorsqu’ensuite par un acte de réflexion, nous essayons de connaître la représentation elle-même, 1. Les perceptions illusoires ne portent jamais que sur des matériaux empruntés aux perceptions vraies. L'aveugle-né n’a jamais d’hallucinations visuelles, le sourd de naissance, d’hallu­ cinations auditives. 2. Paul Janet. — Tout récemment M. Mc. Gilvary (Journal of Philosophy, Psychology and scientific method, 14 octobre 1907, pp. 589-601) réfute ainsi le principal argument des idéalistes, l’argument physiologique. Du fait que, selon la science et le sens commun, les organes des sens et le système nerveux sont les intermédiaires obligés de la sensation, on a généralement conclu que nous ne percevions que nos propres modifications et non les qualités d’objets indépendants. Mais s’il en est ainsi, la perception du cerveau est tout aussi subjective que celle du monde extérieur et alors l’argument physiologique disparaît. En effet, lorsque nous avons la sensation d’une qualité, nous n’avons pas conscience du phénomène cérébral que l’on suppose être sa condition, ce phénomène n'existe donc pas en vertu même de la conception idéaliste, suivant laquelle être c’est être perçu. Si l’on veut échapper à cette conclusion, il faut admettre que le phénomène cérébral est réel sans être perçu, et dans ce cas le principe de l’idéalisme est définitivement ruiné. (Cité d’après le résumé qu’en donne le P. A. Blanche, Bulletin de Philo­ sophie, Revue des Sciences philosophiques et théologiques, 1908, p. III.) 2o6 les preuves de l’existence de dieu il nous est absolument impossible de la définir autrement que par une relation au représenté. Que serait une pensée qui ne serait pas pensée de quelque chose, une expression qui ne serait l’expression de rien? Dire que la représentation ne se réfère à rien, c’est dire qu’eZZe est à la fois et sous le même rapport quelque chose de relatif et de non-relatif, c’est détruire le concept même de représentation, d’expression d’idée, comme ce serait détruire le concept d’intelligence que de nier sa relation trans­ cendantale à l’être. L’intelligence en effet ne devient intelligible à elle-même qu’en fonction de l'être, comme relative à l’être. Dans sa toute première appréhension, elle connaît l’être, το ov, le quelque chose qui est, avant de se connaître elle-même. Comment se connaîtraitelle à vide, alors qu’elle n’est encore l’intelligence de rien? Dès lors dans sa première appréhension elle connaît l’être sans le concevoir précisément comme non-moi ; puis par réflexion sur cet acte direct elle se connaît elle-même comme relative à l’être, intentionnelle ; elle juge alors l’être comme distinct d’elle, comme non-moi (de Veritate, q. x, a. i et 9). C’est le tout premier morcelage de l’être intelligible en objet et sujet. Ce jugement sur le non-moi comme tel est évidemment un acte de l’intelligence et ne saurait exister chez l’animal ; il y a seulement chez lui passage spontané au nonmoi, qui n’est pas connu précisément comme tel. — L’intelligence voit ensuite que ses trois opéra­ tions (conception, jugement, raisonnement) n’ont de sens qu’en fonction de l’être : l’idée diffère de LA CRITIQUE MODERNISTE 207 l’image \ parce qu’elle contient la raison d’être de ce qu’elle représente (quod quid est) ; le jugement diffère de la simple association ou juxtaposition par le verbe être, le raisonnement diffère des consécutions empiriques parce qu’il montre la raison d’être du moins connu dans le plus connu. L’intelligence conclut : mon objet formel est l’être, comme l’objet formel de la volonté est le bien, comme l’objet formel de la vue est la couleur, comme l’objet for­ mel de l’ouïe est le son. Rien n’est intelligible qu’en fonction de l’être, comme rien n’est visible qu’en fonction de la couleur. Le premier morcelage de l’être en objet et sujet, en être absolu et être intentionnel s’impose donc sous peine de rendre l’intelligence inintelligible à elle-même. Bien loin que le réalisme ontologique soit « absurde », c’est au contraire l’idéalisme qui est absolument impensable : une représentation qui ne serait la représentation de rien serait à la fois et sous le même rapport un relatif et un non-relatif. — Cela est si clairement absurde que Fichte lui-même n’a jamais contesté l’existence des autres hommes, il admettait donc pour eux une double existence : l’une réelle et absolue indépendante de la représen­ tation qu’il s’en faisait, et l’autre idéale, intention­ nelle, qui n’était que la représentation même. — Puis-je douter que la représentation que j’ai de M. Le Roy réponde à une réalité extérieure indé­ pendante, puis-je croire que M. Le Roy cesse d’exister du fait que je cesse de penser à lui? Devieni. Cf. plus haut, Ire partie, ch. 1, B, § 2, 2o8 les preuves de l’existence de dieu drait-il à ce moment « une simple possibilité perma­ nente de sensations »? Resterait encore à expliquer cette permanence. Ce que l’idéalisme ne fait pas. L’idéalisme, cela va sans dire, n’est pas moins ruineux qu’il est absurde. Il enferme l’homme en lui-même et doit aller jusqu’à lui interdire la con­ naissance de sa propre action, il anéantit la con­ science. Si grande en effet que soit la distance qui le sépare des sceptiques de l’antiquité, de l’idéa­ lisme moderne, il est vrai de dire ce qu’Aristote disait du sceptique : « En quoi un tel homme se distingue-t-il de la plante? » (Mét., ioo6a.) La plante ne peut avoir que sa forme propre, elle est enfermée en elle-même, elle ne devient pas les autres êtres (non fit aliud in quantum aliud) ; c’est le propre de l’être connaissant de pouvoir, par sa forme plus ou moins indépendante de la matière, devenir les autres êtres ; l’animal voit, entend, il est ouvert sur tout le monde sensible ; l’être intel­ ligent est ouvert sur toutes choses, «anima intel­ lectiva potest omnia fieri » ; fini par sa nature propre, l’homme est intentionnellement infini1. Quei. i. De Veritate, q. Il, a. 2: « Cujusiibet rei perfectio in se considerat» est imperfecta, veluti pars totius perfectionis uni­ versi, quæ consurgit ex singularum rerum perfectionibus, invi­ cem congregatis. Unde ut huic imperfectioni aliquod remedium esset, invenitur alius modus perfectionis in rebus creatis, secun­ dum quod perfectio quæ est propria unius rei, in altera re inve­ nitur ; et hæc est perfectio cognoscentis in quantum est cogno­ scens ; quia secundum hoc a cognoscente aliquid cognoscitur quod ipsum cognitum aliquo modo est apud cognoscentem, et ideo in III de Anima dicitur animam esse quodammodo omnia, quia nata est omnia cognoscere. Et secundum hunc modum possibile est ut in una re totius universi perfectio existât... » LA CRITIQUE MODERNISTE 209 dire de l’idéaliste qui nie précisément l’être inten­ tionnel de Vidée, qui nie l’idée en tant qu’idée, pour ne conserver d'elle que l’être entitatif, celui par lequel l’idée est mode du sujet pensant, comme la couleur est mode de la plante? L’idéaliste comme la plante est enfermé dans son solipsisme, de lui il faut dire ce que Spinoza disait du sceptique : « son véritable rôle est de rester muet ». A moins que l'idéaliste ne prétende que sa pensée comme la pensée divine s’identifie avec l’être même, mais alors dès toujours il est omniscient, tout mystère disparaît pour luix. Dieu ou plante, il faut choisir. Conception toute matérialiste de l’idée, l’idéa­ lisme n’interdit pas seulement à l'homme de sortir de soi, il doit aller jusqu’à lui interdire la con­ naissance de sa propre action. D’après ses propres principes, l’idéaliste ne connaît pas la réalité de son action, mais seulement la représentation qu’il s'en fait. Il ne peut même pas dire cogito. La réalité de l’acte de penser et de vouloir ne s’impose pas plus pour lui que la correspondance de V impossible à l’impensable, c’est-à-dire que l’objectivité du principe de contradiction. Si le réel peut être contra­ dictoire en son fond, qui m’assure que l’action que je tiens pour réelle l’est réellement? A nous de conclure : l’idéalisme est « manifes­ tement absurde et ruineux 12 ». L’objet de l’intel­ 1. I·, q. 79, a. 2. 2. Saint Thomas n'ignorait pas non plus l’instance idéaliste présentée par M. Le Roy : « Impossible d’attribuer à la matière une base d’existence radicalement extérieure, hétérogène, irré­ ductible à la pensée... puisqu’on ne peut rien dire qui ne sup- 210 LES PREUVES DE L’EXISTENCE DE DIEU ligence est Vêtre indépendant de la représentation (contre le subjectivisme) et Vêtre intelligible distinct de l’objet de la sensation ou de l’expérience interne (contre le nominalisme sensualiste). — Reste à montrer que la distinction de puissance et acte est une division nécessaire de l’être et non pas un morcelage utilitaire du continu sensible. § 4. — Les distinctions de la puissance et de l’acte, du moteur et du mobile, du mouvement et de son sujet représentent le morcelage de l’être intelligible et non pas celui du continu sensible. La distinction de la puissance et de l’acte est la seule réponse possible aux arguments de Parménide, s’il faut admettre avec lui, contre Héraclite, qu’il n’y a d’intelligibilité qu’en fonction de Vêtre et du principe d’identité, immédiatement impliqué dans l’idée d’être. — Parménide niait le devenir et la multiplicité au nom du principe d’identité : « l’être est, le non-être n’est pas ; on ne sortira pas de cette pensée »./Héraclite niait l'être et le principe d’identité_a.u nom du devenir dont il faisait la réalité fondamentale/ Aristote maintint l’être et le principe pose ou ne sous-entende l'esprit. » (Rev. de Mit. et Mor., juill. 1907, p. 495). — Saint Thomas s’objecte équivalemment, Is. q. 85, a. 2, 2tt obj. : Comment ce qui est connu par l’intelligence peut-il être la chose même, puisque ce qui est connu est abstrait et universel, tandis que les choses placées au dehors sont maté­ rielles, concrètes et singulières? — Il répond par la théorie de l'abstraction telle que la conçoivent les réalistes modérés, en distinguant l'objet connu et le mode abstrait et universel que revêt cet objet pour l'intelligence. LA CRITIQUE MODERNISTE 211 d’identité et expliqua le devenir et le multiple par la puissance. Les arguments par lesquels/Parménide niait le devenir et la multiplicité, au nom du principe d’identité,/se peuvent présenter sous la forme suivante r Si quelque chose devient, cela vient de l’être ou du non-être, il n’y a pas de milieu. Mais l’une et l’autre hypothèse est impossible : en effet, rien ne peut provenir de l’être, ex ente non fit ens, parce que l’être est déjà ce qu’il est, tandis que ce qui devient avant de devenir n’est pas ; — d’autre part, rien ne vient de rien, ex nihilo nihil fit. Donc le devenir est contradictoire ; il faudrait lui assigner pour origine un non-être réel, il faudrait dire que le non-être est ; or «l’être est, le non-être n’est pas, on ne sortira pas de cette pensée ». (Cf. I Met., c. 5, comm. de saint Thomas, leç. IX. — I Phys., c. 8, comm. de saint Thomas, leç. XIV.) Le principe d’identité (l’être est, le non-être n’est pas) oblige aussi, disait Parménide, à nier la mul­ tiplicité. Tout ce qui est en dehors de l’être (autre que l’être) est non-être, et tout ce qui est non-être est néant. Mais l’être est un, car on ne peut rien concevoir qui s’ajoute à la notion d’être pour y introduire une différenciation ; cela même serait de l’être. Autrement dit : s’il y avait deux êtres ils devraient se distinguer l’un de l’autre par autre chose que par l’être ; et ce qui est autre que l’être est non-être. « Or l’être est, le non-être n’est pas, on ne sortira pas de cette pensée. » (Cf. I Met., c. 5, comm. de saint Thomas, leç. IX.) La multiplicité 212 LES PREUVES DE L’EXISTENCE DE DIEU est donc contradictoire et par conséquent illusoire comme le devenir. Heraclite, lui, comme plus tard Hégel et aujour­ d’hui M. Bergson, niait le principe d’identité ou de contradiction pour sauvegarder le devenir : Tout ce qui devient, disait-il x, avant de devenir n’est pas, le devenir ne procède donc pas de l’être ; d’autre part rien ne vient de rien. Nierons-nous le devenir? Nullement, c’est l’être au contraire qu’il faut nier : à vrai dire rien n’est, tout devient πάντα ρεί καί ούδέν μενει. L’être n’est qu’une abstraction, un mot, dira le nominalisme ; la stabilité n’est qu’une illu­ sion des sens ou de l’imagination constructive, en réalité «chaque chose à la fois est et n'est pas, tout s’écoule, tout marche, rien ne s’arrête ». — Cette négation de l’être implique le scepticisme professé par Cratyle, le plus connu des disciples d’Héraclite. Elle implique même comme l’a vu Hégel, la négation de la valeur objective du principe d’identité ou du principe de non-contradiction, qui cesse d’être loi du réel pour n’être plus qu’une loi de la pensée abstraite et discursive. Si, en effet, le réel est essentiellement devenir, si le devenir est à lui-même sa raison, ce qui est violet par soi et comme tel (inconditionnellement) devient rouge, bien que en tant que violet il soit non rouge. On est ainsi amené à dire que l’union inconditionnelle du divers est -possible, que le divers de soi est un et le même, « ea quæ secundum se diversa sunt -per se conveniunt in aliquod unum » ; le devenir qui est à lui-même i. Mét., 1. X, c. 5. LA CRITIQUE MODERNISTE 213 sa raison est une contradiction réalisée. C’est à la même conclusion qu’aboutit aujourd’hui M. Bergson lorsqu’il soutient qu’« il y a plus dans le mouvement que dans l’immobile » et que la réalité fondamentale est devenir. — De ce qu’il y a plus dans le mou­ vement que dans les positions successives attribuées au mobile, que dans les immobilités prises par les sens sur le devenir, M. Bergson conclut absolument : « il y a plus dans le mouvement que dans l’immobile ». Cela est encore vrai de l’immobile tel que le saisissent les sens, c’est-à-dire de ce qui est en repos. Mais l’immobile aux yeux de Yintelligence est ce qui est par opposition à ce qui devient, comme l’immuable est ce qui est et ne peut pas ne pas être ; dès lors dire absolument : « il y a phis dans le mouvement que dans l’immobile », c’est dire : « il y a plus dans ce qui devient et n’est pas encore que dans ce qui est », ce qui est absurde. Étant à lui-même sa raison, le devenir est une contradiction réalisée. /Platon et Aristote maintiennent avec Parménide contre Héraclite, Cratyle et les sceptiques qu’il n’y a d’intelligibilité qu’en fonction de l'être et que le principe d’identité est loi fondamentale du réel. Malgré cela ils s’efforcent d’expliquer le devenir et la multiplicité qui s’imposent comme des faits ; la multiplicité est aussi donnée par la pluralité des concepts. — Platon, dans le Sophiste1, pour expliqueri. i. Le Sophiste 24I·1, 257s, 259e. Platon s’efforce d’établir que le non-être existe en quelque manière, par là est rendue possi­ ble la communication ou la participation des idées entre elles ; par suite l’existence du monde, la possibilité des jugements Le sens commun t« 214 LES PREUVES DE L’EXISTENCE DE DIEU le multiple, « au risque de passer pour parricide », ne craint pas « de porter la main sur la formule de Parménide » et d’affirmer que « le non-être est, milieu entre l’être et le pur néant, limite de l’être ». En vertu du principe même d’identité, les objets que nous connaissons ayant l’être comme élément commun ne peuvent différer les uns des autres par cet élément commun. Force est donc de dire qu’ils diffèrent par autre chose que l’être ; et ce qui est autre que l’être est non-être ; il faut donc affirmer que le non-être est, milieu entre l’être et le pur néant, limite de l’être, — Aristote précise : la distinction de plusieurs individus d’une même espèce ne s’explique que si l’on admet le non-être réel ou la matière comme sujet ou limite de la forme commune à ces individus ; la matière (en tant qu’elle exige telle quantité et non pas telle autre) est prin­ cipe d’individuation et suffit à distinguer deux individus, qui à ne considérer que leur forme et leurs qualités seraient indiscernables, comme deux gouttes d’eau. — Dans la suite saint Thomas préci­ sera encore : la multiplicité ou la distinction des êtres en général ne s'explique que si l’on admet en chacun d’eux le non-être réel ou Y essence comme sujet et limite de l’acte d’exister qui est commun à tous ces êtres. Ce sera la thèse de la distinction réelle entre l’essence et l’existence en tous les êtres qui ne sont pas YÊtre même. Et le principe d’identité, qui oblige à distinguer en chacun le non-être et affirmatifs et celle de l’erreur. C’est une des idées maîtresses du platonisme. Cf. Brochard, De l'Erreur, 2e éd., pp. 20-28. LA CRITIQUE MODERNISTE 215 l’être, obligera également à les rattacher tous à Y Être même, qui seul est à lui-même sa raison parce qu'il est pure identité. Ce non-être, qui est appelé « puissance » par Aristote, est donc nécessaire pour rendre intelligible en fonction de l’être la multiplicité. Il n'est pas moins nécessaire pour rendre intel­ ligible le devenir: il faut concéder à Parménide que ce qui devient ne vient pas de l’être déterminé « ex ente non fit ens, quia jam est ens » ; il faut concéder aussi que rien ne vient de rien «ex nihilo nihil ». Et cependant le devenir existe. Faut-il pour l’admettre nier l’être, principe de toute intelligibilité, et dire que le devenir est à lui-même sa raison? Nullement, le devenir est le passage de l’être indéter­ miné à l’être déterminé, ex. : de la capacité réelle de connaître à la science acquise, de l’embryon à l’être constitué, du germe à la plante, etc... L’être indéterminé, intermédiaire entre l’être déter­ miné et le pur néant, nous l’appelons puissance, la détermination qu’il peut recevoir, nous l’appelons acte. La puissance est un non-être qui est, si vous voulez, mais il n’y a là aucune contradiction ; elle est dite non-être par rapport à l’acte (non-acte), et elle est dite être par opposition au néant qui, lui, n’est pas seulement non-être relativement à l’acte, mais non-être absolu. — Cette puissance, par ellemême n’étant pas l'acte, ne peut par elle-même passer à l’acte, elle demande à être réduite à l’acte par un acte antérieur (ens in potentia non reducitur in actum nisi per aliquod ens in actu) par une puissance active. En vertu du même principe cette 2l6 les preuves de l’existence de dieu puissance a besoin d’être prémue et prémue en dernière analyse par une puissance active suprême qui n’ait pas besoin de prémotion, qui soit son activité même et en ce sens immobile. Or cela seul peut agir par soi qui est par soi (operari sequitur esse et modus operandi modum essendi) ; en d’autres termes : cela seul qui est par soi peut rendre compte par lui-même de Y être de son action. Et nous montre­ rons, dans la réponse à la seconde objection, que ce qui est par soi doit être YÊtre même, sans limite aucune d’essence, Y Acte pur, sans mélange aucun de potentialité. Ainsi le principe de contradiction est sauf et le devenir, loin d’être nié, est expliqué. La distinction de l’être en puissance et acte est donc absolument nécessaire pour rendre intelligible la multiplicité et le devenir en fonction de l’être et du principe d’identité. Elle ne représente donc pas comme le prétendent M. Bergson et M. Le Roy le morcelage plus ou moins utilitaire du continu sensible, mais le morcelage absolument nécessaire de l’être. Il est faux qu’Aristote se soit contenté de réduire en système les dissociations effectuées par l’imagination et le langage ; en réalité il a rendu intelligible le devenir en fonction de l’objet formel de l’intelligence, Y être, et du premier principe qu’il implique. Mais ne serait-il pas plus simple, demande M. Le Roy, «d’identifier l’être au devenir»? Impossible; pour cette bonne raison que le devenir n’est pas, comme l’être, intelligible par soi. Le devenir est union successive du divers ; cette union ne peut être inconditionnelle, car le divers de soi et comme LA CRITIQUE MODERNISTE 217 tel ne peut être un, « quæ secundum se diversa sunt non conveniunt fier se in aliquod unum ». Si la distinction de puissance et acte représente le morcelage de l’être intelligible et non pas du continu sensible, il en va de même de celle du moteur et du mobile, du mouvement et de son sujet. Nous avons montré plus haut1 comment s’effectue la division de l’être en substance et accident (être et manière d’être) et comment le principe de substance n’est qu’une détermination du principe d’identité. On voit dès lors ce que vaut la première objec­ tion de M. Le Roy contre les preuves de l’existence de Dieu : « Les choses étant mouvement, il n’y a plus à se demander comment elles reçoivent celui-ci. » M. Schiller dit équivalemment : « Les preuves ex motu et ex causis ne sont possibles que dans une hypothèse mécaniste du monde ; dans une philo­ sophie dynamiste elles n’ont plus aucune valeur. » Aristote et saint Thomas étaient-ils donc mécanis­ tes? L’argument du premier moteur n’aurait-il de sens que chez Descartes, nous conduirait-il seule­ ment à admettre une chiquenaude divine dans le passé à l’instant de la création? Ces objections ne prouvent qu’une ignorance profonde de l’aristoté­ lisme et du thomisme. La preuve ex motu est prise du mouvement défini non pas mécaniquement, comme le faisait Descartes, en fonction du refios, mais métafihysiquement, en fonction de Vôtre ; aussi la preuve a-t-elle indifféremment pour point de départ un mouvement local ou un mouvement qua-i. i. Cf. ire partie, ch. 1, B, § 2. 2l8 les preuves de l’existence de dieu litatif, un mouvement du corps ou un mouvement de l’esprit (Ia, q. 79, a. 4 ; q. 105, a. 5 ; Ia Ilæ, q. 9, a. 4). Prenons un mouvement de volonté ; cette apparition de quelque chose de nouveau, ce fieri suppose une puissance active qui n’était pas son activité, qui même ne produisait pas cet acte, mais seulement pouvait le produire. Comment la volonté s’est-elle réduite à l’acte qu’elle n’avait pas, com­ ment peut-elle rendre compte de cet être nouveau? Ce ne peut être par elle-même puisque la puissance par elle-même n’est pas l’acte. Elle a donc été réduite à l’acte par une puissance active supérieure qui, elle, doit être son activité même et en ce sens immobile; ce premier moteur ne peut être que YÊtre -par soi, car celui-là seul qui est par soi peut agir par soi (operari sequitur esse), celui-là seul qui est par soi peut rendre compte de l’être de son action et de l’être produit à chaque nouvelle opération des choses finies *. — Cette vérité évidente pour le métaphysicien, qui se place au point de vue formel de l’être, deviendra pleinement évidente pour tous dès l’instant de la séparation de l'âme et du corps, in termino viœ. En cet instant où elle est élevée à une connaissance quasi angélique, l’âme de Gérontius se dit : « Quelqu’un me tient en son ample main, mais non pas d’une étreinte telle que l’on en con­ naît sur terre : tout autour de la surface de mon être subtil, comme si j’étais une sphère et que je fusse capable d’être ainsi touchéa, une pression 1. Cf Cf. iro partie, ch. r, B, §2. 2. Image bien imparfaite, puisque la motion divine, plus intime à nous que nous-mêmes, s’exerce ab intus. LA CRITIQUE MODERNISTE 219 douce et uniforme me dit que je ne me meus pas moi-même, mais que je suis porté *. » On comprend dès lors, comme l'a remarqué le Père de Munnynck, la part de vérité qui se cache dans le bergsonisme : « Il y a un jaillissement continu de réalité dans l’univers... chaque modification, chaque mouvement même le moindre, nous introduit dans les abîmes féconds de l’Être 12. » La preuve par le mouvement, si l’on en saisit bien le sens, conserve donc toute sa portée, elle n’est nullement solidaire d’une conception méca­ niste de la matière. La cause toute suffisante de telle forme de l’énergie (chaleur) ne peut être la forme antécédente (travail mécanique), car l’être transitoire de cette forme antécédente est aussi indigent et a autant besoin d’explication ; il faut, en fin de compte, admettre l’existence d’une cause non transitoire, immota in se permanens, non pas au commencement de la série des transformations de l’énergie (il n’est pas absolument nécessaire que cette série ait commencé, l’éternité du monde et du mouvement n’est pas évidemment contradic­ toire3) mais dans un ordre supérieur à ce mou­ vement. — Cette cause toute suffisante ne saurait être la matière, même si on la suppose douée d’éner­ gie, de forces primitives essentielles. Ici, en effet, se pose une question non pas physique, mais méta­ physique : cette matière douée d’énergie est-elle 1. Newman, Le Songe de Gérontius. 2. P. de Munnynck, Rev. des Sciences phil, et thiol., janv. 1908, p. 141. 3. Saint Thomas, Summa Theol., I*, q. 46. 220 LES PREUVES DE L’EXISTENCE DE DIEU un agent qui puisse rendre compte par lui-même de Yêtre de son action, dont la puissance d’agir soit son activité même, -per se primo agens? Impossible : car un pareil agent ne peut avoir de devenir en lui, un pareil agent, nous allons le voir, est Acte pur et l’Être même. — Mais cet argument, cela va sans dire, n’a aucune efficacité pour le sensualiste qui nie la distinction de nature qui sépare les sens de l’intelligence, et enlève toute signification au verbe être. § 5. — Les preuves thomistes n’impliquent aucun recours à l’argument ontologique. M. Le Roy, comme d’ailleurs les pragmatistes anglais, reproduit en second lieu l’objection kan­ tienne : conclure la contingence réelle du monde par le fait de son imperfection ou parce que sa non-existence ne répugne pas, n’est-ce pas revenir à l’argument de saint Anselme qui conclut l’exis­ tence réelle de Dieu du simple fait que sa nonexistence répugne? Il est aisé de répondre à cette objection. Ceux qui, dans l’exposé de la preuve ex contingentia, veulent conclure la contingence réelle du monde par le fait que sa non-existence ne répugne pas, ne passent en aucune façon comme saint Anselme de l’ordre idéal à l’ordre réel. Tout ce que saint Anselme, partant de la pure définition nominale de Dieu, peut conclure, c’est que l’être le plus parfait qui se puisse concevoir implique l’existence dans LA CRITIQUE MODERNISTE 221 sa définition même, comme prédicat essentiel, c’està-dire existe nécessairement par lui-même et non par un autre, est son existence, s’il existe. Cette proposition hypothétique est rigoureusement vraie, mais ce n’est qu’une hypothétique. L’erreur de saint Anselme est d’avoir voulu en faire une pro­ position absolue ou catégorique. Par opposition, la définition d'un être fini quel­ conque, d’une plante, d’un animal, de la matière, d'un esprit, n’implique nullement l'existence dans sa compréhension ; chacun de ces êtres est dans un genre et une espèce déterminés, se définit par ce genre et cette espèce, abstraction faite de l’exis­ tence. Sa différence spécifique n’implique à aucun titre toutes les perfections ni particulièrement la perfection suprême, principe de toutes les autres, l’existence essentielle, l’aséité. — L’essence de cet être se conçoit sans l’existence essentielle, et l’on formule l’hypothétique : si cet être est, ce n’est pas par lui-même qu’il existe. C’est une vérité de l’ordre idéal ou des essences, comme celle à laquelle saint Anselme aurait dû s’en tenir. De plus, la preuve par la contingence, chez saint Thomas, est beaucoup plus simple. Elle revient à ceci : si un être nécessaire n’est pas, rien n’est. Or quelque chose est, et quelque chose de contingent, savoir : les êtres dont nous voyons la génération et la corruption. Donc le nécessaire est, et distinct de ces êtres contingents. — Il suffit que cette preuve conduise à l’existence d’un être nécessaire sans préciser autrement. Mais, objecte M. Le Roy après Kant, lorsqu’en­ 222 LES PREUVES DE L’EXISTENCE DE DIEU suite on passe de l’être nécessaire à l’être infiniment parfait, on se contente de retourner l’argument de saint Anselme qui passait de l’être infiniment parfait à l’être nécessaire. Il n’en est rien : saint Anselme concluait : l’être parfait existe nécessairement en fait; il devait dire seulement : l’être parfait existe par soi, s’il existe. Il aurait pu dire aussi bien : si un être existe par soi, il est souverainement parfait, car l’existence essentielle implique toutes les perfections. Or nous savons déjà par la preuve par la contingence qu’il existe en fait un être nécessaire. — Les équiva­ lences de concepts liés nécessairement par leur définition même (nécessaire et infiniment ■parfait) sont légitimes pour ceux qui, contre Kant, admettent qu’aux nécessités de penser répondent des néces­ sités réelles, qu’à l’impensable répond Yimpossible. Saint Thomas montre que l’être nécessaire (dont l’existence de fait est prouvée) est infini, en établis­ sant qu’en lui il ne peut y avoir distinction entre l’essence et l’existence, qu’il doit être YÊtre même (Ia, q. 3, a. 4) et que VÊtre même est infiniment parfait (Ia, q. 4, a. i et 2 ; q. 7, a. 1). La preuve revient à ceci : Toute chose est dite parfaite lorsque rien de ce qui convient à sa nature ne lui fait défaut, lorsque tout ce qu’il y avait en elle de potentiel est pleinement actualisé (ex. : un homme parfait serait celui qui réaliserait le plein développement de toutes ses facultés hiérarchisées, la connaissance complète du vrai et l’amour tou­ jours efficace du bien). — Or l’existence est en toutes choses ultime actualité, maxime formale LA CRITIQUE MODERNISTE 223 omnium, — Donc l’être nécessaire qui doit être son existence même est pure actualité et par là même infiniment parfait, sans aucun mélange de non-être, de limite, ou d’imperfection. Le principe de la preuve est la définition de l’existence : actualité de l’essence. « Esse est actualitas omnis formai vel naturæ, non enim bonitas vel humanitas significantur in actu, nisi prout signifi­ camus eas esse ; oportet igitur quod ipsum esse com­ paretur ad essentiam, quæ est aliud ab ipso, sicut actus ad potentiam. » (Ia, q. 3, a, 4.) Toute essence est une possibilité d’exister, quid capax existendi, et d’autant plus parfaite qu’elle est une possibilité d’exister moins restreinte, qu’elle est susceptible de participer davantage à l’exis­ tence. Le minéral, la plante y participent dans les limites de la matière et de leur étendue ; l’animal, par la connaissance sensible, y participe d’une façon moins bornée ; l’homme, par son âme spiri-' tuelle douée d’une certaine infinité dans l’ordre de la connaissance et du désir, dépasse les limites de la matière et de l’étendue ; l’esprit pur créé par­ ticipe à l’existence dans les seules limites de la pure forme immatérielle qu’est sa nature, mais ce qui en lui est susceptible d’exister demeure fini ; son essence a raison de puissance, de limite à l’égard de l’existence, ultime actualité. Seul YÊtre même x, s’il existe, n’est en aucune façon mélangé de puis­ sance et acte, il est pur acte, souverainement déteri. L’Existence même subsistante, ipsum Esse subsistens, dont parle S. Thomas ï», q. 3, a. 4 ; q. 7, a. 1. 224 LES PREUVES de l’existence de dieu miné et par là même infinie perfection. Toute finitude d’essence poserait en lui composition de ce qui est susceptible d’exister et de l’existence; son essence pourrait être conçue sans l’existence qui ne lui conviendrait plus dès lors qu’à titre de pré­ dicat contingent. Or l’existence doit convenir à Vôtre nécessaire à titre de prédicat essentiel, s’il existe ; et il a été démontré par la preuve ex con­ tingentia que de fait un être nécessaire existe. L’être nécessaire ou l’être par soi, doit donc être pur être, ou pur acte, il doit être à l’être comme A est A, et par là même infinie perfection. M. Le Roy reconnaît sans s’en douter le principe de cette démonstration lorsque, dans sa critique de la preuve ontologique, il affirme à la suite de Kant que «l’existence n’est pas une perfection, juxtaposable à d’autres perfections et susceptible de s’y ajouter ; elle n’enrichit pas l’essence, mais simplement Y actualise ». Il est certain que l’exis­ tence n’est pas une perfection qui enrichit l’essence des choses contingentes, puisqu’elle ne leur con­ vient jamais qu’à titre de prédicat contingent ou de fait, et non pas à titre de prédicat essentiel, elle n’entre nullement dans leur définition. Mais comment nier que l’existence considérée dans sa raison formelle d’ultime actualité soit une perfec­ tion? Toute perfection susceptible d’exister n’est qu’une modalité de l’être ayant raison de puissance par rapport à l’existence ; s’il est vrai que l’acte prime la puissance, l’existence est donc en soi une perfection, celle qui achève toutes les autres, maxime jormale omnium; toute perfection doit donc être LA CRITIQUE MODERNISTE 225 précontenue éminemment dans ce qui existe par soi et ne peut être que ΓExistence même... Mais M. Le Roy, nous le savons, rejette le primat de l’acte sur la puissance, qui ne reposerait, selon lui, que sur le morcelage utilitaire du continu sen­ sible. § 6. — Les preuves thomistes établissent l’existence d’une cause première transcendante. S’il faut une cause nécessaire, objecte enfin M. Le Roy, pourquoi ne pas s’en tenir à une cause immanente? Aucune des preuves thomistes n’éta­ blit l’existence d’une cause première transcendanté. M. Schiller dit à peu près équivalemment : pourquoi ne pas s’en tenir à une cause finie? A cette objection, il faut répondre que par ses cinq preuves, comme le remarque Cajétan, saint Thomas n’entend pas établir explicitement la trans­ cendance de la cause première. Il s’élève seulement à cinq prédicats divins (datur primum movens immobile, primum efficiens, primum necessarium, maxime ens, primum gubernans x), et il se réserve de les réunir en un seul et même sujet dans la question suivante : De simplicitate Dei, où il se demande : « Utrum Deus sit corpus, sit compositus ex materia et forma, sit sua Deitas, sit suum esse, possit habere accidentia, sit omnino simplex, veniat in compositionem cum aliis ?» Les cinq preuves I. Cal, in 1·“, q. 1, a. 3. 226 LES PREUVES DE L’EXISTENCE DE DIEU de l’existence de Dieu ne s’achèvent, à vrai dire, que lorsqu’il est montré que les cinq prédicats auxquels elles aboutissent ne peuvent convenir qu’à l’jÊfre même (q. 3, a. 4). La transcendance est prouvée après (q. 3, a. 6) et se déduit immé­ diatement de la simplicité et de l’immutabilité absolue de YÊtre même subsistant. La preuve thomiste de la transcendance peut se ramener au syllogisme suivant : Il ne peut y avoir ni multiplicité ni devenir au sein de l’Absolu ou de Dieu. Or le monde est essentiellement multiple et changeant. Donc Dieu est essentiellement distinct du monde. C’est la preuve de la transcendance qui est donnée par le Concile du Vatican (sess. III, c. 1) : « (Deus) qui cum sit una singularis, simplex omnino et incommutabilis substantia spiritualis, prædicandus est re et essentia a mundo distinctus... et super omnia, quæ præter ipsum sunt et concipi possunt, ineffabiliter excelsus. » Toute cette preuve, encore une fois, repose sur le concept de puissance nécessaire pour rendre intelligible en fonction de l’être et du principe d’identité la multiplicité et le devenir. On ne peut, avec Parménide, nier le devenir au nom de l’être et du principe d’identité. On ne peut, avec Héraclite, nier l’être et le principe d’identité au nom du devenir. Reste à dire avec Aristote : le devenir donné dans le monde suppose la puissance. La puissance de soi n’étant pas l’acte ne peut de soi passer à l’acte (ce serait une violation du prin­ LA CRITIQUE MODERNISTE 227 cipe d’identité). Elle demande donc à être déter­ minée par une puissance active, et en fin de compte par une puissance active suprême qui n’ait pas besoin d’être prémue, qui soit son activité même. Ce premier moteur ne peut être son activité, agir par soi, que s’il est par soi (operari sequitur esse) conséquemment que s’il est à l’être comme A est A, pur être ou pur acte. Il ne peut donc y avoir en lui devenir de par le principe d’identité La transcendance s’établit aussi en prenant pour point de départ la multiplicité qui existe dans le monde. On ne peut avec Parménide nier cette multipli­ cité au nom du principe d’identité (sous prétexte que deux êtres ne pourraient différer que par autre chose que l’être, c’est-à-dire par le non-être qui n’est pas). — On ne peut non plus nier le principe d’identité en affirmant que deux êtres sont réellement distincts l’un de l’autre par cela même qui leur est commun, l’existence. Il faut donc admettre pour rendre intelligible la multiplicité en fonction de l’être qu'il y a dans les divers êtres une puissance réelle distincte de l’existence, comme la matière est distincte de la forme qu’elle reçoit et multiplie. Cette puissance réelle, limite de l’existence, ce nonêtre qui est, c’est l’essence. — Or cette union non plus dynamique mais statique de la puissance et i. Saint Thomas dit équivalemment l'ipsum esse ne peut recevoir aucune addition, puisque par son essence même, il est toute perfection. 1% q. III, a. 4, ad 1. — Q. III, a. 6. C’est par là qu’il réfute le panthéisme néo-platonicien dans le de Potentia, . 7, a. 2, ad 6. 228 LES PREUVES DE L’EXISTENCE DE DIEU de l’acte, de l’essence et de l’existence ne peut être inconditionnelle, si le principe d’identité est loi du réel. « Quæ secundum se diversa sunt non conveniunt in aliquod unum nisi per aliquam cau­ sam adunantem ipsa » (Ia, q. 3, a. 7). Le divers de soi et comme tel ne peut être un et le même. L’union inconditionnelle du divers est impossible. — Le divers doit donc se rattacher à l’identique, le multiple doit se rattacher à l’un, comme le non-être à l’être. C’est là la signification profonde de la 4a via de Saint Thomas que M. Le Roy a encore critiquée du point de vue nominaliste ou sensualiste. — L'Absolu doit être absolument simple, en tout et pour tout identique à lui-même il doit être à l’être comme A est A, Ipsum esse, Acte pur, et par là même distinct du monde essentiellement composé et multiple T. «Deus cum sit... simplex omnino et incommu­ tabilis substantia spiritualis, prædicandus est re et essentia a mundo distinctus. » (Cone. Vatic., sess. Ill, c. I.) I. Cf. Summa Theol., I», q. 3, a. 8, 3* ratio, et tout 1’article 7. — La cause per se primo, immédiatement requise, et toute suffisante d’un efiet donné est nécessairement d’un ordre supérieur à cet effet, dit ailleurs saint Thomas (Is, q. 104, a. 1) puisqu’elle a par soi et à l’état pur, ce que l'effet possède seulement par participation. M. H. Pinard, dans le Dictionnaire théologique, article création, p. 2086. nous reproche incidemment de revenir par cette assertion à la conception néoplatonicienne d’après laquelle tout être engendré est nécessairement inférieur au principe qui l'engendre. Notre affirmation, traduite de saint Thomas, n’est autre que la formule métaphysique du principe de causalité, principe dont les néo-platoniciens ont fait un mauvais usage en multipliant sans raison les causes per se primo. LA CRITIQUE MODERNISTE 229 M. Bergson objecte : « Supposons un principe sur lequel toutes choses reposent et que toutes choses manifestent, une existence de même nature que celle de la définition du cercle, ou que celle de l’axiome A = A : Le mystère de l'existence s’éva­ nouit, car l’être qui est au fond de tout se pose alors dans l’étemel comme se pose la logique même. Il est vrai qu’il nous en coûtera un assez gros sacri­ fice : si le principe de toutes choses existe à la manière d’un axiome logique ou d’une définition mathématique, les choses elles-mêmes devront sortir de ce principe comme les applications d’un axiome ou les conséquences d’une définition, et il n’y aura plus de place, ni dans les choses, ni dans leur prin­ cipe, pour la causalité efficace entendue au sens du libre choix. Telles sont précisément les conclusions d’une doctrine comme celle de Spinoza ou même de Leibniz par exemple et telle en a été la genèse L » Notre thèse serait donc la suppression de la vie divine et de la liberté divine. Cela serait vrai si la métaphysique se ramenait à la logique ou à la mathématique comme le voulait Spinoza et d’une certaine manière aussi Leibniz. Spinoza voulut faire de la méthode mathématique la méthode universelle et pour cette raison rejeta la causalité efficiente et la causalité finale pour ne plus conserver, comme en géométrie, que la causa­ lité formelle et les rapports de propriété à essence. Quant à Leibniz il méconnut le concept de puis­ sance auquel il substitua celui de force, c’était i. Évolution créatrice, p. 301. Le sens commun 230 LES PREUVES DE L’EXISTENCE DE DIEU revenir à l’immobilisme, cette force est de l’acte : les monades ne peuvent agir les unes sur les autres. Ayant méconnu le concept de puissance, ce non-être qui est, quasi restriction au principe d’identité, il méconnut par voie de conséquence la contingence propre au libre arbitre dont le motif est une « raison suffisante qui ne suffit pas », raison suffisante à un point de vue mais non pas absolument, comme la puissance est un non-être qui est. Si, au contraire, la métaphysique est distincte de la logique, si la pensée se ramène à l'être et non pas l’être à la pensée, Y Ipsum esse ou YActe pur n’est pas un axiome, il est la plénitude de l’être, et cette plénitude est assez riche pour répondre à notre concept de vie et à celui de liberté. Comme nous l’expliquerons plus loin1, YÊtre même subsistant est intelligent dans la mesure où il est immatériel, et comme il n’est pas seulement indépen­ dant de toute limite matérielle et spatiale mais de toute limite d’essence, non seulement il est souve­ rainement intelligent, mais son intelligence est l’intellection même, c’est-à-dire l’être à l’état de suprême intelligibilité toujours actuelle. Le pur être est pure pensée, comme le pur bien toujours actuellement aimé est pur amour. Cette contemplation immobile, parce que toujours actuelle ou étemelle, du suprême intelligible, cet amour éternel du suprême désirable est la vie même, et aussi la liberté la plus absolue à l’égard de tout le créé. La vie supérieure, en effet, ne comporte pas lei. i. Cf. IIIe partie, ch. n, § 2, p. 320. LA CRITIQUE MODERNISTE 23I mouvement ; le mouvement qui suppose imperfec­ tion et potentialité n’est qu’une imperfection de la vie créée qui ne possède pas d’emblée la plénitude qu’elle doit avoir, et surtout de la vie matérielle qui ne change sans cesse que parce que constamment elle meurt (mouvement d’assimilation et de désassi­ milation). Ce qui est absolument essentiel à la vie, c’est, dit saint Thomas (Ia, q. 18, a. 1 et 3), l’imma­ nence de l’action et plus on s’élève vers Dieu plus cette immanence grandit. La pierre n’est pas vivante, car elle n’a pas en elle le principe de son action ; la plante vit parce qu’elle se meut elle-même en tant qu’elle se nourrit, se développe, se reproduit, mais elle ne détermine elle-même ni la forme ni la fin de ces mouvements. Cette forme et cette fin lui sont imposées par l’auteur de sa nature. L’animal a une vie supérieure parce qu'il perçoit par ses sens les divers objets vers lesquels il peut se mouvoir et plus les sens de l’animal sont parfaits plus il est vivant parce qu’il peut d’autant mieux varier son action. L’homme a une vie supérieure encore parce qu’il ne connaît pas seulement les objets capables de spécifier ses divers mouvements, mais il connaît encore la raison de fin, il peut se proposer un but et voir dans ce but la raison d'être de certains moyens qu’il détermine lui-même. Il est ainsi maître de son action en tant qu’il la détermine au point de vue de sa forme et de sa fin. Cependant l’intelligence humaine a besoin d’être mue objec­ tivement par une vérité extérieure, car elle n’est pas l'être, la volonté humaine a une fin ultime extérieure, car elle n’est pas le bien, et l’une et 232 LES PREUVES DE L’EXISTENCE DE DIEU l’autre dans l’ordre d’efficience ont besoin d’être prémues par la cause première. Y.’Être même, lui, est souverainement vivant, parce qu’il possède si bien en lui tous les principes (formel, final, efficient) de son action que cette action est lui-même. Elle n’est pas l’adhésion à une vérité extérieure, elle est la Vérité même à l’état de Pensée toujours actuelle, toujours vivante, le Bien à l’état d’amour éternel. Dieu donc n’est pas seulement vivant, il est la Vie, ξώον άίδιον άρ'.στον (Mét., XII, C. Vil). Le principe que nous plaçons au sommet de tout n’est donc pas un axiome. Lorsque nous disons que Dieu est immuable, nous ne voulons pas dire qu’il soit inerte, nous affirmons au contraire qu’étant la plénitude de l’être ou l’acte pur il est par essence son activité même et n’a pas besoin de passer à l’acte pour agir. Comment l’action de soi éternelle par laquelle Dieu agit ad extra n’a-t-elle son effet que dans le temps? C’est tout à la fois le mystère de la coexistence de l’éternité et du temps et le secret de la liberté divine. A tel point que seule la révé­ lation, selon saint Thomas (Ia, q. 46) peut nous faire connaître si le monde a commencé au lieu d’être créé ab œterno. Mais rien dans ce mystère ne nous oblige à nier le principe d’identité comme loi fonda­ mentale du réel, à nier l’immutabilité suréminente de Dieu, tout au contraire nous porte à l’affirmer. Quant à la liberté divine, elle se fonde sur la souveraine indépendance de YÊtre même à l’égard de tout le créé, elle n'est autre que Yindifférence dominatrice de l’Être à l’égard de ce qui peut exister, mais n’a aucun droit à exister, l’indifférence domi- LA CRITIQUE MODERNISTE 233 natrice de l’Amour étemel du Bien absolu et infini à l’égard des biens finis qui ne peuvent lui apporter aucune perfection nouvelle. La pensée grecque, qui avait peu de sympathie pour l'obscure idée de liberté, a cherché vainement à expliquer le passage de Dieu au monde, de l’Un au multiple. Elle «a postulé, dit M. Bergson, une espèce de nécessité métaphysique 1 » d’après laquelle l’immuable et pure perfection doit se traduire en une infinité d’êtres imparfaits et instables qui en sont comme la monnaie. Ce postulat ne s’impose évidemment pas du fait qu’on admet l’Acte pur. Il suffit pour s’en convaincre de méditer l’article de la Ia Pars, de la Somme Théologique, q. 19, a. 3 : « Utrum quidquid Deus vult, ex necessitate velit. » « Cum bonitas Dei sit perfecta et esse possit sine aliis, cum nihil ei perfectionis ex aliis accrescat, sequitur quod alia a se eum velle non sit neces­ sarium. » Il n’y a pas une perfection de plus après la création ; cependant Dieu a eu pour créer une raison suffisante qui n’est pas infailliblement déter­ minante : il convient que celui qui est le souverain Bien communique ce qui est en lui et le communique avec la plus absolue liberté. C’est la raison suffisante d’un libre choix. Telle est la preuve métaphysique de la transcen­ dance divine. La manière dont nous venons de l’établir nous montre que trois positions seulement sont possibles. i° Admettre le 'primat de l’être sur le devenir et I. Évol. criatr., p. 354. 234 LES preuves de l’existence de dieu nier la -puissance, alors bon gré mal gré, il faut revenir à Parménide : multiplicité et devenir sont illusoires ; reste à expliquer l’illusion. C’est la posi­ tion des panthéistes qui absorbent le monde en Dieu. Ils doivent en venir à l’acosmisme, nier le monde en niant toute multiplicité et tout devenir. 2° Admettre le primat de l'être et admettre aussi la puissance, alors il faut, avec Aristote, affirmer la transcendance divine impliquée dans le concept d’Acte pur, immuable et simple (κεχωρισαένον τ·. καί αυτό καθ' αύτδ. Met., 1. XII, C. χ). 3° Nier le primat de l’être, affirmer celui du deve­ nir, avec Héraclite ; et c’est avec Hégel nier la valeur objective du principe d’identité, loi fondamen­ tale de la pensée et mettre la contradiction à. la racine de tout. C’est la position des panthéistes qui absorbent Dieu dans le monde et doivent en venir à nier Dieu. C’est à cette troisième position que nous paraît aboutir nécessairement M. Le Roy en niant le primat de l’acte et en « réduisant l’être au deve­ nir ». L’Encyclique Pascendi ne voit-elle pas dans l’athéisme la conséquence rigoureuse de l’immanen­ tisme évolutionniste et agnostique des modernistes ? CHAPITRE ΠΙ LE PANTHÉISME DE LA PHILOSOPHIE NOUVELLE Sous prétexte qu’il y a « plus dans un mouvement que dans les positions successives attribuées au mobile », M. Bergson formule le principe absolu «il y a -plus dans le mouvement que dans l’immo­ bile », du mouvement la philosophie pourra tirer l’immobilité, mais non pas de l’immobilité le mou­ vement. De ce point de départ essentiellement sensualiste, nous l’avons vu x, M. Bergson conclut qu’à l’idée d’être, au principe d’identité et à ses dérivés (principe de substance, de raison d’être, de causa­ lité, de finalité), nous devons substituer pour nous guider «l’intuition primitive de la vie profonde, l’écoulement de la durée consciente d’elle-même ». Comme chez Maine de Biran c’est le primat de la i. Il faut répondre à M. Bergson ce qu’on a répondu à Spencer : « L'évolutionnisme est la vérité au point de vue des sens, mais au point de vue de Y intelligence il reste vrai que l'imparfait n’existe et ne se détermine qu’en vue du plus parfait... De plus, l’intelligence persiste à dire avec Aristote : Tout a sa raison et le premier principe doit être la raison suprême des choses. Or, expliquer c’est déterminer, et la suprême raison des choses ne peut être que l’être entièrement déterminé. » Boutroux, Études d’Histoire de la Philosophie, p. 202. 236 LES PREUVES DE L’EXISTENCE DE DIEU conscience sur la raison. Et cette conscience appa­ raissant comme un incessant devenir, tout concept, toute catégorie n’est qu’une vue superficielle prise sur le flux universel, une vue qui réifie maladroite­ ment la réalité qui se fait en la considérant comme une réalité faite. Il faut donc revenir au pur nomi­ nalisme, répéter après Hobbes, Condillac, Mill, Spencer, Taine, que le concept abstrait n’est qu’un résidu plus pauvre que les images concrètes et vivantes desquelles il provient, qu’il n’y a ni subs­ tances, ni choses, que ce ne sont là entités ver­ bales, puisque l’expérience ne donne que des phé­ nomènes et du devenir. Avec ce principe de métaphysique générale et cette théorie de la connaissance, comment ne pas aboutir au panthéisme évolutionniste? § i. — Le panthéisme évolutionniste chez M. Bergson. S’il y a plus dans le mouvement que dans l’immo­ bile, dans le devenir que dans l’être, que sera la réalité fondamentale? Comment faudra-t-il conce­ voir Dieu et la création? Comme un incessant devenir. Nous trouverons l’image de ce devenir, en nous, non pas dans le concept immobile et rigide, dans l’idée du Bien de Platon, dans les vérités étemelles de saint Augustin, mais dans la conscience de notre vie et de notre mouvement intérieur. «Tout est obscur, dit M. Bergson, dans l’idée de création, si l’on pense à des choses qui seraient créées et à une chose qui crée, comme on le fait PANTHÉISME DE LA PHILOSOPHIE NOUVELLE 237 d’habitude, comme l’entendement ne peut s’empê­ cher de le faire. Cette illusion est naturelle à notre intelligence, fonction essentiellement pratique, faite pour nous représenter des choses et des états plu­ tôt que des changements et des actes. Mais choses et états ne sont que des vues prises par notre esprit sur le devenir. Il n’y a pas de choses, il n’y a que des actions x... » De ce point de vue. Dieu doit être conçu comme « un centre d’où les mondes jailli­ raient comme les fusées d’un immense bouquet ; — pourvu toutefois que je ne donne pas ce centre pour une chose, mais pour une continuité de jail­ lissement. Dieu ainsi défini, n’a rien de tout fait ; il est vie incessante, action, liberté. La création ainsi conçue, n’est pas un mystère : nous l'expé­ rimentons en nous dès que nous agissons librement. Que des choses nouvelles puissent s’ajouter aux choses qui existent cela est absurde, sans aucun doute, puisque la chose résulte d’une solidification opérée par notre entendement et qu’il n’y a jamais d’autres choses que celles que l’entendement a constituées... Mais que l’action grossisse en s’avan­ çant, qu’elle crée au fur et à mesure de son progrès, c’est ce que chacun de nous constate quand il se regarde agir 12. » On se demande comment dans un pareil système, on -pourrait concevoir l’existence de Dieu avant la création; et cependant si Dieu est libre il aurait pu exister sans créer, la révélation nous dit même 1. Évol. créatr., p. 269. 2. Ibid,, p. 270. 238 LES PREUVES DE L’EXISTENCE DE DIEU qu’il n’a pas créé ab œterno, mais dans le temps. Or M. Bergson définit Dieu « une continuité de jaillissement », plus loin « une exigence de création » (p. 283). Que serait donc ce Dieu sans le monde? C’est le premier pas vers le panthéisme : Dieu ne peut exister que s’il crée, il ne se distingue pas de la création elle-même. Non seulement Dieu ne se conçoit plus sans le monde, mais il est absorbé par le monde. Comment en effet appellera-t-on ce principe de toute réalité et de toute vie? «Faute d’un meilleur nom, dit M. Bergson, nous l’avons appelé conscience ; mais il ne s’agit pas de cette conscience diminuée qui fonctionne en chacun de nous » (p. 258). « Cons­ cience ou supra-conscience est la fusée dont les débris éteints retombent en matière ; conscience encore est ce qui subsiste de la fusée même, tra­ versant les débris et les illuminant en organismes. Mais cette conscience, qui est exigence de création, ne se manifeste à elle-même que là où la création est possible. Elle s’endort quand la vie est con­ damnée à l’automatisme ; elle se réveille dès que renaît la possibilité d’un choix » (p. 283). Dieu est l’élan vital, l’activité vitale libre qui s’oppose à la matière, laquelle est essentiellement interruption de la vie, automatisme, sommeil, inertie ; l'élan vital créateur s’oppose aussi à la raison qui est comme la matière automatisme, immobilité, et mort \ La réalité fondamentale « est une réalité qui se fait à travers celle qui se défait » (p. 269). i. La nécessité rationnelle des principes comme la nécessité PANTHÉISME DE LA PHILOSOPHIE NOUVELLE 239 Non seulement Dieu est absorbé dans le monde mais, comme l’a remarqué M. Piat, il semble devoir disparaître de plus en plus : « On voit par là même la notion qu’il faut se faire de Dieu, d’après une telle conception. Dieu n’est pas ; il se fait, lorsqu’il triomphe de la matérialité ; il se défait, lorsqu’il y trouve un obstacle insurmontable à son action. Il se défait également en un autre sens : au fur et à mesure qu’il fixe son œuvre dans l’ordre, il s’en retire, et l’automatisme gagne d’autant sur la con­ science. C’est à l’origine surtout que Dieu était. Il sera de moins en moins, et dans la proportion où l’harmonie du monde se pourra suffire en s’affer­ missant \ » L’anti-intellectualisme bergsonien et l’intellec­ tualisme absolu de Hégel se rejoignent ainsi en un commun monisme évolutionniste. Et à tout prendre, le panthéisme intellectualiste de Hégel n’est-il pas incontestablement supérieur au panthéisme sensualiste où semble fatalement nous conduire une philosophie ennemie de l’idée, pour qui la vérité n’a plus aucune signification qui l’élève au-dessus de l’expérience pure et simple? Hégel, disions-nous plus haut, ramenait le réel au rationnel, ce qui est à ce qui doit être, le fait au droit, la liberté à la nécessité ; « la philosophie nouvelle » fait l’inverse, elle ramène le rationnel au réel vécu, ce qui doit être à ce qui est, le droit au fait accompli, la moramécanique qui régit les mouvements des corps proviendrait en nous d'habitudes qui sont comme le résidu mort de l'action. i. Cl. Piat, Reviu pratique d'Apologitique, 15 septembre 1907, P· 782. 240 LES PREUVES DE L’EXISTENCE DE DIEU lité au succès, la nécessité à la liberté, à une liberté sans intelligence et sans loi, qui n’est au fond que spontanéité. — Les deux systèmes extrêmes étaient appelés à se rencontrer par leur commune négation de la valeur objective des principes d’identité et de non-contradiction. § 2. — La -preuve que M. Le Roy substitue aux preuves traditionnelles conduit au panthéisme. M. Le Roy accepte le point de départ du bergso­ nisme : « il y a plus dans le mouvement que dans l’immobile » et il est conduit naturellement aux mêmes conclusions que son maître. Les preuves traditionnelles détruites, voici com­ ment il ordonne «la série dialectique d’où sortira l’affirmation de Dieu », c’est l’argument appelé à remplacer désormais les preuves classiques. « i° La réalité est devenir, effort générateur, ou — comme dit M. Bergson — jaillissement dynamique, élan de vie, poussée de création incessante. Cela tout le montre dans la nature et nous le sentons mieux encore en nous-mêmes, dans l'être que nous sommes, et où nous puisons sous les espèces de la durée vécue l’intuition la plus vive de la réalité profonde, c’est-à-dire de cette activité spirituelle dont émanent les immobilités relatives qu’on appelle matière ou raison pure. » « 2° Le devenir cosmique est orienté dans un sens défini. Non pas que la suite qu’il déroule tende vers une limite extérieure, mais elle accuse un carac­ tère interne de convergence. La réalité universelle PANTHÉISME DE LA PHILOSOPHIE NOUVELLE 24I est progrès, c’est-à-dire croissance, ascension vers le plus et le mieux, c’est-à-dire enfin marche au parfait. Cela encore, tout le montre dans la nature, notamment l’évolution biologique ; tout le montre aussi en nous, et l’histoire et la psychologie en témoignent également. En somme l’existence même est effort d’accroissement, travail de réalisation ascendante. Ainsi le moral paraît le fond de l’être. « 30 L’esprit est liberté, puisqu’il est action créa­ trice et même en un certain sens action d’auto­ genèse. En d'autres termes, la liberté de l’esprit, c’est ce caractère même de son action d’être pre­ mier principe dans l’ordre de la matière aussi bien que dans celui de la législation rationnelle ; en sorte que cette action, présupposée par toute chose, ne saurait à son tour sans cercle vicieux être expliquée par rien de physique ou d’abstrait. La liberté de l’esprit toutefois n’est point totalement souveraine... Trois éléments limitent son indépendance, tout en respectant son autonomie (i° un obstacle à vaincre, c’est le germe de la matière ; 20 obligation d’unité, c’est le germe de la raison ; 3° orientation vers le parfait, principe de croissance qui est à la lettre inspiration). Voilà en abrégé ce que nous appelons la réalité morale. Cette réalité morale, esprit de notre esprit, est radicalement irréductible à toute autre forme de réalité, de par sa place même au sommet ou plutôt à la source de l’existence. Il faut donc affirmer son primat, et c’est cette affirmation qui constitue Y affirmation de Dieu *. » i. Revue de Mét. et de Mor., juillet 1907, p. 498. 242 LES PREUVES DE L'EXISTENCE DE DIEU Telle est la nouvelle preuve de l’existence de Dieu qui n’a plus rien à craindre de la critique moderne mais qui au contraire s’édifie sur les résul­ tats les plus certains de cette critique. Il est aisé de montrer que cette preuve repose sur des postulats autrement contestables que celui du morcelage de l’être en puissance et acte ; et que loin d’établir la transcendance divine elle conduit au panthéisme. Cette preuve ne repose sur aucun principe cer­ tain. Comment prétendre remplacer les principes des preuves traditionnelles (principe d’identité, de raison d’être, de causalité), i° par cette assertion des­ tructrice de toute science : la réalité essentiellement instable est devenir 20 par cette pauvre loi du progrès physique et surtout moral si souvent démen­ tie par les faits, 30 par cette affirmation gratuite d’une liberté contradictoire, antérieure à la raison, créatrice de la législation rationnelle et du premier principe de la morale. Loin d’être l’affirmation du ■primat de la réalité morale, cette doctrine doit abou­ tir à 1‘amoralisme du fait comme l'a montré M. Jean Weber 1 2. M. Le Roy devra en venir à dire avec Ockam que Dieu aurait pu nous donner comme premier précepte de le haïr. Pourquoi pas, si la liberté est créatrice des principes de l'ordre moral? Si c’est là ce que nous offre M. Le Roy pour rem­ 1. Le scepticisme de Cratyle dérive nécessairement de ce point de vue héraclitéen. 2. lievue de Métaphysique et de Morale, 1894, pp. 549-560. Nous avons cité plus haut les conclusions de M. Jean Weber, iro P., ch. i, B, § 4. PANTHÉISME DE LA PHILOSOPHIE NOUVELLE 243 placer les preuves traditionnelles, je comprends le jugement que portait il y a dix ans M. Jacob sur cette philosophie nouvelle : « Elle détruit et ne crée pas ; elle attribue nos catégories à des besoins pratiques dont nous ne savons ni pourquoi ils nais­ sent, ni de quelle façon le point de vue de l’utile qu’ils suscitent peut se maintenir en conflit avec le point de vue intellectuel du vrai. Elle n’apporte nulle part une clarté nouvelle et elle introduit pres­ que partout de nouvelles obscurités. Elle obtient cependant un grand succès qui est dû en partie au merveilleux talent de son interprète le plus origi­ nal, mais surtout à son accord avec quelques-unes des aspirations les plus profondes de la société con­ temporaine, le mysticisme et l’impressionnisme h » Oui, et mysticisme sans intelligence qui peut con­ duire on ne sait où. Cette preuve nouvelle, tissu des postulats et des contradictions, conduit d’ailleurs au panthéisme. — « Cette réalité morale, esprit de notre esprit », dont M. Le Roy affirme le primat, et « dont l’affirmation constitue l’affirmation de Dieu », est-elle transcen­ dante, distincte du monde, peut-elle exister sans nous? M. Le Roy répond : « Les deux conceptions oppo­ sées : Dieu immanent et Dieu transcendant sont également fausses d’un point de vue statique. Mais dynamiquement une conciliation devient possible. Nous ne sommes pas des « natures » achevées et closes, ne pouvant donc évoluer que par des explii. Revue de Métaphysique et de Morale, mars 1898. 244 LES PREUVES DE L’EXISTENCE DE DIEU cations de richesses latentes. Notre vie, au contraire, est incessante création. Et il en est de même pour le monde. C’est pourquoi immanence et transcen­ dance ne sont plus contradictoires ; elles répondent à deux moments distincts de la durée: l’immanence au devenu, la transcendance au devenir. Si nous déclarons Dieu immanent, c’est que nous considérons de Lui ce qui est devenu en nous et dans le monde; mais pour le monde et pour nous il reste toujours un infini à devenir, un infini qui sera création pro­ prement dite, non simple développement, et de ce point de vue Dieu apparaît comme transcendant; et c’est comme transcendant que nous devons surtout le traiter dans nos rapports avec lui, selon ce que nous avons reconnu à propos de la person­ nalité divine \ » Dans une pareille conception Dieu ne peut exister sans le monde. Pour M. Le Roy comme pour M. Bergson Dieu n’est pas une substance, une chose, mais « une continuité de jaillissement » ; que serait cette continuité de jaillissement si Dieu n’avait pas créé? Or il est de foi que Dieu aurait pu ne pas créer et qu’il n’a pas créé ab œterno. Le Dieu de M. Le Roy ne se conçoit pas plus sans le monde, que la réalité morale dont il fait le fond de l’être ne se conçoit, comme il le dit lui-même, sans obstacle à vaincre (germe de la matière), sans obligation d’unité (germe de la raison), sans orientation vers le mieux. i. Revue de Mit. et Mor., juillet 1907, p. 512. C’est moi qui souligne. PANTHÉISME DE LA PHILOSOPHIE NOUVELLE 245 Non seulement Dieu, dans ce système, ne peut exister sans la création, mais il n’existe même pas après elle, il est comme le dit M. Bergson, « une réalité qui se fait à travers celle qui se défait 1 ». Puisqu’il s’identifie avec la réalité morale qui fait le fond de l’être, il est comme elle ascension vers le mieux, marche au parfait. Bien plus, il est cela, non pas seulement en tant qu’immanent en nous, mais aussi en tant que trans­ cendant, et « c'est comme transcendant que nous de­ vons le traiter dans nos rapports avec lui ». Au point de vue de sa transcendance Dieu n’est encore pour M. Le Roy qu’ « un infini à devenir, un infini qui sera création proprement dite... ; immanence et transcendance répondent à deux moments distincts de la durée ». Autant dire que Dieu est le devenir devenant et nous le devenir devenu, ce qui est la transposition dynamique des expressions panthéistes de nature naturante et de nature naturée. Autant dire, comme feu Renan, à qui lui posait la question : Dieu est-il? — «Pas encore. » Et il sera toujours vrai de dire « pas encore ». — A moins qu’on n’ad­ mette que l’ordre rationnel et l’automatisme arrivent par leur développement à se suffire à eux-mêmes, et alors il faudra dire, comme le remarque M. Piat, que « c’était, à l’origine surtout que Dieu était et qu'il sera de moins en moins ». Cela n’empêche pas M. Le Roy d’admettre que Dieu est personnel, au sens pragmatique. « Affirmer la personnalité divine c’est affirmer d'abord quei. i. Évol. criât., p. 270. Le sens commun 17 246 LES PREUVES DE L’EXISTENCE DE DIEU Dieu n’est -pas impersonnel, qu’il nous serait impos­ sible de nous donner sincèrement à lui si nous le jugions moindre que nous dans l’ordre du réel, de trouver en lui le fondement de notre existence personnelle si nous le pensions sous une forme infé­ rieure à la personnalité : catégorie logique, prin­ cipe abstrait, vague substance universelle ou force cosmique diffuse. — Affirmer que Dieu est person­ nel a encore un sens pragmatique positif : c’est nous donner à lui, c’est-à-dire nous comporter à son égard comme à l’égard d’une personne ; c’est chercher en lui notre propre personnalité *. » Cette personnalité divine au sens pragmatique n’implique nullement la transcendance métaphy­ sique définie par le Concile du Vatican ; le Concile définit une doctrine dont le bergsonisme est l’absolue négation : « Sancta Catholica Apostolica Romana Ecclesia credit et confitetur unum esse Deum verum et vivum, creatorem..., intellectu ac voluntate omnique perfectione infinitum ; qui cum sit una singularis, simplex omnino et incommutabilis sub­ stantia spiritualis, praedicandus est re et essentia a mundo distinctus, in se et ex se beatissimus, et super omnia, quæ præter ipsum sunt et concipi possunt, ineffabiliter excelsus. » (Sess. III, c. 1.) Le Concile condamne en outre les différentes formes du pan­ théisme, en particulier le panthéisme évolutionniste : Dieu conçu comme un idéal qui tend à se réaliser, mais qui ne pourra jamais l’être 1 2. Il affirme enfin une 1. Revue de Mit. et Mor., juillet 1907, p. 498. 2. «Si quis dixerit res finitas tum corporeas tum spirituales aut saltem spirituales, e divina substantia emanasse ; aut divi- PANTHÉISME DE LA PHILOSOPHIE NOUVELLE 247 fois de plus la création ex nihilo formellement niée par l’auteur de Y Évolution créatrice (p. 270 et pp. 299, 322). Le symbole pragmatiste de la personnalité divine ne recouvre-t-il pas une métaphysique panthéistique? Dieu, dans la «philosophie nouvelle», n’est plus, comme pour Aristote, le moteur immobile ; il paraît bien être, comme pour les stoïciens, le pre­ mier mobile, τό πρώτον κίνητον, πνεύμα δία πάντων διελήλυδος. Cléanthe et Chrysippe n’eussent-ils pas admis les termes mêmes de M. Bergson et de M. Le Roy, le mot liberté mis à part? Et eux aussi ne s’efforçaient-ils pas de concilier avec ce panthéisme une certaine notion de la personnalité divine qui répondait à un besoin de leur sentiment religieux et de leur piété? Qu’on se rappelle Y Hymne de Cléanthe à Zeus : « Oh ! le plus glorieux des immor­ tels... être qu’on adore sous mille noms... c’est le devoir de tout mortel de te prier* 1... » N’était-ce pas faire une place au symbolisme pragmatiste à côté des conceptions spéculatives? Ces philosophes étaient pourtant eux aussi des nominalistes qui subordonnaient la métaphysique à la morale; mais la métaphysique prend toujours sa revanche et chez les moralistes eux-mêmes c’est elle qui veut avoir le dernier mot. nam essentiam sni manifestatione vel evolutione fieri omnia ; aut denique Deum esse ens universale seu indefinitum, quod sese determinando constituat rerum universitatem in genera, species et individua distinctam : anathema sit. » I. Voir le texte dans Uberweg. Grundriss der Geschichle der Philosophie, 9° édit., t. I, p. 299. 248 LES PREUVES DE L’EXISTENCE DE DIEU M. Le Roy soutient que le «dogme de la per­ sonnalité divine comme tout autre dogme, par luimême et en lui-même, n’a qu’un sens pratique 1 ». Mais «après cela, ajoute-t-il, j’accorde sans réserve qu’on possède le droit, qu’on a même le devoir (si l’on veut penser philosophiquement sa foi) de cons­ truire, pour autant qu’on le peut, une théorie onto­ logique du fait... Ce n’est même qu’à un point de vue en quelque sorte juridique, non dans l’ordre de la vie concrète, qu’on peut s’abstenir de toute pensée spéculative à l’égard des faits pragmati­ quement saisis 1 2 ». Il se trouve malheureusement que la théorie bergsonienne de la transcendance divine, bien loin de nous aider à « penser philosophiquement le dogme de la personnalité divine », le détruit, et est en opposition formelle avec le concile du Vatican, aussi bien qu’avec ce que M. Bergson appelle « la métaphysique naturelle de l’intelligence humaine ». La mobilité que nous constatons en ce monde «n’est possible que si elle est adossée à une éter­ nité d’immutabilité ». « Tel est, dit justement M. Bergson, le dernier mot de la philosophie grecque... dont la charpente dessine les grandes lignes d’une métaphysique qui est, croyons-nous, la métaphy­ sique naturelle de l’intelligence 3. » Mais il est faux qu’on arrive à une philosophie de ce genre par la simple mise en système de dissociations effectuées 1. Dogme et critique, p. 33. 2. Ibid., p. 256. 3. Évol. créatr., p. 352.. PANTHÉISME DE LA PHILOSOPHIE NOUVELLE 249 par la pensée pratique et le langage x. Ce n’est point «par des fils invisibles que cette philosophie se rattache à toutes les fibres de l’âme antique » et à ce qui fait le fond de l’intelligence humaine. Il est faux qu’on ne puisse «la déduire d'un prin­ cipe simple 12 ». Elle se rattache à l'intelligence par le principe même d’identité, impliqué dans l’idée qui fait le fond de toutes nos idées, en assure l'objec­ tivité, l’intelligibilité, l’immatérialité, je veux dire l’idée d’être. — Affirmer l’existence de YActe pur ou de Y Ipsum esse subsistens, qui est à l’être comme A est A, c’est affirmer que le principe d’identité est la loi fondamentale de la pensée et du réel. Si ce principe d’identité a une valeur objective, ne faut-il pas que la réalité fondamentale soit une et la même, en tout et pour tout identique à ellemême, Acte pur, Ipsum esse? Le monde parce qu’il est multiplicité et devenir ne peut avoir en soi sa raison d’être : le devenir comme le multiple est union du divers. Or l’union inconditionnelle du divers est impossible: le divers par soi et comme tel ne peut être un et le même « quæ secundum se diversa sunt non conveniunt per se in aliquod imum ». Ce que ce monde nous dit, par la multiplicité et le devenir qui sont en lui, c’est, comme l’ont compris Platon et Aristote, que le non-être est; mais si le non-être est, il ne peut pas pourtant être par soi. Le monde est une quasi-violation du principe d'iden­ tité. L’intelligence qui comprendrait toute la signi­ 1. Évol. créatr., p. 353. 2. Ibid., p. 352. 250 LES PREUVES DE L’EXISTENCE DE DIEU fication et toute la portée de ce principe verrait quasi a simultanée (comme l’ange) que la réalité fondamentale, l’Absolu, n’est pas cet univers mul­ tiple et changeant, mais bien une réalité une et immuable et par là même transcendante, Y Ipsum esse, l’Être même, l’Acte pur. Tel est le sens profond de la philosophie grecque, telle est la raison pour laquelle elle doit être appelée « la métaphysique naturelle de l’intelligence humaine ». M. Bergson remarque qu’ « un irrésis­ tible attrait ramène l’intelligence à son mouvement naturel, la métaphysique des modernes à la méta­ physique grecque 1 ». « Artistes à jamais admirables, dit-il, les Grecs ont créé un type de vérité suprasensible, comme de beauté sensible, dont il est difficile de ne pas subir l’attrait. Dès qu’on incline à faire de la métaphysique une systématisation de la science, on glisse dans la direction de Platon et d’Aristote... Et une fois entré dans la zone d’attrac­ tion où cheminent les philosophes grecs, on est entraîné dans leur orbite 12. » Mais d’où vient donc la puissance de cet attrait qui ramène l’intelligence humaine à la métaphy­ sique des Grecs ? Serait-ce parce que l’intelligence, faculté toute pratique, a pour objet les corps solides, comme le prétend M. Bergson3? Ne serait-ce pas 1. Évol. créait., p. 355. 2. Ibid., p. 375. 3. « Notre intelligence, au sens étroit du mot, est destinée à assurer l’insertion parfaite de notre corps dans son milieu, à se représenter les rapports des choses extérieures entre elles, enfin, à. penser la matière... L’intelligence se sent chez elle tant PANTHÉISME DE LA PHILOSOPHIE NOUVELLE 251 plutôt parce qu'elle a pour objet formel Y être, fond intelligible de toutes ses idées, lien de tous ses juge­ ments et raisonnements, comme l’ont si bien vu Platon et Aristote? M. Bergson se plaçant aujourd'hui à l’antipode de cette métaphysique naturelle est amené à dire que le dernier mot de la philosophie moderne en tant qu’elle s’oppose à la philosophie antique, con­ siste à affirmer que la réalité fondamentale est de­ venir. Or cela revient à dire, comme l’a reconnu Hégel, que la nature intime des choses est une con­ tradiction réalisée. Nier le principe d’identité comme loi fondamentale du réel, c’est évidemment affirmer que la contradiction est au sein même du réel, puis­ que le principe de non-contradiction n’est que la formule négative du principe d’identité. Supprimer l’Acte pur qui est à l’être comme A est A, supprimer la transcendance divine, c’est mettre l’absurdité à la racine de tout. L'anti-intellectualisme de M. Berg­ son n’est qu’un hégélianisme retourné. Ces deux systèmes extrêmes devaient se rejoindre dans un commun monisme évolutionniste ; s’ils n’existaient pas, il faudrait les inventer, car ils constituent la plus remarquable des preuves par l’absurde de l’existence du Dieu transcendant, absolument un et immuable. Jamais on ne sortira de cette objection. qu'on la laisse parmi les objets inertes, plus spécialement parmi les solides, où notre action trouve son point d'appui et notre industrie ses instruments de travail ; nos concepts ont été formés à l'image des solides, notre logique est surtout une logique des solides, par là même notre intelligence triomphe dans la géo­ métrie, où se révèle la parenté de la pensée logique avec la matière inerte. »Évol. créatr., p. 1, 252 LES PREUVES DE L’EXISTENCE DE DIEU Nous avions donc raison de dire que trois posi­ tions seulement sont possibles en métaphysique générale et théodicée : i° Admettre le -primat de l’être sur le devenir et nier la puissance; alors bon gré mal gré il faut revenir à Parménide : multiplicité et devenir sont illusoires. Reste à expliquer l’illu­ sion. C’est la position des panthéistes qui absorbent le monde en Dieu et doivent en venir à nier le monde en niant toute multiplicité et tout devenir. 2° Admettre le primat de l’être et admettre aussi la puissance; alors il faut avec Aristote affirmer la transcendance divine, impliquée dans le concept d’Acte pur. 30 Nier le primat de l'être, affirmer celui du devenir, avec Héraclite, et c’est avec Hégel nier la valeur objective du principe d’identité, loi fondamentale de la pensée, et mettre l’absurdité au sein même du réel. C’est la position des panthéistes qui absorbent Dieu dans le monde et doivent en venir à nier Dieui. *x. L’alternative revient à cette autre : Dieu ou l’absurdité radicale. i. Nous regrettons de lire dans le Dictionnaire Apologétique de la Foi catholique, dernière édition, article Panthéisme col. 1326, l'alinéa suivant : « L'entreprise est séduisante, de vouloir détruire l’assertion panthéistique en montrant non seulement qu’elle est fausse, mais qu’elle est en elle-même et de tout point de vue absurde. Il semble qu’en arrêtant le panthéisme au nom de la métaphysique, au lieu de l’arrêter au nom de l’expérience, on en triomphe plus complètement et qu'il soit mieux réduit en poussière si l’on a prouvé qu’il répugne à la Raison, que si l'on a seulement prouvé qu’il répugne aux Faits. De là, une manière de le réfuter qui consiste à montrer la contradiction où l’on tombe quand on identifie l’infini et le fini, le parfait et l'impar­ fait. — Cette manière de réfuter le panthéisme est excellente PANTHÉISME DE LA PHILOSOPHIE NOUVELLE 253 contre un certain panthéisme, le seul que connût le moyen âge ; il la faut garder. Mais dirigée contre la forme plus subtile du panthéisme, que nous avons appelée, en nous référant aux modernes, le panthéisme des philosophes, cette réfutation, sans perdre sa valeur, se trouve perdre son objet. On a vu que Spinoza distingue expressément la nature incréée et la nature créée, les « attributs » de Dieu et ses « modes ». Des remarques ana­ logues doivent être faites au sujet de Fichte et même de Hégel, dont il devrait être entendu une fois pour toutes qu’il n'a ja­ mais soutenu l’identité des contradictoires. » Certainement la rédaction de cet alinéa est malheureuse, et l’auteur serait sans doute fort contrarié qu’on lui attribuât cette pensée qu’rZ est impossible de réfuter le panthéisme à priori. Il pourrait invoquer ce qu'il a écrit dans les notes des col. 1313, 1314 et col. 1325 où il est dit nettement : « Que Dieu se trouve dans la nécessité de créer du fini, et dans la nécessité de l’assumer sous peine, pour Lui, de n’être pas soi, voilà ce qui selon nous, de toute évidence fait l’infini fini, subordonne le Parfait à l'imparfait, entache de puissance l’Acte pur. » Donc le panthéisme de Spinoza, celui de Fichte, d’Hégel, tout panthéisme en général qui tentera de se prouver est absurde, car une preuve sera tou­ jours un effort pour rattacher par un lien nécessaire le monde à Dieu, ce qui revient à nier Dieu, et à poser l'absurde au principe de tout. Voir ici plus haut, iri P., ch. n, § 17, ce qu'il faut penser de cette assertion que Hégel n’aurait jamais nié l’objectivité du principe de contradiction ou d’identité. Il est clair qu'il a posé au principe de tout un devenir qui est à lui-même sa raison ; or c'est là manifestement nier le principe d'identité, qui se vérifie premièrement en celui qui a dit : « Je suis Celui qui suis » et non pas : « Je suis celui qui devient et ne sera jamais ». CHAPITRE IV LA VÉRITÉ FONDAMENTALE DE LA PHILOSOPHIE DE L’ÊTRE Les objections de M. Le Roy nous ont obligé à approfondir le premier principe de la philosophie traditionnelle qui nous est apparue comme une phi­ losophie de Y être radicalement opposée à la phi­ losophie du -phénomène et à celle du devenir. Il est aisé maintenant de dégager la vérité fondamentale de cette philosophie. En son traité de Veritate fundamentali philosophice christianœ1 le P. del Prado, O. P., a montré que dans l’ordre synthétique (in via judicii, non in via inventionis') la vérité fondamentale de la philosophie chrétienne est qu’en Dieu l’essence et l’existence sont identiques, tandis que dans la créature, elles sont réellement distinctes. — (Les vérités premières de l’ordre d’invention sont les premiers principes rationnels et les faits primitifs auxquels nous les appliquons. La vérité fondamentale dans l’ordre synthétique, in via judicii, est la raison suprêmei. i. Fribourg (Suisse), imprimerie S. Paul, 1911. — Dans sou magistral ouvrage de Gratia et Libero arbitrio (3 vol. in-8°, Fribourg, 1907) le même auteur a rattaché à cette vérité fonda­ mentale le traité de la grâce de saint Thomas. 256 LES PREUVES DE L’EXISTENCE DE DIEU qui répond à nos derniers pourquoi sur Dieu et sur le monde : pourquoi y a-t-il un seul être incréé, immuable, infini, absolument parfait, souveraine­ ment bon, omniscient, libre de créer, etc. ? Pourquoi tous les autres êtres ont-ils dû recevoir de Lui tout ce qu'ils sont et doivent-ils attendre de Lui tout ce qu’ils désirent et peuvent être?) — En employant l’expression Philosophie chrétienne, Fau­ teur ne prétend pas dire évidemment que cette doc­ trine de la distinction réelle, qui a été rejetée par Suarez, soit une doctrine définie ; il affirme seu­ lement qu’en rigueur métaphysique on en déduit les principales vérités qui doivent être admises par tout philosophe chrétien sur Dieu, le créé en général, l’âme humaine en particulier. De cette vérité suprême il déduit, en outre, plusieurs doctrines proprement thomistes. « Ex illa veritate jam cognita, præcipuæ Philosophiæ christianæ veritates enas­ cuntur et profluunt ; quoniam in via judicii videtur inter causas altiores scientificæ cognitionis summum occupare locum. » Tel est aussi le sentiment du Card. Gonzales, du Card. Lorenzelli et du P. Libe­ ratore, qui affirme que si l’on enlève cette doctrine de la synthèse thomiste « cæteræ omnes vacillant ». — Le livre premier de ce Traité rattache à cette vérité fondamentale les cinq preuves de l’existence de Dieu, les attributs divins, la doctrine de la créa­ tion, de la conservation des êtres contingents, la doctrine de la distinction réelle des natures créées et de leurs puissances opératives, des puissances opératives et de leurs actes, la doctrine de la pré­ motion physique (cujus essentia ab alio est oportet LA PHILOSOPHIE DE L’ÊTRE 257 quod virtus et operatio ab alio sit), en cosmologie, l’unité d’existence pour les composés de matière et forme. — Les théologiens thomistes ont aussi montré comment la thèse de la distinction réelle permet d’expliquer que l’union hypostatique est la plus intime des unions (elle conduit à n’admettre dans le Christ qu’une seule existence pour les deux natures). Elle n’est pas non plus étrangère à la solution des plus difficiles instances contre le mys­ tère de la Sainte Trinité et celui de la vision béatifique 12. — Le livre second expose les différentes 1. Cf. deux articles remarquables d’Alb. Martin, Suarez méta­ physicien, et Suarez théologien {Science catholique, juillet-août 1898). Voir aussi Diet, de Théol. cath., art. Essence et Existence. 2. On voit quel abîme infini nous sépare des empiristes à la manière de William James qui écrit au sujet des preuves tra­ ditionnelles : « Je ne discute pas ces arguments. Il me suffit que tous les philosophes depuis Kant les aient considérés comme négligeables. Ils ne peuvent plus servir de base à la religion. L’idée de cause est trop obscure pour qu’on puisse bâtir sur elle toute une théologie. Quant à la preuve par les causes fina­ les, le darwinisme l’a bouleversée. I-es adaptations heureuses que présente la nature n’étant que des réussites hasardeuses parmi d’innombrables défaites nous suggèrent l’idée d’une divi­ nité bien différente du Dieu que démontrait le finalisme. » {L’Expérience religieuse, trad. Abauzit, 1906, p. 369.) «Des attri­ buts divins, les uns sont vides de sens, ce sont les attributs métaphysiques (« tout le sens que peut avoir la conception d’un objet se réduit à la représentation et ses conséquences prati­ ques », p. 375). « L’aséité de Dieu, sa nécessité, son immatérialité, sa simplicité, son individualité, son indétermination logique, son infinité, sa personnalité métaphysique, son rapport avec le mal qu'il permet sans le créer ; sa suffisance, son amour de luimême et son absolue félicité; franchement qu’importent tous ces attributs pour la vie de l'homme? S’ils ne peuvent rien changer à notre conduite, qu’importe à la pensée religieuse qu’ils soient vrais ou faux? Le jargon de l’école a remplacé l'intuition de 258 LES PREUVES DE L’EXISTENCE DE DIEU preuves de la distinction réelle d’essence et exis­ tence dans les créatures données par saint Thomas. Ces preuves y sont ramenées à cet argument fon­ damental : « in rebus creatis non est idem essentia et esse : quoniam aliter omnia essent unum ». (C. Gentes, 1. II, c. 52.) Il est facile, après tout ce que nous avons dit, de rattacher cet argument à ce qui est, selon nous, la vérité fondamentale de la philosophie de l’être in via inventionis, nous voulons dire au principe d’identité. Se refuser à admettre que l’essence est puissance réelle distincte de l’existence, comme la matière est puissance réelle distincte de la forme, c’est se mettre dans l’impossibilité d’expliquer la multipli­ cité des êtres. Ou bien il faut nier cette multipli­ cité avec Parménide, ou bien il faut nier le principe d’identité en affirmant que deux êtres se différen­ cient réellement l’un de l’autre par cela même qui leur est commun, savoir : par une essence qui est absolument la même réalité que l’existence cornla réalité, au lieu de pain on nous donne une pierre » (p. 376). Sommes-nous assez loin de l’acte d'amour de Dieu pour luimême? W. James croit même qu’une philosophie de la religion devrait accorder plus d’attention qu’elle ne l’a fait jusqu’à pré­ sent à l'hypothèse pluraliste, ou polythéiste (p. 436). — En bon matérialiste utilitaire qui ne parvient pas à sortir de ses sens, W. James ne voit que des mots et jargon d’école dans toute assertion d’ordre purement intelligible ; cette aséité divine, irréelle, purement verbale, sans aucun intérêt pour l’homme, est devenue pourtant le principe sur lequel des saints ont bâti leur vie tout entière, toute la vie de sainte Catherine de Sienne s’appuie sur ce mot de Dieu : « Je suis Celui qui est, tu es celle qui n’est pas. » LA PHILOSOPHIE DE L’ÊTRE 259 mune aux deux*. — Comme l’avait compris Platon, pour expliquer le multiple et la différenciation des êtres, il faut affirmer que le non-être est, milieu entre l’être et le pur néant, limite de l'être. Cette union de l’essence et de l’existence dans un être fini quelconque ne peut être inconditionnelle ; est donc requis un être en qui s’identifient l’essence et l’existence, pur être, sans mélange de potentia­ lité, sans limites, qui soit à l'être comme A est A, en qui se réalise dans toute sa pureté le principe d’identité, qui soit l’Être, au lieu seulement d’avoir l’être : « Je suis Celui qui est. » Aux deux pôles de notre vie intellectuelle nous trouvons ainsi deux Vérités absolues et premières qui se répondent l’une à l’autre comme deux foyers l’un réel et l’autre virtuel. Au point de départ de la vie intellectuelle, chez l’enfant, l’idée d’être et le principe abstrait d’identité, non encore formulé : « L’être est ce qui est et ne -peut être ce qui n’est pas. » Au terme de la vie intellectuelle, déjà chez le phi­ losophe mais surtout chez le bienheureux élevé à la vision intuitive de l’Essence divine : cette vérité concrète, raison de toutes les autres : « Dieu est Celui qui est et ne peut pas ne pas être. » Le der­ nier fond du réel, comme le premier principe de 1. Nous avons développé cet argument dans notre IIIe partie, ch. m, § 2. — Cette distinction réelle est niée par les nomina­ listes réels et de tendance (Durand, Vasquez) qui n’ont pas compris que l'intelligence, vivante relation à l’être, perçoit par les irréductibilités conceptuelles (irréductibilité de deux con­ cepts entre eux et à un même troisième) les irréductibilités réelles ou ontologiques. Suarez a méconnu aussi ce principe du conceptualisme réaliste. 200 LES PREUVES DE L’EXISTENCE DE DIEU la pensée est l’identité de l’être avec lui-même. La vie intellectuelle consiste essentiellement à passer de l’idée de Yêtre en général et du principe d’identité, norme de tous les autres principes, à l’idée de YÊtre même, raison dernière de tout. Sans notre élévation à l’ordre surnaturel, cette connais­ sance suprême resterait purement analogique, mais la foi nous dit que notre vie doit s’achever dans l’intuition immédiate et éternelle de YÊtre même, et cette vision intuitive de Dieu pourra procéder de la vitalité surélevée de notre intelligence humaine, parce qu’elle est une intelligence. En tant qu’Awmaine, ou unie à un corps, notre intelligence a pour objet propre l’essence des choses sensibles et ne connaît rien qu’en fonction de ces choses ; mais en tant c\\Y intelligence c’est-à-dire pour autant qu’elle domine le corps, elle a pour objet formel et adé­ quat Y être sans restriction et ne connaît rien qu’en fonction de l’être, car l’intelligence comme intelli­ gence (qu’il s’agisse de l’intelligence humaine, angé­ lique ou divine) n’est autre chose que l’être même à l’état relatif ou intentionnel. (Ia, q. xil, a. 4, corps et ad 3u,n.) En Dieu qui doit être dès toujours intelligible en acte et intellection actuelle, l'être intentionnel et l’être absolu s’identifient ; toute intelligence créée, angélique ou humaine, reste relation essentielle à l’être et par là indirectement relation à Dieu L i. Cette idée a été récemment bien mise en lumière dans le livre de M. P. Rousselot, L'Intellectualisme de saint Thomas. Paris, Alcan, 1908. LA PHILOSOPHIE DE L’ÊTRE 261 Le principe d’identité apparaît ainsi comme la vérité fondamentale de la philosophie de l’être dans l’ordre analytique ou d’invention en tant qu’il est le premier jugement impliqué dans notre première idée, l’idée d’être, et aussi dans l’ordre synthétique, in via judicii, en tant qu’il est en Dieu la raison suprême des derniers pourquoi que se pose toute intelligence, l’objet premier1 de la contemplation de Dieu et de celle de ses élus.i. i. Pour autant que l’Essence divine commune aux trois Personnes et objet premier de 1’intellection essentielle,'répond à la représentation analogique que s’en forme l’intelligence hu­ maine et que doit s’en faire toute intelligence créée. Le sens commun 18 APPENDICE Γ'Γ PHILOSOPHIE DE L’ÊTRE ET ONTOLOGISME Dans son numéro de janvier 1909, la Rivista Rosminiana, après avoir résumé et pleinement approuvé un de nos articles sur «le sens commun, la Philosophie de l’être et les formules dogma­ tiques », paru dans la Revue Thomiste en juillet 1908, identifie notre thèse avec celle de Rosmini et l’oppose au « néo-scolasticisme décrépit et miné par tout ce qu’il contient de sensualisme et de sub­ jectivisme ». — « Nel leggere quest’articolo del P. Garrigou-Lagrange si sente quanto lo zampillo della verità preme per sgorgare irresistible attraverso a tutte le opposizioni e gli ostacoli : si sente comme la Filosofia dell’ essere, ch’è bensi la filosofia perenne indicata dal Leibnitz, ma nei tempi moderni dovrebbe prendere il nome dal Rosmini, è prossima a trionfare per la nécessité di opporsi agli errori moderni, alla forza dei quali niente di vitale puo contrapporre il decrepito neo-scolasticismo, tutto corroso e tarlato dal sensismo e soggettivismo latente. E noi possiamo sinceramente ringraziare lo scrittore e il periodico della Scuola domenicana per avere con questa publicazione appoggiato di tanta autorité l’opéra nostra. » 264 APPENDICE Nous craignons fort que cette néo-scolastique, si maltraitée, soit tout simplement la doctrine aristo­ télicienne et thomiste d’après laquelle toutes nos idées, y compris l’idée d’être, viennent des sens, grâce à l'action sui generis de cette lumière intel­ lectuelle appelée intellect agent, qui actualise l’intel­ ligible en puissance dans le sensible, comme la lumière du soleil rend les couleurs actuellement visibles. Rosmini rejette, on le sait cette explication de l’origine des idées, et substitue à l’intellect agent l’idée d’être qu’il déclare innée 1. Nous n’avions pas dans nos articles à toucher cette question, et rien de ce que nous avons écrit ne laisse entendre que nous admettons cette thèse rosminienne. Il nous semble même qu’aux obscurités de la théorie de l’intellect agent elle substitue des contradictions lorsqu’elle prétend expliquer la formation des idées détermi­ nées. Nous ne parvenons pas à concevoir comment l’intelligence peut appliquer l’idée universelle de l’être aux choses sensibles, qu’elle est supposée ne pas connaître encore. Nous ne voyons pas non plus, comment cette simple application de l’idée d’être permettrait de dégager le quod quid, est, l’essence des différentes choses. — Ce quod quid est, selon nous, est mis en relief par la lumière de l’intellect agent qui spontanément actualise l’intelligible. Mais ce n’est là qu'un intelligible encore confus, il ne deviendra distinct que dans la mesure où l’intel-i. i. Nouvel essai sur l'origine des Idées, Irc partie, sect. IV, ch. i, art. xili-xxin. PHILOSOPHIE DE L’ÊTRE ET ONTOLOGISME 265 ligence parviendra à le définir, à en déterminer la compréhension et à le rattacher au tout premier intelligible qui est Yêtre même, objet formel de l’intelligence, comme la couleur est objet formel de la vue, ou le son objet formel de l’ouïe. En ce sens seulement, l’être est la première lumière objective de nos connaissances ontologiques, comme l’a éta­ bli le cardinal Ziglaria dans son remarquable ouvrage De la lumière intellectuelle et de l’ontologisme. La préoccupation constante de rattacher à l’être les principales idées métaphysiques, morales et religieuses, a donné à notre thèse une allure un peu différente de celle des ouvrages scolastiques qui s’arrêtent davantage au détail des questions et ne s’élèvent pas toujours assez aux vues d’ensemble. La synthèse que nous avons esquissée peut rappeler celle de Rosmini dans la mesure où Rosmini suit saint Thomas. Il faut l’avouer, malgré des diffé­ rences notables sur l’origine de l’idée d’être, sur son rôle dans l’élaboration de la connaissance intel­ lectuelle, et aussi sur l’objet qu’elle nous fait con­ naître, il y a de nombreuses similitudes entre les deux doctrines. A tel point que le cardinal Gonzalez a pu écrire dans ses Estudios sobre la filosofia de Santo Tomâs (1863, vol. I, 1. II, c. 2), qu’en plu­ sieurs de ses parties importantes la théorie de Yêtre de Rosmini peut être regardée comme un commentaire de saint Thomas. — Les dissimilitudes s’effacent d’autant plus qu’on ne considère dans le thomisme que les lignes générales par lesquelles il s’identifie avec cette philosophia perennis qui jus­ tifie le sens commun. 206 APPENDICE Ce qui sépare le plus Rosmini de saint Thomas c’est le contenu qu’il assigne à l’idée à’être : selon Rosmini, Yêtre représenté par cette idée n’est pas analogue au sens classique, il suppose un minimum d’univocité entre Dieu et la créature. Et c’est pré­ cisément l’erreur qui a motivé la condamnation des seize premières propositions rosminiennes en 1887. Rosmini ne voit pas en quoi un analogue diffère essentiellement d’un genre suprême ; l’être, pour lui, n’est en fin de compte que le genre de tous le plus élevé, et comme tout genre il est quelque chose d’un en soi, diversifié seulement par des différences extrinsèques. C’est l’erreur contenue dans les 6e, 7e, 8e et 10e propositions rosminiennes. « In esse quod præscindit a creaturis et a Deo, quod est esse indeterminatum, atque in Deo, esse non indetermi­ nato, sed absoluto, eadem est essentia. » (Denz, 1896.) Selon saint Thomas, un analogue ne peut pas être parfaitement abstrait des analogués, parce qu’il ne désigne pas en chacun d’eux absolument la même chose mais quelque chose de proportionnellement semblable. Dieu est à sa manière, la créature est à sa manière; la raison d’être n’étant pas différenciée par quelque chose d’extrinsèque, on ne peut par­ faitement l’abstraire de ses différences. Rosmini est ici beacoup plus près de Scot que de saint Thomas. Scot admet en un certain sens que l’être et les perfections absolues sont univoques ; aussi en vient-il à soutenir qu’il y a une distinction formelle-réelle entre les attributs divins. Les tho­ mistes voient dans cette thèse un retour au réalisme PHILOSOPHIE DE L’ÊTRE ET ONTOLOGISME 267 excessif de Gilbert de la Porrée. Cf. Billuart, Cursus theol., t. I, pp. 51-62, ed. ultima. A l'extrême opposé Maimonide refuse d’attri­ buer formellement à Dieu les perfections absolues (Ia, q. 13 a. 2) et les nominalistes soutiennent que tous les noms divins sont synonymes sous prétexte que la réalité divine désignée par eux ne comporte pas de distinctions. (Ia, q. 13, a. 4, et Billuart, loc. cit., p. 52.) Ces deux opinions extrêmes proviennent l’une et l’autre de ce que l’analogue est conçu univoquement ; dès lors s’il est formellement en Dieu, il pose en Lui une distinction formelle-réelle (Scot), ou s'il ne pose pas en Dieu cette distinction, c’est qu’il n’est pas formellement en Lui (Maimonide). Saint Thomas prend une position intermédiaire parce qu’il voit précisément en quoi l’analogue dif­ fère essentiellement d’un genre. — De ce que les perfections absolues s'identifient en Dieu, il ne s’ensuit pas qu’elles ne soient pas en Lui formel­ lement (formaliter eminenter) ; car nous voyons qu’elles demandent ex -propriis à s’identifier du fait qu’elles sont purifiées de toute potentialité. Cette purification est possible sans nuire à la raison for­ melle elle-même, parce que cette raison formelle est analogique et non pas univoque, c’est-à-dire parce qu’elle est susceptible de se réaliser selon deux modes très divers. A la vérité nous ne saisissons pas l’analogué supérieur tel qu’il est en soi, nous n'atteignons directement que l’analogué inférieur (la créature) et l’analogue (abstrait imparfaitement) ; notre concept d’être reste ainsi distinct de celui 268 APPENDICE d’intellection par exemple ; mais nous voyons pour­ tant qu’à la limite l’intellection pure doit être l’être pur actuellement connu et réciproquement. (Cf. plus loin, 3e partie, chap. II, § 2.) Nous voyons même que les perfections absolues, bien loin de ne pouvoir être attribuées formellement à Dieu, ne sont pures qu’en Lui, mais par là même cessent de se distinguer les unes des autres. Ainsi l’existence en Dieu est-elle intellection, amour, providence, tandis que dans la créature elle est seulement l’actualité ultime qui pose l'essence créée hors du néant et de ses causes. — Le minimum d’univocité cherché par Rosmini n’existe pas. APPENDICE II L'AFFIRMATION NATURELLE DE L’ÊTRE N’EST PAS UN POSTULAT Au sujet des études précédentes et de celles plus développées de notre livre Dieu on a écrit : « C’est un exposé clair et complet de la doctrine thomiste, qui met en mesure de la comparer avec les autres et de voir son éclatante supériorité. On saisit mieux ainsi le défaut des théories modernistes, sous l’aspect séduisant de leurs vues parfois profondes. Claire est aussi la réfutation des divers systèmes idéalistes et agnostiques. Mais dans le réalisme aristotélicien comme dans la géométrie d’Euclide, il y a un postulat. Ce postulat, il est raisonnable de l’admettre à raison des conséquences absurdes et surtout irréelles auxquelles son rejet conduit. Mais le postulat n’en existe pas moins, et de même que Lobatschewski et d’autres après lui ont pu édifier des géométries diverses en remplaçant le postulat d’Euclide (sur le parallèle) par un autre, de même on peut sub­ stituer au postulat aristotélicien une hypothèse différente. «Ce postulat consiste justement à admettre que l’intellect atteint l’être. L’aristotélisme établit bien que l’être est l’objet même de l’intelligence, mais jj ne démontre pas qu’il l’atteint ; et la preuve 270 APPENDICE qu’il peut ne pas l’atteindre c’est qu’il est sujet à l’erreur. Sans doute le réalisme répond que l’erreur ne petit pas se produire dans les appréhensions immé­ diates de l’intelligence. Mais justement, dans ces appréhensions immédiates, l’intelligence ne s’oppose pas l’être comme un objet posé en jace d’un sujet, mais elle ne fait qu’un avec son acte dans lequel sujet et objet s’identifient. Rien ne garantit que dans cette appréhension immédiate l’intelligence sorte d’elle-même, et qu’elle ne crée pas elle-même cet être, qui est l’objet de sa pensée. « Pour se tirer d’embarras il faut reconnaître que l’être n’a de sens et de contenu qu’en fonction de l’intelligence. En sorte que si pour penser il faut être, sans la pensée l’être ne se distinguerait pas du néant, et à ce titre Yacte prime l’être et la pensée. Ce qui fournit une démonstration immé­ diate de l’existence de Dieu, en qui s’identifient l’être et l’intelligence dans l’acte de pensée. » * * ♦ A cela nous répondons : x° Admettre que l’intel­ ligence, non seulement a pour objet l’être, mais qu’elle l’atteint n’est pas un postulat ; car un pos­ tulat est librement posé ; c’est au contraire l’affir­ mation naturelle et nécessaire de notre intelligence ; c’est l’affirmation primordiale dont parle l’objection elle-même en dernier lieu à propos de Yacte de pensée. Saint Thomas a montré que cette affirmation première est naturelle, et non pas libre comme l’affirmation naturelle de l’être 271 l’affirmation d’un postulat, en établissant que notre adhésion aux premiers principes de la raison et de l’être est fondée sur la nature même de notre intel­ ligence qui, ayant pour objet l’être, l’atteint pre­ mièrement et n’atteint rien que par lui1 (cf. Ia II®, q. 51. a. 1). On ne peut à cette première affirmation naturelle en substituer une autre, ni préférer au principe de contradiction une autre proposition, même dans la sphère purement conceptuelle. On peut seulement au symbole du principe de contradiction ou d’iden­ tité : A est A substituer un autre symbole conven­ tionnel, pur signe, comme après avoir symbolisé les trois dimensions de l’espace, on peut écrire le symbole de la 4e, de la 5e, de la 6e, etc. sans même vraiment les concevoir. 20 Quand nous affirmons nécessairement le prin­ cipe de contradiction comme loi de l’être, l’intelli­ gence s’oppose déjà l’être comme un objet posé en jace d’un sujet. Nous affirmons naturellement, en effet, que l’absurde (par exemple un cercle carré) est non seulement impensable, mais réellement impos­ sible, irréalisable même par Dieu infiniment puis­ sant, ou par un malin génie, s’il existe. Réaliser l’absurde serait faire violence à la première loi de l’être. C’est ce que Descartes aurait dû maintenir au début du Discours, au lieu de concéder au scep­ tique qu’on en peut douter. Il n’a pas vu que cei. i. L’objet d'une faculté est précisément ce qu’elle atteint tout d’abord et ce par quoi elle atteint tout le reste ; ainsi l’objet de la vue est le coloré, celui de l’ouïe le son, celui de la volonté le bien, cf, I», q. 1, a. 8. 272 APPENDICE doute admis, même ad hominem, le cogito n’est plus certain. Si en effet il peut y avoir en dehors de la pensée un cercle carré, il peut y avoir aussi une pensée qui soit non pensée, une existence qui soit non existence, un je qui se perde dans le flux universel et absolument impersonnel, s’il y a encore un flux quelconque, ou la moindre réalité dont on puisse dire : elle est. Le réalisme traditionnel ne se contente pas d’af­ firmer l’être et son opposition au néant, elle dit aussi ce qu’est l’être : non pas un genre, qui serait diversifié par des différences extrinsèques (car rien ne peut être extrinsèque à l’être), mais un analogue qui se dit très différemment de l’Être nécessaire et de l’être contingent, de la substance de celui-ci et de ses accidents. L’être ainsi conçu a une priorité sur la pensée, qui ne peut être que relative à lui, comme à son objet. Et si la pensée humaine n’atteint pas cet objet, comment pourra-t-elle jamais démontrer l’exis­ tence de Dieu, Être premier et Pensée suprême? Enfin, si notre intelligence créait elle-même cet être qui est l’objet de sa pensée, elle serait omnis­ ciente, elle connaîtrait tout l’être ; or c’est un fait incontestable qu’elle se heurte au mystère partout ; preuve que l’être la dépasse, surtout le Premier être, qui seul est omniscient, parce qu’il est la sagesse même. TROISIÈME PARTIE LE SENS COMMUN ET L’INTELLIGENCE DES FORMULES DOGMATIQUES POSITION DU PROBLÈME Cette étude s’efforce de reprendre le problème de la valeur des formules dogmatiques, au point où l’ont laissé en 1907 les discussions provoquées par M. Le Roy et les modernistes. Les formules de la foi, nous dit-on, doivent être interprétées comme écrites en langage de sens com­ mun, non dans la langue technique d’aucune philo­ sophie ; « ce point, lisons-nous dans la Revue du Clergé français x, paraît définitivement acquis après les savantes discussions du P. B. Allô et de M. Sertillanges ; et M. Lebreton l’admet sans réserve lorsqu’il écrit : « Nous sommes parvenus ensemble à cette conclusion que le dogme était indépendant des systèmes humains et que la formule positive qui l’énonce ne doit point s’interpréter comme écrite en langage philosophique, mais en langue vul­ gaire... Cette indépendance des systèmes humains i. Revue du Clergé français, 15 août 1907, p. 377. Chronique de M. Dubois. 274 LES FORMULES DOGMATIQUES ET LE SENS COMMUN est requise par les caractères les plus essentiels de la vérité dogmatique : elle est immuable et ne peut lier son sort à celui des philosophies humaines ; elle est universelle et ne peut être réservée à une école de penseurs ; elle est pénétrée plus profon­ dément par ceux dont l’âme est plus pure, plus déta­ chée du monde, plus unie au Christ, non par ceux dont l’esprit est plus pénétrant et plus cultivé L » « En réalité, lisons-nous plus loin, les théologiens de nos jours, en accordant que la formule dogma­ tique, même exprimée en langage scientifique ou phi­ losophique, n’a d’autre signification que celle que le sens commun peut lui donner, nous avertissent par là qu'il faut ne pas trop presser le sens, technique ou scientifique, des termes employés et qu’il faut ne voir que le sens réel, accessible au vulgaire, qui seul demeure invariable 1 2. » Nous avons déjà rapporté au début de cet ouvrage la réponse faite par M. Le Roy du point de vue bergsonien : « En d’autres termes, a-t-il dit, il faut entendre les formules de la foi au sens obvie et non pas au sens savant. Nous sommes d’accord sur tout cela, et certes ce n’est point chose négligeable. Mais tout cela, cependant, à certains égards, — voilà ce qu’il convient de remarquer, — constitue peut-être moins encore une solution que l'énoncé d’un problème. En effet, quelle est la portée précise du langage vulgaire? A quel plan de pensée appar­ 1. Revue pratique d’Apologétique. 15 niai 1907. P· 197· 2. F. Dubois, Uevue du Clergé français, 15 oct. 1907. p. 222. C’est moi qui souligne. POSITION DU PROBLÈME 275 tient-il? En quoi et par où les affirmations du sens commun peuvent-elles être dites indépendantes de toute philosophie théorique?... C’est là un problème fondamental dont la solution n’est pas si simple qu’on pourrait le croire au premier abord... Chacun sera naturellement porté à prendre pour fond primaire du sens commun celle de ses tendances théoriques avec laquelle sans effort il sympathise... Faudra-t-il donc remettre aux esprits non critiques, aux ignorants incapables de démêler les influences qu’ils subissent, le soin de définir le « système » de sens commun1? » Nous savons déjà comment, selon la doctrine bergsonienne, M. Le Roy s’est efforcé de définir le sens commun. 11 lui est apparu, dit-il, « comme une organisation utilitaire de la pensée en vue de la vie pratique... Le langage propre du sens commun, peut-on dire, c’est le langage de la perception usuelle, donc un langage relatif à l’action, fait pour exprimer l’action, modelé sur l'action..., action qui implique la pensée bien évidemment, puisqu’il s’agit de l’action d’un être raisonnable, mais qui n'enve­ loppe ainsi qu’une pensée toute pratique elle-même. » Donc, «la réalité qui constitue l’objet de la foi nous est notifiée à titre de fait sous les espèces de la réaction vitale qui lui correspond en nous ; elle nous est définie par l'attitude et la conduite qu’elle exige de nous * ». Et il est assez malaisé de voii1 2 1. Revue du Clergé français, oct. X907. p. 212-213. 2. Revue du Clergé français, oct. 1907, pp. 212-2x4. C’est moi qui souligne. 276 LES FORMULES DOGMATIQUES ET LE SENS COMMUN ce qui distingue cette conclusion de M. Le Roy de la vingt-sixième proposition condamnée par le décret Lamentabili du 3 juillet 1907: «Dogmata fidei retinenda sunt tantummodo juxta sensum praciicum, id est tanquam norma præceptiva agendi, non vero tanquam norma credendi. » Le Saint-Office vise un pragmatisme existant, et non pas un pragmatisme chimérique qui ne ferait aucune part à l’intelligence dans ce «sensum practicum » règle d'action. Au début de la première partie de cet ouvrage, l’examen de cette théorie pragmatiste du sens com­ mun nous a montré en elle une application assez peu nouvelle du nominalisme empirique le plus radical. Ce nominalisme, nous l’avons fait voir, réduit en fin de compte la connaissance intellec­ tuelle à la connaissance sensible, et doit aboutir fatalement à la négation de la valeur ontologique des dogmes. Il nous dit : il faut se comporter à l’égard de Jésus comme à l’égard de Dieu, sans oser affirmer que Jésus est réellement Dieu. On voit ainsi quels problèmes nous restent à résoudre : La formule dogmatique, même exprimée en lan­ gage scientifique ou philosophique, n’a-t-elle d’autre signification que celle que le sens commun peut lui donner? Montrons d’abord comment de fait la formule dogmatique, exprimée à l’origine en termes de sens commun, se précise souvent en termes philoso­ phiques. Nous verrons en second lieu que, ainsi précisée, la formule dogmatique reste accessible, dans une POSITION DU PROBLÈME 277 mesure, au sens commun, si ce dernier est à l’état rudimentaire la philosophie de l’être, comme nous l'avons établi. Nous montrerons enfin, que cette formule ainsi précisée dépasse les limites strictes du sens com­ mun, mais qu’elle reste dans son prolongement et n’inféode le dogme à aucun « système » proprement dit. * ♦ ♦ Au préalable, il n’est pas inutile de prévenir une méprise. Certains nous reprocheront peut-être de nous être trop peu soucié dans la partie théologique de ce travail des besoins réels des âmes contempo­ raines, d’avoir été moins préoccupé de sauver ces âmes que de sauver la vérité révélée pour elles. On nous a déjà reproché de ne répondre que par une fin de non recevoir à l’objection tirée du principe moderne de l’autonomie de l’esprit. Pour savoir ce qu’est le dogme ce ne sont pas les besoins actuels des âmes qu’il faut étudier, c’est le dogme lui-même, et son étude nous permettra de découvrir et de susciter dans les âmes des aspira­ tions autrement profondes et intéressantes que les besoins actuels dont on nous parle. Au milieu des complications qui l’encombrent, certain immanen­ tisme paraît oublier parfois la première ligne du catéchisme qui résume tous nos devoirs : les âmes d’aujourd’hui comme celles d’autrefois sont créées et mises au monde pour connaître et aimer plus ïx sens commun 19 278 LES FORMULES DOGMATIQUES ET LE SENS COMMUN qu’elles-mêmes et par-dessus tout cette divine Vérité qui est l’objet de la foi avant d’être celui de la Vision, pour se subordonner à Elle et non pour la subordonner à leurs besoins réels ou factices. Nous devons « servir Dieu » et non pas nous servir de Dieu. — William James trouve aujourd’hui tout naturel d’écrire : « l’aséité de Dieu, sa nécessité, son immatérialité, sa simplicité, son individualité, son indétermination logique, son infinité, sa person­ nalité métaphysique, son rapport avec le mal qu’il permet sans le créer, sa suffisance, son amour de lui-même et son absolue félicité : franchement qu’im­ portent tous ces attributs pour la vie de l'homme? S’ils ne peuvent rien changer à notre conduite, qu’importe à la pensée religieuse qu’ils soient vrais ou faux1?» Sans aller si loin évidemment, M. Le Roy 1 nous dit : si comme l’admettent communément la plupart des catholiques 1 23 les dogmes ont d’abord un sens intellectuel et ensuite seulement un sens pratique et moral, « le moindre reproche qu’on 1. Expérience religieuse, trad. Abauzit, Alcan, 190Ô, p. 376. 2. En rapportant cette objection et la suivante nous ne visons nullement la pensée personnelle de M. Le Roy ; il nous a prévenu qu’en les formulant il voulait seulement nous faire connaître «l’état d’esprit qui s’oppose chez les philosophes contemporains à l’intelligence de la vérité chrétienne... dire avec franchise, avec brutalité même (s’il le faut pour se faire pleinement entendre)... pour quelles raisons précises les philosophes in­ croyants d'aujourd'hui repoussent la vérité qu’on leur apporte, et pour quelles causes légitimes (d’accord en cela avec les philo­ sophes croyants eux-mêmes) ils ne sont pas satisfaits des expli­ cations qu’on leur fournit ». Dogme et critique, 4e édit., p. 2. 3. Dogme et critique, « Qu'est-ce qu’un dogme?» (4e édit., p· 15). POSITION DU PROBLÈME 279 leur puisse faire est de sembler sans usage, d'être inutiles et inféconds, reproche bien grave à une époque où l’on aperçoit de plus en plus nettement que la valeur d’une vérité se mesure avant tout aux services qu’elle rend, aux résultats nouveaux qu’elle suggère, aux conséquences dont elle est grosse, bref à l’influence vivifiante qu’elle exerce sur le corps entier du savoirl. » Cette objection suppose que Dieu ne mérite pas d’être connu pour lui-même indépendamment des conséquences qu’on peut déduire de son existence, de sa nature, de son action. Elle suppose en outre que si la Vérité divine est révélée à nos intelligences, c’est bien plus pour être assimilée par elles que pour se les assimiler. C’est appliquer aux choses divines qui nous sont infiniment supérieures ce qui n’est vrai que des choses matérielles. C’est affirmer de ce qui est fin en soi et fin ultime ce qui n’est vrai que de moyens dont Tunique valeur est d’être utiles en vue d’autre chose. Infiniment au-dessus de l’utile, mais féconde comme une cause et une fin suprême, la Vérité première ne cesse de nous dire comme autrefois à saint Augustin : « Je suis le pain des forts, grandis et tu me mangeras. Et tu ne me changeras pas en toi, comme l’aliment de ta chair, mats c’est toi qui seras changé en moi123. » Dieu nous demande de grandir. Lorsqu’il se révèle à nous, Il cherche à nous diviniser en quelque sorte 1. Ibid., p. 12. 2. Confessions, 1. VII, c. x. : < Cibus sum grandium; cresce et manducabis mc. Nec tu me in te mutabis, sicut cibum camis tuæ, sed tu mutaberis in mc. » 28ο LES FORMULES DOGMATIQUES ET LE SENS COMMUN et non pas à s’anéantir en nous. Lorsqu’il se donne, Il ne se contente pas de pourvoir à nos besoins : assurer notre vie morale, satisfaire notre sentiment religieux, suggérer à notre intelligence des résul­ tats nouveaux, nous aider à développer notre propre personnalité ; Il nous aime au delà de tout ce que nous pouvons concevoir et désirer, jusqu’à vouloir nous associer à sa vie intime, nous amener peu à peu à Le voir comme II se voit et à L’aimer comme Il s’aime. Son but n’est pas d’exercer une influence vivifiante sur le corps entier du savoir, ses vues sont infiniment plus hautes. Ne pas se placer à ce point de vue surnaturel de Dieu, s’arrêter aux besoins actuels de nombre d’âmes c’est vouloir ne rien comprendre au sens et à la portée de la Révélation. Si au contraire nous voulons chercher à connaître Dieu comme II le mérite, comme II l’ordonne, pour lui-même, alors cette connaissance nous apparaîtra féconde, non pas à la manière des moyens utiles mais à la manière d’une cause et d’une fin suprêmes. Les œuvres d'un saint Augustin et d’un saint Thomas nous disent assez à quel point le dogme peut être intellectuellement fécond. Il suffit de parcourir la Somme Théologique pour voir quelle influence il a exercée sur toutes les parties de la philosophie : sur la métaphysique générale par l’affirmation de la création et de la création dans le temps ; sur la théo­ dicée par ce qu’il nous dit de la connaissance natu­ relle de Dieu et de tous les attributs divins ; sur la psychologie rationnelle par la doctrine de la créa­ tion de l’âme, de sa spiritualité, sa liberté, son POSITION DU PROBLÈME 281 immortalité. Il suffit d’examiner le progrès de ces sciences d’Aristote à saint Thomas, sa principale cause est incontestablement le dogme révélé qui oriente et finalise les recherches. L’influence n’est pas moindre en morale : traités de la béatitude suprême, de la loi divine et naturelle, de la conscience, des actes humains, des vertus, du péché, de la grâce. — Les dogmes de la Trinité et de l'incarnation nous ont permis d’approfondir comme on ne l’aurait jamais pu faire la notion de personnalité, et celui de la transsubstantiation la notion de substance. — Cette influence du dogme sur le corps entier du savoir paraît même avoir été trop profonde, selon M. Le Roy, puisqu’il est si malaisé aujourd’hui de le séparer de la philosophie traditionnelle. — Λ qui la faute si la philosophie moderne se désintéresse de ces problèmes, si avec les notions de Création, de Providence, d’immortalité, elle perd tous les jours davantage, celles de fin ultime, d’obligation, de péché, de peine, de pénitence, de repentir, d’humi­ lité, d’amour de Dieu? Platon dans le Gorgias était infiniment en avance sur la philosophie de notre époque, et de Platon à la théologie catholique il y a un autre infini à parcourir. Cette théologie est méconnue comme le sens profond et surnaturel de l’Évangile ; des simples, des âmes contemplatives en vivent, mais les sages devenus trop prudents n’en vivent plus. «Je te rends grâce, ô Père, de ce que tu as caché ces choses aux prudents et aux sages, et de ce que tu les as révélées aux petits. Oui, Père, je te rends grâce de ce que tel a été ton bon plaisir. » Ces paroles de Jésus exprimaient son 282 LES FORMULES DOGMATIQUES ET LE SENS COMMUN amour de Dieu, et se retournant vers les âmes, aussitôt il ajoutait : « Venez à moi, vous tous, qui êtes fatigués et chargés, et moi, je vous referai. » (Math. XI, 25-28). Nous devions donc autant que possible étudier le dogme en lui-même et non pas en fonction des besoins actuels. Si d’ailleurs ces besoins devenaient la norme de nos affirmations, que resterait-il de la Vérité révélée? On demande aujourd’hui à l’Église d’enlever à la parole de Dieu ce qu’elle a de trop intransigeant dans le ton sur lequel elle affirme, de trop sublime dans l’excès d’amour qu’elle exprime (les besoins de l’âme moderne ne vont pas si haut), de trop tragique dans les justices qu’elle annonce. On voudrait la rendre accessible à nombre d’âmes moins éprises de vérité que de liberté intellectuelle, de perfection surnaturelle que d'idéal humain, des droits de Dieu que de leurs propres droits. — L’Église sera toujours d’une infinie charité à l’égard des faibles, elle n’oublie pas le mot de Notre-Seigneur à ses disciples : « J’ai encore beaucoup de choses à vous dire, mais vous ne pouvez pas les porter maintenant » (Jean, XVI, 12). Elle recommande à ses ministres de n’aborder l’explication des plus profonds mystères que devant « ceux qui sont assez avancés dans la connaissance des Vérités saintes ; car, pour ceux qui sont encore faibles dans la foi, il serait à craindre qu’ils ne fussent accablés sous le poids d’une Vérité si haute1 ». A cette école l. Catéchisme du Concile de Trente, à propos du mode scion lequel s’opère la transsubstantiation. POSITION DU PROBLÈME 283 surnaturelle de la Charité les Boanerges comme saint Jean deviennent des doux et ne savent plus dire qu’une chose : « Aimez-vous les uns les autres. » — Rien de plus vrai, mais cependant cet amour des âmes, par cela seul qu’il est essentiellement fondé sur l’amour de Dieu, ne peut jamais porter l’Église à commettre cette faute dont le monde ne peut toujours s’apercevoir et qui pourtant offense Dieu très gravement, elle consiste à diminuer sa Gloire, de façon plus ou moins consciente à subor­ donner scs idées aux nôtres, sa Volonté infiniment sainte à nos caprices d’un instant. Quant au principe d’autonomie, sous la forme absolue qu’on lui a donnée, nous ne pouvions, cela va sans dire, que l’écarter. — « S’il faut tenir, nous dit-on, pour second et dérivé le sens pratique et moral du dogme, et placer au premier plan son sens intellectuel un dogme quelconque apparaît comme un asservissement, comme une limite aux droits de la pensée, comme une menace de tyran­ nie intellectuelle, comme une entrave et une res­ triction, imposée du dehors à la liberté de la recherche : toutes choses radicalement contraires à la vie même de l'esprit, à son besoin d’autonomie et de sincérité, à son principe générateur et fonda­ mental qui est le principe d’immanence 123.» « Le premier principe de la méthode n’est-il pas sans conteste, depuis Descartes, qu’il ne faut tenir pour vrai que ce que l'on voit clairement être tel8 ? » 1. E. Le Roy, Dogme et critique, p. 15. 2. Ibid., p. 9. 3. Ibid., p. 7. 284 LES FORMULES DOGMATIQUES ET LE SENS COMMUN A l’objection ainsi formulée nous ne pouvions répondre que par une fin de non recevoir : A supposer que le sens premier du dogme soit intellectuel, le refus d’adhérer intellectuellement à un dogme ainsi révélé par Dieu constitue, pour tous les théolo­ giens et tout catholique, non point la revendication légitime d’un droit mais le péché formel d’infidélité. Le premier devoir de toute pensée créée est de se soumettre à la Pensée première. «Cum homo a Deo tanquam Creatore et Domino suo totus depen­ deat et ratio creata increatæ Veritati penitus sub­ jecta sit, plenum revelanti Deo intellectus et volun­ tatis obsequium fide præstare tenemur... (credentes supernaturaliter) non propter intrinsecam rerum veritatem..., sed propter auctoritatem ipsius Dei revelantis... » — « Si quis dixerit rationem humanam ita independeniem esse, ut fides ei a Deo imperari non possit : an. s. » {Concile du Vatican, Denzinger, 10e éd., 1789 et 1810.) Le principe d’autonomie sous cette forme radicale a été étudié par les théo­ logiens à propos de sa réalisation exemplaire : le péché de l’ange : « L’ange (déchu) a voulu d’une façon perverse imiter de Dieu, en désirant comme fin ultime ou béatitude, ce qu’il pouvait atteindre par les seules forces de sa nature, et en se détournant de la béatitude surnaturelle, qu’il ne pouvait obtenir que par la grâce de Dieu.1 » — Ce que l’âme moderne ne sait plus assez, ce qu’elle est gravement coupable de ne plus savoir, c’est que Dieu est Dieu et que nous par nous-mêmes ne sommes que néant.i. i. S. Thomas, I·, q. 63, a. 3. POSITION DU PROBLÈME 285 Comme par le passé, Dieu reste toujours Celui qui est et nous ceux qui sans Lui ne sommes rien. Si dans la revendication de nos droits, nous oublions la Gloire de Dieu, Il ne cesse pas d’y penser et de vouloir la faire nôtre en nous assimilant à Lui, Parce qu’il nous veut à Lui à sa manière et non pas à la nôtre, il veille sur sa Parole sacrée, l’Église ne peut pas en voiler le ton, elle ne peut y changer un iota, «le ciel et la terre passeront, mais cette parole ne passera pas1 », « folie pour ceux qui se perdent, force divine pour ceux qui se sauvent1 2 ». — Pour la même raison, Dieu veille sur sa science, la théologie, lui interdit d’être trop humaine, lui défend à l’égard des idées en vogue certain respect qui ne serait au sens scripturaire du mot que « stul­ titia » ou respect humain. Il la ramène toujours à ses principes dont Lui seul a naturellement l’évi­ dence et dont l’intuition fera notre vie de l’éternité. Devant les altérations du dogme le théologien d’aujourd’hui doit conserver l’absolue franchise des Pères et des anciens théologiens ; dans l’ardeur avec laquelle on proclame le principe d’autonomie il est obligé de voir ce qui s’appelle, de son vrai nom, non pas toujours l’orgueil intellectuel mais la peur du surnaturel. Nous avons peur de ne plus nous appartenir si Dieu devient tout à fait le maître chez nous. Nous ne parvenons pas à comprendre que nous ne serons vraiment délivrés que dans la mesure où Dieu sera en nous et y régnera. Seul le 1. Math., xxiv, 35. 2. I Cor., i, 18. 286 LES FORMULES DOGMATIQUES ET LE SENS COMMUN saint qui abdique toute autonomie à l’égard de Dieu est pleinement libre. De même que la grâce intrinsèquement efficace, loin de nous violenter, nous fait libres, au sens où l’entend saint Thomas (Ia, q. 83, a. i, ad 3““), ainsi la Révélation dans l’intellect spéculatif lui-même dissipe les obscurités et les doutes, si nous voulons la recevoir non pas à demi, mais toute, avec cette passion ardente de la Vérité qui nous arrache à nous-mêmes pour nous perdre en Dieu. Alors seulement nous saisissons les rapports multiples des choses et nous pouvons, sans leur faire violence, unir entre elles les vérités. — La contre-partie le fait mieux entendre : a L’homme séparé de la Vérité, parce qu’il a peur d'elle, compose une parodie satanique de l’unité ; n’ayant pas voulu unir ce qui est uni, concilier ce qui est conciliable, il tâche d’unir ce qui est nécessairement et éter­ nellement contradictoire..., il tombe insensiblement dans cette indifférence glacée, placide et tolérante, qui ne s’indigne de rien, parce qu’elle n’aime rien, et qui se croit douce parce qu’elle est morte. Devenu neutre entre la vérité et l’erreur, il croit qu'il les domine toutes les deux *. » C’est à l’antipode de la liberté intellectuelle des saints, des grands contem­ platifs, l’absolue autonomie qui prépare, comme celle de l’enfant prodigue, les pires servitudes et les dernières déchéances ; elle a pour formule suprême : a La Vérité immuable n'est pas, elle serait contraire à la liberté de l’esprit. Rien n’est, tout devient, i. Hello, L’Hymne, chapitre sur « l’Unité >. Paris, Perrin, 1894· POSITION DU PROBLÈME 287 et dans le devenir s'identifient les contradictoires, l’être et le non-être, le bien et le mal *. » Cette philosophie sage, cette tolérance douce, repro­ duisent à leur manière le calme de la charité ; elles sympathisent avec toutes les religions 12 ; mais lorsque le Christ vient dire : « Je suis venu dans le monde, pour rendre témoignage à la Vérité; qui­ conque est de la vérité écoute ma voix », elles ne trou­ vent, comme Pilate, qu’un mot à répondre : « Qu’estce que la vérité? » (Joan., xviii, 38.) Arrivé là, l’homme ne sait plus même le sens du verbe impliqué dans tout jugement « est est, non non » (Matth., v, 37), il ne voit plus en quoi s’opposent l’affirmation et la négation. « Il est écrit, dit saint Paul : le Seigneur connaît les pensées des sages, il sait qu’elles sont vaines. Il les prendra dans leurs propres ruses. » (I Cor., ni, 19.) — Sans nier toujours le caractère absolu de la Vérité, certains nous disent : « L’impor­ tant n’est plus de savoir si Dieu est, mais si l’examen du problème de Dieu est vraiment libre ; pour cela, il faut être aussi sincèrement disposé à se passer de Dieu s’il ne se rencontre pas, qu'à l’accepter s’il se rencontre. » Il en doit être de même évidemment pour l’examen de l’existence du devoir. Nous savons ce qu’est en réalité cette indépendance : « Qui n’est pas avec moi, est contre moi. » (Matth., xii, 30.) — 1. N’est-ce pas l'incessant leitmotiv de la * philosophie nou­ velle », qui veut substituer à l'Être le deveniri — M. Bergson, comme avant lui Hégcl, n’est d’ailleurs qu’un exécutant. H y a longtemps que la partition est écrite ; et il faut avoir ou avoir eu la foi surnaturelle pour en saisir toute la profondeur. 2. Encyclique Pascendi. (Dcnzinger, 2082.) 288 LES FORMULES DOGMATIQUES ET LE SENS COMMUN Sans aller si loin, il nous arrive de préférer la recherche de la vérité à la vérité elle-même. Comme le remarque Pascal, «on aime à voir, dans les disputes, le combat des opinions ; mais de con­ templer la vérité trouvée, point du tout... (comme ceux) qui passent tout le jour à courir un lièvre qu’ils ne voudraient pas avoir acheté1 ». Cette frivolité nous fait dire parfois que la Vérité divine est inutile et sans intérêt, si Dieu nous la donne « toute faite », nous voudrions la trouver nous-mêmes. C'est par­ ticulièrement le vice du subjectivisme, radicalement incapable de s’élever à V objectivité de la charité, à l’amour de Dieu pour lui-même et non pas pour nous. Telle est la raison de notre fin de non recevoir, on trouvera peut-être qu’elle n'est pas scientifique au sens moderne du mot, elle est réeUe et théologique, et cela suffit. Pour la partie de l’objection qui mérite considé­ ration nous y avons, croyons-nous, amplement répondu. L’autonomie de l’esprit dans la mesure où elle est légitime est même autrement sauvegardée dans la philosophie traditionnelle que dans le pragmatisme qu’on nous proposait. Ce qui est absolument contraire à l’autonomie de l’esprit c’est dans l’ordre naturel de faire dépendre ses affirmations les plus essentielles des commodités de la vie pra­ tique, et non de l’évidence objective de la vérité. Nous allons même sur ce point plus loin que Descartes qui se contentait de l'évidence subjective. Pouri. i. Pensées, 2® édition. L. Brunschwicg, p. 389 et 392. POSITION DU PROBLÈME 289 qu’il soit vraiment autonome il faut à l’esprit l’évi­ dence objective, ou l’être évident. Alors seulement il peut affirmer en pleine connaissance de cause, car il n’affirme que ce qu’il perçoit dans l’être même. — S’il en est ainsi, Dieu, pour se révéler à nous, s’est surtout servi des notions premières de notre intelligence spéculative spontanée, il a réuni ces notions en une proposition non évidente. Il nous a demandé d’y croire surnaturellement parce qu’elle venait de Lui, et nous a donné la grâce à cet effet. Dans la suite cette foi surnaturelle s’est explicitée conformément aux lois de l’autonomie de l’esprit par la précision des notions premières, précision dirigée par Dieu et sanctionnée par Lui qui est tout à la fois son œuvre et la nôtre. Ainsi seulement la parole de Dieu conserve sa portée objective, toute autre explication, nous allons le voir, l'appauvrit et la dénature. Ce n’est pas en appauvrissant la parole de Dieu qu’on sauvera les âmes ; qu’on le veuille ou non, on ne fera ainsi que les affadir et les perdre. « Quod si sal evanuerit, in quo salietur? Ad nihilum valet ultra, nisi ut mittatur foras et conculcetur ab hominibus. » CHAPITRE PREMIER COMMENT LES FORMULES DOGMATIQUES SE SONT PRÉCISÉES EN TERMES PHILOSOPHIQUES § i. — La précision progressive des formules dogmatiques. Il reste donc à examiner s’il est vrai de dire que les formules dogmatiques, alors même qu’elles sont exprimées en langage philosophique, doivent être interprétées comme écrites en langage vulgaire. Nous ne ferons pas de difficulté à admettre que la foi peut s’exprimer en termes de sens commun (la formule de foi des premiers fidèles ne contenait aucun terme technique) : si les notions de sens commun, définitions nominales, (ce à quoi tout Je monde pense quand on prononce tel mot), contiennent confusément une définition réelle vraie, quid rei, elles peuvent traduire analogiquement la réalité divine. Mais précisément pour cette raison, tout système philosophique qui rompt avec le sens commun, comme le phénoménisme ou la philosophie du devenir, tout système qui refuse une portée ontologique aux notions premières d’être, de sub­ stance, de chose, etc..., ne pourra servir à préciser la formule dogmatique primitive, à formuler ou à 2Ç2 LES FORMULES DOGMATIQUES ET LE SENS COMMUN penser philosophiquement le dogme. — Et si, pour une raison ou pour une autre, la formule primitive de sens commun a besoin d’être précisée, ce ne saurait être que par un recours à cette philosophie de l’être que M. Bergson appelle « la métaphysique naturelle de l’intelligence humaine », et qui n’est, en réalité, que le prolongement naturel de l’intelli­ gence spontanée. Pourquoi ne serait-ce pas là la métaphysique des Conciles? Ce problème revient à celui de l’évolution du dogme après la mort du Christ et des Apôtres. Tous les théologiens catholiques définissent cette évolution en disant qu’elle n’est pas dans la réalité connue, ni dans la révélation qui nous en est faite par Dieu, mais dans la connaissance que nous en avons ; et le progrès de notre connaissance consiste, disent-ils, dans un passage de l’implicite à l’explicite. Les théologiens catholiques ne disent pas : passage de la puissance à l’acte, ni même du virtuel à l’actuel, mais de l’actuel implicite à l’actuel explicite. La foi de l’Église primitive n’avait pas une extension moindre que la nôtre, nous ne connaissons pas j)lus de choses, mais les mêmes choses d’une façon plus précise. On a donné diverses analogies de ce progrès : celle du germe qui fait plutôt penser à un passage de la puissance à l’acte ; celle du ferment, moins grossière à certains égards. Des analogies prises de l’ordre de la connaissance conviendraient davantage. On pourrait donner comme exemple la même philosophie préparée par Socrate, développée par Platon, systématisée par Aristote, reprise plus tard par saint Thomas. Mais c’est là encore une PRÉCISION DES FORMULES DOGMATIQUES 2Ç3 analogie insuffisante, il y a là passage du virtuel à l’actuel, comme il arrive dans le développement non plus du dogme, mais de la théologie ; la théologie déduit des conclusions nouvelles, qui n’étaient que virtuellement contenues dans les articles de foi. La véritable analogie du développement du dogme est le progrès que nous avons constaté dans la connaissance des premiers principes rationnels ou encore dans la connaissance des notions de liberté, de spiritualité... Tout le monde possède les premiers principes, ils sont comme la structure même de la raison, mais le vulgaire ne saurait les formuler ; il a fallu l’effort des philosophes pour trouver cette formule précise, pour déterminer les rapports de dépendance de ces différents principes à l’égard du principe suprême, le principe d’identité. Il y a un réel progrès depuis la simple adhésion du sens commun au IVe livre des Métaphysiques consacré par Aristote au principe de contradiction ; mais ce progrès réel n’est qu’un passage de l'actuel implicite à l’actuel explicite. Ce sont les mêmes principes explicités. — De même, tout homme a conscience de son libre arbitre, il se sent maître de ses actes, maître d'agir ou de ne pas agir. Il a une idée non pas obscure mais claire de la liberté, en ce sens qu’elle suffit pour lui faire reconnaître ce qui est libre et ce qui ne l'est pas. Mais cette idée claire reste cependant confuse en elle-même, elle ne sera distincte que lorsque la raison philosophique en déterminera la compréhension et la définira en la rattachant à l’être. La maîtrise de soi, que tout le monde affirme, deviendra alors de Yindifférence dominatrice de la Le sens commun 20 294 LES FORMULES DOGMATIQUES ET LE SENS COMMUN volonté à l’égard du bien partiel, indifférence fondée sur la connaissance du bien universel et de l’hiatus infini qui le sépare d’un bien limité. C’est ainsi que nous devons concevoir l’évolution dogmatique au moins pour les dogmes fondamen­ taux qui, comme la Trinité et l’incarnation, ont été, dès les premiers temps, objet de foi explicite et exprimés en termes de sens commun. L’explicita­ tion de leur formule déjà claire n’a été qu’un passage du confus au distincti. *x. Dès lors, il est à penser que i. Pour d’antres dogmes, comme l'infaillibilité du Pape ou l’Immaculéc-Conception, qui n'ont pas été objet de foi explicite dès les premiers temps, il y a eu passage non pas du confus au distinct, mais de l'obscur au distinct. L’infaillibilité du Pape était contenue obscurément dans le dogme de l’infaillibilité de l’Églisc et dans celui de la primauté des successeurs de saint Pierre. De même l’Iinmaculée-Conception était contenue dans la plénitude de grâce attribuée par l’archange Gabriel à Marie. Ainsi, dans l’ordre naturel, la certitude de l’objectivité de nos connaissances contient la certitude que l'objet formel de l’intel­ ligence est l’être, cette dernière proposition n’est pas connue clairement, mais seulement de façon obscure par le vulgaire, tandis qu'il connaît clairement la liberté. De même encore, comme le dit Leibnitz (.Vowv. Ess., 1. II, c. 29), le vulgaire a une connaissance obscure des diverses espèces de plantes, le jardinier en a une connaissance claire, le botaniste une connais­ sance distincte. — On a d’autres exemples de ce développement dans les sacrements ; c’est ainsi que le dogme des trois caractères sacramentels est une explicitation de la pratique de la nonréitération de trois sacrements. Rien de plus complexe qu’un fait comme l’administration d'un sacrement : on peut considérer le sacrement en hü-meme comme signe, dans ses éléments, dans scs effets, dans son rapport avec Dieu et avec le Christ, par rapport enfin au ministre et au sujet et aux conditions requises dans l’un et dans l'autre. On pourra ainsi, par explicitation du contenu de ce fait très complexe, tirer une foule de définitions. Nous avons plus longuement traité cette question de l’évo­ lution du dogme ailleurs, de Revelatione, t. I, p. 18-20, p. 185-190. PRÉCISION DES FORMULES DOGMATIQUES 295 cette précision est faite par un recours naturel à cette philosophie de l’être qui est le prolongement naturel du sens commun. De ce point de vue, pour­ quoi les termes de certaines propositions définies sur la distinction réelle des personnes divines ou sur l’union hypostatique devraient-ils se tenir dans les strictes limites où se meut l’intelligence spon­ tanée? Au reste, qui fixera exactement ces limites, qui dira où finit exactement le sens commun et où commence cette « métaphysique naturelle » qui en est le prolongement et la justification? Si l’on veut se faire une idée exacte de la nature du progrès du dogme, on peut comparer la formule primitive des dogmes de la Trinité et de l’incarna­ tion aux formules subséquentes destinées à en éclaircir le sens et à le développer en face des alté­ rations de l’hérésie. La définition du Concile de Vienne sur l’âme, forme du corps, et celle de Trente sur la transsubstantiation nous donneront aussi quelque lumière. § 2. — Les formules dogmatiques de la Trinité. La confession de foi en la Trinité dans sa sim­ plicité primitive est ainsi conçue : « Gredo in unum Deum Patrem omnipotentem, et in Jesum Christum Filium ejus unicum Dominum nostrum, et in Spi­ ritum Sanctum. » C’était le noyau du symbole qu’on exigeait dans la réception du baptême et la simple reproduction de la formule baptismale donnée par Notre-Seigneur Jésus-Christ à ses apôtres. Les hérésies des trois premiers siècles se sont écartées du 296 LES FORMULES DOGMATIQUES ET LE SENS COMMUN vrai sens de cette formule. Elles ont pris trois direc­ tions : — Les uns, insistant trop exclusivement sur l'unité de Dieu, niaient la distinction réelle entre le Père, le Fils et le Saint-Esprit ; ce fut l’hérésie de Sabellius. — D’autres insistaient, au contraire, sur la distinction du Père, du Fils et du Saint-Esprit au point de faire du Fils et du Saint-Esprit des êtres inférieurs au vrai Dieu ; ce fut l’hérésie d’Arius et celle de Macédonius. — D’autres, enfin, venus plus tard, les trithéistes, maintenaient la distinc­ tion et l’égalité du Père, du Fils et du Saint-Esprit, mais en y voyant trois dieux. — Le Concile de Nicée précisa le dogme contre les ariens, non pas seulement d’une façon négative, par un anathème, mais d’une façon 'positive, en agrandissant le sym­ bole apostolique par le développement de l’idée de filiation ou de génération. Le symbole de Nicée est ainsi conçu : « Et in unum Dominum, Jesum Chris­ tum Filium Dei, qui ex Patre unigenitus generatus, hoc est ex substantia Patris, Deum ex Deo, lumen ex lumine, Deum verum ex Deo vero, genitum, non factum, consubstantialem (δμοούσιον) Patri, per quem omnia facta sunt, et quæ in cœlo et quæ in terra. » Vient ensuite l’anathème qui rejette la différence de substance et l’origine temporelle du Fils. — Le Ier Concile de Constantinople précisa le dogme contre les macédoniens relativement au Saint-Esprit. — La doctrine avait déjà été fixée contre les trithéistes par la lettre dogmatique du pape Denis et par les anathèmes du pape Damase. Le IIe Concile de Constantinople (553), dans son premier canon, exclut les trois hérésies précédentes : PRÉCISION DES FORMULES DOGMATIQUES 297 «Si quis non confitetur Patris et Filii, et Spiritus Sancti unam naturam sive substantiam, et unam virtutem et potestatem, et trinitatem consubstan­ tialem, unam deitatem in tribus subsistentiis sive 'personis adorandam, talis anathema sit. » (Denzinger, 10e édi., 213.) Il est à remarquer que cet anathème ne détermine pas seulement le sens négatif du dogme par exclusion des hérésies ; il détermine ce qu’il faut positivement croire. La formule dogma­ tique comporte désormais les noms abstraits de nature ou substance (ρίαν ούσιν ήτοι ουσίαν) et les noms concrets trois subsistences ou personnes (εν τρίσΐν υποστάσεσιν γ,γουν προσώποις). Le symbole dit de saint Athanase (probablement du ve siècle) résume toute la doctrine de la Trinité en enseignant qu’il ne faut ni confondre les personnes neque confundentes personas, ni séparer la substance, neque substantiam separantes. Les attributs de l’essence conviennent à chaque personne, mais ne doivent pas plus être multipliés que la substance même. — Dans l’ère patristique le symbole le plus complet du dogme de la Trinité est celui du XIe concile célébré à Tolède en 675. « Il reflète, dit Scheeben x, toute la partie technique du dogme tel qu’il s’est développé dans la lutte contre les héré­ sies. » Nous n’avons plus seulement ici les noms abstraits de « nature » ou « substance » et les noms concrets de « personne » ou « subsistence » ; mais ce qui distingue les personnes les unes des autres T. La Dogmatique, t, II, § 106 ; les foimules dogmatiques de la Trinité. 298 LES FORMULES DOGMATIQUES ET LE SENS COMMUN cc sont des relations x. Il est de foi qu’il y a en Dieu des relations réelles. Le symbole de Tolède dit expressément : « In relativis vero personarum nomi­ nibus Pater ad Filium, Filius ad Patrem, Sanctus Spiritus ad utrosque refertur ; quæ cum relative tres ■persome dicantur, una tamen natura vel substantia creditur. Nec sicut tres personas, ita tres substan­ tias praedicamus, sed unam substantiam, tres autem personas. Quod enim Pater est, non ad se, sed ad Filium est ; et quod Filius est, non ad se, sed ad Patrem est ; similiter et Spiritus Sanctus non ad se, sed ad Patrem et Filium relative refertur : in eo quod Spiritus Patris et Filii prædicatur. Item cum dicimus « Deus », non ad aliquid dicitur, sicut Pater ad Filium, vel Filius ad Patrem, vel Spiritus Sanctus ad Patrem et Filium, sed ad se specialiter dicitur Deus... In relatione enim personarum nume­ rus cernitur ; in divinitatis vero substantia, quid numeratum non comprehenditur. Ergo in hoc solum numero insinuant, quod ad invincem sunt ; et in hoc numero carent, quod ad se sunt. » (Denzinger, 278-280). Cette doctrine qui sera reproduite par le Concile de Florence est incontestablement l'expres­ sion d’un point de foi défini. — Dans la suite, le IVe Concile de Latran apporte encore une nou­ velle précision. Dans sa définition contra abbatem Joachim, jointe à son symbole, il affirme l’identité i. Saint Grégoire de Nazianze. saint Grégoire de Nysse, saint Augustin, avaient déjà montré que l’unité de nature n'était conciliable avec la distinction réelle des personnes qu’en rédui­ sant les personnes à des relations subsistantes. CÎ.Jansens, De Deo Trino, p. 221, PRÉCISION DES FORMULES DOGMATIQUES 299 réelle de la substance divine avec chacune des per­ sonnes, ce qui exclut une division de la substance dans les diverses personnes : « Quælibet trium per­ sonarum est illa res, videlicet substantia, essentia seu natura divina... et illa res non est generans, neque genita, nec procedens, sed est Pater, qui generat, et Filius qui gignitur, et Spiritus Sanctus qui procedit : ut distinctiones sint in personis ; et unitas in natura. » (Denz., 432.) — Enfin, le Filio­ que est défini aux Conciles de Lyon et de Florence ; et le Décret pour les Jacobites donne un exposé général de toute la doctrine de la Trinité, qui peut être considéré comme la dernière expression du progrès dogmatique : i° il précise la distinction réelle et indestructible des personnes en se fondant sur leur origine ; 2° leur unité absolue, excepté en ce qui regarde les relations (Hæ très personæ sunt unus Deus et non tres Dii, quia trium est una subs­ tantia, una natura, una divinitas, una immensitas, una ætemitas, omniaque sunt unum, ubi non obviat relationis oppositio) ; de cette unité découle la circuminsession des personnes et leur égalité ; 3e les trois personnes sont un seul Dieu et un seul prin­ cipe de toutes choses. Ce Décret (Denz., 703) est une définition solennelle, comme l’indiquent les pre­ miers mots. « Sacrosancta romana Ecclesia... firmiter credit profitetur et prædicat, etc... » La formule dogmatique développée comporte donc désormais les concepts de nature, de subsistence, de relation. Dans l’époque moderne, il n’y a guère à citer que les déclarations de l’Église contre Günther. Günther reconnaissait l’origine divine du Christianisme et 300 LES FORMULES DOGMATIQUES ET LE SENS COMMUN l’infaillibilité de l’Église ; mais, selon lui, « tant que le progrès de l’esprit humain n’avait point permis d’arriver à la pleine intelligence du Chris­ tianisme, cette infaillibilité n’avait pu servir qu’à faire le meilleur choix possible, parmi les interpré­ tations régnantes. Les interprétations proposées infailliblement par l’Église avaient donc été celles, qui s’harmonisaient le mieux avec la civilisation et les besoins de l’époque. Toutes les définitions des Conciles contenaient ainsi un peu de vérité ; mais à mesure que l’exigeait la marche du progrès, elles devaient être remplacées par d’autres plus proches de la vérité absolue et plus conformes à la raison 1 ». Moderniste avant la lettre, Günther tenait pour périmée la philosophie des Pères et des théologiens. Ils n’ont pas su établir, disait-il, la théorie de la connaissance qui doit chercher ses bases dans la conscience du moi. C’est Descartes qui a ouvert la véritable voie. De ce point de vue moderne, la per­ sonnalité ne peut consister que dans la conscience du moi. Dès lors, une modification dans la concep­ tion du dogme s’impose. Si Dieu a conscience de lui-même par son essence, il n’y a en lui qu’une seule personne. Si Dieu se connaît, c’est donc, selon Günther, par les trois personnes qui sont en lui ; c’est en s’opposant lui-même comme sujet, à luimême comme objet, et en affirmant en même temps l’égalité de ce sujet et de cet objet. Ainsi s’expli­ querait le mystère de la sainte Trinité. Le sujeti. i. Vacant, Études thiol, sur les Const, du Concile du Vatican, t. II, p. 283· PRÉCISION DES FORMULES DOGMATIQUES 301 ayant conscience de lui-même serait la première personne. L’objet ayant conscience de lui-même serait la seconde personne. Enfin, la conscience de l’égalité de ce sujet et de cet objet constituerait la troisième personne. L’acte de conscience de soi ou 1'intellection est ainsi triplé, pour qu’il y ait trois personnes, mais par là la nature divine elle-même est triplée, car elle s’identifie avec l’intellection. Il n’y a plus ainsi, selon Günther, une unité numé­ rique de nature et d’intellection pour les trois personnes divines, mais seulement une unité for­ melle dynamique ; la nature divine est triplée. « Deus se in seipso ut substantiam rcalem opponit, seu per emanationem duplicat *. » S’agit-il d’expli­ quer la préface de la Sainte Trinité «non in unius singularitate personæ, sed in unius Trinitate substantiæ », Günther a recours à cette exégèse : « Vox unius secundo loco non eodem sensu accipienda est sicut priori loco, sed euphoniæ causa dicitur unius substantial pro ejusdem substantia;, nam hic de ter­ naria seu triplicata substantia sermo est ·. » C’est au sujet de cette erreur que Pie IX écrivit dans sa lettre du 15 juin 1857 à l’archevêque de Cologne : « Noscimus in iisdem libris (Güntherianis) non pauca legi, quæ a catholica fide sinceraque explicatione de unitate divina substantia in tribus distinctis sempiternisque Personis non minimum aberrant. » (Denz., 1655.) — C’est aussi contre ce 1. Version du C. Franzelin. Cf. De Deo Trino, th. XVIII, p. 289. 2. Günther, Propad., II, p. 539· — Franzelin, op. cil., p. 297· 302 LES FORMULES DOGMATIQUES ET LE SENS COMMUN néo-trithéisme qu’ont été formulés les trois canons qui se trouvent dans le schéma du Concile du Vatican sur le dogme de la Trinité *. § 3. — Les formules dogmatiques du mystère de VIncarnation. On peut suivre un progrès analogue et parallèle en comparant les formules successives du dogme de l’incarnation. — La formule dogmatique primitive relative à la personne du Sauveur est la suivante dans le symbole apostolique reçu en Occident : «Credo... in Jesum Christum Filium ejus (Patris) unicum, Dominum nostrum, qui natus est de Spiritu Sancto et Maria Virgine » ; dans la forme occidentale postérieure, on lit : « Qui conceptus est de Spiritu Sancto, natus ex Maria Virgine. » — Quatre hérésies successives s’écartèrent du vrai sens de cette for­ mule. Arius dit : « L’unité de Dieu nous oblige à admettre que le Logos est créé ; ce Logos préexis­ tant n’a pu prendre dans le sein de Marie et élever à lui une nature humaine complète, mais seulement un corps humain ; il paraît absurde de songer à unir en une seule personne deux esprits créés. » Saint Athanase répond : « Nous n’eussions pas été i. Collectio Lacensis t. VII, p. 1637. — 1. «Si quis dixerit, sicut tres personas, ita. et tres essentias seu substantias in Deo esse. a. s. — 2. Si quis dixerit, divinam substantiam non numero, sed specie seu qualitate unam eamdemque esse, a. s. — 3. Si quis dixerit, Trinitatem unum Deum esse non propter unius substantiae singularitatem, sed propter trium substantiarum æqualitatem et personarum ad se invicem relationem ; a. s. » PRÉCISION DES FORMULES DOGMATIQUES 303 rachetés, divinisés, si le Logos qui est devenu chair n’avait pas été dans sa nature le vrai Logos de Dieu. » Et le Concile de Nicée agrandit alors le symbole et après y avoir affirmé que le Fils est consubstantiel au Père, il ajoute : a Qui propter nostram salutem descendit, incarnatus est et homo factus est. » — Apollinaire, qui prit part aux luttes contre les ariens, ne voulut reconnaître rien de créé dans la nature spirituelle du Christ : « Si le Christ, disait-il, avait eu une âme raisonnable comme la nôtre, il n’aurait pas été impeccable et ses mérites n’auraient pas eu une valeur suffisante pour nous racheter. Au reste, ajoutait-il, le Logos divin et une âme raisonnable ne peuvent former un être unique » ; restait donc à affirmer qu’en Jésus le Logos divin remplaçait l’âme raisonnable. Le sens du symbole de Nicée fut alors parfaitement expliqué dans un long symbole reproduit par YAncorat de saint Épiphane et répandu en Orient vers 374: «Credimus in Filium Dei... qui... et homo factus est, hoc est assumpsit perfectum homi­ nem (hoc est), animam et corpus et mentem et omne quidquid est homo, excepto peccato, non ex semine viri, nec ita ut in homine dumtaxat inesset, sed in seipsum effectam illam carnem transtulit, et in unam ac sanctam singularitatem conjunxit... homo perfectus esse voluit. » (Denzinger, n° 13.) — Nestorius, par réaction contre Apollinaire, ne se contenta pas de soutenir l’intégrité de la nature humaine du Christ, il en fit même une personne particulière à côté de celle du Logos : « Si le Christ, disait-il, est né de Marie, c’est qu’il n’est pas de 304 LES FORMULES DOGMATIQUES ET LE SENS COMMUN nature divine ; le Logos-Dieu n’a pu naître d’une femme, il habite seulement en celui qui est né de Marie. » L'Incarnation n’était plus qu’une simple union morale de Dieu et de l’homme Jésus. Le Concile d’Éphèse approuva les douze anathématismes de saint Cyrille d’Alexandrie contre Nestorius. Le second de ces anathématismes est ainsi conçu : « Si quis non confitetur, carni secundum subsisten­ tiam (καθ' ύπόστασν/) unitum Dei Patris Verbum, unumque esse Christum cum propria carne, eumdem scilicet Deum simul et hominem, A. S. » Remarquons encore que cet anathématisme ne constitue pas seulement le sens négatif du dogme en excluant l’erreur de Nestorius ; il en détermine le sens positif. Il faut croire («si quis non confitetur...») positi­ vement désormais à l’union hypostatique des deux natures. — Eutychès, adversaire de Nestorius, se donna comme défenseur de la théologie de saint Cyrille et insista tellement sur l’union (ενωσις καθ' ύπόστασ'.ν) qu’il en vint à perdre de vue la dualité des natures divine et humaine ; il n’y avait selon lui après l’union qu’une seule nature divino-humaine. Le Concile de Chalcédoine définit alors la distinction des deux natures et précisa l’unité de personne ou hypostatique : « Unum eumdemque Christum Filium Dominum unigenitum, in ducibus naturis inconfuse..., salva proprietate utriusque naturæ et in unam per­ sonam atque subsistentiam concurrente, non in duas personas partitum aut divisum... » — Le quatrième canon du Concile de Constantinople (653) reproduit ces expressions. — Le Concile de Latran (649) condamne les monothélites en définissant qu’il y a PRÉCISION DES FORMULES DOGMATIQUES 3O5 dans le Christ deux volontés comme il y a deux natures. — Désormais, le progrès dogmatique peut être considéré comme achevé. Le symbole dit de saint Athanase éclaire l’union hypostatique par l’analogie très éloignée de J’union de l’âme et du corps. — Le symbole de Tolède (675) détermine plus exactement les rapports du Christ à la Trinité. Le Concile de Florence, dans son Décret pour les Jacobites, résume toutes les définitions précédentes avec un coup d’œil rétrospectif sur les principales hérésies. Dans l’époque moderne, au XIXe siècle, Günther estime que la doctrine du Concile d’Éphèse contre Nestorius répond à une philosophie désormais ruinée sous les coups du criticisme kantien. La philosophie moderne qui fait consister la personnalité dans la conscience du moi nous oblige aujourd’hui, selon Günther, à reconnaître dans le Christ deux personnes comme il y a en lui deux consciences, l’une divine et l’autre humaine, mais deux personnes très inti­ mement unies. Il n’y a pas unité de personne, mais union dynamique des personnes ; le Christ comme homme a conscience d’être subordonné au Verbe et de lui appartenir, et le Acerbe a conscience d’agir en Jésus. — Cette doctrine de Günther fut regardée par les théologiens comme un retour au nestoria­ nisme ; Pic IX déclara quelle n’était pas moins fausse que sa doctrine sur la Trinité : « In compertis pariter habemus, neque meliora, neque accuratiora esse, quæ traduntur de unitate divinæ Verbi personæ in duabus naturis divina et humana. » (Denzinger, 1655.) On trouve aussi dans les schema- 3o6 les formules dogmatiques et le sens commun ta du Concile du Vatican trois canons contre cette erreur *. §4. — La définition du Concile de Vienne sur l’âme forme du corps Citons enfin une dernière définition que Günther crut inconciliable avec la philosophie moderne, la définition du Concile de Vienne sur Pâme raison­ nable forme du corps : « Definientes, ut cunctis nota sit fidei sinceræ veritas ac præcludatur univer­ sis erroribus aditus, ne subintrent, quod quisquis deinceps asserere, defendere seu tenere pertinaciter prassumpserit, quod anima rationalis seu intellec­ tiva non sit forma corporis humani per se et essentia­ liter, tanquam hareticus sit concendus. » (Denzinger, 481.) Le IVe Concile de Constantinople (869) avait déjà défini que l’homme n’a d’autre âme que son âme raisonnable et condamné les apollinaristes qui distinguaient dans l’homme le corps, l’âme animale et l’âme raisonnable. Cet enseignement sur l’imité de l’âme de l’homme n’était qu’un corollaire des principes relatifs à l’incarnation proclamés par le i. «Si quis negaverit, humanam Christi naturam ita Deo Verbo esse unitam, ut Verbum in ea tanquam sibi propria facta subsistat, a. s. » — « Si quis unam personam Jesu Xi tanquam plures complectentem intelligat, duas que in mysterio Christi personas introducat, divinam et humanam, quæ nexu indissolubili inde a conceptione conjunctæ unam personam compositam efficiant, a. s. » — o Si quis tot necessario esse personas, quot sunt intellectus et voluntates, aut negata duplici in Christo persona negari humanæ naturæ perfectionem, a. s. o CollectLacens., t. VI1, p. 1637. PRÉCISION DES FORMULES DOGMATIQUES 307 Concile d’Éphèse et le second Concile de Constanti­ nople, d’après lesquels le Verbe avait pris une chair animée par une âme raisonnable. Aussi Pie IX déclara-t-il contre Günther et Baltzer que la doctrine qui fait de V âme raisonnable le -principe de notre vie corporelle « ne peut être niée sans erreur dans la foi ». (Denzinger, 1655, note l.) — «Cette vérité, dit M. Vacant, a été niée par deux catégories d’adver­ saires : ceux qui estiment qu’il y a plusieurs âmes dans l'homme (gnostiques, manichéens, Apollinaire, Günther) et ceux qui expliquent la vie végétative ou sensitive de l’homme autrement que par l’âme raisonnable (les mécanistes, Malebranche, Leibnitz) *. » — Mais le Concile de Vienne ne se contente pas de dire que l’âme raisonnable est principe de notre vie corporelle ; il affirme, en outre, que « l’âme est per se et essentialiter forme du corps humain ». Et dans le passage qui précède immédia­ tement celui que nous venons de citer, il dit même : a substantia animæ rationalis vere ac per se humani corporis forma ». Le Ve Concile de Latran répète la même formule (Denzinger, 738) «vere per se et essentialiter humani corporis forma », et Pie IX la précise encore, s’il est possible, en la qualifiant de doctrine catholique « vera, per se atque immediata corporis forma». (Denzinger, 1655.) On a beaucoup discuté, il y a une quarantaine d’années, sur le sens exact du mot forme dans cette définition du Concile de Vienne. Liberatore, dans i. Études thêologiques sur les Constitutions du Concile du Vatican, t. I, p. 246. 3O8 les formules dogmatiques et le sens commun son livre Du composé humain, 1865 (p. 306), dit : « L’Église, dans ses décrets, ne définit point le sens vague d’un mot pour laisser à chacun la liberté d'y attacher le sens qu’il lui plaira. Elle ne tombe pas dans ce ridicule, et le lui prêter ne serait-ce pas outrager la maîtresse suprême de vérité? L’Église définit les choses par des termes et elle emploie les termes dans le sens communément reçu parmi ceux à qui elle parle. Par conséquent, quand il s’agit de termes scientifiques, l’Église les emploie dans le sens admis par les docteurs contemporains, et elle veut que la chose définie en ce sens reste immuable. » — Zigliara, en 1878, publia son De mente Concilii Viennensis. Comme Liberatore, il concluait (n° 136) : « Patres Concilii Viennensis vocabulum forma usurparunt in sensu stricte scho­ lastico x. » Il ajoutait cependant que le Concile a pris le mot forme en un sens commun à saint Thomas et à Scot. (Saint Thomas soutient que l’âme raisonnable donne au corps humain non seu­ lement d’être un corps humain et vivant, mais encore d’être un corps et une substance déterminée, et regarde l’âme raisonnable comme la seule forme du corps. — Scot, au contraire, admet une forme subordonnée, dite forme de corporéité.') — Le Père Palmieri12 soutint que la définition étant conci1. ·> Hanc thesim existimo evidentissime probatam : — i° ex tempore quo lata est prædicta definitio conciliaris ; — 20 ex scholas­ ticorum unanimi auctoritate ; — 3° cx scopo Concilii in tuenda veritate unitatis substantialis ia homine, ct in refutando errore dualismi in homine ipso. » Zigliara, op. cil., n° 134. 2. Institutiones philosophica, t. II. PRÉCISION DES FORMULES DOGMATIQUES 309 liable avec le thomisme et le scotisme pouvait l'être encore avec un certain atomisme qui fait de l’âme raisonnable le principe de la vie corporelle. « Le Concile de Vienne, disait Palmieri, a entendu définir le fait que c’est l’âme raisonnable qui donne la vie au corps et non pas la manière dont l’âme donne la vie au corps ; il a indiqué la manière commu­ nément admise au commencement du xiv® siècle (par information), mais ce n'est pas ce qu’il avait principalement en vue. » — L'Église respecta les ouvrages nombreux où le sentiment du P. Palmieri était exposé. Ces ouvrages n’ont point été mis à Vindex, et une lettre que Pie IX fit écrire le 5 juin 1877 au recteur de l’Université de Lille dit même que aies écoles catholiques peuvent suivre sur ce point des sentiments différents, et que l’autorité suprême de l’Église n’a jamais porté de jugement qui favorisât l'un de ces sentiments en excluant l’autre ». (« Quoniam suprema Ecclesiæ auctoritas nunquam pro altera judicium tulit, quod alteram excluderet *. ») L’Église, dit cette même lettre, impose seulement de reconnaître le principe théolo­ gique de a l’unité substantielle de la nature humaine, qui est composée de deux substances partielles, le corps et l’âme raisonnable », et elle a toujours condamné les auteurs qui soutenaient, comme l’a fait Günther, qu’il y a dans l’homme un autre principe de vie que l’âme raisonnable. Ces trois exemples de formules dogmatiques r. Vacant, cii., p. 261. Cette lettre est aussi citée dans Zigliara, op. cil., n° 251. Le sens commun 3X0 LES FORMULES DOGMATIQUES ET LE SENS COMMUN suffisent. La formule développée du dogme de la sainte Trinité comporte les concepts de nature ou essence ou substance, de personne ou subsistence1 et de relation (chaque personne divine est une relation subsistante). — La formule développée du dogme de l’incarnation comporte aussi les concepts de nature ou essence ou substance, de personne ou subsistence, d’union hypostatique ou union des deux natures dans une seule et même personne ou sub­ sistence. — La définition du Concile de Vienne sur l’âme raisonnable affirme enfin, à tout le moins, que l’âme raisonnable est principe de la vie du corps humain. La notion de substance, pour ce qui est de la substance corporelle, sera précisée encore par les définitions des Conciles de Florence et de Trente sur la transsubstantiation. «Si quis dixerit in sacro­ sancto Eucharistiæ sacramento remanere substan­ tiam panis et vini una cum Corpore et Sanguine Domini nostri Jesu Christi, negaveritque mirabilem illam et singularem conversionem tetius substantia panis in Corpus et totius substantiæ vini in san­ guinem, manentibus duntaxat speciebus panis et vini, quam quidem conversionem catholica Ecclesia aptissime transubstantiationem appellat : A. S. » (Trid. Denz., 884.) Cette dernière définition sup­ pose que la substance corporelle est distincte de sa 1. Le terme subsistentia. qui dans les Conciles traduit υπόστασή, est l'équivalent du ternie concret personne. Ce n’est que plus tard, dans le langage théologique, qu’il deviendra l'équivalent du terme abstrait personnalité. Cf. de Regnon, Études sur la Sainte Trinité, t. I, pp. 243 et 265. PRÉCISION DES FORMULES DOGMATIQUES βΙΙ quantité, de son étendue, et de la loi des ses phé­ nomènes, puisqu’après la consécration la substance du pain n’existe plus, tandis que sa quantité reste comme aussi ses qualités avec leurs propriétés natu­ relles i. C’est l'enseignement commun des théologiens contre cer­ tains cartésiens : a Physica accidentium realitas ad minus theo­ logice- ceria est, imo ad fidem pertinere videtur. » CHAPITRE II LES FORMULES DOGMATIQUES AINSI PRÉCISÉES RESTENT-ELLES ACCESSIBLES AU SENS COMMUN ? Ces formules dogmatiques ainsi précisées sontelles accessibles au sens commun ? Oui, en une cer­ taine mesure, si le sens commun est bien ce que nous avons dit : la philosophie de l’être à l’état rudimentaire. Non, s’il est seulement « une orga­ nisation utilitaire de la pensée en vue de la vie pra­ tique ». § i. — Les formides dogmatiques ainsi précisées sont inaccessibles au sens commun s'il n'est qu'une organisation utilitaire de la pensée en vue de la vie pratique. Si, comme le veut M. Le Roy, « les notions de sub­ stance, de cause, de rapport, de sujet » ne sont que des « réifications et des symboles 1 » de l’intelligence spontanée en vue de l’action, si la substance ou la chose n’est qu’une entité verbale par laquelle le sens commun réifie et immobilise le flux universeli. i. Revue de Métaphysique et de Morale, juillet 1899, p. 392. 314 LES FORMULES DOGMATIQUES ET LE SENS COMMUN des phénomènes ou des images qualitatives, il va sans dire que les formules dogmatiques qui con­ tiennent ces notions ne nous font pas connaître directement la réalité divine, mais « nous la notifient seulement sous les espèces de la réaction vitale qui lui correspond en nous1 ». « Dieu est personnel veut dire : comportez-vous dans vos relations avec Dieu comme dans vos relations avec une personne humaine 123.» « La formule dogmatique n’enveloppe qu’une pensée toute pratique, et la réalité divine contient seulement, sous une forme ou sous une autre, de quoi justifier comme raisonnable et salu­ taire la conduite prescrite ’. » Le sens positif du dogme n’a qu’une valeur pratique fixée dans son fond par l’attitude qu’il peut permettre à l’égard de Dieu, au lieu d’être fixée par la réalité divine ellemême. Or, tel n’est pas le sens que l’Église donne aux formules de ses dogmes. A ceux qui en doutaient, elle vient de le rappeler en condamnant par le décret Lamentabili du 3 juillet 1907 cette vingtsixième proposition : « Dogmata fidei retinenda sunt tantummodo juxta sensum practicum, id est tanquam norma præceptiva agendi, non vero tanquam norma credendi. » Le Saint-Office ne peut viser un pragmatisme chimérique qui n’admettrait aucune correspondance entre ce « sensus practicus » et la 1. Revue du Clergé français, oct. 1907, pp. 212-214. 2. Quinzaine, 1905 : « Qu’est-ce qu’un dogme? » 3. Revue du Clergé français, art. Cité. LES FORMULES PRÉCISÉES ET LE SENS COMMUN 315 réalité divine ; il vise un pragmatisme existant qui s’efforçait de ne donner qu’un sens pratique aux dogmes les plus spéculatifs. Pour l’Église, Jésus EST Dieu ; le verbe être ici comme ailleurs a une portée objective. Si l’Église n’avait pas cru à la valeur ontologique des termes de la Révélation, comment aurait-elle eu recours pour les préciser à des termes métaphysiques ; comment « pour ces termes métaphysiques auraitelle résisté jusqu’au sang, se serait-elle résignée aux schismes les plus douloureux, aurait-elle été jusqu’à anathématiser la mémoire d’un de ses pon­ tifes i. *x, coupable seulement de ne s’être pas assez nettement prononcé sur un point de spéculation christologique qui paraîtrait bien secondaire à des i. Le IIIe Concile œcuménique de Constantinople condamna le défunt pape Honorius Ier pour avoir favorisé l’hérésie mono· thélite ; le pape saint Léon II, les septième et huitième conci­ les œcuméniques répétèrent cette condamnation. L'auteur de l'hérésie monothélite, Sergius, patriarche de Constantinople, avait éciit à Honorius qu’il serait dur de réduire h l’apostasie des millions de chrétiens à propos d’un mot unique « une seule opération dans le Christ 0 ; il ajoutait que ce qu'il y avait de mieux à faire c’était «de ne parler ni d’une ni de deux opera­ tions ». Le pape Honorius céda à ce conseil, il ne vit dans l'oppo­ sition faite à Sergius, au nom de la tradition, qu'une inutile dispute de mots, et interdit de parler soit d’une, soit de deux opérations. Cet acte du pape Honorius eut le fâcheux résultat de favoriser le monothélisme. — L’hérésie de Sergius n’allait pas jusqu’à confondre les deux natures dans le Christ, à n’admet­ tre qu’une opération divino-humaine, mais il subordonnait tellement la volonté humaine du Christ à sa volonté divine que la première ne conservait plus aucune activité particulière ; ce qui était contraire à la parole même du Christ : « Non sicut ego volo, sed sicut tu. » Matth., XXVi, 39. 314 LES FORMULES DOGMATIQUES ET LE SENS COMMUN des phénomènes ou des images qualitatives, il va sans dire que les formules dogmatiques qui con­ tiennent ces notions ne nous font pas connaître directement la réalité divine, mais « nous la notifient seulement sous les espèces de la réaction vitale qui lui correspond en nous1 ». « Dieu est personnel veut dire : comportez-vous dans vos relations avec Dieu comme dans vos relations avec une personne humaine 12. » « La formule dogmatique n’enveloppe qu’une pensée toute pratique, et la réalité divine contient seulement, sous une forme ou sous une autre, de quoi justifier comme raisonnable et salu­ taire la conduite prescrite3. » Le sens positif du dogme n’a qu’une valeur pratique fixée dans son fond par l’attitude qu’il peut permettre à l’égard de Dieu, au lieu d’être fixée par la réalité divine ellemême. Or, tel n’est pas le sens que l’Église donne aux formules de ses dogmes. A ceux qui en doutaient, elle vient de le rappeler en condamnant par le décret Lamentabili du 3 juillet 1907 cette vingtsixième proposition : « Dogmata fidei retinenda sunt tantummodo juxta sensum practicum, id est tanquam norma præceptiva agendi, non vero tanquam norma credendi. » Le Saint-Office ne peut viser un pragmatisme chimérique qui n’admettrait aucune correspondance entre ce «sensus practicus» et la 1. Revue du Clergé français, oct. 1907. pp. 212-214. 2. Quintaine, 1905 : « Qu'est-ce qu’un dogme? » 3. Revue du Clergé français, art. cité. LES FORMULES PRÉCISÉES ET LE SENS COMMUN 315 réalité divine ; il vise un pragmatisme existant qui s’efforçait de ne donner qu'un sens pratique aux dogmes les plus spéculatifs. Pour l’Église, Jésus EST Dieu ; le verbe être ici comme ailleurs a une portée objective. Si l’Église n’avait pas cru à la valeur ontologique des termes de la Révélation, comment aurait-elle eu recours pour les préciser à des termes métaphysiques ; comment «pour ces termes métaphysiques auraitelle résisté jusqu’au sang, se serait-elle résignée aux schismes les plus douloureux, aurait-elle été jusqu’à anathématiser la mémoire d'un de ses pon­ tifes *, coupable seulement de ne s’être pas assez nettement prononcé sur un point de spéculation christologique qui paraîtrait bien secondaire à des l. Le IIIe Concile œcuménique de Constantinople condamna le défunt pape Honorius Ier pour avoir favorisé l'hérésie monothélite ; le pape saint Léon II, les septième et huitième conci­ les œcuméniques repeterent cette condamnation. L'auteur de l'hérésie monothélite, Sergius, patriarche de Constantinople, avait écrit à Honorius qu’il serait dur de réduire à l'apostasie des millions de chrétiens à propos d'un mot unique < une seule opération dans le Christ » ; il ajoutait que ce qu'il y avait de mieux à faire c’était «de ne parler ni d’une ni de deux opéra­ tions ». Le pape Honorius céda à ce conseil, il ne vit dans l'oppo­ sition faite à Sergius, au nom de la tradition, qu’une inutile dispute de mots, et interdit de parler soit d’une, soit de deux opérations. Cet acte du pape Honorius eut le fâcheux résultat de favoriser le monothclismc. — L’hérésie de Sergius n'allait pas jusqu'à confondre les deux natures dans le Christ, à n’admet­ tre qu’une opération divino-humaine, mais il subordonnait tellement la volonté humaine du Christ à sa volonté divine que la première ne conservait plus aucune activité particulière ; ce qui était contraire à la parole même du Christ : < Non sicut ego volo, sed sicut tu. » Matth., xxvi, 39. 3Ι0 les formules dogmatiques et le sens commun symbolistes de nos jours ?1 » Il y avait assez d’oppor­ tunistes parmi ses enfants pour lui conseiller le silence sur la doctrine de Sabellius, sur celles des semi-ariens, d’Eutychès ou de Sergius. Sabellius, comme plus tard Kant, ne voulait admettre qu’une distinction de raison entre les personnes divines et ne voir en elles que trois fonctions ou trois rôles de Dieu à l’égard de l’humanité. A quoi bon définir la distinction réelle si le dogme ne nous fait pas connaître la réalité divine? Pourquoi tant de traités des Pères et des Docteurs qui ont pour but unique d’établir que cette distinction réelle ne pose aucune imperfection en Dieui Pourquoi tant de travaux semblables sur l’union hypostatique ? A quoi bon recourir au concept de relation et définir qu’il y a en Dieu des relations réelles pour écarter l’évidente contradiction à laquelle Sabellius voulait acculer les orthodoxes? Pourquoi tous les théologiens scolas­ tiques ont-ils traité du fondement métaphysique de l’analogie des noms divins? Pourquoi ces longs travaux sur la similitude et la dissimilitude qui existent entre les relations divines et les relations accidentelles des créatures? Pourquoi le Concile de Reims aurait-il condamné Gilbert de la Porrée qui admettait une distinction réelle entre l’essence di­ vine et les relations? Pourquoi plus tard condamner Günther? Pourquoi enfin le Concile du Vatican, ayant à définir l’objet de la foi, aurait-il écrit : « Hoc quoque perpetuus Ecclesiæ catholicæ consensusi. i. P. Allô, «Trois conceptions philosophiques du dogme.· Revue Thomiste, 1905, p. 263. LES FORMULES PRÉCISÉES ET LE SENS COMMUN 317 tenuit et tenet duplicem esse ordinem cognitionis, non solum principio, sed objecto etiam distinctum : prin­ cipio quidem, quia in altero naturali ratione et altero fide divina cognoscimus ; objecto autem, quia præter ea, ad quæ naturalis ratio pertingere potest, credenda nobis proponuntur mysteria in Deo abscondita, quæ nisi revelata divinitus, innotescere non possunt ? » L’objet de notre foi, ce sont les vérités cachées en Dieu, qui ne peuvent être connues que si Dieu les révèle et que le Saint-Esprit nous a révélées. « Spiri­ tus enim omnia scrutatur, etiam profunda Dei », rappelle le Concile. C’est cette même vérité, dit-il encore, dont nous aurons au ciel la vision intuitive, «quam prædestinavit Deus ante sæcula in gloriam nostram » ; elle reste enveloppée comme dans une sorte de nuage tant que nous sommes éloignés de Dieu par cette vie mortelle, «quasi caligine obvoluta, quamdiu in hac mortali vita peregrinamur a Domino, per fidem enim ambulamus et non per speciem » (C. Vat. Denz., 1796). Si le dogme n’a qu’un sens pratique, comment le même Concile a-t-il pu dire que « la raison éclairée par la foi acquiert par le don de Dieu quelque intelligence très fructueuse des mystères, tant par l’analogie des choses qu’elle connaît naturellement que par la liaison des mys­ tères entre eux et avec la fin dernière de l'homme? » Rappelons-nous que le Christ, pendant sa vie mortelle, avait la vision béatifique, il serait au moins téméraire de le nier ; comment prétendre que la vérité qu’il nous enseignait était dépourvue de valeur ontologique? N’oublions pas non plus les phénomènes les plus élevés de la contemplation 3l8 les formules dogmatiques et le sens commun mystique, les visions intellectuelles de la sainte Trinité dont parle à plusieurs reprises sainte Thérèse, visions qui font saisir la distinction réelle des per­ sonnes divines et leur circuminsession de façon autrement profonde que ne le peut faire la théologie spéculative : « Le jour de saint Augustin, au moment où je venais de communier, dit la sainte, je compris, je pourrais presque dire je vis — je ne pourrais expliquer de quelle manière, je sais seulement que ce fut quelque chose d’intellectuel et de très rapide — comment les trois personnes de la sainte Trinité, que je porte gravées dans mon âme, sont une même chose... Le Seigneur me fit comprendre comment les trois personnes n’étant qu’une même chose, elles sont cependant distinctes *. » § 2. — Pourquoi les objections de M. Le Roy contre la doctrine thomiste de Vanalogie ne portent pas. — Le fondement de cette doctrine. A ces arguments d’autorité contre la conception pragmatiste, nominaliste ou empiriste du dogme s’ajoute l’argument rationnel qui fonde la valeur analogique des noms divins ou des concepts qui i. Œuvres complètes de sainte Thérèse, nouv. edit, des Carmé­ lites de Paris, 1907 (Relations à ses confesseurs), t. II, p. 262, p. 235. En un autre passage (p. 304) sainte Thérèse décrivant cette vision intellectuelle dit : « Je vois une distinction entre les Personnes divines, et cela aussi clairement que j’en voyais une hier entre vous, mon père, et le provincial quand vous lui adressiez la parole ; sauf pourtant que je ne vois ni n'entends rien, ainsi que je vous J’ai déjà dit. » Cf. aussi p. 312. LES FORMULES PRÉCISÉES ET LE SENS COMMUN 319 expriment les perfections simpUciter simplices, dont la raison formelle n'implique aucune trace d’imper­ fection. — M. Le Roy conteste la valeur de cette preuve dans les pages qu’il a écrites sur la notion thomiste de l’analogie (Dogme et critique, pp. 96-99, 138-147), mais les objections qu’il soulève montrent qu’il s’est contenté de lire très rapidement la ques­ tion ΧΠΙ de la Somme tJMogique, quelques passages correspondants du C. Gentes, et qu’il ignore le fon­ dement de cette doctrine de saint Thomas x. Ce fondement, comme l’a établi le P. Gardeil1 2, c’est le conceptualisme réaliste. Avant de se demander si nos concepts d’ordre métaphysique et moral (3e degré d’abstraction) ont une valeur analogique à l’égard de Dieu, il faut évidemment savoir quelle est leur valeur à l’égard de Vitre qu’ils représentent immé­ diatement. Or, il se trouve que pour le fervent nominaliste qu’est M. Le Roy, le concept n’est qu’une «moyenne3», une image commune, résidu appauvri de l’expérience ; il ne traduit pas l’être foncier des choses qui, pour un conceptualiste réa­ liste, constitue l’objet de l’intuition abstractive de l’intellect. Dès lors, le recours aux concepts dans la connaissance religieuse ne peut être pour M. Le Roy, comme il ne cesse de le dire, qu’un recours à l’imagination, un naïf anthropomorphisme. — 1. De même M. Desbuts, dans son article «La notion d’ana­ logie d'après saint Thomas d'Aquin », Annales de Phil, chril., janvier 1906. 2. « La Relativité des formules dogmatiques », Revue Thomiste, 1904, p. 62. 3. Bergson, Évolution créatrice, p. 327. 320 LES FORMULES DOGMATIQUES ET LE SENS COMMUN Nominaliste, M. Le Roy est en désaccord avec nous sur l’objet propre de l’intelligence humaine, l’objet qui lui convient en tant qu’humaine (l’essence des choses sensibles), à plus forte raison ne voit-il pas ce que nous entendons par l’objet formel et adéquat de l’intelligence humaine, celui qui lui convient en tant qu'elle est intelligence. Cet objet, c’est Y être dans toute son universalité. C’est là précisément ce qui fonde la possibilité (la non répugnance) de notre élévation à l’ordre surnaturel ou de la vision béatifique (Ia, q. 12, a. 4) ; c’est aussi ce qui fonde dès ici-bas la possibilité d’une connaissance analogique qui atteigne vraiment l’être de Dieu. La doctrine aristotélicienne et thomiste de l’ana­ logie n’est autre, en effet, que celle de l’être conçu comme un transcendental et non pas comme un genre. On a plusieurs fois exposé le détail de cette doc­ trine de l’analogie sans en indiquer suffisamment l’essentiel qui est déjà chez Aristote. «L’être et Y unité, disait le stagirite, ne sont pas des genres auxquels s’ajoutent des différences spécifiques ex­ trinsèques (comme à l’animalité s’ajoute la ratio­ nabilité), il faut, en effet, de toute nécessité que la différence soit et qu’elle soit une\ » L’être et l’unité imbibent donc cela même qui différencie les êtres, et conviennent aux différents êtres κατ’ αναλογίαν, secundum proportionem1 2. Chacun participe l’être à sa manière. Il en va de même du bien 3, du vrai, 1. MÜaph., 1. X, c. 1 (S. Th., leç. I, in fine) ; 1. IV (S. Th., leç. t) ; 1. XII, c. 4 (S. Th.. leç. 4). etc. 2. Post. Anal., 1. II, c. 13 et 14. 3. Ethiq. à Nie., 1. I, c. 6 (S. Th.. IcÇ 6 et 7). LES FORMULES PRÉCISÉES ET LE SENS COMMUN 321 propriétés transcendantales de l’être qui l’accom­ pagnent dans toutes les catégories. L'être, l’unité, la vérité, la bonté s’attribuent à la substance, à la quantité, à la qualité, à l’action, etc. ; on dit un bon fruit, un bon citoyen, une bonne taille, une bonne qualité, une bonne action, etc. L’être n’est donc pas un noyau commun auquel s’ajouteraient la différence propre à la substance et celle propre à l’accident ; ces différences étant encore de l'être, le mot être, dans la substance et dans l’accident, ne désigne pas absolument la même chose, mais des choses proportionnellement semblables ; la substance est à son être comme l’accident est à son être, chacun est à sa manière. Telle est l’analogie de l’être dans les choses finies. — Or, la loi fon­ damentale de l’être et de notre pensée, le principe d’identité, nous oblige à affirmer que la réalité fon­ damentale qui se suffit à elle-même n’est pas le monde multiple et changeant, mais une réalité en tout et pour tout identique à elle-même, qui soit à l’être comme A est A, Ipsum esse, pur être ou pur acte. Le concept d’être par le premier principe qu’il implique postule lui-même V Ipsum esse et s’applique donc analogiquement à lui. Il y a une similitude de proportion entre VIpsum esse et son existence d’une part, la créature et son existence d’autre part, chacun est à sa manière. Dans la créature, l’exis­ tence est l’acte d'une puissance ou essence suscep­ tible d’exister (mode créé) ; en Dieu, l’existence est acte pur irreçu (mode incréé). Il est clair que la raison formelle d’existence n'implique nullement 322LES FORMULES DOGMATIQUES ET LE SENS COMMUN de soi le mode créé, le mélange de potentialité ou d’imperfection. Loin d’être inconnaissable YIpsum esse est donc comme le dit Aristote le premier intelligible τό πρώτον νοητον (Met., XII, c. 7). Il est souverainement bon (τό αγαθόν καί τό άριστον) parce qu’étant la plénitude de l'être il est le premier dési­ rable (τό πρώτον όρεκτον) capable d’attirer tout à lui (Ia, q. 5). Il est infini, parce que pur être sans limite d’essence (1% q. 7, a. 1). A YIpsum esse doivent être attribuées analogi­ quement toutes les perfections dont la raison for­ melle n’implique aucune imperfection. Ces perfec­ tions sont, en effet, celles qui se définissent par un rapport immédiat à Vôtre ou à l’un des transcendentaux (l’intelligence par rapport à l’être, la volonté par rapport au bien, de même les attributs de l’intelligence et ceux de la volonté) ; elles doivent donc être transcendentales ou analogues comme l’être même, susceptibles comme lui d'être purifiées de toute potentialité et de s’appliquer formellement (formaliter eminenter) à Dieu. Bien plus, comme l’être, elles ne sont à Y état pur qu’en Dieu ; c’est dans la créature qu’elles sont comme souillées par le mélange de potentialité ou d’imperfection. "L’Ipsum esse doit être intelligent à sa manière, comme l’homme l’est à la sienne. L’homme est intelligent dans la mesure où il est immatériel, dans la mesure où sa forme dominant la matière, l’espace et le temps, lui permet de connaître non pas seu­ lement tel être particulier et contingent, mais Yêtre. Et comme l’homme n’est pas l’être, l'intelligence n’est en lui qu’une puissance relative à l’être, LES FORMULES PRÉCISÉES ET LE SENS COMMUN 323 intentionnelle ; elle est un accident de la catégorie qualité, et l’intellection humaine n’est qu’un acte accidentel de cette puissance. — L’Ipsum esse est intelligent lui aussi dans la mesure où il est imma­ tériel et comme par définition il est indépendant non seulement de toute limite matérielle et spatiale, mais encore de toute limite d’essence, non seulement il est souverainement intelligent mais son intelligence est l’intellection même, c’est-à-dire l’être même à l’état de suprême intelligibilité, toujours actuel­ lement connu, un pur éclair intellectuel éternellement subsistant. Ne cherchons pas ici la dualité du sujet et de l’objet ; elle ne provient, dit saint Thomas, que de la potentialité de l'un et de l’autre Déjà dans notre intellection actuelle s’identifient notre intel­ ligence et son objet en tant que connu 12, dans notre acte de réflexion s’identifient l'intelligence connais­ sante et l’intelligence connue, en Dieu s’identifient la pure intellection et le pur être qu’elle pense. — Cela n’est pas moins évident si nous partons de YIpsum esse comme premier intelligible, et non plus 1. «Secundum hoc tantum sensus, vel intellectus aliud est a sensibili vol intclligibili, quia utrumque est in potentia. » I·, q. 14. a. 2.) 2, L'intelligence en effet ne connaît l’objet qu'en tant qu’elle devient intentionnellement cet objet ; 0 fit aliud in quantum aliud >. Saint Thomas et Cajetan rappellent souvent le mot d’Averroes « ex intellectu et intclligibili iit aliquid magis unum quam ex materia et forma » ; la matière ne devient pas la forme, mais seulement la refait. «Anima, ut Avcnocs optime dixit in III de Anima, comm. V, non sic recipit cognoscibile ut ex eis fiat compositum cognoscens ; sed ipas anima efticitur ipsum cognoscibile, et sic facta in actu, agit. » Cajetan, in !·“, q. 79, a. 2, n° XIX. 324 LES FORMULES dogmatiques et le sens commun comme premier intelligent. Pour être acte pur à tous points de vue il doit être dès toujours intelligible non seulement en puissance mais en acte et même intelligé en acte (intellectum in actu) ; or l’intelligible toujours actuel n’est autre que l’éternelle intellection. Έστ'.ν η νόησις νοήσεως νόησις {Met., XII, C. 9)· — Tout cela est autrement certain que les plus absolues certitudes des sciences positives, pour cette excellente raison que notre intelligence le perçoit immédia­ tement dans l’être, son objet formel. C’est de la pure lumière intellectuelle. Cette attribution analogique de l’intelligence à Dieu a la plus absolue rigueur : de même que la raison formelle d’existence est indépendante du mode créé (limite d’essence, mélange de potentialité), de même la raison formelle d’intellection est indépendante du mode créé qui fait de l’intellect ion l’acte accidentel d’une puis­ sance et la situe dans une catégorie, la catégorie « qualité », distincte de la catégorie « substance ». En Dieu 1’intellection est la nature même de Dieu, c’est-à-dire l’être même. (I, q. 14, a. 2 et 4). Cette identification de l’être et de l’intellection n’est donc pas seulement requise par une preuve ex commu­ nibus (parce qu’il ne peut y avoir de dualité, de multiplicité dans l’Absolu) mais elle est requise ex 'propriis, par la raison formelle de chacune des deux perfections ; l’être pur doit être dès toujours intel­ ligible en acte, et la pensée pure doit être l’être pur actuellement connu h i. Partout ailleurs l’intdlection a quelque chose d’imparfait qui s’accompagne d’une certaine insatisfaction : l’intelligence LES FORMULES PRÉCISÉES ET LE SENS COMMUN 325 UIpsum esse est souverainement vivant, parce qu’il possède l’action de toutes la plus immanente et conséquemment la plus vivante, l’intellection. Et cette action procède si bien de lui et de lui seul qu’elle est lui-même. Elle n’est pas l’adhésion à une vérité extérieure, elle est la vérité même à l’état de pensée toujours actuelle, toujours vivante. Dieu donc n’est pas seulement vivant, mais il est la Vie. (1% q. 18, a. 2.) «Dieu jouit de cette félicité que nous ne connaissons que par instants. La vie est en lui, car l’action de l’intelligence est une vie, et Dieu est l’actualité même de l’intelligence ; cette actua­ lité prise en soi telle est sa vie parfaite et étemelle. Aussi appelons-nous Dieu un vivant étemel parfait ζώον άοςστον. La vie éternelle appartient donc à Dieu, car elle est Dieu même. » (Met., XII, c. 7). A Y Ipsum esse doit s’attribuer la volonté spécifiée par ce transcandental qu’est le bien. La volonté a pour objet le bien en tant qu’il est connu, elle suit donc l’intelligence comme l’inclination naturelle inconsciente suit la forme même, la nature même des êtres inconscients. En Dieu la volonté n’est pas plus puissance que l'intelligence, elle est l’Acte même d’amour du Bien ou le Bien même toujours actuellement aimé. (Ia, q. 19, a. 1). Chacun de ces concepts est analogue comme le bien qui est une voudrait toucher l’être immédiatement sans avoir à s’interroger sur la valeur de la représentation par laquelle elle l’atteint. Cette insatisfaction commune à toute intelligence créée ne disparaîtra que dans ia vision béatihque (I“, q. 12, a. 2) ; elle n’a jamais existé pour Dieu, parce que en lui seul l’intelligence est à l’état pur. Le sens commun 22 326 LES FORMULES DOGMATIQUES ET LE SENS COMMUN propriété de l’être. L’Ipsum esse est libre à l’égard de tout le créé, car, étant par lui-même et par lui seul la plénitude de l’être, la création n’ajoure rien à sa perfection ; il convient cependant que le Souverain Bien se communique avec la plus absolue liberté. (Ia, q. 19, a. 3). L’Ipsum esse est provident parce que son action extérieure qui s’étend à tous les êtres et à toutes les fibrilles des êtres créés est essentiellement celle d’un agent intelligent. Or, l’agent intelligent agit pour une fin connue qui est la raison d'être de tous les moyens qu’il emploie. Dieu donc ordonne toutes choses à une fin suprême qui est lui-même. La pro­ vidence, ratio ordinis rerum in finem, est encore une perfection pure qui se définit par une relation à la raison d’être. (Ia, q. 22, a. 1). L'Ipsum esse est juste parce qu’intelligent et bon il se doit à lui-même de donner à chaque être tout ce qui lui est nécessaire pour atteindre la fin à laquelle il l’appelle. (Ia, q. 21, a. 1). Aimant néces­ sairement le Bien par-dessus tout, il se doit aussi d’en faire respecter les imprescriptibles droits, et d’en réprimer la violation. (Ia II®, q. 87, a. 1 et 3). L'Ipsum esse est miséricordieux, car c’est le propre de l’être tout-puissant et infiniment bon de donner aux autres, de venir à leur secours, de les relever de leur misère, de faire non seulement quelque chose de rien, mais de tirer le bien du mal, du péché le repentir et l’amour et un amour d’autant plus intense que le péché était plus profond. C’est là le triomphe de Dieu, et la raison qui attire « la suprême richesse vers la suprême pauvreté ». « Pertinet ad LES FORMULES PRÉCISÉES ET LE SENS COMMUN 327 misericordiam, quod aliis effundat et quod plus est, quod defectus aliorum sublevet. Et hoc maxime superioris est. Unde et misereri ponitur proprium Deo ». (Ia, q. 21, a. 3. — IIa II®, q. 30, a. 4). Il faudrait autant d’articles spéciaux pour établir nettement la valeur analogique de chacun de ces concepts, par réduction à l’être. — Ce que nous venons de dire suffit à montrer que ces perfections absolument simples de par leur rapport immédiat à l’être pur, n’impliquent dans leur raison formelle rien de potentiel, et font abstraction du mode créé. A la limite, elles se réalisent pures de toute poten­ tialité et s’identifient ex propriis et non pas seu­ lement ex communibus avec l’acte pur. Dans les dicussions récentes on parlait sans cesse de la transposition de nos catégories en Dieu. En réalité ce qui se transpose en Dieu ce ne sont pas les catégories ou genres suprêmes, qui sont univoques, mais les transcendantaux ou analogues qui dominent tous les genres. C’est clair pour l’être, l’un, le vrai, le bien, c’est non moins clair pour l'intelligence, la volonté, la liberté, les perfections intellectuelles et volontaires, dont la raison formelle n’est pas dans une catégorie (substance ou qualité) mais se définit par relation immédiate à l’être ’. — « Dieu, dit saint Thomas, n’est pas dans le genre substance, car le nom de substance ne signifie pas i. Si notre intelligence et notre volonté sont dans la catégorie qualité, c’est en tant que facultés, de par leur mode créé, et non pas en tant qu’intelligence et volonté. 328 LES FORMULES DOGMATIQUES ET LE SENS COMMUN seulement ce qui est par soi, mais l’essence qui demande à exister par soi et non dans une autre, sans être cependant l’existence même. » (I·, q. 3, a. 6, ad 1.) Quant à la relation elle n'est pas en Dieu un accident et les plus difficiles instances contre le mystère de la sainte Trinité se résolvent en mon­ trant que I’îssî in de la relation en Dieu est sub­ stantiel. Nous ne concevons pas Dieu comme un homme dont les proportions seraient portées à l'infini, mais comme YÊtre même et nous ne lui reconnaissons que les attributs qui découlent nécessairement de ce concept à.’Ipsum esse. Il n’y a pas là d’anthropo­ morphisme. Nous ne concevons pas Dieu à l’image de l’homme. C’est l’homme qui est à l’image de Dieu en tant qu’il a reçu une intelligence qui a pour objet l’être et ses lois absolues : « signatum est super nos lumen vultus tui Domine ». (Ps. iv, 7.) M. Le Roy objecte que la proportion établie par l’analogie n’éclaire pas la réalité divine, car une proportion n’est éclairante et définissable que si trois des quatre termes sont connus indépen­ damment d’elle, et ici il y a deux inconnues : Dieu et son attribut. De plus, ces deux inconnues n’en font qu’une objectivement, puisqu’en Dieu tout se con­ fond. La vraie formule de la proportion serait donc, par exemple, celle-ci : « Dieu est à Dieu ce que la personnalité est à l’homme. » Une fois encore la prétention de saisir Dieu tel qu’il est en soi conduirait à l’agnosticisme. (Dogme et Critique, p. 146.) Sans faire connaître la déité telle qu’elle est en LES FORMULES PRÉCISÉES ET LE SENS COMMUN 329 soi, comme la voient les bienheureux, l'analogie de proportionnalité : « Dieu est personnel (c’est-à-dire subsistant, intelligent et libre) à sa manière, comme l’homme l’est à la sienne » nous exprime quelque chose de la réalité divine. Il est faux qu'il y ait dans les proportions établies deux termes absolument inconnus. Lorsqu’en vertu du principe d’identité et du principe de raison d’être nous affirmons l’existence de VIpsum esse, Dieu est connu pour autant que ce qui est sans être par soi ne se suffit pas pour être, pour autant que ce qui est sans être par soi doit avoir une similitude avec ce qui est par soi, pour autant que nous corrigeons la dissi­ militude en affirmant nécessairement que l’exis­ tence en Dieu est pure existence, irreçue. Toutes ces affirmations ont une valeur ontologique, puis­ qu’elles sont toutes posées pour rendre le réel intel­ ligible en fonction de l’être, puisqu’elles sont toutes exigées par le concept même d’être. Lorsque, dans la suite, nous établissons la proportion : VIpsum esse est X à sa manière, comme l’homme est intel­ ligent à sa manière ; sur les quatre membres de la proportion, il y en a deux connus immédiatement (homme et intelligence), un connu analogiquement (Ipsum esse), et le droit d’affirmer la similitude des proportions repose sur l’évidence du rapport immédiat que soutient la raison formelle d’intelli­ gence avec la raison formelle d’être ; ce dernier rapport, nous le saisissons non pas seulement à posteriori dans l’expérience, comme le dit M. Le Roy, mais à priori dans l’être même ; et comme l’être est forcément analogue, l’intelligence doit l’être aussi. 330 LES FORMULES DOGMATIQUES ET LE SENS COMMUN Ensuite, l’intelligence divine analogiquement connue, on passe à la volonté, etc. On objecte que ces différentes raisons formelles, dépouillées du mode créé, s’identifient dans l’émi­ nence de la déité. Mais cela, bien loin d’infirmer la valeur analogique des concepts, est affirmé ex pro­ priis par ces mêmes concepts en tant précisément qu’ils sont analogues et purifiés de toute potentia­ lité : l’être pur doit être l’intellection pure et non pas intelligible en puissance ; de même l’intellection pure doit être l’être pur et non pas une reproduction intentionnelle et par là potentielle de l’être pur. M. Le Roy ne comprend pas le passage à la limite parce qu’il ne voit pas que les perfections absolument simples ont un rapport immédiat à l’être, et qu’à la limite l’être est Y Ipsum esse irreçu ; cela en vertu du principe d’identité. Mais si au lieu d’admettre le conceptualismeréaliste, on s’en tient au sensualisme-nominaliste, si de l’instabilité des apparences sensibles devenues le seul réel, on infère que le principe d’identité et de non-contradiction est une loi de la logique pure et non de la réalité, le réel fondamental n’est plus qu’un devenir, et une contradiction réalisée. A ce compte évidemment, la connaissance conceptuelle analogique de Dieu est vaine. — Le principe d’iden­ tité admis au contraire comme loi foncière du réel, on dira avec saint Thomas (Ia, q. XIII, a. 6) : «hæc nomina (ens, bonitas, sapientia...) quantum ad rem significatam per nomen, per prius dicuntur de Deo, quam de creaturis, quia a Deo hujusmodi perfectiones manant. Sed quantam ad impositionem LES FORMULES PRÉCISÉES ET LE SENS COMMUN 33I nominis, per prius a nobis imponuntur creaturis, quas prius cognoscimus ». Maimonide niait cette priorité ontologique, pour lui « Dieu est bon » signifiait seulement « Dieu est cause de la bonté des créa­ tures ». Pourquoi, répond saint Thomas (art. 2) ne pas dire aussi bien a Dieu est animal » en tant qu’il est cause de l’animalité, « corporel » en tant qu’il est cause de la corporéité? Maimonide ne compre­ nait pas en quoi la bonté qui est un transcendantal diffère d’un genre. Il n'y a qu'une manière d’être corps, d’être animal, ce sont des genres auxquels s’ajoutent des différences extrinsèques. Mais il y a plusieurs manières d'être bon, d’être vrai, d’être un, d’être être. Car ces transcendantaux imbibent cela même qui différencie les êtres. Il est vrai de dire : ce fruit est bon à sa manière (physiquement, au point de vue du goût), cet homme vertueux est bon à sa manière (moralement), Dieu est bon à sa manière (c’est-à-dire absolument). C’est là, pour toute l’École, une dénomination non point extrin­ sèque, mais intrinsèque. L’attribution est formelle, c’est seulement le mode de l’attribution qui est humain du fait qu’il implique l’opposition du sujet et du prédicat. Cela est si vrai que NotreSeigneur va jusqu’à dire : « Nemo bonus nisi solus Deus » (Luc, xviii, 19). Dieu est bon par lui-même et sans limite, tandis que nous, par nous-mêmes, nous sommes ce qui n’est pas, ce qui se refuse au lieu de se donner, ce qui faiblit et retourne au néant. — De même, comme le note ici saint Thomas, saint Paul dit de Dieu le Père « ex quo omnis paternitas in cœlis et in terra nominatur ». (Ephes., m, 15.) 332 EES FORMULES DOGMATIQUES ET LE SENS COMMUN II ne nous est pas possible d’admettre que le sentiment de saint Thomas et celui de Maimonide diffèrent « uniquement quant à la façon de parler 1 ». I/École y a toujours vu une opposition absolue a. Il suffit de citer la conclusion de l’article II de cette question XIII de la Ia Pars : « Cum igitur dicitur Deus est bonus, non est sensus, Dcus est causa bonitatis, vel Deus non est malus, sed est sensus : id quod bonitatem dicimus in creaturis præexistit in Deo : et hoc quidem secundum modum altiorem. Unde ex hoc non sequitur, quod Deus competat esse bonum, in quantum causât boni­ tatem ; sed potius e converso, quia est bonus, boni­ tatem rebus diffundit. » — Eckard tomba plus tard dans une erreur très voisine de celle de Maimonide comme le prouve la proposition condamnée : « Quod Deus non est bonus, neque melior, neque optimus ; ita male dico, quandocumque voco Deum bonum, ac si ego album vocarem nigrum. » (Denz., 528.) On ne saurait trop le redire en ce temps d’agnos­ ticisme, en un sens nous connaissons Dieu beaucoup mieux que nous ne connaissons les hommes avec lesquels nous vivons le plus intimement. L’homme qui me tend la main se décide peut-être au même instant à me trahir, son geste est peut-être un men­ songe, je puis douter de sa parole, de sa vertu, de sa bonté. Je sais au contrahe de science absolument certaine, même par ma seule raison, que Dieu ne12 1. Sertillanges. Revue de Philosophie, févr. 1906, p. 164. 2. Cf. Cuossat, Dictionnaire Apologétique de la joi catholique, 4e éd.. article Agnosticisme, p. 41. · LES FORMULES PRÉCISÉES ET LE SENS COMMUN 333 peut pas mentir, qu’il est infiniment bon, infiniment juste, infiniment saint. De tous les êtres c’est lui en un sens que je connais le mieux, lorsque je récite en le méditant le Pater, comme c’est de Lui que je suis le mieux connu. Nous sommes plus sûrs de la rectitude de ses intentions que de la droiture de notre cœur. Bien plus, en un sens, nous connaissons mieux la nature divine que la nature humaine, et surtout que les natures animales ou végétales : un thomiste qui a commenté une ou deux fois le traité de Deo uno de saint Thomas doit pouvoir rattacher à Y Ipsum esse tous les attributs divins et montrer la solidarité de toutes les thèses avec cette propo­ sition fondamentale a in solo Deo essentia et esse sunt idem ». Il est certainement plus difficile de rattacher tout le traité de l’homme à la définition de la raison. — Aristote ne disait-il pas que «les choses divines sont plus connaissables, plus intelli­ gibles en elles-mêmes que toutes les autres (maxime scibilia sunt ipsa prima et causæ) mais relativement à nous elles sont difficiles à connaître (quia a sensi­ bus sunt remotissima ». (Met., 1. I, Comm, de S. Th., leç. Π.) S’agit-il des concepts qui expriment la Trinité, comme le concept de relation, la raison ne pourrait établir leur valeur analogique ; mais Dieu s’en est servi pour se révéler à nous, il suffit que la théologie établisse que la relation ne pose pas en Dieu une évidente imperfection. Telle est la réfutation rationnelle de la concep­ tion pragmatiste du dogme. Dans ce système, le 334 LES FORMULES dogmatiques et le sens commun critérium de la vérité n’est plus l’être évident, c’est le rapport d’une action commandée ou conseillée avec nos innéités, nos besoins profonds. Mais que valent ces innéités dans un système qui ne peut admettre l’immutabilité de notre nature et son rap­ port ontologique et fixe avec Dieu ; ce sont des remous de l’inconscient. § 3. — Les formules dogmatiques exprimées en lan­ gage philosophique restent accessibles dans une certaine mesure au sens commun, s'il est une onto­ logie rudimentaire. Il nous paraît donc évident que la formule dog­ matique est inaccessible au sens commun, si l’on ne veut voir en lui qu’une « organisation utilitaire de la pensée en vue de la pratique ». Il en va tout autrement si le sens commun est, comme nous l’avons défini, la philosophie de l'être à l’état rudi­ mentaire. Ce que nous venons de dire suffirait à l’établir de façon générale, mais il importe de pré­ ciser notre thèse par un exemple et de la prouver négativement en montrant l’incompatibilité de toute autre philosophie avec le dogme. En dehors de la philosophie de Vôtre, on ne con­ çoit, en métaphysique générale, qu’une philoso­ phie du phénomène et une philosophie du devenir. L’encyclique Pascendi condamne le phénoménisme sous le nom d’agnosticisme, et la philosophie du devenir sous le nom d’évolutionnisme. Le Concile du Vatican avait déjà condamné l’évolutionnisme LES FORMULES PRÉCISÉES ET LE SENS COMMUN 335 hégélien et toutes les formes du panthéisme (Denz., 1804) ’. Quant au phénoménisme, il était déjà atteint, selon M. Vacant12, par le même Concile qui a défini, en reprenant la formule du IVe Concile de Latran, que trois classes de créatures (matérielle, spirituelle, humaine), ont été produites par Dieu ex nihilo, secundum totam substantiam (Denz., 1783 et 1805). Malcbranche avait compris qu'il devait admettre l’existence des substances corporelles parce que la révélation nous dit que Dieu les a créées. Le phénoménisme est inconciliable encore avec le dogme de la transsubstantiation. Entre autres arguments en faveur de ce système, Renouvier disait à qui voulait l’entendre : « Si vous admettez la substance, on vous y mettra la Trinité, l’Union hypostatique et le reste. » Pour prendre un exemple dans les formules dog­ matiques dont nous avons indiqué le développement, voyons la notion de personnalité que nous présente le phénoménisme empiriste, celle que nous donne le phénoménisme rationnel, celle, enfin, qui s’impose à la philosophie du devenir3. Ces trois notions, bien loin de nous permettre de penser philoso­ phiquement l’Union hypostatique, la détruisent ; au contraire, ce dogme est accessible à l’ontologie rudimentaire du sens commun. 1. Nous avons déjà montré comment le panthéisme de la philosophie nouvelle de MM. Bergson et Le Roy tombe sous ces condamnations. Ci. Deuxième partie, ch. ni. § 1 et 2. 2. Op cil., t. I, p. 223. 3. Cf. Ch. Jeanmaire, L'Idée de personnalité dans la psycho­ logie moderne. Paris, Alcan. 336 LES FORMULES DOGMATIQUES ET LE SENS COMMUN A. — Les notions phénoménistes ou purement dyna­ misas de la personnalité sont inconciliables avec le dogme de l’incarnation. Pour les phénoménistes empiristes (Hume, St. Mill, Taine), nous n’atteignons que des états de conscience et nullement un moi-substance ; la personnalité est une série ou un agrégat de phé­ nomènes conscients réunis par les lois de l’as­ sociation des idées. Comme tout composé mental ou organique, le moi a sa forme normale ; mais si les éléments sont altérés ou le travail de com­ position dérangé, la forme dévie et l’œuvre finale est monstrueuse ; c’est ainsi que se produisent les dédoublements de la personnalité ; parfois même, dans la folie une personne se croit de­ venue complètement une autre et agit conformé­ ment à sa croyance. (Taine, De l’intelligence, t. II, p· 231) Pour les phénoménistes rationalistes (Renouvier) la personnalité est une forme à priori de notre pen­ sée, la plus élevée des catégories. Elle contient toutes les autres puisque c’est dans l’activité représen­ tative qui lui est propre que les autres catégories trouvent leur centre et leur application. Les per­ sonnes ne sont pas des choses en soi, il n’y a de réel que les phénomènes ; la personnalité est un phénomène général, complexe, durable, qui est la synthèse, la loi d’autres phénomènes, une repré­ sentation embrassant les autres. Notre existence n’est rien qu’en tant que représentée ; en dehors LES FORMULES PRÉCISÉES ET LE SENS COMMUN 337 de nos représentations réelles ou possibles il n’y a rien pour nous Pour un partisan de la philosophie du devenir, la personne, le moi n’est ni un agrégat de phéno­ mènes, ni une catégorie, c’est un élan vital et libre qui revêt successivement les formes diverses que nous appelons états de conscience. C’est la thèse longuement développée et défendue aujourd’hui par M. Bergson. Pour la philosophie de l’être, « métaphysique naturelle de l’intelligence humaine », la personna­ lité est quelque chose de plus profond que les phé­ nomènes et leurs lois empiriques ou à priori, plus profond que le devenir sous-jacent, c’est une entité métaphysique. Il y a une personnalité ontologique (la subsistence intrinsèquement indépendante de la matière), fondement de ce qu'on pourrait appeler la personnalité psychologique (conscience de soi) et la personnalité morale (liberté et maîtrise de soi). Nous allons le voir, cette conception classique de la personnalité n’est que l’explicitation de la notion de sens commun. Montrons d’abord que les notions phénoménistes ou purement dynamistes de la personnalité ne peuvent en aucune façon se concilier avec la défi­ nition de ΓUnion hypostatique. D’après cette définition, la nature humaine et la nature divine en Jésus-Christ sont unies dans la personnalité divine du Verbe, de telle sorte qu’il n’y a pas de personnalité humaine. Or, on ne peut i. Renouvier, Logique, t. II, p. 493. 33^ LES FORMULES DOGMATIQUES ET LE SENS COMMUN dire manifestement que la personne du Verbe est une collection de phénomènes groupés par une loi empirique ou par une forme à priori. Ces concep­ tions phénoménistes de la personnalité n’expriment évidemment pas une perfection simpliciter simplex ; il n’y a aucune analogie possible puisque, d’après les Conciles, cette personnalité divine du Verbe, n’est pas réellement distincte de l'Absolu, de la nature divine, et ne peut donc, en aucune façon, être phénomène ou loi de phénomènes. On ne peut dire non plus que la personne divine du Verbe est un devenir, élan vital et libre, et non pas une chose, car cette personne est Dieu même, et il est défini par le Concile du Vatican contre Hégel (Denz., 1782 et 1804) que Dieu est une substance spirituelle absolument simple et immuable, réellement et essentiellement distincte du monde qui, lui, est composé et changeant. «Deus cum sit una singularis, simplex omnino et incommutabilis sub­ stantia spiritualis, prædicandus est re et essentia a mundo distinctus. » Veut-on essayer de préciser la nature de ce devenir et définir la personnalité du point de vue psycho­ logique en la faisant consister formellement dans la conscience de soit On tombe alors dans l’erreur de Günther et l’on revient fatalement à Nestorius : on doit admettre dans le Christ, avec les deux natures divine et humaine, deux consciences, con­ séquemment deux personnes. — On tombe dans la même hérésie si l’on définit la personnalité du point de vue moral par la liberté ; il y a dans le Christ deux volontés libres, comme il y a deux natures. LES FORMULES PRÉCISÉES ET LE SENS COMMUN 339 Si l’on veut échapper au nestorianisme et sauver l’unicité de personne en n’admettant qu’une volonté libre on tombe dans l’hérésie monothélite et, con­ séquemment, dans le monophysisme d’Eutychès. B. — Le sens commun 'possède une notion ontologique de la personnalité, fondement de la personnalité, psychologique et de la personnalité morale. Mais il est une notion de la personnalité beau­ coup plus profonde, notion non plus seulement psychologique ou morale, mais ontologique ; c’est celle du sens commun, précisée par la philosophie de l’être, c’est aussi celle des Conciles. Le sens commun donne le nom de personne à certains êtres qu’il distingue de ceux qu’il appelle simplement des choses. La personne, c’est l’être rai­ sonnable et libre, maître de scs actes, indépendant, sui juris, par opposition à l’animal, à la plante, au minéral. Le droit romain distinguait même la per­ sonne de l’esclave : l’esclave juridiquement n’est pas une personne, « non est sui juris ». Ce qui carac­ térise donc la personne, aux yeux du sens commun, c’est bien la liberté, la maîtrise de soi ; mais la liberté, pour ce même sens commun, suppose l’intel­ ligence qui délibère et la conscience de soi ; et la conscience du moi suppose à son tour précisément le moi, qui est à proprement parler la personne. Cela est clair. La personne ou le moi est donc conçu par tout le monde, au même titre que les choses, comme une substance, car antérieurement aux 340 LES FORMULES DOGMATIQUES ET LE SENS COMMUN phénomènes et au devenir, il y a l'être qui apparaît et change d’apparence. Mais c’est une substance d’un ordre plus élevé que les autres, une substance douée de raison et conséquemment de liberté. La définition de la personne donnée par Boèce ne fait que traduire cette notion de sens commun : a persona est rationalis naturæ individua substantia » ; nul, remarque Boèce, n’a jamais dit : la personne d’une pierre ou d’un bœuf. Mais le sens commun va plus loin, il distingue d’une certaine manière la personne et la nature. Chacun dit : mon bras, mon corps, mon âme, mon intelligence, ma volonté, ma résolution ; ce qui signifie : le bras qui est à moi, l’âme et le corps qui sont à moi. Chacun dit encore : je cours, je pense. Nous opposons ainsi au moi, à un seul et même moi, tout ce que nous lui attribuons : notre nature spirituelle et corporelle, notre existence, nos facultés, nos actes. Le moi est déjà pour le sens commun le sujet -premier d’attribution qui ne peut pas luimême être attribué. On dit que la nature raisonnable (âme et corps) lui convient, mais on ne dit pas qu’il convient à cette nature, il la possède à titre de partie essentielle, comme il possède ses opérations à titre de parties accidentelles transitoires. La personne est donc un tout composé d’éléments essentiels et permanents et d’éléments passagers, et c’est à ce tout et non pas à ses parties qu’on attribue l’existence et l'action. Ce qui existe c’est Pierre et non pas sa nature humaine, de même c’est Pierre qui agit, qui veut par sa volonté, ce n’est pas sa volonté qui veut. Cette vue du sens LES FORMULES PRÉCISÉES ET LE SENS COMMUN 34I commun est traduite dans la formule : « persona est totum per se separatim existens, id quod exîstit et operatur dum e contra nalura est id quo aliquid est tale, vg. est homo ; intclligentia est id quo intelligit ; existentia est id quo existit1 ». La per­ sonne est un tout existant ou subsistant séparément, ce qui existe, ce qui agit ; tandis que la nature est ce par quoi ce tout est essentiellement constitué, l’intelligence ce par quoi il émet des actes de con­ naissance, etc. A la vérité, une « chose » est déjà un tout exis­ tant ou subsistant séparément, mais la personne a une subsistence à part qui lui vaut un nom spécial, subsistence intrinsèquement indépendante de la matière (ou spirituelle) dira la philosophie de l’être, subsistence qui précisément pour cela fonde la rai­ son (principe de connaissance universelle qui domine la matière, l'espace et le temps) et la possibilité de la réflexion ou conscience de soi ; connaissance qui fonde à son tour la liberté. Les propriétés de l’homme se déduiront de son âme raisonnable conçue comme forme subsistante. La philosophie de l’être étudiera aussi ce qui est requis dans la réalité pour vérifier les jugements du sens commun et l’opposition qu’il fait dans ces jugements de la personne et de la nature, du sujet premier d’attribution et de ses attributs. Elle se demandera qu’est-ce qui peut constituer le sujet l. Voir l’exposé de cette métaphysique naturelle dans la Somme théologique de saint Thomas, I·, q. 29. a. i, De definitione persona, et q. 2, III*, a, 2, Utram unio Verbi incarnati sit facta in persona. Lé séns commun 23 342 LES FORMULES DOGMATIQUES ET LE SENS COMMUN comme sujet (id quo aliquid est quod), ce qui peut constituer ce tout comme tout. C’est alors que se précisera le concept métaphysique de subsistence ύπόστασις qu’il faudra étudier dans ses rapports avec les deux premières divisions de l’être : essence (puissance) et existence (acte), pour le rattacher lui-même à Yêtre, premier concept de l’intelligence, objet formel de la métaphysique. Mais ce travail d’analyse n’est nullement néces­ saire pour donner aux mots personne et nature un sens clair (nous ne disons pas distinct). Le sens commun admet sans difficulté qu’une même per­ sonne, un même moi peut avoir et a de fait une nature spirituelle et une nature corporelle, une âme et un corps, des actes spirituels et des actes corporels. C. — Cette notion ontologique de la personnalité permet au sens commun d'entendre les mystères de V Union hypostatique et de la Trinité. Voici un homme, Jésus, qui s’attribue des actions corporelles, des actions spirituelles humaines et en outre des opérations proprement divines ; il dit : « Ego qui loquor vobis... Ego et Pater unum sumus x. Il se déclare plus grand que David ’, plus grand que Moïse et Élie3, supérieur aux anges, qui sont 1. Joan., x, 30. 2. Marc, xir, 36; Math., XXII, 44; Luc, xx, 42. 3. Matth., xvii, i... ; Marc, ix, 1... ; Luc, ix, 28. LES FORMULES PRÉCISÉES ET LE SENS COMMUN 343 ses anges, ses ministres1. Il demande vis-à-vis de sa propre personne la foi, l'obéissance, l’amour poussé jusqu’au renoncement à toute affection créée qui lui serait contraire, jusqu’au sacrifice de sa vie : «Qui aime son père et sa mère plus que moi n’est pas digne de moi1 2. » Il se fait l’égal du législateur divin du Sinaï : « Il a été dit aux anciens : tu ne tueras point, mais moi je vous dis que quiconque se met en colère contre son frère3... » Il s’attribue le pouvoir de « refaire » les âmes, de leur remettre leurs péchés : «Venez à moi vous tous... et moi je vous referai4. » Il revendique le droit non moins exorbitant d’être un jour le juge des vivants et des morts56; il déclare qu’il enverra le Saint-Esprit : « Je ferai venir sur vous le Promis de mon Père®. » 11 donne la vie étemelle : « Mes brebis entendent ma voix, je les connais et je leur donne une vie éternelle...» «Le Père et moi nous sommes un7.» «Personne ne connaît le Fils, si ce n’est le Père. Personne non plus ne connaît le Père, si ce n’est le Fils et celui à qui le Fils veut le révéler8. » Ses disciples disent de lui : « Nous savons que le Fils 1. Marc, i, 13 ; xni, 27 ; Matth., iv, 11 ; xin, 41 ; xvi, 27 ; xxiv, 31. 2. Marc, VIII. 34 ; Matth., x, 32 ; xvi, 24 ; Luc, ix, 23, xiv, 26... ; xviii, 29. 3. Matth.» v, 22, 28, 32, 34, 39, 44. 4. Matth., xi, 28. 5. Marc, vin, 38 ; xin, 26 ; xiv, 62 ; Matth., XIV, 27 ; Luc, ix, 26 ; xii, 9. 6. Luc, xxiv, 49; Joan., χν, 26. 7. Joan., x, 27, 30. 8. Matth., xi, 27. 344 LES formules dogmatiques et le sens commun de Dieu est venu et qu’il nous a donné l’intelli­ gence pour connaître le vrai Dieu, et nous sommes en ce vrai Dieu, étant en son Fils Jésus-Christ. C’est lui qui est le Dieu véritable et la vie étemelle. Hic est verus Deus et vita ætema... » (I Joan., v, 20.) Ce mai colossal est à la fois divin et humain ; à ce même sujet il faut attribuer ce qui convient à Dieu et ce qui convient à l’homme. C’est une per­ sonne qui ne possède pas seulement un corps et une âme, mais encore une nature humaine et une nature divine, conséquemment une intelligence divine et une intelligence humaine, une liberté divine et une liberté humaine. Tout cela le sens commun, éclairé par la lumière de la foi, suffit à l’affirmer, après les déclarations de Jésus. Comme l’a montré le P. de Regnon *, cette simple notion de sens commun a même suffi pour réfuter les principales hérésies. — On prouve contre Sabcllius que Dieu n'est pas une seule et même personne jouant trois rôles différents, mais qu’il y a en Lui trois personnes, parce que l’Écriture affirme trois sujets d’attribution distincts, trois « moi ». Il est dit du Fils qu’il est engendré par son Père, envoyé par son Père, qu’il s’est incarné. Il est dit du Saint-Esprit qu’il procède du Père, qu’il est envoyé par le Père et le Fils. — Contre Arius, on montre qu'un fils est de même nature que son père, que d’ailleurs le Fils est déclaré créateur, étemel, tout-puissant. — Contre Nestorius, on établit que, d’après l’Évangile, c’est bien au même moi que i. Éludes sur la Sainte Trinité, t. I, p. 64. LES FORMULES PRÉCISÉES ET LE SENS COMMUN 345 conviennent les attributs divins et les actes humains du Christ. — Contre Eutychès et les monothélites, on invoque les textes où s’opposent nettement les deux natures et les deux volontés. — Contre les trithéistes, il suffit de rappeler le dogme de l’unité de Dieu qui s’impose à la raison naturelle. A la vérité, les Conciles ont opposé les deux natures du Christ à son unique personne beaucoup mieux que n’aurait pu le faire le seul sens commun éclairé par la foi ; mais les formules dogmatiques les plus développées restent accessibles en une cer­ taine mesure à l’intelligence dépourvue de culture philosophique. Le Concile de Chalcédoine définit que « le Christ est un seul et même être, parce que bien qu’il y ait en lui deux natures distinctes, cha­ cune avec ses propriétés, il n’y a cependant qu'une subsistence ou personne, celle du Verbe ». Le terme subsistentia qui, dans les Conciles, traduit υπόστασή, est l’équivalent du terme concret -personne, plus tard, dans le langage théologique, il deviendra l’équivalent du terme abstrait personnalité1. Même en ce dernier sens, ce terme n’est pas inaccessible au sens commun. Si pour tout le monde une per­ sonne est déjà un tout qui subsiste séparément, il est aisé de voir que ce qui constitue la personne, c’est-à-dire la personnalité, peut se traduire par le mot abstrait « subsistence ». Si le Christ, HommeDieu, est un seul et même être subsistant, il ne doit y avoir en lui qu’une subsistence 1 2. Le sens 1. Études sur la Sainte Trinité, t. I, pp. 243. 265. 2. Ci. S. Thomas. Summa Thcol., T“, q. 29, a. 2, Utrum per­ sona sit idem ac hypostasis et subsistentia. 346 LES FORMULES DOGMATIQUES ET LE SENS COMMUN commun ne se rend pas compte que cette notion abstraite est nécessaire pour rendre intelligible la personnalité en fonction de l’être, il ne saisit pas les rapports métaphysiques de la subsistence avec la nature ou essence d’une part, et avec l’existence d’autre part, mais cela n’est nullement nécessaire. L’union hypostatique, telle qu’elle est explicitement définie, n’est pas dépourvue de sens pour lui, bien qu’il n’en ait pas la pleine intelligence. Il en va de même des formules développées de la Trinité. Le sens commun comprend pourquoi on peut appliquer à Dieu le nom de personne ; il suffit de lui dire avec saint Thomas : « Le nom de per­ sonne désigne un être subsistant doué d’intelligence et de liberté. Or, la subsistence, l’intelligence et la liberté sont des perfections absolument simples qui n’impliquent aucune imperfection. Il faut donc les attribuer à Dieu qui est par définition la per­ fection suprême. A Dieu convient la personnalité, mais, cela va sans dire, à un degré suréminent. » (Cf. P, q. 29, a. 3, utrum nomen personæ sit ponen­ dum in divinis.) Comme l’Écriturc affirme l’exis­ tence en Dieu de trois « moi » distincts, de trois sujets d’attribution, le sens commun comprend la formule : « Trois personnes » ; celle même des « trois subsistences » courante dans le langage théologique n’est pas inintelligible à ses yeux. LES FORMULES PRÉCISÉES ET LE SENS COMMUN 347 D. — Par a des élévations » le sens profond des mys­ tères de l’incarnation et de la Trinité peut être rendu accessible au sens commun. Il n’est pas impossible de mettre à la portée d’un auditoire ordinaire, à n’importe quelle époque, la même élévation sur le mystère de l'union hypostatique. Elle se composera aisément avec trois articles de saint Thomas Is, q. 29, a. 1, de definitione per­ sona· ; a. 2, utrum nomen persona sit ponendum in divinis, et IIP, q. 2, a. 2, utrum unio Verbi incar­ nati facta sit in persona. La subsistence et consé­ quemment la personnalité, y apparaîtra de plus en plus parfaite en remontant l’échelle des êtres ; à la limite on aura la personnalité divine. Indiquons brièvement les degrés de cette ascension. Ce qui fait, dit saint Thomas, la dignité de la per­ sonne c’est d’exister par soi séparément, per se separatim existere, d'être indépendante dans son existence et conséquemment de ne relever que de soi dans l’ordre de Faction, per se agere sequitur ad per se esse. Sans doute, un individu d’une espèce quelconque, animale, végétale ou même minérale, est déjà un tout subsistant, indivis en soi et distinct de tout autre, mais combien cette subsistence et cette indépendance sont imparfaites : la pierre de soi ne peut que tomber, elle ne peut même pas s’arrêter dans sa chute ; la plante de soi ne peut que se nourrir, s’accroître, se reproduire, et tout cela fatalement, dans une dépendance telle d’un milieu approprié, que si ce milieu fait défaut la plante cesse 348 LES FORMULES DOGMATIQUES ET LE SENS COMMUN de subsister. L'animal lui aussi est conduit fatalement par son instinct, il ne peut pas ne pas réagir sous l’attrait du bien sensible qui convient à sa nature. Tous ces êtres sont aussi peu subsistants et indé­ pendants que possible ; emprisonnés dans le déter­ minisme qui régit le monde des corps, ils sont comme des pièces de ce monde, des automates ; ils ne sont pas à proprement parler source d’action, ils sont plutôt agis qu’ils n’agissent, et se contentent de transmettre l’action. — L’homme, au contraire, parce qu’il est doué d’une raison qui s’élève audessus des phénomènes sensibles pour atteindre l’être et dépasser le monde matériel, peut revenir sur ses propres actes, sur son jugement, juger ce jugement même, se dégager des suggestions de la sensibilité, découvrir des motifs supérieurs et intro­ duire dans le monde une série de faits qui ne résultent pas nécessairement des antécédents posés. L’homme, s’il sait vouloir, peut jouer un rôle dans le monde, il est une personne L Sa liberté puise dans la con­ naissance du bien universel une indifférence domi­ natrice à l’égard de tous les biens particuliers, l. Telle est précisément l’étymologie du mot personne: «Ce mot. dit Boècc. signifiait d’abord le masque dont se servaient les acteurs dans les comédies et les tragédies. Persona vient de personare, dont on a rendu grave l’antépénultième, parce que le son, en roulant dans la concavité du masque, devient plus fort. Mais comme ces masques représentaient les individus dont les acteurs jouaient le rôle, Médée, Simon, Chrémès, on prit l’habitude d'appeler aussi personnes les autres hommes qui se reconnaissent et se distinguent par leur aspect particu­ lier · et agissent dans le monde comme le personnage du théâtre sur la scène. (De persona et duabus naturis, ch. ni.) LES FORMULES PRÉCISÉES ET LE SENS COMMUN 349 elle domine toutes les influences du monde physique et reste maîtresse de ses actes, sui juris. Cette indé­ pendance de la matière dans l’ordre du vouloir suppose une indépendance de la matière dans l’ordre de la connaissance, et cette dernière à son tour suppose une indépendance de la matière dans Vêtre même, operari- sequitur esse; c’est là la vraie subsistence, celle qui n’est pas atteinte par la cor­ ruption du corps, celle qui fonde métaphysiquement notre désir naturel de vivre toujours. Mais l’homme ne sera pleinement une personne, un per se subsistens et un per se operans que dans la mesure où la vie de la raison et de la liberté domi­ nera en lui celle des sens et des passions ; sans cela, il demeurera comme l’animal, un simple indi­ vidu esclave des événements, des circonstances, toujours à la remorque de quelque autre chose, incapable de se diriger lui-même ; il ne sera qu’une partie, sans pouvoir prétendre être un tout. L’iW»vidualité qui nous distingue des êtres de même espèce vient du corps, de la matière qui occupe telle portion d’espace distincte de celle occupée par un autre homme. Par notre individualité, nous sommes essentiellement dépendants de tel milieu, de tel climat, de telle hérédité, grecs, latins ou saxons. Le Christ était juif. La personnalité, au contraire, vient de l’âme, c’est même la subsis­ tence de l’âme indépendamment du corps. Déve­ lopper son individualité, c’est vivre de la vie égoïste des passions, se faire le centre de tout et aboutir finalement à être esclave des mille biens passagers qui nous apportent une misérable joie d'un moment. 350 les formules dogmatiques et le sens commun La personnalité, au contraire, grandit dans la mesure où l’âme s’élevant au-dessus du monde sensible, s’attache plus étroitement par l’intelligence et la volonté à ce qui fait la vie de l’esprit. Les philosophes ont entrevu, mais les saints surtout ont compris que le plein développement de notre pauvre personnalité consiste à la perdre en quelque sorte en celle de Dieu, qui seul possède la person­ nalité au sens parfait de ce mot, car seul il est absolument indépendant dans son être et dans son action. Celui-là seul qui est YÊtre même a une existence non seulement indépendante de la matière, mais indépendante de tout ce qui n’est pas elle ; son intelligence des choses est omnisciente, sa liberté c’est l’indifférence dominatrice la plus absolue à l’égard de tout le créé. Les éléments, qui consti­ tuent la personnalité (subsistence, intelligence, liberté), désignent autant de perfections dont la raison formelle n’implique aucune imperfection ; il faut donc affirmer qu’ils se réalisent éminemment dans Celui qui est la perfection suprême, que Dieu est par conséquent l’exemplaire et la source de toute personnalité digne de ce nom 1. C’est pourquoi, dans l’ordre de la connaissance et de l’amour, les saints se sont efforcés de substituer en quelque sorte à leur propre personnalité celle de Dieu, de « mourir à eux-mêmes » pour que Dieu règne en eux. Ils se sont armés d’une sainte haine contre leur propre moi. Ils ont cherché à mettre Dieu au principe de tous leurs actes, en agissant x. Ci. S. Thomas, Summa Theol., q. 29, a. 3. LES FORMULES PRÉCISÉES ET LE SENS COMMUN 351 non plus d’après les maximes du monde ou d'après leur jugement propre, mais d’après les idées et les maximes de Dieu reçues par la foi. Ils ont cherché à substituer à leur volonté propre la volonté de Dieu, à agir non pas pour eux-mêmes mais pour Dieu, à aimer ce Dieu non pas seulement comme un autre moi, mais infiniment plus qu’eux-mêmes et par-dessus tout. Ils ont compris que Dieu devait leur devenir un autre moi plus intime à eux-mêmes que leur propre moi, que Dieu était plus eux-mêmes qu’eux-mêmes parce qu’il l’est éminemment ; ils ont alors cherché à abdiquer toute personnalité ou indépendance à l’égard de Dieu, ils ont cherché à se faire quelque chose de Dieu, quidDei. Ils ont acquis ainsi la plus puissante personnalité qui se puisse concevoir, ils ont acquis en un sens ce que Dieu pos­ sède par nature : l’indépendance à l’égard de tout le créé, non plus seulement l’indépendance à l’égard du monde des corps, mais même celle à l’égard des intelligences. Comme l’a dit si admirablement Pascal, «les saints ont leur empire, leur éclat, leur victoire, leur lustre, et n’ont nul besoin de grandeurs charnelles ou spirituelles, où elles n’ont nul rapport, car elles n’y ajoutent ni ôtent : ils sont vus de Dieu et des anges et non des corps, ni des esprits curieux : Dieu leur suffit » {Pensées}. Le saint, parvenu à substituer à sa propre person­ nalité la personnalité de Dieu, peut s’écrier avec saint Paid : « Christo confixus sum cruci. Vivo autem jam non ego, vivit vero in me Christus » (Gal., ii, 20). Est-ce bien lui qui vit ou Dieu qui vit en lui? Dans l’ordre de Y opération, de la connais­ 352 LES FORMULES DOGMATIQUES ET LE SENS COMMUN sance et de l’amour, le saint a bien pour ainsi dire substitué le moi divin à son propre moi, mais dans l’ordre de Yêtre il reste un moi distinct de Dieu. Le Christ, lui, Homme-Dieu, apparaît comme le terme vers lequel s’efforce en vain de tendre la sainteté. A la limite, ce n’est plus seulement dans l’ordre à’opération que le moi humain fait place à une per­ sonne divine, c’est dans l’ordre même de Yêtre, racine de l’opération, de telle sorte qu’à la lettre il est vrai de dire que la personnalité de Jésus est la personnalité même du Verbe et qu’il subsiste de par la subsistence du Verbe, avec lequel il ne fait qu’un seul et même être. Telle est la raison dernière de cette personnalité prodigieuse dont l’histoire n’avait jamais eu et n’aura jamais plus d’exemple. Telle est la raison dernière de la majesté infinie de cet Ego qui ne convient qu’au Christ, « Ego sum via, veritas et vita x. Venite ad me omnes et Ego reficiam vos 123. Qui sitit veniat ad me et bibata. Qui credit in na, flumina de ventre ejus fluent aquæ vivæ4 ; fiet in eo fons aquæ salientis in vitam æternam5. Et ego ressuscitabo eum in novissimo die6». C’est déjà la personnalité terrible du Dieu juste juge : « Quis ex vobis arguet me de peccato7? Va vobis scribæ et Pharisæi, væ vobis duces cæci, 1. 2. 3. 4. 5. 6. 7. Joan., xiv, 6. Matth., xi, 28. Joan., vu, 37. Joan., vu, 38. Joan., iv, 14. Joan., vi, 44. Joan., Vin, 46. LES FORMULES PRÉCISÉES ET LE SENS COMMUN 353 væ vobis qui saturati estis, væ vobis qui ridetis nunc » C'est notre fin ultime en personne qui nous parle : « Qui non est mecum contra me est12. » Il est une catégorie d'hommes pour laquelle une personnalité si colossale est un scandale au même titre qu’un monstre d’égoïsme ; «la caste puissante des médiocrités a peur et horreur des saints et des hommes de génie, elle les trouve exagérés. Féroce ennemie de tout ce qui est grand3, » elle prend plaisir à confondre les deux extrêmes, l’individu et la personne, les excès les plus coupables de l’indi­ vidualisme et le développement suprême de la per­ sonnalité : elle crucifie le Christ entre deux larrons. — Mais le Christ ressuscite et ses disciples se rap­ pellent ce qu’il avait dit avant de mourir : « Con­ fidite, ego vici mundum » (Joan., χνι, 33). Un seul de ses actes puisait dans sa personnalité divine une valeur méritoire et satisfactoire infinie. Tel est le sens profond de l’union hypostatique ; il est compris par les grands contemplatifs et les grands théologiens, par un saint Augustin, un saint Anselme, un saint Thomas d’Aquin, et aussi par les petits que Dieu se plaît à éclairer.Le sens commun, avec sa métaphysique rudimentaire, peut l’entendre. Entre les hommes de génie dont l’esprit a une parenté profonde avec l’absolu et les humbles, il est certaine « bourgeoisie intellectuelle » qui cherche aujourd’hui un milieu entre Kant et A. 1. Matth., xxiii, 13... ; Luc, xi, 42. 2. Matth., xii, 30. 3. Hello, L’Homme, chap, sur # l'homme médiocre ». 354LES FOKMUI.ES DOGMATIQUES ET LE SENS COMMUN Comte, qui a goûté Renan, qui lit Harnack ; son regard ne supporte que ce qui est moyen comme elle ; elle est essentiellement modeste, il n’y a pas encore bien longtemps «elle se croyait inférieure aux plus plats imbéciles du xvni® siècle, mais se moquait de sainte Thérèse 1 ». e Le démesuré lui fait peur », les vertus théologales l’inquiètent, les vertus morales lui suffisent ; « elle a des yeux pour ne pas voir, des oreilles pour ne pas entendre » ; elle s’en­ ferme volontairement dans le monde des phénomè­ nes ; prisonnière du temps et du devenir, l’immobi­ lité de la vie éternelle lui paraît une mort. Elle s’en va répétant son dogme de l’autonomie de l'esprit qui interdit à Dieu de lui rien révéler ; elle appelle cela fierté, comme elle appelle humilité l’agnosticisme sensualiste qui la ravale au niveau de l’animal. La théologie répond : en fait d'autonomie, de toutes les intelligences, l’intelligence humaine est la dernière : pure puissance, elle ne demande qu’à recevoir, c’est là son humilité. Mais pure puissance d’un ordre infini­ ment supérieur aux sens, elle est en nous une parti­ cipation de la lumière incréée de Dieu ; « Signatum est super nos lumen vultus tui Domine » (Ps. iv, 7). C’est là ce qui fait toute sa grandeur. « Confiteor tibi Pater, Domine cœli et terræ quia abscondisti hæc a sapientibus et prudentibus et revelasti ea parvulis » (Matth., xi, 25). Ce que nous venons de dire des formules déve­ loppées du dogme de l’incarnation s’applique aussii. i. Hello, L’Homme, chap, sur 0 l’homme médiocre ». LES FORMULES PRÉCISÉES ET LE SENS COMMUN 355 à celles du dogme de la Trinité. Le sens commun, nous l'avons vu, comprend qu’on puisse appliquer à Dieu le nom de personne. Comme l’Écriture af­ firme l’existence en Dieu de trois « moi » distincts, de trois sujets d’attribution, le sens commun en­ tend la formule « trois personnes » et même a trois subsistences ». — Le Concile de Florence aifirmct-il qu’« en Dieu tout est absolument un et iden­ tique, là où il n'y a pas d’opposition de relation », ce qui se traduit généralement dans l’École 1 en di­ sant que les trois personnalités divines distinctes sont des relations subsistantes ou des subsistences relatives, la formule n’est plus guère accessible qu’aux théologiens ; cependant, le sens commun saisit vaguement que le nom de Père comme celui de Fils expriment des relations opposées, que la nature divine ne peut être triplée sans qu’il y ait trois dieux, conséquemment que le Père ne doit avoir d’incommunicable que sa paternité, le Fils que sa filiation, que toute la personnalité du Père consiste dans sa paternité, toute celle du Fils dans sa filiation. Pour suivre une élévation sur le mystère de la sainte Trinité, il n’est pas besoin de philoso­ phie technique. Il est aisé de faire voir, en remon­ tant l’échelle des êtres, que le bien est essentielle­ ment diffusif de soi, que dans la mesure où un être est plus élevé il se communique lui-même plus parfaitement et ce qui procède de lui lui restei. i. Billuart, Cursus Theol.. t. II. p. 96. — S. Thomas, Summ. Theol., I“, q. 29 a. 2 : Utrum nomen persona in divinis significat relationem vel substantiam. — I“, q. 40, a. 1 : Utrum relatio sit idem ac persona. 350LES FORMULES DOGMATIQUES ET LE SENS COMMUN plus intimement uni1. La plante et l’animal engen­ drent en dehors d’eux-mêmes un nouvel être dis­ tinct d’eux, qui peut les quitter. Le docteur com­ munique sa science au dehors à ses disciples ; s’il est vraiment maître, cause dans l’ordre intellectuel, il leur communique quelque chose de plus foncier, son esprit ; et par cette action profonde et intime scs disciples lui restent unis. L’ami voudrait don­ ner à son ami tout ce qu’il possède, mettre à son service tout ce qu’il a, se donner lui-même, ne plus rien retenir à soi pour ne plus faire avec son ami qu’un seul et même être, une seule et même intel­ ligence, un seul vouloir. A la limite, celui qui est le Souverain Bien se communique aussi -pleinement et aussi intimement qu’il est possible ; il ne donne pas seulement ses idées, sa volonté, son amour, il donne sa nature même dans le mystère ineffable de sa di­ vine paternité : « Filius meus es tu, ego hodie ge­ nui te » (Ps. π, 7). Dieu engendre, mais il n’engen­ dre pas comme l’homme en produisant hors de lui un nouvel être distinct de lui, il n’engendre pas en multipliant sa nature comme il arrive dans la géné­ ration matérielle (qui multiplie la forme). Dieu est pur esprit, et dans l’ordre de l'Ésprit il communi­ que sa nature sans la perdre, sans la diviser, sans la multiplier ; ce qu’il donne à son Fils c’est bien tout lui-même en ne réservant pour lui que sa re­ lation de paternité. C’est la plus absolue diffusion de soi dans la plus intime communion. Plus uni. i. «Quando aliqua natura est altior, tanto id quod ex ca emanat est ei magis intimum. » S. Thomas, C. Genies, 1. IV, c. xi. LES FORMULES PRÉCISÉES ET LE SENS COMMUN 357 être est ‘parfait, plus il se communique pleinement, et plus ce qui procède de lui lui reste intimement uni. Il est aussi aisé de suivre les comparaisons augustiniennes qui nous montrent dans les rela­ tions des divines personnes le type suprême de la vie de l’intelligence et de la vie de la charité, l’exemplaire de toute vie surnaturelle : Trois « moi » vivant de la même vérité par un seul et même acte d’intellection, du même bien par un seul et même acte d'amour. Ainsi, il est donné à toute âme d’en­ tendre que toute la personnalité du Père, « tout l’égoïsme du Père consiste à se rapporter à son Fils, en lui communiquant sa nature ; tout l’égoïsme de ce Fils est de se rapporter à son Père1 » ; tout l’égoïsme du Saint-Esprit est de rendre aux deux premières personnes tout ce que d’elles il a reçu. Par cela même qui les distingue, les divines per­ sonnes se rapportent aux autres en s’opposant: « In Deo omnia sunt unum et idem ubi non obviat relationis oppositio. » Le Christ l’avait dit en ter­ mes très simples : « Et mea omnia tua sunt, et tua mea sunt » (Joan., xvm, 40). Il n’est pas jusqu’à la doctrine définie sur l’âme raisonnable, principe de la vie corporelle, qui ne puisse être rendue accessible au sens commun. Tout le monde distingue dans l’homme trois degrés de vie : vie végétative qui existe déjà dans la plante, vie sensitive qui existe dans l’animal, vie raisonnable. Faut-il détruire l'unité naturelle dui. i. De Regnon. Études sur la Sainte Trinité, t. I, p. 69. Le sens commun 24 358 LES FORMULES DOGMATIQUES ET LE SENS COMMUN composé humain en admettant en lui trois âmes1? L’homme, du reste, n'a-t-il pas conscience qu’il y a en lui un même principe radical de l’intellection et de la sensation (idem homo experitur et perci­ pit se intelligere et se sentire12). Si l’âme raisonnable et l’âme sensitive étaient réellement distinctes, un moi percevrait ses sensations et un autre moi ses pensées. Mais la sensation étant un acte d’un organe animé, de l’œil, de l’oreille, doit procéder d’un principe radical qui détermine ou informe, anime le corps. L’âme raisonnable doit donc donner au corps la vie sensitive. Elle doit lui donner aussi la vie végétative, l’unité du composé l’exige, et de fait les fonctions de sensibilité étant intrinsèque­ ment inhérentes à des organes vivants, le principe qui anime le corps et lui donne de sentir doit lui donner aussi de vivre. Pour exposer aux fidèles le mode de la Présence réelle on dira avec le Catéchisme du Concile de Trente : « N.-S. Jésus-Christ n’est point dans l’Eucharistie comme dans un lieu. Les choses ne sont dans un lieu qu’autant quelles ont quelque éten­ due. Or quand nous disons que Jésus-Christ est dans l’Eucharistie, nous ne faisons pas attention à l’étendue plus ou moins grande de son Corps, mais à la substance elle-même, considérée indépendam­ ment de l’étendue. Car la substance du pain est changée en la substance et non pas en la quantité, 1. «Ex actu et actu non fit unum per se », répète souvent Aristote. 2. S. Thomas, Summa Theol., Itt, q. 76, a. 1 : Utrum intellec­ tivum principium uniatur corpori ut forma. LES FORMULES PRÉCISÉES ET LE SENS COMMUN 359 ni en la grandeur du Corps de Jésus-Christ. Or per­ sonne ne doute qu’une substance ne puisse être également renfermée dans un petit espace aussi bien que dans un grand. Ainsi la substance de l’air est aussi entière dans une petite partie d'air que dans une grande ; la nature (ou la substance) de l’eau n’est pas moins entière dans un petit vase que dans un grand. Et comme le Corps de Notre-Seigneur remplace la substance du pain dans l'Eucharistie, on est obligé de convenir qu’il est dans le Sacrement de la même manière que la substance du pain y était avant la consécration. Or la sub­ stance du pain est aussi bien et aussi entière dans la plus petite partie que dans le tout. Cela ne se discute même pas. » CHAPITRE III LES FORMULES DOGMATIQUES EXPRIMÉES EN LANGAGE PHILOSOPHIQUE DÉPASSENT PAR LEUR PRÉCISION LE SENS COMMUN, MAIS N’INFÉODENT LE DOGME A AUCUN SYSTÈME Les formules dogmatiques développées et expri­ mées en langage philosophique restent donc acces­ sibles en une mesure au sens commun. Faut-il en conclure qu'elles ne dépassent pas ses limites stric­ tes? Nous ne le pensons pas. Tout ce qu’il faut affirmer, c’est qu’elles restent dans le prolongement normal du sens commun et n’inféodent le dogme à aucun système proprement dit. C’est ce qui nous reste à établir. § l. — Ces formules dépassent par leur précision le sens commun. La notion de subsistence, employée dans les dé­ finitions dogmatiques comme équivalent de celle de personne, est opposée dans ces mêmes définitions à la notion de nature ou de substance beaucoup mieux que ne pourrait le faire le simple sens corn- 302 LES FORMULES DOGMATIQUES ET LE SENS COMMUN mun éclairé par la foi. Le sens commun ne distin­ gue qu’implicitement ces notions en formulant des propositions où s’opposent un sujet et des attri­ buts ; ici, au contraire, subsistence et nature sont déjà très explicitement distinguées. Il suffit de re­ lire attentivement les douze anathématismes de saint Cyrille d’Alexandrie contre Nestorius, approu­ vés par le Concile d’Éphèse, « Si quis non confite­ tur, carni secundum subsistentiam (χα(Γ ύπόστασιν) unitum Dei Patris verbum... » (Denziger, 114), la définition du Concile de Chalcédoine contre Eutychès, « in duabus naturis inconfuse... et in unam personam atque subsistentiam... » (Denz., 148), les quatorze canons du IIe Concile de Constantinople qui reproduisent et expliquent cette expression (Denz., 213 à 228), les vingt canons du Concile de Latran contre les monothélites (Denz., 254-274), le Symbole de Tolède (Denz., 283) et le Décret pour les Jacobites porté par le Concile de Florence (Denz., 708)· Les termes de la définition du IIe Concile de Constantinople sont si explicites que saint Thomas ne craint pas de taxer d’hérétiques deux opinions, nées dans la suite, dont l’une admet dans le Christ une seule personne et deux hypostases, et dont l’autre n’admet qu’une union accidentelle des deux natures, « non sunt diccndæ opiniones, sed hæreses in Conciliis ab Ecclesia damnatæ » (111% q. 2, a. 6). Comme l’indique suffisamment saint Thomas dans ce même article, de par les définitions conci­ liaires, sous peine d’errer dans la foi et de tomber dans l’hérésie de Nestorius ou dans celle d’Euty- LES FORMULES DOGMATIQUES ET LES SYSTÈMES 363 chès, il faut admettre la valeur objective de la no­ tion métaphysique de subsistence, désignant la per­ sonnalité ontologique, fondement de ce qu’on peut appeler la personnalité psychologique (conscience de soi) et de la personnalité morale (liberté). Comme nous l’avons dit, vouloir avec Günther se conten­ ter d’une définition psychologique ou morale de la personnalité, c’est être amené à soutenir avec Nes­ torius qu’il y a dans le Christ deux personnes, puisqu’il y a en lui deux consciences et deux libertés, à moins qu’on soutienne l’unité de conscience et de liberté, ce qui est l’hérésie d’Eutychès et des mo­ nothélites. Cette notion de subsistence ainsi précisée est ma­ nifestement déjà une explicitation de la métaphy­ sique rudimentaire que professe (in actu exercito), sans y réfléchir, le sens commun. Le sens commun se sert de sujets et d’attributs, sans remarquer (in actu signato) ce qui constitue le sujet comme sujet ; il emploie le verbe subsister, l’applique aux per­ sonnes et aux choses et non pas à leurs parties, mais il ne se demande pas pourquoi. Il faudra qu’un Aristote vienne, écrive son Vü livre de la Métaphysique, ch. 8, pour dégager la métaphysique de la substance première implicitement contenue dans la moindre phrase composée d’un sujet concret, du verbe être et d'un attribut. Tout le monde se sert du principe de contradiction, mais il a fallu qu’Aristote écrivît le IVe livre de la Métaphysique pour en avoir une formule abstraite et rigoureuse, suscep­ tible de s’appliquer à tous les êtres. — Il en a été de même pour la notion de subsistence: explication 364 LES FORMULES DOGMATIQUES ET LE SENS COMMUN d’une donnée confuse du sens commun, dans une mesure elle est accessible à ce dernier, mais dans une mesure elle le dépasse par sa rigueur et sa pré­ cision. N’a-t-il pas fallu de très longs débats entre Grecs et Latins, entre saint Basile et le pape saint Damase, avant que la formule des « trois person­ nes » soit admise par les Grecs et celle des « trois subsistences » par les Latins? Nier que les termes philosophiques employés par les définitions dogma­ tiques développées dépassent les limites strictes du sens commun, n’est-ce pas vouloir nier le progrès dans notre connaissance du dogme tel qu’il est uni­ versellement défini par les théologiens catholiques? Entre la notion de pur sens commun que l’Église primitive se fait de l’Homme-Dieu et la définition du IIe Concile de Constantinople sur l’union hypostatique, il y a trop évidemment passage de l’implicite à l’explicite. De même la notion de relation appliquée à la Tri­ nité, telle qu’elle se trouve dans la définition du Concile de Florence dépasse elle aussi les limites de ce que nous avons appelé le sens commun. Pour exposer cette définition en termes vulgaires, sans faire huit ou dix hérésies par sermon, il faut s’être élevé au-dessus des simples données du sens com­ mun. Bossuet n’aurait évidemment jamais pu écrire ses Élévations sur les mystères s’il n’avait, pendant des années, approfondi la théologie. C’est même parce qu’il la possédait à fond qu’il parvenait à la faire entendre sans se servir des termes d’école, à la replonger sans l’altérer aux sources vives de la foi et de l’intuition intellectuelle primitive. De LES FORMULES DOGMATIQUES ET LES SYSTÈMES 365 même Aristote allait confronter sa métaphysique avec les intuitions spontanées du paysan, la ré­ flexion avec la nature. Il en est de la pensée spé­ culative comme de l’art. Molière ne lisait-il pas ses pièces à sa servante ? Même remarque pour la définition du Concile de Vienne sur l’âme forme du corps, et celle de Trente sur la transsubstantiation ; la substance doit être conçue comme distincte de la quantité et de la loi des phénomènes, puisque pour le pain consacré ces dernières seules demeurent. Cette précision dépasse évidemment le sens commun. § 2. — La formule dogmatique exprimée en langage philosophique reste dans le prolongement du sens commun et n’inféode le dogme à aucun système proprement dit. — Les systèmes théologiques. Cependant, la formule dogmatique ainsi précisée n’inféode le dogme à aucun système philosophique, proprement dit. Qu’est-ce qu’un système philoso­ phique ? C’est un corps de doctrine dans lequel toutes les vérités s’ordonnent sous un principe fon­ damental ou tout au moins sous un petit nombre de principes généraux qu’on ne désespère pas de réduire à l’unité. C’est ainsi qu’en métaphysique générale on a : le phénoménisme (empirique ou ra­ tionnel) ou l’idéalisme qui ramène tout le réel à la représentation ou à l’idée ; la philosophie du devenir (empirique ou rationnelle) qui ramène tout le réel à un mouvement évolutif, sous-jacent aux phéno­ mènes ; le substantialisme qui se divise en matéria­ 366 LES FORMULES DOGMATIQUES ET.LE SENS COMMUN lisme, spiritualisme et dualisme, suivant qu’il réduit tout à la matière, ou à l’esprit ou qu’il admet les deux. Ces mêmes systèmes prennent des noms plus pré­ cis lorsqu’on considère leur retentissement en théo­ dicée, en cosmologie, en psychologie, en morale. En théodicée, on a : le panthéisme, l’athéisme, le dualisme, le déisme, le théisme, le pessimisme, l’optimisme absolu et l’optimisme relatif. En cos­ mologie : le dynamisme, le mécanisme, l’hylémorphisme. En psychologie : l'empirisme et le rationa­ lisme ; le déterminisme et la liberté. En morale: l’hédonisme, l’utilitarisme et les morales ration­ nelles. — Il est clair que le dogme, comme d’ailleurs le sens commun, est en opposition radicale avec bon nombre de ces systèmes très explicitement condamnés. Il est non moins clair que plusieurs autres sont l’expression de ce que l’Église appelle les prœambula fidei: existence d’un Dieu, cause première créatrice, distincte du monde, Providence ; spiritualité et immortalité de l’âme, devoir, liberté. Nous avons même dit que des trois systèmes qui se puissent concevoir en métaphysique générale deux sont inconciliables avec le dogme. — Mais lorsque, pour s'exprimer de façon plus explicite, le dogme emprunte à un sj'stème métaphysique une notion comme celle de subsistence, de relation, il n’est pas nécessaire qu’il la prenne avec sa valeur systématique qui naît des rapports qu’elle soutient avec les autres parties du système et particu­ lièrement avec les premiers principes ou le premier principe du corps de doctrine. Il est aisé de le montrer pour la notion de sub- LES FORMULES DOGMATIQUES ET LES SYSTÈMES 367 sistence ; elle n’arrive au degré d’explicitation néces­ saire à la science que si l’on peut la rattacher à l’être et aux premières divisions de l’être : essence et existence ou puissance et acte. Et il se trouve que dans ce travail d’analyse et de réduction à l’être les théologiens catholiques ne sont pas tous d’accord, il est au moins trois théories de la sub­ sistence : celle des thomistes, celle de Scot, celle de Suarez. De même, la notion suarézienne de la relation dans le traité de la Trinité diffère nota­ blement, on le sait, de la notion thomiste. Pour savoir ce qu’est la personnalité ou la sub­ sistence, saint Thomas étudie ce qui est requis a parte rei1 pour vérifier les jugements de sens com­ mun qui opposent le moi qui est homme à la nature par laquelle il est homme, le moi qui existe à l’exis­ tence par laquelle il existe, le moi qui agit à la faculté par laquelle il agit et aux actes qui lui conviennent. Saint Thomas, dans cette analyse, ne se contente pas, comme le prétend M. Bergson, de « réduire en système les dissociations effectuées sur le réel par la pensée commune et le langage 12 », mais il cherche à rendre les jugements du sens commun intelligibles en jonction de l’être. Suivant la méthode d’Aristote, le langage l’aide à distinguer les concepts exprimés par les mots3, et aux concepts irréduc­ 1. C’est-à-dire du côté de la chose en dehors de l’esprit, dans la réalité extramentalc. 2. Évolution créatrice. p. 353. 3. «Secundum Philosophum (I Perihcrm, c. 1) voces sunt signa intellectuum, et intellectus sunt rerum similitudines. « I* q. XIII, a. i. 368 LES FORMULES DOGMATIQUES ET LE SENS COMMUN tibles entre eux et à un troisième, en vertu de l’objectivité de l’intellect, doivent répondre des irréductibilités réelles1. Le critérium de ces irré­ ductibilités conceptuelles et réelles n’est nullement le langage, c’est Yêtre objet formel de l’intelligence ; c'est le rapport des divers concepts avec le premier de tous. — Appliquons cette méthode pour savoir ce qu’est la personnalité ou la subsistence. Tout le monde dit : cet homme est bon, cet homme est rai­ sonnable, mais on ne dit pas : cet homme est la bonté, cet homme est la rationabilité. Pourquoi? parce que le verbe être prétend exprimer V identité non pas logique mais réelle du sujet et du prédicat ; or, la bonté ou la rationabilité de cet homme n’est qu’un de ses caractères, ce n’est pas lui-même. D’autre part, sous prétexte que le verbe être doit exprimer une identité réelle, on ne peut se refuser avec les Sophistes à admettre la vérité de cette pro­ position « cet homme est bon » ; on ne peut se contenter de dire « l’homme est l’homme », « le bon est le bon », ou avec Parménide « l'être est, le non-être n’est pas ». On ne peut nier, disait Platon, la possibilité du jugement. Il faut seulement expliquer ce qui en fonde la vérité a parte rei. D’où vient qu’on peut dire : cet homme est bon, cet homme est existant, cet homme est agissant, etc? C’est que, sous des formalités multiples, la bonté, l’existence, l’action, il y a un seul et même sujet qui est bon, qui existe, qui agit. En effet, dire : cet homme est bon, c’est dire : cet être qui esti. i. 11 Quodlibct, q. II, a. 4, ad. 1°“. LES FORMULES DOGMATIQUES ET LES SYSTÈMES 369 homme est (le même qui est) bon ; cet être qui est homme est (le même qui est) agissant. Sous ces formalités multiples (id quo est bonus, id quo est homo, id quo existit, id quo operatur), il faut qu’il y ait une identité réelle (id quo est quod, seu id quo est subjectum) qui constitue le sujet comme sujet, le tout comme tout. Si nos jugements sont vrais, vérifiés par le réel, de même qu’il y a au point de vue logique un sujet d’attribution qui lui-même ne peut s’attribuer à rien (cet homme), il doit y avoir au point de vue métaphysique, a parte rei, un sujet auquel appartient tout ce qui est en lui (nature, existence, opération), et qui lui-même n’appartient qu’à lui, un même sujet qui est homme par sa forme spécifique, qui existe par l’acte d’exister, conscient de lui-même par sa réfle­ xion, agissant par sa volonté, mais qui est un seul et même sujet par quelque chose de distinct de la nature, de l’existence, des opérations. — Tel est le sens profond du jugement aflirmatif et du verbe être qui est l’âme de ce jugement ; par cette seconde opération de l’esprit, nous restituons au réel ce que nous en avons tiré par l'abstraction ; après avoir abstrait d’un même être deux notions, en les réunis­ sant (componendo) nous affirmons qu’elles expriment sous deux aspects un seul et même être. C’est là ce que Kant n’a pas compris, avons-nous dit plus haut ; il n’a vu d’identité que dans les jugements analytiques, pures tautologies à ses yeux ; tandis que tout jugement affirmatif, nécessaire ou con­ tingent. exprime par le verbe être une identité non pas logique, mais réelle. — C’est là le fondement 370 LES FORMULES DOGMATIQUES ET LE SENS COMMUN de la théorie thomiste du suppôt ou de la personne, de la subsistence ou de la personnalité ; on peut s’en rendre compte en méditant, avec les articles précités de la Ia et de la IIIa pars, l’article où saint Thomas se demande : Utrum hæc sit vera « Deus est homo » (IIIa, q. 16, a. i) ; on y verra nettement exprimé que la vérité de tout jugement affirmatif suppose l’identité de suppôt sous la diversité logique du prédicat et du sujet ; par là se vérifie dans le Christ le jugement : a Deus est homo. » Mais nous n’avons pas encore ainsi une notion métaphysique distincte de la subsistence. Ce par quoi le sujet reste un seul et même sujet sous la multiplicité des formalités qui lui sont attribuables (essence, existence, action), soutient des rapports ontologiques avec l’essence et l’existence qui repré­ sentent les premières divisions de l’être. Ces rap­ ports quels sont-ils? La solution de ce problème dépend de celle donnée au problème des rapports de l’essence et de l’existence, comme on peut s’en rendre compte par l’article où saint Thomas exa­ mine : Utrum sit unum esse in Christo (III*, q. 17, a. 2) et par les commentaires classiques de cet article. Saint Thomas admet la distinction réelle de l’essence et de l’existence dans les créatures. (Summa Theol., I·, q. 3, a. 4 ; q. 7, a. 1 ; q. 54, a. 2 ; — C. Gentes, 1. II, c. 52 ; — de Ente et Essentia, c. 5.) La preuve fondamentale revient à ceci : Un acte ne peut être multiple et limité que par une puissance réelle, réellement distincte de l’acte. Or, l’existence dans les créatures est un acte ultime multiplié et LES FORMULES DOGMATIQUES ET LES SYSTÈMES 371 limité de fait par l’essence de ces différentes créa­ tures (pierres, plantes, animaux, hommes, anges). Donc, l’essence dans les créatures est puissance réelle réellement distincte de l’acte d’exister. — La mineure de cet argument contient la définition de l'existence et l'affirmation d’un fait. L’existence ne se conçoit que comme l’ultime détermination de ce qui existe, celle par laquelle tout ce qui est sus­ ceptible d’exister est posé en dehors de l’état de possibilité, en dehors du néant et de ses causes ; pour chaque chose, pour chaque opération, pour tout ce qui peut être, exister est le dernier achèvement ; s’il manque une perfection à un être, c’est que quelque chose en lui n’est pas arrivé à l’existence. De plus, de fait, l’existence n’est pas unique, il y a celle des pierres, des plantes, des hommes, etc. Comment expliquer la midliplicité des existences? La majeure de notre preuve fournit la réponse à ce problème que Parménide a nié parce qu’il n’a pas pu le résoudre. Parménide niait la multiplicité comme le mouvement. Et sa négation de la multiplicité a posé aussi nettement qu’il est possible le problème métaphysique fondamental, celui des rapports de l’essence et de l’existence. — «Ce qui diffère de l’être est non-être, disait Parménide, et le non-être n’est pas. Or, deux êtres ne pourraient se disringuer que par autre chose que l’être, c’est-à-dire par le non-être, qui n’est pas. Donc, la multiplicité des êtres est impossible, leur distinction est illusoire. » (I. Met., c. v, Comm. de saint Thomas, leç. 9). Il avait dit de même : « Tout ce qui n’est pas l’être est néant. Mais de l’être rien ne peut venir, car 372 LES FORMULES DOGMATIQUES ET LE SENS COMMUN l’être est déjà ; d’autre part du néant rien ne peut sortir ; donc, le devenir n’est pas. » Aristote répon­ dit à ce dernier argument en distinguant la puis­ sance et l’acte : « de l’être déterminé rien ne peut venir, car l’être déterminé est déjà. Mais entre cet être déterminé et le pur néant, il y a place pour un milieu, la puissance réelle, un non-être relatif qui est. » Saint Thomas a compris que la même division de l’être suffit à résoudre l’argument de Parménide contre le multiple : ce qui diffère de l’être déterminé n’est pas être déterminé (ens sim­ pliciter), mais peut être être indéterminé ou puissance (ens secundum quid). Or, deux êtres distincts ne peuvent se distinguer ni par l'existence déterminée qui leur est commune, ni par le néant ; ils sont donc distincts par l’être indéterminé et potentiel, par l’essence réelle sous l’existence, comme la matière est réelle sous la forme qui la détermine. Et ce n’est pas là une distinction purement con­ ceptuelle ; ces deux concepts de puissance et acte sont irréductibles entre eux puisqu’ils s’opposent ; ils sont irréductibles à un même troisième, ce troi­ sième ne pourrait être que Yêtre, et c'est précisément la division de Yêtre en puissance et acte qui s’impose a parte rei pour rendre intelligible la multiplicité et le devenir qui existent a parte rei. Si l’intelligence a une valeur objective, à cette irréductibilité con­ ceptuelle doit donc répondre une irréductibilité réelle. L’essence et l'existence dans la créature sont réellement ou ontologiquement distinctes. Nier cette distinction, c’est supprimer celle de l’incréé et du créé et revenir avec Parménide à l’acosmisme, LES FORMULES DOGMATIQUES ET LES SYSTÈMES 373 en niant le multiple, ou bien c’est nier la valeur objective du principe d’identité en affirmant que les êtres se différencient réellement sans qu’il y ait en eux aucun principe de différenciation réelle, qui explique que l’existence soit multipliée. S’il en est ainsi, que sera la subsistence? Ce qui constitue un tout subsistant séparé comme tout, un sujet qui existe comme sujet doit être un élément qui « termine » en les unissant la nature ou essence et les autres parties de ce tout. Par ailleurs, cet élément est présupposé à l’existence (ultime actua­ lité), puisque ce qui existe c’est le tout ; c'est à ce tout supposé déjà constitué comme tel que nous attribuons l’existence. La subsistence apparaît dès lors comme intermédiaire entre la nature individuée et l’existence, elle est ce par quoi le tout est con­ stitué sujet immédiat de l’existence. « Esse sequitur naturam non sicut habentem esse, sed sicut qua ali­ quid est, hypostasim autem aut personam tanquam habentem esse. » (Summ. theol., IIIa, q. 17, a. 2) L I. Suivant en cela les plus grands théologiens thomistes, nous ne saurions admettre que selon saint Thomas la person­ nalité ou la subsistence soit formellement constituée par l'exis­ tence même. Il dit très nettement dans le texte que nous venons de citer, IIIs, q. 17, a. 2 : consequitur suppositum, tan­ quam habentem esse », l’existence (esse) n’est donc pas ce qui constitue formellement le suppôt comme tel. Si elle le cons­ tituait formellement, le suppôt ou la personne créée au lieu d'avoir l'existence, serait son existence, comme Dieu, et la dis­ tinction réelle du quod est et du quo est, de l’essence créée et de l’existence disparaîtrait. Saint Thomas dit formellement : Quodl. II. a. 4, ad. 2“, « ipsum esse (l’existence) non est de ratione suppositi » l'existence n’est pas de la définition de l’homme, ni de celle de Pierre, ou de Paul, si on pouvait les définir Le sens commun 25 374 LES FORMULES DOGMATIQUES ET LE SENS COMMUN C'est là ce que nous appelons : rattacher à Vitre cette notion confuse de sens commun que possèdent tous ceux qui donnent un sens au mot subsister, et qui, dans le langage courant, opposent le moi à tout ce qui lui est attribuable. — Cette analyse achevée, saint Thomas conclut que dans le Christ le moi unique est constitué par une subsistence unique, celle du Verbe, que la nature humaine du Christ est dépourvue de la subsistence créée qui naturellement aurait dû la terminer. (III®, q. 4, a. 2.) Enfin, à l’unité de subsistence suit l’unité d’existence, la nature humaine du Christ existe par l’existence même du Verbe, et l’Union hypostatique est la plus intime des unions. (III®, q. 17, a. 2.) — De là encore on déduit qu’il convient hautement que le Christ ait eu sur la terre la vision béatifique pour avoir, par son intelligence humaine comme par son intelligence divine, clairement conscience de soi, conscience de son moi divin. Lui refuser cette vision, c’est ne lui accorder que la foi en sa propre tandis que la personnalité est bien ce qui fait que Pierre est Pierre, distinct de Paul, et qu’il peut exister séparément de lui. De plus saint Thomas, I*. q. 17, a. 2, ad 3, dit qu’il n'y a dans la Trinité qu'un* seule existence, et il affirme ailleurs. I·, q. 29. a. 2. ad 2, qu’il y a en elle trois subsistences. On ne pi igmel ne serait pas remis 1 2. Si saint Thomas n’avait pas formulé cette aflii mation, bien peu de théologiens oseraient le taire. Mais elle nous montre quelle est selon lui la valeui de ce premier regard de l’intelligence sur le bien moral, (il faut faire le bien), lorsque sous la grâce divine, la volonté le suit, en aimant efficacement plus que nous le bien même et par là le Souverain Bien confusément connu. Si ce premier regard persévère dans la suite, avec une plus grande limpidité et pénétration, malgré la multiplicité des choses à considérer, au milieu de la complexité des recherches et raisonnements ; 1. Pie IX dit aussi (Denzinger, n° 1677): «Notum nobis vobisque est, eos, qui invincibili circa sanctissimam nostram religionem ignorantia laborant, quique naturalem legem ejusque præcepta in omnium cordibus a Deo insculpta sedulo servantes ac Deo oboedire parati, honestam rectamque vitam agunt, posse, divina lucis et gratia operante virtute, aternam consequi vitam, cum Deus. . minime patiatur, quempiam aternis puniri suppliciis, qui voluntaria culpa reatum non habeat. · 2. Cf. Jean de Saint-Thomas. Les Carmes de Salamanque, Gonet et Billuart sur ce fameux article de la I* II®. q. 89, a. 6. — Sous l'illumination surnaturelle qui est alors donnée, il y a un acte de foi surnaturelle, qui adhère au moins confusément à l’existence de Dieu auteur du salut et rémunérateur. Cet acte essentiellement surnaturel est dit toi implicite par rapport aux mystères de la S. Trinité et de l’incarnation. Nous l'expliquons dans la suite de ce chapitre. 412 l’intelligence et la contemplation si ce premier regard persévère ainsi, en devenant plus riche, plus vécu, plus profond, alors il mérite le nom de contemplation. C’est en effet par ce simplex intuitus veritatis que saint Thomas définit la con­ templation 1. La contemplation, qui existe déjà dans l’ordre naturel, est comme l’âme de la recherche de la vérité et du vrai bien. Ainsi peu à peu l’intelligence passe des idées confuses de vertu.de justice, de reli­ gion, de droiture, à l'idée distincte, à la connaissance approfondie et vécue de ces mêmes objets, de cet idéal entrevu d’abord et dont la grandeur s’impose de plus en plus. Finalement, l’éthique constituée revient à son principe, au premier regard, qui est alors plus riche, plus pénétrant, plus étendu et con­ firmé par l’expérience de toute la vie. Alors on saisit profondément le sens et la portée du principe : « il faut faire le bien et éviter le mal, coûte que coûte ; fais ce que dois, advienne que pourra. » Qui peut mesurer la sagesse contenue en ces paroles qui se transmettent de génération en génération ! La richesse virtuelle du premier regard de l’in­ telligence dans l’ordre naturel, nous permet d'en­ trevoir ce qu’il y a d’analogiquement semblable dans l'ordre de la grâce. le premier regard surnaturel Dans l’ordre de la grâce, la foi infuse nous fait adhérer à la parole divine et à ce qu’elle exprime.i. i. Il» IIæ, q. 180, a. 6: «Cessante discursu figitur (intelligentiæ) intuitus in contemplatione unius simplicis veritatis. » l’intelligence et la contemplation 413 Elle a pour motif l’autorité de Dieu révélateur et, en adhérant dans l’obscurité aux mystères révélés, la foi les pénètre et les goûte dans la mesure où elle est elle-même éclairée par les dons d’intelligence et de sagesse, accordés à tous les justes1. C’est ainsi que le premier regard surnaturel sur les mystères est un regard de foi. Sur quoi porte-t-il d’abord en principe ? Sur ces deux vérités primor­ diales, dont parle saint Paul, lorsqu’il nous dit : « Sans la foi, il est impossible de plaire à Dieu ; car il faut que celui qui s’approche de Dieu croie qu’il existe et qu’il est le rémunérateur de ceux qui le cherchent »12. Il s’agit ici, non pas seulement de Dieu auteur de la nature, mais de Dieu, auteur de la grâce et rémunérateur suprême dans l’ordre du salut. L’An­ cien Testament l’appelle : Dieu d'A braham, d’Isaac et de Jacob ; le Nouveau Testament l’appelle : Notre Père qui êtes aux deux. Ce simple regard surnaturel sur la vérité divine révélée et sur les promesses divines, nous voyons qu’il a inspiré toute la vie des Patriarches et qu’il a été parfois en eux une très haute contemplation, comme lorsque Abraham sur l’ordre de Dieu, s'ap­ prêta à l’immolation de son fils Isaac, qui était pourtant le fils de la promesse. La foi du père des croyants, qui était déjà inébranlable, devint, après cette épreuve, de plus en plus pénétrante et féconde. De même, dit saint Paul, c’est par la foi que Moyse 1. Cf. S. Thomas, I® II®, q. 68, a. 1, 2, 5 ; II® II®, q. 8 et 45. 2. Hebr., xi, 6. 414 l’intelligence et la contemplation tint ferme (contre la persécution en Égypte), comme s’il voyait celui qui est invisible1. Ce regard simple, qui embrasse confusément tous les mystères du salut, fut aussi celui des bergers qui vinrent adorer le Sauveur à sa naissance à Beth­ léem. Comme le rapporte saint Luc, il, 8, « ils pas­ saient la nuit aux champs, veillant à la garde de leur troupeau. Tout à coup un ange du Seigneur parut auprès d’eux et le rayonnement de la gloire du Seigneur les environna, et ils furent saisis d’une grande crainte. Mais l’ange leur dit : « Ne craignez point, car je vous annonce une nouvelle qui sera pour tout le peuple une grande joie. Il vous est né aujourd’hui, dans la ville de David, un Sauveur, qui est le Christ Seigneur. Et voici ce qui vous servira de signe : vous trouverez un nouveau-né enveloppé de langes et couché dans une crèche. » Au même instant, se joignit à l’ange une troupe de la milice céleste, louant Dieu et disant : Au ciel gloire à Dieu! Et sur la terre, paix aux hommes objet de la bienveil­ lance divine! » L’objet de ce regard de foi, la naissance du Sau­ veur, qui est le terme de toutes les promesses de l’Ancien Testament, contient comme en germe tous les mystères qui seront révélés dans la suite, jusqu’à notre entrée au ciel. Les simples fidèles et les grands contemplatifs s’abreuvent à la même source lorsqu’ils entendent dans la liturgie de Noël ces paroles d’Isaïe (ix, 5) : « La lumière brillera aujourd’hui sur nous, car lei. i. Hebr., ix, 27. l’intelligence et la contemplation 415 Seigneur nous est né, et il sera appelé l’Admirable, Dieu fort, Prince de la paix, Père du siècle futur, dont le règne n’aura point de fin. » Ces mots « Dieu fort » à l’époque où ils ont été prononcés furent saisis par un concept confus, plus tard par un concept distinct, finalement par un con­ cept vécu, c’est le même concept qui grandit comme une plante se développe1. Ce premier regard sur la vérité divine nous le retrouvons chez les premiers auditeurs du Sauveur après le Sermon sur la montagne. Comme il est dit en saint Matthieu, vu, 28 : « Jésus, ayant achevé ce discours, le peuple était dans l’admiration de sa doc­ trine. Car il les enseignait comme ayant autorité, et non comme leurs scribes et leurs pharisiens. » Cette admiration était le signe de la contemplation nais­ sante, qui doit, avec la charité, inspirer toute notre vie. Nous devons l’avoir nous aussi ce regard simple surnaturel, et chaque fois que le mystère de Noël reparaît dans le cycle liturgique, ce regard devrait être plus pénétrant, plus profond. Il se porte sur l'auteur même de toutes les grâces que nous avons reçues, de toutes celles que nous recevrons, sur l’auteur de la vie, qui veut le salut de tous et qui fait tout concourir au bien dans la vie de ceux qui l’aiment et qui persévèrent en cet amour. Si ce re­ gard durait plus ou moins latent au milieu de nos occupations et travaux, nous serions vraiment desi. i. De même dans l’évolution du Dogme, par exemple de l'in­ faillibilité de Pierre et de ses successeurs, il y a le passage du concept confus au concept distinct et enfin au concept vécu. 4l6 l'intelligence et la contemplation contemplatifs. Cela se réalise chez des simples qui ont l’âme haute, chez telle sainte ouvrière dont on a écrit la vie récemment, qui chaque jour s’unissait profondément au sacrifice de la Messe, en priant et s’immolant pour les pécheurs1. Ce simple regard fut particulièrement pénétrant en ce mendiant sublime qui s’est appelé saint Benoît Joseph Labre, qui vécut si intimement de l’Eucharistie qu’il en était transfiguré *. De même ce premier regard est assez souvent donné à ceux qui entendent l’appel divin à une vie supérieure. Un jeune homme, qui avait oublié ce que c’était que la messe, entra un dimanche matin dans une église pendant qu’on y célébrait le saint sacrifice ; il eut l’impression que quelque chose d’in­ définissable, mais d’immensément grand, se pas­ sait devant lui ; puis, peu après il comprit qu’il avait la vocation religieuse et sacerdotale. Un autre, qui était Israélite, eut un jour l’occasion de se venger de son plus grand ennemi, et à ce moment même il se rappela cette parole du Pater : « Pardonnez-nous nos offenses, comme nous les pardonnons à ceux qui nous ont offensés ; » au lieu de se venger, il pardonna et aussitôt il reçut la foi à tout l’Évangile ; il entra peu après dans l’Église catholique et devint prêtre et religieux. Toute sa vie jusqu’au1 2 1. Cf. Vie Spirituelle juin 1934, p. 268... : Une sainte ouvrière par R. G.-L. 2. Voir l’admirable abrégé de la vie de S. Benoît Joseph Labre par Charles Grolleau, édition Publiroc, Marseille. Ces fortes pages font vraiment revivre la physionomie spirituelle de ce grand contempiatif. l’intelligence et la contemplation 417 dernier soupir fut inspirée par ce premier regard. Alfred de Vigny a dit : « une belle vie est une pensée de la jeunesse réalisée dans l’âge mûr ; » plus belle encore est celle qui est, jusqu’au dernier instant, la réalisation d’une inspiration divine ; c’est le mystère de la prédestination des saints. Un autre exemple du premier regard surnaturel se trouve en l’histoire de certains faits d’origine divine, comme celui de Lourdes, destinés à éclairer les simples pour les sauver. Ces faits, même dès l’origine, sont assez faciles à saisir pour ceux qui ont le cœur pur, comme Bernadette Soubirous et ceux qui la défendirent. Ils ne tardèrent pas à voir qu’il y avait là une intervention divine, ils en sai­ sirent à des degrés divers le sens et la portée. Mais si l'on oublie ce point de vue à la fois simple et supérieur, pour s’absorber, avec une curiosité plus ou moins mêlée d’orgueil, dans l’étude des détails de ces faits matériellement pris, il se peut qu’on n’y trouve plus qu’une énigme indéchiffrable. Alors pendant que les savants dissertent à perte de vue et proposent toutes sortes d’hypothèses, Dieu fait son œuvre sur ceux qui ont le cœur pur. Finalement une science profonde, accompagnée d'humilité, ramène à la vue d’ensemble primitive, pour la confirmer, pour reconnaître l’action de Dieu et le bien profond fait aux âmes. l’obscurcissement du premier regard Il arrive, hélas ! assez souvent que, chez ceux qui l’ont eue, la première vue de l’esprit s’affaiblit. 4l8 l’intelligence et la contemplation Le premier regard de l’intelligence naturelle sur le réel intelligible et la vérité en général s’obscurcit même parfois au point que l’homme, égaré par une fausse philosophie, se persuade qu’il n’atteint plus que les phénomènes sensibles ou que les lois sub­ jectives de la pensée. Le regard simple de l’intelligence sur le bien moral à accomplir s’obnubile aussi jusqu’à sombrer dans l’utilitarisme, qui ne conserve de la moralité et de la vertu que le nom. De même le premier regard surnaturel sur la vie chrétienne avait saisi de façon assez profonde la première ligne du catéchisme : « Pourquoi l’homme a-t-il été créé et mis au monde ? Pour connaître Dieu, l’aimer, le servir et par ce moyen obtenir la vie éternelle1. » Puis cette première vue s’obscurcit en beaucoup par la multiplicité et la complexité des choses, que l’on considère avec un cœur plus ou moins pur. Par suite des mêmes causes, en certaines âmes choisies, l’idéal de la vie religieuse ou celui de la vie sacerdotale, dont l’élévation avait été entrevue, pâlit peu à peu comme une étoile per­ due au fond du ciel. Cet affaiblissement de la vue de l’esprit provient de ce que le cœur perd de sa pureté et de sa généro­ sité. On se met à considérer les -petits côtés des grandes choses et l’on voit de moins en moins le grand côté des petits devoirs quotidiens qui font la valeur d’uni. i. S. Thomas IIa II®., q. 8, a. 3, remarque que le don d’intel­ ligence, qui est comme celui de sagesse, à la fois spéculatif et pratique, éclaire parfois d'une façon vive notre pensée sur la fin ultime de toute la vie. l’intelligence et la contemplation 419 jour et d’une année. On oublie que l’heure est faite de minutes et la minute de secondes. Et peu à peu, à la place de la simplicité primitive d'un regard déjà élevé, on trouve la complexité, prétendue savante, d’une connaissance qui décline. La pensée descend alors avec la vie ; car si la vie n’est pas à la hauteur de la pensée, celle-ci ne tarde pas à descendre au niveau de la vie, en vertu du prin­ cipe souvent cité par saint Thomas : Qualis unus­ quisque est, talis finis videtur ei1. Suivant que notre volonté et notre sensibilité sont bien ou mal dispo­ sées, nous jugeons bien ou mal de la fin qu’il faut se proposer. C’est ainsi que, à la vue admirative du ciel étoilé, succède une étude matérielle, sinon matérialiste du mouvement des astres. A la con­ templation de l’idéal d’un ordre religieux tel qu’il a été conçu par son fondateur et ses grands saints, succède peu à peu une sèche nomenclature, un code ou un ensemble de lois, dont on voit moins l’esprit que la lettre. La vraie vie intellectuelle, morale, religieuse tend alors à disparaître pour faire place à un mécanisme sans intérêt. D’où la nécessité d’une grande purifi­ cation de l’esprit, encombré de mille choses inutiles. Telle fut en particulier la scolastique à son déclin, privée des vues simples et supérieures d’un saint Thomas d’Aquin ; l'esprit de système y remplaçait l’esprit de synthèse, et le pédantisme avec ses fati­ gantes minuties faisait oublier que les vrais maîtres de la théologie avaient été de grands contemplatifs.i. i. I» II®., q. 57, a. 5 ; q. 58, a. 5. 420 l’intelligence et la contemplation L’intelligence perdait le sens du mystère et de l’unité, pour sombrer, soit dans la multiplicité toute matérielle des faits extérieurs, soit dans un vain formalisme, qui s’arrêtait à l’être de raison, à la forme logique de la pensée, en se détournant du réel véritable et de la vie. Le théologien cessait d’être théologien pour devenir un philosophe qui spé­ culait sur la foi, il devenait même parfois un simple logicien. La vie supérieure de la théologie disparais­ sait. LA SIMPLICITÉ SUPÉRIEURE RETROUVÉE AVEC l’expérience en plus Si une science superficielle nous éloigne parfois de la simplicité du premier regard de l’intelligence, une science approfondie y ramène. Il faut en dire autant de l’expérience, soit superficielle, soit pro­ fonde de la vie. De grands astronomes, par la connaissance appro­ fondie des lois du mouvement des astres, voient dans cette harmonie un des signes les plus éclatants de l’intelligence suprême, qui a ordonné toutes choses. L’étude des merveilles de l’instinct des ani­ maux conduit au même résultat. Plus frappante encore est l’unification du savoir chez les grands théologiens, notamment chez saint Thomas. Certaines de ses œuvres très techniques, comme les Questions disputées, de Veritate, de Poten­ tia, de Malo contiennent un exposé souvent fort complexe des grands problèmes ; il n’est pas rare d’y trouver au début des articles quinze difficultés l’intelligence et la contemplation 421 dans un sens, et une dizaine en sens contraire, avant la recherche de la solution véritable. Puis saint Thomas arrive à la haute simplicité des principaux articles de la Somme théologique, articles qui sont comme les grands sommets d’une chaîne de mon­ tagnes qui éclairent par leurs reflets toute la chaîne. Cette simplicité supérieure est l’antipode de la sim­ plification superficielle du vulgarisateur, c’est celle de la contemplation.Tandis que la vulgarisation reste inférieure aux recherches techniques, la contempla­ tion d’un saint Thomas est supérieure à ces recherches. Alors son langage s’élève, se libère de la technicité ; comme les grands classiques, il évite les néologismes et les archaïsmes, parce qu’il retrouve le sens le plus profond des termes reçus, qui perdent leur banalité et prennent une actualité supérieure à celle du temps. Ces sommets de la Somme théolo­ gique disposent vraiment à la contemplation. Saint Thomas lui-même arriva à la plénitude de celle-ci quand il devint incapable de dicter la fin de cet ouvrage, son chef-d’œuvre. Il ne pouvait plus descendre à la division des questions et des articles, aux trois objections qu’il avait l’habitude de for­ muler en chaque article pour montrer la difficulté du problème. Il dominait désormais de trop haut toute cette complexité pour y redescendre ; il con­ templait l’objet de ces traités en une lumière plus simple et supérieure. Alors se réalisait vrai­ ment le principe qu’il avait souvent cité : Quae sunt divisim in inferioribus unite sunt in superiori­ bus, les choses qui sont divisées dans un domaine inférieur, s’unissent en un point supérieur, comme Le sens commun 28 422 l’intelligence et la contemplation les côtés d’une pyramide convergent vers un même sommet. A la fin de sa vie saint Thomas entra dans une contemplation supérieure qui le condamna au silence. Il y eut quelque chose de semblable dans la vie de son maître saint Albert le Grand ; à la fin de son existence, il ne pouvait plus vaquer qu’à la contemplation des choses divines, il vivait retiré dans sa cellule ; un jour un évêque vint frapper à la porte pour interroger maître Albert sur une question, le vieux théologien répondit sans ouvrir : Albertus mortuus est. Il se disposait à l’autre vie. Les grands contemplatifs, comme un saint Augus­ tin, un saint Grégoire, un saint Bernard, un Ruysbroeck, un saint Jean de la Croix, arrivent à une très haute simplicité, pleine de vie, de charme et de dou­ ceur. Comme on l’a dit à propos de Ruysbroeck1 : « plus la contemplation est haute..., plus le regard du contemplatif est profond pour saisir dans leur abîme les misères humaines, miséricordieux pour inviter, doux pour plaindre, ardent pour aimer, tendre pour secourir. L’attendrissement grandit avec la hauteur» ...La contemplation de ces saints est « plus douce que la respiration d’un enfant endor­ mi »12. Quoi de plus doux et de plus simple que la respiration de l’enfant Jésus endormi dans la crèche de Bethléem ? 1. Hello, Introduction aux œuvres choisies de Rusbroek, Paris, 1869. 2. Ibidem. l'intelligence et la contemplation 423 ♦ * * Si l’unification du savoir ramène par la contem­ plation à la simplicité du premier regard de l’intel­ ligence, en nous faisant découvrir les richesses qu’il contenait virtuellement, il faut dire quelque chose de semblable de l’expérience profonde de la vie chez un saint vieillard, même s’il n'a pas d’autre connais­ sance que celle-là. Le vieillard qui se sanctifie de plus en plus revient en un sens à la simplicité de l’enfant. L’enfant surtout lorsqu’il est élevé dans un milieu très chrétien, croit spontanément ce que lui dit son père et sa mère, il a confiance en eux et il les aime ; il est de même porté par la grâce à croire à la parole de Dieu que sa mère lui transmet, à espérer en Dieu et à l’aimer. Il vit déjà des vertus théologales dont on lui fait faire les actes dans la prière du matin et celle du soir. Il ne voit pas encore la nécessité des vertus morales de prudence, justice, force, tem­ pérance. Plus tard, en devenant homme, il s’aperçoit de la nécessité de ces vertus humaines pour traiter comme il faut avec les hommes, et il perd assez souvent de vue l’importance supérieure des vertus théologales qui nous unissent à Dieu. C’est la com­ plexité qui succède à la simplicité. Le vieillard qui se sanctifie revient à cette sim­ plicité première, mais avec une longue expérience en plus. Alors il voit de mieux en mieux ce qui était virtuellement contenu dans le premier regard de l’intelligence sur les choses et sur la vie. 424 l’intelligence et la contemplation On a dit qu’il y a deux êtres qui sont simples : l’enfant qui ne connaît pas encore le mal, et le saint qui a oublié le mal à force de le vaincre. Ainsi au-dessus des complications de l’existence, se retrouve la simplicité du premier regard par une contemplation pénétrante et enrichie de toute l’ex­ périence d’une longue vie. C’est ce qui explique pourquoi les saints aiment les enfants et sont aimés par eux. Le Sauveur a été enfant, et il aima très spéciale­ ment les enfants, à cause de leur innocence et de leur simplicité. Revenons souvent à la simplicité du premier regard de la foi chrétienne, tel qu’il est exprimé par exemple dans l’Épître de saint Paul à Tite, III, 4-7, que rappelle la seconde messe de Noël... : « Apparuit benignitas et humanitas Salvatoris nostri Dei. La bonté et l’amour de Dieu notre Sauveur se sont manifestés. Il nous a sauvés, non à cause des œuvres de justice que nous faisions, mais selon sa miséri­ corde, par le bain de la régénération, et en nous renouvelant par le Saint-Esprit, qu’il a répandu sur nous abondamment par Jésus-Christ, notre Sauveur, afin que, justifiés par sa grâce, nous soyons héritiers de la vie éternelle, selon notre espérance en JésusChrist, Notre-Seigneur. » C’est là le simple regard sur la vérité divine, accom­ pagné de l’intention droite ; lorsqu’il persévère au milieu des complications de la vie, alors se réalise la parole du maître1 : « Si ton œil est simple, tout ton i. Malth., vi, 2. l’intelligence et la contemplation 425 corps sera dans la lumière», toute ta vie sera éclairée. Cette persévérance du regard simple de la foi, qui s'enrichit de l’expérience de la vie et devient chaque jour plus pénétrant, c’est la contemplation. Elle n’est pas quelque chose d’extraordinaire comme une vision, une révélation, les stigmates. Elle est le fruit d’une grâce éminente, mais dans la voie normale de la sainteté ; à certaines heures, elle a une saveur de vie éternelle, car elle est, dit saint Thomas1, comme le prélude de la béatitude céleste. Que sera le premier regard de notre entrée au ciel, premier regard qui ne cessera plus sur l’Essence divine elle-même immédiatement connue, sans l’in­ termédiaire d’aucune créature, ni d’aucune idée créée si parfaite soit-elle ; regard qui nous permettra de voir d’en haut toutes choses en Dieu, comme dans leur aurore. « Vision du matin », dit S. Augustin, d’un éternel matin ! Alors la simplicité primitive du premier regard naturel et celle du premier regard surnaturel sera éminemment retrouvée, et immensé­ ment enrichie. Oculus non vidit, nec auris audivit, nec in cor hominis ascendit, quæ præparavit Deus his qui diligunt illum. L’œil de l’homme n’a pas vu, son oreille n’a pas entendu, son cœur n’a pu désirer ce que Dieu prépare à ceux qui l’aiment » (I Cor., il, 9).i. i. I* Ilæ., q. 69, a. 2: « Beatitudines evangelicæ... sunt aliqua inchoatio beatitudinis æternæ. » TABLE ANALYTIQUE Le Sens common, la Philosophie de l’être et les Formules dogmatiques Introduction : Position du problème Retour des esprits réalistes et avides de vérité au sens commun, pour retrouver les certitudes primordiales et fondamentales qui le con­ stituent, et pour entendre le sens des termes des formules de la foi. D’où la nécessité de rechercher ce qu’est le sens commun, quel est son objet, quelles sont ses limites, ses affirmations premières et scs affirmations dérivées, ce qu’il vaut dans sa sphère propre. r PREMIÈRE PARTIE CE qu’est le sens commun On doit trouver chez les philosophes autant de théories du sens commun qu’il y a chez eux de théories de la raison. L'empirisme-nominaliste et le conceptualisme-réaliste doivent être représentés. . . 15 CHAPITRE PREMIER La théorie nominaliste du sens commun A. — Théorie proposée par M. Le Roy § i. — Les préjugés particuliers du sens commun. — L’auteur distingue dans le sens commun des préjugés particuliers propres à chaque siècle, qui proviennent des théories en faveur à chaque époque et des préjugés généraux qui tiennent aux conditions mêmes dans lesquelles se développe la connaissance spontanée. Seuls ces derniers nous intéressent. Ce sont ceux qui entacheraient aussi la philosophie aristotélicienne dans les lignes générales de laquelle M. Bergson reconnaît 1 la métaphysique naturelle de l’intelligence humaine ». 17 §2. — Les préjugés généraux du sens commun (r° le morcelage et la dislocation de la matière; la matérialisation des choses de l’esprit). 428 TABLE ANALYTIQUE i° La perception primitive est celle d’une continuité mouvante et hétérogène, nous introduisons dans la réalité perçue des arrangements ou des simplifications commodes et même nécessaires pour la parole et l'action. La croyance à l'existence de corps séparés n’est que le résultat de la préférence donnée aux impressions tactiles plus com­ modes que les impressions visuelles. Bien plus la qualité seule est réelle, l’espace appartient à l’esprit, non aux choses. Contrairement au sens commun la matière ne peut être définie qu'en termes d’âme : océan d’images qualitatives. — 2° La substance et la cause ne sont pas plus réelles que la quantité, ce sont des « réifications » du sens commun, qui immobilise tout jusqu’à l’esprit, cette activité qui ne se repose jamais. Penser l’esprit comme substance c’est là sa plus grosse erreur. — Axiomes et catégories, tout cela devient, évolue 21 Conclusion : le sens commun n’a pas une valeur de représentation mais seulement une valeur d’action ; il en va de même des formules dogmatiques.............................................................................. 29 B. — Le Nominalisme absolu § i. — Cette théorie du sens commun est une réédition du nominalisme absolu. — Tout ce qui dépasse le fait objet d’expérience, substances, causes, puissances ne sont qu’entités verbales. Cette théorie s’impose à tout nominaliste captif des apparences sensibles et attentif à leur perpétuelle mobilité. Soto la trouve chez les nominalistes du moyen âge. Selon M. Couturat on reconnaît aisément dans le nominalisme bergsonien le vieux sensualisme de Condillac. M. Jacob y voit le matérialisme entendu dans sa signification la plus profonde . . 30 §2. — Réfutation de ce nominalisme. ·— L'objet formel de l’intelligence est l’être. — Le morcelage du continu sensible et celui de l’être ou de l’intelligible. — Le premier de ces morcelages est souvent utilitaire, le second s’impose à la pensée comme vrai. Preuve : l'objet formel de l’intelligence est l’être et non pas la couleur ou le son ou le fait interne de conscience ; cela s’établit par l’opposition de l’image commune (accompagnée du nom commun) et de l’idée, par celles de l’association et du jugement, des consécutions empiriques et du raisonnement. Dans les trois opérations de l’esprit rien n’est intelli­ gible qu’en fonction de l’être. Le morcelage de l’être en sujet et objet, en être et manière d’être, puissance et acte s’impose sous peine de tomber dans l’absurde. Le principe de substance n’est qu’une déter­ mination du principe d’identité impliqué dans l’idée d’être. Si notre intelligence « réifie · c’est parce qu’elle a pour objet l’être et non pas la couleur ou le son ou le fait interne.................................. 33 §3. — Conséquences du nominalisme bergsonien. — Négation de la raison et de la valeur objective du principe de contradiction. — Certains vont jusqu’à dire : négation de la conscience qui semble devoir s’abîmer dans le torrent de la vie végétative et animale. , . 49 TABLE ANALYTIQUE 429 § 4. — Pourquoi le sens commun ainsi conçu conserverait-il une valeur pratique immuable f Le jugement de M. Boutroux sur ce nomina­ lisme pragmatique : ni le savant, ni le croyant ne peuvent renoncer à l’idée de l'être et de l'objectivité. La raison est le sens de l'être; 59 C. — Le nominalisme et les systèmes adverses dans leur rapport avec le sens commun § 1. — Nominalisme et conceptualisme subjectiviste. — En quoi diffère du nominalisme le conceptualisme subjectiviste de Kant et de ses disciples ; en quoi il lui ressemble : il est lui aussi la destruction du sens commun ........................................................................... 63 §2. — Nominalisme et réalisme absolu. — Impossible pourtant de recourir à l'extrême opposé : le réalisme absolu des platoniciens et des ontologistes, qui confondent l’être en général ou l’être des choses avec l’être divin...............................................................67 CHAPITRE II Théorie conceptualiste-réaliste du sens commun C’est la théorie classique, elle peut se dégager des écrits d’Aristote et des grands scolastiques, on la retrouve chez les philosophes intel­ lectualistes du xvii· siècle. Elle s’altère chez les Écossais et chez Jouffroy.................................................................................... 79 § i. — Le sens commun se présente de fait comme possédant de façon confuse la solution certaine des grands problèmes philosophiques. — Il possède ces solutions à l’état épars, sans pouvoir les classer, les subordonner en un corps de doctrine ; partant sans pouvoir justifier sa propre certitude. Il ne soupçonne pas les difficultés, les contra­ dictions apparentes qui vont naître du rapprochement des notions élémentaires qui lui paraissent si simples................................... 80 § 2. — Les systèmes avec lesquels le sens commun est en désaccord: maté­ rialisme et immatérialisme ; phénoménisme ; rationalisme pur et empirisme pur ; intellectualisme absolu et libertisme ; morale du pur devoir et morale utilitaire ; panthéisme et dualisme. . . 84 § 3. — La philosophie traditionnelle justifie le sens commun en passant des définitions nominales aux définitions réelles et en établissant le rapport des certitudes de la raison spontanée avec l’être, objet formel de l’intelligence. — Pourquoi cette philosophie est méconnue. La méthode de la métaphysique ; les définitions réelles et les réductions à l’être ; cela seul qui est rattaché à l’être est métaphysiquement certain.......................................................................................... 87 § 4. — Définitions réelles du corps inanimé, du vivant, du sujet sentant, de l’homme. — Les rapports de ces différents êtres, l’ordre de l’univers. 430 TABLE ANALYTIQUE — Principe de réfutation du mécanisme et du dynamisme et des prétendues antinomies au sujet du continu. — Le vivant est d’ordre supérieur à l’être inanimé. — La connaissance sensible de l’animal ; principe de réfutation de l’idéalisme et du matérialisme. — La diffé­ rence spécifique de l’homme, principe de réfutation de l’empirisme et du rationalisme pur. — Le supérieur est cause efficiente et finale à l’égard de l’inférieur..................................................................93 § 5. — Le monde intelligible en général. — Ce que le sens commun perçoit dans l'être. — Le monde intelligible est plus clair quoad se que le monde sensible, mais moins clair quoad nos. Opposition de la méta­ physique qui est science au sens parfait du mot, et des sciences positives qui ne peuvent que classer les lois ou faits généraux par des hypothèses provisoires. Le sens commun perçoit dans l’être les premiers principes spéculatifs et pratiques, et les grandes vérités morales et religieuses qui s’y rattachent : existence de Dieu, liberté, immortalité de l’âme. Pourquoi l’homme ici-bas est-il le seul être dont on puisse rendre intelligibles les propriétés?.......................... 98 §6. — Les premiers principes pour le sens commun. Pr. d’identité, de contradiction, de substance, de raison d'être, de causalité, de finalité, d’induction. — Le premier principe de la raison pratique (le devoir). — Leur rattachement au principe d’identité et à l'idée d’être. — En quel sens ces principes sont analytiques. Kant a méconnu que tout jugement affirmatif exprime par le verbe être une identité non pas logique mais réelle. Les jugements affirmatifs se divisent en analytiques ou synthétiques suivant que la connaissance de cette identité réelle naît de la seule analyse des notions ou de l’examen des choses existantes..................................................................... roi §7. — Comment le sens commun s’élève d Dieu. — Le schéma des preuves par le mouvement, par la contingence, par l’ordre du monde, par la multiplicité des êtres et leurs degrés. Le Premier Être. Contra­ diction du dualisme et du panthéisme .......................................... 114 §8. — Pourquoi le sens commun a conscience de la liberté. — Cette conscience du libre arbitre est à l’état confus et implicite la preuve à priori de la liberté que la raison philosophique formulera. L’homme a conscience d’être libre dans la mesure où se sentant fait pour le bien absolu, plénitude de l’être, il se sent maître de répondre ou de ne pas répondre à l’attrait d’un bien fini. — Accord du libre arbitre et du principe de raison suffisante. La raison suffisante qui ne suffit pas conséquence du non- être qui est ou delà puissance. . . 117 §9. — D’où vient la croyance du sens commun d l’immortalité de l’âme ? — L’intelligence humaine se saisit comme une relation à l'être. Or l’être en tant qu’être abstrait de l’espace et du temps et de toute matière. Essentiellement relative à un pareil objet, l’intelligence se sent immatérielle et immortelle................................................. 119 TABLE ANALYTIQUE 431 § 10. — Comment le sens commun perçoit le doigt de Dieu dans un fait miraculeux. — La raison spontanée saisit vaguement dans certains faits miraculeux, de premier ordre, une relation immédiate à Vêtre son objet formel, et à la cause propre de l'être en tant qu'être, c’est-à-dire à Dieu. Comment le sens commua a-t-il la certitude des autres miracles?.................................................................... 124 §11. — Le sens commun n’est ainsi justifié que dans sa sphère propre, celle des vérités susceptibles d’être rattachées d Vitre. — Vérités admises par tous et nécessaires à la vie raisonnable d’un chacun, nécessaires au moins pour commencer cette vie. A ces vérités s’ajoutent celles d’ordre physique et moral qui s'obtiennent par induction spontanée et sont nécessaires à la vie animale et à la vie en société. . . . 127 § 12. — Trois degrés de certitude dans les jugements du sens commun. — En chacun de nous ces jugements sont métaphysiquement, physi­ quement ou moralement certains suivant la nature de leur objet. 130 § 13. — Que vaut cette justification du sens commun? — Par où elle diffère de celle des Écossais et des éclectiques............................. 131 § 14. — La doctrine de l'évidence objective, ou de l’être évident. — L’Erreur des Écossais. — Le premier morcelage de l’être en objet et sujet. La représentation est essentiellement relative (quo et non pas quad cognoscitur), cela seul explique la tendance à objectiver. . . 132 § 15. — L’Évidence subjective. — Le « Cogito ergo sum · ne peut pas conclure. — La véritable opposition de la philosophie de l’être et de l'idéalisme: sommes-notes certains de l'objectivité du principe de contradiction ? — Rapport de cette certitude première avec les autres certitudes du sens commun.............................................. 135 §16. — L’objection contre la valeur objective du principe d’identité. — L’aspect toujours changeant des choses sensibles. Solution par le concept de puissance..................................................................... 141 §17. — Si le principe d’identité est loi fondamentale du réel et si le devenir et le multiple ne se peuvent expliquer que par la puissance, le sens commun et la philosophie de l'être ont cause gagnée contre le phénoménisme et la philosophie du devenir. — Claire par la place qu’elle fait à l’acte, la philosophie de l’être est obscure par celle qu’elle fait à la puissance. Pourquoi s’étonner de cette obscurité? c’est cette absence relative de détermination et d’intelligibilité qui laisse une place à la liberté divine et à la liberté humaine. — Le sens com­ mun vaut ce que vaut le principe d’identité................................. 148 432 TABLE ANALYTIQUE DEUXIÈME PARTIE LE SENS COMMUN ET LES PREUVES TRADITIONNELLES DE L’EXISTENCE DE DIEU CHAPITRE PREMIER Comment le principe de raison d'êlre sur lequel reposent toutes ces preuves se rattache au principe d'identité selon saint Thomas § i. — La thèse classique dans sa formule générale........................... 159 § 2. — Comment saint Thomas établit qu'il y a un principe suprême. — Il doit avoir pour sujet l’être et pour prédicat ce qui convient pre­ mièrement à l’être........................................................................ 160 § 3. — Quelle est la formule exacte du principe suprême. — Tout être est ce qui le constitue en propre....................................................164 § 4. — De quelle manière les autres principes se rattachent-ils au principe suprême ? — Par réduction à l’impossible. Détail de cette réduction pour le principe de raison d’être. — En quel sens ce principe est-il analytique?................................................................................ 169 §5. — Conséquence importante de celte thèse en théodicée. — La preuve de Dieu qui contient toutes les autres en raccourci...................... 185 CHAPITRE II La critique moderniste des preuves thomistes de l'existence de Dieu § i. — Trois objections contre ces preuves. — i° La distinction de puissance et acte repose sur le postulat du morcelage ; pourquoi ne pas identifier l’être au devenir? — 20 Recours inconscient à l’argument ontologique. — 3° La transcendance de la cause première n’est pas prouvée.................................................................... 193 §2. — La première de ces objections suppose la vérité du nominalisme absolu et du subjectivisme. — Si le concept n’est qu’une «image moyenne » accompagnée d’un nom la distinction de puissance et acte n’est en effet que la réduction en système de la dissociation effectuée sur le réel par l’imagination pratique et le langage. — M. Le Roy tient en outre pour démontré que le réel sensible auquel il a réduit l'intelligible doit se réduire lui-même à l’image. — Le subjectivisme s’impose. « Tout réalisme ontologique est absurde et ruineux.................................................................................... .... § 3. — S’il est une doctrine absurde et ruineuse, ce n’est pas le réalisme ontologique mais bien le nominalisme subjectiviste, — La représen- TABLE ANALYTIQUE 433 tation est une qualité essentiellement relative à autre chose qu’elle, aussi n’est-elle pas ce qui est connu, mais ce par quoi le représenté est connu. — Impossible de la définir autrement, dire qu’elle ne se réfère à rien c’est dire qu’elle est à la fois et sous le même rapport quelque chose de relatif et de non relatif, c’est détruire le concept de représentation, comme ce serait détruire le concept d’intelligence que de nier sa relation essentielle à l'être. — Le premier morcelage de l’être en objet et sujet s’impose sous peine de rendre l'intelligence inintelligible à elle-même. — L’idéaliste ne peut rien connaître en dehors de lui, il ne peut même pas connaître la réalité de sa propre action. « En quoi un tel homme se distingue-t-il de la plante » tota­ lement privée de connaissance et enfermée en elle-même ? L’idéalisme est une conception matérialiste de l’idée, négation de l’idée en tant qu’idée........................................................................................... 201 § 4. — Les distinctions de la puissance et de l’acte, du moteur et du mobile, du mouvement et de son sujet représentent le morcelage de l’être intelli­ gible et non pas celui du continu sensible. — La distinction de puissance et acte est nécessaire pour résoudre les arguments de Parménide et rendre intelligibles en fonction de l’être et du principe d’identité la multiplicité et le devenir. La philosophie du devenir est la négation de la valeur objective du principe d’identité. — La preuve par le mouvement s’applique à un mouvement de volonté aussi bien qu’à un mouvement local.................................................................. 210 §5· — Les preuves thomistes n'impliquent aucun recours à l'argument ontologique. — S. Anselme aurait dû dire seulement : « l’être le plus grand qui se puisse concevoir existe nécessairement par lui-même et non pas par un autre, s'il existe ». On peut dire réciproquement : « s’il existe, l’être nécessaire doit être l’Être même et par conséquent infiniment parfait ». Or on prouve qu’il existe de fait un être néces­ saire ........................................................................................ 220 §6. — Les preuves thomistes établissent l'existence d’une cause première transcendante. — Il ne peut y avoir ni multiplicité ni devenir au sein de l’Absolu. Or le monde est essentiellement multiple et changeant. Donc Dieu est essentiellement distinct du monde. Cette preuve est celle donnée par le Concile du Vatican (sess. III, c. 1). Elle est soli­ daire du principe d’identité. Si ce principe est loi fondamentale du réel, la réalité fondamentale doit être à l’être comme A est A. L'Ipsum esse n’en est pas moins vivant et libre....................... 225 CHAPITRE III Le Panthéisme de la philosophie nouvelle § Z. — Le Panthéisme évolutionniste chez M. Bergson. — Dans ce système, Dieu est «une réalité qui se fait», «une continuité do 434 TABLE ANALYTIQUE jaillissement », il ne se conçoit plus sans le monde et est absorbé dans le monde. Le bergsonisme est un hégélianisme retourné. . 236 § 2. — La preuve que M. Le Roy substitue aux preuves traditionnelles conduit au panthéisme. — Cette nouvelle preuve repose sur des postulats arbitraires et contradictoires. Il reste pour nous un infini à devenir, c’est là le Dieu transcendant. Ce Dieu ne se conçoit pas sans le monde, il n’est pas encore, il ne sera jamais. Le symbole pragmatique de la personnalité divine recouvre une métaphysique panthéistique, qui est en opposition radicale avec le Concile du Vatican, non moins qu’avec le premier principe de la raison, le principe d’identité........................................................................240 CHAPITRE IV La vérité fondamentale de la philosophie de l'être La vérité fondamentale dans l’ordre analytique (in via inventionis) est le principe d’identité impliqué dans notre première idée, l’idée d’être. La vérité fondamentale dans l’ordre synthétique (in via judicii), celle qui répond à nos derniers pourquoi sur Dieu et sur le monde, c’est ce même principe réalisé dans toute sa pureté en Dieu : « in solo Deo essentia et esse sunt idem ». « Je suis Celui qui est. » . 255 Appendice I : Philosophie de l’être et ontologisme............................... 263 Appendice II : L’affirmation naturelle de l’être n’est pas un postulat 269 TROISIÈME PARTIE LE SENS COMMON ET L’INTELLIGENCE DES FORMULES DOGMATIQUES Position du problème A supposer que les formules dogmatiques, même exprimées en langage philosophique, n’ont d’autre signification que celle que le sens commun peut leur donner, il importe de savoir quelle en est la portée. Si le sens commun n’est qu’une organisation utilitaire de la pensée en vue de la vie pratique, les dogmes n’ont plus qu’un sens pratique défini par l’attitude ou la conduite exigée de nous. Cette position est condamnée par le décret Lamentabili, 26e proposition. . .273 CHAPITRE PREMIER Comment les formules dogmatiques se sont précisées en termes philosophiques § i. — La précision progressive des formules dogmatiques. — Si la formule primitive de sens commun a besoin d’être précisée, ne sera-ce TABLE ANALYTIQUE 435 pas par un recours à cette philosophie de l’être, qui n’est en réalité que le prolongement et la justification du sens commun? La meilleure analogie de l’évolution des dogmes fondamentaux : l’explicitation des premiers principes...................................................................... 291 §2. — Les formules dogmatiques du mystère de la Sainte Trinité. — Apparition des termes de nature, personne, subsistance, relation. — Günther détruit le dogme par sa notion « moderne » de la personna­ lité définie par la conscience de soi............................................. 295 §3. — Les formules dogmatiques du mystère de l'incarnation. — Le terme d’union hyposta tique, les deux natures, les deux volontés. Erreur de Günther qui par sa notion de la personnalité revient à Nestorius.................................................................................... 302 §4. — La définition du concile de Vienne sur l’âme forme du corps. — Quel est le sens du mot « forme » dans cette définition ; le sentiment de Liberatore, de Zigliara, celui de Palmieri. — Cette définition affirme au moins que l’âme raisonnable est principe de la vie du corps humain.............................................................................. 306 CHAPITRE II Les formules dogmatiques ainsi précisées restent-elles accessibles au sens commun ? § r. — Les formules dogmatiques ainsi précisées sont inaccessibles au sens commun s’il n’est qu'une organisation utilitaire de la pensée en vue de la vie pratique. — La 26e proposition du décret Lamentabili. — Le verbe être dans ces formules garde son sens objectif. — Pour des termes métaphysiques l'Église s’est résignée aux schismes les plus douloureux ; la condamnation du pape Honorius Ier. Le but des traités des Pères contre Sabellius, le concept de relation. Les con­ damnations de Gilbert de la Porrée et de Günther. L’objet de la foi selon le Concile du Vatican est le même que celui de la vision béatifique « profunda Dei ». — Comment l’enseignement du Christ qui avait la vision béatifique serait-il dépourvu de valeur ontologique? — Les visions intellectuelles de la Trinité.................................... 3t3 §2. — Pourquoi les objections de M. Le Roy contre la doctrine thomiste de l’analogie ne portent pas. Le fondement de cette doctrine. — Ce fondement se trouve chez Aristote : Vêtre et les transcendantaux (unité, vérité, bonté), ne sont pas des genres mais des analogues. Le concept d’être, par le premier principe qu’il implique, postule lui-même et nécessairement l’ipsum esse subsistens, et s’applique donc analogiquement à lui. Dieu est à sa manière et les créatures sont à leur manière. Les perfections simpliciter simplices sont celles qui se définissent par un rapport immédiat à l’ftw ou à l’un des transcen­ dantaux (ce sont l’intelligence et la volonté, et les propriétés qui en 436 TABLE ANALYTIQUE découlent), elles doivent donc être analogues comme l’être, et sus­ ceptibles comme lui d’être purifiées de toute potentialité sans rien perdre de leur raison formelle. Elles ne sont à l'état pur qu’en Dieu. — Il n’y a pas deux inconnues dans les proportions établies. — Ce qui sépare S. Thomas de Maimonide. — En un sens nous connaissons Dieu par la seule raison mieux que nous ne connaissons nos amis les plus intimes, la nature divine mieux que la nature humaine et surtout mieux que les natures animales, végétales ou minérales. . . 318 § 3. — Les formules dogmatiques exprimées en langage philosophique restent accessibles au sens commun dans une certaine mesure s’il est une ontologie rudimentaire. — Elles sont inconciliables avec une philosophie du phénomène ou du devenir...................................... 334 A. — Les notions phénoménistes ou purement dynamistes de la personnalité sont inconciliables avec le dogme de l’incarnation (il y a dans le Christ deux consciences et deux libertés, on ne peut donc comme Günther se contenter d’une définition psychologique ou morale de la personnalité).......................................................... 336 B. — Le sens commun possède une notion ontologique de la personnalité, fondement de la personnalité psychologique et de la personnalité morale..................................................................... 339 C. — Cette notion ontologique de la personnalité permet au sens commun d’entendre les mystères de l’Union hypostatique et de la Trinité........................................................................................... 342 D. — Par des « élévations » le sens profond des mystères de l'incarnation et de la Trinité peut être rendu accessible au sens commun......................................................................................347 CHAPITRE III Les formules dogmatiques exprimées en langage philosophique dépassent par leur précision le sens commun, mais n'inféodent le dogme à aucun système § i. — Ces formules dépassent par leur précision le sens commun. — La notion de subsistence est l’explicitation d’une donnée confuse du sens commun. Le sens commun se sert de cette notion (in actu exercito), les conciles l’ont précisée (in actu signato) à la suite de longues discussions entre Grecs et Latins. De même substance dans transsubstantiation..................................................................... 361 §2. — Ces formules restent dans le prolongement du sens commun et n'inféodent le dogme à aucun système proprement dit. — Les systèmes théologiques. — Exemple : la notion de « subsistence > ou de < person­ nalité » telle qu’elle est dans les conciles n’est pas prise avec sa valeur TABLE ANALYTIQUE 437 systématique qui naît des rapports qu'elle soutient avec le premier principe d’un corps de doctrine philosophique. — Dans le système thomiste, cette notion est rattachée à l’être par voie d’analyse : étude de ce qui est requis a parte rei pour vérifier les jugements affirmatifs de sens commun qui opposent le moi à tout ce qui lui est attribuable ; analyse de l'élément réel ainsi obtenu, son rapport à l’essence et à l'existence, premières divisions de l'être. — Consé­ quences de cette notion thomiste de la personnalité dans le Traité de l’incarnation. La conception suarézienne et la conception scotiste de la personnalité. Leur danger..................................................... 365 §3. — Loin de s'inféoder à nos concepts la Révélation les juge et les utilise......................................................................................... 377 §4. — Le principe de l'autonomie de l’esprit. — L’agent doit s’assimiler le patient et non pas se laisser assimiler par lui. Cet asservissement nous délivre. — La peur de Dieu. — Le péché de l’esprit, sa formule théologique.............................................................................. 378 §5. — Le dogme est connu plus explicitement dans l’Église par les « majores · chargés d’enseigner les autres, mais il est pénétré plus profondément par ceux dont l'dme est plus pure. — Jugement de sainte Thérèse sur les théologiens ; le Christianisme n’est pas seu­ lement une vie, il est aussi une doctrine. — Les deux sagesses selon saint Thomas : la sagesse doctrinale « secundum perfectum usum rationis > et la sagesse expérimentale « per modum inclinationis ». Le vrai pragmatisme se moque du pragmatisme........................... 388 §6. — Il y a en un sens une philosophie de l’Église. — Elle est au sym­ bole primitif ce que la «métaphysique naturelle de l’intelligence humaine » est au sens commun.................................................. 394 CHAPITRE IV Le premier regard de l’intelligence et la Contemplation. La première appréhension intellectuelle de l’être intelligible . 400 Le premier regard de l’intelligence sur le bien . . . 407 Le premier regard surnaturel.............................................. 412 L’obscurcissement du premier regard................................... 417 La simplicité supérieure retrouvée avec l’expérience en plus 420 Imprimé; par Desclée De Brouwer et Cie, Bruges (Belgique). - 10236/12.