P. REG. GARRIGOU-LAGRANGE, O. P. MAÎTRE BN THÉOLOGIB PROFESSEUR Λ L’ANOELICO, ROMB MBMBRB DB L’ACADÎMIB ROMAINE DB SAINT-THOMAS D’AQUIN LE SENS COMMUN LA PHILOSOPHIE DE L’ÊTRE ET LES FORMULES DOGMATIQUES Objectum formale intellectus est ens, sicut color est objectum formale visus. Ex. S. THOMA, C. Gentes, 1. II, c. 83 f édition revue et augmentée DESCLÉE DE BROUWER & C'e, ÉDITEURS PARIS Nous soussignés avons lu l’ouvrage du P. GarrigouLagrange, O. P., Maître en Théologie, intitulé Le Sens Com­ mun, la Philosophie de l’être et les formules dogmatiques et les modifications qu’il y a faites en vue d’une quatrième édition. Nous en approuvons la publication. Rome, le 7 Février 1936. Fr. M. Browne, O. P. Fr. J. M. Vosté, O. P. IMPRIMI POTEST Romae, die 7» Februarii 1936. Fr. R. Louis, O. P. IMPRIMATUR Lutetiæ Parisiorum, die 25® februarii 1936 V. Dupin, v. g. B -Gâ'/· Tous droits de reproduction ci de traduction réservés SANCTÆ DEI GENITRICI Reginæ omnium SS. Trinitatis et Incarnationis comprehensorum in signum gratitudinis et filialis obedientiæ. AVANT-PROPOS DE LA TROISIÈME ÉDITION Ce livre qui parut en 1909 \ au moment des discussions soulevées par le modernisme sur la valeur des formules de la foi chrétienne, a été remanié et quelque peu augmenté en vue de la présente édition. La controverse, qui n’a plus aujourd’hui la même actualité, a été mise au second plan, et ce qu’il y a dans l’ouvrage de plus positif et d’un intérêt toujours actuel se trouve par là même plus en relief. L’introduction, qui est nouvelle, pose d’un point de vue plus strictement philosophique le problème de la nature et de la valeur du sens commun, qui fait l’objet de la première partie. L’étude sur le sens commun et les -preuves traditionnelles de l’existence de Dieu, qui était dans la première et la seconde éditions un appendice, est devenue la deuxième partie de l’ouvrage. Elle aide ainsi à mieux com­ prendre la troisième partie : le sens commun et l’intel­ ligence des formules de la foi chrétienne. Pour la même raison, nous avons renvoyé au début de cette troisième partie des considérations théologiques i. Paris, G. Beauchesne. X LE SENS COMMUN contenues d’abord dans l’introduction ; on en saisira mieux ainsi le sens et la portée. Deux chapitres ont été ajoutés sur le conceptua­ lisme subjectiviste et le réalisme absolu dans leur rapport avec le sens commun. Nous sommes heureux d’exprimer notre vive gra­ titude à M. l’abbé Daniel Lallement, professeur suppléant à l’institut catholique de Paris, qui a bien voulu nous aider à faire ces remaniements et ces corrections ; sans son obligeance, cette troisième édition n’aurait probablement pas vu le jour. Malgré son caractère assez abstrait, et en dépit des obstacles qu’a rencontrés sa diffusion, ce livre, par la grâce de Dieu, a déjà donné la lumière à plusieurs esprits sincères, désintéressés, avides non pas du nouveau mais du vrai. Puisse-t-il la donner à beaucoup d’autres et les amener à voir que notre intelligence, faite pour connaître l’être, doit vivre surtout de la connaissance de Celui qui est, et que notre volonté, faite pour aimer et vouloir le bien, doit aimer plus que nous-mêmes et par-dessus tout le Souverain Bien, dont la possession fera notre éternelle béatitude. Une heure viendra, c’est notre plus ferme espérance, l’heure de la vérité absolue, où l’illusion, le mensonge sous toutes ses formes ne seront plus possibles ; les fausses doctrines dont il est question dans ce livre auront vécu, il ne s’agira plus dans un esprit d’opportunisme de dimi­ nuer la vérité ; elle apparaîtra dans toute sa grandeur, et fortement et suavement, elle s’impo­ sera à jamais. Ce sera l’heure immuable de Dieu, où nous verrons l’essence divine, fade ad fadem, AVANT-PROPOS XI comme dit Saint Paul1, par une vision intuitive absolument immédiate et inamissible ; tous nos désirs alors seront assouvis ; dans cette béatitude, le péché désormais n’existera plus, nous ne pour­ rons plus nous détourner de Dieu vu tel qu’il est12, comme II se voit Lui-même, et dans l’élan de l’amour surnaturel le plus pur, nous subordonne­ rons toutes choses et notre bonheur même à la gloire de Celui qui est, à l’éclatante et étemelle manifestation de son infinie bonté. Satiabor cum apparuerit gloria tua. (Ps. XVI, 15). Ipsi gloria in scecula. Fr. Reg. G.-L. Rome, Collège Angélique. 15 oct. 1921, fête de Sainte-Thérèse. 1. I Cor. XIII, 12: 2. I Joan. Ill, 12 : « Au temps de cette manifestation, nous Lui serons semblables, parce que nous le verrons tel qu'il est. » INTRODUCTION § i. — Position dti problème. Ces dernières années le problème de la nature et de la portée du sens commun ou intelligence naturelle a été de nouveau posé à propos des questions les plus graves sur la valeur de nos connaissances primor­ diales et fondamentales: connaissance des premiers principes rationnels, communs à tous les hommes, et de la loi morale, nécessaire à la vie des individus et des peuples ; connaissance naturelle de l’existence de Dieu, principe et fin de toutes choses ; connais­ sance des mystères surnaturels dont la révélation s’exprime en termes de sens commun pour être accessible à toutes les intelligences de tous les pays et de tous les temps. Bien des esprits réalistes, qui ont faim et soif de vérité, las d’interminables discussions soi-disant philosophiques sur la valeur de ces connaissances primordiales et fondamentales, veulent se dégager de l’individualisme de tel ou tel penseur, du par­ ticularisme des écoles, et revenir au sens commun, aux certitudes premières de la raison naturelle. Bien des philosophes même, malgré tout ce qui les divise, sont inclinés à admettre que l’ensemble des connaissances, nécessaires à la vie intellec­ tuelle, morale et religieuse de l’humanité tout entière, 2 LE SENS COMMUN doit être interprété selon le langage même qui les exprime, langage de sens commun, et non point selon la terminologie technique de telle ou telle philosophie. De ce point de vue la signification et ïa valeur de ces assertions fondamentales seraient celles-mêmes que le sens commun leur reconnaît généralement. Des théologiens catholiques se sont même accor­ dés sur ce point avec des modernistes, en vue de déterminer le sens dans lequel il faut entendre les formules dogmatiques, qui expriment les mystères de la foi chrétienne L Cette position mérite à coup sûr une grande con­ sidération de la part de tous ; inutile d’insister sur ses avantages. Mais, si en vue de ces avantages mêmes, on l’accepte, il reste, cela va sans dire, à savoir ce qu’est le sens commun, quel est son objet, quelles sont ses limites, quelles sont ses affirmations premières et ses affirmations dérivées, quelles sont celles qui lui sont parfois indûment attribuées, enfin qu’est-ce qu’ïZ vaut dans sa sphère propre? La question ainsi posée, à qui appartient-il de la résoudre? Est-ce au vulgaire, incapable de discerner les assertions fondamentales de la raison naturelle et ce qui a pu s’y ajouter, reste des préjugés de telle race ou de telle civilisation? Évidemment non. Faudra-t-il s’adresser pour résoudre ce problème à une science particulière, comme la physique, la mathématique, la biologie, la philologie? Chacune de ces sciences particulières peut bien nous dire i. Cf. Revue du Clergé français, 15 oct. 1907. INTRODUCTION 3 quel est son objet propre, sa méthode, ses pro­ blèmes spéciaux et ses certitudes, mais aucune d’elles ne peut s’élever aux généralités dont nous nous occupons en ce moment. C’est à la philosophie qu’il appartient de traiter des plus hautes généralités, et en abordant le pro­ blème de la nature et de la valeur de l’intelligence naturelle ou du sens commun, c’est déjà celui de sa propre valeur qu’elle touche. Il s’agit évidemment ici d’éviter la pétition de principe et le cercle vicieux, pour s’en tenir à l’examen attentif du réel immé­ diatement donné et de l’intelligence elle-même. Question grave assurément 1 Ici reparaîtront plus ou moins les divergences entre philosophes. L’agnostique, qui soutient que nous ne pouvons connaître que des phénomènes, et que Dieu, s’il existe, est absolument inconnaissable, prétendra que le sens commun n’est qu’une première con­ naissance confuse de cet ordre phénoménal ; il vou­ dra n’y voir qu'une philosophie rudimentaire du phénomène et ne parviendra pas à donner un sens acceptable aux notions d’être et de substance, com­ munément admises. L’évolutionniste absolu, qui soutient que la réalité fondamentale, source de toutes les apparences, est le devenir toujours instable, aux formes incessam­ ment renouvelées, cherchera à trouver dans le sens commun une philosophie rudimentaire du devenir. Si on lui objecte que le sens commun, par cela seul qu’il est de tous les temps et de tous les lieux, est immuable en son fond, il répondra : « Cette immu­ tabilité n’est que superficielle, c’est seulement celle 4 LE SENS COMMUN d’une connaissance utilitaire, en vue de l’action, et non pas celle d’une connaissance profonde du réel, qui est toujours changeant. » L’évolutionniste con­ cédera ainsi une certaine immutabilité d’ordre pra­ tique, et s’il admet les dogmes du christianisme, il ne les tiendra pour immuables qu’à ce point de vue utilitaire, en vue de l’action morale et religieuse. A l’extrême opposé le réalisme absolu des ontologistes, qui prétend que le premier acte de notre intelligence naturelle est une intuition confuse de Dieu, Être premier, absolument immuable, cher­ chera à trouver cette intuition dans le sens commun, au risque de confondre l’être en général, l’être de toutes choses avec l’être divin et notre intelligence avec l’intelligence divine. Très différente de toutes ces conceptions opposées entre elles, la philosophie traditionnelle enfin, qui admet l’immutabilité absolue des premiers prin­ cipes de la raison et du réel ou de l'être, et qui reconnaît aussi l’existence de Dieu, Premier Être, toujours identique à lui-même, et par là même essentiellement distinct du monde toujours chan­ geant, doit voir, nous le montrerons, dans le sens commun une philosophie rudimentaire de l’être, opposée aux philosophies agnostiques ou athées du phénomène et du devenir comme à l’ontologisme panthéistique. * * * Telle est bien la position du problème, de l’aveu même de nos adversaires. On s’en rendra mieux INTRODUCTION 5 compte par ce qu’écrivait, au sujet de la valeur des notions premières et des formules de la foi, qui impliquent ces notions, un bergsonien bien connu, Μ. E. Le Roy : « Il faut, disait-il, entendre les formules de la foi au sens obvie et non pas au sens savant. Nous sommes d’accord sur tout cela, et certes ce n’est point chose négligeable. Mais tout cela cependant, à certains égards, — voilà ce qu’il convient de remarquer, — constitue peut-être moins encore une solution que l’énoncé d’un problème. En effet, quelle est la portée précise du langage vulgaire? A quel plan de pensée appartient-il? En quoi et par où les affirmations du sens commun peuvent-elles être dites indépendantes de toute phi­ losophie théorique?... C’est là un problème fonda­ mental dont la solution n’est pas si simple qu’on pourrait le croire au premier abord... N’oublions point que le sens obvie ne reste pas rigoureusement le même à toutes les époques, dès lors qu’on se place au point de vue d’une représentation théorique. En particulier, il ne serait pas difficile de noter plus d’une différence entre l’antiquité et le moyen âge, entre le xme siècle et le nôtre, à cet égard... Et si, pour découvrir ce qui dans le sens commun est réellement indépendant de tout système, on s’attache toujours au point de vue intellectualiste, c’est-à-dire au point de vue représentation théorique, on s’expose à commettre presque fatalement une grave méprise... Le sens commun contient à l’état confus et informe je ne sais quels résidus de toutes les opinions philo­ sophiques, de tous les systèmes ayant eu quelque vogue. Il ressemble à un terrain d’alluvion très Le sens commun 2 6 LE SENS COMMUN composite, en sorte qu’il -peu près n'importe quelle métaphysique peut arriver à se reconnaître en lui. Dès lors, chacun sera naturellement porté à prendre pour fond primaire du sens commun celle de ses tendances théoriques, avec laquelle sans effort il sympathise... Faudra-t-il donc remettre aux esprits non critiques, aux ignorants incapables de démêler les influences qu'ils subissent, le soin de définir le « sys­ tème » de sens commun? « Quoi qu’il en soit, désireux d’échapper autant que possible à une illusion de ce genre, je me suis efforcé de définir le sens commun en lui-même et pour lui-même, non pas comme une première appro­ ximation de telle ou telle métaphysique. Il m’est alors apparu non plus comme une science et une philosophie rudimentaire, mais comme une organi­ sation utilitaire de la pensée en vue de la vie pra­ tique. C’est ainsi qu’en dehors de toute opinion spéculative, fût-ce de celles qu'il professe lui-même1, il est vécu effectivement par tous. Et c’est ainsi également qu’arrive à le concevoir celui de tous les philosophes qui en a le plus profondément pénétré la nature spécifique et originale, M. Bergson. Le langage propre du sens commun, peut-on dire, c’est le langage de la perception usuelle, donc un lan­ gage relatif à l’action, fait pour exprimer l’action, modelé sur l’action... action qui implique la pensée bien évidemment, puisqu’il s’agit de l’action d’uni. i. Inutile de noter que sur cette incidente nous nous sépa­ rerons profondément de Μ. E. Le Roy. INTRODUCTION 7 être raisonnable, mais qui n’enveloppe ainsi qu’une pensée toute pratique elle-même x. » Μ. E. Le Roy en conclut que les dogmes de la foi catholique n’ont qu’un sens pratique, « la réalité qui constitue l’objet de foi nous est définie par l’attitude et la conduite qu’elle exige de nous 123». On sait que cette doctrine a été condamnée par l’Église dans la vingt-sixième proposition du décret Lamentabili du 3 juillet 1907 s. De ce point de vue en effet le dogme «Jésus est Dieu » voudrait dire seulement : comporte-toi à l’égard de Jésus comme à l’égard de Dieu, sans pourtant affirmer qu’il est réellement Dieu. Nous nous sommes permis cette longue citation, parce que, tout en donnant une solution nomina­ liste et pragmatiste beaucoup plus inacceptable à nos yeux que le réalisme absolu, platonicien ou ontologiste, qui lui est radicalement opposé, elle pose assez bien le problème qu’il faut à tout prix résoudre. M. Le Roy reproche « aux théologiens de nos jours » de n’être vraiment plus assez philosophes dans leurs concessions. Il renouvelle contre eux la critique que l’on fait généralement de l’opinion de l’École écos­ saise, dite école du sens commun : « Faudra-t-il donc remettre aux esprits non critiques, aux igno1. Revue du Clergé français, oct. 1907, p. 212-214. C’est nous qui avons souligné plusieurs phrases capitales dans cette citation. 2. Ibidem. 3. «Dogmata fidei retinenda sunt tantummodo juxta sensum practicum, id est tanquam norma praeceptiva agendi, non vero tanquam norma credendi. > Le saint Office condamne ici un pragmatisme existant, et non pas un pragmatisme chimérique qui ne ferait aucune part à l'intelligence dans ce «sensum practi­ cum > règle d'action. 8 LE SENS COMMUN rants, incapables de démêler les influences qu’ils subissent, le soin de définir « le système » de sens commun? » La philosophie traditionnelle, préparée par Socrate et Platon, systématisée dans ses lignes générales par Aristote, développée en partie par les Pères, plus parfaitement par saint Thomas d’Aquin et ses successeurs, ne serait-elle qu’une pure et simple codification des vérités de sens commun, codification de bon ton, faite par des esprits bien pensants, comme celle des Écossais ou des Éclectiques, mais sans vigueur intellectuelle, sans originalité profonde, sans un principe dominateur, sans une idée-mère, qui par son développement en organise toutes les parties? N’est-elle qu’une moyenne entre les systèmes extrêmes manifestement erronés, entre le matéria­ lisme et l'idéalisme absolu, entre l’athéisme, néga­ tion radicale de Dieu et l’acosmisme, négation du monde, absorbé en Dieu? La philosophie tradition­ nelle a-t-elle été obtenue en neutralisant ces sys­ tèmes extrêmes les uns par les autres, pour rester elle-même dans une honnête médiocrité? N’est-elle pas plutôt un sommet qui s’élève, non seulement au-dessus de ces systèmes extrêmes opposés entre eux, mais aussi au-dessus de la médiocrité éclectique ou opportuniste, qui reste toujours à mi-côte, parce qu’elle n’entrevoit pas les principes supérieurs qui concilieraient toutes choses? Les contradictions appa­ rentes que présentent les divers aspects du réel ne se résolvent, n’est-il pas vrai, que par l’équilibre de leurs termes poussés à leur plus haut degré. C’est au sommet de la pyramide que se fait l’harmonie, INTRODUCTION 9 à la cime de la pensée, dans un principe unique qui contient virtuellement les divers aspects de la réalité au premier abord inconciliables. C’est ce que nous voudrions montrer dans le présent ouvrage : au-dessus d’un nominalisme prag­ matiste ou utilitaire, qui conduit à déclarer le réel inconnaissable, et d’un réalisme naïf, qui croit avoir dès ici-bas l’intuition immédiate de Dieu, audessus aussi d’une vague philosophie de sens com­ mun, sorte de compromis qui se contente de neu­ traliser les systèmes extrêmes les uns par les autres, sans nous donner aucune affirmation vigoureuse, précise et compréhensive, s’élève la véritable méta­ physique traditionnelle, philosophie de l’être, seule vraiment conforme au sens commun, parce que seule elle en est le développement et la justification. * ♦ * Nous examinerons donc les principales théories proposées sur la nature et la valeur du sens com­ mun, particulièrement la théorie pragmatiste, récem­ ment exposée par MM. Bergson et Le Roy, que nous citions tout à l’heure. Nous y verrons, sous les obscurités et la littérature dont elle s’enveloppe, une application assez peu nouvelle du nominalisme empirique le plus radical. Ce nominalisme, qui réduit en fin de compte la connaissance intellectuelle à la connaissance sensible, doit aboutir fatalement à la négation de la valeur ontologique des dogmes, autant et plus que le conceptualisme kantien. Par opposition nous verrons brièvement ce que ΙΟ LE SENS COMMUN peut dire sur le même sujet le réalisme manifeste­ ment excessif, à la manière des platoniciens, et des ontologistes, qui tendent à confondre l’être divin et l’être des choses, Dieu et le monde. Au-dessus de ces conceptions opposées entre elles et d’un vague éclectisme toujours oscillant à droite et à gauche, nous montrerons dans l’œuvre d’Aris­ tote et de saint Thomas la théorie classique de la nature et de la valeur du sens commun. La raison spontanée nous apparaîtra comme une philosophie rudimentaire de Y être, dominant déjà de très haut la philosophie du phénomène et celle du devenir. Nous avons été conduits à cette conclusion par l’étude des trois opérations de l’esprit : conception, jugement et raisonnement. Nous avons vu se vérifier toujours davantage cette assertion d'Aristote et de saint Thomas : l’ob­ jet formel de l’intelligence est l’être, comme l’objet formel de la vue est la couleur, celui de la conscience le fait subjectif, celui de la volonté le bien. De ce point de vue de l’objet formel, en effet, la distinction de l’image et de l’idée, du jugement et de l’associa­ tion, du raisonnement et des consécutions empi­ riques devient de plus en plus saillante, les principes rationnels se hiérarchisent plus facilement sous le principe de raison d’être qui se rattache lui-même par une réduction à l’impossible au principe d’iden­ tité lequel énonce ce qui convient premièrement à Y être. Le problème de l’objectivité de la connaissance, celui de la substance, celui de Dieu, comme ceux de la liberté et de la spiritualité de l’âme s’éclairent d’une lumière nouvelle et trouvent leur solution dans INTRODUCTION II une réduction constante à Y être. « Illud quod primo intellectus concipit quasi notissimum et in quo omnes conceptiones resolvit est ens. » (S. Th., de Veritate, q. i, a. I.) Dans cette démarche nécessaire de l’esprit jugeant de tout par réduction à l’être, son objet formel, nous avons été amenés à voir une simple précision du mouvement naturel de l’intelli­ gence spontanée. « Intellectus naturaliter cognoscit ens et ea quæ sunt per se entis in quantum hujus­ modi, in qua cognitione fundatur primorum princi­ piorum notitia. » (C. Gentes, I, II, c. 83.) De là cette théorie du sens commun qui voit surtout en lui à l’état rudimentaire la science suprême définie par Aristote : έπιστήμη τις η Οεοιρεΐ τδ ον ή ον καί τα τούτφ υπάρχοντα καθ’ αύτό, scientia quæ speculatur ens, prout ens est et quæ ei perse insunt. (Met.,\. Ill, c. I.) Cette théorie n’est en réalité qu’un schème d’une systématisation générale de la philosophie de l’être que nous essaierons de développer. Nous avons été ainsi amenés à conclure que les formules dogmatiques même exprimées en langage philosophique, sont accessibles dans une mesure au sens commun ; si elles le dépassent par leur préci­ sion, elles restent dans son prolongement naturel et n’inféodent le dogme à aucun système propre­ ment dit \ Dans l’étude de la pensée de saint Thomas nous nous sommes particulièrement inspirés des travaux i. La foi, fondée sur la révélation, requiert une lumière infuse surnaturelle, mais non pas des idées ou notions nouvelles, igno­ rées du sens commun. 12 LE SENS COMMUN du Père Gardeil publiés dans la Revue Thomiste, notamment d'un article paru en janvier 1904 sur la Relativité des formules dogmatiques. Nous nous sommes aidés aussi de la synthèse esquissée par le Père del Prado, O. P., dans son ouvrage de Veritate fundamenti Philosophice Chris­ tiana l, où les traités de Dieu et de la Création de saint Thomas sont rattachés à cette vérité suprême : En Dieu seul l’essence et l’existence sont identiques 12. 1. Fribourg-Suisse, Imprimerie saint Paul, i vol. grand, in-8°. 2. Nous devons enfin à l'ouvrage de A. Spir, Pensée et Réalité, traduit de l’allemand par M. Penjon, quelques éclaircissements sur les rapports du principe de raison d’être et du principe d’identité qui nous ont permis de mieux comprendre la pensée d'Aristote et de saint Thomas. Dans son essai de réforme de la philosophie critique Spir s’est efforcé de rendre au principe d’identité la place qui lui appartient en philosophie. Son ori­ ginalité est d’avoir compris que ce principe est comme le soleil qui éclaire tout dans le domaine de la -connaissance, qui dénonce la contingence et l’inintelligibilité relative du monde et nous conduit à l’affirmation de Dieu, le seul être qui soit en tout et pour tout identique à lui-même. Spir, persuadé qu’il avait enfin trouvé le vrai fondement et la véritable méthode de la philo­ sophie, revenait ainsi à la pensée profonde d’Aristote qui rat­ tache toute la science au principe de contradiction et toute la réalité à l’Acte pur. Au milieu du scepticisme philosophique presque universel né de Descartes, de Hume et de Kant, nous sommes heureux de trouver un philosophe qui, malgré bien des erreurs, a su se faire et se conserver cette conviction, qui a toujours été celle de l'École, qu’il est en philosophie un grand nombre de vérités par­ tielles, qu'il importe surtout de les ordonner sous un principe suprême, le principe d’identité, sous une idée unique, l’idée d’être. Formant un tout, ces vérités partielles prendront enfin leur véritable signification et toute leur valeur. « Alors, comme le dit l’interprète français de Spir, on apercevra les différences INTRODUCTION 13 * ♦ ♦ § 2. — Division de l’ouvrage. La division du présent ouvrage vient de la nature même du problème posé. Dans une première partie nous examinerons ce qu’est le sens commun, son objet, ses limites, ses affirmations fondamentales, sa valeur. Nous étudie­ rons la réponse faite à cette question par les diffé­ rentes écoles opposées entre elles et finalement celle donnée par le réalisme traditionnel ou philosophie de l’être. Nous verrons le bien fondé de cette doc­ trine qui développe et justifie les certitudes spon­ tanées de l’intelligence naturelle en montrant leur rapport avec « l’être », objet formel de l’intelligence et avec le principe d’identité ou de non-contra­ diction. Dans une seconde partie nous verrons ce que la philosophie de l’être, développement et justification et les rapports de la philosophie et des sciences. La philosophie va jusqu'au fond des choses ; elle commence où les sciences qui ne peuvent dépasser le domaine de l’apparence sont contraintes de s'arrêter. C'est elle qui leur donne leurs principes et qui as­ sure la validité de leurs inductions. A le bien comprendre, on éviterait la confusion où, de nos jours encore, la philosophie se débat ; on cesserait de l’asservir, renversant les rôles, aux sciences, de borner sa tâche à de vaines généralisations que de nouveaux progrès dans l'étude infinie du monde empirique ren­ dront toujours insuffisantes ; on verrait en elle, enfin, ce qu’elle est, la plus positive des sciences, et la seule qui puisse atteindre, dès maintenant, à une vérité définitive. » (Pensée et Réalité, préface de M. A. Penjon, p. IX, Paris, Alcan, 1896.) 14 LE SENS COMMUN du sens commun, nous dit de l’existence de Dieu, et ce que valent les preuves traditionnelles de cette existence, en regard des objections récentes de l’agnosticisme et de l’évolutionnisme. Cette étude complétera la première par la mise en relief du principe d’identité ou de non-contradiction comme loi fondamentale de la pensée et du réel. Dans une troisième partie enfin nous chercherons s’il est vrai de dire que les formules dogmatiques de la foi chrétienne, même exprimées en langage philosophique, n’ont d’autre signification que celle que le sens commun peut leur donner. Nous ne sommes pas très convaincus de la vérité de la thèse sur laquelle on se croit d’accord, nous ne l’admet­ trons pas sans réserves ; mais à supposer qu’elle soit vraie on peut se demander quelle valeur doi­ vent avoir les notions premières du sens commun pour être capables d’exprimer la réalité divine que Dieu nous révèle. Dans cette troisième partie, nous étudierons spécialement la notion de personne au point de vue ontologique, psychologique et moral dans le mystère de l’incarnation ou de l’union hypostatique. PREMIÈRE PARTIE CE QU’EST LE SENS COMMUN Le sens commun n’étant, de l’aveu de tous, que la raison spontanée ou primitive, il faut s’attendre à trouver chez les philosophes autant de théories du sens commun qu'il y a chez eux de théories de la raison. L’empirisme comme le rationalisme doi­ vent être représentés. Il ne serait même pas impos­ sible de retrouver ici les quatre grandes théories générales : i° empirisme ; 2° rationalisme innéiste (Platon) ou ontologiste (Malebranche) avec intui­ tion pure de l’intelligible ; 30 rationalisme innéiste sans intuition de l’intelligible (Kant) ; 40 rationa­ lisme empirique avec intuition abstractive de l’intel­ ligible dans le sensible (Aristote) ; — ou au point de vue métaphysique : i° nominalisme ; 20 réalisme platonicien ; 30 conceptualisme pur ; 40 conceptua­ lisme réaliste ou réalisme modéré. A la vérité, le sens commun ne se reconnaît luimême que dans la plus compréhensive de ces qua­ tre théories, dans le rationalisme empirique ou con­ ceptualisme réaliste, qui est précisément, de l’aveu même de M. Bergson, « la métaphysique naturelle de l’intelligence humaine b. La théorie nominaliste I. Évolution créatrice, p. 352. 16 LE SENS COMMUN du sens commun est bien plutôt le procès du sens commun, comme le seraient d’ailleurs, à des degrés divers, une théorie réaliste au sens de Platon, ou une théorie purement conceptualiste au sens de Kant. N. B. — Nous venons d'employer, pour caractériser la doc­ trine d’Aristote et de saint Thomas, l’expression intuition-abs­ tractive de l’intelligible dans le sensible, et nous l’emploierons souvent dans les pages qui suivent. C’est une manière abrégée de traduire ce que saint Thomas appelle l’appréhension intel­ lectuelle de l’être intelligible dans le sensible et l’intuition intel­ lectuelle des premiers principes ou lois de l’être, intuition unie à l’abstraction qui dégage de l’individu sensible ce qui le constitue essentiellement, ce qu’il y a de plus réel en lui, sa loi foncière, cf. S. Thomas I», q. 85, a. 1. Très souvent saint Thomas parle de la simplex apprehensio intellectualis, première opération de l’esprit, antérieure au juge­ ment et au raisonnement ; il l’appelle aussi indivisibilium intelligentia, et dans le de Veritate, q. 15, a. 1, ad 7m, il dit : «Circa naturas rerum sensibilium primo figitur intuitus nostri intellectus », et 11“ 11“ q. 8, a. 1 : « Intelligere dicitur quasi intus legere... Nam cognitio sensitiva occupatur circa qualitates sensibiles exteriores. Cognitio autem intellectiva penetrat usque ad essentiam rei. Objectum enim intellectus est quod quid est, ut dicitur in III de Anima, c. VI. » Sur le caractère intuitif de cette première connaissance intellectuelle, voir un des plus profonds thomistes, Jean de saint Thomas. Cursus Phil. Logica, q. 23, et Phil. nat. q. 1, a. 3. CHAPITRE PREMIER LA THÉORIE NOMINALISTE DU SENS COMMUN Pour montrer comment le nominalisme est amené à concevoir le sens commun, i° nous rappellerons une théorie récemment proposée par M. Le Roy ; 2° nous serons ainsi conduits à voir en quoi con­ siste le nominalisme absolu ; 30 nous comparerons le nominalisme avec les systèmes adverses dans leur rapport avec le sens commun. ♦ * * A. — Théorie proposée par m. le roy Cette théorie est exposée dans un article paru en juillet 1899 dans la Revue de Métaphysique et de Morale: «Science et Philosophie». Nous nous efforcerons d’en dégager les linéaments principaux. § i. — Les préjugés particuliers du sens commun. Débarrassons-nous d’abord d’une critique faite par M. Le Roy au sujet de l’immutabilité du sens commun. Cette critique n’est pas, croyons-nous, ι8 CE qu’est le sens commun nécessairement solidaire de sa théorie. Le sens commun, nous dit-il, «ne reste pas rigoureusement le même à toutes les époques, dès lors qu’on se place au point de vue d’une représentation théorique. En particulier, il ne serait pas difficile de noter plus d’une différence entre l’antiquité et le moyen âge, entre le xme siècle et le nôtre, à cet égard. » M. Le Roy doit distinguer, j’imagine, pour le sens commun, deux sphères : l’une qui correspond à l’ordre des sciences positives (ce qu’Aristote appelait le premier degré d’abstraction), et l’autre qui correspond à l’ordre métaphysique, moral et religieux (ce qu’Aris­ tote appelait le troisième degré d’abstraction)1. Dans cette dernière sphère, M. Bergson reconnaît l’immutabilité du sens commun, même si l’on se place au point de vue d’une représentation théo­ rique. N'a-t-il pas écrit, à propos de la philosophie de Platon et d’Aristote : « De cet immense édifice, une charpente solide demeure, et cette charpente dessine les grandes lignes d’une métaphysique quii. i. Aristote. (Met., X, c. m). Les sciences naturelles n’abstraient que de la matière sensible individuelle, elles considèrent encore la matière sensible commune ; le chimiste fait abstraction des particularités de telle molécule d’eau, pour étudier les pro­ priétés sensibles de l’eau (ior degré d’abstraction). — Les sciences mathématiques abstraient de la matière sensible commune, pour ne plus considérer que la quantité continue ou discrète (2· degré d’abstraction). — La métaphysique, la logique, la morale abs­ traient de toute manière, pour ne plus considérer que l’être en tant qu’être et ses propriétés, ou les êtres qui se définissent par une relation à l'être en tant qu’être, c’est-à-dire les êtres intellectuels et leur activité intellectuelle et volontaire (3· degré d'abstraction). THÉORIE NOMINALISTE DU SENS COMMUN IÇ est, croyons-nous, la métaphysique naturelle de l’intelligence humaine1 » ? « Un irrésistible attrait ramène l’intelligence à son mouvement naturel, la métaphysique des modernes à la métaphysique grecque 12. » « Tout est obscur dans l’idée de créa­ tion, si l’on pense à des choses qui seraient créées et à une chose qui crée, comme on le fait d’habi­ tude, comme l’entendement ne peut s’empêcher de le faire. » C’est une illusion « naturelle à notre intel­ ligence3 ». M. Le Roy admet d’ailleurs lui-même, au sujet du sens commun, « des préjugés particuliers pro­ pres à chaque siècle et à chaque tempérament, et des préjugés généraux tenant aux conditions mêmes dans lesquelles se développe la connaissance spon­ tanée 45». Dans le premier groupe il fait entrer « les erreurs systématiques — variables avec les hommes, les circonstances, les pays et les temps — qui proviennent des théories en faveur à chaque époque et qui entachent la connaissance usuelle6». Si l’on entend, en effet, par sens commun l’ensemble des opinions généralement reçues à l’époque où l’on vit, il est aisé de montrer qu’il se trompe et qu’il change. « Le sens commun, dira-t-on, s’en tenant aux pre­ mières apparences et y mêlant en outre ses imagi­ nations, admet souvent comme vraies des choses fausses. Il n’est pas une seule grande vérité scienti­ 1. Évolution créatrice, p. 352. 2. Ibid., p. 355. 3. Ibid., p. 270. 4. Revue de Métaphysique et de Morale, juillet 1899, p. 379. 5. Revue de Métaphysique et de Morale, juillet 1899, p. 379. 20 CE qu’est le sens commun fique que le sens commun n’ait d’abord méconnue et repoussée. Christophe Colomb, Galilée, Harvey ont paru, en leur temps, dénués de tout sens com­ mun x. » De même, si par ce mot on veut entendre la manière habituelle, et quelque peu terre à terre, de juger chez le vulgaire, on ne manquera pas d’ajouter : « Dans l’ordre même des vérités morales, il suspecte tout ce qui sort de l’ordinaire et du commun : la vertu socratique l’inquiète ; la vertu stoïcienne l’effarouche ; la vertu chrétienne elle-même a été appelée la folie de la croix. Le bon sens de l’excellent Pline n’y peut rien comprendre. Quand les apôtres, animés de l’esprit nouveau, parlent à la foule, la foule les juge « pleins de vin doux » ; et l’enthousiasme de saint Paul s'attire de Festus cette étrange semonce : « Paul, tu n’as pas le sens commun. Insanis Paule12 ! » De là il est aisé de conclure : l’appel au sens commun, c’est en fait l’appel à l’ignorance et au préjugé. C’est évidemment en pensant à ces «préjugés particuliers et variables du sens commun » que M. Le Roy a écrit : « Le sens obvie ne reste pas rigou­ reusement le même à toutes les époques dès lors qu’on se place au point de vue d'une représentation théorique... Le sens commun contient, à l’état confus et informe, je ne sais quels résidus de toutes les opinions philosophiques, de tous les systèmes ayant eu quelque vogue 3. » 1. Rabier, Logique, 2e édit., p. 375. 2. Rabier, Logique, ibid. 3. Revue du Clergé français, oct. 1907, pp. 212-214. THÉORIE NOMINALISTE DU SENS COMMUN 21 « Mais, à côté de ces préjugés particuliers propres à chaque siècle et à chaque tempérament, il existe des préjugés généraux tenant aux conditions mêmes dans lesquelles se développe la connaissance humaine spontanée * » Et comme ces préjugés généraux sont, pour M. Le Roy, ceux-là mêmes qui entachent la métaphysique d’Aristote et de saint Thomas, il n’est plus vrai de dire que, dans cette sphère, le sens commun « ressemble à un terrain d’alluvion très composite ; en sorte qu’à peu près n’importe quelle métaphysique peut arriver à se reconnaître en lui ». § 2. — Les préjugés généraux du sens commun. Voyons donc quels sont ces préjugés généraux. C’est ici que nous arrivons à la théorie nomina­ liste du sens commun. Ces préjugés ou postulats de la pensée commune sont : i° le morcelage et la dislocation de la matière ; 2° la matérialisation des choses de l’esprit. M. Le Roy rejette la théorie des noumènes aussi bien que l’empirisme vulgaire qui conduirait à tenir pour la réalité même ce que voit notre esprit exercé. «Déclarons tout simplement, dit-il, que nous som­ mes plongés dans un océan d’images qui consti­ tuent, par définition, ce que nous appelons la réa­ lité, et proposons-nous d’examiner la valeur de i. Revue de Métaphysique et de Morale, juillet 1899, p. 379. Toutes les citations suivantes sont empruntées au même article ; nous nous contenterons d’en indiquer la page. Le sens commun 3 22 CE qu’est le sens commun l’organisation que nous avons spontanément impo­ sée à cette masse immense » (p. 382). Il établit d’abord, sans grande difficulté, que la perception primitive est celle d’une continuité mou­ vante et hétérogène, continuum sensibile. C’est, à certains égards, l’équivalent de ce que dit saint Thomas, après Aristote, Ia, q. 85, a. 3 : « La con­ naissance sensible, comme la connaissance intellec­ tuelle, est tout d’abord une connaissance confuse ; la perception primitive est celle d’une masse amor­ phe, indistincte et mouvante, dans laquelle appa­ raissent et disparaissent une multitude de qualités qu’on ne discerne pas encore. » Mais Aristote et saint Thomas, dès le point de départ de la connais­ sance, se séparent de l’empirisme en assignant simul­ tanément à la première intuition abstractive de l’intelligence son objet propre, distinct de celui de la sensation, savoir ; Vôtre au concret, le quelque chose qui est, τδ ον. C’est en cela que, pour eux, la perception primitive de l’homme diffère de celle de l’animal : « Tam secundum sensum quam secun­ dum intellectum cognitio magis communis est prior, quam cognitio minus communis. » Cajetan a lon­ guement analysé cette toute première connaissance, au début de son commentaire du de Ente et Essentia : «Ens concretum quidditati sensibili est primum cognitum ab intellectu nostro, cognitione actuali confusa. » A côté du continu bergsonien ou au sein de ce continu qui est pour nous le 'primum cognitum sen­ sibile, il y a un primum cognitum intelligibile. La connaissance sensible se fera, nous l’admettons d’une THÉORIE NOMINALISTE DU SENS COMMUN 23 certaine manière, par un morcelage du continu amorphe, indistinct et mouvant, la connaissance intellectuelle par un morcelage de Y être ; peu à peu nous diviserons l’être en objet et sujet, en substance et accident (être et manière d’être), en acte et puis­ sance, etc., et rien ne sera intelligible qu’en fonction de l’être ainsi morcelé. Et si l’on doit reconnaître que le morcelage du continu sensible est souvent utilitaire, artificiel, pratique, on devra maintenir que le morcelage de l’intelligible s’impose à la pensée et s’impose comme vrai, tant que cette pensée saisit dans une notion la raison d’être d’une autre notion. De cette première différence qui sépare l’empi­ risme du conceptualisme réaliste, en dérive une seconde : Admettre l’intuition-abstractive de Y être dans la première perception du continu sensible amorphe, c’est admettre la dualité de l’objet, l’être existant indépendamment de la représentation, et de la représentation essentiellement relative à l’être. Dès lors, la connaissance est conçue, par Aristote et par saint Thomas, comme un contact du sujet et de l’objet, des sens et des phénomènes du monde extérieur, de l’intelligence et de l’être ; la percep­ tion indistincte de l’enfant au berceau n'est donc qu’une première et très imparfaite prise de contact avec les choses ; c’est la connaissance sensible et la connaissance intellectuelle commençant, l’une et l’autre, à sortir de leur état d’indétermination ou de pure puissance. Par cette première perception, l’enfant connaît confusément tout le monde exté­ rieur, comme par sa première intuition abstrac­ tive de l’être, il connaît confusément la métaphy- 24 CE QU’EST LE SENS COMMUN sique ou science de l’être en tant qu'être. — Pour M. Le Roy, au contraire, cette perception primi­ tive est l’idéal vers lequel la connaissance pure doit s’efforcer de revenir : le réel n’est-il pas « cet océan d’images dans lequel nous sommes plongés»? la perception primitive nous le révélait sans le déformer. Depuis, « nous avons introduit dans la réalité perçue des arrangements et simplifications commodes et même nécessaires pour la parole et pour l’action. Nous avons vécu : il serait bien étrange que, remuant au milieu des choses sans les connaître encore, nous ne les ayons pas quelque peu bouscu­ lées » (p. 381). Voulez-vous une preuve de la façon dont nous avons morcelé et disloqué le continu hétérogène et fuyant que nous percevions tout d’abord : « D’un solide à l’autre, il y a discontinuité pour le toucher, continuité pour la vue : pourquoi préférer la première de ces indications à la seconde, sinon parce que celle-ci est moins commode et moins utile que celle-là, ou, si l’on veut, parce que celle-là exprime mieux que celle-ci une propriété de notre mode d’action? » (p. 383). Si disposés que nous soyons à admettre le carac­ tère souvent utilitaire du morcelage du continu sensible, nous ne pouvons suivre ici M. Le Roy. Personne ne peut nier l’influence des commodités pratiques sur l’organisation de la connaissance des choses sensibles, il est clair que nous négligeons bien des données inutilisables et encombrantes ; mais l’action elle-même ne suppose-t-elle pas la connaissance, « nihil volitum nisi præcognitum ut conveniens » ; et l’action n’est-elle pas d'autant plus THÉORIE NOMINALISTE DU SENS COMMUN 25 sûre, plus efficace et meilleure que l'on sait mieux ce qu'il faut faire? Dans le cas présent, nous avions toujours pensé qu’il convenait de préférer les indi­ cations du toucher à celles de la vue, parce que la vue a pour objet propre la couleur ou la surface colorée, tandis que le toucher a pour objet propre la résistance étendue et par là l’étendue à trois dimensions, qui constitue précisément la forme solide. Au reste, les renseignements du toucher ne sont pas les seuls qui nous permettent d’établir l’indi­ vidualité des corps. Le critère de l’unité substan­ tielle d’un être n’est pas son unité quantitative dans l’espace, cette unité quantitative ne suppose qu’une union accidentelle (agrégat de molécules) ; le seul critère est l’activité, et l’action qui révèle l’unité du tout doit être produite par une seule partie et non par l’association des parties ; mais il faut que dans cette action se révèle l’influence des autres parties \ C’est à l’aide de ce principe, qui existe à l’état confus chez le vulgaire, qu’on établit l’individualité des animaux supérieurs. Lorsque, dans le réel, nous distinguons deux animaux, ou l’animal et son milieu, est-ce seulement un « arran­ gement, une simplification commode pour la parole i. Revue thomiste, 1901, p. 644. P. de Munnynck, L’Individua­ lité des animaux supérieurs. L’auteur cite comme exemple le fait suivant : « Une jument se brise l’os canon. Après son réta­ blissement, on l’appliqua à la reproduction. Un de ses poulains, qu’on dut abattre, présenta à l’os canon une soudure, comme s'il avait été fracturé. On a trouvé une soudure semblable à la rotule d’un enfant dont la mère avait fait une chute violente sur les genoux. » 26 CE qu’est le sens commun et pour l’action » ? M. Bergson, dans L'Évolution créatrice, reconnaît que le corps vivant est isolé par la nature elle-même, bien que son individua­ lité ne soit pas parfaite. — Il est trop facile d’éta­ blir le caractère factice du morcelage sur la simple comparaison des impressions tactiles et visuelles, et de conclure : « L’existence des corps séparés ne nous est pas donnée immédiatement, c’est le résul­ tat de la préférence donnée aux impressions tac­ tiles» (p. 385). « Que nous reste-t-il, continue M. Le Roy, pour croire à la réalité de corps indépendants? On dira peut-être que chacun de ceux-ci est une région d’homogénéité, en ce sens que deux points d’un même solide diffèrent moins entre eux que ne font un point de ce solide et un point de l’étendue envi­ ronnante. Mais que veut dire ce moins? Il faut bien entendre que la qualité seule est réelle. Il n’y a quantité que là où il y a possibilité de mesure, rap­ port de contenant à contenu, caractère spatial, en un mot. Or, l’espace, en tant que principe de mesure, est objet d’intuition, non d’expérience ; il appar­ tient à l’esprit, non aux choses ; celles-ci sont pure­ ment qualitatives » (p. 387). — Le caractère extensif des sensations du toucher et de la vue ne permet pas facilement d’admettre ce que prétend ici M. Le Roy. Le P. de Munnynck disait tout récemment en parlant d’Ostwald, qui sacrifie lui aussi la quantité pour tout expliquer par l’énergie : « Si l’on parcourt tous les caractères qu’il attribue à l'énergie, toutes les fonctions qu’elle doit remplir, on arrive à cette THÉORIE NOMINALISTE DU SENS COMMUN 27 conclusion fatale qu’elle possède toutes les proprié­ tés et implique toutes les exigences du mouvement local... Or, on n’est pas encore parvenu à dégager la notion de « mouvement local » de celle de « lieu » ; la logique pourrait bien établir à priori que cette entreprise dépuration est condamnée d’avance ; et un lieu réel n’est réel et actuel que lorsqu’il est occupé à un titre quelconque. Mais alors, occupé par quoi? Et qu’on ne dise pas que la «présence» n’est encore qu’une manifestation d’énergie. On peut et on doit reconnaître qu’un déploiement d’énergie est indispensable pour qu’une « présence » nous soit connue ; mais il ne s’agit pas des conditions de notre connaissance ; nous déterminons ici les exi­ gences logiques du côté objectif de nos représenta­ tions. Bref, on voit repoindre ici ce « sujet » tant abhorré ; et une fois engagé sur ce chemin, il n’est pas impossible qu’on aille jusqu’à la substance maté­ rielle, quantitative, que les dynamistes ont lâchée depuis Leibnitz1. » L’espace, qui appartient à l’es­ prit, non aux choses, c’est l’espace absolu, homo­ gène, indéfini, la possibilité de l’extension illimitée en longueur, largeur et profondeur. Mais cette notion même d’espace absolu ne peut provenir que de l’espace réel et fini, ou lieu occupé par les corps étendus ou quantitatifs. Supposons que, sans paralogisme aucun, M. Le Roy ait éliminé la quantité, nous voyons qu’il est amené à conclure ; « Contrairement au sens commun,i. i. P. ds Munnynck, Revue des Sciences philosophiques et thMogiques, janvier 1908, p. 137; — Bulletin de Philosophie. 28 CE qu’est le sens commun qui en fait un support indispensable et primordial, la matière ne peut être définie que par rapport à l'esprit, son essence exprimée qu’en terme d’âme, et sa réalité suspendue qu’à la vie intérieure et à l’action morale » (p. 390). Qu’est-ce en effet que le monde matériel? un océan d’images qualitatives, « pâte plastique et malléable où l’activité vivante trace des figures et dispose des systèmes de rela­ tions » suivant les commodités de la vie pratique {ibid.). Plus de corps indépendants, plus de quantité réelle. Faut-il en dire autant de la substance, de la cause? Évidemment. C’est la continuité qualitative hétérogène et fuyante qui seule est réelle. « Mais il faut bien schématiser pour comprendre, et on le fait spontanément. Telle est l’origine et tel est le sens immédiat des notions de substance, de cause, de rapport, de sujet, etc. Le sens commun, obsédé de préoccupations pratiques, imagine l’existence cor­ porelle sous la forme d’un invariance, qu’il symbo­ lise par une position dans l’espace ; c’est déjà, nous l’avons vu, abstraire et simplifier. Mais quand il vient ensuite à l’esprit, ses tendances ne l’abandon­ nent pas ; il ensevelit donc l’esprit — cette activité qui ne se repose jamais — dans une permanence morte sans laquelle, bien à tort, il ne voit plus d’existence vraie : voilà sa plus grave erreur... Un morcellement est pratiqué à son tour dans la con­ tinuité mouvante de l’intuition intérieure... nous nous constituons des idées séparées à l’image des corps indépendants » et pensons l’esprit comme substance (p. 392). Au regard du philosophe au con­ { THÉORIE NOMINALISTE DU SENS COMMUN 2Ç traire « axiomes et catégories, formes de l’entende­ ment ou de la sensibilité, tout cela devient, tout cela évolue, l’esprit humain est plastique et peut chan­ ger ses plus intimes désirs1 ». Tels sont les préjugés généraux du sens commun : morcelage et dislocation de la matière, matérialisa­ tion des choses de l’esprit. Conclusion : « Le sens commun, quand il spécule, réalise des entités ver­ bales... D’autre part, il est porté à ne tenir compte que de ce qui se voit et se touche, il spatialise et matérialise, il réifie et quantifie tout z. » Malgré cela, M. Le Roy affirme : « Le fond en est sûr, la forme critiquable 12 3. » Quel est ce fond ? C’est ce qui est vécu effectivement par tous, une organi­ sation utilitaire de la pensée en vue de la vie pra­ tique. Le sens commun n’a pas une valeur de repré­ sentation, mais il a une valeur de signification en tant qu’il notifie l’existence d’une réalité qu’il déter­ mine par l’attitude et la conduite que nous devons prendre et suivre pour nous orienter vers l’objet en cause. — Conséquemment, dans les formules dogmatiques, il faut distinguer entre la valeur de signification et celle de représentation. C’est à la première seule que s’adresse l’adhésion irréformable et absolue de la foi. 1. Le Roy, Revue de Mit. et de Morale, 1901, p. 305. 2. Revue du Clergé français, oct. 1907, p. 213. 3. Ibid. CE qu’est le sens commun 30 *»* B. — Le Nominalisme absolu § i. — La susdite théorie du sens commun est une réédition du nominalisme absolu. Cette théorie du sens commun n’est pas absolu­ ment nouvelle. Il ne serait pas impossible d'en trou­ ver les premiers linéaments chez Héraclite. Elle s’est imposée et s’imposera à tout nominaliste cap­ tif des apparences sensibles et attentif à leur per­ pétuelle mobilité. Substances et choses ne peuvent être pour lui qu’entités verbales (flatus vocis) par lesquelles le sens commun réifie et immobilise le flux universel. Nous savons tout cela très claire­ ment depuis Hume. Les thomistes conscients disaient déjà des nominalistes du moyen âge : « opinio nomi­ nalium incidit in opinionem Heracliti et Cratylli qui (ut refert Arist. IV Mét.) nihil putabant esse præter sensibilia quæ videbant, quæ cum experirent esse in continuo fluxu, nullamque subinde habere certitudinem, colligebant nullam posse habere scien­ tiam de rebus1 ». De M. Le Roy on peut dire ce quei. i. Soto, Dialectica Aristotelis. De universalibus, q. I. — Le nominalisme médiéval consistait à nier la réalité objective des relations de similitude, fondement de la valeur objective du concept. Cette négation se retrouve chez M. Bergson (Évol. créatr., p. 385). Le nominalisme sensualiste moderne va plus loin, il réduit l'idée à une image commune accompagnée d'un nom (Évol. créatr., p. 327). Partant de ces principes, M. Le Roydoit retrouver les conclusions d’Occam qui croyait lui aussi avoir définitivement ruiné les preuves traditionnelles de l’exis- THÉORIE NOMINALISTE DU SENS COMMUN 31 Leibnitz disait de Hobbes : « plus quam nominalis ». Les pages précédentes sur le morcelage reproduisent au fond ce qui était déjà très nettement exprimé dans cette Somme du nominalisme qu’est la Logique de Stuart Mill. Au livre IIIe de cet ouvrage, ch. v, § 4, il est établi que la distinction de l’agent et du patient est illusoire. La thèse est claire et s’impose après l’exposé des principes sensualistes d’où elle dérive *l. — M. Couturat n'exagère rien lorsqu’il écrit à pro­ pos du système bergsonien : « Sous la métaphy­ sique subtile et raffinée qui le déguise, on reconnaît tence du Dieu unique et infini, distinct du monde, comme celles de la spiritualité de l’âme, de la distinction du bien et du mal, et déclarait objet de foi surnaturelle individuelle tout ce qui dépasse l’expérience. 1. « Dans la plupart des cas de causation, dit St. Mill, on fait communément une distinction entre quelque chose qui agit et une autre chose qui pâtit, entre un agent et un patient. Ces choses, on en convient universellement, sont toutes deux des conditions du phénomène ; mais on trouverait absurde d’appeler la seconde la cause, ce titre étant réservé à la première. Cette distinction pourtant s'évanouit à l’examen, ou plutôt se trouve être purement verbale ; car elle résulte d’une simple forme d'ex­ pression à savoir, que l’objet qui est dit actionné et qui est considéré comme le théâtre où se passe l'effet, est ordinairement inclus dans la phrase par laquelle l'effet est énoncé, de sorte que, s'il était indiqué en même temps comme une partie de la cause, il en résulterait, ce semble, l’incongruité de le supposer se causant lui-même. ...Ceux qui admettent une distinction radicale entre l’agent et le patient se représentent l’agent comme ce qui produit un certain état ou un certain changement dans l'état d’un autre objet qui est dit patient. Mais considérer les phénomènes comme des états, des objets est une sorte de fiction logique, bonne à employer quelquefois parmi d’autres modes d’expression, mais qu’on ne devrait jamais prendre pour l’énoncé d’une vérité scientifique. » {Logique, loc. cil.) 32 CE qu’est le sens commun aisément le vieux sensualisme de Condillac, dont M. Le Roy adopte précisément l’aphorisme carac­ téristique : les sciences ne sont que des langues bien faites1. » Même appréciation chez M. Jacob dans sa remarquable étude sur «la philosophie d’hier et celle d’aujourd’hui » : « La philosophie nouvelle, dit-il, représente exactement l’antipode du rationalisme des Platon, des Aristote, des Descartes, des Leibnitz... Contingence fondamen­ tale, devenir illimité, vie intérieure antérieure à l’intelligence et à l’intelligibilité et créatrice de l’une et de l’autre... c’est l’antique matière qui remonte au premier plan et refoule l’idée... Ici (beaucoup plus que chez Spencer) toute norme intellectuelle disparaît, la vérité ne garde plus aucune signification qui l’élève au-dessus de l’expé­ rience pure et simple... Retrouver le sensible sous l’intelligible mensonger qui le recouvre et qui le masque, et non comme on disait autrefois l’intel­ ligible sous le sensible qui le dissimule. Voilà l’office de la philosophie... C’est renverser la législation de l’entendement dont on ne prouve pas qu’on puisse se passer... Un devenir sans points fixes et sans lois où la pensée proprement dite ne se pose que par négation du réel : voilà les termes qui ex­ priment le mieux la philosophie nouvelle, et ne sontils pas précisément ceux qui définissent le matéria­ lisme entendu dans sa signification la plus profonde 12.» 1. L. Couturat, Contre le nominalisme de M. Le Roy (Revue de Métaphysique et de Morale, janvier 1900, p. 93). 2. Jacob, La Philosophie d'hier et celle d'aujourd'hui (Rev. de Mét. et Mor., mars 1898). THÉORIE NOMINALISTE DU SENS COMMUN 33 M. Le Roy veut réserver au contraire le nom de matérialiste aux immobilistes. A ce compte, il faudra appeler matérialistes, tous les partisans de la philosophie du concept : Socrate, Platon, Aristote, Plotin, S. Augustin, S. Thomas, Descartes, Spinoza, Leibnitz et Kant, tandis que le nom de spiritualiste devra être accordé désormais aux hylozoïstes anciens, à Héraclite, aux stoïciens, aux nominalistes du moyen âge et aux empiristes anglais. Si atomistes que soient ces derniers, au dire des représentants de la philo­ sophie nouvelle, ils sont moins immobilistes à tout prendre (et partant moins matérialistes selon M. Le Roy) que les partisans de la philosophie du concept qui admettent l’immutabilité de Dieu, celle de l’âme immortelle et celle de la loi morale. — En réalité M. Le Roy est idéaliste en ce sens qu’il réduit le réel à l’image, mais cette réduction est précisément la négation de l’idée, de sorte que cet idéalisme sensualiste ou nominaliste est très proche parent de ce que le spiritualisme supérieur a appelé de tout temps matérialisme. * * * § 2. — Réfutation de ce nominalisme : l’objet formel de l’intelligence est l’être {preuve). — Le morcelage du continu sensible et celui de l’être ou de l’intelligible. Nous nous contenterons d’esquisser ici une réfu­ tation du nominalisme. Dès le point de départ de la genèse de nos connaissances, avons-nous dit, 34 CE qu’est le sens commun nous nous séparons de M. Bergson, en admettant à côté du continu indistinct et mouvant, qui est pour nous le premier objet connu confusément par le sens, un -primum cognitum intelligibile qui est Y être au concret, τύ ôv, le quelque chose qui est. — De même que rien n’est visible que par la couleur (objet formel de la vue), que rien n’est perceptible à l’ouïe que par le son (objet formel de l’ouïe), de même rien n’est intelligible que par Y être à raison de son rapport avec l’être (objet formel de l’intel­ ligence). L’intelligence surtout n’est intelligible à elle-même que comme relative à l’être ou à la raison d’être, qui est le centre intelligible de toutes ses idées, le lien de tous ses jugements et de tous ses raisonnements. On ne peut définir la vue que par une relation à la lumière et à la couleur, l’ouïe que par une relation au corps sonore, la conscience par une relation au fait conscient, l’intelligence que par une relation à l’être i. *x. Affirmer avec M. Le Roy i. Saint Thomas, C. Gentes, 1. ÏI, c. 83 : «Cum natura sem­ per ordinetur ad unum, unius virtutis oportebit esse naturaliter unum objectum : sicut visus colorem et auditus sonum. Intel­ lectus, igitur, cum sit una vis, est ejus unum naturale objectum cujus per se et naturaliter cognitionem habet. Hoc autem opor­ tet esse id, sub quo comprehenduntur omnia ab intellectu cognita, sicut sub colore comprehenduntur omnes colores qui sunt per se visibiles ; quod non est aliud quam ens. Naturaliter igitur intellectus noster cognoscit ens et ea qua sunt per se entis, in quantum hujusmodi : in qua cognitione fundatur primorum principiorum notitia, ut non esse simul affirmare et negare, et alia hujusmodi. Hæc igitur sola prima intellectus noster natu­ raliter cognoscit, conclusiones autem per ipsa, sicut per colorem cognoscit visus omnia sensibilia, tam communia quam sensibilia per accidens. » THÉORIE NOMINALISTE DU SENS COMMUN 35 que les notions de substance, de cause, de rapport, de sujet, etc... comme aussi celles de puissance et acte, sont non pas des divisions premières de l’être, mais le résultat du morcelage utilitaire du continu sensible, c’est évidemment adopter, comme le remar­ que M. Couturat, le sensualisme le plus radical qui fût jamais. Ce sensualisme se réfute par la mise en relief de la distinction qui sépare l’homme de l’animal. « Selon moi, disait J.-J. Rousseau, reproduisant sans peut-être s’en douter la pensée d’Aristote, la faculté distinctive de l’être intelligent est de pou­ voir donner un sens à ce petit mot est1 » qu’il pro­ nonce chaque fois qu’il juge. Aristote disait équivalemment mais de façon plus précise : l’objet formel de l'intelligence c’est l’être. La preuve en est que dans chacune de ses trois opérations (con­ ception, jugement, raisonnement) l’intelligence n’atteint rien que du point de vue de l’être. Examinons en détail ces trois opérations de l’esprit. L’idée diffère de l’image parce qu’elle contient la raison d’être de ce qu’elle représente (quod quid est, seu ratio intima proprietatum), tandis que l’image commune des nominalistes 12, accompagnée 1. Profession de foi du vicaire savoyard. 2. Pour MM. Bergson et Le Roy comme pour Hobbes, pres­ que tous les anglais, Condillac et Taine, le concept abstrait n’est qu’un résidu plus pauvre que les images concrètes et vivantes desquelles il provient. C’est seulement une image moyenne accompagnée d’un nom ou d’une tendance à nommer. « Quand les images successives ne diSèrent pas trop les unes '-■’■S-· 36 .................... -_i—- ■' - -UL··· . M CE qu’est le sens commun du nom commun, contient seulement à l’état de juxtaposition les notes qu’elle fait connaître et ne rend pas ces notes intelligibles. On oppose souvent l’idée et l’image en disant que l’idée est abstraite et universelle, tandis que l’image est concrète et particulière. L’opposition est moins nette s’il s’agit de l’image commune ou composite formée mécaniquement par association d’images particulières semblables, (renforcement des ressemblances et élimination des différences), surtout si l’on considère cette image commune des autres, nous les considérons toutes comme l’accroissement et la diminution d’une seule image moyenne, ou comme la défor­ mation de cette image dans des sens diSérents. Et c’est à cette moyenne que nous pensons quand nous parlons de l'essence d’une chose ou de la chose même. » (Évolution créatrice, p. 327.) « Du devenir en général je n’ai qu’une connaissance verbale. » (Ibid., p. 332.) — Dans Matière et mémoire (pp. 169-176) M. Bergson indique l’origine toute utilitaire de l’idée générale : l’identité de réaction à des actions superficiellement différentes dont les différences ne nous intéressent pas est le germe que la conscience humaine développe en idées générales. Cela s'explique par la constitution de notre système nerveux : appa­ reils de perception très divers, tous reliés par l’intermédiaire des centres, aux mêmes appareils moteurs. L'abstraction est donc une mise en relief due à un phénomène moteur. Nous sommes loin de l’intellect agent d’Aristote. — L’essence de l’idée générale ainsi abstraite est de se mouvoir sans cesse entre la sphère de l’action (une attitude corporelle à prendre ou un mot à prononcer) et celle de la mémoire qui contient des milliers d’images indi­ viduelles. L’idée générale nous échappe dès que nous préten­ dons la figer à l’une ou l’autre de ces deux extrémités, «elle consiste dans le double courant qui va de l’une à l’autre. Tou­ jours prête soit à se cristalliser en mots prononcés, soit à s’éva­ porer en souvenirs ». — L’idée générale est ainsi due à la con­ stitution de notre cerveau. — On trouve une explication aussi matérialiste de la liberté dans VÉvolution créatrice, pp. 284-287. THÉORIE NOMINALISTE DU SENS COMMUN 37 accompagnée du nom commun. De plus, le carac­ tère d’abstraction n’est qu’une propriété de l’idée et même une propriété de l’idée humaine en tant qu’humaine, tirée des données sensibles. L’univer­ salité n’est aussi qu’une propriété de l’idée, pro­ priété conséquente au caractère abstrait, elle n’en désigne pas l’essence. L’essence de l’idée en tant qu’idée, qu’il s’agisse d’idée humaine, angélique ou divine, est de contenir l’objet formel de l’intelli­ gence en tant qu’intelligence (humaine, angélique ou divine), c’est-à-dire l’être ou la raison d'être. Un exemple cité par M. Vacant aidera à saisir cette différence dans la connaissance intellectuelle la plus élémentaire. « Mettez un sauvage en pré­ sence d’une locomotive, faites-la marcher devant lui, laissez-lui le loisir de l’examiner et d’examiner d’autres machines semblables. Tant qu’il ne fera que les voir courir, tant qu’il se contentera d’en considérer les pièces diverses, il n’en aura qu’une connaissance sensible et particulière (ou si vous vou­ lez une image commune, accompagnée d’un nom, comme celle que pourrait avoir un perroquet). Mais s’il est intelligent, un jour il comprendra qu’il faut qu’il y ait là une force motrice que la locomotive produit ou qu’elle applique... ; s’il parvient à com­ prendre que c’est par la dilatation de la vapeur emprisonnée que cette force motrice est obtenue, il entendra ce que c'est qu’une locomotive (quod quid est) et il s’en formera un concept spécifique... Les sens ne voyaient que des éléments matériels, une masse de fer noire, disposée de façon singu­ lière. L’idée montre quelque chose d’immatériel : la Le sens commun 4 38 CE qu’est le sens commun raison d’être de cette disposition et de l’agence­ ment de ces pièces variées. L’idée revêt un carac­ tère de nécessité, par elle on voit qu’il faut que toute locomotive marche étant données les conditions dont précédemment on ne voyait pas la raison. L’idée enfin est universelle, par elle on comprend que toutes les machines ainsi fabriquées auront la même puissance et arriveront au même résultat1. » L’image commune de la locomotive contenait seulement à l’état de juxtaposition les éléments sensibles communs, elle n’en contenait pas la raison d’être et ne les rendait pas intelligibles. Prenons maintenant l’idée de l’homme telle que nous la donne la psychologie rationnelle achevée. Cette idée ne contient pas mécaniquement juxta­ posés et associés les caractères communs à tous les hommes : raisonnable, libre, moral, religieux, sociable, doué de parole, etc., elle rend tous ces carac­ tères intelligibles en montrant leur raison d'être dans le premier d’entre eux ; elle exprime le quod quid est de l’homme. Ce qui fait que l’homme est l’homme, ce n’est pas la liberté, la moralité, la reli­ gion, la sociabilité ou la parole, c’est la raison ; car de la raison toutes les autres notes se dédui­ sent. — La rationabilité est rendue elle-même intel­ ligible lorsque nous établissons, comme nous le faisons en ce moment-ci, que la raison d’être des trois opérations de l’esprit est dans la relation essentielle de l’intelligence à Yêtre.i. i. Vacant, Éludes comparées sur la Philosophie de S. Thomas d'Aquin et celle de Scot, t. I, p. 134. THÉORIE NOMINALISTE DU SENS COMMUN 39 A vrai dire, il faut concéder aux nominalistes, qu’il est peu d’idées qui soient susceptibles de devenir pleinement intelligibles, c’est-à-dire d’être ratta­ chées à l’être, objet formel de l’intelligence. Ce sont les idées du troisième degré d’abstraction (abstraction de toute matière), celles de l'ordre méta­ physique, spirituel et moral (idées d’être, d’unité, de vérité, de bonté ; idée de l’intelligence définie par relation à l’être ; idée de la volonté définie par relation au bien ; idée des premières divisions de l’être : puissance et acte et les quatre causes...) Dès le deuxième degré d’abstraction (mathématique) l'intelligibilité est moindre, bien que l’étude de ces sciences soit plus facile à l’homme parce que l’objet en est plus près des sens. Enfin au premier degré d’abstraction, dans les sciences naturelles, nous n’avons plus que des définitions empiriques et descriptives, on ne parvient pas à rendre les pro­ priétés intelligibles en trouvant leur raison d’être dans une différence spécifique. « Des choses qui tombent sous nos sens, dit saint Thomas, nous ignorons la plupart des propriétés ; des propriétés, que nos sens perçoivent, nous ne pouvons le plus souvent concevoir parfaitement la nature x. » C’est le domaine de la δόξα, de l’opinion, disait Platon ; des choses accessibles à nos sens, mais peu inteli. «Rerum sensibilium plurimas proprietates ignoramus, earumque proprietatum, quas apprehendimus, rationem perfecte in pluribus invenire non possumus. » (C. Gentes, 1. I, c. 3.) « Essentiales rerum differentiae sunt ignotae frequenter et inno­ minatae. (De Potentia, q. 9, a. 2, ad 5.) Post. Anal., 1. I, leç. 41. Phys., 1. II, leç. 3. Met., 1. II, leç. 1, 2 ; 1. IV, leç. 1. 40 CE qu’est le sens commun ligibles en soi, disait Aristote, parce que essentiel­ lement matérielles et variables (in materia et in motu). La critique récente des sciences est sur ce point pleinement d’accord avec Platon et Aristote \ elle reconnaît que la science positive ne peut que constater des faits, leurs rapports relativement con­ stants ou leurs lois approchées et classer ces lois ou faits généraux par des hypothèses provisoires qu’on ne peut avoir l’espoir de rattacher à l’être. Cela revient à dire, contrairement à Kant et aux positivistes, qu’il n’y a guère que la métaphysique (métaphysique générale et métaphysique spéciale i. M. Duhem vient de montrer dans son Essai sur la notion de la théorie physique de Platon à Galilée (Annales de Phil, chrét., 1908) que saint Thomas, et après lui l'université de Paris «du début du xive siècle au début du xvi» siècle, a donné touchant la méthode physique des enseignements dont la justesse et la profondeur passent de beaucoup tout ce que le monde enten­ dra dire à ce sujet jusqu'au milieu du xixe siècle » ; cf. Annales de Phil, chrét., juillet 1908, pp. 352-376. — On connaît le passage classique de saint Thomas : « Les suppositions que les astro­ nomes ont imaginées ne sont pas nécessairement vraies ; bien que ces hypothèses paraissent sauver les phénomènes (salvare apparentias), il ne faut pas affirmer qu’elles sont vraies, car on pourrait peut-être expliquer les mouvements apparents des étoiles par quelque autre procédé que les hommes n’ont point encore conçu » de Caelo, 1. II, leç. xvn, et aussi 1. I, leç. 3 — et Summa Theol., Ia, q. 32, a. 1, ad 2. — M. Duhem montre également que «Bellarmin et celui qui allait être Urbain VIII firent à Galilée les remarques si logiques qui avaient été si nettement formulées auparavant par saint Thomas d’Aquin, Osiander et plusieurs autres ; mais ils ne parvinrent pas, semblet-il, à le convaincre et à le détourner de sa confiance exagérée en la portée de la méthode expérimentale »... « Contre le réalisme impénitent de Galilée, le Pape donna libre cours au réalisme (devenu) intransigeant des péripatéticiens du S.Office.» (Annales de Phil, chrét., sept. 1908.) THÉORIE NOMINALISTE DU SENS COMMUN 41 de Dieu et de l’âme) avec la logique, la morale, la cosmologie générale et la mathématique à être vraiment sciences au sens plein du mot, si par science on entend la connaissance qui assigne le pourquoi ou la raison d’être nécessaire de ce qu’elle affirme 1. La science positive ne connaît pas ce propter quid mais seulement le quia, les faits généraux. Elle sait que la chaleur dilate le fer, mais non pas pourquoi la chaleur dilate le fer, car elle ignore la raison d'être spécifique et de la chaleur et du fer. La part d’intelligibilité qui est en elle vient de l’application qu’elle fait des principes métaphysiques de causa­ lité, d’induction, de finalité. Son objet parce qu’essentiellement matériel et instable est aux frontières inférieures de l’être et par conséquent de l’intelli­ gibilité. La deuxième opération de l’esprit, le jugement, montre encore mieux, s’il est possible, que l’objet formel de l’intelligence est Yêtre. L’âme de tout jugement est le verbe être: Cet homme marche = cet homme est marchant. Dans le jugement, le verbe être affirme l’identité réelle du sujet et du prédicat qui ne sont que logiquement distincts : cet homme est (le même être qui est) marchant. En d’autres termes, le verbe être affirme que ce qui est désigné par le sujet et ce qui est désigné par le prédicat est en réalité un seul et même être (possible ou actuel). Le jugement recompose eti. i. «Scire simpliciter est cognoscere causam propter quam res est et non potest aliter ss habere. » Post. Anal., 1. 1. (Comm, de S. Th., leç. 4.) 42 CE qu’est le sens commun restitue à l’être ce que l’abstraction a séparé1. « Ea quæ seorsum intelligimus, oportet nos in unum redigere per modum compositionis vel divi­ sionis enuntiationem formando. » (Ia, q. 14, a. 14 ; q. 85, a. 5. — C. Gentes, 1. I, c. 57). Cette présence de l’être dans le jugement le différencie radica­ lement de l’association qui n’est qu’une juxtapo­ sition mécanique de deux images. Par le raisonnement enfin nous percevons la raison d’être (extrinsèque) du moins connu dans le plus connu, tandis que les consécutions empiriques régies par les lois de l’association ne sont encore que des juxtapositions d’images. — La démonstra­ tion à priori nous fait connaître la raison d’être extrinsèque de la chose affirmée par la conclusion ; la démonstration à posteriori nous fait connaître la raison d’être extrinsèque de l’affirmation de la chose. — Exemple de démonstration à priori : Tout être dont la nature est absolument simple est incor­ ruptible ; or l’âme humaine a une nature abso­ lument simple ; donc elle est incorruptible. Ce raison­ nement nous montre la raison d’être extrinsèque de l’incorruptibilité de l’âme. Cela suppose que l’on a dans la majeure l’intuition intellectuelle de la simplicité considérée en elle-même et comme raison d’être de l’incorruptibilité. Si au contraire, comme le veulent les nominalistes, les termes des prémissesi. i. Ni Dieu ni l’ange ne font cette synthèse mentale, expres­ sion d’une identité réelle, parce qu'ils n’abstraient pas l'intel­ ligible du sensible ; en entendant un intelligible, ils en pénètrent d’une seule intuition la nature et les propriétés. THÉORIE NOMINALISTE DU SENS COMMUN 43 ne sont que des images communes, accompagnées d’un nom, il va sans dire que le syllogisme est une vaine tautologie comme l’ont soutenu Sextus Empiricus, Stuart Mill et Spencer. La majeure, disait Sextus, suppose qu’on a vérifié tous les cas particuliers, y compris celui que vise la conclusion ; en effet pour le nominaliste le nom commun n’ex­ prime pas l’universel qui est fondamentalement dans les choses, il désigne seulement une collection d’individus. — La démonstration à 'posteriori nous donne la raison d’être extrinsèque de l’affirmation de la chose ; exemple : Le mode de l’opération suit le mode d’être ; or l’âme humaine a une opération intrinsèquement indépendante de tout organe ; donc l’âme humaine dans son être est intrinsèquement indépendante de tout organe, c’est- à-dire spirituelle. Nous voyons la raison pour laquelle il faut nécessai­ rement affirmer la spiritualité de l’âme. Si nous considérons maintenant les principes sur lesquels repose la conséquence des démonstra­ tions, nous verrons encore que cette conséquence ne peut être saisie que par une faculté qui a pour objet formel Yêtre. — Les démonstrations directes ou ostensives sont fondées sur le principe d’iden­ tité, immédiatement impliqué dans l’idée à.’être: elles reposent en effet sur le principe « dictum de omni dicitur de singulis contentis sub illo » ou au point de vue de la compréhension « prædicatum prædicati est prædicatum subjecti », ce qui revient à dire « quæ sunt eadem uni tertio sunt eadem inter se », principe qui dérive immédiatement du prin­ cipe d’identité « l’être de soi est un et le même ». — 44 CE qu’est le sens commun Les démonstrations indirectes ou par l’absurde sont fondées sur le principe de contradiction qui n’est qu’une forme négative du principe d’identité : « un même être ne peut pas en même temps et sous le même rapport être ce qu’il est et ne pas l'être ». — Le principe d’induction étant lui-même, quoi qu’en disent les nominalistes, un dérivé du prin­ cipe de raison d’être1, on voit que le raisonnement soit déductif soit inductif ne peut être que l’acte d’une faculté qui a pour objet Yêtre. L’examen des trois opérations de l’esprit nous montre donc que si Yobjet -propre de l’intelligence humaine en tant qu’humaine (en tant qu’unie au corps) est Yessence des choses sensibles, en fonction desquelles, ici-bas, elle connaît toutes choses, Yobjet formel et adéquat qui lui convient en tant qu’intelligence (dominant le corps) c’est Yêtre sans res­ triction, ce qui lui permettra de connaître d’une certaine manière tous les êtres, tout ce qui a raison d’être. (Ia, q. XII, a. 4.) L’être dont il est ici ques­ tion n’est pas précisément l’être existant de fait, c’est l’être qui abstrait et de l’état de simple possi­ bilité et de l’état d’existence actuelle, c’est ce qui est ou peut être. C’est ainsi que nous concevons ce qu’est l’homme, abstraction faite d’une existence actuelle ; de même nous jugeons que l’homme est libre et nous le prouvons : parce qu’il est raison-i. i. Si la même cause naturelle dans les mêmes circonstances ne produisait pas le même effet, le changement de l'effet (sans changement'préalable dans la cause et les circonstances) serait sans raison d'être. THÉORIE NOMINALISTE DU SENS COMMUN 45 nable. L’objet de l’intelligence c’est Yêtre réel qui se divise en possible et actuel; car le possible est déjà du réel1, quid capax existendi, distinct de l’être de raison (pur pensable) et du pur néant qui ne peut même pas être objet de pensée. Lorsque je dis : « il est impossible qu’une chose si elle est ne soit pas», j’affirme une impossibilité réelle et non pas seulement une impossibilité logique (ou impensabilité). Y’être apparaît donc comme la lumière objective de l’intelligence, le principe d’universelle intelligi­ bilité : « Intellectus naturaliter cognoscit ens et ea quæ sunt per se entis inquantum hujusmodi, in qua cognitione fundatur primorum principiorum noti­ tia. » Les principes de finalité et de causalité, comme le principe d’induction, sont des dérivés du prin­ cipe de raison d'être. Et ce dernier, nous le montre­ rons plus loin12, se rattache au principe d’iden­ tité par le principe de contradiction. Quant au principe de substance, il n’est, nous allons le voir, qu’une simple détermination du principe d’iden­ tité. Si donc notre intelligence réifie, ce n’est pas le moins du monde parce qu’elle est « obsédée de préoccupations pratiques », c’est parce qu’elle est une intelligence, parce qu’elle a pour objet ce trans­ cendantal qui imbibe toutes choses : Yêtre, et non pas la couleur, ou le son, ou le fait interne. 1. Cf. S. Thomas, Quodl. VIII, q. I, a. 1 ; Cajetan, in I. de Ente et essentia, c. 4, q. 6 : Zigliara, De la lumière intellectuelle, t. ÏII, p. 209. 2. Cf. ΊΓ· partie, ch. Il, § 6, -p, 107. 46 CE qu’est le sens commun Bien loin que la substance soit « une position dans l'espace », résultat du morcelage du continu sensible, elle est un principe formel d’un autre ordre que la quantité et les qualités sensibles. Tout entier dans le tout, et tout entier en chaque partie, ce principe formel assure l’unité du tout. Les sens ne le peuvent saisir. L’intelligence seule l’atteint. Au regard de cette intelligence, la substance n’est qu’une détermination première de l’être, nécessaire pour rendre intelligible en fonction de l’être un groupe phénoménal qui se présente comme auto­ nome. Lors de la première présentation d’un objet sensible quelconque, comme les langes dont l’enfant est enveloppé, tandis que la vue saisit la couleur de cet objet, le toucher, sa forme et sa résistance, l’intelligence saisit confusément Y être, « quelque chose qui est ». Ce premier objet connu par l’intel­ ligence deviendra d’une façon précise sujet un et permanent (substance) lorsque l’intelligence remar­ quera la multiplicité de ses phénomènes et leur changement. Le multiple, en effet, n’est intelli­ gible qu’en fonction de l’un, et le transitoire qu’en fonction du permanent ou de l’identique ; parce que « l'être de soi est un et le même », c’est une des formules du principe d’identité, dont le prin­ cipe de substance n’est qu’une détermination. Dans la genèse de ses connaissances, l’intelligence passe de l’idée d’être, qui contient déjà implicitement l’idée de substance, aux idées confuses de manière d’être, de multiplicité, de changement ; elle cherche à rendre intelligibles ces nouvelles idées à la lumière de l’idée d’être ; c’est alors qu’elle connaît le « quel­ THÉORIE NOMINALISTE DU SENS COMMUN 47 que chose qui est », comme sujet un et permanent, comme être au sens plein du mot, comme ce qui existe ou subsiste [substance). De là elle est conduite à préciser l’idée de manière d’être, qui ne peut se définir qu’en fonction de ce qui existe en soi : la manière d’être, ens entis, n'est pas ce qui existe ou subsiste (id quod est), mais ce par quoi quelque chose qui est modifié de telle ou telle façon (id quo aliquid est tale)\ « Les modifications supposent le modifié. Celui-ci, seul, peut rendre compte de la permanence, de la continuité du réel sous le flux évolutif du cosmos 12. » M. Bergson et M. Le Roy cherchant à expliquer l’intelligence humaine par l’hypothèse de l’évolu­ tion ramènent l’homme à l’animal3 ; si l’animal 1. Saint Thomas a très bien montré ce progrès dans la con­ naissance intellectuelle, passant comme la connaissance sen­ sible du confus au distinct ; c’est la raison profonde pour laquelle notre intelligence est obligée d’unir ou de séparer des notions en ses jugements affirmatifs ou négatifs, et en ses raisonnements. « Intellectus humanus non statim in prima apprehensione capit perfectam rei cognitionem : sed primo apprehendit aliquid de ipsa, puta quidditatem ipsius rei, quæ est primum et proprium objectum intellectus (connaissance confuse de la définition réelle, quid rei, impliquée dans la définition nominale, quid nominis) ; deinde intelligit proprietates et accidentia et habitu­ dines circumstantes rei essentiam (cette connaissance confuse des propriétés précise la connaissance de la définition, permet de dégager le différence spécifique, quid rei distinct, qui explique à son tour à priori les propriétés). Et secundum hoc necesse habet unum apprehensum alii componere et dividere et ex una compositione et divisione ad aliam procedere : quod est ratio­ cinari. » I», q. 85, a. 5. Tel est le morcelage de 1’intelligible, parallèle au morcelage du sensible, mais d’un autre ordre. 2. · P. de. Munnynck, op. oit., p. 137. 3. «Notre intelligence au sens étroit du. mot, dit M. Bergson, 48 CE qu’est le sens commun privé d’intelligence pouvait parler, la substance, ce qui est, ne serait pour lui qu’une entité verbale, flatus vocis : « La faculté distinctive de l’être intel­ ligent est de pouvoir donner un sens à ce petit mot est. » — Mais, pour la même raison, M. Bergson et M. Le Roy devraient refuser à l’homme comme à l’animal la conscience de son propre moi ; l’homme aurait-il conscience de son moi opposé au non-moi si son intelligence par réflexion sur. elle-même ne divisait pas l'être (primum cognitum) en sujet rela­ tif à l’être et en objet conçu dès lors comme nonmoi ; et si elle ne concevait pas le sujet comme un et identique sous ses phénomènes multiples et transitoires, c’est-à-dire comme substance? Nous le montrerons longuement plus loin 2, puis­ sance et acte, matière et forme, cause efficiente et finale ne sont pas davantage des divisions du con­ tinu sensible, mais des divisions de l’être que seule l’intelligence perçoit dans ce continu que les sens appréhendent. Puissance et acte et les quatre causes sont des divisions de l’être qui s’imposent pour rendre intelligibles en fonction de l’être et du prin­ cipe d’identité la multiplicité et le devenir. Substances, causes, puissance et acte, entités est destinée à assurer l’insertion parfaite de notre corps dans son milieu, à se représenter les rapports des choses extérieures entre elles, enfin à penser la matière. L'intelligence se sent chez elle tant qu’on la laisse parmi les objets inertes, plus spécialement parmi les solides, où notre action trouve son point d’appui et notre industrie ses instruments de travail. » Évolution créatrice, p. i. i. Cf. impartie, ch H, § 6, 7, pp. 105-117 ; et dans l’étude suivante sur les preuves de l’existence de Dieu, 2e partie, dx.ii, § 4, 5, pp. 205-214. THÉORIE NOMINALISTE DU SENS COMMUN 49 verbales que tout cela, dit M. Le Roy ; morcelage utilitaire auquel nous avons recours parce qu’il facilite la parole et l’action de la vie pratique. Mor­ celage absolument nécessaire, dirons-nous, sous peine de tomber dans l’absurde, de nier le principe d’identité comme la loi fondamentale du réel et de mettre la contradiction au principe de tout. §3. — Conséquences du nominalisme bergsonien : Négation de la raison et de la valeur objective du principe de non-contradiction. C’est là, en effet, le dernier mot du bergsonisme : la théorie du sens commun qu’on nous présente suppose la vérité du nominalisme empiriste, mais d’un nominalisme tel qu’il est la négation absolue de la raison et peut-être même de la conscience. Négation de la raison : aux concepts rigides ne répondent pas des « natures » ; les notions premières et les tout premiers principes ne sont eux-mêmes que des vues superficielles prises sur le devenir. Le principe d’identité ou de non-contradiction est menteur. Loi première de la raison raisonnante, il ne saurait être la loi première du réel : la réalité fondamentale est devenir. A preuve, ce témoignage des sens : « il y a plus dans un mouvement que dans les positions successives attribuées au mobile, plus dans un devenir que dans les formes traversées tour à tour, plus dans l’évolution de la forme que dans les formes réalisées l’une après l’autre1 ». Incon­ i. Évolution créatrice, p. 341. 5θ CE qu’est le sens commun testable s'il s’agit seulement des immobilités prises par les sens sur le devenir, cette proposition érigée en principe absolu devient : « il y a plus dans le mouvement que dans l’immobile ; c’est donc du mou­ vement que la spéculation devrait partir1 » pour expliquer l’immobile ; la réalité fondamentale est devenir. Tel est l’argument sur lequel repose tout le sys­ tème bergsonien. Il est aisé de voir qu’il est la négation de la valeur objective du principe d’iden­ tité. D’où vient que, pour M. Bergson, il y a plus dans le mouvement que dans l’immobile? C’est que placé comme Héraclite au point de vue des sens (expérience externe et interne), l’immobile pour lui c’est ce qui est en repos et qu’avec du repos on ne fera jamais du mouvement comme le prouvent les arguments de Zénon. — Pour Platon et Aristote, pour la philosophie traditionnelle, il y a plus dans l’immobile que dans le mouvement, parce que, pla­ cés au point de vue de l’intelligence, l’immobile pour eux c’est avant tout ce qui est, par opposition à ce qui n’est pas encore mais devient ; comme l’im­ muable est ce qui est et ne peut pas ne pas être, par opposition à ce qui n’ayant pas en soi la raison suf­ fisante de son existence peut cesser d'exister. — Le principe sensualiste « il y a plus dans le mouvement que dans l’immobile » devient donc si on le trans­ pose en termes d’intelligence : « il y a plus dans ce qui devient et n’est pas encore que dans ce qui est », donc le devenir ne peut avoir sa raison dans i. Évolution créatrice, p. 341. THÉORIE NOMINALISTE DU SENS COMMUN 51 l’être, il est à lui-même sa raison. On est amené ainsi à nier la valeur objective du principe d’iden­ tité ou de non-contradiction : le devenir en effet est union successive du divers (ex. : un objet violet devient rouge) ; dire que l'union incausée du divers est possible, c’est dire que le divers de soi est un et le même au moins d’une unité d’union ; ex. : ce qui est violet par soi et comme tel (inconditionnel­ lement) devient rouge, bien que en tant que violet il soit non-rouge. C’est nier une formule immédia­ tement dérivée du principe d’identité, ou de non­ contradiction, reconnaître que l’absurde est seule­ ment impensable mais non pas impossible ; la nature intime des choses, comme l’avait dit Hégel, est une contradiction réalisée. — Conséquemment, Dieu n’est pas à l’être comme A est A, il n’est pas Y Ipsum esse en tout et pour tout identique à lui-même, il n’est pas l’Acte pur absolument simple et immuable et par là essentiellement distinct du monde mul­ tiple et changeant. Dieu est une « réalité qui se fait1 », « une continuité du jaillissement12 » qui ne se conçoit plus sans le monde qui jaillit de Lui ; nous revenons au panthéisme évolutionniste3 ; en réalité, Dieu devient et n’est pas encore, à vrai dire il ne sera jamais4. 1. Évolution créatrice, p. 269. 2. Ibid., p. 270. 3. Cf. plus loin : 2e partie, ch. in, § 1 et 2 : « Le Panthéisme de la philosophie nouvelle », pp. 230-234. 4. Pour M. Bergson, toute immobilité est l'inertie de l’être figé, cristallisé, privé de vie. Il n’a pas de peine à montrer que le vivant est supérieur à cet être inerte, inanimé. Mais il oublie qu’au-dessus de l’instabilité de ce vivant, toujours en 52 CE qu’est le sens commun La raison réclame, mais qu'est-elle? Système immobile de formes et de catégories, résidu mort de l’action. Pourquoi d’ailleurs ses axiomes fondamen­ taux ne changeraient-ils pas : « axiomes et catégo­ ries, formes de l’entendement ou de la sensibilité, tout cela devient, tout cela évolue, l’esprit humain est plastique et peut changer ses plus intimes dé­ quête de ce qu’il n’a pas, il y a l’immutabilité de l’être qui est d'emblée en possession de la plénitude qu'il doit avoir. (Cf. plus loin, 2e partie, ch. il, § 6, p. 231.) Il y a dans tous les ordres deux espèces d’immutabilité. Celle d’abord des « saturés », comme dit saint Paul, des esprits bornés et des coeurs étroits, des entêtés qui ne voient qu'un côté des choses et veulent en faire l’absolu. C’est ce qui faisait dire à Renan : les convaincus sont des sots, des unilatéraux, des simplistes. C'est l'immutabilité du fanatique et du sectaire. Au point de vue du coeur, c’est celle de l’égoïste, plein de luimême et rassasié. C’est l'immobilité du plaisir au repos rêvé par Épicure, le non-trouble, l'ataraxie qui s'obtient par la suppression du désir. Au-dessus de cette immobilité cadavérique qui provient de l'étroitesse des capacités réceptives et du désir, il y a quelque chose de supérieur qui ne se trouve que dans les natures capables de voir les multiples aspects des choses, sans pouvoir cependant ramener cette multiplicité à une unité supé­ rieure. C'est l'instabilité du dilettante, trop exigeant pour être jamais satisfait de ce qu'il a ; celle d'un Gœthe, d’un SainteBeuve, d’un Renan. C'est l'inconstance et l’agitation, la recherche qui n'aboutit pas. C’est l’état d’esprit de celui qui préfère, comme dit Pascal, la recherche de la vérité à la vérité, parce qu’il n’a pas la force de s’arrêter et de la contempler quand il la possède, parce qu’il a peur de ses exigences : «Quand j’ai connu la vérité, j’ai cru que c’était une amie ; « Quand je l'ai comprise et sentie, j’en étais déjà dégoûté. » Au-dessus, il y a l’immutabilité qui provient non pas de l’étroitesse des capacités ou de la pauvreté du désir, mais bien de la perfection de ce que l'on possède, de la valeur du but réalisé. Ce n’est plus l’immutabilité du simpliste, de l’esprit fermé, c’est celle de l’esprit synthétique qui a su se dégager THÉORIE NOMINALISTE DU SENS COMMUN 53 sirs1 ». Au-dessus de la raison, il y a l’instinct, l’inspiration libre qui innove et qui crée. M. Bergson et ses disciples ont admirablement mis en relief, il faut l’avouer, ces faits ({’invention ; mais les conclusions qu’ils en tirent contre l’intellectualisme sont manifestement excessives. Pourquoi ne pas expliquer ces faits comme le faisait récemment M. H. Poincaré par cette sensibilité esthétique spé­ ciale que possède seul le véritable inventeur : « les combinaisons utiles, ce sont précisément les plus belles, je veux dire celles qui peuvent le mieux char­ mer cette sensibilité spéciale que les mathématiciens du détail, sortir du multiple, faire l'unité dans sa science, à la manière d'un Platon, d’un Aristote, d'un Thomas d’Aquin, d’un Leibnitz. Au point de vue de la volonté, cette immutabilité supérieure est celle par laquelle se définit la sainteté. (Ha II®, q. 81, a. 8.) Le saint est l’être immuablement fixé en Dieu par la vision et la charité, c’est l’immutabilité des êtres qui sont sortis du relatif, qui ont vraiment trouvé l’Absolu. (Cf. Ia, q. 9, a. i et 2 : Utrum Deus sit omniuo immutabilis.) Dieu lui-même est immuable comme la Pensée de la Pensée toujours actuelle ou l’Acte du Bien éternellement subsistant. Cela est tellement évident, qu'Héradite lui-même reconnaît l’immobilité supérieure au flux universel, supérieure comme une loi qui s’impose à lui : la loi du mouvement, l’union des con­ traires, leur conciliation, leur harmonie. « Loi fatale », 1 justiefe armée ». Si le soleil transgressait la loi de sa course, les Érinnies viendraient au secours de la Justice et il y aurait une nuit étemelle. Cette Justice armée, pensée gubernatrice, Héraclite, malgré tout, lui conserva son nom : c’est Dieu. M. Bergson prétend iderr.ifier la réalité divine avec un devenir sans points fixes et sans lois. Au dire de M. Jacob, « c’est l’antique matière qui remonte au premier plan et refoule l’idée ». Saint Thomas dirait : « Et hoc incidit in errorem David de Dinando, qui stultissime posuit Deum esse materiam primam. » (Ia, q. 3, a. 8.) i. Lb Roy, Revue de Mit. et Mov., 1901, p. 305. Le sens commun 5 54 CE qu’est le sens commun connaissent, mais que les profanes ignorent au point qu’ils sont souvent tentés d’en sourire ». (L’Invention mathématique, conférence faite à l’institut général psychologique le 23 mai 1908.) Ces faits d'inspira­ tion ne suffisent évidemment pas à établir que l’esprit en son fond est liberté et se donne librement à lui-même ses premiers principes. Telle est pour­ tant la doctrine bergsonienne : l’esprit est la plus haute manifestation de cet élan vital, réalité pro­ fonde « que faute d’un meilleur mot nous avons appelé conscience1 », mais qu’on devrait appeler bien plutôt YInconscient 12. — L’anti-intellectualisme absolu de M. Bergson apparaît ainsi comme un hégé­ lianisme vu à l’envers. Hégel ramenait le réel au rationnel, le fait au droit, la liberté à la nécessité intellectuelle, le succès à la moralité. Les anti­ intellectualistes font l’inverse, ils ramènent le ration­ nel au réel (entendu au sens de fait), le droit au fait accompli, la nécessité à une liberté sans intel­ ligence (pure spontanéité)3, la moralité au succès. 1. Évolution créatrice, p. 258. 2. Impulsion créatrice, aveugle et sans intelligence, assez semblable à la volonté obscure de Schopenhauer, dit M. Aliotta. La Cultura filosofica, 15 sept. 1907. 3. La liberté humaine comme l’idée générale est due, selon M. Bergson, à la constitution du cerveau humain. « La con­ science universelle s’endort quand la vie est condamnée à l’auto­ matisme, elle se réveille dès que renaît la possibilité d’un choix. Et chez les animaux à système nerveux elle est proportionnelle à la complication du carrefour où se croisent les voies dites sensorielles et motrices, c’est-à-dire du cerveau... Le cerveau humain diffère des autres cerveaux en ce que le nombre des mécanismes qu’il peut monter et par conséquent le nombre des déclics entre lesquels il donne le choix est indéfini... L’homme THÉORIE NOMINALISTE DU SENS COMMUN 55 Les deux systèmes extrêmes se touchent, et devaient fatalement se rencontrer, puisque l’un et l’autre, fils d’Héraclite, veut être une philosophie du devenir et de la fusion des contraires. Le nominalisme bergsonien n’est pas seulement la négation de la raison qu’il subordonne à la con­ science, il paraît être aussi la négation de cette con­ science qui se subordonnerait à son tour à la vie animale et végétative ; tout se ramènerait à la bio­ logie. C’est ce que prétendaient M. Couturat et M. Jacob, ce que dit aussi M. H. Poincaré, ce que reconnaissent certains des plus fidèles disciples de M. Bergson. « D’après cette méthode nouvelle, remarque M. Couturat, pour connaître les choses telles qu’elles sont, il ne faut pas user de l’intel­ ligence, qui ne peut que les dénaturer, mais se rap­ procher de l’expérience brute, se plonger dans le tourbillon des sensations, s’abîmer enfin dans le torrent de la vie animale et végétative, se perdre dans l’inconscience et se noyer dans les choses. Ce n'entretient pas seulement sa machine, il arrive à s’en servir comme il lui plaît. Il le doit à la supériorité de son cerveau. » (Évolution créatrice, p. 284-287.) Cette liberté n’est pas celle requise par l’Église pour qu’il y ait mérite ou démérite, c’est-àdire le pouvoir de se décider entre deux partis possibles ; « si notre action nous a paru libre, selon M. Bergson, c’est parce que le rapport de cette action à l’état dont elle sortait ne saurait s’exprimer par une loi, cet état psychique étant unique en son genre et ne devant plus se reproduire jamais ». (Essai sur les données immédiates de la Conscience, c. ni, pp. 127 à 138.) — « On ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve », voilà la liberté ; pourquoi n’existerait-elle pas aussi bien chez le chien que chez l’homme? — Au fond c’est revenir à l’empirisme de Hume pour qui il n’y avait au sens propre des mots ni nécessité, ni liberté. 56 CE qu’est le sens commun réalisme psychologique conduit à l’idolâtrie du fait en métaphysique et en morale ; mais il se détruit lui-même, car en s’attachant aux données immé­ diates et en voulant les dégager des formes intel­ lectuelles, il arrive à dissoudre la conscience ellemême et à faire évaporer le moi au sein de la nature h » Selon M. Le Roy, en effet, la connais­ sance pure ne doit-elle pas s’efforcer de revenir autant qu’il est possible à la perception primitive de l’enfant au berceau? Cette perception seule révèle le réel sans le déformer. Ce retour n’est pas abso­ lument impossible, et « nous pouvons le soupçonner par quelques expériences. Imaginons, en effet, des circonstances où nos habitudes soient désorientées. Nous voici, par exemple, couchés dans la campagne, à demi abrités du soleil sous un feuillage mouvant, par une chaude journée d’été, dans cette dispo­ sition d’esprit paresseuse et abandonnée, où il semble que notre conscience se dissolve sous la molle -pesée de la vie universelle ; nous sommes éblouis, écrasés, désagrégés, noyés sous le flux incessant des images éclatantes, et nous sentons en même temps s’évanouir, avec le désir de toute activité, les limites précises qui morcellent la Nature pour notre vue ordinaire 123 . » Ailleurs, il est question de la « sincérité » d’un bicycliste qui « s’abandonne au charme étrange du changement, à l’ivresse délicieuse du devenir8 ». C’est ce que M. Le Roy 1. L. Couturat, Revue de Mit. et Mor., 1897, pp. 241 et 242. 2. Le Roy, Revue de Mit. et de Mor., 1899. P· 3θ4· C’est moi qui souligne. 3. Ibid., p. 414. THÉORIE NOMINALISTE DU SENS COMMUN 57 appelle «se laisser aller au plaisir intelligent de recevoir les impressions sans réagir comme des révé­ lations de l’Être 1 ». M. Couturat préfère dire : « C’est s’abîmer dans le torrent de la vie animale et végé­ tative, se perdre dans l’inconscience et se noyer dans les choses » ; au même endroit, il qualifie ce procédé de connaissance de « sensualisme mystique absurde à priori » ; je ne vois pas ce qu’on peut lui répondre. De fait, on ne lui a jamais répondu, pas plus d’ailleurs qu’à M. Jacob, dont les objections restent si fortement motivées 12. Par son intuition, cela va sans dire, M. Le Roy est au-dessus de toutes les critiques que peut lui faire un logicien. Il a pourtant cherché à légitimer sa position par la critique des sciences. Reste alors la difficulté de M. H. Poincaré : « Voyons, vous avez écrit de longs articles, il a bien fallu pour cela que vous vous ser­ viez de mots. Et par là n’avez-vous pas été beaucoup plus « discursif » et par conséquent beaucoup plus loin de la vie et de la vérité que l’animal qui vit tout simplement sa philosophie? Ne serait-ce pas cet animal qui est le véritable philosophe... Peutêtre devrons-nous conclure au « primat » de l’action. Toujours est-il que c’est notre intelligence qui con­ clura ainsi ; cédant le pas à l’action, elle gardera de la sorte la supériorité du roseau pensants. » Mais chose plus embarrassante encore, la même 1. Le Roy, Revue de Mét. et de Mor., 1899, p. 384. 2. Jacob, «La Philosophie d’hier et celle d’aujourd'hui». Revue de Mét. et de Mor., mars 1898. 3· H. Poincaré, La Valeur de la science, p. 216. 58 CE qu’est le sens commun objection est faite par certains bergsoniens des plus dociles à la voix du maître et des plus convaincus. M. G.-H. Luquet, qui n’a d’autre prétention que d’être « un bergsonien orthodoxe » et de « mettre du Bergson à la portée des candidats au baccalau­ réat », vient de conclure son exposé du bergsonisme par ces mots : « Ainsi, c’est par l’utilité vitale, -par une finalité immanente qui d’ailleurs n'implique nullement une intelligence directrice, Providence ou nature, et peut fort bien se concilier avec le mécanisme, que s'expliquent en dernière analyse l’existence de la conscience, ses modalités et son développement, ses caractères réels et les caractères apparents qu’elle présente à une observation superficielle x. » On voit d’ici les théologiens catholiques à la remorque de M. Le Roy se convertissant au bergso­ nisme. C’est pourtant à cela que nous conviait l’au­ teur de Dogme et critique. Si des théologiens catho­ liques se convertissent jamais au bergsonisme, de leur théologie à celle de Ritschl 12 il n’y aura plus grande différence. Il y a plus d’un demi-siècle qu’on 1. Luquet, ancien élève de l'École normale supérieure, pro­ fesseur agrégé de philosophie, Idées générales de psychologie, Alcan, 1906, p. 288. 2. Cf. Ernest Bertrand, Une nouvelle Conception de la Rédemption (La doctrine de Ritschl), Paris, Fischbacher. — L’auteur montre très bien comment «la théorie empiriste ou nominaliste de la connaissance est la clef du système théologique de Ritschl », comment « elle explique et implique toute la dogma­ tique de ce théologien ». Cf. p. 29... et p. 149... — On a aussi montré fort justement comment ce système théologique présente la synthèse attendue de tout un courant d’idées philosophiques et morales dont Kant est la source. Cf. Henri Schoen, Les Origines historiques de la théologie de Ritschl (Paris, 1893). THÉORIE NOMINALISTE DU SENS COMMUN 59 fait et refait en Allemagne l’expérience que nous propose M. Le Roy. § 4. — Pourquoi le sens commun ainsi conçu conser­ verait-il une valeur pratique immuable? Il est enfin une dernière difficulté : pourquoi « le sens commun, en tant qu’organisation utilitaire de la pensée en vue de la vie pratique » serait-il quel­ que chose de stable? Pourquoi sa valeur de signi­ fication mériterait-elle une adhésion irréformable et absolue que ne mérite pas sa valeur de représenta­ tion? M. Le Roy devient ici bien timide ; pourquoi cet instinct pratique conservateur si « axiomes et catégories, formes de l’entendement et de la sensi­ bilité, deviennent et évoluent ; si l’esprit humain est plastique et peut changer ses plus intimes dé­ sirs »? Pourquoi ne pas dire des principes de la morale ce qu’en dit M. Jean Weber, qui tire les conséquences rigoureuses du bergsonisme, et abou­ tit à Y amoralisme du fait: le succès justifie tout1?i. i. « La morale, écrit M. J. Weber, en se plaçant sur le terrain où jaillit sans cesse, immédiate et toute vive, l’invention, en se posant comme le plus insolent empiètement du monde de l'intel­ ligence sur la spontanéité, était destinée à recevoir de continuels démentis de cette indéniable réalité de dynamisme et de création qu’est notre activité... En face de ces morales d'idées, nous esquisserons la morale, ou plutôt Vamoralisme du fait... Nous appelons «bien » ce qui a triomphé... Le succès, pourvu qu’il soit implacable et farouche, pourvu que le vaincu soit bien vaincu, détruit, aboli sans espoir, le succès justifie tout... L’homme de génie est profondément immoral, mais il n’appartient pas à n'importe qui d'être immoral. — Dans ce monde d’égoïsmes 6o CE qu’est le sens commun S’il faut en venir à ce défi au sens commun dans l’ordre pratique pourquoi le sens pratique du dogme serait-il immuable? Pourquoi même le sens profond qu'il a pour Dieu ne changerait-il pas, si Dieu est une « réalité qui se fait », un incessant devenir? Nous dirons plutôt : à fortiori, rien de stable au point de vue pratique, si les tout premiers prin­ cipes de la raison spéculative sont appelés à changer. Pourquoi les commodités qui nous ont dicté le morcelage ne se modifieraient-elles pas du jour au lendemain, si la réalité fondamentale est essentiel­ lement devenir et liberté? Le sens commun se reconnaîtra-t-il jamais dans le portrait qu’a fait de lui M. Le Roy ? Il vaut mieux l’avouer, avec M. Bergson lui-même, cette philo­ sophie nominaliste du devenir est exactement à l’antipode « de la métaphysique naturelle de l’intel­ ligence humaine ». « C’est du mouvement que la spéculation devrait partir, dit M. Bergson. Mais (il faut le reconnaître) l’intelligence renverse l’ordre des deux termes, et sur ce point la philosophie antique procède comme le fait l’intelligence1. » Elle explique étrangers les uns aux autres, le « devoir » n’est nulle part et il est partout ; car toutes les actions se valent en absolu. L’acte est à lui-même sa loi... Le pécheur qui se repent mérite les tourments de son âme contrite, car il n’était pas assez fort pour transgresser la Loi, il était indigne de pécher ; le criminel impuni que le remords torture, qui vient se livrer et avouer, mérite le châtiment, car il n’a pas été assez fort pour porter d’une âme impassible le terrible poids du crime. » (Revue de Métaphysique et de Morale, 1894, pp. 549-560.) Dès lors pas de différence entre Ravachol et le martyr chrétien. i. Évolution créatrice, p. 342. THÉORIE NOMINALISTE DU SENS COMMUN 6l le mouvement par l’immobile ; c’est pourquoi elle admet un Dieu immuable, acte pur, et des choses créées ou substances. M. Bergson devrait dire : elle explique le devenir par l’être, les phénomènes par la substance, pour rester fidèle au principe d’iden­ tité qui doit être la loi fondamentale du réel comme il est la loi fondamentale de l’intelligence qui a pour objet formel l’être même. Le sens commun ne se reconnaîtra jamais dans une philosophie du devenir, pas plus que dans une philosophie du phénomène ; il est, nous allons le voir, une philosophie rudimentaire de l’être. Ce chapitre terminé nous avons été heureux de trouver une conclusion à peu près semblable dans le dernier livre de M. Boutroux, Science et religion. (Remarques critiques sur la philosophie de l’action, p. 293...) «La philosophie de l’action a beau mul­ tiplier les analyses et les raisonnements ingénieux : elle persuade difficilement aux savants que la science non seulement invente tous les concepts, toutes les mesures où elle enserre les phénomènes, mais fa­ brique les phénomènes eux-mêmes... D’autre part, en ce qui concerne le travail qu’accomplit l’esprit pour créer les symboles scientifiques, le savant ne peut admettre qu’il ne s’agisse ici que d’opérations purement arbitraires, aboutissant à formuler de sim­ ples conventions... Ces opérations sont réglées par certains principes intellectuels ; elles tendent à intro­ duire dans notre connaissance des choses Y intelligibi­ lité, elles répondent à un idéal que nous nous propo­ sons. Elles impliquent, en un mot, ce qu’on appelle la raison, le sens de l’être, de l’ordre, de l’harmonie... 62 CE qu’est le sens commun «La religion, du moins telle que la développe la philosophie de l’action, demeure-t-elle bien ellemême ? On pose en principe que tout ce qui s’adresse à l'entendement est une expression, un symbole, un véhicule de la religion, mais n’est pas la religion elle-même. Le domaine de la religion serait, en ce sens, exclusivement la pratique, la vie. — Mais, en réalité, tout sentiment, toute action religieuse enve­ loppe des idées, des concepts, des connaissances théoriques. Que restera-t-il lorsque, des religions telles qu’elles nous sont données, on aura, à la lettre, éliminé tout élément intellectuel? L’action, pour l’action, par l’action, la pratique pure, engendrant peut-être des concepts, mais indépendante elle-même de tout concept, ce pragmatisme abstrait mérite-t-il encore le nom de religion 1? » Le savant ne peut s’accommoder du pragmatisme scientifique, ni le croyant du pragmatisme religieux, ni l’un ni l’autre ne peut renoncer à l’idée de Yêtre et de Yobjectivité. * * * C. — Le nominalisme et les systèmes adverses DANS LEUR RAPPORT AVEC LE SENS COMMUN Pour compléter cette étude sur le nominalisme, il n’est pas inutile de dire quelques mots des sys-i. i. Ces remarques de M. Boutroux nous avaient fait espérer qu'il aboutirait lui-même à des vues plus conformes à la théo­ logie catholique. THÉORIE NOMINALISTE DU SENS COMMUN 63 tèmes adverses moins en faveur aujourd’hui, qui, à certains égards, font comme lui violence au sens commun. Nous sommes ainsi conduits à parler briè­ vement du conceptualisme subjectiviste à la manière de Kant et de ses disciples, et aussi d’une doctrine qui est vraiment l’extrême opposé du nominalisme, le réalisme absolu des platoniciens et des ontologistes. § i. — Nominalisme et conceptualisme subjectiviste. Le conceptualisme subjectiviste de Kant diffère du nominalisme, autrement dit de l’empirisme ou positivisme, parce qu’il prétend conserver une cer­ taine nécessité aux premiers principes rationnels, nécessité que l’empirisme rejette. En particulier Kant ne pouvait mettre en doute la nécessité de la loi morale, ni même celle des premiers principes de la physique de Newton. Par ailleurs, il concédait à l’empirisme que notre intelligence n’a aucune intuition de l’être intelli­ gible, qu’elle ne peut s’élever par suite scientifique­ ment à l’existence des causes et des substances, qu’elle s’engage même de fait, lorsqu’elle veut poser ces problèmes, dans des antinomies. Dès lors pour lui, comme pour le nominalisme empirique, la mé­ taphysique est impossible, et seule la science de l'ordre phénoménal existe ; la physique newtonienne s’impose, croyait-il, comme nécessaire. Comment expliquer cette nécessité de la connais­ sance scientifique? L’expérience manifeste bien les 64 CE QU’EST LE SENS COMMUN rapports qui existent entre les faits (ex. : la chaleur dilate le fer), mais elle ne nous montre pas la né­ cessité de ces rapports. Kant en conclut : c’est donc l’esprit qui établit entre les phénomènes ces liaisons nécessaires, par l’application de ses catégories de substance, de causalité, d’action réciproque, etc... Ces catégories sont des formes à priori de notre entendement, des nécessités subjectives de penser, sans lesquelles notre intelligence ne peut fonction­ ner, et qui permettent de former des liaisons à priori entre phénomènes ou de faire des jugements synthétiques à priori. Ainsi s’explique la nécessité de la science, de la physique et aussi de la loi morale ; mais ce n’est plus là qu’une nécessité subjective, qui tient seulement à la nature de notre esprit, et non point à la nature des choses en soi ; celles-ci sont des noumènes inconnaissables ; on conçoit leur existence sans pouvoir dire ce qu’elles sont. Nous ne saurons jamais si les lois nécessaires de notre esprit sont les lois mêmes du réel ou de l’être. A cela Fichte a répondu avec raison : s’il en est ainsi, l’application des catégories subjectives aux phénomènes extérieurs reste arbitraire. Pourquoi en effet tels phénomènes viennent-ils se ranger sous la catégorie substance, tels autres sous celle de la causalité? Pourquoi toute succession phénoménale, celle du jour et de la nuit par exemple, n’apparaîtelle pas comme un cas de causalité? Si, pour éviter l’arbitraire, l’on admet la reconnaissance des rap­ ports d’accident à substance, d’effet à cause, dans les objets extérieurs eux-mêmes, alors on revient à l’appréhension intellectuelle de l’intelligible dans THÉORIE NOMINALISTE DU SENS COMMUN 65 le sensible, telle que la conçoit la philosophie tra­ ditionnelle. De plus, comme le disent les empiristes, et à un point de vue opposé Fichte, rien ne prouve que les phénomènes, s’ils viennent du dehors, se rangeront toujours docilement sous les catégories subjectives. Qu’est-ce qui garantit que le monde des sensations sera toujours susceptible de devenir objet de pen­ sée, et ne présentera pas quelque jour l’image du chaos et du hasard ? Pour éviter cette dernière difficulté, en restant subjectiviste, il faut soutenir avec Fichte que les phénomènes eux-mêmes, comme les catégories, pro­ cèdent du moi, et que notre science, comme celle de Dieu, est la mesure de toutes choses ; mais alors elle ne pourrait rien ignorer, il n’y aurait plus de mystères pour nous, ce qui est contredit par les faits les plus certains. Le conceptualisme subjectiviste se heurte à bien d’autres difficultés. Il est obligé d’admettre sous le nom de jugements synthétiques à priori, des juge­ ments aveugles, sans motif objectif, dans lesquels on affirme sans voir ni à priori ni à posteriori ce qu’on affirme, des jugements qui ne sont motivés par aucune évidence, en d’autres termes des actes intellectuels sans raison suffisante ; ce qui est poser l’irrationnel au sein même du rationnel. Enfin le conceptualisme subjectiviste, presque autant que le nominalisme empirique, fait violence au sens commun, au lieu de l’expliquer. Il cherche sans doute à maintenir l’universalité et la nécessité des premiers principes rationnels, mais en sacri- 66 CE qu’est le sens commun fiant leur objectivité, leur valeur réelle ou onto­ logique de lois de l’être. Or cette objectivité est affir­ mée naturellement par l’intelligence de tous les hommes avec non moins de certitude que les deux caractères précédents d’universalité et de nécessité. La réflexion philosophique doit en l’expliquant re­ joindre la nature et non pas la contredire. Si l’on parvenait à montrer qu’il y a « illusion naturelle », que notre nature intellectuelle nous trompe (et comment y parviendrait-on, sans se contredire à l’instant même), il resterait au moins à expliquer cette illusion. Or non seulement Kant ne l’explique pas, mais, en faisant violence à l’affirmation fondamentale du sens commun ou de l’intelligence naturelle, il rend absurdes tous les éléments de la connaissance. Dans son système, il n’y a plus à vrai dire d’objet connu, on ne connaît plus que des idées, on ne connaît pas la causalité réelle, mais seulement l’idée de cause, comme si l’idée ou représentation était, dans la connaissance directe, terme et non pas moyen essen­ tiellement relatif au représenté. Une idée qui ne serait pas essentiellement relative à un être actuel ou au moins possible, ne serait l’idée de rien ; elle serait idée et non idée, ce qui est absurde. Pour la même raison, il est également absurde de douter de la valeur réelle du principe de non-contradiction, autrement dit de supposer qu’une chose inconce­ vable et contradictoire, comme un cercle carré, est peut-être pourtant réalisable ou possible x. i. Nous avons longuement développé cette critique du con- THÉORIE NOMINALISTE DU SENS COMMUN 67 En d’autres termes, l’intelligence, privée de sa relation essentielle à l’être, ne se conçoit plus ; ellemême devient absolument inintelligible et absurde. Ce n’est donc pas sans d’immenses inconvénients que l’on fait violence à la nature et surtout à la nature même de l’intellect ; autant vaudrait cons­ truire la mathématique en partant de la négation des premières définitions et des axiomes fondamen­ taux. Faudra-t-il donc, pour éviter toutes ces difficultés insolubles et ces contradictions, revenir au réa­ lisme absolu, tel qu’il fut conçu dans l’antiquité par Platon, et dans les temps modernes par les ontologistes? C’est ce qui nous reste à examiner, en com­ parant ce système avec les précédents. § 2. — Nominalisme et réalisme absolu. A l’antipode des nominalistes ou empiristes, Platon dans sa défense de la valeur de l’intelligence, sou­ tint le réalisme le plus absolu, qui a été appelé aussi, par opposition à l’empirisme matérialiste, idéalisme, idéalisme objectif cela va sans dire, radi­ calement contraire à l’idéalisme subjectif de Kant et de ses disciples. L’universel, conçu par l’intelligence, existe, selon Platon, tel qu’il est conçu, c’est-à-dire formellement comme universel (universale existit formaliter a parte rei, seu extra animam). Au-dessus des indiceptualisme subjectiviste dans un autre ouvrage : Dieu, son existence et sa nature, iro partie, ch. n, et particulièrement pp. 115 et suiv. 68 CE qu’est le sens commun vidus des différentes espèces, il y a dans un ordre intelligible, séparé de la matière, l’or en soi, le blé en soi, le lion en soi, l’homme en soi, l’être en soi, le bien en soi. Aristote objecte, avec le sens commun : mais l’homme en soi ne peut exister séparément de la matière, puisqu’il implique dans sa définition, sinon cette chair et ces os, du moins de la chair et des os, une matière commune qui peut se concevoir mais non pas exister séparément des conditions indivi­ dual! tes h Les platoniciens répondent : l’homme en soi existe au moins comme idée divine, et c’est cette idée divine qui est confusément connue par notre intelli­ gence, lorsque nous pensons non pas à tel ou tel homme, mais à l’homme en général ; cette idée divine est l’objet immédiat de notre intellect, qui émerge au-dessus des sens et de l’imagination. De plus, ajoutent-ils, si l’homme en soi ne peut exister sans matière, dépourvu de chair et d’os, il n’en est pas de même de l’Être en soi, du Bien, du Vrai, de la Sagesse, et de l’Amour, car il n’y a dans leur définition aucune matière. L’Être en soi, sub­ sistant de toute éternité ou le Bien en soi, pléni­ tude de l’être, c’est Dieu même, et tel est l’objet de notre connaissance intellectuelle lorsque nous pen­ sons non pas à tel être en particulier, ou à tel bien particulier, mais à l'être en général ou au bien en général. i. Cf. Aristote, Métaph., 1. I (lect. 14 et 15 du Commentaire de S. Thomas), 1. Vil {ibid., lect. 9 et 10) et S. Thomas, I», q. 84, a. 7. THÉORIE NOMINALISTE DU SENS COMMUN 69 Cette conception paraît conduire nécessairement à la confusion de l’être divin avec l’être des choses, qui est finalement absorbé en Dieu. Si en effet l’essence de l’homme n’est pas dans les individus humains, mais en dehors d’eux, dans un monde intelligible supérieur, que sont-ils donc en euxmêmes ces individus sans essence? Il n’y a en eux ni différence spécifique, ni genre prochain, ni genre suprême. Ils n’ont en eux-mêmes, ni l’humanité, ni la vie, ni la substance, ni l’être 1 ; finalement ils ne sont rien, et Dieu seul, Premier Être et souve­ rain Bien, existe, mais privé de la toute-puissance, puisqu’il ne peut rien produire en dehors de Lui. On est ainsi conduit à l’antipode de l'athéisme, à la négation du monde ou à l’acosmisme. Ce sont les deux extrêmes entre lesquels le panthéisme est toujours ballotté : ne pouvant, sans contradiction manifeste, identifier Dieu et la créature, l’infini et le fini, il doit, soit absorber Dieu dans le monde, soit absorber le monde en Dieu. Dans le second cas, presque autant que dans le premier, on fait violence au sens commun. C’est à cela que doit aboutir, comme le montrait Aristote (Métaph., 1. VII), une doctrine qui confond l'être en général et l’être divin. * ♦ * Ce réalisme absolu de l’intelligence reparut parmi les modernes, chez Spinoza, au moins pour lesi. i. Cf. Aristote, Métaphysique, 1. VII, la critique du réalisme absolu de Platon. Lu sens commun 6 70 ce qu’est le sens commun notions dites simples, claires, distinctes et adé­ quates, notions de substance, de pensée, d’étendue. La substance, selon Spinoza, existe avec son uni­ versalité, telle qu’elle est conçue ; elle ne peut être que Dieu même ; la pensée universelle et l’étendue sont ses attributs infinis (Ethica, II, pr. 44) \ Les pensées individuelles et les formes particulières de l’étendue ne sont que des phénomènes qui se suc­ cèdent, et la série de ces phénomènes n’a pas com­ mencé ; elle évolue de toute éternité, selon des lois absolument nécessaires. C’est la négation radicale de la liberté créatrice et de la liberté humaine, affir­ mée par le sens commun. En d’autres termes, selon ce système, le premier objet connu par notre intelligence est YÊtre 'pre­ mier, ou l’Être divin, comme l’objet premier de la vue est la couleur, et toute notre connaissance intellectuelle dépend de cette première intuition du premier Être intelligible. D’où le nom d’ontolo­ gisme (το ον, l’être) ou doctrine selon laquelle le premier Être est le premier connu. Et il s’agit manifestement ici de l’ontologisme panthéistique, i. Spinoza est au contraire nominaliste pour les notions qu’il appelle confuses, et qui désignent selon lui des collections de phénomènes, comme les notions d'animalité, d’humanité, de fa­ culté intellectuelle. Ce nominalisme est d’ailleurs une consé­ quence du réalisme absolu appliqué à la notion simple de sub­ stance, puisque en vertu de ce réalisme absolu il ne peut y avoir qu'une seule substance, les autres avec leurs facultés ne sont dès lors que des entités verbales, flatus vocis. Ainsi les deux extrêmes se touchent, ou plutôt Terreur dans ses divagations oscille toujours de l’un à l'autre ; la vérité s’élève comme un sommet au-dessus de ces divagations, et seule elle concilie ce qu’il y a de vrai en chacune de ces erreurs contraires. THÉORIE NOMINALISTE DU SENS COMMUN 71 qui, contrairement au sens commun, identifie l’être substantiel des choses, des pierres, des plantes, des animaux, des hommes avec l’être de Dieu, ou qui nie l’existence des substances individuelles1. * ♦ ♦ Il y a quelque chose de semblable dans l’ontolo­ gisme de Malebranche et dans celui de Rosmini. Malebranche estimait que les vérités universellesi. i. Reste seulement la distinction de nature naturante et de nature naturée que Spinoza explique en disant : Éthique, I, p. 29, scol.: « par nature naturante il faut entendre ce qui est en soi et se conçoit par soi-même, c’est-à-dire Dieu. Et par nature naturée, j’entends tout ce qui suit nécessairement la nature divine. » Par oil l’on voit que, quoi qu'on en ait dit récemment, dans ce système le rapport de la nature naturante et de la nature naturée, n’a aucune ressemblance avec celui qui existe, selon la foi catholique, dans le Christ, entre la nature divine et la nature humaine, qui a été librement créée et librement assumée par le Verbe. Par suite le panthéisme ne serait pas du tout réalisé, si le Verbe s’était uni personnellement (ou hypostatiquemcnt) à toutes les natures humaines individuelles, ou même à toutes les substances créées. Il est du reste certain qu’il n’en est pas ainsi, car le Verbe fait chair est nécessairement impeccable, non seulement dans sa nature divine, mais dans sa nature humaine ; or, c’est, hélas ! un fait trop clair que nous péchons contre la loi de notre conscience. Le Dictionnaire Apologétique dans son article Panthéisme établit un rapprochement qui paraît vraiment bien forcé entre le rapport de la nature naturante et de la nature naturée selon Spinoza et celui de la nature divine et de la nature humaine dans le Christ. L’auteur de l’article ne voit plus alors toute la force de la réfutation traditionnelle du spinozisme selon les principes de S. Thomas, et il est entraîné dans une réfutation subtile très compliquée, qui paraît peu convaincante. Voir ce Diet., col. 1326-1331. 72 CE qu’est le sens commun et nécessaires, comme les premiers principes ration­ nels on lois fondamentales de l’être, sont vues intuitivement par nous en Dieu lui-même, Premier Être. Nous aurions ainsi une pure intuition intel­ lectuelle de l’intelligible en Dieu, naturellement présent en nous comme en toutes choses. Sans voir l’essence divine, telle qu’elle est en elle-même, nous verrions les idées divines, archétypes ou exem­ plaires des choses, les idées de substance, d’esprit, d’étendue. Selon Malebranche, en effet, l’universel ou l’intelligible ne saurait être abstrait par notre intelligence des choses singulières, autant dire qu’il n’y est pas et qu’il n’existe qu’en Dieu. C’est une forme atténuée du réalisme absolu de Platon. Mais le système ainsi modifié se heurte à peu près aux mêmes difficultés et n’est guère plus con­ forme au sens commun. Malebranche ne prouve nullement que notre intel­ ligence ne peut découvrir dans les choses singu­ lières de même espèce leurs caractères communs, qu’elle ne peut abstraire l’intelligible du sensible. Comme la lumière du soleil actualise les couleurs des corps qu’elle éclaire, pourquoi la lumière de notre intelligence ne pourrait-elle pas faire appa­ raître l’intelligibilité qui est dans les choses, comme le disaient Aristote et saint Thomasx? Tout porte à penser que le -premier objet connu par notre intelligence naturellement unie à des sens est, comme le montre saint Thomas 12, non pas Dieu, 1. S. Thomas, I0·, q. 85, a. 1. 2. I», q. 88, a. 3. THÉORIE NOMINALISTE DU SENS COMMUN 73 pur esprit, mais l'être intelligible des choses sen­ sibles. C’est là non pas notre objet adéquat, car nous pourrons connaître Dieu lui-même, mais c’est l’objet premièrement connu et proportionné à la faiblesse de notre intellect, tandis que l’essence de l’esprit pur créé est l’objet proportionné à l’intellect angélique, et l’essence divine l’objet proportionné à l’intellect divin1. C’est Dieu seul qui voit naturel­ lement toutes choses en lui-même, comme dans la cause dont tout dépend. Pour nous la vision de l’essence divine et de toutes choses en Dieu ne peut être que surnaturelle. Du reste, s’il en était autrement, si notre intel­ ligence connaissait immédiatement en Dieu toute vérité, pourquoi aurions-nous des sens, à quoi nous serviraient-ils? Us ne seraient nullement un secours pour notre intelligence, mais bien plutôt un obs­ tacle. Si nous percevions tout intelligible en Dieu, pourquoi nos idées seraient-elles toujours accom­ pagnées d’une image sensible? Pourquoi l’aveuglené n’aurait-il pas la science des couleurs? Pourquoi notre intelligence ne verrait-elle pas aussi les subs­ tances angéliques? Autant de questions insolubles dans l’ontolo­ gisme de Malebranche. De plus de ce que Dieu est intimement présent en nous et en toutes choses, comme cause conserva­ trice, il ne s’ensuit pas qu’il y soit présent comme objet 12. Pour le voir, il faudrait avoir reçu, comme 1. S. Thomas, Is, q. 12, a. 1-4. 2. Is, q. 84, a. 5. 74 CE qu’est le sens commun les bienheureux, la lumière de gloire, qui surnatu­ ralise l’intellect humain pour lui donner la force de percevoir l’infinie splendeur de la Lumière même. Sans cette élévation surnaturelle, notre intelligence serait devant Dieu, comme l’œil de l’oiseau de nuit devant le soleil, elle n’en pourrait supporter l’éclat \ Enfin dire que l’être des choses n’est intelligible qu’en Dieu, c’est dire que l’être intelligible n’est pas dans les choses ; et alors que sont-elles, sinon un pur néant? C’est à cette conclusion que conduisent trois propositions ontologistes condamnées par le Saint Office123 . C’est à la même conclusion que con­ duit l’occasionnalisme de Malebranche ; si en effet Dieu seul opère en toutes choses, si les choses ne peuvent agir elles-mêmes sous la motion divine, Dieu seul existe, car l’action suit l’être, et le mode d’action le mode d’être8. Par où l’on voit que le réalisme absolu conduit à identifier, contrairement au sens commun, Dieu et le monde ; mais au lieu d’absorber Dieu dans le monde, comme le fait l’évolutionnisme athée et généralement le nominalisme empirique, il tend à absorber le monde en Dieu. 1. S, Thomas, Ia, q. 12, a. 1. 2. Le Saint Office condamna en effet en 1861, avec la men­ tion luto tradi non possunt les propositions ontologistes sui­ vantes : « Immediata Dei cognitio, habitualis saltem, intellec­ tui humano essentialis est, ita ut sine ea nihil cognoscere possit : siquidem est ipsum lumen intellectuale — Esse illud, quod in omnibus et sine quo nihil intelligimus, est esse divinum. — Universalia a parte rei considerata a Deo realiter non distin­ guuntur. » Cf. Denzinger, 1659-1665. 3. Operari sequitur esse et modus operandi modum essendi. THÉORIE NOMINALISTE DU SENS COMMUN 75 Rosmini soutint de même que l’être, premier objet connu par notre intelligence, est quelque chose de Dieu *·. C’était toujours confondre l’être en général et l’être divin ; ce qui conduisait Rosmini à dire : « La réalité finie n’existe pas, Dieu la fait exister en ajoutant une limite à la réalité infinie, — l'être initial (qui est quelque chose de Dieu) devient l’es­ sence de tout être réel12. » — Oubliant qu'entre Dieu et la créature il ne peut y avoir qu’une simi­ litude analogique, et non pas univoque, Rosmini disait : « Esse quod actuat naturas finitas, ipsis conjunctum, et recisum a Deo3.» On reconnaît toujours ici, comme chez Malebranche, la même tendance que dans le réalisme absolu de Platon4. * * * Où trouverons-nous la vérité? Le nominalisme et le conceptualisme subjectiviste d’une part renon­ cent à la connaissance de Yêtre, pour s’en tenir à 1. Parmi les propositions rosminiennes condamnées on lit en effet celle-ci : « Esse quod homo intuetur, necesse est, ut sit aliquid entis necessarii et æterni, causæ creantis, determinantis ac finientis omnium entium contingentium ; atque hoc est Deus. uDenz., 1895. 2. Cf. propositions rosminiennes condamnées, Denzinger, n. 1902. 3. Cf. Denzinger, n. 1902. 4. Voir sur Rosmini l'appendice qui se trouve à la fin de la seconde partie de cet ouvrage : « Philosophie de l’être et onto­ logisme. » 76 CE qu’est le sens commun celle du phénomène ; le réalisme absolu d’autre part croit naïvement avoir dès ici-bas la connaissance intuitive de Dieu, l’Être premier, avec qui il con­ fond, à l’encontre du sens commun, l’être en géné­ ral ou l’être des choses... La vérité sera-t-elle dans un éclectisme oppor­ tuniste, qui neutralise tant bien que mal les sys­ tèmes extrêmes les uns par les autres, pour s’en tenir à une honnête médiocrité, toujours obligée à osciller à droite et à gauche, sans parvenir jamais à une affirmation vigoureuse, précise et compréhen­ sive? Nous allons voir que telle n’est pas la posi­ tion de la philosophie traditionnelle, qui a trouvé sa formule la plus parfaite, parmi les anciens chez Aristote, au moyen âge chez saint Thomas d’Aquin et ses successeurs. Elle s’élève au-dessus des sys­ tèmes extrêmes et d’un éclectisme sans caractère, pour mettre dans tout son relief la loi fondamentale de la pensée et de l’être, le principe d’identité ou de non-contradiction, loi réalisée dans tous les êtres, mais de la façon la plus haute et la plus pure dans l’Être premier, en qui l’essence et l’existence sont identiques : « Je suis Celui qui suis. » Cette doctrine qui est surtout une métaphysique peut s’appeler une philosophie de l’être, toute différente de celle du phénomène ou de celle du deve­ nir. Elle est par là même très supérieure au nomi­ nalisme empirique et au conceptualisme subjectiviste. Quoi qu’il y paraisse au premier abord, elle est supérieure aussi au réalisme absolu et naïf de Platon et de ses disciples qui croient avoir dès icibas et naturellement l’intuition de Dieu. Elle peut THÉORIE NOMINALISTE DU SENS COMMUN 77 s’appeler un conceptualisme (parce qu’elle donne la supériorité au concept sur l’image sensible), mais un conceptualisme réaliste, ou un réalisme mesuré. C’est elle que nous devons examiner main­ tenant. CHAPITRE DEUXIÈME THÉORIE CONCEPTUALISTE-RÉALISTE DU SENS COMMUN Il nous reste à établir la théorie classique ou conceptualiste-réaliste du sens commun, théorie qui va nous montrer en lui une philosophie rudi­ mentaire de l’être, qui va déterminer son objet, fixer ses limites, justifier ses certitudes spontanées en établissant leur rapport avec Y être, objet formel de l’intelligence, et avec le principe d’identité. Nous serons ainsi amenés à conclure que le sens commun est à l’état rudimentaire non pas une phi­ losophie, mais la philosophie, car la philosophie de Yêtre opposée à celle du -phénomène et du deve­ nir est la seule vraie, parce que seule elle respecte le principe d’identité et refuse d’admettre la possi­ bilité de l’absurde. Cette théorie conceptualiste-réaliste du sens com­ mun est celle que l’on trouve chez l’ensemble des philosophes dont la pensée représente ce que Leibnitz appelait « quædam perennis philosophia ». M. Le Roy le reconnaît implicitement lui-même lorsqu’il écrit : « Le grand courant philosophique, jusqu’à ces derniers temps (jusqu’à M. Bergson dont l’œuvre admirable est le point de départ d’une profonde révolution dans les idées traditionnelles), 8o CE qu’est le sens commun coulait en plein rationalisme, conformément à l’impulsion originelle qu’avaient donnée les Grecs *. » Cette théorie peut se dégager aisément des écrits d’Aristote et des grands scolastiques ; on la retrouve chez les philosophes intellectualistes du xvue siècle, en particulier chez Fénelon (De l’Existence de Dieu, IIe p., c. 2). Aux xvine et xixe siècles, elle s’altère chez les Ecossais qui exagèrent le rôle du sens commun et essayent vainement d’échapper par là au scepticisme de Hume. La théorie retrouve une expression moins inexacte chez JouSroy, dans les Mélanges -philosophiques (Du sens commun et de la philosophie). Mais Jouffroy reste encore très près de Reid et n’échappe pas davantage au scepticisme. La philosophie traditionnelle, avant de faire la critique du sens commun, de classer ses préjugés particuliers et généraux, se demande d’abord ce que tout le monde entend par ce mot « sens commun », en d’autres termes ce que le sens commun pense de lui-même, comment il se présente de fait. Elle se demande, en second lieu, s’il a tort ou raison, si les certitudes dont il se prévaut sont fondées. § l. — Le sens commun se présente de fait comme possédant de façon confuse la solution certaine des grands problèmes philosophiques. «Tout le monde entend par sens commun, dit Jouffroy, un certain nombre de principes ou de I. lievue de Mit, et Mor., 1899, p. 727. Comme l'a remarqué M. Couturat, M. IjC Roy ne pouvait rien dire de plus fort pour discréditer le bergsonisme. THÉORIE CONCEPTUALISTE-RÉALISTE 8l notions évidentes par elles-mêmes, où tous les hommes puisent les motifs de leurs jugements et les règles de leur conduite ; et rien n’est plus vrai que cette idée. Mais ce que l’on ne sait pas assez, c’est que ces principes sont tout simplement des solu­ tions positives de tous les grands problèmes qu’agite la philosophie. Comment dirigerions-nous notre con­ duite, de quels jugements serions-nous capables, si nous ne pouvions distinguer le bien du mal, le vrai du faux, le beau du laid, un être d’un autre être et la réalité du néant ; si nous ne savions à quoi nous en tenir sur ce que nous voyons avec nos yeux, sentons avec notre conscience et conce­ vons avec notre raison ; si nous n’avions aucune idée du but de cette vie et de ses conséquences, de l’auteur de toutes choses et de sa nature? Que serait le flambeau de l'intelligence et comment irait la société humaine s’il y avait même l’ombre du doute dans les notions que nous possédons sur la plupart de ces points1 ? » Le sens commun serait donc la solution confuse, mais certaine et strictement suffisante au commun des hommes, des principales questions métaphysiques, morales et religieuses : qu’est-ce que l’être, le vrai, le bien, le beau, et leur contraire le néant, le faux, le mal, le laid? Dieu est-il, qu’est-il en lui-même et pour nous? L’homme est-il d’un ordre supérieur à l’animal, est-il libre, quelle destinée est la sienne? « Le sens commun, dit encore Jouffroy, est unei. i. Jouffroy, Mélanges philosophiques (Du sens commun et de la philosophie). 82 CE qu’est le sens commun philosophie antérieure à la philosophie proprement dite, puisqu’elle se trouve spontanément au fond de toutes les consciences indépendamment de toute recherche scientifique. » Les scolastiques ne s’ex­ priment pas autrement : « Inesse hominibus judicia quædam, quorum veritas semper, ubique et ab omni­ bus retinetur, negabit nemo qui ipsius humanæ naturæ aliquantulam experientiam habet ; cujusmodi sunt judicia: Deus existit; parentes sunt honorandi ; parentes natura diligunt filios; aliaque hujusmodi. Quorum judiciorum principium non studium est, non reflexio, non ipsius vitæ experien­ tia (a qua sunt proverbia) : hæc enim media non omnibus communia sunt ; sed natura ipsa rationa­ lis, quæ singulis inest, dicenda est. Hæc naturæ rationalis inclinatio ad quaedam judicia admittenda dicitur sensus naturæ communis... (Et sicut instin­ ctus animalium ratione expertium ad necessaria vitæ determinatur et ad ea quæ de facili obtinen­ tur, ita) de nostro sensu naturæ dicendum est : nempe sensus iste de necessariis ad vitam animalem et rationalem ducendam, vel saltem initiendam, exclusive est ; et insuper circa faciliora exercetur : quia ardua ac difficiliora scitu neque necessaria sunt, neque cuique homini accessibilia1. » Pour dresser la liste des vérités de sens commun on pourrait s’aider de travaux comme ceux de Mgr Le Roy, sur la Religion des Primitifs. Après avoir vécu lui-même de longues années avec les sauvages, il a comparé toutes les religions non I. Card. Zigliara, O. P., Summa Philosophica, I, p. 257. THÉORIE CONCEPTUALISTE-RÉALISTE 83 chrétiennes et éliminé ce par quoi elles se distin­ guent les unes des autres ; il a obtenu ainsi un reli­ quat d’éléments communs qui répond à peu près à ce qu’est pour la philosophie traditionnelle l’objet du sens commun *. Comme on l’a souvent remarqué, le sens commun, d’après le mot lui-même, est une qualité commune à tous les hommes, égale chez tous, à peu près inva­ i. Voici comment il résume ces éléments : i° Distinction entre le monde visible et le monde invisible. — 2° Sentiment de dépendance de l’homme vis-à-vis de ce monde supérieur, particulièrement dans l’usage de la nature. — 30 Croyance en un Être suprême, créateur, organisateur et maître du monde en même temps que père des hommes. — 40 Croyance en des esprits indépendants, les uns tutélaires, les autres hostiles. — 50 Croyance en l’âme humaine, distincte du corps, consciente, survivant à la mort. — 6° Croyance en un monde de l’an delà, où vivent les Esprits et où les âmes survivent. — 7" Sens moral universel, basé sur la distinction du bien et du mal, sentiment de la pudeur, de la justice, de la responsabilité, de la liberté, du devoir. Recon­ naissance explicite ou implicite de la conscience. — 8° Prescrip­ tions et proscriptions en vue d’un but moral ou réputé tel, notion du péché avec sanction appliquée par l’autorité du monde invi­ sible ou ses représentants. — 90 Organisation cultuelle, prières, sacrifice. — io° Sacerdoce chargé de fonctions sacrées. — h0 Distinction du profane et du sacré. — 120 Établissement de la famille comme centre religieux et social... (La Religion des Primitifs conclusion, p. 464. Paris, Beauchesne, 1909.) Aussi ne saurions-nous admettre ce qui a été récemment soutenu (Études, 1920, p. 317, 535), que vraisemblablement la plupart des hommes ignorent invinciblement l'existence de Dieu et les premiers préceptes de la loi naturelle, s’ils ne les ont pas appris dans la famille ou à l’école. Ce serait la destruction du sens commun et du plus naturel remords. Pie IX dit que «les préceptes de la loi naturelle sont imprimés par Dieu dans le cœur de tous les hommes », Denzinger, 1677. Nous avons réfuté ailleurs cette hypothèse, Revue Thomiste, oct. 1921, p. 405-424, Le principe de finalité et l'ignorance invincible. 84 CE qu’est le sens commun riable. Le bon sens, au contraire, est une qualité susceptible de degrés variés, plus ou moins déve­ loppée dans les différents esprits, c’est l’aptitude à bien juger dans les cas particuliers, à leur appli­ quer comme il faut les principes du sens commun. Le sens commun se présente donc comme possé­ dant d’une façon confuse la solution certaine des grands problèmes philosophiques ; mais s’il pos­ sède ces solutions, c’est à l’état épars, sans pouvoir déterminer leurs rapports, sans pouvoir les classer et les subordonner en un corps de doctrine ; partant, sans pouvoir justifier sa propre certitude. Il ne soupçonne pas les difficultés, les contradictions apparentes qui vont naître du rapprochement de ces notions élémentaires qui lui paraissent si simples. Il ne connaît pas cet étonnement qui est, comme le remarquaient Platon et Aristote, le commencement de la philosophie et de la science. « Si vous demandez au premier venu, dit Jouffroy, quelle idée il se forme du bien ou ce qu’il pense de la nature des choses, il ne saura ce que vous lui dites... Mais essayez de mettre en question avec les stoïciens que le plaisir soit un bien, ou de nier avec les spiri­ tualistes l’existence des corps, vous les verrez rire de votre folie et témoigner sur ces deux points la plus inébranlable conviction. » § 2. — Les systèmes avec lesquels le sens commun est en désaccord. Le sens commun admet la matière et l’esprit sans trop se demander comment la matière peut THÉORIE CONCEPTUALISTE-RÉALISTE 85 agir sur l’esprit et l’esprit sur la matière ; le philo­ sophe, s’il ne trouve pas d’explication satisfai­ sante, niera l’un ou l’autre des deux termes. — Le sens commun admet que l'âme et le corps sont des substances sans chercher à déterminer le rapport de la substance et des phénomènes par lesquels elle se manifeste ; le phénoménisme né du besoin d’expliquer ne saurait satisfaire l’intelligence spon­ tanée. — Le sens commun distingue la raison im­ muable et universelle de l’expérience contingente et particulière sans se poser le problème de l’origine des notions premières, et il ne pourra se reconnaître ni dans le rationalisme pur, ni dans l’empirisme, ni dans le réalisme platonicien, ni dans le nomina­ lisme sensualiste. — Le sens commun admet la subordination de la volonté à l’intelligence (nihil volitum nisi præcognitum) et aussi la liberté, sans apercevoir la difficulté qu’il y a à concilier ces deux termes ; il ne sera jamais ni intellectualistedéterministe à la façon d’un Leibnitz, ni libertiste à la façon d’un Secrétan. — Le sens commun res­ pecte le devoir et tient pour légitime la recherche du bonheur ; il ne saurait admettre le positivisme utilitariste qui nie le devoir, pas plus que le ratio­ nalisme moral de Kant qui bannit tout autre sen­ timent que le respect de la loi. — Le sens commun tient que Dieu est absolument un et immuable et cependant qu’il est vivant et libre ; il condam­ nera les philosophes qui, à l’exemple de Parménide, sacrifieront la vie et la liberté à l’unité et à l’immu­ tabilité ; aussi bien que ceux qui, à l’exemple d’Héraclite et de Hégel, feront du devenir la réalité Le sens couuuuu 7 86 CE qu’est le sens commun fondamentale en niant la valeur objective du prin­ cipe d’identité ou de non-contradiction. M. Le Roy reproche au sens commun, pris comme représentation théorique, de morceler le réel. C’est qu’en effet, à l’opposé du système bergsonien, le sens commun est à l’état rudimentaire une philo­ sophie du discontinu. Il admet une distinction d’ordres entre la matière brute et la matière vivante, entre le simple vivant comme la plante et le vivant doué de sensation, entre les sens et l’intelligence, l’animal et l’homme, entre le monde et Dieu. Il n’est ni mécaniste, ni hylozoïste ; — ni réalistematérialiste, ni idéaliste ; — ni empiriste, ni ratio­ naliste ; — ni nominaliste, ni réaliste platonicien ; — ni intellectualiste, ni libertiste ; — ni panthéiste, ni dualiste. Il voit partout des distinctions, et le besoin inné d’unité reste malgré tout satisfait par les relations mystérieuses qu’il reconnaît entre les éléments distincts, entre la matière brute et la vie, la vie et la sensation, entre la sensation et les corps extérieurs qu’elle représente, entre l’image et l’idée, la volonté et l’intelligence, entre Dieu et le monde. N’est-ce pas là la solution que le sens commun donne de fait aux grands problèmes, les seuls qui vraiment nous intéressent? A-t-il tort, a-t-il raison? Si la question se pose, n’est-ce pas au philosophe qu’il appartient d’y répondre? THÉORIE CONCEPTUALISTE-RÉALISTE 87 § 3. — La -philosophie traditionnelle justifie le sens commun en passant des définitions nominales aux définitions réelles et en établissant le rapport des certitudes de la raison spontanée avec l’être, objet formel de l’intelligence. Il est une philosophie qui sans peine reste d’accord avec le sens commun, par cela seul qu’elle se refuse pour ainsi dire à le dépasser, c’est la philosophie des Écossais. Mais il est aussi une spéculation savante, beaucoup trop abstraite même au dire de nos contemporains, presque tous positivistes, et qui, malgré ce caractère abstrait, ou plutôt en vertu même de l’effort d’abstraction qu’elle suppose, parvient à rejoindre le sens commun, comme l’art véritable dépasse l’artificiel et rejoint la nature. — Si cette philosophie existe, pourquoi est-elle aujour­ d’hui si méconnue? On pourrait poser la même ques­ tion au sujet de Dieu. Les réponses ne seraient pas sans rapports. Cette spéculation n’est autre que la philosophie traditionnelle constituée au cours des âges par l’ensemble des intelligences éprises de vérité plus encore que de nouveauté. Les linéaments essen­ tiels de cette philosophie, M. Bergson nous le disait tout à l'heure, se trouvent chez Platon et Aristote : « De l’immense édifice construit par eux, une char­ pente solide demeure, et cette charpente dessine les grandes lignes d’une métaphysique qui est, croyons-nous, la métaphysique naturelle de l’intel­ ligence humaine \ » Que serait devenue cette philoi. Évolution créatrice, p. 352. 88 CE qu’est le sens commun Sophie sans le Christianisme ? Après bien des éclipses, elle aurait toujours reparu puisqu'elle est la raison même ; mais aurait-elle reçu le développement et la précision qu’elle a trouvés dans l’École? L’étude des vrais problèmes philosophiques, des problèmes métaphysiques, moraux et religieux, peut-elle être à la fois sérieuse, durable et féconde en dehors de la vraie religion? Pour s’intéresser longtemps à l’âme et à Dieu, il faut chercher Dieu de toute son âme. Le philosophe qui n’est plus religieux ne reste pas indifférent, « qui non est mecum, contra me est » (Math., 12, 30). Il travaille d’abord contre le Dieu de la foi, puis contre le Dieu de la raison ; la théologie naturelle et aussi la méta­ physique de l’âme ont trop de rapports avec le dogme révélé pour ne pas être confondues dans la même réprobation. On en vient enfin à s’attaquer au caractère absolu de la loi morale ; et de la philosophie, comme science distincte des sciences positives, absolument rien ne reste. Notre époque de positi­ visme le dit assez éloquemment : plus d’un kantien qui, il y a dix ans, parlait encore de l’impératif catégorique, se rallie aujourd’hui aux idées des positivistes les plus outranciers et ne connaît plus de la morale que le nom. Ainsi se vérifie le mot de l’Évangile : « Omni enim habenti dabitur et abun­ dabit ; ei autem qui non habet et quod videtur habere auferetur ab eo » (Math., 25, 29). A ceux qui résistent aux motifs de crédibilité et à la grâce de la foi pour se prévaloir de leur raison et de leur moralité natu­ relle, Dieu enlève et raison et moralité ; l’homme finit par avouer que sa connaissance, comme celle de THÉORIE CONCEPTUALISTE-RÉALISTE 89 l’animal, ne dépasse pas le sensible : plus de Dieu, plus d’âme, plus de devoir, l’homme n’a plus qu-’à s’aimer lui-même et à calculer ses plaisirs. Que de fois, au sortir des cours de la Sorbonne, nous est revenu à l’esprit le jugement de saint Paul sur les philosophes de son temps : « Quod notum est Dei manifestum est in illis... ita ut sint inexcusabiles, quia cum cognovissent Deum, non sicut Deum glorificaverunt, aut gratias egerunt ; sed evanue­ runt in cogitationibus suis et obscuratum est insi­ piens cor eorum : dicentes enim se esse sapientes, stulti facti sunt et mutaverunt gloriam incorrup­ tibilis Dei in similitudinem imaginis corruptibilis hominis » (Rom., r, 20). C’est, aux yeux de la foi et du simple bon sens, l’histoire de la philosophie en France dans les trente dernières années ; mal­ gré les efforts désespérés de quelques kantiens \ elle sombre aujourd’hui dans le positivisme utili­ tariste le plus radical. En dehors du catholicisme, il n’y a plus guère aujourd’hui en France qu’une philosophie officielle, qui est la négation de la méta­ physique et de la morale, c’est-à-dire de la philo­ sophie, comme elle est celle de la religion. La philo­ sophie, comme science distincte des sciences posi­ tives, ne peut vivre longtemps sans la religion ; sur ce, positivistes et nous, nous sommes d’accord. Aussi ne faut-il pas s’étonner si « la métaphysique naturelle de l’intelligence humaine » ne se peut conserver longtemps que dans l’Église. Fidèle gari. L. Dauriac, Crépuscule de la morale kantienne (Année philosophique, 1906, p. 126). 90 CE qu’est le sens commun dienne de la raison, l’Êglise a reçu, baptisé et développé la philosophie grecque et en fait la philo­ sophie. Le platonisme des Pères, de saint Augustin, des augustiniens, de saint Anselme, s’est continuée dans l’aristotélisme de l’École, comme Platon dans Aristote. M. Boutroux a pu écrire : « L’œuvre la plus considérable d’Aristote est sans contredit l’orga­ nisation de cette philosophie chrétienne si complète, si précise, si logique, si fortement établie dans ses moindres détails qu’elle semblait constituée pour l’Étemité *. » « Aristote, ajoutait le même historien, est aujourd’hui encore un des maîtres de la pensée humaine ; son système peut être mis sans désa­ vantage en face des deux doctrines qui tiennent aujourd’hui la plus grande place dans le monde philosophique : l’idéalisme kantien et l’évolution­ nisme. Il semble même que l’aristotélisme réponde particulièrement aux préoccupations de notre époque a. » Cela a été écrit vers 1893, si je ne me trompe. Depuis, le kantisme a considérablement baissé, l’évolutionnisme des néo-positivistes triom­ phe ; nous arrivons à un nihilisme doctrinal et moral qui n’est pas sans inquiéter les grands chefs de l’Université. Pour nombre de bergsoniens, la morale est une danse qui consiste à se jouer à travers toutes les formes du devenir sans jamais s’arrêter à aucune. Pour M. Durkheim, il n’y a qu’une morale extérieure qui se fait par les décisions de la collec­ tivité. De la tradition philosophique, rien ou presque 1. Études d'histoire de la philosophie, p. 200. 2. Ibid., p. 202. THÉORIE CONCEPTUALISTE-RÉALISTE 91 plus rien ne reste. — L’Écriture parle quelque part de « l’ensorcellement de la niaiserie 1 » qu'exercent sur nous les apparences sensibles et leur incessant devenir ; leur inconsistance même, à certaines heures, devient pour nous signe de vie. C’est là le mal dont nous souffrons. Mais l’excès même nous guérira, nous finirons pourtant par sentir le vide et le néant de ce qui passe, nous reviendrons vers ce qui demeure, nous nous remettrons à chercher Dieu. En Allemagne à l’heure actuelle plusieurs reviennent en un sens vers Leibnitz par la Métaphy­ sique de Lotze. Les maîtres-nés de la pensée humaine redeviendront nos maîtres. Platon, Aristote, saint Augustin, saint Thomas, Leibnitz12 nous aideront encore une fois à sortir de nos sens, à dépasser les apparences, les phénomènes et le devenir, pour en découvrir la raison dans Celui qui est. La perennis philosophia ne peut pas mourir, pas plus que la raison humaine, pas plus que l’Église du Christ. Cette philosophie traditionnelle, œuvre des siècles, n’est au fond qu’une perpétuelle justification des solutions du sens commun. Peu à peu elle dégage des définitions nominales ou définitions courantes les définitions réelles 3 qui y étaient implicitement 1. Sagesse, iv, 12, « fascinatio enim nugacitatis obscurat bona ». 2. Nous ne considérons ici dans Leibnitz, que celles des grandes thèses traditionnelles qu'il défend victorieusement, soit contre les empiristes, soit contre Descartes et Spinoza. 3. La définition réelle se détermine par les procédés indiqués dans les Seconds analytiques, 1. II. (Comm. de s. Th., leç.13 à 17.) Il faut, dit Aristote : i° partir de la définition nominale ou de sens commun (protothèse, dirions-nous aujourd’hui), point de 92 CE qu’est le sens commun contenues ; après avoir ainsi précisé la compré­ hension des idées du sens commun, elle les subor­ donne les unes aux autres, les classe en un corps de doctrine tout entier dominé par l’idée à’être, objet formel de l’intelligence, objet propre de la métaphysique, science suprême. Dans ce corps de doctrine, tout ce qui est rattaché à l’être par le principe d’identité et ses dérivés est rendu méta­ physiquement certain. C’est là en raccourci la départ d’examen et de discussion ; 2° examiner les êtres ou les faits qui répondent à cette définition nominale pour découvrir en eux les caractères constants ; 30 parmi ces caractères recher­ cher lequel est premier, dominateur, raison d’être des autres ; 4° comparer ces êtres avec ceux qui leur ressemblent le plus, chercher les caractères constants de ces derniers et voir s’ils sont irréductibles ou non aux caractères constants du premier groupe à définir. — Aristote prend pour exemple la magnanimité. Nous pouvons prendre pour exemple la vie : on part de la défini­ tion nominale ou de sens commun ; pour tout le monde, ce par quoi les vivants diffèrent des non vivants, c'est le mouvement spontané. Si l’on examine les êtres et les faits qui répondent à cette définition nominale, on découvre comme caractères constants, dans la cellule : la nutrition, la croissance, la repro­ duction ; et dans les organismes différenciés : nutrition, digestion, absorption, circulation, respiration. Parmi ces caractères, il en est un qui est raison d'être de tous les autres : la nutrition. Le vivant est un être qui se nourrit, ou se refait. On compare enfin le fait vital avec ceux qui lui ressemblent le plus (le cristal aussi se reforme), on constate son irréductibilité ; dans le vivant il y a assimilation ; dans le cristal, simple juxtaposition. On aboutit ainsi à la définition réelle du vivant : un être corporel qui se nourrit ou se refait. Par le même procédé, on aboutit à la définition réelle de l'animal: un être corporel, vivant, doué de sensation. La sensation est, en effet, chez lui, raison d’être de l’appétition et du mouvement. On arrive également à la définition réelle de l’homme : animal raisonnable, la raison est chez lui raison d'être de son activité volontaire intérieure et extérieure. — Cf. aussi Aristote, de Anima, 1. II, c. 1. THÉORIE CONCEPTUALISTE-RÉALISTE 93 méthode analytico-synthétique de la métaphysique. — Au lieu de s'appuyer sur le sens commun, comme la philosophie écossaise, la philosophie d’Aristote explique par l’objet formel de l’intelligence les certitudes absolues du sens commun dans sa sphère propre : l’intelligence spontanée, qui est une vivante relation à l’être, ne peut pas se tromper sur les premiers principes et les grandes vérités qui s’y rattachent, parce qu’elle les perçoit immédiatement impliqués dans l’être, son objet formel et adéquat ; objet formel absolument simple qu’elle ne peut fausser, objet adéquat hors des limites duquel elle ne peut sortirx. C’est cette justification du sens commun dont nous devons rappeler les traits essentiels. § 4. — Définitions réelles du corps inanimé, du vivant, du sujet sentant, de l’homme. Les rapports de ces différents êtres, l’ordre de l’univers. La philosophie aristotélicienne, par la détermi­ nation de ses définitions réelles, reconnaît les dis­ tinctions d’ordres admises par le sens commun entre la matière brute, la vie, la sensation, l’intelli­ gence, entre le monde et Dieu. Elle s’efforce ensuite d’expliquer les relations de ces différents ordres i. L'être est l’objet formel et adéquat de l'intelligence comme intelligence. Quant à l'objet propre de l’intelligence humaine en tant qu'humaine ou unie à des sens, c’est l'être ou l'essence des choses sensibles, dans le miroir desquelles nous connaissons ici-bas les réalités purement spirituelles, notre âme et Dieu. 94 CE qu’est le sens commun pour satisfaire le besoin d’unité inné à l’intelli­ gence et qui dérive de son ordination à son objet formel, l’être, qui a pour propriété transcendantale l'unité. D’une façon générale, les multiples rela­ tions des êtres des différents ordres sont expliquées par la toute première division de l’être en puissance et acte. Cette division, nécessaire pour rendre intel­ ligible en fonction de l’être, un et identique, la multiplicité et le devenir, doit rendre intelligible par là même Yunion dynamique des divers ordres de l’univers. Au lieu de ramener le supérieur à l’inférieur, comme le monisme matérialiste, ou l’inférieur au supérieur, comme le monisme idéaliste, l’aristoté­ lisme considère toujours l’inférieur comme puis­ sance et le supérieur comme acte. Et par cela seul que la puissance dit essentiellement un rapport à l’acte (ut ad aliquid magis perfectum, seu ut ad finem) et ne peut être actuée que par un acte, l’inférieur a toujours raison de matière actualisable, et le supérieur a toujours raison de cause efficiente et finale ; ainsi s’explique l’univers, l’unité dans la diversité (Ia, q. 47). Rappelons les définitions réelles qui, par leur gradation, constituent l’échelle des êtres, et indi­ quons brièvement les rapports des différents ordres : S’agit-il de la matière brute, elle ne saurait se définir par la seule étendue, elle est évidemment douée d’activité ; le mécanisme est écarté. Elle ne saurait se définir davantage par la seule force, en sacrifiant la réalité de l’étendue ; le dynamisme n’est pas moins faux que le mécanisme. Il faut admettre THÉORIE CONCEPTUALISTE-RÉALISTE 95 en elle deux éléments : la matière, principe de la quantité et de la passivité, et la forme, principe de la qualité et de l’activité. Le corps n’en est pas moins un, car la matière est de soi indéterminée et reçoit toute détermination de la forme, qui est à la fois cause efficiente et finale. — Les combinai­ sons chimiques sont expliquées par une mutation substantielle : permanence de la matière et substi­ tution de forme. — Par là aussi se résolvent les prétendues antinomies qui se posent au sujet du continu : l’étendue est divisible mais non divisée à l’infini ; la substance étendue est autre chose qu’une collection d’indivisibles inétendus : son unité est assurée par un principe supérieur à l’ordre spatial, la forme, qui est toute dans le tout et toute en chaque partie, et qui demande telle étendue minima comme condition matérielle de la substance du composé. — Par là encore se résolvent les difficultés de l’action transitive des corps les uns sur les autres ; il y a en chacun d’eux un principe d’activité et un principe de passivité. Le rapprochement de ces deux prin­ cipes donne naissance au mouvement. Le simple vivant comme la plante s’explique à son tour par une composition de matière et forme, mais ici la forme est un principe d’activité supé­ rieure, activité immanente et non plus seulement transitive ; la plante non seulement agit et pâtit, mais encore se refait. Ce vivant, composé en partie de matière, peut recevoir en lui la matière brute et se l’assimiler par sa forme, qui est à la fois cause efficiente et finale. — Ni mécanisme, ni hylozoïsme. Avec l’animal, une forme incontestablement supé­ 96 CE qu’est le sens commun rieure apparaît : principe de connaissance. L’animal non seulement peut agir et pâtir comme le corps, se refaire comme la plante, mais, par la sensation, il peut d’une certaine façon devenir les autres êtres qui l’entourent {fieri aliud), car c’est en un sens devenir ces êtres que de les voir et de les entendre i. *x. Tandis que la plante est enfermée en elle-même, l’animal, par ses sens, est ouvert sur tout le monde sensible ; il sort pour ainsi dire de lui-même, des limites qu’occupe son corps. Cette amplitude quasi infinie de la forme animale suppose une certaine indépendance à l’égard de la matière étendue qu’elle informe, c’est-à-dire une certaine spiritualité. La représentation qui est dans l’animal est d’un ordre supérieur aux corps matériels qu’elle représente ; le matérialisme est écarté. Et cependant on évite aussi l’idéalisme : le sujet sentant peut être impres­ sionné immédiatement par les corps extérieurs, par cela seul que la sensation n’est pas un acte i. Ia, q. 14, a. I. — De Anima, 1. II, c. 12 (leç. 24) ; 1. III, c. 8 (leç. 13). Nous sommes très surpris de voir un néoscolastique comme M. Balthasar (Revue Néoscolastique, février 1921, p. 85) mécon­ naître cette grande thèse aristotélicienne et thomiste : cognoscens fit aliud a se ; voir les commentaires de Cajetan et Jean de Saint Thomas in Iam, q. 14, a. 1. Il y a des ascensions philoso­ phiques uniformément accélérées et d’autres uniformément retardées. On le voit particulièrement, si l’on suit depuis Aristote jusqu’à nos jours, les interprétations qui ont été données de cette profonde formule : cognoscens quodammodo fit cognitum, anima est quodammodo omnia, III, de Anima, c. 8. Comm. S. Thom., lect. 13. Scot et Suarez sur ce point diffèrent notablement de saint Thomas, cf. Vacant, Éludes comparées sur la Philosophie de S. Thomas et sur celle de Scot, 1891, p. 88-107. THÉORIE CONCEPTUALISTE-RÉALISTE 97 de l’âme seule, mais un acte mixte de l’âme et du corps tout à la fois, un acte d’un organe animé (matière et forme). Composé en partie de matière, l’animal peut être impressionné par les corps exté­ rieurs ; ensuite, grâce à sa forme supérieure, il se les représente et peut, en conséquence, agir sur eux et se les approprier. Avec l’homme, une forme d’un ordre incompa­ rablement plus élevé apparaît : non seulement prin­ cipe de connaissance, mais principe de connaissance raisonnée, qui cherche la raison d’être de ce qu’elle atteint. L’homme ne perçoit pas seulement les êtres qui l’entourent, il conçoit encore ce qu’ils sont (quid sint) ; il ne se contente pas seulement d’asso­ cier des sensations et des images, il juge, c’est-àdire qu’il affirme que telle chose est ou n’est fias (an sit). Enfin, ses représentations ne s’enchaînent pas d’une façon mécanique comme chez l’animal, mais il raisonne et donne la raison d'être de ce qu’il affirme (profiter quid). Dans chacune de ces trois opérations, l’objet de son intelligence est donc Yêtre et non pas la couleur ou le son, ou les faits que l’expérience interne révèle. L’homme n’est pas seu­ lement ouvert comme l’animal sur tout le monde sensible qui est à la portée de ses sens, mais sur tout ce qui a raison d’être. L’empirisme est écarté : l’idée est distincte de l’image, le jugement de l’asso­ ciation, le raisonnement des consécutions empi­ riques. Mais le rationalisme pur est évité : l’intelli­ gible était en puissance dans le sensible, l’intelli­ gence a dû l’en dégager ; de plus, il est toujours conçu dans le sensible, ici-bas pas d’intuition pure 98 CE qu’est le sens commun de l’intelligible, l’idée reste unie à l’image comme l’âme intellective au corps dont elle est la forme. — De par cette connaissance intellectuelle, l’homme peut en un sens embrasser l'univers et lui-même ; en conséquence, il peut se gouverner et faire servir les êtres inférieurs à ses fins. Jusqu’ici tous les êtres sont composés de puissance et acte (matière et forme) ; par là s’expliquent leurs rapports : tout corps étant composé de ces deux principes peut agir et pâtir. Le vivant com­ posé de matière peut recevoir en lui la matière brute, se l’assimiler par sa forme, qui a raison de cause efficiente et finale. Le sujet sentant (organe animé) composé de matière peut être impressionné par les corps extérieurs, se les représenter en vertu de sa forme supérieure, conséquemment agir sur eux, se servir d'eux, devenir ainsi à son tour cause efficiente et finale. L’homme enfin, par la connais­ sance qu’il a des raisons des choses, peut se gouver­ ner et utiliser tous les êtres qui lui sont inférieurs. § 5. — Le monde intelligible en général. Ce que le sens commun -perçoit dans l’être. Pouvons-nous nous élever plus haut? La raison humaine peut-elle dépasser les limites de l’expé­ rience, affirmer l’existence d’un être supérieur à l’homme? Peut-elle déterminer quelle est la desti­ née de l’homme, s’il a lui aussi une fin? s’il est vraiment maître d’atteindre ou de ne pas atteindre cette fin? si son âme est immortelle? Ce sont les THÉORIE CONCEPTUALISTE-RÉALISTE 99 grands problèmes métaphysiques, moraux et reli­ gieux. La solution qu'en donne le sens commun estelle la vraie solution? C’est ici surtout que la philo­ sophie de l’être divisé en puissance et acte justifie le sens commun en montrant que ce qu’il affirme il le voit dans l’être même, objet formel de l’intelli­ gence. Les questions précédentes sur la matière brute, la vie, la sensation sont plus claires -pour nous, disait Aristote x, parce qu’elles sont d’ordre sensible et que nos idées viennent des sens ; mais ces questions métaphysiques, morales et religieuses sont plus claires en soi, parce que d'ordre intelli­ gible, susceptibles d’être rattachées directement à l’être, principe de toute intelligibilité. En elles, en effet, on fait abstraction de toute matière (3e degré d’abstraction. Met., X, c. 3). Par opposition aux sciences positives, qui ne peu­ vent jamais que classer des faits généraux par des hypothèses provisoires (hypothèses représentatives et non explicatives), sans donner la raison d’être, le propter quid de ces faits, la métaphysique, science suprême, apparaît ici comme une science au sens plein du mot, comme une connaissance qui assigne le pourquoi, la raison d’être nécessaire de ce qu’elle affirme 12. Ce propter quid, nous allons le montrer, 1. Métaph., 1. I, Comm. de S. Th., leç. 2. 2. « Scire simpliciter est cognoscere causam propter quam res est et non potest aliter se habere », Post Anal., 1. I. (Comm, de S. Th., leç. 4.) Les sciences positives ne parviennent pas à donner ce propter quid, cette raison d’être qui rendrait intelligibles les faits généraux : elles restent des sciences du quia, c’est-à-dire qu'elles constatent que le fait est, sans pouvoir l’expliquer, sans pouvoir dire pourquoi le fait se passe ainsi et non pas autre- 100 CE qu’est le sens commun n’est que l’explication de ce que le sens commun voit dans l’être sans parvenir à le formuler d’une façon précise. Dans l’être le sens commun perçoit d’abord les premiers principes spéculatifs et pratiques (principes d’identité, de non-contradiction, de substance, de raison d’être, de causalité, de finalité, et aussi le premier principe de la morale : il faut faire le bien et éviter le mal). Il y voit ensuite, à l’aide d’un raisonnement très simple, l’existence de Dieu, cause efficiente et finale de toutes choses, souverain bien et souverain législateur. Il y voit aussi la distinction de l’intelligence et des sens, l’existence du libre arbitre et, d’une certaine manière, la spiritualité de l’âine et son immortalité, d’un mot les propriétés de l’être intelligent, qui dérivent toutes de sa diffé­ rence spécifique, c’est-à-dire de sa relation intellec­ tuelle à l’être. Ici-bas, l’homme est le seul être dont la différence spécifique appartienne au monde purement intelligible et non pas au monde sensible ; c’est ce qui permet d’en déduire les différentes pro­ priétés. Les êtres inférieurs ne nous deviennent vraiment intelligibles que dans leurs notes trans­ cendantales (ou communes à tous les êtres) et génériques1. ment. Un récent article de M. Duhem confirme tout à fait ces vues d’Aristote sur les rapports de la métaphysique, science suprême, avec les sciences positives. Cf. Revue générale des Sciences pures et appliquées, 15 janvier 1908 : «La valeur de la théorie physique à propos d’un livre récent. · Cet article a été reproduit en appendice dans la deuxième édition de la Théorie physique de P. Duhbm, Paris, Rivière, 1914. i. Nous savons par exemple du mercure que c’est une subs- THÉORIE CONCEPTUALISTE-RÉALISTE ΙΟΙ § 6. — Les premiers principes pour le sens commun, Principe d’identité, de contradiction, de substance, de raison d’être, de causalité, de /inalité, d’induc­ tion. Le premier principe de la raison pratique {le devoir). Leur rattachement au principe d'identité et à l’îdée d’être. Et d’abord notre intelligence perçoit les premiers principes. L’adhésion à ces premiers principes est, en quelque sorte, naturelle x. L’enfant n’a pas betance corporelle, un métal liquide, mais nous n'en connaissons pas la différence spécifique. Nous n’avons, lorsqu’il faut préciser les notions génériques, qu’une définition empirique, descriptive, qui ne parvient pas à rendre intelligibles les propriétés de ce corps. Nous nous contentons de dire : le mercure est un métal liquide à la température ordinaire, d’un blanc d’argent, solidifiable à — 400, bouillant à 360°, très dense ; ses sels sont des antiseptiques très actifs, mais aussi très toxiques. Nous consta­ tons des faits sans pouvoir dire le pourquoi. — De même pour la plante, l'animal ; qui assignera la différence spécifique de telle espèce de façon à pouvoir en déduire les propriétés? S'agit-il de l'homme, au contraire, parmi toutes les notes communes à tous les hommes : rationabilité, liberté, moralité, sociabilité, parole, religion, etc., l’une d’entre elles, la rationabilité, apparaît comme la raison d'être de toutes les autres... Toutes ces notes peuvent être rendues intelligibles, c’est-à-dire rattachées à l’être par l’intermédiaire de la rationabilité ; c’est toute la tâche de la psychologie rationnelle. i. «Intellectus naturaliter cognoscit ens et ea quœ sunt per se entis in quantum hujusmodi, in qua cognitione fundatur pri­ morum principiorum notitia. » S. Thomas, C. Gentes, 1. II, c. 83. « Habitus primorum principiorum est partim a natura, partim ab exteriori principio ; est naturalis secundum inchoationem. Ex ipsa enim natura animæ intellectualis convenit homini, quod statim cognito quid est totum et quid est pars, cognoscat, quod omme totum est magis sua parte : et simile est in cæteris : sed quid sit totum et quid sit pars, cognoscere non potest. Le sens commun 8 102 CE qu’est le sens commun soin qu’un maître lui apprenne les principes de con­ tradiction, de substance, de raison d’être, de cau­ salité, de finalité. A propos de tout, il cherche la cause ou la fin et nous fatigue de ses pourquoi. Si même il ne possédait pas ces principes, l’action du maître sur lui ne serait pas possible, selon le mot d’Aristote : « Omnis doctrina et omnis disciplina ex præexistenti fit cognitione *. » Pourquoi l’adhésion à ces premiers principes estelle naturelle? Parce que leur vérité est immédia­ tement perçue à la lumière de l’être, objet naturel et premier de l’intelligence : « Illud quod primo cadit in apprehensionem est ens, cujus intellectus includitur in omnibus quæcumque quis apprehen­ dit. Et ideo primum principium indemonstrabile est quod « non est simul affirmare et negare », quod fundatur supra rationem entis et non entis ; et super hoc principio omnia alia fundantur, ut dicit Philo­ sophus in IV Met. (leç. VI), » (Ia Ilæ, q. 94, a. 2.) — Le sens commun perçoit d’abord dans l’être la vérité du principe d’identité : « tout être est lui-même », « tout être est quelque chose de déterminé », « tout être est un et le même » ; ex. : la chair est chair, l’esprit est esprit ; « est est, non non ». Le principe nisi per species intelligibiles a phantasmatibus acceptas. Et propter hoc Philosophus in fine Posteriorum (1. II, cap. ult.) ostendit quod cognitio principiorum provenit nobis ex sensu. » (II* I®, q. 51, a. i.) i. Post Anal., 1. I, c. 1. — «Inest unicuique homini quod­ dam principium scientiæ, scilicet lumen intellectus agentis, per quod cognoscitur statim a principio naturaliter quaedam uni­ versalia principia omnium scientiarum.» (I·, q. 117, a. 1. — De Veritate, q. XI, a. 1.) THÉORIE CONCEPTUALISTE-RÉALISTE IOS de non-contradiction n’est qu’une forme négative du précédent : « un même être ne peut pas à la fois et sous le même rapport être ce qu’il est et ne pas l’être ». Le -principe de substance est immédiatement saisi comme une détermination du principe d’iden­ tité : « ce qui est, est un et le même sous ses manières d’être multiples et transitoires » ; le multiple n’est intelligible qu’en fonction de l’un, le transitoire qu’en fonction du permanent et de l’identique, si l’être de soi est un et le même. C’est pourquoi saint Thomas dit, après Aristote, que la substance est un sensible per accidens, c’est-à-dire une réalité qui per se est d’ordre intelligible, mais qui est immédia­ tement saisi par l’intelligence à la simple présen­ tation d’un objet sensible1. Dès que les données de chacun des sens externes sont centralisées par le premier des sens internes, l’intelligence dans cet objet sensible saisit son objet propre, l’être, et ce qui est être en soi, la substance, avant même de saisir la manière d’être, le phénomène ou l’accident. Le sens commun perçoit encore à la lumière de l’être la vérité du principe de raison d’être: «Tout ce qui est a sa raison d'être », « tout est intelligible ». D’une façon implicite et sans pouvoir le formuler, il rattache ce principe au principe d’identité par une réduction à l’impossible : Tout être a sa raison d’être, ce qu’il faut pour être ; le nier ce serait identifier ce qui est avec ce qui n’est pas. — Touti. i. «Non omne quod intellectu apprehendi potest in re sensi­ bili, potest dici sensibile per accidens, sed quod statim ad oc­ cursum rei sensata apprehenditur intellectu. » De Anima, 1. II. (Comm. de S. Thomas, leç. 13.) 104 CE qu’est le sens commun être a en soi ou dans un autre la raison d’être de ce qui lui convient. En soi, si cela lui convient selon ce qui le constitue en propre (le nier, serait nier le principe d’identité) ; dans un autre, si cela ne lui convient pas selon ce qui le constitue en propre, s’il y en lui union du divers ; nier cette relation de dépendance ce serait identifier ce qui n’est pas par soi avec ce qui est par soi, ce serait dire que l’union incausée du divers est possible, que le divers par soi et comme tel est un et le même, ce qui est la négation du principe d’identité L « Omne quod alicui convenit non secundum quod ipsum est, per aliquam causam ei convenit, nam quod causam non habet primum et immediatum est. » (S. Thomas, C. Gentes., 1. II, c. 15.) Par là nous arrivons aux principes de causalité et de finalité. Le changement est précisément union du divers, il exige donc une raison d’être extrinsèque. Cette raison d’être extrinsèque est double : efficiente et finale. — Preuve : le devenir est union du divers ; il comporte en effet deux éléments : la puissance et l’acte. D’une part, ce qui est déjà ne devient pas (ex ente non fit ens, quia jam est ens) ; d’autre part, rien ne peut venir du néant (ex nihilo nihil fit). Ce qui devient ne peut donc provenir que d’un l. Cf. le développement de cette réduction à l’impossible, plus loin, IIe partie, ch. 1, § 4. — Sur les divers sens du mot raison et de l’expression raison d'être, voir dans l’index géné­ ral des œuvres de saint Thomas au mot ratio, qui désigne, en nous, notre faculté intellectuelle et les arguments qu’elle pro­ pose, en dehors de nous dans les choses, soit leur essence (raison d’être de leurs propriétés) soit leur cause. THÉORIE CONCEPTUALISTE-RÉALISTE 105 intermédiaire entre l’être déterminé et le pur néant ; cet intermédiaire est l’être indéterminé ou la puis­ sance1. Le devenir est ainsi pour l’être le passage de l’indétermination à la détermination, de la puissance à l’acte ; et comme la puissance de soi n’est pas l’acte, il faut un principe extrinsèque qui la détermine ou l’actualise (ens in potentia non reducitur in actum nisi per aliquod ens in actu). Ce principe déterminant ou actif est appelé cause efficiente. — Mais cette cause elle-même doit avoir une raison pour agir, et pour faire ceci plutôt que cela ; la puissance sur laquelle elle agit doit être, elle aussi, susceptible de recevoir telle détermina­ tion et non pas telle autre ; sans cela, la cause produirait tout ou rien et non pas tel effet particu­ lier. Si tout a sa raison d’être, l’effet doit être pré­ déterminé. Il faut donc que la puissance active de l’agent et la puissance passive du patient (ex. : la puissance nutritive et l’aliment) précontiennent la détermination de leur effet (la nutrition). Mais la puissance ne peut précontenir actuellement la déter­ mination de son effet ; elle ne la précontient qu’en tant qu’elle est ordonnée à tel acte et non pas à tel autre, comme à sa perfection et à son achèvement, qu’en tant qu’elle a en lui sa raison d'être (potentia dicitur ad actum). Qu’on ne dise pas que cet acte est pur terme, pur résultat, il ne serait pas prédé-*IX i. Cette preuve de la réalité de la puissance, nécessaire pour rendre intelligibles en fonction de l’être la multiplicité et le devenir est développée plus loin dans notre examen de la criti­ que des preuves thomistes de l’existence de Dieu par M. Le Roy, IXe Partie, ch. Il, § 4. Ιθ6 CE qu’est le sens commun terminé. Et comment serait-il pnr terme? Étant plus parfait que la puissance principe d’opération, il est nécessairement ce -pour quoi (το ου ενεχα, id cujus gratia) la puissance est faite, comme l’impar­ fait est nécessairement pour le parfait et le relatif pour l’absolu. Seul, en effet, l’absolu a en lui-même sa raison d’être. Cet acte, raison d’être de la puis­ sance, pour lequel elle est faite, en vue duquel l’agent agit, nous l’appelons fin. Et le principe de finalité se formule : « Omne agens agit propter finem ; alioquin ex actione agentis non magis seque­ retur hoc quarp illud, nisi a casu » (Ia, q. 44, a. 4) x, ou encore « la puissance est pour 1'acte », « potentia dicitur ad actum ». Le devenir a donc une raison d’être extrinsèque double : efficiente (ordre d'exercice), finale (ordre de spécification). Il est ainsi rendu intelligible en fonction de l’être par la division de l’être en puis­ sance et acte. « Ex ente non fit ens, quia jam est ens ; ex nihilo nihil fit ; et tamen fit ens. Ex quo fit? Ex quodam medio inter nihilum et ens, seu ex ente indeterminato, quod vocatur potentia 12. » La puissance est l’être indéterminé ; l’acte, suivant le 1. Aristote, Physiq., II, c. m. — S. Thom., C. Gent., 1. Ill, c. il, et Is II®, q. 1, a. 2 : « Si enim agens non esset determi­ natum ad aliquem efiectum, non magis ageret hoc, quam illud. » Il peut y avoir rencontre fortuite des actions de deux agents, mais chaque agent agit nécessairement pour une fin. En vertu de ce principe, toutes choses même les plus particulières doivent être préordonnées par l’agent suprême, s'il est vrai que son action atteint tous les êtres. (Is, q. 22, a. 2.) 2. C’est le résumé de la démonstration d’ARiSTOTE : I Physiq., c. vin. — S. Thomas, leç. 14· THÉORIE CONCEPTÜALISTE-RÉALISTE IO7 point de vue auquel on se place, est détermination formelle, efficiente ou finale. Et les deux principes de causalité et de finalité se fondent en un seul : « Tout ce qui devient, demande une cause efficiente et finale. » Mais il est une autre formule de ces deux prin­ cipes plus voisine du principe de raison d’être : «Toute multiplicité ou tout composé demande une cause. » Ce n’est pas seulement le devenir qui est ainsi rendu intelligible en fonction de l’être par puissance et acte et les quatre causes, c’est encore dans l’ordre statique et, dans les dernières profon­ deurs de l’être, que le mouvement n’atteint pas, la multiplicité ou diversité. Comme le devenir, la multiplicité (pluralité d’êtres possédant un élément commun, ou pluralité de parties dans un seul et même être) est union du divers et par là même exige une raison d’être extrinsèque double : effi­ ciente et finale. Comme la précédente, cette union du divers suppose en effet d’abord deux éléments qui constituent intrinsèquement la multiplicité : puissance et acte. Une pluralité d’individus possé­ dant la même détermination, la même forme, ne s’explique que par la présence en eux d’un élément susceptible d’être déterminé par cette forme, la matière. La multiplicité des êtres possédant le même acte d'exister ne s’explique que par la pré­ sence en eux d’un élément susceptible de recevoir l’existence, l’essence. (Actus multiplicatur et limi­ tatur per potentiam. Ia, q. 7, a. 1.) Chacun de ces êtres étant composé est lui-même union du divers. Cette union ne pouvant être incausée, chacun de ces Ιθ8 CE qu’est le sens commun êtres réclame une cause efficiente et finale et l’on a une formule du principe de causalité : non plus « tout ce qui devient demande une cause », mais « toute multiplicité ou tout composé demande une cause » : « Omne compositum causam habet : quæ enim secundum se diversa sunt, non conveniunt in aliquod unum, nisi per aliquam causam adu­ nantem ipsa. » (Ia, q. 3, a. 7.) Quant au principe d’induction « la même cause naturelle dans les mêmes circonstances produit nécessairement le même effet, par exemple, la cha­ leur dilate le fer » il est évident qu’il se rattache au principe de raison d’être. Si une cause naturelle A dans telles circonstances déterminées produisait une fois l’effet B, et une seconde fois l’effet B’ dans des circonstances rigoureusement semblables, le changement de l’effet serait sans raison d’être. On verra plus loin que ce principe ne constitue pas cependant une objection insoluble contre le libre arbitre, car celui-ci n’est pas une cause naturelle, déterminée par nature à un seul effet. Par l’idée de fin, nous sommes amenés au premier principe de la raison pratique : « Il faut faire le bien, éviter le mal. » « Fais ce que dois, advienne que pourra. » L’actualité parfaite à laquelle aboutit l’opération qui a son principe dans la puissance opérative mérite, avons-nous dit, le nom de fin et non pas seulement le nom de terme ou de résultat, parce qu’elle est prédéterminée comme une perfec­ tion par rapport à la puissance opérative, une per­ fection qui accroît l’être de l’agent, comble en lui un vide. La puissance n’aboutit pas seulement à THÉORIE CONCEPTUALÏSTE-RÉALISTE I09 l’acte ; elle est peur l’acte, comme le relatif pour l’absolu. La fin doit donc avoir raison de bien, car la bonté n’est autre chose que la perfection de l’être qui fonde l’appétibilité ou provoque l’amour (Ia, q. 5, a. 1). La fin est le bien en vue duquel l’agent opère, la perfection capable de le perfectionner et que pour cela il désire : « Bonum est quod omnia appetunt. » — Le sens commun est amené par là au premier principe de la morale. Il distingue trois espèces de bien : le bien sensible ou simplement délectable, le bien utile en vue d’une fin et le bien honnête. L’animal se repose dans le premier, et par l’instinct utilise le second sans en voir la raison d’être dans la fin pour laquelle il l’emploie. L’homme seul, par sa raison, connaît Yutilité ou la raison d’être du moyen dans la fin ; seul aussi il connaît et peut aimer le bien honnête. Ce dernier lui appa­ raît comme bien en soi, désirable en soi, indépen­ damment de la jouissance qui accompagne sa pos­ session et indépendamment de toute utilité ; il est bien et désirable par cela seul qu’il est conforme à la droite raison et apparaît comme la perfection normale et l’achèvement de l’homme comme homme (comme raisonnable et non pas comme animal). Il est bien en soi, indépendamment du plaisir qu’on y trouve et des avantages qu’on en retire, de con­ naître la vérité, de l’aimer par-dessus tout, d’agir en tout selon la droite raison, d’être prudent, juste, fort et tempérant. — Bien plus, ce bien honnête ou bien rationnel apparaît comme une fin en soi obli­ gatoire: tout homme comprend qu’un être raison­ nable doit avoir une conduite conformé à la droite no CE qu’est le sens commun raison, comme la droite raison est elle-même con­ forme aux principes absolus de l’être *. C’est là l’ori­ gine rationnelle de la notion du devoir : « Fais ce que dois, advienne que pourra. » Le juste roué de coups par un chenapan prouve l’existence du monde intelligible supérieur au monde sensible lorsqu’il lui crie : « Tu es le plus fort, mais ça ne prouve pas que tu aies raison. » La raison légitime, en effet, son commandement par le principe de finalité ou, ce qui revient au même, par la division de l’être en puissance et acte : la volonté de l’être raisonnable doit tendre vers le bien honnête ou rationnel, à l’égard duquel elle a raison de puissance, parce que toute la raison d’être de la puissance est dans l’acte (potentia dicitur ad actum). Et comme la cause efficiente coïncide avec la cause finale, il faut ajouter : la volonté de l’être raisonnable doit tendre vers le bien honnête ou ration­ nel, parce que ce bien est la fin -pour laquelle elle a été faite par une cause efficiente supérieure qui avait elle-même en vue ce bien rationnel (est enim idem finis agentis et patientis, in quantum hujus­ modi, sed aliter et aliter. Ia, q. 44, a. 4). C’est pourquoi, aux yeux du sens commun, le devoir est en fin de compte fondé sur l’être, l'intelligence et la volonté de Dieu ; c’est son fondement suprême. Le premier principe de la raison pratique est immédiatement perçu, dit saint Thomas, dans l’idée i. Tel est du moins le fondement prochain de l'obligation morale, quant à son fondement suprême il est dans la loi éternelle de Dieu qui nous a faits pour vivre selon la droite raison, cf. I» IIæ, q. 19. THÉORIE CONCEPTUALISTE-RÉALISTE III de bien (acte ou perfection de l’être) comme le prin­ cipe d’identité dans l’idée d’être1. Le sens commun respecte le devoir et tient pour légitime la recherche du bonheur ; il rejette à la fois la morale utilitaire et la morale kantienne ; la phi­ losophie de l’être le continue et le justifie ; elle fonde le devoir par l’idée du bien rationnel qui est à la fois pour l’homme la fin en soi, pour laquelle il est fait, et la source du vrai bonheur. Tous ces principes spéculatifs et pratiques sont analytiques au sens aristotélicien du mot : en eux le prédicat et le sujet apparaissent à -priori néces­ sairement liés par le verbe être, qui affirme sous leur diversité logique leur identité réelle en un même être possible ou actuel. (Ex. : Tout être est ayant sa raison d’être. — La puissance ordonnée au bien rationnel est devant le réaliser.) — Parce que « Kant n’a pas compris que toute connaissance s’exprime exactement par le verbe être, copule de tout juge­ ment », le principe de raison et ses dérivés sont devenus pour lui des synthèses à priori toutes sub­ jectives, sans portée sur l’être. Ayant méconnu l’objet formel qui fait l’unité de l’intelligence, il ne pouvait plus trouver en elle qu’une pluralité dei. i. «Sicut ens est primum quod cadit in apprehensionem simpliciter : ita bonum est primum quod cadit in apprehen­ sionem practicæ rationis quæ ordinatur ad opus. Omne enim agens agit propter finem, qui habet rationem boni. Et ideo pri­ mum principium in ratione practica est quod fundatur supra rationem boni ; quæ est : bonum est quod omnia appetunt. Hoc est ergo primum præceptum legis, quod bonum est facien­ dum et malum vitandum ; et super hoc fundantur omnia alia praecepta legis naturæ. » (Is IIæ, q. 94, a. 2.) 112 CE qu’est le sens commun principes épars, qui s’imposaient encore comme nécessaires, mais de la nécessité desquels il ne saisis­ sait plus le 'pourquoi1.i. i. Voir la thèse de Mgr Sentroul : L’Objet de la métaphy­ sique selon Kant et Aristote (Louvain, 1905) rééditée et déve­ loppée en 1913 sous le titre Kant et Aristote (Louvain et Paris, Alcan) ; nous indiquons les références d'après la 2e édition. L'auteur y montre comment Kant a méconnu la vérité fon­ damentale de la philosophie traditionnelle et le sens profond que Platon et Aristote donnaient à la définition de l’intel­ ligence : « objectum intellectus est ens ». On sait que c’est à une adaptation de cette thèse que la Kantgesellschaft de Halle, présidée par M. Vaihinger, a décerné un prix de 400 marks. — « Kant, dit l’auteur, au rebours d’Aristote, n’a pas compris que toute connaissance s’exprime exactement par le verbe être, copule de tout jugement,... que tous les jugements ont pour caractère formel d’être l’union d’un prédicat et d’un sujet au moyen du verbe être employé comme signe de l’identité des termes... La connaissance d’une chose consiste précisément à la voir identique à elle-même sous deux aspects différents (Mêt., iv, 7). Avoir du triangle une connaissance, c’est en dire qu’il est telle figure ; de la cause, qu'elle est contenant l’effet ; de l’homme, qu’il est doué d'imagination. Et pour prendre un jugement tout à fait accidentel, dire de ce mur qu’il est blanc, c’est dire : ce mur est ce mur blanc (p. 303). Si le sujet et le pré­ dicat se conviennent de façon à être reliés par le verbe être, c’est que le prédicat comme le sujet expriment une (même) réalité » (p. 187). — Kant n’a reconnu l'identité que dans ce qu’il appelle les jugements analytiques, pures tautologies à ses yeux, et non pas dans les jugements extensifs qui seuls font avancer la con­ naissance et qu’il appelle des synthèses à priori ou à poste­ riori, parce qu'ils sont formés, selon lui, par la juxtaposition de notions distinctes. Il a ainsi méconnu la loi fondamentale de tout jugement : « Un jugement formé par la juxtaposition ou la convergence de plusieurs notions serait un jugement faux, puisqu’il exprimerait comme identiques deux termes qui n’au­ raient pas entre eux de l’identité, mais simplement quelque autre rapport... Le principe de la division aristotélicienne des propositions n’est point l’identification ou la non-identification du prédicat et du sujet : Aristote les divise selon que la con- THÉORIE CONCEPTUALISTE-RÉALISTE US Également vrais pour tous et connus de tous (Ia II®, q. 94, a. 4), ces principes sont immuables en soi et en nous. — Immuables en soi: l’absolue nécessité qu’ils expriment, dans l’ordre du possible et de l’impossible, n’a pas pu commencer et ne pourra pas finir ; l’acte contingent de notre intel­ ligence se sent conditionné et mesuré par ces véri­ tés étemelles qui ne peuvent avoir leur fondement que dans l’Absolu. D'emblée, le sens commun com­ prend l’Écriture lorsqu’elle affirme que le premier principe de la loi morale est en nous comme une par­ ticipation de l’intelligence divine: « Multi dicunt: quis ostendit nobis bona? Cui quæstioni Psalmista respondens dicit : Signatum est super nos lumen vultus tui, Domine: quasi lumen rationis naturalis, quo discernimus quid sit bonum et quid sit malum, quod pertinet ad legem naturalem, nihil aliud sit quam impressio divini luminis in nobis » (Ia II®, naissance de cette identité naît de la seule analyse des notions ou de l’examen des choses existantes » (p. 304.) La raison de tout cela c’est que Kant, partant du sujet, «les catégories sont pour lui purement logiques », tandis que pour Aristote, parti de l’être, «les catégories sont mi-logiques, mi-ontologiques » (p. 187), le jugement affirmatif recompose et restitue au réel ce que l’abstraction a séparé. Toute la vie de l’intelligence s’ex­ plique par son ordre à l’être. — Non seulement celui qui part du sujet ne pourra jamais rejoindre l'être, mais l’intelligence même lui deviendra incompréhensible : ou bien il la niera, comme l’empiriste, ou bien il n’y verra, comme Kant, qu’une multitude de synthèses à priori, synthèses aveugles qu'il ne parviendra plus à légitimer et à rattacher à un principe supé­ rieur, intelligible par sci. — Ces principes multiples ne se peu­ vent ramener au principe d’identité que par la division de l'être en puissance et acte, division qui ici, comme partout ailleurs, explique seule le multiple en fonction de l’un. 114 CE qu’est le sens commun q. 91, a. 2). Ces principes sont aussi immuables en nous, inscrits d’une façon indélébile dans la raison humaine ; ils s’identifient. en quelque sorte avec elle, puisqu’elle n’est après tout qu’une relation transcendantale à l’être en tant qu’être, qui impli­ que en soi ces toutes premières vérités. § 7. — Comment le sens commun s’élève à Dieu. A l’aide de ces principes, par un raisonnement très simple, le sens commun s’élève à Dieu. La raison philosophique donne seulement à ce raison­ nement une formule plus précise : si tout a sa rai­ son d’être ; si ce qui devient requiert une raison d’être extrinsèque, cause efficiente et finale à la fois, ne faut-il pas dire que tout ce qui change, nous-mêmes et ce qui nous entoure, a une cause efficiente et finale qui ne change pas (ia, 2 et 3a via) ’? — Si l’intelligence seule peut saisir les rap­ ports des choses, la raison d’être des moyens dans la fin, ne faut-il pas dire que la cause première de ce monde, système de moyens et de fins, est une cause intelligente? L’intelligence, vivante rela­ tion transcendantale à l’être, pas plus que l’être, n’implique en soi imperfection (5a via) 12. — Enfin, 1. S. Thomas, Summ. Theol., Ia, q. 2, a. 3. 2. Nous pourrons attribuer analogiquement à Dieu toutes les perfections simpliciter simplices, mais elles seulement, on ne l'a pas assez remarqué dans les récentes controverses. Ces per­ fections, dont le signifié formel n'implique en soi aucune imper­ fection, sont précisément celles qui ont un rapport immédiat à l’être et aux transcendantaux : l’intelligence et les propriétés THÉORIE CONCEPTUALISTE-RÉALISTE US si la multiplicité (pluralité d’êtres possédant un élément commun, ou pluralité de parties dans un seul et même être) pas plus que le devenir n’a en soi sa raison d’être ; si le divers de soi ne peut être un et le même (principe d’identité), ne 'faut-il pas conclure que la cause première est une, comme elle est immuable, simple, en tout et pour tout identique à elle-même, acte pur, qu’elle est à l’être comme A est A, Ipsum Esse subsistens, absolue perfection (4a via.)1 ? Le dualisme est écarté : tout être doit provenir de Celui qui seul est Être par soi, en qui s’identi­ fient l’essence et l’existence, et qui ne laisse place à côté de lui qu’à des composés de puissance et d’acte, de non-être et d’être, d’essence (susceptible d’exister) et d’existence. — Le panthéisme n’est pas moins absurde : il ne peut y avoir au sein de l’Être même subsistant, en tout et pour tout iden­ tique à lui-même, ni multiplicité, ni devenir. Dieu est donc distinct de l’univers essentiellement divers et changeant. de l’être intelligent : la volonté libre, avec les vertus intellec­ tuelles et morales : Providence, Justice et Miséricorde. Il n’y aura pas là d’anthropomorphisme. Nous ne concevrons pas Dieu comme un homme dont les proportions seraient portées à l’in­ fini, mais comme VÊtre même, Ipsum esse, et nous ne lui recon­ naîtrons que les attributs qui découlent nécessairement de ce concept .(Héraclite niait l'être et le principe d’identité_au nom du devenir dont il faisait la réalité fondamentale/ Aristote maintint l’être et le principe pose ou ne sous-entende l’esprit. » (Rev. de Mit. et Mor., juill. 1907, p. 495)· — Saint Thomas s’objecte équivalemment, Is, q. 85, a. 2, 2a obj. : Comment ce qui est connu par l’intelligence peut-il être la chose même, puisque ce qui est connu est abstrait et universel, tandis que les choses placées au dehors sont maté­ rielles, concrètes et singulières? — Il répond par la théorie de l’abstraction telle que la conçoivent les réalistes modérés, en distinguant l’objet connu et le mode abstrait et universel que revêt cet objet pour l'intelligence. LA CRITIQUE MODERNISTE 211 d’identité et expliqua le devenir et le multiple par la puissance. Les arguments par lesquels/Parménide niait le devenir et la multiplicité, au nom du principe d’identité,/se peuvent présenter sous la forme suivante / Si quelque chose devient, cela vient de l’être ou du non-être, il n'y a pas de milieu. Mais l’une et l’autre hypothèse est impossible : en effet, rien ne peut provenir de l’être, ex ente non fit ens, parce que l’être est déjà ce qu’il est, tandis que ce qui devient avant de devenir n’est pas ; — d’autre part, rien ne vient de rien, ex nihilo nihil fit. Donc le devenir est contradictoire ; il faudrait lui assigner pour origine un non-être réel, il faudrait dire que le non-être est ; or « l’être est, le non-être n’est pas’, on ne sortira pas de cette pensée ». (Cf. I Met., c. 5, comm. de saint Thomas, leç. IX. — I Phys., c. 8, comm. de saint Thomas, leç. XIV.) Le principe d’identité (l’être est, le non-être n’est pas) oblige aussi, disait Parménide, à nier la mul­ tiplicité. Tout ce qui est en dehors de l’être {autre que l’être) est non-être, et tout ce qui est non-être est néant. Mais l’être est un, car on ne peut rien concevoir qui s’ajoute à la notion d’être pour y introduire une différenciation ; cela même serait de l’être. Autrement dit : s’il y avait deux êtres ils devraient se distinguer l’un de l’autre par autre chose que par l’être ; et ce qui est autre que l’être est non-être. « Or l’être est, le non-être n’est pas, on ne sortira pas de cette pensée. » (Cf. I Mét., c. 5, comm. de saint Thomas, leç. IX.) La multiplicité 212 LES PREUVES DE L’EXISTENCE DE DIEU est donc contradictoire et par conséquent illusoire comme le devenir. Heraclite, lui, comme plus tard Hégel et aujour­ d’hui M. Bergson, niait le principe d’identité ou de contradiction pour sauvegarder le devenir : Tout ce qui devient, disait-il \ avant de devenir n’est pas, le devenir ne procède donc pas de l’être ; d’autre part rien ne vient de rien. Nierons-nous le devenir? Nullement, c’est l’être au contraire qu’il faut nier : à vrai dire rien n’est, tout devient πάντα ρεϊ καί ούδ'εν μενει. L’être n’est qu’une abstraction, un mot, dira le nominalisme ; la stabilité n’est qu’une illu­ sion des sens ou de l’imagination constructive, en réalité «chaque chose à la fois est et n’est pas, tout s’écoule, tout marche, rien ne s’arrête ». — Cette négation de l’être implique le scepticisme professé par Cratyle, le plus connu des disciples d’Héraclite. Elle implique même comme l’a vu Hégel, la négation de la valeur objective du principe d’identité ou du principe de non-contradiction, qui cesse d’être loi du réel pour n’être plus qu’une loi de la pensée abstraite et discursive. Si, en effet, le réel est essentiellement devenir, si le devenir est à lui-même sa raison, ce qui est violet par soi et comme tel (inconditionnellement) devient rouge, bien que en tant que violet il soit non rouge. On est ainsi amené à dire que l’union inconditionnelle du divers est possible, que le divers de soi est un et le même, « ea quæ secundum se diversa sunt per se conveniunt in aliquod unum » ; le devenir qui est à lui-même i. Mét.. 1. X, c. 5. LA CRITIQUE MODERNISTE 213 sa raison est une contradiction réalisée. C’est à la même conclusion qu’aboutit aujourd’hui M. Bergson lorsqu’il soutient qu’« il y a plus dans le mouvement que dans l’immobile » et que la réalité fondamentale est devenir. — De ce qu’il y a />Z«s dans le mou­ vement que dans les positions successives attribuées au mobile, que dans les immobilités prises par les sens sur le devenir, M. Bergson conclut absolument : « il y a -plus dans le mouvement que dans l’immobile ». Cela est encore vrai de l’immobile tel que le saisissent les sens, c’est-à-dire de ce qui est en repos. Mais l’immobile aux yeux de l’intelligence est ce qui est par opposition à ce qui devient, comme l’immuable est ce qui est et ne peut pas ne pas être ; dès lors dire absolument : « il y a phis dans le mouvement que dans l’immobile », c’est dire : « il y a plus dans ce qui devient et n’est pas encore que dans ce qui est », ce qui est absurde. Étant à lui-même sa raison, le devenir est une contradiction réalisée. /Platon et Aristote maintiennent avec Parménide contre Héraclite, Cratyle et les sceptiques qu’il n’y a d’intelligibilité qu'en fonction de l’être et que le principe d’identité est loi fondamentale du réel. Malgré cela ils s’efforcent d’expliquer le devenir et la multiplicité qui s’imposent comme des faits ; la multiplicité est aussi donnée par la pluralité des concepts. — Platon, dans le Sophiste', pour expliquer i. Le Sophiste 241Ί, 257% 259°. Platon s’efforce d’établir que le non-être existe en quelque manière, par là est rendue possi­ ble la communication ou la participation des idées entre elles ; par suite l’existence du monde, la possibilité des jugements Le sens commun 15 214 les preuves de l’existence de dieu le multiple, « au risque de passer pour parricide », ne craint pas «de porter la main sur la formule de Parménide » et d’affirmer que « le non-être est, milieu entre l’être et le pur néant, limite de l’être ». En vertu du principe même d’identité, les objets que nous connaissons ayant l’être comme élément commun ne peuvent différer les uns des autres par cet élément commun. Force est donc de dire qu’ils diffèrent par autre chose que l’être ; et ce qui est autre que l’être est non-être ; il faut donc affirmer que le non-être est, milieu entre l’être et le pur néant, limite de l’être, — Aristote précise : la distinction de plusieurs individus d’une même espèce ne s’explique que si l’on admet le non-être réel ou la matière comme sujet ou limite de la forme commune à ces individus ; la matière (en tant qu’elle exige telle quantité et non pas telle autre) est prin­ cipe d’individuation et suffit à distinguer deux individus, qui à ne considérer que leur forme et leurs qualités seraient indiscernables, comme deux gouttes d’eau. — Dans la suite saint Thomas préci­ sera encore : la multiplicité ou la distinction des êtres en général ne s’explique que si l’on admet en chacun d’eux le non-être réel ou Y essence comme sujet et limite de l’acte d'exister qui est commun à tous ces êtres. Ce sera la thèse de la distinction réelle entre l’essence et l’existence en tous les êtres qui ne sont pas Y Être même. Et le principe d’identité, qui oblige à distinguer en chacun le non-être et affirmatifs et celle de l’erreur. C’est une des idées maîtresses du platonisme. Cf. Brochard, De l’Erreur, 2e éd., pp. 20-28. LA CRITIQUE MODERNISTE 215 l’être, obligera également à les rattacher tous à Y Être même, qui seul est à lui-même sa raison parce qu’il est pure identité. Ce non-être, qui est appelé « puissance » par Aristote, est donc nécessaire pour rendre intelligible en fonction de l’être la multiplicité. Il n’est pas moins nécessaire pour rendre intel­ ligible le devenir: il faut concéder à Parménide que ce qui devient ne vient pas de l’être déterminé «ex ente non fit ens, quia jam est ens » ; il faut concéder aussi que rien ne vient de rien «ex nihilo nihil ». Et cependant le devenir existe. Faut-il pour l’admettre nier l’être, principe de toute intelligibilité, et dire que le devenir est à lui-même sa raison? Nullement, le devenir est le passage de l’être indéter­ miné à l’être déterminé, ex. : de la capacité réelle de connaître à la science acquise, de l’embryon à l’être constitué, du germe à la plante, etc... L’être indéterminé, intermédiaire entre l’être déter­ miné et le pur néant, nous l’appelons puissance, la détermination qu’il peut recevoir, nous l’appelons acte. La puissance est un non-être qui est, si vous voulez, mais il n’y a là aucune contradiction ; elle est dite non-être par rapport à l’acte (non-acte), et elle est dite être par opposition au néant qui, lui, n’est pas seulement non-être relativement à l’acte, mais non-être absolu. — Cette puissance, par ellemême n’étant pas l’acte, ne peut par elle-même passer à l’acte, elle demande à être réduite à l’acte par un acte antérieur (ens in potentia non reducitur in actum nisi per aliquod ens in actu) par une puissance active. En vertu du même principe cette 2l6 les preuves de l’existence de dieu puissance a besoin d’être prémue et prémue en dernière analyse par une puissance active suprême qui n’ait pas besoin de prémotion, qui soit son activité même et en ce sens immobile. Or cela seul peut agir -par soi qui est par soi (operari sequitur esse et modus operandi modum essendi) ; en d’autres termes : cela seul qui est par soi peut rendre compte par lui-même de Y être de son action. Et nous montre­ rons, dans la réponse à la seconde objection, que ce qui est par soi doit être YÊtre même, sans limite aucune d’essence, l’Acte pur, sans mélange aucun de potentialité. Ainsi le principe de contradiction est sauf et le devenir, loin d’être nié, est expliqué. La distinction de l’être en puissance et acte est donc absolument nécessaire pour rendre intelligible la multiplicité et le devenir en fonction de l’être et du principe d’identité. Elle ne représente donc pas comme le prétendent M. Bergson et M. Le Roy le morcelage plus ou moins utilitaire du continu sensible, mais le morcelage absolument nécessaire de l’être. Il est faux qu’Aristote se soit contenté de réduire en système les dissociations effectuées par l’imagination et le langage ; en réalité il a rendu intelligible le devenir en fonction de l’objet formel de l’intelligence, Yêtre, et du premier principe qu’il implique. Mais ne serait-il pas plus simple, demande M. Le Roy, « d’identifier l’être au devenir »? Impossible ; pour cette bonne raison que le devenir n’est pas, comme l’être, intelligible par soi. Le devenir est union successive du divers ; cette union ne peut être inconditionnelle, car le divers de soi et comme LA CRITIQUE MODERNISTE 217 tel ne peut être un, « quæ secundum se diversa sunt non conveniunt per se in aliquod unum ». Si la distinction de puissance et acte représente le morcelage de l’être intelligible et non pas du continu sensible, il en va de même de celle du moteur et du mobile, du mouvement et de son sujet. Nous avons montré plus haut1 comment s’effectue la division de l’être en substance et accident (être et manière d’être) et comment le principe de substance n’est qu’une détermination du principe d’identité. On voit dès lors ce que vaut la première objec­ tion de M. Le Roy contre les preuves de l’existence de Dieu : « Les choses étant mouvement, il n’y a plus à se demander comment elles reçoivent celui-ci. » M. Schiller dit équivalemment : « Les preuves ex motu et ex causis ne sont possibles que dans une hypothèse mécaniste du monde ; dans une philo­ sophie dynamiste elles n’ont plus aucune valeur. » Aristote et saint Thomas étaient-ils donc mécanis­ tes? L’argument du premier moteur n’aurait-il de sens que chez Descartes, nous conduirait-il seule­ ment à admettre une chiquenaude divine dans le passé à l’instant de la création? Ces objections ne prouvent qu’une ignorance profonde de l’aristoté­ lisme et du thomisme. La preuve ex motu est prise du mouvement défini non pas mécaniquement, comme le faisait Descartes, en fonction du repos, mais métaphysiquement, en fonction de Y être ; aussi la preuve a-t-elle indifféremment pour point de départ un mouvement local ou un mouvement qua-i. i. Cf. ire partie, ch. I, B, § 2. 2l8 les preuves de l’existence de dieu litatif, un mouvement du corps ou un mouvement de l’esprit (Ia, q. 79, a. 4 ; q. 105, a. 5 ; Ia II®, q. 9, a. 4). Prenons un mouvement de volonté ; cette apparition de quelque chose de nouveau, ce fieri suppose une puissance active qui n'était pas son activité, qui même ne produisait pas cet acte, mais seulement pouvait le produire. Comment la volonté s’est-elle réduite à l’acte qu’elle n’avait pas, com­ ment peut-elle rendre compte de cet être nouveau? Ce ne peut être par elle-même puisque la puissance par elle-même n’est pas l’acte. Elle a donc été réduite à l’acte par une puissance active supérieure qui, elle, doit être son activité même et en ce sens immobile ; ce premier moteur ne peut être que YÊtre par soi, car celui-là seul qui est par soi peut agir par soi (operari sequitur esse), celui-là seul qui est par soi peut rendre compte de l’être de son action et de l’être produit à chaque nouvelle opération des choses finies *. — Cette vérité évidente pour le métaphysicien, qui se place au point de vue formel de l’être, deviendra pleinement évidente pour tous dès l’instant de la séparation de l’âme et du corps, in termino viœ. En cet instant où elle est élevée à une connaissance quasi angélique, l’âme de Gérontius se dit : « Quelqu’un me tient en son ample main, mais non pas d’une étreinte telle que l’on en con­ naît sur terre : tout autour de la surface de mon être subtil, comme si j’étais une sphère et que je fusse capable d’être ainsi touché12, une pression 1. Cf Cf. iro partie, ch. I, B, § 2. 2. Image bien imparfaite, puisque la motion divine, plus intime à nous que nous-mêmes, s’exerce ab intus. LA CRITIQUE MODERNISTE 219 douce et uniforme me dit que je ne nie meus pas moi-même, mais que je suis porté *. » On comprend dès lors, comme l’a remarqué le Père de Munnynck, la part de vérité qui se cache dans le bergsonisme : « Il y a un jaillissement continu de réalité dans l’univers... chaque modification, chaque mouvement même le moindre, nous introduit dans les abîmes féconds de l’Être ®. » La preuve par le mouvement, si l’on en saisit bien le sens, conserve donc toute sa portée, elle n’est nullement solidaire d’une conception méca­ niste de la matière. La cause toute suffisante de telle forme de l’énergie (chaleur) ne peut être la forme antécédente (travail mécanique), car l’être transitoire de cette forme antécédente est aussi indigent et a autant besoin d’explication ; il faut, en fin de compte, admettre l’existence d’une cause non transitoire, immota in se permanens, non pas au commencement de la série des transformations de l’énergie (il n’est pas absolument nécessaire que cette série ait commencé, l’éternité du monde et du mouvement n’est pas évidemment contradic­ toire3) mais dans un ordre supérieur à ce mou­ vement. — Cette cause toute suffisante ne saurait être la matière, même si on la suppose douée d’éner­ gie, de forces primitives essentielles. Ici, en effet, se pose une question non pas physique, mais méta­ physique : cette matière douée d’énergie est-elle 1. Newman, Le Songe de Gérontius. 2. P. de Munnynck, Rev. des Sciences phil, et théol., janv. 1908, p. 141. 3. Saint Thomas, Summa Theol., I», q. 46. 220 LES PREUVES DE L’EXISTENCE DE DIEU un agent qui puisse rendre compte par lui-même de Yêtre de son action, dont la puissance d’agir soit son activité même, -per se primo agens? Impossible : car un pareil agent ne peut avoir de devenir en lui, un pareil agent, nous allons le voir, est Acte pur et l’Être même. — Mais cet argument, cela va sans dire, n’a aucune efficacité pour le sensualiste qui nie la distinction de nature qui sépare les sens de l’intelligence, et enlève toute signification au verbe être. § 5. — Les preuves thomistes n’impliquent aucun recours à l’argument ontologique. M. Le Roy, comme d’ailleurs les pragmatistes anglais, reproduit en second lieu l’objection kan­ tienne : conclure la contingence réelle du monde par le fait de son imperfection ou parce que sa non-existence ne répugne pas, n’est-ce pas revenir à l’argument de saint Anselme qui conclut l’exis­ tence réelle de Dieu du simple fait que sa nonexistence répugne ? Il est aisé de répondre à cette objection. Ceux qui, dans l’exposé de la preuve ex contingentia, veulent conclure la contingence réelle du monde par le fait que sa non-existence ne répugne pas, ne passent en aucune façon comme saint Anselme de l’ordre idéal à l’ordre réel. Tout ce que saint Anselme, partant de la pure définition nominale de Dieu, peut conclure, c’est que l’être le plus parfait qui se puisse concevoir implique l’existence dans LA CRITIQUE MODERNISTE 221 sa définition même, comme prédicat essentiel, c’està-dire existe nécessairement par lui-même et non par un autre, est son existence, s’il existe. Cette proposition hypothétique est rigoureusement vraie, mais ce n’est qu’une hypothétique. L’erreur de saint Anselme est d’avoir voulu en faire une pro­ position absolue ou catégorique. Par opposition, la définition d'un être fini quel­ conque, d’une plante, d’un animal, de la matière, d’un esprit, n’implique nullement l’existence dans sa compréhension ; chacun de ces êtres est dans un genre et une espèce déterminés, se définit par ce genre et cette espèce, abstraction faite de l’exis­ tence. Sa différence spécifique n’implique à aucun titre toutes les perfections ni particulièrement la perfection suprême, principe de toutes les autres, l’existence essentielle, l’aséité. — L’essence de cet être se conçoit sans l’existence essentielle, et l'on formule l’hypothétique : si cet être est, ce n’est pas par lui-même qu’il existe. C’est une vérité de l’ordre idéal ou des essences, comme celle à laquelle saint Anselme aurait dû s’en tenir. De plus, la preuve par la contingence, chez saint Thomas, est beaucoup plus simple. Elle revient à ceci : si un être nécessaire n’est pas, rien n’est. Or quelque chose est, et quelque chose de contingent, savoir : les êtres dont nous voyons la génération et la corruption. Donc le nécessaire est, et distinct de ces êtres contingents. — Il suffit que cette preuve conduise à l’existence d’un être nécessaire sans préciser autrement. Mais, objecte M. Le Roy après Kant, lorsqu’on- 222 LES PREUVES DE L’EXISTENCE DE DIEU suite on passe de l’être nécessaire à l’être infiniment parfait, on se contente de retourner l’argument de saint Anselme qui passait de l’être infiniment parfait à l’être nécessaire. Il n’en est rien : saint Anselme concluait : l’être parfait existe nécessairement en fait; il devait dire seulement : l’être parfait existe par soi, s’il existe. Il aurait pu dire aussi bien : si un être existe par soi, il est souverainement parfait, car l’existence essentielle implique toutes les perfections. Or nous savons déjà par la preuve par la contingence qu’il existe en fait un être nécessaire. — Les équiva­ lences de concepts liés nécessairement par leur définition même (nécessaire et infiniment 'parfait') sont légitimes pour ceux qui, contre Kant, admettent qu’aux nécessités de penser répondent des néces­ sités réelles, qu’à Ximpensable répond Yimpossible. Saint Thomas montre que l’être nécessaire (dont l’existence de fait est prouvée) est infini, en établis­ sant qu’en lui il ne peut y avoir distinction entre l’essence et l'existence, qu’il doit être YÊtre même (Ia, q. 3, a. 4) et que YÊtre même est infiniment parfait (Ia, q. 4, a. 1 et 2 ; q. 7, a. l). La preuve revient à ceci : Toute chose est dite parfaite lorsque rien de ce qui convient à sa nature ne lui fait défaut, lorsque tout ce qu’il y avait en elle de potentiel est pleinement actualisé (ex. : un homme parfait serait celui qui réaliserait le plein développement de toutes ses facultés hiérarchisées, la connaissance complète du vrai et l’amour tou­ jours efficace du bien). — Or l’existence est en toutes choses ultime actualité, maxime formale LA CRITIQUE MODERNISTE 223 omnium, — Donc l’être nécessaire qui doit être son existence même est pure actualité et par là même infiniment parfait, sans aucun mélange de non-être, de limite, ou d’imperfection. Le principe de la preuve est la définition de l’existence : actualité de l’essence. « Esse est actualitas omnis formæ vel naturœ, non enim bonitas vel humanitas significantur in actu, nisi prout signifi­ camus eas esse ; oportet igitur quod ipsum esse com­ paretur ad essentiam, quæ est aliud ab ipso, sicut actus ad potentiam. » (Ia, q. 3, a, 4.) Toute essence est une possibilité d’exister, quid capax existendi, et d’autant plus parfaite qu’elle est une possibilité d’exister moins restreinte, qu’elle est susceptible de participer davantage à l’exis­ tence. Le minéral, la plante y participent dans les limites de la matière et de leur étendue ; l’animal, par la connaissance sensible, y participe d’une façon moins bornée ; l’homme, par son âme spiri-’ tuelle douée d’une certaine infinité dans l’ordre de la connaissance et du désir, dépasse les limites de la matière et de l’étendue ; l’esprit pur créé par­ ticipe à l’existence dans les seules limites de la pure forme immatérielle qu'est sa nature, mais ce qui en lui est susceptible d’exister demeure fini ; son essence a raison de puissance, de limite à l’égard de l’existence, ultime actualité. Seul Y Être même1, s’il existe, n’est en aucune façon mélangé de puis­ sance et acte, il est pur acte, souverainement déter-i. i. L’Existence même subsistante, ipsum Esse subsistens, dont parle S. Thomas Ia, q. 3, a. 4 ; q. 7, a. 1. 224 LES PREUVES de l’existence de dieu miné et par là même infinie perfection. Toute finitude d'essence poserait en lui composition de ce qui est susceptible d’exister et de l’existence; son essence pourrait être conçue sans l’existence qui ne lui conviendrait plus dès lors qu’à titre de pré­ dicat contingent. Or l’existence doit convenir à l’être nécessaire à titre de prédicat essentiel, s’il existe ; et il a été démontré par la preuve ex con­ tingentia que de fait un être nécessaire existe. L’être nécessaire ou l’être par soi, doit donc être pur être, ou pur acte, il doit être à l’être comme A est A, et par là même infinie perfection. M. Le Roy reconnaît sans s’en douter le principe de cette démonstration lorsque, dans sa critique de la preuve ontologique, il affirme à la suite de Kant que « l’existence n’est pas une perfection, juxtaposable à d’autres perfections et susceptible de s’y ajouter ; elle n’enrichit pas l’essence, mais simplement l’actualise ». Il est certain que l’exis­ tence n’est pas une perfection qui enrichit l’essence des choses contingentes, puisqu’elle ne leur con­ vient jamais qu’à titre de prédicat contingent ou de fait, et non pas à titre de prédicat essentiel, elle n’entre nullement dans leur définition. Mais comment nier que l’existence considérée dans sa raison formelle d’ultime actualité soit une perfec­ tion? Toute perfection susceptible d’exister n’est qu’une modalité de l’être ayant raison de puissance par rapport à l’existence ; s’il est vrai que l’acte prime la puissance, l’existence est donc en soi une perfection, celle qui achève toutes les autres, maxime formale omnium; toute perfection doit donc être LA CRITIQUE MODERNISTE 225 précontenue éminemment dans ce qui existe -par soi et ne peut être que {'Existence même... Mais M. Le Roy, nous le savons, rejette le primat de l’acte sur la puissance, qui ne reposerait, selon lui, que sur le morcelage utilitaire du continu sen­ sible. § 6. — Les preuves thomistes établissent l’existence d’une cause première transcendante. S’il faut une cause nécessaire, objecte enfin M. Le Roy, pourquoi ne pas s’en tenir à une cause immanente? Aucune des preuves thomistes n’éta­ blit l’existence d’une cause première transcendante. M. Schiller dit à peu près équivalemment : pourquoi ne pas s’en tenir à une cause finie? A cette objection, il faut répondre que par ses cinq preuves, comme le remarque Cajétan, saint Thomas n’entend pas établir explicitement la trans­ cendance de la cause première. Il s’élève seulement à cinq prédicats divins (datur primum movens immobile, primum efficiens, primum necessarium, maxime ens, primum gubernans x), et il se réserve de les réunir en un seul et même sujet dans la question suivante : De simplicitate Dei, où il se demande : « Utrum Deus sit corpus, sit compositus ex materia et forma, sit sua Deitas, sit suum esse, possit habere accidentia, sit omnino simplex, veniat in compositionem cum aliis?» Les cinq preuves I. Cal, in Iam, q. 1, a. 3. 226 LES PREUVES DE L'EXISTENCE DE DIEU de l’existence de Dieu ne s’achèvent, à vrai dire, que lorsqu’il est montré que les cinq prédicats auxquels elles aboutissent ne peuvent convenir qu’à l’jÊire même (q. 3, a. 4). La transcendance est prouvée après (q. 3, a. 6) et se déduit immé­ diatement de la simplicité et de l’immutabilité absolue de X’Être même subsistant. La preuve thomiste de la transcendance peut se ramener au syllogisme suivant : Il ne peut y avoir ni multiplicité ni devenir au sein de l’Absolu ou de Dieu. Or le monde est essentiellement multiple et changeant. Donc Dieu est essentiellement distinct du monde. C’est la preuve de la transcendance qui est donnée par le Concile du Vatican (sess. III, c. 1) : « (Deus) qui cum sit una singularis, simplex omnino et incommutabilis substantia spiritualis, prædicandus est re et essentia a mundo distinctus... et super omnia, quæ præter ipsum sunt et concipi possunt, inefïabiliter excelsus. » Toute cette preuve, encore une fois, repose sur le concept de puissance nécessaire pour rendre intelligible en fonction de l’être et du principe d’identité la multiplicité et le devenir. On ne peut, avec Parménide, nier le devenir au nom de l’être et du principe d’identité. On ne peut, avec Héraclite, nier l’être et le principe d’identité au nom du devenir. Reste à dire avec Aristote : le devenir donné dans le monde suppose la puissance. La puissance de soi n’étant pas l’acte ne peut de soi passer à l’acte (ce serait une violation du prin­ LA CRITIQUE MODERNISTE 227 cipe d’identité). Elle demande donc à être déter­ minée par une puissance active, et en fin de compte par une puissance active suprême qui n’ait pas besoin d’être prémue, qui soit son activité même. Ce premier moteur ne peut être son activité, agir par soi, que s’il est par soi (operari sequitur esse) conséquemment que s’il est à l’être comme A est A, pur être ou pur acte. Il ne peut donc y avoir en lui devenir de par le principe d’identité La transcendance s’établit aussi en prenant pour point de départ la multiplicité qui existe dans le monde. On ne peut avec Parménide nier cette multipli­ cité au nom du principe d’identité (sous prétexte que deux êtres ne pourraient différer que par autre chose que l’être, c’est-à-dire par le non-être qui n'est pas). — On ne peut non plus nier le principe d’identité en affirmant que deux êtres sont réellement distincts l’un de l’autre par cela même qui leur est commun, l’existence. Il faut donc admettre pour rendre intelligible la multiplicité en fonction de l'être qu’il y a dans les divers êtres une puissance réelle distincte de l'existence, comme la matière est distincte de la forme qu’elle reçoit et multiplie. Cette puissance réelle, limite de l’existence, ce nonêtre qui est, c’est l’essence. — Or cette union non plus dynamique mais statique de la puissance et i. Saint Thomas dit équivalcmment VIpsum esse ne peut recevoir aucune addition, puisque par son essence même, il est toute perfection. Ia, q. III, a. 4, ad 1. — Q. III, a. 6. C’est par là qu’il réfute le panthéisme néo-platonicien dans le de Potentia, . 7, a. 2, ad 6. 228 LES PREUVES DE L’EXISTENCE DE DIEU de l’acte, de l’essence et de l’existence ne peut être inconditionnelle, si le principe d’identité est loi du réel. « Quæ secundum se diversa sunt non conveniunt in aliquod unum nisi per aliquam cau­ sam adunantem ipsa » (Ia, q. 3, a. 7). Le divers de soi et comme tel ne peut être un et le même. L’union inconditionnelle du divers est impossible. — Le divers doit donc se rattacher à l’identique, le multiple doit se rattacher à l’un, comme le non-être à l’être. C’est là la signification profonde de la 4a via de Saint Thomas que M. Le Roy a encore critiquée du point de vue nominaliste ou sensualiste. — L’Absolu doit être absolument simple, en tout et pour tout identique à lui-même il doit être à l’être comme A est A, Ipsum esse, Acte pur, et par là même distinct du monde essentiellement composé et multiple *. « Deus cum sit... simplex omnino et incommu­ tabilis substantia spiritualis, prædicandus est re et essentia a mundo distinctus. » (Cone. Vatic., sess. Ill, c. I.) I. Cf. Summa Theol., Is, q. 3, a. 8, 3s ratio, et tout 1’article 7. — La cause per se primo, immédiatement requise, et toute suffisante d’un effet donné est nécessairement d'un ordre supérieur à cet effet, dit ailleurs saint Thomas (Is, q. 104, a. 1) puisqu’elle a par soi et à l'état pur, ce que l’effet possède seulement par participation. M. H. Pinard, dans le Dictionnaire théologique, article création, p. 2086, nous reproche incidemment de revenir par cette assertion à. la conception néoplatonicienne d’après laquelle tout être engendré est nécessairement inférieur au principe qui l’engendre. Notre affirmation, traduite de saint Thomas, n’est autre que la formule métaphysique du principe de causalité, principe dont les néo-platoniciens ont fait un mauvais usage en multipliant sans raison les causes per se primo. LA CRITIQUE MODERNISTE 229 M. Bergson objecte : « Supposons un principe sur lequel toutes choses reposent et que toutes choses manifestent, une existence de même nature que celle de la définition du cercle, ou que celle de l’axiome A = A : Le mystère de l'existence s’éva­ nouit, car l’être qui est au fond de tout se pose alors dans l’étemel comme se pose la logique même. Il est vrai qu’il nous en coûtera un assez gros sacri­ fice : si le principe de toutes choses existe à la manière d’un axiome logique ou d'une définition mathématique, les choses elles-mêmes devront sortir de ce principe comme les applications d’un axiome ou les conséquences d’une définition, et il n’y aura plus de place, ni dans les choses, ni dans leur prin­ cipe, pour la causalité efficace entendue au sens du libre choix. Telles sont précisément les conclusions d’une doctrine comme celle de Spinoza ou même de Leibniz par exemple et telle en a été la genèse x. » Notre thèse serait donc la suppression de la vie divine et de la liberté divine. Cela serait vrai si la métaphysique se ramenait à la logique ou à la mathématique comme le voulait Spinoza et d’une certaine manière aussi Leibniz. Spinoza voulut faire de la méthode mathématique la méthode universelle et pour cette raison rejeta la causalité efficiente et la causalité finale pour ne plus conserver, comme en géométrie, que la causa­ lité formelle et les rapports de propriété à essence. Quant à Leibniz il méconnut le concept de puis­ sance auquel il substitua celui de force, c’était i. Évolution créatrice, p. 301. Le sens commun 16 230 LES PREUVES DE L’EXISTENCE DE DIEU revenir à l’immobilisme, cette force est de l’acte : les monades ne peuvent agir les unes sur les autres. Ayant méconnu le concept de puissance, ce non-être qui est, quasi restriction au principe d’identité, il méconnut par voie de conséquence la contingence propre au libre arbitre dont le motif est une « raison suffisante qui ne suffit pas », raison suffisante à un point de vue mais non pas absolument, comme la puissance est un non-être qui est. Si, au contraire, la métaphysique est distincte de la logique, si la pensée se ramène à l’être et non pas l’être à la pensée, Y Ipsum esse ou Y Acte pur n’est pas un axiome, il est la plénitude de l’être, et cette plénitude est assez riche pour répondre à notre concept de vie et à celui de liberté. Comme nous l’expliquerons plus loin 1, YÊtre même subsistant est intelligent dans la mesure où il est immatériel, et comme il n’est pas seulement indépen­ dant de toute limite matérielle et spatiale mais de toute limite d’essence, non seulement il est souve­ rainement intelligent, mais son intelligence est l’intellection même, c’est-à-dire l’être à l’état de suprême intelligibilité toujours actuelle. Le pur être est pure pensée, comme le pur bien toujours actuellement aimé est pur amour. Cette contemplation immobile, parce que toujours actuelle ou étemelle, du suprême intelligible, cet amour éternel du suprême désirable est la vie même, et aussi la liberté la plus absolue à l’égard de tout le créé. La vie supérieure, en effet, ne comporte pas lei. i. Cf. IIIe partie, ch. n, § 2, p. 320. LA CRITIQUE MODERNISTE 23I mouvement ; le mouvement qui suppose imperfec­ tion et potentialité n’est qu’une imperfection de la vie créée qui ne possède pas d’emblée la plénitude qu’elle doit avoir, et surtout de la vie matérielle qui ne change sans cesse que parce que constamment elle meurt (mouvement d’assimilation et de désassi­ milation). Ce qui est absolument essentiel à la vie, c’est, dit saint Thomas (Ia, q. 18, a. 1 et 3), l’imma­ nence de l’action et plus on s’élève vers Dieu plus cette immanence grandit. La pierre n’est pas vivante, car elle n’a pas en elle le principe de son action ; la plante vit parce qu’elle se meut elle-même en tant qu’elle se nourrit, se développe, se reproduit, mais elle ne détermine elle-même ni la forme ni la fin de ces mouvements. Cette forme et cette fin lui sont imposées par l’auteur de sa nature. L’animal a une vie supérieure parce qu’il perçoit par ses sens les divers objets vers lesquels il peut se mouvoir et plus les sens de l’animal sont parfaits plus il est vivant parce qu'il peut d’autant mieux varier son action. L’homme a une vie supérieure encore parce qu’il ne connaît pas seulement les objets capables de spécifier ses divers mouvements, mais il connaît encore la raison de fin, il peut se proposer un but et voir dans ce but la raison d’être de certains moyens qu’il détermine lui-même. Il est ainsi maître de son action en tant qu’il la détermine au point de vue de sa forme et de sa fin. Cependant l’intelligence humaine a besoin d’être mue objec­ tivement par une vérité extérieure, car elle n’est pas l’être, la volonté humaine a une fin ultime extérieure, car elle n'est pas le bien, et l’ime et 232 LES PREUVES DE L’EXISTENCE DE DIEU l'autre dans l’ordre d’efficience ont besoin d’être prémues par la cause première. L'Être même, lui, est souverainement vivant, parce qu’il possède si bien en lui tous les principes (formel, final, efficient) de son action que cette action est lui-même. Elle n’est pas l’adhésion à une vérité extérieure, elle est la Vérité même à l’état de Pensée toujours actuelle, toujours vivante, le Bien à l’état d’amour éternel. Dieu donc n’est pas seulement vivant, il est la Vie, ξώον άίδιον άριστον (Mét., XII, c. Vil). Le principe que nous plaçons au sommet de tout n’est donc pas un axiome. Lorsque nous disons que Dieu est immuable, nous ne voulons pas dire qu’il soit inerte, nous affirmons au contraire qu’étant la plénitude de l’être ou l’acte pur il est par essence son activité même et n’a pas besoin de passer à l’acte pour agir. Comment l’action de soi éternelle par laquelle Dieu agit ad extra n’a-t-elle son effet que dans le temps? C’est tout à la fois le mystère de la coexistence de l’éternité et du temps et le secret de la liberté divine. A tel point que seule la révé­ lation, selon saint Thomas (Ia, q. 46) peut nous faire connaître si le monde a commencé au lieu d’être créé ab æterno. Mais rien dans ce mystère ne nous oblige à nier le principe d’identité comme loi fonda­ mentale du réel, à nier l’immutabilité suréminente de Dieu, tout au contraire nous porte à l'affirmer. Quant à la liberté divine, elle se fonde sur la souveraine indépendance de YÊtre même à l’égard de tout le créé, elle n’est autre que Y indifférence dominatrice de l’Être à l’égard de ce qui peut exister, mais n'a aucun droit à exister, l’indifférence domi- LA CRITIQUE MODERNISTE 233 natrice de l’Amour étemel du Bien absolu et infini à l’égard des biens finis qui ne peuvent lui apporter aucune perfection nouvelle. La pensée grecque, qui avait peu de sympathie pour l’obscure idée de liberté, a cherché vainement à expliquer le passage de Dieu au monde, de l’Un au multiple. Elle « a postulé, dit M. Bergson, une espèce de nécessité métaphysique 1 » d’après laquelle l’immuable et pure perfection doit se traduire en une infinité d’êtres imparfaits et instables qui en sont comme la monnaie. Ce postulat ne s'impose évidemment pas du fait qu’on admet l'Acte pur. Il suffit pour s’en convaincre de méditer l’article de la Ia Pars, de la Somme Théologique, q. 19, a. 3 : « Utrum quidquid Deus vult, ex necessitate velit. » « Cum bonitas Dei sit perfecta et esse possit sine aliis, cum nihil ei perfectionis ex aliis accrescat, sequitur quod alia a se eum velle non sit neces­ sarium. » Il n’y a pas une perfection de plus après la création ; cependant Dieu a eu pour créer une raison suffisante qui n’est pas infailliblement déter­ minante : il convient que celui qui est le souverain Bien communique ce qui est en lui et le communique avec la plus absolue liberté. C’est la raison suffisante d’un libre choix. Telle est la preuve métaphysique de la transcen­ dance divine. La manière dont nous venons de l’établir nous montre que trois positions seulement sont possibles. i° Admettre le frimât de l’être sur le devenir et l. Évol. criatr., p. 354. 234 I-ES preuves de l’existence de dieu nier la -puissance, alors bon gré mal gré, il faut revenir à Parménide : multiplicité et devenir sont illusoires ; reste à expliquer l’illusion. C’est la posi­ tion des panthéistes qui absorbent le monde en Dieu. Ils doivent en venir à l’acosmisme, nier le monde en niant toute multiplicité et tout devenir. 2° Admettre le primat de l’être et admettre aussi la puissance, alors il faut, avec Aristote, affirmer la transcendance divine impliquée dans le concept d’Acte pur, immuable et simple (κεχωρισαένον τι καί αυτό καθ' αυτό. Met., 1. XII, C. x). 3° Nier le primat de l’être, affirmer celui du deve­ nir, avec Héraclite ; et c’est avec Hégel nier la valeur objective du principe d’identité, loi fondamen­ tale de la pensée et mettre la contradiction à la racine de tout. C’est la position des panthéistes qui absorbent Dieu dans le monde et doivent en venir à nier Dieu. C’est à cette troisième position que nous paraît aboutir nécessairement M. Le Roy en niant le primat de l’acte et en « réduisant l’être au deve­ nir ». L’Encyclique Pascendi ne voit-elle pas dans l’athéisme la conséquence rigoureuse de l’immanen­ tisme évolutionniste et agnostique des modernistes ? CHAPITRE III LE PANTHÉISME DE LA PHILOSOPHIE NOUVELLE Sous prétexte qu'il y a « -plus dans un mouvement que dans les positions successives attribuées au mobile », M. Bergson formule le principe absolu «il y a plus dans le mouvement que dans l’immo­ bile », du mouvement la philosophie pourra tirer l’immobilité, mais non pas de l’immobilité le mou­ vement. De ce point de départ essentiellement sensualiste, nous l’avons vu \ M. Bergson conclut qu’ii l’idée d’être, au principe d’identité et à ses dérivés (principe de substance, de raison d’être, de causa­ lité, de finalité), nous devons substituer pour nous guider «l’intuition primitive de la vie profonde, l’écoulement de la durée consciente d’elle-même ». Comme chez Maine de Biran c’est le primat de la i. Il faut répondre à M. Bergson ce qu’on a répondu à Spencer : « L’évolutionnisme est la vérité au point de vue des sens, mais au point de vue de l’intelligence il reste vrai que l’imparfait n’existe et ne se détermine qu’en vue du plus parfait... De plus, l’intelligence persiste à dire avec Aristote : Tout a sa raison et le premier principe doit être la raison suprême des choses. Or, expliquer c’est déterminer, et la suprême raison des choses ne peut être que l’être entièrement déterminé. » Boutroux, Études d’Histoire de la Philosophie, p. 202. 236 LES PREUVES DE L’EXISTENCE DE DIEU conscience sur la raison. Et cette conscience appa­ raissant comme un incessant devenir, tout concept, toute catégorie n’est qu’une vue superficielle prise sur le flux universel, une vue qui réifie maladroite­ ment la réalité qui se fait en la considérant comme une réalité faite. Il faut donc revenir au pur nomi­ nalisme, répéter après Hobbes, Condillac, Mill, Spencer, Taine, que le concept abstrait n’est qu’un résidu plus pauvre que les images concrètes et vivantes desquelles il provient, qu’il n’y a ni subs­ tances, ni choses, que ce ne sont là qu’entités ver­ bales, puisque l’expérience ne donne que des phé­ nomènes et du devenir. Avec ce principe de métaphysique générale et cette théorie de la connaissance, comment ne pas aboutir au panthéisme évolutionniste? § i. — Le -panthéisme évolutionniste chez M. Bergson. S’il y a plus dans le mouvement que dans l’immo­ bile, dans le devenir que dans l’être, que sera la réalité fondamentale? Comment faudra-t-il conce­ voir Dieu et la création? Comme un incessant devenir. Nous trouverons l’image de ce devenir, en nous, non pas dans le concept immobile et rigide, dans l’idée du Bien de Platon, dans les vérités étemelles de saint Augustin, mais dans la conscience de notre vie et de notre mouvement intérieur. «Tout est obscur, dit M. Bergson, dans l’idée de création, si l’on pense à des choses qui seraient créées et à une chose qui crée, comme on le fait PANTHÉISME DE LA PHILOSOPHIE NOUVELLE 237 d’habitude, comme l’entendement ne peut s’empê­ cher de le faire. Cette illusion est naturelle à notre intelligence, fonction essentiellement pratique, faite pour nous représenter des choses et des états plu­ tôt que des changements et des actes. Mais choses et états ne sont que des vues prises par notre esprit sur le devenir. Il n’y a pas de choses, il n’y a que des actions1... » De ce point de vue, Dieu doit être conçu comme « un centre d’où les mondes jailli­ raient comme les fusées d'un immense bouquet ; — pourvu toutefois que je ne donne pas ce centre pour une chose, mais pour une continuité de jail­ lissement. Dieu ainsi défini, n’a rien de tout fait ; il est vie incessante, action, liberté. La création ainsi conçue, n’est pas un mystère : nous l’expé­ rimentons en nous dès que nous agissons librement. Que des choses nouvelles puissent s’ajouter aux choses qui existent cela est absurde, sans aucun doute, puisque la chose résulte d’une solidification opérée par notre entendement et qu’il n’y a jamais d’autres choses que celles que l’entendement a constituées... Mais que l’action grossisse en s’avan­ çant, qu’elle crée au fur et à mesure de son progrès, c’est ce que chacun de nous constate quand il se regarde agir 12. » On se demande comment dans un pareil système, on -pourrait concevoir l’existence de Dieu avant la création; et cependant si Dieu est libre il aurait pu exister sans créer, la révélation nous dit même 1. Évol. créalr., p. 269. 2. Ibid,, p. 270. 238 LES PREUVES DE L’EXISTENCE DE DIEU qu’il n’a pas créé ab œterno, mais dans le temps. Or M. Bergson définit Dieu « une continuité de jaillissement », plus loin «une exigence de création » (p. 283). Que serait donc ce Dieu sans le monde? C’est le premier pas vers le panthéisme : Dieu ne peut exister que s’il crée, il ne se distingue pas de la création elle-même. Non seulement Dieu ne se conçoit plus sans le monde, mais il est absorbé par le monde. Comment en effet appellera-t-on ce principe de toute réalité et de toute vie? «Faute d’un meilleur nom, dit M. Bergson, nous l’avons appelé conscience ; mais il ne s’agit pas de cette conscience diminuée qui fonctionne en chacun de nous » (p. 258). « Cons­ cience ou supra-conscience est la fusée dont les débris éteints retombent en matière ; conscience encore est ce qui subsiste de la fusée même, tra­ versant les débris et les illuminant en organismes. Mais cette conscience, qui est exigence de création, ne se manifeste à elle-même que là où la création est possible. Elle s’endort quand la vie est con­ damnée à l’automatisme ; elle se réveille dès que renaît la possibilité d’un choix » (p. 283). Dieu est l’élan vital, l’activité vitale libre qui s’oppose à la matière, laquelle est essentiellement interruption de la vie, automatisme, sommeil, inertie ; l'élan vital créateur s’oppose aussi à la raison qui est comme la matière automatisme, immobilité, et mort1. La réalité fondamentale «est une réalité qui se fait à travers celle qui se défait » (p. 269).i. i. La nécessité rationnelle des principes comme la nécessité PANTHÉISME DE LA PHILOSOPHIE NOUVELLE 239 Non seulement Dieu est absorbé dans le monde mais, comme l’a remarqué M. Piat, il semble devoir disparaître de plus en plus : « On voit par là même la notion qu’il faut se faire de Dieu, d’après une telle conception. Dieu n’est pas ; il se fait, lorsqu’il triomphe de la matérialité ; il se défait, lorsqu'il y trouve un obstacle insurmontable à son action. Il se défait également en un autre sens : au fur et à mesure qu’il fixe son œuvre dans l’ordre, il s’en retire, et l’automatisme gagne d’autant sur la con­ science. C’est à l’origine surtout que Dieu était. Il sera de moins en moins, et dans la proportion où l’harmonie du monde se pourra suffire en s’affer­ missant \ » L’anti-intellectualisme bergsonien et l’intellec­ tualisme absolu de Hégel se rejoignent ainsi en un commun monisme évolutionniste. Et à tout prendre, le panthéisme intellectualiste de Hégel n’est-il pas incontestablement supérieur au panthéisme sensualiste où semble fatalement nous conduire une philosophie ennemie de l’idée, pour qui la vérité n'a plus aucune signification qui l’élève au-dessus de l’expérience pure et simple? Hégel, disions-nous plus haut, ramenait le réel au rationnel, ce qui est à ce qui doit être, le fait au droit, la liberté à la nécessité ; « la philosophie nouvelle » fait l’inverse, elle ramène le rationnel au réel vécu, ce qui doit être à ce qui est, le droit au fait accompli, la mora­ mécanique qui régit les mouvements des corps proviendrait en nous d’habitudes qui sont comme le résidu mort de l’action. I. Cl. ΡΐΛΤ, Revue pratique d'Apologitique, 15 septembre 1907, p. 782. 240 LES PREUVES DE L’EXISTENCE DE DIEU lité au succès, la nécessité à la liberté, à une liberté sans intelligence et sans loi, qui n’est au fond que spontanéité. — Les deux systèmes extrêmes étaient appelés à se rencontrer par leur commune négation de la valeur objective des principes d’identité et de non-contradiction. § 2. — La preuve que M. Le Roy substitue aux preuves traditionnelles conduit au panthéisme. M. Le Roy accepte le point de départ du bergso­ nisme : « il y a plus dans le mouvement que dans l’immobile » et il est conduit naturellement aux mêmes conclusions que son maître. Les preuves traditionnelles détruites, voici com­ ment il ordonne «la série dialectique d’où sortira l’affirmation de Dieu », c’est l’argument appelé à remplacer désormais les preuves classiques. « i° La réalité est devenir, effort générateur, ou — comme dit M. Bergson — jaillissement dynamique, élan de vie, poussée de création incessante. Cela tout le montre dans la nature et nous le sentons mieux encore en nous-mêmes, dans l'être que nous sommes, et où nous puisons sous les espèces de la durée vécue l’intuition la plus vive de la réalité profonde, c’est-à-dire de cette activité spirituelle dont émanent les immobilités relatives qu’on appelle matière ou raison pure. » « 2° Le devenir cosmique est orienté dans un sens défini. Non pas que la suite qu’il déroule tende vers une limite extérieure, mais elle accuse un carac­ tère interne de convergence. La réalité universelle PANTHÉISME DE LA PHILOSOPHIE NOUVELLE 24I est progrès, c’est-à-dire croissance, ascension vers le plus et le mieux, c’est-à-dire enfin marche au parfait. Cela encore, tout le montre dans la nature, notamment l’évolution biologique ; tout le montre aussi en nous, et l’histoire et la psychologie en témoignent également. En somme l’existence même est effort d’accroissement, travail de réalisation ascendante. Ainsi le moral paraît le fond de l’être. « 30 L’esprit est liberté, puisqu’il est action créa­ trice et même en un certain sens action d’auto­ genèse. En d'autres termes, la liberté de l’esprit, c’est ce caractère même de son action d’être pre­ mier principe dans l’ordre de la matière aussi bien que dans celui de la législation rationnelle ; en sorte que cette action, présupposée par toute chose, ne saurait à son tour sans cercle vicieux être expliquée par rien de physique ou à.’abstrait. La liberté de l'esprit toutefois n’est point totalement souveraine... Trois éléments limitent son indépendance, tout en respectant son autonomie (i° un obstacle à vaincre, c’est le germe de la matière ; 2° obligation d’unité, c’est le germe de la raison ; 30 orientation vers le parfait, principe de croissance qui est à la lettre inspiration). Voilà en abrégé ce que nous appelons la réalité morale. Cette réalité morale, esprit de notre esprit, est radicalement irréductible à toute autre forme de réalité, de par sa place même au sommet ou plutôt à la source de l’existence. Il faut donc affirmer son primat, et c'est cette affirmation qui constitue Y affirmation de Dieux. » i. Revue de Mit. et de Mor., juillet 1907, p. 498. 242 LES PREUVES DE L'EXISTENCE DE DIEU Telle est la nouvelle preuve de l’existence de Dieu qui n’a plus rien à craindre de la critique moderne mais qui au contraire s’édifie sur les résul­ tats les plus certains de cette critique. Il est aisé de montrer que cette preuve repose sur des postulats autrement contestables que celui du morcelage de l’être en puissance et acte ; et que loin d’établir la transcendance divine elle conduit au panthéisme. Cette preuve ne repose sur aucun principe cer­ tain. Comment prétendre remplacer les principes des preuves traditionnelles (principe d’identité, de raison d’être, de causalité), i° par cette assertion des­ tructrice de toute science : la réalité essentiellement instable est devenir *, 2° par cette pauvre loi du progrès physique et surtout moral si souvent démen­ tie par les faits, 30 par cette affirmation gratuite d’une liberté contradictoire, antérieure à la raison, créatrice de la législation rationnelle et du premier principe de la morale. Loin d’être l’affirmation du p ■rimat de la réalité morale, cette doctrine doit abou­ tir à l’amoralisme du fait comme l’a montré M. Jean Weber 12. M. Le Roy devra en venir à dire avec Ockam que Dieu aurait pu nous donner comme premier précepte de le haïr. Pourquoi pas, si la liberté est créatrice des principes de l'ordre moral? Si c’est là ce que nous offre M. Le Roy pour rem­ 1. Le scepticisme de Cratyle dérive nécessairement de ce point de vue héraclitéen. 2. Revue de Métaphysique et de Morale, 1894, pp. 549-560. Nous avons cité plus haut les conclusions de M. Jean Weber, 1« P., ch. I, B, § 4. PANTHÉISME DE LA PHILOSOPHIE NOUVELLE 243 placer les preuves traditionnelles, je comprends le jugement que portait il y a dix ans M. Jacob sur cette philosophie nouvelle : « Elle détruit et ne crée pas ; elle attribue nos catégories à des besoins pratiques dont nous ne savons ni pourquoi ils nais­ sent, ni de quelle façon le point de vue de l’utile qu’ils suscitent peut se maintenir en conflit avec le point de vue intellectuel du vrai. Elle n’apporte nulle part une clarté nouvelle et elle introduit pres­ que partout de nouvelles obscurités. Elle obtient cependant un grand succès qui est dû en partie au merveilleux talent de son interprète le plus origi­ nal, mais surtout à son accord avec quelques-unes des aspirations les plus profondes de la société con­ temporaine, le mysticisme et l’impressionnisme 1. » Oui, et mysticisme sans intelligence qui peut con­ duire on ne sait où. Cette preuve nouvelle, tissu des postulats et des contradictions, conduit d’ailleurs au panthéisme. — « Cette réalité morale, esprit de notre esprit », dont M. Le Roy affirme le primat, et « dont l’affirmation constitue l’affirmation de Dieu », est-elle transcen­ dante, distincte du monde, peut-elle exister sans nous? M. Le Roy répond : « Les deux conceptions oppo­ sées : Dieu immanent et Dieu transcendant sont également fausses d’un point de vue statique. Mais dynamiquement une conciliation devient possible. Nous ne sommes pas des « natures » achevées et closes, ne pouvant donc évoluer que par des expli-i. i. Revue de Métaphysique et de Morale, mars 1898. 244 LES PREUVES DE L’EXISTENCE DE DIEU cations de richesses latentes. Notre vie, au contraire, est incessante création. Et il en est de même pour le monde. C’est pourquoi immanence et transcen­ dance ne sont plus contradictoires; elles répondent à deux moments distincts de la durée: l'immanence au devenu, la transcendance au devenir. Si nous déclarons Dieu immanent, c’est que nous considérons de Lui ce qui est devenu en nous et dans le monde; mais pour le monde et pour nous il reste toujours un infini à devenir, un infini qui sera création pro­ prement dite, non simple développement, et de ce point de vue Dieu apparaît comme transcendant; et c’est comme transcendant que nous devons surtout le traiter dans nos rapports avec lui, selon ce que nous avons reconnu à propos de la person­ nalité divine \ » Dans une pareille conception Dieu ne peut exister sans le monde. Pour M. Le Roy comme pour M. Bergson Dieu n’est pas une substance, une chose, mais « une continuité de jaillissement » ; que serait cette continuité de jaillissement si Dieu n’avait pas créé? Or il est de foi que Dieu aurait pu ne pas créer et qu’il n’a pas créé ab œterno. Le Dieu de M. Le Roy ne se conçoit pas plus sans le monde, que la réalité morale dont il fait le fond de l’être ne se conçoit, comme il le dit lui-même, sans obstacle à vaincre (germe de la matière), sans obligation d’unité (germe de la raison), sans orientation vers le mieux. i. Revue de Mil. et Mor., juillet 1907, p. 512. C’est moi qui souligne. PANTHÉISME DE LA PHILOSOPHIE NOUVELLE 245 Non seulement Dieu, dans ce système, ne peut exister sans la création, mais il n’existe même pas après elle, il est comme le dit M. Bergson, « une réalité qui se fait à travers celle qui se défait 1 ». Puisqu’il s’identifie avec la réalité morale qui fait le fond de l’être, il est comme elle ascension vers le mieux, marche au parfait. Bien plus, il est cela, non pas seulement en tant qu’immanent en nous, mais aussi en tant que trans­ cendant, et « c’est comme transcendant que nous de­ vons le traiter dans nos rapports avec lui ». Au point de vue de sa transcendance Dieu n’est encore pour M. Le Roy qu’ « un infini à devenir, un infini qui sera création proprement dite... ; immanence et transcendance répondent à deux moments distincts de la durée ». Autant dire que Dieu est le devenir devenant et nous le devenir devenu, ce qui est la transposition dynamique des expressions panthéistes de nature naturante et de nature naturée. Autant dire, comme feu Renan, à qui lui posait la question : Dieu est-il? — «Pas encore. » Et il sera toujours vrai de dire « pas encore ». — A moins qu’on n’ad­ mette que l’ordre rationnel et l’automatisme arrivent par leur développement à se suffire à eux-mêmes, et alors il faudra dire, comme le remarque M. Piat, que « c’était, à l’origine surtout que Dieu était et qu’il sera de moins en moins ». Cela n’empêche pas M. Le Roy d’admettre que Dieu est personnel, au sens pragmatique. « Affirmer la personnalité divine c’est affirmer d’abord quei. i. Évol. créât., p. 270. Le sens commun 17 246 LES PREUVES DE L’EXISTENCE DE DIEU Dieu n’est pas impersonnel, qu’il nous serait impos­ sible de nous donner sincèrement à lui si nous le jugions moindre que nous dans l’ordre du réel, de trouver en lui le fondement de notre existence personnelle si nous le pensions sous une forme infé­ rieure à la personnalité : catégorie logique, prin­ cipe abstrait, vague substance universelle ou force cosmique diffuse. — Affirmer que Dieu est person­ nel a encore un sens pragmatique positif : c’est nous donner à lui, c’est-à-dire nous comporter à son égard comme à l’égard d’une personne ; c’est chercher en lui notre propre personnalité» Cette personnalité divine au sens pragmatique n’implique nullement la transcendance métaphy­ sique définie par le Concile du Vatican ; le Concile définit une doctrine dont le bergsonisme est l’absolue négation : « Sancta Catholica Apostolica Romana Ecclesia credit et confitetur unum esse Deum verum et vivum, creatorem..., intellectu ac voluntate omnique perfectione infinitum ; qui cum sit una singularis, simplex omnino et incommutabilis sub­ stantia spiritualis, praedicandus est re et essentia a mundo distinctus, in se et ex se beatissimus, et super omnia, quæ præter ipsum sunt et concipi possunt, ineffabiliter excelsus. » (Sess. III, c. 1.) Le Concile condamne en outre les différentes formes du pan­ théisme, en particulier le panthéisme évolutionniste : Dieu conçu comme un idéal qui tend à se réaliser, mais qui ne pourra jamais l’être a. Il affirme enfin une 1. Revue de Mét. et Mor., juillet 1907, p. 498. 2. « Si quis dixerit res finitas tum corporeas tum spirituales aut saltem spirituales, e divina substantia emanasse ; aut divi- PANTHÉISME DE LA PHILOSOPHIE NOUVELLE 247 fois de plus la création ex nihilo formellement niée par l’auteur de YÉvolution créatrice (p. 270 et pp. 299, 322). Le symbole pragmatiste de la personnalité divine ne recouvre-t-il pas une métaphysique panthéistique ? Dieu, dans la « philosophie nouvelle », n’est plus, comme pour Aristote, le moteur immobile ; il paraît bien être, comme pour les stoïciens, le pre­ mier mobile, τό πρώτον χίνητον, πνεύμα δία πάντων διελήλυθος. Cléanthe et Chrysippe n’eussent-ils pas admis les termes mêmes de M. Bergson et de M. Le Roy, le mot liberté mis à part? Et eux aussi ne s’efforçaient-ils pas de concilier avec ce panthéisme une certaine notion de la personnalité divine qui répondait à un besoin de leur sentiment religieux et de leur piété? Qu’on se rappelle Y Hymne de Cléanthe à Zeus : « Oh ! le plus glorieux des immor­ tels... être qu’on adore sous mille noms... c’est le devoir de tout mortel de te prier1... » N’était-ce pas faire une place au symbolisme pragmatiste à côté des conceptions spéculatives? Ces philosophes étaient pourtant eux aussi des nominalistes qui subordonnaient la métaphysique à la morale; mais la métaphysique prend toujours sa revanche et chez les moralistes eux-mêmes c’est elle qui veut avoir le dernier mot.*i. nam essentiam sui manifestatione vel evolutione fieri omnia ; aut denique Deum esse ens universale seu indefinitum, quod sese determinando constituat rerum universitatem in genera, species et individua distinctam : anathema sit. » i. Voir le texte dans Uberweg. Grundriss der Geschichle der Philosophie, 9» édit., t. I, p. 299. 248 LES PREUVES DE L’EXISTENCE DE DIEU M. Le Roy soutient que le «dogme de la per­ sonnalité divine comme tout autre dogme, par luimême et en lui-même, n’a qu’un sens pratique 1 ». Mais «après cela, ajoute-t-il, j’accorde sans réserve qu’on possède le droit, qu’on a même le devoir (si l’on veut penser philosophiquement sa foi) de cons­ truire, pour autant qu’on le peut, une théorie onto­ logique du fait... Ce n’est même qu’à un point de vue en quelque sorte juridique, non dans l’ordre de la vie concrète, qu’on peut s’abstenir de toute pensée spéculative à l’égard des faits pragmati­ quement saisis 12 ». Il se trouve malheureusement que la théorie bergsonienne de la transcendance divine, bien loin de nous aider à « penser philosophiquement le dogme de la personnalité divine », le détruit, et est en opposition formelle avec le concile du Vatican, aussi bien qu'avec ce que M. Bergson appelle « la métaphysique naturelle de l’intelligence humaine ». La mobilité que nous constatons en ce monde «n’est possible que si elle est adossée à une éter­ nité d’immutabilité ». « Tel est, dit justement M. Bergson, le dernier mot de la philosophie grecque... dont la charpente dessine les grandes lignes d’une métaphysique qui est, croyons-nous, la métaphy­ sique naturelle de l’intelligence3. » Mais il est faux qu’on arrive à une philosophie de ce genre par la simple mise en système de dissociations effectuées 1. Dogme et critique, p. 33. 2. Ibid., p. 256. 3. Évol. créalr., p. 352.. PANTHÉISME DE LA PHILOSOPHIE NOUVELLE 249 par la pensée pratique et le langagex. Ce n’est point «par des fils invisibles que cette philosophie se rattache à toutes les fibres de l’âme antique » et à ce qui fait le fond de l’intelligence humaine. Il est faux qu’on ne puisse «la déduire d'un prin­ cipe simple 8». Elle se rattache à l’intelligence par le principe même d’identité, impliqué dans l’idée qui fait le fond de toutes nos idées, en assure l’objec­ tivité, l’intelligibilité, l’immatérialité, je veux dire l’idée d’être. — Affirmer l’existence de VActe pur ou de Vlpsum esse subsistens, qui est à l’être comme A est A, c’est affirmer que le principe d’identité est la loi fondamentale de la pensée et du réel. Si ce principe d’identité a une valeur objective, ne faut-il pas que la réalité fondamentale soit une et la même, en tout et pour tout identique à ellemême, Acte pur, Ipsum esse? Le monde parce qu’il est multiplicité et devenir ne peut avoir en soi sa raison d’être : le devenir comme le multiple est union du divers. Or l’union inconditionnelle du divers est impossible: le divers par soi et comme tel ne peut être un et le même « quæ secundum se diversa sunt non conveniunt per se in aliquod unum ». Ce que ce monde nous dit, par la multiplicité et le devenir qui sont en lui, c’est, comme l’ont compris Platon et Aristote, que le non-être est; mais si le non-être est, il ne peut pas pourtant être par soi. Le monde est une quasi-violation du principe d'iden­ tité. L’intelligence qui comprendrait toute la signi­ 1. Évol. créalr., p. 353. 2. Ibid., p. 352. 250 LES PREUVES DE L’EXISTENCE DE DIEU fication et toute la portée de ce principe verrait quasi a simultaneo (comme l’ange) que la réalité fondamentale, ΓAbsolu, n’est pas cet univers mul­ tiple et changeant, mais bien une réalité une et immuable et par là même transcendante, Ylpsum esse, l’Être même, l’Acte pur. Tel est le sens profond de la philosophie grecque, telle est la raison pour laquelle elle doit être appelée «la métaphysique naturelle de l’intelligence humaine ». M. Bergson remarque qu’ « un irrésis­ tible attrait ramène l’intelligence à son mouvement naturel, la métaphysique des modernes à la méta­ physique grecque 1 ». « Artistes à jamais admirables, dit-il, les Grecs ont créé un type de vérité suprasensible, comme de beauté sensible, dont il est difficile de ne pas subir l’attrait. Dès qu’on incline à faire de la métaphysique une systématisation de la science, on glisse dans la direction de Platon et d'Aristote... Et une fois entré dans la zone d’attrac­ tion où cheminent les philosophes grecs, on est entraîné dans leur orbite z. » Mais d’où vient donc la puissance de cet attrait qui ramène l’intelligence humaine à la métaphy­ sique des Grecs ? Serait-ce parce que l’intelligence, faculté toute pratique, a pour objet les corps solides, comme le prétend M. Bergson8? Ne serait-ce pas12 * 3 1. Évol. créatr., p. 355. 2. Ibid., p. 375. 3. «Notre intelligence, au sens étroit du mot, est destinée à assurer l’insertion parfaite de notre corps dans son milieu, à se représenter les rapports des choses extérieures entre elles, enfin, à penser la matière... L’intelligence se sent chez elle tant PANTHÉISME DE LA PHILOSOPHIE NOUVELLE 251 plutôt parce qu’elle a pour objet formel Yêtre, fond intelligible de toutes ses idées, lien de tous ses juge­ ments et raisonnements, comme l’ont si bien vu Platon et Aristote? M. Bergson se plaçant aujourd'hui à l’antipode de cette métaphysique naturelle est amené à dire que le dernier mot de la philosophie moderne en tant qu’elle s’oppose à la philosophie antique, con­ siste à affirmer que la réalité fondamentale est de­ venir. Or cela revient à dire, comme l’a reconnu Hégel, que la nature intime des choses est une con­ tradiction réalisée. Nier le principe d’identité comme loi fondamentale du réel, c’est évidemment affirmer que la contradiction est au sein même du réel, puis­ que le principe de non-contradiction n’est que la formule négative du principe d’identité. Supprimer l'Acte pur qui est à l’être comme A est A, supprimer la transcendance divine, c’est mettre l’absurdité à la racine de tout. L’anti-intellectualisme de M. Berg­ son n’est qu’un hégélianisme retourné. Ces deux systèmes extrêmes devaient se rejoindre dans un commun monisme évolutionniste ; s’ils n’existaient pas, il faudrait les inventer, car ils constituent la plus remarquable des preuves par l’absurde de l’existence du Dieu transcendant, absolument un et immuable. Jamais on ne sortira de cette objection. qu’on la laisse parmi les objets inertes, plus spécialement parmi les solides, où notre action trouve son point d'appui et notre industrie ses instruments de travail ; nos concepts ont été formés à l'image des solides, notre logique est surtout une logique des solides, par là même notre intelligence triomphe dans la géo­ métrie, où se révèle la parenté de la pensée logique avec la matière inerte. »Évol. créait., p. 1, 252 LES PREUVES DE L’EXISTENCE DE DIEU Nous avions donc raison de dire que trois posi­ tions seulement sont possibles en métaphysique générale et théodicée : i° Admettre le -primat de l’être sur le devenir et nier la puissance; alors bon gré mal gré il faut revenir à Parménide : multiplicité et devenir sont illusoires. Reste à expliquer l’illu­ sion. C’est la position des panthéistes qui absorbent le monde en Dieu et doivent en venir à nier le monde en niant toute multiplicité et tout devenir. 2° Admettre le primat de l’être et admettre aussi la puissance; alors il faut avec Aristote affirmer la transcendance divine, impliquée dans le concept d’Acte pur. 30 Nier le primat de l’être, affirmer celui du devenir, avec Héraclite, et c’est avec Hégel nier la valeur objective du principe d’identité, loi fondamentale de la pensée, et mettre l’absurdité au sein même du réel. C’est la position des panthéistes qui absorbent Dieu dans le monde et doivent en venir à nier Dieu *. L’alternative revient à cette autre : Dieu ou l’absurdité radicale. i. Nous regrettons de lire dans le Dictionnaire Apologétique de la Foi catholique, dernière édition, article Panthéisme col. 1326, l'alinéa suivant : « L'entreprise est séduisante, de vouloir détruire l’assertion panthéistique en montrant non seulement qu’elle est fausse, mais qu’elle est en elle-même et de tout point de vue absurde. Il semble qu’en arrêtant le panthéisme au nom de la métaphysique, au lieu de l’arrêter au nom de l’expérience, on en triomphe plus complètement et qu’il soit mieux réduit en poussière si l’on a prouvé qu’il répugne à la Raison, que si l'on a seulement prouvé qu’il répugne aux Faits. De là, une manière de le réfuter qui consiste à montrer la contradiction où l’on tombe quand on identifie l’infini et le fini, le parfait et l'impar­ fait. — Cette manière de réfuter le panthéisme est excellente PANTHÉISME DE LA PHILOSOPHIE NOUVELLE 253 contre un certain panthéisme, le seul que connût le moyen âge ; il la faut garder. Mais dirigée contre la forme plus subtile du panthéisme, que nous avons appelée, en nous référant aux modernes, le panthéisme des philosophes, cette réfutation, sans perdre sa valeur, se trouve perdre son objet. On a vu que Spinoza distingue expressément la nature incréée et la nature créée, les « attributs » de Dieu et ses « modes ». Des remarques ana­ logues doivent être faites au sujet de Fichte et même de Hégel, dont il devrait être entendu une fois pour toutes qu'il n'a ja­ mais soutenu l’identité des contradictoires. » Certainement la rédaction de cet alinéa est malheureuse, et l’auteur serait sans doute fort contrarié qu’on lui attribuât cette pensée qu’il est impossible de réfuter le panthéisme à priori. II pourrait invoquer ce qu'il a écrit dans les notes des col. 1313, 1314 et col. 1325 où il est dit nettement : « Que Dieu se trouve dans la nécessité de créer du fini, et dans la nécessité de l'assumer sous peine, pour Lui, de n’être pas soi, voilà ce qui selon nous, de toute évidence fait l’infini fini, subordonne le Parfait à l’imparfait, entache de puissance l’Acte pur. » Donc le panthéisme de Spinoza, celui de Fichte, d'Hégel, tout panthéisme en général qui tentera de se prouver est absurde, car une preuve sera tou­ jours un effort pour rattacher par un lien nécessaire le monde à Dieu, ce qui revient à nier Dieu, et à poser l'absurde au principe de tout. Voir ici plus haut, i” P., ch. 11, § 17, ce qu’il faut penser de cette assertion que Hégel n’aurait jamais nié l’objectivité du principe de contradiction ou d’identité. Il est clair qu'il a posé au principe de tout un devenir qui est à lui-même sa raison ; or c’est là manifestement nier le principe d'identité, qui se vérifie premièrement en celui qui a dit : « Je suis Celui qui suis » et non pas : « Je suis celui qui devient et ne sera jamais ». CHAPITRE IV LA VÉRITÉ FONDAMENTALE DE LA PHILOSOPHIE DE L’ÊTRE Les objections de M. Le Roy nous ont obligé à approfondir le premier principe de la philosophie traditionnelle qui nous est apparue comme une phi­ losophie de Yêtre radicalement opposée à la phi­ losophie du phénomène et à celle du devenir. Il est aisé maintenant de dégager la vérité fondamentale de cette philosophie. En son traité de Veritate fundamentali philosophice christiance 1 le P. del Prado, O. P., a montré que dans l’ordre synthétique {in via judicii, non in via inventionis) la vérité fondamentale de la philosophie chrétienne est qu’en Dieu l’essence et l’existence sont identiques, tandis que dans la créature, elles sont réellement distinctes. — (Les vérités premières de l’ordre d’invention sont les premiers principes rationnels et les faits primitifs auxquels nous les appliquons. La vérité fondamentale dans l’ordre synthétique, in via judicii, est la raison suprêmei. i. Fribourg (Suisse), imprimerie S. Paul, 1911. — Dans son magistral ouvrage de Gratia et Libero arbitrio (3 vol. in-8®, Fribourg, 1907) le même auteur a rattaché à cette vérité fonda­ mentale le traité de la grâce de saint Thomas. 256 LES PREUVES DE L’EXISTENCE DE DIEU qui répond à nos derniers pourquoi sur Dieu et sur le monde : pourquoi y a-t-il un seul être incréé, immuable, infini, absolument parfait, souveraine­ ment bon, omniscient, libre de créer, etc. ? Pourquoi tous les autres êtres ont-ils dû recevoir de Lui tout ce qu’ils sont et doivent-ils attendre de Lui tout ce qu’ils désirent et peuvent être?) — En employant l’expression Philosophie chrétienne, l’au­ teur ne prétend pas dire évidemment que cette doc­ trine de la distinction réelle, qui a été rejetée par Suarez, soit une doctrine définie ; il affirme seu­ lement qu’en rigueur métaphysique on en déduit les principales vérités qui doivent être admises par tout philosophe chrétien sur Dieu, le créé en général, l’âme humaine en particulier. De cette vérité suprême il déduit, en outre, plusieurs doctrines proprement thomistes. « Ex illa veritate jam cognita, præcipuæ Philosophiæ christianæ veritates enas­ cuntur et profluunt ; quoniam in via judicii videtur inter causas altiores scientificæ cognitionis summum occiipare locum. » Tel est aussi le sentiment du Card. Gonzales, du Card. Lorenzelli et du P. Libe­ ratore, qui affirme que si l’on enlève cette doctrine de la synthèse thomiste « cæteræ omnes vacillant ». — Le livre premier de ce Traité rattache à cette vérité fondamentale les cinq preuves de l’existence de Dieu, les attributs divins, la doctrine de la créa­ tion, de la conservation des êtres contingents, la doctrine de la distinction réelle des natures créées et de leurs puissances opératives, des puissances opératives et de leurs actes, la doctrine de la pré­ motion physique (cujus essentia ab alio est oportet LA PHILOSOPHIE DE L’ÊTRE 257 quod virtus et operatio ab alio sit), en cosmologie, l’unité d’existence pour les composés de matière et forme. — Les théologiens thomistes ont aussi montré comment la thèse de la distinction réelle permet d’expliquer que l’union hypostatique est la plus intime des unions (elle conduit à n’admettre dans le Christ qu’une seule existence pour les deux natures). Elle n’est pas non plus étrangère à la solution des plus difficiles instances contre le mys­ tère de la Sainte Trinité \ et celui de la vision béatifique 12. — Le livre second expose les différentes 1. Cf. deux articles remarquables d’Alb. Martin, Suarez méta­ physicien, et Suarez théologien (Science catholique, juillet-août 1898). Voir aussi Diet, de Thêol. cath., art. Essence et Existence. 2. On voit quel abîme infini nous sépare des empiristes à la manière de William James qui écrit au sujet des preuves tra­ ditionnelles : « Je ne discute pas ces arguments. Il me suffit que tous les philosophes depuis Kant les aient considérés comme négligeables. Ils ne peuvent plus servir de base à la religion. L’idée de cause est trop obscure pour qu’on puisse bâtir sur elle toute une théologie. Quant à la preuve par les causes fina­ les, le darwinisme l'a bouleversée. Les adaptations heureuses que présente la nature n’étant que des réussites hasardeuses parmi d’innombrables défaites nous suggèrent l’idée d’une divi­ nité bien différente du Dieu que démontrait le finalisme. » (L’Expérience religieuse, trad. Abauzit, 1906, p. 369.) «Des attri­ buts divins, les uns sont vides de sens, ce sont les attributs métaphysiques (« tout le sens que peut avoir la conception d'un objet se réduit à la représentation et ses conséquences prati­ ques », p. 375). « L'aséité de Dieu, sa nécessité, son immatérialité, sa simplicité, son individualité, son indétermination logique, son infinité, sa personnalité métaphysique, son rapport avec le mal qu'il permet sans le créer; sa suffisance, son amour de luimême et son absolue félicité; franchement qu'importent tous ces attributs pour la vie de l’homme? S'ils ne peuvent rien changer à notre conduite, qu’importe à la pensée religieuse qu’ils soient vrais ou faux? Le jargon de l’école a remplacé l’intuition de 258 LES PREUVES DE L’EXISTENCE DE DIEU preuves de la distinction réelle d’essence et exis­ tence dans les créatures données par saint Thomas. Ces preuves y sont ramenées à cet argument fon­ damental : « in rebus creatis non est idem essentia et esse : quoniam aliter omnia essent unum ». (C. Gentes, 1. II, c. 52.) Il est facile, après tout ce que nous avons dit, de rattacher cet argument à ce qui est, selon nous, la vérité fondamentale de la philosophie de l’être in via inventionis, nous voulons dire au principe d'identité. Se refuser à admettre que l’essence est puissance réelle distincte de l’existence, comme la matière est puissance réelle distincte de la forme, c’est se mettre dans l’impossibilité d’expliquer la multipli­ cité des êtres. Ou bien il faut nier cette multipli­ cité avec Parménide, ou bien il faut nier le principe d’identité en affirmant que deux êtres se différen­ cient réellement l’un de l’autre par cela même qui leur est commun, savoir : par une essence qui est absolument la même réalité que l’existence com­ ia réalité, au lieu de pain on nous donne une pierre » (p. 376). Sommes-nous assez loin de l’acte d'amour de Dieu pour luimême? W. James croit même qu’une philosophie de la religion devrait accorder plus d’attention qu’elle ne l’a fait jusqu’à pré­ sent à l'hypothèse pluraliste, ou polythéiste (p. 436). — En bon matérialiste utilitaire qui ne parvient pas à sortir de ses sens, W. James ne voit que des mots et jargon d’école dans toute assertion d’ordre purement intelligible ; cette asifité divine, irréelle, purement verbale, sans aucun intérêt pour l’homme, est devenue pourtant le principe sur lequel des saints ont bâti leur vie tout entière, toute la vie de sainte Catherine de Sienne s'appuie sur ce mot de Dieu : « Je suis Celui qui est, tu es celle qui n’est pas. » LA PHILOSOPHIE DE L’ÊTRE 259 mune aux deux*. — Comme l’avait compris Platon, pour expliquer le multiple et la différenciation des êtres, il faut affirmer que le non-être est, milieu entre l’être et le pur néant, limite de l'être. Cette union de l’essence et de l’existence dans un être fini quelconque ne peut être inconditionnelle ; est donc requis un être en qui s’identifient l’essence et l’existence, pur être, sans mélange de potentia­ lité, sans limites, qui soit à l’être comme A est A, en qui se réalise dans toute sa pureté le principe d’identité, qui soit l’Être, au lieu seulement d’avoir l’être : « Je suis Celui qui est. » Aux deux pôles de notre vie intellectuelle nous trouvons ainsi deux Vérités absolues et premières qui se répondent l’une à l’autre comme deux foyers l'un réel et l’autre virtuel. Au point de départ de la vie intellectuelle, chez l’enfant, l’idée d’être et le principe abstrait d’identité, non encore formulé : « L’être est ce qui est et ne -peut être ce qui n’est pas. » Au terme de la vie intellectuelle, déjà chez le phi­ losophe mais surtout chez le bienheureux élevé à la vision intuitive de l’Essence divine : cette vérité concrète, raison de toutes les autres : « Dieu est Celui qui est et ne peut pas ne pas être. » Le der­ nier fond du réel, comme le premier principe de 1. Nous avons développé cet argument dans notre IIIe partie, ch. ni, § 2. — Cette distinction réelle est niée par les nomina­ listes réels et de tendance (Durand, Vasquez) qui n’ont pas compris que l’intelligence, vivante relation à l’être, perçoit par les irréductibilités conceptuelles (irréductibilité de deux con­ cepts entre eux et à un même troisième) les irréductibilités réelles ou ontologiques. Suarez a méconnu aussi ce principe du conceptualisme réaliste. 200 LES PREUVES DE L’EXISTENCE DE DIEU la pensée est l’identité de l’être avec lui-même. La vie intellectuelle consiste essentiellement à passer de l’idée de Vêtre en général et du principe d’identité, norme de tous les autres principes, à l’idée de Y Être même, raison dernière de tout. Sans notre élévation à l’ordre surnaturel, cette connais­ sance suprême resterait purement analogique, mais la foi nous dit que notre vie doit s’achever dans l’intuition immédiate et éternelle de YÊtre même, et cette vision intuitive de Dieu pourra procéder de la vitalité surélevée de notre intelligence humaine, parce qu’elle est une intelligence. En tant qu’Aumaine, ou unie à un corps, notre intelligence a pour objet propre l’essence des choses sensibles et ne connaît rien qu’en fonction de ces choses ; mais en tant <\vY intelligence c’est-à-dire pour autant qu’elle domine le corps, elle a pour objet formel et adé­ quat Yêtre sans restriction et ne connaît rien qu’en fonction de l’être, car l’intelligence comme intelli­ gence (qu’il s’agisse de l’intelligence humaine, angé­ lique ou divine) n'est autre chose que l’être même à l’état relatif ou intentionnel. (Ia, q. xn, a. 4, corps et ad 3um.) En Dieu qui doit être dès toujours intelligible en acte et intellection actuelle, l’être intentionnel et l’être absolu s’identifient ; toute intelligence créée, angélique ou humaine, reste relation essentielle à l’être et par là indirectement relation à Dieu ’. i. Cette idée a été récemment bien mise en lumière dans le livre de M. P. Rousselot, L’Intellectualisme de saint Thomas. Paris, Alcan, 1908. LA PHILOSOPHIE DE L’ÊTRE 261 Le principe d’identité apparaît ainsi comme la vérité fondamentale de la philosophie de l’être dans l’ordre analytique ou d’invention en tant qu’il est le premier jugement impliqué dans notre première idée, l'idée d’être, et aussi dans l’ordre synthétique, in via judicii, en tant qu’il est en Dieu la raison suprême des derniers pourquoi que se pose toute intelligence, l’objet premier1 de la contemplation de Dieu et de celle de ses élus.i. i. Pour autant que l’Essence divine commune aux trois Personnes et objet premier de l’intellection essentielle,'répond à la représentation analogique que s’en forme l’intelligence hu­ maine et que doit s’en faire toute intelligence créée. Le sens commun 18 APPENDICE Fr PHILOSOPHIE DE L’ÊTRE ET ONTOLOGISME Dans son numéro de janvier 1909, la Rivista Rosminiana, après avoir résumé et pleinement approuvé un de nos articles sur «le sens commun, la Philosophie de l’être et les formules dogma­ tiques », paru dans la Revue Thomiste en juillet 1908, identifie notre thèse avec celle de Rosmini et l’oppose au « néo-scolasticisme décrépit et miné par tout ce qu’il contient de sensualisme et de sub­ jectivisme ». — « Nel leggere quest’articolo del P. Garrigou-Lagrange si sente quanto lo zampillo della verità preme per sgorgare irresistible attraverso a tutte le opposizioni e gli ostacoli : si sente comme la Filosofia. dell' essere, ch’è bensi la filosofia perenne indicata dal Leibnitz, ma nei tempi moderni dovrebbe prendere il nome dal Rosmini, è prossima a trionfare per la necessità di opporsi agli errori moderni, alla forza dei quali niente di vitale puo contrapporre il decrepito neo-scolasticismo, tutto corroso e tarlato dal sensismo e soggettivismo latente. E noi possiamo sinceramente ringraziare lo scrittore e il periodico della Scuola domenicana per avere con questa publicazione appoggiato di tanta autorité l’opéra nostra. » 264 APPENDICE Nous craignons fort que cette néo-scolastique, si maltraitée, soit tout simplement la doctrine aristo­ télicienne et thomiste d’après laquelle toutes nos idées, y compris l’idée à.’être, viennent des sens, grâce à l'action sui generis de cette lumière intel­ lectuelle appelée intellect agent, qui actualise l’intel­ ligible en puissance dans le sensible, comme la lumière du soleil rend les couleurs actuellement visibles. Rosmini rejette, on le sait cette explication de l’origine des idées, et substitue à l’intellect agent l’idée à.’être qu’il déclare innée *. Nous n’avions pas dans nos articles à toucher cette question, et rien de ce que nous avons écrit ne laisse entendre que nous admettons cette thèse rosminienne. Il nous semble même qu’aux obscurités de la théorie de l’intellect agent elle substitue des contradictions lorsqu’elle prétend expliquer la formation des idées détermi­ nées. Nous ne parvenons pas à concevoir comment l’intelligence peut appliquer l’idée universelle de l’être aux choses sensibles, qu’elle est supposée ne pas connaître encore. Nous ne voyons pas non plus, comment cette simple application de l’idée d’être permettrait de dégager le quod quid est, l’essence des différentes choses. — Ce quod quid est, selon nous, est mis en relief par la lumière de l’intellect agent qui spontanément actualise l’intelligible. Mais ce n’est là qu’un intelligible encore confus, il ne deviendra distinct que dans la mesure où l’inteli. Nouvel essai sur l'origine des Idées, Iro partie, sect. IV, ch. i, art. xni-xxiii. PHILOSOPHIE DE L’ÊTRE ET ONTOLOGISME 265 ligence parviendra à le définir, à en déterminer la compréhension et à le rattacher au tout premier intelligible qui est l'être même, objet formel de l’intelligence, comme la couleur est objet formel de la vue, ou le son objet formel de l’ouïe. En ce sens seulement, l’être est la première lumière objective de nos connaissances ontologiques, comme l’a éta­ bli le cardinal Ziglaria dans son remarquable ouvrage De la lumière intellectuelle et de l’ontologisme. La préoccupation constante de rattacher à l’être les principales idées métaphysiques, morales et religieuses, a donné à notre thèse une allure un peu différente de celle des ouvrages scolastiques qui s’arrêtent davantage au détail des questions et ne s’élèvent pas toujours assez aux vues d’ensemble. La synthèse que nous avons esquissée peut rappeler celle de Rosmini dans la mesure où Rosmini suit saint Thomas. Il faut l’avouer, malgré des diffé­ rences notables sur l’origine de l’idée d’être, sur son rôle dans l’élaboration de la connaissance intel­ lectuelle, et aussi sur l’objet qu’elle nous fait con­ naître, il y a de nombreuses similitudes entre les deux doctrines. A tel point que le cardinal Gonzalez a pu écrire dans ses Estudios sobre la filosofia de Santo Tomas (1863, vol. I, 1. Il, c. 2), qu’en plu­ sieurs de ses parties importantes la théorie de l’être de Rosmini peut être regardée comme un commentaire de saint Thomas. — Les dissimilitudes s’effacent d’autant plus qu’on ne considère dans le thomisme que les lignes générales par lesquelles il s’identifie avec cette philosophia perennis qui jus­ tifie le sens commun. 206 APPENDICE Ce qui sépare le plus Rosmini de saint Thomas c’est le contenu qu’il assigne à l’idée d’être : selon Rosmini, Y être représenté par cette idée n’est pas analogue au sens classique, il suppose un minimum d’univocité entre Dieu et la créature. Et c’est pré­ cisément l’erreur qui a motivé la condamnation des seize premières propositions rosminiennes en 1887. Rosmini ne voit pas en quoi un analogue diffère essentiellement d’un genre suprême ; l’être, pour lui, n’est en fin de compte que le genre de tous le plus élevé, et comme tout genre il est quelque chose d’un en soi, diversifié seulement par des différences extrinsèques. C’est l’erreur contenue dans les 6e, 7e, 8e et 10e propositions rosminiennes. « In esse quod præscindit a creaturis et a Deo, quod est esse indeterminatum, atque in Deo, esse non indetermi­ nato, sed absoluto, eadem est essentia, » (Denz, 1896.) Selon saint Thomas, un analogue ne peut pas être parfaitement abstrait des analogués, parce qu’il ne désigne pas en chacun d’eux absolument la même chose mais quelque chose de proportionnellement semblable. Dieu est à sa manière, la créature est à sa manière; la raison d’être n’étant pas différenciée par quelque chose d’extrinsèque, on ne peut par­ faitement l’abstraire de ses différences. Rosmini est ici beacoup plus près de Scot que de saint Thomas. Scot admet en un certain sens que l’être et les perfections absolues sont univoques ; aussi en vient-il à soutenir qu’il y a une distinction formelle-rêelle entre les attributs divins. Les tho­ mistes voient dans cette thèse un retour au réalisme PHILOSOPHIE DE L’ÊTRE ET ONTOLOGISME 267 excessif de Gilbert de la Porrée. Cf. Billuart, Cursus theol., t. I, pp. 51-62, ed. ultima. A l’extrême opposé Maimonide refuse d’attri­ buer formellement à Dieu les perfections absolues (Ia, q. 13 a. 2) et les nominalistes soutiennent que tous les noms divins sont synonymes sous prétexte que la réalité divine désignée par eux ne comporte pas de distinctions. (Ia, q. 13, a. 4, et Billuart, loc. cil., p. 52.) Ces deux opinions extrêmes proviennent l’une et l’autre de ce que l’analogue est conçu univoquement ; dès lors s’il est formellement en Dieu, il pose en Lui une distinction formelle-réelle (Scot), ou s’il ne pose pas en Dieu cette distinction, c’est qu’il n’est pas formellement en Lui (Maimonide). Saint Thomas prend une position intermédiaire parce qu’il voit précisément en quoi l’analogue dif­ fère essentiellement d’un genre. — De ce que les perfections absolues s’identifient en Dieu, il ne s’ensuit pas qu’elles ne soient pas en Lui formel­ lement (formaliter eminenter) ; car nous voyons qu’elles demandent ex -propriis à s’identifier du fait qu’elles sont purifiées de toute potentialité. Cette purification est possible sans nuire à la raison for­ melle elle-même, parce que cette raison formelle est analogique et non pas univoque, c’est-à-dire parce qu’elle est susceptible de se réaliser selon deux modes très divers. A la vérité nous ne saisissons pas l’analogué supérieur tel qu’il est en soi, nous n’atteignons directement que l’analogué inférieur (la créature) et l’analogue (abstrait imparfaitement) ; notre concept d’être reste ainsi distinct de cçlui 268 APPENDICE d’intellection par exemple ; mais nous voyons pour­ tant qu’à la limite l’intellection pure doit être l’être pur actuellement connu et réciproquement. (Cf. plus loin, 3e partie, chap. II, § 2.) Nous voyons même que les perfections absolues, bien loin de ne pouvoir être attribuées formellement à Dieu, ne sont pures qu’en Lui, mais par là même cessent de se distinguer les unes des autres. Ainsi l’existence en Dieu est-elle intellection, amour, providence, tandis que dans la créature elle est seulement l’actualité ultime qui pose l’essence créée hors du néant et de ses causes. — Le minimum d’univocité cherché par Rosmini n’existe pas. APPENDICE II L’AFFIRMATION NATURELLE DE L’ÊTRE N’EST PAS UN POSTULAT Au sujet des études précédentes et de celles plus développées de notre livre Dieu on a écrit : « C'est un exposé clair et complet de la doctrine thomiste, qui met en mesure de la comparer avec les autres et de voir son éclatante supériorité. On saisit mieux ainsi le défaut des théories modernistes, sous l’aspect séduisant de leurs vues parfois profondes. Claire est aussi la réfutation des divers systèmes idéalistes et agnostiques. Mais dans le réalisme aristotélicien comme dans la géométrie d’Euclide, il y a un postulat. Ce postulat, il est raisonnable de l’admettre à raison des conséquences absurdes et surtout irréelles auxquelles son rejet conduit. Mais le postulat n’en existe pas moins, et de même que Lobatschewski et d’autres après lui ont pu édifier des géométries diverses en remplaçant le postulat d’Euclide (sur le parallèle) par un autre, de même on peut sub­ stituer au postulat aristotélicien une hypothèse différente. «Ce postulat consiste justement à admettre que l’intellect atteint l’être. L’aristotélisme établit bien que l’être est l’objet même de l’intelligence, mais ij ne démontre pas qu’il l’atteint ; et la preuve 270 APPENDICE qu’il peut ne pas l’atteindre c’est qu’il est sujet à l’erreur. Sans doute le réalisme répond que l’erreur ne -peut pas se produire dans les appréhensions immé­ diates de l’intelligence. Mais justement, dans ces appréhensions immédiates, l’intelligence ne s’oppose pas l’être comme un objet posé en jace d’un sujet, mais elle ne fait qu’un avec son acte dans lequel sujet et objet s’identifient. Rien ne garantit que dans cette appréhension immédiate l’intelligence sorte d’elle-même, et qu’elle ne crée pas elle-même cet être, qui est l’objet de sa pensée. « Pour se tirer d’embarras il faut reconnaître que l’être n’a de sens et de contenu qu’en fonction de l’intelligence. En sorte que si pour penser il faut être, sans la pensée l’être ne se distinguerait pas du néant, et à ce titre Yacte prime l’être et la pensée. Ce qui fournit une démonstration immé­ diate de l’existence de Dieu, en qui s’identifient l’être et l’intelligence dans l’acte de pensée. » *** A cela nous répondons : i° Admettre que l’intel­ ligence, non seulement a pour objet l'être, mais qu’elle l’atteint n’est pas un postulat ; car un pos­ tulat est librement posé ; c’est au contraire l’affir­ mation naturelle et nécessaire de notre intelligence ; c’est l’affirmation primordiale dont parle l’objection elle-même en dernier lieu à propos de Yacte de pensée. Saint Thomas a montré que cette affirmation première est naturelle, et non pas libre comme l’affirmation naturelle de l’être 271 l’affirmation d’un postulat, en établissant que notre adhésion aux premiers principes de la raison et de l’être est fondée sur la nature même de notre intel­ ligence qui, ayant pour objet l’être, l’atteint pre­ mièrement et n’atteint rien que par lui1 (cf. Ia IIæ, q. 5i> a. I). On ne peut à cette première affirmation naturelle en substituer une autre, ni préférer au principe de contradiction une autre proposition, même dans la sphère purement conceptuelle. On peut seulement au symbole du principe de contradiction ou d’iden­ tité : A est A substituer un autre symbole conven­ tionnel, pur signe, comme après avoir symbolisé les trois dimensions de l’espace, on peut écrire le symbole de la 4e, de la 5e, de la 6e, etc. sans même vraiment les concevoir. 2° Quand nous affirmons nécessairement le prin­ cipe de contradiction comme loi de l’être, l’intelli­ gence s’oppose déjà l’être comme un objet posé en face d’un sujet. Nous affirmons naturellement, en effet, que l’absurde (par exemple un cercle carré) est non seulement impensable, mais réellement impos­ sible, irréalisable même par Dieu infiniment puis­ sant, ou par un malin génie, s’il existe. Réaliser l’absurde serait faire violence à la première loi de l’être. C’est ce que Descartes aurait dû maintenir au début du Discours, au lieu de concéder au scep­ tique qu’on en peut douter. Il n’a pas vu que cei. i. L'objet d’une faculté est précisément ce qu’elle atteint tout d'abord et ce par quoi elle atteint tout le reste ; ainsi l’objet de la vue est le coloré, celui de l’ouïe le son, celui de la volonté le bien, cf, I», q. 1, a. 8. 272 APPENDICE doute admis, même ad hominem, le cogito n’est plus certain. Si en effet il peut y avoir en dehors de la pensée un cercle carré, il peut y avoir aussi une pensée qui soit non pensée, une existence qui soit non existence, un je qui se perde dans le flux universel et absolument impersonnel, s’il y a encore un flux quelconque, ou la moindre réalité dont on puisse dire : elle est. Le réalisme traditionnel ne se contente pas d’af­ firmer l’être et son opposition au néant, elle dit aussi ce qu’est l’être : non pas un genre, qui serait diversifié par des différences extrinsèques (car rien ne peut être extrinsèque à l’être), mais un analogue qui se dit très différemment de l’Être nécessaire et de l’être contingent, de la substance de celui-ci et de ses accidents. L’être ainsi conçu a une priorité sur la pensée, qui ne peut être que relative à lui, comme à son objet. Et si la pensée humaine n’atteint pas cet objet, comment pourra-t-elle jamais démontrer l’exis­ tence de Dieu, Être premier et Pensée suprême? Enfin, si notre intelligence créait elle-même cet être qui est l’objet de sa pensée, elle serait omnis­ ciente, elle connaîtrait tout l'être ; or c’est un fait incontestable qu’elle se heurte au mystère partout ; preuve que l’être la dépasse, surtout le Premier être, qui seul est omniscient, parce qu’il est la sagesse même. TROISIÈME PARTIE LE SENS COMMUN ET L’INTELLIGENCE DES FORMULES DOGMATIQUES POSITION DU PROBLÈME Cette étude s’efforce de reprendre le problème de la valeur des formules dogmatiques, au point où l’ont laissé en 1907 les discussions provoquées par M. Le Roy et les modernistes. Les formules de la foi, nous dit-on, doivent être interprétées comme écrites en langage de sens com­ mun, non dans la langue technique d’aucune philo­ sophie ; « ce point, lisons-nous dans la Revue du Clergé français paraît définitivement acquis après les savantes discussions du P. B. Allô et de M. Sertillanges ; et M. Lebreton l’admet sans réserve lorsqu’il écrit : « Nous sommes parvenus ensemble à cette conclusion que le dogme était indépendant des systèmes humains et que la formule positive qui l’énonce ne doit point s’interpréter comme écrite en langage philosophique, mais en langue vul­ gaire... Cette indépendance des systèmes humains i. Revue du Clergé français, 15 août 1907, p. 377. Chronique de M. Dubois. CHAPITRE IV LE PREMIER REGARD DE L’INTELLIGENCE ET LA CONTEMPLATION « Si oculus tuus fuerit simplex, totum corpus tuum lucidum erit. » Maith., VI, 2. Près de trente ans après la composition de ce livre sur le Sens commun, nous en reprenons le thème fondamental sous la forme suivante, qui permet de voir les choses plus simplement et de plus haut. S’il est un sujet de nature à intéresser à la fois le philosophe, le théologien et aussi les simples qui ont l’âme haute et de grandes aspirations, c’est celui du premier regard de l’intelligence sur les choses et sur la vie. C’est de lui que nous voudrions parler ici, d’abord dans l’ordre naturel, puis dans celui de la grâce, pour montrer la valeur de ce premier regard, sa ri­ chesse virtuelle souvent méconnue et la nécessité de revenir vers lui, par une pénétration plus profonde, pour se dégager d’une complexité parfois inextri­ cable, où l’intelligence pourrait sombrer dans le mul­ tiple au lieu de le dominer et d’en saisir le vrai sens. Nous voudrions particulièrement noter ici la res­ semblance qu’il y a entre le premier regard intellec­ 400 l’intelligence et la contemplation tuel de l’enfant et la contemplation simple du vieil­ lard qui a découvert le vrai sens et le prix de la vie, après les épreuves et les désillusions que le temps apporte, pour nous préparer à l’éternité. LA PREMIÈRE APPRÉHENSION INTELLECTUELLE DE L’ÊTRE INTELLIGIBLE Quand on parle du premier regard de l’intelli­ gence, il faut d’abord noter qu’une première vue rapide et superficielle nous induit souvent en erreur, parce qu’elle porte sur quelque chose d’accidentel ou d’accessoire ; c’est ainsi qu’un premier regard sur une doctrine foncièrement erronée, mais spé­ cieuse, comme celle d’Hégel, peut nous y faire momentanément adhérer, ou encore, dans un autre ordre, à première vue, François d’Assise a pu pa­ raître à certains un extravagant et rien de plus. Il est une première vue trompeuse. Mais il n’en est pas de même du premier regard intellectuel qui porte sur l’objet propre de notre intelligence et qui procède immédiatement de la nature de celle-ci. La première appréhension intellectuelle porte pré­ cisément sur X’être intelligible des choses sensibles. Tandis que la vue atteint le réel coloré, comme coloré, l’intelligence l’atteint comme réel intelligi­ ble ; de même tandis que l’ouïe atteint le réel comme sonore, et le goût le perçoit comme plus ou moins savoureux, l’intelligence le saisit comme réel intel­ ligible et vrai. Elle a ainsi, à son premier contact avec les choses, une première notion confuse de l’intelligence et la contemplation 401 l’être et du vrai ; elle a de même une intuition con­ fuse des premiers principes universels et nécessaires comme lois foncières du réel : « il est impossible que quelque chose en même temps existe et n’existe pas, soit et ne soit pas de telle nature ; il est impos­ sible qu’une chose arrive sans aucune cause, etc.» A partir de cet instant l’intelligence cherche ce qui dépasse les sens et l’imagination : les raisons d’être des choses, leur pourquoi, leur cause ; par exemple : la raison d’être du mouvement d’une horloge, raison qu’aucun animal ne peut se demander. Dès ce premier contact avec le réel intelligible, notre intel­ ligence saisit ainsi que le vrai c’est ce qui est, que le jugement vrai est celui qui est conforme au réel. Cette vue intellectuelle d’un objet universel et nécessaire enthousiasma tellement Platon et ses disciples et plus tard les ontologistes, qu'ils pen­ sèrent avoir déjà, en cette vue initiale une intuition confuse mais immédiate de l’être de Dieu et des lois universelles et nécessaires inscrites tout d’abord dans l’essence divine. C’était confondre l’être en général avec l’être divin, ce qui conduirait au pan­ théisme, comme le montrent la doctrine de Parmé­ nide et chez les modernes celle de Spinoza *. i. Parmi les propositions des ontologistes, rapportées dans V Enchiridion de Denzinger, n° 1659-1665, on lit les suivantes : « Immediata Dei cognitio, habitualis saltem, intellectui humano essentialis est, ita ut sine ea nihil cognoscere possit : siquidem est ipsum lumen intellectuale. — Esse illud, quod in omnibus et sine quo nihil intelligimus, est esse divinum. — Universalia a parte rei considerata a Deo realiter non distinguuntur. — Con­ genita Dei tanquam entis simpliciter notitia omnem aliam cognitionem eminenti modo involvit. — Omnes aliæ ideæ non 402 l’intelligence et la contemplation Mais en écartant cette exagération manifeste, il reste vrai de dire que le premier regard de l’intelli­ gence humaine sur le réel contient confusément tout le vrai que découvrira la sagesse philosophique, qui s’élèvera à la connaissance de l’Être suprême, Vérité première, qui selon la révélation s’appelle Celui qui est. Ego sum qui sum. (Exode, m, n-14.) Sur la première donnée de l’intelligence reposent les certitudes primordiales et indestructibles qui résistent à toute critique, comme l’or à tous les acides. L’important ici est de procéder méthodique­ ment selon l’ordre fondé sur la nature même de l’esprit et des choses. sunt nisi modificationes ideæ, qua Deus tanquam ens simpli­ citer intelligitur. » Saint Thomas dit I*., q. 5, a. 2 : « Primo in conceptione intel­ lectus cadit ens.. ; unde ens est proprium objectum intellectus, et sic est primum intelligibile, sicut sonus est primum audibile. » — Mais saint Thomas entend que notre intelligence saisit d'abord l'être intelligible des choses sensibles et non pas l'être de Dieu. C'est ce qui sépare profondément le thomisme de l’ontologisme, cf. I*, q. 88, a. 3 : « Primum quod intelligitur a nobis, se­ cundum statum praesentis vitæ, est quidditas rei materialis, quæ est nostri intellectus objectum, ut multoties supra dictum est (q. 84, a. 7 ; q. 85, a. 1 ; q. 87, a. 2, ad 2). On ne peut dire que nous connaissons d'abord notre esprit, puisque nous définissons la spiritualité par l'immatérialité (signe que nous connaissons d’abord la matière) et nous parlons méta­ phoriquement de l'élévation, de la profondeur, de l'étendue de notre esprit, par analogie aux dimensions de l’espace. De plus si par introspection nous discernions l'être universel (attribuable à tout ce qui est et peut être) de notre être spirituel individuel, de telle façon que la notion d’être et le principe de contradiction auraient une valeur réelle et universelle, pourquoi notre intelligence ne pourrait-elle pas aussi bien abstraire la notion universelle d’être des choses sensibles, connues par nos sens? l’intelligence et la contemplation 4°3 Si l’on niait la valeur réelle de cette première donnée et du principe de contradiction et si l’on voulait résoudre le problème critique en partant, comme Descartes, du pur cogito, celui-ci même s’évanouirait, car la valeur réelle du principe de con­ tradiction étant mise en doute, on pourrait dire : peut-être je suis moi et non moi, peut-être je pense et ne pense pas, peut-être je suis et ne suis pas. Au contraire la valeur réelle du principe de contra­ diction maintenue et méthodiquement défendue contre les sceptiques, comme le fait Aristote au 1. IV de la Métaphysique, il est certain que V absurde (le cercle carré par exemple) n’est pas seulement inconcevable, mais irréalisable en dehors de l’esprit, irréalisable par n’importe quelle puissance que ce soit. Lorsqu’il affirme cette loi du réel, l’esprit déjà sort de lui par la relation qu’il a au réel extramen­ tal. De là il est conduit à admettre que « ce qui com­ mence ou ce qui est contingent ne peut être incausé », que « le contingent incausé » est non seulement inintelligible, mais réellement impossible ; de même que tout agent agit pour une fin, ou que toute action consciente ou inconsciente tend à un but. De là l’esprit est aussi conduit à affirmer avec une certitude absolue qu’il ne peut y avoir à.’ expérience proprement dite sans réalité existante expérimentée ; pas d’expérience interne sans réalité mentale exis­ tante (alors le cogito est indestructible), pas d’ex­ périence externe sans réalité extérieure existante, pas de sensation de résistance (distincte de l’hallu­ cination) sans quelque chose qui résiste : « Palpate et videte, spiritus carnes et ossa non habent » comme 404 l’intelligence et la contemplation le dit Jésus après sa résurrection. Videte, on ne peut véritablement voir ce qui n’est pas1. L’hallucination est à la vraie sensation ce que l’écho est au son véritable, présupposé. L’idée con­ fuse d’hallucination suffit déjà à l’affirmer, à plus forte raison l’idée distincte, résultat de l’observation scientifique. * * * Telles sont, dans l’ordre du réel possible et dans celui de l’existence, les certitudes indestructibles. On voit par là que sans le premier regard de l’intel­ ligence sur le réel intelligible, toute connaissance humaine, scientifique et philosophique serait impos­ sible. Et donc la philosophie, au terme de son déve­ loppement, doit revenir par réflexion sur cette première connaissance, dont elle apprécie de plus en plus la vraie valeur12. C’est ce qui montre, selon le réalisme traditionnel, la faiblesse du nominalisme et du conceptualisme subjectiviste des agnostiques, qui, tombant dans l’excès opposé au platonisme, pensent que notre intelligence n’atteint que les phénomènes sensibles, et que les lois subjectives de la logique. Chez l’agnostique le premier regard intellectuel est obscurci, il a perdu de sa pénétration, 1. Cf. saint Thomas Ia, q. 51, a. 2, et sur le Palpate et videte, III» q. 55, a. 6 ; q. 57, a. 6, ad 3. 2. Cf. saint Thomas Ia, q. 79, a. 8 : « Ratiocinatio humana, secundum viam acquisitionis vel inventionis, procedit a quibus­ dam simpliciter intellectis, quæ sunt prima principia. Et rursus via judicii resolvendo redit ad prima principia, ad quæ inventa examinat. » La raison en est, est-il dit ibidem, « quia motus semper ab immobili procedit, et ad aliquid quietum terminatur ». l’intelligence et la contemplation 405 il s’arrête à la superficie des choses. L’agnostique oublie que l’intelligence atteint dès son premier éveil sous les phénomènes le réel intelligible, et les lois foncières du réel, exprimées dans les premiers prin­ cipes rationnels1.*Il i. Comme le montre saint Thomas (I“, q. 85, a. 2) on ne peut soutenir que le premier objet connu par notre intelligence est, non pas l’être intelligible des choses sensibles, mais l'idée d'être. L'idée en effet n’est connue que par réflexion. Dans la connais­ sance intellectuelle directe, qui est la première, l'idée n’est pas à proprement parler ce qui est connu, mais ce par quoi nous connaissons la nature des choses. L’idée est essentiellement relative à ce qu'elle représente ; par exemple à la nature de la pierre ou de la plante que nous connaissons ; et pour connaître ces réalités extramentales nous n’avons pas besoin, quoi qu’en dise l'idéalisme, de sortir de nous, comme un homme sort de sa chambre, il suffit que l'acte de connaître et l’idée soient une qualité immanente essentiellement relative à la nature de la chose extramentale. C'est cette relation essentielle que méconnaît l’idéalisme, lorsqu’il prétend que nous ne connaissons que nos idées et non le réel extramental. Il s'en­ suivrait que la valeur réelle de la notion d'être et du principe de contradiction resteraient au moins douteuse. Il s’ensuivrait aussi que nos sciences, notre physique, notre mathématique, auraient pour objet, non pas les choses, mais nos idées, et ce serait accidentellement que les choses arriveraient selon les lois découvertes par la science. Comme nous le notions tout à l'heure, nous ne pourrions même pas dire : je pense, donc je sius, car la valeur réelle du principe de contradiction étant douteuse, il faudrait dire, «peut- être je suis moi et non moi, je pense et ne pense pas, je suis et ne suis pas ». Il faudrait avec Descartes, pour trouver un critérium de la vérité, recourir à la véracité divine qui aurait ordonné au vrai notre intelligence ; mais ce recours contiendrait une péti­ tion de principe, car il supposerait la preuve de l’existence de Dieu qui suppose elle-même un critérium de vérité. Enfin ce serait la destruction même du sens commun : le cri­ minel pourrait dire à ses juges : je suis l'auteur de cet assassinat selon les catégories subjectives de votre esprit, mais non pas selon une causalité réelle que vous ne connaissez pas. Le sens commun 27 4O6 l’intelligence et la contemplation Telle est, aux yeux du réalisme traditionnel, la valeur du premier regard de l’intelligence sur les choses, sur l’être intelligible des choses sensibles. * ♦ * Le principe de causalité nous permet dès lors de nous élever à la connaissance de l’existence de Dieu cause première. Cette élévation est même un mou­ vement spontané de l’intelligence de l’enfant, lorsque par exemple il contemple le firmament et les étoiles. Il ne tarde pas à saisir que les deux racontent la gloire de Dieu, selon l’expression du Psalmiste (Ps. xviii, 2). Comme le dit le livre de la Sagesse, xiii, 1-9 : « Insensés sont les hommes qui ont ignoré Dieu et qui n’ont pas su, par les biens visibles, s’élever à la connaissance de Celui qui est ; ni par la considération de ses œuvres, reconnaître l’Ouvrier... Ils sont inexcusables, car s’ils ont acquis assez de science pour chercher à connaître les lois du monde, comment n’en ont-ils pas connu plus facilement le Seigneur ? » La première vue de l’intelligence sur le ciel étoilé conduit à Dieu et fait entrevoir sa grandeur. Mais il arrive souvent qu’ensuite ce premier regard s’obscurcit, lorsqu’il s’arrête trop à la multiplicité des choses et à leurs détails. C’est ce qui se constate chez l’enfant, lorsqu’il doit se mettre à étudier la cosmographie, à apprendre le nom et la place des diverses constellations et des principales étoiles. Absorbé dans l’étude des détails, il voit moins l’en­ semble, qu’il avait d’abord saisi d’un seul regard l’intelligence et la contemplation 407 plein d’admiration. De même les arbres vus de trop près empêchent de voir la forêt. Mais précisément parce que l’étude des particularités fatigue, l’esprit éprouve le besoin de revenir à la vue d’ensemble qui est maintenant plus riche, plus pénétrante, plus étendue, confirmée par les expériences multiples, enregistrées dans la mémoire. Un peu de science éloigne ainsi de la richesse virtuelle du premier regard, et beaucoup de science y ramène. Il en est de même dans l’ordre moral. LE PREMIER REGARD DE L’INTELLIGENCE SUR LE BIEN Lorsque l’enfant arrive au plein usage de la raison, il a l’intuition simple du premier principe de la loi morale : il faut faire le bien et éviter le mal, principe dans lequel toute l’éthique est virtuellement contenue. Comme le dit saint Thomas1, « de même que le premier regard de l'intelligence spéculative porte sur l’être, celui de l’intellect pratique porte sur le bien. Tout agent en effet agit pour une fin, qui est un bien. Et donc le premier principe de la raison pratique est fondé sur la notion de bien ;i. i. Cf. Saint Thomas, I», I®, q. 94, a. 2. « Sicut cns est primum quod cadit in apprehensionem simpliciter, ita bonum est primum, quod cadit in apprehensionem practicæ rationis, quæ ordinatur ad opus. Omne enim agens agit propter finem, qui habet rationem boni. Et ideo primum principium in ratione practica est quod fundatur supra rationem boni, quæ est bonum est quod omnia appetunt. Hoc est ergo primum præceptum legis, quod bonum est faciendum et prosequendum et malum vitandum, et super hoc fundantur omnia alia præcepta legis naturæ. » 4o8 l’intelligence et la contemplation il s’exprime : il faut faire le bien et éviter le mal ; c’est le premier précepte de la loi naturelle, sur lui reposent tous les autres ». Bien des philosophes contemporains plus ou moins captifs de l’utilitarisme des positivistes ou du sub­ jectivisme Kantien, ne voient plus l’élévation de ce premier principe. Ils n’y prennent pas garde, parce que c’est à leurs yeux une chose banale, connue de tous. Il s’agit pourtant ici d’une vérité d’une importance souveraine, car dans l’énoncé de ce principe : « il faut faire le bien et éviter le mal », il n’est pas ques­ tion seulement du bien délectable ou utile, mais du bien honnête, rationnel ou moral, auquel nos facultés et spécialement notre volonté (appétit rationnel), sont ordonnées par l’auteur même de notre nature. Il s’agit ici du bien honnête, qui doit être aimé ■pour lui-même *, indépendamment de l’utilité ou de la délectation qui s’ensuivent, et alors même qu’il faudrait en mourir, qu’il faudrait se sacrifier par amour de la vérité. Fais ce que dois, advienne que pourra. Voilà l’objet du premier regard de l’intel­ lect pratique : le bien moral à aimer pour lui-même et plus que nous. Voilà ce que méconnaissent généralement et l’in­ dividualisme et le communisme, qui s’opposent si violemment parce qu’ils ne s’élèvent pas à cette vue i. Cf. S. Thomas, Ia, q. 5, a. 6 : « Honestum dicitur quod propter se appetitur. » — II» IIæ, q. 145, a. 3. ad i : « Honestum dicitur quod propter se appetitur appetitu rationali, qui tendit in id, quod est conveniens rationi. Delectabile autem propter se appetitur appetitu sensitivo. » l'intelligence et la contemplation 409 supérieure. L’individualisme ne considère guère que le bien individuel utile et délectable ; le commu­ nisme n’envisage que le bien commun utile et délec­ table. S’il leur arrive de considérer le bien honnête, c’est seulement en tant qu’il nous apporte une per­ fection subjective, et non pas en lui-même en tant qu’il mérite d’être aimé pour lui-même et plus que nous, comme la vérité et la fin à laquelle est ordon­ née toute intelligence et toute volonté humaine, en tous les lieux et tous les temps *. Ce premier regard en beaucoup s’obscurcit lamentablement. Et pourtant n’est-il vrai que l’individu est natu­ rellement incliné à aimer son espèce plus que luimême, comme le dit saint Thomas12 ? Notre-Seigneur n’a-t-il pas daigné comparer sa bonté pour nous à celle de la poule qui rassemble ses petits sous ses ailes3 pour les défendre, et qui est prête à se sacrifier pour eux ? Ce que l’instinct la porte à faire sans qu’elle en connaisse la finalité, l’intelligence 1. Aristote au début de la Métaphysique (1. I, c. 1 et 2,) dit que la sagesse et la vérité doivent être aimées pour elles-mêmes. 2. Is, q. 60, a. 5, ad 3um : « Natura reflectitur in seipsam, non solum quantum ad id, quod est ei singulare, sed multo magis quantum ad commune. Inclinatur enim unumquodque ad conservandum non solum suum individuum, sed etiam suam speciem. Et multo magis habet naturalem inclinationem unumquodque in id, quod est bonum universale simpliciter. » Ibidem, dans le corps de l’article : « Quia omnis creatura natu­ raliter, secundum id quod est, Dei est, sequitur quod naturali dilectione etiam Angelus et homo plus et principalius diligat Deum (auctorem et conservatorem naturæ) quam seipsum. Alioquin, si naturaliter plus seipsum diligeret, quam Deum, sequeretur, quod naturalis dilectio esset perversa, et quod non perficeretur per caritatem sed destrueretur. » 3. Cf. Commentaire de saint Thomas, in Matthæum, xxin, 37. 410 l’intelligence et la contemplation doit nous porter à le faire en connaissance de cause. Elle doit nous porter, et elle nous porte à aimer la vérité et le bien moral pour eux-mêmes. C’est ce qui est hautement exprimé en une béatitude évan­ gélique : Bienheureux ceux qui ont faim et soif de justice. Matth., v, 6. Saint Thomas a une si haute idée de ce premier regard de l’intelligence sur le bien, que selon lui, si l’enfant non baptisé, nourri parmi les infidèles, en arrivant au plein usage de la raison, aime effi­ cacement le bien honnête pour lui-même et plus que soi, il est justifié. Pourquoi ? Parce qu’il aime ainsi efficacement Dieu auteur de la nature et souverain bien, confusément connu ; amour efficace qui, dans l’état de déchéance, n’est possible que par la grâce qui élève et guérit ’. Saint Thomas dit expres­ sément avec une hardiesse admirable, qui est celle du génie12 : « Lorsqu’il commence à avoir vraiment l’usage de la raison, la première chose que l’homme doit faire, est de délibérer sur lui-même (deliberare de seipso). Et s’il ordonne sa vie à la fin véritable, au vrai bien (en aimant efficacement le bien honnête 1. Cf. Is IIæ., q. 109, a. 3 : « « Homo in statu naturæ integræ dilectionem sui ipsius referebat ad amorem Dei sicut ad finem et similiter dilectionem omnium aliarum rerum, et ita Deum diligebat plus quam seipsum et super omnia. Sed in statu natures corrupta homo ab hoc deficit secundum appetitum voluntatis rationalis, quae propter corruptionem naturæ sequitur bonum privatum, nisi sanetur per gratiam Dei. » 2. I* IIæ., q. 89, a. 6 : » Cum usum rationis habere incœperit non omnino excusatur homo a culpa venialis et mortalis peccati. Sed primum, quod tunc homini cogitandum occurrit, est deliberare de seipso. Et siquidem seipsum ordinaverit ad debitum finem, per gratiam consequetur remissionem originalis peccati. » l’intelligence γί ι.λ < on i i mi-i λιίον 411 plus que soi), par la grâce il reçoit l.i n inission du péché originel1. » C’est une de. foiine. aix aux hommes objet de la bienveil­ lance divine ! » L’objet de ce regard de foi, la naissance du Sau­ veur, qui est le terme de toutes les promesses de l’Ancien Testament, contient comme en germe tous les mystères qui seront révélés dans la suite, jusqu’à notre entrée au ciel. Les simples fidèles et les grands contemplatifs s’abreuvent à la même source lorsqu’ils entendent dans la liturgie de Noël ces paroles d’Isaïe (ix, 5) : « La lumière brillera aujourd’hui sur nous, car lei. i. Hebr., ix, 27. l’intelligence et la contemplation 415 Seigneur nous est né, et il sera appelé ΓAdmirable, Dieu fort, Prince de la paix, Père du siècle futur, dont le règne n’aura point de fin. » Ces mots « Dieu fort » à l’époque où ils ont été prononcés furent saisis par un concept confus, plus tard par un concept distinct, finalement par un con­ cept vécu, c’est le même concept qui grandit comme une plante se développe1. Ce premier regard sur la vérité divine nous le retrouvons chez les premiers auditeurs du Sauveur après le Sermon sur la montagne. Comme il est dit en saint Matthieu, vu, 28 : « Jésus, ayant achevé ce discours, le peuple était dans l’admiration de sa doc­ trine. Car il les enseignait comme ayant autorité, et non comme leurs scribes et leurs pharisiens. » Cette admiration était le signe de la contemplation nais­ sante, qui doit, avec la charité, inspirer toute notre vie. Nous devons l’avoir nous aussi ce regard simple surnaturel, et chaque fois que le mystère de Noël reparaît dans le cycle liturgique, ce regard devrait être plus pénétrant, plus profond. Il se porte sur l’auteur même de toutes les grâces que nous avons reçues, de toutes celles que nous recevrons, sur l’auteur de la vie, qui veut le salut de tous et qui fait tout concourir au bien dans la vie de ceux qui l’aiment et qui persévèrent en cet amour. Si ce re­ gard durait plus ou moins latent au milieu de nos occupations et travaux, nous serions vraiment desi. i. De même dans l’évolution du Dogme, par exemple de l'in­ faillibilité de Pierre et de ses successeurs, il y a le passage du concept confus au concept distinct et enfin au concept vécu. 4l6 l’intelligence et la contemplation contemplatifs. Cela se réalise chez des simples qui ont l’âme haute, chez telle sainte ouvrière dont on a écrit la vie récemment, qui chaque jour s’unissait profondément au sacrifice de la Messe, en priant et s’immolant pour les pécheurs1. Ce simple regard fut particulièrement pénétrant en ce mendiant sublime qui s’est appelé saint Benoît Joseph Labre, qui vécut si intimement de l’Eucharistie qu’il en était transfiguré 12. De même ce premier regard est assez souvent donné à ceux qui entendent l’appel divin à une vie supérieure. Un jeune homme, qui avait oublié ce que c’était que la messe, entra un dimanche matin dans une église pendant qu’on y célébrait le saint sacrifice ; il eut l’impression que quelque chose d’in­ définissable, mais d’immensément grand, se pas­ sait devant lui ; puis, peu après il comprit qu’il avait la vocation religieuse et sacerdotale. Un autre, qui était Israélite, eut un jour l’occasion de se venger de son plus grand ennemi, et à ce moment même il se rappela cette parole du Pater : « Pardonnez-nous nos offenses, comme nous les pardonnons à ceux qui nous ont offensés ; » au lieu de se venger, il pardonna et aussitôt il reçut la foi à tout l’Évangile ; il entra peu après dans l’Église catholique et devint prêtre et religieux. Toute sa vie jusqu’au 1. Cf. Vie Spirituelle juin 1934. P- 268... : Une sainte ouvrière par R. G.-L. 2. Voir l’admirable abrégé de la vie de S. Benoît Joseph Labre par Charles Grolleau, édition Publiroc, Marseille. Ces fortes pages font vraiment revivre la physionomie spirituelle de ce grand contemplatif. l’intelligence et la contemplation 417 dernier soupir fut inspirée par ce premier regard. Alfred de Vigny a dit : « une belle vie est une pensée de la jeunesse réalisée dans l’âge mûr ; » plus belle encore est celle qui est, jusqu’au dernier instant, la réalisation d’une inspiration divine ; c’est le mystère de la prédestination des saints. Un autre exemple du premier regard surnaturel se trouve en l’histoire de certains faits d’origine divine, comme celui de Lourdes, destinés à éclairer les simples pour les sauver. Ces faits, même dès l’origine, sont assez faciles à saisir pour ceux qui ont le cœur pur, comme Bernadette Soubirous et ceux qui la défendirent. Ils ne tardèrent pas à voir qu’il y avait là une intervention divine, ils en sai­ sirent à des degrés divers le sens et la portée. Mais si l’on oublie ce point de vue à la fois simple et supérieur, pour s’absorber, avec une curiosité plus ou moins mêlée d’orgueil, dans l’étude des détails de ces faits matériellement pris, il se peut qu’on n’y trouve plus qu’une énigme indéchiffrable. Alors pendant que les savants dissertent à perte de vue et proposent toutes sortes d’hypothèses, Dieu fait son œuvre sur ceux qui ont le cœur pur. Finalement une science profonde, accompagnée d’humilité, ramène à la vue d’ensemble primitive, pour la confirmer, pour reconnaître l’action de Dieu et le bien profond fait aux âmes. l’obscurcissement du premier regard Il arrive, hélas ! assez souvent que, chez ceux qui l’ont eue, la première vue de l’esprit s'affaiblit. 4l8 l’intelligence et la contemplation Le premier regard de l’intelligence naturelle sur le réel intelligible et la vérité en général s’obscurcit même parfois au point que l’homme, égaré par une fausse philosophie, se persuade qu’il n’atteint plus que les phénomènes sensibles ou que les lois sub­ jectives de la pensée. Le regard simple de l’intelligence sur le bien moral à accomplir s’obnubile aussi jusqu’à sombrer dans l’utilitarisme, qui ne conserve de la moralité et de la vertu que le nom. De même le premier regard surnaturel sur la vie chrétienne avait saisi de façon assez profonde la première ligne du catéchisme : « Pourquoi l'homme a-t-il été créé et mis au monde ? Pour connaître Dieu, l’aimer, le servir et par ce moyen obtenir la vie éternelle1. » Puis cette première vue s’obscurcit en beaucoup par la multiplicité et la complexité des choses, que l’on considère avec un cœur plus ou moins pur. Par suite des mêmes causes, en certaines âmes choisies, l’idéal de la vie religieuse ou celui de la vie sacerdotale, dont l’élévation avait été entrevue, pâlit peu à peu comme une étoile per­ due au fond du ciel. Cet affaiblissement de la vue de l’esprit provient de ce que le cœur perd de sa pureté et de sa généro­ sité. On se met à considérer les -petits côtés des grandes choses et l’on voit de moins en moins le grand côté des petits devoirs quotidiens qui font la valeur d’uni. i. S. Thomas IIa IIæ„ q. 8, a. 3, remarque que le don d’intel­ ligence, qui est comme celui de sagesse, à la fois spéculatif et pratique, éclaire parfois d’une façon vive notre pensée sur la fin ultime de toute la vie. l’intelligence et la contemplation 419 jour et d’une année. On oublie que l’heure est faite de minutes et la minute de secondes. Et peu à peu, à la place de la simplicité primitive d’un regard déjà élevé, on trouve la complexité, prétendue savante, d’une connaissance qui décline. La pensée descend alors avec la vie ; car si la vie n’est pas à la hauteur de la pensée, celle-ci ne tarde pas à descendre au niveau de la vie, en vertu du prin­ cipe souvent cité par saint Thomas : Qualis unus­ quisque est, talis finis videtur ei1. Suivant que notre volonté et notre sensibilité sont bien ou mal dispo­ sées, nous jugeons bien ou mal de la fin qu’il faut se proposer. C’est ainsi que, à la vue admirative du ciel étoilé, succède une étude matérielle, sinon matérialiste du mouvement des astres. A la con­ templation de l’idéal d’un ordre religieux tel qu’il a été conçu par son fondateur et ses grands saints, succède peu à peu une sèche nomenclature, un code ou un ensemble de lois, dont on voit moins l’esprit que la lettre. La vraie vie intellectuelle, morale, religieuse tend alors à disparaître pour faire place à un mécanisme sans intérêt. D’où la nécessité d’une grande purifi­ cation de l'esprit, encombré de mille choses inutiles. Telle fut en particulier la scolastique à son déclin, privée des vues simples et supérieures d’un saint Thomas d’Aquin ; l’esprit de système y remplaçait l’esprit de synthèse, et le pédantisme avec ses fati­ gantes minuties faisait oublier que les vrais maîtres de la théologie avaient été de grands contemplatifs.i. i. X» II»., q. 57, a. 5 ; q. 58, a. 5. 420 l’intelligence et la contemplation L’intelligence perdait le sens du mystère et de l’unité, pour sombrer, soit dans la multiplicité toute matérielle des faits extérieurs, soit dans un vain formalisme, qui s’arrêtait à l’être de raison, à la forme logique de la pensée, en se détournant du réel véritable et de la vie. Le théologien cessait d’être théologien pour devenir un philosophe qui spé­ culait sur la foi, il devenait même parfois un simple logicien. La vie supérieure de la théologie disparais­ sait. LA SIMPLICITÉ SUPÉRIEURE RETROUVÉE AVEC l’expérience en plus Si une science superficielle nous éloigne parfois de la simplicité du premier regard de l’intelligence, une science approfondie y ramène. Il faut en dire autant de l’expérience, soit superficielle, soit pro­ fonde de la vie. De grands astronomes, par la connaissance appro­ fondie des lois du mouvement des astres, voient dans cette harmonie un des signes les plus éclatants de l’intelligence suprême, qui a ordonné toutes choses. L’étude des merveilles de l’instinct des ani­ maux conduit au même résultat. Plus frappante encore est l’unification du savoir chez les grands théologiens, notamment chez saint Thomas. Certaines de ses œuvres très techniques, comme les Questions disputées, de Veritate, de Poten­ tia, de Malo contiennent un exposé souvent fort complexe des grands problèmes ; il n’est pas rare d’y trouver au début des articles quinze difficultés l’intelligence et la contemplation 421 dans un sens, et une dizaine en sens contraire, avant la recherche de la solution véritable. Puis saint Thomas arrive à la haute simplicité des principaux articles de la Somme théologique, articles qui sont comme les grands sommets d'une chaîne de mon­ tagnes qui éclairent par leurs reflets toute la chaîne. Cette simplicité supérieure est l’antipode de la sim­ plification superficielle du vulgarisateur, c’est celle de la contemplation.Tandis que la vulgarisation reste inférieure aux recherches techniques, la contempla­ tion d’un saint Thomas est supérieure à ces recherches. Alors son langage s’élève, se libère de la technicité ; comme les grands classiques, il évite les néologismes et les archaïsmes, parce qu’il retrouve le sens le plus profond des termes reçus, qui perdent leur banalité et prennent une actualité supérieure à celle du temps. Ces sommets de la Somme théolo­ gique disposent vraiment à la contemplation. Saint Thomas lui-même arriva à la plénitude de celle-ci quand il devint incapable de dicter la fin de cet ouvrage, son chef-d'œuvre. Il ne pouvait plus descendre à la division des questions et des articles, aux trois objections qu’il avait l’habitude de for­ muler en chaque article pour montrer la difficulté du problème. Il dominait désormais de trop haut toute cette complexité pour y redescendre ; il con­ templait l’objet de ces traités en une lumière plus simple et supérieure. Alors se réalisait vrai­ ment le principe qu’il avait souvent cité : Quae sunt divisim in inferioribus unite sunt in superiori­ bus, les choses qui sont divisées dans un domaine inférieur, s’unissent en un point supérieur, comme Le sens commun 28 422 l’intelligence et la contemplation les côtés d’une pyramide convergent vers un même sommet. A la fin de sa vie saint Thomas entra dans une contemplation supérieure qui le condamna au silence. Il y eut quelque chose de semblable dans la vie de son maître saint Albert le Grand ; à la fin de son existence, il ne pouvait plus vaquer qu’à la contemplation des choses divines, il vivait retiré dans sa cellule ; un jour un évêque vint frapper à la porte pour interroger maître Albert sur une question, le vieux théologien répondit sans ouvrir : Albertus mortuus est. Il se disposait à l’autre vie. Les grands contemplatifs, comme un saint Augus­ tin, un saint Grégoire, un saint Bernard, un Ruysbroeck, un saint Jean de la Croix, arrivent à une très haute simplicité, pleine de vie, de charme et de dou­ ceur. Comme on l’a dit à propos de Ruysbroeck1 : «plus la contemplation est haute..., plus le regard du contemplatif est profond pour saisir dans leur abîme les misères humaines, miséricordieux pour inviter, doux pour plaindre, ardent pour aimer, tendre pour secourir. L’attendrissement grandit avec la hauteur» ...La contemplation de ces saints est « plus douce que la respiration d’un enfant endor­ mi »12. Quoi de plus doux et de plus simple que la respiration de l’enfant Jésus endormi dans la crèche de Bethléem ? 1. Hello, Introduction aux œuvres choisies de Rusbroek, Paris, 1869. 2. Ibidem. l'intelligence et la contemplation 423 ♦ * * Si l’unification du savoir ramène par la contem­ plation à la simplicité du premier regard de l’intel­ ligence, en nous faisant découvrir les richesses qu’il contenait virtuellement, il faut dire quelque chose de semblable de l’expérience profonde de la vie chez un saint vieillard, même s’il n’a pas d’autre connais­ sance que celle-là. Le vieillard qui se sanctifie de plus en plus revient en un sens à la simplicité de l’enfant. L’enfant surtout lorsqu’il est élevé dans un milieu très chrétien, croit spontanément ce que lui dit son père et sa mère, il a confiance en eux et il les aime ; il est de même porté par la grâce à croire à la parole de Dieu que sa mère lui transmet, à espérer en Dieu et à l’aimer. Il vit déjà des vertus théologales dont on lui fait faire les actes dans la prière du matin et celle du soir. Il ne voit pas encore la nécessité des vertus morales de prudence, justice, force, tem­ pérance. Plus tard, en devenant homme, il s’aperçoit de la nécessité de ces vertus humaines pour traiter comme il faut avec les hommes, et il perd assez souvent de vue l’importance supérieure des vertus théologales qui nous unissent à Dieu. C’est la com­ plexité qui succède à la simplicité. Le vieillard qui se sanctifie revient à cette sim­ plicité première, mais avec une longue expérience en plus. Alors il voit de mieux en mieux ce qui était virtuellement contenu dans le premier regard de l’intelligence sur les choses et sur la vie. 424 l’intelligence et la contemplation On a dit qu’il y a deux êtres qui sont simples : l’enfant qui ne connaît pas encore le mal, et le saint qui a oublié le mal à force de le vaincre. Ainsi au-dessus des complications de l’existence, se retrouve la simplicité du premier regard par une contemplation pénétrante et enrichie de toute l’ex­ périence d’une longue vie. C’est ce qui explique pourquoi les saints aiment les enfants et sont aimés par eux. Le Sauveur a été enfant, et il aima très spéciale­ ment les enfants, à cause de leur innocence et de leur simplicité. Revenons souvent à la simplicité du premier regard de la foi chrétienne, tel qu’il est exprimé par exemple dans l’Épître de saint Paul à Tite, III, 4-7, que rappelle la seconde messe de Noël... : « Apparuit benignitas et humanitas Salvatoris nostri Dei. La bonté et l’amour de Dieu notre Sauveur se sont manifestés. Il nous a sauvés, non à cause des œuvres de justice que nous faisions, mais selon sa miséri­ corde, par le bain de la régénération, et en nous renouvelant par le Saint-Esprit, qu’il a répandu sur nous abondamment par Jésus-Christ, notre Sauveur, afin que, justifiés par sa grâce, nous soyons héritiers de la vie éternelle, selon notre espérance en JésusChrist, Notre-Seigneur. » C’est là le simple regard sur la vérité divine, accom­ pagné de l'intention droite ; lorsqu’il persévère au milieu des complications de la vie, alors se réalise la parole du maître1 : « Si ton œil est simple, tout ton i. Matth., vi, 2. l’intelligence et la contemplation 425 corps sera dans la lumière», toute ta vie sera éclairée. Cette persévérance du regard simple de la foi, qui s’enrichit de l’expérience de la vie et devient chaque jour plus pénétrant, c’est la contemplation. Elle n’est pas quelque chose d'extraordinaire comme une vision, une révélation, les stigmates. Elle est le fruit d’une grâce éminente, mais dans la voie normale de la sainteté ; à certaines heures, elle a une saveur de vie éternelle, car elle est, dit saint Thomas1, comme le prélude de la béatitude céleste. Que sera le premier regard de notre entrée au ciel, premier regard qui ne cessera plus sur l’Essence divine elle-même immédiatement connue, sans l’in­ termédiaire d’aucune créature, ni d’aucune idée créée si parfaite soit-elle ; regard qui nous permettra de voir d’en haut toutes choses en Dieu, comme dans leur aurore. « Vision du matin », dit S. Augustin, d’un éternel matin ! Alors la simplicité primitive du premier regard naturel et celle du premier regard surnaturel sera éminemment retrouvée, et immensé­ ment enrichie. Oculus non vidit, nec auris audivit, nec in cor hominis ascendit, quæ præparavit Deus his qui diligunt illum. L’œil de l’homme n’a pas vu, son oreille n’a pas entendu, son cœur n’a pu désirer ce que Dieu prépare à ceux qui l’aiment » (I Cor., Il, 9).i. i. I* IIæ., q. 69, a. 2: « Beatitudines evangelic®... sunt aliqua inchoatio beatitudinis ætemæ. » TABLE ANALYTIQUE Le Sens commun, la Philosophie de l’être et les Formules dogmatiques Introduction : Position du problème Retour des esprits réalistes et avides de vérité au sens commun, pour retrouver les certitudes primordiales et fondamentales qui le con­ stituent, et pour entendre le sens des termes des formules de la foi. D’où la nécessité de rechercher ce qu’est le sens commun, quel est son objet, quelles sont ses limites, ses affirmations premières et ses affirmations dérivées, ce qu’il vaut dans sa sphère propre. i PREMIÈRE PARTIE CE qu’est le sens commun On doit trouver chez les philosophes autant de théories du sens commun qu’il y a chez eux de théories de la raison. L'empirisme-nominaliste et le conceptualisme-réaliste doivent être représentés. . . 15 CHAPITRE PREMIER La théorie nominaliste du sens commun A. — Théorie proposée par M. Le Roy § i. — Les préjugés particuliers du sens commun. — L’auteur distingue dans le sens commun des préjugés particuliers propres à chaque siècle, qui proviennent des théories en faveur à chaque époque et des préjugés généraux qui tiennent aux conditions mêmes dans lesquelles se développe la connaissance spontanée. Seuls ces derniers nous intéressent. Ce sont ceux qui entacheraient aussi la philosophie aristotélicienne dans les lignes générales de laquelle M. Bergson reconnaît « la métaphysique naturelle de l’intelligence humaine ». r 7 §2. — Les préjugés généraux du sens commun (1° le morcelage et la dislocation de la matière; la matérialisation des choses de l'esprit). 428 TABLE ANALYTIQUE i° La perception primitive est celle d’une continuité mouvante et hétérogène, nous introduisons dans la réalité perçue des arrangements ou des simplifications commodes et même nécessaires pour la parole et l’action. La croyance à l’existence de corps séparés n’est que le résultat de la préférence donnée aux impressions tactiles plus com­ modes que les impressions visuelles. Bien plus la qualité seule est réelle, l’espace appartient à l’esprit, non aux choses. Contrairement au sens commun la matière ne peut être définie qu’en termes d’âme : océan d’images qualitatives. — 2° La substance et la cause ne sont pas plus réelles que la quantité, ce sont des « réifications » du sens commun, qui immobilise tout jusqu’à l’esprit, cette activité qui ne se repose jamais. Penser l’esprit comme substance c’est là sa plus grosse erreur. — Axiomes et catégories, tout cela devient, évolue 21 Conclusion : le sens commun n’a pas une valeur de représentation mais seulement une valeur d'action ; il en va de même des formules dogmatiques.............................................................................. 29 B. — Le Nominalisme absolu § r. — Cette théorie du sens commun est une réédition du nominalisme absolu. — Tout ce qui dépasse le fait objet d’expérience, substances, causes, puissances ne sont qu'entités verbales. Cette théorie s’impose à tout nominaliste captif des apparences sensibles et attentif à leur perpétuelle mobilité. Soto la trouve chez les nominalistes du moyen âge. Selon M. Couturat on reconnaît aisément dans le nominalisme bergsonien le vieux sensualisme de Condillac. M. Jacob y voit le matérialisme entendu dans sa signification la plus profonde . . 30 § 2. — Réfutation de ce nominalisme. — L’objet formel de l’intelligence est Vitre. — Le morcelage du continu sensible et celui de l'être ou de l’intelligible. — Le premier de ces morcelages est souvent utilitaire, le second s’impose à la pensée comme vrai. Preuve : l'objet formel de l’intelligence est l’être et non pas la couleur ou le son ou le fait interne de conscience ; cela s’établit par l’opposition de l’image commune (accompagnée du nom commun) et de l’idée, par celles de l’association et du jugement, des consécutions empiriques et du raisonnement. Dans les trois opérations de l’esprit rien n’est intelli­ gible qu’en fonction de l'être. Le morcelage de l’être en sujet et objet, en être et manière d’être, puissance et acte s’impose sous peine de tomber dans l’absurde. Le principe de substance n’est qu’une déter­ mination du principe d’identité impliqué dans l’idée d’être. Si notre intelligence « réifie » c’est parce qu’elle a pour objet l'être et non pas la couleur ou le son ou le fait interne...................................33 § 3. — Conséquences du nominalisme bergsonien. — Négation de la raison et delà valeur objective du principe de contradiction. — Certains vont jusqu’à dire : négation de la conscience qui semble devoir s’abîmer dans le torrent de la vie végétative et animale. . . 49 TABLE ANALYTIQUE 429 § 4. — Pourquoi le sens commun ainsi conçu conserverait-il une valeur pratique immuable? Le jugement de M. Boutroux sur ce nomina­ lisme pragmatique : ni le savant, ni le croyant ne peuvent renoncer à l’idée de l'être et de l’objectivité. La raison est le sens de l’être; 59 C. — Le nominalisme et les systèmes adverses dans leur rapport avec le sens commun § 1. — Nominalisme et conceptualisme subjectiviste. — En quoi diffère du nominalisme le conceptualisme subjectiviste de Kant et de ses disciples ; en quoi il lui ressemble : il est lui aussi la destruction du sens commun ........................................................................... 63 §2. — Nominalisme et réalisme absolu. — Impossible pourtant de recourir à l'extrême opposé : le réalisme absolu des platoniciens et des ontologistes, qui confondent l’être en général ou l’être des choses avec l’être divin............................................................... 67 CHAPITRE II Théorie conceptualiste-rêalisle du sens commun C’est la théorie classique, elle peut se dégager des écrits d’Aristote et des grands scolastiques, on la retrouve chez les philosophes intel­ lectualistes du XVII’ siècle. Elle s’altère chez les Écossais et chez Jouffroy.................................................................................... 79 Si. — Le sens commun se présente de fait comme possédant de façon confuse la solution certaine des grands problèmes philosophiques. — Il possède ces solutions à l’état épars, sans pouvoir les classer, les subordonner en un corps de doctrine ; partant sans pouvoir justifier sa propre certitude. Il ne soupçonne pas les difficultés, les contra­ dictions apparentes qui vont naître du rapprochement des notions élémentaires qui lui paraissent si simples................................... 80 § 2. — Les systèmes avec lesquels le sens commun est en désaccord: maté­ rialisme et immatérialisme ; phénoménisme ; rationalisme pur et empirisme pur ; intellectualisme absolu et libertisme ; morale du pur devoir et morale utilitaire ; panthéisme et dualisme... 84 § 3. — La philosophie traditionnelle justifie le sens commun en passant des définitions nominales aux définitions réelles et en établissant U rapport des certitudes de la raison spontanée avec l’être, objet formel de l’intelligence. — Pourquoi cette philosophie est méconnue. La méthode de la métaphysique ; les définitions réelles et les réductions à l’être ; cela seul qui est rattaché à l’être est métaphysiquement certain.......................................................................................... 87 § 4. — Définitions réelles du corps inanimé, du vivant, du sujet sentant, de l’homme. — Les rapports de ces différents êtres, l'ordre de l'univers. 430 TABLE ANALYTIQUE — Principe de réfutation du mécanisme et du dynamisme et des prétendues antinomies au sujet du continu. — Le vivant est d’ordre supérieur à l’être inanimé. — La connaissance sensible de l’animal ; principe de réfutation de l’idéalisme et du matérialisme. — La diffé­ rence spécifique de l’homme, principe de réfutation de l’empirisme et du rationalisme pur. — Le supérieur est cause efficiente et finale à l’égard de l’inférieur..................................................................93 § 5. — Le monde intelligible en général. — Ce que le sens commun perçoit dans Vitre. — Le monde intelligible est plus clair quoad se que le monde sensible, mais moins clair quoad nos. Opposition de la méta­ physique qui est science au sens parfait du mot, et des sciences positives qui ne peuvent que classer les lois ou faits généraux par des hypothèses provisoires. Le sens commun perçoit dans l’être les premiers principes spéculatifs et pratiques, et les grandes vérités morales et religieuses qui s’y rattachent : existence de Dieu, liberté, immortalité de l’âme. Pourquoi l’homme ici-bas est-il le seul être dont on puisse rendre intelligibles les propriétés?.......................... 98 §6. — Les premiers principes pour le sens commun. Pr. d’identité, de contradiction, de substance, de raison d'être, de causalité, de finalité, d'induction. — Le premier principe de la raison pratique (le devoir). — Leur rattachement au principe d’identité et à Vidée d’être. — En quel sens ces principes sont analytiques. Kant a méconnu que tout jugement affirmatif exprime par le verbe être une identité non pas logique mais réelle. Les jugements affirmatifs se divisent en analytiques ou synthétiques suivant que la connaissance de cette identité réelle naît de la seule analyse des notions ou de l’examen des choses existantes..................................................................... 101 § 7. — Comment le sens commun s'élève à Dieu. — Le schéma des preuves par le mouvement, par la contingence, par l’ordre du monde, par la multiplicité des êtres et leurs degrés. Le Premier Être. Contra­ diction du dualisme et du panthéisme .......................................... 114 §8. — Pourquoi le sens commun a conscience de la liberté. — Cette conscience du libre arbitre est à l'état confus et implicite la preuve à priori de la liberté que la raison philosophique formulera. L’homme a conscience d’être libre dans la mesure où se sentant fait pour le bien absolu, plénitude de l’être, il se sent maître de répondre ou de ne pas répondre à l’attrait d’un bien fini. — Accord du libre arbitre et du principe de raison suffisante. La raison suffisante qui ne suffiit pas conséquence du non-être qui est ou de la puissance. . . 117 §9. — D’où vient la croyance du sens commun d l'immortalité de l’âme ? — L’intelligence humaine se saisit comme une relation à l’être. Or l’être en tant qu’être abstrait de l’espace et du temps et de toute matière. Essentiellement relative à un pareil objet, l’intelligence se sent immatérielle et immortelle................................................. 119 TABLE ANALYTIQUE 431 § 10. — Comment le sens commun perçoit le doigt de Dieu dans un fait miraculeux. — La raison spontanée saisit vaguement dans certains faits miraculeux, de premier ordre, une relation immédiate à l'être son objet formel, et à la cause propre de l’être en tant qu’être, c’est-à-dire à Dieu. Comment le sens commun a-t-il la certitude des autres miracles?.................................................................... 124 §11. — Le sens commun n’est ainsi justifié que dans sa sphère propre, celle des vérités susceptibles d’être rattachées d l’être. — Vérités admises par tous et nécessaires à la vie raisonnable d’un chacun, nécessaires au moins pour commencer cette vie. A ces vérités s’ajoutent celles d’ordre physique et moral qui s’obtiennent par induction spontanée et sont nécessaires à la vie animale et à la vie en société. . . . 127 § 12. — Trois degrés de certitude dans les jugements du sens commun. — En chacun de nous ces jugements sont métaphysiquement, physi­ quement ou moralement certains suivant la nature de leur objet. 130 §13. — Que vaut cette justification du sens commun? — Par où elle diffère de celle des Écossais et des éclectiques............................. 131 § 14. — La doctrine de l’évidence objective, ou de l'être évident. — L’Erreur des Écossais. — Le premier morcelage de l’être en objet et sujet. La représentation est essentiellement relative (quo et non pas quad cognoscitur), cela seul explique la tendance à objectiver. . .132 § 15. — L’Évidence subjective. — Le « Cogito ergo sum · ne peut pas conclure. — La véritable opposition de la philosophie de l’être et de l'idéalisme: sommes-nous certains de l'objectivité du principe de contradiction ? — Rapport de cette certitude première avec les autres certitudes du sens commun.............................................. 135 §16. — L’objection contre la valeur objective du principe d’identité. — L’aspect toujours changeant des choses sensibles. Solution par le concept de puissance.................................................................... 141 §17. — Si le principe d’identité est loi fondamentale du réel et si le devenir et le multiple ne se peuvent expliquer que par la puissance, le sens commun et la philosophie de l'être ont cause gagnée contre le phénoménisme et la philosophie du devenir. — Claire par la place qu’elle fait à l’acte, la philosophie de l’être est obscure par celle qu’elle fait à la puissance. Pourquoi s’étonner de cette obscurité? c’est cette absence relative de détermination et d’intelligibilité qui laisse une place à la liberté divine et à la liberté humaine. — Le sens com­ mun vaut ce que vaut le principe d’identité.............................. Γ48 432 TABLE ANALYTIQUE DEUXIÈME PARTIE LE SENS COMMUN ET LES PREUVES TRADITIONNELLES DE L’EXISTENCE DE DIEU CHAPITRE PREMIER Comment le principe de raison d'être sur lequel reposent toutes ces preuves se rattache au principe d'identité selon saint Thomas § i. — La thèse classique dans sa formule générale........................... 159 § 2. — Comment saint Thomas établit qu’il y a un principe suprême. — Il doit avoir pour sujet l’être et pour prédicat ce qui convient pre­ mièrement à l’être........................................................................ 160 §3. — Quelle est la formule exacte du principe suprême. — Tout être est ce qui le constitue en propre.................................................... 164 § 4. — De quelle manière les autres principes se rattachent-ils au principe suprême ? — Par réduction à l’impossible. Détail de cette réduction pour le principe de raison d’être. — En quel sens ce principe est-il analytique?.............................................................................169 §5. — Conséquence importante de celte thèse en théodicée. — La preuve de Dieu qui contient toutes les autres en raccourci...................... 185 CHAPITRE II La critique moderniste des preuves thomistes de l’existence de Dieu § i. — Trois objections contre ces preuves. — 1° La distinction de puissance et acte repose sur le postulat du morcelage ; pourquoi ne pas identifier l’être au devenir? — 20 Recours inconscient à l’argument ontologique. — 30 La transcendance de la cause première n’est pas prouvée.................................................................... 193 § 2. — La première de ces objections suppose la vérité du nominalisme absolu et du subjectivisme. — Si le concept n’est qu’une «image moyenne » accompagnée d’un nom la distinction de puissance et acte n’est en effet que la réduction en système de la dissociation effectuée sur le réel par l’imagination pratique et le langage. — M. Le Roy tient en outre pour démontré que le réel sensible auquel il a réduit l'intelligible doit se réduire lui-même à l’image. — Le subjectivisme s’impose. « Tout réalisme ontologique est absurde et ruineux. .......................................................................................... 195 §3. — S’il est une doctrine absurde et ruineuse, ce n’est pas le réalisme ontologique mais bien le nominalisme subjectiviste. — La représen- TABLE ANALYTIQUE 433 tation est une qualité essentiellement relative à autre chose qu’elle, aussi n’est-elle pas ce qui est connu, mais ce par quoi le représenté est connu. — Impossible de la définir autrement, dire qu’elle ne se réfère à rien c’est dire qu’elle est à la fois et sous le même rapport quelque chose de relatif et de non relatif, c’est détruire le concept de représentation, comme ce serait détruire le concept d’intelligence que de nier sa relation essentielle à Vitre. — Le premier morcelage de l’être en objet et sujet s’impose sous peine de rendre l’intelligence inintelligible à elle-même. — L’idéaliste ne peut rien connaître en dehors de lui, il ne peut même pas connaître la réalité de sa propre action. «En quoi un tel homme se distingue-t-il de la plante » tota­ lement privée de connaissance et enfermée en elle-même? L’idéalisme est une conception matérialiste de l’idée, négation de l’idée en tant qu’idée........................................................................................... 201 § 4. — Les distinctions de la puissance et de l'acte, du moteur et du mobile, du mouvement et de son sujet représentent le morcelage de l’être intelli­ gible et non pas celui du continu sensible. — La distinction de puissance et acte est nécessaire pour résoudre les arguments de Parménide et rendre intelligibles en fonction de l’être et du principe d’identité la multiplicité et le devenir. La philosophie du devenir est la négation de la valeur objective du principe d’identité. — La preuve par le mouvement s’applique à un mouvement de volonté aussi bien qu’à un mouvement local...................................................................210 §5. — Les preuves thomistes n’impliquent aucun recours à l’argument ontologique. — S. Anselme aurait dû dire seulement : «l’être le plus grand qui se puisse concevoir existe nécessairement par lui-même et non pas par un autre, s’il existe ». On peut dire réciproquement : « s’il existe, l’être nécessaire doit être l’Être même et par conséquent infiniment parfait ». Or on prouve qu’il existe de fait un être néces­ saire ........................................................................................ 220 §6. — Les preuves thomistes établissent l’existence d’une cause première transcendante. — Il ne peut y avoir ni multiplicité ni devenir au sein de l’Absolu. Or le monde est essentiellement multiple et changeant. Donc Dieu est essentiellement distinct du monde. Cette preuve est celle donnée par le Concile du Vatican (sess. III, c. 1). Elle est soli­ daire du principe d’identité. Si ce principe est loi fondamentale du réel, la réalité fondamentale doit être à l’être comme A est A. L’Ipsum esse n’en est pas moins vivant et libre....................... 225 CHAPITRE III Le Panthéisme de la philosophie nouvelle § I. — Le Panthéisme évolutionniste chex M. Bergson. — Dans ce système, Dieu est « une réalité qui se fait », « une continuité de 434 TABLE ANALYTIQUE jaillissement », il ne se conçoit plus sans le monde et est absorbé dans le monde. Le bergsonisme est un hégélianisme retourné. . 236 § 2. — La preuve que M. Le Roy substitue aux preuves traditionnelles conduit au panthéisme. — Cette nouvelle preuve repose sur des postulats arbitraires et contradictoires. Il reste pour nous un infini à devenir, c’est là le Dieu transcendant. Ce Dieu ne se conçoit pas sans le monde, il n’est pas encore, il ne sera jamais. Le symbole pragmatique de la personnalité divine recouvre une métaphysique panthéistique, qui est en opposition radicale avec le Concile du Vatican, non moins qu’avec le premier principe de la raison, le principe d’identité........................................................................240 CHAPITRE IV La vérité fondamentale de la philosophie de l'être La vérité fondamentale dans l’ordre analytique (in via inventionis) est le principe d’identité impliqué dans notre première idée, l’idée d’être. La vérité fondamentale dans l'ordre synthétique (in via judicii), celle qui répond à nos derniers pourquoi sur Dieu et sur le monde, c’est ce même principe réalisé dans toute sa pureté en Dieu : « in solo Deo essentia et esse sunt idem ». « Je suis Celui qui est. » . 255 Appendice I : Philosophie de Vitre et ontologisme...............................263 Appendice II : L'affirmation naturelle de l'être n'est pas un postulai 269 TROISIÈME PARTIE LE SENS COMMUN ET L’INTELLIGENCE DES FORMULES DOGMATIQUES Position du problème A supposer que les formules dogmatiques, même exprimées en langage philosophique, n’ont d’autre signification que celle que le sens commun peut leur donner, il importe de savoir quelle en est la portée. Si le sens commun n’est qu'une organisation utilitaire de la pensée en vue de la vie pratique, les dogmes n’ont plus qu’un sens pratique défini par l’attitude ou la conduite exigée de nous. Cette position est condamnée par le décret Lamentabili, 26· proposition. . . 273 CHAPITRE PREMIER Comment les formules dogmatiques se sont précisées en termes philosophiques § i. — La précision progressive des formules dogmatiques. — Si la formule primitive de sens commun a besoin d’être précisée, ne sera-cç TABLE ANALYTIQUE 435 pas par un recours à cette philosophie de l’être, qui n’est en réalité que le prolongement et la justification du sens commun? La meilleure analogie de l’évolution des dogmes fondamentaux : l’explicitation des premiers principes...................................................................... 291 §2. — Les formules dogmatiques du mystère de la Sainte Trinité. — Apparition des termes de nature, personne, subsistance, relation. — Günther détruit le dogme par sa notion « moderne » de la personna­ lité définie par la conscience de soi............................................. 295 §3. — Les formules dogmatiques du mystère de l'incarnation. — Le terme d’union hypostatique, les deux natures, les deux volontés. Erreur de Günther qui par sa notion de la personnalité revient à Nestorius.................................................................................... 302 §4. — La définition du concile de Vienne sur l’âme forme du corps. — Quel est le sens du mot · forme » dans cette définition ; le sentiment de Liberatore, de Zigliara, celui de Palmieri. — Cette définition affirme au moins que l’âme raisonnable est principe de la vie du corps humain.............................................................................. 306 CHAPITRE II Les formules dogmatiques ainsi précisées restent-elles accessibles au sens commun ? § i. — Les formules dogmatiques ainsi précisées sont inaccessibles au sens commun s’il n’est qu’une organisation utilitaire de la pensée en vue de la vie pratique. — La 26° proposition du décret Lamentabili. — Le verbe être dans ces formules garde son sens objectif. — Pour des termes métaphysiques l'Église s’est résignée aux schismes les plus douloureux ; la condamnation du pape Honorius Ier. Le but des traités des Pères contre Sabellius, le concept de relation. Les con­ damnations de Gilbert de la Porrée et de Günther. L’objet de la foi selon le Concile du Vatican est le même que celui de la vision béatifique « profunda Dei ». — Comment l’enseignement du Christ qui avait la vision béatifique serait-il dépourvu de valeur ontologique? — Les visions intellectuelles de la Trinité.................................... 313 §2. — Pourquoi les objections de M. Le Roy contre la doctrine thomiste de l’analogie ne portent pas. Le fondement de cette doctrine. — Ce fondement se trouve chez Aristote : Vêtre et les transcendantaux (unité, vérité, bonté), ne sont pas des genres mais des analogues. Le concept d’être, par le premier principe qu’il implique, postule lui-même et nécessairement l’ipsum esse subsistens, et s'applique donc analogiquement à lui. Dieu est à sa manière et les créatures sont à leur manière. Les perfections simpliciter simplices sont celles qui se définissent par un rapport immédiat à l’être ou à l’un des transcen­ dantaux (ce sont l’intelligence et la volonté, et les propriétés qui en 436 TABLE ANALYTIQUE découlent), elles doivent donc être analogues comme l’être, et sus­ ceptibles comme lui d’être purifiées de toute potentialité sans rien perdre de leur raison formelle. Elles ne sont à Vital pur qu’en Dieu. — Il n'y a pas deux inconnues dans les proportions établies. — Ce qui sépare S. Thomas de Maimonide. — En un sens nous connaissons Dieu par la seule raison mieux que nous ne connaissons nos amis les plus intimes, la nature divine mieux que la nature humaine et surtout mieux que les natures animales, végétales ou minérales. . . 318 § 3. — Les formules dogmatiques exprimées en langage philosophique restent accessibles au sens commun dans une certaine mesure s’il est une ontologie rudimentaire. — Elles sont inconciliables avec une philosophie du phinomine ou du devenir...................................... 334 A. — Les notions phénoménistes ou purement dynamistes de la personnalité sont inconciliables avec le dogme de l’incarnation (il y a dans le Christ deux consciences et deux libertés, on ne peut donc comme Günther se contenter d’une définition psychologique ou morale de la personnalité).......................................................... 336 B. — Le sens commun possède une notion ontologique de la personnalité, fondement de la personnalité psychologique et de la personnalité morale..................................................................... 339 C. — Cette notion ontologique de la personnalité permet au sens commun d’entendre les mystères de l’Union hypostatique et de la Trinité........................................................................................... 342 D. — Par des « élévations » le sens profond des mystères de l’incarnation et de la Trinité peut être rendu accessible au sens commun......................................................................................347 CHAPITRE III Les formules dogmatiques exprimées en langage philosophique dépassent par leur précision le sens commun, mais n'inféodent le dogme à aucun système § i. — Ces formules dépassent par leur précision le sens commun. — La notion de subsistence est l’explicitation d’une donnée confuse du sens commun. Le sens commun se sert de cette notion (in actu exercito), les conciles l’ont précisée (in actu signato) à la suite de longues discussions entre Grecs et Latins. De même substance dans transsubstantiation..................................................................... 361 §2. — Ces formules restent dans le prolongement du sens commun et n'infiodeni le dogme à aucun système proprement dit. — Les systèmes théologiques. — Exemple : la notion de « subsistence » ou de · person­ nalité · telle qu’elle est dans les conciles n’est pas prise avec sa valeur TABLE ANALYTIQUE 437 systématique qui naît des rapports qu'elle soutient avec le premier principe d’un corps de doctrine philosophique. — Dans le système thomiste, cette notion est rattachée à l’être par voie d’analyse : étude de ce qui est requis a parle rei pour vérifier les jugements affirmatifs de sens commun qui opposent le moi à tout ce qui lui est attribuable ; analyse de l’élément réel ainsi obtenu, son rapport à l’essence et à l’existence, premières divisions de l’être. — Consé­ quences de cette notion thomiste de la personnalité dans le Traité de l’incarnation. La conception suarézienne et la conception scotiste de la personnalité. Leur danger..................................................... 365 §3. — Loin de s'inféoder à nos concepts la Révélation les juge et let utilise......................................................................................... 377 §4. — Le principe de l'autonomie de l’esprit. — L’agent doit s’assimiler le patient et non pas se laisser assimiler par lui. Cet asservissement nous délivre. — La peur de Dieu. — Le péché de l’esprit, sa formule théologique.............................................................................. 378 §5. — Le dogme est connu plus explicitement dans l’Église par les « majores t chargés d'enseigner les autres, mais il est pénétré plus profondément par ceux dont l'dme est plus pure. — Jugement de sainte Thérèse sur les théologiens ; le Christianisme n’est pas seu­ lement une vie, il est aussi une doctrine. — Les deux sagesses selon saint Thomas : la sagesse doctrinale « secundum perfectum usum rationis » et la sagesse expérimentale « per modum inclinationis >. Le vrai pragmatisme se moque du pragmatisme........................ 388 §6. — Il y a en un sens une philosophie de l’Église. — Elle est au sym­ bole primitif ce que la «métaphysique naturelle de l’intelligence humaine » est au sens commun.................................................. 394 CHAPITRE IV Le premier regard de l’intelligence et la Contemplation. La première appréhension intellectuelle de l’être intelligible . 400 Le premier regard de l’intelligence sur le bien . . . 407 Le premier regard surnaturel.................................................. 412 L’obscurcissement du premier regard................................... 4’7 La simplicité supérieure retrouvée avec l’expérience en plus 420 Imprimée par Desclée De Brouwer et Cie, Bruges (Belgique). - 10236/12.