OUVRAGES DU MÊME AUTEUR Le Sens commun, la Philosophie de l’être et les formules dogmatiques, 3e édition, i vol. in-8°, 400 pp Paris, Desclée De Brouwer et Cie, 76bis, rue des Saints-Pères. 20 Le Réalisme du Principe de finalité, 1 vol. in-8°, 368 pp. Chez le même éditeur.......................................................... 20 La Providence et la confiance en Dieu, 2e édition, 1 vol. in-8°, 410 pp. Chez le même éditeur......................... Traduit en polonais et en italien. Dieu, son existence et sa nature, solution des antinomies agnostiques, 6e édition, 1 vol. grand in-8°, 820 pp. G. Beauchesne, 117, rue de Rennes, Paris................... 50 fr. Traduit en anglais. Perfection chrétienne et Contemplation, 2 vol. in-8° de 424-514 pp. Paris, Desclée et Cie, 30, rue Saint-Sulpice, 7e édition........................................................................ 35 Traduit en italien et en allemand. L’Amour de Dieu et la Croix de Jésus, 2 vol. in-8° de 451 et 470 pp. Éditions du Cerf, Juvisy (Seine-et-Oise). 35 Traduit en italien et en allemand. De Revelatione ab Ecclesia proposita, 2 vol. grand in-8° de 564-482 pp. 3e édition. Rome, Ferrari, et Paris, Gabalda......................................................... .... Édition abrégée (3e édit.), 1 vol. grand in-8°................ 40 fr. Les trois conversions et les trois voies, 1 vol. in-16, 194 PP· Éditions du Cerf, Juvisy................................ Traduit en italien et en polonais. Le Sauveur et son amour pour nous, in-8° de 472 pp. Éditions du Cerf, Juvisy............................................... Traduction italienne sous presse. LE SENS DU MYSTÈRE ET LE CLAIR-OBSCUR INTELLECTUEL NATURE ET SURNATUREL ■ Chacun de nos actes contient un mystère ; s’il est bon et salutaire, celui de la grâce ; s’il est mauvais, celui de la permission divine du mal, pour un bien supérieur. DESCLÉE DE BROUWER & CIE, ÉDITEURS PARIS soussignés, lecteurs en théologie, déclarons avoir lu Vfade duT R P GARRIGOU-LAGRANGE, O. P.. Maître en théologie, intitulée U du myslé» * U Cair-obscur iMleciuel éologie, intitulée Lt sens et nous en approuvons l’impression. | • fl I Fr. Paul Aune, O. P. F. François Valette, O. P. SANCTAE DEI GENITRICI SEDI SAPIENTIAE IN SIGNUM GRATITUDINIS NIHIL OBSTAT F. M. St. Gillet, O. P. Magister generalis. ET FILIALIS OBEDIENTIAE IMPRIMATUR 43804 Lutetiae Parisiorum, die 5a septembris 1934 f Eugen lus Jacobus, Episc. Trallian. TOUS DROITS DE REPRODUCTION ET DE TRADUCTION RÉSERVÉS. INTRODUCTION Après avoir pendant une trentaine d’années, expliqué aux étudiants en théologie les œuvres de saint Thomas, notamment son Commentaire sur la Métaphysique d’Aristote, et presque tous les traités de sa Somme Théologique, nous avons eu l’idée de souligner ici ce qu’il y a de clair et ce qui reste de mystérieux dans la solution traditionnelle et thomiste des grands problèmes de la connaissance en général, de notre connaissance, soit naturelle, soit surnaturelle de Dieu, et dans celle des questions de la grâce1. On a dit de saint Thomas qu’il ne redoute ni la logique, ni le mystère. La lucidité de la logique le conduit nécessairement en effet à voir dans la nature des mystères qui parlent à leur manière du Créateur, et cette même lucidité l’aide à mettre en un puis­ sant relief d’autres secrets, très supérieurs, ceux de la grâce et de la vie intime de Dieu, qui sans la révélation divine, nous resteraient inconnus. i. Nous avons longuement traité ailleurs ce dernier problème, dans les articles Prédestination, Providence et Prémotion divine, du Dictionnaire de Théologie catholique. Nous ne savons si nous pourrons mettre la dernière main à un traité de la grâce ; nous en exposons du moins ici les fon­ dements, en traitant du principe de prédilection. Cf. II® Partie, chap. VI. ΙΟ INTRODUCTION On insiste naturellement d'habitude, nous l’avons fait souvent nous-même, sur le côté le plus lumineux de la doctrine de ce grand maître ; il n’est pas inutile d’attirer quelquefois l’attention sur le sens du mystère qu’il possédait éminemment. C’est ce que nous ferons ici. Loin d’ignorer ce qu’il y a d’inexprimable dans les choses, le génie si lucide de saint Thomas le trouve déjà dans la nature même de la matière, II pure puissance. La matière, qui peut devenir air, eau, terre, plante, animal, est, à ses yeux, une simple capacité réelle, susceptible d’être indéfiniment II II déterminée de mille et mille manières, capacité réelle distincte à la fois et de l’acte ou détermination à recevoir, si infime soit-elle, et du néant, et de la négation, et de la privation et de la simple possibilité prérequise à la création ex nihilo. La pure puissance ou réelle capacité réceptrice, II milieu entre l’être en acte, si pauvre soit-il, et le pur néant, est déjà quelque chose de très caché. Saint Thomas trouve aussi le mystère dans les choses dès qu’il s’agit de passer d’un ordre de la nature à un ordre plus élevé, lorsqu’il faut par exemple définir la vie et en donner une définition qui puisse s’appliquer analogiquement, mais ati sens II propre, sans métaphore, et au brin d’herbe et à II Dieu. De même lorsque, dans l’échelle des êtres, commence, avec la sensation, la connaissance, qu’il faut définir aussi de telle sorte que cette définition t ! INTRODUCTION II puisse s’appliquer analogiquement, mais au sens propre et non seulement métaphorique, à la moindre sensation tactile et à la connaissance incréée que Dieu a de lui-même et de tout ce qui n’est pas lui. Si saint Thomas a vu et délimité nettement ces secrets qui se trouvent déjà dans l’ordre de la vie végétative et sensitive, à plus forte raison a-t-il vu ceux de la vie intellectuelle et spirituelle, connue par nous in speculo sensibilvum, dans le miroir des choses sensibles, en particulier le mystère des relations de la nature et de la grâce, ou des rapports de la nature de tout esprit créé avec la vie intime de Dieu. C’est surtout ce dont nous parlerons dans cette étude. On ne remarque généralement pas assez qu’à ce sens du mystère, qui se trouve si manifestement chez le Docteur Angélique, comme chez saint Augustin, correspond du côté de l’objet un clairobscur intellectuel qui est de nature à captiver profondément l’intelligence. L’idée du clair-obscur intellectuel vient tout natu­ rellement à l’esprit d’un disciple de saint Thomas, lorsqu’il voit son maître, si épris de clarté, déclarer pourtant tout ce qui reste d’ineffable dans le réel depuis la matière jusqu’à Dieu. Rien de plus clair pour les sens que le sensible visible et tangible; mais sous ces phénomènes il y a, ammo· 12 INTRODUCTION nous venons de le dire, quelque chose de fort obscur pour l’intelligence : la matière. C’est d’elle que nous abstrayons l’intelligible ; mais précisément à cause de cela elle reste comme un résidu en quelque sorte réfractaire à l’intelligibilité. La raison profonde en est que la matière est de soi indéterminée et capable de devenir toutes les choses sensibles, or ce qui est 4 · ainsi de soi indéterminé, potentiel et pure puissance, échappe à la connaissance qui ne s’arrête que sur ce qui est déterminé ou en acte : « Unumquodque est cognoscibile secundum quod est in actu1. » « Materia secundum se neque esse habet, neque cognoscibilis est2. » Sous la clarté sensible des phénomènes, du visible et du tangible, il y a l’obscurité de la matière, qui par son indétermination, sa pau­ vreté et son inconsistance reste insaisissable pour l’intellect. De même rien de plus clair empiriquement que la différence qui sépare deux espèces animales, l’aigle et le lion, ou deux espèces végétales, le chêne et le sapin. Mais comment définir ces espèces autrement que d’une façon descriptive, empirique, comment les rendre intelligibles ? Seuls leurs caractères généri1. Saint Thomas, I», q. 12, a. 1. 2. Saint Thomas s’exprime ainsi lorsqu’il se demande si Dieu a une idée de la matière. Il répond Ia, q. 15, a. 3, ad 3um : « Plato secundum quosdam posuit materiam non creatam, et ideo non posuit ideam esse materiae, sed materiae concausam. Sed quia nos ponimus materiam creatam a Deo, non tamen sine forma, habet quidem materia ideam in Deo, non tamen aliam ab idea compositi. Nam materia secundum se neque esse habet, neque cognoscibilis est. » | INTRODUCTION 13 ques : substance corporelle, vivante, douée ou non de sensation, arrivent à l’intelligibilité, mais la différence spécifique du chêne, du sapin, de l’aigle ou du lion nous reste cachée ; impossible d’en avoir une connaissance intellectuelle distincte, d’où l’on pourrait déduire la propriété de ces natures comme on déduit celles du triangle ou du cercle. Pourquoi ? Parce que leur forme spécifique ou substantielle reste comme enfouie, immergée dans la matière. Et alors l’idée humaine de l’aigle ou du lion est comme un cône dont le sommet serait éclairé et la base resterait dans l’ombre ; l’aigle et le lion sont clairement intelligibles pour nous en tant qu’êtres, en tant que substance, substance corporelle, douée de vie et de sensation, mais ce qui formellement constitue l’aigle, comme aigle, ou le lion, comme lion, reste intellectuellement fort obscur, nous ne dépassons guère la définition descriptive ou empirique. Aussi saint Thomas note souvent que les différences spéci­ fiques des êtres sensibles sont sozivent innommées1. Il y a pénurie de termes, parce qu’il y a pénurie d’idées distinctes. Il y a sans doute un des êtres sensibles dont nous connaissons distinctement la différence spécii. 1% q. 29, a. i, a. 3m : « Quia substantiales differentiae non sunt nobis notae, vel etiam nominatae non sunt, oportet interdum uti differentiis accidentalibus loco substantialium ; puta si quis diceret : ignis est corpus simplex, calidum et siccum. Accidentia pnim propria sunt effectus formarum substantialium et mani­ festant eas. » Cette affirmation est fréquente dans les œuvres de saint Thomas comme le montre l'index général de ses œuvres au mot : Differentia, n° 18, 19. 14 INTRODUCTION fique. C’est l’homme, parce que cette différence spécifique n’est plus enfouie dans la matière, mais la domine, émerge au-dessus d’elle. C’est la rationabilité ou mode, non pas de l’animalité, mais de 1’intellectiialité, qui est intelligible, parce qu’elle est essentiellement relative à Y être, premier objet intel­ ligible : « Objectum intellectus est ens. » L’objet de l’intelligence est l’être intelligible, comme l’objet de la vue est la couleur et l’objet de l’ouïe le son. Par suite l’intelligence humaine, relative à l’être, est intelligible à elle-même. L’homme, qui ne par­ vient pas à définir intellectuellement l’aigle ou le lion, peut se définir intellectuellement lui-même : animal raisonnable, et déduire de cette définition ses propriétés : libre, susceptible de moralité, doué de parole, etc. Mais il y a dans l’ho: IIIIB ie un élément qui échappe encore en quelque sorte à l'intelligibilité : la matière qui est en lui principe d’individuation1. D’où vient que deux hommes, si parfaitement semblables soient-ils comme deux jumeaux, aussi indiscernables que deux gouttes d’eau, sont pourtant deux et non pas un? Cela vient de ce que la nature humaine se trouve, ici et là, en deux parties distinctes de la matière, comme la nature de l’eau est en deux parties distinctes constitutives de deux gouttes d’eau, qui n'occupent pas le même lieu dans l’espace. i. Cf. Saint Thomas, 1% q. 3, a. 3 ; q. 39, a. 1, 3“ ; q· 75. a. 4 et 5 ; IIIa, q. 77, a. 2, c. INTRODUCTION La matière, capable de telle quantité (susceptible d’ailleurs d’accroissement) plutôt que de telle autre \ fait que cet embryon humain est distinct d’un autre, cet enfant distinct de son frère jumeau. Au moins lorsque ces deux enfants sont vus en même temps, on voit qu’ils sont deux et non pas un. Et en chacun, la matière est principe d’une foule de différenciations individuelles, qui échappent au premier regard, mais qui apparaîtraient de plus en plus si l’on entrait dans l’intimité de ces deux jumeaux, en notant la manière différente dont ils réagissent sous l’influence des mêmes causes. Ces différences individïielles pas plus que leur principe radical ne sauraient arriver à être pleinement intel­ ligibles pour nous. C’est ce qui fait dire aux scolas­ tiques : individuum est ineffabile. L’individu humain est ineffable, non pas certes comme Dieu, qui est au-dessus des limites de l’intelligibilité, mais parce que l’individualité vient de la matière, qui, par sa pauvreté même, est aux frontières inférieures de l’être et de l’intelligible. En cela du reste Yindividualité est fort différente de la personnalité ontolo­ gique (racine de la personnalité psychologique et morale), car la personnalité est ce par quoi chaque être raisonnable est un sujet premier d’attribution indépendant dans son être et son action : « per se separatim existens, et per se separatim operans 2. » 1. « Materia capax hujusce quantitatis ita quod non illius. » C’est la formule de Cajetan. 2. Cf. Saint Thomas, 111% q. 2, a. 2. l6 INTRODUCTION En Jésus-Christ» comme en nous, l’individualité vient de la matière, à raison de laquelle Jésus est né en tel endroit de l’espace, et à telle heure du temps, tandis que sa personnalité n’est autre que celle du Verbe fait chair : ce qui lui permettait de dire : « Je suis la voie, la vérité et la vie. » * * * ■ ... _ , i. Is, q. 76, a. 4. Item I\ q. 12, a. 4. ■ Si l’individu humain, à raison de la matière qui contribue à le constituer, est ineffable, en lui la vie de Vesprit n’est pas moins mystérieuse mais pour un tout autre motif. La nature de notre propre esprit ne nous est connue que dans le miroir des choses sensibles. Pourquoi? Parce que Y objet propre de notre intelligence (spécifiquement distincte de celle des anges et de celle de Dieu) est le dernier des intelligibles ou l’être intelligible des choses sen­ sibles1. Et, alors, malgré l’évidence des premiers principes rationnels comme lois de l’être et lois de l’esprit, malgré l’évidence subséquente du cogito ergo sïtm, la nature même de notre esprit reste assez mystérieuse pour nous, jusqu’à l’instant où notre âme, se séparant de son corps, se verra immé­ diatement, comme l’ange se voit. Dans le cours de cette vie nous connaissons la nature de l’esprit d’une façon négative, en appelant le spirituel « l’immatériel », et d’une façon relative B. INTRODUCTION aux choses sensibles, en disant que la vie de l’esprit est supérieure à la vie végétative et sensitive, ou, par analogie avec le monde des corps, avec les dimensions de l’espace, en parlant d’un esprit élevé, profond, très étendu ou encore de la fine pointe de l’esprit. Nous retrouvons ici les rayons et les ombres. * * * Dans la vie de l’esprit, tout ce qui est relatif à l’amour, dit saint Thomas1, est particulièrement mystérieux et souvent innommé, parce que l’intel­ ligence connaît moins ce qui se trouve en une autre faculté que ce qui est en elle, et parce que l’amour tend vers le bien, qui est dans les choses et non dans l’esprit : cette tendance, comme tout ce qui reste encore indéterminé, n’est pas pleinement intel­ ligible. Il y a là encore un clair-obscur des plus captivants. * i * * Enfin s’il est clair qu’il faut une cause première de l’univers, cause qui existe par soi, qui soit l’Être même, la Sagesse même, seule capable d’ordonner l’univers, la vie intime de Dieu nous reste très cachée. Souvent revient sous la plume de saint Thomas cette assertion : « nescimus de Deo quid est2 » ; naturellement nous ne pouvons connaître 1. 1% q. 37, a. i. 2, I\ q. 3, prologue, et q. 13, a. 1, a. 5, a. 11. Le sens du mystère 2 ι8 INTRODUCTION Dieu que par reflet de ses perfections dans les créatures, et sa vie intime ou la Déité comme telle, n’est participable par aucune nature créée ou créable, mais seulement par la grâce sanctifiante, qui seule peut nous disposer radicalement à voir Dieu immédiatement comme il se voit et à l’aimer comme il s’aime. w . Dès lors, tandis que le matérialisme a une vue horizontale des choses où les plus élevées descendent au niveau de la matière, la vraie sagesse a une vue verticale des choses et distingue de plus en plus nettement les deux obscurités dont nous venons de parler, celle d’en bas qui provient de la matière, de l’erreur et du mal, et celle d’en haut, qui est celle de la vie intime de Dieu. De plus saint Thomas, dont l’esprit est si désireux de clarté, dit souvent fides est de non visis1 : l’objet de la foi est non vu, il reste obscur, bien que nous le connaissions avec certitude par le témoignage divin confirmé par des signes manifestes et parfois éclatants. Saint Thomas ajoute2 : Une même chose ne peut être en même temps, et sous le même aspect, vue et crue par la même intelligence, c’est-à-dire vue et non vue. 1. IIs IIae, q. i, a. 4 et 5. 2. Ibidem. INTRODUCTION 19 Il suit de là que les arguments de convenance relatifs à l’existence et même à la possibilité des mystères surnaturels de la Sainte Trinité, de l’incar­ nation rédemptrice, de la vie éternelle, malgré la lumière parfois très grande qu’ils contiennent, ne sont pas démonstratifs. Non pas qu’ils soient d’ordre inférieur à la démonstration ; ils sont au contraire d’une sphère supérieure au démontrable. Il reste en ces arguments quelque chose d’obscur : on peut toujours les approfondir sans toucher le fond ou plutôt le sommet qu’ils visent, et l’on tend ainsi vers une clarté supérieure qu’on prend souvent pour celle d’une démonstration et qui est d’un ordre beaucoup plus élevé, c’est la clarté essentiellement surnaturelle de la vision béatitique. Ces arguments de convenance sont vis-à-vis d’elle comme le polygone inscrit dans la circonfé­ rence par rapport à celle-ci : on peut toujours multiplier les côtés du polygone, il ne sera jamais identique à la circonférence, mais toujours il s’ap­ proche d’elle. Ces arguments de convenance sont inférieurs à la démonstration par leur rigueur, mais ils sont supérieurs à elle par leur objet ; ils pénètrent dans une sphère supérieure, où l'on ne peut entrer que par voie de probabilité, de sublime probabilité. Une étude approfondie de ces questions et des problèmes connexes ramènerait les théologiens modernes vers une définition du probable quelque INTRODUCTION peu oubliée, et vers la distinction radicale de deux formes du probable, qu’on tend parfois à confondre sous la même dénomination de probabilité, alors que pourtant, pour parler net, il y a d’un côté le probablement vrai et de l’autre le probablement faux. Nous en parlerons au chapitre IV. : Le disciple de saint Thomas est amené à distinguer constamment l’obscurité supérieure des mystères divins de l’obscurité inférieure qui provient soit de la matière, soit de l’erreur, soit du mal moral ou des mystères d’iniquité. Enfin il remarque que son maître est particu­ lièrement attentif à distinguer en chacun de ses articles la vraie clarté de la fausse, qui est celle d’objections quelquefois très spécieuses. Et l’objec­ tion, qui naît d’une vue superficielle du réel, est souvent plus facile à saisir que la réponse parfois fort élevée qui n’est pas à la portée de tous. 1 Pour faire saisir le sens et la portée de la pensée! de saint Thomas sur ces problèmes, nous dirons! d’abord brièvement quelle est, selon lui, la naturd de la sagesse métaphysique et celle des deux sagesseJ surnaturelles : la théologie et le don de sagesse! Nous insisterons, à propos de l’objet de la philosophi! première, sur la métaphysique du verbe être, sur si différence avec le verbe avoir et sur ses rapport! INTRODUCTION 21 avec le nom substantif, avec l’adjectif et l’adverbe, c’est-à-dire sur la métaphysique rudimentaire, mais très sûre et virtuellement très riche, qui se trouve cachée dans la grammaire ou dans le langage de tous les peuples. Nous parlerons ensuite de l’esprit philosophique et du sens du mystère, de ce qui correspond objecti­ vement à ce sens, c’est-à-dire du clair-obscur intel­ lectuel, en insistant sur la distinction des deux ■obscurités dont nous venons de parler et sur celle des deux clartés non moins différentes l’une de l’autre. Nous nous arrêterons particulièrement au clairobscur qui se trouve en deux grands problèmes relatifs au rapport de la nature et de la grâce : i° L’existence de l’ordre de la vérité et de la vie surnaturelles est-elle démontrable ? Nous répondrons: oui, car il est rationnellement certain que la vie interne de Dieu, la Déité, nous reste cachée et ne peut nous être connue que par révélation divine : nescimus de Deo quid sit, comme le dit souvent saint Thomas. 2° La 'possibilité de la vision béatifique est-elle rigoureusement démontrable ? Nous répondrons : non, car ce serait démontrer par la seule raison la pos­ sibilité d’un mystère essentiellement surnaturel, celui de la vie éternelle, la possibilité de la grâce sancti­ fiante et de la lumière de gloire, qui sont d’ordre très supérieur au miracle ou aux interventions divines miraculeuses naturellement connaissables. Nous verrons ensuite quelle est la doctrine de saint Thomas, expliquée par Cajetan, sur l’éminence de la Déité dans ses rapports avec les attributs divins naturellement démontrables et avec les personnes divines que seule la révélation peut faire connaître. Pour mieux déterminer ce que doit être, surtout chez le théologien, le sens du mystère, nous étudierons la distinction profonde qui sépare la surnaturalité du miracle de celle beaucoup plus élevée de la foi infuse et de la grâce. Nous verrons ce qu’est chez un saint Augustin et un saint Thomas ce sens du mystère dans le problème de la prédilection divine et du salut possible à tous1. Nous terminerons en parlant du clair-obscur dans la vie de l’âme, et verrons en quelques exemples particulièrement frappants l’application pratique des principes ici énoncés. Comme l’a fort bien montré M. J. Maritain, en son livre récent, Les Degrés du savoir, les grands Docteurs de ΓÉglise ont eu à un haut degré, le sens du mystère. On peut dire d’eux ce qu’un pen­ seur chrétien a écrit de la vraie grandeur : « L’homme supérieur répond aux pressentiments inconnus de l’humanité... Il révèle aux hommes la i. Il importe à ce sujet d’expliquer pourquoi certains sommets de la vérité peuvent paraître à quelques-uns si voisins de graves erreurs. j I I I | I I [ I I I INTRODUCTION 23 partie d eux-mêmes qu’ils ne connaissent pas. Il descend au fond de nous plus profondément que nous n’avons l’habitude d’y descendre. Il donne la parole à nos pensées. Il est plus intime avec nous que nous-mêmes. Il nous irrite et nous réjouit, comme un homme qui nous réveillerait pour aller voir avec lui un lever de soleil. En nous arrachant à nos maisons, pour nous entraîner dans ses domaines, il nous inquiète et nous donne en même temps la paix supérieure... L’homme supérieur, incessamment tourmenté, déchiré par l’opposition de l’idéal et du réel, sent mieux qu’un autre la grandeur humaine et mieux qu’un autre la misère humaine... Il se sent plus fortement appelé vers la splendeur idéale qui est notre fin à tous... Il allume en nous l’amour de l’être et éveille en nous sans relâche la conscience de notre néant. Il est supérieur à ce qu’il exécute. Sa pensée est supérieure à son œuvre..., qu’il trouve toujours inachevée.1» Il aspire toujours vers une contemplation et un amour plus élevés, qu’il ne trouvera que dans la patrie. i. E. Hello, L'homme, 1. I, chap. 8. DIVISION DE L’OUVRAGE PREMIÈRE PARTIE LE SENS DU MYSTÈRE Chapitre I. — La sagesse métaphysique et les deux sagesses surnaturelles .... 27 Chapitre IL — Le verbe être, son sens pro­ fond et sa portée.............................................. 71 Chapitre III. — L’esprit philosophique et le sens du mystère............................................ 100 Chapitre IV. — Le clair-obscur intellectuel. 134 DEUXIÈME PARTIE LE MYSTÈRE DES RAPPORTS DE LA NATURE ET DU SURNATUREL Chapitre I. — L’existence de l’ordre surna­ turel ou de la vie intime de Dieu . . . 157 Chapitre IL — La possibilité de la vision béatifique peut-elle se démontrer ?... 176 Chapitre III. — L’éminence de la Déité, ses attributs et les personnes divines . . . 206 Chapitre IV. — Deux formes très différentes du surnaturel : le miracle et la grâce . . 234 Chapitre V. — La sumaturalité de la foi . 254 Chapitre VI. — La prédilection divine et le salut possible à tous..................................... 287 Chapitre VIL — L’esprit pur créé et ses limites........................................................... 318 Chapitre VIII. — Le clair-obscur spirituel, dans certains épreuves de la vie de l’âme. 331 PREMIÈRE PARTIE LE SENS DU MYSTÈRE Pour étudier ce que doit être le sens du mystère chez le philosophe et le théologien, nous parlerons dans cette première partie : x° de la sagesse méta­ physique et des deux sagesses surnaturelles ; 20 du verbe être, son sens profond et sa portée ; 30 de l’esprit philosophique et du sens du mystère ; 40 du clair-obscur intellectuel dans le double domaine philosophique et théologique. CHAPITRE PREMIER LA SAGESSE MÉTAPHYSIQUE ET LES DEUX SAGESSES SURNATURELLES Le sens du mystère se trouve manifestement chez les artistes de génie, chez les grands savants, chez les philosophes dignes de ce nom, chez les vrais théologiens, plus encore chez les grands contem­ platifs. Nous le considérerons ici tel qu’il doit être chez le philosophe et chez le théologien. Pour cela, il importe au début, de se faire une juste idée de la sagesse métaphysique, comparée à cette sagesse supérieure qu’est la théologie, et au don de sagesse qui est, avec celui d’intelligence, le principe de la contemplation infuse. Nous prendrons pour guide saint Thomas, qui a exposé ses idées sur la sagesse métaphysique dans son Commentaire sur les deux premiers chapitres du premier livre de la Méta­ physique d’Aristote, sur la nature de la théologie en la première question de la Somme Théologique et sur le don de sagesse, en ce même ouvrage, Ha Ilæ, q. 45. * * * LA SAGESSE MÉTAPHYSIQUE OU PHILOSOPHIE PREMIÈRE Au début de sa Métaphysique, Aristote cherche la définition de la sagesse, selon sa méthode habi- 28 LA SAGESSE MÉTAPHYSIQUE tuelle, en partant de la définition nominale ou vulgaire qui exprime le sens de ce mot, et en arrivant à la définition réelle par induction com­ parative ascendante et par division progressive descendante des divers modes de connaissance1. Il suppose cette définition nominale très élémen­ taire, confuse : la sagesse est quelque chose d'excellent dans l'ordre de la connaissance. Sans cette notion très confuse, on ne saurait donner aucun sens à ce mot, ni le distinguer si peu que ce soit du sens des autres termes plus ou moins semblables, comme ceux de science, d’art, d’expérience, de prudence. Pour préciser cette notion encore très confuse, Aristote remarque : tous les hommes désirent naturel­ lement connaître ce qui est, même indépendamment de l’utilité pratique matérielle qui dérive de la connaissance. Ils aiment, par exemple, voir un beau panorama, découvrir de nouvelles régions du haut d’une montagne, contempler le ciel étoilé, et plus la connaissance est d’ordre élevé, plus ils l’aiment pour elle-même, indépendamment de toute utilité matérielle conséquente. C’est l’amour inné de la vérité, qui est un bien non pas seulement utile ou délectable, comme l'argent et les fruits de la terre, mais un bien honnête, qui a sa valeur en soi, indépen­ damment de l’utilité et de la délectation qui en dérivent. Cela porte à penser que non seulement la vérité, mais la connaissance de la vérité, surtout des vérités les plus hautes, a une valeur en soi, i. Il compare en effet la chose à définir, confusément connue, avec les choses semblables et dissemblables, ici la sagesse avec les autres modes de connaissance, voisins ou éloignés. Ces modes doivent être divisés rigoureusement : connaissance non rationnelle (sensitive) et connaissance rationnelle, laquelle sera subdivisée. ] LES DEGRÉS DE LA CONNAISSANCE 2Ç indépendamment de toute utilité conséquente, con trairement à ce qu'ont dit les sophistes et plusieurs autres avec eux. * * * Les Degrés de la connaissance. Mais il importe de bien distinguer les divers degrés de la connaissance. Avec le degré infime la sensation, commence déjà quelque chose de très remarquable : « le connaissant diffère du non connaissant, comme la plante, en ceci qu’il peut d’une certaine manière devenir les autres êtres1 » ; anima fit et est quodammodo omnia2, l’âme humaine devient en quelque sorte les êtres qu’elle connaît, par la représentation qu’elle en a. Tandis que la plante, sous l’influence du soleil, de froide qu’elle était, devient chaude, l’animal doué de vision voit le soleil, il reçoit non seulement la chaleur qu’il s’approprie, qui devient sienne, mais il reçoit la similitude représentative du soleil, sans se l’appro­ prier, et de telle façon qu’elle reste la similitude d’un autre être, « cognoscens quodammodo fit aliud a se ». Cela suppose chez le connaissant une certaine immatérialité, qui n’existe pas chez la plante3. Cette notion de la connaissance, déjà vérifiée dans la sensation, même dans la sensation tactile, sera susceptible de s’appliquer analogiquement et au sens propre à Dieu même. La connaissance n’est pas un genre, elle domine les genres, c’est une notion 1. Cf. Saint Thomas, Ia, q. 14, a. 1. 2. Aristote, De Anima, 1. III, c. 8, n. 1, Commentaire de saint Thomas, lect. 13. 3. Cf. Saint Thomas, loc. oit. 3° LA SAGESSE METAPHYSIQUE analogique qui exprime une perfection absolue (per­ fectio simpliciter simplex)1. Au-dessus de la sensation, il y a la mémoire sensitive, sans laquelle les bêtes sauvages ne revien­ draient pas à leur tanière, l’oiseau à son nid, le cheval à la maison de son maître. Par cette mémoire sensitive, l'instinct des animaux se perfectionne en ce sens qu’il s’accompagne peu à peu d’une prudence empirique manifeste chez tout vieux renard. Aristote et saint Thomas parlent de ces degrés inférieurs de la connaissance, pour mieux déterminer en quoi la connaissance proprement humaine leur est supérieure. * * * La connaissance humaine n’atteint pas seulement les êtres sensibles en tant que sensibles, par leurs phénomènes, mais elle atteint ce qu’il y a en eux d’intelligible. Cela veut dire qu’elle saisit, non seulement les faits, mais la raison d'être des faits, le pozirquoi, ro διότι. D’où cela provient-il ? De ce que l'intelligence diffère des sens externes et internes, même des plus élevés d’entre eux, en ce que elle a pour objet premier, non pas la couleur, ou le son, ou la résistance, ou l’étendue, ou le fait interne de conscience, mais X'être ou le réel intelligible. Cela apparaît de ce fait que les trois opérations de notre esprit, la conception, le jugement et le raisonnement, ont toutes rapport, non pas seulement à la couleur, au son, aux faits internes, mais à l’être intelligible. Toute conception ou notion suppose en effet la notion plus universelle d'être. Tout jugement suppose le verbe être. « Pierre court » veut dire : I. Cf. Saint Thomas, loc. cil. LES DEGRÉS DE LA CONNAISSANCE « Pierre est courant ». Tout raisonnement démons­ tratif exprime la raison d’être de la chose démontrée (si c’est une preuve a priori) ou la raison d’être de i l’affirmation de l’existence d’une chose (si c’est une [ preuve a 'posteriori'). Parce que l’intelligence a pour objet l’être, elle cherche les raisons d’être des faits et des choses. I Aussi l’enfant ne cesse-t-il de multiplier ses pourquoi ? Pourquoi l’oiseau vole-t-il ? Parce qu’il va chercher sa nourriture, c’est son but ; — parce qu’il a des ailes, c’est la cause sans laquelle il ne pourrait voler. — Pourquoi a-t-il des ailes ? Parce que telle est sa nature à lui. — Pourquoi meurt-il ? Parce qu’il est un être matériel et que tout être matériel est corruptible. Ces multiples raisons d’être (finale, efficiente, formelle, matérielle) ne sont, comme telles, accessibles qu’à la raison, non aux sens, ni à l’imagi­ nation. Seule l’intelligence, qui a pour objet l’être intelligible, peut connaître la fin comme telle, qui est raison d’être des moyens. Jamais l’imagination ne saisira la finalité comme telle : les raisons d’être des choses lui sont inaccessibles1. i. Lorsqu’on demande à un étudiant en philosophie pourquoi seule l'intelligence et non pas l’imagination peut-elle connaître la finalité ou la fin comme telle (sub ratione finis), il n’est pas rare qu’il réponde : parce que l’imagination ne peut abstraire, ni connaître les relations ; seule l’intelligence les connaît et peut abstraire.—Mais qu’abstrait-elle tout d'abord? L’être intelligible. (C'est parce qu’elle le connaît de fait, que nous lui attribuons le pouvoir d’abstraire, non pas seulement les sensibles communs, comme l’étendue, la distance, mais l’intelligible.) Et c’est parce qu’elle seule peut connaître l’être intelligible, qu’elle seule aussi peut connaître la fin, qui est la raison d’être des moyens. L’animal connaît sensiblement la chose qui est fin, mais non point la finalité; de même il connaît sensiblement la chose qui lui résiste, mais non point l’efficience ou la causalité que cette chose exerce sur lui. ■a watewh' 32 LA SAGESSE METAPHYSIQUE * * L’image et Vidée. C’est ce qui montre la différence profonde, immense ou sans mesure, de l’image et de l’idée, si confuse même que reste celle-ci. Le chien peut avoir une image d’une horloge, même une image composite de diverses horloges de grandeurs et de couleurs différentes, image où les ressemblances s’accentuent et les différences s’éliminent ; à cette image composite le perroquet peut même ajouter le nom d’horloge, et répéter ce qu’il a entendu : « l’horloge sonne ». Mais il ne peut saisir pourquoi elle sonne, ou la raison d’être de son mouvement. Il ne peut connaître la fin, ni la cause efficiente de ce mouvement. Au contraire le petit enfant se rend assez vite compte qu’une horloge n’est pas seulement un objet résistant, coloré et sonore, mais une machine faite pour indiquer l’heure solaire (raison d’être finale), parce que son mouvement régulier est conforme au mouvement apparent du soleil1. L’enfant ne tarde pas à saisir ainsi ce qu’est une horloge, à pouvoir la définir d’une façon intelligible, ce que l’animal le plus parfait ne saisira jamais. De même il ne tarde à concevoir au moins de façon confuse que I’fowre solaire est une partie du jour, le jour une partie de l’année, définissable elle-même par rapport au mouvement du soleil ; il a peu à peu une idée du temps, avant de le définir philoI. L’idée qui fait connaître ce qu'est une horloge est par suite universelle : toute horologe devra être une machine dont le mouvement régulier sera conforme à celui du soleil, pour indiquer l’heure solaire. ' r l’image et l’idée 33 sophiquement : « la mesure du mouvement selon 1 avant et l’après » et il distingue le présent, le passé et le futur, par rapport à ce qui est, petit mot dont le sens n’est accessible qu’à l’intelligence. Et tandis que l’animal ne saisit un être sensible que par ses phénomènes, couleur, son, saveur, etc., l’enfant par son intelligence le saisit d’emblée comme être et peu à peu comme un être qui reste un et le même sous ses phénomènes multiples et variables, c’est-à-dire comme substance. Tandis que l’enfant, par le goût, connaît la douceur du lait (ens dulce, ut dulce) par son intelligence il connaît la réalité du lait (ens dulce, ut ens reale) h * * * La science véritable. Cette profonde distinction de l’image et de l’idée est indispensable, cela va sans dire, pour se faire une juste idée de ce qui sépare la science humaine de la connaissance purement empirique de l’animal. Et c’est, au début de la Métaphysique d’Aristote, la réfutation de l’empirisme qui se retrouve dans le positivisme moderne, pour qui la notion d’être i. C’est pourquoi Aristote et après lui saint Thomas, nous disent que Yêtre intelligible des choses sensibles est un sensible per accidens, connu immédiatement par l’intelligence, avant tout raisonnement, à la simple présentation d’un objet sensible. Ci. De Anima, 1. II, lect. 13 : « Statim ad occursum rei sensatae apprehenditur intellectu. » L’empirisme nominaliste parle comme si notre intelligence ne connaissait que les phénomènes sensibles et leurs lois expérimentales, non pas Y être intelligible et ses lois absolument nécessaires. Notre intelligence pourtant saisit d’emblée dans le sensible l’être intelligible, qui est une perfection absolue attribuable analogiquement à Dieu, tandis que la couleur ou le son ne sauraient lui être attribués. sens du mystère 34 LA SAGESSE MÉTAPHYSIQUE n’est que la plus confuse des images accompagnée d’un nom (nominalisme radical), et non pas l'idée première qui rend intelligible le réel et ses phéno­ mènes, qui rend possible le jugement (dont l’âme est le verbe être) et le raisonnement (qui explique la raison d'être des choses et de nos affirmations sur les choses). Il suit de là que la science diffère de la connais­ sance purement empirique en ceci qu’elle seule peut assigner le pourquoi, les raisons d’être des choses et des phénomènes pour les rendre intelligibles : Scientia est cognitio rerum fier causas1. La science n’a pas pour but premier l’utilité pratique qui peut dériver de la connaissance, par exemple : dominer la na­ ture en utilisant ses forces ; elle tend à l’intelligence des choses et de leurs raisons d’être, pour arriver à découvrir surtout leur raison d’être suprême. Les lois primordiales de l’être intelligible (en tant qu’il diffère des phénomènes, des sons, des couleurs, etc.) seront dès lors les premiers principes de la connais­ sance intellectuelle, par exemple : une chose ne peut pas en même temps et sous le même rapport être et ne pas être. I C’est là une nécessité, connue par l’intelligence et inaccessible aux sens et à l’expérience qui ne con­ naissent que le contingent et le singulier. Bien avant Leibnitz, Platon et Aristote avaient vu que Y évidente nécessité des firincifies de contradiction, de causa­ lité. etc., est une réfutation de l’empirisme. Il y a i. Aristote. Post. Analytica, 1. I, c. II, comm. S. Thomæ, lect. 4. La science ou connaissance par les causes est ainsi supé­ rieure à la simple connaissance des lois expérimentales, qui sont comme des faits généraux, ou l’énoncé des rapports constants des phénomènes. SES PRINCIPAUX CARACTÈRES là aussi le fondement de la preuve de la spiritua­ lité et de l’immortalité de l'âme1. Si telle est la différence qui existe entre la science et la connaissance empirique, comment concevoir la sagesse ? Comment la définir ? C’est ce qu’examine Aristote au chapitre II du premier livre de la Méta­ physique. * * * Les caractères de la sagesse et leur raison d'être. Il faut pour cela rechercher inductivement les notes ou caractères du sage, selon le témoignage universel. Il faudra rendre ensuite ces notes intel­ ligibles, en assignant leur raison d'être. Or, comme la notion la plus confuse de sagesse dit déjà qu’elle est quelque chose d’excellent dans l’ordre de la connaissance, il ne faut pas s’étonner qu’on dise communément du sage : i° qu’il sait plus que les autres tout ce qui est accessible à notre intelligence et vaut la peine d’être connu ; 20 qu’il sait même les choses les pltts difficiles ; 30 qu’il les sait avec une plus grande certitîide que le commun des hommes et ne change pas son jugement avec le dernier interlocuteur ; 40 qu’il peut assigner les causes ou raisons d’être des faits et des choses, et par suite enseigner ; 50 qu’il aime la connaissance de la vérité pour elle-même, et non pour l’utilité matérielle ou les honneurs qui s’ensuivent ; il est i. Cf. Saint Thomas, Ia, q. 75, a. 5 : « Omne quod recipitur in aliquo, recipitur in eo per modum recipientis... Anima autem intellectiva cognoscit rem aliquam in sua natura absoluta, puta lapidem, inquantum est lapis absoluto (et non solum hic lapis)... Anima igitur intellectiva est forma absoluta, non autem aliquid compositum ex materia et forma. » v·* *· · · a LA SAGESSE METAPHYSIQUE magnanime, désintéressé, et souvent il meurt pauvre; 6° il peut ordonner les choses comme il convient, soit dans l’ordre théorique, soit dans l’ordre pratique. C’est ainsi que la sagesse connaît la subordination des sciences, mais n’est elle-même subordonnée à aucune. « Sapientis est ordinare ». C’est là une définition descriptive qui indique déjà Y objet de la sagesse (toutes choses, même les plus difficiles), son mode de connaître (avec certitude et par les causes), sa fin (la connaissance de la vérité pour elle-même), ses effets (ordonner les autres sciences et l’action humaine). On pourrait objecter que l’énumération de ces six notes de la sagesse n’est peut-être pas complète. Il n’est pas nécessaire qu’elle le soit. Il suffit de remarquer inductivement ses caractères les plus notables, comme pour définir le cercle, il suffit de la longueur du rayon, qui l’engendre par sa révo­ lution autour de l’une de ses extrémités. * * * Quelle est la raison d’être de ces notes, la raison capable de les rendre intelligibles ? i° Pourquoi dit-on communément que le sage sait tout ce qui peut être su ? — Si savoir c’est connaître par les causes, celui-là sait tout ce qui est connaissable, qui connaît les causes 'premières les plus universelles, car celui qui connaît l’universel, connaît au moins d’une certaine façon tout ce qui rentre sous l’extension de celui-ci. En affirmant cela au chapitre II du premier livre de la Métaphysique, Aristote pose un principe d’où saint Thomas déduira (Ia> Q· 45, a· 5) que Dieu seul peut créer, ou pro- SES PRINCIPAUX CARACTÈRES 37 duire quelque chose de rien, ex nihilo ; car l’effet le plus universel (ou l’être de toutes choses, comme être) ne peut provenir que de la Cause la plus universelle, qui est Dieu. Dieu seul, qui est l’Ètre même, peut rendre raison de tout l’être d’une chose quelconque, même de l’être de la matière qui entre dans sa constitution. Les causes inférieures à la cause suprême ne peuvent que transformer un sujet préexistant. Dieu seul peut créer. Cette conclusion, Aristote ne l’a pas explicitement déduite, mais elle dérive nécessairement des prin­ cipes ici formulés par lui, quoiqu’il ne semble point avoir soupçonné la souveraine liberté de l’acte créateur1. 2° Pourquoi dit-on que le sage connaît les choses les plus difficiles, parmi celles qui nous sont acces­ sibles ? — Pour la même raison : parce qu’il connaît les causes premières les plus universelles, qui sont les plus difficiles à connaître, car elles sont très au-dessus des choses sensibles, que nous connaissons tout d’abord. Ces causes suprêmes sont très intel­ ligibles en soi, elles sont le principe et la fin de tout, par elles tout s’éclaire ; mais elles sont difficiles à connaître pour nous, parce qu’elles sont très éloignées des sens, qui sont le point de départ de notre con­ naissance2. Aussi la sagesse métaphysique à cause 1. Cf. sur ce point ce que dit saint Thomas in 1. VI Met., c. I, lect. I fin, au sujet d’un texte des plus élevés d’Aristote sur la Cause première des êtres : ■ Ex hoc apparet manifeste falsitas opinionis illorum, qui posuerunt Aristotelem sensisse, quod Deus non sit causa substantiae coeli, sed solum motus ejus. > , . 2. Saint Thomas dit de même, Ια, q. 2, a. i : « Haec propositio Deus est, quantum in se est, per se nota est, quia praedicatum est idem cum subjecto... sed non est per se nota quoad nos. » i 38 LA SAGESSE MÉTAPHYSIQUE de sa difficulté ne nous est accessible qu’après l’étude des autres sciences philosophiques, après celle de la logique et de la philosophie de la nature1. 3° Pourquoi dit-on que le sage sait ce qu’il connaît avec une plus grande certitude que les autres hommes ? — Encore pour le même motif : parce qu’il connaît les causes premières, les plus universelles, qui permettent à’assigner les raisons suprêmes des choses, raisons qui peuvent se rattacher aux notions premières et aux premiers principes, qui sont la source de toute certitude. Si l’on saisit le sens profond du principe de causalité : tout ce qui arrive à I’existence exige une cause, on voit qu’en dernière analyse est exigée une cause non causée, qui n’est pas arrivée à l’existence, mais qui existe par soi et est Acte pur. Si l’on saisit de même le sens profond du principe de finalité : tout agent agit pour une fin proportionnée, on est conduit à voir qu’il y a subordination des agents et des fins et que l’agent suprême doit agir pour la fin dernière de l’univers. Si l’on admet enfin, avec Anaxagore, que l’ordre ne se peut expliqtier sans une intelligence ordonnatrice, il faut admettre aussi que l’ordre de l’univers suppose une Intelligence suprême, qui est la Pensée même éternellement subsistante. 4° Pourquoi dit-on encore que le sage plus que personne peut enseigner ? — Parce que enseigner c’est donner à d’autres la science ou connaissance Nous voyons bien que, si Dieu existe, c’est par lui-même qu’il existe, mais existe-t-il de fait ? Notre notion abstraite de Dieu, qui abstrait précisément de l’acte d’exister, ne nous permet pas de 1 affirmer, avant de nous assurer que le monde exige une Cause supérieure à lui. i. Saint Thomas dit in 1. I Met., c. II, lect. II : « Ista scientia, quae sapientia dicitur, quamvis sit prima in dignitate, est tamen ultima in addiscendo. > SES PRINCIPAUX CARACTÈRES 39 par les causes. C’est donc parce que le sage connaît les causes suprêmes qu’il peut enseigner plus que quiconque. La sagesse est ainsi la science la plus doctrinale, « illa scientia est magis doctrix: vel doctrinalis, quae magis considerat causas1. » Nous sommes ici singulièrement loin de ce que dit l’empirisme nominaliste ou le positivisme, qui soutient que la métaphysique, loin d’être la science suprême, n’est même pas la dernière des sciences, mais seulement une collection d’hypothèses invéri­ fiables. Mais le positivisme est la négation de toute philosophie, du fait que pour lui notre connaissance ne saurait s’élever au-dessus de l’expérience externe et interne, ce qui revient à confondre l’intelligence avec les sens, au moins avec les plus élevés des sens internes, avec l’imagination et la mémoire sensitive, et à confondre par suite l’intelligible avec le sensible, l’être avec les phénomènes. Le positi­ visme déclare que les preuves de l’existence de Dieu ne sont pas scientifiques, parce qu’elles ne sont pas vérifiables par l’expérience. Or il est très heureux qu’elles ne le soient pas, car si elles étaient, Dieu tomberait comme les êtres sensibles sous les prises de notre expérience et ne serait plus Dieu, Cause suprême et fin dernière. 5° Pourquoi dit-on que la sagesse plus que toute autre connaissance est aimée par le sage pour ellemême, indépendamment de l’utilité matérielle qui en dérive ? Parce que l’homme, qui aime la vérité pour elle-même, aime surtout la Vérité suprême, qui se trouve dans la connaissance des causes les plus élevées, et qui est la source éminente de toute I. Saint Thomas, in I Met., c. II, lect. II. 40 LA SAGESSE MÉTAPHYSIQUE intelligibilité et de toute vie intellectuelle et morale. 6° Enfin, pourquoi dit-on qu’il appartient au sage d’ordonner les choses comme il convient, soit dans le domaine de la théorie, soit dans celui de la pratique ? — Toujours pour la même raison : parce qu'il connaît les causes les plus élevées, la fin dernière, qui est le principe de tout ordre, puisque à elle tout doit se subordonner. Saint Paul dira dans l’ordre de la grâce : « Spiritualis homo indicat omnia et ipse a nemine judicatur. » I Cor., 11, 15. Que reçoit la sagesse des autres sciences et de l’expérience ? On objectera peut-être avec l’empirisme nomina­ liste et l’idéalisme subjectiviste : La métaphysique, de l’aveu même d’Aristote, n’est pourtant pas la première des sciences dans l’ordre d’invention, et donc, dans cet ordre, elle suppose d’autres sciences et reçoit d’elles des notions nécessaires ; elle leur est donc subordonnée. Elle reçoit de la logique les notions de démonstration, de principe démonstratif, d’induction ; elle reçoit de la philosophie de la nature la notion de devenir, elle reçoit de la psycho­ logie les notions mêmes du concept, de l’intellection, de la sensation. Recevant de ces sciences les notions •1 · qui lui sont absolument nécessaires, la métaphysique est subordonnée à ces sciences, et ne saurait être une vraie sagesse. A cela il faut répondre, selon Aristote : la méta­ physique reçoit de ces sciences la matière de sa consideration, mais non pas ses principes, ni ses SES RAPPORTS AVEC LES AUTRES SCIENCES 41 notions -premières à elle. Au contraire, c’est à la lumière des notions absolument primordiales, relatives à l’être intelligible pris dans toute son universalité, et à la lumière des tout premiers principes qu’elle éclaire d’en haut les notions inférieures qu’elle emprunte aux autres sciences. Et donc elle ne se subordonne pas à elles, mais au contraire elle les juge d’en haut. Ses premiers principes, ceux de contradiction, de causalité, de finalité, la métaphysique les trouve en approfondissant la première appréhension intel­ lectuelle de l’être intelligible, qui est le premier objet de l’intelligence, connu d’emblée par elle dès son premier contact avec les choses sensibles, saisies par les sens. Et ces tout premiers principes, nécessaires et absolument universels, supposés par les autres sciences, la métaphysique les analyse, les formule rigoureusement et les défend contre ceux qui les nient1. Elle reste ainsi supérieure aux autres disci­ plines, même à celles qui lui fournissent la matière de sa considération, matière qu’elle juge d’en haut dans une lumière supérieure. * * * On insistera peut-être en disant : Mais selon Aristote, à l’opposé de Platon, notre connaissance intellectuelle dépend des sens, non pas accidentel­ lement comme d’une occasion, mais nécessairement, et donc elle ne peut pas être plus certaine que la l. Cf. Aristote, Métaphysique, 1. IV, c. 3 et 4, Commentaire de saint Thomas, lect. 5, 6. 7. 42 LA SAGESSE METAPHYSIQUE sensation ; par suite la métaphysique ne saurait être plus certaine que l’expérience et les sciences dites expérimentales. A cela encore il faut répondre, selon Aristote et selon saint Thomas : Notre connaissance intel­ lectuelle dépend nécessairement des sens, d’une façon matérielle et extrinsèque, oui, d’une façon formelle et intrinsèque, non. Comme l’explique bien saint Thomas, Ia, q. 84, a. 6 : « La connaissance sensible ne peut être la cause totale et parfaite de la con­ naissance intellectuelle, sed, magis quodammodo est materia causae, elle est plutôt comme la matière de la cause. » — En quel sens ? En ce sens que l’intelligible n’est qu’en puissance dans les choses sensibles, il ne devient formellement intelligible en acte que sous la lumière intellectuelle, appelée par Aristote « intellect agent » ; alors seulement l’intel­ ligible apparaît à l’intelligence capable de le con­ naître ; il lui apparaît dans une lumière intellectuelle très supérieure à la lumière sensible. C’est pourquoi saint Thomas écrit, Ia, q. 84, a. 5 : « Comme on dit que nous voyons les couleurs dans le soleil ou par lui, il faut dire que l’âme humaine connaît intellectuellement tout dans les raisons éternelles, par la participation desquelles elle con­ naît. La lumière naturelle de l’intelligence, qui est en nous, est en effet une certaine similitude participée de la lumière incréée qui contient les raisons éter­ nelles des choses. » Aussi notre intelligence peut-elle abstraire ab hic et nunc la nature des choses et la considérer sub specie aeternitatis. La nature du bon ou celle du lis est ainsi pour notre intelligence ce que le lion et le lis étaient appelés à être de toute éternité το ET SA CERTITUDE 43 τι ην Jvai, quod quid erat esse; c’est là un intem­ porel presque intraduisible. Mais en dehors de la lumière naturelle de l’intel­ ligence, nous avons besoin des idées abstraites (par cette lumière même) des choses sensibles. De la sorte la certitude métaphysique de la valeur réelle des premiers principes de contradiction, de causalité, etc. (de leur valeur comme lois, non seulement de l’esprit, mais de l’être) est fondée formellement et intrinsèquement, non sur la sensation nécessairement prérequise, mais sur l’évi­ dence intellectuelle de ces principes dans la lumière naturelle de l’intelligence. Cependant cette certitude métaphysique est aussi fondée matériellement et extrinsèquement sur la sensation et son objet. C’est bien la signification de la parole profonde de saint Thomas, Ia, 84, a. 6 : « Sensibilis cognitio non potest dici totalis et perfecta causa intellectualis cognitionis, sed magis quodammodo est materia causae ». La forme de la cause (forma causae) est la lumière naturelle de l’intelligence dans laquelle nous connaissons l’être intelligible, comme nous connaissons les couleurs dans la lumière du soleil. Si au contraire la certitude intellectuelle des premiers principes était fondée formellement et intrin­ sèquement sur la sensation, l’empirisme nominaliste des positivistes serait la vérité. L’intelligence ne pourrait juger d’en haut de la valeur de la sensation, dont elle se sert. Au contraire elle la juge dans la lumière des premiers principes, en disant une sensation de rien de senti (vera sensatio sine reali sensato) est impossible1, de même une sensation sans cause et sans finalité. i. Le texte de saint Thomas, IIIa, q. 76· a· 8» comme le **· * LA SAGESSE MÉTAPHYSIQUE L’intelligence peut ainsi juger d’en haut la sen­ sation et l’expérience, parce qu’elle n’atteint pas seulement le sensible abstrait, la couleur abstraite, le son abstrait, l’étendue abstraite, mais l’être intel­ ligible, abstrait des choses sensibles, l’être intelligible qui comme tel n’est point sensible et ne peut être saisi par les sens ni par l’imagination. Celle-ci est incapable de saisir de même la causalité efficiente comme telle, ou la finalité, car, si elle atteint la couleur ou le son, elle ne peut atteindre l’être et les raisons d’être des choses. Il reste donc que la sagesse métaphysique n’est nullement subordonnée aux sciences qu’elle utilise. Elle leur est supérieure et les juge d’en haut. C’est même pour cela qu’elle peut les utiliser, au sens exact du mot uti. Seul en effet le supérieur se sert de l’inférieur et non e converso. La métaphysique peut ainsi juger les autres sciences et elle ne peut être jugée elle-même par aucune autre, « et ipsa a nemine judicatur » dans l’ordre naturel. La définition réelle de la sagesse. Nous sommes ainsi conduits à la définition, non plus seulement nominale, mais réelle, de la sagesse : C’est la science des choses par leur Cause suprême; en d’autres termes : la science capable de faire montre Jean de Saint-Thomas, n’est pas contraire à cette assertion. 11 y est dit que, si Dieu produit une immutation sub­ jective dans les sens, sans qu’il y ait un objet réel correspondant, c est « ac si homo expresse videret ». Il semble qu’il y ait sensation mais il n’y a pas sensation véritable. Cf. I*, q. 51, a. 2, et IIIs, q. 57, a. 6, ad 3«“». SA DÉFINITION RÉELLE connaître les raisons suprêmes des choses. Au livre XII de la Métaphysique, Aristote montre que Dieu est la fin de l’univers, et au 1. I, c. 3, il fait un grand éloge d’Anaxagore qui apparut comme un sage parmi des hommes ivres, lorsqu’il dit que l’univers demande une Intelligence suprême qui l’ait organisé. Nous avons maintenant le caractère foncier qui rend intelligibles les diverses notes réunies dans la définition descriptive du sage, définition qui répond au sens que l’on donne communément à ce terme pour le distinguer de tout autre. Il suit de là que l’objet propre ou formel de la métaphysique est l'être intelligible en tant qu être, et non pas en tant que mobile1. Son objet, propre c’est le réel comme réel. Ici le réel intelligible est abstrait, non seulement de cette matière individuelle (comme lorsqu’on considère, non pas cette eau, mais l’eau en général, ou la mutation substantielle en général), mais de toute matière2, si bien qu’on peut l’attribuer à l’esprit et même analogiquement à Dieu, Premier Être. Tandis que les autres sciences considèrent l’être I. La philosophie de la nature, comme le dit Aristote au début de la Physique, a pour objet Yens mobile, ut mobile, l'être sensible et mobile, au premier degré d’abstraction (Mét., 1. VI, c. i), c’est-à-dire en abstrayant, non pas de toute matière, mais seulement de la matière sensible individuelle. Elle considère, par exemple, non pas ce mouvement local, mais le mouvement local, le mouvement qualitatif, le mouvement d’accroissement, la mutation substantielle des choses et en cherche les causes profondes (matière première et forme substantielle), même la cause suprême : le premier moteur, dont Aristote prouve l’existence dans le dernier livre de sa Physique. — Les sciences subordonnées à la philosophie de la nature, comme la mécanique, l'hydro­ statique, l’acoustique, l’optique, etc., expliquent les phénomènes sensibles, non par leurs causes premières (matière première, forme substantielle, premier moteur et fin de l’univers), mais par les causes prochaines. 2. Cf. Aristote, Métaphys., 1. VI, c. r. lect. i. ,'ί 46 LA SAGESSE MÉTAPHYSIQUE sous un aspect particulier (la physique, l'être mobile; la mathématique l’être quantitatif ou la quantité), la métaphysique doit considérer l’être comme être et les premiers principes de l’être dont se servent les autres sciences, sans traiter de ces principes ex professo. Ce domaine ne saurait rester inexploré. La métaphysique doit donc traiter du réel comme réel. Il ne saurait en être autrement si la métaphysique est la connaissance des choses par leur cause suprême. En effet, comme le montre Aristote (Métaph., 1. IV, c. 1), toute cause, non pas individuelle, mais générale, par laquelle s’explique un effet général, comme la vie végétative à la surface de la terre, correspond de soi à la nature de cet effet. Si ce vivant, père de tel autre, est cause de l’arrivée à l’existence de cet autre, il ne saurait rendre compte de la vie qui est contingente en lui, comme en son fils1. Il faut qu’il y ait une cazise générale et supérieure de l’existence de la vie végétative qui se constate à la surface de la terre, de même il faut une cause éminente de la vie sensitive, de même une cause encore supérieure de la vie intellectuelle. Enfin il faut qu’il y ait une cause suprême de l’être des choses qui arrivent à l’existence, de leur être comme être, ôv η ον. Or, nous l’avons vu, la métaphysique est la connaissance de toutes choses par leur cause suprême. Donc elle a pour objet propre et formel l’être en tant qu’être des choses, et elle l’explique par ses causes suprêmes (efficiente et finale). Aristote con­ clut *. « La métaphysique doit donc chercher les i. Cf. Saint Thomas, Ia, q. 104, a. 1. ET SON OBJET PROPRE 47 premières causes de l’être en tant qu’être des choses. » (Métaph, 1. IV, c. i). Il formule ainsi de nouveau le principe d’où saint Thomas déduira (Ia, q. 45, a. 5) queDiew seul peut créer, car l’effet le plus universel (l’être de toutes choses) ne peut être produit que par la Cause la plus universelle. * * C’est le terme de la chasse à la définition, venatio definitionis. Du concept très confus de sagesse (quelque chose d’excellent dans l’ordre de la con­ naissance) nous sommes passés au concept distinct. C’est le même concept sous deux aspects différents, comme c’est le même être qui est d’abord enfant, puis homme fait. Le passage du concept confus, exprimé par la définition nominale, au concept distinct, exprimé par la définition réelle, s’est fait par induction com­ parative ascendante, c’est-à-dire en comparant la chose à définir, confusément connue, avec les choses semblables et dissemblables, ici avec les modes infimes de connaissance et avec les modes plus élevés. Cette induction comparative ascendante rejoint la division descendante des divers modes de connaissance : la connaissance est soit sensitive, soit rationnelle, et celle-ci à son tour est une con­ naissance soit par les causes prochaines, soit par les causes les plus élevées. La dernière seule mérite le nom de sagesse, si l’on veut conserver le vrai sens de ce mot, déjà indiqué dans la définition nominale. Au terme de cette venatio definitionis realis, de cette chasse à la définition, comme dit Aristote en en donnant les règles1, le concept confus, qui était ' le principe directeur de la recherche ascendante et descendante, se reconnaît lui-même dans le concept distinct, comme un homme d’abord à moitié endormi se reconnaît lui-même, lorsque pleinement éveillé, il se regarde dans un miroir. La recherche de la définition est ainsi l’œuvre de l’intelligence, du νους, plus que de la raison discursive2. Cet exemple de la recherche des définitions montre bien selon quelle méthode Aristote a établi la défi­ nition de l’âme, celle de l’homme, celle des différentes vertus comme la prudence, la justice, la force, la tempérance, celle de l’art : « recta ratio agibilium » et plusieurs autres. Il a précisé ainsi la méthode à laquelle avait recours Socrate, qui était préoccupé d’abord de bien définir ce dont on discute, de déterminer au moins le sens que l’on donne aux termes dont on se sert communément, et sans lesquels 1. Cf. Posteriora Analylica, 1. II, c. 3, 4, 6, 7, Commentum sancti Thomae, lectio III et sqq. 2. Il y aurait à ce sujet beaucoup à dire tant en théologie qu’en philosophie. Nous ne pouvons ici nous étendre sur ce sujet capital, notons seulement ce qui nous paraît être le principal. C’est l’intelligence, νους, qui passe progressivement de la première appréhension intellectuelle canfuse (antérieure au juge­ ment et au raisonnement) à l’appréhension intellectuelle distincte. Pour cela elle se sert comme d'instruments (en quelque sorte inférieurs à elle) de l’induction comparative ascendante et de la division descendante. Mais ce ne sont là que des instruments, et la définition réelle obtenue les dépasse. Plusieurs travaux parus ces dernières années sur la méthode aristotélicienne de la recherche de la définition (Post. Anal., 1. II), ne tiennent pas compte de ce qu’il y a de plus important en cette recherche, de son principe directeur, qui est supérieur à la raison discursive et qui n’est autre que le νους et son appré­ hension intellectuelle confuse de la chose à définir, appréhension exprimée dans le quid nominis, qui contient confusément le quid rei. L’intelligence ne chercherait pas la définition réelle, si en un sens elle ne l’avait déjà trouvée. ET SA VALEUR 49 le langage et la pensée sont impossibles. Il réduisait ainsi les sophistes à se servir des mots selon un sens déterminé, ou à garder un profond silence. Il suit de la définition donnée de la sagesse qu’elle a, comme la vérité qu’elle connaît, une valeur en soi, indépendamment de Γ utilité pratique qui en dérive et de tout profit matériel. Si l’on dit qu’elle est « inutile », c’est parce qu’elle est au-desstts de l’utile et non pas au dessous. Or ce qui est au-dessus de l’utile et du délectable, c’est Vhonnête, qui mérite d’être aimé pour lui-même, indépendamment des avantages ou de la délectation qu’on y trouve. De plus, ajoute Aristote1, la sagesse, qui est la connais­ sance la plus haute et la plus honorable, est plus divine qu'humaine : « On a pu, dit-il, avec toute raison trouver que la possession de cette science est au-dessus de l’humanité, car la nature de l’homme est esclave de mille façons2. Au dire de Simonide, « il n’y a que Dieu qui puisse jouir de ce privilège de la sagesse ». Mais l’homme se manquerait à luimême, s’il ne cherchait pas de cette haute connais­ sance ce qu’il peut parvenir à en posséder... Et le moins qu’il en possédera sera supérieur à toutes les autres sciences3. » Aristote a bien montré (Métaph., 1. VI, c. i) que la métaphysique diffère spécifiquement et de ; i i I I 1 I. Met., 1. I, c. 2. 2. Prius est vivere (etiam materialiter) deinde philosophari. Id est prius est vivere etiam materialiter, non in ordine intentionis sed in ordine executionis. La vie du corps est subordonnée à celle de l’intelligence, mais elle doit être d’abord assurée. 3. Aristote remarque ici contre le poète Simonide, que Dieu n’envie point la sagesse (d’ailleurs si imparfaite) de l'homme. Les envieux en effet sont malheureux du fait qu ils désirent ce qui les dépasse et qu’ils s’attristent de la félicité des autres , or Dieu ne saurait être malheureux, ni désirer ce qui le epasse. II est au-dessus de l’envie. ΙΛ sens du mystère 50 LA SAGESSE MÉTAPHYSIQUE la mathématique et de la philosophie de la nature, par sa manière de définir et par suite de démontrer (la démonstration repose sur la définition), car elle abstrait de toute matière, abstrahit ab omni materia. Elle considère dans le sensible les caractères fonciers qui se retrouvent dans l’ordre suprasensible. La philosophie de la nature abstrait seulement de la matière individuelle ; elle considère, non pas cette mutation substantielle, mais la mutation sub­ stantielle, la génération et la corruption, non pas cette plante et cet animal, mais la vie végétative, et la vie sensitive et leurs quatre causes : formelle, matérielle, efficiente et finale. C’est le premier degré d’abstraction. La mathématique abstrait des qualités sensibles et du mouvement (par suite de la cause efficiente et de la cause finale) pour ne considérer que la quantité, soit continue, soit discrète : les figures et les nombres et leurs propriétés. C’est le second degré d’abstrac­ tion, auquel participe la. physique-mathématique. La métaphysique procède selon le troisième degré d’abstraction ; elle abstrait de toiite matière, et consi­ dère, dans les choses sensibles, les caractères intel­ ligibles les plus universels et les principes absolument nécessaires qui se retrouvent dans l’ordre suprasensible : l'être intelligible, l’unité, la vérité, la bonté, la beauté, la substance, la qualité, la causalité. Bref; l’intelligible est connu par abstraction de la matière, et donc l’intelligible supérieur par l'abstraction de toute matière. De là résulte une certitude supérieure portant sur les lois les plus nécessaires du réel1. On voit par là que pour découvrir la Cause efficiente et finale de l’être même des choses sensibles i. Cf. Saint I ho mas, in. l)c Trinitate Boetii, q. V, a. i. ET SON DEGRÉ D’ABSTRACTION 51 et de l’homme, il ne faudra pas, comme l’a fait Spinoza, procéder en métaphysique selon la méthode mathématique, qui abstrait de la cause efficiente et de la cause finale. Il ne faudra pas non plus vouloir réduire l’ontologie à la psychologie, l’être intelligible au cogito cartésien, ni ramener comme Leibniz, l’être intelligible à la force consciente d’ellemême, à la monade. Il faudra au contraire concevoir le cogito et la pensée en général par rapport à l’être intelligible, et définir la force et Y action par rapport à l’être qui peut agir et à celui qui peut être produit, ojxrari sequitur esse. A la lumière des premiers principes de la raison et de l’être, la métaphysique s’élève ainsi à la Cause première, qui n’a pas besoin d’être mue pour agir, parce quelle est son action même, est suum agere, ce qui suppose qu’elle est l’Être même, est suum esse (operari sequitur esse, et modus operandi modum essendi) : Ego sum qui sum ». (Cf. Saint Thomas, Ia, q. 3, a. 4). LES DEUX SAGESSES SURNATURELLES On se rend mieux compte de ce qu’est la sagesse métaphysique en la comparant à deux sagesses d’ordre supérieur, qui peuvent la juger elle-même ex alto; nous voulons parler de la théologie et du don de sagesse. La théologie, son objet, sa lumière, sa racine dans la foi infuse. La théologie est une sagesse d’ordre surnaturel, LES DEUX SAGES parce qu’elle suppose nécessairement la foi infuse, qui est comme sa racine puisqu’elle a pour but : l° d’expliquer ou d’analyser conceptuellement les vérités révélées ou de foi, pour les bien entendre, contrairement aux déformations de l’hérésie, et 2° d’en déduire d’autres vérités qui y sont virtuel­ lement contenues, et appelées conclusions théolo­ giques proprement dites, fruit d’un raisonnement non pas seulement explicatif, mais objectivement illatif La distinction des vérités révélées et des autres vérités déduites de la révélation est la clef du pro­ blème de l’évolution du dogme, où il faut bien éviter de confondre ce que Γ Église condamne infail­ liblement comme erroné avec ce qu’elle condamne comme hérétique. C’est seulement dans ce dernier cas que la proposition contradictoire est un dogme de foi1. i. Le passage du quid nominis au quid rei, du concept confus (souvent exprimé d’abord de façon concrète) au concept distinü (exprimé de façon plus abstraite et précise) est ce qu’il y a de capital dans la question de Y évolution du dogme. Celle-ci est un passage du confus au distinct, de l’implicite à l’explicite dans l’expression d’une même vérité, par exemple : du mystère de la Trinité, ou de celui de l’incarnation, ou de celui de la pré­ sence réelle du corps du Christ dans l’Eucharistie. Quant aux conclusions théologiques proprement dites, c’està-dire obtenues par un raisonnement non pas seulement explicatif, mais objectivement illatif, ce sont d’autres vérités qui n’étaient que virtuellement révélées. Lorsque le concile de Nicée définit que le Verbe est consubstantiel au Père, il ne définit pas une conclu­ sion théologique, mais précise cette vérité révélée : Et Deus erat Verbum. Et le Verbe était Dieu (Jean, I, i). On a soutenu récemment que s’il était seulement révélé sur Dieu qu’il est ï’Ètre même et la Sagesse même, toutes les conclusions qu’on déduirait rigoureusement de là, par exemple: Dieu est libre, pourraient être proposées par Γ Église comme révélées et comme dogme de foi. — Pour défendre cette thèse on a été nécessairement conduit à soutenir que ces conclusions sont la même vérité que les principes révélés d’où elles dérivent. Cf. Marin-Sola, L’évolu­ tion homogène du dogme, t. II, p. 333 ; « p>eux propositions ______________ .κτΑ^ **’Àrfj ’ sjX· L ^ikjTL5'' I * ·· “ LA THÉOLOGIE : SON OBJET 53 Le travail d’analyse conceptuelle (qui est la partie la plus importante des traités théologiques de la Trinité, de l’incarnation, des Sacrements, de la grâce, etc.) et celui de déduction des conclusions théologiques sont un travail humain fait sur les données de la révélation, ou donné révélé. En ce sens la théologie, comme le dit saint Thomas, acquiritur studio humano 1 et n’est pas un habitus injus, une science infuse. Cependant la théologie, du fait qu’elle a sa racine dans la foi infuse, est une sagesse d’ordre surnaturel. Elle a pour objet propre, non pas l’être en tant qu’être de toutes choses, non pas non plus Dieu comme être, premier être, et auteur de notre nature, mais Dieu comme Dieu, Dieu dans sa Déité ou sa vie intime, naturellement inconnaissable, Dieu connu par la révélation divine, Dieu auteur de la grâce et de la gloire ou béatitude éternelle, essentiellement surnaturelle. C’est bien ce que dit saint Thomas, Ia, q. i, a. ίο : « Sacra doctrina propriissime determinat de Deo, secundum quod est altissima causa, quia non solum quantum ad illud, quod est per creaturas cognoscibile (quod philosophi cognoverunt, ut dicitur ad Rom. I, « Quod notum est Dei, mani­ festum est illis ») sed etiam quantum ad id qtiod notum est sibi soli de seipso et aliis per revelationem (sur Dieu) de prédicats réellement identiques ont un sens réel­ lement identique ». Cela revient à dire : Comme les attributs divins ne sont pas réellement distincts, cette proposition Dieu est intelligent a le même sens que celles-ci: Dieu est libre, Dieu est juste, Dieu est miséricordieux. Or c’est là la thèse nominaliste selon laquelle les noms divins sont synonymes comme Tullius et Cicero. Cf. Saint Thomas, Ia, q. 13, a. 4: Utrum nomina divina sint synonyma. A ce compte on pourrait dire : Dieu punit par miséricorde et pardonne par justice. I. IÎ& IIae, q. 45, a. 1, ad 2m. 54 LES DEUX SAGESSES SURNATURELLES communicatum. Unde sacra doctrina maxime dicitur sapientia. » Cet objet, Dieu et sa Déité, en sa vie intime, obscurément connu par la foi, avant de l’être claire­ ment par la vision, la théologie l’atteint sous la lumière de la révélation dite virtuelle, parce que, après avoir analysé conceptuellement les vérités révélées, elle déduit les autres vérités qui y sont virtuellement contenues. D’où il suit qu’on ne peut se faire une juste idée de l’élévation de la théologie (science de la foi, ou des données de la révélation) que si l’on a une juste idée de la foi infuse et de sa certitude éminente, essentiellement surnaturelle, supérieure en soi, malgré l’obscurité de l’objet cru, à la certitude méta­ physique 1. Nous avons dit un peu plus haut que la certitude métaphysique de la valeur réelle des premiers prin­ cipes de contradiction, de causalité, etc., est fondée formellement et intrinsèquement sur l’évidence intel­ lectuelle de ces principes, et qu’elle est fondée matériellement et extrinsèquement sur la sensation. Ici, comme l’explique fort bien saint Thomas2, la certitude essentiellement surnaturelle de la foi infuse aux mystères de la Trinité et de l’incarnation rédemptrice est fondée formellement et intrinsèquement sur l’autorité de Dieu révélateur, sur la Vérité premiere révélatrice, à laquelle la foi infuse adhère comme a son motif formel. Et elle est fondée maté­ riellement et extrinsèquement sur les signes de la i. Cf. Saint Thomas. Π» IP·, q. 4, a. 8: Utrum fides sit certior scientici et ciliis virtutibus intellectualibus. ■ ,2 ' 3' t; a'v ’ Ί· ’’ a’ τ> 3. 4 1 <1· 2, a. i et 2. Voir ic. plus loin, 11= P„ chap. V : La surnaturâlité de la foi. LA THÉOLOGIE : SA CERTITUDE 55 révélation divine, qui sont les miracles, les prophéties accomplies, la vie admirable de l’Église, etc. Comme la vue saisit par un même acte la couleur et la lumière qui rend la couleur actuellement visible, comme l’intelligence naturelle saisit par un même acte un principe et la lumière qui en montre la vérité, ainsi la foi infuse adhère surnaturellement par un même acte aux mystères révélés et à Dieu qui les révèle, selon la proposition de l’Église. « Credere Deo (revelanti) et Deum (revelatum) est unus et idem actus », dit saint Thomas1. C’est ce qui fait que la foi infuse, malgré l’obscurité de son objet, est plus certaine en soi que l’adhésion naturelle aux premiers principes. « Dicitur esse certius (in se) illud, quod habet certiorem causam. Et hoc modo fides est certior tribus 'praedictis (sapientia metaphysica, scientia et intellectu primorum prin­ cipiorum), QUIA FIDES INNITITUR VERITATI DIVINAE, tria autem praedicata rationi humanae. » — La foi infuse, à raison de l’obscurité de son objet, ne l’atteint pas d’une façon aussi connaturelle et satis­ faisante que l’intelligence naturelle atteint les prin­ cipes évidents, c’est bien sûr ; mais, malgré cela, son motif formel (qui est la Vérité première révéla­ trice, à laquelle elle adhère surnaturellement et infailliblement) produit une certitude plus haute que toute certitude naturelle. Et c’est pourquoi la théologie, qui a sa racine dans la foi infuse, tout en étant moins certaine que la foi, est plus certaine que la métaphysique, et peut juger d'en haut celle-ci en se servant d'elle, comme le supérieur se sert (utitur) de l’inférieur. i. Saint Thomas, IIa IIae, q· 2, a. 2, c. et ad im. 56 LES DEUX SAGESSES SURNATURELLES •w Tout au moins elle juge que telle proposition métaphysique ne s’oppose en rien aux vérités révélées, mais qu’au contraire elle leur est conforme. En ce sens, saint Thomas écrit, Ia, q. i, a. 2 : « Propria hujus scientiae (theologiae) cognitio est, quae est fier revelationem, non autem quae est per naturalem rationem. Et ideo non pertinet ad eam probare principia aliarum scientiarum, sed solum judicare de eis. Quidquid enim in aliis scientiis invenitur veritati hujus scientiae refiugnans, totum condem­ natur ut falsum. » La foi infuse est très supérieure à la théologie « quae acquiritur studio humano », mais elle com­ munique quelque chose de sa certitude à la science qui dérive d’elle, et qui est par suite une sagesse supérieure à la sagesse métaphysique. « * * * Confortation de la métaphysique fiar la révélation divine. Comme on le voit dans la philosophie chrétienne, la métaphysique peut être grandement affermie d’en haut par la révélation divine1. La sagesse métaphysique, même pour les choses de son ordre à elle, reçoit une confortation (objective et subjective) de la foi infuse et de la théologie. C’est ainsi que la certitude démonstrative de l’exis­ tence de Dieu est affermie chez un philosophe si celui-ci devient chrétien. La foi infuse confirme d'en i. M. J. Maritain la admirablement montré dans son livre récent: Les Degrés du savoir, surtout en un chapitre de toute première valeur relatif à « la sagesse augustinienne ». ET LA PHILOSOPHIE CHRÉTIENNE 57 haut son adhésion naturelle aux preuves qu’il con­ naissait déjà. Saint Thomas a parlé souvent de cette confortation, par exemple, IIa IIae, q. i, a. 5, ad 7m ; q. 2, a. 9, ad 3in. Quodl. II, 6. Cette confortation est manifeste en particulier pour l’idée de création libre ex nihilo, à laquelle la sagesse métaphysique pourrait parvenir, mais à laquelle elle n’est pas parvenue même chez les Grecs, chez le peuple le mieux doué pour la spécu­ lation philosophique. Au contraire à la première ligne de la Genèse, il est révélé : « Au commen­ cement Dieu créa le ciel et la terre. » C’est la marque de l’intelligence divine sur la Bible dès les premières paroles du premier livre. Aristote a bien affirmé avec certitude au 1. XII de sa Métaphysique, que Dieu, Acte pur, est cause finale de l'univers : tout agent agit pour une fin, pour un bien, et tend vers le bien suprême connu ou inconnu. Au 1. I, c. 3, du même ouvrage, il avait fait un grand éloge d’Anaxagore, parce que celui-ci a proclamé la nécessité de l’intelligence première qui a ordonné le monde. Aristote n’a jamais nié que Dieu soit dans l'ordre d'efficience premier moteur et même d’une certaine façon cause des êtres. Il le laisse même plutôt entendre, en parti­ culier Métaphy si que, 1. VI, c. 1, 1026, a. 17 : « Toutes les premières causes sont nécessairement étemelles, mais surtout les caisses immobiles et séparées, car ce sont les causes des choses visibles. » C’est sur ce texte que saint Thomas a noté : « Ex hoc autem apparet manifeste falsi tas opinionis illorum qui posuerunt Aristotelem sensisse, quod Deus non sit causa substantiae coeli, sed solum motus ejus. » 58 LES DEUX SAGESSES SURNATURELLES Mais Aristote ne s’est pas élevé à l’idée explicite de création libre ex nihilo, pas même à l’idée de création ab aeterno. Il y avait là deux difficultés qui chez lui n’ont pas de réponse : i° Comment un être, même un grain de sable, peut-il être produit, non pas par transformation d’une matière préexis­ tante, mais tout entier, de rien ? 2° Comment l’Acte pur immobile qui, s’il agit par manière d’efficience sur le monde, paraît agir tozijours de la même manière, aurait-il produit le monde librement, par un acte libre qui aurait pu ne pas être en lui, et de telle sorte qu’il aurait pu ne pas créer ou créer un autre monde que celui-ci? Ces questions qui n’ont pas de réponse chez Aristote, la trouvent dans la Somme théologique de saint Thomas, Ia, q. 19, a. 3, a. 4, 5, 8 ; q. 22, a. 1, 2, 3 ; q. 45, a. i, 2, 3, 4, 5 ; q. 46, a. 1, 2, 3 ; q. 104, a. i, 2, 3, 4. On voit là la supériorité de la philo­ sophie chrétienne. De même pour la certitude de l’immortalité de l’àme. Le don de sagesse et la connaissance quasi expérimentale de Dieu. Mais il est encore une autre sagesse, qui est supérieure à la sagesse acquise, que nous appelons théologie. C’est la sagesse infuse ou don de sagesse, . la sagesse des saints. Saint Thomas dit très clairement, Ia, q. i, a. 6, ad 3m : « Comme il appartient au sage de juger, il y a deux sagesses distinctes selon deux modes de juger. » — Il arrive en effet qu’un homme juge par manière d’inclination (per modum inclinationis), LE DON DE SAGESSE 59 comme celui qui a une vertu (la chasteté, par ex.) juge bien de l'objet de cette vertu car il y est incliné. En ce sens Aristote a dit (Éthique, 1. X, c. 5) que « le vertueux est la mesure et la règle des actes humains », il en a un jugement droit. — Mais il y a une autre manière de juger, c’est celle de celui qui, instruit des choses de la science morale, peut porter un jugement droit sur les actes de telle vertu, même s'il ne la possède pas. « Au sujet des choses divines, la première manière de juger (par inclination ou sympathie) appartient à la sagesse, qui est un don du Saint-Esprit, selon cette parole de saint Paul, I Cor., Il, 15 : « L’homme » spirituel juge de tout et il n’est lui-même jugé »par personne. » Et Denys (Noms divins, c. II, 9) dit de Hiérothée qu’il connaissait les choses divines non seulement par l’étude, mais par l’impression divine, ου μόνον μαθων, àXXa καί παθών τα θεία, non solum discens, sed et patiens divina L — La seconde manière de juger appartient à la science théologique qui s’acquiert par l'étude, bien que ses principes nous soient connus par la révélation. » La première manière est par connaturalité ou sympathie, la seconde est « secundum perfectum usum rationis ». En traitant ex professo du don de sagesse, saint Thomas, IIa IIae, q. 45, a. 1 et 2, précise cet enseignement. Dans l’article 1, il parle surtout de l'inspiration spéciale du Saint-Esprit d’où procède cette connaissance infuse, inspiration à laquelle le don de sagesse nous rend docile. A l’article 2, il parle surtout de la sympathie ou connaturalité aux choses divines, fondée sur la charité infuse, conI. Par une sorte de sympathie, και εκ συμπαθείς. προς αυτά 1 · ' 6o J LES DEUX SAGESSES SURNATURELLES naturalité dont se sert l’inspiration spéciale du Saint-Esprit, pour nous montrer combien le Seigneur est bon (gustate et videte quoniam suavis est Dominus Ps. 33, 9). Du fait que le Saint-Esprit nous inspire une affection toute filiale pour Dieu (amour infus), les mystères révélés par Lui nous apparaissent non seulement vrais parce que révélés, mais bons et souverainement conformes à nos aspirations, surtout aux aspirations surnaturelles que la grâce suscite en nous. Ainsi les disciples d’Emmaüs dirent : « N’est-il pas vrai que notre cœur était brûlant au-dedans de nous, lorsqu’il nous parlait en chemin et nous expliquait les Écritures ? » Luc, XXIV, 32. Du fait que nous aimons actuellement les mystères révélés de l’incarnation et de la Rédemption, il y a actuellement en nous une relation de conformité de ces mystères à nos dispositions intimes, ou plutôt de celles-ci à eux, et par suite sous l’inspiration spéciale du Saint-Esprit, ces mystères nous appa­ raissent non seulement comme croyables parce que révélés, mais comme souverainement aimables et dignes d’un amour qui devrait devenir toujours plus pur et plus fort1. Par là la sagesse infuse goûte i. Cf. Cajetan, in Iam IIae, q. 58, a. 5, n° x : « Appetitu affecto ad aliquid, puta ad vindictam, ex hoc ipso quod afficitur ad illud duo simul fiunt : nam in ipso fit ipsa affectio ad vindictam, et in vindicta consurgit relatio convenientiae ad talem appetitum. Ita quod vindicta incipit esse, et est conveniens tali appetitui, quae prius non erat conveniens : non propter mutationem in vindicta, sed in appetitu. Consonante autem vindicta appetitui, in intellectu consurgit quod ratio judicet eam esse convenientem... » Ce qui est dit ici de la vengeance, doit se dire aussi de l’objet de la chasteté et plus encore de celui de la charité. Jean de Saint Thomas, in Iam IIae, q. 68, a. 1, 2, de Donis Spiritus Sancti, disp. 18, a. 4, n° 11, explique profondément cette connaissance par connaturalité et dit : a Sic amor transit in conditione objecti. » L’objet apparaît d’autant plus aimable qu’on l’aime davantage. Item Jean de Saint Thomas, in I» même ce qu'il y a de plus obscur en ces mystères et ce qui ne saurait être exprimé, car cela même est divin et souverainement bon ; c’est même ce qu’il y a de plus ineffable et de plus intime dans la vie intime de Dieu. C’est ce qui faisait dire à sainte Thérèse : « J’ai d’autant plus de dévotion ou d’amour pour les mystères de la foi, qu’ils sont plus obscurs ». Elle savait que cette obscurité diffère absolument de celle de l’absurdité ou de l’incohé­ rence, et qu’elle vient d’une lumière trop forte pour nos faibles yeux. * La splendeur de cette sagesse infuse est incom­ parable chez les grands contemplatifs. On a très justement dit à leur sujet : « Il y a une certaine sagesse inférieure, qui ose usurper le nom de sagesse, parce qu’elle est assez bornée pour ne pas voir ce qui lui manque. L’étroitesse de son horizon lui fait le don hideux d’être contente d’elle-même. »Le mysticisme est l’autre sagesse, celle d’en haut, qui voit assez loin pour trouver sa vue courte. La grandeur de la contemplation est le miroir sans défaut où elle voit son insuffisance. L’immensité des lieux qu’elle habite lui fait le don superbe du dédain sacré d’elle-même. «Avec ce dédain augmente sa grandeur, et avec sa grandeur augmente sa bonté. » Les majestés aériennes des contemplations em­ brasées d’un Rusbroek sont plus fécondes que les entrailles de la terre, plus douces que la respiration q. 43, a. 3, sur l’Habitation de la Sainte Trinité en nous comme objet quasi expérimentalement connaissable. d’un enfant endormi. Un caractère spécial à la splendeur chrétienne et catholique, c’est que la 'pratique la suit, comme l’ombre suit le corps. » Plus le mystère est inscrutable, plus la contem­ plation est haute, plus le regard du contemplateur est profond pour saisir dans leur abîme les misères humaines, miséricordieux pour inviter, doux pour plaindre, ardent pour aimer, tendre pour secourir1. » C’est une image vivante de la conciliation intime des perfections divines : sagesse, justice et miséri­ corde. On voit ainsi la différence notable des trois sagesses dont nous venons de parler. Et comme la sagesse théologique, qui a sa racine dans la foi infuse, confirme d’en haut la sagesse métaphysique dont elle fait usage, le don de sagesse principe de la contemplation infuse confirme d’en haut la sagesse théologique, comme on le voit surtout chez les grands docteurs de l’Église, notamment chez un saint Augustin et chez un saint Thomas. C’est con amore et sous une inspiration spéciale du Saint-Esprit qu’ils parlent du mystère de la Trinité et de celui de l’incarnation Rédemptrice ; ils en parlent comme de ce qui est la vie de leur âme, la vie de leur vie. Et en lisant surtout certaines de leurs pages, en particulier dans leur Commentaire sur VÉvangile de saint Jean, on sent qu’ils ont du Dieu vivant, non pas seulement la connaissance abstraite, que donne l’étude de la saine philosophie et dans un ordre supérieur celle de la théologie, mais une connaissance i. E. Hello, Introduction à la traduction des Œuvres choisies de Rusbroek l’admirable. 1 LA CERTITUDE PRUDENTIELLE quasi expérimentale1, celle du don de sagesse, qui grandit en eux avec l’amour de Dieu2. Plus que les philosophes de l’antiquité ils ont eu la certitude des choses divines, et plus qu’eux aussi ils ont eu le sens dit mystère qui, nous allons le voir, grandit avec la certitude, au lieu de la diminuer et de la détruire. * * « ROLE DE LA VOLONTÉ RECTIFIÉE EN DEUX AUTRES ESPÈCES DE CERTITUDE On trouve deux autres cas importants du rôle de la volonté rectifiée en deux autres espèces de certitude, celle de la prudence et celle de l’espé­ rance. Il convient d’en dire ici quelques mots, pour voir ce que saint Thomas a pensé de l’esprit de finesse que Pascal aime à opposer à l’esprit géométrique. D’où vient que des personnes peu instruites, mais de grande vertu, ont un jugement sain et très juste en matière morale, là où plusieurs de ceux qui ont étudié la théologie morale hésiteraient et donne­ raient à choisir entre deux solutions parfois fort compliquées l’une et l’autre ? — D’où vient que, dans un autre ordre, certains chrétiens ont une espérance si ferme, si certaine, malgré les objections qui se présentent à leur esprit, tandis que plusieurs 1. Cf. Saint Thomas, I, dist. 14, q. 2, a. 2, ad 3: « Cognitio ista est quasi experimentalis, » est-il dit de cette connaissance affective de Dieu donnée par le Saint-Esprit ; Ia, q. 43, a. 3, c., ad im, ad 2m. In Epist. ad Rom. VIII, 14-16 sur ces paroles : « Testi­ monium reddit spiritui nostro quod sumus filii Dei. » 2. Nous avons longuement parlé ailleurs de cette connaissance quasi expérimentale de Dieu. Cf. L’Amour de Dieu et la Croix de Jésus, t. I, p. 172-205. LES DEUX SAGESSES SURNATURELLES ceux qui ont étudié spéculativement le mystère du salut, se disent : « Suis-je 'prédestiné ? et si je ne puis répondre à cette question, comment mon espérance peut-elle être certaine? Comment peutelle être assurée, si je ne suis pas sûr de mon salut ? » Saint Thomas a bien considéré ces deux difficultés et il leur donne presque la même réponse, qui nous montre l’importance dans la vie spirituelle de la connaissance par sympathie. La certitude de la prudence. En se demandant si la prudence est une vraie vertu intellectuelle, supérieure à l’opinion, saint Thomas se fait en effet (Ia IIae, q. 57, a. 5, 3a obj.) cette difficulté : « Une vertu intellectuelle est toujours le principe d’un jugement vrai, jamais ne procède d’elle un jugement faux. Or il ne paraît pas en être ainsi de la prudence, car il n’est guère possible à l’homme d’éviter toute erreur dans le jugement pratique qui doit diriger nos actions qui sont choses contingentes au milieu de circonstances variables ; aussi est-il dit dans l’Écriture (Sagesse, IX) que les pensées des mortels sont timides et que notre pru­ dence est incertaine dans ses prévisions. Il ne semble donc pas que la prudence soit vraiment une vertu intellectuelle », qui dépasse l’opinion, ou le domaine du probable. De même, comment juger sans erreur du juste milieu rationnel à garder hic et mine dans la fermeté, la douceur, l’humilité, la patience, à l’égard de personnes fort différentes les unes des autres, à LA CERTITUDE PRUDENTIELLE l'égard des supérieurs, des égaux, des inférieurs ? À cela saint Thomas répond, ibid., ad 3um : « Le vrai de l’intellect pratique (ou practico-pratique, c’està-dire de la prudence) s'entend en un autre sens que le vrai de l'intellect spéculatif, comme le dit le Philosophe au 1. VI de Y Éthique, c. 2. En effet, le vrai de Γintellect spéctilatif est constitué par la conformité à la chose extramentale (per conformitatem ad rem). Et parce que l’intellect ne peut se con­ former de manière infaillible à des objets contingents (surtout à des événements futurs qu'il faut prévoir avec prudence), mais seulement à ce qui est néces­ saire, par là même les vertus intellectuelles spécula­ tives (la sagesse, l’habitus des premiers principes, les diverses sciences) ne portent pas sur des objets contingents (et particuliers) mais seulement sur les vérités nécessaires (et universelles). Par opposition, le vrai de l’intellect pratique (ou practico-pratique, c’est-à-dire de la prudence, distincte en cela de la science morale) est constitué par conformité à l'appétit rectifié, ou à l'intention droite, per conformitatem ad appetitum rectum. Cela ne saurait avoir lieu dans l’ordre du nécessaire, qui ne dépend pas de notre volonté, mais bien à l’égard des choses contingentes, qui dépendent de nous, comme le sont les actes humains. » On peut avoir ainsi sur la moralité de l’acte qu’on va poser une certitude pratique, quand bien même avec elle coexisterait une ignorance invincible ou une erreur spéculative involontaire. Ainsi quelqu’un peut juger prudemment avec une vraie certitude pratique qu’il peut prendre tel breuvage qui lui est offert, alors même que ce breuvage (chose humaine­ ment imprévisible) aurait été empoisonné. sens du mystère 66 LES DEUX SAGESSES SURNATURELLES Le danger de subjectivisme est écarté, car on suppose que l'intention droite de la volonté a ellemême une rectitude fondée dans l’ordre du nécessaire et de Γuniversel, per conjormitatem ad rem; car c’est bien dans la conformité à l'objet que consiste la vérité des premiers principes moraux (syndérèse) et de la science morale qui en dérive. La rectitude spéculative des premiers principes moraux et des conclusions nécessaires et univer­ selles de la science morale, ne pouvait descendre directement par voie de raisonnement jusqu’au singulier contingent, qu’est notre acte humain à régler. Ce singulier contingent contient, à raison même de sa singularité et de sa contingence, quelque chose d’ineffable, de mystérieux. Comment déter­ miner sans erreur en lui le juste milieu à garder hic et nunc, et parfois à garder simultanément dans la fermeté et la douceur, dans la magnanimité et l’humilité, avec les personnes les plus différentes, en des circonstances difficiles où il y a de l’impon­ dérable ? Cela n’est possible que par l’intermédiaire de l’appétit rectifié per conjormitatem ad appetitum rectum; c’est-à-dire par la rectitude de la volonté et de la sensibilité, rectitude assurée par les vertus morales, sans lesquelles la prudence ne peut exister. C’est ainsi que saint Thomas note souvent après Aristote que le vertueux, même s’il n’a pas spéciale­ ment étudié la science morale, juge sainement par manière d’inclination, judicat per modum inclinationis de ce qui convient à la vertu à pratiquer. Celui qui est chaste juge bien de ce qui convient à cette vertu, de même celui qui est en même temps humble et doux, ferme et magnanime, juge comme il convient J | l· ! du juste milieu à garder hic et nunc en ces différentes vertus qu’il faut parfois pratiquer au même moment. C’est bien là une connaissance par sympathie, car du fait que la volonté et la sensibilité sont rectifiées par ces vertus morales, il y a une relation de conjor ~ mité entre l’homme vertueux et le juste milieu à garder en ces divers actes ; c’est ce qui fait que ce vertueux par une sorte de tact ou de flair, dis­ cerne vite ce qui dépasserait la mesure en trop ou trop peu ; il discerne les fausses notes sur le clavier des vertus, et il arrive par une grande discrétion à éviter toute confusion entre la franchise et la k brutalité ou la jactance, entre la douceur et la faiblesse, la fermeté et la raideur, la magnanimité et l’orgueil. Il y a des nuances que la connaissance spéculative ne peut déterminer du moins dans le concret, tandis que la connaissance par sympathie ; les saisit vite et parfois immédiatement. Ceci nous rappelle la distinction entre V esprit de finesse et l’esprit géométrique. Pascal dit : « Ce qui fait que des géomètres ne sont pas fins, c’est qu’ils ne voient pas ce qui est devant eux, et qu’étant I accoutumés aux principes nets et grossiers de géométrie1, et à ne raisonner qu’après avoir bien vu et manié leurs principes, ils se perdent dans les ; choses de finesse, où les principes ne se laissent pas ainsi manier. On les voit à peine, on les sent plutôt qu’on ne les voit ; on a des peines infinies à les faire sentir à ceux qui ne les sentent pas d’euxmêmes : ce sont choses tellement délicates et si nombreuses, qu’il faut un sens bien délicat et bien A i. Comme on l’a noté, pour parler ainsi de la géométrie, il fallait un géomètre bien détaché de sa science et qui s y sen i supérieur. 68 LES DEUX SAGESSES SURNATURELLES net pour les sentir, et juger droit et juste selon ce sentiment... Il faut tout d’un coup voir la chose d’un seul regard, et non pas par progrès de raisonnement, au moins jusque un certain degré. Et ainsi il est rare que les géomètres soient fins et que les fins soient géomètres... Les fins, qui ne sont que fins, ne peuvent avoir la patience de descendre jusque dans les premiers principes des choses spéculatives... Ils le font tacitement, naturellement et sans art. » On ne saurait mieux décrire cette connaissance par sympathie. * * * La certitude de l’espérance. Comme saint Thomas a fait une étude méta­ physique du caractère propre de la certitude de la prudence par conformité à la volonté droite, il a étudié de même ce qui constitue la certitude de l’espérance, vertu théologale. C’est un cas des plus frappants du rôle de la volonté dans une certitude très spéciale de l’ordre de l’action. Saint Thomas étudie ce problème (IIa IIae, q. 18, a. 4, Utrum spes viatorum habeat certitudinem) en se posant cette double difficulté. L’espérance ne semble pas pouvoir être certaine, car elle est non pas dans l’intelligence, mais dans la volonté. De plus ici-bas, sans une révélation spéciale, nul ne peut être certain qu’il est en état de grâce ni qu’il sera sauvé ; plusieurs se perdent, même après avoir espéré. Si donc celui qui espère, n’est pas certain de son salut, comment peut-il avoir une espérance certaine ? A cela saint Thomas répond : « La certitude se trouve essentiellement dans cette faculté de connais- LA CERTITUDE DE L’ESPÉRANCE ’ : . , 69 sance, qu’est l’intelligence ; mais elle se trouve aussi par participation en tout ce qui est mû infail­ liblement vers sa fin par l’intelligence. Ainsi nous disons que la nature (des êtres inférieurs à nous) opère avec certitude, en tant que l’intelligence divine meut infailliblement chacun des êtres de la nature vers sa fin (ainsi l’abeille fait infailliblement sa ruche comme il faut). De même on dit que les vertus morales opèrent plus certainement que l’art, en tant quelles sont mues comme naturellement à leurs actes par la raison, ou la prudence. (Ainsi jamais la justice n’est principe d’un acte injuste, ni la vertu de force d’un acte de lâcheté). De même Γespé­ rance tend certainement vers sa fin en participant à la certitude de la foi, qui est dans l’intelligence, et qui lui propose son objet. » Bien que nous ne soyons pas certains de notre salut (il faudrait pour cela une révélation spéciale), notre espérance est certaine, d’une certitude de tendance. Celle-ci n’est pas une certitude spécu­ lative, comme celle de la foi aux mystères révélés. C’est une certitude pratique, celle d’une tendance, qui est infailliblement, sous la lumière de la foi, dans la vraie direction du but à atteindre. Ainsi est certaine la confiance en Dieu infiniment secourable et en ses divines promesses ; car l’espérance s’appuie principalement, non pas sur la grâce reçue, mais sur la toute-puissance auxiliatrice et sur la miséricorde de Dieu, auxquelles nous croyons infailliblement. Et plus l’espérance, vivifiée par la charité, grandit, plus cette certitude pratique qui lui est propre augmente. Elle se trouve dans la volonté, mais l’intelligence n’est pas sans juger de cette relation ie conformité, qui chaque jour augmente, entre LES DEUX SAGESSES SURNATURELLES l’espérance qui s’affermit et Dieu tout-puissant et miséricordieux qui l’inspire. On le voit, V intellectualisme de saint Thomas fait en l’homme comme en Dieu une grande place à la * volonté et aussi à la liberté. A la liberté divine d’abord: Dieu a créé par un acte souverainement libre et, comme le dit Bossuet, il n’est pas plus grand, ni meilleur, pour avoir créé l’univers. Cela, ni Platon, ni Aristote ne l’ont vu. Malgré la convenance de : la création, il n’y aurait eu aucun inconvénient à î ce que Dieu ne créât point et il n’y a pas plus de perfection après la création qu’auparavant. En outre saint Thomas, habitué à reconnaître les motifs non infailliblement déterminants de l’élection libre ou du choix, ne craint pas d’affirmer qu’il y a en Dieu des actes de pur bon plaisir, là où il ne saurait y avoir de raison antécédente au choix1. Par exemple, c’est par un bon plaisir souverainement libre qu’il a choisi la \rierge Marie plutôt qu’une autre vierge pour être la mère de son Fils, à tel moment plutôt qu’en tel autre, en tel lieu plutôt qu’en tel autre, en tel peuple plutôt qu’en tel autre. De même l'intellectualisme de saint Thomas fait une grande place à la volonté et à la liberté de l’homme, jusque dans cette connaissance par sym­ pathie dont nous venons de parler, notamment dans celle de la prudence qui suppose les vertus morales, et dans celle du don de sagesse qui suppose la charité, et qui grandit en nous avec notre générosité libre et méritoire, c’est-à-dire avec l’amour de Dieu et des âmes en Dieu. i. Cf. Saint Thomas, *I q. 23, a. 5, ad 3“. CHAPITRE II LE VERBE ÊTRE, SON SENS PROFOND ET SA PORTÉE ' ■ j Pour saisir ce que doit être le sens du mystère en métaphysique et en théologie, insistons d’abord sur ce qu’il y a de clair en elles par une analyse mé­ taphysique du verbe être. Nous avons vu dans le chapitre précédent en quel sens il faut entendre cette proposition si fré­ quente chez Aristote et saint Thomas : objectzim intellectus est ens, l’objet de l’intelligence est l’être intelligible. Cela est vrai de l’intelligence en général, mais s’il s’agit de la dernière des intelligences, celle de l’homme, il faut dire qu’elle a pour objet propre le dernier des intelligibles : l’être intelligible des choses sensibles; c’est pourquoi elle a besoin d’être unie aux sens pour l’atteindre1. C’est pour­ quoi aussi elle ne connaît naturellement, dans l’état actuel, les réalités spirituelles que dans le miroir des choses sensibles. C’est ce qui fait qu’elle définit le spirituel d’une façon négative, en l’appelant : l’immatériel, signe qu’elle connaît d’abord dans la matière. Pour l’esprit pur, au contraire, le matériel est plutôt le « non spirituel ». Nous avons vu aussi que l’objet de la méta­ physique est l’être en tant qu’être des choses, l’être abstrait de toute matière, et susceptible d’être l. Cf. Saint Thomas, Is, q. 76, a. 5. 72 LE VERBE ÊTRE attribué à l’esprit créé et analogiquement à Dieu. Cependant la métaphysique le considère encore in speculo sensibilium, en quoi elle diffère essentiel­ lement de l’intuition intellectuelle que l’ange a de lui-même et de la vision immédiate de l’essence divine que possèdent les bienheureux. Si l’on demande comment s’établit cette propo­ sition universelle : « Vobjet de Γ intelligence (en général) est l'être intelligible », nous répondrons que c’est une proposition évidente par elle-même pour quiconque saisit bien le sens du sujet et du prédicat. Mais pour arriver à bien saisir le sens du sujet et du prédicat, il faut remarquer inductivement, que notre intelligence a trois opérations : la con­ ception (ou première appréhension), le jugement et le raisonnement, et qu’en chacune de ces trois opérations ce que l’intelligence saisit d’abord c’est l’être intelligible et les raisons d’être des choses. La conception ou notion de quelque chose que ce soit suppose en effet la toute première notion d’être; sans elle il est impossible de concevoir l’unité, la vérité, la bonté, la beauté, la substance, la vie, la qualité, la quantité, l’action, etc. Quant au jugement, ce qui en lui est comme l’âme, c’est le verbe et tout verbe, nous allons le voir, se ramène au verbe être : Pierre court, veut dire : Pierre est courant. Enfin le raisonnement exprime la raison d’être, soit de la chose démontrée (s’il s’agit d’une démonstration a priori}, soit de l’affirmation de l’existence d’une réalité (s’il s’agit d’une démonstration a posteriori). Quant à l’induction philosophique, elle est le pas­ sage méthodique de la conception confuse à la conception distincte, et nous avons vu que toute conception suppose celle de l’être intelligible. LA MÉTAPHYSIQUE DE LA GRAMMAIRE ; 73 On voit par là inductivement, en passant préci­ sément du confus au distinct, qu’il est vrai de dire i que l’objet de l’intelligence est l’être intelligible et non pas seulement les phénomènes et leurs rapports relativement constants, exprimés par les lois expéri­ mentales. Au-dessus de celles-ci, il y a les premiers principes de la raison et de l’être, comme celui de contradiction, sans lequel toute pensée, tout juge­ ment et tout raisonnement deviendraient impossibles. ( ■ * * * La réflexion métaphysique szir les formes du langage. Mais ces assertions fondamentales reçoivent une confirmation nouvelle par l’étude philosophique du verbe être, par la réflexion métaphysique sur ce que nous en dit la grammaire, surtout si l’on compare l’un avec l’autre les deux verbes fondamentaux : être et avoir, et si l’on cherche leur signification profonde, et leurs rapports avec le nom, l’adjectif et l’adverbe. Il y a une distance infinie entre ces deux propo­ sitions: « J'ai la vérité et la vie » et « Je suis la vérité et la vie ». C’est déjà une grande chose de pouvoir dire: « J’ai la vérité et la vie » ; je suis sûr de les sséder et de pouvoir les transmettre. Mais celui-là seul a pu dire : « Je suis la vérité et la vie », qui est Dieu même. (Jean XVI, 6)1. De même saint Thomas dit : « Solus Deus est suum esse2. » Dieu seul est son existence, Lui seul 1. Toute la doctrine de l’incarnation du Verbe ou de l’Union hypostatique repose sur le sens profond du verbe être en cette proposition : Hic homo est Deus. Cf. Saint Thomas, IIIB, q. i ô, a. 2. 2. Cf. 1% q. 3, a 4 : « Deus non solum est sua essentia, sed etiam suum esse ». Contra Gentes, 1. II. c. 52» · , c. 11. 74 LE VERBE ETRE est l’Être même et a pu dire : « Je suis Celui qui suis», ou « Celui qui est1. » Par opposition tout autre être a l’existence ; il est vrai de dire : Pierre n’est pas son existence. Cela est vrai avant la considération de notre esprit, et comme le verbe est exprime l’identité réelle du sujet et du prédicat, lorsqu’on dit : « Dieu est l’être même », la négation non est nie cette identité réelle, lorsqu’on dit : « Pierre n’est pas son existence, mais il a seulement l’existence. » « In solo Deo essentia et esse sunt idem ». Il y a un abîme entre être et avoir. Aux yeux du théologien, le traité de la Trinité se peut de même résumer ainsi : Le Père est Dieu, le Fils est Dieu, le Saint-Esprit est Dieu2. Mais le Père ri est pas le Fils, car nul ne s’engendre lui-même, et le Père et le Fils ne sont pas le SaintEsprit 3. i De même encore toute la doctrine de la trans­ substantiation est contenue dans le sens vrai du verbe être en cette proposition : « Hoc est enim corpus meum4 ». Cette différence profonde du verbe être et du verbe avoir, et aussi celle de l’affirmation cela est et de la négation cela n’est pas, invitent le philo­ sophe à réfléchir sur les formes du langage et sur 1. Exod. III, 14. Deus ad Moysen : Ego sum qui sum... Dices filiis Israel : « Qui est misit me ad vos. » 2. Cf. Saint Thomas, *I, q. 28, a. 2 ; q. 39, a. 1. 3. Ibid., q. 28, a. 3 ; q. 40, a. 2. Cf. Concil. Florent. (Denz.703): In Deo omnia sunt unum, ubi non obviat relationis oppositio. » Ainsi analogiquement dans un triangle équilatéral, chacun des trois angles est toute la surface du triangle, avec laquelle il s’identifie, et pourtant aucun de ces trois angles n’est l’un des deux autres. 4. Cf. Saint Thomas, *III , q. 75, a. 1 et 2, LA MÉTAPHYSIQUE DE LA GRAMMAIRE 75 les trésors cachés dans les règles de la grammaire communément admises par tous, pour l’expression correcte du jugement. La partie de la grammaire qui intéresse le plus le philosophe est la morphologie, qui indique les variations que les mots subissent dans leurs formes pour exprimer les diverses modifications de la pensée. Il doit s’intéresser particulièrement aussi à la grammaire comparée, qui étudie tout un groupe de langues, et qui, plaçant chaque idiome à son rang dans l’histoire, entouré de ses dialectes et des langues congénères qui l’expliquent, le considère dans son développement et ses transformations. Mais surtout le métaphysicien doit étudier atten­ tivement le verbe, qui exprime l’état ou l’action ; il doit considérer ce qui distingue les deux espèces de verbes : i° les actifs ou transitifs, susceptibles de devenir passifs et réfléchis ; 2° les neutres ou intransi­ tifs, auxquels se rattachent les verbes impersonnels. Dans ces deux grandes classes enfin il faut con­ sidérer les deux verbes qui ont la plus grande importance : Être et Avoir. Être est un verbe neutre, qui est à la base de tous les autres verbes, et donc de tous les jugements ; il correspond à l’objet même de l’intelligence, en tant qu’elle se distingue des sens; seul un être intelligent peut saisir le sens de ce petit mot est. Le verbe avoir est un verbe actif et, en français comme en plusieurs autres langues modernes, il a avec le verbe être, la propriété de servir à la con­ jugaison des autres verbes et d’entrer dans la formation de certains temps. De là leur nom de verbes auxiliaires. Le verbe se retrouve dans toutes les langues, car il est l'élément indispensable de toute proposition, | le lien de nos idées ; en particulier le verbe être, | base de tous les autres, est l’âme du jugement, et par suite du discours. * * * On pourrait faire une étude philosophique ou pseudophilosophique des règles de la grammaire du point de vue nominaliste, ou du point de vue concep- ! tualiste, ou encore de celui du réalisme traditionnel. Le nominalisme radical réduit le concept à une image composite accompagnée d’un nom commun, et ne saurait par suite s’élever à l’être intelligible. Le conceptualisme subjectiviste réduit le concept d’être et les autres concepts à une forme subjective de notre esprit, dont la valeur réelle resterait au moins douteuse. Pour le réalisme traditionnel la notion d'être a une valeur réelle, et les 'premiers principes im­ pliqués dans cette notion sont lois de l'être et non seulement lois de l’esprit. C’est donc sous la lu­ mière intellectuelle de la notion d’être et des prin­ cipes premiers que le réalisme fait une étude philosophique des règles de la grammaire. Loin de s’y asservir comme le nominalisme, il les domine et découvre les trésors qui y sont cachés. C’est ce qu’a fait souvent Aristote, en particulier dans les Catégories, c. i et 5, qui traitent des notions, au début du Perihermenias ou de Interpretatione, 1. I, c. 1-4, qui parlent des propositions, expression du jugement, et dans sa Métaphysique, 1. V, c. 7, où il explique et justifie la division des catégories de l’être en examinant les divers modes d'attributions ou d’emploi du verbe être. LA METAPHYSIQUE DE LA GRAMMAIRE 77 • 'À * * Toute proposition se compose au moins de deux termes, le sujet et le prédicat, réunis par la copule, qui se ramène au verbe être. Il arrive pourtant qu’une proposition s’exprime d’un seul mot, par exemple : sum, je suis, ou amo, j’aime ; mais le sens en est : ego sum existons et ego sum amans, je suis existant, je suis aimant. Le verbe, comme l’indique son origine (verbum), est le mot par excellence, celui qui est le terme essentiel de la proposition ; celle-ci peut se ramener à lui. Exemple : résiste, parle, agis. Les personnes : je, tu, il, nous apprennent par qui est faite l’action exprimée par le verbe, ou à qui est attribué l’état, qu’il signifie. Le mode est la manière dont le verbe présente l’état ou l’action qu’il exprime : l’indicatif, le con­ ditionnel, l’impératif, le subjonctif, l’infinitif. Le temps est la forme que prend le verbe pour marquer à quel moment se fait la chose .dont on parle ; le présent, le passé et le futur sont par suite les trois temps principaux. Tandis que le nom (Dieu, homme, vertu) fait abstraction du temps, le verbe (à l’exception de l’infinitif) exprime le temps qui mesure l’état ou l’action : je suis, j’étais, je serai; j’écris, j’écrivais, j’écrirai. Ainsi les personnes, les modes, les temps nous apprennent par qui, comment et quand l’action est faite, ou à qui, comment et quand l’état est attribué. * * * Cette structure grammaticale de toute proposition LE VERBE ÊTRE correspond à la structure même du jugement que la proposition exprime, et le jugement vrai correspond lui-même au réel, c’est-à-dire soit à l’existence des choses, soit à leur nature, soit à leur état ou à leur action ou passion. Aristote aime à dire pour exprimer son réalisme : « Les termes sont le signe des concepts, et les con­ cepts sont les similitudes des choses1. » La pro­ position affirmative ou négative est de même l’expression du jugement. Et s’il est vrai que le verbe est l’àme du jugement, et que tout jugement se ramène au verbe être (J’agis = je suis agissant), il y a par suite, dans les jugements reconnus vrais par l’ensemble des hommes, comme une vue intel­ lectuelle sur le réel, sur l’être intelligible, et donc une ontologie ou métaphysique rudimentaire ; mais elle est comme pétrifiée dans le langage. Et si nous ne considérons celui-ci que d’une façon superficielle ou seulement grammaticale, à la manière des nomi­ nalistes, nous ne soupçonnons pas les trésors qu’il contient, ni la vie intellectuelle qui s’y trouve comme cachée et enregistrée. Il faut retrouver l’esprit sous la lettre. Connaître le sens profond du verbe être, serait déjà connaître la manière dont il s’applique analo­ giquement à ce qui est par soi de toute éternité et à ce qui est par un autre et de façon contingente, à ce qui est en soi (substance) ou dans un autre (accident). Ce serait connaître comment l’être s’applique au réel actuel, et au réel possible, puis au passé et au futur. Ce serait connaître la définition du futur absolu (ex. : Pierre sera fidèle à son maître) I. Perihermenias 1. I, c. i : < Voces sunt signa intellectuum, et intellectus sunt rerum similitudines. » LA MÉTAPHYSIQUE DE LA GRAMMAIRE I 79 ou du futur conditionnel (même s’il était placé clans les circonstances les plus douloureuses, Pierre serait fidèle à son maître jusqu’au martyre). Or ce serait là connaître déjà l’essentiel de la métaphysique générale ou ontologie, et plus encore, car le futur absolu et le futur conditionnel ne peuvent se définir sans rapport aux décrets éternels de Dieu1. Si le premier homme avant la chute n’avait, dans l’ordre naturel, connu que ces vérités générales, il aurait connu une chose très profonde : la structure essentielle de l’affirmation humaine, plus importante certes que ce qui caractérise telle espèce végétale ou animale. La connaissance métaphysique du sens des pronoms personnels : je, tu, il, n’est pas autre chose que la connaissance de ce qui constitue formellement la personne2. 1. Cf. Saint Thomas, I», q. 14, a. 13 et q. 19, a. 8. Item Ia, q. 16, a. 7, ad 3 : Ce qui est maintenant n’a été fatur de toute éternité, que parce qu’une cause étemelle devait le produire, et seule la cause première est éternelle. — Item Perihermenias, 1.1, lect. 13 S. Thomae. 2. Cf. Saint Thomas, IIIa, q. 4, a. 2, et Cajetan, ibidem, n° VI-XI. — La personnalité foncière est ce par quoi chaque être raisonnable est un sujet premier d‘ attribution, qui peut dire, je, moi, et auquel on attribue tout ce qui lui appartient, tandis que lui-même n'est attribuable à personne autre. Ainsi Pierre et Paul sont des personnes. On dit communément : « Pierre est homme, Pierre est existant, ou existe, Pierre a conscience de lui-même, Pierre est libre. » En chacun de ces jugements affirmatifs, le verbe être exprime l’identité réelle du sujet de la proposition et de l’attribut ; dire en effet : Pierre est homme, c’est dire Pierre est le même être qui est homme, etc. Comment peut être sauvegardée cette identité réelle du sujet et de l’attribut de chacune de ces propositions ? Pour cela, il faut qu’il y ait en Pierre, sous la diversité des qualités qui lui sont attribuées, quelque chose d’un, d’identique et de réel, qui constitue formellement le sujet premier d*attribution de tout ce qui lui convient (de la nature humaine, de l’existence, de la conscience de soi, de la liberté, etc.). C’est là. sa personnalité foncière. Nous avons traité ailleurs ce sujet, à propos de la personnalité du Christ. Cf. Le Sauveur et son amour pour nous, pp. 92-116. ·; it * 8o LE VERBE ÊTRE Tout d’abord il importe de saisir les divers sens du verbe être par rapport à la nature des choses et par rapport à leur existence, à leur existence extramentale et à celle qu’elles peuvent avoir en notre esprit. Puis il convient de remarquer avec Aristote, que les divers modes d’attribution ou nuances du verbe être correspondent aux catégories de l’esprit et de l’être : substance et accident (quantité, qualité, action, passion, relation, etc.). i Les divers sens du verbe être par rapport à la nature ou à l’existence des choses. Ί Le jugement est vrai s’il affirme ce qui est, et s’il nie ce qui n’est pas. En ce sens le Christ dit : « Est est, non non ». « Que votre langage soit : cela est, cela n’est pas. » Matth., V, 37. Et saint Paul ajoute : « Le Fils de Dieu, Jésus-Christ, que nous avons prêché au milieu de nous, n’a pas été oui et non; il n’y a eu que oui en lui, non fuit Est ei Non, sediEst in illo fuit. » (II Cor., I, 19). — « Mal­ heur, disait Isaïe (V, 20), à ceux qui appellent le mal bien, et le bien mal, qui font des ténèbres la lumière et de la lumière les ténèbres, qui font ce qui est doux amer et ce qui est amer doux ! » Est est, non non. Dans le clair-obscur intellectuel, nier le clair à cause de 1 obscur ce sera remplacer le mystère par l’absurde, confondre l’être et le néant, le bien et le mal, l'esprit et la matière. C est pourquoi la sagesse métaphysique doit traiter de la valeur réelle du principe de contradiction : « l’être n’est pas le non-être », ce qui est une formule négative du principe d’identité : « l’être est l’être, le non-être est non-être ». Comme on dit : « le bien est le bien, le mal est le mal, ils sont nécessaire­ ment distincts; la chair est chair, l’esprit est esprit, Dieu est Dieu, la créature est créature, c’est une aberration de les confondre ». Toutes les sciences supposent la vérité du principe de contradiction ou d’identité, sans traiter ex professo de sa valeur ; si la sagesse métaphysique est la science de l’être comme être, il lui appartient manifestement de traiter de la valeur de ce principe. Elle le fait, en montrant que nier la valeur du principe de contra­ diction serait détruire toute pensée, tout langage, toute substance, même toute opinion, et toute action1. Toute affirmation, même seulement pro­ bable, se détruirait en se posant, et par suite tout désir et toute action deviendraient impossibles. * * * t Il appartient par suite à la sagesse métaphysique de traiter de la vérité, qui est formellement dans le jugement de notre esprit, et du rapport de con­ formité du jugement vrai avec les choses. En voulant exposer sur ce point la pensée d’Aristote et celle de saint Thomas, on a écrit ces dernières années : « La vérité n’est pas tin rapport de nous aux choses : c’est un rapport de nous à nous, en correspondance d’équation avec les choses... La relation de vérité est une relation purement i. Cf. Aristote, Mêtaph., 1. IV.(III), c. 3, 4» 5· Commentaire de saint Thomas, îect. 5 et suivantes. Ifi sens du mystère 5 8l ET SES DIVERS SENS 6 LE VERBE ÊTRE intérieure. La définition thomiste de la vérité ne préjuge en rien la question kantienne... Lors même que les essences ne représenteraient qu’un travail de l’esprit sur le mystérieux noumène, ce jugement: l’homme est un animal raisonnable, n’en serait pas moins vrai, pris à son rang. » Encore faudrait-il que dans « le mystérieux nou­ mène » il y ait distinction réelle et essentielle entre Dieu, l’homme et les êtres inférieurs à l’homme; autrement comment serait-il vrai de dire : l’homme u est un animal raisonnable, à la fois essentiellement distinct et de Dieu et des êtres non raisonnables? De ce que parfois la relation de vérité est une relation purement intérieure, comme lorsque je dis: cogito, je pense, il ne s’en suit pas que la vérité en général se doive définir ainsi. De même de ce que le jugement vrai n’est pas toujours un jugement d’existence, même s’il porte sur les choses extra­ mentales (prises dans leur nature), il ne s’ensuit pas qu’on puisse définir la vérité en général par une relation purement intérieure. Ce serait oublier que la vérité, qui est formellement dans le jugement de l’esprit, se dit analogiquement (et non pas uni­ voquement) suivant qu’il s’agit de l’esprit incréé et de l’esprit créé, et suivant aussi qu’il s’agit de la conformité de notre jugement soit avec la naturi des choses extramentales, soit avec leur existence, soit encore avec ce qui existe en notre propre esprit. Saint Thomas dit souvent : « Judicium (verum) intellectus est de re secundum quod est1. » Et le mot i. Saint Thomas, de Veritate, q. i, a. 9. Item in Perihermenias, ET SES DIVERS SENS t$t se dit analogiquement de la nature des choses, et de leur existence, soit en dehors de l'esprit, soit dans l’esprit. Il ne faut pas confondre le dernier des membres auxquels s’applique l’analogie avec la notion analogique prise en général ; à ce compte on confondrait l’être en général avec le dernier des êtres ou même avec ses accidents. S’il s’agit de ce qui est en mon esprit, je puis porter soit un jugement d’existence (cogito, j’ai actuellement telle pensée), soit un jugement sur la nature de ma pensée ou de tel raisonnement (par ex. : sont vraies les lois réelles de la pensée, soit les lois psychologiques expérimentales, soit celles sur la nature profonde de l’intellection. Sont vraies aussi les lois logiques de la pensée, par exemple les règles du syllogisme, comme cohérence de la pensée avec elle-même.) S’il s’agit de l’existence des choses extramentales, je puis porter un jugement d’existence qui affirme soit une qualité positive existante soit une négation ou une privation ; par exemple : Pierre a une bonne vue, ou au contraire : Pierre est aveugle ou privé de la vue. S'il s’agit de la natîire des choses extramentales, notre jugement peut aussi porter soit sur une per­ fection positive (ex. : la vue est une qualité pré­ cieuse pour l’animal), soit sur une privation (ex. : la cécité est un mal). Si l’on nous demande : la cécité est-elle un mal ? nous répondons : oui, cela est, mais nous n’affirmons rien ici au sujet de X existence de ce mal, nous parlons seulement de sa nature. 1.1, lect. 9 : « Veritas est inintellectu prout judicat esse quod est, vel non esse quod non est. » — I3, q. 16, a. 3 : «Verum quod est in intellectu, convertitur cum ente ut manife,stativum cum manifestato. » — Item. Ia, q. 85» a· *· vérité se dit analo­ giquement comme l’être. De même en considérant la nature de l'homme, abstraction faite de l’existence, nous disons : « l’homme est un animal raisonnable », comme nous affirmons : « en tout triangle, les trois angles sont égaux à deux angles droits », proposition qui reste­ rait vraie, même si aucun triangle n’existait, puis­ qu’elle fait abstraction de l’existence ; elle parle pourtant de la nature d’une chose extramentale. De même encore nous disons : un cercle-carré est non seulement inconcevable subjectivement, mais il est réellement impossible én dehors de l’esprit. Dire que c’est réellement impossible, c’est dire beau­ coup plus que d’affirmer seulement: c'est impensable. Il importe donc dans le clair-obscur intellectuel, où se mêlent les rayons et les ombres, de ne pas oublier que la lumière de la vérité se prend en des sens divers, analogiquement ou proportionnellement semblables, par rapport à la nature des choses ou à leur existence soit extramentale soit en notre esprit, sous forme de similitude ou d’idée1. Il faut aussi ne pas confondre les idées directes H qui ont un rapport direct avec les choses, comme l’idée d’homme, de lion (intentio prima) et les idées en quelque sorte réflexes, fruit de notre réflexion sur nos idées directes, pour classer celles-ci, ainsi nous parlons de genres et d’espèce (intentio secunda)2. A ce point de vue les jugements vrais qui portent sur nos idées réflexes, par exemple sur la justesse 1. Cf. Saint Thomas, in I Sent., dist. 19, q. 5, a. 1, où est expliquée longuement cette proposition : « Veritas habet funda­ mentum in re, sed ratio ejus completur per actionem intellectus, quando scilicet res apprehenditur eo modo quo est. » 2. Cf. ibidem. ET SES DIVERS SENS 85 des lois du syllogisme subjectivement prises, sont notablement différents des jugements vrais qui portent sur la nature des choses extramentales, abstraction faite de leur existence. Il y a entre eux la même différence que lorsque je dis : un cerclecarré n’est pas seulement subject™ement inconcevable, il est réellement impossible en dehors de l’esprit, il est évident que même la Toute-Puissance ne saurait le réaliser, même par miracle. On voit en cette évidence indestructible la valeur de notre intelligence, qui atteint ainsi non seulement les lois subjectives de l’esprit, mais les lois absolument nécessaires de l’être, avec une absolue certitude. Enfin s’il s’agit, non plus seulement de l’esprit créé et de ses divers genres de jugements, mais de l’esprit in créé, alors la vérité de l’intelligence divine ne sera plus seulement une conformité avec l’Être divin, mais une identité; car l’Être divin est de soi, par sa nature même, non seulement intelligible en acte, mais toujours connu actuellement par luimême. Tandis que la nature de la plante et celle de l’animal ne sont qu’intelligibles en 'puissance, tandis que la nature de l’esprit créé (surtout dès qu’il est séparé du corps) est intelligible en acte, la nature de Dieu est de soi intellecta in actu, actuel­ lement connue. Elle est l’Être même toujours actuellement connu, bien plus elle est la Pensée même éternellement subsistante, un pur éclair intellectuel, non point fugitif, comme ceux de l’homme de génie, mais toujours immuable, mesuré par l’unique instant de l’immobile éternité1. De i. Cf. Saint Thomas, Ia, q. io, a. 1: Utrum convenienter definiatur aeternitas ; interminabilis vitae tota simul et perfecta possessio. 86 LE VERBE plus, antérieurement à tout décret sa volonté, Dieu connaît les possibles, mais il ne connaît les futurs contingents que dans son décret, soit positif (s’il s’agit de l’être et du bien), soit permissif (s’il s’agit du mal moral)1. Il est clair que, en tous ces exemples, la notion de vérité est, non pas univoque, mais analogique; elle n’a pas qu’un sens, mais plusieurs sens, propor­ tionnellement semblables, et qui tous restent pourtant un sens propre et non pas seulement métaphorique. Si c’est seulement par métaphore que nous disons de Dieu qu’il est irrité, c’est au sens propre que nous disons que Dieu est vrai, qu’il est la Vérité même, et c’est au sens propre aussi que nous disons que notre jugement est vrai, lorsqu’il est conforme avec la nature ou avec l’existence des choses jugées. On peut ramener ce que nous venons de dire au schéma suivant : VÊtre de Dieu. ; ■ les possibles. les créatures existentes, passées et futures. f dans ( lois réelles de la pensée. la nature de I l’esprit \ lois logiques de la pensée, ce qui est j hors de ( comme perfection positive, l'esprit i comme privation. C dans f ·, V existence J l’esprit 1 ex’: "“""°' Ie Pense’ de ce qui est | hors de f ex :iemon(je extérieur est. Ce sont là, manifestement, les diverses nuances du clair au milieu de bien des obscurités, qui proviennent i. Cf. Saint Thomas, Ia. q. 19, a. 4, a. 8, et q. 14, a. 13. Comme le dit saint Thomas, IIa IIae, q. 171, a. 3 : « Quaedam in seipsis non sunt cognoscibilia, ut contingentia futura, quorum veritas non est determinata. » Leur vérité, qu’il s’agisse des futurs contin­ gents absolus ou des futurs contingents conditionnels, n’est déterminée que par un décret éternel de Dieu, qui nous reste caché. ET SES DIVERS SENS 87 de ce qui est soit au-dessits soit au-dessous des fron­ tières de l’intelligibilité qui nous est accessible. Nous voyons en cela les divers sens du verbe être, sans tomber dans la métaphore, suivant qu’il est question de ce qui est en notre esprit ou dans les choses, et selon qu’il s’agit de la nature des choses ou de leur existence. Mais il faut aller plus loin et considérer les diverses nuances du verbe être par rapport aux diverses modalités de l’être, qu’on appelle les catégories. * * * Les divers sens du verbe être et les diverses catégories du réel. Les diverses catégories de l’esprit, comme la substance, la quantité, la qualité, l’action, la relation, etc., peuvent être considérées soit du point de vue logique, soit du point de vue psycho­ logique, soit du point de vue métaphysique, par rapport au réel lui-même. Aristote s’est placé au premier point de vue au livre Ier des Catégories, et au troisième point de vue au livre V (IV), c. VII, de sa Métaphysique. Ce qu’il énonce en ce dernier endroit a une valeur toute différente pour un réaliste, pour un nomina­ liste et pour un conceptualiste. Aristote lui-même parle évidemment en réaliste en s’appuyant ici sur la valeur réelle du principe de contradiction défendue plus haut, au livre IV (III). Voici comment il s’exprime, en analysant préci­ sément les diverses nuances ou acceptions du verbe être par rapport au réel et à ses différentes caté- gories. Il montre que les divers modes d’attribution correspondent aux diverses modalités de l’être, en tant que l’attribution ou affirmation est conforme au réel. « Ainsi, dit-il, parmi les attributs (que nous affir­ mons des choses) les uns expriment la nature même ou l’essence de la chose (la pierre est une substance inanimée, Socrate est homme), les autres expriment sa qualité (Socrate est vertueux), les autres sa quantité (Socrate est grand), ceux-ci sa relation (Socrate est fils d’un tel), ceux-là son action (Socrate écrit), ceux-là sa passion (Socrate est réchauffé, éclairé) ; d’autres le lieu (Socrate est à Athènes), d’autres enfin le temps (Socrate est âgé de quarante ans). En chacune de ces attributions on affirme tel ou tel mode de l’être. Car il n’y a pas la moindre différence entre « cet homme est bien portant » et « cet homme se porte bien », ni entre « cet homme est se promenant » ou « coupant » et « cet homme se promène » ou « coupe ». Même observation pour les autres catégories1. » Des historiens de la philosophie ont noté que cette juste remarque a été faite pour la première fois peut-être par Aristote et que les grammairiens l’ont recueillie. Quoi qu’il en soit, cela revient à dire qu’il n’y a au fond qu’un seul verbe, le verbe sub­ stantif, le verbe être. Tous les autres verbes sup­ posent celui-ci et lui ajoutent une modalité, celle de la quantité, ou de la qualité, ou de l’action, ou de la passivité, ou de la relation, celles encore de temps et de lieu. Nous ne cherchons pas à voir si, dans cette 1· V (IV), c. 7. Aristote donne ailleurs une liste des categories plus complète. Cf. Cale g., r, b. 25-27, et Top., I. 9» 103, b, 20-23. b υ r ET LES MODALITÉS DE L’ÊTRE énumération des catégories, les dernieres pourraient être ramenées à celle de relation. Ce qui est certain, c’est que nous avons ici, du point de vue réaliste, la réflexion métaphysique sur les divers sens du verbe être dans ses rapports avec le nom (homme, animal), avec l’adjectif (vertueux), avec les adverbes de temps ou de lieu. Le nom ou szibstantij, qui sert à désigner les personnes, les animaux, les choses, exprime leur nature ou substance (Socrate, homme, cheval, papier). Le pronom : je, tu, il, tient la place du nom. L’adjectif s’ajoute au nom pour indiquer la qualité (cheval noir, homme vertueux). L’adverbe sert à modifier la signification du verbe, de l’adjectif ou d’un autre adverbe (ce cheval court vite, très vite, et il est très beau) ; il indique notamment le temps et le lieu (demain je dois aller loin). Telle est la structure du langage humain, dans les diverses langues ; elle exprime la structure du jugement, dont l’âme est le verbe, qui se ramène au fond au verbe être. Saint Thomas dans son Commentaire sur ce chapitre VII du livre V de la Métaphysique, leçon IX, fait plusieurs remarques relatives à ce verbe fonda­ mental. D’après ce qu’il dit, on voit que ce serait une erreur de penser que la division aristotélicienne des catégories est seulement une déduction grammaticale obtenue par la comparaison des vocables, du verbe, du nom, de l’adjectif et de l’adverbe1. En réalité Aristote ici fait trois choses, selon sa méthode habituelle : i° Il considère les vocables, c’est seulement le point I. C’est pourtant ce qu’ont pensé Trendelenburg, Grote et E. Boutroux. (Cf. Grande Encyclopédie, article : Anstote.) •w 90 LE VERBE ETRE de départ de la recherche, point de départ utile : « car les termes sont les signes des concepts et ceux-ci les similitudes des choses », comme il est dit Perihermenias, 1. I, c. i. Mais Aristote ne s'arrête pas à cette considération grammaticale. 2° Il considère surtout le verbe être, dans les diverses espèces de jugements, en remarquant expressément que les divers modes d’être correspondent aux divers modes d’attribution ou d'affirmation relative à l’être ou au réel. Aristote ne perd certes pas de vue ici ce qu’il a dit souvent ailleurs, que l’objet de l’intelligence est, non pas le phénomène sensible, mais l’être intelligible, et que l’âme de tout jugement est le verbe être. Il dit ici : « cet homme marche = cet homme est marchant. » >« 3° Il considère que l’être en général riest pas îin genre (car un genre ne s’entend qu’en un seul sens), mais un analogue, qui s’entend en des sens divers, mais proportionnellement semblables. Cela le Stagi­ rite l’a présent à l’esprit, puisque dans son livre sur les Catégories ou prédicaments, dans l’intro­ duction consacrée aux notions antérieures aux Catégories (antepraedicamenta) il a mis les noms univoques, équivoques et analogues, et qu’il dit par­ tout que l’être n’est pas une notion équivoque, mais analogique1. Un genre (comme l’animalité) a en effet une signification unique (animal = corps doué de vie sensitive) et se diversifie par des dijférences extrinsèques (les différences spécifiques de l’homme, du lion, du chien ; différences qui ne sont i. Cf. Post Anal., 1. II, c. 13 et 14 ; Mélaph., 1. Ill (II), c. 3 ; 1. X (IX). c. i ; 1. XII (XI). c. 4 ; Ethica ad I. c. 6. Aristote il est vrai appelle parfois l’analogue équivoque non a casu sed a consuto. 9i pas de l'animalité, mais lui sont extrinsèques). Au contraire Γêtre, comme tout terme analogue, a des sens multiples (être par soi; être par un autre ou causé; être en soi = substance ; être dans un autre = accident) et les modalités qui différencient l’être lui sont intrinsèques1, car elles sont encore de l’être. Tandis que la rationalité (différence spécifique de l’homme) n’est pas de l’animalité, ni un mode de l’animalité, la substantialité (ou modalité propre de la substance, opposée à l’accident) est encore de l’être et un mode d’être ; car rien de ce qui est n’est en dehors de l’être. La notion d’être ne contient pas encore explicitement celle de substance, mais elle la contient d’une façon actuelle-implicite. Rien de ce qui est n’est en dehors de l’être. Aristote pour distinguer les catégories ou moda­ lités de l’être ne s’est donc pas contenté de comparer les vocables ; mais il a considéré surtout les sens divers du verbe être, en se rappelant que l’objet de l’intelligence est précisément l’être intelligible, qui n'est pas un genre susceptible de différences extrin­ sèques ; l’être ne peut se diviser que par des modes d’êtres (qui sont encore de l’être) et qui correspondent aux divers modes d’attribution, puisque l’attribution ou affirmation exprime l’être sous ses divers aspects. Dire : l’homme est un animal raisonnable, c’est dire qu’il l’est substantiellement. Dire que tel homme est vertueux, c’est dire qu’il l’est qualitativement. Dire qu’il est grand, c’est dire qu’il l’est quanti­ tativement. Dire qu’il est père d’un autre, c’est dire qu’il l’est relativement. Dire qu’il écrit, c’est dire qu’il est agissant de telle manière, etc. i. Aristote, Métaph., 1. III, c. 3, lect. 8 de saint Thomas. 92 LE VERBE ETRE Les diverses modalités de l’être sont ainsi comme ses nuances, elles sont à l’être un peu ce que sont à la lumière les sept couleurs de l’arc-en-ciel1. ; Quelle identité est exprimée par le verbe être ? Il est certain qu’il y a entre le sujet d’une pro­ position affirmative et le prédicat une distinction logique ou de raison. Mais le verbe est, qui les réunit, n’exprime-t-il pas leur identité réelle, lorsque nous disons : Pierre est homme, est existant, est grand, est vertueux, est agissant, est patient, etc. ? — Oui, ces jugements expriment l’identité réelle du sujet et du prédicat : Pierre est le même être qui est homme, qui est existant, qui est grand, etc. C’est le même sujet qui est tout cela à des titres divers. Cependant nous ne disons pas : « Pierre est son existence ». Nous disons même : Solus Deus est suum esse2, Dieul seul est son existence, Dieu seul est l’Être même, car en lui seul l’existence est un attribut essentiel. Pierre n’est pas son existence, i. De plus, comme le montre saint Thomas, in Met., 1. V, c. 7, lect. 9, l’attribut appartient à l’essence du sujet premier d’attribution, et alors c’est un attribut substantiel (Socrate est homme), ou il ne lui appartient pas ; alors c’est un accident. 11 peut être un accident absolu, qui inhère dans le sujet à raison de sa forme (qualité), ou à raison de sa matière (quantité). mit Il peut être aussi un accident relatif à un autre être (comme la paternité) ou encore une dénomination relative à l’effet de 1 action, au temps, au lieu, etc. L’être ne se divise pas immédia­ tement en dix catégories, mais la division se fait d’abord en deux membres, qui se subdivisent, et peu importe que la dernière subdivision contienne quelque difficulté, cela n’infirme pas les divisions précédentes. 2. Ci. Saint Thomas, I·, q. 3, a. 4 ; q. jO, a. 2, ad 3». et l'identité qu'il exprime A seulement l’existence, qui est en lui un attribut contingent. Et, on ne saurait trop le redire, il y a ici une distance infinie entre le verbe être et le verbe avoir. De même, bien que Pierre soit homme, il n’est fas son humanité. Celle-ci (tout en étant en lui un attribut essentiel et non pas un attribut contingent) n'est que sa partie essentielle. Et la partie, même essentielle, n’est pas le tout, n’est pas réellement identique au tout, qui contient en même temps autre chose. Il y a ici distinction réelle, inadéquate ; la partie n’est pas réellement adéquate au tout. Il y a une distinction plus profonde entre Pierre et son existence, qui est en lui un attribut non essentiel, mais contingent. Cette proposition : Pierre n’est pas son existence (en quoi il diffère de Dieu), est vraie avant la consi­ dération de notre esprit. De même cette autre : Dieu est son existence. Or si dans cette dernière le verbe être affirme l’identité réelle du sujet et du prédicat, ne faut-il pas dire que, dans la précédente (Pierre n’est pas son existence), la négation n’est pas nie cette identité réelle et donc affirme une dis­ tinction réelle, ou antérieure à la considération de l’esprit ? — Oui ; en d'autres termes, elle affirme avec saint Thomas, que in Petro alùud est essentia et aliud esse1. De même aliud est persona Petri (per propriam personalitatem jam constituta) et aliud esse; car Ite ou l’existence n’est qu’un attribut contingent de Pierre, totalement distinct de son essence. Et toute personne créée, aliud est quod est (le suppôt) il I. Ibid., et C. Gentes, 1. II, c. 52. et esse1. C est seulement en Dieu que l’essence et l’existence sont identiques2. Si cette proposition est vraie : Petrus non est suum esse, Pierre n’est -pas son existence, si elle est vraie avant la considération de notre esprit, ne faut-il pas dire qu’antérieurement à cette considé­ ration, il y a une distinction (et donc une distinction réelle) entre l’essence de Pierre et son existence, même entre la personne de Pierre et son existence? Il a l’existence au lieu d’être l’existence ; seul le Sauveur a pu dire : « Je suis la vérité et la vie », ce qui suppose qu’il pouvait dire : « Je suis l’Être même ». « Ego sum qui sum ». Exod. III, 14. C’était une affirmation très nette de sa divinité. Par suite la Vierge Marie est appelée : « Mère de Dieu », parce qu’elle est la mère de Jésus qui est Dieu. Le verbe être exprime l’identité réelle du sujet et du prédicat en cette proposition : « Hic homo, Christus, est Deits ». Cette identité réelle est celle de rum’çwe personne, de l’unique sujet premier d’attribution, auquel appartiennent la nature hu­ maine et la nature divine : « Ego sum via (ut homo), veritas et vita (ut Deus). » (Joan. XIV, 6)3. Ainsi encore se vérifie la formule sacramentelle : « Hoc est enim corpus meum4. » 1. Cf. I», q. 50, a. 2, ad 3m. 2. Lorsqu'on dit : « En Pierre l’animalité n'est pas la ratio­ nalité », il n’y a pourtant pas distinction réelle entre l’animalité et la rationalité. Pourquoi ? Parce que ce sont deux formalités qui se ramènent au même concept d’humanité, tandis que l'exis­ tence, étant un prédicat contingent de tout être créé, ne peut être prédicat essentiel d’aucune nature créée. 3· 2V ^ΑΙΝτ Thomas, IIL3·, q. 16, a. 2 et in Joannem, XIV, 6. 4. Cf. Saint Thomas, III·, q, 75, a. Ir 2, 3 : Saint Thomas montre que cette formule ne peut s'entendre que par la trans­ substantiation, et qu elle exclut l’annihilation de la substance du pain. et l’identité qu’il exprime 95 Tel est le sens profond du verbe être ; il contient à la fois quelque chose de très clair (base de l’évidence de nombreux jugements) et quelque chose d’obscur suivant la nature des extrêmes plus ou moins dis­ tants qu’il réunit (ex. : le Christ est Dieu), et suivant la connaissance superficielle ou profonde que nous avons d’eux. Ces extrêmes du reste peuvent dépasser en un sens les limites de l’intelligibilité qui nous est naturellement accessible, et les dépasser soit par en haut, du côté de Dieu, soit par en bas du côté de la matière ou de la contingence, dont la détermination nous échappe (comme il arrive pour les futurs contingents). C’est ce que nous allons voir dans la suite. Notons pour terminer que l’identité exprimée par le verbe être varie suivant le domaine où il s’applique. Il ne désigne pas toujours l’identité de suppôt (suppositum} ou de personne ; mais quelquefois l'identité de nature (ex. : l’homme selon sa nature, est un animal raisonnable ; l’homme, de par sa nature même, a pour propriété ftêtre libre, sociable, etc.). Et l’on conçoit même les privations, à la manière des qualités positives, en parlant de leur nature : la cécité est un mal. Enfin le verbe être, lorsqu’il exprime la vérité des lois réelles de la pensée (ex. : la pensée humaine est toujours unie à une image) ou celle des lois logiques de la pensée (ex. : les règles du syllogisme sont vraies), exprime une identité du même ordre que le sujet de la proposition ; c’est-à-dire : soit d'ordre réel, mais mental, soit d’ordre logique. La variété de ces applications est aussi étendue que l’analogie de l’être. « -U L'être en acte et l'être en puissance. Enfin, comme le remarque Aristote (Métaph., 1. V (Ιλ7), c. 7), « l’être peut signifier tantôt l’être en puissance, tantôt l’être en acte... Nous disons en effet que Hermès est dans la pierre (avec laquelle on peut faire sa statue),... et nous appelons froment ce qui n’est pas encore mûr. » Le chêne est d’une certaine façon dans le germe que contient le gland. Il y est non pas actuellement, mais en puissance, comme la statue est dans le marbre encore informe dont peut se servir le sculp­ teur. Ainsi la matière première, qui entre dans la composition de tous les corps, est en puissance air, terre, eau, argent, plante, animal, etc. Elle est tout cela en puissance, car elle petit le devenir. Mais par elle-même elle n’a aucune de ces déterminations quelle est susceptible de recevoir : « nec est quid, nec quale, nec quantum », dit Aristote. Elle est seulement une capacité réelle de toutes les perfections qu’elle peut recevoir. Elle est une puissance passive, qui ne peut être actuée que par une puissance active, comme l’argile est modelée par le sculpteur. La puissance passive, capacité réelle susceptible d’être actualisée, est comme un milieti mystérieux entre V être en acte si pauvre soit-il et le pur néant. La pure puissance qu’est la matière première est plus que le néant, plus même que la simple nonrépugnance ou possibilité réelle prérequise à la création ex nihilo. Mais elle est moins que tout acte si imparfait qu’on le suppose. Elle est simple LA PUISSANCE ET L’ACTE 97 puissance par rapport à la forme spécifique des corps les plus élémentaires et du plus pauvre atome. De même l’essence ou nature de tout être susceptible d’exister, de l’ange par exemple, n’est que puissance réelle par rapport à l’acte d’exister qu’elle reçoit et quelle limite ; car l’ange a reçu gratuitement l’existence ; sa nature n’a par elle-même aucun droit à exister. On sait que l’aristotélisme surtout tel qu’il a été compris et perfectionné par saint Thomas, résout tous les grands problèmes philosophiques par la division de l’être en puissance et acte1. Et comme nous l’écrivions en 19082 : « Cette philosophie de l’être, comme le sens commun lui-même, est à la fois claire et obscure : claire par la place qiicllc fait à l'acte, obscure par celle qu'elle fait à la puis­ sance : « Unumquodque cognoscitur secundum quod est actu, non autem secundum quod est in potentia » [Met., 1. IX, c. 9, lect. 10). Faut-il s’étonner de cette obscurité ? Au fond, c’est cette absence relative de détermination et d’intelligibilité qui permet de faire une place à la liberté divine et humaine, de concevoir l’existence du créé à côté de l’incréé, du fini à côté de l’infini, du multiple et du changeant 1. De fait c’est par cette distinction que l’aristotélisme résout le problème de l'être et du devenir, discuté par Héraclite et Parménide, celui de la multiplicité des êtres (l'acte est multiplié par la puissance qui le reçoit), celui de la multiplicité des individus dans une même espèce (la forme est multipliée par la matière), celui de l'union de l’âme et du corps, celui des rapports de la sensation avec le sensible, de l'intelligence avec l’intelligible, de la raison qui délibère et de la liberté, celui du continu divisible mais non divisé à l’infini, enfin le problème des rapports de Dieu et du monde et ceux qui dérivent de lui. — Cf. Le sens commun, ibid. , , , 2. Cf. Le sens commun, la philosophie de l'être et les formules dogmatiques, ire édit., p. ni ; 3e edit., p. 153· I/? sens du mystère 7 à côté de l’un et de l’immuable. Dieu seul est 'pleine- j ment intelligible en tout ce qu’il est, parce qu’il est | l’Être même, Actualité pure. » Le monde, au contraire, dans la mesure où il y a en lui multiplicité et devenir, contient quelque chose d’obscur en soi : un non-être qui est, comme disait Platon en parlant de la matière ; tous les êtres sensibles sont composés de puissance et acte, disait plus précisément Aristote ; tout être créé, même l’ange, ajoute saint Thomas, est composé de puissance et acte, d’essence réelle et d’existence, de puissance opérative et d’action1. Dieu seul est son existence et son action ; solus Deus est suum esse et suum agere. Si obscure que soit la notion de puissance ou de capacité réelle (non encore déterminée et distincte de la détermination qu’elle reçoit), elle ne fait qu’expliciter une vue du sens commun, qui nous dit que le germe contenu dans le gland peut réel­ lement devenir un chêne ; que l’architecte qui dort, sans rien construire actuellement, a la pziissance réelle de construire. Cette notion de puissance réelle est celle qui répond encore à ce que dit le sens chrétien : le pécheur qui n’accomplit nullement le précepte divin, peut pourtant réellement hic et mine l’accomplir, car Dieu ne commande jamais l’impos­ sible. La grâce suffisante ne donne pas encore, comme la grâce efficace, d’accomplir actuellement le pré­ cepte, mais elle donne le pouvoir réel et pratique hic et nunc de l’accomplir. Et si le pécheur ne résistait pas à cette grâce suffisante, Dieu lui don­ nerait la grâce efficace, offerte dans la précédente, comme le fruit dans la fleur. Si la fleur n’était pas détruite, le fruit lui-même serait donné. i. Ci. Saint Thomas, I·, q. 54> a. Σ> 2> 3 LA PUISSANCE ET L’ACTE 99 Il y a là certes un clair-obscur, où l’ombre n’est pas moins accentuée que la clarté ; mais c’est un simple corollaire de cet autre clair-obscur énoncé par Dieu dans VExode, III, 14, et qu’explique ainsi saint Augustin : « Ego sum qui sum tanquam in ejus comparatione ea quae mutabilia facta sunt, non sint. » Notre-Seigneur disait de même à sainte Catherine de Sienne, et c’est ce qui nous révèle le sens profond et la portée du verbe être : « Je suis Celui qui est, tu es celle qui n’est pas. » Celle qui par elle-même n’est pas et qui n’existe de fait que par un fiat libre, créateur et conservateur, sans qu’il y ait pour cela après la création plus d’être, plus de vie, plus de sagesse et plus d’amour. « Post creationem sunt plura entia, sed non est plus entis, nec plus sapientiae, nec plus amoris. » ■■ * · — · ’ Ά r LE SENS DU MYSTÈRE L’ESPRIT PHILOSOPHIQUE ET LE SENS DU MYSTÈRE 1 » On a beaucoup écrit ces derniers temps et en sens . divers sur l’esprit de la philosophie chrétienne, que certains ramèneraient presque à T Apologétique, et | que d’autres définiraient sans assez affirmer la conformité positive qu’elle doit avoir avec la foi chrétienne et avec la théologie. La manière dont plusieurs ont traité ce délicat problème montre qu’il en suppose un autre que nous voudrions aborder ici sous ce titre : l’esprit philosophique et le sens du mystère. Il s’agit de ? l’esprit philosophique en général, tel qu’il se mani­ feste non seulement chez des philosophes chrétiens, mais chez un Platon ou un Aristote, et il s’agit aussi par suite du sens du mystère qui se trouve déjà dans l’ordre des choses naturelles très au-dessous de celui de la grâce. Souvent on s’est demandé en quoi, à proprement parler, l’esprit philosophique diffère, non pas seule­ ment de la connaissance vulgaire, mais de celle obtenue par la culture des sciences inférieures à la philosophie, comme le sont les sciences expérimen­ tales et les mathématiques. En d’autres termes, en quoi 1 habitus acquis de sagesse, dont parlaient Aristote1 et saint Thomas2, diffère-t-il de 1 'esprit » 1 1. Aristote, Metaph., 1. I, c. i 2 2. Saint Thomas, *1 *Π ·, q. 57^ a* 2 IOI des sciences positives et de l’esprit géométrique. Il est clair qu’il en diffère d’abord et essentiel­ lement par son objet formel et par le point de vue sous lequel il le considère. Tandis que les sciences positives, qui établissent les lois des phénomènes, considèrent le réel comme sensible ou objet d’expé­ rience externe ou interne, tandis que les mathéma­ tiques considèrent le réel comme quantitatif, la philosophie première ou métaphysique considère le réel comme réel ou l’être en tant qu’être1. Mais de là dérivent d’autres différences impor­ tantes relatives à l’esprit même de chaque science particulière et à l’esprit philosophique. C’est le point sur lequel nous voudrions insister. Une de ces différences s’éclaire à la lumière d’un principe nettement formulé par Aristote, qu’il importe ici de rappeler. * l’ordre de la connaissance sensitive EST INVERSE DE L’ORDRE DE LA CONNAISSANCE INTELLECTUELLE Aristote2 et saint Thomas3 ont souvent noté que la connaissance sensitive atteint le singulier avant l'universel, qu’elle ne perçoit qu’accidentellement. 1. Pour simplifier, nous ne parlerons pas ici de la philosophie de la nature, qui est spécifiquement distincte, selon Aristote et saint Thomas, de la métaphysique, en tant qu’elle a pour objet, non l’être en tant qu’être, mais ï’ens mobile, ut mobile, connu, non seulement selon les lois phénoménales, mais selon ses causes premières. _ 2. Aristote, Métaph., 1. I, c. 1 et 2 ; 1. V, c. 1 ; Physica, 1. I, c. i. 3. Saint Thomas, Ia, q. 85, a. 3, 8. 102 L ESPRIT PHILOSOPHIQUE Les sens connaissent Pierre et Paul par leurs qualités sensibles, mais ne peuvent s’élever à la connaissance de l’homme comme homme, qu’ils n’atteignent qu’en tant que Pierre et Paul sont hommes. Au contraire, notre connaissance intellectuelle atteint Γ universel avant le singulier; notre intelligence ne connaît Pierre et Paul que pour autant qu’elle connaît l’homme d’abord, au moins de façon confuse. Or les sciences inférieures à la philosophie, comme le sont les sciences positives et les mathématiques, ressemblent à certains égards à la connaissance sensitive, en tant qu’elles ont un objet moins uni­ versel que celui de la philosophie, surtout que celui de la philosophie première ou métaphysique. Ces sciences atteignent d’abord leur objet propre au moins confusément, tandis que la philosophie première atteint d’abord son objet plus universel, le réel comme réel, ou l’être intelligible des choses sensibles, en tant qu’être1. Cette connaissance intellectuelle étant d’abord fort confuse, passe inaperçue ; mais elle n’en existe pas moins et, sans elle, aucune ne serait possible plus tard. Ensuite elle passe du confus au distinct ou de la puissance à l’acte2. De là dérivent plusieurs vérités importantes à signaler, tant pour l’ordre des parties de la philo­ sophie que pour les rapports de celle-ci avec les sciences particulières. i. Il s’agit ici de la connaissance philosophique de l’homme, dont l’intellect est tourné d’abord vers les choses sensibles, et non pas de celle de l’ange qui perçoit d’abord les réalités spirituelles. 2 Aussi Aristote a-t-il noté que les enfants au début appellent tous les hommes * papa », car leur intelligence ne distingue pas encore les hommes les uns des autres. Cf. Physica, 1. I, c. I. 103 Il s’ensuit notamment que notre intelligence con­ naît directement et confusément Y être intelligible des choses sensibles, avant de porter un jugement réflexe sur la valeur de la sensation et sur sa propre valeur, bien que la sensation soit prérequise en nous à toute connaissance intellectuelle. De même notre intelligence atteint directement et confusément l’être intelligible des choses sensibles, avant de juger par réflexion que ses idées viennent des sens par abstraction. D’instinct elle est réaliste, elle est faculté du réel, avant de s’occuper de l’être de raison, qui est objet de connaissance réflexe ; par suite, elle porte en elle le sens du mystère caché sous les phénomènes au sein du réel, qui est autrement riche que Y être de raison, sur lequel spécule la logique. Il suit aussi du principe énoncé que tout esprit philo­ sophique ira d’emblée à ce qu’il y a de filus universel et de filus réel1 dans les choses pour l’approfondir, tandis que l’esprit géométrique s’arrêtera à la quantité et l’esprit des sciences positives se portera immédiatement vers les phénomènes comme tels et leurs lois, sans grand intérêt pour les grands pro­ blèmes les plus universels, ni pour le réel comme réel. Bien plus, l’esprit non philosophique ne fera aucune place au réel, objet de Vontologie, entre le physique, objet des sciences positives, et le logique; i. Ce qu’il y a de plus universel dans les choses, c’est ce qu’il y a de plus réel, en ce sens que ce sont les lois immuables de l’être en tant qu’être, lois que toutes les autres présupposent. Et à ces caractères universels des choses (universalia in praedicando) correspondent les causes les plus universelles (universalia in causando), car les eSets les plus universels se rattachent aux causes les plus universelles ; c’est ainsi que Dieu créateur est cause de l’être en tant qu’être, de tout ce qui existe en dehors de lui. Cf. Saint Thomas, Ia, q. 45· a· 5· 104 l’esprit philosophique il ramènera d’instinct l’objet de la métaphysique à l’être de raison. C’est le cas des nominalistes et des conceptualistes. De là dérive encore une autre conséquence notée par Aristote1 au sujet des sens, et qui s’applique aussi, toute proportion gardée, aux sciences qui ont un objet limité : Les sens connaissent le composé avant le simple, tandis que c'est l'inverse pour l'intel­ ligence. Par exemple, les sens atteignent d’abord cet homme musicien, tandis que l’intelligence ne peut connaître cet homme musicien que si elle connaît d’abord l’homme et le musicien en général. Pour la même raison, comme le remarque saint Thomas2, notre intelligence connaît l’animal en général avant de connaître l’homme, qu’elle défi­ nit : un animal raisonnable. Elle connaît aussi, nous venons de le dire, l’être en général avant de connaître l’animal, qu’elle définit un être cor­ porel doué de vie non seulement végétative mais sensitive. Il suit encore de là, dit Aristote, ibid., que les sens connaissent d’abord les propriétés du composé (à titre de notes sensibles) avant de connaître les propriétés du simple (au même titre) ; par exemple, ils connaissent les propriétés de la surface étendue, résistante, avant de connaître celles de la ligne et du point. Au contraire, l’intelligence connaît les propriétés de la ligne avant celles de la surface, qui se définit par la ligne. Ainsi, par suite, l’intel­ ligence connaît confusément les propriétés de l’être, comme 1 unité, la vérité, avant de connaître celles de la ligne ou du point. 1. Métaph., 1. v, c. i. 2. 1®. q. 85, a. 3. » ET LE SENS DU MYSTÈRE * * l'esprit philosophique ET LA CONNAISSANCE VULGAIRE ? De cette différence entre les sens et l’intelligence dérive une multitude de corollaires relatifs au sujet qui nous occupe. Nous insisterons sur l’un d’eux, qui permet de mieux concevoir ce qu’est l’esprit philosophique et ce qui le distingue de tout autre. L’esprit philosophique, procédant immédiatement selon l’ordre de la connaissance intellectuelle plutôt que selon celui de la connaissance sensible, cherche d’emblée à rattacher de façon explicite et distincte toutes choses aux premiers principes simples et universalissinies, c’est-à-dire aux lois les plus générales de l’être ou du réel. Il est ainsi vite conduit à voir des mystères de l’ordre naturel là où le vulgaire n’en voit aucun, là même où les sciences inférieures n’en soupçonnent pas. C’est ainsi que, dans le moindre mouvement local, l’esprit philosophique voit tout de suite quelque chose de très profond et de mystérieux, qui ne s’expliquera en dernière analyse que par l’intervention invisible de Dieu premier moteur. De même, dans la moindre sensa­ tion, l’esprit philosophique voit tout de suite l’abîme qui sépare la vie sensitive de tout ce qui est inférieur à elle, d’où la grande difficulté qu’il y a à expliquer comment se produit la sensation sous l’influence d’un objet extérieur quelconque, très inférieur en soi à l’ordre vital et psychologique de la sensation. De là naîtra l’idéalisme. Au contraire, la connaissance vulgaire et même celle des sciences expérimentales ne voient lien de ·< r -r ■ - · ■ Ιθ6 l’esprit philosophique profond ni de mystérieux dans le moindre mouve­ ment local ou dans la moindre sensation, car au lieu de partir des notions les plus simples et des principes les plus universels, elles partent des faits concrets et complexes et ne cherchent à les rattacher aux premiers principes et aux causes suprêmes que d’une façon très confuse, qui n’a rien de scientifique, non pas d’une façon explicite et distincte comme le philosophe. Les sciences inférieures à la philosophie ne parvenant pas à la connaissance distincte des principes des choses, conservent toujours un peu la manière de procéder de la connaissance vulgaire et ne voient aucun mystère, aucune profondeur, là où le philosophe s’étonne de cet étonnement qui est, dit Aristote, le commencement de la science1. Cela montre la supériorité de la philosophie. Mais elle a aussi sa faiblesse, qui est plutôt celle du philosophe souvent précipité dans sa systématisation. Dans cette précipitation, il lui arrive, non sans mépris pour le sens commun, de restreindre ou de limiter indûment le réel, comme on le voit en tant de doctrines philosophiques, celles de Parménide, d’Héraclite, des Pythagoriciens, des Atomistes, de Descartes, de Malebranche, des idéalistes. C’est ce qui faisait dire à Leibnitz : les systèmes philo­ sophiques sont généralement vrais en ce qu’ils affirment et faux en ce qu’ils nient. i. Nous parlerons plus loin de la difficulté que soulève le principe de l’inertie, d'après lequel un corps mis en mouvement par une impulsion minime conserverait toujours ce mouvement, s’il n’était pas arrêté par quelque obstacle, par exemple par la résistance de l’air. Y a-t-il toujours du nouveau dans ce qu’on appelle l état de mouvement de ce corps ; si oui, comment ce nouveau peut-il toujours se produire sans influx nouveau ? Comment le principe de l’inertie ainsi formulé se concilie-t-il avec le principe de causalité efficiente et avec celui de finalité : tout agent agit pour une fin, pour un but déterminé ? ET LE SENS DU MYSTERE I e I IO7 Ici le sens commun méprisé prend sa revanche ; il s’en vient dire au philosophe : « il y a plus de choses sur la terre et dans le ciel que dans toute ta philosophie ». Le sens commun ou raison natu­ relle vient ainsi à sa manière corriger l’étroitesse de bien des systèmes philosophiques, car lui, dans ce qui est du moins son vrai patrimoine, ne limite pas indûment le réel, et s’il ne prétend pas arriver à une connaissance explicite et distincte des prin­ cipes des choses, il affirme de façon confuse l’existence de la cause première, de la fin dernière, non moins que celle des faits, objets de notre expérience. Si ses affirmations restent confuses, du moins il ne nie rien de ce qu’il faut absolument maintenir. Deux exemples montrent clairement la vérité de ce que nous venons de dire, celui de la moindre sensation à expliquer et celui du moindre mouve­ ment local. * * LE MYSTÈRE DE LA SENSATION La sensation ne présente aucun mystère pour le vulgaire ; il ne s’étonne nullement que les objets matériels du monde extérieur puissent, comme cela arrive constamment, produire une impression sur nos sens, produire en eux une similitude d’euxmêmes ou une représentation qui nous permet de les percevoir. Déjà, lorsqu’on veut expliquer ce fait, comme cherche à le faire la psychologie expérimen­ tale, des difficultés surgissent, comme celles dont on parle à propos des prétendues erreurs des sens, par exemple : le bâton plongé dans 1 eau paraît brisé, alors qu’il ne l’est pas. Survienne le philosophe, ιο8 l’esprit philosophique il voit tout de suite quelque chose de très profond dans la moindre sensation et il s’étonne de cet étonnement qui est le commencement de la science au sens élevé du mot, de la science qui cherche, non seulement les lois ou rapports constants des phénomènes, mais les causes, et qui ne s’arrête que lorsqu’elle est arrivée à la cause suprême. Le philosophe nous dit : cette sensation, qui se produit constamment, est quelque chose de très mystérieux : si, en effet, selon les principes universels qui éclairent tout, Yagent doit être supérieur (ou au moins égal) au patient, si le plus ne peut sortir du moins, comment un corps extérieur inanimé, de l’ordre de la matière brute, peut-il produire dans nos sens une similitude de lui-même très supérieure à lui, une similitude représentative, qui soit, non pas seulement physique comme l’impression du cachet dans la cire, mais vitale et vitale de l’ordre, non seulement de la vie végétative, mais de la vie sensi­ tive, c’est-à-dire de Yordre de l’âme des bêtes, qui n’est pas un corps, bien qu’elle soit intrinsèquement dépendante de l’organisme qu’elle vivifie et ne lui survive pas. Si l’agent doit être supérieur au patient, si le plus ne sort pas du moins, comment un corps extérieur, un bloc de pierre par exemple, peut-il produire en mes sens, même sous l’influx de la lumière, une similitude de lui-même d’ordre déjà si élevé, une similitude d’ordre vital et psychologique, très supérieure à l’image produite dans un miroir qui ne voit pas, ou sur la surface polie d'une plante ou encore dans l’œil d’un aveugle privé de la vue ou dans 1 œil ouvert d’un cadavre ? Qu’est au fond cette similitude représentative qui est produite dans 1 œil vivant et qui rend la vue capable de voir ccci ET LE SENS DU MYSTÈRE lOÇ plutôt que cela, ce bloc de pierre plutôt qu’autre chose ? Cette représentation d’ordre vital et psycho­ logique, est-ce le bloc de pierre qui la produit, est-ce la lumière du soleil ? Les sens sont-ils seule­ ment passifs, lorsqu’ils la reçoivent ? La difficulté serait certes insoluble, si la sensation était un acte de l’âme seule, et non pas de l’organe animé. Mais même en admettant qu’elle est l’acte de l’organe animé, comme le dit fort bien Aristote, comment expliquer la différence qu’il y a entre elle et l’impression simplement physique du cachet sur la cire ou de ce même cachet reflété par un miroir ou par l’œil d’un mort qui, une seconde auparavant, était capable de voir ? Bref, comment expliquer la production de l’impression vitale et psychologique, par laquelle celui qui voit un objet, comme le dit saint Thomas1 après Aristote, « quo­ dammodo fit aliud A se », en quelque sorte devient, non pas autre, mais un autre que lui-même, l’objet perçu ? La plante sous l’influx du soleil, de froide qu’elle était devient chaude, mais elle ne devient nullement le soleil ; au contraire, l’animal qui voit le soleil, devient d’une façon mystérieure, dite inten­ tionnelle ou représentative, le soleil qu’il voit ; selon l’expression bien connue d’Aristote : « anima jit quodammodo omnia ». Tandis que la matière ne devient pas la forme, mais la reçoit seulement et l’approprie, l’individualise ; le connaissant, en quelque sorte, devient l’autre être qu’il connaît, par la représentation qu’il en reçoit. Il y a un abîme entre la réception matérielle qui approprie la forme reçue et la réception déjà non matérielle qui n api. Saint Thomas, Ia. q. 14- a· x· *?· ·> 'i*· no proprie pas la forme reçue1. Il y a une distance sans mesure entre l’impression que le soleil fait sur la plante et celle qu’il fait sur l’œil qui le voit. S’il y a déjà un abîme entre la matière brute et la vie végétative, de même entre celle-ci et la vie sensitive. La première pourrait se perfectionner toujours dans son ordre sans jamais atteindre le moindre degré de la seconde. Il y a dans la production de la moindre sensation quelque chose de très profond et de très mystérieux aux yeux du philosophe, bien que le vulgaire et même la science simplement expérimentale ne s’en doutent guère. L’esprit géométrique ne s’en préoc­ cupe pas davantage. Le mystère augmente, si l’on remarque que plus les sens internes sont élevés, plus il est difficile d’expliquer la production de la représentation qui se trouve entre eux. Par exemple, par quelle repré­ sentation la brebis fuit-elle le loup, avant d’avoir expérimenté sa férocité ? Ce n’est pas, dit saint Thomas, à cause de la forme ou de la couleur du loup, assez peu différentes souvent de celles du chien de berger, c’est que la brebis perçoit dans le loup l’ennemi naturel qu’il faut fuir2. C’est là une chose qui n’a rien d’étonnant pour 1. Cf. Saint Thomas, ibid. 2. Cf. Saint Thomas, I», q. 78, a. 4: « Ovis videns lupum venientem fugit, non propter indecentiam coloris, vel figurae, sed quasi inimicum naturae ». Item de Veritate, q. 25, a. 2. « Ovis fugit lupum cujus inimicitiam nunquam sensit. » Jean de Saint-Thomas a très bien vu cette difficulté, comme on peut s’en rendre compte en lisant sa Philosophia naturalis de Anima, q. 8, a. 4. Même Billuart, dans son Cursus Theologicus parlant des mystères de la nature pour les distinguer de ceux de la grâce, parle du mystère de la sensation qui a arrêté tous les idéalistes. Beaucoup s’efforcent plutôt, semble-t-il, d’éviter le problème que de le résoudre. Ill le vulgaire, et qui cause l’admiration du philosophe qui en recherche la cause profonde. Il y voit un clair-obscur des plus captivants. Il est clair que les corps extérieurs agissent sur nos sens, mais comment ? Quel est le mode intime selon lequel se produit la sensation dans l’œil vivant, tandis qu’elle ne se produit plus en ce même œil sitôt après la mort ? Nier le clair à cause de l’obscur, ce serait rem­ placer le mystère par l’absurde ; c’est ce que fait le matérialisme qui ramène impérieusement le supérieur à l’inférieur, l’esprit à la matière, la vie intellectuelle à la vie sensitive, celle-ci à la vie végétative et cette dernière aux phénomènes physico­ chimiques. C’est ce que fait aussi, mais en sens inverse, l’immatérialisme idéaliste qui ramène non moins impérieusement la matière à l’esprit ou à la représentation que celui-ci se fait du monde exté­ rieur, représentation qui a ses lois, et qui serait « un rêve bien lié », distinct de l’autre qui est incohérent comme l’hallucination. Le philosophe, qui est à la fois spiritualiste et réaliste, sait qu’on peut éviter la contradiction et donner une solution à la difficulté énoncée, mais il sait aussi que cette solution reste et restera toujours imparfaite ; dans le clair-obscur dont nous parlons, elle ne supprime pas toute obscurité. Le vrai philo­ sophe a le sens du mystère et même il l’a de plus en plus. Il dit ici, avec saint Thomas, que l’impression des objets extérieurs est reçue dans l’organe animé, par exemple, dans l’œil vivant, selon la nature de celuici; quidquid recipitur ad modum recipientis recipitur1. i. Cf. Saint Thomas in 1. II, de Avitna. c. .XII, lect. 24. 112 L ESPRIT PHILOSOPHIQUE ET LE SENS DU MYSTÈRE C’est vrai. Mais encore faut-il concilier ce principe avec cet autre, que la cause est supérieure à son effet ou au moins égale à lui, que l’agent est plus noble que le patient, que le plus ne sort pas du moins. A cela, le réalisme traditionnel répond que l’objet matériel coloré, en tant qu’il a actuellement cette qualité déterminée, est supérieur à l’organe animé qui n’a pas encore reçu la similitude de cette forme1. Il reconnaît par ailleurs que les sens sont supérieurs à l’objet matériel, en tant que faculté vivante, cognoscitive, qui dépasse déjà en un sens les con­ ditions de la matière, quoiqu’elle reste intrinsèque­ ment dépendante de l’organisme. Aussi faut-il dire que la représentation de l’objet matériel est vitale et psychologique en dépendance de la faculté sensitive, . qui est passive pourtant avant de réagir par l’acte même de la sensation « sentire est quoddam pati (causaliter), antequam sit actio sentientis ». C’est dans cette passivité du sujet sentant à l’égard des choses inférieures qu’il y a quelque chose de très difficile à expliquer. Il n’est pas surprenant qu’il en soit ainsi chaque fois qu apparaît la participation d’une perfection absolue (simpliciter simplex), qu’il s’agisse de l’être, de la vie, de la connaissance ou de l’intelligence. La sensation n’est certes pas i une perfection absolue, mais bien la connaissance participée en elle ; et lorsqu’elle commence avec la vie sensitive ou lorsqu’elle cesse avec la mort, il y a là quelque chose de profond dont le mode intime ne nous est pas pleinement connu. Nous ne savons le tout de rien. Tout le monde le dit ; le sage, lui, aime à parler de la « docta ignorantia ». Il reste quelque chose de mystérieux chaque fois qu’on passe d’un ordre inférieur à un ordre plus élevé. D’un point de vue, le sens est assimilé ou rendu semblable à l’objet coloré, par la similitude qu’il en reçoit. Et, d’autre part, le sens, avant même de réagir en vertu de cette similitude, s’assimile mystérieusement celle-ci, qui en lui devient vitale et psychologique, en quelque sorte spirituelle1. Cette dépendance mutuelle s’explique par le prin­ cipe : « Causae ad invicem sunt causae, sed in diverso genere2. » La similitude représentative (species impressa) est la disposition ultime à l’acte de la sensation, qui ne serait pas vision de telle couleur plutôt que d’une autre, de tel objet plutôt que de tel autre, si cet acte ne procédait pas d’une faculté déterminée à connaître cet objet plutôt que cet autre. Cette disposition ou impression vitale et psycho­ logique qu’est la représentation précède donc en un sens l’activité de la faculté, mais en un autre sens cette impression n’est vitale et psychologique qu’en dépendance de la faculté. C’est une application, qui reste assez mystérieuse, de ce principe de la dépendance mutuelle des causes, qui intervient par- I. Cf. Saint Thomas, Ia, q. 79, a. 3, ad 1: «Sensibilia inve­ niuntur actu extra animam et ideo non oportuit ponere sensum agentem. » Voir aussi le Commentaire de saint Thomas in 1. II, de Anima, c. XII, lect. 24, sur ces paroles d’Aristote : « Sensus est susceptivus specierum sine materia, ut cera anuli sine ferro e auro recipit signum. Accipit autem aureum aut aeneum signum, sed non in quantum aurum et aes. » 1. « Aliqualiter spiritualis », dit souvent saint Thomas, comme l’âme des bêtes qui n’est pas un corps, qui est simple, qui domine certaines conditions matérielles, au-dessus desquelles la vie de la plante ne s’élève pas, mais qui pourtant est intrinsèquement dépendante de l'organisme animal et disparaît avec lui. 2. Cf, Aristote, Métaph., 1. V, c. II (lect. II S. Thomae). Ifi sens du mystère 8 tout où les quatre causes (efficiente et finale, formelle et matérielle) entrent en jeu L Nous avons traité ailleurs2 plus longuement ce sujet, nous n’en parlons ici qu a titre d’exemple. LE MYSTÈRE DE LA CAUSALITÉ Un exemple non moins frappant de ce que nous disons se trouve dans le moindre fait de causalité transitive, dans la production du moindre mouve­ ment local. Pour le vulgaire et même pour la science expéri­ mentale, rien de plus simple qu’une bille, qui en rencontre une autre, mette celle-ci en mouvement. Survient le philosophe, il se demande ce que peut être l’action de la première bille sur la seconde; c’est le grand problème de l’action transitive, étudié par Aristote et par les scolastiques : est-elle dans l’agent ou dans le patient ? Ce même problème, on le sait, fut repris par Descartes et Leibnitz et tout le monde connaît leur divergence sur ce point comme sur plusieurs autres. Lorsque la première bille meut la seconde, le mouvement fiasse-t-il, comme on dit quelquefois, de la première dans la seconde ? Non, puisque le mouvement n’est qu’un accident des corps en mouvement, et qu’un même accident ne passe pas d’un sujet dans un autre. Il n’est ce mouvement, I. Saint Thomas dit in IV Sent., d. 17, q. i, a. 5, qla 3 : a Dispositio ultima est effectus formae in genere causae formalis, et tamen praecedit eam in genere causae materialis. » οΛ'Λα RéaRs™e du principe de finalité, 1932, pp. 176-20901 ,3 * Ves Simon en a traité récemment dans son livre L Ontologie du connaître. ET LE SENS DU MYSTERE Il5 que parce qu’il est le mouvement de ce sujet et non de cet autre. Il faut donc dire que l’influx de la première bille produit un mouvement dans la seconde; mais ce n’est pas le mouvement de la première qui passe dans la seconde. Très bien, mais qu’est cet influx de la première bille? Cette question a arrêté Leibnitz, qui en est venu à nier la réalité même de l’action transitive : « Les monades n’ont point de fenêtres par lesquelles quelque chose y puisse entrer ou sortir, w1 L’action apparente des unes sur les autres ne s’explique, selon lui, que par une harmonie préétablie, c’est-à-dire par une action divine assez semblable à celle dont parlent les occasionalistes. Qu’est donc cet influx de la première bille sur la seconde ? Leibnitz n’a nié la causalité transitive que parce qu’il n’a pas profondément saisi le sens et la portée de la distinction aristotélicienne de la puissance et de l’acte. Il a remplacé dans sa doctrine la notion de puissance par celle de force, ou de nisus, comme la force du ressort tendu. C’est une notion toute différente, car la force d’un ressort tendu et non encore déployé est plus que puissance, c’est un acte, une action, à laquelle s’oppose une action contraire. Il faut maintenir la distinction aristotélicienne de puissance et acte, si conforme aux premières certi­ tudes de la raison naturelle, et nécessaire pour résoudre les arguments de Parménide, pour concilier le principe d’identité ou de contradiction avec le devenir et la multiplicité des choses. La puissance est un milieu mystérieux, certes, mais qui s impose, I. M&nadologie, c. 7. ΐι6 L ESPRIT PHILOSOPHIQUË entre l’être en acte si imparfait soit-il et le néant1. Si 1 on maintient, disons-nous, cette distinction, on explique la causalité de la première bille sur la seconde, en disant que Faction de la puissance active de la première s’exerce sur la puissance passive de la seconde, et que de leur union naît le mouvement produit. Celui-ci, disent les thomistes, est éduit de la puissance du mobile par l’influence de la puissance active du moteur. Ils ajoutent que Faction formel­ lement transitive, tout en procédant du moteur, dont elle est Faccident (et l’acte second), a son terme dans le mobile, originative est ab agente, et terminative est in passo2; ce qui reste encore assez I. Selon Parmenide, l'être est, le non-être n'est -pas. Or de l’être rien ne peut provenir, ex ente non fit ens, car l'être est déjà et ce qui devient n'est pas encore. De l’être rien ne peut pro­ venir ; tout comme d’une statue on ne fait pas une statue, parce qu’elle est déjà. D’autre part, ex non-ente non fit ens, du non-être rien ne peut provenir non plus, car le non-être n’est pas, c'est le pur néant, et du néant, sans cause aucune, rien ne vient. Ex nihilo nihil fit; ce qui est une formule négative du principe de causalité, rattaché ainsi au principe d'identité ou de contradiction : « l'être n’est pas le non-être ». Le devenir, ne pouvant avoir son origine ni dans l’être, ni dans le non-être, est donc impossible, selon Parménide. A moins, répond Aristote, qu’il n’y ait un milieu entre l’être déterminé ou être en acte et le pur néant. Ce milieu est la puis­ sance, qui n’est pas l’acte imparfait si infime qu’on le suppose, mais seulement la capacité réelle de recevoir l’acte (puissance passive) ou de produire l’acte (puissance active). De l’union actuelle de ces deux puissances, naît le mouvement. La puissance reste assez mystérieuse, car rien n’est intelligible que s’il est en acte ou par rapport à l’acte. Nihil est intelligibile nisi in quantum est in actu. La notion aristotélicienne de puissance conduit, on le sait, à admettre que la matière première est pure puissance et non pas acte imparfait si minime qu’on le suppose, nec quid, nec quale, nec quantum. Elle conduit aussi à voir dans l’essence créée une puissance ou capacité réelle, réel­ lement distincte de l’existence qu’elle reçoit, deux points de doctrine qui n’ont pas été compris par plusieurs scolastiques bien connus. 2. Cf. Jean de Saint-Thomas, Cursus Phil., Phil, naturalis, q. 14, art. 3. Utrum actio transiens sit subjective in agente. > I ft I s I • mystérieux, mais ce qu’il est nécessaire de dire pour concilier les principes avec les faits. Le problème se repose ensuite au sujet de la production même de cette action transitive, dont dépend le mouvement perçu dans le mobile. Y a-t-il dît nouveau dans ce mouvement ainsi pro­ duit, et y a-t-il du nouveau dans l'action qui le produit ? S'il n'y a pas de nouveau, il n’y a pas de causalité, ]>as de devenir, contrairement à ce que dit Héraclite, et après lui tous les évolutionnistes, en particulier l’auteur de l'Évolution créatrice. S’il y a du nouveau, au contraire, alors, semble-t-il, il y a plus dans l’effet et la cause réunis que dans la cause seule. Et alors d’où peut provenir ce plus d’être, cette plus grande perfection? C'est, dit Parménide, une violation dît principe d'identité ou de contradiction. Il n’est pas possible qu’à un moment du temps il y ait plus d’être ou de per­ fection qu’auparavant. Et ce ne serait pas seulement une violation du principe d’identité, mais même une violation du principe de causalité, qu’on veut ici expliquer, car selon ce principe : le pUts ne sort pas du moins, l’effet ne peut être plus parfait que la cause, et même l’effet et la cause ne peuvent être quelque chose de plus, de plus parfait que la cause seule. Autant dire, semble-t-il, que la causalité n’est pas seulement quelque chose de mystérieux, mais que son concept se détruit lui-même en se posant h I. C’est une difficulté du même genre qui se pose au sujet du principe de Γ inertie, difficulté qui échappe à beaucoup de physiciens. Ils considèrent ce principe de l’inertie, soit du point de vue de la physique expérimentale, soit du point de vue de la physique-mathématique, et ne cherchent nullement à e con- l’esprit philosophique Le réalisme traditionnel n’ignore nullement cette difficulté, il sait quel mystère est caché dans le moindre fait de causalité. Il dit que, dans le mouvement ou le devenir, zl y a du nouveau, que d’autre part il faut maintenir le principe d’identité ou de contradiction : « l’être est l’être ; le non-être est le non-être ». Pour expliquer le nouveau qui se trouve dans cilier avec les principes métaphysiques de causalité efficiente et de finalité. Le philosophe, au contraire, se demande : à sup­ poser qu’il n’y ait aucun obstacle, pas même la résistance de l’air, comment une impulsion finie peut-elle produire dans un projectile un mouvement qui durerait toujours, dans lequel il y aurait toujours du nouveau ? Comment une impulsion finie, limitée, peut-elle produire un effet non fini, non limité ? Même en admettant qu’il y a dans le projectile un impetus, effet de l’impulsion première, cet impetus est lui-même fini et comment pourrait-il produire un mouvement où il y aurait toujours du nouveau, à Vinfini ? La gravité des anciens expli­ quait pour eux ]a chute des corps, mais elle ne produisait qu’un mouvement limité jusqu’au lieu naturel de ces corps. L’impetus, même conservé par Dieu, comment peut-il produire toujours du nouveau ? Et pourquoi lui-même durerait-il toujours, s’il n’est pas une propriété naturelle des corps et s’il est ordonné à entretenir un mouvement rectiligne qui est en eux quelque chose d’accidentel ? Comment, de plus, si tout agent agit pour une fin, comme le dit le principe de finalité, une impulsion finie peut-elle produire un mouvement, non pas jusqu’à un but déterminé, mais un mouve­ ment qui, s’il n’y avait pas d'obstacle, durerait toujours, in aeternum, et non pas seulement un mouvement circulaire, dont la fin est le retour perpétuel au point de départ, mais un mouve­ ment rectiligne et uniforme ? Saint Thomas dit, de Potentia, q. 5, a. 5 : « Cum natura semper in unum tendit determinate, impossibile est quod inclinet ad motum secundum ipsum... Motus ex ipsa sui ratione repugnat ne possit poni finis, eo quod motus est in aliud tendens... Qui ponit infinitum in causa finali destruit finem et naturam boni. » Pour saint Thomas le premier moteur produit le mouvement dans le monde en vue d’un but déterminé jusqu’à ce que le nombre des élus soit complet. Le principe de l’inertie, disait H. Poincaré dans son livre sur la Science , et l'Hypothèse, ne se prouve ni a priori ni a posteriori. C’est un ' postulat. Comment ce postulat de la physique moderne se concilie-t-il avec les principes métaphysiques de causalité effi­ ciente et de finalité ? C’est là une question qui ne tourmente pas le physicien, mais que se pose le philosophe. x " & a ET LE SENS DU MYSTERE HÇ 1 effet produit par les causes qui tombent sous les prises de notre expérience, le réalisme traditionnel dit qu’il est souvent manifeste que la novitas effectus suppose une action nouvelle dans la cause que nous voyons agir, par exemple le mouvement de la bille suppose le choc qui est aussi du nouveau. Mais, ajoute saint Thomas, cette cause en laquelle Taction apparaît comme quelque chose de nouveau a besoin elle-même d’être prémue, et prémue, non pas seule­ ment dans le passé, mais actuellement par une cause supérieure. Le pêcheur qui porte son filet, est porté lui-même par la barque, la barque par les flots de la mer, les flots par la terre, la terre par le soleil, le soleil par un centre supérieur, mais on ne peut procéder à l’infini dans la subordination actuelle des causes1. Il faut de toute nécessité s’arrêter, arriver à une cause suprême, qui n’ait pas besoin, elle, d’être prémue par une cause supérieure, et qui par suite, soit son action, au lieu de l’avoir reçue, au lieu de l’avoir produite sous un influx supérieur. Causa suprema debet esse suum agere, et proinde suum esse, quia operari sequitur esse, et modiis ope­ randi modum essendi. La cause suprême doit être l’agir même et par suite l’être même, car l’agir supi. Déjà l'attraction reste fort mystérieuse, bien qu’on exprime mathématiquement sa loi : « Les corps de l’univers s’attirent mutuellement, en raison directe de leur masse et en raison inverse du carré de leur distance. » Cette loi découverte par Newton ne nous dit pas ce qu’est la nature intime de cette force appelée l’attraction ou gravitation et dont la pesanteur n’est qu’un cas particulier. Faut-il recourir à un fluide magnétique semblable à celui par lequel on explique les propriétés des aimants ? Nous n’avons ici que des hypothèses. Ce qui est certain, c’est le fait du mouvement, lequel exige un moteur et un moteur suprême. _ .. L’attraction reste aussi mystérieuse pour nous que 1 était pour les anciens cette propriété des corps graves qu ils appelaient la gravité. t-Λ- 120 l’esprit philosophique pose l’être, et le mode suprême d’agir, le mode suprême d’être. Dieu seul est Celui qui est : E*o sum qui sum, en lui seul l’essence et l’existence sont identiques. Ainsi est sauvegardée l’existence du devenir, du nouveau qui est en lui, et aussi la vérité du principe d’iDENTiTÉ ou de contradiction. Oui, mais il reste ici ce mystère admirable, que la clairvoyance philosophique avait deviné à la vue du moindre mouvement : il y a du nouveau dans l’effet, mais il n’y a pas de nouveau dans la cause suprême. Saint Thomas l’a fort bien dit : « Novitas divini effectus non demonstrat novitatem actionis in Deo, cum actio sua sit sua essentia ». C. Gentes, 1. Π, c. 35. Nous arrivons à ce mystère qui est celui de la coexistence de l’éternité et du temps, de l’infini et du fini : Est novitas effectus in mundo sine novitate actionis in primo motore. Comment n’y a-t-il pas contradiction ? Parce que l’action divine est à la fois étemelle et libre. Une cause libre supérieure au mouvement et au temps, qui est la mesure du mouvement, peut produire, quand elle le veut, le mouvement, que de toute éternité elle a décidé de produire. Dans l'unique instant de l’immobile éter­ nité, elle a décidé que le mouvement commencerait en tel instant fugitif qui serait l’origine du temps, mesure du mouvement. Et pour le produire en cet instant du temps plutôt qu’auparavant, il n’est nullement besoin qu’il y ait du nouveau en elle. De même, dit saint Thomas1, le médecin qui prescrit le matin une potion à donner le soir, pourrait, sans i. C. Gentes, 1. H, c. 35. ET LE SENS DU MYSTÈRE 121 l’intermédiaire de personne et sans action nouvelle, la donner le soir, si sa volonté libre était par ellemême et par elle seule, sans l’intermédiaire d’un corps, capable de produire cet effet. Il n’y a pas ici de contradiction, mais le mystère reste : celui de la coexistence de l’éternité et du temps : Est novitas effectus in mundo sine novitate actionis in primo motore. De même, on répond à la difficulté : Y a-t-il plus d'être dans l’effet et la cause réunis que dans la cause seule ? Oui, s’il s’agit et d’une cause seconde ou finie ; non, s’il s’agit de la cause suprême, qui est infinie. Aussi les théologiens disent-ils communément : « post creationem sunt phira entia, sed non est plus entis quam antea ». Après la création, il y a plusieurs êtres, plusieurs vivants, plusieurs intelligences, mais il n'y a pas plus d’être, ni plus de vie, ni plus de sagesse, ni plus de bonté, ni plus d’amour, il n’y a pas plus de perfection qu’avant ; car avant la créa­ tion il y avait déjà et de toute éternité, l’Être infini, la Vie infinie, la Sagesse infinie, l’Amour infini. Si, lorsqu’un disciple de saint Thomas comprend sa doctrine, sans la perfectionner, il y a plusieurs sages, sans qu’il y ait plus de sagesse, à plus forte raison lorsque notre connaissance bornée s’ajoute à l’omniscience divine. La contradiction est évitée, certes, mais le mystère d’ordre naturel reste ici : celui de la coexistence du fini et de l’infini. Le mystère, c’est ce que l’esprit philosophique pressent dès la perception du moindre fait, du moindre mouvement par exemple, qui ne se pour­ rait produire sans l’intervention de Dieu premier moteur, sans la prémotion divine. Et si le philosophe voit ainsi tout de suite quelque chose de très profond dans la production du moindre mouvement local d’une bille poussée par une autre, à plus forte raison le voit-il dans la production du moindre mouvement vital de la plante, ou dans la production de la moindre sensation chez l’animal, de la moindre intellection et volition chez l’homme1. LE SENS DU MYSTÈRE CHEZ SAINT THOMAS Une vue étroite de la doctrine des grands maîtres traditionnels comme Aristote et saint Thomas peut faire oublier qu’ils avaient le sens du mystère; ils l’avaient au contraire profondément, parce qu’ils avaient l’esprit vraiment philosophique, Vhabitus de sagesse2, tout différent de celui de la science positive et de l’esprit géométrique. Mais leur élévation passe souvent inaperçue, un peu comme celle de l’Évangile, parce qu’elle s’unit i. Aristote montre bien la nécessité de l’intellect agent pour la connaissance de l’universel, mais le mode intime selon lequel s’exerce l’influence de l’intellect agent reste bien mystérieux ; c’est un intellect qui ne connaît pas, mais fait connaître, un peu comme le soleil ne voit pas, mais fait voir. Un poète a dit : « Le soleil est aveugle » ; non, il n’est pas privé de la vue, mais il ne voit pas. De même l’intellect agent n’est pas aveugle, mais il fait connaître, sans connaître lui-même. Négation n’est pas privation. De même, on montre la nécessité d’un dernier jugement pratique avant l’élection libre, mais leur rapport mutuel reste assez mystérieux, quoique pleinement conforme au principe : « causae ad invicem sunt causae in diverso genere j». Nous avons longuement étudié ailleurs cette question ; cf. Dieu, son existence et sa nature, 6« édit., pp. 604-669. 2. Cf. Métaph., 1. I, c. i, 2. ·» CHEZ SAINT THOMAS 123 à tine grande simplicité, qui ne brise jamais avec le sens commun, ou raison naturelle. Ces grands penseurs traditionnels s’élèvent doucement du con­ cept confus de sens commun, exprimé par la définition nominale ou par les mots dont tout le monde se sert, au concept distinct de la raison philosophique. Ce concept n’est pas différent du premier, c’est le même, mais à un état plus parfait, comme lorsque l’enfant est devenu homme, ou comme lorsque l’homme plus ou moins endormi se réveille. Il n’est pas surprenant dès lors que la doctrine de saint Thomas en plusieurs de ses parties, non des moins élevées, reste accessible à des simples, qui ont l’âme haute, sans que ceux-ci soupçonnent la puissance intellectuelle supérieure dont cette doctrine est l’expression. On dit parfois : ce conférencier dépasse son audi­ toire. Cela vient-il toujours de sa supériorité ? N’est-ce pas plutôt de ce qu’il ne sait pas adapter sa pensée à l’intelligence des auditeurs ; s’il la pos­ sédait pleinement, il trouverait cette adaptation, et l’art en lui arriverait à retrouver ce qui est la nature même de l’intelligence humaine présente en chaque auditeur. La supériorité du Christ apparaît du fait qu’il rendait les vérités les plus hautes accessibles à tous. Il y a, à un degré très inférieur, quelque chose de semblable chez saint Thomas, si bien que la simplicité de ses expressions et la confor­ mité de sa doctrine avec le sens commun a voilé aux yeux de quelques-uns l’élévation de son esprit philosophique. Certains exposés trop matériels de la doctrine de saint Thomas pourraient faire croire qu il n avait pas le sens du mystère. Il avait éminemment le I24 LE SENS DU MYSTÈRE sens du réel et du mystère caché en lui, lorsqu’il disait : avant la considération de notre esprit, la matière n’est pas la forme, et donc elle en est réellement distincte; de même avant la considération de notre esprit, l’essence créée et la personnalité créée ne sont pas l’existence et donc elles en sont réellement distinctes : Nul ange et nul homme, à l’exception du Christ, ne peut dire : « Je suis la Vérité et la Vie » ; Dieu seul peut affirmer : Ego sum qui sum. In solo Deo essentia et esse sunt idem1. Il avait éminemment le sens du réel et du mystère caché en lui, le Docteur qui proclamait la nécessité de choisir entre l’existence de Dieu, essentiellement distinct du monde, et l’absurdité placée à la racine de tout. Le plus parfait ne peut sortir du moins parfait dans une évolution ascendante qui n’aurait pas de cause supérieure à elle. Le devenir ne peut avoir en soi sa raison d’être. Celui-là seul, dit saint Thomas, a en lui-même sa raison d’être qui est Y Être même éternellement subsistant, l’Acte pur, qui n’est pas ultérieurement déterminable, et qui ne peut être perfectionné en rien : Ipsum esse per se subsistens, cui nulla potest fieri additio2. Lui seul, sans action nouvelle, peut librement produire tout ce qu’il y a de nouveau dans le monde, et réaliser tout ce qui est véritablement un progrès. Et si saint Thomas avait ce sens du mystère dans l’ordre naturel, combien plus dans l’ordre de la grâce, lui qui a affirmé plus nettement qu’aucun de ses prédécesseurs la distinction de ces deux ordres, 1; 3* a; 4· Aucune personne créée (ni personnalité créée) n est son existence, mais elle l’a reçue. 2. Ci. I», q. 2, a. 3 et q. 3, a. 5 et 8. Il I I 'i | ’ CHEZ SAINT THOMAS I25 sans méconnaître pourtant leur harmonie. Et dans chaque mystère surnaturel saint Thomas a profon­ dément noté l’unité la plus intime dans la plus grande diversité, dans la diversité de choses que Dieu seul peut rapprocher et réunir. Il suffit de rappeler ici ce que dit le saint Docteur de la com­ munion eucharistique. « 0 res mirabilis, manducat Dominum Pauper, servus, et humilis, » Le sens du mystère c'est la contemplation. Saint Thomas l’avait surtout à la fin de sa vie, lorsque l’intellectualité, unie en lui à une spiritualité supé­ rieure, se simplifiait de plus en plus, et s’achevait dans une contemplation si haute qu’elle ne lui per­ mettait plus de dicter sa Somme, de descendre au détail de chaque article, des trois difficultés du status quaestionis, du sed contra, du corps de l’article et de la réponse aux objections. Arrivée à cet âge de la vie de l’esprit, l’intelligence chez saint Thomas ne pouvait plus s’astreindre à cette complexité ; elle était devenue de plus en plus contemplative, et découvrait de mieux en mieux le mystère suprême dont les autres dépendent, et qui ne peut pas s’exprimer en termes humains. Ceci pose une autre question : d'où vient que ïintelligence humaine, quoique naturellement unie au corps, aux sens, à la mémoire sensible, ne s'accom­ mode plus ait bout de soixante ou quatre-vingts ans, comme on le voit chez les penseurs, de la complexité du travail intellectuel raisonné, qui suppose une information matérielle toujours renouvelée ? D ou vient que cette intelligence humaine, suitout chez 126 LE SENS DU MYSTÈRE ceux qui ont l’esprit philosophique ou aussi chez les simples qui ont l’àme haute, au bout de soixante ou quatre-vingts ans est mûre, même au point de vue naturel, pour une vie intellectuelle supérieure à celle qu’alimentent les bibliothèques et tous les moyens d’information, tant que l’âme est unie au corps ?1 Autre mystère singulièrement profond : l’intel­ ligence humaine est par sa nature même unie aux sens, parce qu’elle est la dernière des intelligences, qui a pour objet propre le dernier des intelligibles ou l’être intelligible des choses sensibles2. Et pour­ tant avant un siècle de vie ici-bas, elle est mûre pour une vie supérieure qui durera des milliers et des milliers de siècles, sans fin. Elle y gardera le désir de se réunir au corps, qui lui sera rendu à la résurrection. Mais quel mystère : celui d’une intel­ ligence qui normalement a besoin des sens, et qui pourtant vit séparée d’eux pendant des siècles et des siècles avant de les retrouver. Ce que saint Thomas a écrit sur l’âme séparée, dans les huit articles de la question 89e de la Ia Pars de sa Somme, montre qu’il avait le sens profond de ce mystère, comme des autres. Et ce n’est pas amoindrir sa doctrine que d’insister sur ce point, c’est au contraire en montrer la véritable élévation. Il faut distinguer Vobscurité inférieure, qui vient de l’incohérence et de l’absurdité, et l’obscurité 1. Même si le corps ne se fatiguait pas et ne s’usait pas, 1 intelligence humaine, du simple point de vue naturel, ne se fatiguerait-elle pas au bout de trois siècles de ce travail intellectuel inférieur et n aspirerait-elle pas à une contemplation plus élevée ? 2. Saint Thomas, Ia, q. 76, a. 5. * CHEZ SAINT THOMAS supérieure, qui vient d’une trop grande lumière pour les faibles yeux de notre esprit. Les positivistes, entendant ce langage, disent que les métaphysiciens sont des poètes qui ont perdu leur vocation. On peut leur répondre, comme le dit saint Thomas, que si la poésie use souvent de Γanalogie pour grandir des choses infimes, la Sagesse, elle, s’en sert pour balbutier comme elle peut des choses trop hautes pour être parfaitement exprimées par nous1. Celui-là a le sens du mystère qui, comme saint Thomas, a le sens de l’analogie et qui sait, selon la formule du IVe Concile de Latran, que « inter Deum et creaturam non est tanta similitudo, quin sit semper major dissimilitudo notanda2. » L’obscurité supérieure d’ailleurs, loin d’exclure la certitude, s’unit à elle ; elle ne commence vraiment qu'avec elle, et avec elle elle grandit. Si, en effet, quelqu’un doute encore de l’existence en Dieu de l’infinie Miséricorde et de l’infinie Justice, il ne se posera même pas le problème de leur intime conciliation ; mais plus on est certain de l’existence de ces deux perfections divines, plus on entrevoit la grandeur de chacune, plus aussi apparaît le 1. Cf. Saint Thomas, Ia, q. i, a. 9, ad ium ; Ia IIae, q. 101, a. 2, ad 2. 2. Aussi la doctrine de saint Thomas sur l’analogie peut-elle se résumer en ces termes : « Analoga sunt quorum nomen est commune, ratio vero significata per nomen est secundum quid eadem (scii, proportionaliter eadem), sed simpliciter diversa in illis ». Ainsi en Dieu l’existence s'identifie avec l’essence, en nous elle est réellement distincte de l’essence ; de même la science de Dieu est cause des choses, la nôtre est causée par les choses. Pour Suarez, au contraire, ratio analoga est simpliciter eadem, secundum quid diversa. De fait, dans sa doctrine, 1 existence en nous comme en Dieu n’est pas réellement distincte de 1 essence, et la science divine, selon sa théorie de la science moyenne, dépend des choses, au moins des futurs conditionnels. ■ ·.<·:. h I., · r Λ: ;> mystère de leur intime conciliation dans l’éminence de la Déité, ou de la vie intime de Dieu. Plus on est certain de l’existence de Dieu, plus il apparaît qu’il habite dans la lumière inaccessible, qui est appelée la grande ténèbre par les mystiques, parce qu’elle est trop forte pour la vue d’une intelligence créée. Ces clairs-obscurs extrêmement beaux abon­ dent dans l’œuvre de saint Thomas parce qu’il ne craint ni la logique, ni le mystère, et la première le mène au second1. On le voit en particulier par ce qu’il a écrit sur la causalité divine et le libre arbitre de l’homme ou de l’ange, sur la grâce efficace donnée à l’un, comme au bon larron, et sur la permission divine du péché en tel autre, moins aimé et moins aidé, auquel pourtant le devoir est toujours réellement 'possible. Dieu ne commande jamais l’im­ possible, mais nul ne serait meilleur qu’un autre, i. Jamais saint Thomas n’aurait admis comme Suarez que le principe de contradiction ne s’applique pas dans la Trinité; il s’y applique selon un mode éminent qui nous reste caché, et nul ne peut montrer que ce mystère implique contradiction. Récemment, à propos d’un texte connu du De unitate intellectus, c. 7 : e Valde autem ruditer argumentatur, etc. », on a écrit que saint Thomas vivait dans une intimité trop grande des mystères de la foi, pour se hâter de déclarer contradictoire toute dérogation aux lois métaphysiques les mieux établies rationnellement. — On a voulu dire sans doute aux lois naturelles, hypothétiquement nécessaires, en dehors desquelles le miracle est possible. Quant aux « lois métaphysiques », elles sont absolument nécessaires et sans exception possible, même par miracle. Si elles souffraient une exception, elles ne vaudraient plus rien. Par exemple, si cette loi métaphysique est vraie : a l’acte non limité de soi ne peut être limité et multiplié que par la puissance — la forme ne peut être multipliée que par la matière qui la reçoit, ou par une relation essentielle à telle matière », si cette loi métaphysique est vraie, elle est vraie sans aucune exception, comme le principe de contradiction, et comme celui de causalité. Quant au texte « i'alde ruditer argumentatur » il est bien expliqué par Jean de Saint-Thomas et par Gonet, dans leur traité des Anges, à la question '.Ltrum sint plures angeli solo numero distincti intra camdem speciem. i J I29 CHEZ SAINT THOMAS j ' I s’il n’était plus aimé de Dieu. C’est le mystère de la grâce efficace et de la grâce suffisante qui se poserait déjà à propos de l’efficacité du secours divin d’ordre naturel pour l’accomplissement de la loi morale1. Ce n’est pas amoindrir cette doctrine que d’attirer le regard vers cette obscurité supérieure ; c’est faire mieux pressentir sa haute intellectualité et faire entendre que l’étude raisonnée de cet enseignement doit s’achever en contemplation, qui est ce qu’il y a de vital et de positif en ce qu’on a appelé la docta ignorantia. * * * AU-DESSUS DE L’ÉCLECTISME ' j i * Au milieu de ces difficultés, l’esprit philosophique, pour trouver la vérité ou au moins la direction vers la vérité, pressent que les systèmes philosophiques sont généralement vrais en ce qu’ils affirment et faux en ce qu’ils nient, car la réalité est plus riche qu’eux. Par suite, il se rend compte qu’il y a des doctrines manifestement erronées et opposées entre elles, qui sont comme les extrémités de la base d’un triangle ou d’une pyramide. Il est par suite porté i. Ia, q. 19, a. 8. a Cum aliqua causa efficax fuerit ad agen­ dum, effectus consequitur causam, non tantum secundum id quod fit, sed etiam secundum modum fiendi vel essendi... Cum igitur voluntas divina sit efficacissima, non solum sequitur quod fiant ea quae Deus vult fieri, sed et quod eo modo fiant quo Deus ea fieri vult... scii, vel necessario vel contingere et libere.» Ia, q. 20, a. 3 : « Cum amor Dei sit causa bonitatis rerum, non esset aliquid alio melius, si Deus non vellet uni majus bonum quam alteri. » Ce principe contient virtuellement le traité de la prédestination et il n’est pas inconciliable avec cet autre : Dieu ne commande jamais l’impossible, et il rend réellement possible à tous l’accomplissement de ses préceptes. La concilia­ tion intime de ces deux principes est le mystère meme de la prédestination. Le sens du mystère ® Ι3θ LE SENS DU MYSTERE à chercher la vérité au milieu et au-dessus de ces extrêmes qui représentent les divagations de l’erreur. En s’élevant il trouve à mi-côte Y opportunisme des éclectiques qui prennent quelque chose aux systèmes adverses, mais sans aucun principe directeur. Finalement l’esprit philosophique cherche la vérité dans un sommet qui domine à la fois les positions extrêmes erronées et l’éclectisme resté à mi-côte. Souvent, il ne parvient pas à bien définir ce sommet, mais il le pressent parfois, sans le voir, comme à la rencontre des deux côtés du triangle. On pourrait en donner des exemples variés. Et lorsque la difficulté spéculative est à peu près vaincue, restent toutes les difficultés de l’action, par exemple dans le problème économique et social actuel, au-dessus de l’individualisme et du com­ munisme, on pressent la vraie doctrine du bien commun où s’harmonisent la vraie charité et les quatre espèces de justice, commutative, distribu­ tive, légale et équité. Mais même lorsqu’on a à peu près équilibré ces choses dans la pensée et le discours, il reste beaucoup à faire et parfois tout à faire dans l’ordre du sentiment, du vouloir et de l’action. Il faut même être très attentif à éviter un certain pharisaïsme inconscient et la phraséologie de l’amour qui ferait croire qu’on a réellement et profondément les sentiments et les vertus dont on parle, alors que pour les avoir au degré souhaité il faudrait vraiment la sainteté. * | * * l’esprit de la philosophie chrétienne Le sens du mystère dont nous venons de parler, ET LA PHILOSOPHIE CHRETIENNE | j [ , I 1 J ISI la philosophie chrétienne le possède plus que toute autre, parce que plus que toute autre, sans pourtant s’identifier avec la foi infuse, ni avec le théologie, elle a le sens de Dieu. A ce sujet nous voudrions ici noter surtout une chose : si l’esprit de la philo­ sophie chrétienne ne vient plus assez d’en haut, et ne fait plus assez au mystère sa place, il est remplacé par un autre esprit qui n’a plus de chrétien que le nom. Sans doute la philosophie chrétienne se distingue de l’Apologétique de la foi chrétienne, avec laquelle M. Maurice Blondel tend à la confondre. La philo­ sophie chrétienne en effet n’a pas besoin de recevoir de la Révélation des notions comme celles de foi infuse et de mystère surnaturel. Elle procède selon ses principes propres et sa méthode propre, déjà assez nettement formulés par Aristote. Mais elle doit cependant avoir une conformité avec la foi chrétienne, qui est pour elle, selon l’ex­ pression de Léon XIII, « velut stella rectrix ». Non seulement elle ne doit rien dire, même implicitement, contre la doctrine révélée proposée par l’Église, mais elle doit avoir avec elle une conformité positive, en s’orientant, selon ses propres principes et sa méthode, dans le sens des vérités révélées, par exemple dans celui de la création ex nihilo et » non ab aeterno, et dans celui de la non-répugnance de l’élévation de l’homme à la vie de la grâce. Cette conformité, comme l’explique fort bien M. J. Maritain dans un récent opuscule1, doit être objective en ce sens que le philosophe chrétien ne saurait ignorer la vérité i. La notion de philosophie chrétienne. Collection « Questions disputées », Desclée de Brouwer, Paris, *933- Nous acceptons pleinement les conclusions de M. J - Maritain ; elles nous paraissent très heureusement formulées. révélée ; elle doit être aussi subjective, en ce sens qu’elle résulte d’une confortation de l'habitais acquis de sagesse par la vertu infuse de foi, comme il arrive chez le philosophe devenu croyant qui adhère avec une nouvelle force aux preuves rationnelles de l’existence de Dieu (auteur de la nature) qu’il connaissait déjà1. La philosophie chrétienne ne diffère pas ainsi spécifiquement de celle d’un Aristote (prise en ce qu’elle a de vrai) ; il n’y a pas un nouvel objet formel ; c’est la même science, mais à un état supérieur comme l’enfant devenu homme, ou comme la théologie discursive dans l’esprit d’un théologien qui a reçu la lumière de gloire. La philosophie chrétienne ainsi conçue a plus que toute autre le sens du mystère. En particulier, elle a conscience de ne pouvoir démontrer rigoureusement ni l’existence, ni la possibilité intrinsèque d’aucun des mystères surnaturels. Elle ne peut pas plus démontrer rigoureusement la possibilité intrinsèque de la vision béatifique que celle de la Trinité ; le faire, serait démontrer la possibilité intrinsèque de la vie éternelle, de la lumière de gloire et de la grâce sanctifiante. Ces objets sont surnaturels par leur essence même ; or, ce qui est surnaturel quoad essentiam, l’est aussi quoad cognoscibilitatem, quia verum et ens convertuntur2* . Il ne s’agit plus ici seulei. Selon saint Thomas et les thomistes, bien qu’on ne puisse en même temps croire et voir la même vérité au même point de vue, on peut en même temps croire à l’existence de Dieu auteur de la grâce, et voir la valeur démonstrative des preuves de 1 existence de Dieu auteur de la nature. Dans ce cas la vertu infuse de foi confirme d’en haut la valeur de la démonstration, r, 2* ,N°US avons longuement développé ce point ailleurs (ci. de Aeyda/ione, t. I, P· 397 sq.) et nous y reviendrons plus loin, P., ch. II. La possibilité de la vision béatifique est-elle rigou­ reusement démontrable ? 6 Γ ET LA PHILOSOPHIE CHRÉTIENNE K 1 I33 ment du mystère de la production du moindre mouvement local ou de celui de la sensation, ni seulement d’un miracle, il s’agit des mystères de la vie intime de Dieu et de sa participation en nous. Le juste équilibre de la philosophie chrétienne est difficile à garder au-dessus d’un certain fidéisme d’une part et du semi-rationalisme de l’autre. Il faut pour cela être fidèle à l’inspiration venue de la Révélation divine. Si l’activité philosophique d’un chrétien, sans rien avancer de contraire à la foi, exclut plus ou moins l’inspiration supérieure qui la fortifierait d’en haut, qu’arrive-t-il ? Cette inspi­ ration est fatalement remplacée par un esprit inférieur qui n’est plus assez chrétien ou qui ne l’est plus du tout. Le sérieux de la vie intellectuelle est alors déplacé : on déprécie plus ou moins les valeurs supérieures en donnant trop d’importance à d’autres qui leur sont subordonnées. On tend à préférer la méthode propre de la recherche à la vérité. Le philosophe arriverait ainsi à une mentalité anti­ contemplative et perdrait le sens du mystère ; il arriverait même ainsi à se faire une mentalité antiphilosophique, car préférer la méthode à la vérité serait préférer l’être de raison au réel. Celui-ci est plus riche que notre pensée, toujours courte par quelque endroit, et c’est précisément cette richesse du réel à ses degrés divers, qui exige chez le philosophe, surtout chez le philosophe chrétien, le sens du mystère, sens qui grandit ici-bas avec la certitude au lieu de la détruire. LE CLAIR-OBSCUR INTELLECTUEL Une des choses qui peut frapper le plus dans l’étude des grands problèmes philosophiques et théologiques, c’est l’union d’une lumière parfois éclatante et d’une profonde obscurité. Mais on ne réfléchit généralement pas assez à la nature de cette obscurité, à ses causes parfois très différentes et à l’utilité qu’elle peut avoir par contraste pour la connaissance de la vérité. Le sens du mystère ne pouvait manquer aux grands Docteurs de ΓÉglise, car il est le propre des intelligences supérieures. Il se trouve surtout chez ceux qui sont habitués à plonger leur regard dans les profondeurs de la Passion de Jésus-Christ, dans le secret adorable de la Rédemption en luimême et par rapport à chacun de nous. De là ils s’élèvent progressivement vers les hauteurs de la vie intime de Dieu, qui est, au ciel, l’objet immédiat de la vision béati tique. Ils aspirent toujours ainsi à voir, à aimer, à dire ce qu’aucune langue humaine ne saurait exprimer. « Oculus non vidit, nec auris audivit, nec in cor hominis ascendit, quae praeparavit Deus iis, qui diligunt illum. » (I Cor., II, 9.) C’est ce qui fait le grand enthousiasme des saints. A 1 opposé, comme le dit Hello1, « l’homme i. Ernest Hello, L’homme, 1. I, chap. VIII. | I i I I LES DEUX OBSCURITÉS ISS médiocre ne sent ni la grandeur, ni la misère. Dans ses jugements comme dans ses oeuvres, il substitue la convention à la réalité, approuve ce qui trouve place dans son casier, condamne ce qui échappe aux dénominations, aux catégories qu’il connaît, redoute l’étonnement, et n’approchant jamais du mystère terrible de la vie, évite les montagnes et les abîmes à travers lesquels elle promène ses amis. » Nous voudrions ici noter ce qu’a été le sens du mystère chez saint Thomas, tant dans l’ordre de la nature que dans celui de la grâce, à propos des problèmes qui peuvent le plus captiver une intel­ ligence humaine. * * * Les deux obscurités et les deux clartés. Il importe au début de rappeler que l’obscurité, qui se trouve dans les grands problèmes philo­ sophiques et théologiques est de nature très dif­ férente suivant la cause d’où elle provient. Il y a d’abord l’obscurité d’en bas, qui elle-même est variée : elle provient de la matière aveugle, qui répugne en un sens à l’intelligibilité, obtenue par abstraction de la matière1 ; elle provient aussi de l'erreur volontaire ou involontaire, et souvent d’erreurs opposées entre elles, qui ont des appaI. L’intelligence humaine abstrait l’intelligible de la matière, qui reste ainsi comme un résidu, fort difficilement intelligible. La matière première, qui n’est que la capacité réelle de recevoir la forme substantielle ou spécifique des êtres sensibles, de l’air, de l’eau, de la terre, de la rose, du lys, du lion, n’est intelligible que par sa relation essentielle à ces déterminations ou perfections qu'elle peut recevoir. Mais de soi, la matière n’est nen de de erminé, « nec quid, ncc quale, ncc quantum, etc. » Métaph., 1. VII(Vl), rences de vérité ; elle provient enfin du désordre moral ou du péché. Au pôle opposé, il y a l’obscurité d’en haut, qui provient de la transcendance de la vie intime de Dieu et de ce qui en est une participation : la vie de la grâce. Comme la matière dont nous abstrayons l’intelligible, est en quelque sorte au-dessous des limites de l’intelligibilité, la vie intime de Dieu est au-dessus des limites de l’intelligibilité qui nous est naturellement accessible. De plus, entre les deux, la vie naturelle de Z’esÿnï reste obscure pour la dernière des intelligences, celle de l’homme, qui a besoin des sens, pour connaître son objet propre, le dernier des intelligibles, dans l’ombre des choses sensibles1, et qui par suite ne connaît le spirituel que négativement, comme imma­ tériel, et relativement dans le miroir des choses sen­ sibles, in specillo sensibilium2. Elle parle ainsi, par analogie avec les dimensions de l’espace, d’un esprit profond, élevé aux vastes horizons, mais elle ne saurait connaître ici-bas la vie de l’esprit comme l’ange la connaît, ni comme l’âme la verra sitôt après la mort. Il importe souverainement de bien distinguer, dès le début de l’étude de ces problèmes, l’obscurité d’en haut et celle d’en bas : Dieu est invisible, incompréhensible et ineffable à raison de son éléva­ tion infinie, mais en soi il est la lumière même ; l’individu humain est ineffable à raison de la matière qui est en lui ce qu’il y a d’inférieur, principe d’individuation, qui répugne en un sens par son infériorité et son obscurité foncière à l’intelligibilité. Ne confondons pas l’obscurité qui domine les froni. Cf Saint Thomas, P, q. ?6> a. -, ?. Ibid., I» q. 87. a. It 2> 3< LES DEUX CLARTES tières de l’intelligibilité avec celle qui est au-dessous d’elles. * * * . Entre ces deux obscurités si différentes, il y a une lumière intellectuelle parfois très belle, mise en relief par un Platon, un Aristote, et, dans un ordre supérieur, par l’Évangile, par saint Paul, par le génie d’un Augustin et d’un Thomas d’Aquin. On est, certains jours, captivé par l’opposition de cette lumière et des ombres profondes qui sont au-dessus et au-dessous d’elle. Mais comme il y a deux obscurités fort différentes, celle d’en haut et celle d’en bas, il y a aussi deux clartés de nature contraire, la vraie et la fausse. Cette dernière par son faux éclat ressemble à l’autre comme la verroterie imite le diamant. Il y a en effet la clarté du spiritualisme, qui explique l’inférieur par le supérieur, selon la subor­ dination des causes qui nous conduit à la Cause première -Atet à la fin dernière de l’univers, à Dieu, premier Etre, première Intelligence et souverain Bien, à Celui qui seul peut dire : « Je suis Celui qui est » — « Je suis la Vérité et la Vie. » L’homme peut dire : « J’ai la vérité et la vie. » Dieu seul peut dire: «Je suis la vérité et la vie. » (Jean,XIV, 6.) On ne saurait trop le redire : Il y a ici une distance infinie entre le verbe être et le verbe avoir. Et ce que Dieu seul peut dire de lui-même, le Christ Jésus l’a dit de sa propre personne. C’est la clarté vraie au milieu des ombres. Mais il y a aussi la fausse clarté de toute doctrine qui essaie, comme le matérialisme, d expliquer le supérieur par l’inférieur, selon une prétendue subor- dination, non pas des causes, mais des lois expéri­ mentales, de telle façon que les lois pyschologiques se ramèneraient aux lois biologiques, dites plus générales, et celles-ci aux lois physico-chimiques, finalement aux lois de la conservation de la matière et de l’énergie, données comme les plus universelles et comme principe suprême d’explication, à la place de Dieu, Acte pur et premier moteur des esprits et des corps. Comme on le voit par l’histoire du matérialisme et aussi par celle du rationalisme, généralement ceux qui se piquent le plus d'objectivité, sont préci­ sément ceux qui manquent le plus de l’objectivité supérieure, qu’ils appellent dans leur matérialisme subjectivité romantique. Tout les porte à préférer à la clarté supérieure celle d’en bas, qui, par l’impor­ tance qui lui est indûment donnée, devient fausse. D’où les très grosses erreurs qui remplissent les livres et les revues prétendues scientifiques, c’està-dire la négation de presque toutes les vérités supérieures, celles qui sont la substance de la religion exposée dans le catéchisme. L’antithèse de la pré­ tendue science et du catéchisme des enfants revient à cette parole du Sauveur : « Je te rends grâce, ô Père, de ce que Zw as caché ces choses aux prudents et aux sages et les as révélées aux petits. Oui, Père, je te bénis de ce qu'il t'a plu ainsi. » (Matth., XI, 25.) Malheur à qui préfère à la clarté d’en haut celle d’en bas, qui du coup devient fausse. Nous donnons ici, dans le matérialisme sous ses formes variées, l’exemple le plus frappant et le plus grossier de cette fausse clarté ; il y en a évidemment beaucoup d’autres et de très subtils. Il importe souverainement de distinguer la clarté de ce qui J . ' | ( ’ LES DEUX CLARTÉS 139 est vrai purement et simplement [simpliciter verum) et celle de ce qui n’est vrai que sous aspect secon­ daire et partiel, tout en étant essentiellement faux (verum secundum quid, et jalsum simpliciter). On a dit que dans les doctrines les plus fausses il y a une âme de vérité ; il faudrait dire : un grain de vérité ; car la vérité qui s’y trouve et qui rend l’erreur séduisante, en lui permettant de se pré­ senter, n’est pas en elle le principe animateur, mais elle est mise au contraire au service d’un principe faux qui la détourne de sa fin. La vérité est là, esclave de l’erreur, qui est d’autant plus dangereuse qu’elle se présente sous le masque d’une plus haute vérité, comme la perversité se présente sous le masque de la vertu. Il n’importe pas moins évidemment de distinguer la vraie clarté de la fausse que de distinguer l’obscu­ rité d’en haut, qui vient d’une trop grande lumière pour nos faibles yeux, de celle d’en bas qui naît de la confusion, de l’incohérence et qui souvent est le voile d’une contradiction. Saint Thomas les oppose souvent l’une à l’autre ; c’est, dans ses articles, l’opposition des difficultés du début et de la réponse. Il faut noter aussi que la clarté apparente de certaines objections contre les grands mystères de la foi provient de notre mode imparfait de con­ naître. Il arrive ici que nous saisissons plus rapide­ ment la force de l’objection que celle de la réponse. Pourquoi ? Parce que précisément l’objection pro­ vient de notre mode imparfait de connaître, toujours quelque peu matériel et mécanique, tandis que la réponse, donnée par un saint Augustin ou un saint Thomas, est prise de ce qu’il y a de plus élevé dans le mystère ineffable avec lequel nous ne 140 LE CLAIR-OBSCUR INTELLECTUEL sommes pas encore familiarisés. La contemplation n’y pénètre que peu à peu au fur et à mesure que s’acquiert la maturité de l’esprit. Notons aussi à propos de la clarté vraie, qu’il y en a une superficielle, presque sensible, et une autre élevée, celle qui vient des plus hauts principes. Voltaire parlait de la première, lorsqu’il disait: «Je suis clair comme les ruisseaux, parce que je suis peu profond. » L’autre, la clarté supérieure, vient de l’approfondissement de certaines vérités élémen­ taires, par exemple, du principe de causalité, qui conduit à la Cause suprême. Et la méconnaissance de ces hautes vérités mène à une complexité qui peut paraître savante, mais qui n’a de la science que le nom. * * * Deux formes du probable. Enfin il importe de signaler ici qu’il y a, entre Γévidemment vrai et l’évidemment faux, deux formes du probable fort différentes l’une de l’autre et que le probabilisme tend à confondre : c’est le proba­ blement vrai et le probablement faux. Il est clair qu’il importe beaucoup, tant dans l’ordre spéculatif que dans l’ordre pratique, de les distinguer. On peut les figurer ainsi : évidemment faux probablement faux évidemment vrai probablement vrai manifestement douteux Aux yeux des théologiens qui rejettent le proba­ bilisme, lorsque quelque chose est certainement plus 7 £ / , ILlfci DEUX FORMES DU PROBABLE i4r - U. probable, le contraire ri est pas probable et il n’est pas raisonnable ni licite d’agir ainsi. En d’autres termes : lorsqu’une proposition est plus probable­ ment vraie, la proposition contraire ou la contra­ dictoire est probablement fausse et il serait dérai­ sonnable d’y adhérer, car dans cette adhésion la crainte d’erreur (jormido errandi} l’emporterait sur l’inclination raisonnable à adhérer. Or, dans toute opinion raisonnable, l’inclination à adhérer doit l’emporter sur la crainte d’erreur1. Au-dessus du probablement vrai et de l’évidemment vrai, il y a l’obscurité supérieure ; au-dessous d’eux il y a l’obscurité contraire. L’obscurité supérieure est appelée par les mys­ tiques la grande ténèbre. L’obscurité inférieure est celle dont parle souvent l’Écriture, en particulier lorsqu’il est dit en saint Matthieu, IV, 16 : « Le peuple qui était assis dans les ténèbres, a vu une grande lumière, et sur ceux qui étaient assis dans la région de l’ombre de la mort, la lumière s’est élevée2. » 1. Les probabilistes répondent : Lorsqu’une chose est certaine­ ment plus probable, le contraire n’est pas probable au sens strict et philosophique, c’est-à-dire : digne d’adhésion, nous le concédons ; il n’est pas probable azi sens large et moral du mot, c’est-à-dire fondé sur des raisons graves, nous le nions, à moins que l’opinion moins probable ne soit relative au même principe que l’autre ou ne soit que très peu probable. Cf. sur l’exposé de cette manière de voir : H. Merkelbach, O. P., Summa theologiae moralis, Paris. 1931, t. II, p. 97. Cette réponse, rejetée par tous les théologiens opposés au probabilisme, reste très faible, du fait qu’elle concède que le sens moral du mot probable n’est plus conforme à son sens philosophique. La morale doit être fondée sur une saine philo­ sophie spéculative. ,, . 2. C’est une citation d'Isaïe, VIII, 23, et IX, 1, d après l’hébreu. Les Psaumes parlent souvent aussi de ceux qui sont assis dans les ténèbres et les ombres de la mort. Cl. Fs. 87, 7, 106, 10, 14. ( · ·»’ . 142 LE CL. * * * L'art des contrastes. Le philosophe et le théologien, en contemplant le panorama intellectuel de Tordre de la nature et celui de Tordre de la grâce, cherchent à diminuer le plus possible la double obscurité, dont nous venons de parler, en projetant la lumière en tout sens. Mais peut-être ne se servent-ils pas assez d’habitude de l’opposition merveilleuse qui existe ici, comme dans Tordre sensible, entre la lumière et l’ombre. Souvent aussi ils n’expliquent pas assez pourquoi certains sommets de la vérité peuvent paraître à plusieurs si proches de graves erreurs, comme le thomisme du calvinisme, ou la vraie doctrine de l’abandon si voisine du quiétisme. Une petite dévia­ tion sur les principes mène à de monstrueuses erreurs. Lorsqu’on vit depuis de longues années dans l’étude de ces problèmes, on est parfois très frappé de ces clairs-obscurs splendides, où l’obscurité prend une valeur du fait qu’elle met en un puissant relief la lumière divine et la lumière rationnelle qui nous éclairent dans notre voyage vers l’éternité. L’Evan­ gile (Jean, VIII, 12) parle de cette vive opposition : « Celui qui me suit, dit Notre-Seigneur, ne marche pas dans les ténèbres, mais il aura la lumière de vie. » Comme le rapporte aussi saint Luc, I, 79, Zacharie, père du précurseur, remercie Dieu, dans le cantique Benedictus, d’avoir « éclairé ceux qui sont assis dans les ténèbres et les ombres de la mort, pour diriger nos pas dans la voie de la paix. » Il était déjà dit dans le Psaume XXII, 4 : « Même quand je marche dans l’ombre de la mort, je ne crains » ET LE CLAIR-OBSCUR SENSIBLE ^43 aucun mal, Seigneur, car tu es avec moi. » On chemine ainsi parmi les rayons et les ombres. * * * Le clair-obscur sensible. Cette vive opposition de la lumière et de l’obscurité dans l’ordre intellectuel peut mieux s’entendre, semble-t-il, si l’on réfléchit un instant à ce qu’ont dit de grands peintres à propos du clair-obscur dans l’ordre sensible. Le clair-obscur est un terme de peinture, qui désigne une manière de traiter ou de distribuer dans un tableau les jours et les ombres de façon à bien détacher les figures. Le clair-obscur fut à certains artistes d’une grande ressource pour obtenir le relief. Les peintres épris de la lumière, comme Véronèse et plusieurs artistes de l’école vénitienne, sen servent fort peu ; ils cherchent à indiquer les plans des objets au moyen des nuances, des teintes, des demi-teintes et des couleurs vierges. Chez eux, le fond du tableau est le plus souvent aussi lumineux que le premier plan. Il y a au point de vue intel­ lectuel, quelque chose de semblable en la plupart des œuvres philosophiques et théologiques qui se servent très peu ou pour ainsi dire pas du clair-obscur intellectuel ; elles exposent fort brièvement les erreurs et les difficultés des grands problèmes et excluent les ombres le plus possible ; mais souvent aussi la vérité y a peu de relief. C’est ainsi qu’en plusieurs manuels on ne voit pas la difficulté des problèmes. Il y a par opposition des peintres qui, dit-on en style technique, font noir, accumulent les ombres en certaines parties et font arriver la lumière sur 144 Le clair-obscur intellectuel leurs tableaux par des issues restreintes, comme l’architecture le fait en certaines églises. Ils obtien­ nent ainsi des effets d’une grande vigueur, mais au détriment des couleurs, de la légèreté et de la fluidité de certaines ombres. Cette méthode a encore l’inconvénient de supprimer des reflets. Dans cet excès sont tombés bien des peintres flamands et des italiens du XVIe siècle. Le grand maître du clair-obscur est Rembrandt, qui ne laissait à la lumière qu’un huitième environ de sa toile. De grands peintres se sont préoccupés de régir par des lois mathématiques les proportions du clair-obscur. Titien livre à la lumière un quart de sa toile, un quart aux demi-teintes, un quart à l’ombre. Le Corrège suit à peu près cette donnée. Aujourd’hui le dessin et l’eau-forte font encore grand usage du clair-obscur. Il y a quelque chose de semblable en musique; le drame lyrique en a tiré de grands effets : il suffit de se rappeler certains leitmotivs wagnériens, celui de la haine ou celui de la lance, ou encore l’oppo­ sition des deux leitmotivs de l’ouverture de Tannhaüser, celui de la perdition et celui du salut. On a dit aussi des symphonies de Beethoven, « qu’elles se plaisent à imiter les orages, à repro­ duire, en les transposant, ces frappants contrastes de ténèbres et de clarté qui déchirent parfois l’horizon visible. » * * * Le clair-obscur suprasensible dans les divers ordres de connaissance intellectuelle. Ce sont surtout les mystiques qui ont été captivés par le clair-obscur suprasensible, et parmi eux ET LE SENS DU MYSTÈRE M5 spécialement saint Jean de la Croix, dans Nuit obscure et Vive flamme d’amour, et la Bienheureuse Angèle de Foligno, en particulier dans le Livre des visions et des instructions, chap. 26 : La grande ténèbre ; chap. 27 : L’ineffable ; chap. 28 : La certitude ; chap. 33 : L’amour vrai et l’amour men­ teur ; chap. 34 : La croix et la bénédiction ; chap. 43 : Splendeur ; chap. 46 : L’embrasement ; chap. 48 : La lumière ; chap. 57 : La connaissance de Dieu et de soi ; chap. 65 : Les voies de l’Amour. On peut certes abuser de l’antithèse ; les roman­ tiques sont bien souvent tombés dans cet abus. Mais on peut en tirer aussi un réel parti, comme le fait l’Église en précisant les formules dogma­ tiques par opposition aux hérésies contraires, entre lesquelles la vérité s’élève comme un sommet entre deux abîmes. Ainsi la doctrine de l’Église sur la grâce et la prédestination s’élève comme un point culminant entre le pélagianisme et le semipélagianisme d’une part, et le prédestinatianisme, le protes­ tantisme et le jansénisme de l’autre. fous les théologiens connaissent ces vigoureuses oppositions. Il importe souverainement de les bien traiter, en se rappelant que la Providence, qui ne permet le mal que pour un plus grand bien, ne permet aussi l’erreur et ses divagations contraires, que pour faire apparaître dans un plus grand relief la vérité. Dès lors comme le peintre, dans le clair-obscur, se sert des ombres pour faire valoir la lumière, le philosophe peut et doit se servir des erreurs opposées entre elles, en les définissant très exactement, pour mettre en relief la vérité, et montrer ce qui distingue l’obscurité supérieure, à laquelle il aboutit, de celle qui se trouve dans Ée sens du mystère xo 146 LE CLAIR-OBSCUR INTELLECTUEL l’incohérence et les contradictions des diverses formes du faux. Notons ici quelques cas de ces clairs-obscurs intellectuels que nous avons exposés ailleurs. La doctrine aristotélicienne de l’acte et de la puis­ sance s'élève au-dessus du monisme immuable de Parménide et de l’évolutionnisme absolu d’Héraclite. Et comme rien n’est intelligible qu’autant qu’il est en acte, ou déterminé, cette doctrine, développée par saint Thomas, est claire par la place qiielle fait à l’acte, obscure par celle faite à la puissance, qui est une capacité réelle de perfection, capacité réelle qui est un milieu mystérieux entre l’acte si minime soit-il et le pur néant. La puissance réelle (passive ou active) n’est pas le néant, ni une négation, ni une privation, ni la simple possibilité prérequise à la création ex nihilo; elle n’est pourtant pas encore l’acte, si imparfait qu’on le suppose. Et elle n’est intelligible que par l’acte auquel elle est ordonnée : nihil est intelligibile nisi in quantum est in actu. Qui pourrait, avant d’avoir jamais vu un chêne, connaître que le chêne est en puissance dans le germe contenu dans un gland ? De même la doctrine de la matière et de la forme, qui s’élève au-dessus de l’atomisme mécaniste et du dynamisme, en gardant ce que chacun d’eux a de vrai, est intellectuellement claire par la forme, obscure par la matière, pure puissance1. Celle-ci, i. La matière première peut devenir air, eau, terre, charbon incandescent ; elle peut devenir plante, ou animal. Mais par eÇUid, le-mcme elle n’a encore aucune de ces formes -τ-.-Ί.-τυ en acte : nec nec --ιυ ιι_.»·ιι qualc, nec quantum, comme le disait Aristote. Elle n’est dès lors intelligible qUe par sa relation à l’acte ou à la DANS L’ORDRE NATUREL ' I ’ [ M2 avons-nous dit, répugne en quelque sorte à l’intel­ ligibilité, laquelle s’obtient par abstraction a materia, saltem a materia singulari. C’est là l’obscurité infé­ rieure, au-dessous des frontières de l’intelligibilité. Au contraire lorsqu’on s’élève de la matière brute à la vie de la plante, on trouve pour définir la vie une obscurité supérieure, car la vie comme telle est une 'perfection absolue (simpliciter simplex) attri­ buable, analogiquement et au sens propre, à Dieu, à l’ange, à l’homme, à l’animal, à la plante. La vie n’est pas un genre, mais, au-dessus des genres, un analogue, difficile à définir, car cette définition doit pouvoir s’appliquer au sens propre proportionnel­ lement à Dieu, qui est la Vie même, et au brin d’herbe, qui est bien à proprement parler vivant1. Même difficulté lorsque nous nous élevons de la vie de la plante à la plus élémentaire sensation tactile; avec la sensation, si minime soit-elle, apparaît un ordre nouveau, celui de la connaissance. Or la connaissance, comme la vie, est une perfection absolue [simpliciter simplex), attribuable, analogiquement et au sens propre, à Dieu. Il faut dès lors définir la connaissance en général (qui n’est pas un genre, mais un analogue) de façon à ce qu’elle puisse s’attribuer proportionnellement et au sens propre à Dieu et à la moindre sensation tactile de l’animal le plus inférieur. Il ne faut pas s’étonner dès lors perfection déterminée qu’elle peut recevoir. Dire qu’elle est une puissance réelle passive, c’est dire qu’elle est une capacité réelle de perfection, non pas à produire, mais à recevoir. De même l’essence de toute créature par rapport à l’existence, car Dieu seul est l’existence ; nous avons l’existence ; nulle créature ne peut dire : Je suis l’existence, la vérité et la vie. i. Saint Thomas, Ia q. 18, a. 1 : quorum sit vivere ; a. 2 . quid sit vita ; a. 3 : utrum vita Deo conveniat ; a. 4 : utrum omnia in Deo sint vita. 148 le clair-obscur intellectuel de trouver ici une obscurité supérieure, très dif­ férente de celle qui se trouve dans une théorie matérialiste ou dans une théorie idéaliste de la sensation. Selon la conception aristotélicienne et thomiste, cognoscens differt a non cognoscente prout potest quodammodo fieri aliud A se1, le connais­ sant diffère du non-connaissant, en tant qu’il peut d’une certaine façon devenir un autre que soi, c’està-dire devenir en quelque manière la réalité connue. Cette conception s’élève au-dessus de la théorie matérialiste, qui méconnaît l’originalité de la sen­ sation, pour la réduire à quelque chose d’inférieur à elle, et aussi au-dessus de la théorie idéaliste, qui enlève à la sensation sa valeur réelle ou sa portée. Aux yeux du thomiste, ces théories nient dans le fait de la sensation, à cause de ce qu’il a d’obscur, ce qu’il a de clair, et remplacent dès lors ce qu’il y a en lui d’obscur par 1’absurde. *** Plus haut la théorie aristotélicienne de Y abstraction intellectuelle, due à la lumière de l’intellect agent, domine à la fois l’empirisme et l’idéalisme subjectif. Mais elle a son côté mystérieux : le mode intime de l’activité de l’intellect agent, cette faculté intel­ lectuelle, qui ne connaît pas, mais qui fait connaître. De même la vraie notion de Vélection libre, dirigée par le jugement de l’intelligence, s’écarte et du déterminisme intellectualiste d'un Leibniz, et du libertisme qui soustrait la liberté à la direction de 1 intelligence. Mais il reste un mystère dans la relation intime du dernier jugement pratique et i. Cf. Saint Thomas, I», q. a T 4 ill DANS L’ORDRE NATUREL I49 de l’élection volontaire, qui, à des points de vue divers, ont une priorité mîituelle l’un par rapport à l’autre, selon le principe : ca/usae ad invicem sunt causae, sed in diverso genere. Il n’y a pas là contra­ diction, car c’est à des points de vue divers qu’au terme de la délibération, le dernier jugement pratique et libre a une priorité sur l’élection, et elle sur lui ; mais il reste là quelque chose de mystérieux, sans parler de l’actualisation de l’élection créée par la causalité divine, ni de la déviation possible, qu’est le péché1. * * * Saint Thomas a aussi plusieurs fois noté que, pour notre intelligence, tout ce qui est relatif à l'amour reste assez obscur et souvent innommé2. Il y a à cela deux raisons : i° Notre intelligence connaît mieux ce qui est en elle-même, que ce qui est en une autre faculté, comme la volonté ; c’est ainsi que le juste est plus certain d’avoir la foi chrétienne que d’avoir la charité et d’être en état de grâce ; 2° le bien, qui est l’objet de l’amour, n’est pas formellement dans l’esprit comme le vrai qui est la rectitude de notre jugement, mais il est dans les choses, et l’amour tend vers lui, comme une impulsion mystérieuse, qu’il est difficile de définir ; car tout ce qui tend vers autre chose, reste en un sens potentiel, indéterminé, et seul ce qui est en acte et déterminé, est de soi intelligible. Les choses de l’amour sont ainsi connues par expérience sans 1. Nous avons longuement étudié ce double problème ailleurs : Dieu, son existence et sa nature, 6e édit., pp. 590-669. 2. Cf. Ia, q. 27, a. 4 ad 3 ; q. 28, a. 4 ; q. 36, a. 1 ; q. 37· 1 · processio amoris est minus nota et non habet nomen propnum. I3O DANS L’ORDRE DE LA GRACE LE CLAIR-OBSCUR INTELLECTUEL que nous puissions les rendre parfaitement intel­ ligibles. Cette expérience intérieure, que saint Augustin exprime en disant : « Amor meus pondus tneum », contient un clair-obscur des plus captivants, quand il s’agit surtout de la vive flamme d’amour dont parle un saint Jean de la Croix. Enfin la doctrine catholique de la Providence et de la Prédestination s’élève elle aussi comme un sommet au-dessus des deux erreurs radicalement contraires du pélagianisme et semipélagianisme d’une part, et du protestantisme et jansénisme de l’autre. Contre le semipélagianisme, il est certain que nul ne serait meilleur qu'un autre s’il n’était plus aimé par Dieu, dont l’amour est cause de tout bien, C’est ce que dit nettement saint Thomas, Ia, q. 20, a. 3 : « Cum amor Dei sit causa bonitatis rerum, non esset aliquid alio melius, si Deus non vellet uni majus bonum quam alteri. » Ce principe de prédi­ lection, qui contient virtuellement tout le traité de la prédestination et celui de la grâce, avait été exprimé par saint Paul lorsqu’il écrivait (I Cor., IV, 7) : « Quis enim te discernit ? Quid autem habes quod non accepisti? Qui est-ce qui te distingue? Qu’as-tu que tu ne l’aies reçu ? » C’est le fondement de l’humilité chrétienne. Saint Augustin y a beau­ coup insisté contre les semipélagiens. Mais d’autre part il n’est pas moins certain contre le protestantisme et le jansénisme, que Dieu ne commande ■jamais l’impossible ; il ne serait ni juste ni miséricordieux, s il ne nous rendait pas réellement et pratiquement possible, hic et nunc, l’accomplis- | . ( . I > I51 sement de ses préceptes. Aussi le Concile de Trente1 rappelle contre les protestants ce qu’avait dit saint Augustin : « Deus impossibilia non jubet, sed jubendo monet et jacere quod possis et petere quod non possis2. » Il est donc absolument certain, par exemple, qu’au Calvaire, pour le mauvais larron l’accomplissement du devoir fut réellement possible, et que le bon larron qui accomplit de fait son devoir, fut plus aimé et plus aidé par Dieu. Mais autant chacun de ces deux principes pris à part est certain, autant leur intime conciliation reste obscure. Pour voir comment ces deux principes absolument incontestables se concilient intimement, il faudrait voir comment dans l’éminence de la Déité, ou de la vie intime de Dieu, se concilient intimement 1 infinie miséricorde, l’infinie justice et la souveraine liberté. Or nulle intelligence humaine ou angélique ne peut le voir avant d’avoir reçu la vision béatifique de l’essence divine. Nous avons ici un clair-obscur des plus manifestes : autant chacun des deux principes dont nous venons de parler est clair pris en soi, autant leur intime conciliation reste obscure, de cette obscurité supé­ rieure, qui n’est autre que « la lumière inaccessible, où Dieu habite. » (I Tim., VI, 16.) Nous reviendrons un peu plus loin (IIe Partie, chap. VI) sur ce sujet, comme sur le leitmotiv de cet ouvrage, car c’est là le plus grand des mystères dans l’ordre des choses à la fois divines et humaines, et il contient en même temps un mystère de grâce, qui en lui-même est lumineux, et un mystère d’iniquité 1. Denzinger, Enchiridion, n° 804. 2. Saint Augustin, De Elatura et gratta, c. 43, n 50. LE CLAIR-OBSCUR INTELLECTUEL qui en lui-même est ténèbres. Ce que nous venons d’en dire suffit pour distinguer l’obscurité d’en haut et celle d’en bas, pour mieux discerner aussi la vraie clarté de celle qui n’en est qu’un faux reflet. Comme nous l’avons montré ailleurs1 il y a en Dieu pour nous quelque chose de très clair, savoir : qu'il est la Sagesse omnisciente, le souverain Bien et qu’il ne peut vouloir le mal du péché, ni directe­ ment ni indirectement ; c’est là une lumière éblouis­ sante. Mais il y a aussi en Dieu quelque chose de très obscur : la sainte permission du mal et l’intime conciliation de l’infinie justice, de l’infinie miséri­ corde et de la souveraine liberté. Elles ne se peuvent concilier que dans l’éminence de la Déité, qui par son élévation même est pour nous invisible et incom­ préhensible. D’où vient que ce Dieu invisible, contient à la fois pour nous tant de clarté et tant d'obscurité ? D’où vient ce clair-obscur si attirant et si mysté­ rieux ? Cela vient de ce que nous ne connaissons les perfections divines que par leur reflet dans les créatures, et alors nous pouvons bien les énumérer, comme un enfant épelle ou distingue les syllabes des mots ; mais nous ne pouvons pas voir comment ces perfections divines infinies s’unissent dans la vie intime de Dieu. Ce mode d’union est trop lumineux pour nous, trop haut pour se refléter dans un miroir créé. Nous sommes un peu vis-à-vis de lui comme des hommes qui n’auraient jamais vu la lumière blanche, mais seulement les sept couleurs de l’arc-en-ciel, et qui ne connaîtraient de la blanl. Providence et confiance en Dieu, pp. 132-143 DANS L'ORDRE DE LA GRACE 153 cheur que le nom. Nos concepts limités, par lesquels nous nous représentons la physionomie spirituelle de Dieu, la durcissent un peu comme de petits carrés de mosaïque, et c’est pourquoi nous aspirons à une connaissance supérieure à la multiplicité du discours, à la contemplation simple du mystère de la vie intime de Dieu. * * * Parmi les contemplatifs ceux qui ont le plus le sens du mystère, ce sont ceux qui aiment le plus ardemment Dieu et les âmes en Lui. Comme Ta dit un de leurs grands admirateurs1, « l’amour entend ce qu’on ne dit pas ; il lit ce qui n’est pas écrit, il devine ce qu’il faut deviner pour grandir. Il s’augmente de ses découvertes, s’enrichit de ses trésors et se plaint ensuite de sa pauvreté, pour arracher de nouveaux secrets... «Le langage (de ces grands contemplatifs) est une lutte corps à corps avec les choses qui ne peuvent pas se dire... Leur éloquence consiste à se plaindre de ne pouvoir dire ce qu’elle sent... Heur­ tant dans son vol les secrets ineffables, les mystères non révélés, elle a l’air d’un aigle qui, ayant pris son élan du haut de la montagne où la neige est étemelle, arrive aux régions où il n’y a plus, même pour lui, d’air respirable. Les pensées lui font défaut. Leur intelligence redescend, se débat contre les paroles qui manquent à leur tour ; elle engage contre elles une lutte..., où elle est à la fois vaincue et I. Ernest Hello, préface de la tradi^Hon fra Livre des Visions et des Instructions de la Bienheureuse A igèle de Foligno. :: H LE CLAIR-OBSCUR INTELLECTUEL victorieuse... Il y a là des abîmes entrevus, de magni­ fiques tentatives pour dire l’ineffable... L’intelligence humaine apparaît courte et brève, et l’âme se rassure dans sa soif. Car Dieu se déclare infini, et les trésors de l’éternité ne s’épuiseront pas. « En cette ascension, le dernier éclair éclipse tous les autres. Toutes les lumières sont des ombres auprès de la dernière lumière. Les trésors où fouille le regard (de ces grands contemplatifs) sont inépui­ sables à jamais, et l’éternité promet à leur joie toujours renouvelée des fraîcheurs qui ne finiront pas. » DEUXIÈME PARTIE LE MYSTÈRE DES RAPPORTS DE LA NATURE ET DE LA GRACE Après avoir parlé du sens du mystère en général, surtout dans l’ordre philosophique, il convient de le considérer dans le domaine théologique, en nous arrêtant aux rapports de la nature et du sur­ naturel. A ce point de vue nous traiterons ici des sujets suivants : i° L’existence de l’ordre surnaturel ou de la vie intime de Dieu ; 2° La possibilité de la vision béatifique peut-elle se démontrer ; 30 L’émi­ nence de la Déité, ses attributs et les personnes divines ; 40 Deux formes très différentes du sur­ naturel : le miracle et la grâce ; 50 La surnaturalité de la foi ; 6° La prédilection divine et le salut possible à tous ; 70 Le clair-obscur spirituel, dans certaines épreuves de la vie de l’âme. * CHAPITRE PREMIER L’EXISTENCE DE L’ORDRE SURNATUREL OU DE LA VIE INTIME DE DIEU Pour montrer ce que doit être, surtout chez le théologien, le sens du mystère, nous nous arrêterons particulièrement au clair-obscur qui se trouve en deux grands problèmes relatifs au rapport de la nature et de la grâce : i° L’existence de l’ordre de la vérité surnaturelle est-elle démontrable ? 20 La possibilité de la vision béatifique peut-elle aussi être rigoureusement démontrée? La première de ces deux questions, que nous avons longuement traitée il y a quelques années1, a été reprise récemment au sujet d’un texte impor­ tant du Contra Gentes2. Nous examinerons les difficultés qui nous sont proposées. * * Un texte capital de saint Thomas. Saint Thomas a écrit dans la Contra Gentes, 1. I, c. III : « Ouod sint aliqua intelligibiliwn divinorum, quae humanae rationis 'penihis excedant ingenium, evidentissime afrparet... y> 1. De Revelatione, chap. XI, 3e édit, de 1931/n deux: vol., 93*1 en un t· L PP· 337’37° ! 2e édit, abrégée abrégée de 1I93 un voL vo ' PP'^0-667 aôo-667 :· te, juillet-septembre I932» PP; PP· 2. Revue Thomiste, J. re T émontrer l'existence, V existence, en Dieu, Vteu, d un ordre d Est-il possible de démontrer mystères strictement surnaturels ? Fr. M. Corve , 158 l’existence de l’ordre surnaturel On le reconnaît1 : « Notre Docteur se demande ! (ici) s il y a en Dieu des mystères strictement sur­ naturels. C’est bien notre question. Sans aucun doute, répond-il : « evidentissime apparet ». Et pourquoi ? Parce que nous n’atteignons pas la sub­ stance divine en elle-même « quidditative » ; elle ne nous est connue que très imparfaitement dans le miroir des créatures, en lesquelles ne s’épuise pas la virtualité de leur cause. Si déjà tant de secrets nous demeurent voilés dans les êtres sensibles qui nous entourent, combien plus l’essence divine doitelle contenir de mystères ineffables ? » Puis on ajoute, ibid : « Ce sont là raisons de pure convenance, et ce qui le montre bien, c’est la conclusion pratique qu’en tire saint Thomas : « Non igitur omne quod de Deo dicitur, quamvis ratione investigari non possit, statim quasi falsum est abjiciendum... » Il ne faut pas rejeter tout de suite, sous prétexte qu’on ne peut les dé­ montrer, des mystères incompréhensibles comme celui de la Trinité... Rien d’impossible a priori, à ce qu’il y ait en Dieu des vérités absolument trans­ cendantes, strictement surnaturelles : mais nous sommes loin d’une preuve rigoureusement démon­ strative de leur existence. » Est-ce là vraiment le sens des paroles de saint Thomas : Evidentissime apparet, et de l’argument qui les suit? N’a-t-il voulu donner ici que des « raisons de pure convenance » et non pas une raison démonstrative ? Remarquons d’abord que s’il prouvait seulement i. Revue Thomiste, juiUet-septembre 1932, p. 665. OU DE LA VIE INTIME DE DIEU *59 que l’ordre des vérités surnaturelles est réellement ■possible en Dieu, ou qu’il ne répugne pas intrin­ sèquement a parte rei, l’existence de cet ordre suivrait immédiatement, parce que « in necessariis, ■ existentia sequitur immediate possibilitatem ; in I hoc necessaria differunt a contingentibus ». Dans * les choses nécessaires, l’existence suit immédiatement la possibilité. Si nous pouvions démontrer par ' la seule raison que la Trinité est réellement possible j en Dieu, ou qu’elle ne répugne pas intrinsèquement ; a parte rei, il s’ensuivrait que la Trinité existe1. ! Tout ce que les théologiens montrent, c’est que nul * ne peut prouver qu’il y a une contradiction dans l’énoncé du dogme de la Trinité2. M b ' ’ r* * Μ? ■ · 1. C’est ainsi que fut condamné Rosmini qui voulait prouver par l’absurde la possibilité intrinsèque de la Trinité, et son exis­ tence, puisque la Trinité est nécessaire et non contingente comme l’incarnation. Cf. Denzinger, n° 1915 : « Revelato mysterio S.S. Trinitatis, potest ipsius existentia demonstrari argumentis mere speculativis, negativis quidem et indirectis, hujus modi tamen ut, per ipsa, veritas illa ad philosophicas disciplinas revocetur. » On arrive ainsi au semirationalisme, c’est-à-dire à la confusion de l’ordre naturel et de l’ordre surnaturel. Et, si plusieurs semirationalistes reconnaissaient qu’on ne peut prouver l’existence du mystère de l’incarnation, ce n’est pas parce que, à leurs yeux, il était essentiellement surnaturel, mais parce qu’il était contingent, comme l’instant du commencement du monde physique ou l’heure de sa ân. 2. C’est pourquoi saint Thomas dit, in Boetium de Trinitate, q. 2, a. 3 : « In sacra doctrina philosophia possumus tripliciter uti : Primo ad demonstrandum ea quae sunt praeambula fidei, secundo ad notificandum per aliquas similitudines ea quae sunt fidei... et ad resistendum his quae contra fidem dicuntur, sive ostendendo ea esse falsa, sive ostendendo ea non esse necessaria. » Aussi les thomistes disent-ils communément, comme par exemple Billuart, Cursus Theol., de Trinitate, diss, proem., a. IV : « Nec etiam possibilitatem hujus mysterii (Trinitatis) posse sola ratione naturali evinci. Potest probari hoc mysterium non involvere contradictionem positive et evidenter, nego, negative et probabiliter, concedo. Hoc quidem sufficit ut 10c mysterium non judicetur impossibile, non tamen u cognosca ur evidenter possibile ». Saint Thomas ne dit-il rien de plus en ΐυυ L· EXISTENCE DE L ORDRE SURNATUREL Mais s il s’agit non plus de la possibilité intrinsèque et de l’existence de tel mystère surnaturel en particulier, mais seulement, d'une façon générale et globale, de la possibilité et de l’existence de l’ordre de ces mystères en Dieu, notre raison est-elle aussi impuissante ? Lorsque saint Thomas, dans le passage cité du Contra Gentes, L I, c. III, écrit : « Quod autem sint aliqua (sans déterminer aucun en particulier) intelligibilium divinorum, quae humanae rationis 'penitus excedant ingenium, evidentissime apparet », veut-il se contenter de donner une « raison de pure convenance » comme il le fait plus loin lorsqu’il est question de chacun des mystères surnaturels en particulier, de ceux de la Trinité, de l’incarnation, de la Vision béatifique ? Quel est le sens de cet « evidentissime apparet » ? Tout d’abord : jamais saint Thomas ne présente ainsi des « raisons de pure convenance » ; il dit, par exemple, à propos du mystère de la Trinité pris en particulier: Ia, q. 32, a. 1, ad 2m : « Trinitate posita, congruunt hujusmodi rationes ; non tamen ita, quod per has rationes sufficienter probetur Trinitas persona­ rum ». Nous sommes loin ici du evidentissime apparel. Du reste, le sens de ces mots si forts est déterminé par ce qui suit, par la nature même de l’argument proposé par saint Thomas. Relisons-le en pesant chaque mot et en remarquant qu’il veut montrer qu’il y a en Dieu des vérités qui dépassent non seulement les forces surnaturelles de l’intelligence humaine, mais aussi celles de l’intelligence angélique, créée ou créable. vrcJisurnaturel : ■ k ; ' ' ’ OU DE LA VIE INTIME DE DIEU ι6ι Nous allons voir, par l’étude attentive de ce texte, que la preuve de saint Thomas est prise de ceci qu’on a négligé de considérer dans les objections qu’on nous adresse, que l’objet formel de l'intel­ ligence divine dépasse infiniment l'objet propre de toute intelligence créée et créable; et que, par suite, ce qui appartient per se primo, c’est-à-dire essentiel­ lement et immédiatement à cet objet formel propre de l’intelligence divine, ne peut être connu naturel­ lement par aucune intelligence créée ou créable1. 1 4- i. En formulant ces objections, on n'a pas pris garde que l’argument que l’on critique considère la Déité, non pas matériel­ lement ut res est, mais formellement ut objectum est; distinction familière à tous les théologiens (cf. Cajetan, in Iam, q. i, a. 3, n° V), et qui ne doit pas échapper à l’apologiste s’il veut traiter un peu profondément les problèmes qu’il se pose. Nous maintenons, cela va sans dire, ce que nous avons exposé ailleurs {De Revela­ tione, c. 2), que l’apologétique ne peut bien faire tout ce qu’elle doit faire que si elle est une fonction rationnelle de la théologie qui, comme sagesse, défend ses propres principes au lieu d’en con­ fier la défense à une autre science (Cf. Saint Thomas, Ia, q. 1, a. 8). Ainsi on enseigne communément en théologie que le même Dieu (la même réalité divine ut res est) peut être connu de façon très différente, ut objectum est. C’est ainsi que Dieu est connu sub ratione entis par la métaphysique dont l’objet formel est l'être en tant qu’être ; il est connu sub ratione Deitatis clare visae par lui-même et par les bienheureux ; il est connu sub ratione Deitatis obscure revelatae par la foi infuse. Le motif formel de cette dernière est la revelatio jormalis et celui de la sacrée théologie est la revelatio virtualis. C'est ainsi qu’on enseigne assez communément cette propo­ sition : « Objectum formale quod sacrae theologiae est Deus sub ratione Deitatis ; objectum ejus formale quo est divina revelatio virtualis ». Cf. par exemple Billuart, Curs. Theof. Dissert, proem., art. V, et beaucoup d’autres thomistes. Par là, la sacrée théologie est très supérieure à la théologie naturelle, qui n’est qu’une partie de la métaphysique. Supposant cette terminologie connue de tous, nous avons ainsi formulé l’argument qu’on critique : « Ex creaturis non potest cognosci positive Deus sub intima ratione Deitatis. Atqui medium objectivum naturale cujuslibet intellectus creati non potest esse nisi creatura. Ergo ex suo medio objectivo naturali, nullus intellectus creatus potest positive cognoscere ea quae pertinent immediate ad Deum sub ratione Deitatis . aec proin e constituunt ordinem veritatis supernaturalis ». ΙΛ sens du mystère S il y a, en effet, un objet formel qui peut constituer un ordre nouveau et tout à fait transcendant, c’est manifestement celui de l’intelligence divine. Comme, au-dessus du règne minéral et du règne végétal, apparaît le règne animal, avec la sensation et l’objet formel de celle-ci (non ut res, sed ut objectum est), puis le règne de l’homme avec l’objet propre de l’intelligence humaine, au dessus le règne angélique avec l’objet propre de l’intelligence angélique ; ainsi, au sommet de tout, le règne de Dieu ou l’ordre de la vérité et de la vie surnaturelles (surnaturelles pour l’homme et pour l’ange) apparaît avec l’objet formel de Vintelligence divine, inaccessible aux forces naturelles de toute intelligence créée et créable. Et quand nous disons : l’objet formel propre de l’intel­ ligence divine, nous n’entendons certes pas l’essence divine connue dans le miroir des créatures (c’està-dire dans un objet formel inférieur) comme la racine cachée des attributs divins naturellement connaissables, dont parle la philosophie. Nous entendons l’essence divine prise en elle-même, la Déité comme telle, non pas en tant qu’e/re, en tant qu'une, etc., mais en tant que Déité, la vie intime de Dieu1. C’est ce que saint Thomas exprime en disant, Ia, q. i, a. 6 : « Sacra doctrina (supra metaphysicam) propriissime determinat de Deo, secundum quod est altissima causa, quia non solum quantum ad illud, quod est per creaturas cognoscibile (quod philosophi cognoi. Comme le sens du goût atteint le lait, par exemple, comme doux et non pas comme être, gustus attingit dulce ut dulce non ut ens est, le philosophe atteint Dieu comme être et non pas comme Dieu, philosophus attingit Deum, ut ens est et primum ens, non vero ut Deus est, sub intima et propria ratione Deitatis. C’est ia terminologie courante en théologie, l’apologétique ne peut ignorer cette distinction. Ίτ · Wra· . ; I I ’ — *1 OU DE LA VIE INTIME DE DIEU 163 verunt) ut dicitur ad Rom. I, 19 : « Quod notum est Dei, manifestum est in illis », sed etiam quantum ad ID, QUOD NOTUM EST SIBI SOLI DE SEIPSO et alîis per revelationem communicatum. » Il est clair, pour la seule raison, que l’intelligence divine doit avoir un objet formel propre, et s’il y a un objet formel qui peut constituer un ordre nouveau et absolument transcendant, c’est celui-là. Nous pouvons connaître naturellement Dieu sub ratione I entis, comme Premier Être, Première Vérité, Première Bonté, Première Intelligence, etc. : car l’être, la vérité, la bonté peuvent être naturellement participés ‘ dans l’ordre créé et sont donc naturellement connus. Mais pouvons-nous connaître naturellement Dieu sub ratione Deitatis, comme Dieu, en sa vie intime, en ce qu’il a d’éminemment propre ? Pour cela, il faudrait que la Déité comme telle soit naturellement participable dans l’ordre créé, il faudrait qu’on puisse dire de la nature humaine ou d’une nature angélique créée ou créable, qu’elle est une parti­ cipation formelle de la nature divine. Cela n’est vrai que de la grâce, participation de la vie intime de Dieu, et le dire d’une nature créée ce serait admettre, nous le verrons, la confusion panthéistique de cette nature créée (qui ne pourrait être élevée à un ordre supérieur) et de Dieu. N’est-ce pas là le sens de Y evidentissime apparet de saint Thomas dans le Contra Gentes, 1. I, c. III ? Lisons attentivement tout ce texte, en soulignant en lui ce qu'il y a de plus formel : « Est autem in his, quae de Deo confitemur duplex veritatis modïts. Quaedam namque vera sunt de Deo, quae omnem facultatem humanae rationis excedunt, ut Deum esse trinum et unum (mystères strictement i(>4 l’existence de l’ordre surnaturel surnaturels). Quaedam vero sunt, ad quae etiam ratio j naturalis 'pertingere potest, sicut est Deum esse, Deum esse unum, et alia hujusmodi (vérités naturelles, qui restent pourtant mystérieuses à raison du mole i selon lequel l’être, l’unité, la bonté, etc., sont en Dieu), quae etiam philosophi demonstrative de Deo probaverunt ducti naturalis lumine rationis. « Quod autem sint aliqua intelligibilium divinorum, quae humanae rationis penitus excedant ingenium, evidentissime apparet. (Il s’agit bien de l’existence en Dieu de l’ordre des mystères surnaturels, pris en général, sans en viser aucun en particulier). « Quum enim principvum totius scientiae, quam de aliqua re ratio percipit, sit intellectus substantiae ipsius, eo quod, secundum doctrinam Philosophi {Anal. post., 1. II, c. 3) demonstrationis principium est « quod quid est », oportet quod secundum modum, quo substantia intelligitur, sit eorum modus quae de re illa cognoscuntur. Unde, si intellectus humanus alicujus rei substantiam comprehendit, puta lapidis vel trianguli, nullum intelligibilium illius rei facul­ tatem humanae rationis excedet. Quod quidem nobis circa Deum non accidit. (Ceci n’est pas seulement probable, mais certain déjà pour la seule raison.) Nam ad substantiam ipsius (Dei) capiendam, intel­ lectus humanus non potest naturali virtute pertingere, quum intellectus nostri, secundum modum praesentis vitae, cognitio a sensu incipiat. Et ideo ea quae in sensu non cadunt non possunt humano intellectu capi, nisi quatenus ex sensibus eorum cognitio colligitur. Sensibilia autem ad hoc ducere intellectum nostrum non possunt, ut in eis divina substantia SIT (voilà la connaissance quidditative ieu sub ratione Deitatis) cum sint effectus causae OU DE LA VIE INTIME DE DIEU virtutem non aequantes. Ducitur tamen ex sensibilibus intellectus noster in divinam cognitionem, ut cognos­ cat de Deo quia est et alia hujusmodi, qziae oportet attribui primo principio. (De cela saint Thomas ne se contente pas de conclure : Donc l’essence divine en tant que racine cachée des attributs divins naturellement connaissables, reste mystérieuse. Il va plus loin.) Sunt igittir quaedam intelligibilvum divinorum, quae humanae rationi sunt pervia, quae­ dam VERO QUAE OMNINO VIM HUMANAE RATIONIS EXCEDUNT. )) Parmi ces dernières vérités, il a mis au début de cet article : « Deum esse trinum et unum » et il a dit « quod autem sint aliqua (sans préciser aucun mystère surnaturel en particulier) intelligi­ bilium divinorum, quae humanae rationis penitus excedant ingenium, evidentissime apparet. » Est-ce là un argument « de pure convenance », comme ceux invoqués pour manifester la vérité du dogme de la Trinité en particulier? On voit, au contraire, par la nécessité des prémisses invoquées1 que saint Thomas veut donner un argument démon­ stratif, et c’est pourquoi il a écrit : « evidentissime apparet ». Voir le commentaire de Ferrariensis. L’argument suivant formulé par saint Thomas au même endroit est encore plus fort, car il vaut, on le voit par la lettre même, non seulement pour les forces naturelles de l’intelligence humaine, mais pour celles de l’intelligence angélique (créée ou créable), et cet argument est précisément fondé, i. Pour connaître tout ce qu’il y a d’intelligible dans une chose (omnia intelligibilia alicujus rei), il faut atteindre son essence même. Or, l’intelligence humaine ne peut pas atteindre naturellement l'essence divine, comme telle. Donc. i66 l’existence de l’ordre surnaturel comme nous l’annoncions, sur ceci : que l’objet formel propre de Vintelligence divine dépasse infiniment l'objet propre de toute intelligence humaine ou angélique, et donc que ce qui appartient f>er se primo essentiellement et immédiatement à cet objet formel de l’intelligence divine, c’est-à-dire à la Déité comme telle (et non pas à Dieu comme Premier Être, Première Intelligence, naturellement connais­ sable) ne peut être naturellement connu (même obscurément) par aucune intelligence créée. C’est l’ordre de la vie intime de Dieu comme telle. Saint Thomas dit en effet, ibid. : « Adhuc ex intelli gibilium gradibus idem est facile videre. (C’est même une chose facile à voir, au moins pour les sages ; est enim quid per se notum pro sapientibus quod ea quae pertinent per se et immediate ad objectum formale et proprium intellectus divini superant omnino vires naturales cujuslibet intellectus creati. Saint Thomas le montre aisément par ce qui suit). Duorum enim, quorum unus alio rem aliquam intellectu subtilius intuetur, ille cujus intellectus est elevatior multa intelligit quae alius omnino capere non potest, sicut patet in rustico, qui nullo modo philosophiae subtiles considerationes capere potest. Intellectus autem angeli plus excedit intellectum humanum quam intellectus optimi philosophi intellectum rudissimi idiotae... Cognoscit quidem angelus Deum ex nobiliori effectu quam homo (scii, ex sua propria essentia mere spirituali)... Multo amplius intellectus divinus excedit angelicum, quam angelicus humanum. Ipse enim intellectus divinus sua capacitate substantiam suam adaequat, et ideo perfecte de se intelligit QUID EST, et omnia cognoscit quae de seipso intelligibilia sunt, I > I | ' ' . OU DE LA VIE INTIME DE DIEU z ! J f 167 non autem naturali cognitione angelus de Deo cognoscit quid est, quia et ipsa substantia angeli, per quam in Dei cognitionem ducitur, est effectus causae virtu­ tem non adaequans. Unde non omnia, quae in seipso Deus intelligit, angelus naturali cognitione capere potest; nec ad omnia, quae angelus naturali sua virtute intelligit, humana ratio sufficit capienda. » Cet argument, comme le précédent, repose sur des prémisses certaines et non seulement probables, et on ne saurait y voir seulement une « raison de pure convenance ». C’est pourquoi saint Thomas a écrit au début : « Quod sint aliqua intelligibilium divinorum, quae humanae rationis penitus excedant ingenium, evidentissime apparet ». Or, l’argument que nous avons proposé dans le de Revelatione, chap. XI (t. I, p. 348) n’est que le résumé de ces arguments de saint Thomas. Nous avons écrit : creaturis non potest cognosci positive Deus sub intima ratione Deitatis. » Atqui medium objectivum naturale cujusiibet intellectus creati non potest esse nisi creatura. Ergo ex suo medio objective naturali nullus intellectus creatus potest positive cognoscere ea quae pertinent immediate ad Deum sub intima ratione Deitatis ; haec proinde constituunt ordinem veritatis supematuralis. » Pour qu’on ne se méprenne pas sur le sens de l’expression « immediate ad Deum sub intima ratione Deitatis » nous avons ajouté en note : « Immediate idem est ac per se primo, sicut homo est per se primo rationalis, dum per se non primo est vivens aut animal, et per accidens est albus vel musicus. » Tout cela revient à dire : ce qui appartient essen­ i68 l’existence de l’ordre surnaturel tiellement et immédiatement à l’objet formel PROPRE DE L’INTELLIGENCE DIVINE, EST INACCES­ SIBLE AUX FORCES NATURELLES DE TOUTE INTEL­ LIGENCE créée et créable, et constitue donc Tordre de la vérité surnaturelle ; cela sous peine de confusion panthéistique de l’intelligence créée et de l’intelligence incréée. Elles ne 'peuvent avoir le même objet formel spécificateur. Notre intelligence ne peut atteindre, par ses forces naturelles, même si confusément que ce soit, l’objet formel de l’intelligence divine ; elle serait déjà du même ordre, et il faudrait dire de notre intelligence naturelle ce qu’on dit de la grâce sanctifiante, qu’elle est une participation de la nature divine. Dès lors, l’élévation de notre intelligence à un ordre surnaturel serait impossible. Elle appar­ tiendrait déjà par nature à cet ordre. Deus sub ratione Deitatis, c’est ce que saint Paul appelle «les profondeurs de dans le fameux texte I Cor., II, 10-12 : « Quod oculus non vidit, nec auris audivit, nec in cor hominis ascendit, quae praeparavit Deus iis qui diligunt illum ; nobis autem revelavit Deus per Spiritum suum : Spiritus enim omnia scrutatur etiam profunda Dei. Quis enim hominum scit quae sunt hominis, nisi spiritus hominis, qui in ipso est ? Ita et quae Dei sunt, nemo cognovit, nisi Spiritus Dei. » Saint Thomas nous disait tout à l’heure au sujet de l existence de Vordre de la vérité et de la vie surnaturelles en Dieu : « evidentissime apparet » et « facile est videre ». Saint Paul avait déjà dit de même a la fin du texte que nous venons de citer : ' I | ; \ I • ! ! , « L’Esprit pénètre tout, même les profondeurs de Dieu. Car qui d’entre les hommes connaît ce qui se 'passe dans V homme (dans sa vie intime, dans la conversation intime de chacun avec soi-même), si ce n’est l’esprit de l’homme qui est en lui ? De meme, personne ne connaît ce qui est en Dieu (en sa vie intime, en sa Déité comme telle), si ce ri est l’Esprit de Dieu ». C’est ce que saint Thomas appelle, nous l’avons vu, Ia, q. i, a. 6 : « Deus quantum ad id, quod notum est sibi soli de seipso, et aliis per revela­ tionem ». Voir aussi Contra Gentes, 1. I, c. 9, 1. II, c. 4 et 1. IV, c. i et Ia, q. 62, a. 2, etc. Dans son Commentaire in Ep. I, ad Cor. II, 10-12, saint Thomas écrit : « Dicuntur autem profanda, Dei ea quae in ipso latent et non ea quae de ipso per creaturas cognoscuntur, quae quasi sup erfi detenus videntur esse... » Si la vie intime de chaque homme n’est connue que de lui seul et de Dieu, s’il ne veut pas la révéler aux autres, à plus forte raison la vie intime de Dieu n’est connue que de lui seul et de ceux à qui il veut la révéler. Ce n’est pas là une chose simplement probable, c’est une chose certaine, même aux yeux de la raison laissée à ses seules forces, une fois du moins que le problème est posé. * * * Réponse aux difficultés. On voit, dès lors, la réponse à faire aux objections qui ont été formulées1. Elles ne considèrent la Deité que matériellement ut res est, non formellement, ut est I. Cf. Revue Thomiste, juillet-septembre 1932» PP· 660-667. Ι7θ L EXISTENCE DE L’ORDRE SURNATUREL objectum notum « soli Deo et aliis per revelationem ». Première objection. — « Le mode selon lequel existe un attribut naturel (attribut divin naturel­ lement connaissable) quelconque, la Bonté, par exemple, est aussi absolument propre et incom­ municable comme tel : la bonté divine, celle que nous connaissons par notre raison, est-elle pour autant du surnaturel strict ? » Réponse. — Non, certes, car nous savons, sans la révélation, qu’elle existe en Dieu « formaliter eminenter », et nous la connaissons analogiquement par la bonté participée, sans savoir pourtant ce qu’est en soi le mode selon lequel elle se trouve éminem­ ment en Dieu, fondue sans aucune distinction réelle avec les autres perfections absolues, sagesse, jus­ tice, etc. Au contraire, pour ce qui est de la Déité comme telle, nous ne pouvons, sans révélation, la connaître analogiquement par une participation d'elle-même, elle n’est pas participable par les natures créées ; elle-même est cette éminence inac­ cessible en laquelle s’identifient, sans se détruire, les perfections simpliciter simplices naturellement participables. Nous ne pouvons connaître naturel­ lement ce qu’est la Déité, ni ce qui lui convient per se primo, essentiellement et immédiatement, comme la rationabilité convient à l’homme. Vis-à-vis d’elle, nous sommes un peu comme des hommes qui n’auraient jamais vu la lumière blanche, mais seulement les sept couleurs de l’arc-en-ciel, et qui sauraient que ces sept couleurs dérivent d’une source éminente, sans pouvoir dire ce qu’elle est1. i. Il y a cependant cette différence que les sept couleurs ne sont dans la lumière blanche que virtualité? eminenter, tandis que les perfections divines, naturellement participables et naturellement connaissables, sont dans la Déité formaliUr ■ 1 Μ wPI . / I ’ ( * OU DE LA VIE INTIME DE DIEU 171 Pour le bien entendre, il faut se rappeler que la Déité telle qu'elle est en soi (Deitas sicuti est et clare visa) contient actu explicite les attributs divins, tandis que Dieu connu comme YÊtre meme subsistant ne les contient que actu implicite ; on les déduit en effet progressivement de ce que Dieu est l’Être même, et il y a entre la nature divine ainsi imparfaitement conçue et les attributs une distinction de raison mineure, qui, comme distinction, n’est nullement dans la réalité divine. Tel est l’enseignement commun des thomistes, et il suffit d’y réfléchir pour voir qu’il en est ainsi1. Dieu n’est pas un cumulus de perfections naturellement connaissables, il est plus que cela2. Tandis que la Bonté est naturellement participable, la Déité comme telle ne l’est pas. L’affirmer serait admettre la confusion panthéistique de Dieu et d’une nature créée qui serait essentiellement une participation de la nature divine, et qui, si elle eminenter. Sic Deitas simul est ens et formaliter super ens. Cf. Cajétan in Iam, q. 39, a. 1, n° VII : « Res divina prior est ente et omnibus differentiis ejus : est enim stiper ens et super unum, etc. ». i. Voir chez les Commentateurs de saint Thomas, au début du Traité de Dieu, la thèse classique : « Attributa divina a se invicem et ab essentia distinguuntur distinctione virtuali seu rationis ratiocinatae minori, per modum impliciti et explicit!. » Il est clair que cette distinction de raison n’existe plus dans la vision béatifique qui atteint Dieu immédiatement tel qu’il est en soi. 2. Si le formel constitutif de Dieu tel qti’il est en soi était non pas la Déité, mais VIpsum Esse subsistens, Dieu serait un cumulus perfectionum ordinatarum, une somme de perfections ordonnées. En effet, comme nous venons de le dire, Dieu connu comme Ipsum Esse subsistens ne contient les attributs qui s’en déduisent, que actu implicite; la déduction explicite quelque chose au regard de notre intelligence. Au contraire, la Déité telle qu’elle est en soi, telle qu’elle est vue par Dieu et les bienheureux, contient les attributs divins actu explicite sans la moindre distinction réelle ou anterieure a la considération de notre esprit. 172 l’existence de l’ordre surnaturel était douée d’intelligence, aurait le même objet formel spécificateur que l’intelligence divine, le même objet formel spécificateur au moins obscuré­ ment connu, comme l’intelligence du plus ignorant des hommes a le même objet spécificateur que celle du plus grand philosophe. Deuxième objection. — L’essence divine, objet de la Théodicée, n’est pourtant pas un mystère stricte­ ment surnaturel. Réponse. — L’essence divine est connue par la Théo­ dicée non sub ratione Deitatis, mais sub ratione entis, in speculo sensibilium, dans un objet formel inférieur. Atteindre ainsi Dieu du dehors, comme être, comme Premier être, et Première Intelligence ordonnatrice, ce n’est pas encore l’atteindre en ce qu’il a de plus intime. Instance. — « Et que sais-je moi de ce plus intime, qui comporterait des mystères dont la nature (créée), si belle qu’elle soit, si belle qu’elle pût être, serait incapable de rien manifester à aucun esprit créé ou créable ? » Réponse. — « Ce plus intime », c’est l'objet formel propre de V intelligence divine, qui dépasse infiniment l’objet propre de toute intelligence créée ou créable. C’est la Déité comme telle, qui n’est pas naturel­ lement participable. Si elle était participée dans une nature angélique très élevée, cette nature serait douée d’une intelligence naturelle, qui aurait le même objet formel que l’intelligence incréée. Cet ange, dès lors, ne pourrait être élevé à l’ordre surnaturel1. Cela nous apparaît sans doute beaucoup mieux i. Cet ange ne pourrait être élevé qu'à l’ordre d’union hypos^ν^ητίΛ nJ11 v ne s azV" P33 ’ et eucore ce ne serait pas sa personne qui y serait élevée. < OU DE LA VIE INTIME DE DIEU ; après la révélation, mais même sans elle les philo­ sophes peuvent savoir que Dieu, qu'ils atteignent comme premier être., a une vie intime que nous ne saurions naturellement connaître. Dès lors cette vie intime de Dieu, comme telle, constitue un ordre de connaissance plus élevé, un ordre de mystères inaccessibles. Et n'y aurait-il là qu’un seul mystère : le constitutif formel de la Déité, telle qu'elle est en soi, sicuti est (et non pas connue dans un objet formel inférieur), cela suffirait, et être élevé à le connaître ce serait être élevé à un ordre absolument supérieur de vérité et de vie, inaccessible aux forces naturelles de tout esprit créé ou créable. Dernière objection. — « On a beau arguer de la vie intime de Dieu, cette vie ne comporte pas nécessairement des mystères surnaturels. S’il en existe en Dieu, ce que nous savons uniquement par la foi, c’est, nous dit la théologie, qu’ils ^appar­ tiennent pas à Γordre de Vessence divine, mais à celui des personnes, lequel n’est pas engagé dans la création, puisque la vertu créatrice de Dieu est commune à toute la Trinité (Ia, q. 32, a. 1). » Réponse. — La Déité comme telle ou la vie intime de Dieu, comporte en soi une unité absolu­ ment éminente, inaccessible à la raison, celle préci­ sément qui subsiste malgré la Trinité des Personnes. Elle importe aussi une fécondité infinie ad intra; cette fécondité nous est manifestée sans doute par la Trinité des personnes, mais le Père engendre, non par volonté libre, mais par sa nature, « Filius est genitus ex natura vel substantia Patris ». N’oublions pas non plus que la grâce sanctifiante est une participation de la nature divine et non des personnes. 173 I74 l’existence de l’ordre surnaturel Il reste qu’il faut maintenir, sans l’atténuer, ce qu’a écrit saint Thomas, Contra Gentes, 1. I, c. 3 : « Quod autem sint aliqua intelligibilium divinorum, quae humanae rationis 'penitus excedant ingenium, evidentissime apparet ». En d’autres termes, il y a 4 dans la Déité, objet formel de Γintelligence divine, | infiniment supérieur à l’objet propre de toute intel- / ligence créée, des vérités intelligibles, inaccessibles à toute intelligence créée, c’est-à-dire des mystères surnaturels ; nous ne pouvons pas, sans la révélation, connaître le moindre d’entre eux, ni en nommer un seul, mais il y en a. Autrement il n’y aurait entre l’objet propre de l’intelligence divine et celui ' de l'intelligence créée que la différence de l’obscur au clair ou du confus au distinct, celle qui existe entre la connaissance de l’homme le moins cultivé K et celle du plus grand philosophe. La distance est I déjà beaucoup plus grande entre la connaissance du plus grand philosophe et celle du dernier des anges. Et donc elle est incomparablement plus grande encore lorsqu’il s'agit de l’objet formel de l’intelligence divine et de ce qui lui appartient per se primo essentiellement et immédiatement : « Multo j amplius intellectus divinus excedit angelicum, quam angelicus humanum. » (Contra Gentes, 1. I, c. 3). ( Il y a un abîme entre connaître l’existence de la Déité in spectdo sensibilium (dans un objet formel inférieur) comme racine cachée des perfections divines naturellement participables et naturellement [ connaissables, et la connaître comme Dieu seul la t connaît naturellement et comme Lui seul peut la ' faire connaître à d autres intelligences par révélation ‘ surnaturelle. C est, la, connaître Dieu « non solum quantum OU DE LA VIE INTIME DE DIEU I75 ad illud quod est per creaturas cognoscibile, sed etiam quantum ad id quod nohim est sibi soli de seipso, et aliis per revelationem communicatum », Ia, q. i, a. 6. Il y a déjà une grande distance entre connaître le Souverain Pontife du dehors, par ce que tout le monde peut savoir, et connaître les secrets de sa vie intime ; à plus forte raison s’il s agit des secrets de la vie intime de Dieu, non seulement de ses actes libres, mais de sa nature divine en tant que divine, de la Déité comme telle, de ce que saint Paul appelle τα βάθη του θεού « les profondeurs de Dieu ». I I i . CHAPITRE II I I LA POSSIBILITÉ DE LA VISION BÉATIFIQUE PEUT-ELLE SE DÉMONTRER? t Nous venons de voir que l’existence de l’ordre de r la vérité surnaturelle est rigoureusement démon­ I trable : faut-il en dire autant de la possibilité de la vision béatifique ? Après avoir sur ce sujet recensé plusieurs travaux, dont nous avions pris connaissance, on nous demande dans le Bulletin thomiste de juillet-octobre 1932, P· [670], pourquoi après avoir admis la démontrabilité de Vexistence de l'ordre de la vérité et de la vie surnaturelles en Dieu, nous n’admettons pas aussi celle de la possibilité de la vision béatifique1. Nous nous sommes assez longuement expliqué sur ce point dans un ouvrage dont une nouvelle édition vient de paraître, et nous y avons exposé j et défendu la position généralement adoptée par les thomistes2. | Comme nous le disions au chapitre précédent, la preuve de Γexistence en Dieu de Vordre de la vérité et de la vie surnaturelles revient à dire que l'objet formel de l'intelligence divine, la Déité, dépasse | « Comment, nous dit-on, ibid., le Père Garrigou-Lagrange n’a-t-il pas vu le lien des deux thèses ? L’argument qu’il donne contre la seconde, s'il valait, vaudrait aussi contre la première. (Cf. Le réalisme du principe de finalité. Paris, Desclée-De Brouwer, 1932, p. 275, note 2). 2. De Revelatione, t. I, c. XII (Borne, Ferrari), 3® édition de 1 ouvrage complet, 1932. ’ ! LA POSSIBILITÉ DE LA VISION BÉATIFIQUE I77 infiniment l'objet propre de toute intelligence créée et créable, qui naturellement ne peut connaître Dieu que dans le miroir des choses créées et qui par suite ne peut connaître la vie intime de Dieu, la Déité, qui n’est pas participable par une nature créée si parfaite qu’on la suppose. En cette nature créée, il y a participation de l’être, de la vérité, du bien, de l’intelligence, de la volonté, mais il n’y a pas une participation de la nature divine ou de h Déité, autrement sa définition s’identifierait avec celle de la grâce sanctifiante, et l’on aboutirait ainsi à la confusion panthéistique de la nature créée et de la nature de Dieu. Ce point a été nettement admis dans la recension dont nous venons de parler L Le recenseur, le P. A.-R. Motte, O. P., a parfaitement saisi ce qui est pour nous l’enseignement même de saint Thomas. Il 1 exprime fort bien en disant2 : « Il s’agit ici dun ordre de mystères, ou si l’on préfère du mystère singulier de l’Être divin en sa Déité. Or, ce mystère échappe (en son essence) à toute manifestation par voie de création, le monde étant nécessairement incapable d’exprimer son quid est. C’est donc bien un mystère surnaturel au sens le plus strict, aussi impénétrable naturellement que les mystères parti­ culiers qu’il enveloppe. Il se différencie de ceux-ci, au regard de nos capacités de connaître, en ce que son existence peut être reconnue, non la leur. (On conçoit en effet, disions-nous, qu’il existe en Dieu une vie intime, et un objet formel de son intelligence, qui sont naturellement inconnaissables pour toute intelligence créée, qui a un objet propre inférieur)... 1. Bulletin Thomiste, juillet-octobre 1932- P· ί65°1· 2. Ibid. I ibid., dist. 33, q. 1, a. 2, sol. 3 ; de Veritate, q. 22, a. 7, et ibid., q. 14, a. 2 : « Aliud est bonum hominis naturae humanae proportionem excedens, quia ad ipsum obtinendum vires naturales non sufficiunt, nec ad cogitandum desiderandum ». On voit que cette formule est fréquente dans les oeuvres de saint Thomas, dans les dernières comme dans les premières. Et il ne l’applique pas seulement à l’homme, mais à l’ange, car il dit là, où il expose sa pensée défini­ tive sur la nécessité de la grâce chez l’ange, Ia, q. 62, a. 2 : « Ostensum est supra (q. 12, a. 4 et 5) cum de Dei cognitione ageretur, quod videre Deum per essentiam, in quo ultima beatitudo rationalis crea­ turae consistit, est supra naturam cujuslibet intel­ lectus creati. Unde nulla creatura rationalis potest habere motum voluntatis ordinatum ad illam beatitu- ΐ8θ nature du problème LA POSSIBILITÉ DE LA VISION BÉATIFIQBJE dinern, nisi mota a supernaturali agente : et hoc dicimus auxilium gratiae. Et ideo dicendum est, quod Angelus in illam beatitudinem voluntate converti non potuit nisi per auxilium gratiae ». Ibid. « Ad primum ergo dicendum, quod Angelus naturaliter diligit Deum in quantum est principium naturalis esse. Hic autem loquimur de conversione ad Deum, in quantum est beatificans per suae essen­ tiae visionem ». C'est la distinction sur laquelle insis­ tera Sylvestre de Ferrare in III Contra Gentes, c. 51. Il ne s’agit plus ici de savoir s’il y a en Dieu un ordre de mystères naturellement inconnaissables, on se demande si la Déité, qui en son essence est naturellement inconnaissable, peut être surnaturellement connue, non pas si elle le sera de fait, mais si elle peut l'être. On se demande si, tout en dépassant l’objet propre de toute intelligence créée, la Déité ou Dieu vu face à face dépasse l’objet adéquat de l’intelligence créée. On se demande si cet objet adéquat est, non pas seulement l’être en tant qu’être, objet de la métaphysique, connu in speculo creato, mais l’être selon toute son extension, ens secundum totam latitudinem entis, de telle sorte que rien ne lui échappe, pas même la vie intime de Dieu immédia­ tement visible. On cherche si une intelligence créée (angélique ou humaine) peut être élevée à la vision immédiate de l’essence divine, peut être élevée à voir Dieu comme il se voit, sans l’intermédiaire d’aucune créature, d’aucun miroir créé soit sensible, soit spirituel. Ce mystère particulier est surnaturel, non pas seulement comme le miracle qui ne l’est que quoad modum productionis suae, mais il l’est essentiel- 181 quoad substantiam vel essentiam. Tandis que la résurrection de Lazare lui rend sumaturellement la vie naturelle, la vie éternelle ou la vision béatifique est essentiellement surnaturelle ; c’est une participation formelle de la vie intime de Dieu. Il y a un abîme entre ces deux formes du sur­ naturel. Que s’ensuit-il ? Tout le monde accorde que s’il s’agit de l'existence de ce mystère particulier, on ne peut la connaître sans révélation, puisque c’est une existence contingente, qui dépend uniquement du libre arbitre de Dieu, qui pouvait nous élever ou ne pas nous élever à la vie surnaturelle de la et de la gloire. Mais pour cette raison de contingence, selon saint Thomas, Ia, q. 46, a. 2, la révélation est nécessaire aussi pour nous faire connaître que le monde physique a commencé et quand il a commencé et quand il finira. Quand il s’agit de la vie étemelle, il n’est pas seulement question d’un fait contingent dépendant du bon plaisir de Dieu, il s’agit d'un mystère essen­ tiellement surnaturel, comme la Trinité et l’incar­ nation. Et alors sa possibilité est-elle rigoureusement démontrable ? On peut certes donner avec saint Thomas d’excellentes, de fortes raisons de convenance. Puis­ que en effet nous connaissons naturellement qu’il existe une cause première, nous avons le désir naturel conditionnel et inefficace de voir ce quest cette Cause première. D’autre part, puisque nous connaissons, non pas seulement la nature des choses sensibles, mais Yétre universel, il y a là un signe que Yobjei lement, Io2 LA POSSIBILITÉ DE LA VISION BÉATIFIQUE adéquat de notre intelligence dépasse son objet propre •· Mais peut-on ainsi rigoureusement démontrer la possibilité de la vision béatifique, ou la 'possibilité de notre élévation à cette vision? Tout d’abord ce qui est surnaturel quant à son essence même, est surnaturel aussi quant à sa cognoscibilité, quod est supernaturale quoad essentiam est supernaturale quoad cognoscibilitatem, disent communément les thomistes, quia verum et ens convertuntur. Lorsqu’il s’agissait de Vordre des mystères sur­ naturels pris en général, nous avons pu prouver son existence, car il s’agissait seulement de prouver l’existence d’un ordre inaccessible en lui-même, t en son essence, à notre connaissance naturelle. Nous j ne l’atteignions ainsi que négativement en prouvant | qu’il existe. Ici il s’agit de dire positivement si la vision béatifique est possible. Il s’agit de savoir si sa possibilité intrinsèque est démontrable par la seule raison, à supposer du moins que la question ait ' été posée à la suite de la révélation divine. | La raison voit déjà que cette vision n’est possible que par une élévation surnaturelle, et surnaturelle non pas seulement quoad modum, comme le miracle, mais quoad essentiam. Cette élévation surnaturelle que nous attribuons à la grâce, à la lumière de gloire est-elle possible? Il existe certainement en nous une puissance obé- NATURE DU PROBLEME dieniielle ou aptitude à recevoir tout ce qu’il plaira à Dieu de nous accorder, et la puissance divine n’est limitée que par la contradiction ou la répu­ gnance à l’existence. Le don essentiellement sîirnaturel (de quelque nom qu’on l’appelle : grâce, ou lumière de gloire), qui est nécessaire à notre élévation à la vision immédiate de l’essence divine, est-il possible ? Ne répugne-t-il pas intrinsèquement ? En d’autres termes, une participation formelle de la nature divine ou de la vie intime de Dieu est-elle possible ? Il faut absolument résoudre cette question, pour répondre à celle qui nous occupe, car on ne peut démontrer la possibilité de la fin (vision béatifique), si l’on ne peut savoir la possibilité du moyen indis­ pensable. Il ne s’agit pas de savoir si Dieu veut nous donner ce moyen, mais si ce moyen est pos­ sible. Il y a certes, nous l’avons dit, des arguments de convenance pour répondre affirmativement. De plus la théologie établit que nulle intelligence ne peut prouver Vimpossibilité de la grâce ou de la lumière de gloire, et par là on en démontre négativement la possibilité ; c’est-à-dire qu’on montre que nul ne peut établir qu’il y a une contradiction dans ce mystère. Mais la théologie peut-elle prouver positivement sa possibilité? Nullement, car il s’agit de la pos­ sibilité intrinsèque d’une chose surnaturelle par son essence même et donc aussi quant à sa cognosci­ bilité : quod est supernaturale quoad essentiam est supernaturale quoad cognoscibilitatem, quia verum et ens convertuntur1. !. Tel est l'enseignement commun des théologiens au sujet 184 LA POSSIBILITÉ DE LA VISION BÉATIFIQÜE Mais ne peut-on du moins d’une façon indirecte prouver rigoureusement la possibilité de la vision béatifique, par la considération, non pas de la grâce à recevoir, mais de notre désir naturel conditionnel et inefficace de voir ce qu’est en soi la Cause pre­ mière? Même de façon indirecte, nous ne pouvons rigou­ reusement démontrer la possibilité des mystères surnaturels pris chacun en particulier. Rosmini fut condamné pour avoir prétendu démontrer indirecte­ ment la possibilité de la Trinité1. Il s’ensuivrait du reste, pour la Trinité, que, si l’on démontrait rigoureusement même de façon indirecte sa pos­ sibilité, on démontrerait par suite son existence, car son existence n’est pas contingente mais néces­ saire, « in necessariis autem existentia sequitur immediate possibilitatem ; in hoc necessaria differunt a contingentibus ». · λ Quant aux autres mystères surnaturels, comme l’incarnation et la vie étemelle, ils sont naturel­ lement inconnaissables pour nous, non seulement à raison de leur contingence (comme le jour de la fin du monde physique ou celui de son commence­ ment), mais à raison de leur surnaturalité essentielle. des mystères surnaturels pris chacun en particulier. Ils s’accordent à dire, par exemple, au sujet de la Trinité : « Potest probari hoc mysterium non involvere contradictionem positive et evidenter, nego; negative et probabiliter, concedo. Hoc quidem sufficit ut hoc mysterium non judicetur impossibile, non tamen ut cognos­ catur evidenter possibile. » Cf., par exemple, Billuart, de Trinit. diss, prooem., a. IV. Aussi saint Thomas dit-il in Boetium de Trinitate, q. 2, a. 3 : « In sacra doctrina philosophia possumus... uti... ad resistendum his quae contra fidem dicuntur, sive osten­ dendo ea esse falsa, sive ostendendo ea non esse necessaria, > i. Cf. Denzinger, n° 1915. jg SOLUTION COMMUNE DES THOMISTES Et de ce point de vue, pas plus que pour la Trinité, on ne peut démontrer rigoureusement leur possibilité, même par des arguments indirects ou par l’absurde1. Les preuves que l’on donne sont d’excellentes preuves de convenances, fort profondes, mais ce ne sont pas des démonstrations rigoureuses. * * * LA SOLUTION COMMUNE DES THOMISTES » Rejeter cette position, ce n’est pas seulement s’éloigner de Cajetan in Ia“, q. 12, a. 1, dont l’inter­ prétation a été défendue il y a encore quelques années par le Père del Prado2 ; c’est s’éloigner de la plupart des thomistes qui suivent plutôt l’inter­ prétation de Sylvestre de Ferrare, qui nous paraît, nous l’avons dit ailleurs3, la meilleure. Sylvestre de Ferrare écrit : « Naturaliter desi­ deramus visionem Dei in quantum est visio primae causae, non in quantum est visio objecti super­ naturalis beatitudinis. Naturaliter enim cognosci potest quod (Deus) sit aliorum causa, non autem naturaliter scimus quod sit objectum supematuralis beatitudinis » (In 1. III, Contra Gentes, c. 51). On ne voit pas que Sylvestre de Ferrare, par l’existence de ce désir de voir la cause première, prétende démontrer rigoureusement la possibilité de la vision absolument immédiate de l’essence divine. Il y a i. Au contraire, quoiqu’on disent bien des philosophes contem­ porains, on peut démontrer que la négation du principe de tapüque contradiction. jundanmMi philasophiae chanae. Fribourg Suisse) -9·X, PP- 58-639 3. De Revelatione, y édit., t. I, cap. XI. c. IV, p. 393- 5 ' ·'?< J 186 LA POSSIBILITÉ DE LA VISION BÉATIFIQUE là un argument de convenance fort important, mais pas une démonstration. Quant à Bannez, qui précise la nature de ce désir en disant qu’il est conditionnel et inefficace, il écrit .1« , q. 12, a. i : « Ad quartam conclusionem, § 3 : in Iam « Ad aliud testimonium s. Thomae ex hoc articulo ubi ait : Inest homini, etc., respondetur quod non loquitur de desiderio absoluto, sed conditionato. Unde haec ratio non demonstrat esse possibile. Nam est articulus fidei. » Jean de Saint-Thomas, in Iara, q. 12, a. 1, insiste aussi sur le caractère conditionnel de ce désir inefficace. Il dit, in Iam, q. 12, a. 1, disp. XII, a. 3, n° 12 : « Appetitus simplex seu inefficax solum respicit bonitatem absolutam objecti sine ordine ad assequibilitatem ejus (et a fortiori ad assecutionem ejus) ; sic enim multa bona desideramus et vellemus habere, quae impossibilia judicamus, ut velle nun­ quam mori et similia ». Il est clair que Dieu ne peut être vu sans un secours surnaturel. Il est certain aussi naturellement qu’il serait bon de voir Dieu. D’où le désir naturel conditionnel et inefficace. En tant que ce désir est naturel, au lieu d’être fantaisiste, nous avons ici un sérieux argument de convenance, qui est même très profond ; mais en tant que ce désir est conditionnel et inefficace, la possibilité de la vision béatifique n’est pas rigoureusement démontrée. Il serait certaine­ ment très bon pour nous de voir Dieu, s’il peut et s’il veut nous élever à cette vision. La grâce, essen­ tiellement nécessaire à cette élévation, est-elle possible ? Nous ne pouvons le démontrer. C’est seulement très probable, comme il est très probable que notre intelligence étant toute spirituelle ou SOLUTION COMMUNE DES THOMISTES immatérielle, peut être informée même par le plus haut intelligible, qui est Dieu vu face à face. Et nul ne peut prouver le contraire. Il est très probable que VEssence divine, connue immédiatement et surnaturellement, ne dépasse pas l’objet adéquat de notre intelligence, et que celui-ci déborde donc énormément l’être en tant qu être, connu in speculo sensibilium et objet de la méta­ physique. Mais cela ne peut être démontré, car l’Essence divine immédiatement connue, ou la vie intime de Dieu, est d’ordre essentiellement sur­ naturel. Ce que nous pouvons naturellement savoir d’elle, c’est qu’elle existe comme objet naturellement inconnaissable en son essence, mais nous ne pouvons démontrer qu’elle peut être surnatur ellement connue par nous comme elle est en soi. On a parfois donné, à la suite de saint Thomas, des démonstrations supposant une prémisse de foi, mais ce n’est pas d’elles qu’il s’agit ici. * Cet enseignement est clairement exposé par les Salmanticences, par Gonet, par Gotti, par Billuart, et par plusieurs autres qui y voient l’enseignement de saint Thomas lui-même et des premiers thomistes. Les Salmanticenses in Iam, q. 12, a. 1, tr. II, disp. I, dub. III, posent ex professo la question : « Utrum possibilitas visionis Dei per essentiam ab intellectu creato possit evidenter cognosci per lumen naturae. » Us répondent contrairement à Gonzales et à Vasquez, n° 39 : « Lumen naturale, secundum se et praecise sumptum non posse évidenter cogno­ scere seu demonstrare esse possibilem visionem Dei l88 LA POSSIBILITÉ DE LA VISION BÉATIFIQUE per essentiam intellectui creato. Assertio haec aperte desumitur ex D. Th. I* ΙΡθ, q. 109, a. i, quem sequuntur Cajetam, Zumel, Machin, et alii ex thomistis in praesenti, Sylvest. i p. conflatus q. 12, a. i, Medina, Ia IIa®, q. 5, a. 1 ; Martinez, ibid.’ Alvarez, disp. 28, Suarez, disp. 30, Met. sect. II, etc. Ratio est : Visio Dei, prout est in se, est secundum suam substantiam supernaturalis... Res autem creata supematuralis secundum suam substantiam, neque habet causas, neque effectus ordinis naturalis. « (Insuper) nequit demonstrari possibilitas finis, si non potest evidenter sciri possibilitas mediorum, quoniam finis non est consequibilis, nisi per media... Media autem ad assecutionem praedictae visionis, scilicet gratia, fides, spes, caritas, etc. sunt supernaturalia, quae proinde excedunt captum luminis ' naturalis. » j Ibid., n° 47 : « Non est evidens, lumine naturali, ’ objectum intellectus adaequatum esse ens, prout abstrahit a naturali et srip ernabarali. Unde qui assere­ ret objectum illius, tantum esse ens naturale, non posset ex vi luminis naturalis evidenter falsitatis convinci. » Item Gonet, Clypeus, De Deo, in Iam q. 12, disp. I, a. 4, c. I : « Certum et indubitatum est apud omnes, beatificae visionis existentiam, aut futuritionem, non posse lumine naturali demonstrari, quia cum illa sit creaturae intellectuali indebita, subindeque ex sola Dei voluntate dependens, sola ipsius revelatione potest certo cognosci. « Certum etiam est, non posse evidenter ostendi beatificae visionis impossibilitatem... SOLUTION COMMUNE DES THOMISTES 189 « Quod vertitur in controversiam est, an illius possibilitas possit lumine naturali evidenter demon­ strari? Scotus enim, in IV Sent., d. 49, q. 8, et Vasquez, in Iam IIae, disp. 20, cap. 2, partem affir­ mativam tenent, alii vero negantem, cum quibus. « Dico : possibilitatem visionis Dei, ut est in se, solo lumine naturali demonstrari non posse, atit evidenter cognosci... Probatur conclusio ex D. Thoma Ia IIae, q. 109, a. i... Supematuralia in tantum dicuntur supematuralia, in quantum excedunt totum ordinem naturae. Sed non transcenderent totum naturae ordinem, si haberent necessariam connexio­ nem cum effectibus naturae, ut de se patet. Ergo.— Confirmatur... Nequit demonstrari possibilitas finis, nisi posset evidenter sciri possibilitas mediorum, quia finis non est consequibilis, nisi per media. Sed possibilitas mediorum ad claram Dei visionem con­ ducentium, nimirum gratiae, fidei, spei, caritatis, solo lumine naturali evidenter cognosci nequit ; cum enim haec sint supematuralia, captum luminis naturalis transcendunt. Ergo nec visionis beatificae possibilitas. » Cf. Ibidem solutionem objectionum Scoti et Vasquez. * * * V. L. Gotti, Ο. P., au XVIIP siècle dans sa Théologie : De Deo : (in Iam, q. 12, a. 1), q. I, de Possibilitate visionis Dei, dub. III, § 1, examine la même question : « An ratione naturali cognosci possit, visionem Dei esse possibilem. » Il répond comme les thomistes précédents : «Dico primo : solo lumine naturae non potest demonstrari, visionem claram Dei esse possibilem. Probatur. Quia lumen naturale solum nobis potest igo LA POSSIBILITE DE LA VISION BEATIFIQUE ostendere id quod naturale est, et cum effectibus naturalibus connexionem habet ; sed visio Dei utpote prorsus supernaturalis, nullam cum effectibus naturalibus connexionem habet, quia supematurale dicitur illud, quod est supra totam naturam et supra totam naturae exigentiam; ergo, etc. « Item testatur D. Thoma, Ia IIae, q. 109, a. 1... «... Esto naturaliter evidens sit, Deum abstra­ ctive cognoscibilem contineri sub objecto intellectus creati, non tamen Deum, ut clare visibilem; quia, ut sic, utpote objectum supematurale, excedit vires luminis naturalis. Et quamvis certum esset lumine naturae, ens abstrahens a Deo et creaturis esse objectum (adaequatum) intellectus, non tamen est evidenter certum, quod intellectus creatus possit attingere Deum clare et intuitive, et non solum abstractive. « Neque Angellis, etsi comprehendat intellectum humanum, potest naturaliter cognoscere, illum posse elevari ad visionem beatificam, et proinde hanc esse possibilem. Nam Angelus comprehendit quidem potentiam naturalem intellectus humani, et cognoscit omnes actus, quos potest naturaliter elicere, non tamen comprehendit ejus potentiam ob edientialein, seu actus, ad quos potest elevari, ideoque non cognoscit certo, illi esse possibilem visionem Dei. Potentia obedientialis, esto entitative naturalis sit, imo ipsa natura intellectus, terminative tamen supernatîiralis est, ideoque viribus naturae terminus ejus cognosci nequit. » (Il s’agit de la puissance obédientielle qui est prérequise pour l’élévation à l’ordre de la grâce et de la gloire, et non de celle prérequise au miracle, car il est sûr que la seule raison peut emontrer la possibilité du miracle.) SOLUTION COMMUNE DES THOMISTES IÇI tJJico secundo (continue Gotti) : Viribus naturae fotest aliqualiter ostendi, viszonem Dei non esse impossibilem, sive afferendo rationes, quae licet non sint demonstrativae, sint tamen congruentes et probabiles, sive etiam solvendo argumenta, quae contra ejus possibilitatem fieri possunt... (Sic) rationes quas D. Thomas adducit in 1. III Contra Gentes, cap. 50 sunt quidem valde probabiles et sunt efficaces ad hominem (ut aiunt) contra Gentiles Philosophos, quos in eo libro arguit, quia sumptae ex principiis ab iis admissis... ; non tamen sunt demonstrativae. « Dubitare enim possumus, an sicut ob excessum suae intelligibilitatis (Deus) non potest adaequate et comprehensive ab ulla cratura cognosci, ita nec possit quidditative, nisi aliunde fides ostendat modum, quo ejus quidditas infinita finito modo intellectui creato uniatur. « Secunda etiam ratio (sumpta ex desiderio videndi causam, visis effectibus, quod esset inane et frustaneum, si visio causae non esset possibilis) demonstrativa non est, quia cum tale desiderium naturale, ut dicemus, non sit efficax, neque absolu­ tum, sed inefficax et conditionatum, non probat evidenter, visionem causae esse possibilem absolute, sed solum esse congruenter et probabiliter : quia, cum hoc desiderium sit valde consentaneum naturae, et ut in pluribus inveniatur, valde congruum est, non frustrari, et ideo magna congruitate probat possibilitatem rei appetitae. » * * * Billuart est donc l’écho fidèle des thomistes qui l'ont précédé, lorsque se posant ex professa la même IQ2 LA POSSIBILITÉ DE LA VISION BÉATIFIQUE N’EST PAS RIGOUREUSEMENT DÉMONTRABLE IQ3 question, De Deo, diss. IV, a. 3, Appendix, il écrit, vingt ans apres Gotti : « Visio Dei intuitiva est omnino supernatiiralis, non solum in *, ratione entis, S sed etiam in ratione veri et cognoscibilis... ; nullam habet connexionem cum causa aut effectu naturali. « Cum dicimus inesse homini naturale desiderium videndi Deum visis ejus effectibus..., intelligimus de appetitu elicito ex praevia cognitione, non quidem absoluto et efficaci..., sed conditionato et inefficaci, si fieri potest, in qtiantum est possibile. Ex tali desiderio visionis beatae, cum absolute loquendo possit frustrari, non potest demonstrative probari ejus possibilitas, sed probabiliter tantum et moraliter suaderi. » violentée en rien). De même l’homme désire naturel­ lement voir Dieu, mais il ne s’ensuit point qu il arrive de fait à le voir. Les deux problèmes qui s’éclairent à la lumière des mêmes principes, peuvent paraître d’abord très simples si on ne les considère que superficiellement ; mais un regard plus attentif permet d’entrevoir leur profondeur, et ce qu’il y a en eux de difficilement exprimable, d’où la nécessité des distinctions mul­ tiples qui ont été faites à bon droit par les théologiens thomistes, pour éviter ici toute erreur. Ces dis­ tinctions peuvent paraître trop compliquées ; il est très difficile pourtant à la raison discursive de se passer d’elles, et elles sont bien dans le prolon­ gement normal de ce que dit saint Thomas de la volonté antécédente, Ia, q. 19, a. 6, ad im : VALEUR DE LA SOLUTION COMMUNE DES THOMISTES « Ad cujus intehectum considerandum est, quod unumquodque secundum quod bonum est, sic est volitum a Deo. Aliquid autem potest esse in prima sui consideratione, secundum quod absolute conside­ ratur, bonum vel malum, quod tamen prout cum aliquo adjuncto consideratur (quae est consequens consideratio ejus) e contrario se habet... (Sic) Deus antecedenter vult omnem hominem salvari ; sed consequenter vult quosdam damnari, secundum exigentiam suae justitiae. Neque tamen id quod antecedenter volumus, simpliciter volumus, sed sectindzim qziid ; quia voluntas comparatur ad res secundum quod in seipsis sunt : in seipsis autem sunt in particulari. Unde simpliciter volumus aliquid, secundum quod volumus illud consideratis omnibus circumstantiis particularibus, quod est consequenter velle. Unde potest dici, quod judex justus simpliciter vult homicidam suspendi ; sed secundum quid vellet eum vivere, scilicet in quantum est homo. Unde magis potest dici velleitas, quam absoluta voluntas. Et sic patet quod quidquid Deus simpliciter vult, fit , licet illud quod antecedenter vult, non fiat. » * * * Une remarque préalable éclaire cette question. Il peut paraître très simple de dire : « L’homme naturellement désire voir Dieu, qu’il sait être la cause première de l’univers » ; mais cette affirmation en apparence si simple pose de très grands problèmes. On n’a pas assez remarqué que dans la pensée de saint Thomas la question du désir naturel de voir Dieu a beaucoup de ressemblance avec celle de la volonté salvifique universelle, dont il est parlé Ia, q. 19, a. 6, ad im. Dans les deux cas il s’agit d’un acte de la volonté dite antécédente et non pas conséquente et efficace. Dieu veut d’une certaine façon le salut de tous les hommes et pourtant de fait tous ne sont pas sauvés (mais il veut de volonté conséquente et efficace le salut des élus, qui infail­ liblement sont sauvés, sans que leur liberté soit Le sens du mystère 3 IÇ4 LA POSSIBILITÉ DE LA VISION BÉATIFIQUE Puisque tous les hommes ne sont pas sauvés de fait, il faut dire que Dieu veut les sauver tous, non pas d’une façon absolue et efficace, mais de façon condi­ tionnelle et inefficace ; cette volonté est pourtant principe des grâces suffisantes, qui rendent l'accom­ plissement des préceptes réellement possible à tous les adultes. De même l’homme naturellement désire voir Dieu, qu’il sait être la cause première de l’univers. Mais l’homme voit aussi qu’il ne peut pas par ses forces naturelles atteindre cette vision. Son désir naturel ne saurait donc être absolu et efficace, mais condi­ tionnel et inefficace : si Dieu veut bien gratuitement l'élever à cette vision, à Vordre de la grace immensément supérieur à celui de la nature humaine ou même à celui de la nature angélique. De plus la chose désirée (on n’y pense pas assez) est d'une surnaturalité très supérieure à celle du miracle. Nous sommes familiarisés avec l’expression : voir Dieu immédiatement, et nous oublions l’élévation essentiellement surnaturelle de cette vision. Bon nombre de ceux qui ont écrit récemment sur cette question oublient qu’il s’agit ici d’une vision dont la surnaturalité est très supérieure à celle, par exemple, de la résurrection des morts. S’il s’agis­ sait seulement du désir de la résurrection corporelle, on pourrait démontrer la possibilité de la chose désirée ; car le miracle est surnaturel seulement par sa cause et par le mode de sa production, mais il est naturellement connaissable, quant à son existence et à sa possibilité. La ^vision immédiate de l’essence divine, comme la grâce et la lumière de gloire qui seules la rendent possible, est surnaturelle essentiellement, intrinsèque- I i i t , ’ n’est pas rigoureusement démontrable 195 ment, en son être même, et par suite ni son existence, ni sa possibilité ne sont naturellement démontrables. Les arguments invoqués en faveur de cette pos­ sibilité sont de ceux dont saint Thomas, dans le Contra Gentes, I, c. 8, a écrit : «Humana ratio ad cognoscendam fidei veritatem (par exemple la vie étemelle), quae solum videntibus divinam substantiam potest esse notissima, ita se habet quod ad eam potest aliquis veras similitu­ dines colligere ; quae tamen non sufficiunt ad hoc quod praedicta veritas quasi demonstrative vel per se intellecta comprehendatur. Utile tamen est ut, in hujusmodi rationibus, quantumcumque debilibus, se mens humana exerceat, dummodo desit comprehen­ dendi vel demonstrandi praesumptio ; quia de rebus altissimis, etiam parva et debili consideratione, aliquid posse inspicere jucundissimum est. » Item Ia IIae, q. 109, a. 1. « Altiora intelligibilia (ad quorum notitiam per sensibilia devenire non possumus) intellectus humanus cognoscere non potest, nisi fortiori lumine perficiatur, sicut lumine fidei, vel prophetiae, quod dicitur lumen gratiae, in quantum est naturae superadditum. » — « Oculus non vidit, nec auris audivit, nec in cor hominis ascendit, quae praeparavit Deus iis qui diligunt illum. » I. Cor., II, 9. Pour résumer en quelques mots la position com­ mune des thomistes nous dirons : Quod est supernatterale quoad substantiam est supematurale etiam quoad cognoscibilitatem, quia verum et ens convertuntur1. i Cette maieure ne contredit nullement la thèse précédente, qm pmuveTeStcnce en Dieu de le prouve précisément comme l'existence d un ordre de linUs IÇÔ LA POSSIBILITÉ DE LA VISION BÉATIFIQUE Atqui visio beatifica est supematuralis quoad substantiam. Ergo visio beatifica est supematuralis quoad cognoscibilitatem ; proinde possibilitas ejus solo lumine rationis demonstrari nequit. Les travaux récents sur ce sujet n’ont pas détruit cet argument, plusieurs d’entre eux omettent même de l’examiner. Si l’on démontrait positivement la possibilité d’un mystère surnaturel : au cas où son existence serait nécessaire (Trinité) on la démontrerait elle aussi; au cas où son existence serait contingente, elle serait indémontrable non pas à raison de sa sumaturalité essentielle, mais à raison de sa contingence, comme les futurs contingents de l’ordre naturel. Cette position, très nettement prise par les thomistes que nous avons cités, est fondée sur les vérités élémentaires de la théologie, vérités qui apparaissent les plus profondes lorsqu’on les a longtemps méditées. Nous avons étudié pour la première fois cette position il y a trente-cinq ans, et après y être bien souvent revenu, elle nous apparaît toujours mieux fondée. Avant d’entreprendre de réviser cette thèse, il faudrait être bien sûr de ne pas méconnaître ses fondements, et il faudrait mieux posséder la doctrine de saint Thomas que les thomistes dont nous avons parlé. Se flatter de la mieux pénétrer ne serait peut-être pas sans présomption h inaccessibles à notre connaissance naturelle. Et parmi ces vérités il y a celle qui concerne la vie étemelle ou la vision béatifique. i. La révision des positions thomistes relatives à la distinction de la nature et de la grâce pourrait nous entraîner beaucoup plus loin que nous ne pensons, et commencer une période de déclin, en un moment surtout où l'on signale de divers côtés malgré 1 abondance des publications, un fléchissement des études spéculatives. Les thèses les plus opposées sont soutenues avec N’EST PAS RIGOUREUSEMENT DÉMONTRABLE I : , j * I ■ I ( i’ I97 A nos yeux, réviser cette position ne serait pas un progrès, mais un recul, une confusion regrettable qui porterait sur la notion même de mystère surnaturel, dont la surnaturalité essentielle est très supérieure — nous en avons montré ailleurs les conséquences1 — à celle du miracle naturellement connaissable. Or, cette distinction, à la fois élémen­ taire et fondamentale en théologie, est en partie méconnue aujourd’hui par ceux qui soutiennent que sans la grâce de la foi le miracle n’est pas discernable avec certitude. Chose assez paradoxale, plusieurs d’entre eux soutiennent en même temps que la possibilité de la vision béatifique est naturellement démontrable. C’est l’inverse que nous défendons : le miracle est naturellement discernable (Concile du Vatican : « Si quis dixerit... miracîda certo cognosci nunquam posse nec iis divinam religionis Christianae originem rite frobari : a. s. » (Denzinger, 1813). « Miracula, quae cum Dei omnipotentiam luculenter commonstrent, divinae revelationis signa sunt certissima et omnium une égale assurance et souvent les questions s’embrouillent plus qu’elles ne progressent. Ce n’est pas sans inquiétude, par exemple, qu’on voit un certain nombre de professeurs de philosophie et de théologie soutenir aujourd’hui que la négation du principe de causalité n’implique pas contradiction. Ils ne s’aperçoivent même pas qu’en soutenant cela, ils nient la nécessité ontologique et la valeur démonstrative des preuves traditionnelles de l’exis­ tence de Dieu. C’est une position fort éloignée évidemment de celle qui soutient la possibilité de démontrer rigoureusement par la seule raison la possibilité de la vision béatifique, mais il se pourrait pourtant fort bien que certains esprits, sous l'in­ fluence de la philosophie de l’action, admettent en même temps ces positions si différentes l’une de l’autre. . . , Nier que le désir naturel de voir Dieu soit conditionnel, con­ duirait à dire avec Baius qu’il est absolu etefficace I. Cf. De Revelatione, t. I, c. V-VI-XI-XH, et le Réalisme du principe de finalité, 11° Partie, chap. VII. Le réalisme et la connaissance du surnaturel. iç8 LA POSSIBILITÉ DE LA VISION BÉATIFIQUE intelligentiae accommodata. » (Denzinger, 1790). Par contre, de la possibilité de chaque mystère essentiellement surnaturel, même de celui de la vision béatifique, il faut dire avec le même Concile : « Divina mysteria suapte natura intellectum creatum sic excedunt, ut etiam revelatione tradita et fide suscepta ipsius tamen fidei velamine contecta et quadam quasi caligine obvoluta maneant, qua: ui· IU in hac mortali vita « peregrinamur a Domino; fer fidem enim ambulamus, et non per speciem. » (Denzinger, 1796). « Mysteria non posse per rationem rite excultam e naturalibus principiis intelligi et demonstrari. » (Denzinger, 1816). Le mystère de la vie étemelle ou de la vision béatifique n'est pas seulement indémontrable quant à son existence, comme un simple futur contingent d’ordre naturel ; il dépasse notre intelligence, non seulement par sa contingence, mais par sa sur­ naturalité essentielle. Et donc sa possibilité intrinsèque ne saurait être rigoureusement démontrée. S’il n’y a pas en cette position la demonstrandi praesumptio signalée par saint Thomas, il n’y a non plus aucun « minimisme timoré ». C’est au contraire l’affirmation très ferme de la transcendance de tout mystère essentiellement surnaturel. C’est la position opposée qui porte à minimiser le surnaturel et qui paraît le redouter ; elle perd le sens du mystère. Aussi maintenons-nous fermement, avec tous les thomistes que nous avons cités, que la possibilité du mystère de la vision béatifique ou de la vie éternelle n’est pas rigoureusement démontrable. On comprend fort bien que saint Thomas, I3, ' t 1 v J ! ( ί n’est pas rigoureusement démontrable 199 q. 12, a. i, dise que nier la possibilité de la vision soit praeter rationem. Nul en effet ne peut prouver qu’elle est impossible. Mais l’argument donné, ibidem, pour montrer qu’elle est possible, ne serait absolument rigoureux que si la connaissance intuitive (et non abstractive) de Vessence de la Cause première était nécessaire pour expliquer les effets naturels de cette cause suprême. Or il n’en est rien. Car ces effets d’ordre naturel ne sont pas comme la grâce sanctifiante une parti­ cipation de la nature divine, de la Déité, mais Dieu les produit par son intelligence et sa volonté selon les idées divines (Ia, q. 14, a. 8 ; q. 15; q. 19, a. 3 et 4). Et donc pour connaître les choses de l’ordre naturel par leur cause suprême, il est bien nécessaire sans doute de savoir que Dieu, Premier Être, est aussi Première Intelligence et Première Volonté, mais il n’est pas nécessaire de voir l’essence divine. Cependant notre connaissance abstractive de Dieu laisse subsister beaucoup d’obscurités, particulière­ ment sur la conciliation intime de certains attributs divins ou de leurs actes : Comment l’acte libre créateur, qui pourrait ne pas être, n’est-il pas en Dieu quelque chose de contingent, et se concilie-t-il avec l’absolue nécessité de Dieu, à qui ne peut s’ajouter aucun accident, cui nulla potest fieri additio? Comment la permission divine du mal physique et du mal moral, parfois si grand, se concilie-t-elle avec la bonté suprême et avec la toute puissance ? Comment l’infinie miséricorde se concilie-t-elle aussi avec l’infinie justice ? A cause des obscurités que laisse subsister la connaissance abstractive de Dieu pour 1 ange comme 200 LA POSSIBILITE DE LA VISION BÉATIFIQUE pour l’homme, naît le désir conditionnel: Si pourtant je pouvais voir Dieu, immédiatement comme il se voit ! Si je pouvais voir la conciliation intime des perfections divines dans la Déité, quel bonheur ce serait pour moi ! Quelle béatitude, si Dieu m’élevait à pareille vision ! De ce que ce désir naturel existe, il est très vrai­ semblable que cette vision est possible. Mais ce désir étant conditionnel, il ne s’ensuit pas que Dieu veuille nous élever à cette vision, et il n’est même pas rigoureusement démontré qu’il le 'puisse. Une question en effet subsiste : Le secours essentiellement surnaturel, absolument et manifestement néces­ saire à cette élévation, est-il possible ? Ce secours devrait être une participation formelle de la vie intime de Dieu, de la Déité ; cette participation formelle est-elle possible ? N ous ne pouvons le démontrer par la seule raison, car elle est incapable de connaître positivement cette vie intime de Dieu, elle sait seule­ ment qu’elle dépasse l’objet propre de toute intel­ ligence créée et qu’elle constitue l’objet propre de l’intelligence divine. Par suite, bien qu’il paraisse à plusieurs presque évident et certain qu’il n’y a pas d’impossibilité de notre côté, il n’est pas sûr que cette impossibilité n’existe pas du côté du moyen indispensable pour cette vision, et du côté de Dieu même. Même s’il était évident qu’une grâce essentiellement sur­ naturelle est possible, serait-il rationnellement cer­ tain que Dieu peut être vu sans l’intermédiaire d’aucune idée créée ? Peut-il sans imperfection jouer le rôle de species impressa et de species expressa. La raison par ses seules forces peut-elle répondre a cette question ? Ne lui reste-t-il pas un doute n’est PAS RIGOUREUSEMENT DÉMONTRABLE 201 sur ce point : peut-être faut-il une idée créée ? Et, si oui, Dieu sera-t-il vu vraiment tel quil est en soi ? Une idée créée, si parfaite qu’on la suppose, peut-elle exprimer tel qu’il est en soi Celui qui est l’Acte pur, l’Être même, l’Intellection même, un pur éclair intellectuel éternellement subsistant ? Enfin, l'infini peut-il être vu modo finito par une vision qui soit immédiate sans être compréhensive ? Autant de problèmes des plus difficiles, presqu’autant que ceux relatifs à la possibilité de l’incarnation : Dieu peut-il sans imperfection ter­ miner immédiatement notre vision dans l’ordre de la connaissance, et le Verbe de Dieu peut-il sans imperfection terminer immédiatement une nature humaine individuée1? Or on admet communément que la possibilité de l’incarnation est indémontrable ; nul ne peut certes démontrer que Γ Incarnation est impossible, mais les raisons que nous donnons de sa possibilité sont seulement des raisons de convenances. Recon­ naissons que dans cet ordre elles sont très fortes, celle surtout donnée par saint Thomas, IIIa, q. i, a. i : « Pertinet ad rationem boni, ut se aliis com­ municet... Unde ad rationem summi boni 'pertinet, quod summo modo se creaturae communicet, quod quidem maxime fit per hoc, quod naturam creatam sic sibi conjungit, ut una persona fiat ex tribus, Verbo, anima et came, sicut dicit Augustinus in 1. XIII de Trinit., c. 17. Unde manifestum est, i. Le philosophe et l’apologète ne se posent guère ces questions, mais elles sont familières au théologien. Or ceux qui soutiennent qu’on peut démontrer rigoureusement la possibilité de la vision béatifique sont plutôt parmi les philosophes queparmi es théologiens. Et ce problème est proprement du domaine de la théologie. 202 LA POSSIBILITÉ DE LA VISION BÉATIFIQUE quod conveniens fuit Deum incarnari. » Bien que la convenance soit plus que la simple possibilité, la possibilité de l’incarnation n’est pas rigoureuse­ ment démontrée par cette très profonde raison, pas plus que la possibilité de la Trinité n’est démontrée par ce principe si admirablement énoncé par saint Thomas, Ia, q. 27, a. 1, ad 2um : « Id quod procedit ad intra processu intelligibili, non oportet esse diver­ sum ab eo a quo procedit ; imo quanto perfectius procedit, tanto magis est unum cum eo, a quo procedit... Unde cum divinum intelligere sit in fine perfectionis, necesse est quod Verbum divinum sit perfecte unum cum eo a quo procedit absque omni diversitate in natura. » Item, IV, Contra Gentes, c. XI. Ce sont là de sublimes raisons de convenance, extrêmement profondes, plus qu’on ne saurait le dire, mais ce ne sont pas des démonstrations. Elles sont, je ne dis pas à la démonstration, mais à une évidence d’un autre ordre, ce que le polygone inscrit, dont on multiplie toujours les côtés, est à la circon­ férence. A la limite il s’identifierait avec elle ; mais la limite est à l’infini. On ne parviendra jamais à multiplier les côtés du polygone autant qu’il est possible, de même la raison ne parviendra 'jamais à approfondir ces raisons de convenance autant quit est possible, mais plus elle les approfondit plus elle voit qu’elle ne peut les transformer en démonstration. (Il en est de même pour les anges, même pour les plus élevés.) Pourquoi? Parce que ce qui est ici à la limite ce n est pas une démonstration rationnelle, c’est quelque chose d infiniment supérieur : c’est la vision surnaturelle soit de la Trinité, soit de l’incarnation, j | < ' v , ( | n’est pas rigoureusement démontrable 203 soit de ce qui constitue formellement la vie éternelle. Et donc, si paradoxal que cela paraisse au premier abord : ceux qui tiennent ces raisons de convenance pour démonstratives, ne saisissent pas assez leur élévation ni à quelle hauteur se trouve le mystère dont elles parlent. Dire qu’elles sont démonstratives, c’est en ce sens les diminuer ; c’est dire qu’elles sont de notre domaine et à notre portée, alors qu’en réalité elles vont plus haut, mais selon le mode de la probabilité, le seul possible en ces régions supé­ rieures1. C’est pourquoi saint Thomas nous dit : « de rebus ditissimis, etiam parva et debili consi­ deratione aliquid posse inspicere jucundissimum apparet, » Contra Gentes, I, c. 8. C’est ce que n’a pas compris le semirationalisme qui cherchait à démontrer les mystères. Ces raisons de convenance sont moins que des démonstrations rationnelles, au point de vue du mode de la connaissance, de sa certitude et de sa rigueur, mais elles sont supérieures à des démon­ strations, si l’on considère l’élévation de l’objet. Elles tendent en effet à nous faire concevoir une vérité qui échappe à la démonstration, non pas parce qu’elle est au-dessous du démontrable, mais parce qu’elle est au-dessus du démontrable, et infiniment au-dessus. Ces raisons de convenance sont, dans l’acte de foi, objet de la cogitatio dont il est parlé dans la définition classique : « credere est cum assen­ sione cogitare ». Comme l’explique saint Thomas I. Et si on les fait descendre de ce domaine essentiellement surnaturel, où elles ne pénètrent que par voie de probabilité SSfa£n conve°”an'cee sux- S“UNr" pîïï ·* de la théologie. 204 LA POSSIBILITÉ DE LA VISION BÉATIFIQUE de Veritate, q. 14, a. 1 : « In scientia cogitatio inducit ad assensum et assensus quiet at. Sed in fide est assensus et cogitatio quasi ex aequo. Non enim assensus ex cogitatione causatur, sed ex voluntate. Sed | quia intellectus non hoc modo terminatur ad unum . ut ad proprium terminum perducatur, qui est visio alicujus intelligibilis ; inde est quod ejus motus nondum est quietatus, sed ad hoc habet cogitationem et inquisitionem de his quae credit, quamvis firmissime eis assentiat. Quantum enim ( est ex seipso, non est ei satisfactum, nec est tenui- | natus ad unum ; sed terminatur tantum ex extrinseco. Et inde est quod intellectus credentis dicitur esse captivatus, quia tenetur terminis alienis et non I propriis. » Ainsi, la possibilité de la vie étemelle est une vérité qui est au-dessus de toute démonstration, supérieure à la puissance démonstrative d une intelligence créée angélique ou humaine. Lorsque nous considérons cette proposition : « La vie éter­ nelle est possible. », notre esprit reste dans la cogitatio, il trouve des raisons de convenance des plus élevées, qui grâce au mode de probabilité dépassent la sphère du démontrable ; la cogitatio ne parvient pas à voir avec certitude que le prédicat de cette proposition convient au sujet, car celui-ci exprime une réalité surnaturelle en son essence et donc en sa cognos­ cibilité, « verum et ens convertuntur ». Et donc, comme nous croyons à l’existence de la vie étemelle, nous croyons à sa possibilité. Nous ne la savons pas. Nous sommes dans un domaine supérieur à celui de la démonstration. En ce sens, vouloir faire de ces raisons de convenance des raisons démon­ stratives, c’est les diminuer et perdre de vue la N’EST PAS RIGOUREUSEMENT DÉMONTRABLE 205 hauteur à laquelle leur très sérieuse probabilité parvient à s’élever1. i. Notons à ce sujet qu’on remarque assez souvent chez plusieurs théologiens actuels une double inadvertance : plusieurs disent que nous démontrons la non-contradiction des mystères surnaturels ; nous montrons seulement par la solution des dif­ ficultés qu’on ne peut démontrer qu’il y a contradiction dans les mystères surnaturels. Mais leur non-répugnance ou leur possibilité intrinsèque nec probatur, nec improbatur, sed suadetur. — 20 Plusieurs aussi par inadvertance parlent comme si les mys­ tères de la vie éternelle ou celui de l’incarnation échappaient seulement à la démonstration, par leur contingence, et non par leur sumaturalité essentielle. L’ÉMINENCE DE LA DÉITÉ, SES ATTRIBUTS ET LES PERSONNES DIVINES Un des points culminants de la doctrine de saint Thomas dont Cajetan a bien montré l’élévation et le rayonnement est celui qui concerne la Déité et ses rapports avec l’objet propre de la théologie, avec les attributs divins, les personnes divines, la grâce sanctifiante, et même avec le grand problème de la prédestination. Rappeler son enseignement sur ces divers sujets permet d’entrevoir la synthèse qui peu à peu se constitua en ce grand esprit qui aurait pu faire une œuvre originale et qui ne voulut être qu’un commentateur de saint Thomas, pour défendre la Somme Théologique contre les attaques multiples et réitérées dont elle était l’objet. * * * LA DÉITÉ ET L’OBJET PROPRE DE LA THÉOLOGIE Les thomistes enseignent généralement que l’objet formel et spécificatif de la théologie est Dieu, sous la raison de Déité, sub ratione Deitatis, en tant qu’il est connaissable par la révélation virtuelle. De la sorte, la théologie diffère de la partie de la méta­ physique appelée théologie naturelle ou théodicée, qui porte sur Dieu, en tant qu’être, sub ratione, ' | I , ( l/ÉMINENCE DE LADÉITÉ ET LES ATTRIBUTS DIVINS2O7 non Deitatis, sed entis, connu à la lumière de la raison. Elle diffère aussi de la foi, vertu théologale, qui porte sur Dieu, en sa Déité ou en sa vie intime, connu à la lumière de la révélation, non pas seule­ ment virtuelle, mais formelle L Cet enseignement communément reçu chez les thomistes vient en grande partie des précisions apportées par Cajetan pour expliquer et défendre la première question de la Somme Théologique de saint Thomas. Ce qu’il a écrit à ce sujet fait voir toute l'élévation de cet enseignement. Le saint Docteur avait dit, Ia, q. i, a. 6 : « Sacra doctrina 'propriissime determinat de Deo..., quia non solum quantum ad illud quod est per creaturas cognoscibile (quod philosophi cognoverunt...) sed etiam quantum ad id, quod notum est sibi soli de seipso, et aliis per revelationem communicatum. » Item Ia, q. i, a. 7 : « Deus est subjectum huius scientiae », et ibid, ad ira. Cajetan in Iam, q. 1, a. 3, n° IV, V-X, montre bien par là 1 unité de la théologie. L’unité et la diversité des sciences, remarque-t-il, dépend de l’unité et de la diversité de la raison formelle de leur objet, comme objet. C est ainsi que la philosophie naturelle traite de l’être mobile selon le premier degré d’abstraction, la mathématique de la quantité, selon le deuxième i. Voir, par exemple, Gonet, Clyfieus theologiae thomisticae, t. I, Disp, proœmialis, art. 3, n° 22 : « Dico : objectum formale et specificativum Theologiae esse Deum, sub ratione Deitatis, ut cadit sub revelatione virtuali : itaquod ipsa Deitas sit ratio formali quae ; revelatio vero divina virtualis et mediata, ratio formalis sub qua. Objectum autem materiale, extensivum et terminativum, est quodcumque revelatum a Deo. In hac sententia jam fere omnes conveniunt. > — De même, Billuart, Cursus Thcol. Dissert, proœm., a. V. Nous avons assez longuement exposé cette doctrine ailleurs : de Revelatione, t. I, pp. 6-28. ; 2o8 L EMINENCE DE LA DÉITÉ degré d’abstraction, la métaphysique de Vêtre en tant qu'être, selon le troisième degré d’abstraction (ab omni materia') sous la lumière naturelle de l’intel­ ligence. La théologie, elle, traite de Dieu, sous la raison de Déité, connu à la lumière de la révélation divine. Mais, ajoute-t-il, la lumière divine révélatrice, qui seule peut faire connaître positivement la Déité, ou vie intime de Dieu, est multiple. Elle peut donner V évidence de la Déité, ainsi elle spécifie la vision béatitique ; ou bien elle ne révèle la Déité qu’obscu­ rément, ainsi elle spécifie la foi infuse ; ou bien elle abstrait de Vévidence et de l'inévidence, ainsi elle spécifie notre théologie, qui existe à l’état imparfait et sans évidence ici-bas, et à l’état parfait chez les i bienheureux qui ont l’évidence des vérités sur­ naturelles. Cf. Cajetan, in Iam, q. i, a. 2, n° X-XIL 1 On saisit mieux le sens et la portée de cet enseigne­ ment par l’explication que donne Cajetan in P®, q. i, a. 7, de cette proposition de saint Thomas: Deus est subjectum hujus scientiae (scii, sacrae theologiae) : r « In titulo, nota terminum utrumque. Ly subjectum stat pro subjecto formali, et ly Deus tenetur formaliter, idest in quantum Deus... Et ad bonitatem doctrinae, penetra quid importet in quantum Deus, ex declara­ tione Scoti in hac quaestione (Prol. Sent., q. 3), Quem­ admodum homo potest quadrupliciter accipi : i° quidditatiye, in quantum homo ; 20 ut substantia, et sic concipitur in communi; 30 ut naturaliter mansuetum ; et sic concipitur per accidens... ; q° ut nobilissimum animalium ; et sic concipitur relative ad aliud; ita in proposito, ordine retrogrado procedendo, Deus potest considerari ut altissima causa... et sic consideratur relalwe ad extra; potest etiam considerari ut sapiens, ι 1 ' i ' ET LES ATTRIBUTS DIVINS ’ • J I I 209 bonus, justus, et universaliter secundum rationes attributales ; et sic consideratur quasi per accidens; potest etiam considerari ut ens, tit actus, etc., et sic consideratur in communi. Et ad hos tres modos, quasi simplices, reducuntur considerationes compositae, puta ut actus punis, ut ens primum, etc. : consideratur namque in huiusmodi Deus, ut stat sub conceptu communi, et relativo aut negativo, ut patet. Ante omnes autem hos modos, potest considerari Dezis secundum suam propriam quidditatem : haec enim est prima, secundum naturam, cognitio omnium et fundamentum ceterarum : et hanc quidditatem circumloquimur Deitatis nomine. » ' · ; Au même endroit, Cajetan montre bien que lorsque saint Thomas enseigne que le sujet formel de la Théologie est Dieu, il veut dire : Dieu, en tant que Dieu, sub ratione, non solum entis primi, aut actus puri, aut bonitatis supremae, sed sub ratione propriissima Deitatis, qui constitue sa vie intime. Si 1’on objecte que le théologien ne peut pourtant pas dire ici-bas ce qu’est Dieu, quid sit Deiis, il faut répondre avec saint Thomas (Ia, q. 1, a. 7, ad im) que le théologien ne voit pas ce qu’est Dieu, mais il connaît imparfaitement ce qu’est Dieu par ce qu’il nous a révélé obscurément de sa vie intime, dans le mystère de la Trinité, et en tant qu’il est, non seulement auteur de la nature, mais auteur de la grâce, qui est une participation de la Déité. Nous entrons ici dans un ordre supérieur et propre­ ment divin, celui du règne de Dieu, de Dieu conçu, non seulement comme auteur des natures créées (humaine, angélique), mais comme Père, auteur de On voit par là l’élévation de la théologie, bien quelle reste inférieure à la foi, dont elle procede Le sens du mystère b Ή·?* b.; 210 L EMINENCE DE LA DÉITÉ ici-bas, et aux dons d’intelligence et de sagesse qui nous font pénétrer et goûter les principes de foi, que la théologie analyse conceptuellement et d’où elle déduit ses conclusions. Elle dépasse considérablement la plus haute méta­ physique. Celle-ci considère d’abord les créatures et ne connaît Dieu que par le reflet de ses per­ fections dans ce miroir créé, par les perfections qui sont analogiquement et évidemment1 communes au Créateur et à ses œuvres ; l’être, l’unité, la vérité, la bonté, l’intelligence, l’amour, etc. Au contraire, la théologie considère d’abord Dieu et selon ce qu’il y a de plus intime en lui, selon sa Déité, en l’éminence de laquelle s'identifient toutes les perfections qui lui sont analogiquement communes avec les créa­ tures ; elle considère dès lors ces attributs comme autant d’expressions de sa vie intime2, qui est sur­ tout manifestée par la révélation du mystère de la Trinité, dont dépendent ceux de l’incarnation du Verbe et de la Mission du Saint-Esprit sanctificateur. Il y a ainsi une immense différence entre connaître Dieu seulement du dehors et connaître même obscu­ rément « les profondeurs de Dieîi », comme dit saint Paul3, tout comme il y a une grande différence entre connaître un homme du dehors et connaître les secrets de son cœur. Il suit de là que la Déité ou vie intime de Dieu, 1. U y a d'autres analogies qui ne sont pas naturellement évidentes, comme celles de la paternité, de la filiation, de la spiration, dont Dieu pourra se servir pour révéler le secret de sa vie intime, le mystère de la Trinité. La métaphysique ne les connaît pas. 2. EUe traite ainsi de la Providence, non seulement dans 1 ordre naturel, mais dans celui de la grâce, et par suite elle parle a ex professo o de la Prédestination. 3· I Cor., II, io. ET LES ATTRIBUTS DIVINS 2II qui est l’objet propre de l’intelligence divine, est inaccessible à toute intelligence créée et créable, elle constitue manifestement un ordre essentiellement surnaturel de connaissance, et aucun des mystères de cet ordre ne peut être naturellement connu, ni démontré, même après la révélation. Cajetan insiste même tellement sur ce point (Ia, q. 12, a. i) qu’il paraît nier en nous le désir naturel, même conditionnel et inefficace, de voir Dieu immédiatement. En tout cas, il n’admet certai­ nement pas qu’on puisse démontrer positivement par la seule raison la possibilité de la vie étemelle, ni celle de la grâce sanctifiante ou de la lumière de gloire nécessaire à la vision béatifique. Tout cela est d’une sphère qui dépasse la démonstration rationnelle, c’est d’un ordre incomparablement plus élevé, celui de l’objet formel de l’intelligence divine, supérieur à l’objet propre de toute intelligence créée et créable. (Cf. in Iam, q. 12, a. 4.) LA DÉITÉ ET LES ATTRIBUTS DIVINS Les théologiens ont souvent discuté sur la nature de la distinction qui existe entre la nature divine et les attributs divins. Des nominalistes ont voulu n’y voir qu’une distinction verbale, comme entre Tullius et Cicéron ; il s’ensuivrait alors que justice divine et miséricorde seraient synonymes et qu’on pourrait employer indifféremment l’une ou 1 autre de ces expressions, dire par exemple que Dieu punit par miséricorde et pardonne par justice, ce qui est insoutenable. Duns Scot, on le sait, soutint, au contraire, qu’il y a entre la nature divine et les attributs et aussi entre ces derniers une distinction, non seulement virtuelle, mais formelle-actuelle. A cela la grande majorité des théologiens, en admettant la distinction virtuelle, répond : une distinction formelle-actuelle serait antérieure à la considération de notre esprit, elle serait donc une distinction réelle, contraire à la simplicité divine, car il n’y a en Dieu de distinction réelle qu’entre les personnes divines à raison de leur opposition de relation, en vertu du principe nettement exprimé par le Concile de Florence : « In Deo omnia sunt unum et idem, ubi non obviat relationis oppositio. » (Denzinger, n° 703.) Sur ce point, comme sur le précédent, Cajetan porte sa précision habituelle, montre fort justement comment il faut entendre saint Thomas. Le Docteur commim avait écrit, Ia, q. 13, a. 5 : « Cum hoc nomen sapiens de homine dicitur, signi­ ficamus aliquam perfectionem distinctam ab essentia H hominis, et a potentia et ab esse ipsius, et ab omnibus hujusmodi. Sed cum hoc nomen de Deo dicimus, non intendimus significare aliquid distinctum ab essentia vel potentia vel esse ipsius. Et sic, cum hoc nomen sapiens de homine dicitur quodammodo circumscribit et comprehendit rem significatam : non autem cum dicitur de Deo, sed relinquit rem significatam ut incom­ prehensam et excedentem nominis significationem. Unde patet quod non secundum eamdem rationem hoc nomen sapiens de Deo et de homine dicitur. Et eadem ratio est de aliis. Unde nullum nomen univoce de Deo et creaturis praedicatur. » Duns Scot ne s’estime pas satisfait par cette manière de voir et veut établir qu’il y a entre les attributs divins une distinction formelle-actuelle, c est-à-dire une distinction actuelle, non de réalités, I ET LES ATTRIBUTS DIVINS 2I3 r- i ' I / i I ‘ I 1 I ί » niais de formalités ; autrement, selon lui, on pourrait dire : Dieu punit par miséricorde et pardonne par justice. Ce serait l’universelle confusion. Cajetan, in Iam, q. 13, a. 5, n05 VII-XVI, répond : les attributs dont le concept formel n’implique pas d’imperfection sont formellement en Dieu (plus que virtuellement), mais ils n’y sont pas formellement distincts ; ils s’identifient sans se détruire dans l’éminence de la raison formelle de Déité. Ils y sont formellement, mais leur distinction n’est que virtuelle. Voici exactement ses paroles, ibid., n° VII : * Formaliter potest imaginari dupliciter. Primo, si fingamus quod propria ratio formalis safiientiae et propria ratio justitiae sint una ratio formalis, ita quod illa una ratio non sit tertia ratio, sed sit tantum propria sapientiae et justitiae ratio. Et hujusmodi identitas est simpliciter impossibilis, implicans duo contra­ dictoria... (Unde) si sint una ratio, ergo sunt una tertia ratio : eo quod una secundum se non est altera. Secundo potest intelligi, si fingamus rationem safiienhae et rationem justitiae eminenter claudi in una ratione formali superioris ordinis et identificari formaliter. Et haec identitas est non solum possibilis, sed de facto omnium perfectionum in Deo. Non est enim putandum rationem formalem propriam sapientiae esse in Deo : sed, ut in littera habetur, ratio sapientiae in Deo, non sapientiae propria est, sed est propria superioris, puta Deitatis, et communis, eminentia formali, justitiae, bonitati, potentiae, etc. Sicut enim res quae est sapientia et res quae est justitia in creaturis, elevantur in unam rem superioris ordinis, scilicet Deitatem, et ideo sunt una res in Deo : ita ratio formalis sapientiae et ratio formalis justitiae elevantur in unam rationem formalem superioris ordinis scilicet rationem propriam Deitatis, et sunt una numero ratio formalis, eminent» utramque rationem continens, non tantum ET LES ATTRIBUTS DIVINS 214 L EMINENCE DE LA DEITE providentiels, soit positifs, soit permissifs, et à la prédestination. Mais, contrairement à son habitude, Cajetan n’a pas été très heureux dans la formulation de ce corollaire, et à cause de cela il s’est attiré la critique de Sylvestre de Ferrare et de plusieurs autres thomistes. In Iam, q. 22, a. 4, n° VIII, après avoir reconnu que généralement les docteurs disent que ce qui est prévu et voulu par Dieu est inévitable, Cajetan a écrit : virtuahter, ut ratio lucis continet rationem caloris, sed formatter, ut ratio lucis continet rationem virtutis calefactivae1. Unde subtilissime divinum sancti Thomae ingenium... intulit: Ergo alia est ratio sapientiae in Deo et alia sapientiae in creaturis ; ac per hoc, nomen commune non dicitur de eis secundum unam rationem... » Cajetan a expliqué dans son traité de Analogia nominum, c. VI, que la notion analogique qui con­ vient à Dieu et aux créatures exprime une perfection qui n’est pas simpliciter eadem en Dieu et en nous, mais proportion aliter eadem. Ainsi la sagesse de Dieu est cause des choses, la nôtre est mesurée par les choses. Et si en nous la sagesse pratique est formel­ lement ordinatrice (ordinativa), en Dieu elle est quelque chose qui contient éminemment cette ordi­ nation active, aliquid eminenter praehabens in se esse ordinativum. (Cajetan, ibid, in Iam, q. 13, a. 5, n° VII). Bien des corollaires dérivent de cette doctrine; ils ont été souvent signalés par Cajetan2. Nous n’en rappellerons ici qu’un seul, qui est particulièrement important ; il est relatif à l’infaillibilité des décrets 1. D’où l’expression formaliter eminenter, quand on dit la Déité contient formaliter eminenter les perfections absolues comme l’intelligence, et virtualiter eminenter les perfections mixtes comme la rationabilité. Nous dirions par manière d’exemple : la lumière blanche contient formellement la vertu de produireles sept couleurs de l’arc-en-ciel ; tandis qu’elle ne contient que virtuellement ces sept couleurs elles-mêmes. 2. On déduit de là que la Déité, telle qu’elle est en soi, contient les attributs divins actu explicite, en ce sens que, si on la voyait, on n aurait pas besoin de les déduire, on les verrait actuellement et explicitement en elle. Au contraire, la nature divine, hum aine» » ihi subsistant, ne contient les attributs qu actu implicite ; il faut les déduire progressivement. i « Ego tamen, non ut opponam me contra torrentem, nec asserendo, sed stante semper captivitate intellectus in obsequium Christi, szispicor quod, quemadmodum esse 'provisum nec contingentiam nec necessitatem ponit in eventu proviso, ut in littera dicitur, eo quia Deus est causa superexcedens, eminenter praehabens neces­ saria et contingentia... ; ita, elevando altius mentis oculos, ipse Deus, ex sua altiori quam cogitare pos­ sumus excellentia, sic rebus eventibusque provideat, ut esse provisum ab eo sequatur aliquid altius quam evitabilitas vel inevitabilitas. Et si sic est, quiescet intellectus, non evidentia veritatis inspectae, sed alti­ tudine inaccessibili veritatis occultae. » Ici, Cajetan, comme certains virtuoses, paraît avoir forcé la note et déplacé un peu l’accent ; aussi sa manière de s’exprimer ici n’est généralement pas admise par les autres thomistes1. i. Cf. Ferrariensem, in III C. Gentes, c. 94, circa finem : > Non approbo responsionem illam... Nam cum evitabile et non evitabile contradictorie opponantur..., oportet de re provisa alterum illorum dici, scilicet aut quod evitabilis sit, aut quod non sit evitabilis, et sic remanet eadem difficultas, quia videtur sequi incertitudo divinae providentiae, si ponatur quod sit evitabilis ; necessitas autem omnium, si ponatur quod sit inevi­ tabilis ; ideo responsio quae sumitur ex s. Thoma hoc loco convenientior est et melius satisfacit... # . » Quia divina providentia est efficacissima, non stant sjmul I· 'I ' Λ 2 Ιό L EMINENCE DE LA DÉITÉ Il faut maintenir que les faits contingents prévus par Dieu arrivent infailliblement bien qu’ils restent contingents à raison de leur rapport avec leur cause prochaine qui n’est pas déterminée ad unum, et de leur rapport aussi avec la motion divine qui ne détruit pas la contingence, ni la liberté, mais au contraire actualise en nous la liberté, en produisant en nous et avec nous jusqu’au mode libre de nos actes, leur indifférence dominatrice à l’égard du bien particulier voulu. Et cela Cajet an ne le met pas en doute, il l’a dit plusieurs fois et même dans le commentaire dont nous parlons. Mais la formulation de certaines parties du texte que nous venons de rapporter n’est pas très heureuse. Il s’exprime mieux dans son Commentaire sur l’Épître aux Romains, ch. IX. Ce qui très certainement dérive de la doctrine qu’il invoque sur l’éminence de Déité et ce qu’il admet ailleurs1 avec tous les thomistes, c’est ceci : Il y a ici deux principes, dont chacun pris en quod aliquid sit provisum et non eveniat, modo quo est provisum, d Ferrariensis maintient ici la manière commune de s’exprimer : les faits contingents arrivent infailliblement, selon une nécessité conditionnelle, et de façon pourtant contingente, car ils procèdent d’une cause prochaine non déterminée ad unum, et la motion infaillible de Dieu, comme ses décrets, sauvegarde le mode de contingence, et Y actualise même fortiter et suaviter. Ici, en effet, Cajetan ne paraît pas s'être très heureusement exprimé. Il pourra dire, au contraire, très justement, comme nous allons le voir, in Iam, q. 39, a. 1, n° VII : a Est in Deo unica ratio formalis, non pure absoluta nec pure respectiva, non pure communicabilis, nec pure incommunicabilis, sed eminen­ tissime ac formaliter continens et quidquid absolutae perfectionis est, et quidquid Trinitas respectiva exigit. » En effet, tandis que l’événement contingent est soit évitable, soit inévitable, Dieu le Père peut communiquer sa nature, mais non pas sa relation de paternité. L’éminence de la Déité contient formellement éminemment ce qui est communicable et ce qui ne l’est pas. XVIII in ’ q· 2O’ a· 3 et 4 ; q. 23. a. 5, n« VII sq. et XIII- ET LES ATTRIBUTS DIVINS 217 [ soi est absolument certain, mais dont l’intime conI ciliation dans l’éminence de Ici Deite est inaccessible à toute intelligence créée, angélique ou humaine, I tant quelle n’a pas reçu la vision béatitique. Quels [ sont ces deux principes? D’une part, « comme l’amour de Dieu est cause de lout bien, nid ne serait meilleur qu’un autre, s’il n’était plus aimé par Dieu ». C’est la formule même f du principe de prédilection, telle qu’on le trouve ' chez saint Thomas1. En ce sens, Jésus a dit : « Sans I moi, vous ne pouvez rien faire » (Jean, XV, 5), ς dans l’ordre du salut ; et, en parlant des élus, il a ajouté : « Personne ne pourra les ravir de la main de mon Père » (Jean, X, 29). Saint Paul a dit aussi : « Qui est-ce qui te distingue ? Qu’as-tu que tu ne l’aies reçu » (I Cor., IV, 7). Quelle leçon plus I profonde d’humilité? D’autre part, Dieu ne commande jamais l’impos­ sible et par amour il rend réellement possible à tous, surtout aux mourants, l’accomplissement de ses pré­ ceptes, et ils ne sont privés de la dernière grâce * que s’ils la refusent par résistance au dernier appel, ( comme il arriva au mauvais larron. .Comme le dit saint Prosper, en des paroles redites 1 par un Concile du IXe siècle2 : « Si certains sont sauvés, c’est par le don du Sauveur ; si d’autres se perdent, c’est par leur faute. » C’est une formule qui réunit les deux aspects du mystère, et les deux principes que nous venons de rappeler. 1. Cf. Ia, q. 20, a. 3 : « Cum amor Dei sit causa bonitatis rerum, non esset aliquid alio melius, si Deus non vellet uni majus bonum quam alteri ». — Ibid., a. 4 : α Ex hoc sunt aliqua meliora, quod Deus eis majus bonum vult. » . 2. Cf. Concile de Quiersy, 853 (Denzmger. n» 318)1 . « Quod quidam salvantur, salvantis est donum, quod autem quidam pereunt, pereuntium est meritum». 1 2l8 •t L EMINENCE DE LA DÉITÉ Chacun d eux pris à part est certain, autant celui de prédilection, que celui du salut possible à tous. Mais comment ces deux principes si incontestables se concilient-ils intimement ? Nulle intelligence créée ne peut voir leur intime conciliation, avant d’avoir la vision béatifique. Ce serait voir, en effet, comment se concilient dans Véminence de la Déité l’infinie miséricorde, l’infinie justice et la souveraine liberté1. C’est là, croyons-nous, ce que voulait surtout dire Cajetan en ce grand problème : pour voir l’intime conciliation des principes dont nous venons de parler, il faudrait voir l’essence divine. Plus ces deux principes à concilier deviennent certains pour nous, plus, par contraste, apparaît obscure, d’une obscurité translumineuse, l’éminence de la Déité, ou de la vie intime de Dieu, en laquelle ils s’unissent, et où Cajetan aime à se reposer. La Déité ainsi conçue correspond à ce que les mystiques ont appelé la grande ténèbre, ou à « la lumière inaccessible où Dieu habite2 », lumière éclatante qui nous paraît ténèbre à cause de la faiblesse des yeux de notre esprit, comme le soleil paraît obscur à l’oiseau de nuit. Nous reviendrons sur ce point, ch. VI, à propos ' du problème du mal. | Ici, la théologie rejoint en quelque sorte la mys- » tique. Et il y a là quelque chose de très important 1. Et même les bienheureux, qui voient la Déité et comment se concilient intimement en elle ces trois perfections, ne peuvent voir la raison du bon plaisir souverainement libre, qui fait que Dieu relève toujours certains pécheurs jusqu’à la fin, tandis qu il ne relève pas toujours certains autres. Il y a là, dit saint Thomas, Ia, q. 23, a. 5, ad 3, un « simplex velle », que Cajetan explique comme tous les thomistes, in Iam, q. 23, a. 5, n° XIII, sqq. * v 2. Tim. VI, 16. ET LES PERSONNES DIVINES 219 pour se faire une juste idée du mystère de la Sainte Trinité. Cajetan l’a très bien vu. * * LA DÉITÉ ET LES PERSONNES DIVINES l Il y a eu ici entre les théologiens une controverse toute semblable à celle relative à la distinction des attributs divins et de la nature divine. La grande majorité des théologiens admet, dans ces deux cas, une distinction virtuelle mineure, de telle sorte que la nature divine, telle que nous la concevons, con­ tient achi-implicite les attributs et les relations subsistantes, constitutives des personnes divines, relations de paternité, de filiation, de spiration pas­ sive. Duns Scot, on le sait, a soutenu ici aussi qu’il y a une distinction actuelle-formelle entre l’essence divine et les trois personnes. A quoi les thomistes répondent généralement : cette distinction, qui est plus que virtuelle, mais actuelle-formelle, doit exister avant la considération de notre esprit, et donc elle est réelle ; comment dès lors éviter la condamnation du Concile de Reims portée contre Gilbert de la Porrée (Denzinger, Enchiridion, n° 389-391) et renou­ velée par le IVe Concile du Latran (Denz., 431)? Cajetan, d^ns la réponse très profonde qu’il fait ici à Duns Scot, apporte une grande lumière ; c’est certainement une des plus belles pages de toutes ses œuvres. On la trouve in Iam, q. 39, a. 1. Il s’agit de maintenir le sens vrai de ces propositions révélées : Le Père est Dieu, le Fils est Dieu, le Saint-Esprit est Dieu, mais le Père ri est pas le Fils et ni 1 un ni l’autre n est ΓEsprit-Saint. »■· î a 220 L EMINENCE DE Le verbe être, ici, comme en toute proposition affirmative, exprime l’identité réelle du sujet et de 1 attribut ; et la négation n’est pas exprime la dis­ tinction réelle des personnes divines entre elles. Cajetan montre admirablement que si la nature divine, telle que nous la concevons imparfaitement, contient actu implicite les attributs et les relations divines, la Déité telle qii elle est en soi et vue des bienheureux, les contient actu explicite dans une raison formelle unique absolument éminente. Voici ce texte d’une incomparable élévation et fermeté, in Iam, q. 39, a. 1, n° VII : « Relatio, seu persona, non differt re, sed ratione tantum, ab essentia divina... « Ad evidentiam horum, scito quod sicut in Deo, secundum rem sive in ordine reali, est una res non pure absoluta, nec pure respectiva, nec mixta aut composita aut resultans ex utraque ; sed eminen­ tissime et formaliter habens quod est respective (imo multarum rerum respectivarum) et quod est absoluti ; ita in ordine formali seu rationum forma­ lium, secundum se, non quoad nos loquendo, est in Deo tmica ratio formalis, non pure absoluta, nec pure respectiva, non pure communicabilis, nec pure incommunicabilis ; sed eminentissime ac formaliter continens et quidquid absolutae perfectionis est et quid­ quid trinitas respectiva exigit. Oportet autem sic esse, quia oportet cuilibet simplicissimae rei secundum se maxime uni, respondere unam adaequatam rationem formalem : alioquin non esset per se primo unum intelligibile a quovis intellectu. — Et confirmatur : quia Verbum Dei unicum tantum est. Constat autem verbum, si perfectum est, adaequare id cujus est, « Fallimur autem, ab absolutis et respectivis ad Deum procedendo, eo quod distinctionem inter abso­ lutum et respectivum quasi priorem re divina imagi­ namur , et consequenter illam sub altero membro 1 I ’ ET LES PERSONNES DIVINES 221 oportere poni credimus. Et tamen est totum oppositum. Quoniam res divina prior est ente et omnibus differen­ tiis ejus : est enim super ens et super unum, etc... Et propterea... absolutum et relativum ad unam rem et rationem formalem divinam elevantur. (Id est : sunt formaliter eminenter in Deo.) « Unde ad primam objectionem Scoti (scii., si esset res unius rationis, vel esset tantum communicabilis, vel tantum incommunicabilis)... negatur assumpta conditionalis. Ex hoc enim quod est unius rationis in se, non sequitur, ergo tantum communicabilis, vel tantum incommunicabilis : sed stat quod sit et com­ municabilis et incommunicabilis et hoc propter infini­ tatem illius rationis formalis. » Tout ceci se réduit à l’intelligence profonde de cette vérité si simple : Pater est Deus. Le Père est Dieu, également le Fils est Dieu et le Saint-Esprit est Dieu ; en ces propositions affirmatives, le verbe est exprime l’identité réelle du sujet et du prédicat ; tandis que, lorsqu’il est dit : le Père ri est pas le Fils, on affirme leur distinction réelle. Ce que nous venons de lire chez Cajetan, sous une forme qui fait penser au gothique flamboyant du XVe siècle, avait été dit sous une forme plus simple par saint Thomas, notamment en deux endroits de la Somme théologique, Ia, q. 28, a. 2, ad 3 in fine : « Quia divinae essentiae perfectio est major quam quod significatione alicujus nominis comprehendi possit; non sequitur, si nomen relativum... non significat aliquid perfectum, quod divina essentia habeat esse imper­ fectum ; quia divina essentia comprehendit in se omnium generum perfectionem, ut supra ostensum est, q. 4, a. 2. » Item P, q. 27, a. 2, ad 3, in fine: «Z« ipsa perfectione divini esse continetur et Verbum mtelligibiliter procedens, et principium Verbi, sicut et quae­ cumque ad ejus perfectionem pertinent. » i* A 222 l'éminence de la DÉITÉ Cet enseignement de saint Thomas, admirablement mis en relief par Cajetan, sous la pression des objec­ tions de Scot, a été maintenu par tous les thomistes. Ils s’accordent à dire contre la distinction formelleactuelle de Scot ce qui se lit, par exemple chez Billuart (Cursus Theol., de Trinitate, diss. II, a. 3: de identitate et distinctione relationum ab essentia : « Sic non salvaretur in Deo ratio actus purissimi, simplicissimi et infiniti... Quia, in hac hypothesi (distinctionis formalis - actualis), divina essentia conciperetur cum fundamento in re in potentia ad relationes et actuabilis per illas ut per aliquid extra­ neum..., sicut animalitas concipitur in potentia ad rationabilitatem, actuabilis per illam ut per aliquid extraneum. » La conception que Cajetan nous propose de Véminence de la Déité, contenant formaliter eminenter les attributs divins et les relations divines, sauve­ garde au contraire pleinement la simplicité et Γ in­ finité de Dieu acte pur, qui ne peut être conçu comme ultérieurement déterminable ou actualisable1, fΊ » i. On sait d’ailleurs comment Cajetan conçoit la personnalité. Il remarque avec saint Thomas, in IIIam, q. 4, a. 2, n°VIII, que la personne est un sujet premier d’attribution (suppositum) doué d’intelligence, auquel on attribue la nature intellectuelle, l’exis­ tence, les opérations. Il en conclut que la personnalité est ce par quoi précisément la personne est constituée comme sujet premier d’attribution de tout ce qui lui convient, « id quo aliquid est quod per se separation existit et operatur ». Or, cela ne peut être aucune des parties qui lui sont attribuées, ni la nature, ni l’existence, mais c’est (à leur jonction, comme un point est à la jonction de deux lignes) ce par quoi la nature intellectuelle devient immédiatement capable d’exister, en Pierre ou Paul, en moi, en toi. C'est là le sens métaphysique de ces pronoms personnels que tout le monde emploie. Ce qui existe, ce n'est pas la nature, c’est le sujet auquel cette nature est attribuée comme partie essentielle. Nous avons montré ailleurs le bien fondé de cette conception: La Personnalité : ce qu’elle est formel­ lement). Si subtile qu elle paraisse à certains, c’est une simple ET LES PERSONNES DIVINES i I j i ( I 223 Dans le grand texte de Cajetan que nous venons de citer, quelques-uns s'étonneront, peut-être, de cette proposition qui rappelle Denys : « Res divina prior est ente et omnibus differentiis ejus : est enim super ens et super unum, etc. » Cela veut dire, comme il est expliqué au même endroit, que la raison formelle de Déité est supérieure à toutes les raisons formelles qu’elle contient formel­ lement éminemment. L’agnosticisme découlerait de là si elle les contenait seulement virtualiter eminenter, comme elle contient les perfections mixtes (comme on dit par métaphore : Dieu est irrité). Mais elle les contient formellement dans son éminence. La Déité est ainsi supérieure à l’être, à l’unité, à la bonté, à la sagesse, à l’amour, à la miséricorde, à la justice. Mais celles-ci sont pourtant formellement en elle (plus que les sept couleurs dans la lumière blanche). Tandis que la blancheur n’est pas bleue la Déité est vraie, une, bonne, intelligente, etc. Bien plus, ces perfections ne peuvent exister à l’état Pur que dans la Déité. L’être pur à l’état d’acte pur ne peut se trouver que dans la Déité, et là s’identifie avec toutes les autres perfections absolues : unité, bonté, sagesse, amour, miséricorde, justice. L’être pur doit être, non seulement intelligible, mais actuellement connu et identique à l’intellection sub­ explication de ce qui est contenu dans la notion de personne qu'a le sens commun. De plus, on ne peut identifier, comme l’a voulu le P. Billot, la personnalité créée avec l’existence créée ; cela conduirait à nier la distinction réelle de l’essence créée et de l’existence. En effet, comme l’essence humaine n’est pas son existence, de même la personne de Pierre (et même la personnalité de Pierre) n’est pas son existence, qui est en.elle un prédicat continssent C’est en cela que Pierre diffère de Dieu : Solus Deus Emesse. La personne de Pierre (qui contwntfonnel.ement sa personnalité) est seulement quid capax existe, . I l’éminence de la déité sistante. Et si, dans cette identification, ces per­ fections absolues ne sont pas détruites, c’est quelles exigent cette identification et que celle-ci se fait dans une raison formelle supérieure. Si en effet la I miséricorde s’identifiait à la justice, non pas dans ■ I la perfection supérieure de Déité, mais dans la perfection même de justice, elle se détruirait. Pour que ces perfections absolues soient sauvegardées dans cette identification, pour qu’elles y soient encore formellement (et non pas seulement virtuellement, comme les sept couleurs dans la blancheur), il faut que cette identification se fasse dans une éminence, en celle de la Déité. C’est le sens profond de l’expres­ sion restée classique : « perfectiones simpliciter simplices sunt formaliter eminenter in Deo, ei nan solum virtualiter ut in eo sunt perfectiones mixtae. » Tout cela évidemment suppose que l’être est, non pas univoque, comme l’a dit Duns Scot, mais analogue. Le sens exact de la parole : Deitas est super ens apparaît encore par ce qui nous reste à dire sur l’essence même de la grâce sanctifiante. LA DÉITÉ ET L’ESSENCE DE LA GRACE La Déité dont nous venons de parler n’est pas participable dans l’ordre naturel si parfait qu’on le suppose, la nature de l’ange le plus élevé ne peut être une participation de la Déité. Cette participation ne peut se trouver que dans la grâce sancti­ fiante, « qua efficimur consortes divinae naturae », car seule la grâce est un principe radical d'opérations j ’ ET l’essence DE LA GRACE strictement divines : elle nous dispose a voir Dieu immédiatement comme il se voit et à 1 aimer comme il s’aime. C’est ce qui fait dire à saint Thomas : « bonum gratiae unius majus est quam bonum naturae totius universi1 ». Le moindre degré de grâce sanctifiante vaut plus que toutes les natures de l’univers prises ensemble, y compris toutes les natures angéliques. C’est le sens profond du « omnia propter electos » et du « beati pauperes spiritu, quoniam ipsorum est regnum coelorum ». La Déité n’est participable que par grâce. Au contraire, toutes les perfections absolues, qui se trouvent dans l’éminence de la Déité, peuvent être naturellement participées par les créatures. La pierre participe à Y être, la plante à la vie, l’animal à la connaissance ; l’homme et l’ange participent naturellement à l’intelligence, à la sagesse, à Y amour, à la miséricorde, à la justice, etc. Mais aucune nature créée ou créable ne peut naturellement participer à la Déité ou à la vie intime de Dieu, aucune nature créée ne peut être le principe radical d’opérations strictement divines. Seule la grâce sanctifiante est une participation réelle, physique et formelle de la nature divine comme telle, ou de la Déité, c’est-à-dire de la vie intime de Dieu, car elle nous dispose à le voir comme Il se voit, à l’aimer comme II s’aime ; elle nous dis­ pose positivement et radicalement à des opérations essentiellement surnaturelles, strictement divines, qui auront le même objet formel que 1 intellection incréée et que l’amour incréé. La grâce sanctifiante n’est pas seu emen une i. I» IIac, <1- Il3. a. 9. ad 2. T,e sens du mystère * 226 L’ÉMINENCE DE LA DEITE participation à la nature divine, en tant quWe, ou en tant q\i intellectuelle, mais en tant que divine, participation à la Déité ou à la vie intime du TrèsHaut. Cela, Cajet an devait être amené à le mettre en lumière par tout ce que nous avons vu de lui sur la Déité. De fait, il n’y a pas manqué en défendant, contre Scot, la surnaturalité essentielle de la grâce sanctifiante ou habituelle. A ce sujet, un des textes principaux de Cajetan se trouve in Iam, q. 12, a. 5, nos IX, XI, XII. On sait que Duns Scot1 a soutenu que, si Dieu l’avait voulu, la vision béatifique de l’essence divine serait en nous et dans Fange, non pas le fruit d’une grâce surnaturelle, mais une perfection naturelle. On ne voit plus dès lors que la grâce et la lumière de gloire soient un don essentiellement surnaturel, puisque l’une et l’autre pourraient être un don naturel. N’est-ce pas détruire la notion même de la grâce, l’essence de ce don gratuit? La grâce ne serait plus essentiellement gratuite ; elle pourrait être la nature même ou une propriété naturelle de l’homme ou de l’ange. De ce point de vue, Scot a soutenu que l’homme et l’ange n’ont pas nécessairement besoin d’un don essentiellement surnaturel pour voir Dieu immédia­ tement. Il se pourrait, dit-il, qu’il suffise d’un don naturel surnaturellement accoidé, comme la vue naturelle fut surnaturellement donnée par miracle à l’aveugle-né. Cajetan, in Iara, q. 12, a. 4 et 5, montre au con­ traire, à la suite de saint Thomas, que nulle intelXLivf qS^?TUM’ in 111 Sent > dist· XIV' T C et in IV, dist. ET L’ESSENCE DE LA GRACE J ’ i 1 I 227 licence créée, ni créable, ne peut, par ses forces naturelles, atteindre, même confusément, l'objet propre et formel de l'intelligence divine, qui est l’essence divine immédiatement connue. S’il en était autre­ ment, une intelligence créée serait de même nature que Dieu, elle serait une participation formelle de la Déité. Comme toute intelligence est spécifiée par son objet formel, ce serait la confusion panthéistique de la nature divine et de la nature créée. A la même conséquence conduirait aussi l’univocité de l'être, admise par Scot1, car l’être univoque devrait être diversifié, comme un genre, par des différences qui lui seraient extrinsèques, qui seraient en dehors de l’être, comme la rationabilité est extrinsèque à 1 animalité ; or, rien n’est en dehors de l’être; ses différentes modalités sont en lui actu implicite et il est contenu en elles, car ces modalités sont encore de l’être2. i. Cf. Scotum, in I Sent., dist. III, q. 1 et 3, et dist. VIII, q· 3. 2. Tandis que la rationalité n’est pas de l’animalité, la sub­ stantiality, la vitalité, l’animalité, etc., sont encore de l'être. L être n est donc pas univoque, mais analogue, selon une simili­ tude de proportions. Cf. Cajetan in Iam, q. 13, a. 5 ; voir aussi son Commentaire sur le De Ente et Essentia, q. 3, et son Traité de Analogia nominum, c. VI ; il y critique longuement les argu­ ments de Scot contre l’analogie et en faveur de l’univocité de l’être. On voit par ces arguments qu’il s’agit d’une univocité, non seulement logique, mais métaphysique, qui mérite les critiques qu’en ont généralement faites les thomistes, Capreolus, Cajetan, Jean de Saint-Thomas, etc. Nous avons examiné ce point ailleurs : cf. Dieu, pp. 568 ss., et 547. L’Église, du reste, n’a jamais parlé d’univocité, mais d’analogie entre Dieu et la créature. Elle a même dit, au IVe Concile du Latran (Denzinger, 432) : « Inter creatorem et creaturam non potest tanta similitudo notari, quin inter eos major sit dissimilitudo notanda λ. . . . , Le Concile du Vatican dit aussi (Denzinger, 1796) . « Ratio fide illustrata, cum sedulo, pie et sobne quaerit, aliquam Deo dante mysteriorum intelligentiam eamque fructuosissrmam 220 L EMINENCE DE LA DÉITÉ Aussi Cajetan, au sujet de la surnaturalité essen­ tielle de la grâce sanctifiante et de la lumière de gloire, conclut-il, in Iam, q. 12, a. 5, η05 XI et XII: « Proportio inter lumen gloriae et divinam essentiam, non in esse naturae, sed in esse intelligibili, est proportio proprii connut uralis ad naturam a qua fluit. Quod sic ex dictis probatur. Lumen gloriae nihil aliud est quam vis, ut propria dispositio, unitiva divinae essentiae ut formae intelligibilis, atque factiva visionis divinae : ad haec enim duo lumen gloriae poni, patet ex dictis. Sed habere divinam essentiam ut formam intelligibilem, et similiter videre Deum soli Deo est connaturale. Ergo lumen gloriae soli divinae naturae connaturale est. Et hinc sequitur divinam essentiam et lumen gloriae esse ejusdem ordinis, eo modo quo dispositio ultima et forma sunt ejusdem ordinis, scilicet quoad connaturalitatem... Et propterea in littera dicitur quod lumen gloriae non potest esse connaturale alicui, nisi illa res transferretur in divinam naturam (ce qui serait la confusion panthéistique de la nature divine avec une nature créée). « Ex his autem patet falsitas opinionis Scoti in I quaest. prol. Primi Sententiarum, volentis quod naturale et supernaturale non distinguant res, sed habi­ tudines ad causas activas. Lumen siquidem gloriae et caritas et dona Spiritus sancti, et si qua sunt hujusmodi, omnia sunt sup ernaturalia entia, non solum quia a solo agente supernaturali causari possunt, sed quia nulli CREATURAE FACTAE AUT FACTIBILI CONNATURALIA esse possunt ; propter quod dicuntur entia superNATURALIS IMO DIVINI ORDINIS. » Il s’agit de la définition même du surnaturel, et de la distinction de la surnaturalité essentielle de la grâce sanctifiante et de la sumaturalité du miracle. La grâce est surnaturelle par son essence même, et ex quae naturaliter cognoscit, analogia, ultimo 1 U llllU · Λ *y triorum ipsorum nexu inter se et cum fine hominis ET L’ESSENCE DE LA GRACE 229 ne peut être naturellement connue, quia verum et ens convertuntur ; tandis que le miracle n’est sur­ naturel que par le mode de sa production, et est par suite naturellement connaissable. La résurrection d’un mort lui rend surnaturellement la vie natu­ relle. Aussi Cajetan ajoute, ibidem, n° IX, pour répondre à une des objections de Scot, qui tend à confondre ces deux formes du surnaturel : « Unde patet quod non est simile de caeco illuminato et de intellecto illuminato (lumine gloriae) : quia ibi vis data est naturalis, licet supernatteraliter data; hic vero vis data est et sup ematuraliter data et est supernaturalis. » Il y a une immense distance entre la surnaturalité essentielle de la grâce et de la lumière de gloire, et la surnaturalité du miracle, par exemple, de la guérison de l’aveugle-né. Cette guérison miraculeuse lui rend surnaturellement la vue naturelle, tandis que la grâce et la lumière gloire sont une vie essen­ tiellement surnaturelle, vita nova. Il ne s’agit de rien moins que de l’essence même de la vie éternelle : « Gratia Dei vita æterna », Rom., VI, 23. Cajetan parle ici très fermement, car il est con­ vaincu que plusieurs thèses capitales de Duns Scot, en particulier celle de l’univocité de l’être et celle de la distinction, non nécessaire, mais contingente, entre la nature et la grâce, ruineraient, si elles étaient vraies, les principes formulés par saint Thomas. Aussi Cajetan a-t-il écrit, dans la préface de son Commentaire de la Ia Pars de la Somme théologique (cf. édition léonine, p. xx) .* « Theologi complures, neque adeo contemnendi, 230 L ÉMINENCE DE LA DÉITÉ magnum sibi nomen ingenii ac doctrinae facturos hinc se esse putaverunt, si, veluti munitissimas arces fortissimi duces solent, ita illi partem hanc primam suis machinationibus oppugnarent. Joannes vero Scotus egregia praeter ceteros in hac re laboravit subtilitate et copia, quippe qui singula prope hujus partis verba labefactare contendat. » Bien plus, Cajetan est persuadé que la thèse de Scot sur la non-nécessité absolue de la lumière de gloire pour la vision béatifique ne peut plus se soutenir après le Concile de Vienne. Aussi a-t-il II , q. 12, a. 5, n° IX : écrit in Iam « Et bene adverte quod Scotus, cum sequacibus, non potest amplius in hac materia sustineri : quoniam in Clementina Ad nostrum, de Haereticis, expresse erroris damnantur dicentes quod anima non indiget lumine gloriae elevante ipsam ad videndum Deum. Ubi cernis Ecclesiam, amplexam sancti Thomae doctrinam, determinasse non solum indigentiam luminis, sed causam; scilicet, ut elevetur anima ad talem visionem, ut in littera dicitur1. » i. Au Concile de Vienne (Denzinger, n° 475) fut condamnée cette erreur des Béguards : a Quod anima non indiget lumine gloriae, ipsam elevante ad Deum videndum et eo beate jruendumi. Le Concile du Vatican {Denzinger, n° 1795) dit aussi : a Hoc quoque perpetuus Ecclesiae consensus tenuit et tenet, duplicem esse ordinem cognitionis, non solum principio, sed objecto etiam distinctum : principio quidem, quia in altero naturali ratione, in altero fide divina cognoscimus ; objecto autem, quia praeter ea, ad quae naturalis ratio pertingere potest, credenda proponuntur nobis mysteria in Deo abscondita, quae nisi revelata divinitus, innotescere non possunt... Divina enim mysteria suapte natura intellectum creatum sic excedunt, ut etiam revelatione tradita et fide suscepta ipsius tamen fidei velamine contecta et quadam quasi caligine obvoluta maneant... a Ces termes montrent qu'il s’agit d’une distinction d'ordres, qui est, non pas contingente, ou fondée sur le bon plaisir de Dieu, mais nécessaire ou fondée l’essence divine, objet propre de l'intel­ ligence divine et par suite inaccessible aux forces naturelles de toute intelligence créée et créable. » J” ET l'essence DE LA GRACE J L’enseignement de Cajetan, défendant ainsi saint Thomas, est suivi par tous les thomistes1. On voit que Cajetan porte un jugement sévère sur le volontarisme de Scot, qui fait dépendre de la liberté divine la distinction de nature et de grâce, qui devient ainsi une distinction non nécessaire, mais contingente. * * * Il n’est pas moins sévère contre ce même volon­ tarisme qui a porté Scot à soutenir ces propositions : « nullus actus est malus ex genere, sive ex solo objecto, nisi odire Deum2 ». « Non videtur quod circa creaturam sit aliquod peccatum mortale ex genere, sed tantum ex praecepto divino, ut cognos­ cere alienam, occidere hominem, quia illa ex se, si Deus revocaret praeceptum, non essent mala3 ». Autrement, selon Scot, la volonté divine serait déterminée par autre chose qu’elle. Cajetan répond in Iam IIae, q. 100, a. 8, Utrum praecepta decalogi sint dispensabilia, n° III : 1. Cf. par ex. Gonet, Clypeus thomist., de Gratia, disp. II, a. 3 : An gratia habitualis sit entitative supernaturalis : a Sen­ tentia Scoti communiter rejicitur ; tum quia non distinguit inter supernaturale intrinsece, sive quoad entitatem, et extrinsece, sive quoad modum, contra communem theologorum consensum, admittentium etiam supernaturalia intrinsece et entitative ; imo et contra fidem, eadem etiam adstruentem... » 2. Cf. Scotum, Opera omnia juxta editionem Wadingi, édition Vives, Paiis, 1894. in IV Sent., d. 26, q. unica ; vol. 19, p. 148, b. 3. Ibid., in IV Sent., d. 50, q. 2, editio Vivès, vol. 21, p. 537, a. Scot dit aussi, in IV Sent., Reportata parisiensia, d. 28, q. unica (édit. Vivès, vol. 24, p. 377, b) : « Nullus actus est bonus in genere ex solo objecto, nisi amare Deum..., et solus actus est ex genere malus, qui est oppositus isti actui, respectu ejusdem objecti, ut odisse Deum, qui nullo modo potest circumstantionari, ut sit bonus · ergo omnis alius actus est indifferens, qui est respectu alterius objecti, et potest esse circumstanhonab.lis bene vel male. » ! 232 L ÉMINENCE DE LA DÉITÉ « Voluntas quidem divina non determinatur ad volen­ dum aliquid extra se esse vel non esse... (Sed) oportet etiam ipsum Scotum et omnes fateri, dicentes dari aliqua 'praecepta per se bona, et prohibita per se mala, ut prima praecepta juris naturae et prima praecepta decalogi. Ad haec quippe, non quod sint vel non sint, sed ad eorum rectitudinem et obliquitatem, voluntas divina est determinata sic ut a rectis non possit dissonare, nec obliquis possit concordari... (Vel melius) sicut divinus intellectus naturaliter determinatus est ad Deum ipsum tantum intelligendum, et in se omnia naturaliter relucentia ; ita divina voluntas (determinata est) ad Deum ipsum tantum volendum, et in seipsa omnia naturaliter recta, qualia sunt hujusmodi, quae non nisi in Deo sunt, antequam ab ipso communicarentur. » Ceci est extrêmement important, surtout si Γοη pense aux hommes qui n’ont pas la foi, qui ne con­ naissent pas la révélation divine. Si la position de Scot était vraie, il s’ensuivrait qu’aucun précepte de la loi naturelle (à part celui d’aimer Dieu) ne serait nécessaire, comme le disent les positivistes. L’homicide ne serait pas intrinsèquement mauvais. * * * Pour en revenir à l’essence de la grâce sancti­ fiante, il est clair que Cajetan, en défendant sa surnaturalité essentielle, très supérieure à la sur­ naturalité du miracle, ne fait que redire ce que saint Thomas avait souvent affirmé, en particulier dans les textes suivants : P IIM, q. 112, a. 2 : « Donum gratiae excedit omnem facultatem naturae creatae, cum nihil aliud sit quam quaedam participatio divinae naturae, quae excedit omnem aliam naturam... Sic enim necesse est quod solus Deus deificet, communicando consortium divinae i ( I l I i I, • η I I I 1 ET L’ESSENCE DE LA GRACE 233 naturae per quamdam similitudinis participationem, sicut impossibile est, quod aliquid igniat, nisi solus ignis. » " P, q. 62, a. 2 : « Videre Deum per essentiam est supra naturam cufuslibet intellectus creati (ut ostensum est Is, q. 12, a. 4 et 5)... Et ideo dicendum est, quod Angelus in illam beatitudinem voluntate converti non * potuit, nisi per auxilium *gratiae. » * II est clair que pour Cajetan tous ces points de doctrine dérivent de la conception qu’il faut se faire de V éminence de la Déité, qui ne peut être naturellement participable, tandis que les perfections simples, qui s’appellent l’être, la vie, l’intelligence, la sagesse, l’amour, sont naturellement participables et participées, et par suite naturellement connues. On voit dès lors pourquoi il soutient que l’objet propre de la théologie sacrée est Dieu sub ratione Deitatis, tandis que celui de la théologie naturelle est Dieu sub ratione entis. On voit aussi pourquoi la raison formelle de Déité contient formaliter emi­ nenter tous les attributs divins et les relations réelles subsistantes, qui constituent les personnes divines. C’est là manifestement un des points culminants de la doctrine de saint Thomas, dont il était difficile de mieux montrer l’élévation et le rayonnement. C’est un des grands mérites de Cajetan dans la synthèse théologique qu’il nous expose, synthèse qui dans ses lignes maîtresses domine les opinions et paraît bien appartenir à la science théologique elle-même. On voit que ce grand théologien, qui était un virtuose de la logique, avait aussi à un haut degré le. sens du mystère ; par là il rejoint les contemplatifs. LE MIRACLE ET LA GRACE CHAPITRE IV DEUX FORMES TRÈS DIFFÉRENTES DU SURNATUREL : LE MIRACLE ET LA GRACE Pour mieux déterminer ce que doit être chez le théologien le sens du mystère, nous étudierons ici la distinction profonde qui sépare la sumaturalité du miracle et celle beaucoup plus élevée de la foi infuse et de la grâce. Nous résumerons ici ce que nous avons très longuement exposé dans un ouvrage latin : de Revelatione, t. I, pp. 191-197, pp. 458-515. D’où vient la confusion de plusieurs controverses relatives au surnaturel? Une des principales sources de confusion dans les débats relatifs au fait de la Révélation, à la discernibilité du miracle et à la sumaturalité de la foi, paraît être l'imprécision des définitions souvent données du surnaturel quoad substantiam vel essen­ tiam et du surnaturel quoad modum. Lorsque nous soutenons que la raison naturelle peut connaître avec certitude si un fait est vraiment miraculeux, et par suite démontrer par ce signe le fait de la révélation, on nous objecte souvent : si le miracle et le fait de la révélation sont surnaturels, comment peuvent-ils être connus naturellement ? Nous répondons : le miracle est surnaturel seulement quant au mode de sa production, et non quant à 235 l’essence même de l’effet produit ; par exemple la résurrection corporelle rend surnaturellement la vie à un cadavre, mais ne lui donne pas pour cela une vie surnaturelle. La vie naturelle miraculeusement rendue est naturellement connaissable en elle-même et aussi à titre d’effet propre de la cause première. Seul l’Auteur de la vie peut rendre la vie à ce qui est mort1. Lui seul a pouvoir immédiat sur l’être en tant qu’être2 des choses créées, sur la matière3, sur la substance, et par suite, seul il peut, sans dispositions accidentelles préalables, réunir sub­ stantiellement l’âme au corps, c’est-à-dire ressus­ citer4. Bien plus, même si le corps ressuscité reçoit, comme celui de Notre-Seigneur, les propriétés du corps glorieux5, ces propriétés, par exemple la clarté, 1. Summa theol., Supplem.» q. 75, a. 3. 2. 1% q. 45, a. 5 ; IIla, q. 75, a. 4. 3. Ia, q. 105, a. i ; q. no, a. 2 et 4. 4. De Potentia, q. 6, a. 7. « Utrum angeli vel daemones possint corpus assumere ; ad 4um : Nulla res habet potestatem supra suunt esse,’ omnis enim rei virtus ab essentia ejus fluit, vel essentiam praesupponit. Et quia anima per suum esse unitur corpori ut forma, non est in potestate ejus ut ab unione corporis se absolvat ; et similiter non est in potestate angeli quod se uniat corpori secundum esse ut formam ; sed potest corpus assumere modo praedicto, cui unitur ut motor, et ut figuratum figurae. » A l’aide de ces principes il serait facile de démontrer que Dieu seul peut ressusciter un mort : Dieu seul a sur l’être même et ]a substance des choses une puissance non seulement médiate (par l’intermédiaire des accidents), mais immédiate. Or la réunion substantielle de l’âme au corps, sans dispositions accidentelles préalables, suppose cette puissance immédiate. Donc Dieu seul peut la réaliser. Les agents naturels ne peuvent produire une substance vivante que par voie de génération, à la suite de dispositions accidentelles indispensables. Pour montrer la rigueur de cet argument il suffirait de rappeler les thèses principales de la métaphysique de saint Thomas sur les effets propres de l’Agent premier, effets qui dépassent par définition.toutes les forces naturelles connues ou inconnues, créées ou créables. 5. La Résurrection glorieuse est un miracle de premier ordre DEUX FORMES DU SURNATUREL sont naturellement connaissables, parce qu’elles sont surnaturelles seulement par le mode de leur production, et non point essentiellement, comme l’est la grâce sanctifiante. La glorification du corps constitue sans doute un miracle quoad substantiam (Ia, q. 105, a. 8), parce que c’est un effet qui par sa nature même dépasse toutes les forces créées, mais il ne dépasse pas pour cela toutes les natures créées. La glorification du corps est ainsi un miracle quoad substantiam sans être surnaturelle quoad substantiam, comme l’est, par exemple, la grâce, participation de la nature de Dieu. « Gloriae claritas (corporis) erit alterius generis quam claritas naturae, quantum ad causam sed non quantum ad speciem. Unde sicut claritas naturae ratione speciei suae est proportionata visui, ita et claritas gloriosa. » (Saint Thomas, Summa theol., Suppi., q. 85, a. 2 ad 1.) Ainsi les apôtres ont-ils pu connaître naturellement et voir de leurs yeux le corps glorieux du Christ ressuscité et s’assurer de son identité1. ou quoad substantiam, scion saint Thomas ; la résurrection non glorieuse est un miracle de deuxième ordre quoad subjectum in quo est. Cf. Is, q. 105, a. 8. i. Cf. IIIa, q. 55, a. 6: «Christus resurrectionem suam dupliciter manifestavit, scilicet testimonio et argumento, sive signo. — Et utraqzie manifestatio in suo genere fuit sufficiens. Est enim usus duplici testimonio... angelorum... et Scripturarum quas ipse proposuit... Argumenta etiam fuerunt sufficientia ad osten­ dendum veram resurrectionem et gloriosam. « Quod autem fuerit vera resurrectio, ostendit uno modo, tx parte corporis. Circa quod tria ostendit : i° quod esset corpus verum et solidum, non corpus phantasticum, vel rarum, sicut est aer : « Palpate et videte, quia spiritus carnem et ossa non habet, sicut me videtis habere. » (Luc, xxiv, 39.) — 20 Ostendit eis quod esset corpus humanum, ostendendo eis veram effigiem, quam oculis intuerentur. — 3° Ostendit eis quod esset idem numero corpus, quod prius habuerat, ostendendo eis vulnerum cicatrices : « Videte manus meas et pedes meos, quia eno ipse sum. » fLuc, xxiv, 39.) ί b « Alto modo, ostendit eis veritatem suae resurrectionis ex parte · I ’ , ' I j . LE MIRACLE ET LA GRACE I , • / ! 237 Cette réponse est souvent mal comprise parce qu’on ne se rend pas toujours bien compte de ce qui distingue le surnaturel modal et le surnaturel essentiel. Et l’on semble parfois confondre ce dernier avec le miracle quoad siibstantiam ; ils diffèrent pourtant l’un de l’autre autant que la grâce invisible et divine1 diffère de la clarté visible du corps glorieux. animae iterato corpori unitae. Et hoc ostendit per opera triplicis vitae : i° quidem per opus vitae nutritivae, in hoc quod cum discipulis manducavit et bibit ; — 20 per opera vitae sensitivae, in hoc quod discipulis ad interrogata respondebat et praesentes salutabat, in quo ostendebat se et videre et audire ; — 30 per opera vitae intellectivae, in hoc quod eis loquebatur et de Scripturis disserebat... « Gloriam etiam suae resurrectionis ostendit discipulis per hoc, quod ad eos januis clausis intravit... Similiter etiam ad proprietatem gloriae pertinebat quod subito « ab oculis eorum evanuit » (Lue, xxiv, 31), quia per hoc ostendebatur quod in potestate ejus erat videri et non videri... - a· 3)· D’où il suit, selon saint Thomas (ibid.), que l’hérétique qui rejette le motif formel de la foi divine sur un point n’adhère plus sumaturelI lement aux dogmes qu’il prétend maintenir. D’où il suit encore que la foi naturelle des démons forcés de croire par l’évidence des miracles1 ne peut difj férer spécifiquement de la foi théologale que si elle a un motif formel différent. Le fidèle szib illumi­ natione et inspiratione Spiritus Sancti2 entend la ' voix du Père céleste3 par l’organe de l’Église ; le démon, privé de toute lumière intérieure surnaturelle, n’entend pas la voix du Père céleste ; il constate seulement les miracles qui l’empêchent de nier Yinter­ vention de l'Auteur de la nature dans le prophète et dans l’Église. Tel est l’enseignement de saint Thomas et des thomistes. Suarez4 y voit non seulement une doctrine d’école, mais l’enseignement classique des théologiens. 1. IIa IIao, q. 5, a. 2, ad 2m. . 2. Concil. Vatican. Denz. 1791, et Conc. Arausic., n ^3/Saint Thomas, in Joan., c. V, lec. VI, n° 9· 4. De Gratia, 1. II, c. XI, n° 8. 178 LA SURNATURALITÉ DE LA FOI LA THÉORIE NOMINALISTE DU SURNATUREL Il fut pourtant méconnu par les nominalistes, qui jugeaient de tout par les faits d’expérience, et non par les raisons formelles des choses, qui seules, pourtant, peuvent rendre les faits intelligibles. Ockam, Gabriel Biel, Pierre d’Ailly, soutenaient que la grâce sanctifiante n’est pas surnaturelle par son essence même et qu’elle n’a de valeur surnaturelle qu’en vertu d’une institution contin­ gente de Dieu, comme le métal n’a valeur de monnaie qu’en vertu d’une loi portée par l’autorité civile1. De même pour eux les vertus infuses, notamment la foi théologale, n’étaient surnaturelles que par leur mode, en tant qu’ordonnées à une fin extrinsèque surnaturelle. Selon Ockam, la certitude de la foi théologale se fondait immédiatement et formellement sur la foi naturelle acquise qui naît de l’examen des signes miraculeux de la révélation (cf. Suarez, de Gratia, 1. II, c. XI, n° 32). Il était dès lors fort difficile de montrer en quoi la foi surnaturelle est plus certaine que la foi naturelle acquise, et comment elle en est spécifiquement distincte. On ne doit pas être surpris dès lors, que les nominalistes aient été accusés par les thomistes2 et aussi par Suarez3 de tendre logiquement au semi-pélagianisme et au pélagianisme. En effet, 1. Cf. Salmanticenses, de Gratia, tr. XIV, disp. IV, dub II § 3. n° 34. 2. Billuart, de Gratia, diss. III a n Su 3. De Gratia. 1. Π, c. XI. ' . THÉORIE NOMINALISTE DU SURNATUREL i I 257 d'après les principes des nominalistes, par quoi l’acte de foi théologale diffère-t-il de l’acte de foi ■naturelle tel qu’il se trouve chez le démon ? On répondra tout d’abord qu’il en diffère par la bonne volonté, et qu’il n’est pas nécessaire de la bonne volonté foncière qui est celle de la charité, puisque la foi théologale (informe) peut exister dans une âme en état de péché mortel. Sans doute, mais pourquoi ne suffit-il pas, pour la foi théologale, d’après les principes nominalistes, d’une bonne volonté naturelle ? Il y aurait ainsi une foi naturelle d’autorité, différente de la foi scientifique du démon, mais infiniment éloignée de la foi surnahtrelle d'autorité telle que la conçoit la saine théologie. Et si la foi naturelle peut atteindre le motif formel de la foi théologale, pourquoi l’amour naturel de Dieu ne pourrait-il pas atteindre le motif formel de la charité surnaturelle, et ne serions-nous pas alors en plein pélagianisme ? Les Pélagiens disaient, en effet, comme le rap­ pelle saint Thomas, IIa IIae, q. 6, a. 2 : l’homme, pour avoir la foi, n’a besoin que de recevoir la révélation extérieure de Dieu confirmée par des signes, et par ses seules forces naturelles il croit à la révélation qui lui est ainsi extérieurement proposée ; les semi-pélagiens disaient qu’au moins le commencement de la foi peut venir de nous sans la grâce. Les nominalistes évitaient l’hérésie en reconnaissant la nécessité de la grâce pour croire comme il convient pour le salut, id oportet ad salutem, U ais ils maintenaient que l’acte de foi ainsi produit n’est pas essentiellement surnaturel, et qu a le consi­ dérer dans son essence et dans son motif formel il n’excède pas les forces naturelles; la nécessité Le sens du mystère II 258 LA SURNATURALITÉ DE LA FOI de la grâce netait ainsi qu’une nécessité de fait, et non de droit. Dieu l’a ainsi voulu. La distinction du naturel et du surnaturel dépend dès lors de la volonté libre de Dieu1. Cela répond fort bien au contingentisme de la théologie nominaliste, qui ne tient pas compte de la nécessité des essences, et réduit l’essence à une collection d’individus. Cette théorie nominaliste du surnaturel, qui n’était pas sans affinité avec le semi-pélagianisme, prépara la théorie luthérienne, qui est une forme pessimiste du naturalisme, tandis que le pélagianisme est une forme optimiste de cette erreur. Luther, on le sait, fut formé à l’école des nominalistes et soutint que . la grâce n’est pas une participation de la nature divine en nous, mais le pardon extérieur de nos fautes, qui nous est accordé par Dieu, une simple dénomination extrinsèque. Baïus prétendit que la « justice qui justifie l’impie par la foi consiste for­ mellement dans V obéissance aux commandements, qui est la justice des œuvres, et non dans la grâce infuse, par laquelle l’homme est adopté comme fils par Dieu, renouvelé et rendu participant de la nature divine2 ». C’était réduire l’ordre surnaturel à l’ordre moral, et renouveler la confusion pélagienne du naturel et du surnaturel, en la présen­ tant en sens inverse. Les Pélagiens, en niant le 1. Ockam allait même jusqu’à dire que la distinction du bien et du mal moral dépend de la libre volonté de Dieu, comme si de puissance absolue Dieu aurait pu nous commander de le haïr. 2. Cf. Denzinger, n° 1042, 42e prop, de Baïus: a Justitia, qua justificatur per fidem impius, consistit formaliter in obedieniia mandatorum, quae est operum justitia, non autem in gratia (habituali) aliqua animae infusa, qua adoptatur homo in filium Dei et secundum interiorem hominem renovatur ac divinae naturae consors efficitur, ut, sic per Spiiitum Sanctum renovatus, deinceps bene vivere et Dei mandatis obedire possit, d THÉORIE NOMINALISTE DU SURNATUREL 259 péché originel, exagéraient les forces de la nature et rendaient la grâce inutile. Luther, Baïus et les Jansénistes, en accentuant les suites du péché originel, exagéraient les indigences et les exigences de la nature et faisaient de la grâce une chose due à la nature pour l’accomplissement du devoir moral. Plus tard, sous l'influence du cartésianisme, comme le remarque le P. Bainvel, « la théologie éman­ cipée de la scolastique en vint, au XVIIe siècle et dans une bonne partie du XVIIIe, à oublier presque la grâce sanctifiante et les dons surnaturels. Péché, grâce, ne furent plus regardés que comme des dénominations morales répondant à l’idée d’hon­ nêteté philosophique et naturelle. C’était supprimer... la réalité du surnaturel pour ne garder que le mot. Ces idées furent longtemps courantes, en France notamment et en Allemagne ; les fidèles en gardent encore quelque chose1 ». Avant la condamnation des thèses luthériennes sur la grâce par le concile de Trente, et avant la condamnation de Baïus, quelques théologiens comme Scot2 et Durand3, suivis par Molina4, ont soutenu que la foi théologale n’est surnaturelle que quoad modum. Ce qui a toujours été combattu par les thomistes. Cajetan dit, in Iam, q. 12, a. 5, n° XII, contre la théorie scotiste du surnaturel : « Ex his (ex isto articulo D. Thomae) patet falsitas opinionis Scoti, in I quest, prol. I Sent, volentis quod naturale et slip ernaturale non distinguant res sed habitudines " 1. J.-V. Bainvel, Nature, et Surnaturel, 3e édit.,, p. 73. 2. In I q. prolog. Sent, et in I d. 17, q. 3» n° 33· 3. Durand ne voyait de même dans le caractère sacerdotal qu’une relation de raison, une dénomination extrinsèque. Cf. Billuart, de Sacram., diss. II, a. 2. 4. Concordia, q. 14, a. 13. 26o LA SURNATURALITÉ DE LA FOI ad causas activas », comme s’il n’y avait en nous que du surnaturel modal d’efficience ou de finalité, et non pas du surnaturel essentiel. * * EN QUEL SENS LA FOI INFUSE EST-ELLE ESSENTIELLEMENT SURNATURELLE? L’EST-ELLE A RAISON DE SON OBJET FORMEL? Après le concile de Trente, les thomistes rejettent encore plus catégoriquement l’opinion de Scot. Gonet1, à propos de la question : la grâce habituelle est-elle surnaturelle par son essence même (entitative) ? dit : « L’opinion de Scot est généralement rejetée, parce qu’elle ne distingue pas le surnaturel quoad entitatem, ou intrinsèque, du surnaturel quoad modum, ou extrinsèque ; elle est opposée au sentiment com­ mun des théologiens, qui admettent en nous des dons surnaturels quoad substantiam ; bien plus, elle est contraire à la foi qui reconnaît l’existence de ces mêmes dons. » Tous les thomistes parlent comme Gonet. (Voir Jean de Saint-Thomas, Lemos, Salmanticenses, Billuart). Bien plus, les plus fidèles commentateurs de Scot, comme Lychetus, reconnaissent, à partir du concile de Trente, qu’il faut admettre que la grâce et les vertus infuses comme la foi sont sur­ naturelles quoad substantiam. Lichetus2 écrit : «Usque ad concilium Tridentinum, a tempore concilii Vien­ nensis erat tantum probabilius quod darentur habitus i. De Gratia, disp. II, a. 3. p 2200 * SCOt’ ΙΠ’ Sent" dÎSP’ 25' q’ 2' n° 72 ^dit’ Vives’ voL I5' r~ * SON OBJET FORMEL 261 per se infusi, et post concilium Pridentinum id majorem certitudinem obtinuit, et mihi verisimilius est quod sit de fide, quod dentur aliqua auxilia physica per se infusa ad illos actus. » Et les Salmanticenses peuvent écrire : « Praesupponendum est habitum fidei theologicae esse per se infusum, et quoad speciem supematuralem. In hoc enim conveniunt jam omnes theologi. Et merito : tum quia ita videtur esse diffinitum in Concilio Tridentino sess. 6, cap. 7, can. ii et 12, et ideo non desunt graves Doctores, qui doceant id esse certum secundum fidem. Tum quia fides theologica est ejusdem ordinis cum gratia sanctificante, quam certum est esse entitative supematuralem1. » Suarez parle de même (loco cit.). Mais si tous les théologiens scolastiques depuis le concile de Trente reconnaissent que la grâce habi­ tuelle et la foi théologale sont surnaturelles quoad substantiam, plusieurs2, chez lesquels on retrouve la tendance nominaliste, prétendent que la foi théologale n’a pas besoin pour cela d’un objet formel ou motif formel essentiellement surnaturel et inaccessible à la foi naturelle ou acquise3. Le P. Bainvel, sans vouloir prendre parti dans le 1. Salmanticenses, de Gratia, tr. XIV, disp. Ill, dub. III, § i, n° 25. 2. Coninck, Granados, Ripalda, de Lugo... 3. Cette thèse était récemment exposée dans l’opuscule de Μ. E. David, De Objecto formali actus salutaris. Bonn, Hanstein. L’auteur y soutient que l’acte salutaire n'a pas d’objet formel propre. Le R. P. M. Martin, O. P., recenseur de la Revu# des sciences philosophiques et théologiques, « Bulletin de théologie spéculative », 20 oct. 1913, p. 802, y a vu comme nous la thèse nominaliste ; il ajoute : « M. David a cru pouvoir — mais avec quelles peines ! — se réclamer du haut patronage de saint Thomas. Vains efforts ! Le lecteur averti constatera que le sens des termes employés par saint Thomas est different de celui que leur prête l’auteur. » 7 h I 202 LA SURNATURALITÉ DE LA FOI débat, expose très justement cette théorie lorsqu’il écrit : « Que, en général, les actes humains se spéci­ fient par leur objet formel, ou, ce qui revient au même, par leur motif, c’est indubitable. Mais que l'acte, en tant que surnaturel, ait toujours un motif surnaturel, et que la nécessité absolue de la grâce pour les actes surnaturels tienne précisément à la disproportion de la faculté avec ce motif ou cet objet formel, c'est ce que plus d'un conteste, en relevant vivement la confusion que leurs adver­ saires semblent faire souvent entre la spécification de l'acte comme acte moral et sa spécification comme acte surnaturel1. » Nous avons répondu2 : mais alors la foi sur­ naturelle et la foi naturelle (fondée sur la connais­ sance purement rationnelle des signes miraculeux de la révélation) ne diffèrent plus qu’au point de vue moral; n’est-ce pas revenir au nominalisme d’Ockam, de G. Biel, et favoriser le baïanisme? Ces derniers temps plusieurs théologiens ont essayé de montrer que la foi théologale peut rester ontolo­ giquement surnaturelle sans avoir un ofyet ou motif essentiellement surnaturel et inaccessible à la foi naturelle. Nous ne voyons plus ce que devient alors le principe fondamental : species cujuslibet habitus 1. Bainvel, la Foi et l’Acte de foi, p. 168. 2. Cf. chap, précédent. Les Salmanticenses {de Gratia, tr.XTV, disp. Ill, dub. III, n° 31) répondaient de même à Molina : * Ex doctrina hujus auctoris sequitur non esse necessarium habitum fidei theologicae ; nam illa coaptatio et proportio ad finem supernaturalem superaddita adibas nataralibus potest optime illis communicari absque habitu su per naturali, qui proxime actum eliciat, ut constat in actibus virtutum naturalium, qui in homine justo sunt meritorii... Ex quo ulterius fieret assensum fidei theologicae secundum se consideratum nihil magis habere, aut conducere ad finem supernaturalem, quam actus virtutum naturalium. » SON OBJET FORMEL dependet ex formali ratione objecti (IIa IIae, q. 5, a. 3). Voici comment on a tâché de le maintenir : « Un acte peut être considéré dans son espèce logique : en tel cas sa substance est sa tendance essentielle à son objet propre; son mode est constitué par les différenciations accessoires, qui n'altèrent pas cet élément principal. Il peut être, au contraire, envisagé dans son espèce ontologique : sa siibstance alors est Γénergie physique qui le produit ; son mode, ce sont les déterminations secondaires qu’il peut recevoir du fait de sa production lente ou rapide, aisée ou difficile, ou de son acceptation pour une fin donnée... On le voit, le mot « surnaturel quoad siibstantiam » prête à l’équivoque. Au sens ontologique du terme, les théologiens jésuites se prononcent pour la sur­ naturalité stricte (entitative) de l’acte de foi... Au sens logique du mot, les Jésuites, à l’exception des suaréziens, tiennent généralement pour l’identité substantielle, non certes de la foi scientifique et de la foi d’autorité, mais d’une foi d’autorité naturelle et d’une foi d’autorité surnaturelle : les éléments notionnels en seraient les mêmes. » C’est bien ce que nous disions : « Beaucoup de théologiens modernes refusent aux vertus théologales un objet ou motif formel essentiellement surnaturel2, inaccessible à la foi naturelle, tout en s’efforçant de maintenir que ces vertus sont surnaturelles qzioad substantiam1. » On s’étonne de voir pareille doctrine suspectée de naturalisme : « N’est-ce donc rien, demande-t-on, qu’une spécification ontologique, qui transporte l’acte dans 1 ordre divin ? » Mais toute la question est de savoir précisément „ ' -c. 4.·^ ΐπσϊηπρ 1. Specification logique, selon beiuu la w nouvelle terminologie. 2. Spécification ontologique. LA SURNATURALITÉ DE LA FOI 1 si ce qu’on appelle d’un très grand mot spécification ontologique peut subsister sans ce qu’on appelle assez dédaigneusement spécification logique. En d’autres termes, l’acte de foi théologale peut-il être encore essentiellement surnaturel par l’énergie physique qui le produit, s’il ne l’est pas par sa tendance essentielle à son objet propre ? et s’il n’a pas un objet ou motif inaccessible à la foi naturelle, pourquoi une énergie essentiellement surnaturelle serait-elle nécessaire­ ment requise pour le produire ? L’intellection peutelle être essentiellement différente de la sensation par l’énergie physique qui la produit, si elle ne l’est pas par sa tendance essentielle à son objet propre ? Et si son objet propre n’est pas inaccessible à la sensation, pourquoi faut-il nécessairement une énergie purement spirituelle pour la produire? Il y a là une impossibilité métaphysique ; selon le principe « species cujuslibet habitus dependet ex formali ratione ojecti », toute faculté, toute vertu étant essentiellement relative à un objet, est spécifiée par cet objet et ne peut avoir une spécification intrinsèque indépendante de l’objet ; elle ne lui serait plus essentiellement relative et deviendrait un absolu. Si la sensation n’était pas spécifiée par son objet propre, pourquoi serait-elle incapable d’atteindre l’objet propre de l’intellection, et que deviendraient alors les preuves de la spiritualité de l’âme ? Mécon­ naître l’objet formel ou le motif propre de la foi surnaturelle, le rendre accessible à la foi naturelle, n’est-ce pas détruire métaphysiquement le fondement objectif de la surnaturalité de la foi ?1 Toute la question est là. | 264 1. Dire que l acte de foi surnaturelle est ontologiquement specihe non par son motif formel ou son objet, mais -par le ' | SON OBJET FORMEL Nous ne croyions surprendre personne en posant cette question, car nous ne faisons que répéter ce qu'ont toujours dit les principaux thomistes1 contre les nominalistes, Scot et Molina, et ce que dit aussi très clairement Suarez. Nous avons exposé ailleurs2 longuement la doctrine thomiste sur ce point fonda­ mental qui est au cœur même de toute théologie, puisqu’il ne s’agit de rien moins que de la distinc­ tion essentielle du naturel et du surnaturel en nous. Pour montrer que nous n’avons rien avancé de nou­ veau, il nous suffira ici de reproduire les principales assertions des théologiens qui défendent notre thèse. Parmi eux, nous choisirons le moins suspect de rigueur excessive contre les nominalistes et contre Scot et Molina, nous voulons dire Suarez. Nous verrons ensuite comment s’expriment les thomistes et saint Thomas lui-même et ce qui ressort du langage même * * * Suarez, qui a souvent cherché un milieu entre saint Thomas et Scot, n’a jamais été très exigeant sur la distinction essentielle du naturel et du sur­ naturel. Il admet même l’existence d’une 'puissance obédientielle active qui, aux yeux des thomistes, 4 principe qui le produit, par la vertu infuse, c’est renverser l’ordre des choses ; la vertu est spécifiée par l’acte (potentia dicitur ad actum), et l’acte par l’objet. Et c’est seulement reculer la question, car la vertu elle-même devra bien être spécifiée par l’objet auquel elle est essentiellement ordonnée. 1. Cajetan, in Ia IIae, q. 63, a. 3 ; IIft IIae, q. 17» a· 5>’ Jean de Saint Thomas, de Gratia, disp. XX, a. 2 ; Lemos, Panoplia gratiae, IV, tr. I, a. 1 ; Billuart, de Gratia,.dissIII, a. 2, § II ; Salmanticenses, de Gratia, tr. XIV, disp. Ill, dub. III. 2. Cf. de Revelatione, 3e édit, de l’ouvrage complet, 1.1, p. 458515· 266 LA SURNATURALITÉ DE LA FOI contient virtuellement la confusion des deux ordres ; car cette puissance serait essentiellement naturelle par son principe, à titre de propriété de la nature, et essentiellement surnaturelle, par l’objet qui la spécifierait. Ce qui, pour les thomistes, est une contradiction dans les termes1. Si peu exigeant que soit Suarez sur la distinction du naturel et du surnaturel, il est assez net dans la question qui nous occupe, et suit à peu près les thomistes. Il se demande dans son de Gratia, 1. II, c. xi : « Peut-on avoir par les seules forces naturelles, sans le secours de la grâce, une foi acquise qui aurait le même motif formel que la foi infuse ? » Il énumère d’abord les raisons alléguées par certains théologiens en faveur de l’affirmative, celles mêmes reproduites aujourd’hui par plusieurs. Il note ensuite que Scot, les nominalistes, Cajet an2 et Molina passent pour répondre oui. Il répond lui-même par la négative avec les thomistes Medina, Bannez, Soto, Capreolus (III, dist. 24, q. 1, a. 3 ad argu­ menta Scoti), et montre que c’est la thèse de saint i. Cf. Jean de Saint Thomas, in Iam, q. 12, disp. XIV, a. 2, n° ii, et Billuart, in Iam, q. 12, diss. IV, a. V, § III : « Haec potentia obedientialis activa implicat contradictionem, foret enim naturalis et supematuralis simul : naturalis, quia omnibus agentibus naturalibus esset congenita, et eorum naturam sequens ut proprietas ; supematuralis, quia immediate ordinaretur ad effectus supernaturales ; secundo haec potentia obedientialis activa destrueret totum ordinem gratiae : haec enim posita, superflua foret gratia, cum omnes effectus supernaturales qui tribuuntui gratiae aliisque habitibus supernaturalibus, fieri possint per istam potentiam obedientialem activam. » Jean de Saint-Thomas {loco cit.) voit justement dans cette notion suarézienne de la puissance obédientielle le point de départ des principales diver­ gences de Suarez et des thomistes dans le traité de la grâce, notamment sur 1 interprétation du a facienti quod in se est Deus non denegat gratiam, ο 2. Pourtant Cajetan enseigne le contraire contre Scot. Ia IIae q. i, a. i. j SON OBJET FORMEL 267 I i Bonaventure (III, dist. 23, a. 2, q. 2), de Richard (ibid., a. 7, q. 2), d'Alexandre de Halès (III p., i q. 64, a. 2), de saint Thomas (IIa IIae, q. I, a. I ; j q. 5, a. 2, a. 3 c, ad i ; III, d. 24, a. 1, q. 1, et aliis ! innumeris locis). Il ajoute même : « Communiter Doctores scribentes de fide. » De fait, tous les I grands théologiens. Suarez défend ensuite sa thèse de deux manières : i théologiquement et philosophiquement. Théologie • quement il note (nos 11, 12, 13, 17 et 21) le danger de pélagianisme : si, en effet, le motif formel de L la foi divine n’est pas surnaturel et inaccessible à la foi naturelle, pour produire l’acte de foi selon ce motif, la grâce intérieure n’est plus nécessaire : il suffit de la révélation extérieure confirmée par ( les miracles naturellement connaissables. « Dicere autem, ajoute Suarez, n° 17, majorem gratiam seu .’ adjuvantem solum requiri, ut assensus in genere (entis1 sit perfectior, licet ex vi objecti2 non esset necessarius, multum accedit ad id quod Pelagius dicebat, gratiam requiri tantum ad facilius. Item videtur fuga solum inventa ad eludenda testimonia Î Conciliorum et Patrum. » Philosophiquement, Suarez, comme les thomistes, allègue le principe fondamental : les habitus sont spécifiés par les actes, et les actes par les objets ^22,23). Il s’objecte ce que soutiennent plusieurs aujourd’hui : « Respondent aliqui, actus illos per suas entitates formaliter et essentialiter distingui, neque oportere aliud, formale distinctivum quaerere ex parte objecti. » Et il répond : mais cela n’est rien moins que la destruction de toute la philosophie, « sed I i. Spécification ontologique, selon la terminologie nouvelle. 2. Spécification logique, selon la nouvelle terminologie. 268 LA SURNATURALITÉ DE LA FOI hoc nihil aliud est, quam evertere principium illud de distinctione actuum ex objectis et totam philo­ sophiam, quae docet, motus et omnia, quae habi­ tudinem ad aliud essentialiter includunt, sive praedicamentalem, sive transcendentalem, habere speciem, et consequenter distinctionem a terminis vel objectis, quae respiciunt. » Somme toute, Suarez donne à choisir à ses adver­ saires : la négation de la nécessité de la grâce ou celle de la philosophie. Il réfute les diverses objections et particulièrement celle qui est souvent reproduite aujourd’hui : si la foi divine a un motif formel inaccessible à la foi naturelle acquise, l’expérience psychologique devrait en témoigner ; or il n’en est rien. « Quel converti, au moment de son premier acte de foi, demande-t-on, quel catholique après une faute contre la foi, ont jamais observé en eux ce passage de la vision naturelle à la vision sur­ naturelle du motif de la foi ou de l’objet de la foi? » — xAvons-nous jamais prétendu qu’il y a une vision surnaturelle, une petite vision béatifique dans l’obscurité de la foi divine ? Il y a certes une illumination du Saint-Esprit affirmée par le concile d’Orange1 et le concile du Vatican2, et se peutÀl que cette illumination reste sans effet formel dans l’intelligence du fidèle ? Mais l’expérience psycholo­ gique ne suffit à nous faire discerner avec évidence cet effet surnaturel de l’illumination du SaintEsprit, des effets de la lumière naturelle de notre intelligence. « Cum in his actibus, remarque Suarez, 1. Denzinger, io0 édit., n° 180. 2. Denzinger, n° 1791 : a Nemo tamen cvangelicae praedi­ cationi consentire potest, sicut oportet ad salutem consequendam, absque illuminatione et inspiratione Spiritus Sancti, qui dat omnibus suavitatem in consentiendo et credendo veritati. » SON OBJET FORMEL 269 semper concurrant aliquomodo, et naturalia et supematuralia motiva, ut dixi, nunquam homo satis evidenter discernit, an ex pura supernatural! ratione moveatur et operetur, et hoc est satis, ut nunquam possit omnino esse certus de fide, vel operatione sua, quamvis de illa magnas possit habere conjecturas. » Saint Thomas note même que dans l’instinct prophétique, qui est quelque chose d’imparfait comme révélation, le prophète juge sumaturellement, sans bien discerner toujours que c’est sur­ naturellement qu’il juge. « Ad ea quae cognoscit propheta per instinctum, aliquando sic se habet, ut non plene discernere possit, utrum haec cogita­ verit aliquo divino instinctu, vel per spiritum proprium.» (IIa IIae, q. 171, a. 5.) Saint Augustin dit de même de cet instinctus : « quem nescientes huma­ nae mentes patiuntur. » (Swp. Genes, ad. litt., c. 17.) Suarez ne voit donc pas moins de danger que les thomistes dans la doctrine qu’il combat. Les Salmanticenses (de Gratia, tr. XIV, disp. Ill, dub. III, n° 60) lui reprochent pourtant une concession aux adversaires. Après avoir remarqué eux-mêmes que rien ne subsisterait en philosophie de la doctrine de la spécification des puissances et des habitus, ils ajoutent : « Nous ne pouvons louer Suarez, qui, après avoir défendu de plusieurs manières le senti­ ment commun, s’écarte ensuite de ce qui en est le principe premier en admettant (n05 29 et 30) que de paissance absolue il peut y avoir dans la même faculté deux actes spécifiquement distincts qui aient le même objet formel1. Par là Suarez affaiblit et i. Suarez cependant ne fait pas cette concession pour deux 270 LA SURNATURALITÉ DE LA FOI énerve tout ce qu’il avait dit auparavant. Car la spécification qui concerne l’essence des choses abstrait des dispositions relatives à la puissance ordinaire ou extraordinaire de Dieu. » De plus, sa thèse de la puissance obédientielle active ne com­ promet pas moins la distinction essentielle du naturel et du surnaturel1. Saint Thomas lui-même n’avait-il pas répondu d’avance aux nominalistes, en déterminant contre les Pélagiens la cause pour laquelle la grâce intérieure et l’habitus surnaturel de foi sont nécessaires, pour adhérer formellement aux mystères révélés? Cum homo assentiendo his, quae sunt fidei, elevetur stupra naturam suam, oportet quod hoc insit ei ex supernaturali principio interius movente, quod est Deus2. La nécessité absolue de la grâce tient à la dis­ proportion de notre intelligence naturelle avec l’objet surnaturel à croire et le motif surnaturel pour lequel il faut croire. Il faut adhérer non pas seulement au témoignage sensible des miracles naturellement connaissable, mais au témoignage essentiellement surnaturel du Père céleste, ou de Dieu principe de l’ordre surnaturel. Ce témoignage, dit saint Thomas dans un texte déjà cité, in Joan., c. 5. leç. VI, n° 9, seul le fidèle éclairé intérieurement par le SaintEsprit peut l’entendre : « Deus testificatur alicui dupliciter, scilicet sensibiliter et intelligibiliter. Sensi­ biliter quidem, sicut per vocem sensibilem (et mira­ cula) ; et hoc modo testificatus fuit Moysi in monte Sinai... Intelligibiliter autem testificatur inspirando actes dont 1 un serait naturel et l‘autre surnaturel, mais seulement pour deux actes naturels. i. Cf. Joan, a sancto Thoma, in Iam q. 12, disp. XIV, a. 2, n° ii. 2. II* II*·, q. 6, a. 2. | SON OBJET FORMEL 27I in cordibus aliquorum quod credere debeant et tenere... Primae ergo testificationis (vos Judei increduli) capaces fuistis : nec mirum, quia non fuerunt Dei nisi effective (surnaturel modal d'effi­ cience), ut dictum est, voces illae et species. Sed non intelligibilis illius vocis : Neque vocem ejus unquam audistis, etc. ; id est participes ejus non fuistis... Id est non habuistis istud testimonium intelligibile et ideo subdit : Et verbum ejus non habetis in vobis manens... Omne autem verbum a Deo inspiratum est quaedam 'participata similitudo illius (surnaturel quoad substantiam). » C’est cette doctrine de saint Thomas que les Salmanticenses résument en allant au fond de la question que Suarez n’a vu qu’à demi, semble-t-il : « L’homme peut bien, par ses forces naturelles, s’appuyer sur le témoignage de Dieu, auteur de la nature (et cause du miracle naturellement connais­ sable), mais il ne peut sans la grâce surnaturelle s’appuyer sur le témoignage de Dieu, auteur de l'ordre surnaturel, sur la voix du Père céleste, qui est principe d’une certitude surnaturelle1. » Cette distinction s’impose pour éviter de confondre la foi surnaturelle et la foi naturelle, non moins que pour distinguer la charité de l’amour naturel de Dieu, et ce serait adopter l’erreur de Baïus que la nier. On connaît en effet la 34e proposition de Baïus : Distinctio illa duplicis amoris, naturalis videlicet, quo Detis amatur zit arietor naturae, et gratuiti, quo Deus amatur ut beatificator, vana est et commentitia et ad illudendum sacris litteris et plurimis veterum testimoniis excogitata. » (Denzinger, 10342). i Salmanticenses, de Gratia, tr. XIV. disp. Ill, dub. III, n° 40. 2. Est aussi condamnée Ia proposition rosmimenne : « Deus 2^2 LA SURNATURALITÉ DE LA FOI Nous ne pouvons sans la grâce entendre le témoi­ gnage essentiellement surnaturel de ΓEsprit qui « révèle les profondeurs de Dieu », comme dit saint Paul, et les richesses de sa vie intime. « Nobis autem revelavit Deus per Spiritum suum : Spiritus enim omnia scrutatur, etiam profunda Dei. » (I Cor., II, io). L’ordre des agents doit répondre à l’ordre des fins, et l’action doit être spécifiée par son objet, par suite, pour révéler les mystères strictement sur­ naturels, il faut une action révélatrice du même ordre (surnaturelle quoad substantiam et non seulement quoad modum) ; elle est le motif formel de notre foi infuse, et reste de ce point de vue inaccessible à la foi naturelle ou acquise1. est objectum visionis beatificae, in quantum est auctor operum ad extra. » (Denz., 1928). i. Si Dieu ne nous avait sumaturellement révélé que Zes vérités naturelles de la religion (l'extension universelle de sa Providence, l’immortalité de l’âme, etc.) et avait .confirmé sa parole par des miracles, la révélation eût été surnaturelle quoad modum tantum, quant au mode de sa production, mais non pas quoad substantiam, c’est-à-dire essentiellement ou à raison de son objet. Au contraire la Révélation de l’ancien et du nouveau Testament est doublement surnaturelle : quoad modum et quoad substantiam, à raison de son objet formel : les mystères essentiellement sur­ naturels de la vie intime de Dieu. Dès lors elle peut être connue naturellement sous un de ses aspects (en tant qu’elle est confirmée par des miracles et autres signes) et connue sumaturellement sous son aspect le plus élevé. C’est l’application toute simple de la distinction classique, rejetée par Baîus, entre Dieu auteur et maître de la nature et Dieu auteur de la grâce. On a écrit dernièrement que cette doctrine n’est pas conforme à celle de saint Thomas, et qu’elle aurait été constituée par des thomistes du XVIe siècle. — De ce point de vue, qui est celui d’un littéralisme assez matériel, ce qui n’est (^’impli­ citement dans les termes mêmes de saint Thomas ne serait pas conforme à sa doctrine. De plus la distinction proposée ici par les thomistes est même explicitement chez saint Thomas, par exemple : Ia, q. 62, a. 2, ad i : « Angelus naturaliter diligit Deum in quantum est prin­ cipium naturalis esse. Hic autem loquimur de conversione ad SON OBJET FORMEL Et c’est pourquoi Y Écriture et Y Église attribuent la révélation à Dieu en tant précisément qu’il est le Père céleste et non pas en tant précisément qu’il est l’Auteur de la nature. L’Auteur libre de la nature peut bien faire des miracles, c’est pourquoi on traite de la possibilité du miracle en philosophie qui considère Dieu sub ratione communi entis, non sub ratione propriissima Deitatis. Pour révéler les mystères surnaturels Dieu agit sub ratione Deitatis1, selon sa vie intime qu’il veut nous communiquer pour faire de nous non pas seulement ses créatures, mais ses fils. C’est ainsi que l’Écriture et l’Église attribuent toujours la révélation soit au Père céleste, soit au Saint-Esprit ; voir les textes scripturaires cités par le Concile du Vatican au chapitre sur la révélation (Denz., 1785, 1795) : « Nous prêchons une sagesse de Dieu mystérieuse et cachée... Cette sagesse, nul des princes de ce siècle ne l’a connue... Ce sont des choses que l’œil n’a point vues, que l’oreille n’a pas entendues, et qui ne sont pas montées au cœur de l’homme, — des choses que Dieu a pré­ parées pour ceux qui l’aiment. C’est à nous que Dieu les a révélées par son Esprit, car l’Esprit pénètre tout, même les profondeurs de Dieu... Per­ sonne ne connaît ce qui est en Dieu, si ce n’est X’Esprit de Dieu. » (I Cor., c. II, v. 7.) Le Credo dira : « Spiritus Sanctus qui locutus est per pro­ phetas. » Autre texte cité par le concile : « Je vous bénis, Père, Seigneur du Ciel et de la Terre, de ce que vous avez caché ces choses aux sages et aux Deum, in quantum est beatificans per suae essentiae visionem. » Cette distinction donnée ici par saint Thomas pour 1 Dieu vaut manifestement aussi pour notre connaissance de leu. I. Secundum « id quod notum est sibi soli de seipso, e ans per revelationem communicatum » (Ia, Q· a· C>). ï,e sens dn mystère I 274 LA SURNATURALITÉ DE LA FOI prudents, et les avez révélées aux petits. Oui, Père, je vous bénis de ce qu’il vous a plu ainsi. Toutes choses m’ont été données par mon Père; personne ne connaît le Fils, si ce n’est le Père, et personne ’ ne connaît le Père, si ce n’est le Fils, et celui à qui le Fils a voulu le révéler. » (Math., IX, v. 25). Le Dieu qui révèle n’est pas seulement la Cause première, ΓAuteur de l’univers, qu’ont pu connaître Platon et Aristote, c’est le Père céleste, c’est Dieu dans sa vie intime, Trine et Un. De même Jésus dit à Pierre : « Tu es heureux, Simon, fils de Jean, car ce n’est pas la chair et le sang qui te l’ont révélé, mais c’est mon Père qui est dans les cieux. » (Math., 1 XVI, v. 17.) Notre-Seigneur dit encore : « Les œuvres que le Père m’a donné d’accomplir, ces œuvres mêmes que je fais, rendent témoignage de moi, que c’est le Père qui m’a envoyé. Et le Père qui m’a envoyé a rendit lui-même témoignage de moi. Vous n’avez jamais entendu sa voix, ni vu sa face, et vous n’avez point sa parole demeurant en vous, parce que vous ne croyez pas à celui qu’il a envoyé. » (Jean, VI, 37.) C’est ce passage dont nous avons cité plus haut le commentaire de saint Thomas. L’Ancien Testament disait équivalemment : Deus salutaris noster. De même les prima credibilia qu’il est absolument nécessaire de croire pour être sauvé, quod Deus est et remunerator est, visent directement non pas seule­ ment Dieu auteur de la nature, mais Dieu Père céleste, auteur de l’ordre surnaturel. De ce point de vue seulement ils impliquent le mystère de la Sainte-Trinité et ne peuvent être connus que par révélation1. N’est-ce pas pour cela que fut condamnée I. Saint Thomas dit à ce sujet (II» 11% q. i, a. 7) : « Ita se SON OBJET FORMEL ï < r k la proposition : « Fides late dicta ex testimonio creaturarum similive motivo ad salutem sufficit. » Aussi les thomistes admettent-ils généralement que le philosophe chrétien qui s’est démontré l’existence de Dieu auteur de la nature, peut et doit croire l’existence de Dieu auteur de l’ordre surnaturel (cf. Gonet, de Fide, art. vi, § II). Quelle difficulté y a-t-il à distinguer dans le fait de la révélation un aspect extérieur accessible à la raison, et un autre intime accessible seulement à la lumière intérieure de la foi ? Ainsi le fait que Jésus-Christ est mort par amour pour nous sur la croix peut être connu par la seule raison, qui y voit seulement, comme les protestants libéraux, un amour héroïque et le plus grand exemple de force morale, et ce même fait peut être connu par la foi, qui y voit un acte non seulement essentiellement surnaturel, mais théandrique, d’une valeur infinie. Ainsi encore l’infaillibilité de l’Église se manifeste extérieurement par les notes de l’Église, et dans ce qu’elle a d’intime elle est de foi. habent in doctrina fidei articuli fidei, sicut principia per se nota in doctrina, quae per rationem naturalem habetur. In quibus principiis ordo quidam invenitur, ut quaedam in aliis simpliciter contineantur : sicut omnia principia reducuntur ad hoc, sicut ad primum, Impossibile est simul affirmare et negare, ut patet per philosophum in IV Metaph. Et similiter omnes articuli impli­ cite continentur in aliquibus primis credibilibus; scilicet ut credatur Deum esse, et providentiam habere circa homines; secundum illud ad Hebr. u : « Accedentem ad Deum oportet credere quia est, et quod inquirentibus se remunerator sit. » In esse enim divino includuntur omnia, quae credimus in Deo aeter­ naliter existere, in quibus nostra beatitudo consistit. In fide autem providentiae includuntur omnia, quae temporaliter a Deo dispensantur ad hominum salutem, quae sunt via in beatitudinem... Sic ergo dicendum est, quod quantum ad substantiam articulorum fidei, non est factum eorum augmentum per tem­ porum successionem : quia quaecumque posteriores crediderunt, continebantur in fide praecedentium Patrum licet implicite. Sed quantum ad explicationem crevit numerus articulorum. » 276 LA SURNATURALITÉ DE LA FOI Il n’est donc pas étonnant que les thomistes et aussi Suarez aient toujours vu des affinités avec le semi-pélagianisme dans la doctrine qui soutient que la foi théologale infuse n’a pas un motif formel propre, essentiellement surnaturel et inaccessible à la foi naturelle scientifique ou d’autorité. Billuart, qui résume l’enseignement des thomistes, remarque (de Gratia, diss. Ill, a. II, § II) : il ne suffit pas de dire, pour respecter le Concile d’Orange, que la grâce est requise pour croire ut oportet ad salutem, car celui qui croit en s’appuyant sur le vrai motif formel de la foi divine, croit déjà ut oportet; et si ce motif formel est accessible à la foi naturelle, on ne voit plus pourquoi la grâce est nécessaire. On revient à une simple nécessité de fait et non de droit, reconnue par les nominalistes pour éviter l’hérésie. On perd ainsi le sens du mystère dans l’ordre même de la grâce. Solution des difficultés. Première objection. — On a objecté contre le principe de la spécification des actes par leur objet formel que la vision de l’aigle est spécifiquement distincte de celle du chien et qu’elles ont pourtant le même objet formel : la couleur. A cela il faut répondre avec Cajetan1 : il n’y a i. Cf. Cajetanum in lam, q. 77, a. 3, n° VI. a Adverte hic quod de potentiis animae possumus dupliciter loqui. Uno modo, in quantum sunt potentiae (scii, formaliter) ; et sic est totus sermo praesens. Alio modo, in quantum sunt proprietates talis naturae : et sic non loquimur. Sic enim distinguuntur juxta diversitatem naturarum quibus insunt, juxta illud Averroïs, I de Anima, comm. LUI : Membra hominis diversa sunt specie a membris SON OBJET FORMEL 277 là qu’une différence matérielle, celle de l’œil de l’aigle qui diffère de l’œil du chien, et non pas une différence formelle de la vision en tant que vision ; tout au plus il y a entre ces deux visions comme telle, une différence accidentelle, comme entre la vue normale et celle du myope. Le principe invoqué doit se prendre formellement ; l’acte, comme acte, est spécifié par l’objet formel vers lequel il tend. Deuxième objection. — La principale difficulté qu’on soulève contre notre thèse, c’est que l’expé­ rience psychologique du fidèle ne parvient pas à discerner le motif formel surnaturel de tout autre naturellement connaissable : « Quel converti, nous dit-on, au moment de son premier acte de foi, quel catholique après une faute contre la foi, ont jamais observé ce passage de la vision naturelle à la vision surnaturelle du motif de la foi ou de l’objet de foi ? Quel fidèle... a jamais pu traduire une seule note de sa vision de foi, qui lui fût exclusivement réservée ? » Nous n’avons jamais parlé de vision surnatiirelle, mais de foi divine sous « l’illumination du SaintEsprit » mentionnée par les Conciles d’Orange et du Vatican. Se peut-il que cette illumination soit reçue dans notre intelligence sans y produire son leonis. » Ainsi l’œil de l’aigle diffère de l’œil du chien, mais la vision de l’aigle ne diffère pas spécifiquement comme vision de celle du chien. Le principe invoqué doit s’entendre formel­ lement et non pas matériellement. Au sujet du principe : les facultés, les habitus et les actes sont spécifiés par leur objet formel, on a écrit récemment : non generatim valet. Ce serait un principe métaphysique qui aurait des exceptions. Mais un principe métaphysique qui aurait des exceptions ne serait plus métaphysique ou absolument nécessaire. U faudrait dire de lui comme du sel affadi : ad nihilum valet ultra nisi ut mittatur foras et conculcetzir ab hominibus. Or c est par ce principe qu’on établit la différence spécifique de 1 imagination et de Inintelligence, ce qui est le fondement de la preuve de la spmtùalité et de l’immortalité de 1 ame. ....... 278 LA SURNATURALITÉ DE LA FOI effet formel ? A quoi serait-elle utile ? Rien n’est vain surtout dans l’ordre surnaturel, mais il est assez surprenant qu’on veuille discerner clairement par l’expérience psychologique cet effet formel, qu’on soutienne que « l’expérience suffit à dirimer ce débat ». Ce débat n’est pas d’ordre expérimental, mais métaphysique, bien plus d’ordre tout sur­ naturel et théologique. Seules les données de la révélation surnaturelle et les notions rationnelles dans lesquelles elles s’expriment peuvent résoudre la question. La lumière qui éclaire la science théolo­ gique (car il existe certes au-dessous des définitions de l’Église une science théologique, et non pas seulement des hypothèses théologiques) n’est pas l’expérience, mais la révélation virtuelle, c’est-à-dire la révélation en tant qu’elle contient virtuellement les conclusions déduites à l’aide d’une prémisse rationnelle. Le recours à « l’expérience suffisant à dirimer le débat » fait penser ici aux empiristes qui n’admettent que les phénomènes sensibles, et qui demandent qu’on leur montre la substance, comme si elle était seulement un phénomène foncier encore accessible aux sens. Des mécanistes demandent aux vitalistes de leur montrer le principe vital, comme s’il res­ semblait à un feu follet. Des nominalistes exige­ raient, pour admettre la supériorité essentielle de Γintellection sur la sensation, et la distinction essentielle de leur objet formel, qu’on leur fasse voir une réalité purement spirituelle, un esprit pur. Le nominaliste Durand réduisait le caractère sacer­ dotal à n’être qu’une dénomination extrinsèque, une relation de raison, probablement parce qu’il ne 1 avait jamais expérimenté. Les théologiens du SON OBJET FORME! XVIIe et du XVIIIe siècles, qui, après Descartes, niaient la distinction de la substance et des accidents, ne pouvant plus admettre d’accidents surnaturels, réduisaient la vie de la grâce à ce que nous en manifeste l’expérience psychologique, et la vie sur­ naturelle était ramenée à la vie morale. Ici-bas nous ne connaissons l’intelligible que dans le sensible, et le surnaturel qui est essentiellement distinct en nous de notre activité naturelle n’en est pas tellement séparé que nous puissions le dis­ cerner expérimentalement avec évidence de ce qui n’est pas lui. Nous disions plus haut, selon saint Thomas, que le prophète lui-même, lorsqu’il ne reçoit que l’instinct prophétique, ne peut pas toujours discerner si la lumière qui éclaire son esprit est celle de Dieu ou celle des principes de la raison naturelle. Sans qu’un pareil discernement soit nécessaire, le fidèle, sous l’illumination et l’inspiration du SaintEsprit dont parlent les Conciles d’Orange et du Vatican, entend la voix du Père céleste par l’organe de l’Eglise. Il atteint ainsi dans l’obscurité de la foi un motif formel inaccessible au démon et aussi à la foi naturelle d’autorité. L’intelligence naturelle la plus perspicace, tant qu’elle n’a pas reçu la grâce de la foi, constate seulement du dehors les miracles ou autres signes qui l’empêchent de nier l’interven­ tion de \ Auteur de la nature dans le prophète et dans l’Église. Aussi ne peut-elle entendre que matérielle­ ment la révélation divine et les mystères sur naturels. La chose est fort simple ; il suffit d’un exemple pour la faire bien entendre. Une symphonie de Beethoven peut être entendue de deux façons fort différentes. Celui qui, sans être sourd, n’a aucun sens musical, ne peut l’entendre que matériellement; 28ο LA SURNATURALITÉ DE LA FOI I on dit de lui qu’il n’a pas d’oreille. Si on lui demande: Avez-vous entendu cette symphonie ? il peut répon­ dre : Oui. Si on lui demande : Est-ce vraiment un i chef-d’œuvre ? il ne peut répondre non ; il serait ’ sot de nier ce qui est universellement reconnu par ceux qui sont bons juges en la matière ; ainsi pour le démon ce serait une sottise de nier le fait de la révélation, qui est par trop évident par ses signes. La symphonie de Beethoven est entendue de tout autre façon par un vrai musicien, il en saisit le motif formel. Non point qu’il perçoive immédiate­ ment le génie de Beethoven, il ne l’atteint que par l’exécution matérielle de son œuvre, mais dans cette exécution il atteint ce qui est l’âme de la symphonie. Peut-il cependant indiquer une seule note qui n’ait pas été matériellement entendue par l’autre audi­ teur? Non : ce dernier a bien entendu matériel­ lement toutes les notes, mais l’âme de la symphonie lui a échappé ; à vrai dire, il a entendu des sons, et non la symphonie. Il en est de même de la lecture de ΓÉvangile : l’intelligence naturelle la plus puissante, sans la grâce de la foi, entend matériellement le sens sur­ naturel des mystères de Dieu ; ce qu’elle perçoit proprement, c’est le sens humain des mots dont se compose le Credo : un peu comme un animal entend matériellement une parole humaine sans en percevoir le sens intelligible. Au contraire, l'intelligence sur­ naturalisée du plus humble des fidèles entend l’Évangile comme le musicien entend la symphonie de Beethoven ; au point de vue surnaturel, on peut dire du fidèle qu’il a de l’oreille. Il entend surnaturellement par la foi la voix du Père céleste, non pas d une manière immédiate comme l’a entendue • ~ * le * SON OBJET FORMEL 281 prophète, mais par l’organe de l’Église ; il entend ainsi formellement « les profondeurs de Dieu » que révèle la voix divine. Il y croit formellement, tandis que le démon ne peut dire qu’une chose : il n’est pas possible de le nier, ces paroles mystérieuses sont confirmées par l’Auteur même de la nature ; il faut bien matériellement les admettre, elles ne peuvent pas être fausses. On objectera : « les éléments notionnels sont les mêmes pour la foi surnaturelle et la foi naturelle ; » c’est la même formule dogmatique. Mais ce que le fidèle croit, ce n’est pas la formule dogmatique de la Trinité, c’est le mystère même caché en Dieu, les profondeurs de Dieu ; la formule n’est qu’un moyen de connaissance. Voir saint Thomas, IIa IIae, q. 1, a. 2. « Actus credentis non terminatur ad enuntiabile, sed ad rem. Non enim formamus enuntiabilia, nisi ut per ea de rebus cogni­ tionem habeamus, sicut in scientia, ita et in fide. » En résumé, notre thèse se ramène donc à un argument : les facultés, les habitus et les actes sont spécifiés par leur objet et motif formel. Or l’objet formel de la foi divine, c’est Dieu considéré dans sa vie intime, selon la raison propre de Déité, et non point selon la raison commune d’être accessible à la raison ; c’est le mystère surnaturel de la vie intime de Dieu. Le motif formel de cette foi divine, c’est l’autorité de Dieu révélateur, en tant qu’il est non pas seulement auteur de la nature, mais auteur de l’ordre de la grâce et de la gloire. Donc la foi divine est essentiellement surnaturelle, et non pas seulement surnaturelle quoad modum, comme 1 ont soutenu les nominalistes. On peut aussi, pour se servir de la concession 282 LA SURNATURALITÉ DE LA FOI faite par les adversaires depuis le concile de Trente, mettre la conclusion à la place de la mineure, et écrire : Les habitus, les vertus et aussi les actes sont spé­ cifiés par leur objet et motif formel. Or on concède, depuis le Concile de Trente, que l’habitus de foi théologale est surnaturel quoad substantiam. Donc cet habitus et ces actes doivent avoir un motif formel essentiellement surnaturel, inaccessible à la foi naturelle. Comment une certitude essentiel­ lement surnaturelle pourrait-elle être fondée formel­ lement sur un motif naturellement connaissable? Enfin il est de foi qu’on ne peut sans la grâce croire ut oportet ad salutem ; or croire en vertu du vrai motif formel de la foi divine, c’est croire déjà ut oportet. Donc ce motif est inaccessible sans la grâce. On peut voir dans les Salmanticenses1 la réponse aux objections qui ont été faites contre ces argu­ ments. La doctrine que nous venons d’exposer n’est pas seulement une opinion d’école, ainsi que le remarque Suarez avec les thomistes, c’est la doctrine classique. Et les prédicateurs qui ont à montrer ce qu’est la foi dans toute sa profondeur et son élévation, ne parlent pas autrement. Ils reflètent l’Évangile. Qu’il nous suffise de citer, par exemple, ce passage de Mgr Gay2, qu’il écrivit, j’imagine, sans penser à une école théologique plutôt qu’à une autre : « Dès qu’en disant extérieurement le mot vivant de sa vie intime, c’est à nous que Dieu s’adresse, i. De Gratia, t. XIV, disp. Ill, dub. III. θΑ.γ· les Ler/us chrétiennes, édit, in-12, t. I, pp. 15g et 160 dans le chap, sur la Foi. SON OBJET FORMEL 2 «3 • *ç t ·· . il parle nécessairement une langue que nous pouvons entendre. Ses pensées infinies, pour ne considérer ici que ses communications intellectuelles, il les met dans des mots finis, dans des mots connus, usuels, et dont le sens est parfaitement déterminé d’avance. A ce titre, quand Dieu s’en sert, chacun de nous peut les percevoir et en saisir le sens humain. Dieu fait plus, et il devait faire plus : car ce n’est pas assez ici que nous sachions qu’on parle ; il faut surtout savoir qui parle, et que celui qui parle est Dieu. Il parle donc en Dieu, c’est-à-dire qu’il revêt ses paroles de caractères inimitables. « Il ne se contente pas d’y répandre cette beauté intrinsèque qui ne peut leur manquer, mais que son excellence même tient au dessus de la portée du grand nombre, il les illustre, les confirme et les accrédite, aux yeux de tous, par toutes sortes d’œuvres de sa droite, et principalement par d’in­ contestables miracles : de telle sorte que non seule­ ment on les peut raisonnablement tenir pour divines, mais que, sans mentir au bon sens et trahir sa propre raison, on ne peut les confondre avec celles qui ne le sont point. Il les inonde ainsi de clartés qui lui sont personnelles, et en se montrant, il les démontre. « S’ensuit-il que les sens et la raison suffisent pour nous faire pénétrer dans ce dernier sanctuaire des choses ? Non pas certes. Ils peuvent bien nous donner, il est vrai, une connaissance physique ou historique des faits divins surnaturels, et c’est leur plus éminent emploi. Leur concours est ici indis­ pensable ; sans eux, l’acte de foi serait radicalement impossible ; ils sont le sol où cet acte germe et qui lui sert d’appui. Mais pour ce qui est de la perception ifl f i’ r rV’r ί i '■ * plhf i il 284 LA SURNATURALITÉ DE LA FOI réelle, commandée, méritoire du surnaturel révélé, les sens les plus exquis et la raison la plus exercée en demeurent tout à fait incapables. La foi seule nous la peut donner, et non seulement elle est nécessaire pour nous faire adhérer à l'intime de la révélation, c'est-à-dire à la réalité divine énoncée en langue humaine, mais encore nous ne saurions sans la grâce, qui l’inaugure en nous, nous rendre comme il convient aux preuves dont elle est appuyée... On peut dire comme les Juifs : « Ce prodige est manifeste, il n’y a point à le nier » ; et en même temps ajouter comme eux: « Menaçons donc les gens qui l’ont fait et forçons-les à se taire. (Act., IV, 16.) « Sans la foi, l’homme le plus intelligent et le plus docte reste cet homme purement naturel que saint Paul appelle animal, et dont il dit qu’il « ne perçoit pas ce qui est de Γ Esprit de Dieu ». Cet homme peut bien, il est vrai, percevoir quelque chose de Dieu : il suffit pour cela qu’il soit raison­ nable ; mais ce qui est de « l’Esprit de Dieu », c’està-dire le divin révélé, le divin surnaturel..., tout cela lui est une sottise, une folie, un non-sens, enfin il n’y peut rien comprendre. Animalis hamo non 'percipit ea quae sunt Spiritus Dei : stultitia enim est illi et non potest intelligere. (I Cor., II, 14.) « L’esprit humain fût-il d’ailleurs capable de cette adhésion complète au témoignage que Dieu rend, par le miracle, à sa propre parole, resterait encore le cœur, qui a forcément ici sa part, et vraiment sa très large part. Car c’est un fait d’expérience, que nul ne croit qu’il ne veuille bien croire... » Ainsi parle le sens chrétien, la foi pour lui est essentiellement surnaturelle, parce qu’elle doit ad­ hérer à une réalité essentiellement surnaturelle, par SON OBJET FORMEL un motif essentiellement surnaturel, confirmé d'ail­ leurs par des signes naturellement connaissables. De telle sorte que pour adhérer à l'intime de la révélation, au mystère surnaturel de la vie intime de Dieu, la grâce de la foi est nécessaire non pas seulement d’une nécessité de fait instituée par Dieu, mais d'une nécessité absolue fondée sur l'essence meme de Dieu, sur la distinction non point contingente, mais absolument nécessaire, du naturel et du surnaturel, d’une nature intellectuelle créée et de la nature divine en tant précisément qu’elle est divine. A cette condition seulement les fondements de la science théologique sont absolument nécessaires, et elle mérite le nom de science, de science immédiatement subordonnée à celle de Dieu et des bienheureux. C’est là ce qu’ont méconnu les nominalistes, pour s’être arrêtés aux faits d’expérience, sans rechercher les raisons formelles des choses, qui seules peuvent rendre les faits intelligibles. Il n’y a aucune exagé­ ration à dire qu’un abîme sépare du nominalisme la vraie théologie ; elle ne se trouve plus en lui qu’à l’état de corruption. Mais le sens chrétien prend sa revanche, il aspire au vrai surnaturel inaccessible à la foi naturelle, et dès ici-bas il y adhère avec une certitude surnaturelle absolue, supérieure en soi à la certitude naturelle par laquelle notre raison adhère à la vérité du principe de contradiction. « Multo magis homo certior est de eo quod audit a Deo, qui falli non potest, quam de eo quod videt propria ratione, quae falli potest. » (IIa Hae, q. 4, a. 8.) La foi ainsi conçue est bien « la substance des choses que nous espérons1 », et 1 on comprend aiséi. Hebr.» XI, 1. •i ii • ·ζ - < "nZ· ** 1 ET LE SALUT POSSIBLE A TOUS 297 grâce habituelle et de ses degrés ou de la grâce actuelle, soit suffisante soit efficace1. Saint Thomas a pu sans peine trouver ce principe et dans l’Écriture, et dans le IIe concile dOrange contre les semi-pélagiens, et dans les œuvres de saint Augustin. Celui-ci a écrit (De dono perse­ verantiae, c. 9) : « Pourquoi, de deux adultes, celui-ci plutôt que celui-là est-il appelé de façon à se con­ vertir, et de même pourquoi de deux enfants celui-ci reçoit-il la rémission du péché originel par le baptême et cet autre pas ? les jugements de Dieu sont inscrutables2. » Saint Prosper parle de même en des formules i. Cf. sur l’efficacité de la motion divine, Saint Thomas, Ia, q. 19, a. 8, q. 23, a. 5 ; Ia IIae, q. 10, a. 4 ; q. 112, a. 3. En ce dernier article il écrit : « Intentio Dei deficere non potest, secundum quod Augustinus dicit (in 1. De dono persev,, c. 14) quod per beneficia Dei certissime liberantur, quicumque liberantur. Unde si ex intentione Dei moventis est, quod homo cujus cor movet, gratiam (habitualem) consequatur, infallibiliter ipsam consequitur. » Item Ia IIae, q. 112, a. 4 : Utrum gratia sit major in uno, quam in alio. « Praeparatio ad gratiam non est hominis, nisi in quantum liberum arbitrium ejus praeparatur a Deo. Unde prima causa hzijus diversitatis accipienda est ex parte ipsius Dei, qui diversimode suae gratiae dona dispensat ad hoc, quod ex diversis gradibus pulchritudo et perfectio Ecclesiae consurgat... Unde Apostolus dicit ad Ephes., IV, 7, unicuique data est gratia secundum mensuram donationis Christi. » — Cf. saint Thomam in Matth., XXV, 15 : « Qui plus conatur, plus habet de gratia, sed quod plus conetur, indiget altiori causa. » Item in Epist. ad Ephes., IV, 7. 2. « Ex duobus itaque parvulis originali peccato pariter obstrictis, cur iste assumatur et ille relinquatur; et ex duobus aetate jam grandibzcs impiis, cur iste ita vocetur, ut vocantem sequatur, ille autem aut non vocetur, aut non ita vocetur, inscrutabilia sunt judicia Dei. Ex duobus autem piis, cur huic donetur perseverantia usque in finem, illi autem non donetur, inscrutabiliora sunt judicia Dei. Illud tamen fidelibus debet esse certissimum, hunc esse ex praedestinatis, illum non esse. Nam si fuissent ex nobis, ait unus praedestinatorum, qui de pectore Domini biberat hoc secretum, mansissent utique nobiscum. » — Cf. Ibid., c, 12, 298 LA PRÉDILECTION DIVINE qui sont passées dans le concile d’Orange h Dans la Cité de Dieu, 1. XII, c. 9, saint Augustin parlant, non seulement des hommes, mais des anges, a écrit : « Si utrique (angeli, v. gr., Michael et Lucifer) boni aequaliter creati sunt, istis mala voluntate cadentibus, illi amplius adjuti ad eam beatitudinis plenitudinem, unde se nunquam casuros certissimi fierent, pervenerunt. — Si tous les anges (par ex. Lucifer comme Michel) ont été créés également bons, tandis que les uns sont tombés par leur mauvaise volonté, les autres 'plus aidés sont parvenus à cette béatitude parfaite, d’où ils ont la certitude de ne jamais déchoir2. » C’est dans ce chapitre que saint i. Cf. Concile d’Orange : Denzinger, Enchiridion, n° 182, can. 9 : « Quoties bona agimus, Deus in nobis atque nobiscum, ut operemur, operatur.» (ex 22a sententia sancti Prosperi) ;n° 185: « Quales nos diligat Deus : Tales nos amat Deus, quales futuri sumus ipsius dono, non quales sumus nostro merito » (ex 56 * sententia sancti Prosperi) ; n° 193 · σ Nulla facit homo bona quae non Deus praestat, ut faciat homo » (ex 412® sententia sancti Prosperi). C’est aussi d’un texte de saint Prosper qu’a été tiré le canon 3« du concile de Quiersy (Carisiacum). Cf. Denzinger, n° 318 : < Deus omnipotens omnes homines sine exceptione vult salvos fieri (I Tim., II, 4), licet non omnes salventur. Quod autem quidam salvantur, salvantis est donum; quod autem quidam pereunt, pereuntium est meritum (seu demeritum). » L’avant der­ nière proposition est un énoncé du principe de prédilection ; « Quod quidam salvantur, salvantis est donum. » De même le concile de Tuzey en 860, où s’achevèrent les controverses soulevées par Gottschalck, énonce en commençant ce principe qui éclaire tout le problème : « In coelo et in terra omnia quaecumque voluit (Deus) fecit (Ps. 134). Nihil enim in coelo et in terra fit, nisi quod ipse aut propitius facit (si c’est un bien) aut fieri juste permittit (si c’est un mal). Cf. P. L., t. 126, c. 123. En d’autres termes : nul bien n’arrive de fait que Dieu ne l’ait efficacement voulu, et nul mal n’arrive que Dieu ne l’ait permis. Saint Thomas dit de même, Ia, q. 19, a. 6, ad im fin. : « Quidquid Deus simpliciter vult, fit. » 2. Voir sur ce texte de saint Augustin ce qu’ont écrit bien des thomistes au début de leur traité de la grâce sous ce titre : « Utrum tam Adamo quam angelis fuerit necessaria gratia per ET LE SALUT POSSIBLE A TOUS Augustin montre qu’aucune créature ne peut se rendre meilleure qu’une autre, sans être plus aimée et plus aidée par Dieu : « nisi ille qui bonam naturam, ex nihilo, sui capacem fecerat, ex seipso faceret implendo meliorem prius * faciens excitando avidio­ rem? » « La volonté des anges, quelque bonne quelle fût, n’eût pas franchi les limites d’un désir stérile, si celui qui de rien a fait cette nature capable de le contenir, ne l’eût rendue meilleure en la rem­ plissant de lui-même, après avoir excité en elle un plus vif désir de le posséder ». Nul bien n’arrive que Dieu ne 1 ait voulu, et nul mal que Dieu ne l’ait permis. Saint Augustin écrit dans ce même ouvrage, 1. XIV, c. 17 : « Qui oserait dire ou croire qu’il n’a pas été au pouvoir de Dieu d’empêcher la chute de 1 homme ou celle de l’ange ? » De fait Dieu a permis la chute de Lucifer, sans la provoquer ; il n a pas permis une chute semblable en Michel ; mais il Fa aidé à arriver au terme de sa voie, ce dont saint Michel, comme tous les élus, doit lui rendre grâce éternellement. Les élus ont été plus aimés qu’il s’agisse des anges ou des hommes. Cela θη vertu du principe qui ne pouvait échapper à la haute contemplation de saint Augustin : « Comme 1 amour de Dieu est cause de tout bien créé, nul ne serait meilleur qu’un autre, s’il n’était plus aimé par Dieu. » Lorsque saint Thomas formule ce prin­ cipe de prédilection, Ia, q. 20, a. 3 et 4» n'énonce pas une vérité qui aurait échappé à 1 auteur de la Czté de Dieu; celui-ci avait saisi le sens profon es paroles des psaumes qui nous disent que leu es se efficax ad perseverandum? » Saint-Thomas, Gonet, Salmanticenses, Billuart. J ■ b?» Jk )■ 300 LA PRÉDILECTION DIVINE l'auteur de tout bien, que nul bien n’arrive qu’il ne l’ait voulu, nul mal qu’il ne l’ait permis1. Il avait trop souvent commenté la parole du Sauveur : « Sans moi vous ne pouvez rien faire » et celle de saint Paul : « Qu’as-tu que tu ne l’aies reçu ? » * * * Ce principe de prédilection est absolument uni­ versel et sans aucune exception possible, comme tout principe métaphysique. Il s’applique à tous les actes bons naturels ou surnaturels, faciles ou difficiles, soit dans l’état d’innocence, soit après le péché originel ; et il vaut pour l’ange comme pour l’homme. C’est pourquoi saint Thomas le formule de la façon la plus universelle : « Cum amor Dei sit causa bonitatis rerum, non esset aliquid alio melius si Deus non vellet uni majus bonum quam alteri. » Ia, q. 20, a. 3. Saint Thomas dit au neutre : nul être ne serait meilleur qu’un autre, si Dieu ne lui avait pas voulu plus de bien, et cela est vrai même des créatures inanimées. L’universalité absolue ou la valeur métaphysique de ce principe a échappé aux molinistes, mais aussi, on l’oublie trop souvent, à leurs adversaires jansé­ nistes. Jansénius tenait que le principe de prédi­ lection (avec la grâce de soi efficace, qui en est inséparable) ne se vérifiait que dans l’homme déchu, titulo infirmitatis, et non titulo dependentiae a Deo. Il ne serait vrai ni pour les anges, ni pour l’homme innocent. i. Cf. Saint Augustin, Retract., 1. I, c. 9: «Quia omnia bona, et magna et media et minima ex r>eo sunt, sequitur ut ex Deo sit etiam bonus usus liberae voluntatis », tant pour les anges que pour les hommes. ET LE SALUT POSSIBLE A TOUS 30î C’est aussi ce que pensèrent les augustiniens Noris et Berthi, qui écrivirent à l’époque du jansénisme, tout en admettant contre lui la grâce vraiment suffisante et le libre-arbitre dans l’homme déchu. De ce point de vue saint Michel, par son choix libre, serait devenu meilleur que Lucifer sans avoir été fins aimé et plus aidé par Dieu. Les anges élus n’auraient pas été magis dilecti. Or Y electus a Deo est par là même magis dilectus, selon la notion même d’élection divine qui suppose la dilection1. Molina plus encore porte atteinte au principe de prédilection, lorsqu’il écrit dans sa Concordia, q. 14, a. 13, disp. XII : « Fieri potest, ut duorum, qui aequali auxilio interius a Deo vocantur, unus pro libertate sui arbitrii convertatur, et alter in infi­ delitate permaneat... Imo fieri potest ut aliquis praeventus et vocatus longe majori auxilio pro sua libertate non convertatur, et alius cum longe minori convertatur2. » Plus brièvement : « Auxilio gratiae aequali, imo minori, potest quis adjutus resurgere, quando alius majori non resurgit, durusque per­ severat. » C’est la négation de l’efficacité intrinsèque de la grâce, dite efficace, qui est suivie de son effet. Cette position moliniste est atténuée dans le congruisme de Suarez, où le principe de prédilection reste encore frappé de relativité, du fait que la « grâce congrue » n’est pas de soi efficace. Le congruisme de Sorbonne, proposé au XVIIIe 1. Cf. Saint Thomas, Ia, q. 23, a. 4. « Dilectio praesupponitur electioni secundum rationem, et electio praedestinationi. » Cela en vertu du même principe : « Voluntas Dei, qua vult bonum alicui diligendo, est causa quod illud bonum ab co prae aliis 2. Cf. Concordia liberi arbitrii, etc., édit. Paris, 1876, pp. 51 et 565. s I f I T 'I :3 302 LA PRÉDILECTION DIVINE siècle par Toumely et plusieurs autres, niait aussi l’universalité de ce principe, du fait qu’il soutenait que la grâce intrinsèquement efficace, nécessaire à l’accomplissement des actes salutaires difficiles, ne l’est pas à l’accomplissement des actes salutaires faciles. Ces théologiens admettaient ainsi que, de deux hommes également aimés et aidés de Dieu, l’un parfois par un acte facile devient meilleur que l’autre. Cette doctrine, qui essaie sans s’en rendre compte, de supprimer ici le mystère, et qui parut acceptable à plusieurs au point de vue pratique, avait au point de vue spéculatif toutes les difficultés du molinisme pour les actes faciles, et toutes les obscurités du thomisme pour les actes difficiles. Elle représente l’éclectisme qui reste à mi-côte, alors qu’il faudrait s’élever plus haut. Comme nous l’avons dit : le fait même de ne pas résister à la grâce est un bien, et donc ne vient pas uniquement de nous, mais aussi de Dieu ; tandis que le fait d'y résister est un mal qui ne peut provenir que de la défectibilité de la cause déficiente, après une permission divine, qui laisse arriver ce mal, sans en être cause1 et qui le laisse arriver en tel homme plutôt qu’en tel autre. Le mystère de l'intime conciliation de la Justice, de la Miséricorde et de la souveraine Liberté. Comment se concilient intimement les deux prin­ cipes que nous venons d’examiner et qui chacun i. Nous avons traité ailleurs plus longuement ce sujet. Cf. La grace infailliblement efficace par elle-même et les actes salutaires I I j : ♦ î ET LE SALUT POSSIBLE A TOUS 303 pris à part sont absolument certains, soit dans 1 ordre de la nature, soit dans celui de la grâce ? D une part « Dieu ne commande 'jamais Vimpossible et rend réellement possible à tous les adultes Γaccomplis­ sement de ses préceptes ». D’autre part, « comme l’amour de Dieu est cause de tout bien, nul ne serait meilleur qu'un autre, s'il riétait phis aimé par Dieu. » L’intime conciliation de ces deux principes n’est autre que celle de l’infinie justice, de l’infinie misé­ ricorde et de la souveraine liberté. Saint Augustin dit en effet : « Lorsque le secours de la grâce est donné à certains, c'est par miséricorde ; s’il est refusé à d’autres, c'est par justice, comme peine d’un péché précédent, ou au moins du péché originel1. » Ce texte est cité par saint Thomas2 et bien connu de tous les théologiens. Or aucune intelligence créée, humaine ou angé­ lique, ne peut voir, avant d’avoir reçu la vision béatifique de l’essence divine, comment se concilient intimement dans l'éminence de la Déité, ou de la vie intime de Dieu, l’infinie miséricorde, l’infinie justice et la souveraine liberté. Même ceux qui voient Dieu face à face et qui saisissent que la Justice et la Miséricorde s'identifient réellement, sans se détruire, dans la Déité, ne peuvent voir pour quelle raison le bon plaisir de Dieu s’est arrêté sur Pierre plutôt que sur Judas; c’est là un acte de souveraine liberté3, faciles, dans Revue Thomiste, nov.-déc. 1925 et mars-avril 1926, et aussi article Prédestination du Dictionnaire de Théologie catholique. , 1. De Correptione et gratia, c. 5, et Epist. 190 (157), c. 3; De Praedestinatione sanctorum, c. S (9)· 2. 11« IIae, q. 2, a. 5» ad im. 3. Cf. Saint Thomas, Ia, q· 23, a. 5, ad 3 , 3°4 LA PRÉDILECTION DIVINE C’est ce qui fait dire aux saints : il n’est pas de péché commis par un autre homme que nous ne puissions commettre par notre fragilité, si nous étions dans les mêmes circonstances et sous les mêmes influences ; et, si de fait nous avons persévéré, c’est que nous avons été soutenus par Dieu, c’est que sa miséricorde nous a gardés1. Dieu par miséricorde relève souvent les pécheurs, et certains d’entre eux il les relève toujours. C’est le mystère terrible et doux de la prédestination. L’homme qui a été souvent relevé par la misé­ ricorde divine et qui retombe encore, peut se dire en tremblant : après tant d’ingratitudes, le Seigneur m’accordera-t-il encore la grâce efficace, qui relève ? Le Maître est libre de relever celui-ci cent fois, et de le laisser finalement dans son péché, tandis qu’il relève encore tel autre en lui donnant de persé­ vérer jusqu’à la fin. En agissant ainsi, Dieu n’enlève à personne ce qui lui est dû. Comme le remarque saint Thomas, Ia, q. 23, a. 5, ad 3m, dans la parabole des ouvriers de la dernière heure (Matth., XX, 13), le Maître dit à l’un de ceux qui ont travaillé depuis le matin et qui mur­ murent : « Mon ami, je ne te fais point d’injustice : n’es-tu pas convenu avec moi d’un denier ? Prends ce qui te revient et va-t’en. Pour moi, je veux donner à ce dernier autant qu’à toi. Ne m’est-il pas permis de faire de mon bien ce que je vezix ? Et ton œil sera-t-il mauvais, parce que je suis bon ? » C’est la réponse de la souveraine liberté, qui jette i. Ainsi parle saint Augustin. ET LE SALUT POSSIBLE A TOUS 3°5 dans les âmes la semence divine plus ou moins belle selon son bon plaisir, sans faire d’injustice à personne. Dans l’ordre des choses gratuites, elle peut donner plus à celui-ci et moins à celui-là, comme il lui plaît, dit saint Thomas, ibidem. Saint Paul a écrit aussi aux Romains, IX, 20-24 : « O homme, qui donc es-tu pour contester avec Dieu? Est-ce que le vase d’argile dit à celui qui l’a fait : Pourquoi m’as-tu fait ainsi ? Le potier n’est-il pas maître de son argile, pour faire de la même masse un vase d’honneur et un vase d’igno­ minie ? Et si Dieu, voulant montrer sa colère (c’està-dire sa justice vengeresse) et faire connaître sa puissance, a supporté avec une grande patience des vases de colère, disposés à la perdition, et s'il a voulu faire connaître aussi les richesses de sa gloire à l’égard des vases de mi:éricorde qu’il a d’avance préparés pour la gloire, envers nous qu’il a appelés, non seulement d’entre les Juifs, mais encore d’entre les Gentils (où est l’injustice) ?» — Cela ne s’applique pas seulement aux peuples, mais aux individus, dont il est dit (Ephes., I, 11) : « C'est en lui (en Jésus) que notis avons été élus, ayant été prédestinés, suivant la résolution de celui qîti opère toutes choses d'après le conseil de sa volonté ». Item Ephes., I, 5 ; Rom., VIII, 29, 30. Il y a là un mystère inaccessible à toute intel­ ligence créée : comment se concilient intimement dans l’éminence de la Déité ou de la vie intime de Dieu, l’infinie justice, l’infinie miséricorde (qui s'exerce encore à l’égard de ceux qui se perdent) et la souveraine liberté. Il est difficile de mieux parler de ce mystère que ne 1 a fait saint Thomas, Ia, q. 23, a. 5, dans la célèbre réponse ad 3um. C’est un I,e sens du mystère 20 r·· 3o6 LA PRÉDILECTION DIVINE des clairs-obscurs les plus sublimes de la théologie ; mais pour ne pas dévier la spéculation théologique doit s’achever ici en contemplation silencieuse. La permission divine du péché diffère de la soustraction de la grâce. · ·· Le mystère devient plus particulièrement obscur si Ton remonte à la permission du premier péché, car celle du second est déjà en quelque manière une peine du premier déjà commis. Mais la per­ mission du tout premier péché ne saurait être une peine. Et si on la confondait avec la sozistraction divine de la grâce, qui est une peine, on serait conduit à dire qu’il y a une peine qui a précédé toute faute, et ce serait le principe du calvinisme. Nous nous arrêterons un instant sur ce point particulièrement mystérieux. Ici la moindre faute sur les principes conduirait à des erreurs énormes. La difficulté vient surtout de ce que la permission divine du péché implique la non-conservation dans le bien. Car si Dieu conservait une volonté créée dans le bien, comme il la conserve dans l’existence, le péché n’arriverait pas. Et saint Thomas a écrit, la nae, q. 79, a. i : « Contingit quod Deus aliquibus non praebet auxilium ad evitandum peccata, quod si praeberet, non peccarent ; sed hoc totum facit secundum ordinem suae sapientiae et justitiae, cum ipse sit sapientia et justitia. Unde non imputatur ei quod alius peccet sicut causae peccati : sicut guber­ nator non dicitur causa submersionis navis ex hoc quod non gubernat navem, nisi quando subtrahit I ET LE SALUT POSSIBLE A TOUS 307 gubernationem potens et debens gubernare. » Dieu a permis le péché en Lucifer plutôt qu’en l’archange saint Michel, il pouvait permettre qu’une créature défectible défaillît ; il n’était pas tenu d’empêcher cette défaillance, ni de conserver toujours la créature dans le bien. S’il y était tenu le péché n’arriverait jamais. De fait il arrive et provient non de Dieu, mais de la défectibilité de la créature. Seulement ce qu’il importe de voir ici c’est que la permission divine du péché (et la non-conservation dans le bien qu’elle implique) n’est pas encore un mal ; c’est un non-bien (en vue d’un bien supérieur) ; tandis que la soustraction divine de la grâce est un mal, celui de la peine, qui suppose celui de la faute au moins initiale1. Hi P >,] * * Ne pas donner et refuser. 1*· ! Pour éclairer ce problème, il faut bien voir la différence qu’il y a entre ne pas donner et refuser, ne pas donner un secours gratuit et le refuser. /‘H ifîr'i· Ί I 4ιί· I i. Il ne faut pas confondre la simple négation avec la privation de ce qui est dû. Or le mal se définit non pas negatio boni, mais ■privatio boni debiti. Il y a une grande différence entre le non-bien ou le nioindre-bien et le mal. On le voit, par exemple, lorsqu’on considère la distance qui existe entre une moindre générosité et la pusillanimité. Dans un acte bon, salutaire et méritoire, qui reste encore imparfait, l’imperfection n’est pas un mal, c’est un non-bien, l’absence d’une perfection qui n’est pas due, obligatoire, mais qui serait souhaitable. Si l’on confondait le moins bon avec le mal, on serait conduit à confondre les deux ordres du bien et du mal, et à confondre par suite le moindre mal avec un bien, comme ceux qui croient qu’il suffit de ralentir la chute vers l’immoralité pour remonter. Nous avons traité ailleurs ce problème. Cf. L'Amour de Dieu et la Croix de Jésus, t. I, pp. 364-390. 1:1 i: · J I 3o8 la prédilection divine Par exemple, dans les relations entre hommes, il y a une grande différence entre ne pas donner la main à quelqu’un et la lui refuser. En bien des cas, je ne suis pas tenu d’aller moi-même vers telle personne et de lui tendre la main ; si je le fais, c’est par amabilité, ou bonté, ou condescendance, sans y être nullement obligé. Si je ne le fais pas, et que cette personne, qui m’a vu tendre la main à une autre, se froisse de ce que je ne suis pas allé vers elle, je ne suis pas cause de son froissement. C'est elle-même qui s’est froissée. Ensuite m’aper­ cevant de la chose et voyant que cette personne est susceptible, prompte à s’offenser, à se piquer, à se fâcher, qu’elle est ombrageuse, soupçonneuse, défiante, je décide, non pas seulement de ne pas aller vers elle, mais de positivement l’éviter, et même de refuser d’avoir des rapports avec elle. Il y a ici la différence entre non velle et nolle. Il y a une grande distance entre ce dernier refus, motivé par la susceptibilité et le mauvais caractère de cette personne, et le fait initial de ne lui avoir pas donné la main, en arrivant. Cela éclaire le problème de la permission divine du premier péché de l’ange ou de l’homme. L’ar­ change saint Michel ne serait pas meilleur que Lucifer, s’il n’avait pas été plus aimé et plus aidé par Dieu, qui est la source de tout bien. Cet archange pendant le temps de l’épreuve connaissait mieux encore que saint Paul le sens de la parole : « Qu as-tu que tu ne l’aies reçu ? » C’est Dieu qui a fait vers lui le premier pas et lui a pour ainsi dire tendu la main. Dieu n’était pas tenu d’avoir la même bonté gratuite, la même condescendance pour Lucifer. Il n était pas obligé d avoir la même prévenance efficace» ET LE SALUT POSSIBLE A TOUS 3G9 Si Lucifer se froisse pour ainsi parler, Dieu n’est pas cause de son froissement. Il l’a seulement 'permis, ·. ou laissé arriver. Et ensuite la justice divine peut refuser la grâce, en punition de cette faute. Pour tout cela, il suffit d’un instant, comme il suffit d’un instant, entre deux hommes qui s’abordent, pour que celui-ci s’offense et se fâche de ce que l’autre ne lui a pas tendu la main. L’échange instantané de deux regards suffit à séparer pour toujours un homme vulgaire d’un saint, qui n’est nullement responsable de cette séparation. Des exemples de ce genre ne sont pas rares dans la vie des saints ; ils éclairent le problème qui nous occupe. Dieu n’est nullement responsable de ce que Lucifer se soit séparé de Lui. Autre exemple, moins éloigné : vous invitez plusieurs personnes; l’une d’elles, croyant que la j première place lui est due, la prend, avant que vous ne la lui offriez, et alors que vous la réserviez à une autre. Vous pouvez la prier de céder cette première place, comme il est dit dans une parabole évangélique. Lucifer était invité, il a voulu de luimême prendre la première place ; il s’est égaré par un orgueil et une présomption, dont Dieu n’est nullement cause. Ici la moindre erreur, la moindre confusion entre la permission divine du premier péché et la sous­ traction divine de la grâce efficace, entre le non-bien et le mal de la peine entraînerait les erreurs énormes de Calvin. Parvus error in principo, magnus est in fine. C’est ce dernier principe qui explique que certains sommets de la vérité paraissent à plusieurs assez proches de très graves erreurs. Cela provient de ce qu’on n'est pas attentif à la formule exacte de ces I | I 1 I I I I j ■ | 3 ■ jf I a I | Ig I | ;I I If Ig g g H g 310 LA PRÉDILECTION DIVINE vérités supérieures. La moindre déviation à cette hauteur entraînerait une chute désastreuse, comme le moindre faux pas au sommet d’une montagne sur les bords d’un précipice. On s’explique aussi pourquoi les objections faites contre ces vérités supérieures paraissent souvent plus claires que la juste réponse qui leur est donnée. C’est que l’objection provient de notre manière inférieure, superficielle, quasi mécanique de conce­ voir, en dépendance des choses sensibles, tandis que la réponse se prend de ce qu’il y a de plus élevé dans le mystère ineffable contre lequel on formule l’objection. Celle-ci se saisit d’emblée, tandis qu’il faut assez longtemps réfléchir à la réponse pour la bien entendre1. Mesure et hardiesse de saint Thomas en ces questions. Au milieu de toutes ces difficultés, on peut dire que saint Thomas a procédé avec une mesure et i. C’est ce qu’on peut remarquer à propos de cette objection : Si l’affirmation est cause de l’affirmation, la négation est cause de la négation ; par exemple : le lever du soleil est cause du jour, le coucher du soleil est cause de la nuit. Or la collation de la grâce efficace est cause de l’acte salu­ taire. m . Donc la non-collation de la grâce efficace est cause de l’omission de l'acte salutaire ; en d’autres termes, Dieu est cause d’un péché d'omission. ■ On répond d’abord indirectement que ce serait là de la part de Dieu une négligence divine, et qu’une négligence divine est chose contradictoire. I De plus on répond plus directement : La majeure de l’objection est vraie, s’il s’agit d’une seule cause physique, comme le lever du soleil ; mais elle n’est pas vraie, s’il s’agit de deux causes, dont l’une est indéjectible et l’autre à la fois libre, défectible et déficiente. Dans ce dernier cas, le péché d’omission provient seulement de la cause défectible. La permission divine n’en est pas cause, elle est seulement une condition, sans laquelle le péché ne se produirait jamais. * ET LE SALUT POSSIBLE A TOUS 3II une sécurité qui n’a d’égale que sa hardiesse et l’élévation de sa contemplation. Qu’on relise ce qu’a écrit le Docteur angélique sur la prédestination1 (nous venons de le résumer), qu’on note en particulier la rigueur des deux prin­ cipes qui s’équilibrent l’un l’autre (celui du salut possible à tous et celui de prédilection) en remarquant le sommet mystérieux vers lequel ils convergent, et l’on verra qu’on peut dire du Docteur angélique ce qui a été dit d’un grand contemplatif des PaysBas : « Il est aérien comme un chant et rigoureux comme une étoile (comme le cours des astres). La liberté de ses mouvements et leur fidélité sont fondues dans une seule splendeur. Si l’une diminuait, l’autre serait attaquée. La hardiesse et la sécurité l’emportent sur leurs ailes tranquilles et triomphantes. La har­ diesse ne l’entraîne pas, la sécurité ne le captive pas: toutes deux font les mêmes mouvements, partent du même point, vont au même but. Les puissances qui semblent divisées en bas font la paix sur les hauteurs. » Le grand contemplatif est aveugle par excès de lumière ; l’immensité ferme ses lèvres parce qu’elle répugne aux explications. Les choses ordinaires peuvent se dire, les choses extraordinaires ne peuvent que se balbutier. Ces balbutiements semblent pressés de mourir dans l’ombre et dans le silence où ils ont été conçus2. » Il n’est pas inutile pour terminer de dire comment le sens du mystère dont nous venons de parler s’est altéré dans l’antiquité païenne. Il reste dans cette altération même quelque chose de profond. 1. I·, q. 23. a. 5. c. et ad 3»“. ..... . 2. E. Hello, Introduction à la traduction française des Œuvres choisies de Rusbrock l admirable, π êJ LA PRÉDILECTION DIVINE Le sphinx et le mot de Γénigme. Le penseur que nous venons de citer a écrit à propos des secrets que le monde païen a altérés en les transmettant : » Parmi les secrets que l’antiquité trahit, de Maistre aurait pu compter le sphinx. » Le sphinx est un monstre qui propose l'énigme de la Destinée : il faut deviner l’énigme ou être dévoré par le monstre. Quoi de plus absurde ? Mais quoi de plus profond si les hommes savaient lire ! » Deviner! Ce mot est dans la langue humaine un mot bien singulier. Car la chose qu’il exprime ne semble pas être à la disposition de l’homme1. Et cependant elle est pour l’homme d’une impor­ tance qui fait frémir. Pour accomplir cette chose, il n’y a pas de procédé connu, et cependant nul ne peut dire à quel regret s’expose celui qui ne l’accomplit pas... » La vie mêle ensemble les personnes et les choses : le bien, le mal, le médiocre, le très bien, le très mal, le sublime, le hideux ; tout cela se coudoie dans les rues (et semble se rencontrer par hasard)... On vit sur des apparences. Une multitude de voiles (la timidité, la dissimulation, l’ignorance) cache les réalités. Les hommes ne disent pas leurs secrets ; ils gardent leur uniforme. » L’homme qui verrait de sa fenêtre une rue très populeuse serait épouvanté, s’il réfléchissait aux réalités magnifiques ou affreuses qui passent devant i. Certains secours efficaces de Dieu ne semblent pas être davantage a notre disposition. î ET LE SALUT POSSIBLE A TOUS 313 lui sans dire leur nom, déguisées, couvertes, dissi­ mulées profondément... Mais son épouvante augmen­ terait, si ce spectateur intelligent d’une foule qui ne parle pas se disait : ma vie dépend peut-être d’un des hommes qui passent ici, sous mes yeux... Mais s’il est là, à quel signe le reconnaître ? » Tout avertit l’homme qu’il peut avoir besoin de deviner, et il n’y a pas de règle pour bien deviner. De là le sphinx. » Le spectacle des choses qu’il faut deviner et qu’on ne devine pas a conduit l’antiquité sur le bord d’un abîme, et l’abîme a attiré sa proie. Cet abîme, c’est la fatalité. Au bord de la fatalité, penché sur le gouffre, se tient le sphinx, dans une attitude mystérieuse et terrible. » Si la fatalité était vraie, toutes les questions seraient insolubles et Tunique réponse qui leur con­ viendrait à toutes serait le désespoir. » Mais, en général, les questions qui semblent appeler une réponse désespérante sont des questions mal posées, et les réponses désespérantes sont souvent aussi superficielles qu elles semblent profondes1. » Il y a à toute heure en ce monde une inconnue à dégager, un X, un grand X qui défie les ressources de l’algèbre. Le sphinx antique voulait qu’il n’y eût pas de réponse. Il y a une réponse, et nous pouvons tuer le sphinx. i. Ceci pourrait être dit de bien des theories proposées par l’idéalisme moderne, celui d’un Fichte, par exemple, lorsqu il déduit les conséquences du kantisme. 314 LA prédilection divine Comme faire pour deviner ? Un pauvre approche et demande l’hospitalité ! Si c’était l’ange du Seigneur ! Mais aussi si c’était un assassin ! Comment donc faire pour deviner? Faut-il un effort de pensée, un acte étonnant d’intelligence? Non, voici le secret. Deviner, c’est aimer. (Celui qui aime, qui a la plus haute des vertus, la charité, l’amour de Dieu et du prochain, celui-là a aussi les sept dons du Saint-Esprit, ceux de sagesse, d’intelligence, de science, de conseil, qui, malgré l’obscurité de la foi, lui font pénétrer et goûter ce qu’il doit saisir dans le mystère des choses et dans celui de Dieu)1. » L’intelligence, livrée à elle seule, s’embarque dans un océan de pensées. Le problème de la vie se dresse devant elle, et si l’aiguille aimantée a perdu la science dzi nord, si la boussole est affolée, l’intelligence peut très facilement parvenir, en pratique, au doute ; en théorie, à la fatalité. » Le sphinx antique, c’est l’intelligence impuis­ sante aboutissant au désespoir et se précipitant dans la mort. » L’amour sait mieux son chemin. Il arrive, en pratique, à la lumière ; en théorie, à la justice. » Cette récompense décernée à qui devine, refusée à qui ne devine pas..., contient une suprême justice, une justice supérieure à la justice qui dit ses règles. (C’est le secret altéré par le mythe du sphinx). i. C’est nous qui ajoutons cette parenthèse, conformément à la doctrine exposée par saint Thomas, Ia IIM, q. 68, a. 5. Les sept dons sont connexes avec la charité, qui nous unit au Saint-Esprit. I ET LE SALUT POSSIBLE A TOUS » Celui qui devine est récompense, parce que celui qui devine est celui qui aime. — Celui qui ne devine pas n'est pas récompensé, parce que celui qui ne devine pas est celui qui n’aime pas. » Celui qui aime la grandeur et qui aime l’aban­ donné, reconnaîtra la grandeur, si la grandeur est là1. » Tel le bon Samaritain à l’égard des grands éprouvés, parfois calomniés par ceux qui devraient les secourir. (Nous ne nous excusons pas de la lon­ gueur de cette citation). Cette page d’Hello rappelle certaines réflexions de w de Maistre ; elle montre qu’il avait à un haut degré le sens du mystère. La réponse du Seigneur. Cette parole : « Celui qui devine est celui qui aime », fait penser à ce que dit l’auteur de YImitation, 1. I, c. 25, à propos du mystère de la Prédestination, dont nous venons de parler, lorsqu’il conseille à celui qui se trouble à ce sujet, de faire comme s’il était prédestiné, d’aimer Dieu et le prochain ; ainsi l’âme recouvre la paix, et trouve pratiquement le mot de l’énigme : « Si vous saviez que vous devez espérer, que voudriez-vous faire ? Faites maintenant ce que vous feriez alors, et vous fouirez de la paix. » Calvin et Jansénius, au contraire, sont tombés dans l’abîme de la fatalité, sur le bord duquel se tenait le sphinx. Ils n’ont pas trouvé le mot de i C’e^t une des plus hautes applications du principe souvent cité par saint Thomas (Ie IIae. q- 5*. a. 5) ’ < Q^lis unusquisque est, talis finis videtur ei. * Celui qui est magnanime reconnaîtra la magnanimité sous les calomnies et les pires épreuves. C.· 3i6 LA PRÉDILECTION DIVINE l'énigme, parce qu’ils ont voulu faire une théologie sans amour. Calvin surtout a faussé le sens du principe de prédilection; il a rendu ce principe inconciliable avec cet autre : Dieu ne commande jamais Γ impossible. Il a complètement défiguré l’amour de Dieu en disant que Dieu décide d’infliger la peine (de la soustraction de la grâce) avant la prévision de la faute. Ce n’est plus alors de la justice, mais une cruauté inconciliable avec la miséricorde. Combien différente est la contemplation de ce mystère dans le livre de Y Imitation, 1. III, c. 58 (or la théologie, sous peine de succomber, doit s’achever ici en contemplation) : « Jésus-Christ : Mon fils, gardez-vous de disputer sur des sujets trop hauts, et sur les jugements cachés de Dieu : pourquoi l’un est abandonné, tandis qu’un autre reçoit des grâces si abondantes... Tout cela est au-dessus de l’esprit de l’homme... Quand donc l’ennemi vous suggère de semblables pensées, ou que les hommes vous pressent de questions curieuses, répondez par ces paroles du prophète : Vous êtes juste, Seigneur, et vos jugements sont toujours droits. (Ps. 118, 137). » Ne disputez pas non plus des mérites des saints... » C’est moi qui ai fait tous les saints, moi qui leur ai donné la grâce, moi qui leur ai distribué la gloire... Je les ai connus et aimés avant tous les siècles (ego praescivi dilectos ante saecula) et je les ai choisis au milieu du monde, et ce ne sont pas eux qui m’ont choisi les premiers. Je les ai appelés par ma grâce ; je les ai attirés par ma miséricorde, et conduits à travers des tentations diverses. J’ai répandu en eux d’ineffables consolations, je leur ai donné de persévérer, et j’ai couronné leur patience. ET LE SALUT POSSIBLE A TOUS 317 » Je connais le premier et le dernier, et je les embrasse tous dans mon amour immense. C'est moi qu’on doit louer dans tous mes saints : moi qu’on doit bénir au-dessus de tout et honorer en chacun de ceux que j’ai ainsi glorieusement magnifiés et prédestinés, sans aucuns mérites précédents de leur part... Tous ne sont qu’un par le lien de la charité, ils sont tous unis par le même amour. Et ce qui est plus parfait encore, ils m’aiment plus qu’ils ne s’aiment, plus que tous leurs mérites. Ravis au-dessus d’eux-mêmes, au-dessus de leur propre amour, ils se perdent dans le mien. Remplis de la vérité éter­ nelle, ils brûlent d’une charité qui ne peut s’éteindre... Humbles, réjouissez-vous ; pauvres, tressaillez d’allé­ gresse, parce que le royaume de Dieu est à vous. » CHAPITRE VII L’ESPRIT PUR CRÉÉ ET SES LIMITES On ne peut se faire une idée complète de ce qu’a été le sens du mystère chez un théologien comme saint Thomas, sans rappeler l’idée qu’il s’est faite de l’esprit pur créé, de sa nature, de sa connais­ sance, de sa volonté et de la vie de la grâce en lui. C’est ce que le saint Docteur expose dans son traité des anges. Il importe de le noter, car il y a une part importante d’obscurité qui existe pour nous et non pas pour l’ange, du fait que notre intelligence est la dernière des intelligences créées. Pour donner un bref aperçu de cette partie de la doctrine de saint Thomas du point de vue où nous nous plaçons ici, le mieux, semble-t-il, est de faire parler l’Ange lui-même sur ce qui constitue sa vie naturelle et sa vie surnaturelle, en particulier sur l’objet de sa connaissance naturelle et sur ce qui la dépasse. * * * Notre existence vous est certifiée, dit l’Ange, par rÉcriture en une foule d’endroits de l’Ancien et du Nouveau Testament, en particulier à propos de la naissance du Sauveur, de son agonie, de sa résur­ rection et de son ascension. Sans nous la hiérarchie des êtres créés serait tronquée et trop abrupte. l'esprit pur créé et ses limites 319 Le prophète Daniel1 dit que, transporté en esprit parmi nous, il a vu que nous sommes « dix mille fois cent mille, en présence de Dieu » ; il veut dire que nous sommes innombrables comme les étoiles du ciel. Comptez, si vous pouvez, les étoiles, pensez à celles qui sont comme perdues dans les nébuleuses, et croyez que vous n’avez pas atteint le nombre des anges. Il ne coûte rien au Très-Haut de multi­ plier les choses les plus excellentes et les plus belles, comme le soleil multiplie ses rayons, et l’oiseau les plus belles notes de son chant. Si Jérusalem, Athènes et Rome contiennent une profusion de splendeurs, à combien plus forte raison le sommet de la création où Dieu règne « dans la splendeur des saints ». (Ps. 109, 3.) Parmi ces esprits purs si nombreux, la plus haute des hiérarchies est celle des grands anges contem­ platifs qui restent toujours en présence de Dieu, au plus haut degré de la vie unitive. Viennent ensuite ceux qui sont les ministres du Très-Haut dans le gouvernement général du monde, et enfin ceux qui exécutent simplement les ordres de Dieu, comme le sont les invisibles gardiens des hommes, des communautés, des nations2. Nous avons tous été créés librement par Dieu, à l’heure où II l’a voulu, et il nous a donné, en même temps que notre nature spirituelle et immor­ telle, la grâce divine qui, comme une greffe sur­ naturelle, nous fait participer à sa vie intime3. Nous devions cheminer un instant dans la foi, l’obéissance et l’amour. Ceux d’entre nous qui ont été fidèles, 1. Daniel, VII, 10. 2. Cf Saint Thomas, I, q. 108. 3. Ia, q. 62, a. i, 2, 3. 320 l’esprit pur créé sont passés de la foi infuse à la vision surnaturelle et immédiate de l’essence divine ; ceux qui, par orgueil et désobéissance, ont été infidèles, se sont à jamais perdus1. La rédemption est pour eux impossible, car l’intelligence angélique, étant abso­ lument intuitive et non pas discursive comme la vôtre, ne revient pas sur la décision qu’elle a prise. Cette décision est sainte ou perverse, mais une fois prise, elle reste toujours. A cause de la per­ fection de notre connaissance, notre choix libre participe à l’immutabilité de l’élection libre de Dieu2. La nature de l’esprit pur créé. ’ Notre nature est absolument spirituelle, il n’y a aucune matière en nous ; seulement notre nature, qui a reçu l’existence, est réellement distincte de celle-ci3. Nul d’entre nous ne peut dire : « Je suis l’existence, la vérité et la vie ». Nul d’entre nous n’est son existence. Dieu seul est « Celui qui Est » ; et seul le Christ a pu dire : « Je suis la Vérité et la Vie ». Comme nul de nous n’est son existence, mil ri est son agir, car l’agir suit l’être, et le mode d’agir suit le mode d’être. Notre nature ou essence n’est qu’une capacité réelle de l’existence; elle est par suite réellement distincte de notre intelligence, qui ■ 1. Ia, q. 62, a. 4. 5 J q. 63, a. 4, 5, 6. 2. Ia, q. 64, a. 2. L’intuition angélique, qui dirige le choix de l’ange, porte, non pas successivement, mais simultanément sur tout ce qui touche la décision à prendre. C’est pourquoi celle-ci est irrévocable et ne saurait changer par une considération ultérieure. « Liberum arbitrium angeli est flexibile ad utrumque oppositorum ante electionem, sed non post. » 3· 1% Q· 5°. a. 2, ad 3m et q. 54, a. 1 et 2. 3 ET SES LIMITES I * 321 est une faculté, capacité réelle d’intellection, et de notre volonté, capacité réelle de vouloir1. Nul de nous n’est donc l’Être même, la Pensée même, ni l’Amour même. En ce sens toutes les créatures sont également infimes devant Dieu ; de chacune d’elles au Très-Haut il y a une distance infinie, et l’une n’est supérieure à l’autre que in ratione finiti. Bien que notre nature soit réellement distincte de son existence et par là infiniment distante de Dieu, elle a cette noblesse à.’être pzirement spirituelle, et par suite absolument incorruptible ou immortelle. Il suit de là qu’il ne peut y avoir deux anges de même espèce, car seule la matière (capable de telle quantité, plutôt que de telle autre) peut multi­ plier une forme spécifique ou nature, de façon à constituer plusieurs individus de même espèce. Deux gouttes d’eau, si parfaitement semblables soient-elles, sont deux, parce qu’elles sont constituées par deux portions distinctes de matière ; de même deux jumeaux. L’esprit pur créé est pure forme sub­ stantielle, il ne saurait donc y avoir deux anges de même espèce, ils seraient absolument indiscer­ nables ou identiques ; ainsi la blancheur serait unique, si elle n’était pas reçue dans un sujet maté­ riel, si elle subsistait comme pure qualité.2 Les esprits purs créés sont tous spécifiquement distincts plus et mieux que les sept couleurs de l’arc-en-ciel. L’objet de la connaissance naturelle de Γesprit pur. Quel est l’objet propre de notre intelligence ? Le sens du mystère i ·{ IJ 3*2 ι/esprit pur créé L’objet de toute intelligence est l’être intelligible. L’objet propre de l’intelligence divine est l’intel­ ligible divin, l’essence divine. L’objet propre de l’intelligence angélique est notre propre essence, où naturellement, comme dans un miroir, nous connaissons Dieu. L’objet propre de votre intelligence humaine est la nature intelligible des choses sensibles1. C’est parce que l’intelligence humaine est la der­ nière et la plus faible des intelligences qu'elle a pour objet proportionné le dernier des intelligibles, l’être intelligible des choses sensibles, comme l’œil très faible de l’oiseau de nuit ne voit qu’au crépuscule ou avant le lever du jour. Et c’est pourquoi votre intelligence a besoin des sens, pour connaître son objet à elle dans l’ombre du sensible2. Votre con­ naissance naturelle, si parfaite qu’elle devienne, reste crépusculaire. Tandis que vos idées sont abstraites des choses sensibles, où comme dans un miroir, votre intel­ ligence connaît les choses spirituelles, nos idées à nous ne sont nullement le fruit de l’abstraction, mais elles sont une participation des idées divines, des idées actives selon lesquelles Dieu est cause des choses. De ces idées divines, exemplaires étemels, dérivent et les choses extramentales et nos idées qui nous représentent ces choses. Et comme les idées divines représentent non seulement les carac­ tères universels des choses, mais ce qu’il y a en elles de singulier et de concret, ainsi nos idées angéliques sont des universels concrets, qui repré­ sentent, non seulement les natures, mais les indiviI. 1% q. 12, a. 4. 2· I*. q. 76, a. 5. · R ET SES LIMITES 323 dus, non seulement le lys mais les lys, non seulement l’homme mais les hommes dans leur singularité même. Chacune de nos idées des choses inférieures à nous est ainsi comme un panorama intelligible, qui nous représente d'immenses régions qui correspon­ dent à plusieurs sciences humaines. Il suit de là que notre connaissance n’est point discursive; elle est très supérieure au raisonnement, car nous voyons intuitivement les singuliers dans l’universel et les conclusions dans les principes1. I De même, pour juger, nous n’avons pas besoin de composer ou unir les idées ou de les séparer comme vous2. Notre intuition intellectuelle nous permet d’atteindre immédiatement, avec une nature, ses propriétés, avec la nature de l’homme ses pro­ priétés, et nous voyons aussi l’existence contingente de tel ou tel homme en tant qu’elle dérive des idées divines selon le vouloir Jibre de Dieu. Pourquoi n’avons-nous pas besoin de raisonner comme vous ? A cause de la vigueur de notre intel­ ligence qui nous fait atteindre d’emblée le spirituel créé et d’en haut dans le spirituel le sensible ; tandis que votre intelligence à raison de sa faiblesse, n’atteint d’emblée que l’intelligible abstrait du sensible, et dans ce miroir inférieur les choses plus hautes. Il suit encore de là que nous ne pouvons nous tromper sur ce qui convient et sur ce qui ne convient pas à la nature même des choses ; notre connaissance naturelle atteint ainsi tous les rouages de l’univers, qui sont en rapport les uns avec les autres. Ce quelle 1. I», 58, a. 3· 2. Ibid., a. 4. 324 l’esprit pur créé ne saurait atteindre ce sont les mystères de grâce, les futurs contingents et les secrets des cœurs. Je dirai tout à l’heure pourquoi. Enfin les anges supérieurs, à cause de la vigueur même de leur intelligence, connaissent par très peu d'idées d'immenses régions du monde intelligible, que les anges inférieurs n’atteignent que par des idées plus nombreuses et des pensées multiples et succes­ sives. La succession de ces pensées a pour mesure, non pas le temps continu, mesure du mouvement du soleil, mais le temps discret, dont un instant représente une pensée, et l’instant suivant la pensée suivante. Un instant de notre temps angélique peut ainsi correspondre à dix ans, cinquante ans de votre temps et plus, suivant que nous nous arrêtons plus ou moins à telle pensée. Mais notre temps, si supérieur soit-il au vôtre, est infiniment distant de l'unique instant de l'im­ mobile éternité, qui est la mesure de la vie divine. Cependant l’éternité participée est la mesure de la vision béatifique par laquelle nous voyons sumaturellement Dieu immédiatement, comme il se voit, et l’aimons comme il s’aime. Là, au sommet de notre intelligence et de celle de tous les saints, il n’y a plus aucune mutabilité, ni succession. * * ♦ Les limites de la connaissance naturelle de l'esprit pur. Naturellement nous connaissons Dieu comme cause propre et unique de notre être, et chacun selon une virtualité active spéciale de l’Être divin. Mais ceci reste abstrait, car il n’y a pas d’intuition de Dieu sans la grâce. ET SES LIMITES 325 Ce qui, en Dieu, dépasse absolument notre connais­ sance naturelle, c’est sa Déité ou sa vie intime. Nous connaissons naturellement beaucoup mieux que l’homme que Dieu est l’Être même, la Sagesse même, ΓAmour même, la Miséricorde, la Justice, et la Souveraine Liberté. Mais comment toutes ces perfections absolues et infinies s'identifient sans se détruire dans l'éminence de la Déité, dans la vie intime du Très-Haut, cela notre connaissance naturelle ne saurait le saisir, car elle n’atteint Dieu que dans le miroir de notre nahtre à nous, dans un effet fort inadéquat, où il y a bien une participation de l’être, de l’intelligence, de la volonté, mais non pas une participation de la Déité. Cette noblesse supérieure nous ne l’avons reçue que par la grâce, réellement et essentiellement distincte de notre nature. Comme notre connaissance naturelle ne saurait atteindre la vie intime de Dieu, elle ne saurait atteindre non plus la grâce sanctifiante, qui est d’un autre ordre tout surnaturel, et d’une sumaturalité très supérieure à celle du miracle naturellement connaissable. Les mystères de grâce dépassent absolument la connaissance naturelle des anges même les plus élevés1. Nous ne pouvons naturellement connaître avec une certitude absolue si tel homme est en état de grâce, ni à quel degré la charité est en lui, tandis que les démons eux-mêmes connaissent parfaitement les miracles qui confirment la foi. Nous avons aussi d’autres limites : nous ne saurions connaître, si Dieu ne veut nous les manii. I·, q· 57« a· 5· 326 l’esprit pur créé fester, ses décrets libres relatifs à l’avenir, même par rapport aux futurs contingents de l’ordre naturel : quand sera par exemple la fin du monde physique et celle des lois qui le régissent actuellement. Bien plus, il y a des choses déjà existantes qui nous échappent, ce sont les secrets des cœurs. Nous voyons très clairement en vous le corps, l’âme, ses facultés supérieures et inférieures, le degré de science et des vertus acquises qui sont en tel et tel homme, ses actes extérieurs, l’agitation de sa sensibilité ; mais ce qui nous échappe, c’est ce qui est en vous l’acte libre de la volonté, tant que celui-ci reste absolument immanent et n’est pas manifesté au dehors par une parole ou par un geste. Ce secret du cœur n’est en effet nécessairement lié à aucun rouage du monde, à aucune des pièces de l’univers qui nous sont par­ faitement connues. Votre volonté elle-même n’a qu’un rapport contingent avec cet acte intérieur, qu’elle peut — restant la même — révoquer ou transformerL Cela n’est connu que de Dieu seul et de chacun de vous, car Dieu seul produit en vous et avec vous cet acte libre et son mode libre. Lui seul peut le produire avec vous-mêmes, comme lui seul a pu vous donner une volonté ordonnée au bien universel. L’ordre des agents correspond à l’ordre des fins ; seule la Cause la plus universelle peut mouvoir du dedans une volonté libre ordonnée au bien universel et par suite au Bien suprême. Tant que vous ne voulez pas nous les manifester, ces actes libres purement intérieurs sont le secret de Dieu et le vôtre ; c’est une des grandeurs de la vie cachée et du mystère qui se trouve en elle. !· q. 57. a. 4. (Commentaire de Jean de Saint-Thomas). ET SES LIMITES I ! 327 Quant à nous-mêmes, nous nous connaissons immédiatement ; notre faculté intellectuelle dérive de notre essence éblouissante à la fois comme de son sujet et de son objet. Notre immatérialité absolue fait que nous sommes pour nous immédiatement intelligibles en acte. Nous avons cependant besoin de nous exprimer à nous-mêmes en un verbe inté­ rieur, mode accidentel de notre pensée, qui est elle-même un accident de notre substance spirituelle. Dieu seul est Y Être même de soi toujours connu et non pas seulement connaissable. Il est la Pensée même éternellement subsistante : Ipsum intelligere subsistens; un pur éclair intellectuel éternellement subsistant. Le monde des corps, nous le voyons tel qu'il se déroule dans le temps, tel qu’il dérive des idées actives de Dieu. Ainsi l’horloge en vertu d’une harmonie préétablie marche du même pas que les astres. Notre idée des êtres sensibles reste immobile dans les types spécifiques qu’elle exprime, bien qu’elle ne représente que successivement les individus au fur et à mesure qu’ils apparaissent dans le temps. Le passé reste gravé en nous dans ces déterminations enregistrées, à moins que nous n’ayons pas donné d’attention à tel ou tel fait qui ne laisse pas de traces. Quant à l’avenir, nous pouvons le conjecturer par l’examen des causes secondes ; mais Dieu seul le voit dans ses décrets, car les causes secondes ne contiennent pas tout. Il y a dans les libertés créées et même dans la matière une indétermination, qui ne nous permet pas de prévoir à coup sûr. Nous devons attendre l’instant de l’apparition du fait contingent et de i; J Hl ’ l»î 328 l’esprit pur créé la certitude. Pour nous aussi, il y a la double obscurité, celle d’en bas, à cause de l’indétermina­ tion de la matière, et celle d’en haut, car, si, par grâce, nous voyons immédiatement l’essence divine, nous n’en avons pourtant pas une vue compréhensive; nous ne connaissons pas Dieu autant qu’il est con­ naissable ; nous n’atteignons pas la multitude infinie des possibles, et nous ignorons ce qui, dans l’avenir, dépend de décrets libres de Dieu qui ne nous sont pas encore manifestés. Mais nous savons que Dieu est l’auteur de tout bien, et que nul ne serait meilleur qu’un autre, s’il n’était plus aimé par lui. C’est le fondement de l’humilité. Nous savons aussi que nul mal n’arrive que Dieu ne l’ait permis pour un bien supérieur, mais quel est précisément ce bien supérieur nous ne saurions toujours le dire. Notre volonté suit notre intelligence. Nous aimons Dieu vu face à face d’un amour entièrement spontané, mais non pas libre, d’un amour supérieur à la liberté, car nous sommes invinciblement ravis par la vue de la bonté infinie. Le péché n’est plus possible pour nous. Notre béatitude est de voir Dieu, de l’aimer, et c’est une joie toujours nouvelle pour nous de le faire connaître et de le faire aimer. ♦ * ♦ Ainsi peut parler l’Ange sur sa vie d’esprit pur et sur ses limites. Ce bref aperçu de la vie de l’esprit pur créé nous montre ce qui reste mystérieux pour nous, sans l’être pour l’ange. Il y a pour nous une part notable d’obscurité qui vient de ce que notre intelligence ET SES LIMITES i est la dernière des intelligences créées, à laquelle correspond comme objet propre le dernier des intel­ ligibles, l’être intelligible des choses sensibles1. C’est dans ce miroir fort inférieur que nous connaissons d’en bas les choses spirituelles, c’est pourquoi nous les définissons négativement comme immatérielles (pour parler de l’esprit pur, nous sommes encore obligés de parler de matière, au moins de la nier). Nous les définissons aussi relativement au sensible, en parlant d’un esprit élevé, étendu, pénétrant, subtil, lumineux, par allusion aux dimensions de l’espace ou à certaines propriétés des corps. L’esprit pur créé connaît au contraire les réalités spirituelles immédiatement et, en elles, d’en haut, les êtres sensibles, qu’il doit concevoir comme non spirituels, tandis que nous concevons l’esprit comme non matériel. Nous voyons par là que la part du mystère ou de l’obscur est plus grande pour nous que pour l’esprit pur créé. Mais cependant lui a certainement plus que nous le sens du mystère; car ce sens est le propre des intelligences supérieures, qui au fur et à mesure qu’elles s’élèvent voient mieux la trans­ cendance de la vie intime de Dieu et la souveraineté de sa liberté. L’ange mieux que nous sait que par sa connaissance naturelle aucune intelligence créée ou créable ne peut démontrer la possibilité (ou nonrépugnance intrinsèque) des mystères de la Trinité, de l'incarnation, de la vie éternelle ou de notre élévation à la vie de la grâce (Possibilitas horum mysteriorum nec probatur, nec improbatur, sed sua­ detur.) Le sens du mystère j ' «c i • '· 33° l’esprit pur créé et ses limites L’ange voit mieux que nous que si l’on démontrait la non-répugnance de la Trinité, on démontrerait du même coup son existence, puisque la Trinité est, non pas contingente, mais nécessaire. L’ange voit mieux que nous que l’argument de convenance pris du désir naturel de voir Dieu ne démontre pas rigoureusement la possibilité de ce mystère essentiellement surnaturel (et non pas seulement contingent comme un simple futur libre d’ordre naturel) quest la vie éternelle. L’ange voit mieux que nous qu’un tel argument de convenance est d’une admirable profondeur ; qu’on peut tou­ jours l’approfondir ; qu’il tend à la limite vers une évidence. Et mieux que nous l’ange voit que cette évidence, qui se trouve à la limite, n’est pas celle d’une démonstration, mais celle de la vision béati­ fique. Les côtés du polygone inscrit dans la circonférence peuvent toujours être multipliés, jamais ils ne seront réduits à un point, jamais le polygone ne sera la circonférence. Jamais les raisons de convenances des mystères surnaturels ne seront des démonstrations. Ce sont de sublimes probabilités au-dessus de la sphère du démontrable ; elles font de très loin pressentir, avec la contemplation infuse, qui reste dans l’ordre de la foi, ce que sera l’évidence toute surnaturelle de la vision de l’essence divine. CHAPITRE VIII LE CLAIR-OBSCUR SPIRITUEL Après avoir parlé du sens du mystère dans l’ordre intellectuel, il convient de le considérer par rapport à la vie de l’âme. Il y a souvent dans la vie intérieure un clair-obscur spirituel, qui peut nous dérouter, lorsque nous ne parvenons pas à distinguer, comme il le faudrait, l’obscurité supérieure de certaines voies de la Providence et l’obscurité inférieure, qui vient soit du péché, soit de l’erreur, soit des troubles organiques, depuis les plus légers jusqu’aux plus graves, troubles, qu’il est souvent fort malaisé de bien connaître. Rappelons d’abord que chacun de nos actes libres contient un mystère : s’il est bon et salutaire, celui de la grâce ; s’il est mauvais, celui de la permission divine du mal en vue d’un bien supérieur, qui souvent reste encore caché. Or il n’y a pas, dans la réalité concrète de la vie, un seul acte délibéré qui reste indifférent1. Comme à la ligne de partage des eaux toutes les gouttes d’eau vont à droite ou à gauche de cette ligne, ainsi, a-t-on dit, chacun de nos actes délibérés, du fait qu’il est posé ou qu’il n’est pas posé pour une fin bonne, va à droite ou à gauche de la ligne qui sépare le bien et le mal. Et qui peut mesurer i. Cf. Saint Thomas, Is, q· iS, a· 9. 332 LE CLAIR-OBSCUR SPIRITUEL précisément les conséquences de chacune des ses paroles et de chacun de ses actes? Il y a là quelque chose de fort mystérieux à côté d’une chose fort claire, car il est clair que tout acte délibéré, concrète­ ment pris, est soit moralement bon, soit moralement mauvais, si non à raison de son objet (qui peut être indifférent), du moins à raison de sa fin. Nous devons toujours agir pour une fin bonne, quoique nous fassions, même dans les divertissements que nous prenons, pour refaire nos forces et continuer ensuite notre travail. Si nous dévions de cette voie, nous commençons à nous égarer, et quelles en seront les conséquences ? A cette obscurité s'ajoute celle de certaines épreuves. On le voit déjà dans l’ordre naturel, où il n’est pas rare qu’une réelle supériorité intellectuelle ou morale s’accompagne de quelque grande infor­ tune. On se rappelle l’exil et la pauvreté d’Aristide le juste, la mort de Socrate, la captivité de Vercin­ gétorix étranglé par ordre de César, la disgrâce de Christophe Colomb, la surdité complète dont fut accablé le génie musical de Beethoven. L’infirmité vient parfois affliger l’homme en ce qui précisément faisait sa gloire. Il lui faut alors une vraie magna­ nimité, ou grandeur d’âme. Mais le clair-obscur spirituel se remarque surtout dans la vie surnaturelle de l’âme et particulièrement en deux crises, souvent étudiées par les grands spirituels et qui s’appellent la purification passive des sens et celle de l’esprit. Nous en avons parlé assez longuement ailleurs1. Nous n’en dirons ici que ce qui touche le sujet qui nous occupe. I. L’Amour de Dieu et la Croix de Jésus, t. II. pp. 458-657. LA NUIT DES SENS •1 Le clair-obscur de la nuit des sens. Une des grandes imperfections des commençants, dans la vie spirituelle, c’est la recherche inconsciente de soi dans le travail et la prière. C’est l’empres­ sement naturel à se porter vers ce qui nous fait valoir, par exemple dans l’étude et l’activité exté­ rieure, et c’est aussi, dans la vie intérieure, quelque sensualité spirituelle, un désir immodéré de conso­ lations sensibles et de l’orgueil spirituel. Alors, pour purifier l’âme, Dieu la prive de ces consolations et de cette facilité où elle s’attarde et dont elle abuse. L’âme ne trouve qu aridité, séche­ resse dans la prière, surtout à l’oraison. Rien de ce qui s’ofire à la méditation dans les livres qu’elle aimait ne l’attire plus. Elle a l’impression d’être dans les ténèbres et le froid la pénètre, comme si le soleil qui éclaire et réchauffe l’esprit s’était retiré. L’âme peut mal supporter cette épreuve, tomber dans la paresse spirituelle, et rester une âme attiédie ou attardée qui s’extériorise pour oublier le vide qu’elle trouve en elle. Si au contraire elle traverse bien cette crise de séche­ resse prolongée, on voit qu’elle garde ordinairement le souvenir de Dieu, la crainte de ne pas le servir, et un vif désir de Γ aimer. Puis un troisième signe apparaît en elle : avec la sécheresse et la crainte dene pas assez bien servir Dieu vient ï incapacité de méditer d’une façon raisonnée et une inclination à s’en tenir, à l’orai­ son, à un regard aimant vers Dieu, pour se nourrir spirituellement de Lui, de sa vérité et de sa bonté. D’où cela provient-il ? Saint Jean de la Croix l’explique : « D’où vient, se demande-t-il, l’incapacité •I II <« t >< · 334 LE CLAIR-OBSCUR SPIRITUEL de méditer, comme on en avait l’habitude, en recou­ rant au sens de l’imagination? L’effort reste sans résultat. La raison en est que Dieu commence alors à se communiquer, non plus par le sens, comme avant, au moyen du raisonnement, qui évoquait et classait les connaissances, mais au moyen du pur esprit, qui ignore l’enchaînement discursif et où Dieu se communique en acte de simple contemplation1. » L’aridité de la sensibilité et la difficulté de s’appli­ quer à la méditation discursive proviennent alors de ce que la grâce prend une forme nouvelle, pure­ ment spirituelle, sans retentissement sur la sensibilité, et supérieure au discours de la raison qui se sert de l’imagination. L’âme croit au premier abord qu’on lui enlève la lumière et la consolation, qu’elle entre dans une nuit obscure ; en réalité elle reçoit ici une lumière infuse supérieure. « Cette purification passive des sens est commune, dit saint Jean de la Croix ; elle se produit chez le grand nombre des commençants2 » lorsqu’ils sont vraiment généreux. C’est selon lui l’en­ trée dans la voie illuminative, car il ajoute ensuite : « Les progressants ou avancés se trouvent dans la voie illuminative, c'est là que Dieu nourrit et fortifie l’âme par contemplation infuse3. » Dans ce passage obscur d’une lumière inférieure à une autre plus spirituelle, il y a souvent d’autres épreuves concomitantes : tentations contre les vertus de chasteté, de patience, qui ont leur siège dans la sensibilité, pour que l’âme s’aguerrisse par une généreuse résistance ; difficultés extérieures, contra­ 1. Nuit obscure, 1. I. chap. 9. 2. Ibid., 1. I, chap. 8. 3. Ibid,. I. (, chap. 14. LA NUIT DES SENS 335 dictions, traverses permises par Dieu pour que nous fassions le bien, non par empressement naturel en nous recherchant nous-mêmes, mais pour Lui en demandant constamment son secours1. Cette crise, si on la traverse bien, est comme une seconde con­ version, qui rappelle celle de Pierre pendant la nuit obscure de la Passion. On arrive ainsi à une lumière supérieure, à une vie spirituelle plus dégagée des sens, où l’on se nourrit vraiment des mystères du salut, de l’incarnation rédemptrice, du sacrifice de la messe, de la communion, des mystères de l’habi­ tation de la Sainte-Trinité en nous et de la vie étemelle. On commence à les connaître d’une manière moins dépendante des sens, moins livresque, on se familiarise saintement avec eux en voyant en eux le rayonnement surnaturel de l’infinie Bonté. Alors la conversation intime de l’homme avec lui-même tend bien à devenir la conversation avec Dieu. * * * Alors Dieu se soumet profondément l’intelligence des progressants ; il leur donne, s’ils sont fidèles, non plus précisément des consolations sensibles, i. On trouve un cas très frappant de ce clair-obscur spirituel dans la vie de la fondatrice des Rédemptoristines, Marie-Céleste Crostarosa, récemment publiée parle P. Favre, C.S.R. (Librairie Saint-Paul, Paris). Au milieu d’épreuves incroyables, NotreSeigneur lui disait : a Mon épouse, c’est moi. ce n’est pas le démon. Tout ce qu’on te fera par rapport à cette œuvre, je le considérerai comme fait à moi-même. Espère en moi et sois assurée que tu la verras s'établir...Tu sais combien je fus méprisé. ;. Je passai mon existence dans les humiliations, la vie cachée et le mépris. C’est ainsi que je glorifiai mon Père, établis les bases de mon Église et remédiai aux maux de l’orgueil chez les hommes... Ne compte pas sur les jugements favorables des hommes, car je t’aime d’un amour parfait et je dispose tout pour ton plus grand bien. » En cette vie fort belle, le chapitre intitulé : Une direction divine, est d’une incontestable grandeur. 336 LE CLAIR-OBSCUR SPIRITUEL comme dans l’âge spirituel précédent, mais une plus grande abondance de lumière dans la prière et dans l’action, et de vifs désirs de sa gloire et du salut des âmes. Il y a alors une assez grande facilité à prier et à agir pour le bien du prochain. Mais il n’est pas rare que l’âme se complaise, par un orgueil inconscient, en cette grande facilité ; elle tend à oublier que c’est là un don de Dieu, et à en jouir avec un esprit propre, qui ne convient nullement à un adorateur en esprit et en vérité. Il y a ici une recherche inconsciente de soi-même, qui fait perdre la pureté d’intention, la droiture parfaite ; on est trop sûr de soi, Ton se donne trop d’importance, on se préfère aux autres, on ne prend plus garde à sa propre fragilité ; et pratiquement on oublie que Dieu seul est grand. C’est un signe que le fond de l’âme n’est pas encore purifié, loin de là. Saint Jean de la Croix a bien noté ces défauts des avancés, leur orgueil spirituel ou intellectuel, qui parfois pourrait les faire dévier tout à fait1. D’où la nécessité, comme il le dit, « de la forte lessive de la purification de l’esprit » pour nettoyer le fond même des facultés supérieures. *** Le clair-obscur de la nuit de l’esprit. Il y a ici un nouveau clair-obscur spirituel des plus saisissants, pendant une période de crise, qui, si elle est bien supportée, devient une transformation de l’âme pour l’introduire dans la voie unitive des parfaits. L’âme alors semble entrer dans une nuit plus i. Nuit obscure, 1. II, chap. 2. LA NUIT DE l/ESPRIT 337 obscure ; elle paraît dépouillée, non plus seulement des consolations sensibles, mais de ses lumières sur les mystères du salut, de ses ardents désirs, de la facilité à prier et à agir où elle se complaisait par un secret orgueil, en se préférant aux autres. C’est le temps d’une grande aridité, non seulement sensible, mais spirituelle, pendant l’oraison. Et il n’est pas rare que surgissent alors de fortes tentations, non plus précisément contre la chasteté et la patience, mais contre les vertus de la partie la plus élevée de l’âme, contre la foi, l’espérance, la charité envers le prochain, et même la charité envers Dieu, qui semble cruel d’éprouver ainsi les âmes en un pareil creuset. Il faut alors croire à sa charité pour nous. Dieu, qui ne commande jamais l’impossible, donne alors de grandes grâces si l’âme de son côté ne résiste pas et se laisse conduire. Au milieu de ces difficultés intérieures, qui s’augmentent souvent de détractions et d’entraves au dehors, l’âme généreuse fait des actes souvent héroïques de foi, de confiance et d’amour de Dieu. Sous la lumière des dons du Saint-Esprit, apparaissent alors en un puissant relief, malgré l’obscurité de la nuit, la Vérité première révéla­ trice, motif de la foi infuse, la Miséricorde auxiliatrice, motif de l’espérance, et l’infinie Bonté de Dieu, objet premier de la charité. Ce sont dans la nuit de l’esprit, comme trois étoiles de première grandeur, qui per­ mettent d’avancer, pendant que de plus en plus le fond de ïâme se purifie. Le serviteur de Dieu croyait entrer dans une nuit profonde, où il était dépouillé de toutes ses lumières ; en réalité cette impression provenait d'une lumière spirituelle plus élevée et plus intense, qui éclaire l’âme jusqu’à l’éblouissement sur son indi- 33s LE CLAIR-OBSCUR SPIRITUEL gence, sa pauvreté et sur l’infinie grandeur de Dieu. Le saint curé d’Ars voit alors si nettement tout l’idéal du sacerdoce, qu’il s’en croit fort éloigné ; il découvre de plus en plus les besoins immenses des âmes innombrables qui s’adressent à lui, et il se demande comment il y répond. Il se prosterne alors devant le tabernacle, comme un petit chien aux pieds de son maître. Il y a ici une transformation profonde de l’âme, qui rappelle ce que fut la Pentecôte pour les Apôtres. « L’âme reçoit une façon nouvelle de considérer les choses ; la lumière et la grâce du Saint-Esprit étant bien différentes des perceptions des sens... et de la façon commune de comprendre... L’âme se figure alors marcher hors de soi.1 » Elle est ainsi introduite dans la voie unitive par­ faite, où elle connaît Dieu, présent en elle, d'une façon quasi expérimentale et presque continuelle. Au lieu de se rechercher inconsciemment elle-même, et de ramener tout à soi, elle ramène tout à Dieu. Elle le contemple non plus seulement dans le miroir des choses sensibles, ou dans celui des mystères de la vie du Christ, mais en lui-même. Dans la pénombre de la foi elle contemple la bonté divine, d’où procède tout bien, un peu comme nous voyons la lumière diffuse qui éclaire d’en haut toutes choses. Cette contemplation très supérieure au raisonnement, fait penser au mouvement circulaire, ou au vol de l’aigle qui aime à décrire plusieurs fois le même cercle au plus haut des airs2. Le serviteur de Dieu devient alors vraiment « un adorateur en esprit et en vérité », il a la paix, la 1. Saint Jean de la Croix, Nuit obscure. 1. II, chap. 9. 2. Cf. Saint Thomas, IP IP®, q. 180, a. 6. I LA NUIT DE L’ESPRIT 339 tranquillité de l’ordre, il peut la donner aux autres, et il lui arrive ainsi de pacifier les âmes les plus tourmentées. C’est le fruit des croix de l’esprit, au sortir de la nuit obscure, dans cette lumière supérieure, où l’âme pressent de plus en plus ce qu’est la vie intime de Dieu, au-dessus de tous les concepts analogiques que nous pouvons nous faire de Lui, et qui le représentent fort imparfaitement, avons-nous dit, comme de petits carrés de mosaïque représentent une physionomie humaine. Alors l'âme pressent expérimentalement que, dans cette vie intime de Dieu, s’identifient, sans se détruire, la Sagesse et l’Amour, et aussi l’infinie Justice, l’infinie Miséricorde et la Souveraine Liberté ; alors s’éclaire d’une lumière nouvelle le mystère de la prédesti­ nation, et cette vérité que tout bien, naturel ou surnaturel, vient de Dieu. Enfin sous un nouveau jour apparaît la Passion du Sauveur. L’âme y découvre, à côté de l’obscurité du plus grand des crimes, du déicide inspiré par l’enfer, une splendeur incomparable, celle qui éclaira définitivement le bon larron, le centurion, celle qui dut captiver la Vierge Marie, saint Jean et les saintes femmes. Au-dessus de l’obscurité d'en bas, celle du péché et de la mort, apparaît alors de plus en plus la grandeur du mystère de la Rédemption, qui contient toute l’histoire du monde. Le clairobscur spirituel, où l’âme doit encore cheminer jusqu’au terme du voyage, s’exprime de mieux en mieux pour elle en cette parole du Sauveur qu'elle goûte et approfondit .* Qui sequitur vie non ambulat in tenebris, sed habebit lumen vitae. Celui qui me suit, ne marche pas dans les ténèbres ; mais il aura la lumière de vie. » (Jean, VIII, 12). TABLE DES MATIÈRES Introduction PREMIÈRE PARTIE LE SENS DU MYSTÈRE Chap. I. — La sagesse métaphysique et les deux sagesses surnaturelles...................................................................... La sagesse métaphysique : Les degrés de la connais­ sance, p. 29. — L’image et l’idée, p. 32. — La science véritable et la connaissance empirique, p. 33. — Les caractères de la sagesse et leur raison d’être, p. 35· — Que reçoit la sagesse des autres sciences et de l’expé­ rience? p. 40. — La définition de la sagesse, p. 44· Les deux sagesses surnaturelles, p. 51. — La théologie, son objet, sa lumière, sa racine dans la foi infuse, p. 51. — Confortation de la métaphysique par la révélation divine, p. 56. — Le don de sagesse et la connaissance quasi expérimentale de Dieu, p. 58. Le don de sagesse confirme la théologie, p. 62. — Rôle de la volonté rectifiée en deux autres espèces de certitude : celle de la prudence (l’esprit de finesse et l’esprit géométrique), et celle de l’espérance, p. 63. Chap. II. — Le verbe être, son sens profond et sa portée. . La réflexion métaphysique sur les formes du lan­ gage, p. 73. — Les divers sens du verbe être par rapport à la nature et à l’existence des choses, p. 80. — Ses divers sens par rapport aux catégories du Γ θ » p. 87. — Quelle identité est exprimée par le verbe être, p. 92. — L’être en acte et l’être en puissance, Chap. III. — L'esprit philosophique et le sens du mystère. L’ordre de la connaissance sensitive est inverse de l’ordre de la connaissance intellectuelle, p. 101. - - ·*«. 100 342 TABLE DES MATIÈRES L’esprit philosophique et la connaissance vulgaire, p. 105. — Le mystère de la sensation p. 107. — Le mystère de la causalité, p. 1x4. — Le sens du mystère chez saint Thomas, p. 122. — Au-dessus de l’éclectisme, p. I29. — L’esprit de la philosophie chrétienne, p. 130. Chap. IV. — Le clair-obscur intellectuel.................................. 13^ L’obscurité d’en bas et celle d’en haut, et les deux clartés : la vraie et la fausse, p. 135. — Le probable­ ment vrai et le probablement faux, p. 140.— L’art des contrastes, p. 142. — Le clair-obscur sensible, p. 143. — Le clair-obscur supra-sensible, dans les divers ordres de connaissance intellectuelle, p. 144. DEUXIÈME PARTIE LE MYSTÈRE DES RAPPORTS DE LA NATURE ET DU SURNATUREL Chap. I. — L'existence de l'ordre surnaturel ou de la vie intime de Dieu est-elle démontrable?...................................... 157 Un texte capital de saint Thomas, p. 157. — Réponse aux difficultés, p. 169. Chap. IL — La possibilité de la vision béatifique peut-elle se démontrer ?................................................................................ 176 La nature du problème, p. 178. — La solution commune des thomistes, p. 185. — Valeur de cette so­ lution, p. 192. Chap. III. — L'éminence de la Déité, ses attributs et les personnes divines................................................................... 206 La Déité et l’objet propre de la théologie, p. 206. — La Déité et les attributs divins, p. 211.— La Déité et les personnes divines, p. 219. — La Déité et l’essence de la grâce, p. 224. Chap. IV. — Deux formes très différentes du surnaturel: le miracle et la grâce..............................................................234 D’où vient la confusion de plusieurs controverses relatives au surnaturel? p. 234. — La division du surnaturel, p. 242. TABLE DES MATIÈRES 343 Chap, V. — La surnaturalité de la foi...................................... 254 La théorie nominaliste du surnaturel, p. 256. — En quel sens la foi infuse est-elle essentiellement sur­ naturelle? L’est-elle à raison de son objet formel? p. 260. — Solution des difficultés, p. 276. Chap. VI. — La prédilection divine et le sahit possible à tous.........................................................................................287 Dieu ne commande jamais l'impossible, p. 288. — Nul ne serait meilleur qu’un autre, s’il n’était plus aimé par Dieu, p. 294. — Le mystère de l’intime conciliation de la Justice, de la Miséricorde et de la Souveraine Liberté, p. 302. — La permission divine du péché diffère de la soustraction de la grâce, p. 306. — Ne pas donner et refuser, p. 307. — Mesure, sécurité et hardiesse de saint Thomas en ces questions, p. 310· — Le sphinx et le mot de l’énigme, p. 312· — La réponse du Seigneur, p. 315. Chap. VII. — L'esprit pur créé et ses limites..........................3X^ La nature de l’esprit pur créé, p. 320. — L’objet de sa connaissance naturelle, p. 321. — Les limites de sa connaissance naturelle, p. 324. Chap. VIII. — Le clair-obscur spirituel...................................... 331 w Le clair-obscur de la nuit des sens, p. 333· — Celui de la nuit de l’esprit, p. 336. Imprimé par Desclée De Brouwer & Cie, Bruges (Belgique). — 8867/23 BIBLIOTHÈQUE FRANÇAISE DE PHILOSOPHIE Sous la direction de M. Jacques MARITAIN Première série : Le Conflit de la Morale et de la Sociologie, par Mgr DEPLOIGE, 4m® éd.................................................... ...................... Le Sens commun, la Philosophie de l’Être et les Formules dogma­ tiques, par le R P. GARRIGOU-LAGRANGE, 3me éd. 20 II d’Aquin, par Mgr GRABLa Somme théologique de saint Thomas MANN. 2me éd.................. 15 Le Théosophisme, par René GUÉNON, 2m® éd................................... L’Esprit du Protestantisme en Suisse, par l’Abbé JOURNET . . . 18 Réflexions sur l’intelligence, par Jacques MARITAIN, 3“® éd. 24 Théonas, par Jacques MARITAIN, 2m® éd......................................... Il 20 Le Probabilisme moral et la Philosophie, par le R. P. RICHARD II II politique, par Carl SCHMITT...................................... 15 Romantisme A la Gloire de la Terre, par Pierre TERMIER, 5m® éd . . . . 24 La Joie de Connaître, par Pierre TERMIER. 3“® éd........................... 20 La Morale bouddhique, par L. de la VALLÉE-POUSSIN . . . . 15 Deuxième série : La Vocation de Savant, par Pierre TERMIER, 2m® éd........................ Le Docteur Angélique, par Jacques MARITAIN . . . . . . Le Monde invisible, par le cardinal LÉPICIER, traduction française de Charles Grolleau ........................................................ ..... Les Philosophies indiennes, par René GROUSSET (2 vol.) II Le Réalisme du principe de finalité, par le R. P. GARRIGOULAGRANGE .............................................................................. 18 18 24 36 20 Troisième série i Distinguer pour Unir ou les Degrés du Savoir, par Jacques MARITAIN ........................................................................................ Édition de luxe............................................................................ II Philosophie économique, études critiques sur le naturalisme, par Joseph VIALATOUX............................................................. Le Travail, par le Dr HAESSLE. trad, franç. d’Ét. Borne et P. Linn. Études de Théologie Morale : 1. Le plus parfait ; 2. De la probabilité à la certitude pratique, par le P. Timothée RICHARD, O. P. . La Science du Droit Positif, par Jean DEFROIDMONT . . . . Le Thomisme et la Critique de la Connaissance, par Régis JOLIVET Introduction à Avicenne, son Épîlre des Définitions, traduction avec notes, par A.-M. GOICHON. Préface de Miguel ASIN PALACIOS Introduction à l’ontologie du connaître, par Yves SIMON . Le Transflui, par Marcel LALLEMAND . . 40 80 15 20 20 20 10 35 20