Le péché de l’Ange Essai de ré-interprétation des positions thomistes Nous voudrions reprendre la question, si souvent controversée entre théologiens, du péché de l’Ange, parce qu elle est pour la philosophie une sorte de test particulièrement significatif. On ne peut en effet traiter cette question sans se référer à des positions philosophiques dont l’importance est cruciale parce qu’elles concernent d’une part l’essence du libre arbitre, d’autre part la relation de la créature intelligente à sa fin ultime, et parce qu’en définitive c’est sur les aspects les plus profonds du mystère du mal que porte le débat. Nous tâcherons donc de proposer dans un tableau d’ensemble les vues qui nous semblent justes sur ce sujet difficile, où il faut tenir compte à la fois de lignes d’argumentation multiples. Pour ne pas trop alourdir l’exposé nous réserverons pour des notes en bas de page la discussion d’un certain nombre de textes de saint Thomas. I. — PRÉSUPPOSÉS PHILOSOPHIQUES. Les présupposés philosophiques que nous tenons pour fonda­ mentaux forment l’objet des considérations suivantes. Considération n° i La faute de la volonté ne présuppose de soi ni erreur ni ignorance condition préalable à l’acte même du libre arbitre. Car la seu e erreur nécessairement comportée par la faute, — mais omme ne faisant qu’un avec la faute elle-même, parce qu’elle V1C1C ‘ élection qu’en étant due tout entière elle-même à l’effiænce du libre vouloir, — est celle du jugement practico-pratique indivisiblement lié à l’élection, constitue avec celle-ci les ^ments composants d’un seul et même acte instantané, l'acte eme du libre arbitre. Et ce qui est strictement requis pour que Dra i * ’ l’acte même du libre arbitre, une telle erreur 1C0"Pratique qui ne fait qu’un avec le péché (ils sont invieres 1 un dans l’autre), c’est seulement la non-considération igS REVUE THOMISTE volontaire de la règle, laquelle ne consiste en aucune sorte d'erreur ou d’ignorance1. Saint Thomas enseigne expressément ce point. A propos du péché de l’Ange il déclare : « Et hujusmodi peccatum [eligendo aliquid quod secundum se est bonum, sed non cum ordine debitae mensurae aut regulae] non praeexigit ignorantiam, sed absentiam solum considerationis eorum quae considerari debent3, n Le péché de l’Ange ne préexige même pas l’ignorance : à plus forte raison ne préexige-t-il pas l’erreur ! Il préexige seulement l’ab­ sence de considération de la règle. Assurer que pour saint Tho­ mas il n’y a pas de faute sans erreur préexigée à l’acte même du libre arbitre est lui attribuer juste le contraire de ce qu’il enseigne3. Et c’est méconnaître la nature propre de la liberté. Ce qui rend en effet le cas du péché de l’Ange si important pour le philosophe, 1. Sur l’inconsidération volontaire de la règle, cf. de Malo, q. i, a. 3 ; ΖΛ, q. 49» a· L ad 31® ; q. 75, a. 1, ad 3n® ; C. Gent. Ill, c. 10 ; notre essai sur < Saint Thomas d’Aquin et le problème du mal », dans De Bergson à Thomas d'Aquin, Paris, 1944 ch. vu, pp. 267-301 et < L’existant libre et les libres desseins éternels > de notre Court traité de V existence et de F existant, Paris, 1947, ch. iv, pp. 141-195. 2. P, q. 63, a. i, ad 4 °01. — L’objection invoquait le principe que dans les Anges vel omnino error esse non potest, vel saltem non potest praecedere culpam. Saint Thomas répond en montrant que le péché de l’Ange laisse ce principe intact. 3. N’est-ce pas ce que suggère le R. P. de Blic, Peccabilité du pur esprit et sur­ naturel, dans Mélanges de Sc. rei. III, 1946, p. 162, lorsqu’il écrit : « Saint Thomas se heurte dans le cas de l’ange à une difficulté spécialement grave, du fait que selon sa tendance intellectualiste tout péché suppose pour lui une erreur... » (Italiques de nous.) On a tout l’air de prendre ainsi pour un principe thomiste reconnu une asser­ tion contraire à la lettre même de l’enseignement du Docteur angélique, qui soutient précisément, dans le texte capital dont nous avons fait mention (/ , * q. 63, a. 1, ad 4am) et dans bien d’autres (notamment C. Gent. Ill, c. no ; de Malo, q. 16, a. 2, ad 4 °® ; ibid., ad 7°«) la thèse que la perfection de l’intelligence angélique n’empêche pas que l’Ange puisse pécher, parce que sa faute est de telle espèce qu’elle ne suppose comme condition préalable ni erreur ni ignorance. . L’origine du contresens ici signalé semble être tout simplement une ambiguïté dans les mots (à laquelle, avouons-le, saint Thomas lui-même a peu fait pour remédier). On a confondu « impliquer l’erreur » au sens d’envelopper une erreur (du jugement practico-pratique) inviseérée dans Facte même de la liberte et qui coïncide avec la déci­ sion mauvaise elle-même, et « impliquer l’erreur » au sens de supposer une erreur préalable à Facte mime du libre arbitre. C’est au premier sens seulement, nullement au second, que saint Thomas tient que tout péché implique une erreur (due à la volonté libre). 11n’y a pas là la moindre < tendance intellectualiste », mais la simple constata­ tion qu’il est objectivement vrai que faire le mal n’est pas bien. Il importe de ne pas se méprendre sur des textes comme le suivant q. 77, a. 2 ; cf. de Malo, q. 16, a. 5 ; ibid., q. 16, a. 6, ad 11 Qm) où il est dit que « jamais la volonté n’est mue au mal nisi id quod non est bonum, aliqualiter rationi bonum appa­ reat à moins que ce qui n’est pas bon ^notamment une chose bonne de soi déréglément voulue] apparaisse en quelque façon à la raison comme bon [dans la décision libre elle-mime et de par le mouvement de la volonté qui fixe le jugement practico-pratique dans un sens ou dans l’autre]. 11 faut gloser ce texte comme nous l’avons fait entre crochets pour voir comment il s’accorde avec celui qui commande notre discussion (P, q..63, a. 1, ad 4°«) et avec celui de la Somme contre les Gentils (III. c. no) où est parciUement enseigné que non cogimur dicere quod error fuit in intellectu substantiae ylocando aliquid bonum quod bonum non sit, nous ne sommes pas réduits V Γda?s 1 de la substance séparée erreur [comme condition prérequise d forte mime du libre arbitreJ à telle enseigne qu’elle juge bon quelque chose qui ne soit pas bon .une chose mauvaise de soi]. L’erreur de T Ange pécheur ft Ssi,re ***·· " Cf. plus loin, p. 200, n. 1. p""w œ LE PÉCHÉ DE L’ANGE *99 c’est qu’avec l'Ange nous sommes en présence de la liberté à l’état pur, et de la faute à l’état pur, sans les ombres et les mélanges qui les obscurcissent plus ou moins chez nous. Chacun voit ce qui lui est bon selon ce qu’il est lui-même, et nos passions nous font apparaître comme bon pour nous ce qui leur est proportionné, en sorte que nos péchés consistent le plus souvent à choisir comme décidément « à faire » une chose (par exemple une injustice profitable ou un excès délectable) qui de soi n’est pas bonne ni digne de notre nature, mais que la passion qui nous travaille et la rend séduisante nous fait croire bonne pour nous ; et pour autant ils présupposent une erreur sur la nature des choses que l’esprit pur, lui, ne saurait commettre, et qui, étant due à la passion obscurcissant l’intelligence, est anté­ rieure à l’instant du dernier jugement pratique et de l’élection où elle finit par s’incarner. Mais cela est accidentel à la faute de la liberté comme telle. Car il n’y a aucune erreur dans l’esprit de l’Ange avant l’acte même du libre arbitre par lequel il pèche. Le péché de l’Ange ne présuppose dans le fonctionnement de l’intelligence comme telle ni ignorance ni erreur, il nous montre par là la puissance effrayante et pour ainsi dire infinie propre au libre arbitre. Celui-ci peut choisir le mal en pleine lumière, par un pur acte de volonté, et sans que l’intelligence soit victime d’au­ cune erreur préalable. Le péché de l’Ange en effet a pour matière ou objet quelque chose (par exemple aimer sa propre perfection naturelle) qui de soi est moralement bon et digne de la nature angélique, et il consiste à faire ce quelque chose de bon en soi sans la mesure requise ; il consiste à vouloir et aimer une chose bonne de soi d’une façon déréglée1. En d’autres termes n’importe quel faux bien comme sont chez nous ceux du gourmand ou de l’avare n’a et ne peut avoir aucun attrait pour lui2 ; mais un vrai bien démesurément aimé (la perfection de sa propre nature aimée sans mesure) exerce sur lui, dès l’instant et par là même que sa volonté s’est tournée vers ce bien sans regarder la règle divine et avec une intensité déréglée, un attrait que lui-même a rendu décisif. L'erreur inhérente à tout péché, et par laquelle le sujet érige en bonne pour lui une conduite qui n’est pas réellement bonne pour lui, est ici contenue tout entière dans l’acte déréglé luimême qui porte sur une chose bonne en soi, mais voulue sans mesure, ‘— « ita quod defectus inducens peccatum sit solum ex parte electionis »3, — et elle ne suppose ainsi aucune erreur préa1. /*, q. 63, a. i, ad 4““ : « Sicut si aliquis eligeret orare non attendens ad ordinem ab Ecclesia institutum. » . , . 2. Ibid., a. 7 : « Peccatum angeli non processit ex aliqua promtate , sed ex solo libero arbitrio. » 3. Ibid., a. i, ad 4°“, 200 ·’ - ■ REVUE THOMISTE labié au jugement pratique qui ne fait qu’un avec l’élection, et qui dit : « il t’est bon d’aimer sans mesure telle chose bonne », et qui le dit parce que la volonté aime déjà sans mesure la chose en question12*. Si du reste un tel jugement est faux purement et simplement, il est cependant vrai secundum quid pour un être dont la volonté est ainsi disposée. Bien plus, il effectue en quelque façon ce qu’il affirme : l’acte de vouloir démesuré de l’Ange pécheur convertit lui-même le bien dérèglement voulu en un bien qui est désormais pour lui — de par lui — son bien suprême et sa béatitude, qu’il veut à tout prix, et préfère à ce qu’il connaît de science certaine pour la vraie béatitude à laquelle son être est ordonné par Dieu, — mais non pas par sa propre liberté, — et dont il ne veut pas (et qui par là même cesse d’être pour lui béati­ tude) ». L’esprit pur choisit ainsi le mal avec une souveraine liberté, sans qu’aucune lumière au monde puisse l’en détourner en le convainquant d’ignorance ou d’erreur, en lui montrant qu’il se trompe. Car c’est évidemment une erreur que de placer son bien dans ce qui n’est pas réellement son bien, — dans une chose bonne aimée déréglément et sans mesure, — mais il le sait aussi bien que vous (et même mieux que vous) et il le fait quand même. Cette erreur est sa faute même, elle ne la précède pas, et il la com­ met sciemment et volontairement. Il ne se trompe pas de route en prenant la mauvaise route pour la bonne, il se trompe de route en choisissant en pleine connaissance de cause la route qu’il sait mauvaise ; bref rien ne l’a trompé, le fonctionnement naturel de son intelligence ne s’est détraqué en rien ; il fait ce qu’il a voulu, va où il a voulu, a ce qu’il a voulu. Il n’ignore rien, et ne commet aucune erreur de jugement antérieure à l’instant du choix ou de l’élection, et préalable au jugement pratique qui coïncide avec i. L’erreur inviscérée dans la decision libre et qui coïncide avec le péché (et qui a pour seule précondition nécessaire l’inconsidération volontaire de la regie), l’erreur dans le libre choix est le jugement practico-pratique : « telle conduite est décidément bonne pour moi », en tant qu'il s'oppose au jugement speculativo-pratique universel: < telle conduite t qu’il s’agisse d’une chose mauvaise en soi, ou d’une chose bonne en soi déréglément voulue"; est purement et simplement mauvaise », — et donc mauvaise pour moi selon ce que je suis dans mon essence, ou de par l’Auteur de mon être. Mais il n’y a aucune erreur dans le jugement spéculativo-pratique de l’Ange, qui sait parfaitement qu’aimer déréglément sa perfection naturelle est un acte purement et simplement mauvais, et donc mauvais pour lui. Et il n’y a pas d’erreur non plus dans son jugement practico-pratique en tant que referé d m mesure immédiate (qui est la disposition actuelle de l’appétit) telle con­ duite est décidément bonne pour moi selon que je suis actuellement disposé de par ma volonté libre, ou scion ce que je suis de par mon libre vouloir. » 11 y a chez l’Ange faute morale ou erreur dans le libre choix (< falsitas oracticae <^u affectivae cognitionis . de Malo. q. 16, a. 6, ad 8 °® et ad n™, — coïncidant avec la faute) il n va chez lui aucune erreur dans le fonctionnement naturel de Γintelligence. 2. U. Compoidium theol. I, c. 174 : < Quelle que soit la hn dernière en laquelle une âme s est fixée deUe-memc au moment de la mort elle y demeurera fixée nonr tmi jours, ch désirant cette fin comme la meilleure pour elle ôu’elle Qnit 'hnm? P°U ·°π* soit mauvaise, in eo fine perpetuo permanebitapïe^ OU eU?< bonum sive sit malum, selon le mot de l’Écriture (Ecd?\i S\V£ au sud ou au nord, quel que soit le lieu de sa chute, il y restera’ \ ^Ue arbre tombc LE PÉCHÉ DE L’ANGE 201 son élection, son péché et sa chute, et que sa volonté a fixé où elle-même pesait pour se déterminer par son intermédiaire. Il sait parfaitement qu’il constitue son bien clans un acte mauvais, et s'élève contre l'ordre établi par la Vérité subsistante — sans excuse à invoquer ni merci à demander — simplement parce qu’il aime mieux cela. Dans l'instant qu’il tombe vous ne pouvez déceler comme précondition de sa faute nulle faille ou déviation dans son intelligence ; vous ne pouvez rien lui apprendre. Il veut être mauvais, c’est tout. Il se trouve bien d’être morale­ ment mauvais. Tout en sachant avec pleine évidence qu’il doit vouloir avec mesure sa propre grandeur, il la veut sans mesure. Cela ne veut pas dire qu’il veut le mal en tant même que mal, ce qui est impossible. Mais il suffit du néantement qu’est l’inconsidération volontaire de la règle pour qu’à ce moment d’inconsidéra­ tion volontaire il trouve bon, — bon pour lui, — d’agir mal et d’être mauvais (moralement mauvais) \ ou, comme dit Cajetan, pour qu'il soit « transféré de l’ordre du vrai bien au non vérita­ blement bien12 » dans le jugement pratique et l’élection qui consti­ tuent sa faute. Qui ne voit pas cela peut être partisan du libre arbitre, il ne sait pas ce qu'est celui-ci, avec le primat qu’il enveloppe de l’exer­ cice sur la spécification, et de la causalité du vouloir sur celle de l’intellect dans leur mutuel embrassement lui-même. Considération n° 2 I Entre la façon dont la créature intelligente parviendrait à la jouissance de sa fin ultime dans l’ordre naturel et la façon dont 1. Cf. de Malo, q. 16, a. 6, ad 8um : « Diabolus non sentit se esse male, quia culpam suam non apprehendit ut malum ; sed adhuc obstinata mente perseverat in malo; unde pertinet ad falsitatem practicae seu affectivae cognitionis » [laquelle ne fait qu un avec le péchéL Dans l’instant qu’il pèche il sait qu’il fait le mal, mais il juge que c est bien pour lui, il appréhende sa faute comme bonne pour lui. Et il persévérera toujours dans ce jugement pratique, il sera toujours content de lui, — de nialo culpae Μη dolet (I*, q. 64, a. 3, ad 3um) ; comme le dit saint Grégoire (Moral. XXXIV, cap. xni, cité dans de Malo, q. 16, a. 6, obj. 8) : « appetitum celsitudinis vertit in rigo­ rem mentis, ut jam per duritiam se male esse non sentiat qui per gloriam praeesse quaerebat. > 2. Cajetan, in q. 77, a. 2, n° II. Notons qu’en général, — chez l’homme comme chez l’Ange, — tant qu’il y a considération de la règle l’acte moralement prohibé est vu comme purement et simpletuent mauvais (pour tous et pour moi), quoique d’autre part bon secundum quid (par exemple, en ce qui concerne l’homme, selon qu’il assouvit une passion). Au contraire, au moment de Γ inconsidération de la règle, et du choix fautif, le rapport en question s’inverse, et le < moralement mauvais > passe du mauvais simpliciter au mauvais mendum quid: l’acte moralement prohibé est vu comme purement et simplement bon (pour moi), quoique d’autre part mauvais secundum quid (moralement mauvais). Tant que je considère la règle je me vois purement et simplement mauvais, quoique, sous un certain rapport, bon et en possession de ce qu’il me faut, si je commets l’acte moralement prohibé. . A l’instant de l’inconsidération de la règle, et du choix fautif, (instant ou je ne regarde pas la règle, où je ne m’en saisis pas pour l’employer, mais tout en continuant de la connaître, de savoir qu’elle est là), je me vois purement et simplement bon, et en possession de ce qu'il me faut, quoique mauvais sous un certain rapport (moralement mauvais), si je commets l’acte moralement prohibé. 202 REVUE THOMISTE elle parvient à la jouissance de sa fin ultime dans l’ordre surnaturel il y a une relation d analogie ; mais c'est d’une manière structurelle­ ment différente que l’entrée en possession de la fin dernière a lieu dans les deux cas. Et ce serait une faute considérable de calquer simplement notre idée (philosophique) de la félicité naturelle finale de la créature intelligente sur l’idée que la théologie nous fournit de la béatitude surnaturelle. Ce serait méconnaître les privilèges uniques de la vision béatifique et fausser en même temps les structures de l’ordre naturel, comme si la contemplation naturelle de Dieu procurait la félicité naturelle finale de la même façon que la vision procure la béatitude surnaturelle. Nous ne pensons pas seulement ici à ce fait que la félicité finale de l’être humain, s’il avait été créé dans l’état de nature pure, serait une sorte de bonheur en mouvement, et non pas une béatitude fixée du premier coup dans une plénitude immuable comme celle que donne la vision de Dieu. Ce que nous avons en vue a une portée universelle et plus profonde. C’est le fait que toute contemplation naturelle de Dieu, angélique aussi bien qu’humaine, restant à une distance infinie de la vision de l’essence divine, nulle contemplation naturelle de Dieu, angélique ou humaine, ne saurait suffire à elle seule à faire entrer la créature intelligente en jouissance de sa félicité finale d’ordre naturel. C’est unique­ ment dans le cas de la vision — dite à cause de cela béatifique — que la connaissance suffit à procurer la béatitude, parce qu il s'agit alors d’une connaissance et d’une béatitude surnaturelles, et que la connaissance de vision déifie la créature en lui faisant posséder Dieu, voir Dieu comme il se voit. Dans l’ordre naturel, au contraire, la plus haute contemplation de Dieu, angélique ou humaine, n’est jamais possession de Dieu ni déification ; et à supposer que la créature intelligente ait été créée dans l’état de nature pure c’est nécessairement par l'amour joint à la connaissance qu’elle serait entrée en jouissance de sa félicité finale, angélique ou humaine1. Car tant que Dieu n’est pas intuitivement vu melior est amor Dei quam cognitio, il est meilleur de l’aimer que de le connaître2. Et la plus haute contemplation naturelle de Dieu, angélique ou humaine, ne peut être constituée félicité finale que par l'amour qui fait de l’objet contemplé, parce qu’il est aimé par-dessus tout, la suprême joie et les délices du contemplant. K x. q. io3, a. 4 : · Vinis autem angelorum potest accipi dupliciter. Uno modo, secundum lacultatcm suae naturae : ut scilicet cognoscant et ament Deum naturali cognitione et amore...» • 3 ' ‘ Actio, 'illectus consistit in hoc quod ratio rei intellectae est in ttm EîinÎes/Et Ύ1<χ1 voluntas inclinatur ad ipsam K ? " U'«». qU« «« ««?■/>· S""1 objecta intellectus, sunt in mente. Quando igitur ros in’ quae sunt ipsa anima, in qua est ratio intellecta per comparationem^ bonum’ CS1 nobilior altior intellectu... Unde melior est amor Dei quam rognU’*^ ta Cm rc,n· v°tontas est r * LE PÉCHÉ DE L’ANGE 203 Si au surplus (toujours clans l'hypothèse de la nature pure) cette félicité finale est inamissible, c’est que la créature intelligente est fixée à jamais clans l'acte d’amour de Dieu par-dessus tout, que sa liberté a produit soit dans l’instant où l’âme s’est séparée du corps, soit dans celui où l’esprit pur a fait son choix. Considération n° 3 De même que la partie aime naturellement le tout plus qu’ellemême, de même toute créature aime naturellement Dieu plus qu’elle-même, enseigne saint Thomas à propos des Anges1. Une tendance naturelle est une tendance déterminée ad unum, et, pour autant, nécessaire2. Mais cela même se vérifie dans les choses à des degrés variés de 1’être et selon des manières typiquement variées. La thèse que toute créature aime naturellement plus qu’elle-même Dieu comme son Tout suprême ou comme le Bien commun de tous couvre ainsi quatre sortes d’amour bien différentes, auxquelles elle s'applique d’une manière analogique, selon qu’il s’agit de formes d’amour elles-mêmes nécessaires (ce que nous conviendrons d’appeler amour de nature, déterminé ad unum et nécessaire quant à son mode d’émanation) ou seulement de l'incli­ nation, nécessaire et déterminée par la nature, mais non déter­ minante, à ce que nous conviendrons d’appeler amour de libre option. On remarquera que dans nos langues modernes il faut forcer en quelque sorte le sens ordinaire du mot aimer pour lui donner l’extension analogique (aussi ample que celle de l’être) selon laquelle saint Thomas emploie ce mot, car pour lui tout agent, même irrationnel, et même inanimé, « aime » (au moins d’instinct, ou d’élan spontané) la fin à laquelle il tend. i° Notons d’abord, comme une vérité d’arrière-plan présup­ posée, que toute créature aime naturellement le Tout suprême plus qu’elle-même d’un élan radical consubstantiel à son essence ou d’un amour-de-nature ontologique qui ne fait qu’un avec l’être et les inclinations radicales de l’être (en particulier, chez l’Ange et chez l’homme, avec l'essence même de la volonté et son incli­ nation radicale vers le bien). i. /·, q. 60, a. 5 : « Quia bonum universale est ipse Deus, et sub hoc bono continetur Miam angelus, et horno, et omnis creatura, quia omnis creatura, naturaliter, secundum id quod est, Dei est: sequitur quod, naturali dilectione, etiam angelus et homo plus et principalius diligat Deum quam seipsum. Alioquin, si naturaliter plus seipsurn dili­ geret quam Deum, sequeretur quod naturalis dilectio esset perversa, et quod non ^XFo^TT'adl «“bunias rationalis creaturae «< «4 ..t.nMu«i UroU motUr'; sicut omnis homo UUr vult esso, et vivere, et beatitudinem, · 204 j- revue thomiste Cet amour ontologique de Dieu par-dessus tout ne procède d’aucune connaissance sinon de celle propre à ΓAuteur de l’être qui ordonne toutes choses à leurs fins. Il existe nécessairement en toute créature, pourvue ou dépourvue de sensibilité ou de raison, et il n’est nullement libre. Il est inamissible, un être ne peut le perdre qu’en perdant sa nature et cessant d’exister. Il subsiste chez le pécheur et chez le démon. 2° A l’amour ontologique dont nous venons de parler se rat­ tache l’amour par lequel les agents incapables de connaissance aiment d’un élan spontané le Tout suprême plus qu’eux-mêmes du seul fait qu’ils tendent en acte vers leur fin propre. A cet amour ontologique se rattache aussi l’amour par lequel toute créature capable de connaissance aime d’instinct ou d’élan spontané, et non parce qu’elle le connaît, le Tout suprême plus qu’elle-même du seul fait qu’elle aime nécessairement, d’un amour élicite1, ce qui est son bien de nature. C’est ainsi que la poule aime Dieu sans le connaître en aimant ses poussins qu’elle connaît, et l’aime plus que ses poussins ; et que l’homme aime Dieu par-dessus tout, sans le connaître, du seul fait qu’il aime nécessairement le bonheur, dont il a l’idée2. De même que la nature ne peut tendre vers une fin quelconque sans tendre davan­ tage vers le Tout suprême, à travers chacune de ces fins parti­ culières, de même la volonté ne peut aimer un bien quelconque sans aimer davantage le Tout suprême, à travers le bien en général et le bonheur, dont notre intellect a l’idée, et que nous voulons et aimons en tout ce que nous voulons3. Peut-on dire que l’homme aime alors naturellement Dieu cl un amour élicite nécessaire procédant d’une connaissance confuse de Dieu sous les espèces du bien en général ou du bonheur? Mais « hoc non est simpliciter cognoscere Deum esse ; sicut cognoscere venientem, non est cognoscere Petrum, quamvis sit Petrus ve­ niens4 ». Il n’y a là aucune connaissance de Dieu proprement dite, aucune idée de Dieu dont procéderait un amour élicite de Dieu. 1. C’est-à-dire d’un amour qui porte sur un objet d’abord connu, parce qu’il émane d’une puissance appétitive (appétit sensitif ou volonté) elle-même enracinée par nature dans une puissance cognitive (sens ou intellect), 2. Sans doute la volonté est libre de ne pas s’exercer du tout (et dès lors de ne pas vouloir le bonheur). Mais dès qu’elle s’exerce et pour autant qu’elle s’exerce elle ne peut pas ne pas vouloir le bonheur. L’amour élicite du bien en général et du bonheur, de soi-mémeet de son propre être, est en ce sens un amour purement et simplement nécessaire (bien que moins totalement nécessaire que l’amour de Dieu par les bien­ heureux, dans lequel la volonté n’est pas libre même de ne pas s’exercer). aul rxnee a du1 An8· W Rlus Join P· 2Ι4· n· x>· avcc cetta différence »*; >·.«”■ -?·,. . suprême dès là qu’il aime un bien quelconque 11 ΓτίηίΑθ le Tout élicüe qui surgit en même temps que' son ïmo ! ^5l,d un ™our-dc-nature nstant de sa création. CL plus loin. PP. 20S-206 alure de lui-même au premier 4. I», q. Ï, a. i, ad ι«·. LE PÉCHÉ DE L’ANGE 205 _____ ! I > I (L’Ange, lui, sait bien que Dieu, ou le Tout suprême, est le terme final de l’élan qui constitue son désir du bonheur, il reste cependant que ce n’est pas de la connaissance de Dieu que cet élan qui se prolonge jusqu’à Dieu procède.) Mieux vaut donc dire que l’amour de Dieu inclus dans l’amour élicite du bonheur est un amour ontologique qui va au delà de la spécification de l’amour élicite dans lequel il est inclus ou impliqué. Nous l’appellerons amour ontologique intra-élicite de Dieu par-dessus tout. Il ne fait qu’un seul et même acte, une seule et même inclination, avec l’amour élicite du bonheur, mais il va au delà de l’objet spécificateur de cet amour élicite1. Et lui aussi est un amour nécessaire et inamissible, qui subsiste en enfer. C’est à cet amour-là que saint Thomas pense avant tout dans l’article que nous commentons. 3° Vient ensuite l'amour-de-nature élicite qui avant toute option ou élection surgit du premier coup en toute créature intelligente comme un mouvement spontané immédiat de l’appétit rationnel à l’instant et du seul fait qu’apparaît à l’intellect l’existence du Principe de tout bien, Bien subsistant par soi qui est le bien commun de tous. La volonté en effet n’est pas seulement pouvoir de choix ; elle est aussi et d’abord appétit. Et ce qu’on appelle mouvement indé­ libéré chez l'homme ne se trouve pas seulement dans l’appétit sensitif, mais aussi dans la volonté. L'esprit pur, lui, n’a pas dépassions; mais il éprouve l’amour, la joie, la crainte, l’admira­ tion, etc., secundum quod nominant simplices actus voluntatis2. Et de plus, comme nous le verrons plus longuement dans la troi­ sième partie de cette étude, il faut admettre qu’il y a eu chez lui, au premier instant de sa création, quelque chose qui correspondait analogiquement à nos mouvements indélibérés de volonté à la seule présentation du beau et du bien, — un élan de nature vers la bonté divine qui a précédé non pas certes la présence dès l’ori­ gine effective, mais l’exercice positif du libre arbitre et le premier acte d’option. L’élan de nature dont nous parlons, Γamour-de-nature élicite pour le Principe de tout bien est un mouvement nécessaire de soi ou quant à son mode d’émanation ; mais, à la différence de l’amour ontologique pur et simple et de l’amour ontologique intra-élicite, il dépend indirectement et extrinsèquement du libre arbitre en tant I. C’est là un cas particulier de la loi d’ « hyperfinalité » d’après laquelle toute créature tend à sa fin propre en vertu de son amour pour la Fin suprême : par l’élan de l’agent créé vers sa fin propre et son élan vers Dieu étant un seul et même élan, il va - sous le rapport de l'intensité de l’exercice — d’abord à Dieu (d une pnonté de nature) et ensuite à la fin propre de l’agent ; bien que sous le rapport de la spécifica­ tion par l’objet il aille d’abord à la fin propre de 1 agent créé, et par au delà, à bieu. 2. 7», q. 64, a. 3. 2O6 REVUE THOMISTE que celui-ci peut 1 empêcher, comme il peut empêcher tout autre mouvement indélibéré de l’appétit élicite. Chez 1 homme 1 amour-de-nature élicite du Tout suprême peut surgir à n’importe quel moment et peut du reste être une simple velléité. Et il n’est pas enveloppé dans l’amour naturel de soimême. Il n’en va pas ainsi pour l’esprit pur, qui dès le premier instant de sa création connaît Dieu du même coup qu’il se connaît lui-même, et chez qui par conséquent, dès le premier instant de sa création, un amour élicite de la Source de tout bien, pro­ cédant de cette connaissance de Dieu impliquée dans la connais­ sance de soi-même, surgit comme un premier élan de la nature. Il n’y a donc pas seulement chez l’Ange un amour ontologique intra-élicite — et inamissible — de Dieu par-dessus tout qui ne fait qu’un avec l’amour-de-nature élicite nécessaire et inamissible par lequel il veut en tout ce qu’il veut le bien en général et le bon­ heur ; il y a aussi en lui un amour-de-nature élicite de Dieu par­ dessus tout qui au premier instant jaillit de la nature nécessaire­ ment (quant à son mode d’émanation) mais en pouvant de soi être empêché par la liberté (bien qu’en fait il ne soit pas empêché). Cet amour-de-nature élicite du Tout suprême par-dessus tout est enveloppé dans l’amour-de-nature par lequel 1 Ange s aime soimême ; il est fonction de cet amour naturel de soi qu’il prolonge, mais il ne constitue pas un seul et même acte, une seule et même inclination avec lui. Il en est distinct. Il peut donc cesser d être (de par l’intervention du libre arbitre) tandis que 1 amour naturel de soi-même continue. C’est un amour-de-nature que sa dépen­ dance extrinsèque et indirecte à l’égard du libre arbitre rend contingent, un amour-de-nature amissible. L’Ange déchu 1 a perdu au second instant1. Bien qu’il surgisse de la nature avec l’espèce de nécessité de ce qui est déterminé ad unum, il peut être rejeté librement. Il ne subsiste pas chez les damnés. 4° En toute créature intelligente existe une inclination naturelle (émanant nécessairement de la nature, mais n’imposant point nécessité à la volonté) à aimer le Tout suprême plus qu’ellemême d’un amour élicite de libre option. La créature intelligente est inclinée par sa nature à cet amour essentiellement libre dans son mode même d'émanation. Elle y est inclinée ou disposée mais non pas déterminée par sa nature, parce qu’il est essentiel à un tel acte d’amour (qui va à Dieu non seulement selon qu’il naturaüan?(de'I.ido.0q.^6^ant6: âd KW œ ?°a 4st.aver?us a °«.0 secundum Dieu, secundum scilicet quod est ûrinri+M, ’ a?d 11 dlt {lu.un certam amour de relis dilectio, subsiste chez les damnés ”*/ Perfectionum> 7ΜΛ<; “t natunous appelons l’amour ontologique intra theol\1’. c· *74), il a en vue ce que Dieu auteur de la grâce, le libre arbitre rte' 1 e.St c Qu’en se détournant de Dieu auteur de la nature, et donc a emnéchà S est détoumé du même coup de p. a3o s.) qui le portait à Dieu aimé pa^d^m to t cesser rélan naturel élicite (ci LE PÉCHÉ DE L’ANGE I ' I I I est le Tout suprême et le bien commun de tous, mais aussi selon qu’il est infiniment séparé de tous dans le mystère de sa propre essence) de procéder positivement et directement de la liberté. De sorte que la créature intelligente peut, si elle veut, se refuser à cet acte qui lui est pourtant naturel au sens que nous venons d'indiquer. C’est sans doute pourquoi saint Thomas, quand il affirme que l’Ange et toute créature aime naturellement Dieu plus que soi, n’éprouve pas le besoin d’ajouter : « à l’exception de l’homme dans l’état de nature déchue. » Car l’inclination dont nous parlons à aimer Dieu par-dessus tout (qui chez l’Ange a le maximum de force, sans cependant être invincible) existe chez l’homme dans l’état de nature déchue comme chez toute créature, — mais si affaiblie et si contrariée chez lui que sans la grâce il ne peut pas, de fait, aimer Dieu plus que lui-même. ) Considération n° 4 Première formulation Ce n’est à aucune sorte d'amour naturel et nécessaire de Dieu par-dessus tout, c’est à l’amour de libre option de Dieu par-dessus tout qu est suspendue la droite vie morale de toute créature intel­ ligente, tant qu’elle n’est pas bienheureuse. En effet c’est en tant que Tout suprême, en tant que bien universel ou bien commun de tous, bonum commune omnium1, que Dieu est aimé de toute créature plus qu’elle-même d’une façon nécessaire, selon l’un ou l’autre des amours-de-nature dont il a été question plus haut ; mais c’est seulement dans la vision béatifique, ou au niveau même de la transcendance de Dieu, que la créature intelligente, connaissant par son essence ce Dieu élevé au-dessus de tout qui est le bien commun de tous, est entraînée vers Dieu dans son absolue singularité et la transcendance de son essence2, ou comme infiniment élevé au-dessus de tout être, du même mouvement d’amour de nature, — et plus foncièrement néces­ saire encore, — que vers Dieu selon qu’il est le bien commun de tous3, autrement dit aime le Dieu transcendant comme le 1. Cf. q. 60, a. 5, corp, et ad 5um. 2. Ibid., ad 5um : « Ipsam Dei essentiam prout est ab aliis distincta », dit saint Thomas. 3. Ibid.: « Dicendum quod, cum in Deo sit unum et idem ejus substantia et bonum commune, omnes qui vident ipsam Dei essentiam, eodem motu dilectionis moventur M ibsam Dei essentiam prout est ab aliis distincta, et secundum quod est quoddam bonum commune. Et quia inquantum est bonum commune, naturaliter amatur ab omnibus - quicumque videt eum per essentiam, impossibile est qtun diligat ipsum. Sed illi qui non vident essentiam ejus, cognoscunt eum per aliquos particulares effectus, qui interdum eorum voluntati contranantur... » 208 I .4 revue thomiste Bien qui comble et surcomble actuellement toute possibilité de désir. Alors c est par absolue nécessité de nature qu’elle aime par-dessus tout Dieu comme tel ou comme infiniment distinct de tout ce qui est, Dieu dans son absolue singularité et la transcen­ dance de son essence. Et c’est dans cet amour absolument néces­ saire de Dieu par-dessus tout que prennent forme tous ses actes de désir et de vouloir, de sorte que la possibilité même d’une tension ou d’un conflit quelconque entre l’Incréé et le créé dans les mouvements de son cœur est absolument abolie. Au contraire, pour ceux qui ne voient pas l’essence de Dieu et ne le connaissent que par le miroir des choses, où il apparaît comme un bien parmi d’autres biens, aimer Dieu par-dessus tout comme fin et règle de leur vie morale signifie choisir entre ce bien qui est Dieu et ces autres biens qui ne sont pas lui. La créature intelligente qui ne jouit pas de la vision de Dieu ne peut suspendre sa vie morale à Dieu comme tel, ou comme infiniment distinct de tout ce qui est, à Dieu avec toutes ses exigences aimé plus qu’elle-même et par-dessus tout, que moyennant une option, une sorte de rupture, où Dieu est vainqueur du créé, — quis ut Deus? — et où elle renonce pour le Souverain Bien à certains autres biens qu’elle pourrait poursuivre1. C’est là une loi absolument universelle, qui vaut pour l’Ange comme pour l’homme2. Ceux qui ne voient pas Dieu peuvent bien, s’il s’agit de 1 Ange à l’instant de sa création, aimer par-dessus tout, avant d’établir leur vie morale, Dieu comme Tout suprême, d’un amour-de-nature élicite inclus dans leur premier élan d’amour naturel de soi-même, et nécessaire de soi, bien que pouvant être empêché par le libre arbitre. Mais ils ne peuvent l’aimer par-dessus tout dans la singu­ larité même et la transcendance de son essence, et en établissant en lui leur vie morale, qu’en vertu d’une option que la nature les incline sans doute à faire pour Dieu, non contre lui, mais qu’il dépend de leur liberté de faire dans un sens ou dans l’autre. Ils ne peuvent suspendre à Dieu leur vie morale que par un amour de libre option. Admettre la possibilité d’un seul cas où la vie morale d’une créature intelligente qui ne voit pas Dieu serait, en raison de la perfection naturelle de cette créature, suspendue à un amour de Dieu par-dessus tout naturel et nécessaire comme est naturel et nécessaire chez nous le désir du bonheur, — en sorte que la créature en question ne pourrait pas ne pas aimer Dieu par-dessus tout dès l’instant qu’elle exerce son vouloir et particulares cèectus * <^intenlnmCJr^^ntilanl e)us' coKnoscunt eum per aliquos cularrs rÿrdus en question sont àvant7<^A?b?taU c°ntranAnlur. » Les aliqui partii. Étant bien entendu que ce n’et anè2 ’°’ morale· de Dieu par-dessus tout que l’Anw in SSÎ n?lurelle opposée à l’amour possibdité d une démesure purement libre Λ VX ♦ * sacrifier à cet amour, mais la sance d’un vrai bien. re ' oient aire dans la dilection et la jouis- LE PÉCHÉ DE L'ANGE I I I J I I I I I i . I 20Ç fait acte de liberté sur un objet quelconque, et ainsi n’aurait pas à témoigner d'une victoire de Dieu sur le créé, ni à sacrifier à l’amour du Bien transcendant d'autres amours possibles (en particulier la possibilité d’aimer et goûter sans mesure quelque chose de bon et d’aimable secundum se), — serait prêter à la nature ce qui est propre à la gloire. Seconde formulation II est impossible qu’une créature intelligente parvienne en vertu seulement de sa création, ou de l'élan de sa nature à son 'premier instant, à l’amour de Dieu auquel toute droite vie morale est sus­ pendue. En effet, quand la créature intelligente et libre aime Dieu en vertu seulement de sa création, ou de l’élan de sa nature à son premier instant, son amour procède de la motion déterminée ad unum de la nature. Or la transcendance de Dieu est telle que l’amour par lequel la créature intelligente a sa vie morale suspendue à lui ne peut pas, même dans l’ordre purement naturel, pro­ céder de la motion déterminée ad unum de la nature ; c’est en procédant de la motion de la liberté (et, dans l’ordre surnaturel, de la grâce) que cet amour va à Dieu. Pourquoi en est-il ainsi? — L’amour de Dieu qui procède de la motion déterminée ad unum de la nature prolonge jusqu’à Dieu comme Tout suprême et bien commun de tous un amour qui dans l’ordre de la spécification1 porte d’abord sur le créé2 ; on a affaire là à un amour de Dieu médiatisé, impliqué ou engagé dans un acte d’amour du créé ; c’est par la médiation d’un acte qui porte sur un objet nécessairement aimé qui appartient à ce monde, — au monde de la création, de ce qui a été fait, — que la créature aime ainsi Dieu par-dessus tout comme bien commun de tous. Lié à quelque chose de ce monde, ce n’est pas par un tel acte médiatisé que la personne peut passer au delà de ce monde pour adhérer comme telle à l’Incréé et se donner à lui. C’est seulement (du moins tant qu’elle ne voit pas Dieu) quand la créature intelligente et libre aime Dieu en vertu de sa liberté ou par un acte positif de liberté, autrement dit, d’un amour de libre option, qu’elle l’aime par-dessus tout comme objet d’un amour qui porte sur lui indépendamment de tout objet créé, ou va unique­ ment à Dieu en tant même qu’il est séparé de tous dans son absolue singularité (amour de Dieu « direct », comme acte à part, et sans 1. Voir plus haut, p. 205, n. 1. . 2. Ou’il s’agisse d’un seul et même acte allant au delà de son objet spécificateur immédiat (comme dans l’amour-de-nature ontologique intra-élicite) ou d’un acte distinct mais investi dans l’amour naturel de soi-même et fonction de lui (comme dans l’amour-de-nature élicite chez l’Ange au premier instant). Revue Thomiste. — 2 210 REVUE THOMISTE intermédiaire, de personne à personne). Il en est ainsi parce que l’acte du libre arbitre comme tel n’est pas de ce monde; dans 1 ordre naturel lui-meme il n appartient pas au monde de la créa­ tion, au monde de ce qui a été fait, — c’est pourquoi les Anges, auxquels est due pourtant la connaissance de tout ce qui appartient au monde de la création, ne savent pas les secrets des cœurs1. Le libre arbitre transcende le monde de la création, et peut donc pro­ duire un acte d’amour de Dieu par-dessus tout direct ou non médiatisé, par lequel la personne passant au delà de ce monde franchit sans intermédiaire l’abîme entre le créé et l’Incréé pour se donner à l’Incréé. L’acte d’amour en question fait entrer la créature dans la jouis­ sance de sa fin ultime quand il est irrévocable, — soit chez l’Ange dès son second instant, soit chez l’homme à l’instant de la sépara­ tion de l’âme et du corps : acte de grâce et de liberté qui mérite la vision béatifique dans le cas de la créature élevée à l’ordre sur­ naturel ; acte de liberté seulement, — et qui non seulement mérite la félicité propre à l’état de terme, mais entre dans son constitutif formel2, — dans le cas de la créature supposée dans l’ordre de la nature pure. C'est la transcendance même de Dieu qui fait que 1 amour de Dieu auquel toute droite vie morale est suspendue ne peut pas, dans l’ordre naturel lui-même, émaner de la créature intelligente en vertu seulement de sa création, ou de l’élan de sa nature à son premier instant3. 1. Cf. 1% q. 57, a. 4 ; de Veritate, q. 8 a. 13 ; de Malo, q. 16, a. 8 ; Jean de SaintThomas, Curs. theol., in *I 10, qq. 56-58, disp. 22, a. 3, éd. Vivès, IV, p. 831. 2. Cf. plus haut, p. 202 s. 3. Il n'est pas hors de propos d’avancer ici quelques remarques concernant les limbes. Dans 1 état de bonheur naturel et de rectitude naturelle propre aux limbes, l’enfant mort sans baptême aime Dieu par-dessus tout, d’un amour d’ordre naturel. Cet amour ne dérive ni de la vision béatifique, puisque l’enfant ne voit pas Dieu, ni des déterminations ad unum de la nature (en raison de ce qui a été établi dans notre Considération n° 4), mais de la liberté ; nous pensons qu’il jaillit, aussitôt que l’âme de l’enfant commence sa vie séparée, sous l’action iniaillible d’une grâce opérante (imbrisabie) d’ordre naturel. De la possibilité de se tourner vers Dieu librement choisi pour fin ultime quand arrive l’âge de raison l’enfant a été frustré par une mort prématurée, et la séparation de l’âme l’a placé dans l’état de terme. Rien d’étonnant que se trouvant ainsi d’emblée dans l’état de terme, l’enfant dans les limbes, après un premier instant d’éveil naturel au désir du bonheur jaillisse immédiatement en un acte d’amour -de-libre-option de Dieu par-dessus tout où il fixe immuablement son vouloir, comme fait l’Ançe au second instant, et qui cependant n’est pas méritoire. On ne saurait dire toutefois que l’enfant mort sans baptême entre en jouissance de sa fin (naturelle) sans l’avoir mérité. Dans les limbes en effet l’enfant atteint bien la la nature humaine, mais il n’atteint pas sa fin à lui, personne humaine, car il fin surnaturelle dont il est frustré. Il reste donc privé de sa fin U 5311 dl\raoins Que son désir naturel (transnaturel) de la Vain a Cause première ne sera pas comblé (il sait, dit saint Thomas iIII illa gloria, quam sancti possident (voir Dieu rnmml ad.^uod homo factus est, sst naturalem... Et ideo se privari tali fono 2 VOlt^ est suPra c°Xnthonem hoc non dolent; sed hoc quod per naturam habent non coSftoscunt, et propter tude dont il a une idée générale mais sans savoir ■d°\?re Pos.su^ent}· Ue la béatiad Ie") l’enfant dans les limbes sait qu propre {ibid.,’ H ’il* n n’est est pas pnvé eUe par consiste sa faute>en mais seulemen 1 ** .< LE PÉCHÉ DE L’ANGE 211 Corollaire Il est impossible qu’une créature intelligente parvienne en vertu seulement de sa création, ou de l'élan de sa nature à son 'premier instant, à l'amour de Dieu par lequel elle entre en jouissance de sa fin ultime. On peut remarquer ici qu'il est normal pour la créature intelli­ gente et libre (pour la personne) d’atteindre sa fin en vertu de sa liberté même et en la méritant. C’est ainsi que bien que Dieu ait pu de puissance absolue placer la créature intelligente dans la vision béatifique et l’état de béatitude surnaturelle dès le premier instant de sa création, de fait il a voulu que la béatitude surna­ turelle, qui n'est nullement due à la créature, soit méritée par elle en vertu de la grâce et de la charité. Mais l'argument essentiel va beaucoup plus loin. Ainsi que nous venons de le voir, il se fonde sur le fait que c’est seulement quand elle voit l’essence divine que la créature intelligente aime nécessairement par-dessus tout Dieu non pas simplement comme Tout suprême mais selon même qu’il est séparé de tout dans son absolue singularité ; et sur le fait que l’amour par lequel la personne passe au delà du monde et franchit sans intermédiaire l’abîme entre le créé et l’Incréé pour se donner à Dieu (d’un amour naturel ou d’un amour surnaturel) ne peut être que l’amour de Dieu par­ dessus tout qui procède de la liberté, l’amour de libre option. En conséquence, « hoc est impossibile aliquam creaturam esse voluntate immutabili adhaerentem Deo per propriam naturam*1 ». II.-L’ANGE, SUPPOSÉ DANS L’ÉTAT DE NATURE PURE, AURAIT PU PÉCHER2. L'école thomiste enseigne couramment que si les Anges avaient été créés dans l’état de nature pure ils n’auraient pas pu pécher contre l’ordre naturel, à cause de la perfection de leur intelligence et de leur volonté. Ils auraient sans doute été possiblement peccables, — par rapport à un ordre surnaturel simplement possible. Mais par rapport au seul ordre où ils auraient été institués de fait, ils auraient été réellement impeccables. Ainsi nous aurions eu des créatures naturellement impeccables dans l’ordre purement naturel. parce qu’il est constitué dans un état purement naturel, et il sait qu’elle ne lui est point due. El ideo de ejus amissione non dolet. Sans envie il bénit Dieu pour ceux qui ont ce qu’il n’a pas, et il bénit Dieu de ce qu’il a, et il n’éprouve « aucune affliction même intérieure ». Cf. III*, Suppl., q. 70, appendix I, a. 2. 1. De Ver., q. 24, a. 1, ad i6om. . . x t , 2. On nous permettra de reprendre dans cette section, en y ajoutant de larges compléments, trois pages de notre ouvrage Neuf leçons sur les notions premières de la philosophie morale, Paris, 1951· - ·· -· · · 212 r · ·/ REVUE THOMISTE J’ai moi-même soutenu cette thèse de nies maîtres de l’École, niais a considérer les choses avec plus d attention, et à méditer plus longuement sur le mystère du mal, je la crois maintenant mal fondée. J’estime en effet, malgré les arguments de hautes autorités telles que Banez, Jean de Saint-Thomas, les Carmes de Salamanque, qu’elle est décidément irréconciliable avec l’affir­ mation de saint Thomas : tam angelus quam quaecumque creatura rationalis, si in sua sola natura consideretur, potest peccare', et avec la portée architectonique absolument essentielle qu’a cette affirmation dans la métaphysique thomiste. 11 est bien significatif, du reste, que la loi de la peccabilité de toute créature, st in sua sola natura consideretur, ait été établie par saint Thomas dans le traité des Anges, et sans suggérer l’ombre d'une exception. Cette loi est formulée d’une manière absolument universelle, la seule condition énoncée est que la créature intelligente, ange ou homme, soit considérée abstraction faite des dons de la grâce. Si saint Thomas avait cru à l’impeccabilité des Anges dans l’ordre de la nature pure, il l’aurait indiqué soit par une incidente dans le corps d’article, soit dans une des réponses aux objections. Or il n’en est rien. Et dans Vad 2"m il dit sans aucune réserve : « Supra actionem naturalem, in angelis est actio liberi arbitrii, secundum quam contingit in eis esse malum. » L’article en question (Za, q. 63, a. 1) est d’une parfaite clarté. Saint Thomas y établit qu’il est métaphysiquement impossible de créer un être intelligent qui soit naturellement incapable de pécher, c’est-à-dire dont l’énergie opérative soit la propre règle de son agir ; si on considère simplement les forces de la nature, abstraction faite des dons de la grâce, il est aussi impossible à Dieu de faire une créature impeccable que de faire un cercle carré ; et cette thèse fondamentale s’applique à n’importe quelle créature intelligente dans n’importe quelle condition qu’elle se trouve, du moment qu’elle est considérée dans les seules capacités de sa nature. Saint Thomas a déclaré sa pensée là-dessus avec une insistance bien remarquable, non seulement dans la Somme théologique, mais dans la Somme contre les Gentils 2, dans le de Veritate3, dans le Compendium theologiae, où il écrit notamment : l. /·, q. 63, a. i. a. C. Grnt. ill, <·. ι<χ| ; « Quaelibet voluntas naturaliter vult illud quod est pro· pnuin volentis bonum, scilicet ipsum esse perfectum, nec potest contrarium hujus velle. In 1Π0 luitur volente nullum potest voluntatis peccatum accidere cujus pro­ prium bonum <-st ultimus tinis ; quod non continetur suo alterius tinis ordine, sed sub ejus ordine omnes alii ftws continentur. Hujusmodi autem volens est Deus, cujus esM· est summa bonitas, quae ultimus finis. In Deo igitur peccatum voluntatis e«c non potest In qnneumque autem alio volente, cujus proprium bonum necessc ”lturJajns£lemtur”b0,‘l C»,.r .liiL· 1 . ‘’ In malum flexibile est. . ’ su,s naturalibus consideratum, a. 7 : < Nulla creatura ner κι, poust, cujus liberum arbitrium dt LE PÉCHÉ DE L’ANGE 1 1 ! 213 «L’agent dont le vouloir a pour fin ultime sa propre nature ellemême est soustrait à toute possibilité de défaut dans son activité volontaire, mais c'est là le propre de Dieu seul. La bonté divine, fin dernière de toutes choses, est en effet la nature meme de Dieu. Quant à tous les autres agents doués de volonté, au contraire, leur nature n'est pas leur fin dernière, c'est pourquoi il peut y avoir en eux faute de l’action volontaire : ce qui a lieu si leur volonté reste fixée dans leur bien propre, sans tendre au delà vers le Souverain Bien, qui est la fin dernière. Toutes les sub­ stances intellectuelles créées ont donc en elles la possibilité de faillir dans leur activité volontaire*1. » La portée métaphysique d’un tel enseignement est capitale. Gardons-nous d’exténuer celui-ci pour trouver moyen de dire imfieccabilité naturelle là même où saint Thomas dit inévitable peccabilité si la nature seule est en jeu, en nous satisfaisant, dans l’hypothèse de l’Ange en état de nature pure, d’une possibilité de pécher qui n’a rien à voir avec les actes que le sujet en question peut réellement accomplir ou ne pas accomplir, et qui ne concerne qu’un ordre purement idéal et inexistant pour lui, un ordre auquel par définition il reste comme tel à jamais étranger2. A l'article 8 de la question 62 de la Prima Pars, saint Thomas enseigne que les Anges glorieux ne peuvent pas pécher. Quelle raison en donne-t-il? C'est parce qu'ils voient Dieu par son essence ; ils font tous leurs actes clans la lumière de Dieu intuitivement possédé, — comme nous autres faisons tous nos actes dans la lumière commune de la notion du bien en général ; ils ont à Dieu naturaliter confirmatum in bono, ut hoc ei ex puris naturalibus conveniat quod peccare non possit... Natura rationalis, quae ordinata est ad bonum absolute per actiones multifarias, non potest habere naturaliter actiones indeficientes a bono, nisi ei naturaliter et immutabiliter insit ratio universalis et perfecti boni ; quod quidem esse non potest nisi natura divina. Nam Deus solus est actus purus nullius potentiae permixtionem recipiens, et per boc est bonitas pura et absoluta. Creatura vero quaelibet, cum in natura sua habeat permixtionem potentiae, est bonum particulare. Quae quidem permixtio potentiae ei accidit propter hoc quod est ex nihilo. Et inde est quod inter naturas rationales solus Deus habet liberum arbitrium naturaliter impeccabile et confirmatum in bono : creaturae vero hoc inesse impossibile est, propter hoc quod est ex nihilo... » Ibid., ad 4am : < Quamvis posse peccare non sit pars libertatis arbitrii, consequitur umen libertatem in natura creata. » i. Compendium theol. 1, c. 113. — Et encore : · Bien qu’il soit commun à tous les êtres incorruptibles d’ignorer le mal de nature, être de par la nécessité de sa nature exempt du mal de faute, dont la nature rationnelle seule est capable, est le propre de Dieu seul · ibid., c. X2O. î. Il n’est point nécessaire d’être d’accord avec toutes les thèses soutenues par le R. P. de Lubac dans son livre Surnaturel, Études historiques (Paris, Aubier, 1946), pour reconnaître la justesse de ce qu’il écrit p. 288 : « Le lecteur se demande comment se concilie l’intransigeance du principe affiché d’abord avec l’énormité de l’exception ainsi formulée. Nos théologiens trouvent les mots qu’il faut pour le rassurer, leur subtilité fait merveille. Considéré, disent-ils, selon sa finalité naturelle, 1 ançe est un être impeccable, sans doute ; mais ce n’est pas à dire qu’il le soit absolute, simpliciter d ab intrinseco. Il y a en lui, latente, une potentia ad peccandum. Si celle-ci n entre pas en action c’est tout simplement que l’occasion extérieure lui manque. Il pourrait en Se’lK,” «vwenture 11 éuit «levé à l’ordre surnaturel. Or 11 y est «lavable : cela suffit... · 214 REVUE THOMISTE vu par son essence une relation semblable à celle que n'importe quel être qui ne voit pas Dieu a à la notion commune de bien : < Sicut se habet quicumque non videns Deum ad communem rationem boni1. » Ainsi donc pour saint Thomas l’impeccabilité est le privilège de ceux qui agissent dans la lumière de la vision béatifique, par opposition à ceux qui agissent dans la lumière de la notion commune de bien ; et par conséquent les Anges, s’ils avaient été créés dans l’état de nature pure auraient été, en ce qui concerne la possibilité de pécher, dans la même situation générale que n’importe quel être libre qui ne voit pas Dieu ; ils auraient été exposés au péché, par rapport à l’ordre purement naturel lui-même où on les suppose placés. Ni du côté de la volonté ni de celui de l’intelligence la perfection naturelle de l’Ange n’aurait entraîné son impeccabili té dans l’état de nature pure. La volonté de l’Ange supposé dans l’état de nature pure aurait été puissamment inclinée par sa nature à aimer Dieu par-dessus tout d’un amour direct ou de personne à personne, elle n’y aurait pas été nécessitée2. Il est clair d’autre part que sa vie morale n’aurait pas été fixée dans l’amour de Dieu nécessairement et en vertu de l’élan de sa nature (dès le premier instant de sa création)3. ill H eelie T. IB, q. 62, a. 8. — La volonté de l’Ange, comme celle de l’homme, est ordonnée par nécessité de nature non à Dieu lui-même mais seulement au bien. secundum communem boni rationem. · Si vero aliquid sit cujus natura ordinetur in aliquod bonum, secundum communem boni rationem... Manifestum est autem quod quaelibet natura intellectualis habet ordinem in bonum universale, quod potest apprehendere, et quod est objectum voluntatis » ibid., q. 63, a. 4. 2. C’est le bien secundum communem boni rationem, et le bonheur (voir note pré­ cédente) que la volonté de l’Ange, comme la nôtre, ne peut pas ne pas vouloir. 3. C’est là, semble-t-il, la position du R. P. C. Courtès, O.P., Le traite des et la fin ultime de l'esprit, dans RT LIV, 1954» PP· I55’i65· En vertu, pense-t-il, de la dilection naturelle suscitée par sa connaissance naturelle de Dieu, « l’ange ne peut se détourner de Dieu règle de son agir, pas plus qu’il ne peut se détourner de lui-meme » loc. cit.f p. 160. Saint Thomas croyait pourtant qu’il est impossible que n’importe quelle créature adhère à Dieu d’une volonté immuable per propriam naturam (cf. plus haut, p. 212 s.). Il est vrai que selon le R. P. Courtes l’élévation à l’ordre sur­ naturel, qui < en un sens déséquilibre l’ange > (loc. cit., p. 162), lui fait perdre cette même immuable fixation de sa volonté en Dieu qui est en lui par nécessité de nature... Ajoutons que le naturalis motus dilectionis dont il est question dans /* , q. 63, a. 1, ad 3e® (< naturale est angelo quod convertatur motu dilectionis in Deum, secundum qu — ZA, q. 63, a. 1, ad 4°« : « Et hoc modo angelus peccavit, convertendo se per liberum arbitrium ad propnum bonum, absque ordine ad regulam divinae voluntatis. » 2. -aint Thomas ne s est jamais posé le problème du destin de l’Ange dans l’état H \olBours resté exclusivement placé dans la perspective des con­ ditions de lait existentiellement données, autrement dit son problème a été exclusive­ ment celui de 1 Ange créé dans la grâce. Sa position dès lors était très simole S’il s’agit de 1 Ange au premier instant, il n’a pas nu Décher alnr^ non i raison générale que l’opération produite au premier instant a ni™ seuIement P°tir la aussi pour cette raison toute particulière à la nature angéhque LE PÉCHÉ DE L'ANGE 219 C’est par ce péché-là, et seulement par ce péché-là, que l’Ange dans l’état de nature pure aurait pu sortir de l’innocence. Mais une fois ce péché commis, catastrophe du parfait, désastre de l’in­ vincible, son ordre intérieur aurait été brisé, non pas certes en ce qui concerne les dons de la nature, qui restent chez l’Ange déchu integra et splendidissima* 1, mais en tout ce qui concerne l’usage volontaire qu’il fait d'eux, puisque désormais il n’a plus d’autre règle que lui-même ; et un foisonnement sans fin de toutes sortes d’autres péchés aurait suivi de là, à l’égard même des biens qui sont au niveau de sa nature et font partie de son univers conna­ ture!2. Toute cette perfection sans défaut mentionnée plus haut de son impeccable fonctionnement moral à l’égard des biens propres de sa nature dépendait elle-même entièrement de l’option primordiale par laquelle il préfère Dieu à tout le créé, et qu’il peut faire en sens contraire ; toute cette perfection sans défaut dans laquelle il est né ne pouvait s’exercer après le premier instant qu'à la condition qu’un certain choix où il peut mal tourner ait été fait droitement, et sous la considération volontaire de la règle. Il est bien évident, au surplus, que dans l’état de nature pure l'Ange ne peut, comme dans l’état de grâce, débuter dans le mal qu’avec le premier acte de liberté où il décide de sa fin dernière et de sa destinée en aimant par-dessus tout ou Dieu ou sa propre grandeur : car les vouloirs de l’esprit pur sont irréformables, et 9 décidant de sa destinée, au premier instant qui est par excellence l’instant de la nature et où l’Ange est tourné vers la connaissance naturelle de soi-même, il exerce le privi­ lege d inflexible rectitude limitée à son univers connaturel (car alors il aime Dieu plus que lui-même ; mais c’est d’un amour de nature qu’il l’aime ainsi). C’est seulement au second instant, — par rapport à Dieu préféré ou non en vertu d’un acte de libre option, — que l’Ange peut pécher. Et comme de fait c’est dans l’ordre surnaturel que l’Ange est placé, comme c’est Dieu auteur de la grâce qu’il a ainsi à préférer ou non, saint Thomas, en raison de sa perspective exclusivement existentielle, n’envisage que ce cas-là ; autrement dit c’est par rapport à l’ordre surnaturel accepté ou refusé qu’il considère uniquement le choix de l’Ange. Mais en ce qui concerne la transcendance divine à l’égard de l’Ange et de ses biens de nature, ce qu’il dit de Dieu auteur de l’ordre surnaturel est également vrai de Dieu auteur de l’ordre naturel, (en particulier tout l’art. 2 de la q. 16 du de Malo et le ch. 109 du livre III de la Summa contra Gentiles peuvent se lire aussi bien du point de vue de l’Ançe supposé dans l’état de nature pure que de celui de l’Ange créé dans la grâce. De meme ces lignes du de Malo, q. 16, a. 5 : « haec sola mutatio in eis esse potest, ut de gradu naturae ipsorum moveantur in id quod est supra naturam. » Auteur de la nature ou auteur de la grâce, Dieu est pareillement supra naturam). En revanche nous trouvons dans les passages (notamment de Malo, q. 16, a. 3) qui concernent la perfection naturelle de l’Ange un tableau de l’état dans lequel tous les Anges (créés dans la grâce ou supposés dans l’état de pure nature) ont ou auraient vécu au premier instant de leur création, et de la rectitude naturelle qui leur convenait alors, avant l’acte d’option qui devait confirmer ou ruiner ce privilège. 1. De Malo, q. 16, a. 6. 2. Outre l’orgueil c’est l’envie seulement qu’on peut trouver chez l’Ange pécheur (/», Φ 63, a. 2) ; mais en un sens impropre ou métaphorique les autres péchés aussi sont là : curiosité, convoitise, avarice, cruauté, etc., transposés dans l’ordre du pur spirituel. Ce que saint Thomas dit de la multiplicité des péchés du démon serait égale­ ment vrai de l’Ange supposé dans l’état de nature pure qui aurait opté pour son bien nroore « Ex prima inordinatione voluntatis quae fuit in daemone, consecutum est multiplex pecèatum in voluntate ipsius : et odii ad Deum, ut Jesi?tentem/^Hsau^.r: biae, et punientem justissime suam culpam, et invidiae ad bommem, et multa aha hujusmodi » C. Gent. Ill, c. 109. ■omsmi 220 REVUE THOMISTE son premier acte de liberté, selon qu’il est bon ou mauvais, le fixe donc immuablement dans une vie morale où tout s’accorde à 1 amour de Dieu par-dessus tout, ou dans une vie morale où tout s accorde à 1 amour par-dessus tout de sa propre grandeur, et est livré au péché. On ne saurait dire enfin que la peccabilité de l’Ange dans l’état de nature pure serait incompatible avec la perfection de l’intellect angélique, sous prétexte que tout péché suppose au préalable ignorance ou erreur dans l’intelligence. On a vu dans la discussion de la Considération n° i ce qu’il faut penser d’une telle assertion. Il n’est pas vrai que la faute morale impliquerait de soi une erreur comme condition prérequise à l’acte même du libre arbitre ; et le péché de l’Ange, qui a eu lieu chez l’Ange en état de grâce sans supposer préalablement à l’acte même du libre arbitre aucune erreur, aurait de même été possible chez l’Ange dans l’état de nature pure sans supposer aucune erreur préalable à l’acte même du libre arbitre. L’ignorance n’est pas davantage prérequise à tout péché comme tel, notamment au péché de l’Ange ; et l’inconsidération volon­ taire de la règle — qui n’est nullement erreur — n’est nullement non plus ignorance. C’est d’une manière entièrement impropre que l’inconsidération volontaire de la règle peut être regardée comme une sorte d’ignorance, afin de sauver, comme s’y emploie Cajetan1 à la suite de saint Thomas lui-même2, le mot de Socrate i· Après avoir remarqué que la détermination de l’intellect, lorsqu’elle provient de la passion, est évidemment antérieure à l’élection, Cajetan fait observer que de soi, et lorsque la passion n’est pas en jeu, cette précondition peut être simultanée a l’élec­ tion et se réduire à l’inconsidération volontaire de la règle. < Absolute loquendo de determinatione intellectus, dicendum simpliciter est quod voluntas determinat intellectum ad judicandum alterum oppositorum faciendum, sed diversimode in bonis et in malis. Quia cum neutrum oppositorum habet rationem mali moraliter, voluntas ex se sola flectit judicium quo vult : ad alterum vero oppositorum moraliter malum, voluntas ipsa flectit judicium, sed non nisi concurrente ad hanc flexionem aliquo alio defectu intellectus, saltem non-consideratione omnium considerandorum, quae sufficit ad hoc quod omnis malus ignorans sit, ut de peccato angeli dictum fuit > Cajetan, in I*™ q, 77, a. 2, n° IV. L’incise < ut de peccato angeli dictum fuit » se réfère au même Commentaire, n° II et à q. 63, a. 1, ad 4®® et a. 3, Comment. n° X. — C’est d’une manière entièrement impropre que Cajetan désigne ici la nonconsidération volontaire de la règle comme une sorte d’ignorance. Cette non-consi­ dération est sans doute un delectus (une négation, un néantement) et une imperfection (à quoi toute créature est sujette), elle n’est point un mal ou une privation, elle n’est point une ignorance. 2. ** , I^-ZI q. 77, a. 2 : « Cum voluntas sit boni, vel apparentis boni, nunquam voluntas in malum moveretur, nisi id quod non est bonum, aliqualiter rationi bonum appareret : et propter hoc voluntas nunquam in malum tenderet, nisi cum aliqua Tapi [22] : Errant qui operantur ‘ rknhiun cl!? p”™a Secundae, qui a pour but d’expliquer ce qu’il v a de vrai dans 1 opinion de Socrate, vise directement le pêché de l’homme, non celui de l’Ange Pris d une manière universelle et selon qu’il s’applique à l’un comme à l’autre âché’ il signifie que la volonté ne se porterait iamaR an mal ci „· . 1 u re P00116, raissait en quelque taçon comme bon a La raison dune le „ n eSÎ ?aS î^°n n aP.Pa‘ qui coïncide avec l'élection et n’est porté lui-méme m ÎOw! 1P^e^ent.practiCO:Pratulue conséquence la volonté ne tendrait jamais au mal sinon en 1 - i,Of* du voul(nr i et en ignorance ou erreur de la raison, au moins tePPs avec Quelque pratique ayant pour seule précondition l'inconsidéré voSirf^TgU, qu^est LE PÉCHÉ DE L’ANGE 221 omnis peccans est ignorans. Détourner volontairement son regard d’une chose parfaitement vue et connue (to ignore) n’est nullement ignorer (to be ignorant of). Comment l’inconsidération volontaire de la règle pourrait-elle avoir rang d’ignorance au sens propre du mot, alors que de soi elle n’est en aucune manière une privation? En tant même qu’inconsidération préconditionnant la faute morale, elle n’est nullement privatio boni debiti, elle n’est nullement un mal, ni physique ni moral, mais purement une négation, une absence : c’est là un point essentiel à la doctrine de saint Thomas sur le mal*1. Elle ne devient une privation que dans le quelque chose d’existant, l’opération libre elle-même qui émane du vou­ loir avec la déformation due à cette inconsidération2. Et sans doute est-ce un indice d’imperfection que de pouvoir ainsi ne pas considérer la règle ; mais saint Thomas n’hésite pas à tenir l’intellect angélique, si parfait soit-il, pour sujet à cette imperfection-là, selon qu’il dépend de la volonté. Car une telle imperfection n’est rien d’autre que la marque du créé comme tel, et la condition naturelle propre à toute liberté où l’agir et la règle ne sont pas une seule et unique réalité en identité d’essence. Ainsi donc, quelle que soit la perfection de l’intellect intuitif de l’Ange, infaillible dans sa connaissance des choses de l’ordre naturel ; quelle que soit la perfection de sa volonté, que nul attrait sensible ou passionnel ne risque de troubler, et qui (à con­ dition d’aimer Dieu par-dessus tout) est inflexiblement droite à l’égard des biens créés qui constituent son univers connaturel, — dle-mème ni erreur ni ignorance. L’erreur dont il s’agit là est celle en quoi consiste le péché iui-méme (errant qui operantur malum), l’erreur practico-pratique inviscérée dans l’acte même du libre arbitre, nullement une erreur qui serait prérequise à cet cate comme une condition préalable. Cf. plus haut, p. 198, n. 3. On notera que dans Za-/Zae, q. 78, a. 1 : < utrum aliquis peccet ex industria, sive ex certa malitia >, saint Thomas fait dépendre le péché ex certa malitia du seul défaut delà volonté, à savoir inordinatio ipsius, — quando minus bonum magis amat. « Et, secundum hoc, aliquis scienter vult aliquid malum spirituale, quod est malum sim­ pliciter, per quod bonum spirituale privatur, ut bono temporali potiatur. » i. Cf. de Malo, q. 1, a. 3, corp, et ad 13 um : · Ce manque même qui consiste à ne pas faire attention en acte à la règle, ce manque considéré en lui-même n'est pas un mal, ni de peine ni de faute ; parce que l'âme n’est pas tenue, et ne serait du reste pas capable, de faire attention toujours en acte à la règle. Ce qui constitue formellement la faute ou le mal moral vient à l’être en ceci, que sans la considération actuelle de la règle la volonté procède à l'acte de choix. C’est ainsi que l’artisan ne pèche pas en ceci qu’il ne tient pas toujours sa règle à la main, mais en ceci que ne tenant pas la règle il procède à l’incision du bois. La faute de la volonté ne consiste pas en ceci qu’elle ne fait pas attention en acte à la règle de la raison ou de la loi divine, mais en ceci, que tandis qu’elle ne regarde pas la règle elle procède à l’acte de choix. La défaillance qui est préconsidérée dans la volonté avant le péché n’est ni une faute ni une peine, mais une pure négation. Mais elle devient une faute du seul fait qu’avec une telle négation la volonté s’applique à Faction. Accipit rationem culpae ex hoc ipso quod cum tali negatione se applicat ad opus » ; /*, q. 49» a· 1, ad 3em ; /B-//ae, q. 75» a. 1, ad 3um ; C. Gent. Ill, c. 10 ; notre essai sur < Saint Thomas et le problème du mal » dans De Bergson à Thomas d'Aquin, Paris, 1944, PP: 267-301 et < L’existant libre et les libres desseins éternels » dans Court traité de Texistence et de l existant, Paris, 1947» ch. iv, PP2. P^d’omission en cc qui regarde l’élection ; et erreur en ce qui regarde le jugement practico-pratique (cette erreur dont il est parlé dans C. Gent. HI, c. no; et plus haut, p. 198. n. 3. et p. 200, n. 1). 222 REVUE THOMISTE • · cette pure absence volontaire qu’est la non-considération de la règle et qui est la précondition du péché, et qui peut se produire sans présupposer dans l’esprit l’ombre même d’une erreur ou d’une ignorance, aurait pu avoir lieu chez l’Ange dans l’état de nature pure comme chez l’Ange en état de grâce, — d’où le mal moral dans un cas comme dans l’autre. Ex naturali immutabilitate substantiae non potest concludi naturalis impeccabilitasx. La loi selon laquelle tout être est peccable, dont la vertu opérative n’est pas la règle même de son action, vaut universellement pour toute créature, si in sua natura consideratur, sans aucune exception ; si l’Ange avait été créé dans l’état de nature pure, cette loi se serait appliquée pour lui, je ne dis pas seulement à l’égard d’un ordre surnaturel simplement possible et inexistant de fait, je dis à l’égard de l’ordre naturel lui-même, et d’abord et avant tout quant à l’acte de liberté portant sur Dieu, fin ultime transcendante de toute la nature. Saint Thomas n’a jamais dit le contraire. Ce qu’il dit, et qui est tout différent, c’est que l’Ange en état de grâce n’a pu tomber qu’en péchant contre l’ordre surnaturel, et donc n’a pu pécher contre l’ordre naturel qu’en péchant d’abord contre l’ordre sur­ naturel : parce que la fin ultime à laquelle il devait s’ordonner dans son premier acte d’option était la béatitude surnaturelle à recevoir de la grâce de Dieu. Mais cela ne signifie nullement que l’Ange dans l’état de nature pure ne pourrait pas pécher contre l’ordre naturel et entrer dans le mal en se soustrayant à la première exigence de cet ordre luimême, qui est d’aimer Dieu par-dessus tout. Dans l’état de nature pure le pur esprit aurait pu, comme il l’a pu dans l’état de grâce, tomber dans la superbe, — aimer sans mesure sa propre grandeur. Le principe que toute créature considérée dans sa nature est peccable signifie que Dieu pouvait ne pas créer, mais que s’il se décide à créer, et à créer des êtres intelligents, donc libres, ils seront par nécessité, tant que chez eux seront seuls en jeu les dons de la nature, capables de faire le mal dans l’univers réel lui-même et sous les conditions d’existence réelles elles-mêmes où ils se trouvent placés. III. — LES DEUX INSTANTS DE L'ANGE. Qu'il faille distinguer dans la durée de l’Ange l’instant même de sa création et un autre instant auquel il a eu à se décider à l’égard de sa fin dernière, et a pu pécher, cela ressort clairement de ce qui a été établi dans notre Considération ηθ 4 Cela apparaît a. 7. ad 8U®. LE PÉCHÉ DE L’ANGE 223 aussi comme évident du fait que l’acte d’option ou d’élection propre au libre arbitre, l’exercice positif de la liberté présuppose nécessairement l’acte par lequel, en vertu d’une nécessité de sa nature, la volonté veut le bien en général et le bonheur ; et cet acte d’amour du bien en général et du bonheur doit ainsi avoir lieu à un premier instant (l’instant même de la création) distinct de celui de l’élection, et où Dieu meut la volonté à une première activité inévitablement bonne (puisqu’il en est l’auteur)1. En d'autres termes, même chez l’Ange créé en état de grâce le premier instant est par excellence Vinstant de la nature (achevée par la grâce) et de l’élan naturel (surélevé), tandis que le second instant est par excellence l’instant de la liberté (assistée par la grâce). A plus forte raison faut-il, chez l’Ange supposé dans l’état de nature pure, regarder le premier instant comme étant par excellence l’instant de la nature, tandis que le second est par excellence l’instant de la liberté. i. /* *, q. 63, a. 6 : < Illa operatio quae simul incipit cum esse rei, est ei ab agente... » — Ce que saint Thomas dit dans le même article : « Nihil prohibet simul et in eodem instanti esse terminum creationis et terminum liberi arbitrii > se rapporte à la sorte de liberté qui existait au premier instant et n’était pas encore l’acte d’option lui-même (ce point sera discuté plus loin). Contre ceux qui judicant de intellectu angeli secundum modum intellectus humani, et qui disent que l'Ange n'aurait pu faire acte d’élection au premier instant parce que l’élection requiert délibération, saint Thomas montre que l’Ange n’a nul besoin de raisonnement pour penser ni de délibération pour agir, et que par conséquent nihil prohibet quin angelus in primo instanti quo veritatem intelligit, possit eligere (de Malo, q. 16, a. 4). Il continue cependant ce même article en expliquant que dans le temps discontinu des Anges la diversité des instants est causée par les actes mêmes se succédant de l’intelligence et de la volonté angéliques, ipsae conceptiones et affectiones sibi succedentes. Et il en conclut que l’Ange ne pouvant pas saisir par une seule et même species les choses de l'ordre surnaturel (à l’égard desquelles a eu lieu l’acte d’option dont dépendait son sort) et celles de l’ordre naturel (sa propre essence, vers laquelle il était tourné au premier instant), il n’a pu ni pécher ni se tourner parfaite­ ment vers Dieu à son premier instant. Nous pensons qu’on doit semblablement con­ clure que puisque dans l’ordre naturel lui-même la diversité des actes se succédant de l'intellect et de la volonté angéliques (ipsae conceptiones et affectiones sibi succe­ dentes) cause la diversité des instants du temps angélique (non omnia naturaliter cognita propter eorum distantiam potest angelus apprehendere per unam speciem et simul, ibid.), le vouloir naturel du bien en général et du bonheur et le libre choix sont deux actes si fondamentalement différents que la volonté de l’Ange a dû jaillir d'abord (et pour toujours) dans le premier avant de produire le second. C’est là une loi de tout esprit dont la liberté n’est pas identique à la nature, de tout esprit autre que Dieu. • Motus angeli primo est in id quod est sibi connaturale... » ibid. « Operatio quam habet res in principio sui esse, congruit naturae ipsius ; et ideo oportebat quod retor­ queretur in auctorem naturae. Sed postmodum poterat moveri ex his quae sunt secundum naturam, in alia, vel bene vel male ; et hoc non oportebat referri ad aucto­ rem naturae, sed in voluntatem angeli peccantis » ibid., ad 4um. « Voluntas rationalis creaturae determinata est ad unum, in quod naturaliter movetur ; sicut omnis homo naturaliter vult esse, et vivere, et beatitudinem. Et ista sunt ad quae primo movetur naturaliter creatura vel intelligenda vel volenda, quia semper actio naturalis praesupponitur aliis actionibus » ibid., ad 5um. On peut aussi citer (puisque c’est de la décision libre de l’Ange que dépend son entrée dans la béatitude) Z*, q. 62, a. 7 : < Manifestum est quod natura ad beatitudinem comparatur, sicut primum ad secun­ dum; quia beatitudo naturae additur. Semper autem oportet salvan primum in S£CUD(io i Ajoutons que, dans notre manière de voir, si pour la raison qui vient d’être dite l'Ange n’était pas prêt à produire d’acte positif d'élection à son premier instant, il s’yes)niant Comporté en agent libre, et a librement consenti à l’élan de nature qui le portait vers Dieu (cf. plus loin, p. 230, n. 1). 224 REVUE THOMISTE A. Les deux instants chez l’Ange en état de grâce i° Le premier instant Le premier mouvement a été un élan d'amour naturel surélevé par la grâce, non un acte de charité Le premier instant de la création a été pour l’Ange celui où a jailli sous la motion de Dieu la première actualisation opérative de la nature en même temps que l’exister même de celle-ci, — le premier élan connaturel à l’être qui sort du néant, et ce premier élan n’a pu être que bon puisqu’il a jailli sous la seule initiative de Dieu. A ce premier instant, et en vertu même de la structure de son essence, dont son premier mouvement suit la pente, l’Ange est tourné vers la connaissance de soi et l’amour de soi, qui lui sont connaturels1 ; mais cet amour de soi-même est droit, autrement dit l’Ange en s’aimant lui-même aime Dieu davantage, non seule­ ment d’un amour-de-nature ontologique intra-élicite, mais d’un amour-de-nature élicite, qui prolongeant l’élan par lequel l’Ange s’aime naturellement lui-même, lui fait chérir spontanément plus que lui-même le Bien même subsistant, connu (par analogie) du même coup qu’il se connaît lui-même. Et de plus cet amour de Dieu et de soi-même au premier instant, émanant non seulement de la nature, mais aussi de cette autre « nature » divinement greffée qu’est la grâce, a valeur non seulement naturelle mais aussi surnaturelle. Est-ce à dire que l’amour de l’Ange pour Dieu à son premier instant a été un acte de charité proprement dit? Et devons-nous penser, en conséquence, qu'à son premier instant Lucifer, créé comme tous les Anges dans l’état de grâce, a produit sous l’im­ pulsion initiale du Créateur un acte de charité proprement dit, quoique non pleinement délibéré ? Billuart parle ainsi de Y acte de charité produit par le démon alors qu’il était bon, — en ayant soin d’ajouter qu’il n’y avait point encore là « propre et pleine délibération », en sorte que le mérite inhérent à cet acte n’était „* ·. pe Mal°> Ψ i6> a. 4 : « Motus angeli primo est in id quod est sibi connaturale... El ideo oportuit quod angelus in primo instanti suae creationis converteretur ad naturalem sin cognitionem. » — l’instant de la connaissance du soir : « Sic igitur instans primum in angelis mtelligitur respondere operationi mentis angelicae, qua se in seipsam convertit per vespertinam cognitionem : quia in primo die commemoratur vespere, sed non mane. Et haec quidem operatio in omnibus bona fui * Sed ab hac operatior» quidam, per matutinam cognitionem, ad laudem Verbi sunt conversi quidam vero, m seipsis remanentes, iacti sunt nox ter / conversi , Augustinus dicit super Gen. ad litt.. IV [c. 24] Et’sic nHmTn W intumescentes,ut communis ; sed in secunda sunt discreti » I·, q a ( ^°peratio fuit omnibus LE PÉCHÉ DE L’ANGE 225 pas < pleinement parfait » et pouvait être ultérieurement annulé1. Saint Thomas lui-même n’a jamais parlé d’un acte de charité par où Lucifer — et tous les autres Anges — auraient commencé, et il est difficile de ne pas se demander si les Commentateurs n'ont pas appuyé ici trop lourdement sur une doctrine dont les contours authentiques sont plus subtils et plus délicats. Il est difficile aussi de trouver un sens intelligible à l’idée d'un acte de charité, comme tel acte suprêmement positif du vouloir, et, dans l'état de voie, du vouloir libre, qui, — du fait que le sujet ne s’y meut pas lui-même mais y est mû par Dieu, et que l’esprit pur (qui jamais ne délibère) le produit sans « propre et pleine délibé­ ration », — ou bien serait privé de sa propriété essentielle d’être une donation de soi à Dieu librement préféré à soi-même et à toutes choses, ou bien tout en gardant cette propriété essentielle serait privé du corollaire immédiat de celle-ci, et ne mériterait pas la vie éternelle sinon à moitié et imparfaitement. A vrai dire, l’esprit se refuse à admettre que le démon ait jamais eu la charité sinon comme habitus infus en lui avec la grâce dans laquelle il a été créé. Il y aurait eu en lui, un seul instant, la moindre étincelle de charité en acte qu’il aurait été sauvé pour toujours. Il n’a jamais produit d’acte de charité. Ce n est pas d un acte de charité produit par le démon avant sa chute qu il convient de parler : c’est d’un acte d’amour de Dieu médiatisé (impliqué dans l’amour de soi au premier instant) qui procédait de la nature (achevée par la grâce) sous l’impulsion de Dieu, et qui n étant point libre dans son mode d’émanation ne dépendait qu’indirectement et extrinsèquement du libre arbitre ; bref 1 acte en question, tout en étant surélevé par la grâce, pro­ cédait essentiellement, comme il a été indiqué plus haut, de cet amour-de-nature élicite de Dieu par-dessus tout que nous avons mentionné dans la discussion de la Considération n° 3. Ici des explications plus étendues semblent nécessaires, et il con­ vient de se reporter à ce qu’est chez nous le mouvement indélibéré dans sa relation avec le libre arbitre, afin de se faire une idée de ce qu'est, analogiquement, chez l’Ange, un acte élicite jaillissant spontanément mais non librement de la volonté, et cependant empêchable par le libre arbitre, — autrement dit de ce qu'est l’amour-de-nature élicite de Dieu par-dessus tout au premier instant. En ce qui concerne l’homme, saint Thomas dit dans le de Malo (q. 5, a. 5 et q. 6), qu’un mouvement primo primus, surgissant à l’improviste du jeu naturel des images et des tendances, peut i. Cf. De angelis, dissert. 4, a. 6 ; éd. Brunet, t. II, p. 46. — Cité par Mgr Charles Jourset L'univers de création on l’univers antérieur à l h glise, dans RΓ LUI, 1.953» n icy Sur la Question nui nous occupe la tradition thomiste est loin d être unanime, fJ· rvKitions de Caoréolus, de Cajetan, du Ferrarais, de Billuart différent entre elles. d’excuse et de justification à notre tentative de procéder à une ré-interprétation d ensemble. Revue Thomiste. — 3 226 REVUE THOMISTE être un péché véniel. Cette doctrine surprend au premier abord. A notre avis elle s'explique parce que saint Thomas considère le mouvement en question « ontologiquement », ou quant à ce qu’il est en soi, et non pas « psychologiquement », ou quant à ce qu’il est de fait par rapport au sujet. Un mouvement indélibéré d’orgueil est de soi un péché véniel, parce que de par sa nature un tel mouvement peut être empêché par un acte de la volonté libre. Ajoutons que de fait ce qui est ainsi de soi péché véniel est immédiatement excusé ou non-imputé (« ne compte pas » comme péché) si dans les circonstances données le sujet ne pouvait pas réellement l’empêcher. Voilà donc chez l’homme un acte spontané non-libre (non intrinsèquement libre) qui dépend extrinsèquement et indirectement du libre arbitre, en ce sens que de soi il peut être empêché ; et qui peut constituer un péché (véniel), quoique celui-ci puisse être non-imputé en raison de l’état du sujet. Un pareil mouvement indélibéré, non intrinsèquement libre, peut évidemment être de soi un bon mouvement (un mouvement de générosité par exemple, ou de pardon). Alors, puisque de soi il pouvait être empêché par le libre arbitre (et qu’il ne l’a pas été), il comporte un mérite, — mais un mérite non-imputé si de fait le sujet n’était pas réellement en état de pouvoir empêcher le mouve­ ment en question. Tout cela est humain. Cependant il y a, mutatis mutandis, quelque chose à tirer de là en ce qui concerne le cas de l’Ange au premier instant. Il est clair que l’Ange étant un pur esprit, il ne peut y avoir chez lui ni péché véniel en général ni surreptio causée par le jeu automatique de l’imagination ou de la sensibilité ou de l’associa­ tion des idées ; ni mouvement spontané qui pouvant de soi être empêché par le libre arbitre ne peut pas l’être de fait ; ni mérite non-imputé en raison de ce qu’un mouvement spon­ tané bon en lui-même et pouvant de soi être empêché ne pouvait pas de fait, vu l’état du sujet, être empêché par le libre arbitre. Mais ce qu’il peut y avoir chez l’Ange au premier instant, à Vidée du Principe de tout bien immédiatement saisie dans le miroir de son propre être, c’est un acte élicite spontané non intrinsèquement libre1 (analogue aux mouvements indélibérés de notre volonté) d’amour de Dieu par-dessus tout qui jaillit de la volonté angélique d’une manière naturelle (déterminée ad unum) et nécessaire (quoique empêchable par le libre arbitre) x. Cet acte n’est pas libre en ce qui concerne n le mode d’émanation de l’acte, posé en vertu de l’ind4t> momo d émanation, or c’est volonté, qui défait l’acte intrinsèquement libre l’ar^S^iï3110?·dorninatrice de la . au libre arbitre. I LE PÉCHÉ DE L’ANGE 227 par là même qu'en jaillit un autre acte plus nécessaire encore1, celui par lequel l’Ange veut naturellement le bien in communi et le propre bien de son être. Cet acte élicite spontané non intrin­ sèquement libre d’amour de Dieu par-dessus tout jaillit de la nature, et il en jaillit selon qu’elle est achevée et surélevée par la grâce; il a donc valeur surnaturelle. Ce n’est cependant point un acte de charité, car c’est un amour de Dieu médiatisé, et il n’y a là ni amour d'amitié ni amour d’élection et de libre préférence, ni libre donation de soi. C’est un acte essentiellement naturel (amour-de-nature élicite), naturalis motus ad bonum2, surélevé par la grâce. Ajoutons tout de suite que l’acte dont nous parlons, analogue chez l’Ange à ce qu’est chez nous le mouvement indélibéré, est un acte spontané non intrinsèquement libre dont la possibilité d'être empêché par le libre arbitre ne saurait être diminuée ou annulée, comme il arrive chez l’homme, par aucun contexte psy­ chologique, — aucune surprise due à un mécanisme passionnel quelconque : car tout se passe chez l’Ange en pleine lumière, et cet acte spontané non libre dans son mode d’émanation est un acte librement consenti, entendons librement consenti non pas par un acte positif de consentement, mais d’une façon purement négative, par le simple fait que la volonté ne retient pas le mouve­ ment de nature en question en restant simplement dans le nonexercice en ce qui le concerne3. 1. Sans doute l’amour du bien in communi et de soi-même peut-il être dit libre quant à 1 exercice en ce sens mineur qu’il pouirait n’être pas produit si la volonté ni s exerçait bas du tout. Mais il est purement et simplement nécessaire en ce sens que iis que la volonté s’exerce il est impossible qu’il ne soit pas produit : ce qui n’est pas le cas de 1 amour-de-nature élicite de Dieu par-dessus tout, lequel n’est nécessaire que dans son mode d’émanation, et est empêchable par le libre arbitre à la façon dont le sont chez nous les mouvements indéxibérés. C’est ainsi que de fait le démon le fait cesse! en optant contre Dieu, alors qu’il continue de vouloir nécessairement le bien en général et son propre bien (perverti). Voir plus haut, p. 204, n. 2. 2. /», q. 63, a. 6, ad 3““. — Cf. ibid., a. 1, ad 3“® : · Naturale est angelo quod convertatur rnotu dilectionis in Deum, secundum quod est principium naturalis esse i; de Malo, q. 16, a. 4, ad 4um : « Operatio quam habet res in principio sui esse, congruit naturae ipsius » ; et surtout ibid., ad 14um : « Angelus in primo instanti suae creationis simul dum movebatur in suam naturam, movebatur etiam in Deum in quantum est auctor naturae, quia, ut dicitur in lib. de Causis [prop. 13], intelligentia cognoscendo essentiam suam cognoscit causam suam ; non tamen tunc ferebatur in Deum secundum quod est auctor gratiae » ; et ibid., ad i5ura : « Diligere Deum super omnia, et se propter Deum, in quantum in eo consistit naturale bonum omnis creaturae, competit natu­ raliter non solum creaturae rationali, sed etiam brutis animalibus, ct corporibus inanimatis, in quantum participant naturali amore summi boni, ut Dionysius dicit rv cap. de div. Nom. Et hoc modo angelus in primo instanti suae creationis se dilexit propter Deum. » Ce dernier texte se rapporte à l’amour-de-nature ontologique (pur et simple et intra-élicite) qui est lui-même le fondement de l’amour-de-nature élicite. Voir plus loin, p. 231, n. 1. 3. Saint Thomas enseigne que le simple non-aeir peut être libre (« Utrum volun­ tarium possit esse sine actu », Ζ·-Ζ7·β, q. 6, a. 3). Le cas du libre consentement de l’Ange a son amour de nature pour Dieu au premier instant demande une analyse plus compliquée : c’est en ne restant pas dans le non-exercice (bien qu’elle puisse y rester) que sa volonté jaillit sans l'empêcher en ce mouvement de nature. Si d’autre part l’empêchement possible de soi dont il s agit n a, de fait, sûrement nas lieu au premier instant, c’est en raison de la motion divine ; cet empêchement & divise, et cela suffit pour que sa uon-occurrence soit libre. 228 REVUE THOMISTE L acte ehcite spontané non intrinsèquement libre d'amour (naturel et surnaturel) de Dieu dépend ainsi extrinsèquement et indirectement de la liberté parce qu’il peut être empêché et n’est pas empêché par le libre arbitre de l’Ange. Et par suite il est méritoire, mais d’un mérite que j’appellerai inefficace, parce qu’il n’est pas un acte de charité et qu’il n’y a pas eu dans sa produc­ tion de libre donation de soi : ni élection ni acte positif de liberté1. On ne saurait au surplus trouver chez l’Ange d’exercice positif imparfait du libre arbitre comme chez l’enfant avant son « premier acte de liberté2 ». Le seul acte où la liberté soit chez lui à l’état inchoatif ou non-plénier c’est l’amour-de-nature élicite dont nous parlons, son amour de Dieu au premier instant, qui peut être mais n’est pas empêché par le libre arbitre, autrement dit en lequel la volonté jaillit sans le retenir ni par un acte positif ni en restant simplement dans l’inaction en ce qui le concerne. Le libre arbitre de l’Ange n’entre positivement en exercice qu’avec son premier acte d’option (à l’égard de la fin dernière), c’est-à-dire au second instant3. Pour mieux comprendre tout ce qui vient d'être exposé il importe de se rappeler que la liberté coexiste toujours en quelque façon et à quelque degré avec la nécessité. Nous avons dit que le premier instant est excellence l'instant de la nature. Ce n est pas qu’il soit exclusivement l’instant de la nature, et que la liberté en soit absente, — elle est nécessairement là du fait que la nature en question est celle de la volonté. Λ ► 1. Ce que nous appelons mérite inefficace est êdnsi quelque chose de fort différent du mérite (efficace) inhérent à un acte de charité, mais seulement initial et « non pleinement parfait » dont parle Billuart. Cette notion de mérite inefficace est, nous semble-t-il, la seule mise au point correcte dont soit susceptible le concept hautement insatisfaisant par lequel Billuart croit exprimer la pensée de saint Thomas. 2. Cf. notre essai sur « La dialectique immanente 111·· du premier acte de liberté >, dans Raison et Raisons, Paris, 1947, ch. vi, pp. 131-165. 3. Avec la notion ci-dessus indiquée de mérite inefficace, on comprend mieux les textes de I*, q. 63, a. 5, ad 4um (· Omnes, in gratia creati, in primo instanti meruerunt. Sed quidam eorum statim impedimentum praestiterunt suae beatitudinis, praecedens meritum mortificantes ; et ideo beatitudine, quam meruerunt, sunt privati ») et a. 6, corp. (« Cum enim angeli per unum actum meritorium ad beatitudinem perveniant : si diabolus, in primo instanti, in gratia creatus, meruit, statim post primum instans beatitudinem accepisset, nisi statim impedimentum praestitisset peccando > ; cf. ibid., ad 3°®). Ce mérite inefficace peut être annulé par un acte subséquent. S’il s’agissait au contraire d’un mérite efficace (inhérent à un acte bon intrinsèquement libre, et avant tout à un acte de charité), alors comment Lucifer, encore bon au pre­ mier instant, n’aurait-il pas été placé aussitôt dans la béatitude, avant de pouvoir pécher ? Pourquoi le statim de l'effet du mérite n’aurait-il pas eu la priorité sur le statim de la faute et empêché celle-ci ? Si le statim de l’empêchement dû au péché est venu, si je puis dire, avant le statim de la béatitude méritée au premier instant, c’est 9U.?.. mau pr^Hder instant était celui d’un acte non intrinsèquement libre jaillissant de la nature et simplement non empêché, un mérite inefficace, qui serait devenu, au premier instant de liberté positive (second instant par rapport à la création de l’Ange) un mérite efficace, si l’Ange n’avait pas péché La conversio naturalis dont il est question 7% q. 62, a. 4, ad 2°® (< Conversione naturali aneelus non meruit beatitudinem : sed conversione caritatis quae e gratiam >) doit s entendre dune conversion Ouremsnt natumiin l 11 ’ quae est per la seconde objection, et telle qu’elle aurait existé dans l’état qUe enteEl(^aîlt conversio caritatis dont il est question dans le même texte ture Et la mérité efficacement la béatitude (au second instant) eSt ce^c par ou 1 a LE PÉCHÉ DE L’ANGE 229 Mais cette liberté du premier instant n’est pas encore l’exercice positif du libre arbitre, la liberté de l’acte d’option ou d’élection ; elle est ce qu'on peut appeler l’état initial du libre arbitre ou la liberté initiale de la volonté, le simple pouvoir de retenir ou non un mouvement de nature. On peut remarquer ici que la volonté garde toujours et partout, sauf en face de la vision béatifique, le pouvoir de rester dans l’inaction1. Partout ailleurs que dans la vision béatifique la volonté peut rester dans l'inaction au lieu de passer à l’exercice ; c’est ainsi que si elle s’exerce et pour autant qu’elle s’exerce elle ne peut pas ne pas vouloir le bonheur, mais elle peut — du moins en droit (ou à considérer sa nature en elle-même), même si de fait la motion divine la fait infaillible­ ment passer à l’acte, — elle peut ne pas s’exercer du tout, et de cette façon-là ne pas vouloir le bonheur2. Chez l’Ange au premier instant de sa création l’amour-de-nature élicite de Dieu par-dessus tout aurait pu de même être retenu par la volonté si elle ne s’était pas exercée, si elle était restée simplement inactive en ce qui le concerne3 ; et si la volonté n’est pas restée simplement inactive, si elle s’est exercée à cet égard, c’est par un amour de nature, non par un acte d’élection, qu’elle s’est exercée, elle n'a pas retenu ce mouvement de nature, elle a jailli en lui sans le retenir ou l’empêcher4. En résumé la thèse que nous soutenons est qu’au premier instant il y a bien liberté en même temps que nécessité naturelle, mais une liberté initiale qui n’est pas celle d’un acte positif d’op­ tion ou d élection, et qui consiste simplement à pouvoir rester 1. Encore est-il vrai que même dans la vision béatifique ce n’est pas l’objet pré­ senté, c’est la nature de la volonté elle-même sic disposita, comme dit Cajetan (in qa I0> a 2t n° II), qui rend nécessaire dans son exercice meme l’amour de Dieu clairement vu. < ... Et ex hoc provenit quod voluntas Deum clare visum necessano amat : est enim tunc in dispositione tali, quod ex natura sua actu provenit amor et delectatio talis objecti. Et similiter in primo actu voluntatis, quem habemus naturaliter, velle illud non habet necessitatem exercitii ab objecto; sed a natura existente in tali dispositione, quod ad eam naturali necessitate sequitur velle. Unde quandocumque voluntas necessario movetur ad exercitium, necessitas illa nunquam est ab objecto, sed a natura et naturae Datore. > 2. Voir plus haut, p. 227, n. 1. 3. Voir plus haut, p. 227, n. 3. 4. L’amour-de-nature élicite de Dieu par-dessus tout a été annulé chez le démon au second instant par un acte positif d’option en sens contraire. Mais nos présentes remarques portent sur le premier instant: au premier instant, où il n’y a pas encore d’exercice positif du libre arbitre, ce n’est pas selon qu’un acte de volonté peut y faire obstacle que cet amour-de-nature élicite est empêchable, c’est simplement selon que la volonté peut le retenir en restant dans l’inaction en ce qui Je concerne. Ajoutons qu’il importe de distinguer avec soin entre le simple pouvoir de ne pas s’exercer et de retenir ainsi un acte de nature (liberté initiale de la volonté, dont nous parlons ici) et le pouvoir de vouloir ou ne pas vouloir inhérent à un acte d'option ou d'élection. Dans le second cas on a la « liberté d’exercice «proprement dite, qui carac­ térise l’opération du libre arbitre d’une manière plus profonde que la liberté de spé­ cification et qui se rencontre dans les formes les plus plénières de l’action libre (impeccabilité des bienheureux). Dans le premier cas on a une < liberté d’exercice » reeUe sans doute mais réduite et inchoative, et qui se rencontre in partibus necessitatis, la même où régnent avec le plus de force les déterminations nécessaires de la nature. 230 REVUE thomiste ou non dans le non-vouloir et ainsi empêcher ou non un élan de nature1. La volonté de l’Ange au premier instant Nous plaçant dans la perspective de ce qui s’est réellement passé, et du fait que les esprits purs ont été créés dans l’état de grâce, essayons maintenant d’énumérer les diverses sortes d’amour présentes au premier instant de leur création dans tous les Anges, aussi bien dans ceux qui allaient ultérieurement tomber que dans ceux qui allaient rester bons. Cette énumération se présente ainsi : 1. L’amour-de-nature ontologique (nécessaire et inamissible) qui ne fait qu’un avec l’être même et la tendance radicale de la volonté, pour le bien in communi et pour le propre bien du sujet, et, pardelà, pour Dieu aimé davantage. 2. L’amour-de-nature élicite (nécessaire et inamissible) pour le bien in communi et pour le bonheur ; avec, ne faisant qu’un avec cet amour élicite, ïamour-de-nature ontologique intra-éhcite (nécessaire et inamis­ sible) pour Dieu, Tout suprême et bien commun de tous, aimé par-dessus tout dans tout acte où la volonté veut un bien quel­ conque. Cet amour de Dieu absolument inséparable de 1 amour du bien en général et du bonheur, qui chez l’homme reste en dehors de la sphère de la conscience, est, en tant même qu’élan ontolo­ gique investi en tout vouloir et tout désir, présent en pleine lumière à la connaissance angélique, comme la substance de l’Ange elle-même. 3. L'amour-de-nature élicite (nécessaire dans son mode d éma­ nation mais empêchable par le libre arbitre, quoique non empêché de fait au premier instant) de Dieu, Tout suprême et bien commun i. Saint Thomas affirme la liberté de l'Ange au premier instant, mais sans discuter en détail le problème qui nous a occupé dans les pages précédentes. Si Ton admet notre manière de voir on interprétera sans difficulté r « acte du libre arbitre » dont il lui arrive de parler (« si ponatur quod in primo instanti suae creationis in actum liberi arbitrii proruperit », A, q. 63, a. 6) en voyant là une expression simplifiée pour dire que l’Ange a jailli en un acte 'naturel ou non intrinsèquement libre mais dépendant du consentement] du libre arbitre (qui pouvait l’empêcher et ne l’a pas empêché]. Est-ce là solliciter la lettre de la Somme, et recourir a ces interprétations libres dont te Docteur angélique lui-même nous donne l’exemple à propos de ses maîtres les plus chers? Non, c’est seulement mettre au clair une formule trop ramassée, — et cela en suivant les indications clairement fournies par saint Thomas d’autre part. Si en enct on met en regard du texte qui nous occupe ici ceux que nous avons mentionnés plus haut (p. 227, n. 2) et qui insistent sur le fait que l’opération de l’Ange au premier !·ι5.\αη| un élan de nature, on verra que du point de vue même de l’exégèse littérale il est difficile de ne pas regarder notre interprétation comme la seule possible. F.n disant au ^rphis d-ms l ad 3»® du même article (Z», q. 63, a. 6) qu’ « après l'élec­ tion le libre arbitre de l An" est inflexible, et que par conséquent, si immédiatement apres le premier instant, ou ü a eu un mouvement natural ;i · » n porté obstacle à la béatitude, il aurait été confirmé dans 1J. ‘1 n avait pas bien qu’en parlant d’un « acte du libre arbitre . il ne nensait ;irnontre Voir aussi plus haut, p. 223, n. x. “ ne Pensa,t a un acte d’élection. LE PÉCHÉ DE L'ANGE 231 de tous aimé par-dessus tout, qui est, lui aussi, impliqué dans l’amour-de-nature élicite du bien in communi et du propre bien de l’Ange, et qui, parce que l’Ange est créé dans la grâce, ne s’arrête pas à Dieu auteur de la nature, mais suit l’inclination de la grâce comme celle de la nature, et va aussi à Dieu auteur de l’ordre surnaturel1. Précédant toute mise en train positive du libre arbitre ou de la domination exercée par la volonté sur les motifs qui la déterminent, cet amour élicite non intrinsèque­ ment libre de Dieu par-dessus tout a, comme nous l'avons vu dans la discussion précédente, un rapport d’analogie avec ce que i. Ce même .Dieu qu’il connaît naturellement et aime d’un élan de nature, l’Ange le connaît aussi par la foi. C’est pourquoi son amour-de-nature élicite passe au delà de son objet propre (Dieu auteur de la nature), et va implicitement, — on pourrait dire aussi materialiter seu identice, — à Dieu auteur de la grâce, bien qu’il n’ait pas Dieu auteur de la grâce pour objet spécificateur. C’est ainsi qu’il faut entendre les textes du de Male, q. 16, a. 4, ad 14um et ad 15 um cités plus haut (p. 227, n. 2), pour les mettre d’accord avec /* , q. 63, a. 5, ad 4um ; a. 6, corp, et ad 3um (voir plus haut p. 228, n. 3) où la valeur surnaturelle du mouvement de l’Ange au premier instant est affirmée. Ces deux séries de textes en apparence opposés signifient qu’au premier instant l’amour de l’Ange pour Dieu a été, comme nous le disons plus haut, un élan d’amour naturel surélevé par la grâce, non un acte de charité. Le texte cité plus haut, p. 227, n. 2, du de Malo (q. 16, a. 4, ad 14um) : « Non tamen tunc ferebatur in Deum secundum quod est auctor gratiae », qui concerne l’intellect angélique, considère dans son rapport avec son objet propre et spécificateur (Dieu auteur de l’ordre naturel) la connaissance que l’Ange a de Dieu en se connaissant lui-même au premier instant. Mais du fait que l’Ange est créé dans la grâce (et se fflîïï aît lui-même au premier instant dans son être de nature et dans son être de grâce) sa connaissance naturelle de Dieu est surélevée et va en fait jusqu’à Dieu auteur de la grâce. Il en va de même de l’amour-de-nature élicite que l’Ange a pour Dieu au premier instant. De fait, — parce que l’Ange est créé dans la grâce, — cet amour va au delà de son objet spécificateur, jusqu’à Dieu auteur de la grâce. C’est cependant dans la ligne même de son élan naturel qu’il est ainsi surélevé, — je veux dire qu’il continue de se porter vers Dieu sous la formalité de Cause première, — vers Dieu comme Cause de la nature et de l’ordre naturel et, par-delà, Cause aussi de la grâce et de l’ordre surnaturel, — sans aller (ce qui est le propre de la charité) à Dieu en tant mime qu'Ami à qui l’ami fait libre donation de soi. Tout en étant élevé au surnaturel, l’acte d’amour en question n’est donc pas un acte de charité. Les différences qui nous séparent des théologiens pour lesquels l’Ange au premier instant a produit un acte de charité ne nous interdisent pas de citer, dans notre pers­ pective à nous, quelques-uns de leurs textes afin d’éclaircir nos propres positions. Nous dirons par exemple que l’acte de l’Ange au premier instant, tel que nous le con­ cevons, — acte consenti mais seulement en ce sens que la volonté ne reste pas dans lenon-agir à son égard (cf. plus haut, p. 227, n. 3, et p. 229, n. 4), — et produit, dans le cas de l’Ange créé en état de grâce, sous une motion divine qui est non seulement une motion efficace d’ordre naturel, mais aussi une grâce opérante, — appartient à cette classe d’actes qu’ils décrivent, à propos des divers effets de la grâce opérante, Λ11 comme opérés en nous par Dieu < non sine nobis consentientibus » mais ■ sine nobis deli­ berate consentientibus » (Del Prado, De Gratia et libero arbitrio, I, p. 211 ; Jean de Saint-Thomas, in I**-!!**, q. ni, disp 23, a. 1, noi 10 et 14, éd. Vives, t. VI, pp. 805 et 809; il parle à ce sujet d’actes indélibérés). Quant au fait qu’un acte naturel de soi peut être élevé au surnaturel, on peut citer là-dessus Cajetan, in I*m, q. 63, a. 6, n° XIII : « Illa dilectio fuit naturalis, non angelo absolute, sed habenti gratiam, in primo instanti sui esse, ct tunc operanti... Dilectio naturalis habentis gratiam, in primo instanti tendit in super naturale. Et dicitur dilectio illa naturalis, quia est determinata ad unum » ; et ibid., n° IX : « Actus primus Angeli dupliciter est naturalis : i° quia tendit naturaliter, Le., non libere, in bonum ; 20 quia tendit necessario in objectum vel pure naturale (puta si non habuit gratiam), vel non dissonum a naturali, sed perfectivum eius (puta si creatus fuit in gratia). > La valeur surnaturelle à laquelle un tel acte naturel de soi est ainsi élevé est, selon nous, surnaturelle quoad substantiam (ou de l’ordre de la grâce sanctifiante), mais n’enveloppe cependant qu’un mérite inefficace (cf. plus haut, p. 228 et n. 1) parce que l’acte en question n est pas un acte de charité. M bien l’amour de charité n’est-il pas un acte naturel surélevé par la grâce ; H est surnaturel jusque dans sa racine.) —VVRM 232 REVUE THOMISTE sont chez nous les mouvements indélibérés, non libres dans leur mode d’émanation mais capables de soi d’être ou de n’être pas empêchés par le libre arbitre ; et comme eux il se rattache ainsi à la sphère de la liberté. Il dépend extrinsèquement et indirecte­ ment du libre arbitre et relève de la liberté initiale de la volonté, et il comporte un mérite inefficace. C’est en cet acte d'amour procédant du mouvement spontané de la nature (surélevée par la grâce), non en un acte de charité, que consiste l’acte élicite d’amour de Dieu par-dessus tout qui est présent dans l’Ange au premier instant. 4. L'inclination de nature à aimer Dieu par-dessus tout dans un acte de libre option (lequel aura ou n’aura pas lieu au second instant). 5. L’habitus infus de l’amour de charité, qui passera ou ne passera pas à l’acte au second instant, mais ne produit aucun acte au premier instant. 2° Le second instant L’acte d'option àB C- Le second instant est l’instant de l’amour de libre préférence (ou du libre refus) ; ce second instant de la durée angélique est celui du premier acte de liberté1, ou le premier instant d exercice positif du libre arbitre chez l’Ange. Ou bien, à cet instant-là, l’Ange confirme librement, par un acte de charité, le mouvement spontané et l’acte non intrinsèque­ ment libre (mais empêchable par le libre arbitre, quoique non empêché de fait), l'amour-de-nature élicite (surélevé par la grâce) qui le portait à Dieu aimé plus que lui-même. Il ne bouge pas. Il s’enfonce et se fixe librement dans le bien. Ou bien il se refuse à l’acte de charité auquel la grâce et, en un sens, la nature même l'inclinent, et par son acte d’élection premier il aime démesurément cette chose bonne de soi qu’est l’excellence de sa propre nature, il l’aime plus que Dieu, portant obstacle par là à l’acte non-intrinsèquement libre (mais empêchable) qui au premier instant lui faisait en vertu de l’élan de sa nature (surélevée par la grâce) aimer Dieu plus que lui-même ; cet amourde-nature élicite qu’il avait pour Dieu au premier instant cesse maintenant d exister. L'Ange se fixe ainsi librement dans le mal. Ne voulant pas, — parce que malgré toute sa splendeur il devrait s asouer petit par rapport à elle, — de la béatitude surnaturelle 1. J’entends par là l'élection elle-même en „ que j’ai appelé plus haut la liberté initiale de la volonté ° contre-distingue de ce ) I I i ’ I i I l’ I 1 i pour laquelle Dieu l'a fait1, il pèche contre l’ordre surnaturel et (lu même coup contre l'ordre naturel (qui prescrit d’obéir à Dieu toujours). Dès lors il servira Dieu malgré lui, — et peut-être, puisqu’il devient capable d’erreur après son péché2, croira-t-il le servir mieux que les autres Anges3, dont il méprise l’obéissance ; il tremblera devant Dieu, dont il connaît la souveraine et toute puissante transcendance, mais il le haïra et le blasphémera, il détestera Dieu auteur de la grâce et auteur de la nature. Il souffrira de l’excellence de Dieu4, l'envie étant chez lui la suite de la superbe. Il a mis sa béatitude en lui-même et il s’y tiendra, au prix de toutes les douleurs de l’enfer, qu’il a acceptées d’avance : préférant cette béatitude-là, — la solitude en sa propre nature et la suffisance à soi-même dans le mal et la négation5, et l’orgueil de pouvoir imposer privation à la volonté (antécédente) de Dieu, -àla vraie béatitude qu’il refuse, et qui du moment qu’il n’aime pas Dieu ne saurait plus être vraiment béatitude pour lui. Il a ce qu’il a voulu. Il n’a jamais aimé Dieu par un acte de charité. L’acte par lequel il choisit le mal et refuse la charité est son premier acte de liberté. Et il y est fixé pour toujours parce que la décision libre de l’Ange est par essence irrévocable. La volonté de l’Ange au second instant Essayons d’énumérer les diverses sortes d’amour présentes 1. Cest la première manière dont d’après saint Thomas on peut entendre que le diable a voulu être < comme Dieu ». — » In hoc appetiit indebite esse similis Deo, quia appetiit ut finem ultimum beatitudinis id ad quod virtute naturae suae poterat pervenire, avertens suum appetitum a beatitudine supematurali, quae est ex gratia Dei » I\ q. 63, a. 3. 2. Non pas sans doute en ce qui regarde sa connaissance naturelle des choses, mais en ce qui regarde les mystères de la sagesse divine, ea quae sunt in divina cognitione. Là les Anges déchus, « propter inordinatam et superbam voluntatem », peuvent former des jugements faux, « in quantum exhibent praesumptuose suum intellectum adjudicandum de his quae eos excedunt » de Malo, q. 16, a. 6 ; cf. ibid., ad iutn in contrarium. 3. C’est du moins ce qu’indiquait Hallâj dans son Dialogue entre Iblîs et Moïse (Hallâi, Kitâb al-tawâsin, vi, 15). Voir Louis Gardet, « L’expérience intérieure du Bhète Mûsâ (Moïse) selon quelques traditions sûfies », dans Moïse, L'homme de iance, n° spécial des Cahiers sioniens VIII, 1954, p. 402 (520). 4. q. 63, a. 2 : < Et ideo post peccatum superbiae consecutum est in angelo peccante malum invidiae : secundum quod de bono hominis doluit ; et etiam de excel­ lentia divina, secundum quod ea Deus contra voluntatem ipsius diaboli utitur in gloriam divinam. » 5. Passant à la seconde manière dont on peut entendre que le diable a voulu être comme Dieu, saint Thomas écrit, I», q. 63, a. 3 : « Vel si appetiit ut ultimum finem illam Dei similitudinem quae datur ex gratia, voluit hoc habere per virtutem suae naturae, non ex divino auxilio secundum Dei dispositionem. « Aurait-il donc voulu entrer dans la joie même et la vie intime de Dieu par ses seules forces naturelles ? Il savait bien que cela est impossible sans la grâce. Comprenons qu’il a voulu jouir i sa manière de ce privilège divin qu’est la souveraine autarkeia, - je dis par le niai et le néantement, ou en effet la créature est cause première (négative) et a la première .Fthapc duo conclut saint Thomas, quodammodo in idem redeunt : quia secundum X; ap^tüî faalem bcaliludinem per suam eirtulem habere, qnod ea. proprium Dei » ibid· 234 » · REVUE THOMISTE au second instant de leur durée chez les bons et chez les mauvais Anges. 1. L amour-de-nature ontologique (nécessaire et inamissible) qui ne fait qu un avec 1 être même et la tendance radicale de la volonté, pour le bien in communi et pour le bien propre du sujet, et, par-delà, pour Dieu aimé davantage, subsiste chez l'Ange pécheur comme chez l’Ange fidèle. 2. Il en va de même de Γamour-de-nature élicite (nécessaire et inamissible) pour le bien in communi et pour le bonheur; avec, ne faisant qu’un avec cet amour élicite, Γ amour-de-nature ontologique intra-élicite (nécessaire et inamissible) pour Dieu, Tout suprême et bien commun de tous aimé par-dessus tout dans tout acte où la volonté veut un bien quel­ conque. Cet amour de Dieu, nous l’avons noté plus haut, est, en tant même qu’élan ontologique investi en tout vouloir et en tout désir, connu de l’Ange en pleine lumière. La contradiction et le déchirement entre cet amour de nature pour Dieu et la haine de Dieu librement élicitée, l'implacable nécessité naturelle d’aimer toujours par l’élan même de l’être, en chacun des actes particu­ liers comme dans la tendance radicale de sa volonté, ce même Dieu qu’il envie et déteste dans son cœur, est un des tourments du démon. 3. L’amour-de-nature élicite de Dieu par-dessus tout est con­ firmé et parfait par la charité chez l’Ange fidèle. Il est détruit chez le démon. 4. L’inclination de nature à aimer Dieu par-dessus tout dans un acte de libre option procède naturellement et surnaturellement à l’acte chez l’Ange fidèle. Elle est affaiblie et réprimée chez le démon. 5. L'habitus infus de charité s’épanouit en acte de charité chez l’Ange fidèle. Il disparaît chez le démon, et est remplacé par un habitus pervers d’amour de soi par-dessus tout engendré par l’acte d’option pour sa propre grandeur. B. Les deux instants chez l’Ange supposé dans l’état de nature pure i° La volonté de l'Ange au premier et au second instant Imagine-t-on enfin, par hypothèse, que l’Ange ait été créé dans 1 état de nature pure, les situations et les possibilités que nous venons d’analyser dans le cas de l’Ange créé en état de grace se seraient retrouvées dans son cas analogiquement, tout ce qui est de 1 ordre surnaturel étant alors évidemment laissé Çlv COvCf LE PÉCHÉ DE L’ANGE 235 Pour l’Ange dans l’état de pure nature il y aurait eu ainsi un premier instant (instant par excellence de la nature) où Dieu l’aurait mû à son premier acte, — dès lors inévitablement bon, — et un second instant (instant par excellence de la liberté) où luimême aurait procédé à l’option fondamentale concernant sa fin dernière. A ce second instant il aurait pu choisir le mal. Le 'premier instant Au premier instant on aurait trouvé chez tous les Anges les mêmes sortes d’amour (mentionnés plus haut sous les numéros i, 2, 3 et 4) que nous avons reconnues chez l’Ange en état de grâce, — moins l’habitus infus de charité (n° 5), et sans la suréléva­ tion que l’élan de la nature recevait chez lui de la grâce. En par­ ticulier c’est un amour-de-nature non intrinsèquement libre quoique empêchable par le libre arbitre (mais non empêché de fait) qui chez tous les Anges aurait jailli de leur connaissance de Dieu au premier instant. Le second instant Au second instant, — instant de l’élection fondamentale et du premier acte de liberté (premier instant de l’exercice positif du libre arbitre) l’amour-de-nature ontologique (pur et simple et intra-élicite) aurait continué d’exister chez tous les Anges (il est inamissible). Mais l’amour-de-nature élicite pour ΓAuteur de tout bien aurait pu être, soit confirmé par un acte de libre option pour Dieu aimé par-dessus tout dans l’ordre purement naturel, soit annulé par un acte de libre option en sens contraire, — l’Ange mauvais ayant ainsi aimé Dieu au premier instant d’un amour naturel librement consenti mais ne l’ayant jamais aimé d’un amour de libre préférence et de libre option. Enfin l’inclination naturelle à aimer Dieu par-dessus tout d’un amour de libre pré­ férence aurait pu soit procéder à l’acte (dans l’ordre purement naturel) chez l’Ange fidèle, soit être affaiblie et réprimée chez l’Ange pécheur. Dans le cas des Anges supposés fidèles l’acte libre d’amour de Dieu par-dessus tout, étant irrévocable en tant même qu’acte libre angélique, aurait rendu l’Ange impeccable, — puisque désormais il aurait été fixé dans l’amour de Dieu, et puisqu’aussi bien, dès là que sa volonté est droite à l’égard de sa fin transcen­ dante, elle est inflexiblement droite à l’égard de tous les biens qui composent son univers connaturel1. Et ce même acte libre d amour de Dieu par-dessus tout l’aurait placé dans l’état de suprême h Voir plus haut, pp. 214-220, 236 REVUE THOMISTE félicité naturelle ou béatitude naturelle consommée (nous y reviendrons dans un moment : si l’Ange avait été créé dans l’état de nature pure, son acte libre d amour de Dieu par-dessus tout ne lui aurait pas seulement mérité la béatitude naturelle, il l’aurait ipso facto constitué dans cet état). Dans le cas des Anges supposés pécheurs l’acte libre d’amour démesuré de leur propre nature, étant irrévocable en tant même qu’acte libre angélique, aurait placé l’Ange dans un état permanent de péché, et de misère, mais aussi d’esseulement plénier où il aurait irrévocablement placé sa préférence. 2° La I béatitude de l’Ange dans l’état DE NATURE PURE Béatitude signifie parfaite félicité, ultima perfectio rationalis seu intellectualis creaturae1. Et cette notion même de parfaite félicité peut s’entendre en bien des sens plus ou moins stricts, depuis le bonheur du sage antique jusqu’à la joie qui dépasse tout ce que l’esprit de l’homme a jamais conçu. Pour notre part nous n’aimons guère l’expression béatitude naturelle, car nous ne pensons pas qu’il y ait félicité absolument parfaite tant que le désir naturel (trans-naturel) de voir Dieu (désir qui doit être beaucoup plus profond encore chez l’Ange que chez l’homme) n’est pas sumaturellement satisfait. Nous emploierons cependant cette expression de béatitude naturelle, couramment admise dans la discussion qui nous occupe, parce que les querelles de mots sont sans intérêt, et parce que saint Thomas lui-même n’hésite pas à employer le mot béatitude2 pour désigner l’état de pure félicité naturelle (je dis pure félicité, nous verrons plus loin ce qui lui manque encore) dans lequel l’Ange a été créé. Il est clair que l’Ange, étant une créature spirituelle et ayant du premier coup la perfection de sa nature, n’a pas, comme nous, à acquérir le bonheur, il est créé dans un état de pure félicité naturelle, et jouit dès l’abord de la contemplation naturelle de Dieu. Mais le fuit creatus beatus de saint Thomas demande à être bien compris3. La félicité dont il s’agit ne se réduit pas à la com­ posante intellectuelle que l’éclairage aristotélicien où il se place disposait saint Thomas à mettre en relief dans l’article en ques­ tion4 ; et c’est en outre une pure félicité naturelle ou béatitude 1. q, Ô2f a. 1. 2. « Quodam modo beatitudo... dicitur . ibid. potuit, fuit*creatus ^eat^T.^' ludinem’ angelus assequi virtute suae naturae 4. Parlant de cette béatitude que l'an?» . » · · il ajoute aussitôt ·. « Unde et Aristoteles [X Ethiri* ^ssequi1 Vlrtute suae naturae », contemplationem, qua optimum intellimbile nnJeC\Xn2' perfectissimam hominis bac vita, dicit esse ultimam hominis felicitatem 'fod Deus’ contemplari potest in LE PÉCHÉ DE L'ANGE 237 naturelle commencée, non confirmée, parce qu’elle n’est pas encore possédée d’une manière immuable. En effet (comme on l’a vu plus haut dans la Considération n° 2) la contemplation naturelle de Dieu, n'étant pas la vision béatifique (elle reste à une distance infinie de la vision) ne peut pas constituer à elle seule la béatitude naturelle de l'Ange : car tant que Dieu n’est pas vu, il y a plus de perfection pour la créature à l’aimer qu’à le connaître ; et donc c’est dans l’activité conjointe de contemplation naturelle de Dieu et d’amour naturel de Dieu tout ensemble que consiste la béatitude naturelle de l’Ange, dans laquelle la contemplation de Dieu fait ses délices parce qu\\ aime Dieu par-dessus tout1. Si donc l’Ange a sa pure félicité naturelle dès le début, c'est parce qu'il a dès le début, ou au premier instant : i° la contem­ plation naturelle de Dieu, et 20 l’acte-de-nature élicite (empêchable mais non empêché par le libre arbitre) d’amour spontané de Dieu par-dessus tout, mouvement premier de sa volonté à l’instant même qu’il est posé dans l’existence. Mais cet amour naturel (librement consenti) de Dieu au pre­ mier instant n’est pas un de ces naturalia que l’Ange ne peut pas plus perdre que sa propre essence2, et il doit être confirmé (au second instant) par un acte intrinsèquement libre, un actede-libre-option d’amour de Dieu par-dessus tout, qui seul fixe en Dieu immuablement ou indéfectiblement la volonté de l’Ange. La pure félicité dans laquelle l’Ange est créé n’est donc pas une félicité possédée d’une manière immuable ou inamissible3. C’est une béatitude commencée, non confirmée. Sa béatitude naturelle, l’Ange l'a dès le premier instant, mais il n’est pas indéfectiblement 1. La connaissance naturelle de Dieu dont l’Ange jouit dès le premier instant de sa création est au surplus un don de nature qu’il possède d’une manière aussi néces­ saire et aussi inamissible que sa propre essence. Si donc elle constituait à elle seule la mit béatitude naturelle de l’Ange, celle-ci serait pareillement inamissible. Alors comment pourrait-elle être perdue par l’Ange créé en état de grâce qui en péchant d’abord contre l’ordre surnaturel pèche aussi contre l’ordre naturel ? Ce serait supposer qu’un triangle euclidien peut perdre la propriété d’avoir la somme de ses angles égale à deux droits. Ou faut-il dire que dans les tourments de l’enfer le démon jouit en même temps de l’inamissible béatitude naturelle à lui due de par son essence angélique, ce qui est également absurde ? 2. Cela est évident puisqu’il est empêchable par le libre arbitre. Si au surplus cet amour de Dieu par-dessus tout était un naturale aussi essentiel à l’Ange que sa con­ naissance naturelle de Dieu, la félicité dans laquelle l’Ange est créé serait immuable et inamissible. Mais alors comment aurait-elle pu être perdue par le démon ? Nous sommes en face de la même impossibilité que dans le cas qui fait l’objet de la note précédente. 3. En d’autres termes elle est l’ultime perfection de l’Ange quant à l’état de sa nature sortant des mains de Dieu, mais non quant à i’état où il doit parvenir par sa propre opération ; car il dépend de son opération de rendre immuable et inamissible cette félicité naturelle. C’est pourquoi à la seconde objection de la q. 62, a. 1 (« Ejus formatio et perfectio est per beatitudinem, secundum quod fruitur Deo ; ergo fuit creata beata »), saint Thomas ne répond pas en distinguant béatitude surnaturelle et béatitude naturelle, mais en disant : « Creatura angelica, in principio suae creationis, habuit perfectionem suae naturae; non autem perfectionem ad quam lionem peivenire debebat . : ce qui vaut pour Fange dansi état de nature pure comme pour Fange créé dans la grâce. — Cf. Z», q. 63, a. 1, ad 1 . 238 REVUE THOMISTE fixé en elle. L’Ange pécheur la perd ; certes il continue d'avoir la connaissance naturelle de Dieu, mais celle-ci, loin d’être con­ templation laetificans, source de délice et de joie, est une torture parce que l’objet qu’elle montre est abhorré. Ainsi dans l’ordre de la pure nature il y aurait eu pour l’Ange, comme dans l’ordre de la grâce, un état de voie et un état de termeλ : l’état de voie se rapportant à ce qui précède le premier acte de liberté, et à ce premier acte de liberté lui-même en train de s’ac­ complir (autrement dit au premier instant, et au second instant se faisant) ; l’état de terme se rapportant à ce qui suit le premier acte de liberté ou le second instant, car alors l’Ange est fixé définitivement dans son vouloir. Remarquons encore que la fixation dans le bien ou l'impeccabilité, qui répond à une aspiration transnaturelle de la créature intelligente (être libre sans pouvoir pécher, c’est une de ses nos­ talgies les plus profondes), est une des propriétés ou des compo­ santes essentielles de la béatitude finale ou confirmée : confirmatio in bono est de ratione beatitudinis2. La béatitude finale de l’Ange dans l’ordre naturel aurait comporté tout ensemble, avec sa con­ templation naturelle de Dieu immuable dès le début, et son amour naturel de Dieu présent dès le début, sa fixation, par l’acte de libre option accompli au second instant, dans l’amour de Dieu par-dessus tout et du même coup dans l’impeccabilité, et la conscience de cette impeccabilité, la joie de son indéfectible et inamissible intégrité. L’impeccabilité est propre à l’état de terme, naturel ou surnaturel. Les partisans de la théorie des Commentateurs n'ont pas tort de penser que dans l’hypothèse de la nature pure il y aurait bien eu un Ange qui ne peut pas pécher, mais il s’agit de l’Ange qui a fait le choix du bien dans son premier acte de liberté, et qui dès lors exerce dans le gouvernement de son univers connaturel la perfection dont il a le privilège, et ne peut plus rien vouloir et choisir que par ordre à Dieu aimé par-dessus tout dans l’ordre naturel. Mais dans l’hypothèse de la nature pure un Ange aurait pu se trouver aussi qui fasse le choix du mal dans son premier . la fin natuielle nsi « l’Ange cesse .... , r · - .. Λ " devrait bien nous expliquer aussi comment *« créé en acte dans <^ηωΗ™'Οη < a pU ètre décomprimé en même temps que instant la grâce (oui berliriinatureUe ». et surtout comment à ce même naturelle exigée par fes nécUsitfe deX^Se^’ LPU luifa^ ^rdre Une béatitude les perfections de même sorte. * inamissible donc comme toutes matio intono. à mot^CSt sUbilit·^ sive conârévidemment la béatitude surnaturelle dont il est nu -♦· e ou confirmée, comme est 11 Question dans ce std contra. LE PÉCHÉ DE LANGE 239 acte de liberté. C'est à cet instant de l'option concernant la fin dernière, ou par son premier acte de liberté, que l'Ange, créé dans la grâce ou créé dans l’état de nature pure, peut sortir de son innocence native. Et une fois qu’il en est sorti il ne fait plus que pécher. Citant, — et complétant, pour faire place à la considération de l’hypothèse de la nature pure, — quelques lignes de saint Thomas1, nous pouvons conclure : il est essentiel à toute nature créée, considérée en soi, de pouvoir faillir. C’est seulement, (à se mettre dans l’hypothèse de la nature pure), en vertu de la fixa­ tion dans l’amour de Dieu par l’acte irréformable de libre option dont dépend la béatitude naturelle finale, ou, (à se tenir dans la situation existentiellement donnée), en vertu de l’union parfaite au Bien incréé surnaturellement consommée dans la vision béatifique, que le bien créé peut atteindre au privilège de l’impeccabilité. Jacques Maritain. le Cf. P, q. 62, a. 8, première objection : « De ratione naturae creatae est quod possit deficere. · — « Ad 1um ergo dicendum quod bonum creatum, in se consideratum, deficere potest. Sed ex conjunctione perfecta ad bonum increatum, qualis est conjunc­ tio beatitudinis, adipiscitur quod peccare non possit, ratione jam dicta » — à savoir (corps d’article) — « quia eorum beatitudo in hoc consistit, quod per essentiam Deum vident ».